L'éternel et l'éphémère: temporalités dans l'oeuvre de Georges Perec 9042032243, 9789042032248

L'œuvre de Perec propose, comme celle de Baudelaire, mais sous le couvert, plus immédiatement accessible, d'un

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L'éternel et l'éphémère: temporalités dans l'oeuvre de Georges Perec
 9042032243, 9789042032248

Table of contents :
L’éternel et l’éphémère: Temporalités dans l’oeuvre de Georges Perec
INTRODUCTION
1. LA LANGUE ET L’EXPERIENCE DU TEMPS
— Chap. I. Je me souviens : la rhétorique perecquienne
des noms propres
— Chap. II. Parenthèses perecquiennes
— Chap. III. L’ordre des signes : fixation de la référence
et incipit romanesque dans La Vie mode d’emploi
2. TEMPS ET RECIT : LE ROMANESQUE
— Chap. IV. Le romanesque de la contrainte
(La Vie mode d’emploi)
— Chap. V. Épuisement du roman et expérience
du temps dans Un cabinet d’amateur
3. LE TEMPS DES IMAGES
— Chap. VI. L’écriture photographique de Georges Perec
— Chap. VII. Le cinéma invisible de Georges Perec
4. MEMOIRES LITTERAIRES
— Chap. VIII. Le roman de la théorie
— Chap. IX. De la littérature considérée comme un des
beaux-arts (l’oeuvre de Perec et l’art contemporain)
ÉPILOGUE : « L’ÉTERNITE »
BIBLIOGRAPHIE
Table des matières

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L’éternel et l’éphémère Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec

FAUX TITRE 358 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, †M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

L’éternel et l’éphémère Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec

Christelle Reggiani

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2010

Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-3224-8 E-Book ISBN: 978-90-420-3225-5 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010 Printed in The Netherlands

Pour Bernard Magné

Introduction « Un roman a le temps1 », disait Thibaudet. Et, si le grand roman européen, depuis Don Quichotte, n’a, au fond, guère d’autre objet, il est sûr aussi que les formes du temps ont leur histoire. Au sein du « présentisme » qui apparaît comme le régime de l’historicité contemporaine2, l’œuvre de Perec, constamment aimantée par l’écriture romanesque – les grands livres de Perec, des Choses à La Vie mode d’emploi, sont des romans, ou du moins des récits – trace une voie singulière. Si la tâche du roman moderne, telle qu’elle est exemplairement formulée par l’œuvre de Joyce, semble consister en la saisie d’instants propices (« épiphaniques3 »), consonant ainsi avec les formes contemporaines de l’expérience du temps4, la prose perecquienne, au-delà de cet instantanéisme parfois présent, propose à son lecteur l’expérience, à vrai dire improbable, d’une sortie du temps. La temporalité est une préoccupation constante de l’œuvre de Perec – du reste avérée par l’auteur – des Choses, dont l’écriture a impliqué la restitution d’ « un timing » (« on doit sentir le temps pas1

Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman. À propos d’un livre récent de M. Paul Bourget » (1912), Réflexions sur la littérature, édition d’Antoine Compagnon et de Christophe Pradeau, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 121. Sur cette idée, centrale dans la réflexion de Thibaudet, voir Christophe Pradeau, « Le roman a le temps », Poétique, n° 132, 2002, p. 387-400, ainsi que « Albert Thibaudet : la dynamique du mémorable », Littérature, n° 124, 2001, p. 38-49. 2 Voir François Hartog, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003. 3 « Par épiphanie, il [Stephen] entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs. » (James Joyce, Stephen le héros [1905], traduction de Ludmila Savitsky, Œuvres, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 512.) 4 Sur ce point, voir Dominique Rabaté éd., L’Instant romanesque, Modernités, Bordeaux, n° 11, 1998.

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ser5 ») à la mise sous contrainte du temps dans la pratique du feuilleton (avec W ou le Souvenir d’enfance et le projet de Lieux6), qui vise en effet, comme contrainte, non le texte, mais l’emploi du temps de l’écrivain. Insistant sur le « temps mesuré » de la création radiophonique (Hörspiel), Perec en fait l’un des « axes primordiaux de [s]on travail d’écrivain7 » et, dans l’un des derniers textes publiés de son vivant, « vivre une expérience “hors du temps” (comme Siffre) » est l’une des « choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir8 ». Mais l’itinéraire temporel dessiné par l’œuvre – bien décrit par les travaux de Julien Roumette9 – du futur des Choses au passé de La Vie mode d’emploi, en passant par le présent d’Un homme qui dort – propose, en fait, une manière d’échange du temps contre l’espace : l’intimité domestique meublée d’objets des Choses, l’immeuble exploré chapitre après chapitre dans La Vie mode d’emploi – un espace d’ailleurs explicitement voué à la déréliction10 – les matrices fictionnelles emboîtées d’Espèces d’espaces11… De façon récurrente, la prose de Perec, loin de travailler, par l’enchaînement de ses phrases, à une « fabrique du continu12 » – dont l’efflorescence de la syntaxe 5 Georges Perec, « À propos des Choses » (1981), Entretiens et Conférences, édition de Dominique Bertelli et de Mireille Ribière, Nantes, Joseph K., 2003, t. II, p. 267. De même, le temps passe dans L’Augmentation : la secrétaire vieillit, l’entreprise s’agrandit… 6 Voir, sur ce point, Georges Perec, « Lettre à Maurice Nadeau » (1969), Je suis né, Seuil, 1990. 7 Manuscrit inédit de 1968, cité dans Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 67. 8 Georges Perec, « Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse avant de mourir » (1981), Je suis né, op. cit., p. 107. 9 Julien Roumette, Le Temps mode d’emploi. Problématique et écriture du temps dans les romans de Georges Perec, université Paris VII, 1999. 10 « Un jour surtout, c’est la maison entière qui disparaîtra, c’est la rue et le quartier entier qui mourront. […] Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront les moellons et les pierres : images grotesques d’un immeuble jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrailleurs à gros gants viendront se disputer les tas […]. Les bulldozers infatigables des niveleurs viendront charrier le reste : des tonnes et des tonnes de gravats et de poussières » (Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Romans et Récits, édition de Bernard Magné, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2002, p. 816 et 818.) 11 Où figure, du reste, celle de La Vie mode d’emploi. 12 Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu : Essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

INTRODUCTION

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proustienne procure l’incarnation littéraire exemplaire – résout le temps en espace : l’expérience temporelle singulière vécue pendant le voyage à New York aboutit à un texte sur l’espace (« Treize ancrages dans l’espace13 »), et Perec conclut la présentation du projet essentiellement temporel de Lieux de la manière suivante (en hommage à Roussel) : « Je n’ai pas encore de titre pour ce projet ; ce pourrait être Loci Soli (ou Soli Loci) ou, plus simplement, Lieux14 ». C’est dire qu’à l’instar de Baudelaire, l’œuvre de Perec propose, sous le couvert, plus immédiatement accessible, d’un inventaire des « espèces d’espaces », l’expérience ascétique d’une suspension – voire d’une sortie – du temps : authentiquement vécue lors du voyage en cargo vers Ellis Island, elle constitue l’aboutissement de La Vie mode d’emploi, dans la révélation finale de l’ « instant fatal15 » qui en englobe rétrospectivement toute la diégèse, et n’est probablement directement énoncée, presque au terme de l’œuvre, que dans le bref poème « L’Éternité », un des deux textes que Perec dit avoir écrits sans contraintes. C’est pourquoi « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », la phrase des Revenentes16 choisie pour être l’épigraphe du dernier chapitre de La Vie mode d’emploi, est qualifiée par Perec de « peut-être celle que j’aime le plus de tout ce que j’ai écrit17 ». Et, au sujet de son remploi comme épigraphe du chapitre XCIX de La Vie mode d’emploi, il précise : « Cette phrase est tirée de mon livre Les Revenentes. C’est une devise de l’écriture, du livre et du projet extrême de Bartlebooth. De ces quelques secondes, le 23 juin 1975, vers huit heures du soir, petit laps de temps qui va se gonfler aux dimensions de plusieurs vies humaines18 ». Or, la « devise » esthétique – réécriture baudelairienne – est d’abord formulée dans un roman lipogrammatique, c’est-à-dire énoncée dans une langue amoindrie, dont la carence est cependant renver13

Le temps figure, d’ailleurs, dans cette liste d’ « ancrages » (Georges Perec, « Treize ancrages dans l’espace », Texte en main, Grenoble, n° 12, 1997, p. 34). 14 « Lettre à Maurice Nadeau », op. cit., p. 60. 15 Georges Perec, « Je ne veux pas en finir avec la littérature » (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 223. 16 Georges Perec, Les Revenentes, Romans et Récits, op. cit., p. 114. 17 « “Busco al mismo tiempo lo eterno y lo efimero.” Dialogo con Georges Perec » (1974), traduction d’Éric Beaumatin, Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 187. Et Perec ajoute : « Je trouve cette phrase extraordinaire. Pas vous ? » 18 « Georges Perec : le grand jeu » (1978), op. cit., p. 257. Dans les termes mêmes de l’auteur, la dilatation est bien spatiale.

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sée par la pornographie du récit, et représente aussi, dans l’espace de La Vie mode d’emploi, un hommage amoureux19. Manière économique, et très élégante, de dire que le présent plein du plaisir amoureux, qui serait une éternité humainement vécue, semble autrement difficilement accessible – sinon dans la « clôture » du poème. Il est sûr que, l’identité se construisant dans le temps, la mémoire difficile de l’écrivain Perec – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » ouvre le récit autobiographique de W20 – mue par un désir de repères qui implique l’arpentage (de l’espace), à la recherche de lieux « stables21 », plus que l’épreuve du temps, propose, en somme, une manière de relève antiproustienne22 : l’ « instant fatal » de La Vie mode d’emploi, en particulier, hommage discret à la poésie de Queneau23 contre la prodigieuse dilatation temporelle émanée de la tasse de thé de tante Léonie, portant la promesse bienheureuse d’un « temps retrouvé », répond à une « exaltation de l’éphémère24 » à laquelle la multiplicité discontinue de la forme choisie interdit toute expansion.

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Le soir du 23 juin 1975 date, en effet, le début de la liaison de Georges Perec avec Catherine Binet, la mort de Bartlebooth étant alors à interpréter, dans les termes mêmes de l’auteur, comme « la mort du vieil homme » (voir David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, Seuil, 1994, p. 585-586). 20 Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance (1975), Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1993, p. 13. 21 « J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête » (Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 122). 22 Sur l’opposition entre les mémoires proustienne et perecquienne, voir Danielle Constantin, « Perec et Proust : le travail de la mémoire », dans Claude Filteau et Michel Beniamino éd., Mémoire et Culture, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2006, p. 133-143. 23 Le recueil de Queneau portant ce titre paraît en 1948 chez Gallimard. 24 « Exaltation » éprouvée dans le cadre collectif d’un défi oulipien, celui du « roman le plus bref » : « On a travaillé à l’Oulipo pour savoir quel roman avait la durée la plus longue. […] Le roman le plus bref ne devrait durer qu’un dixième de seconde. Le mien dure quelques secondes. Je décris les instants qui précèdent la mort de Bartlebooth. Le point de départ est cet instant fatal. Tous ces projets, tous ces personnages se sont rassemblés pour raconter l’aventure dérisoire et grandiose de cet homme. Tout est la projection de cette mort sur une maison, et la mort du peintre enfin est la mort du livre ». (« Je ne veux pas en finir avec la littérature », op. cit., p. 223.)

INTRODUCTION

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Je voudrais relire dans cette perspective La Vie mode d’emploi, on l’aura compris, mais aussi des textes moins fréquentés de l’œuvre de Perec : sa poésie non contrainte, sa prose critique… La première partie de ce livre (« La langue et l’expérience du temps ») regroupe trois études consacrées à l’expérience du temps portée par quelques traits formels remarquables de la langue perecquienne : son usage des noms propres, dans Je me souviens, la fréquence des parenthèses dans l’ensemble de l’œuvre, ainsi que le rôle des démonstratifs dans l’ouverture romanesque de La Vie mode d’emploi. Une deuxième partie (« Temps et récit : le romanesque ») aborde frontalement la catégorie du romanesque – qui donne sa forme proprement fictionnelle à la temporalité narrative – à partir, bien sûr, du chef-d’œuvre oulipien qu’est La Vie mode d’emploi, mais aussi de la forme brève d’Un cabinet d’amateur, qui constitue une sorte de postface, entre ajout et repentir, au grand « romans » qui le précède immédiatement. La troisième partie (« Le temps des images ») interroge le rapport au temps spécifique – expliquant, du reste, largement la singularité, de ce point de vue, de l’œuvre de Perec – qu’impliquent les images, fixes ou mobiles, de la photographie et du cinéma. La quatrième partie (« Mémoires littéraires »), enfin, relie le temps configuré par l’œuvre à l’Histoire dans laquelle elle s’inscrit : décalage paradoxal (et proximité apparemment inaperçue) par rapport aux formalismes contemporains de l’entrée dans l’écriture « oulipienne » ; dissymétrie tout aussi curieuse de la réception posthume – l’œuvre de Perec, très souvent citée sans être véritablement réécrite (à quelques exceptions près) « inspire » en revanche nombre de plasticiens contemporains – qui paraît ainsi manifester la singularité d’un style d’auteur autorisant à l’évidence plus aisément la réinterprétation plastique que la réécriture. L’épilogue, autour de la relecture de « L’Éternité », l’un des deux poèmes « sans contraintes » publiés par Perec, recroise ces différents fils – le sujet, l’écriture, le style – dans la perspective de la sortie du temps, qui semble bien constituer, pour l’écrivain, l’expérience même procurée par la littérature.

La langue et l’expérience du temps

I

Je me souviens : la rhétorique perecquienne des noms propres Je me souviens est un livre de noms propres, à un double titre : les « je me souviens » sont, pour la plupart, fondés sur un nom propre fonctionnant comme indice mémoriel1 et, dans un certain nombre d’entre eux, Perec se souvient à proprement parler de noms2 – par exemple dans le « je me souviens » 355 (« Je me souviens de seulement quelques-uns des sept nains : Grincheux, Simplet, Doc ») et, explicitement, dans le « je me souviens » 37 : « Je me souviens qu’à la fin de la guerre, mon cousin Henri et moi marquions l’avance des armées alliées avec des petits drapeaux portant le nom des généraux commandant des armées ou des corps d’armées. J’ai oublié le nom de presque tous ces généraux (Bradley, Patton, Joukov, etc.) mais je me souviens du nom du général de Larminat3 ». 1

Si l’on s’en tient dans un premier temps aux noms propres de personnes et d’animaux, prototypiques de la catégorie (voir Jean Molino, « Le nom propre dans la langue », Langages, n° 66, 1982, p. 7), on constate qu’ils interviennent dans 275 « je me souviens » sur les 480 que compte le livre. 2 L’index est sur ce point, plus encore qu’ailleurs, extrêmement incomplet : il ne renvoie après l’entrée « Noms des choses ou des gens » qu’à trois « je me souviens » (353, 354 et 355). Il ne s’agit visiblement pas tant ici de construire un index qui permette d’explorer le livre selon des parcours divers que de mettre en évidence un élément de continuité textuelle : en liant fortement la succession des textes dans le volume à leur unité thématique, l’index rémunère dans une certaine mesure la discontinuité fragmentaire qui caractérise pourtant l’écriture du livre. L’entrée « Noms des choses ou des gens » va donc dans le même sens que l’inscription explicite, parfois, d’un enchaînement entre les « je me souviens ». Ainsi des « je me souviens » 157 et 158 : « Je me souviens que Darry Cowl s’appelle André Darrigaud » / « Et cela me fait me souvenir du coureur cycliste André Darrigade ». L’enchaînement est, d’ailleurs, ici d’autant plus marqué que le « je me souviens » 158 est le seul du livre à ne pas commencer par la séquence je me souviens. (Sur l’erreur au sujet du nom de Darry Cowl, voir Roland Brasseur, « Je me souviens de I Remember », Le Cabinet d’amateur, Toulouse, n° 6, 1997, p. 121.) 3 On notera à ce propos la récurrence à l’intérieur du livre du verbe s’appeler, qu’on retrouve dans 28 « je me souviens ». On peut du reste penser, avec Andrée Chauvin,

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La quatrième de couverture (signée G. P.), qui met en forme la pragmatique affichée du texte, le fait d’ailleurs en définissant une lecture nostalgique des noms propres : ceux d’ « un champion, un chanteur ou une starlette qui perçait ». C’est dire que Je me souviens pose un problème de réception très évident, dès lors qu’on sort du cadre générationnel précisément posé par le prière d’insérer : « Ces “je me souviens” ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées ». Ce discours convivial – « la petite madeleine pour tous », écrit Philippe Lejeune4 – apparaît, en fait, comme le versant positif d’une exclusion correspondante, celle des lecteurs appartenant à une autre génération : Je me souviens serait-il donc un livre ésotérique, dont le « partage » serait impossible hors d’une certaine communauté d’âge ? Il me semble, autrement dit, que Je me souviens engage une réflexion pragmatique doublement intéressante : en lui-même, autour de la question de ses récepteurs ; et, dans une perspective linguistique plus vaste, parce qu’il permet de poser à nouveaux frais, par sa radicalité, le problème de la pertinence rhétorique des noms propres. UNE RHETORIQUE DE L’AMITIE Le paratexte de Je me souviens est très précisément construit, et propose au lecteur du livre, à partir du prière d’insérer, une double ligne d’intelligibilité. Le discours de la quatrième de couverture s’articule, d’abord, autour des figures de l’ « infra-ordinaire », annonçant un parcours des lieux de l’infime, du déprécié : des petits morceaux de quotidien, des choses […] qui ensuite ont disparu, ont été oubliées : elles ne valaient pas la peine d’être mémorisées, elles ne méritaient pas de faire partie de l’Histoire […]. que les noms propres furent « les véritables déclencheurs et fixateurs de la mémoire » lors de la genèse de Je me souviens, les souvenirs ayant probablement émergé « sous forme d’énumération (de noms d’athlètes, de politiciens, d’artistes, de titres de chansons) […] » (« Jeux de mémoire et histoires de mots dans Je me souviens de Georges Perec », Les Cahiers du CRELEF, vol. I, n° 33, 1992, p. 60 et 61). 4 Philippe Lejeune, « Les temps d’une ruse », La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, P.O.L, 1991, p. 236.

JE ME SOUVIENS

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Il arrive pourtant qu’elles reviennent, quelques années plus tard, intactes et minuscules […]5.

La quatrième de couverture s’efforce, par ailleurs, de définir un horizon de réception – « des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vécues, ont partagées […] » – qui fait de l’appartenance à une même communauté une « condition de félicité » (pour le dire d’un terme linguistique) de la lecture tout autant qu’une matrice possible de l’écriture : « Il arrive pourtant qu’elles reviennent, quelques années plus tard, intactes et minuscules, par hasard ou parce qu’on les a cherchées, un soir, entre amis ». Cette double polarité – l’ « infra-ordinaire » d’une part, le partage de l’écriture et de la lecture de l’autre6 – est synthétiquement reprise à l’orée du livre par le sous-titre. Pour le lecteur qui a parcouru la quatrième de couverture, en effet, l’adjectif « communes » – « Les choses communes I » – ne semble pouvoir être reçu que comme une syllepse. Le commun participe ici du trivial : à la fois quelconque et, plus près de l’étymologie, lieu même de la rencontre, du partage. Quant aux autres éléments paratextuels, ils mettent nettement l’accent sur la composante intersubjective de la notion de communauté : le sous-titre est suivi d’une dédicace – « pour Harry Mathews » – et d’une notule qui donne une portée intertextuelle à toute l’écriture du livre : « Le titre, la forme et, dans une certaine mesure, l’esprit de ces textes s’inspirent des I Remember de Joe Brainard7 ».

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Perec le redira à Jean-Marie Le Sidaner : « au fond, il s’agit de regarder un peu à côté, de retrouver ou de garder la trace d’une pratique quotidienne que ni l’Histoire ni la Littérature ne prennent en charge » (Georges Perec, « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner » [1979], Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 95). 6 Philippe Lejeune montre que cette double polarité représente, en fait, dans l’histoire de l’œuvre, l’intersection des deux séries de « Lieux » : « l’idiosyncrasie des souvenirs et le fatras des réels », « le souvenir inessentiel, mais commun » (op. cit., p. 138-139). 7 Sur le rapport qu’entretient Je me souviens de Perec avec I Remember de Brainard, voir Roland Brasseur, « Je me souviens de I Remember », op. cit., p. 118-120. On notera, par ailleurs, la parenté entre Je me souviens et la Recollection des merveilleuses advenues, commencée (après 1496) par Georges Chastellain, et continuée par Jean Molinet : la Recollection est un ensemble de huitains hexasyllabiques construit sur une série de « j’ay veu », le verbe voir renvoyant moins à une expérience sensorielle directe qu’à un souvenir, collectif plutôt que personnel (de l’ordre de l’histoire, antique ou contemporaine, aussi bien que du fait-divers).

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C’est ce partage intersubjectif de l’infra-ordinaire – la communauté l’emportant sensiblement sur le commun dans l’agencement du dispositif paratextuel – qui autorise à parler de la mise en œuvre, par le texte de Je me souviens, d’une rhétorique de l’amitié. On s’attachera à présent, pour éclairer davantage la pertinence de cette notion, à la considérer en relation avec la question du statut linguistique du nom propre – le fonctionnement de ce type de termes paraissant proche, à bien des égards, de celui d’indices paradoxaux. Le nom propre comme indice paradoxal On rappellera, pour commencer, que l’analyse des noms propres proposée par John Stuart Mill (dans Système de logique déductive et inductive), si souvent citée par les linguistes, n’implique nullement l’absence de sens des noms propres mais, plus précisément, leur absence de connotation, au sens logique, et non linguistique, du terme8 : « la connaissance du nom propre ne donne aucune information par elle-même sur son porteur9 ». Les noms propres ont, en fait, « un fonctionnement sémantique différent de celui des noms communs », en ce qu’il « renvoi[e] à la connaissance du référent10 ». Plus précisément : dans un énoncé donné, un nom propre est toujours lié à un « référent initial […] [qui] est l’individu associé par une présupposition à cette occurrence du nom propre en vertu d’un acte de baptême dont le locuteur et l’interlocuteur ont connaissance11 ». Se trouve dès lors impliquée l’idée d’une « chaîne causale » : « […] un “baptême” initial a lieu. On peut dans une telle circonstance nommer l’objet par ostension ou fixer la référence par description. Lorsque le nom est “passé de maillon en maillon”, celui à qui le nom est transmis doit, au moment où il en prend connaissance, avoir l’intention de l’utiliser avec la même

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Comme le remarque Georges Kleiber ; « pour que l’on puisse inférer de l’absence d’attributs ou de propriétés sur le référent l’absence de contenu sémantique, il faut présupposer que le sens équivaut à ces attributs ou propriétés » (Problèmes de référence : Descriptions définies et noms propres, Klincksieck, 1981, p. 352). 9 Jean-Claude Pariente, « Le nom propre et la prédication dans les langues naturelles », Langages, n° 66, 1982, p. 38. 10 Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, PUF, 1994, p. 18-19. 11 Saul Kripke, La Logique des noms propres, traduction de Pierre Jacob et de François Recanati, Minuit, 1982, p. 81.

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référence que l’homme dont il l’a appris12 ». On voit donc que « si on peut distinguer, pour certaines unités linguistiques, le sens et l’usage, ce n’est pas le cas pour le nom propre : son fonctionnement sémantique implique une prise en compte de sa relation avec un objet du monde qui est son référent initial13 ». C’est, d’ailleurs, précisément ainsi que se définit la spécificité du nom propre : par « l’inscription du référent initial dans [son] fonctionnement sémantique14 ». Le nom propre apparaît comme la forme linguistique qui par excellence articule l’extra-linguistique au sémantique15. Pour tenter, à présent, de préciser les modalités de cette articulation, on commencera par reprendre des analyses de Nelly Flaux (qui s’inscrivent dans la perspective causale de Kripke) : « Le lien mémoriel qui rattache le nom propre […] au référent naît de ce qu’en tant que “désignateur rigide” le nom propre n’est pas le signe d’un concept mais dénote un individu unique, lieu d’un nombre infini de prédications qui correspondent à autant de “connaissances” associées à ce référent, et variables de sujet parlant à sujet parlant16 ». Cet ensemble de prédications constitue ce que Kerstin Jonasson appelle une « base descriptive », ou encore un « modèle mental » du référent17. C’est en ce sens qu’on peut dire avec Barthes que le nom propre est « un signe volumineux, un signe toujours gros d’une épaisseur touffue de sens18 ». Plus précisément, si ces descriptions définies ne donnent jamais le sens à proprement parler du nom propre, elles peuvent néanmoins servir à fixer sa référence19 : « Quand on dit d’Aristote 12

Op. cit., p. 84-85. Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 29-30. 14 Op. cit., p. 57. 15 C’est en ce sens que Barthes peut écrire du nom propre, dans l’œuvre de Proust, qu’il « est en quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence », parce qu’il « dispose des trois propriétés suivantes » : « le pouvoir d’essentialisation (puisqu’il ne désigne qu’un seul référent), le pouvoir de citation (puisqu’on peut appeler à discrétion toute l’essence enfermée dans le nom, en le proférant), le pouvoir d’exploration (puisque l’on “déplie” un nom propre exactement comme on fait d’un souvenir) […] » (« Proust et les noms », Nouveaux essais critiques [1972], Œuvres complètes, édition d’Éric Marty, Seuil, 2002, t. IV, p. 68-69). 16 Nelly Flaux, « L’antonomase du nom propre ou la mémoire du référent », Langue française, n° 92, 1991, p. 44. 17 Kerstin Jonasson, « Les noms propres métaphoriques : Construction et interprétation », Langue française, n° 92, 1991, p. 71. 18 Roland Barthes, « Proust et les noms », op. cit., p. 69-70. 19 Voir Saul Kripke, La Logique des noms propres, op. cit., p. 20. 13

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qu’il est le précepteur d’Alexandre, on entend seulement énoncer une propriété différentielle qui permet de le reconnaître, de le distinguer des autres hommes dans le monde réel20 ». Le processus de compréhension des noms propres, en tant qu’il implique l’accès aux « connaissances associées » à leur référent, se trouve ainsi logiquement relié à la notion d’univers de croyance, telle qu’elle est formulée par Robert Martin21 : si la « base descriptive » des noms propres est assimilée à un ensemble de « connaissances associées » à un référent, cette « base descriptive » ne peut qu’être, à l’évidence, extrêmement variable selon les récepteurs (le cas échéant jusqu’à la vacuité totale22). On fera intervenir ici, en reprenant des travaux de Marie-Noëlle Gary-Prieur (qui s’inscrivent eux-mêmes dans la perspective ouverte par Robert Martin), la notion de contenu : « Le contenu d’un nom propre est un ensemble de propriétés attri-

20 Jean-Claude Pariente, « Les noms propres et la prédication dans les langues naturelles », op. cit., p. 56. On rappellera ici pour mémoire la théorie descriptiviste formulée, notamment, par Frege, Russell et Searle, qui fait des noms propres « des descriptions définies abrégées » (John Searle, Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, traduction de Hélène Pauchard, Hermann, 1972, p. 219) ou, comme Searle le reformule plus loin, « des clous auxquels on accroche les descriptions » (op. cit., p. 226). Voir, pour un exposé des différentes variantes de cette théorie, Georges Kleiber, Problèmes de référence, op. cit., p. 371-378. À la limite, on aura les thèses de Bréal (dans son Essai de sémantique) et de Jespersen (dans sa Philosophie de la grammaire), reformulées notamment par Marc Wilmet, qui lie à l’extension minimale du nom propre – qui n’est, d’ailleurs, limitée à un seul objet que pour les noms de lieux géographiques – une intension « ipso facto maximale ou en tout cas maximalisable » (Marc Wilmet, « La détermination des noms propres », dans Jean David et Georges Kleiber éd., Déterminants : Syntaxe et sémantique, Klincksieck, 1986, p. 320-321). On se reportera à Georges Kleiber pour un exposé très clair de « l’erreur de raisonnement » que représente cette thèse : « La loi intension (compréhension)/extension ne s’applique qu’à des lexèmes appartenant à une même catégorie sémantique. On peut ainsi dire que cheval a plus d’extension et moins de compréhension que hongre. […] L’erreur des défenseurs de cette thèse provient en réalité d’un amalgame erroné et d’une comparaison illégitime. Ils assimilent d’une part sens et connotations [linguistiques] et comparent d’autre part le nom propre modifié au nom commun » (Problèmes de références, op. cit., p. 370). 21 Voir notamment Robert Martin, Langage et Croyance. Les « Univers de croyance » dans la théorie sémantique, Bruxelles, Mardaga, 1987, p. 146-154. 22 Ainsi que le note Robert Martin : « En face du nom commun, le nom propre véhicule obligatoirement des prédications qui n’ont aucun caractère de stabilité d’un univers à l’autre » (op. cit., p. 154).

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buées au référent initial de ce nom propre dans un univers de croyance23 ». On distinguera donc de ce contenu le sens (à proprement parler) du nom propre : le « prédicat de dénomination être appelé N24 » qui le caractérise en tant qu’unité de langue. On arrive alors – comme l’a montré Marc Wilmet en reprenant la distinction saussurienne entre langue et discours – à une certaine conciliation entre les différentes théories logiques du nom propre : En langue, le nom propre est un « asémantème25 » ou, techniquement, un signe doté d’un signifiant […] et d’un signifié […] vide, donc disponible. […] Le transit de la langue au discours exige une dénomination, qui connecte par exemple le signifiant […] à un référent […]. Elle forme, si l’on veut, le noyau atomique de la signification du nom propre. En discours, le nom propre, circonscrit à tel ou tel « objet du monde », reçoit a posteriori un contenu, somme de sèmes gravitant autour du noyau, constellation par ailleurs instable et inégalement distribuée entre les membres de la communauté26.

L’absence de connotation (logique) fait du nom propre, on l’a vu, un terme qui est, hors contexte, opaque27, au sens où il « opacifie toute indication sur les propriétés et attributs du référent28 » : « dans la mesure où le nom propre n’est associé à aucun concept, son interprétation est entièrement régie par le contexte29 ». La compréhension des noms propres présupposant ainsi l’identification de leurs référents, leur fonctionnement semble bien proche de 23

Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 51. Voir Georges Kleiber, Problèmes de référence, op. cit., notamment p. 326. 25 Le terme est dû à Gustave Guillaume. 26 Marc Wilmet, « Nom propre et ambiguïté », Langue française, n° 92, 1991, p. 115. 27 Marie-Noëlle Gary-Prieur montre, d’ailleurs, que c’est précisément cette opacité qui fonde le fonctionnement comme désignateur rigide du nom propre, tel qu’il est formulé par la théorie de Kripke (« nous appellerons quelque chose un “désignateur rigide” si dans tous les mondes possibles il désigne le même objet […] » [Logique des noms propres, op. cit., p. 36]) : « c’est dans la mesure où le nom propre n’est associé à aucune propriété nécessaire […] qu’il est apte à désigner rigidement l’individu qu’il nomme » (Grammaire du nom propre, op. cit., p. 25). 28 Georges Kleiber, Problèmes de référence, op. cit., p. 315. Cette opacité va donc de pair avec une transparence sémantique. 29 Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 26. 24

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celui d’ « indices paradoxaux30 », qui ne sont compris comme tels que si ce qu’ils indiquent se trouve déjà connu. Dans les termes de Kerstin Jonasson : « La réussite de la référence propriale n’est garantie que si chacun des interlocuteurs est lié causalement au référent et est capable, dans la situation de l’énonciation, de l’associer à son nom propre31 ». C’est dire que le projet d’un livre en grande partie fondé sur l’énoncé, parfois brut, de noms propres, semble pour le moins difficile. La notion de contexte est ici fondamentale. Elle recouvre, en fait, deux éléments distincts : l’énoncé lui-même et son entour discursif (on peut alors parler de co-texte) d’une part ; la situation d’énonciation, qui implique, entre ses protagonistes, un certain nombre de connaissances partagées, d’autre part. Si, au sujet des référents de certains noms propres, les connaissances partagées font défaut entre le scripteur de Je me souviens et certains de ses lecteurs32, c’est donc par l’énoncé que devra passer la compréhension – la lisibilité – du texte. Or, l’écriture de Je me souviens semble, sur ce point, passablement retorse, voire paradoxale. Partage ou opacité ? De fait, tout se passe dans Je me souviens comme si l’écriture perecquienne cherchait à négocier avec l’opacité référentielle des noms propres sans pourtant jamais chercher à vraiment la réduire. On est alors tout à fait à l’opposé de l’usage littéraire habituel des noms propres, qui donne souvent le sentiment – chez d’autres auteurs, ou 30

Selon l’expression de Bernard Magné, « Les cahiers des charges de Georges Perec », Magazine littéraire, n° 316, 1993, p. 72. 31 Kerstin Jonasson, « La référence des noms propres relève-t-elle de la deixis ? », dans Mary-Annick Morel et Laurent Danon-Boileau éd., La Deixis, PUF, 1992, p. 463. Le nom propre relève donc, dans cette mesure, d’un fonctionnement déictique. 32 La notion de connaissances partagées ne signifie ici nulle identité entre les représentations que construisent le scripteur et le lecteur du contenu de tel nom propre : il est clair que pour chaque locuteur/récepteur, le « réseau d’anticipations » (Jean-Claude Pariente, « Les noms propres et la prédication dans les langues naturelles », op. cit., p. 37) associé à un nom propre donné peut différer. Le partage en cause concerne donc davantage l’identification d’un certain référent que les modalités de cette identification.

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dans d’autres livres de Perec – que « l’opacité naturelle du nom propre le dispose à la remotivation symbolique33 », la littérature reprenant ainsi, du reste, une pratique rhétorique (exposée, notamment, par Aristote) qui fait du nom propre, dans sa relation, fondée ou non, à un ou plusieurs noms communs, un lieu rhétorique possible34. Je me souviens, en ce sens, est un livre à la fois refermé et amical, s’adressant à une communauté de lecteurs dont il restreint assez radicalement l’extension. Au lecteur qui se trouverait a priori incapable d’identifier les référents de certains noms, le texte ne distribue qu’avec une relative parcimonie les éclaircissements souhaitables. Il faut préciser, sur ce point, que la compréhension des « je me souviens », qui sont souvent des énoncés prédicatifs portant sur des noms propres, ne peut être réduite à une identification qui serait une pure et simple désignation du référent de ces noms. La prédication dans laquelle s’inscrit concrètement le nom propre implique nécessairement que l’identification passe par une reconnaissance de certaines des propriétés du référent, c’est-à-dire par une prise en compte du contenu. Le « je me souviens » 180 – « Je me souviens que Burt Lancaster était acrobate » – ne se comprend précisément que si l’on sait que Burt Lancaster est d’abord connu comme acteur ; de même que la portée du « je me souviens » 154 – « Je me souviens que Paderewski a été élu Président de la République Polonaise » – n’est

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Eugène Nicole, « L’onomastique littéraire », Poétique, n° 54, 1983, p. 242. On renverra ici, entre autres références possibles, à de célèbres études proustiennes : les analyses de Barthes, d’abord, même si, comme l’écrit Alain Buisine, « Proust et les noms » apparaît comme « une curieuse fiction critique qui vaut plus comme symptôme que comme analyse » (« Barthes et les noms », dans Philippe Bonnefis et Alain Buisine éd., La Chose capitale. Essais sur les noms de Barbey, Barthes, Bloy, Borel, Huysmans, Maupassant, Paulhan, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 73) et, surtout, l’article de Gérard Genette, « Proust et le langage indirect », Figures II, Seuil, 1969. Sur la « motivation indirecte, et non immédiatement parlante, qui caractérise le nom propre romanesque » (Yves Baudelle, « Nouvelle et noms propres 19201959 », dans Bernard Alluin et François Suard éd., La Nouvelle. Définitions, transformations, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 132), on se reportera, de manière générale, à Ian Watt, The Rise of the Novel. Studies in Defoe, Richardson and Fielding, Londres, Hogarth Press, 1957, p. 18-21, et à Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Roland Barthes et al., Poétique du récit, Seuil, coll. « Points », 1977, p. 147-150. 34 Aristote, Rhétorique, traduction de Charles-Émile Ruelle revue par Patricia Vanhemelryck, Le Livre de poche, 1991, p. 282.

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accessible que si l’on se rappelle que Paderewski était, avant d’être élu Président, un célèbre pianiste35. On tentera à présent de relever, même brièvement, les différents procédés par lesquels Je me souviens propose – avec réticence, donc – à son lecteur un certain partage des référents. Cet éclaircissement référentiel provient, d’abord, du texte même de Je me souviens. En s’en tenant pour commencer aux dimensions d’un seul « je me souviens », on note, dans un certain nombre de cas, ce que l’on pourrait appeler une diffusion du contenu référentiel du nom propre dans le reste de l’énoncé. Soit, par exemple, le « je me souviens » 166 : « Je me souviens que Dinu Lipatti apprit très tard, vers vingt ans, à jouer du piano36 ». L’énoncé formule alors explicitement une propriété du référent du nom propre, rendant ainsi accessible au lecteur une représentation, fût-elle extrêmement lacunaire, de son contenu. Le procédé, simple, est fortement récurrent dans le livre. Dans une perspective textuelle plus large, on constate que le réseau interne des « je me souviens » – des personnages, des lieux, reviennent d’un « je me souviens » à l’autre – est lui aussi un facteur d’éclaircissement référentiel : ainsi, le marquis de Cuevas est identifié comme le directeur d’une compagnie de ballets dans le « je me souviens » 171, puis réapparaît, sans autre précision, dans le « je me souviens » 46037. Un certain éclaircissement référentiel provient également du paratexte, en l’occurrence de l’index. Les entrées de l’index contribuent à l’appréhension du contenu des noms propres de deux manières : lorsqu’elles se lisent comme des catégories comprenant tels « je me 35

C’est pourquoi, d’un point de vue purement théorique, il semble difficile de tout à fait séparer, ainsi que le fait Marie-Noëlle Gary-Prieur, l’« interprétation identifiante » du nom propre, « fondée sue [son] sens et la connaissance de sa relation à tel référent initial », de son « interprétation prédicative », fondée quant à elle « sur le sens et le contenu » (Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 59-60). 36 Le souvenir de Perec est, d’ailleurs, erroné : voir, sur ce point, Roland Brasseur, Je me souviens de Je me souviens. Notes pour Je me souviens de Georges Perec à l’usage des générations oublieuses, Bordeaux, Le Castor astral, 1998, p. 110. 37 Sur cette question des « paires » de « je me souviens », on se reportera à la thèse de doctorat de Wilfrid Mazzorato, Écrire des traces. L’Écriture autobiographique de Georges Perec, université de Toulouse II-Le Mirail, 1998, t. I, ch. 5 : « Je me souviens : une “prise d’écriture” ».

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souviens » – le « je me souviens » 149 : « Je me souviens de Charles Rigoulot » s’éclaire ainsi de sa mise en rapport avec l’entrée « Catch » – et lorsqu’elles explicitent, à la suite de tel nom propre, l’une ou l’autre de ses propriétés. Ainsi lisons-nous à l’entrée « Allais » : « Allais (Émile), skieur français né en 1912 ». Pour le « je me souviens » 263 – « Je me souviens du président Rosko » – l’index permet de réduire l’ambiguïté de l’énoncé, en indiquant au lecteur que « président » n’est pas ici un titre, autrement dit que le terme ne représente pas ce que l’on a appelé une diffusion du contenu référentiel du nom propre, mais le premier constituant d’un surnom : « Rosko (Michael Pasternak dit le Président) ». Le fonctionnement de l’index va, par ailleurs, de pair avec la mise en série, récurrente, des noms propres par le texte de Je me souviens38 : il suffit alors à l’index de fournir un indice référentiel se rapportant à l’un d’entre eux pour éclairer l’ensemble. C’est, notamment, le procédé mis en œuvre pour le « je me souviens » 5, l’index reprenant tous les noms propres qu’il inclut, mais ne précisant que pour le seul Ronconi : « coureur cycliste italien ». On observera, toutefois, que la référence au « je me souviens » 5 après l’entrée « Sports » fournit d’une autre manière un indice référentiel partiel. En tout cas, en contribuant de la sorte à rémunérer l’opacité référentielle des noms propres, l’index se donne à lire comme une partie intégrante du texte39. Du point de vue, à présent, du contexte situationnel large – des connaissances partagées entre scripteur et lecteurs – l’opacité référentielle se trouve réduite par l’action, éventuellement conjuguée, de deux facteurs. On notera, d’abord, que plusieurs noms propres possèdent à l’évidence une notoriété qui dépasse largement le cadre générationnel 38

Par « réfract[ion] », comme le remarque Andrée Chauvin (« Jeux de mémoire et histoire de mots dans Je me souviens de Georges Perec », op. cit., p. 61), de la structure d’ensemble de Je me souviens : comme si la poétique de la liste qui informe l’agencement global du livre était redoublée au plan des énoncés élémentaires qui le constituent. 39 Cette textualisation du paratexte est mise en évidence de manière flagrante par le « je me souviens » 395, où c’est l’index – à l’entrée « Treets » – qui complète le slogan du souvenir : « Je me souviens de “fond dans la bouche et pas dans la main…” ». Ce processus de textualisation du paratexte est, d’ailleurs, récurrent dans l’œuvre de Perec : ainsi de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? et d’Espèces d’espaces.

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posé par la quatrième de couverture. La notoriété d’Alfred Hitchcock, par exemple, suffit probablement à assurer une compréhension satisfaisante du « je me souviens » 98 : « Je me souviens que Shirley McLaine a fait ses débuts dans Mais qui a tué Harry ? d’Hitchcock ». Il en sera peut-être de même pour Malcolm X et Lee Harvey Oswald : « Je me souviens de Malcolm X » (239) ; « Je me souviens de Lee Harvey Oswald » (265)… On remarquera également, en se plaçant d’un point de vue encore plus général, que les conventions culturelles réglant l’attribution des noms propres – certains noms se trouvant, dans une société donnée, préférentiellement affectés à certains types de référents – sont un facteur non négligeable d’éclaircissement référentiel (le classème usuellement lié à tel nom propre constitue toujours un indice référentiel minimal). Perec, toutefois, met explicitement en avant la fragilité de ce type de convention dans le « je me souviens » 83 : « Je me souviens de Closterman et du Commandant Mouchotte qui depuis est devenu pour moi le nom d’un chat que des amis avaient trouvé rue du Commandant-Mouchotte, derrière Montparnasse ». Le même nom propre est successivement nom de personne, nom d’animal et constituant d’un nom de lieu40. Or, cet ensemble de procédés, s’il est récurrent dans le livre, n’en est pas pour autant constant. Demeure donc, pour tout un ensemble d’énoncés, le risque d’une opacité totale, devant lequel Perec, semblet-il, ne recule pas : un certain nombre de « je me souviens » n’est constitué que de l’énoncé brut d’un nom propre (soit, par exemple, le « je me souviens » 127 : « Je me souviens de Walkowiak41 »). On notera, par ailleurs, que les éclaircissements par le réseau interne des « je me souviens » ne concernent que quelques exemples, fort peu nombreux. C’est dire que l’écriture de Je me souviens participe d’une rhétorique restreinte, au sens où la compréhension de certains noms propres ne peut être accessible qu’à un nombre relativement réduit de destina40

Ce que marque, morphologiquement, l’adjonction d’un trait d’union entre ses deux éléments. Sur l’extension de la catégorie des noms propres aux noms de rues, d’avenues…, voir Kerstin Jonasson, Le Nom propre. Constructions et interprétations, Bruxelles, Duculot, 1994. 41 Selon Jacques Lecarme, d’ailleurs, le cycliste Roger Walkowiak « resta parfaitement obscur après [une] surprenante victoire sans lendemain » (« La page des sports », Magazine littéraire, n° 316, 1993, p. 41).

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taires. La rhétorique amicale de Je me souviens est toujours en dialogue avec un certain ésotérisme : elle ferme et réunit à la fois, comme si les signes de l’humain réconcilié ne pouvaient être distribués qu’à un nombre choisi de destinataires. Je me souviens est, en ce sens, très proche des textes de Perec qui « encryptent » des allusions personnelles42, dans la mesure où il pose des problèmes herméneutiques similaires : comme les textes cryptés – et Je me souviens est aussi, Jacques-Denis Bertharion l’a montré, un texte crypté43 – Je me souviens fait jouer la référence – aux éléments du vécu pointés, notamment, par les noms propres – contre la signification, réduisant ainsi l’ensemble des destinataires possibles du texte. Les noms propres, en faisant rentrer le loup référentiel dans la bergerie textuelle44, fondent un texte qui est, potentiellement, un texte opaque : « l’encryptage, écrit Perec, n’apparaît pas comme tel45 ». On avancera alors l’hypothèse suivante : cette opacité référentielle serait, dans une certaine mesure, accueillie, voire recherchée, par l’écriture. Si le nom propre, comme le propose Jacques Derrida, est « le mythe d’origine d’une lisibilité transparente46 », Perec semble bien refuser, délibérément, un tel ancrage mythique. L’OPACITE DE LA MEMOIRE Il s’agit en effet, manifestement, pour l’écriture perecquienne de bien plus que d’une simple acceptation de l’opacité référentielle éventuellement liée aux noms propres. L’opacité, dans Je me souviens, ne paraît pas pouvoir être considérée comme une conséquence accidentelle, et par là secondaire, de l’écriture nostalgique d’une 42 La notion d’ « encryptage » est reprise à Perec lui-même, qui l’expose dans « Le travail de la mémoire » (entretien avec Franck Venaille), Je suis né, Seuil, 1990, p. 86-87. Perec parle aussi, à ce sujet, de « marquage autobiographique » (« Notes sur ce que je cherche », Penser/Classer, Hachette, 1985, p. 11). 43 Sur la lecture de Je me souviens comme « cryptogramme autobiographique », voir Jacques-Denis Bertharion, « Je me souviens : un cryptogramme autobiographique », Le Cabinet d’amateur, n° 2, 1993. 44 On se souvient qu’une analyse de Gérard Genette montrait que L’Astrée faisait, de façon moins attendue, entrer le « serpent » de la « libido » dans la bergerie du « Pur Amour » (« Le serpent dans la bergerie », Figures I, Seuil, 1966). 45 « Le travail de la mémoire », loc. cit. 46 Jacques Derrida, « La violence de la lettre : de Lévi-Strauss à Rousseau », De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 159.

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« mémoire générationnelle47 » qui pourrait, de fait, définir le projet du texte. Elle semble, bien au contraire, première, et devoir être comprise comme la visée même de l’écriture du livre. En ce sens, Je me souviens peut être lu comme le livre d’une mémoire impossible. Tout se passe, d’une part, comme si la mémoire individuelle forclose du sujet Perec48 rendait nécessaire le détour par une mémoire collective, culturelle. Perec lui-même l’écrit : « J’ai choisi pour terre natale des lieux publics, des lieux communs49 ». À cette mémoire individuelle interdite répond, d’autre part, le recours massif au nom propre, c’est-à-dire à une forme linguistique intrinsèquement liée à un certain mode d’opacité référentielle. Ce lien de la forme du nom propre à une mémoire incertaine est, du reste, d’autant plus fort que, depuis les arts de la mémoire antique, le nom propre entretient un rapport étroit avec les questions de mnémotechnie, c’est-à-dire d’apprentissage et d’exercice de la mémoire : en témoignent le « je me souviens » 96 – trois vers qui permettent de mémoriser les noms de quelques villes de l’Yonne – ou encore la deuxième partie du « je me souviens » 194, une phrase exclusivement constituée des noms, intégrés tels quels ou homophoniquement transposés, de Racine, Boileau, La Fontaine et Molière (« Racine boit l’eau de la fontaine Molière »50). Pour le dire en bref : le nom propre serait précisément la forme linguistique permettant de conjoindre, sans paradoxe, la mémoire à l’opacité, de dire, d’un seul geste, la mémoire comme une opacité toujours possible. Et c’est dans cette économie extrême de l’écriture, qui renvoie aussi au minimalisme syntaxique et stylistique du livre, que semble bien résider la force poétique indéniable de Je me souviens. On reliera évidemment l’économie remarquable que représentent les noms propres dans le projet de Je me souviens à leur importance, plus générale, dans l’œuvre entier de Perec : qu’on songe aux jeux sur 47 Selon l’expression de Régine Robin, « Un projet autobiographique inédit de Georges Perec : L’Arbre », Le Cabinet d’amateur, n° 1, 1993, p. 21. 48 On se rappelle l’incipit du chapitre II de W ou le Souvenir d’enfance : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». 49 Georges Perec, « Vilin. Souvenir. 1970 » [Lieux], cité par Philippe Lejeune, « Vilin Souvenirs », Genesis, n° 1, 1992, p. 136. 50 Il faudrait ici relire le chapitre XXIX de W, qui consacre tout un passage aux procédés mnémotechniques, en les reliant à la question de la latéralisation.

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le signifiant du nom propre dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, au motif de la filiation développé, autour des noms propres, dans La Disparition, à leur usage perverti dans W ou le Souvenir d’enfance, aux forgeries de noms propres signifiants d’Un cabinet d’amateur, à l’écriture à partir des noms propres dans Beaux présents, Belles absentes, Vœux et, souvent, dans Les Mots croisés51… Or, ce recours aux noms propres qui fait se rejoindre la référence à des personnes et les manipulations de la forme linguistique est bien présent également dans Je me souviens – avec l’anagramme du « je me souviens » 54 (« Je me souviens que Voltaire est l’anagramme de Arouet L(e) J(eune) en écrivant V au lieu de U et I au lieu de J »), le palindrome du « je me souviens » 236 (« Je me souviens que la [sic] palindrome d’Horace – Ecaroh – est le titre d’un morceau d’Horace Silver »), à chaque fois en relation avec un nom propre – et paraît équivaloir à une mise en question de la notion d’identité personnelle52. On renverra, en particulier, aux « je me souviens » 150 : « Je me souviens que j’ai été très surpris d’apprendre que mon prénom voulait dire “travailleur de la terre” », et 183 : « Je me souviens que j’étais souvent confondu avec un élève qui s’appelait Bellec », où le nom personnel (prénom et patronyme) n’assure apparemment au sujet qu’une identité difficile et incertaine53. Mais on s’attachera surtout au « je me souviens » 69 : Je me souviens qu’à Villard-de-Lans j’avais trouvé très drôle le fait qu’un réfugié qui se nommait Normand habite chez un paysan nommé Breton. Des années plus tard, à Paris, j’ai ri tout autant de savoir qu’un restaurant appelé Le Lamartine était célèbre pour ses chateaubriands.

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Voir, sur ce point, Jean-François Jeandillou, « La définition des noms propres dans Les Mots croisés de Perec », dans Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge éd., Le Texte et le Nom, Montréal, XYZ, 1996. 52 On citera également, dans un registre plus ludique, les « je me souviens » 218 – « […] Y’a cinq ucufa / Y’a quatre ine de Russie […] » –, 311 – « […] Ivan Labibine Osouzoff, et de Yamamoto Kakapoté, et de Harry Cover » – et 447 : « Je me souviens de I like Ike […] et de Barry Goldwater (AuH2O) ». 53 Sur le rapport de Perec à son nom, voir Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre. Perec avec Freud – Perec contre Freud, Saulxures, Circé, 1996, p. 211, qui montre que le nom de Perec, polonais et breton à la fois, est « porteur d’une sorte de mensonge puisqu’il ne dit pas ce qu’il devrait dire. Il y aurait comme du “manque” et du “faux” dans ce nom qui masque sans rien masquer ».

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Ce souvenir est présent sous une forme similaire à la fin du chapitre XVII de W : Du monde extérieur, je ne savais rien, sinon qu’il y avait la guerre et, à cause de la guerre, des réfugiés : un de ces réfugiés s’appelait Normand et il habitait une chambre chez un monsieur qui s’appelait Breton. C’est la première plaisanterie dont je me souvienne.

Le jeu sur les noms tient ici à la relative porosité de la frontière entre noms propres et communs54, la « plaisanterie » consistant à retourner au signifié du nom commun correspondant à un nom propre donné. Or, le chapitre VIII de W permet de comprendre qu’une manipulation du signifiant du nom propre précède ces jeux sur le signifié, et leur demeure sous-jacente : Pour ma part, je pense plutôt qu’entre 1940 et 1945, lorsque la plus élémentaire prudence exigeait que l’on s’appelle Bienfait ou Beauchamp au lieu de Bienenfeld, Chevron au lieu de Chavranski, ou Normand au lieu de Nordmann, on a pu me dire que mon père s’appelait André, ma mère Cécile, et que nous étions bretons.

La lettre, on le voit, se relie bien ici à l’être, ou plus exactement à l’existence et, dans W, ce passage est d’ailleurs suivi par un exposé des manipulations littérales successivement subies par le nom des Peretz, qui permet à Perec de parcourir rapidement son arbre familial : la philologie est, en même temps, généalogie. À cette mise en question de l’identité personnelle se rattache, à l’évidence, la remarquable abondance de pseudonymes, et de souvenirs portant précisément sur la pseudonymie, qui caractérise Je me souviens55 ; en voici un mince échantillon : « Je me souviens qu’Henri Salvador a enregistré quelque chose comme les premiers disques français de Rock and Roll sous le nom de Henry Cording56 » (135) ; « Je me souviens des dessins de 54

Cette porosité est, du reste, explicitement désignée par le « je me souviens » 288 : « Je me souviens que “Caran d’Ache” est une transcription francisée du mot russe (Karandach ?) qui veut dire “crayon” ». 55 Sur les pseudonymes et homonymes de Je me souviens, vus comme « des phénomènes d’identité incertaine », voir Andrée Chauvin, « Jeux de mémoire et histoires de mots dans Je me souviens de Georges Perec », op. cit., p. 60-61. Sur le rapport entre l’instabilité onomastique pseudonymique et celle des noms des parents, voir Wilfrid Mazzorato, Écrire des traces, op. cit. 56 Le nom pseudonyme est ici trouvé par plaisanterie, à partir de l’anglais recording.

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Sennep dans le Figaro et de ceux de Mittelberg (qui ensuite s’est mis à signer Tim) dans L’Humanité57 » (221) ; « Je me souviens de Jean Nohain, dit Jaboune, et de on émission Quarante millions de Français (et de Reine d’un jour ?) » (340). La force de Je me souviens serait donc de reprendre le jeu sur les noms propres qui caractérise d’une manière ou d’une autre, en relation avec la question de l’incertitude de l’identité personnelle, l’œuvre entier de Perec, pour le relier à la fonction mémorielle de ces noms, dans un livre qui les place au centre de son projet poétique – cette construction du texte sur les noms propres pouvant, à l’inverse, se lire comme la double adéquation de la forme linguistique du nom propre au projet de Je me souviens : par son statut sémantique même aussi bien que par les manipulations auxquelles il est susceptible de donner lieu, le nom propre se prête remarquablement à l’écriture de la mémoire impossible d’un sujet incertain. La place de Je me souviens dans l’œuvre perecquien semble donc originale : plutôt que de passer par une mémoire autre pour tenter de ressaisir quelque chose de la mémoire individuelle enfuie – ce que fait Récits d’Ellis Island, longue interrogation sur l’identité personnelle, ou la fiction W qui, « enchevêtrée » au récit autobiographique, doit donner à comprendre un indicible dans cette « fragile intersection58 » – Je me souviens, même si le livre est forcément en prise sur des souvenirs personnels59, explicites ou encryptés, affronte d’abord, et résolument, le blanc de la mémoire : matériellement, Je me souviens apparaît comme un livre ténu, composé, typographiquement, de plus de blanc que de texte. 57 Ces pseudonymes sont d’ailleurs, partiellement pour Tim, des palindromes (le nom de Pennès est donné par Perec dans l’index). Voir, sur ce point, Roland Brasseur, « Je me souviens de I Remember », op. cit., p. 124. 58 Dans les termes de la quatrième de couverture de W. 59 Comme l’écrit Perec, « Je me souviens se situe dans une sorte d’entre-deux et pourrait continuellement basculer dans ma propre relation avec [tel ou tel] souvenir » (« Le travail de la mémoire », op. cit., p. 83). Perec place, du reste, la genèse même de Je me souviens dans une étroite relation avec l’écriture de W : « J’ai aussi écrit une autobiographie qui s’appelle W ou le Souvenir d’enfance et tout ce travail autobiographique s’est organisé autour d’un souvenir unique qui, pour moi, était profondément occulté, profondément enfoui et d’une certaine manière nié. Le problème était de contourner cette approche, disons, de ma propre histoire, et en fait Je me souviens est né presque en même temps. Ce sont des chemins qui ne sont pas tout à fait parallèles, mais qui se rejoignent quelque part et qui partent d’un même besoin de faire le tour de quelque chose pour le situer » (loc. cit.).

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Ceci implique la construction par l’écriture d’une formation de compromis : entre le choix de l’opacité et l’exigence d’une relative lisibilité du texte, qui demeure évidemment nécessaire. On a essayé, plus haut, de cerner les principaux moyens textuels de ce compromis. Or, l’opacité des noms propres est, on l’a vu, d’ordre référentiel, l’ouverture à l’extralinguistique – au vécu – ne pouvant que mettre en péril la lisibilité. On tentera donc, à présent, d’expliciter davantage les modalités de cette mise en péril, en considérant la construction, dans Je me souviens, d’une écriture délibérément exposée au vécu. L’ECRITURE EXPOSEE AU VECU L’écriture de Je me souviens témoigne d’une double interpénétration de l’écrit et du vécu : par le fait même, d’une part, du recours aux noms propres, qui ouvre massivement le texte à la dimension référentielle, c’est-à-dire à l’extralinguistique ; parce que, d’autre part, Je me souviens est un texte exposé au temps. On pourrait parler, à propos de ce livre, d’une sorte d’érosion pragmatique à laquelle il serait voué. La réticence du texte autant que du paratexte à délivrer des indices référentiels met en péril sa lisibilité, qui repose essentiellement sur les connaissances partagées par le scripteur et ses lecteurs. Cette communauté de savoir s’amenuisant évidemment au fil du temps, le texte est voué à perdre peu à peu tout ancrage référentiel, à se trouver refermé sur sa propre intelligibilité. Les « je me souviens », traces échappées au blanc qui les entoure, ne peuvent que s’opacifier, au fil des ans, par pans entiers. Le projet de Je me souviens pourrait donc se définir comme une certaine expérience du temps. La genèse même de l’écriture prend place dans une « suspension60 » temporelle, qui redit, pour chaque « je me souviens », l’histoire de la production du texte, pensable dans son ensemble comme un « travail du temps61 ». Dans les termes de Philippe Lejeune : « Dans le manuscrit [« la production des “je me souviens” étant systématiquement datée »], nous suivons l’histoire de cette mémoire, et en même temps le développement d’un projet : numéroter dès le début 60 61

Georges Perec, « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 88. Philippe Lejeune, « Les temps d’une ruse », op. cit., p. 244.

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les “je me souviens”, c’est comme relever un défi, s’installer dans la longue durée, dans l’attente, dans la patience62 ». Par ailleurs, on l’a dit, le texte exposé au temps ne peut qu’engager la disparition programmée de sa propre intelligibilité. Je me souviens est, en ce sens, un texte totalement anti-proustien : alors que Le Temps retrouvé affirme la possibilité de sortir du temps par l’écriture, par un travail métaphorique (et, plus largement, stylistique), Je me souviens nous signifie constamment que le temps ne peut que rendre l’écrit opaque, jusqu’à l’hermétisme63. On retrouve alors l’idée, exprimée ailleurs par Perec, de curieuses « bombes de temps » négatives : Par rapport à ma propre histoire, [j’essaye] de mobiliser, d’accaparer quelque chose qui va se transcrire un instant, et puis après, […] une fois que le texte est fini, et bien c’est fini – je veux dire : le souvenir est évacué, on peut passer à quelque chose d’autre64.

Je me souviens participe ainsi d’une écriture de l’irrémédiable, qui travaille à la perte des souvenirs qu’elle met en liste65. Or, ce projet du livre redouble, en fait, un irrémédiable premier : les souvenirs sont élus par l’écriture parce qu’ils appartiennent à un passé absolument révolu, parce qu’ils sont, en d’autres termes, déjà perdus pour le sujet. La genèse du livre semble, du reste, venir de cette idée : selon David Bellos, ayant appris par Harry Mathews la publication de I Remember de Joe Brainard, Perec « se mit instantanément à jouer à “je me souviens”. […] Les règles qu’il institua étaient simples : le souvenir énoncé devait être susceptible d’être commun à d’autres personnes, et il devait aussi concerner quelque chose qui n’existe plus66 ». Perec luimême redira, le livre écrit, l’importance de cette distance irrémédiable 62

Op. cit., p. 243-244. Comme l’écrit Claude Burgelin : « Décidément, Perec est bien l’anti-Proust. Il y a comme une extraordinaire défiance à l’égard de la mémoire chez cet hypermnésique. Si la mémoire est mère du moi, elle est ici mauvaise mère, incapable d’assurer sa fonction protectrice et rassurante » (Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 73). 64 Georges Perec, « À propos de la description » (1981), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 236. 65 On notera que ce travail de la perte est bien « le contraire de l’oubli », ainsi que Perec définit la démarche de Je me souviens (« Le travail de la mémoire », op. cit., p. 81). 66 David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, op. cit., p. 482. 63

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avec le passé : « […] au moment où l’on sort le souvenir on a vraiment l’impression de l’arracher d’un lieu où il était pour toujours67 ». Et, à propos du jazz : « Je ne suis pas mort, mais l’amour que j’avais du jazz est mort pour moi en même temps que le jazz, je veux dire en même temps qu’un certain jazz68 ». Perec, proposant nettement la vision d’une écriture ontologiquement liée à l’idée de perte69, place l’irrémédiable au centre de son projet. Je me souviens part de la conscience d’un irrémédiable pour en proposer une construction linguistique et, dans sa concision extrême, le « je me souviens », en tant qu’unité, apparaît comme la formule même de cet irrémédiable. La poétique perecquienne des noms propres apparaîtrait donc, finalement, comme une poétique hermétique, d’un hermétisme tenant à ce que les référents des noms propres sont au fil du temps congédiés de façon de plus en plus radicale. Cette opacité référentielle grandissante s’oppose très évidemment à la lecture et à l’écriture nostalgiques définies par la quatrième de couverture du livre, qui reposent au contraire sur l’assurance d’un retour aisé au référent. Le projet de Je me souviens témoigne, par conséquent, d’une certaine ironie, qui rejoint la « dérision » mentionnée par Perec dans son entretien avec Franck Venaille : on a là un livre qui affirme, dès son titre, une activité, puis une plénitude apparente de la mémoire, et qui est en fait un livre sans objet stable, voué à la décomposition progressive de son contenu. Je me souviens manifeste ainsi pragmatiquement la ténuité et la fragilité des souvenirs du je : à la fois communs, humbles, et irrémédiablement évanescents. L’écriture perecquienne a cherché, au-delà de Je me souviens, à s’inscrire dans une relation directe au vécu, en le mettant sous contrainte : par rapport à l’espace, avec certains des jeux conçus pour Télérama, qui proposent aux lecteurs une exploration « sous contrainte » de l’espace parisien70 ; et par rapport au temps, avec 67

« Le travail de la mémoire », op. cit., p. 89. « Georges Perec : “Je me souviens du jazz” » (entretien avec Philippe Carles et Francis Marmande), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 31. 69 Perec le formule précisément dans « Le travail de la mémoire » : « Tout le travail d’écriture se fait toujours par rapport à une chose qui n’est plus, qui peut se figer un instant dans l’écriture, comme une trace, mais qui a disparu » (op. cit., p. 91). 70 Voir Georges Perec, Perec/rinations, Cadeilhan, Zulma, 1997. Pour le XIIIe arrondissement, par exemple, Perec demande à ses lecteurs de construire un itinéraire qui 68

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l’écriture en feuilleton de W71 et de Lieux72, par le recours aussi à l’écriture sur commande, qui peut être considérée comme une variante minimale, à borne temporelle unique, de l’écriture-feuilleton73. Le feuilleton, en effet, même s’il ne peut s’agir de dénier toute pertinence formelle à l’écriture-feuilleton, dont la composition de l’œuvre portera souvent les traces, règle moins l’écrit que l’écriture74 – très concrètement : l’expérience, le vécu de l’écrivain en train d’écrire, et plus précisément l’organisation matérielle de son temps. Le feuilleton, en somme, fait du texte avec la vie, en lui donnant une structure temporelle.

passe d’abord par cinq rues dont le nom commence par la lettre A, puis par cinq rues dont le nom commence par la lettre B. 71 Voir, sur ce point, Philippe Lejeune, « Genèse », La Mémoire et l’Oblique, op. cit. On notera que Perec, dans sa lettre à Maurice Nadeau du 7 juillet 1969, rapproche explicitement la contrainte temporelle du feuilleton de celle, littérale, du lipogramme : « À vrai dire, en me posant la question, je me suis demandé s’il m’était vraiment indispensable d’avoir recours à une stimulation extérieure, qui jouerait pour W le rôle que l’absence d’e joua pour La Disparition […] » (« Lettre à Maurice Nadeau », Je suis né, op. cit., p. 65). 72 Sur la question de l’identification du projet de Lieux à la mise en œuvre d’une contrainte temporelle, on peut citer ce passage de la lettre à Maurice Nadeau : « le temps s’accroche à ce projet, en constitue la structure et la contrainte ; le livre n’est plus restitution d’un temps passé, mais mesure du temps qui s’écoule ; le temps de l’écriture, qui était jusqu’à présent un temps pour rien, un temps mort, que l’on feignait d’ignorer ou qu’on ne restituait qu’arbitrairement (L’Emploi du temps), qui restait toujours à côté du livre (même chez Proust), deviendra ici l’axe essentiel » (« Lettre à Maurice Nadeau », op. cit., p. 60). On voit, au passage, combien le projet pictural du personnage de Bartlebooth (dans La Vie mode d’emploi), en tant qu’il représente une « programmation de l’emploi du temps » (Philippe Lejeune, « Centtrente-trois lieux », La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 149), est comparable à ces deux projets littéraires de l’écrivain Perec. 73 Voir, sur ce point, Georges Perec, « À propos de la description », op. cit., p. 235, au sujet de la commande par la revue Yale French Studies d’un texte qui analyserait sa propre pratique de la description (et qui deviendra « Still Life/Style Leaf ») : Perec y affirme l’importance, pour lui, de l’écriture sur commande, en ce qu’elle impose à l’auteur un délai. 74 En ce qui concerne W, le texte final intègre effectivement la discontinuité vécue par le feuilletoniste : typographiquement, les scansions temporelles deviennent blancs. Pour une considération du feuilleton W dans cette perspective, voir Michel Sirvent, Georges Perec ou le dialogue des genres, Amsterdam-New York, Rodopi, 2007, p. 131-150. On notera, au passage, que ce que l’on pourrait appeler la « contrainte du temps » est beaucoup plus directement liée à la mise en œuvre d’une écriture littéraire que la contrainte de l’espace.

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On voit la spécificité de la place qu’occupe Je me souviens dans ce dispositif : le livre se fonde, comme texte, sur un vécu bien particulier, assimilable au contenu référentiel des noms propres qu’il renferme, et radicalise ainsi le questionnement de la mémoire mené par Perec dans son œuvre entier. Si W ou le Souvenir d’enfance et Récits d’Ellis Island interdisent, chacun à leur manière, toute conception d’une mémoire individuelle stable et pleine, si La Vie mode d’emploi ressemble, par sa structure même – l’exploration, pièce par pièce, d’un immeuble figuré par un échiquier – aux bâtiments des arts de la mémoire de l’Antiquité75, Je me souviens, en choisissant de fonder son écriture sur le recours massif aux noms propres, tue à terme la mémoire en l’exposant au temps. Je me souviens, en affrontant avec courage la labilité du souvenir, en refusant toute rémunération par l’écriture de cette fragilité – notamment par le choix de l’ « insignifiance76 » des souvenirs, leur minceur les exposant, à l’évidence, d’autant plus – apparaît comme le livre de la liquidation de la mémoire. Je me souviens met en liste une mémoire fascinée par l’amnésie, le blanc du souvenir : son travail hypermnésique est tout entier tendu vers un retour au néant. Je me souviens rejoint par là « la politique de Bartlebooth77 » qui informe l’œuvre entier de Perec. Dans les termes de Claude Burgelin : « Perec accumule scrupuleusement signes ou traces […] pour ensuite les rejeter, les effacer, les faire retourner au blanc », comme dans une tension entre les deux figures contraires de Prométhée et d’Érostrate : « Comme si se jouait là une sorte de partie de fort/da inversée où le premier mouvement serait d’attraction vers soi, de capture anxieuse et/ou jouissive et le deuxième mouvement d’abandon, de déprise, voire de destruction. Être à la fois Prométhée, le voleur de feu, et Érostrate, l’incendiaire du temple78 ». Je me souviens apparaît, en somme, comme un exercice d’oubli, qui ressemble à ceux de 75

Je me permets de renvoyer, sur cette question, à mon livre Éloquence du roman. Rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, Genève, Droz, 2008, p. 6377. 76 On observera cependant, avec Roland Brasseur, que ce jugement porté par la quatrième de couverture ne va pas toujours de soi : « “mai 68” […] est-il vraiment, sinon de façon polémique, “minuscule”, voire “inessentiel” […] ? » (« Je me souviens de I Remember », op. cit., p. 104). 77 Selon l’expression de Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 140. 78 Op. cit., p. 140 et 142.

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l’ « homme qui dort » – « Tu oublies que tu as appris à oublier, que tu t’es, un jour, forcé à l’oubli79 » – mais également à Un cabinet d’amateur : là aussi, Perec « donn[e] comme développement ultime à sa création l’effacement et [le] silence80 ». En ce sens, les pages blanches qui closent le volume renvoient beaucoup moins, in fine, à un partage de l’espace d’écriture, ouvert au lecteur – même si cette convivialité est explicitement annoncée81 – qu’à un vide, au néant du souvenir. L’écriture de Je me souviens ressortirait à une démarche ascétique, sensible dans la genèse même de l’œuvre, que Perec rapproche de « quelque chose de l’ordre de la méditation, une volonté de faire le vide82 ». C’est dire autrement que le texte de Je me souviens, paradoxalement, se produit en fait sans écriture, dans une ascèse qui touche le travail même de l’écrivain. Philippe Lejeune décrit de la façon suivante l’histoire du texte : « Quatre ans d’élaboration. De rares moments d’écriture. Énormément d’attente et de travail. Mais un travail “négatif” qui, par définition, ne laisse aucune trace. […] Le travail a justement consisté à s’abstenir d’écrire, à résister à la tentation d’écrire83 ». On peut lire Je me souviens comme une « tentative d’épuisement » qui, en 480 infimes étapes, parviendrait à faire l’économie de toute mémoire. Loin de Proust, cité dans la lettre à Maurice Nadeau, Je me souviens témoigne d’un anti-art de la mémoire qui affirme l’effacement inéluctable de tout souvenir : en ce sens, Je me souviens est une entreprise beaucoup plus radicale, et grave, que ce que laisse entendre le péritexte auctorial, qui se cantonne dans le registre léger, un peu ludique, d’une « impalpable petite nostalgie ». Une nuance pourtant s’impose, puisqu’on n’a guère considéré jusqu’ici que les noms de personnes : les noms de lieux, en effet, paraissent échapper, dans une certaine mesure au moins, au naufrage référentiel qu’on vient de décrire. On confrontera ici deux « je me souviens » très proches par leur structure, car tous deux fondés sur la « communisation » par calem79

Georges Perec, Un homme qui dort (1967), Romans et Récits, op. cit., p. 248. Claude Burgelin, op. cit., p. 144. 81 La première d’entre elles est surmontée de la mention suivante : « À la demande de l’auteur, l’éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les “Je me souviens” que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le, suscités ». 82 « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 89. 83 « Les temps d’une ruse », op. cit., p. 245. 80

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bour de quelques noms propres : le « je me souviens » 96 – « Je me souviens de / “J’avais une soif de lionne : / Voulant savoir à quoi l’eau sert, / Je m’écriai : Tonnerre ! Avalons” » – et le « je me souviens » 207 : « Je me souviens que quand Sophie, Pierre et Charles faisaient la course, c’était Sophie qui gagnait, car Charles traînait, Pierre freinait, alors que Sophie démarrait ». À la relative fugacité de la notoriété des personnes s’oppose la permanence beaucoup plus forte des lieux, même si certains types de lieu, comme les salles de théâtre ou de cinéma, très présentes dans le livre, se rapprochent à l’évidence, sur ce point, des personnes. L’index, du reste, va fortement dans le sens de l’impermanence des noms de lieux, l’entrée « Changements de noms » renvoyant à trois « je me souviens » portant sur des noms de lieux sur les quatre cités84. De la liquidation scripturale et mémorielle de Je me souviens ne demeureraient ainsi que quelques lieux – seuls fondements possibles donc, dans leur incertitude même, pour une poétique de la mémoire. Si l’on se souvient que les arts rhétoriques de la mémoire reposent à la fois sur des lieux et des images, on dira que Je me souviens procède à l’éviction de la mémoire d’images85 – qui passe par la représentation mentale d’événements et de personnes – pour ne laisser subsister que des lieux, participant ainsi de la démarche d’Espèces d’espaces et annonçant celle de Récits d’Ellis Island. Loin de ne renvoyer qu’à la mémoire partagée d’un sujet et des hommes et des femmes de sa génération, Je me souviens témoigne en somme, à l’évidence, de la stratégie d’un écrivain. L’objet du livre ne serait donc ni la compréhension du monde – qui n’est paradoxalement indiqué par le texte que s’il est déjà connu – ni même, en fait, la recherche d’une connivence avec le lecteur, mais bien la construction d’une écriture. Je me souviens, en s’exposant au temps par la publication, affronte la décomposition progressive de son ancrage référentiel, allant vers une opacification croissante. Le hors-texte s’avérant de plus en plus inaccessible, le livre se définit par rapport à un horizon proprement textuel, dans une écriture dont l’exercice consiste en l’invention d’un réseau de relations (horizontales) 84

Il s’agit des « je me souviens » 132 (à propos du palais de Chaillot), 147 (à propos de l’avenue de New York) et 203 (à propos de la station de métro Charles-Michels). 85 Sur Je me souviens comme livre construit sur un certain nombre d’images effectives, voir Roland Brasseur, « Les images dont Je me souviens », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, 1998.

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beaucoup plus qu’en l’édification (verticale) d’une série de niveaux, textuels et/ou extra-textuels. CONCLUSION Dans Je me souviens, le choix d’une rhétorique amicale apparaît en somme, et paradoxalement, comme le choix de l’hermétisme. Les noms propres dont le contenu référentiel n’est pas éclairé d’une manière ou d’une autre par le texte lui-même ne peuvent bénéficier que d’un ancrage extra-linguistique éminemment fragile et, à terme, n’inscrivent plus dans le livre que les traces évanescentes d’une convivialité perdue86. Je reviendrai donc, au terme de ce parcours, à la manière tout à fait remarquable dont Je me souviens use de l’ancrage référentiel des noms propres, en retournant le référentiel pour en faire le moyen d’une stratégie textuelle. Je me souviens, en effet, livre de noms propres, et en cela largement ouvert sur le monde, fait, en dernière analyse, un pari sur le texte : les renvois internes – au sein du texte, entre texte et paratexte – et intertextuels87 construisent un réseau qui exclut le hors-texte ; et, si certains « je me souviens » se fondent sur des images (dessins, photographies, films), comme l’a montré Roland Brasseur, ces images ne sont précisément pas des fragments de réel extra-linguistique brut, mais relèvent, déjà, d’un construit sémiotique. De façon générale, Je me souviens rapporte des souvenirs de discours – ce que signalent parfois typographiquement les guillemets : « Je me souviens des “Lithinés du Docteur Gustin” » (230) ; « Je me souviens de “Balzac, Helder, Scala, Vivienne” » (463) – et d’images beaucoup plus que d’hypothétiques instants vécus. On peut relire ici le « je me souviens » 344 : « Je me souviens du Golf Drouot (je n’y suis jamais allé)88 ». Comme le 86

Je me souviens s’inscrit donc dans le temps selon une trajectoire exactement inverse de celle de l’œuvre de Roussel, qui a d’abord affiché son hermétisme pour choisir ensuite, dans un après posthume, une certaine ouverture. 87 Les rapports entre Je me souviens et W, en particulier, sont importants. Voir, sur ce point, Jacques-Denis Bertharion, « Je me souviens : un cryptogramme autobiographique », op. cit., ainsi que Wilfrid Mazzorato, Écrire des traces, op. cit., t. II, ch. 2 : « Points de suture entre Je me souviens et d’autres écrits de Georges Perec ». 88 Quant au « je me souviens » 404 – « Je me souviens de Claude Luter aux Lorientais » – c’est épitextuellement (selon le terme proposé par Gérard Genette dans Seuils, Seuil, 1987) que Perec introduit un décalage avec ce qui pourrait être une immédiateté

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note Andrée Chauvin, « plus d’un quart des entrées de Je me souviens relève ainsi du discours relaté, généralement rapporté direct, plus de la moitié si l’on inclut les titres et les désignations usuelles et variables des lieux. […] Il n’est de mémoire que du langage et c’est de l’écho de paroles plurielles que bruit Je me souviens89 ». Je me souviens est une œuvre à la fois amicale – « sympathique », disait Perec90 – et difficile, refermée, dans la mesure où elle est, en fait, fondamentalement centripète : Je me souviens est un livre de la communauté – « tous les gens d’un même âge », dit la quatrième de couverture – où le souci de l’appartenance prime sur celui de la lisibilité : la communauté ne peut que se restreindre au fil du temps, et le livre affronte ce risque sans se dérober. C’est dire que l’écriture perecquienne suppose tout autant l’accueil que la récusation du lecteur ; comme le note Claude Burgelin, Perec « oscill[e] entre une demande de rencontre et d’amour et un besoin farouche d’échapper, de remettre un masque, ou plutôt un déguisement qui désigne plus qu’il ne masque. […] À la fois dans la complicité demandée au lecteur et dans un conflit sans cesse reconduit91 ». Je me souviens, joignant ainsi l’irrémédiable de l’écriture au resserrement de la réception, témoigne d’une esthétique qui peut se définir, d’un mot perecquien, comme celle de la clôture. Je me souviens, en ce sens, est exemplaire d’une tension (ou d’une tentation) vers l’œuvre à clé qui parcourt l’ensemble des écrits perecquiens, définissant une œuvre constamment secrète et dissimulée, qui conjugue proximité (fallacieuse) et obscurité. On pourrait risquer ici, quant à ce secret, une hypothèse : tous les noms propres, à l’ancrage référentiel finalement fugace, de Je me souviens – annoncés, en quelque mesure, par le nom d’auteur, qui est aussi le nom du père, inscrit sur la couverture du livre – seraient là pour taire, ou dissimuler, par exemple sous la forme de l’anagramme, un nom premier et d’une certaine manière ineffable, celui de la mère : dans le « je me souviens » 369 – « Je me souviens de Caryl Chessvécue : « Je ne m’en souviens pas. Mais je me souviens qu’on me disait que Claude Luter jouait aux Lorientais. Mais je n’ai jamais entendu Claude Luter » (« Georges Perec : “Je me souviens du jazz” », op. cit., p. 46). 89 Andrée Chauvin, « Jeux de mémoire et histoires de mots dans Je me souviens de Georges Perec », op. cit., p. 66. 90 « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 83. 91 Claude Burgelin, Les Parties de dominos, op. cit., p. 235.

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man » – Caryl est l’anagramme de Cyrla, son prénom, de même que, dans le « je me souviens » 474 – « Je me souviens de Caroline chérie (le livre et le film) » – le prénom de l’héroïne contient anagrammatiquement celui de la mère ; quant au « je me souviens » 243 – « Je me souviens des 121 » – il inscrit numériquement sa présenceabsence92, ainsi que le « je me souviens » 474, qui compte 11 mots pour 43 lettres : l’inscription numérique redouble alors l’inscription anagrammatique. La remarque peut bien sûr se formuler à l’inverse : l’énumération des noms vise, et dans cette mesure vaut pour, le nom tu de la mère. Comme l’écrit Philippe Bonnefis : « L’œuvre en littérature n’est souvent que la forme interminable et chicanière d’un Nom93 ». Si la mémoire mise en liste dans Je me souviens ne « prend » pas, c’est probablement qu’elle est comme aimantée par ce néant du nom maternel tu94. Pour désigner cette construction de l’œuvre autour d’un nom, la tradition poétique française use d’une métaphore, celle du tombeau. Dans Je me souviens, le tombeau reste secret ; il y est un monument caché, inscrit en creux : une crypte95. Je me souviens mettrait donc en œuvre une rhétorique paradoxale et audacieuse, où l’écriture, comme construction d’une structure, primerait sur la lecture. L’écriture perecquienne se ferait en somme, dans une certaine mesure, contre la lecture, dans une démarche où l’écriture vaudrait beaucoup plus par sa valeur intime comme procès,

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121 est égal à 11 au carré et, « avant le numéro 243, il y […] a 2 fois 121 [“je me souviens”] » (Roland Brasseur, « Je me souviens de I Remember », op. cit., p. 115). Le « je me souviens » 243 inscrit donc doublement la date de déportation de la mère, le 11 février 1943. 93 Philippe Bonnefis, « Scènes typiques avec légendes », dans Philippe Bonnefis et Alain Buisine éd., La Chose capitale, op. cit., p. 33. 94 Claude Burgelin suggère que, si la mémoire perecquienne cherche toujours à se construire en s’interdisant toute véritable efficacité, c’est « pour que la mémoire ne vienne pas traverser et bouleverser le lieu de la clôture, ce lieu de l’amnésie, mémorial intouchable qui s’est constitué à l’intérieur de sa psyché. En quelque sorte, les souvenirs foisonneraient pour ne pas se faire mémoire, pour qu’elle ne se souvienne pas, pour maintenir ce rapport entre enfouissement et dispersion » (Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 88). 95 Sur la pertinence quant à l’œuvre de Perec de la notion de crypte intrapsychique telle qu’elle a été développée par Nicolas Abraham et Maria Torok, voir Claude Burgelin, op. cit., p. 159-166.

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comme exercice, sinon spirituel, du moins éthique96, tendant à la construction appliquée de soi – de l’écriture comme auto-graphie – que par sa valeur publique comme achèvement d’un texte à lire97.

96

Wilfrid Mazzorato analyse la structure même de Je me souviens comme tenant « à une forme de rite d’écriture » (Écrire des traces, op. cit., t. II, p. 261). 97 J’ajouterai qu’il me semble que ces remarques valent également, dans une large mesure, pour l’œuvre de Jacques Roubaud.

II

Parenthèses perecquiennes […] au gré d’une ponctuation qui disposée sur papier blanc, déjà y signifie (Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres). Perec, à la fin d’Espèces d’espaces, définit ainsi l’écriture : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes1 ». On prendra au sérieux cette figuration de l’écriture comme une inscription laissant des traces, des marques, en posant la question de la place, dans cette économie matérielle des signes, de la ponctuation. On restreindra, cependant, d’emblée la portée de cette interrogation à un signe typographique particulier : les parenthèses qui, précisément, marquent l’espace d’un « vide qui se creuse » et, en faisant jouer ainsi dans la phrase rupture et suture2, paraissent immédiatement appropriées à la démarche perecquienne. On défendra, en d’autres termes, l’hypothèse d’un usage proprement perecquien des parenthèses, en essayant d’en mettre au jour les conséquences sur l’ensemble du projet de l’écrivain. PRELIMINAIRES LINGUISTIQUES : PARENTHESES ET ENONCIATION Les parenthèses, d’un étymon grec signifiant « intercaler, interposer », s’emploient en principe « pour intercaler dans un texte une indication accessoire. Celle-ci peut, soit être grammaticalement indé-

1 2

Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 123. Sur ce point, voir Bernard Magné, Georges Perec, Armand Colin, 2006, p. 48-55.

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pendante et même avoir sa propre ponctuation, soit avoir une fonction dans la phrase […]3 ». Cette opposition simple – quoique sans absolu – entre rupture et continuité syntaxiques permet de proposer une brève typologie des usages parenthétiques les plus courants, illustrée d’exemples perecquiens. Du côté de la continuité syntaxique, la parenthèse peut délimiter un constituant en fonction d’apposition – « Il peut frapper les métaux et en faire des casseroles (ce qu’un singe ne saurait faire)4 » – de complément circonstanciel – « On se sauve (parfois) en jouant5… » – ou coordonné (le cas échéant juxtaposé) à l’élément phrastique qui précède : « l’apparence (et la séduction) d’un art6 ». Du côté de la rupture syntaxique, le champ des constructions parenthétiques sera rapidement exploré d’un point de vue plus sémantique, sans que les différentes catégories identifiées soient mutuellement exclusives. On distinguera les parenthèses de reprise métalinguistique (autocorrection, variante lexicale) – « le couple Plassaert, jeunes marchands d’indienneries qui avaient déjà aménagé en un ingénieux pied-à-terre (pour autant qu’on puisse appeler ainsi un logement précisément situé sous les toits) trois anciennes chambres de bonne7 » – ou métatextuelle (la réflexion sur la liste insérée dans l’énumération des « objets qui sont sur ma table de travail8 ») ; de définition, en intension ou en extension – « un service à fumeurs (avec une boîte à cigarettes représentant Les Joueurs de cartes de Cézanne, un briquet à essence ressemblant assez à une lampe à huile, et quatre cendriers respectivement décorés d’un trèfle, d’un carreau, d’un cœur et d’un pique)9 » – de caractérisation : « D’abord un bâtiment à un étage, avec, au rez-de-chaussée, une porte (condamnée) […]10 ». Les parenthèses constituent également un lieu propice aux réglages d’extensité (par généralisation ou spécification) – « une grande chemi3

Maurice Grevisse, Le Bon Usage. Grammaire française, treizième édition revue par André Goosse, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1993, p. 167. 4 Georges Perec, Un homme qui dort, Romans et Récits, op. cit., p. 301. 5 Georges Perec, La Boutique obscure, Denoël-Gonthier, 1973, rêve 1. 6 Georges Perec, « Penser/Classer », Penser/Classer, Hachette, 1985, p. 153. 7 Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Romans et Récits, op. cit., p. 684. 8 Georges Perec, « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail », Penser/Classer, op. cit., p. 21-22. 9 Op. cit., p. 22. 10 Georges Perec, « La rue Vilin », L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 18.

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née avec de hauts chenets (une de ces cheminées dont on a tout de suite envie de dire, même si c’est visiblement faux, que l’on pourrait y faire rôtir un bœuf entier)11 » – à l’amorce d’inflexions thématiques qui peuvent aller jusqu’à la digression – « Je me souviens d’un fromage qui s’appelait “La Vache sérieuse” (“La Vache qui rit” lui a fait un procès et l’a gagné)12 » – aux insertions polyphoniques, mettant en place des commentaires d’ordres variés : « Au 6, Plomberie Sanitaire. Coiffure A. Soprani, Nocturne le Jeudi (le magasin semble refait à neuf)13 ». On voit que, de manière générale – outre la question des insertions polyphoniques – les parenthèses représentent une forme de « dédoublement énonciatif », au sens où le locuteur y est « comme dédoublé en commentateur de son dire14 », le commentaire parenthétique se présentant comme secondaire par rapport à l’énonciation principale de la phrase d’accueil. Les parenthèses mettent ainsi en jeu une hétérogénéité énonciative (Authier-Revuz) qui engage, sur ce plan, une stratégie du locuteur. Or, le recours à la stratégie énonciative parenthétique apparaît spécifiquement lié, dans l’œuvre de Perec, à certains genres littéraires : l’essai et les textes à contraintes dures, lipogrammes, hétérogrammes et palindromes. USAGES GENERIQUES Pour décrire ces usages génériques, plutôt que de chercher à proposer une vue globale de l’œuvre, on restreindra le corpus perecquien à deux textes, qui semblent l’un et l’autre exemplaires du « style parenthétique » de l’auteur : Espèces d’espaces et Alphabets.

11

Georges Perec, « Trois chambres retrouvées », Penser/Classer, op. cit., p. 27. Georges Perec, Je me souviens, op. cit., p. 58. 13 « La rue Vilin », op. cit., p. 24. 14 Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Larousse, 1995, t. I, p. 100-101. Sur la notion de commentaire, voir également Harald Weinrich, Le Temps, Seuil, 1973, p. 30-35. 12

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L’écriture de l’essai : Espèces d’espaces La réflexivité libre de l’essai engage, contre l’exposé didactique, préoccupé de fixer l’inventaire organisé de ses acquis15, une écriture capable de restituer le mouvement d’une pensée et, par là, de faire penser, à son tour, son lecteur. L’écriture pensive de l’essai privilégiera donc certaines formes, propres à mettre l’écriture en mouvement tout en la rendant problématique par l’organisation du discours qu’elles supposent. L’écriture de l’essai, en choisissant de montrer les ratures16 – « une brosse à poils durs qui me permettait de donner au pelage de mon chat (qui était d’ailleurs une chatte) un lustre qui faisait l’admiration de tous17 » – implique la mise en place d’un espace différencié du discours, articulé par divers moyens typographiques (la note, en particulier18), parmi lesquels figurent les parenthèses. En ce sens, l’étagement des plans – l’hétérogénéité énonciative – construit par les insertions parenthétiques contribue à la constitution d’un objet textuel complexe, qui fait problème pour le lecteur. Ainsi la quatrième section du chapitre « La page » est-elle organisée par un nombre important de parenthèses, parfois emboîtées sur deux niveaux (je la cite partiellement) : Il y a peu d’événements qui ne laissent au moins une trace d’écriture. Presque tout, à un moment ou à un autre, passe par une feuille de papier, une page de carnet, un feuillet d’agenda ou n’importe quel autre support de fortune (un ticket de métro, une marge de journal, un paquet de cigarettes, le dos d’une enveloppe, etc.) sur lequel vient s’inscrire, à une vitesse variable, et selon des techniques différentes selon le lieu, l’heure ou l’humeur, l’un ou l’autre des divers éléments qui composent l’ordinaire de la vie : cela va, en ce qui me concerne (mais sans doute suis-je un exemple trop bien choisi, puisque l’une de mes activités principales est précisément d’écrire), d’une adresse prise au vol […] à la rédaction laborieuse d’une lettre administrative, […] de la résolution parfois plutôt coton des mots croisés de Robert Scipion à la copie d’un texte enfin mis au net, de notes prises à une 15

Sur ces questions, voir Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Belin, 2006, p. 19-52. 16 Sur la notion de « rature représentée », voir Jacqueline Authier-Revuz, op. cit., p. 127. 17 Espèces d’espaces, op. cit., p. 28. 18 « J’aime beaucoup les renvois en bas de page, même si je n’ai rien de particulier à y préciser » (op. cit., note p. 19).

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quelconque conférence au gribouillage instantané d’un truc pouvant servir (un jeu de mots, un jet de mots, un jeu de lettres, ou ce que l’on appelle communément une « idée »), d’un « travail » littéraire (écrire, oui, se mettre à sa table et écrire, se mettre devant sa machine à écrire et écrire, écrire pendant toute une journée, ou pendant toute une nuit, esquisser un plan, mettre des grands I et des petits a, faire des ébauches, mettre un mot à côté d’un autre, regarder dans un dictionnaire, recopier, relire, raturer, jeter, réécrire, classer, retrouver, attendre que ça vienne, essayer d’arracher à quelque chose qui aura toujours l’air d’être un barbouillis inconsistant quelque chose qui ressemblera à un texte, y arriver, ne pas y arriver, sourire (parfois), etc.) à un travail tout court (élémentaire, alimentaire) : cocher, dans une revue donnant, dans le domaine des sciences de la vie (life sciences), le sommaire de quasiment toutes les autres, les titres susceptibles d’intéresser les chercheurs dont je suis censé assurer la documentation bibliographique, rédiger des fiches, rassembler des références, corriger des épreuves, etc.19

Ici, l’abondance des parenthèses est probablement d’abord un moyen de mettre en forme, (typo)graphiquement, la différenciation, donc le morcellement, des espaces, textuels entre autres, qui définit la finalité de l’essai Espèces d’espaces : « Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés20 ». Or, le nombre et la longueur des décrochements textuels est d’autant plus remarquable que la complexité étagée qu’ils constituent – figurée de manière décalée par le sommaire inclusif de la revue biologique bibliographique – contraste on ne peut plus nettement avec la linéarité continue, d’où les parenthèses ont totalement disparu, de la fin du même chapitre, où se développe un discours fictionnel, amorcé par cet énoncé : Simulacre d’espace, simple prétexte à nomenclature : mais il n’est même pas nécessaire de fermer les yeux pour que cet espace suscité par les mots, ce seul espace de dictionnaire, ce seul espace de papier, s’anime, se peuple, se remplisse : un long train de marchandises tiré par une locomotive à vapeur passe sur un viaduc ; des péniches chargées de gravier sillonnent les canaux […]21.

Le décrochement énonciatif apparaît ainsi comme un trait formel spécifiquement mobilisé par le genre de l’essai, d’autant plus que les parenthèses sont évidemment propices à sa marche volontiers digres19

Op. cit., p. 20-21. Op. cit., p. 14. 21 Op. cit., p. 22. 20

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sive22. De fait, l’écriture d’Espèces d’espaces associe étroitement digression et parenthèses, au point que les parenthèses apparaissent comme les marques (typographiques) de l’énoncé digressif. En témoigne ce type d’insertions, où les parenthèses délimitent un alinéa : « (Un jour, me rendant de Forbach à Metz, j’ai fait un détour pour aller voir, à Saint-Jean-Rohrbach, le lieu de naissance du général Eblé.)23 » Les digressions parenthétiques d’Espèces d’espaces sont d’ailleurs fréquentes, de longueur variable, leur refus même manifestant la pente digressive qui caractérise pour une part l’écriture de l’essai : « c’est chauffé, mettons par un radiateur, et c’est équipé d’une ou de deux prises de courant (très rarement plus, mais si je commence à parler de la mesquinerie des entrepreneurs, je n’en aurai jamais fini)24 ». Les parenthèses d’Espèces d’espaces témoignent également, outre leur détermination générique, de traits qui caractérisent de façon générale l’écriture perecquienne, en particulier du fait de l’économie linguistique qu’elles permettent. Lorsque Perec écrit, proposant une organisation « heptadienne » de l’espace de l’appartement : « Le lundoir pourrait parfaitement être une buanderie (nos aïeux ruraux faisaient leur lessive le lundi) et le mardoir un salon (nos aïeux citadins recevaient volontiers chaque mardi)25 », il insère entre parenthèses des justifications des attributions fonctionnelles proposées pour les deux premières pièces, les parenthèses permettant l’ellipse des connecteurs argumentatifs (de cause, en l’occurrence), qui demeurent implicites. Or, cette élision parenthétique des connecteurs équivaut ici à l’effacement de la pression présuppositionnelle qu’auraient exercée car, puisque ou en effet sur le lecteur, les énoncés entre parenthèses étant présentés comme d’emblée admis. Les parenthèses apparaissent ainsi comme l’une des ressources énonciatives d’une écriture qui, au choix de l’interaction forte avec son lecteur, préfère souvent les formes discrètes de la réserve. 22 La digression est également caractéristique du style burlesque adopté par Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, et elle s’y trouve, de même, fréquemment marquée par des parenthèses : voir, notamment, la digression sur la « table de campagne » (Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Romans et Récits, op. cit., p. 171-172). 23 Espèces d’espaces, op. cit., p. 104. 24 Op. cit., p. 42. 25 Op. cit., p. 46.

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Le carcan d’Alphabets Les onzains hétérogrammatiques d’Alphabets, souvent surcontraints26, représentent de façon exemplaire l’écriture à contraintes dures pratiquée par Perec « un peu comme un pianiste qui fait ses gammes27 ». Or, les parenthèses, outre la structuration graphique qu’elles apportent le cas échéant aux textes, jouent un rôle important dans la stratégie poétique impliquée par ce type d’écriture. Les contraintes hétérogrammatique, lipogrammatique et palindromique tendent, en effet, à donner lieu à des énoncés à l’intelligibilité problématique, du fait des brutales solutions de continuité, syntaxiques et sémantiques, qu’ils comportent. C’est alors l’articulation énonciative du texte contraint qui prend en charge son acceptabilité, en le rendant, sinon immédiatement lisible, du moins accessible à l’effort interprétatif du lecteur. Dans ce travail de vraisemblabilisation (Kristeva) énonciative, les parenthèses constituent, avec la variation des modalités d’énonciation (exclamation, interrogation), une ressource essentielle. Les parenthèses, en marquant par définition une hétérogénéité énonciative (en ouvrant dans l’énoncé un autre plan), offrent en effet un cadre formel à l’hétérogénéité syntaxique ou sémantique, et la rendent par là lisible. Ainsi, la rupture isotopique tend dans Alphabets à adopter la forme de l’insertion parenthétique : O, rutilances ! Tocsin, la rue (clou à sentir l’atour ni sec ni clos au ret). L’or mu : antimoine alu strontium (laser ?)

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La notion de « surcontrainte » est reprise à Bernard Magné, « De l’écart à la trace. Avatars de la contrainte », Georges Perec : Écrire/transformer, Études littéraires, université Laval (Québec), vol. 23, n° 1-2, 1990, p. 16. Sur les contraintes d’Alphabets, voir Bernard Magné et Mireille Ribière, Les Poèmes hétérogrammatiques, Cahiers Georges Perec, n° 5, Valence, Éditions du Limon, 1992. 27 « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner » (1979), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 96.

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Dans ces deux fragments, empruntés respectivement aux poèmes 24 et 93, les solutions de continuité sémantique – on passe immédiatement de l’urbain au domestique (de la « rue » au « clou »), de l’énumération de corps chimiques à la lumière du laser – prennent la forme de commentaires parenthétiques, la souplesse syntaxique et sémantique du rattachement de l’énoncé parenthétique à sa phrase d’accueil rendant ces ruptures récupérables sémantiquement : la première parenthèse peut être lue comme une spécification du cadre urbain posé par le vers précédent, la deuxième apparaissant, via la modalité interrogative, comme un commentaire du locuteur sur son propre énoncé, dont la valeur (prolongation de l’énumération, changement radical de plan…) n’est pas élucidée. De même, les ruptures syntaxiques fortes tendent à se faire entre parenthèses ; ainsi dans le poème 28 : L’usine à troc (usé cri tonal sucré in alto isolante, cru nul, os à citer, écran !) Outils à soc, urne, lit, talon usé, cri, roc : (et l’usina). O, tu as l’écrin : ci, nu, art l’ose.

La deuxième parenthèse – la première représentant un commentaire sur le dire (« cri ») du locuteur – prend en charge le passage d’une énumération nominale (au v. 4) au prédicat verbal (« l’usina ») qui la clôt. L’affichage formel de la rupture la rend récupérable du point de vue du sens, en l’intégrant comme telle à un énoncé qui la place ce faisant au deuxième plan. AUTRES VOIX De manière tout à fait générale, les parenthèses semblent répondre dans l’écriture de Perec au projet de mettre en scène d’autres voix. De ce fait, elles impliquent le jeu d’un double écart, formel et énonciatif : elles représentent un décrochement par rapport à la linéarité de l’énoncé, et font entendre dans ce suspens d’autres voix, parmi lesquelles figure de façon exemplaire la voix d’un discours intime, visiblement indicible autrement.

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« Trace l’écart » Les parenthèses, formellement, tracent un écart28 qui fait jouer dialectiquement rupture et suture : elles représentent dans le déroulement linéaire de l’énoncé un suspens délimité, dont elles fixent précisément les bornes typographiques. En ce sens, la rupture parenthétique est parfois un choix, dans la mesure où d’autres signes typographiques se trouvent disponibles : « Mais, par hasard (crut-il) il n’y avait sur l’îlot ni lynx, ni puma, ni jaguar, ni bison29 ». Le marquage de l’incise par les parenthèses, de préférence aux virgules, évidemment tout à fait possibles ici, se comprend comme le choix de signes graphiques fortement distinctifs, la valeur de coupure des parenthèses – par opposition aux virgules qui soulignent davantage la continuité – les rendant parfaitement congruentes sur le plan métatextuel à l’écriture lipogrammatique. De même dans « Vocalisations », dont l’incipit, « À noir (Un blanc) », est glosé en « À noir, un blanc30 » : alors que la glose, par définition vouée ici à l’incomplétude, omet la ponctuation, le texte poétique associe la parenthèse au manque, à la scansion du vide (« blanc ») plus qu’au processus syntaxique de l’ajout. Pourtant, même si l’écriture perecquienne met ainsi davantage l’accent sur le manque et la coupure, rupture et suture parenthétiques demeurent dans une relation dialectique, clairement manifeste au plan syntaxique. La phrase travaille, en effet, à reconstituer sa continuité syntaxique interrompue, selon diverses modalités. Ces sutures, affirmées contre la rupture parenthétique, usent essentiellement de moyens lexicaux et syntaxiques. Du point de vue lexical, la rupture parenthétique est atténuée, à l’une ou l’autre de ses limites graphiques, par la répétition : « Augustus, qu’Iturbi jadis honora d’un cours, installa donc aussitôt un piano crapaud […] dans un salon où il y avait aussi un billard (billard sur quoi, on l’a appris jadis, il avait failli raccourcir à coup d’hachoir Haig alors tout bambin)31 » ; « On conçoit sans mal qu’il fallut un hasard 28

« Trace » et « écart » constituent respectivement le premier et le dernier mot du « palindrome » de Perec. 29 Georges Perec, La Disparition (1969), Romans et Récits, op. cit., p. 331. 30 Op. cit., p. 405 et 408. 31 Op. cit., p. 430.

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tout à fait hors du commun (d’aucuns y ont vu aussitôt l’infini doigt du Tout-Puissant : à coup sûr, ils n’ont pas tort, mais la Narration contraint à offrir, au moins, l’illusion du pas tout à fait fatal ; sinon à quoi bon discourir ?) tout à fait hors du commun, donc, pour qu’Aignan, sous un climat aussi cordial, soit toujours vivant dix-huit ans plus tard32 ». Ce type de répétition renforcée par un donc de reprise peut d’ailleurs restaurer la continuité de l’énoncé après une rupture explicitement marquée, liée à l’intervention d’une parenthèse fortement digressive : Et quand son nom, que cinq générations et demie de Karadigme avaient porté sans même s’en rendre compte et lui avaient livré pieds et poings liés, tomba de la bouche en cul de poule du lieutenant Lariflette, qui d’ailleurs l’estropia (le nom seulement, hélas, et pas la personne : subtil distinguo dont je me fais fort de tirer illico presto maints développements divertissants et vertigineux ; mais l’heure est grave et je dois poursuivre : Ah ! Littérature ! Quels tourments, quelles tortures ton sacro-saint amour de la continuité ne nous imposet-il pas !)… Où en étais-je ? Oui. Quand, donc, son nom, que cinq générations, etc., tomba de la bouche, etc., le brave Karatchi tourna sa bonne bouille à l’œil humide vers son grave gobain Bollak Henri qui, pincesans-rire comme toujours, et maréchal-des-logis jusqu’aux bouts des ongles, lui flanqua un motif parce que l’on ne tourne pas la tête quand l’on est au garde-à-vous33.

Du point de vue syntaxique, les sutures se font selon deux modalités différentes : en mettant en place une solidarité syntaxique forte entre parenthèse et phrase d’accueil – « […] un “syndicat” multi- ou plutôt supra-national (qui groupait dix-huit gros caïds […], plus cinq ou six organisations ayant moins d’acabit) l’avait dans sa main34 » (la parenthèse délimite ici une subordonnée relative) – et, de façon récurrente, en instituant cette solidarité par delà l’interruption parenthétique. La phrase de Perec tend, en effet, à insérer ses parenthèses entre des constituants fortement liés par la syntaxe, que ce soit entre un verbe et sa complétive – « […] soif d’un Non-Dit n’ayant pour s’accomplir qu’un sursaut sans pouvoir rabâchant à l’infini (jamais jusqu’à la satiation, toujours dans l’insatisfaction d’un savoir plus pur 32

Op. cit., p. 341. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, op. cit., p. 163-164. 34 La Disparition, op. cit., p. 450. 33

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à l’horizon du champ proscrit) qu’il n’y a qu’Un Mal, Mal dont nous souffrons tous […]35 » – entre les éléments d’une corrélation consécutive – « Clodion fut si satisfait (on sait qu’il craignait Alaric, y voyant à tout instant plus un rival qu’un vassal) qu’aussitôt, faisant fi du mûr avis qu’un pair lui donnait […] il fit du galopin son chouchou36 » – entre un antécédent et sa relative : « […] le dévoilement d’une “vérité” élémentaire (désormais, il ne viendra à toi que des étrangères ; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse ; elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part…) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres37 ». La limite de ce type de structure paradoxale, où la mise en place d’une solidarité linguistique forte par delà les parenthèses répare la rupture provoquée par leur insertion en même temps qu’elle la rend d’autant plus sensible, est représentée par la tmèse, où les parenthèses rompent une solidarité cette fois lexicale. Dans l’œuvre de Perec, cette figure extrême de la rupture/suture parenthétique paraît réservée à l’écriture du « grand palindrome » : « Sirène, rumb à bannier à ma (Red n’osa) nière de mimosa38 ». Le décrochement parenthétique, en ouvrant un espace énonciatif autre, crée la possibilité de jeux polyphoniques, diversement exploités par l’écriture de Perec. L’écart énonciatif peut rester interne au locuteur, qui commente alors son propos (quant à son dit ou à son dire). Cette pratique du commentaire métalinguistique, notamment auto-correctif, caractérise, avec l’exemplification, la grande majorité des parenthèses perecquiennes. Le dédoublement du locuteur permet, dans La Boutique obscure, de distinguer formellement la voix du rêveur de celle du narrateur – « Il est presque sur le point de se lever et de partir (cela voudrait dire que je suis sauvé)39 » – le réveil se disant systématiquement entre parenthèses : « Ma seule chance est que je sois en train de rêver (je me

35

Op. cit., p. 479. Op. cit., p. 491. 37 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 137-138. 38 Georges Perec, « Palindrome », La Clôture et autres poèmes, Hachette, 1980, p. 47. 39 La Boutique obscure, op. cit., rêve 16. 36

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réveille, soulagé)40 ». La parenthèse peut dès lors apparaître, de façon totalement atypique, en tête de phrase : « (il me semble que) j’ai en main le tarif des tirages de têtes des lettres à Félice de Kafka41 ». Quant aux textes fondés sur le travail de la mémoire (W ou le Souvenir d’enfance, Je me souviens), l’écart énonciatif y prend la forme d’une articulation de deux plans temporels, qui distingue l’espace du souvenir de celui, présent, de la remémoration écrite : « Souvent j’allais chercher le journal sur la place (le marchand de journaux, tabacs, souvenirs, cartes postales, est toujours au même endroit)42 ». Dans Je me souviens, l’espace réservé par les parenthèses au présent de l’écriture est de façon récurrente celui d’une mise en question, parfois radicale, du souvenir qui vient d’être mentionné : « Je me souviens d’une publicité en vers qui se terminait ainsi (j’ai oublié le début du premier vers) : “… son visage, Les rides sur son front ont tracé leurs sillons, Mais ses yeux sont gardés des atteintes de l’âge, Grâce aux verres STIGMAL, aux lunettes HORIZON !”43 »

Ou « Je me souviens du Golf Drouot (je n’y suis jamais allé)44 », la parenthèse disant ici la rupture de tout lien obligé entre souvenir et expérience personnelle. Toutefois, le décrochement énonciatif constitué par les parenthèses ne reste pas interne au locuteur, et les insertions parenthétiques permettent souvent l’intrusion de voix véritablement autres, dans un jeu polyphonique, explicite ou non, notamment citationnel : […] il se souvenait assez mal des Trois Mousquetaires (mais tout de même assez, je pense, pour m’expliquer ce qui était indispensable à une bonne compréhension de Vingt ans après, par exemple qui étaient Rochefort, ou Bonacieux (« cette canaille de Bonacieux ») ou cette Lady de Winter que Mordaunt s’acharne tant à venger), mais il était encore très marqué par sa lecture du Vicomte de Bragelonne […]45. 40

Op. cit., rêve 79. Op. cit., rêve 114. 42 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 203. 43 Je me souviens, op. cit., p. 106. 44 Op. cit., p. 87. Sur cet énoncé, où le souvenir s’avère comme trace de discours entendus, voir chapitre I. 45 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 194. 41

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À cette citation, qui fait entendre Les Trois Mousquetaires dans l’espace autobiographique, s’oppose le début du poème 61 d’Alphabets, où la présence de Verlaine prend la forme minimale d’une réécriture allusive : Range outils lus, toi régnant à si rouge luire (sanglot long ?)

Or, parmi ces voix qui trouvent place dans les décrochements ménagés par les parenthèses, figure celle, inassignable au sujet comme tel, d’un discours intime qui paraît autrement indicible. Poétique du tombeau On partira d’une remarque de Bernard Magné, notant que le texte de W ou le Souvenir d’enfance comporte de « multiples parenthèses46 », métatextuellement désignées par les « petits croissants fourrés47 » de tante Berthe, pour poser à ce sujet une question simple : comment comprendre la place visiblement importante – signalée, en tout cas, par une métaphore métatextuelle – de l’insertion parenthétique dans la démarche autobiographique de W ? Il est clair, tout d’abord, que Perec autobiographe ne fait pas un usage spécifique des parenthèses : dans W comme dans d’autres textes (La Disparition notamment), la rupture parenthétique est exploitée pour marquer formellement un manque, une absence en même temps explicités par l’énoncé. Dans ces deux exemples, l’incomplétude et l’indicible sont thématisés, respectivement, entre parenthèses : Il y avait pourtant quelque chose de frappant dans ces trois premiers livres, c’est précisément qu’ils étaient incomplets, qu’ils en impliquaient d’autres, absents, et introuvables : les aventures du petit Parisien n’étaient pas terminées (il devait manquer un second volume), Michaël, le chien de cirque avait un frère, nommé Jerry, héros d’aventures insulaires dont j’ignorais tout, et mon cousin Henri ne possédait ni les Trois mousquetaires ni le Vicomte de Bragelonne […]48.

46

Bernard Magné, « Le viol du bourdon », Le Cabinet d’amateur, n° 3, 1994, p. 81. W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 184. 48 Op. cit., p. 193-194. 47

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Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes49.

L’exemple le plus clair du phénomène est probablement la lacune centrale, qui articule le volume en deux parties séparées par une page blanche occupée en son centre par trois points de suspension entre parenthèses50. Les parenthèses se trouvent cependant parfois directement impliquées par la stratégie énonciative du discours autobiographique, dans la mesure où, contre sa définition comme « parole absente à l’écriture51 », elles parviennent à constituer pour le je des espaces réservés. La fin des « Lieux d’une fugue » en témoigne grammaticalement, les parenthèses permettant la reformulation à la première personne de l’énoncé : « Lorsque, vingt ans plus tard, il entreprit de se souvenir (lorsque, vingt ans plus tard, j’entrepris de me souvenir), tout fut d’abord opaque et indécis52 ». On comprend que l’évocation, au chapitre XXI de W, de la pratique du ski, qui débouche sur le marquage de l’identité par la cicatrice, soit évoquée dans un flux discursif – le deuxième paragraphe du passage se clôt sur une phrase d’une page et demie53 – articulé par de nombreuses parenthèses. De fait, les parenthèses tendent à délimiter des lieux discursifs intimes, capables d’accueillir un discours autrement indicible : la parenthèse interrompt le fil de l’énoncé pour offrir un espace, possible parce qu’en retrait, à un discours qui est fondamentalement celui de la parenté. Certains textes de circonstance manifestent de façon exemplaire cette formulation parenthétique de l’intime, ainsi de « Considérations sur les lunettes » :

49

Op. cit., p. 58-59. Op. cit., p. 85. Le marquage typographique du manque informulable par des points de suspension est, quant à lui, repris des Contemplations, où Hugo fait suivre la mention du 4 septembre 1843 (date de la noyade de Léopoldine), présentée comme un titre, d’une ligne de points qui se substitue à tout poème possible. 51 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 59. 52 Georges Perec, « Les Lieux d’une fugue », Je suis né, op. cit., p. 30. 53 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 140-141. 50

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Je me souviens aussi d’une affiche où l’on voyait un visage de femme pris dans un casque impressionnant destiné à l’examen de sa vue (et aussi, souvenir sinistre, du slogan d’un célèbre opticien précisant, en pleine Occupation, que son nom, malgré certaines consonances, n’avait aucun rapport avec un nom juif)54.

De même, la fantaisie entomologique du chapitre XXVII de W, loin de toute prétention naturaliste, fût-ce à la manière de Fabre ou de Maeterlinck, réserve dans une parenthèse à l’abeille, qui traduit en français le premier élément du nom de la famille adoptive (Bienenfeld), toute la dangerosité possible : Une abeille se posa sur ma cuisse gauche. Je me levai brusquement et elle me piqua. Ma cuisse enfla d’une façon réellement colossale (c’est à cette occasion que j’appris la différence qu’il y a entre une guêpe, foncièrement inoffensive, et une abeille, dont la piqûre peut dans certains cas être mortelle ; le bourdon ne pique pas ; mais le frelon, heureusement rare, est encore plus à craindre que l’abeille)55.

On citera également l’occurrence, de valeur apparemment inverse, qui clôt le chapitre XXXV : Plus tard, je suis allé avec ma tante voir une exposition sur les camps de concentration. Elle se tenait du côté de La Motte-Picquet-Grenelle (ce même jour, j’ai découvert qu’il existait des métros qui n’étaient pas souterrains mais aériens). Je me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés et d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain56.

L’intime paraît ici antiphrastique, les parenthèses permettant un décalage digressif qui fait l’économie du pathétique. Cependant, le décrochement parenthétique vaut aussi pour un changement de plan qui parvient à donner une forme indirecte au discours intime : face à l’histoire (« les camps », « les gazés »), le je prend place dans une parenthèse, qui fait passer du souterrain à l’aérien : manière oblique de dire un autre passage (une autre « découvert[e] »), de la tombe absente

54

Georges Perec, « Considérations sur les lunettes », Penser/Classer, op. cit., p. 148. W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 173. 56 Op. cit., p. 213. 55

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à l’indication d’une mort par asphyxie, impliquée autant que déniée par la dernière phrase57. On dira donc que la rupture formelle, syntaxique autant que sémantique, représentée par les parenthèses en fait des signes particulièrement appropriés à une écriture autobiographique dont les objets privilégiés, formels et thématiques, sont précisément le manque et la cassure. La voix intime du discours parenthétique prend une dimension tout à fait inattendue dans un texte souvent délaissé de l’œuvre de Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, en particulier dans un passage sur lequel Bernard Magné a déjà attiré l’attention : […] et Karaschmurz l’endormi irait poursuivre son sommeil dévastateur sur la couche moelleuse d’un grabat d’hôpital et ne se réveillerait qu’avec quarante-trois centimètres de sonde javellisée dans l’œsophage (à moins que ça ne soit dans le pharynx). Onze (ou peutêtre dans le larynx même), onze (ou dans la trachée-artère, j’y connais rien, moi), onze (vous me direz que si je n’y connais rien, je n’ai qu’à pas écrire : quand on veut écrire, faut avoir du vocabulaire. Possible, mais je suis bien sûr que vous n’en savez pas plus que moi sur ces trucs-là. D’ailleurs vous seriez bien incapables d’écrire cette histoire à ma place !) onze (mettons qu’il aura quarante-trois centimètres de sonde javellisée dans la gorge et n’en parlons plus…), onze psycholonels (donc) triés sur le volet lui prendraient le pouls, lui tireraient la langue, lui mesureraient l’intellect […]58.

La répétition obsessionnelle du 11 et sa mise en relation avec le 43 témoignent, d’abord implicitement, de la disparition de la mère : seule la publication de W donnera au lecteur les moyens de comprendre ces deux nombres comme les métonymes de sa mort. Cette inscription est, également, graphique, l’usage des parenthèses contribuant ici, dans son ordre propre, à faire du texte un tombeau : les multiples insertions parenthétiques marquent l’impossibilité d’un progrès continu de l’énoncé qui donne en même temps une forme énonciative à l’empêchement de la respiration qu’elles thématisent. Les parenthèses inscri57

Sur ce point, voir l’analyse de Bernard Magné : « Dans la réalité, que Perec connaît fort bien, le four crématoire est le lieu de la disparition de toute trace : c’est parce que l’itinéraire tragique de Cyrla Perec la conduit aux crématoires d’Auschwitz qu’elle “n’a pas de tombe”. Par son “erreur”, le texte de W inverse cette réalité et fait du four le lieu d’exhibition des traces : ce qui devait effacer donne à voir, ce qui devait détruire conserve » (Bernard Magné, « Le viol du bourdon », op. cit., p. 80). 58 Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, op. cit., p. 189.

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vent donc précisément la mort de la mère, en figurant la discontinuité qu’elle implique tout en gardant la mémoire, concrète, d’une asphyxie. Comme l’écrit Perec, dans une parenthèse : « […] je suis bien sûr que vous n’en savez pas plus que moi sur ces trucs-là. D’ailleurs vous seriez bien incapables d’écrire cette histoire à ma place ! » Or, les parenthèses permettent également l’effet de martèlement obsessionnel lié à la répétition du onze qui, en elle-même, crée dans le passage une continuité d’un autre ordre : les marques de rupture, syntaxique et sémantique, produisent en même temps du lien. On retrouve ici un principe tout à fait général de l’écriture de Perec qui, dans une fidélité décalée aux lectures lukacsiennes de sa jeunesse, paraît donner une traduction formelle à certain concept hégélien : la relation dialectique qui unit les formes-sens majeures constitutives de sa pratique littéraire, en l’occurrence la rupture et la suture. De même que la dernière insertion parenthétique citée – « onze psycholonels (donc) triés sur le volet » – vaut essentiellement, par son contenu, comme reprise, c’est-à-dire comme mise en place d’une continuité, toutes les parenthèses du passage, en rendant possible la répétition du onze, donnent à l’énoncé une unité rythmique qui relève au moins autant de la suture que de la rupture59. On peut faire, en somme, l’hypothèse que la place marginale de Quel petit vélo dans l’œuvre de Perec, qui tient probablement d’abord à la distance de l’auteur lui-même par rapport à son livre60, rend justement compte, au moins en partie, de son importance dans l’espace autobiographique perecquien (Lejeune), dans la mesure où le « récit épique en prose61 » permet un double retrait parenthétique de l’intime : dans les parenthèses d’un texte que son apparente distance ludique rend lui-même comme « parenthétique » au sein de l’œuvre. S’il y a, en ce sens, à reconsidérer Quel petit vélo, à lui redonner place au sein de l’œuvre entier, c’est bien comme un texte marginal, mineur si l’on veut, qu’il doit être relu. 59

Dans Quel petit vélo, la suture est par ailleurs marquée par la syntaxe : le burlesque fait un large usage des subordonnants, en particulier du morphème que, posant ainsi des relations qui supposent une certaine continuité phrastique. 60 Quel petit vélo n’est pas cité dans la longue lettre de 1969, à la fois bilan et programme, adressée à Maurice Nadeau, et le silence de la critique, tant journalistique qu’universitaire, est presque complet sur ce livre. Voir, cependant, Yannick Séité, « Perec : à vélo, partir pour la guerre », Les Temps modernes, n° 604, 1999, p. 154155. 61 Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, op. cit., p. 143.

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Les parenthèses, par leur valeur de reprise, de retour sur l’énoncé, font le choix de la profondeur du paradigme contre la continuité linéaire du discours. C’est pourquoi leur forme énonciative convient parfaitement à une écriture mémorielle – comme l’est de façon générale l’écriture perecquienne, que son rapport au souvenir soit, ou non, explicite – cherchant précisément à mettre en place de fortes discontinuités, pour donner, dans la profondeur de l’écriture, un tombeau à la mère. Les parenthèses apparaissent, en ce sens, comme le moyen typographique de creuser par l’écriture cette tombe, le tombeau textuel disséminé dans l’œuvre entier s’opposant à l’impossible tombeau matériel (le « monument » de la gare de Lyon ne peut être qu’un cénotaphe62). Ceci implique que la profondeur ouverte par les parenthèses n’est promesse d’aucune révélation : dans l’œuvre de Perec, l’écriture ne sauve pas, elle donne forme. Les étagements parenthétiques du discours demeurent problématiques, dans des textes où l’allégorie, faute d’assurance herméneutique, reste impossible : dans Quel petit vélo, la citation d’un poème à l’authenticité « douteuse » de Benserade est suivie, entre parenthèses, de ce commentaire : « quant au sens, s’il est moins clair, c’est la faute à l’Allégorie qui a mal supporté le voyage63 ». POUR CONCLURE La variété des usages parenthétiques repérés dans l’œuvre de Perec – marquage de la profondeur pensive de l’essai, articulation énonciative du texte à contraintes dures, jeu autobiotextuel de la rupture et de la suture, constituant pour la mère un tombeau d’écriture – signifie, dans tous les cas, un investissement littéraire de signes de ponctuation, qui implique une sémantisation de l’infra-linguistique. Cet investissement poétique du matériel infra-linguistique, désigné par le jeu verbal implicite entre parenthèses et parenté, prend sens, de façon générale, au sein d’une conception plastique de l’écriture –

62

« En sortant de la gare, j’ai demandé comment s’appelait ce monument ; on m’a répondu que ce n’était pas un monument, mais seulement la gare de Lyon » (W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 212). 63 Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, op. cit., p. 193.

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proche à certains égards de celle de Mallarmé64 – qui, outre l’importance qu’elle accorde à l’image (celle du dessin, de la peinture, de la photographie ou du cinéma) et à l’invention de formes textuelles visibles dans l’espace de la page, met l’accent, du côté de l’écrivain, sur la matérialité de l’inscription qui le définit à proprement parler comme « homme de lettres » : « […] j’écris lentement, très lentement, le plus lentement possible, je trace, je dessine chaque lettre, chaque accent, je vérifie les signes de ponctuation65 ». La démarche de Perec apparaît, en cela, comme un projet d’écriture totalisant, capable d’informer jusqu’à la ponctuation, qui contribue dès lors en même temps – et c’est probablement à cette conjonction étroite de la vie et du texte que tient la force de l’œuvre perecquien – à l’articulation vitale du texte, en marquant formellement l’écart et la continuité, et à la mise en forme textuelle du vécu, en creusant un tombeau d’écriture à la mère.

64

Sur ce point, voir Mireille Ribière, « Traces mallarméennes chez Georges Perec », dans Daniel Bilous éd., Mallarmé, et après ? Fortunes d’une œuvre, Noésis, 2006, p. 237-246. 65 Espèces d’espaces, op. cit., p. 75.

III

L’ordre des signes : fixation de la référence et incipit romanesque dans La Vie mode d’emploi On peut définir l’incipit comme le lieu textuel où s’opère le passage du « monde non écrit » (pour reprendre l’expression d’Italo Calvino1) au monde écrit. Il s’agit donc d’un espace textuel liminaire instaurant un ordre linguistique des signes absolument distinct du hors-texte qui constitue le monde du lecteur – cette délimitation sémiotique se doublant dans le cas du roman d’une autonomie référentielle, toute fiction construisant à mesure son propre univers de référence2. On abordera l’analyse de ce lieu textuel privilégié dans une perspective linguistique, par le biais d’un examen des démonstratifs dans l’incipit de La Vie mode d’emploi, la double polarité référentielle de cette catégorie – déictique et anaphorique3 – lui donnant un rôle crucial dans la mise en place des référents fictionnels. GRAMMAIRE DE LA REFERENCE On partira de quelques emplois remarquables, relevant de l’anaphore en même temps que de la deixis (conçues, dans une perspective

1

Italo Calvino, « The Written and the Unwritten World », The New York Review of Books, New York, 12 mai 1983 (traduction française : « Monde écrit et Monde nonécrit », Europe, n° 815, 1997). 2 Sur l’autoréférentialité du texte de fiction, voir notamment Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction, Seuil, 2001, p. 24-34. 3 Sur le démonstratif comme « forme à deux faces » qui « superpose toujours le renvoi à quelque chose de connu et la présentation de quelque chose de nouveau », voir Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine Léonard, « Le démonstratif dans les textes et dans la langue », Langue française, n° 120, 1998, p. 15.

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cognitive, comme opposant la reprise d’éléments déjà connus à la désignation de référents nouveaux4). Le premier est emprunté à la deuxième phrase du roman, qui se clôt sur une série de syntagmes démonstratifs que leurs expansions relatives ne suffisent pas à saturer référentiellement : De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appartements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés, ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents ou accidents qui se déroulent dans ce que l’on appelle les « parties communes », ces petits bruits feutrés que le tapis de laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire qui s’arrêtent toujours aux paliers5.

On peut nommer anaphore mémorielle ce renvoi direct6 à un univers de discours supposé partagé par le lecteur, qui représente un appel immédiat à sa bonne volonté herméneutique. Le démonstratif opère ainsi un véritable coup de force référentiel, qui tient pour acquise la connivence du narrateur et de son destinataire. Le même type de fonctionnement référentiel se trouve mobilisé par la description, dans le deuxième paragraphe, de la « femme d’une quarantaine d’années […] en train de monter l’escalier » : « Un grand fourre-tout de toile bise, un de ces sacs que l’on appelle vulgairement un baise-en-ville, pend à son épaule droite ». Le déterminant discontinu un de ces… qui fait lui aussi appel à un univers de discours commun au narrateur et au lecteur, propre à assurer l’identification du syntagme démonstratif, la relative subséquente ne se préoccupant que de dénomination : plus précisément, l’indéfini un extrait le référent considéré d’un ensemble beaucoup plus vaste, qui prend la forme

4

Sur cette question, voir Georges Kleiber, « Anaphore-deixis : Où en sommesnous ? », L’information grammaticale, n° 51, octobre 1991. 5 Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Romans et Récits, op.cit., p. 657. Sauf indication contraire, les citations de La Vie mode d’emploi sont dans l’ensemble de ce chapitre empruntées aux pages 657-658 de cette édition. 6 Sans que l’on passe par l’implication d’une chaîne anaphorique fictive — phénomène fréquent dans les incipit in medias res, qui aiment ces renvois à des éléments censément introduits dans un avant du texte, alors qu’ils sont mentionnés pour la première fois. Sur les « limites » de cette « hypothèse pseudo-anaphorique », voir Gilles Philippe, « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction : l’exemple des ouvertures de roman », Langue française, n° 120, 1998, p. 52-54.

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d’une catégorie dont la construction est fondée sur une expérience partagée7. On mentionnera enfin, pour clore cette brève revue, la première phrase du roman (synthétiquement reformulée, au futur, à l’ouverture du deuxième paragraphe) : « Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régulière. » La première occurrence du pronom démonstratif neutre, sous la forme cela, conjoint référenciations anaphorique – aux mentions paratextuelles qui ouvrent la page (« Première partie », « Chapitre I ») – et déictique, plus précisément textuelle (au sens, proposé par Lyons, où c’est le texte même auquel appartient le démonstratif qui est visé par la deixis), le pronom se rapportant plus probablement au livre dans son ensemble. Quant à ça, il ressortit exclusivement à la deixis textuelle, renvoyant sans ambiguïté à une manière d’écrire (également visée par ainsi) inscrite dans l’espace de la page (déictiquement désigné par ici). Par ailleurs, l’emploi de ces démonstratifs neutres semble surdéterminé par des relations intertextuelles. Outre la mémoire de quelques incipit de tragédies raciniennes – Andromaque, Iphigénie et Athalie commencent par un oui – La Vie mode d’emploi s’ouvre en effet sur une récriture manifeste, quoique mêlée, des incipit des deux premiers romans de Céline : « Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit8 » (Voyage au bout de la nuit) ; « Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini9 » (Mort à crédit). On rendra compte ainsi du choix, à l’ouverture de la première phrase du « romans10 » perecquien, de cela, de préférence à la forme syncopée ça : contre l’indistinction forte

7

Sur un de ces… qui comme « stylème dix-neuviémiste » manifestant le « cognitivisme conquérant » du réalisme, puisqu’il suppose l’équivalence non problématique de la mémoire collective et des expériences individuelles, voir Éric Bordas, « Un stylème dix-neuviémiste. Le déterminant discontinu un de ces… qui », L’information grammaticale, n° 90, 2001. 8 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 15. 9 Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (1936), Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 11. 10 La Vie mode d’emploi est sous-titré « Romans ».

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marquée par ça11 – désignant ici l’ouvrage même qu’il inaugure, le pronom a de fait un référent nettement délimité – la forme pleine du démonstratif neutre permet un démarquage formel par rapport à l’intertexte célinien. On connaît la prédilection de Perec pour les citations « légèrement modifiées12 », et l’on comprend aussi que la référence à l’auteur de Bagatelles pour un massacre ne puisse guère que « s’avancer masquée13 » sous la plume d’un écrivain juif14 — cette judéité fût-elle, de l’avis général, « minimale », voire « réduite à presque rien15 ». Le déni s’accommodant volontiers de l’obliquité, l’occultation de Céline laisse ici résonner dans les deux premiers adjectifs du roman, en un écho indirect, un titre d’André Hardellet : Lourdes, lentes…16 D’un point de vue linguistique, se superpose donc à la deixis textuelle déjà repérée un phénomène d’anaphore mémorielle qui mobilise, en l’occurrence, la mémoire intertextuelle du lecteur, pour saturer, sur un autre plan (métatextuel), la référence de l’énoncé.

11

Voir, sur ce point, Francis Corblin, Les formes de reprise dans le discours. Anaphores et chaînes de référence, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995, p. 103. 12 «Ce livre comprend des citations, parfois légèrement modifiées de : René Belletto, Hans Bellmer, Jorge Luis Borges, Michel Butor, Italo Calvino […] » (Georges Perec, « Post-scriptum », La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1364). 13 Dans les termes de la devise latine de Descartes, reprise par Perec comme titre d’un de ses romans de jeunesse. 14 On notera que, si l’œuvre de Céline n’est jamais évoquée par Perec, le passage de Choiseul – devenu dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit passage des Bérésinas – figure dans la liste des douze lieux parisiens retenus pour le projet (inabouti) de Lieux. Son choix est ainsi commenté dans le dossier génétique : « Pourquoi le passage Choiseul ? Il ne m’y est rien arrivé. J’aime les passages » (Cité par Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 164). L’événement, en revanche, se produira lors du travail préparatoire, manifestation triviale de hasard objectif en ce lieu métonyme d’une référence décidément problématique : « C’est difficile de regarder la ville, d’en faire une description neutre… Et j’ai été traumatisé. Un jour, j’ai été agressé, dans le passage Choiseul, par une concierge qui voulait m’empêcher d’écrire, m’a arraché mon carnet » (Georges Perec, « La Ville, mode d’emploi », entretien avec Michèle Champenois, Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 29. Voir également « Choiseul réel », description datée du 13 juillet 1972, citée par Philippe Lejeune dans La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 182-183). 15 Marcel Bénabou, « Perec et la Judéité », Cahiers Georges Perec, n° 1, P.O.L, 1985, p. 21. 16 André Hardellet, Lourdes, lentes…, Jean-Jacques Pauvert, 1974.

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SEUILS TEXTUELS Au-delà de ces usages connotatifs (intertextuels) des démonstratifs neutres, l’incipit de La Vie mode d’emploi, considéré dans son ensemble, ouvre un espace fictionnel d’emblée fortement spéculaire17. Les deux premiers paragraphes du « romans » représentent, en effet, un parcours ordonné par le franchissement de seuils successifs, délimitant des espaces emboîtés18. Il s’agit pour une part d’espaces discursifs, le texte de la fiction étant séparé du monde extralinguistique où repose le livre qui l’abrite par un appareil paratextuel19 complexe. Après la page de titre, la dédicace à Queneau, la note liminaire20, l’épigraphe empruntée à Michel Strogoff21 et le préambule, trois mentions titulaires précisément différenciées par la typographie constituent un espace hiérarchisé conduisant sans discontinuité à l’incipit, ainsi minimalement identifié comme seuil diégétique : « PREMIERE PARTIE », «CHAPITRE I », « Dans l’escalier, 1 », « Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne […] ». La localisation de ce « commence[ment] » fictionnel – « dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne » – reprend en effet en une anaphore démonstrative la désignation paratextuelle de l’ancrage spatial du chapitre initial (« Dans l’escalier »), posant donc une continuité sémantique entre 17

Sur ce « recours à la métatextualité », typique de l’incipit romanesque contemporain (« le scripteur essaie de désamorcer la difficulté des commencements en inscrivant dans son texte des allusions à l’acte de commencer »), voir Danielle Constantin, « “Le seul véritable problème est bien évidemment de commencer” : Sur le travail prérédactionnel et l’entrée en écriture de La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Beginnings in French Literature, French Literature Studies, Rodopi, Amsterdam-New York, vol. XXIX, 2002, p. 149 ; ainsi que, du même auteur, Masques et Mirages. Genèse du roman chez Cortazar, Perec et Villemaire, New York, Peter Lang, 2008, p. 97-120. 18 Outre cette organisation d’ensemble, on pourra lire aussi la mention d’un « lutin », au sujet du « bonnet de feutre » de la femme « en train de monter l’escalier », comme une discrète désignation des pouvoirs de l’imagination fictionnelle. 19 J’emprunte cette notion à Gérard Genette, Seuils, Seuil, 1987. 20 « L’amitié, l’histoire et la littérature m’ont fourni quelques-uns des personnages de ce livre. Toute autre ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que coïncidence » (La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 649). 21 « Regarde de tous tes yeux, regarde (Jules Verne, Michel Strogoff) » (op. cit., p. 651).

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texte et hors-texte qui interdit de concevoir l’incipit sur le modèle ponctuel de la rupture, lui accordant au contraire l’épaisseur temporelle et spatiale (inscrite sur le blanc de la page) d’une transition véritable. Mais il s’agit aussi bien d’espaces diégétiques, l’ « endroit neutre » qu’est l’escalier organisant autour de lui un espace fictionnel différencié quoique unanimiste22 : Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, mettre la table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, et d’immeuble en immeuble, et de rue en rue.

Plus précisément, l’escalier, en tant que « partie commune », se définit comme un lieu quotidien de rencontres furtives (« où les gens se croisent presque sans se voir »), un espace d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur – « Car tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive par l’escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d’un long voyage » : il constitue ainsi un espace liminaire par excellence, propice donc à opérer aussi la rencontre, sur un autre plan, du monde du texte et de celui du lecteur. On comprend dès lors que « dans cet immeuble-ci », l’ascenseur – qui, au lieu d’un parcours possible de l’espace intérieur du bâtiment, n’offre à ses passagers qu’un déplacement immobile et vertical, nettement délimité par la clôture de ses parois – soit « presque toujours en panne ». Or, la mention de l’ascenseur en panne est suivie d’une description, pour lui-même, de l’escalier : 22

On rappellera que Perec fait référence à l’unanimisme dans l’entretien accordé à Franck Venaille (« Le Travail de la mémoire », Entretiens et Conférences, op. cit., p. 54). On peut songer plus précisément ici à Mort de quelqu’un, roman-immeuble où la mort d’un locataire constitue en communauté les habitants d’une même maison : « Les logements palpitaient l’un vers l’autre à cause du mort. Et tout se mêlait dans la cage de l’escalier » (Jules Romains, Mort de quelqu’un [1923], Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 30). Sur l’importance de l’escalier dans l’œuvre de Perec, voir Danielle Constantin, « “Le seul véritable problème est bien évidemment de commencer“ », op. cit., p. 151.

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Dans cet immeuble-ci, où il y a un vieil ascenseur presque toujours en panne, l’escalier est un lieu vétuste, d’une propreté douteuse, qui d’étage en étage se dégrade selon les conventions de la respectabilité bourgeoise : deux épaisseurs de tapis jusqu’au troisième, une seule ensuite, et plus du tout pour les deux étages de combles.

C’est dire que ce « lieu anonyme, froid, presque hostile » ménage la possibilité du parcours effectif d’un espace immobilier haussmannien, verticalement stratifié, qui rapporte manifestement La Vie mode d’emploi au roman réaliste de la seconde moitié du XIXe siècle23. On peut lire de même – de manière cette fois toute ponctuelle — la mention du « baise-en-ville » porté par la « femme d’une quarantaine d’années […] en train de monter l’escalier » comme une inscription lexicale fugace, à l’ouverture du roman, de la thématique romanesque de l’adultère – prolongement bourgeois de l’érotisme du roman de Hardellet, dont le titre vient d’être implicitement cité24. L’incipit de La Vie mode d’emploi s’avère ainsi doublement spéculaire : formellement identifié comme seuil par un appareil paratextuel précisément construit, il s’inscrit diégétiquement dans l’espace liminaire de l’escalier, tout en rapportant son écriture – au-delà de l’usage connotatif, ponctuel, de certains démonstratifs – au grand projet réaliste du siècle précédent. Il reste, pour l’heure, à considérer de plus près les enjeux de cet ancrage de la référence fictionnelle dans l’intertexte.

23 Sur la manière dont La Vie mode d’emploi s’inscrit dans la tradition réaliste du roman immeuble, notamment représentée par Pot-Bouille de Zola, on se reportera à la thèse de Cécile De Bary, Image, imagination, imaginaire dans l’œuvre de Georges Perec (sous la direction de Philippe Hamon), université de Paris III, 2002, vol. I. 24 On rappellera ici l’hypothèse de Thomas Pavel, qui relie le caractère central de la thématique amoureuse dans l’histoire du roman à son « anthropologie fondamentale » : « Au moyen de la coupure qu’il pose entre le protagoniste et son milieu, le roman est le premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur l’instauration de l’ordre commun. Il pose surtout, et avec une acuité inégalée, la question axiologique qui consiste à savoir si l’idéal moral fait partie de l’ordre du monde […]. C’est en rapport avec ces questions que l’anecdote du roman privilégie l’amour et la formation des couples : tandis que l’épopée et la tragédie tiennent pour acquis le lien entre l’homme et ses proches, en parlant d’amour le roman réfléchit à l’établissement de ce lien sous sa forme interpersonnelle la plus intime » (Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003, p. 46-47).

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L’ORDRE DES MOTS De fait, la question de la désignation démonstrative des référents fictionnels dans l’incipit de La Vie mode d’emploi permet de reprendre à nouveaux frais (linguistiques) la question du réalisme perecquien25. Ce souci du réel, éprouvé dès les écrits de jeunesse dans la lecture attentive des livres de Lukacs26, se trouve ainsi, d’emblée, de nature textuelle, la méditation de Lukacs impliquant aussi bien celle de la tradition romanesque européenne. Le jeune auteur des Choses pouvait donc rapporter son projet d’écrivain à un réalisme « citationnel » : Alors mon projet, à l’époque, était – et est toujours resté – proche de la littérature engagée en ce sens que je désirais, je voulais être un écrivain réaliste. J’appelle écrivain réaliste un écrivain qui établit une certaine relation avec le réel. […] il me semble que, pendant très longtemps, la littérature française […] a été prise dans une fausse contradiction, entre ce qu’on appelle la forme et le contenu. […] Donc, on peut arriver à une espèce de littérature qu’on peut appeler expérimentale, qu’on peut appeler… citationnelle, par exemple27.

L’œuvre ultérieur tirera les conséquences matérielles de cette compréhension textuelle du réalisme, en donnant à l’espace de la page, où s’inscrit l’écriture, une importance pour le moins aussi grande qu’à l’espace référentiel fictif suscité par le récit, accomplissant ainsi l’affinité élective, énoncée par Philippe Hamon, du réalisme et de l’écrit : « Le texte ne pouvant copier et reproduire que du texte, l’auteur réaliste va, avec une prédilection particulière, prélever dans le réel les éléments scripturaires de ce même réel28 ». Le réalisme, alors, devient précisément scriptural : il ne se borne plus à copier les inscriptions du monde mais, au-delà de toute représentation, exhibe sa propre matérialité d’écrit. Ainsi d’Espèces d’espaces, dont le premier chapitre, intitulé « La page », propose quelques exemplifications visuelles de son propos : au sujet du blanc, du passage à la 25

Formulée comme telle par le livre de Manet Van Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, Amsterdam-New York, Rodopi, 1999. 26 Dont témoignent les articles recueillis dans L.G. Une aventure des années soixante, Seuil, 1992. 27 Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain » (conférence prononcée le 5 mai 1967 à l’université de Warwick), Entretiens et Conférences, op. cit., vol. I, p. 78-86. 28 Philippe Hamon, Texte et Idéologie, P.U.F., 1984, p. 126.

L’ORDRE DES SIGNES

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ligne, de la note marginale ou en bas de page, le texte fait immédiatement ce qu’il dit. Or, cette équivalence du réel et de l’écrit vaut également au plan métaphysique : les signes (en particulier linguistiques) inscrivant des repères, opérant des distinctions, posant des orientations qui font de l’espace l’objet d’une compréhension possible, ils définissent ce faisant le seul monde à proprement parler, dans la mesure où ils confèrent un ordre aux choses. On nommera, aussi bien, ordre des mots ce réel sémiotisé ainsi devenu monde : c’est pourquoi, d’ailleurs, la disposition de l’essai de Perec fait, en toute rigueur philosophique, de la page l’espace matriciel engendrant tous les autres. L’incipit de La Vie mode d’emploi constitue donc exactement une entrée en écriture : il propose au lecteur, à l’ouverture de la fiction, un ordre du récit aussi détaché qu’il est possible de toute référence extralinguistique, sans que ce basculement dans l’ordre des mots implique pourtant, une fois le livre ouvert, de radicale solution de continuité. Le seuil adopte ici la forme étendue, durable, d’un espace liminaire permettant un commencement manifestement placé sous le signe de la continuité, sémantique (référentielle) et intertextuelle, plus que de la rupture. Si, de manière générale, l’atténuation de la violence du commencement représente une tentation fondamentale de l’incipit29, elle rejoint en outre un caractère propre de la poétique perecquienne – que l’autobiographie W ou le Souvenir d’enfance polarise explicitement autour de l’opposition de la fracture et de la suture30 – qui se figure un imaginaire filial de la création, où l’écriture est toujours comprise comme récriture, ainsi rapportée à une permanence mémorielle conçue comme transmission. Affirmant référentiellement l’instauration d’un ordre propre des mots, valorisé comme emportant le seul monde habitable par l’esprit, un tel incipit fictionnel implique d’emblée une définition également pragmatique du réalisme. Au-delà de la question des allusions intertextuelles, posant l’exigence d’une activité herméneutique qui réponde 29 Sur la question de légitimité posée par « l’arbitraire de l’incipit », voir Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque, Seuil, 2003, p. 34-38. 30 Sur cette question, voir Bernard Magné, Georges Perec, Armand Colin, 2006, p. 48-55. Sur l’incipit de La Vie mode d’emploi comme « re-commencement », voir Danielle Constantin, « “Le seul véritable problème est bien évidemment de commencer” », op. cit., p. 152.

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à l’excès citationnel d’un réalisme nostalgique, l’instauration d’un « monde écrit » relativement autonome – au sens où ses référents lui sont homogènes, étant eux-mêmes, préférentiellement, de nature linguistique – suppose, en effet, un destinataire capable d’en éprouver la consistance, définissant ainsi une écriture littéraire manifestement adressée. L’ouverture du chef-d’œuvre oulipien de Perec énonce, en somme, un ordre de la littérature qui est aussi, d’emblée, une politique de l’écriture.

Temps et récit : le romanesque

IV

Le romanesque de la contrainte (La Vie mode d’emploi) La réflexion sur la notion de contrainte d’écriture paraît impliquer, en elle-même, l’adoption d’une position de surplomb : la recherche d’une définition, notamment, ne serait pertinente qu’en rapport avec la notion d’écriture comprise en son sens le plus général. Il semble cependant intéressant d’introduire dans ce type de réflexion une perspective générique : on peut, en effet, poser l’hypothèse que la formulation d’une définition générale de la contrainte, à supposer que nous en disposions véritablement, n’engage pas nécessairement l’identité de la mise en œuvre et/ou du statut des contraintes dans des textes relevant de genres littéraires différents. On se limitera ici à un seul exemple, le roman, en testant sur l’œuvre de Perec, et en particulier sur La Vie mode d’emploi, cette hypothèse d’une spécificité génériquement déterminée des contraintes d’écriture : on essayera, autrement dit, d’éprouver la pertinence de la notion de contrainte romanesque. Or, cette interrogation théorique ne pourra qu’être, s’agissant du roman, de part en part historique : on choisira ici comme point de départ, non les débats des années cinquante et soixante du siècle dernier, mais la « crise du roman » du tournant des XIXe et XXe siècles. On s’inscrira, en somme, dans une perspective ouverte par quelques suggestions de Jacques Roubaud : le « portrait formel de Georges Perec » proposé naguère dans L’Arc voyait le recours aux contraintes comme une traduction formelle de la nostalgie du « roman mégalomane, boulimique, universel, paralysant du XIXe siècle » devenu apparemment inaccessible, et un article du Magazine littéraire consacré à

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Perec faisait de la contrainte un « remède à la mélancolie » d’une énergie romanesque perdue1. ROMAN/ROMANESQUE Après avoir défini le roman comme un genre, on entendra ici le romanesque comme une catégorie disjointe de ce genre, au sens où le romanesque n’est pas nécessairement lié au genre du roman (un roman peut ne pas être romanesque, un texte dramatique peut l’être), pas plus d’ailleurs qu’à la sphère proprement littéraire (une vie peut être romanesque). Du point de vue lexicologique, en effet, l’ancien français romanz, issu du latin populaire romanice (adverbe signifiant « en langue populaire », par opposition au latin), désigne à partir du XIIe siècle la langue parlée dans la partie nord de la France et, par métonymie, à la même époque, un certain type de textes écrits dans cette langue : les récits en vers relevant de la matière de Rome ou de Bretagne. Le sens moderne du mot se développe à partir du XVIe siècle. En 1669, Huet publie avec la première partie de Zaïde une Lettre à M. de Segrais sur l’origine des romans qui les définit comme « des histoires feintes d’aventures amoureuses, ecrites en prose avec art, pour le plaisir & l’instruction des lecteurs2 ». L’adjectif romanesque est, quant à lui, attesté de façon suivie à partir de la fin des années 1620 et qualifie d’abord, en parlant des textes aussi bien que de la vie, ce qui ressemble aux romans. À la même époque, mais de manière plus dispersée, apparaissent les premières occurrences du sens moderne du mot, notamment dans Le Berger extravagant de Sorel (1627) : ce qui est propre au roman, comme genre littéraire. Le sens axiologiquement marqué est ainsi plus tôt développé que le sens neutre, didactique. Cette notion de romanesque intervient de manière centrale dans au moins deux textes de Perec : l’un fictionnel, l’autre réflexif.

1

Jacques Roubaud, « Préparation d’un portrait formel de Georges Perec », L’Arc, n° 76, 1979, p. 59 et « Le démon de la forme », Magazine littéraire, n° 316, 1993, p. 66. 2 P.-D. Huet, Traité de l’origine des romans, édition de A. Kok, Amsterdam, Swerts & Zeitlinger, 1942, p. 114.

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Le chapitre LVIII de La Vie mode d’emploi se clôt sur les deux projets, « grandioses et illusoires », d’Olivier Gratiolet, le premier étant « de nature romanesque » : Gratiolet voudrait créer un héros de roman, un vrai héros ; non pas un de ces Polonais obèses ne rêvant que d’andouille et d’extermination, mais un vrai paladin, un preux, un défenseur de la veuve et de l’orphelin, un redresseur de torts, un gentilhomme, un grand seigneur, un fin stratège, élégant, brave, riche et spirituel ; des dizaines de fois il a imaginé son visage […] ; des dizaines de fois il l’a revêtu de costumes impeccablement coupés […], mais il n’a toujours pas réussi à lui trouver un nom et un prénom qui le satisfassent3.

Le texte emploie d’abord romanesque dans une acception clairement relationnelle : la première phrase glose l’adjectif en « de roman ». Toutefois, la suite du paragraphe opère une double distorsion du statut accordé au romanesque, qui se trouve dissocié du roman, puis de la sphère textuelle elle-même. Si la caractérisation du héros dont rêve Gratiolet prend appui sur les prémices du genre – les modèles du « paladin », du « preux » reconduisant manifestement à l’univers médiéval des romans de chevalerie – elle commence, en effet, par créer une rupture générique, les « Polonais obèses ne rêvant que d’andouille et d’extermination » que le projet exclut fermement provenant tout aussi évidemment d’Ubu, c’est-à-dire d’un texte de théâtre4. Or, ce passage du roman au théâtre est très vite suivi par un abandon de la sphère textuelle elle-même : la tentative de cerner les contours du héros idéal (« un vrai héros ») relève d’une approche purement visuelle, qui pose en fait une question d’imaginaire. Cette imagerie héroïque (qui prend la forme textuelle d’une éthopée, physique et morale) échouera d’ailleurs précisément dès qu’un élément linguistique entrera en jeu : la nomination du héros imaginé. Le romanesque se trouve, en somme, détaché non seulement du roman, l’allusion à Ubu mettant en place une référence théâtrale, mais aussi du texte : la catégorie renvoie ici à la construction imageante

3

Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978), Romans et Récits, op. cit., p. 10031004. Les références à La Vie mode d’emploi seront désormais précisées entre parenthèses dans le corps du texte. 4 La rupture générique possède ainsi une valeur métatextuelle, en marquant nettement les contours de l’allusion à Jarry : Ubu constitue, en effet, l’une des entrées du cahier « Allusions et Détails » des avant-textes de La Vie mode d’emploi.

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d’une figure idéale du héros, en-deçà de tout support sémiotique précis. Dans « Notes sur ce que je cherche », Perec, présentant les « quatre champs » auxquels se rattache sa pratique de l’écriture, définit ainsi la dernière de « ces interrogations » : « la quatrième, enfin, concerne le romanesque, le goût des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit ; La Vie mode d’emploi en est l’exemple type5 ». Le terme de romanesque ne pose pas seulement ici une question de genre : si les « livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit » engagent probablement, pour des raisons justement de vraisemblance générique, une écriture en prose d’une certaine ampleur, il n’en reste pas moins qu’en contexte le terme ne peut être reçu comme purement dénotatif. L’analyse de Perec rejoint, en fait, de manière frappante, les orientations de la critique classique des romans6, qui associe au genre une forme quasi-pathologique de lecture fondée sur le plaisir de la fiction – la suite du texte assimile, du reste, « le goût des histoires » à la catégorie générale de la fiction – et des péripéties. Ce dernier terme n’est pas le moins intéressant : il s’agit, en effet, d’un concept aristotélicien que l’on peut définir, après Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, comme une « forme spécifique » du renversement tragique, en ce que la « péripétie » (ou « coup de théâtre ») « joint l’effet de surprise à l’enchaînement nécessaire ou vraisemblable des actions7 ». La notion est importante chez Aristote, puisqu’elle permet d’opposer la tragédie « simple » à la tragédie « complexe », qu’il préfère, « où le renversement se fait avec reconnaissance8 ou coup de théâtre ou les deux9 ». Dans tous les cas, la péripétie, dans la mesure où elle se définit par la surprise, c’est-à-dire, au moins, par l’apparition d’un point de vue nouveau par rapport aux éléments constitutifs de l’histoire, implique 5

Georges Perec, « Notes sur ce que je cherche », Penser/Classer, op. cit., p. 9-11. Voir Charles Sorel, De la connoissance des bons livres (1671), Rome, Bulzoni, 1974. 7 Aristote, La Poétique, édition de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980, p. 231-232. 8 « La reconnaissance […] est le renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance, révélant alliance ou hostilité entre ceux qui sont désignés pour le bonheur ou le malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’un coup de théâtre, comme par exemple celle de l’Œdipe » (op. cit., p. 71). 9 Op. cit., chap. 10, p. 69. 6

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l’intervention dans l’intrigue d’une puissance transcendante, nécessité ou hasard, prenant le cas échéant la figure d’une Fortune ou d’une Providence. Même si la péripétie du roman n’est pas celle de la tragédie ou de la comédie, ne serait-ce que parce que la reconnaissance romanesque n’est pas la reconnaissance dramatique10, il n’en reste pas moins que Perec fonde ici son « goût » du romanesque sur une notion qui implique indirectement, via notamment le concept moderne d’arbitraire, l’un des éléments qui rendent compte de la péjoration du genre (le roman) par la catégorie (le romanesque). ROMANESQUE ET CRISE DU ROMAN De fait, si l’on peut parler de crise du roman au tournant des XIXe et XX siècles, cette crise s’articule précisément autour des notions d’arbitraire et de contingence romanesques, retrouvant une liaison déjà établie par les débats de la seconde moitié du XVIIe siècle : les critiques aussi bien que les satires classiques visent le romanesque du roman. On peut, du reste, faire l’hypothèse, à la suite de Northrop Frye11 puis d’Yves Hersant12, d’une nécessité de cette dénonciation du romanesque par le roman, supposant une relation dialectique entre le genre et la catégorie13 (dont témoignerait déjà Don Quichotte). Ce dégoût des contingences singulières a trouvé une expression exemplaire dans certaines réflexions de Valéry14, même si la célèbre marquise valéryenne de Breton procède moins spécifiquement d’une dénonciation de l’insignifiance, voire de la vanité du réalisme, assimilé de manière on ne peut plus réductrice à une pure et simple reproduction du réel15. Breton fait en somme jouer pratiquement à e

10

La bonne reconnaissance dramatique est pour Aristote comme pour son modèle Sophocle davantage intellectuelle que sensible, la reconnaissance par les objets étant en revanche beaucoup plus fréquente chez Euripide. 11 Pour Northrop Frye, le roman réaliste (novel) est d’abord une parodie du roman romanesque antérieur (romance) (The Secular Scripture. A Study of the Structure of Romance, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1976, p. 38-39). 12 Yves Hersant, « Le roman contre le romanesque », L’Atelier du roman, n° 6, 1996, p. 147. 13 Sur le fondement cognitif d’une telle dialectique, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999, p. 165-179. 14 Voir notamment Paul Valéry, « Hommage à Marcel Proust », Variété, Œuvres, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957. 15 Voir André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), Manifestes du surréalisme, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1988, p. 16-17.

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contre-emploi des propos qui, inventés ou rapportés, sont en tout cas on ne peut mieux appropriés, par leur choix de la question de l’incipit, à une critique de l’arbitraire du roman. Or, le romanesque, comme catégorie, ne constitue jamais l’objet direct des réflexions de Valéry, ce qu’on comprend aisément : le fantasme réaliste le plus plat – où le roman est, par définition, toujours résumable – suffisant apparemment à motiver la condamnation du genre, nul besoin pour l’auteur de faire appel aux prestiges d’une imagination qu’on suppose nécessairement déréglée. La crise du roman de la fin du XIXe siècle, centrée sur la notion d’arbitraire, tend en somme à appeler des solutions définies par l’exclusion, tellement évidente qu’elle va sans dire, du romanesque comme catégorie. REPONSES NATURALISTES ET CONTRAINTES Les premières réponses au sentiment d’une crise du roman moderne s’articulent, de fait, autour du rejet, massif, du romanesque. Ces réponses naturalistes, issues globalement de l’œuvre de Flaubert, reprennent à leur compte la hantise flaubertienne du lieu commun, qui se traduit, au plan de l’invention littéraire, par un refus de la topique romanesque. On reprendra ici la lecture de Sylvie Thorel-Cailleteau, qui comprend la modernité du roman comme un « renoncement », un « deuil du romanesque16 ». Ce renoncement vaut aussi bien d’un point de vue générique – l’indétermination générique est un trait saillant de la littérature de la fin du siècle, et aboutit très vite au sentiment d’un flottement dans la définition même du roman – que topique : l’écriture naturaliste tend à éviter l’événement et recherche la platitude du quotidien. Le récit, conçu comme une épure romanesque, et la nouvelle constitueraient alors les traces formelles de cet évanouissement du roman. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’écriture de Perec, flaubertienne par bien des aspects, participera elle aussi de ce renoncement, en particulier dans Un homme qui dort, dont le projet d’explorer les « lieux de l’indifférence17 » rejoint celui du « livre sur rien18 ». On 16

Sylvie Thorel-Cailleteau, La Tentation du livre sur rien. Naturalisme et décadence, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1994, p. 521 et 171. 17 « Cette notion de “lieux rhétoriques”, qui me vient de Barthes, est au centre de la représentation que je me fais de mon écriture : Les Choses comme “lieux de la

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ajoutera que le motif du renoncement prend souvent la forme thématique de l’échec, également commune à Perec et aux naturalistes : l’échec clôt de façon récurrente les projets des personnages de La Vie mode d’emploi, dont le finale met précisément en avant le double échec des entreprises majeures du livre, celles de Bartlebooth et de Valène. Il se trouve que la crise du roman de l’avant-dernière fin de siècle se rejoue dans les années cinquante et soixante du XXe siècle, dans une réinterprétation qui, pour n’être pas nécessairement farcesque, engage évidemment un certain nombre de déplacements : quant aux arguments, aux formulations aussi bien qu’aux réponses proposées. Les réponses oulipiennes au sentiment d’une crise du roman se présentent, en effet, comme des réponses proprement romanesques, au sens où l’écriture à contraintes peut apparaître comme un moyen de retrouver le romanesque perdu par la prose du tournant du siècle, dans une négociation autour de la question précisément la plus délicate de ce point de vue : celle de l’arbitraire. Or, si la crise du roman de la fin du XIXe siècle se cristallise largement autour de la notion d’arbitraire, son avatar des années cinquante et soixante est à la fois plus précisément et plus radicalement centré sur des catégories qui apparaissent comme les composants fondamentaux de toute fiction narrative : le personnage et le récit, notions déclarées « périmées » par Alain Robbe-Grillet19. L’Oulipo répondrait ainsi au sentiment revenu d’une crise du roman, là encore à un moment de très grande vitalité éditoriale du genre, d’une manière doublement intempestive : en retrouvant les termes de la fin du siècle (le romanesque plutôt que les notions techniques de personnage ou d’intrigue), et en proposant un retour aux sources mêmes du romanesque occidental, la matière hellénistique. Il convient de préciser d’emblée que ce type de reprise n’implique pas nécessairement une lecture effective des romans grecs par Georges Perec : on constate, en tout cas, que l’édition procurée par Pierre fascination mercantile”, Un homme qui dort comme “lieux de l’indifférence” […] » (Georges Perec, « Lettre à Maurice Nadeau » [1969], Je suis né, op. cit., p. 56). 18 De ce point de vue, on peut lire également le projet de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien comme une reprise concertée du passage de L’Éducation sentimentale où Frédéric déambule rue Tronchet en attendant Madame Arnoux. Sur le rapport entre l’écriture de Perec et celle de Flaubert, voir, aussi, chapitre IX. 19 Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées » (1957), Pour un nouveau roman, Minuit, 1961.

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Grimal dans la « Bibliothèque de la Pléiade », qui date de 1958, n’est pas mentionnée dans la correspondance avec Jacques Lederer, qui s’étend sur les années 1956-1961. La fortune remarquable de ces récits dans l’Europe renaissante et classique leur a, de fait, assuré la fécondité pérenne de réserves topiques, dont les ressources ont été, en particulier, largement diffusées par la littérature populaire des deux derniers siècles20. L’appropriation d’un topos, par définition, ne suppose pas de la part de l’écrivain l’érudition référentielle qui identifierait la reprise topique à une réécriture textuelle précisément définie. LA CONTRAINTE COMME RELEVE DU ROMANESQUE On fera alors l’hypothèse que l’intervention de contraintes d’écriture peut être comprise comme un moyen de faire revenir le romanesque dans le roman. Ce retour est à replacer dans son contexte historique : il se fait, et est pensé, contre l’économie radicale de l’écriture proposée, dans les années soixante, par les Nouveaux Romanciers et le groupe de Tel Quel, où le choix, comparable à certains égards, d’une structuration forte de l’écriture implique, en revanche, l’éviction du romanesque (comme genre aussi bien que comme catégorie21). Roger Caillois parlait, chez les Nouveaux Romanciers, d’un « double renoncement à l’écriture sans contrainte et à l’imagination sauvage22 » : la réponse oulipienne, tout au contraire, fait de l’écriture sous contrainte le moyen d’une reconquête des prestiges de l’imagination. La contrainte, en effet, maintient dans la prose un arbitraire, celui de ses prescriptions : ce faisant, elle permet à l’écrivain de conserver la richesse des possibles romanesques en transformant leur contingence en une nécessité de l’écriture23. C’est, autrement dit, l’arbitraire de la contrainte, qui se présente par définition comme une décision de 20

Ce type de littérature n’est certes pas étranger à Perec : en témoigne notamment l’ « enthousiasme » revendiqué pour le roman-feuilleton, qui définit la forme initiale du projet de W (« Lettre à Maurice Nadeau », op. cit., p. 64). 21 Pour apprécier l’opposition du jeune Perec au Nouveau Roman et à « Tel Quel », on relira les articles « Le Nouveau Roman et le refus du réel » (1962) et « Engagement ou Crise du langage » (1962), recueillis dans Georges Perec, L.G. Une aventure des années soixante, op. cit. Voir, aussi, chapitre VIII. 22 Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974, p. 151. 23 Sur l’importance du hasard dans la poétique perecquienne, voir Alison James, Constraining Chance. Georges Perec and the Oulipo, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 2009.

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l’écrivain antérieure au travail d’écriture, qui légitime l’accès à la matière romanesque, en la dissociant de toute idée de gratuité. Ce romanesque de la contrainte est bien davantage fondé sur l’intrigue que sur le héros, le discrédit des « psychologies » de papier reposant sur une naïveté ontologique flagrante qui le rend apparemment beaucoup moins aisément récupérable. Les intrigues de certains romans perecquiens, en particulier, témoignent, hors du modèle flaubertien, du « goût » que leur auteur avoue pour le romanesque. Outre les romans lipogrammatiques, qui se présentent comme des collages de différents genres narratifs, on s’intéressera aux intrigues collectionnées dans la « machine à raconter des histoires » qu’est La Vie mode d’emploi24, le « romans » étant présenté par Perec lui-même, dans « Notes sur ce que je cherche », comme « l’exemple type » de l’interrogation romanesque qui définit tout un pan de son écriture. On partira de l’analyse de Jean-Marie Schaeffer, qui propose de définir le romanesque par la conjonction de trois éléments : l’importance des affects dans les chaînes causales, la situation des personnages à des extrêmes typologiques, au plan physique aussi bien que moral, et la saturation événementielle de la diégèse25. On notera, de ce point de vue, la récurrence des assassinats dans les intrigues du roman – des Breidel (chapitre XXXI) ou d’Antoine Brodin (XXI), par exemple – et, surtout, de la vengeance26 : de Winckler au premier chef, de Rorschash (XIII), de Sven Ericsson (XXXI), d’Hélène Brodin (LXXXIV), de Massy également, même si l’« Histoire du bourrelier de sa sœur et de son beau-frère » met surtout en œuvre un schéma de conte, d’ailleurs désigné d’emblée graphiquement par le cul-de-lampe en forme de fée placé au-dessus du titre. En ce sens, la revendication de l’infime explicitement présente, notamment par le biais de la figuration diégétique du projet de l’écrivain Perec par celui du peintre Valène, est toujours déjouée par l’irruption de l’extraordinaire romanesque. En témoigne clairement un passage du chapitre XXVIII, où l’évocation du projet de Valène, ancré dans 24

Georges Perec, « La maison des romans », entretien avec Jean-Jacques Brochier (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 244. 25 Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », dans Gilles Declercq et Michel Murat éd., Le Romanesque, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 296-300. 26 Sur ces questions, voir Isabelle Dangy-Scaillierez, L’Énigme criminelle dans les romans de Georges Perec, Champion, 2002.

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l’insignifiant du quotidien, se clôt par une dénégation du romanesque, ici criminel et policier : Il se mettait à penser à la vie tranquille des choses, […] toute cette somme d’événements minuscules, inexistants, irracontables […] tous ces gestes infimes en quoi se résumera toujours de la manière la plus fidèle la vie d’un appartement, et que viendront bouleverser, de temps à autre, imprévisibles et inéluctables, tragiques ou bénignes, éphémères ou définitives, les brusques cassures d’un quotidien sans histoire : un jour la petite Marquiseaux s’enfuira avec le jeune Réol, un jour Madame Orlowska décidera de repartir, sans raisons apparentes, sans raisons véritables ; un jour Madame Altamont tirera un coup de revolver sur Monsieur Altamont et le sang se mettra à gicler sur les tomettes vernissées de leur salle à manger octogonale ; un jour la police viendra arrêter Joseph Nieto et trouvera dans sa chambre, dissimulé dans une des boules de cuivre du grand lit Empire, le célèbre diamant dérobé jadis au prince Luigi Voudzoï (p. 815-816).

C’est bien la matière romanesque, empruntée notamment au Pierrot mon ami de Queneau, qui permet de relancer la narration, contre l’ « irracontable » et le « sans histoire » propres à l’infime quotidien. Intervient, en ce sens, dans le texte perecquien ce qu’on peut appeler un romanesque du puzzle, le projet de Bartlebooth qui organise l’ossature de La Vie mode d’emploi conjoignant de façon apparemment immédiate l’infime ludique et la tension extraordinaire des affects – aussi bien que des actions, du reste, dans la véritable « guerre » (p. 1201) qui oppose Bartlebooth au critique Beyssandre. Chaque puzzle représente, en effet, pour Bartlebooth une « aventure » (p. 1075) – l’ensemble du programme étant désigné comme une « aventure implacable » (p. 1149) – caractérisée par l’expérience d’états psychologiques extrêmes : l’« anxiété », l’« exaspération », l’« ivresse », l’« abattement », l’« exaltation », le « désespoir » (p. 1082-1084)… Le romanesque, notion essentiellement intertextuelle puisqu’elle est définie en référence à un vraisemblable générique, implique en outre le recours à un certain nombre d’éléments-types, diégétiques ou scénographiques, dont La Vie mode d’emploi offre un large échantillon. On citera ici l’intrigue, exemplaire de ce point de vue, du Comte de Gleichen de Yorick (chapitre X), qui reprend en une synthèse frappante l’essentiel des sources du romanesque occidental : par sa scénographie (le cadre oriental) aussi bien que par sa diégèse (la capture,

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l’esclavage, l’évasion amoureuse), l’intrigue réécrit la matière hellénistique, puis médiévale dans le finale courtois où l’on retrouve le dénouement végétal que le Tristan en prose imagine à l’histoire de Tristan et Yseut. On mentionnera également l’histoire de Carel Van Loorens (LXXVIII), qui reprend de manière similaire des éléments centraux du romanesque hellénistique27 : les « corsaires barbaresques », le changement d’identité, venu de l’Odyssée, dont l’importance est cruciale en particulier dans Les Éthiopiques28 (« métamorphosé en un prospère marchand du golfe Persique répondant au nom respecté de Haj Abdulaziz Abu Bakr, Carel Van Loorens fit son entrée dans Alger » [p. 1127]), l’amour pour une femme à la beauté « extraordinaire » (p. 1129) enlevée par les pirates (Ursula von Littau), l’évasion, les supplices superlatifs (voir, notamment, le livre VIII des Éthiopiques)… On terminera par une occurrence ponctuelle de ces emprunts très visibles aux matrices hellénistiques : l’histoire d’Anne Breidel (chapitre XL) inscrit en son centre le naufrage du Silver Glen of Alva – même s’il est évident que, dans l’univers perecquien, le naufrage, élément-type de la diégèse hellénistique (voir, en particulier, Les Aventures de Leucippé et de Clitophon, livre III), ne se rapporte à la matière grecque que via la médiation roussellienne (les naufrages d’Impressions d’Afrique). Parmi ces constituants-types du romanesque, l’un jouit d’un statut particulier parce que métatextuel : l’absorption du personnage dans la contemplation d’objets sémiotiques, discursifs ou plastiques, qui peut être comprise comme figurant autant d’allégories de la lecture. Les exemples du phénomène sont extrêmement nombreux dans La Vie mode d’emploi, et se relient à la question plus générale de l’importance des objets dans le roman : ils y sont souvent embrayeurs du récit, ce mode d’engendrement narratif étant d’ailleurs désigné par le texte lui-même : « Madame Moreau n’a jamais dit à Fleury ce qu’elle 27

Sur la topique du roman hellénistique, qui repose essentiellement sur la conjonction de l’amour et de l’aventure, voir notamment Northrop Frye, The Secular Scripture, op. cit., p. 4, et Laurence Plazenet, L’Ébahissement et la Délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Champion, 1997, p. 20. 28 Voir Pierre Grimal éd., Romans grecs et latins, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958.

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pensait de son installation. Elle reconnaît seulement qu’elle est efficace et lui sait gré de ces objets dont chacun est susceptible d’alimenter sans peine une agréable conversation d’avant-dîner » (p. 783). La fonction complexe des ekphraseis hellénistiques, en particulier dans Daphnis et Chloé et Leucippé et Clitophon, où elles constituent à chaque fois l’ouverture de l’œuvre, se trouve ainsi dissociée dans le roman de Perec, selon un partage qui met en jeu deux types de supports : livres et images prennent en charge leur aspect métatextuel, les descriptions d’objets relayant leur fonction proprement diégétique. La contrainte permet alors, comme par surcroît, de régler la question de la gratuité également du point de vue du genre du roman (et non plus du romanesque) : en ce qui concerne, plus précisément, les éléments descriptifs qui donnent consistance à l’univers diégétique. Dans le roman contraint, en effet, la gratuité du détail romanesque (l’ « effet de réel » barthésien29) disparaît au profit d’une détermination par les contraintes, le cas échéant modulée par l’intervention d’un clinamen. Ainsi, au chapitre LI de La Vie mode d’emploi, le motif de l’autoportrait du peintre intégré à son tableau se développe en un ensemble de notations descriptives, dont celle-ci : « il serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette minuscule d’un peintre en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa palette à la main, en train de peindre la figurine infime d’un peintre en train de peindre […] » (p. 945). L’ « écharpe violette », apparemment lisible comme un exemple clair de « notation insignifiante » dans la perspective barthésienne30, réunit en fait deux éléments référentiels, le violet et l’écharpe, précisément contraints par leur place respective dans les listes « Couleurs » et « Accessoires » des cahiers des charges. Ce type d’engendrement contraint des détails descriptifs tend à aller de pair avec une désagrégation du monde romanesque, la consistance des détails diégétiques se défaisant pour adopter la forme de la 29 Roland Barthes, « L’effet de réel » (1968), Œuvres complètes, édition d’Éric Marty, Seuil, 2002, t. III, p. 25-32. Pour une discussion de la notion, voir Michel Charles, « Le sens du réel », Poétique, n° 116, 1998, qui en montre l’ « impraticabilité » : l’ « effet de réel » est irrécupérable par l’analyse parce que le détail est toujours déjà sélectionné par une expérience, textuelle ou vécue, qui joue le rôle de filtre de lecture : dans ces conditions, « l’effet de réel en général […] est typiquement un lieu d’investissements affectifs forts » (p. 422). 30 Roland Barthes, « L’effet de réel », op. cit., p. 26.

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liste ; dans le chapitre XXXIII, qui commence par un inventaire de la cave des Altamont, la liste des produits alimentaires et des vins qu’elle contient occupe deux pages du livre. Or, cette tendance à la sérialité est tout aussi sensible en ce qui concerne le romanesque (comme catégorie) : on tentera, pour l’heure, de préciser ce rapport entre écriture contrainte et mise en série du romanesque. SERIES ROMANESQUES On essaiera de montrer que, sur ce point, la littérature contrainte ne propose en fait qu’une radicalisation, qu’on s’efforcera d’expliciter dans ses déterminations, de traits déjà inhérents à la catégorie de romanesque en tant que telle. On partira à nouveau des pistes proposées par Jean-Marie Schaeffer. Le troisième des critères définitoires qu’il mentionne, la saturation événementielle de la diégèse, peut en effet être compris, dans une perspective génétique, comme engageant une extensibilité très grande de cette diégèse, d’où le cas échéant un aspect sériel, épisodique, actualisé au plan éditorial dans la forme populaire du roman-feuilleton, que La Vie mode d’emploi transposerait sur un mode intertextuel. Le romanesque contraint radicaliserait ainsi la sérialité inhérente à la catégorie, et le fait même de cette radicalisation semble procéder de la convergence de trois déterminations relevant de plans différents : l’histoire littéraire conçue de la façon la plus générale, celle du genre romanesque et, dans la perspective restreinte ici adoptée, certains traits propres à l’œuvre de Perec. On commencera par formuler une hypothèse historique large, où le genre du roman prime sur la catégorie du romanesque. La mise en série du romanesque dans l’œuvre de Perec paraît, en effet, déterminée au moins en partie par une mise en série du (des) roman(s), relevant elle-même du choix de l’écriture contrainte comprise comme écriture post-romantique, au sens où la contrainte radicalise le renoncement à l’image organique ou architecturale de l’œuvre romantique, faisant le choix d’un aplatissement du sens qui tend à produire des romans en forme d’énumération ouverte : après les juxtapositions non hiérarchiques de Bouvard et Pécuchet, qui aboutissent aux romans-collages des naturalistes, l’immeuble de La Vie mode d’emploi intervient dans la genèse du roman sous la forme de son plan.

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L’œuvre entier de Perec témoigne, par ailleurs, d’une tentation de l’exhaustivité tout à fait assumée, qui ressortit au désir plus global d’une abondance (copia) de l’écriture31. La mise en série du roman aussi bien que du romanesque aboutit alors à la somme, ou à l’encyclopédie. Cependant, si la posture anti-romantique, tendant à produire des textes énumératifs, adoptée de manière générale par les écritures à contraintes, jointe à la passion de l’exhaustivité qui anime l’œuvre de Perec, permet de rendre compte de la structure sérielle du romanesque perecquien, elle ne peut suffire à expliciter la nature proprement anthologique, c’est-à-dire citationnelle, de cette sérialité. Pour ce faire, on fera appel à l’histoire du genre, via la catégorie de la mémoire. CONTRAINTE ET MEMOIRE On dira, au premier abord, que le romanesque conçu comme une catégorie d’intelligibilité du monde et des livres se définit précisément comme une notion textuelle, nécessairement prise dans une chaîne de réécritures. Autant dire que tout recours au romanesque suppose une écriture mémorielle. L’ambition totalisante des romans perecquiens propose, de fait, un inventaire des textes plus que du monde, qui témoigne avec clarté de cette nécessité intertextuelle : La Vie mode d’emploi aussi bien que les romans lipogrammatiques offrent au lecteur une collection d’instances du romanesque génériquement distinctes, constituant autant d’encyclopédies textuelles. Or, ces anthologies perecquiennes mettent en œuvre une intertextualité radicale, au sens où l’exercice de la mémoire des textes semble capable d’y définir dans sa globalité le projet de l’écriture. La Vie mode d’emploi, en particulier, dont l’écriture est fort proche de celle du centon, manifeste en ce sens une intertextualité excessive (dépassant les normes du genre), qui ne saurait donc être réduite à la nécessité romanesque qui vient d’être exposée. On fera, dès lors, l’hypothèse que cette écriture mémorielle en excès peut être plus précisément comprise comme un effet de la crise du genre (et de la catégorie), dont l’énergie apparemment perdue ne 31

Sur cette question, on se reportera à la thèse de Jean-Luc Joly, Connaissement du monde. Multiplicité, exhaustivité, totalité dans l’œuvre de Georges Perec, université Toulouse II-Le Mirail, 2004, deux volumes.

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pourrait que prendre la forme compensatoire d’une encyclopédie nostalgique. Le romanesque serait, en somme, d’autant plus intertextuel que ses ressources seraient moins aisément accessibles. On citera ici un passage du chapitre LXIV, qui semble signifier narrativement cette idée d’une perte de l’énergie romanesque : Pour occuper les longues heures d’attente pendant lesquelles la radio restait muette, il [O. Gratiolet] lisait un épais roman qu’il avait trouvé dans une caisse. Des pages entières manquaient et il s’efforçait de relier entre eux les épisodes dont il disposait. Il y était question, entre autres, d’un Chinois féroce, d’une fille courageuse aux yeux bruns, d’un grand type tranquille dont les poings blanchissaient aux jointures quand quelqu’un le contrariait pour de bon […] (p. 1040).

Je comprendrai ces pages arrachées comme marquant matériellement un épuisement du roman, qui se trouve ainsi précisément signifié par ses conséquences rhétoriques, du point de vue de la disposition comme de l’invention de l’œuvre : les pages manquantes signalent une perte de la continuité textuelle, qui passe dès lors à la charge du lecteur, « s’efforç[ant] de relier entre eux les épisodes dont il disposait », et désignent en même temps une réduction du texte du roman à une série de topoï (relatifs, en l’occurrence, au personnel narratif). Si la contrainte fait revenir le romanesque, c’est donc au second degré, comme un romanesque « citationnel » : ceci n’est pas sans conséquences sur les modes d’inscription de ce romanesque retrouvé, à la fois morcelé et ironisé. La Vie mode d’emploi témoigne on ne peut plus clairement du morcellement du romanesque contraint : les « Repères chronologiques » donnés après l’index réorganisent temporellement la matière narrative et constituent le squelette d’un roman linéaire, marquant ainsi sans ambiguïté que la grande forme du roman encyclopédique ne peut apparemment plus aujourd’hui s’écrire qu’en morceaux. On notera, en particulier, l’absence relative dans le « romans » de Perec des formes proprement temporelles du romanesque : la quête et le cycle ne sont présents que sur un mode mineur, manquant à l’évidence de la continuité narrative nécessaire à leur plein développement. En outre, le romanesque rétrospectif, voire récapitulatif, du roman contraint reprend sur un mode ironique les motifs-types du romanesque hellénistique. On se contentera ici d’un seul exemple, celui du

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recours à la magie et au surnaturel (voir, notamment, la magie noire des Éthiopiques [livre VI]), toujours lié dans La Vie mode d’emploi à l’idée de représentation (à l’exception de l’ « appel aux épuisantes ressources de l’irrationnel » par lequel passe l’enquête de Sven Ericsson [p. 840]) : numéro de music-hall (celui d’Henri Fresnel, au chapitre LV) ou tromperie, ainsi des apparitions diaboliques mises en scène par Blunt Stanley et Ingeborg Skrifter (LXV), la dégradation ironique des moyens topiques du romanesque étant ici clairement manifestée par la clausule descriptive du chapitre : « De cette pièce où la Lorelei faisait apparaître Méphisto et où eut lieu ce double meurtre, Madame Moreau décida de faire sa cuisine » (p. 1054). La Vie mode d’emploi peut donc se lire comme un miroir du romanesque autant que du roman, figuré par le texte lui-même comme un miroir « grotesque » via sa transposition picturale dans le projet de Valène : L’idée même de ce tableau qu’il projetait de faire […], l’idée même de cet immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l’écroulement de son présent, cet entassement sans suite d’histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables, lui faisait l’effet d’un mausolée grotesque dressé à la mémoire de comparses pétrifiés dans des postures ultimes tout aussi insignifiantes dans leur solennité ou dans leur banalité […] (p. 814).

La copie ne saurait retrouver l’énergie de la forme première, même si la démarche encyclopédique mobilise une dynamique propre, celle du collectionneur : le miroir du romanesque que constitue La Vie mode d’emploi est « grotesque » parce qu’il est le miroir d’un romanesque à l’énergie perdue. Où l’on rejoint, d’ailleurs, la référence à Flaubert : au-delà des réécritures ponctuelles ou de l’imprégnation stylistique globale revendiquée dans Les Choses, La Vie mode d’emploi propose en somme une actualisation (romanesque entre autres) du projet de copie de Bouvard et Pécuchet. La question du rapport au temps paraît, en l’occurrence, décisive : la réponse de l’écriture perecquienne au sentiment d’une crise du roman prend la forme, intempestive, d’une revendication du romanesque, qui engage elle-même le recours à une écriture conservant toute la mémoire de l’histoire du genre. On peut aussi préférer une formulation inverse, qui relie l’intempestivité du romanesque contraint

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à la posture mémorielle qui caractérise de façon centrale l’écriture à contrainte, en particulier dans l’œuvre de Georges Perec. On peut tenter de cerner, au terme de ce parcours, la spécificité romanesque de l’écriture perecquienne : elle tient probablement à la conjonction d’un extraordinaire topique et d’une exploration des lieux de l’infime (la revendication « flaubertienne » d’une écriture « endotique32 »), manifestement liée à la reprise décalée, ironisée, parce que prise dans la mémoire d’une énergie pensée comme perdue, de la matière romanesque européenne. Le motif du puzzle qui fonde l’unité diégétique et thématique de La Vie mode d’emploi pourrait constituer la réalisation exemplaire de ce romanesque infime, minuscule, de peu d’étendue, qui désigne la revendication propre du projet perecquien. On voit ici l’importance décisive du modèle flaubertien : outre les textes qui en relèvent plus simplement, la référence à Flaubert donne à Perec les moyens formels et stylistiques d’une reprise ironisée de la matière romanesque européenne qui lui permet d’inventer la forme propre de son grand œuvre romanesque. Il reste, dès lors, à s’interroger sur la volonté même de conserver du romanesque dans l’écriture. De ce point de vue, l’adoption d’une perspective générique est indéniablement pertinente : l’intervention de contraintes dans le roman ne peut se comprendre hors d’une prise en compte précise de l’histoire du genre, qui implique de façon centrale, via les « crises » qui scandent périodiquement l’auto-justification permanente des auteurs et des œuvres, une réflexion sur la catégorie du romanesque. La question est donc celle, génériquement spécifiée, de la place du romanesque dans la prose narrative à contraintes. On peut considérer que l’importance de la narration romanesque représente d’abord, pour Perec, le choix du plaisir de la fiction, un plaisir du reste partagé par l’auteur et son lecteur (« l’envie d’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit »). De ce point de vue, la compréhension du romanesque comme désignant les moments privilégiés de la diégèse, en ce qui concerne les événements racontés aussi bien que les affects (des personnages et du lecteur), semble cruciale. Le romanesque propose, en effet, à la lecture un excès de la narration qui réalise, dans un cadre mimétique global, une transfiguration du réel. On comprend, par là, à la fois le plaisir cognitif de 32

Georges Perec, « Approches de quoi ? », L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 11-12.

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la fiction romanesque – lié aussi bien, au plan éthique, à la maîtrise du réel rendue possible par la modélisation qu’elle constitue, qu’au décollement de ce même réel permis par l’excès du récit – et les réticences attachées à la catégorie du romanesque : le romanesque, en somme, ressemblerait beaucoup trop, du point de vue cognitif, au rêve éveillé33. Il est sûr, cependant, que formuler une réponse en termes de plaisir fictionnel ne suffit pas, ne serait-ce que parce que la catégorie en cause – la fiction – est beaucoup trop générale pour être précisément pertinente. On se fondera alors sur une hypothèse proposée par Northrop Frye, qui lie le recours au romanesque à ce qu’il appelle les « phases de transition » de l’histoire littéraire, où s’élabore le passage d’un paradigme à l’autre : le romanesque ferait autrement dit retour à chaque remise en cause de l’autorité des modèles narratifs34. Le romanesque contraint pourrait ainsi être défini comme l’une des modalités du retour romanesque lié à la crise des années cinquante et soixante du XXe siècle : l’histoire littéraire viendrait ainsi surdéterminer le choix du plaisir narratif de la fiction. On invoquera, enfin, une troisième détermination, plus précise encore, fondée sur un trait essentiel de la poétique perecquienne (et oulipienne) : l’importante qu’elle accorde à la mémoire. Seule la catégorie de la mémoire – ou, littérairement parlant, de la citation – permet, en effet, de rendre compte d’un caractère remarquable du romanesque perecquien : il est, de façon affichée, un romanesque des origines, qui ne méprise pas les ressources antiques des enlèvements, des pirates et des naufrages, même si celles-ci ne furent vraisemblablement connues que par ouï-dire. On lira ce recours à l’archétype – qui, en tant que tel, ne préjuge justement d’aucun accès textuel précis – comme le moyen à la fois le plus simple et le moins ambigu de marquer temporellement la distance de la citation. La prose perecquienne (mais il resterait à tester ces hypothèses sur un corpus plus vaste) a fait de la contrainte un moyen du romanesque – un choix qui relève de la convergence de déterminations ressortissant à des ordres bien différents : le plaisir de la fiction, lorsqu’il rencontre la mémoire de la littérature, redonne à la prose de roman le goût des enchantements hellénistiques. 33

Sur cette question, voir Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », op. cit., p. 301-302. 34 Voir Northrop Frye, The Secular Scripture, op. cit., p. 29.

V

Épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d’amateur Dans un entretien avec Gérard-Julien Salvy, Perec présentait de la manière suivante le projet d’Un cabinet d’amateur : J’avais envie de ne pas dire complètement adieu à La Vie mode d’emploi. C’était un livre que j’ai travaillé pendant si longtemps, que j’ai gardé pendant si longtemps, que je n’arrivais pas à m’en défaire complètement. Pour m’en défaire j’ai pensé que le plus simple était d’écrire un récit court qui n’aurait aucune relation directe avec La Vie mode d’emploi mais pour moi fonctionnerait comme une sorte d’encryptage. La Vie mode d’emploi y serait codée, ça me permettrait une dernière fois de travailler sur des thèmes analogues1.

La présentation du projet adopte nettement la voie de la dénégation. La revendication d’une continuité de l’écriture (« ne pas dire complètement adieu à La Vie mode d’emploi », « travailler sur des thèmes analogues ») ne prend sens qu’en relation avec une finalité de rupture par ailleurs clairement affichée : il s’agit bien de se « défaire » de l’œuvre précédente. L’encryptage codé permet de donner la forme d’un exercice intime à ce qui est précisément, dans une « dernière » « confrontation » avec « des thèmes analogues », la formulation d’un « adieu ». Je voudrais prendre au sérieux ces propos de Perec, pour montrer en quoi, et selon quelles modalités, Un cabinet d’amateur ne constitue pas seulement un « adieu » à La Vie mode d’emploi, mais donne plus largement congé au genre romanesque dont le « romans » représenterait le chef-d’œuvre totalisant et nostalgique. 1

Georges Perec, Entretien radiophonique avec Gérard-Julien Salvy (« Démarches », 12 janvier 1980), cité dans Andrée Chauvin, Hans Hartje, Véronique Larrivé et Ian Monk, « Le “cahier des charges” d’Un cabinet d’amateur », L’Œil d’abord…. Georges Perec et la peinture, Cahiers Georges Perec, n° 6, Seuil, 1996, p. 137.

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L’ « ENCRYPTAGE » DU « ROMANS » La notion d’encryptage définit ici la genèse intertextuelle d’Un cabinet d’amateur, où La Vie mode d’emploi constitue l’hypotexte (Genette) majeur. Dans les termes de Perec : « Le premier travail a consisté à reprendre La Vie mode d’emploi et, pour chaque chapitre, à trouver un élément qui allait devenir l’élément principal du tableau en question. […] C’est un travail qui était une sorte de lecture “à côté” de La Vie mode d’emploi en prenant des exemples, en essayant chaque fois de trouver un équivalent, de trouver un peintre ou d’inventer un peintre2 ». C’est dire que la matière verbale, narrative et descriptive de La Vie mode d’emploi (se) fait tableau dans Un cabinet d’amateur3. Or, la relecture anthologique pratiquée par Perec n’implique en rien la recomposition précisément picturale des fragments prélevés. Comment comprendre donc le choix thématique spécifique d’Un cabinet d’amateur, dès lors qu’aucune nécessité ne le relie à l’écriture intertextuelle qui définit le projet du livre ? On fera l’hypothèse que c’est la catégorie du temps qui permet de rendre compte de ce devenir peinture de La Vie mode d’emploi dans Un cabinet d’amateur. La Vie mode d’emploi est, en effet, le lieu d’un échange de l’espace et du temps ainsi décrit par Perec dans une conférence : « […] dans La Vie mode d’emploi ce livre qui se déroule dans un espace tout petit, mais dans un temps énorme et finalement dans un espace énorme parce qu’il déborde, en fait se passe dans un dixième de seconde, pendant le moment où le protagoniste principal est en train de mourir4 ».

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Loc. cit. Sur la genèse d’Un cabinet d’amateur, voir également Sylvie RosienskiPellerin, PERECgrinations ludiques, Toronto, Gref, 1995, chap. IV, et Manet Van Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, op. cit., chap. IX, qui montre l’importance dans la genèse du texte du « relais » représenté par le tableau réel Le Cabinet d’amateur de Corneille van der Geest lors de la visite des Archiducs du peintre anversois Guillaume Van Haecht. 3 On ajoutera que, le cas échéant, « le transfert exploite […] moins la diégèse explicite de La Vie mode d’emploi que les mécanismes producteurs de la contrainte et leurs matériaux de base », en particulier en ce qui concerne les impli-citations (Andrée Chauvin et al., op. cit., p. 154). 4 Georges Perec, « À propos de la description » (1981), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 239.

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La Vie mode d’emploi réalise un enlisement de la narration romanesque dans un temps immobile qui relève, dès lors, de la catégorie de l’instant5. C’est dire qu’Un cabinet d’amateur, en se définissant comme l’ « histoire d’un tableau6 », figure picturalement, en la rendant par là immédiatement sensible, l’immobilisation du roman que faisait déjà lire La Vie mode d’emploi7 – affichant ainsi le figement temporel de La Vie mode d’emploi en choisissant un terrain thématique déjà fortement présent dans le « romans » antérieur8. Dans cette optique, la « mise en perspective […] temporelle » qu’implique la toile de Kürz, « histoire de la peinture » autant que de « son propre itinéraire » – de l’ « œuvre de jeunesse » au « projet […] encore à l’état d’ébauche […] dont la “reproduction fictive” [est] “en tout petit” comme “l’anticipation de son aboutissement futur” » (p. 1383) – représente un englobement des époques comparable à l’immobilisation du temps réalisée par La Vie mode d’emploi. On observera qu’à cette figuration synoptique de l’histoire répondent, en outre, la genèse de l’œuvre en abyme, qui confond le début et la fin – « comme si lui, Heinrich Kürz, peignant un tableau représentant une collection de tableaux, y voyait le tableau qu’il était en train de peindre, à la fois fin et commencement, tableau dans le tableau et tableau du tableau […] » (p. 1383) – et le détail lexical même du texte de Perec, qui fait jouer l’étymologie : au paragraphe suivant, dans la conclusion de Lester Nowak – « Et ces variations minuscules de copie à copie, qui avaient tant exacerbé les visiteurs, étaient peut-être l’expression ultime de la mélancolie de l’artiste […] » – exacerber, qui ne peut signifier, vu son objet animé, « rendre plus aigu, porter à 5

Sur le temps suspendu de La Vie mode d’emploi, voir la quatrième partie de la thèse de Julien Roumette, Le Temps mode d’emploi. Problématique et écriture du temps dans les romans de Georges Perec, université Paris VII, 1999. 6 Georges Perec, Un cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau (1979), Romans et Récits, op. cit., p. 1365. Les références à Un cabinet d’amateur seront désormais données entre parenthèses dans le corps du texte. 7 Tout ceci suppose une conception albertienne du tableau, où l’unification perspective de l’historia met en forme des actions saisies dans une concentration temporelle qui s’oppose à la temporalité composée courante dans l’espace pictural médiéval. 8 Sur l’importance de la peinture dans La Vie mode d’emploi, et en particulier sa fonction d’ « intégrateur de contraintes », voir Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi », Cahiers Georges Perec, n° 1, P.O.L, 1985 (notamment p. 235) et « Peinturécriture », Perecollages 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989.

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son paroxysme », a le sens de son étymon latin (« aigrir, irriter »). La profondeur temporelle de la langue permet, en somme, à l’écrivain Perec de faire jouer une conjonction des temps analogue à celle que réalise le « cabinet » du peintre Kürz. On ne saurait donc réduire la relation qu’entretiennent ces deux textes à la question génétique des emprunts : plus globalement, la recomposition picturale de La Vie mode d’emploi par Un cabinet d’amateur en présente une épure qui met en avant sa dimension temporelle, donnée par là comme essentielle. TEMPS ET RECIT De fait, c’est précisément cette dimension temporelle qui permet de rendre compte de l’adieu au roman que représente la « longue nouvelle9 » Un cabinet d’amateur. Considérons à nouveau le « romans » hypotextuel : La Vie mode d’emploi apparaît comme une somme romanesque adoptant la forme éclatée de la collection de fragments anthologiques. Dans l’espace diégétique, le projet de Bartlebooth relie clairement cette absence de progression narrative à la disparition de l’expérience du temps, devenu simple « coordonnée abstraite » : « excluant tout hasard, l’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s’inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date10 ». On se souvient que les « Repères chronologiques » donnés après l’index réorganisent temporellement la matière romanesque pour constituer l’ossature d’un roman linéaire : c’est dire que, dans La Vie mode d’emploi, la narration romanesque devient inaccessible dans ses modalités reçues parce qu’elle manque des formes temporelles nécessaires à son déploiement11. Ce défaut de continuité temporelle pourrait être rapporté à des motifs sociaux et culturels – les raisons ne manquent évidemment pas qui dans la seconde moitié du XXe siècle rendraient compte de cette apparente défaillance de la capacité à « mettre en intrigue » (Ricoeur) 9

Georges Perec, Entretien avec Gérard-Julien Salvy, loc. cit. L’exclusion du genre du roman est formulée de manière on ne peut plus nette par les propos de l’auteur. 10 Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Romans et Récits, op. cit., p. 804. 11 Voir chapitre IV. Sur le « puzzle temporel » de La Vie mode d’emploi, voir le premier chapitre de la quatrième partie de la thèse de Julien Roumette, op. cit.

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– ou, sans que cela soit exclusif de l’hypothèse précédente, à l’autobiotexte perecquien, un passage du chapitre XIII de W ou le Souvenir d’enfance disant clairement l’absence totale d’évidence de la continuité chronologique, la chronologie, toujours arbitraire, ayant elle-même besoin de temps pour advenir : « Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée : du temps passait12 ». Perec lui-même assigne à cette défaillance narrative une cause culturelle précise : l’affaiblissement, puis l’effondrement, tout au long du XIXe siècle, de ce code des contraintes et des subversions qu’était, pour la littérature, la rhétorique, a assigné au romancier une place de plus en plus difficile : le trajet balisé qui, de la page blanche à l’écriture, permettait à l’écrivain de « trouver des idées », de les émettre, de les organiser, de les rendre convaincantes, etc., bref de produire un discours susceptible d’être entendu, s’est trouvé soumis à des morcellements qui ont fini par n’en rien laisser subsister : on peut repérer, dans l’histoire du roman, les étapes de cette désintégration des formes romanesques ; la première serait, sans doute, Bouvard et Pécuchet ; la dernière, le point final, est, évidemment, Finnegans Wake : au-delà, tout a éclaté, le temps, l’histoire, l’ordre, le personnage, le véridique et le vraisemblable […]13.

Un cabinet d’amateur, en tout cas, prend acte de cette immobilisation narrative pour l’afficher de la façon la plus claire qui soit, par des voies textuelles aussi bien que paratextuelles. Le volume est, en effet, publié chez Balland dans une collection intitulée « L’Instant romanesque14 ». Quant à ses choix narratifs, son auteur a formulé la revendication assez confuse d’ « un récit complètement linéaire où la linéarité va éclater à propos de chaque tableau. […] il y a une espèce de plaisir de l’écriture, mais tout à fait linéaire. Il n’y a pas cet enchevêtrement qu’il y a dans La Vie mode d’emploi15 ». Si linéarité il y a – et, de fait, l’intrigue Raffke-Kürz est 12

Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 93-94. Georges Perec, « La chose » (1967), Magazine littéraire, n° 316, 1993, p. 62. 14 Perec a insisté dans son entretien avec Gérard-Julien Salvy sur l’inscription précise de son texte dans cette collection : « Ça correspond à ce type de récit qu’il y a dans cette collection » (loc. cit.). 15 Loc. cit. 13

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relativement linéaire par comparaison avec les éléments de l’intrigue centrale de La Vie mode d’emploi, dont la notion d’ « enchevêtrement » décrit bien la mise en place autour des personnages de Bartlebooth, Winckler, Beyssandre et Valène – elle est d’emblée contestée par la liste, déjà massivement présente dans La Vie mode d’emploi, beaucoup plus que par le discours descriptif que pouvait laisser attendre la formule de Perec (« un récit complètement linéaire où la linéarité va éclater à propos de chaque tableau ») : liste de tableaux évidemment, mais aussi liste de publications (articles, catalogues, livres…). L’importance quantitative des listes dans Un cabinet d’amateur permet, d’ailleurs, d’expliquer la grande fréquence dans ce bref texte de l’emploi de etc. qui, outre l’ampleur virtuelle qu’il donne à un mince volume, découle directement de l’écriture largement énumérative du livre. Or, vu l’importance et la continuité de la tradition de l’ekphrasis, la description ne peut apparaître que comme une ressource stylistique attendue dans un récit que son sous-titre définit comme l’ « histoire d’un tableau ». Comment comprendre, dès lors, son absence relative d’Un cabinet d’amateur ? On partira, sur ce point, d’une remarque de Dominique Quélen et Jean-Christophe Rebejkow, notant que « l’écriture de Perec fait preuve d’une belle pauvreté descriptive, à proportion de ce qu’elle est énumérative […]16 ». Un cabinet d’amateur proposerait ainsi un échange de la description contre la liste, alors même que les deux notions sont étroitement liées l’une à l’autre : la description implique la liste dont elle constitue formellement une expansion17. Et, là encore, c’est à la catégorie du temps que tiennent les motifs de cet échange. La description, en effet, que les approches narratologiques tendent à présenter sous les espèces de la pause, achronique et accessoire, a besoin de temps : par opposition à la brièveté, voire à l’instantanéité, paratactique de la liste, le texte descriptif suppose la durée d’une continuité discursive qui le rend à peu près inaccessible à l’écriture d’Un cabinet d’amateur, dont on a vu que le projet pouvait se définir par la radicalisation de la discontinuité déjà réalisée par La

16 Dominique Quélen et Jean-Christophe Rebejkow, « Un cabinet d’amateur : le lecteur ébloui », Cahiers Georges Perec, n° 6, op. cit., p. 183. 17 Sur ce point, voir Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993, p. 66-83.

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Vie mode d’emploi18. Un cabinet d’amateur préférera donc, paradoxalement, ne pas ouvrir l’inventaire à la description, et revenir ce faisant à la discontinuité élémentaire de la liste qui caractérise, dans le « cahier des charges », la genèse contrainte de La Vie mode d’emploi. Ceci ne signifie pas qu’Un cabinet d’amateur exclue toute description mais que, de manière sensiblement plus complexe, il la déjoue. Ainsi, la première description à proprement parler du livre, celle de la toile de Kürz, est censément reprise de la « longue notice anonyme publiée dans le catalogue » (p. 1376) : elle n’a, de façon tout à fait explicite, aucun énonciateur assigné. Le texte joue également d’annonces déceptives : la mention d’un discours critique présenté comme descriptif – « l’auteur décrivait alors quelques-uns des plus célèbres cabinets d’amateur » (p. 1382) – est suivie d’un passage qui se limite pratiquement à l’énumération des œuvres. Ailleurs, l’évitement presque total de la description (seule la troisième toile sera à proprement parler décrite) est justifié par les caractères propres des tableaux concernés : « Les trois premiers sont des tableaux d’histoire, où le thème, l’intérêt documentaire et la personnalité des protagonistes comptent bien davantage que la valeur artistique ou la notoriété du peintre » (p. 1410). Les critiques fictionnels témoignent eux aussi de cette marginalisation du discours descriptif, auquel ils préfèrent visiblement l’énumération : « Quant aux critiques d’art des journaux américains de langue allemande, ils se contentèrent généralement d’aligner quelques noms d’artistes et quelques titres de tableaux, en les faisant parfois suivre de brefs commentaires passe-partout […]19 » (p. 1374). De ce fait, même si toute progression narrative n’est pas exclue du texte – d’autant plus que les « variations minuscules20 » des copies 18

Projet descriptif et suspension temporelle vont cependant de pair dans « Still Life/Style Leaf » (L’Infra-ordinaire, op. cit.), où la structure du texte inverse la successivité introduite par le jeu des variantes. Voir Bernard Magné, « Bout à bout tabou : About “Still Life/Style Leaf” », dans Mireille Ribière éd., Parcours Perec, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 101-102. 19 On ajoutera que cette manière de caractériser les commentaires des critiques par le nom (Passepartout) du valet de Phileas Fogg dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours constitue également un écho à l’épigraphe vernienne d’Un cabinet d’amateur (empruntée à Vingt mille lieues sous les mers). 20 Du reste, lorsque le texte détaille précisément ces variations, ainsi des trois premières copies de L’Énigme de François Boucher, le lecteur ne peut que constater qu’elles sont tout sauf « minuscules » : « ce tableau […] montre trois petites filles

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permettent, comme l’a rappelé Anne Roche, de « réintroduire une histoire dans l’espace par définition immobile du tableau21 » – la continuité temporelle nécessaire au récit se trouve dissoute par l’énumération. Un cabinet d’amateur apparaît comme un récit minimal : il distingue nettement un état initial et un état final, séparés par une péripétie qui pose une question de reconnaissance, mais en des termes purement cognitifs, loin de l’implication aristotélicienne dans un agencement des actions : « Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection Raffke étaient faux, comme sont faux la plupart des détails de ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du faire-semblant » (p. 1421). Fait exception, de ce point de vue, le « paysage à manivelle » portant « le n° 8 du catalogue » (venu directement du chapitre VIII de La Vie mode d’emploi22), précisément décrit dans un discours rythmé par une série de prédicats verbaux qui font progresser un sujet fictif (« on ») dans un paysage – « D’abord on se trouvait sur le bord d’un canal bordé de peupliers, on longeait une écluse, […] puis l’on s’enfonçait dans une forêt plantée d’arbres sombres […] » – ou vêtues “à la moscovite” formant une ronde autour d’un jeune homme. […] La première copie reproduit strictement le modèle, à cette exception près que le jeune homme y est un squelette armé d’une faux. Dans la seconde copie, le même décor reçoit, non pas trois enfants, mais sept […] ; quant à la troisième copie, elle représente un autre tableau de Boucher, La Fête champêtre, une pastorale » (p. 1418-1419). On lira cette dissimulation mensongère de la variation, qui met en avant la continuité tout en produisant de fortes ruptures, comme une figuration métatextuelle de la dialectique de l’appropriation qui caractérise de façon similaire la pratique de l’emprunt, où le texte perecquien s’assimile, par exemple en les « modifiant légèrement » (pour reprendre les termes du « post-scriptum » de La Vie mode d’emploi), des citations par définition prélevées ailleurs. 21 Anne Roche, « Ceci n’est pas un trompe-l’œil », Sociologie du Sud-Est, Aix-enProvence, n° 35-36, 1983, p. 189. La première évocation des « variations minuscules » entre les copies est d’ailleurs narrativisée par des formes verbales qui désignent une transformation dans le temps : « un joueur de luth devenait joueur de flûte », « trois hommes sur une petite route de campagne passaient d’un embonpoint frisant l’obésité à une sveltesse presque inquiétante » (p. 1380). 22 L’attention longuement portée à un objet simplement mentionné dans le roman source passe toutefois par une amplification spectaculaire de ses premiers éléments de décor : la « barque » et le « bateau à voiles » de La Vie mode d’emploi (p. 691) deviennent dans Un cabinet d’amateur (dans le même ordre) « des péniches chargées de gravillon » et « un magnifique bateau de plaisance » (p. 1387, probable avatar du yacht de Bartlebooth [chap. LIII]).

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signalent une transformation de la représentation picturale : « puis l’on débouchait sur un chemin qui, petit à petit, se transformait en une rue de grande ville […] ; puis les maisons s’espaçaient, le ciel s’éclaircissait, et la rue devenait une petite route dans un pays chaud […] » (p. 1387). Or, cette description développée et temporalisée a pour objet une œuvre explicitement présentée comme marginale dans l’univers pictural du livre : « en dépit de la qualité du dessin et de la finesse des coloris, le travail n’était pas signé, appartenait davantage au monde des jouets ou, à la rigueur, des bibelots, qu’au monde de l’art, et n’offrait pratiquement aucune valeur marchande » (p. 1388). L’installation du discours sur la peinture dans une description narrativisée implique manifestement la sortie du domaine proprement artistique, et engage, en outre, le choix d’un support particulier, la constitution matérielle du paysage à manivelle permettant, dans son déroulement, une expérience sensible du temps. On comprend que l’œuvre, « énigmatique23 », dégage un « charme étrange et presque inquiétant » (p. 1388). C’est dire que, hors de certaines conditions très spécifiques, les peintures d’Un cabinet d’amateur ne peuvent être qu’abstraites du temps dans leur mise en liste : même le paysage à manivelle, « sans doute […] peint en vue de servir de toile de fond à un théâtre de marionnettes » (p.1387), s’immobilise finalement dans sa mise en abyme : au dernier décor mentionné dans La Vie mode d’emploi – « un canot en forme de cygne tirant un homme faisant du ski nautique » (p. 691) – se substituent « une chambre presque sans meubles, puis un salon […], la terrasse d’un café dans un pays musulman […], l’intérieur d’un café parisien, et enfin un grand jardin public au bas des Champs-Élysées, avec des nurses anglaises et des nounous alsaciennes, et un manège à la tente orange et bleue […] » (p. 13871388). La « lecture “à côté” » d’Un cabinet d’amateur, en mettant en pièces La Vie mode d’emploi, manifesterait en somme la nature foncièrement antiromanesque d’un texte dont l’immobilisme marquait 23

D’un point de vue intertextuel, l’adjectif vient de La Vie mode d’emploi, où il qualifie un paysage peint par Marguerite Winckler sur « l’à-plat d’émail d’une chevalière » (p. 965) : la description d’Un cabinet d’amateur est, en effet, constituée de nombreux emprunts au chapitre LIII du « romans », qui raconte l’histoire des Winckler (voir Andrée Chauvin et al., op. cit., p. 139). L’ « énigme » de ces décors pour « charades animées » (p. 1388) est donc intertextuelle.

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déjà l’impossibilité de la progression narrative. L’ « histoire d’un tableau » donne à lire La Vie mode d’emploi comme un chef-d’œuvre paradoxal, impossible roman d’après Finnegans Wake, récapitulant le genre pour y mettre fin, en constituant en lui-même un adieu au roman. C’est en ce sens qu’Un cabinet d’amateur peut être lu comme un texte testamentaire : dernière fiction publiée du vivant de l’auteur, il ne sera suivi que par « 53 jours », qui en reprend la structure enchâssée, mais dont l’intertextualité massive24 et l’inachèvement contingent mettent en forme un adieu au genre d’un autre type. TOPIQUE DE L’EPUISEMENT Le minimalisme narratif qui caractérise Un cabinet d’amateur doit probablement être rapporté à la difficulté que représente pour le sujet Perec la notion d’identité personnelle, dont témoignent par ailleurs sans ambiguïté les jeux sur les noms propres, dans Un cabinet d’amateur25 mais aussi dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Beaux présents, Belles absentes, Vœux, Les Mots croisés26. C’est le temps, en effet, qui rend possible le changement de l’être, qui permet ses « intermittences ». Contre cette possibilité d’un flottement de l’identité, l’écriture perecquienne ferait donc le choix d’un rétrécissement extrême de sa portée temporelle, liant fortement la saisie des choses et des êtres à l’immobilisation d’un instant nécessairement pensé comme décisif. De cette postulation découle la conséquence formelle déjà repérée : l’écriture, à partir du moment où elle vise une certaine ampleur discursive, fût-ce sur le mode mineur de la « longue nouvelle », ne peut que privilégier la discontinuité de la liste au détriment de la progression continue représentée par le récit ou la description. La thématique picturale devra donc renoncer à la forme descriptive pour24 Sur ce point, voir Bernard Magné, « “53 jours”, pour lecteurs chevronnés… », Études littéraires, université Laval (Québec), vol. XXIII, n° 1-2, 1990. 25 Voir Andrée Chauvin et al., op. cit., en particulier p. 140 – ainsi que Catherine Ballestero, « Un cabinet d’amateur ou le “Testament artistique” de Georges Perec », Cahiers Georges Perec, n° 6, op. cit., p. 170-171, qui montre que la relation incertaine entre le nom et l’identité personnelle de certains peintres réels peut rendre compte de leur mention dans Un cabinet d’amateur. 26 Sur ce point, voir Jean-François Jeandillou, « La définition des noms propres dans Les Mots croisés de Perec », dans Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge éd., Le Texte et le Nom, Montréal, XYZ, 1996.

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tant attendue : c’est dire qu’Un cabinet d’amateur substitue au roman d’artiste dont relevait encore Le Condottiere, roman d’un « faussaire de génie27 », un roman du collectionneur. Or, roman d’artiste et roman du collectionneur, tous deux caractéristiques de l’Europe littéraire du XIXe siècle28, font largement appel au discours descriptif. Perec choisit ainsi au sein de la grande tradition romanesque européenne la seule forme de roman pictural propre à fournir un cadre diégétique capable d’accueillir une écriture énumérative – la forme de la liste étant « homologue » à celle de la collection29 – pour la reprendre dans une perspective radicalement antidescriptive. Cette reformulation du discours romanesque sur la collection est rendue possible par la figure même du collectionneur, son implication au moins limitée dans la fabrique de l’œuvre permettant une évocation non temporalisée de celle-ci – comme le signifie clairement le texte d’Un cabinet d’amateur, le collectionneur vaut pour un homme-peinture, non pour un peintre (« À la droite du tableau, à l’emplacement correspondant au Portrait de Bronco McGinnis [« l’homme le plus tatoué du monde » (p. 1378)], on disposa sur un chevalet un portrait en pied représentant Hermann Raffke luimême » [p. 1384]). Du point de vue de l’économie textuelle, le roman perecquien du collectionneur parvient ainsi à combiner une narrativité minimale, liée

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Le texte est décrit par Perec comme « le premier roman à peu près abouti qu[‘il] parvin[t] à écrire : il s’appela d’abord “Gaspard pas mort”, puis “Le Condottiere” ; dans la version finale, le héros, Gaspard Winckler, est un faussaire de génie qui ne parvient pas à fabriquer un Antonello de Messine et qui est amené, à la suite de cet échec, à assassiner son commanditaire » (W ou le Souvenir d’enfqnce, op. cit., p. 142). 28 Voir, notamment, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Le Roman d’art dans la seconde moitié du XIXe siècle, Klincksieck, 1999. On se contentera ici de rappeler quelques titres : Le Chef-d’œuvre inconnu et L’Œuvre pour le roman d’artiste ; Le Cousin Pons, Bouvard et Pécuchet et À rebours pour le roman du collectionneur. Sur l’histoire romanesque de la figure du collectionneur, voir Bernard Vouilloux, « Le discours sur la collection », Romantisme, n° 112, 2001, p. 100-101. 29 Le catalogue, dont la liste constitue la « cellule nucléaire », apparaît en effet comme la « forme idéale-typique du discours sur la collection », dans la mesure où il est « structuralement homologue de la juxtaposition spatiale et du déploiement tabulaire synoptique en quoi consiste une collection d’objets » (Bernard Vouilloux, « Le discours sur la collection », op. cit., p. 103 et 101). Sur cette question, voir aussi Dominique Pety, Les Goncourt et la collection, Genève, Droz, 2003, p. 225-240.

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aux « rapports associatifs dont les objets sont le support et dont le collectionneur est le foyer30 », à la discontinuité tabulaire de la liste. Le roman du collectionneur constitue donc – outre les possibles motivations autobiotextuelles de l’encyclopédisme interminable de la collection31 – une forme idéale, qui offre un cadre à la fois vraisemblable et potentiellement métatextuel à l’écriture discontinue de la liste : Perec conserve, en effet, la charge métatextuelle clairement associée à la peinture dans les romans du XIXe siècle32 en lui ajoutant une dimension intertextuelle, dans la mesure où la collection met en jeu une décontextualisation puis une recontextualisation des objets qui la constituent parfaitement homologue à celles qu’implique toute citation. Le projet littéraire d’adieu au genre du roman, mis en forme par le mode énumératif de la liste, se trouve relayé, du point de vue diégétique, par les motifs de la distanciation référentielle, le faux et le manque : le roman du collectionneur s’avère finalement, tout autant que Le Condottiere, celui d’un « faussaire de génie » – ce roman du faussaire étant redoublé par l’activité de pasticheur de l’écrivain, qui se plaît à reprendre précisément les discours du critique ou de l’historien d’art. Or, Un cabinet d’amateur récrit – que Perec l’ait effectivement lu ou non – Pierre Grassou, une nouvelle des Scènes de la vie parisienne dont le personnage éponyme, peintre médiocre, permet à son insu 30

Bernard Vouilloux, « Le discours sur la collection », op. cit., p. 100. Sur le « faux et le manque comme attributs du collectionneur », voir Tiphaine Samoyault, « Le collectionneur », Le Cabinet d’amateur, n° 6, 1997, p. 95-99. Pour une lecture « intime » d’Un cabinet d’amateur, qui met au jour l’ « encryptage » de la séparation d’avec la mère dans l’histoire de la collection, voir Manet Van Montfrans, op. cit., p. 309 et 368. On soulignera l’importance, de ce point de vue, du terme même de cabinet : dans la description de Saint Jérôme dans son cabinet de travail incluse dans Espèces d’espaces, le « cabinet » du saint définit la sphère privée de l’ « espace domestiqué » qui s’oppose aussi bien à l’ « inhabitable » de la transcendance religieuse qu’à l’inhabitable historique des camps, évoqués dans la section suivante du livre (Espèces d’espaces, op. cit., p. 118). Le « cabinet d’amateur », en ce sens, réunit autour du collectionneur le monde ordonné et rassurant de sa collection. 32 Voir Philippe Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, José Corti, 2001, p. 102-106, et Annie Mavrakis, « Le roman du peintre », Poétique, n° 116, 1998, p. 428-438, qui montre que le « roman du peintre » permet de penser ensemble l’ « échec du peintre », la « gloire de la peinture » et les « limites de la littérature ». Sur la valeur métatextuelle de la peinture dans l’œuvre de Perec, voir Bernard Magné, « Peinturécriture », op. cit., en particulier p. 217. 31

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l’escroquerie du brocanteur Élias Magus – du reste présenté de manière franchement antisémite – qui vend pour des Rubens, des Rembrandt… les « servile[s] imitation[s] » de Grassou au marchand de bouteilles Vervelle. Un cabinet d’amateur transpose ce modèle dans la perspective du collectionneur et, surtout, substitue un finale absolument déceptif à la clôture ironique de la nouvelle de Balzac, qui voit l’apothéose bourgeoise de Grassou (il a épousé la fille de son « collectionneur ») et s’éloigne de la mystification : Grassou « achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés, et il remplace les croûtes de la galerie de Ville-d’Avray par de vrais chefs-d’œuvre, qui ne sont pas de lui33 ». Dans Un cabinet d’amateur, l’épuisement générique emprunte les voies de l’évanescence thématique, dont témoigne de façon exemplaire l’évocation de la deuxième œuvre peinte par Heinrich Kürz : La deuxième œuvre n’existe pas, ou plutôt elle n’existe que sous la forme d’un petit rectangle de deux centimètres de long sur un centimètre de large, dans lequel, en s’aidant d’une forte loupe, on parvient à distinguer une trentaine d’hommes et de femmes se précipitant du haut d’un ponton dans les eaux noirâtres d’un lac cependant que sur les berges des foules armées de torches courent en tous sens. Si Heinrich Kürz qui, confia-t-il un jour à Nowak, n’avait appris à peindre que pour faire un jour ce tableau, n’avait pas décidé de renoncer à la peinture, l’œuvre se serait appelée Les Ensorcelés du Lac Ontario et se serait inspirée d’un fait divers survenu à Rochester en 1891 […] : dans la nuit du 13 au 14 novembre, une secte de fanatiques iconoclastes […] entreprit de saccager systématiquement les usines, dépôts et magasins d’Eastman-Kodak. […] Pourchassés par la moitié de la ville, les sectaires se jetèrent à l’eau plutôt que de se rendre. Parmi les soixante-dix-huit victimes figurait le père d’Heinrich Kürz (p. 1412).

L’iconoclasme est ici aussi bien représenté – la destruction des « usines, dépôts et magasins », la décision de « renoncer à la peinture » – qu’exemplifié, par la taille même de l’ « œuvre ». L’écriture de l’adieu au roman se déprend des choses et des êtres qui donnaient consistance aux univers fictionnels pour aboutir à l’évanouissement final de toute référence. Si, dans Un cabinet d’amateur, l’écrit se trouve d’abord doté d’une fonction d’authentification, celle33

Honoré de Balzac, Pierre Grassou (1839), La Comédie humaine, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. VI, 1977, p. 1111.

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ci est bientôt déjouée – à l’intérieur de l’espace de la diégèse aussi bien que dans le livre signé Perec – par la péripétie finale : contrairement au topos, l’écriture perecquienne, dans les formes discontinues de son nihilisme romanesque, ne sauve rien, ne saurait être la garantie d’aucune présence pérenne. La question du genre du roman paraît tout à fait indissociable, dans l’œuvre perecquien, de celle de la temporalité : l’adieu au roman impliqué par La Vie mode d’emploi et précisément représenté par Un cabinet d’amateur équivaut au renoncement à la narration inscrite dans une continuité temporelle. C’est dire qu’intervient ici, de manière centrale – même si Perec privilégie, en 1967, la détermination rhétorique34 – une certaine expérience du temps. De ce point de vue, l’écriture semble constituer pour Perec le moyen d’une ascèse temporelle, accomplie d’une certaine façon par la genèse « suspendue » de Je me souviens : c’était très curieux à écrire. En général il y avait entre un quart d’heure et trois quarts d’heure de flottement, de recherche complètement vague avant qu’un des souvenirs ne surgisse. Et dans cet instant il se passait des tas de choses intéressantes qui pourraient être l’objet d’un autre texte, montrant cette suspension du temps, ce moment où j’allais chercher ce souvenir dérisoire35.

On pourrait définir cette ascèse comme la quête d’une sortie de l’écoulement temporel, qui fait appel pour se réaliser à des moyens aussi bien extra-discursifs – l’immobilisation de l’instant pictural ou photographique – que discursifs, parmi lesquels figure, au premier chef, le figement du temps qu’opèrent La Vie mode d’emploi puis Un cabinet d’amateur. On comprendra, en ce sens, la longue genèse de ce dernier livre comme une tentative (extra-diégétique) d’échapper à la continuité temporelle – alors même que son intertextualité massive prolonge le temps d’écriture de La Vie mode d’emploi. En reprenant, dix-neuf ans après, la matière du premier roman de jeunesse « à peu près abouti » (« Le reste était affaire de faussaire, c’est-à-dire de vieux panneaux et de vieilles toiles, de copies d’atelier, d’œuvres mineures habilement maquillées, de pigments, d’enduits, de craquelures » [p. 1421]), Un cabinet d’amateur met, en effet, littéralement en œuvre la mémoire de 34 35

Georges Perec, « La chose », loc.cit. Georges Perec, « Le travail de la mémoire », Je suis né, op. cit., p. 88.

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l’écrivain et immobilise dans une suspension critique (métatextuelle) toute l’histoire de sa création – sans que, dans un livre qui se clôt sur un « faire-semblant » nécessairement instable, cette conjonction du passé et du présent de l’écriture se soustraie véritablement à la temporalité. Loin de l’heureuse expérience proustienne de la mémoire involontaire, la quête perecquienne d’une sortie du temps ne saurait aboutir textuellement36 – pas plus d’ailleurs que la peinture, objet central d’Un cabinet d’amateur, ne saurait échapper picturalement au temps : « Ce n’est pas la première fois que la peinture oppose au temps ses simulacres d’éternité37 », écrit Perec dans sa préface à L’Œil ébloui. L’écriture perecquienne ne porte aucune promesse, et la permanence des traces qu’elle inscrit reste toujours fragile et incertaine – comme le formule Espèces d’espaces : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes38 ».

36 Je rejoins sur ce point les conclusions de la thèse de Julien Roumette : « Ce qui est ainsi figuré et mis en abyme dans le roman par le chapitre LI, c’est le rêve même de Perec d’une œuvre qui soit un lieu stable qui échappe au temps, perpétuel horizon de son écriture. […] De ce point de vue, la phrase “Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère” [Les Revenentes (1972), Romans et Récits, op. cit., p. 628, puis La Vie mode d’emploi, p. 1274] peut également se lire comme l’expression de ce qui a été l’ambition de l’écrivain : trouver par l’écriture les moyens de suspendre le temps, de créer un lieu – le livre, l’œuvre – aussi ambigu soit-il, qui échappe même provisoirement au passage du temps et à la menace de destruction et de mort qu’il contient » (Julien Roumette, op. cit., p. 815). 37 Georges Perec, Préface à L’Œil ébloui, photographies de Cuchi White, Chêne, 1981, n. p. 38 Espèces d’espaces, op. cit., p. 123.

Le temps des images

VI

L’écriture photographique de Georges Perec La photographie, décrite ou non, est dès Les Choses bien présente dans l’œuvre de Perec : « Jour après jour, ils s’installèrent. […] Ils collèrent sur tous les murs des dizaines de reproductions et, sur un panneau bien en vue, des photographies de tous leurs amis1. » Or, cet objet récurrent – souvent mentionnée, la photographie apparaît aussi dans l’œuvre de Perec comme un générateur de l’écriture et, parfois, comme une image effective – est aussi constamment dévalorisé : fragile et fictive à la fois, la photographie est dans les écrits perecquiens fondamentalement déceptive. Un des rêves de La Boutique obscure le marque on ne peut plus clairement : « Deux dissimulent des photographies dans les boîtiers de leurs montres. Mais ces photographies – dont le titre avait quelque chose d’alléchant – ne sont que de minces rondelles de cuir pliées en deux et ne montrent que de vagues stries grisâtres2 ». Déceptive, la photographie l’est ici doublement : son ancrage référentiel nécessite apparemment un recours au verbal, mais ce « titre » ne parvient pas à empêcher l’évanouissement radical de toute représentation. Cette méfiance à l’égard de la photographie est tout aussi nettement désignée par le film Récits d’Ellis Island, notamment dans les plans où l’album feuilleté par Perec n’est que partiellement lisible pour le spectateur3. On citera également La Vie mode d’emploi, où certains clients de la miniaturiste Marguerite Winckler sont « des bijoutiers qui lui demandaient de représenter sur le fond d’un pendentif destiné à recevoir une unique mèche de cheveux, le portrait de l’être chéri

1

Georges Perec, Les Choses. Une histoire des années soixante (1965), Romans et Récits, op. cit., p. 117. 2 Georges Perec, La Boutique obscure, op. cit., rêve 83. 3 Voir Andrée Chauvin et Mongi Madini, « La remontée des images (sur les Récits d’Ellis Island) », Le Cabinet d’amateur, n° 6, 1997, p. 63.

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(réalisé à partir d’une photographie le plus souvent douteuse)4 ». L’adjectif semble fonctionner dans le contexte perecquien comme une véritable épithète de nature, l’image photographique apparaissant de façon générale comme un opérateur d’indistinction et de vacillement référentiels. Cette conjonction paradoxale d’un dédain affiché et d’une présence en même temps recherchée, on l’abordera sous un angle un peu inhabituel : à partir d’un projet où Perec lui-même s’est fait photographe, lors de son voyage vers Ellis Island. LA PHOTOGRAPHIE CONTRE LA TRACE Perec photographe Il ne sera pas question pour l’instant des photos qui illustrent le volume5, mais des polaroïds que Perec a réalisés au cours de son voyage en cargo, et plus précisément des trente-neuf clichés qu’il a réunis dans un album6. Ces polaroïds sont caractérisés par leur géométrie très marquée, où revient la forme de la grille : sur les clichés des containers, qui donnent à voir un quadrillage perspectif, sur ceux qui figurent une portion du bastingage, et sur le polaroïd 6, qui représente un alignement de hublots. D’autre part, Perec photographe adopte un type d’approche sérielle que l’on peut rattacher à la notion d’épuisement7. Hormis les polaroïds 6 – trois hublots dont deux tronqués – et 24 – deux cordages sur fond de ciel et mer – les trente-neuf clichés de Perec présentent trois motifs seulement : les containers, des portions du bastingage, la mer et le ciel (qui figurent du reste sur l’ensemble des clichés), dans des configurations variées. Or, l’épuisement, ici, est double : s’il se rattache pour une part à la dynamique exploratoire de l’encyclopédisme perecquien, il désigne également une déperdition référentielle. Les trente-neuf polaroïds de 4

Georges Perec, La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 964. Conçu en collaboration avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir (1980), P.O.L, 1994. 6 Voir Perec, Polaroïds, Texte en main, Grenoble, n° 12, 1997, p. 15. 7 Voir notamment Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Christian Bourgois, coll. « Titres », 2008. 5

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Perec apparaissent, en effet, comme la mise en série d’une disparition photographique – d’ailleurs doublement signifiée : par des caractéristiques originelles des clichés – cadrage, exposition, mise au point – et du fait de leur vieillissement. Les choix de cadrage sont parfois remarquables : sur certains clichés, on peut à peine parler de motif, dans la mesure où l’objet photographié a comme tel une existence minimale, par sa ténuité (deux cordages, par exemple) ou sa situation aux bornes extrêmes de l’image, dont il a presque entièrement disparu, cette quasi-disparition signifiant plus fortement que sur les clichés de mer l’évidement référentiel8. Par ailleurs, les photos faites par temps de brouillard donnent à voir une dissolution des formes qui apparaît comme un véritable choix esthétique. Les polaroïds de Perec sont, en effet, presque tous surexposés : on se trouve face à des clichés baignant dans une brume luminescente qui engloutit doucement les formes, estompe les contours des objets. Le phénomène, dans sa récurrence, semble bien relever d’une démarche concertée : la lumière, medium de l’inscription photographique – l’étymologie nous le redit – se fait ici l’instrument d’une absence, en n’inscrivant que les traces évanescentes d’objets perdus. À la limite, on a l’image complètement blanche choisie par Perec pour ouvrir la série des trente-neuf polaroïds. Le flou de l’image – particulièrement sensible dans le polaroïd 14, juxtaposé dans l’album à un cliché plus net du même motif – produit autrement un effet similaire d’estompage référentiel. Cette pratique « déréférentialisée » du polaroïd paraît en tout cas donner une incarnation visuelle aux photos brièvement évoquées au début d’Un homme qui dort, métaphorisant les « souvenirs resurgis du passé » : « images inertes et floues, photographies surexposées, presque blanches, presque mortes, presque déjà fossiles9 ». Or, la déperdition référentielle liée à la surexposition des clichés est redoublée par l’expérience du temps – ou plutôt les expériences du temps – dont ils sont le lieu. Si le polaroïd implique une certaine immédiateté du processus photographique par réduction de l’écart

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On notera que les photos de Sfax mettent en scène une extinction référentielle similaire. Comme l’écrivent Hans Hartje et Jacques Neefs, pratiquement vidées de toute présence humaine, « elles façonnent en désert la mémoire d’un lieu » (Georges Perec. Images, Seuil, 1993, p. 93). 9 Georges Perec, Un homme qui dort (1967), Romans et Récits, op. cit., p. 229.

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entre prise de vue et développement10, si la traversée de l’Atlantique qui donne lieu à ces clichés offre au sujet l’expérience « très abstrait[e] » d’un « temps suspendu11 », le polaroïd réalise également en lui-même une certaine expérience du temps, dans la mesure où l’image polaroïd est extrêmement fragile, et se détériore rapidement. (Les altérations de la surface de l’image – traces de doigts, décolorations… – sont très apparentes sur de nombreux clichés.) L’image polaroïd retrouve ainsi la qualité précaire des premiers tirages photographiques, en exhibant comme eux les marques visibles d’une exposition au temps d’autant plus radicale que le polaroïd est une photographie unique, non reproductible12. Or, avec ces polaroïds, Perec a choisi de photographier l’approche – donc l’absence – d’Ellis Island, c’est-à-dire du lieu vide d’une mémoire virtuelle : loin de nous dans le temps et dans l’espace, ce lieu fait pour nous partie d’une mémoire potentielle, d’une autobiographie probable. nos parents ou nos grands-parents auraient pu s’y trouver le hasard, le plus souvent, a fait qu’ils sont ou ne sont pas restés en Pologne, ou se sont arrêtés en chemin, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre ou en France […] ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part13.

S’il est devenu commun de souligner, depuis La Chambre claire de Barthes, le lien de la photographie à l’absence et à la mort, Perec élabore ici de façon tout à fait concertée une mise en scène photogra10 Une définition de mots croisés y insiste : « Instantané : Ne mérite vraiment son nom que depuis le Polaroïd » (Georges Perec, « Quatre-vingt-dix grilles de mots croisés. Problèmes », Le Cabinet d’amateur, n° 4, 1995, p. 43). 11 Georges Perec, « Cahier inédit (notes écrites au cours de la traversée) », Texte en main, op. cit., p. 42. 12 Sur cette question, voir André Rouillé, La Photographie, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005, p. 284-295. 13 Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 55-56.

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phique spécifique de l’absence, à partir du choix, tout sauf anodin, du polaroïd. L’esthétique photographique de Perec renchérit, en effet, sur certains caractères propres de l’image polaroïd : sa basse définition, son « type particulier de transparence » qui « crée une profondeur trouble, aquatique, laineuse ou cotonneuse, stagnante, semi-coagulée14 ». En d’autres termes (plus brefs) : Perec fait le choix d’une image photographique qui opère, en elle-même, une dissolution des formes qu’elle inscrit. En ce sens, les polaroïds réalisent l’exercice d’une véritable ascèse photographique, quant au travail photographique lui-même, ostensiblement minimal, répétitif, affichant les marques d’une maladresse concertée – ou, si l’on veut, assumant totalement la maladresse du photographe amateur15 – aussi bien que d’un point de vue référentiel (on a déjà mentionné le nombre réduit des motifs, peu signifiants a priori, les inscriptions multiples d’une déperdition référentielle). Dans l’ordre du voyage, cette ascèse vaut effectivement comme telle, les polaroïds formant ensemble un exercice, sinon spirituel, du moins éthique, une préparation au film à venir, à l’approche d’Ellis Island, lieu littéralement improbable pour le sujet Perec. En allant vers Ellis Island, lieu pour lui d’une double absence, Perec a choisi de pratiquer une photographie qui inscrivait selon de multiples modalités les formes de l’absence et de la déperdition. Plus tard, dans « Description d’un chemin », son écriture saura les retrouver poétiquement. La pratique de Perec met ainsi en avant trois caractéristiques de la photo : par la géométrie qu’elle met en scène, elle est une construction plastique, et consiste en un objet exposé au temps, dont la pertinence référentielle paraît des plus discutables. La construction photographique On abordera la question de la construction photographique par le biais de l’entreprise autobiographique de W, dans la mesure où celle-ci se fonde essentiellement (et génétiquement) sur une série d’ekphraseis photographiques : sur la description, en particulier, de sept photos de 14

Henri Vanlier, Philosophie de la photographie, Les Cahiers de la photographie, 1983, p. 63. 15 « Photo n° 6 prise face au soleil (intéressante q[uan]d m[ême] à cause des containers », note Perec (« Cahier inédit [notes écrites au cours de la traversée] », op. cit., p. 42).

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famille16. La photo, dans W, est donc doublement constructrice (génératrice) : d’un imaginaire aussi bien que de l’écriture. Dans les termes de Perec : « Cette autobiographie de l’enfance s’est faite à partir de descriptions de photos, de photographies qui servaient de relais, de moyens d’approche d’une réalité dont j’affirmais que je n’avais pas le souvenir17 ». Face à une mémoire individuelle inaccessible – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », lit-on à l’incipit du chapitre II de W ou le Souvenir d’enfance – l’écriture perecquienne a recours à des images de mémoire déjà constituées : celles, notamment, de la photographie18. On peut reprendre ici des réflexions de Barthes : « Non seulement la Photo n’est jamais, en essence, un souvenir […], mais encore elle le bloque, devient très vite un contre-souvenir19 ». On fera alors l’hypothèse que c’est précisément cette relation d’exclusion réciproque entre la photo et le souvenir – ou d’implication nécessaire entre la photo et le souvenir-écran – qui induit et rend possible la convocation des photos de famille par Perec. On ne citera qu’un seul exemple, celui de la description de la photo de Perec enfant à la voiture rouge, qui débouche non sur un souvenir, mais sur un enchaînement de discours rapportés qui médiatise doublement le vécu de l’enfance : Derrière moi, il y a une grille fermée, doublée dans sa partie basse d’un fin treillis métallique et, tout au fond, une cour de ferme avec une charrette. Je ne sais pas où était ce village. J’ai longtemps cru qu’il était en Normandie, mais je pense plutôt qu’il était à l’est ou au nord de Paris. Il y eut, en effet, plusieurs fois, des bombardements tout près. Une amie de ma grand-mère s’était réfugiée là avec ses enfants et m’avait emmené. Elle raconta à ma tante qu’elle me cachait sous un édredon 16

Voir Bernard Magné, « Les descriptions de photographies dans W ou le Souvenir d’enfance », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, 1998, p. 9. 17 Georges Perec, « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 83. 18 On notera que les dessins retrouvés de l’adolescence fonctionnent eux aussi comme des images de mémoire ready made : « Je retrouvai plus tard quelques-uns des dessins que j’avais faits vers treize ans. Grâce à eux, je réinventai W et l’écrivis […] » (W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 14). Comme le note Bernard Magné : « On est donc tenté d’établir un parallèle : les photos sont à l’autobiographie ce que les dessins sont à la fiction » (« Les descriptions de photographies dans W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 10). 19 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du CinémaGallimard-Seuil, 1980, p. 142.

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chaque fois qu’il y avait un bombardement, et que les Allemands qui occupèrent le village m’aimaient beaucoup, jouaient avec moi et que l’un d’eux passait son temps à me promener sur ses épaules. Elle avait très peur, disait-elle à ma tante qui me le raconta par la suite, que je ne dise quelque chose qu’il ne fallait pas que je dise et elle ne savait pas comment me signifier ce secret que je devais garder20.

Le recours à l’ekphrasis apparaît, en somme, comme la tentative incertaine de reconstruire, sinon de retrouver, par l’écriture, des souvenirs : d’où le caractère retors et déceptif de la description photographique. Or, à cet échec de l’ekphrasis répondent certaines réflexions longtemps inédites de Perec, où la photo parvient apparemment à réaliser fantasmatiquement une reconstruction de la parenté. Il s’agit de la photo de Kafka21 commentée dans le « petit carnet noir » : Je ne sais pas depuis quand je sais que mon père ressemblait à F[ranz] K[afka]. Trois photos du K[afka] par lui-même […] m’en persuadent à chaque fois, mais il y a des années que je n’ai pas vu de portrait de mon père. La mauvaise qualité des photos donne à cette certitude un caractère plausible, sinon probable22.

Par la photographie, Kafka devient effectivement comme le père, dans un flou assumé qui donne paradoxalement à la « certitude » sa garantie. La photo signifie l’absence, mais ce décollement du réel lui permet aussi de dire la consolation d’une présence factice. Ou, inversement : si cette reconstruction fantasmatique est possible, c’est bien parce que la photo redouble en principe une absence première. On rappellera ici des réflexions d’Alain Buisine, reprenant luimême des analyses de La Chambre claire23 : « la photo est oublieuse : 20

W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 73. La médiatisation du souvenir est beaucoup plus complexe que dans la version du « petit carnet noir » (1970), où la description de la même photo se clôt par une phrase dont le sujet reste indéfini : « On dit que les Allemands vinrent dans ce village et que la fermière me cacha sous son matelas » (cité dans Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, op. cit., p. 34). 21 Lui aussi juif en rupture par rapport à sa propre judéité. Sur ce point, voir Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993. 22 Georges Perec, « Le petit carnet noir », édition de Philippe Lejeune, Cahiers Georges Perec, n° 2 (W ou le Souvenir d’enfance : une fiction), Textuel 34/44, n° 21, 1988, p. 168-169.

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au sens où, toujours liée au travail de deuil, elle effectue la perte de ce qu’elle semble conserver. La photographie est aussi un très efficace dispositif pour absenter le réel24 ». Dans W, la photo rend possible le récit autobiographique précisément parce qu’elle articule la présence à la perte. La photographie, disait Barthes, est mélancolique25. C’est dire aussi que pour respecter l’écriture de la perte qu’elle permet, pour aller jusqu’au bout de cette essentielle mélancolie, elle doit consentir à sa propre absence : les photos décrites dans W sont absentes du texte. Le projet perecquien est celui de l’écriture d’une mémoire impossible, que la photographie elle-même ne saurait véritablement refonder26. L’idée de mémoire est ici cruciale : de fait, la mémoire photographique convient précisément, par trois de ses aspects, à la mémoire perecquienne. L’une et l’autre ne sont jamais données, mais construites, et toutes deux conjoignent présence et absence dans une forme exposée au temps : les photos décrites dans l’œuvre sont jaunies, ou absentes (W), comme sont précaires les images de mémoire de l’écrivain. On a rappelé que, pour W, la photographie était littéralement féconde, au sens où ce sont des photos qui ont déclenché l’écriture du livre. De fait, le chapitre VIII inclut, « sans rien y changer », deux textes qui « datent de plus de quinze ans », les donnant ainsi comme premiers, tout au moins dans le cadre du projet autobiographique : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps 23

« […] en déportant ce réel, vers le passé (“ça a été”), [la photographie] suggère qu’il est déjà mort » (Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, op. cit., p. 124). Le lien entre la photographie et la mort est, du reste, établi très tôt dans l’histoire critique du medium, ainsi dans cet article satirique de Marcelin, qui assimile toute photographie au « portrait après décès » : « […] de quelle génération d’huissiers, de recors, d’agents d’affaires, de débiteurs aux abois, de créatures avachies, ne donneront-ils pas l’idée, ces fantômes photographiques, ridés, contractés, grinçants, aux regards faux, ayant à la fois l’immobilité de la mort et l’inquiétude de la vie : des cadavres préoccupés ! » (Marcelin, « À bas la photographie !!! », Le Journal amusant [1856], cité dans André Rouillé, La Photographie en France. Textes et controverses : une anthologie, Macula, 1989, p. 259 et 265). 24 Alain Buisine, « Tel Orphée… », Revue des sciences humaines, Lille, n° 210, 1988, p. 129. 25 La Chambre claire évoque « la mélancolie même de la Photographie » (loc. cit.). 26 On notera avec Bernard Magné que l’absence est redoublée en ce qui concerne les photos de la mère : le texte de W en annonce cinq, mais n’en décrit que trois (« Les descriptions de photographies dans W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 11).

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que mon projet d’écrire. Les deux textes qui suivent datent de quinze ans. Je les recopie sans rien y changer, renvoyant en note les rectifications et les commentaires que j’estime aujourd’hui devoir ajouter27 ». Il s’agit, pour le premier, d’une description d’une photo du père, le second, « largement imaginaire28 », étant consacré à la mère. Si le projet autobiographique « s’est formé presque en même temps » que le projet d’écriture, si le projet d’écriture prend autrement dit très rapidement une forme autobiographique, sans que celle-ci lui soit pourtant strictement coextensive, la description de la photo du père joue le rôle, dans l’économie mise en place par W, d’une « presque » genèse de l’écriture. La photographie serait donc, pour l’écrivain Perec, sinon première, du moins cruciale : en témoigne le fait qu’elle puisse se faire ainsi l’image d’une origine possible de l’écriture. Cette vertu originaire de la photographie se projette également sur d’autres textes perecquiens : la photo est alors génératrice d’un certain espace de discours. C’est notamment le cas de Je me souviens, où l’auteur se souvient en fait bien davantage de discours entendus et d’images – notamment de photos – que de moments vécus29. L’image, en particulier photographique, ou du moins son souvenir – l’image mentale d’une image – paraît ainsi fonctionner, génétiquement, comme un déclencheur de l’écriture. On mentionnera également « Fragments de déserts et de culture », où le rapport à la photographie est à la fois crucial et décalé. Les « Fragments » perecquiens reprennent, en effet, une forme inventée par Denis Roche – à qui le texte est dédié – dans une référence explicite à la photographie, Denis Roche donnant une définition proportionnelle de la forme du « dépôt » : J’imaginais, je voyais littéralement ce que pourrait être cette écriture nouvelle, par quoi il me semblait que je me placerais par rapport à ce qu’on appelle littérature, comme un photographe se place par rapport à la peinture. […] La méthode mise au point était simple : répéter à l’infini, en étant libre de m’arrêter à n’importe quel moment, une même longueur de texte […]. De même […] qu’un appareil photographique ne crée pas une situation ou un geste ou un objet 27

W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 41-42. Op. cit., p. 46. 29 Voir chapitre I. 28

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donnés, mais, les « cadrant », il les oblige, comme lors d’une répétition, à exister à nouveau et, ce faisant, à dire sans doute quelque chose de nettement différent de ce qu’ils disaient avant l’irruption d’en face de l’appareil capteur qui, pourtant, ne met en scène qu’un seul réel. Ainsi je découpais des lignes qui étaient strictement de la même longueur, mais chaque fois prises dans des écrits différents, variés, littéraires ou non […]30.

Les traits de cette forme photographique sont simples : la découpe de la ligne, et le choix d’une pratique intertextuelle, où la citation, comme opération de prélèvement, apparaît comme une traduction scripturale du geste indiciel de la photographie31. Le projet littéraire peut alors se définir en termes photographiques : « La photographie ne privilégie pas une certaine chose à regarder, elle a depuis toujours vraiment photographié tout, ce qui était moche, banal, extraordinaire, et l’idée des Dépôts de savoir & de technique c’est aussi de montrer que toutes les littératures font de la littérature32 ». Le modèle photographique se trouve ainsi doublement distant du texte perecquien, dans la mesure où le lien des « Fragments » à la photographie est à la fois indirect et distordu : le texte de Perec reprend une forme définie par référence à la photographie, et cette reprise implique un certain nombre d’aménagements. Toutefois, dans la publication originale du moins, les « Fragments » incluent trois photos : la Coupole d’acier d’un observatoire, par Paul Virilio, une photo aérienne de la Mauritanie (IGN) et la reproduction d’une œuvre de Peter Klasen (Grande grille noire)33. Si Perec réinterprète, au sens musical du terme, le procédé rochien, substituant notamment au principe de rupture qui commande le « dépôt » un « tressage » (par les « enjambements », l’établissement de continuités et de récurrences) qui fait de « Fragments de déserts et 30

Denis Roche, « Entrée des machines. Littérature et photographie », La Disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Éditions de l’Étoile, 1982, p. 5455. 31 La « matière première » de ces collages est parfois elle-même d’ordre photographique, en particulier dans « Pour saluer Manuel Alvarez Bravo » : « La matière première y affleure : relation de la guerre des Cristeros (1926-1929) ; citations d’écrits sur la photographie […] ; répertoires et bibliographies […] » (op. cit., p. 34). 32 Op. cit., p. 117. 33 Georges Perec, « Fragments de déserts et de culture », Traverses, n° 19, 1980, p. 115-116 et 119. Ces photos ont apparemment été choisies par la rédaction de la revue.

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de culture » « un véritable tout34 », il met donc en place un jeu sensiblement plus complexe avec la référence photographique : les « Fragments » abandonnent la photographie en tant que modèle d’écriture pour l’accueillir comme un espace plastique confronté à celui du texte. Ces genèses « photographiques » de l’écriture se trouvent représentées de manière récurrente dans La Vie mode d’emploi, où la photo fut d’ailleurs à l’occasion un embrayeur effectif du récit, par le biais notamment de la contrainte de « marquage autobiographique35 ». On connaît l’exemple de la photo de Brigitte Helm dans L’Argent : « Un jour on m’offre une photographie d’un film de Marcel L’Herbier, eh bien, le lendemain, je m’en suis servi pour un des chapitres de La Vie mode d’emploi et son présent est devenu la source d’une histoire, de quelque chose qui est arrivé avant36 ». La photo tend, en effet, à jouer dans La Vie mode d’emploi le rôle d’un embrayeur de récit, par exemple à la fin du chapitre X : « La troisième photo montre quatorze jeunes filles alignées. Jane est la quatrième en partant de la gauche […]. C’est la scène finale du Comte de Gleichen, de Yorick […]37 ». Suit, en un peu moins d’une page, l’intrigue de la pièce. De façon similaire, au chapitre LXXXI, la mention d’une photo de tournage d’Olivia Rorschash amorce le récit de sa carrière américaine et, au chapitre LXXXVIII, l’histoire de Blanche et Cyrille Altamont sort tout entière, dans la disposition du chapitre, de la contemplation par Véronique Altamont d’ « une photographie de petit format, striée et cassée, qui représente deux danseu-

34

Voir Jan Baetens, « Belle et fidèle : Fragments de déserts et de culture », Le Cabinet d’amateur, n° 3, 1994, p. 22. 35 Cette contrainte impose à Perec l’allusion, dans chaque chapitre, « à un événement quotidien survenu pendant la rédaction du chapitre » (Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, « Une machine à raconter des histoires », préface à Georges Perec, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Paris-Cadeilhan, Éditions du CNRSZulma, 1993, p. 26). 36 Georges Perec, « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 91-92. Il s’agit du chapitre LXV, où la description de Joy Slowburn suit d’assez près la photo de l’actrice (reproduite dans Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, op. cit., p. 155). Perec a également rattaché, dans un entretien avec Viviane Forrester, la genèse même du roman à une « carte postale représentant une maison de poupée, la façade étant enlevée […] » (cité dans Georges Perec. Images, op. cit., p. 151). 37 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 701.

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ses, dont l’une n’est autre que Madame Altamont plus jeune de vingtcinq ans […]38 ». Or, cette dernière photo reparaît à un autre niveau diégétique, au sein de l’histoire rapportée (et non plus de la structure encadrante), où elle joue un rôle important dans l’enquête sur sa filiation que mène Véronique Altamont. On a là un procédé récurrent dans le roman de Perec : la photo mentionnée tend à l’être à plusieurs niveaux diégétiques. On citera aussi l’exemple du personnage de James Sherwood, introduit comme tel dans le récit par un renvoi anaphorique à sa photo : « Debout devant la loge, une femme est en train de lire la liste des habitants de l’immeuble […]. […] Elle […] tient dans sa main droite une photographie bistrée représentant un homme en redingote noire. Il a des favoris épais et un pince-nez […]. Cet homme – James Sherwood – fut la victime d’une des plus célèbres escroqueries de tous les temps39 ». La photo est ici doublement embrayeur de récit : à coup sûr dans l’espace du chapitre XXII, la biographie de Sherwood succédant à la mention de sa photo dans la disposition du texte et, plus hypothétiquement, dans l’univers diégétique du roman. En effet : « La femme – une romancière américaine nommée Ursula Sobieski – a entrepris depuis trois ans de reconstituer cette ténébreuse affaire pour en faire la matière de son prochain livre et le terme de son enquête l’a conduite aujourd’hui à venir dans cet immeuble chercher quelque ultime renseignement ». Dans cette contiguïté du discours biographique et de la confrontation d’un écrivain et d’une photo, pourrait se lire la figuration d’un rapport génétique de l’écriture à la photographie. Or, là aussi, l’objet photographique se trouve à nouveau mentionné dans le cours du récit (biographique) qui suit : « […] des milliers de petits jouets et accessoires scolaires donnés en prime à tout acheteur d’une boîte de Sherwoods’ à certaines époques déterminées : plumiers, petits cahiers, jeux de cubes, […] photos faussement dédicacées des grandes vedettes du music-hall40 ». On fera l’hypothèse que cette propriété « bathmologique » (Barthes) de la photographie se relie à un trait très précis de l’écriture perecquienne : son recours pour le moins abondant, en particulier dans La Vie mode d’emploi, à l’insertion intertextuelle, l’image, le cas échéant photographique, intervenant dans ce système comme un opé38

Op. cit., p. 1208. Op. cit., p. 760. 40 Loc. cit. 39

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rateur de vraisemblance fictionnelle. En effet, comme l’a montré Bernard Magné, la description d’images, par l’ « anisotopie représentative » qu’elle implique, permet d’accueillir à moindres frais diégétiques les insertions intertextuelles : c’est dire qu’inversement, du point de vue de la lecture, une « anisotopie représentative » apparaît comme l’indice (connotatif) probable d’une insertion intertextuelle41. La mobilité de la photo d’un niveau diégétique à l’autre tend ainsi à fonctionner comme un indice métatextuel, signalant connotativement la capacité remarquable de l’ekphrasis photographique à accueillir les enchâssements énonciatifs engagés par les implicitations. On ne mentionnera ici qu’un exemple, emprunté au chapitre XXXIII : Un carton à chapeaux débordant de photographies racornies, de ces clichés jaunis ou bistrés dont on se demande toujours qui ils représentent et qui les a pris : trois hommes sur une petite route de campagne ; […] et ces deux-là, devant le monument aux morts de Beyrouth tous les deux avec leur manche droite flottante et saluant du bras gauche les trois couleurs, la poitrine constellée de décorations, c’est Bernard Lehameau, un cousin de Marthe, la femme de François, avec son vieil ami le colonel Augustus B. Clifford, à qui il servit d’interprète au Grand Quartier Général des Forces Alliées à Péronne […]42.

Les insertions intertextuelles consistent notamment dans ce passage en certains noms propres : les noms de personnes Bernard Lehameau et Augustus B. Clifford renvoient respectivement à Un rude hiver de Queneau – et, via la traduction bilingue, à Hamlet – et à La Disparition ; quant au nom de lieu Beyrouth, s’il représente dans le temps de l’écriture un « encryptage » du monde privé du sujet Perec, il fait signe prospectivement – le texte paraît en 1981 – vers « Still Life/Style Leaf » où, sur le bureau de l’écrivain, se trouve « un minuscule cendrier rond en céramique blanche dont le décor, à dominantes vertes, représente le monument aux Martyrs de Beyrouth43 ». En outre, 41

Voir notamment Bernard Magné, « Petite croisière préliminaire à une reconnaissance de l’archipel Butor dans La Vie mode d’emploi », Perecollages, op. cit., p. 107108, et « Quelques problèmes de l’énonciation en régime fictionnel », op. cit., p. 78. 42 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 853. 43 Georges Perec, « Still Life/Style Leaf », op. cit., p. 109. Il semble bien y avoir une convenance particulière entre l’enchâssement représentatif – l’ekphrasis photographique – et le fonctionnement citationnel des noms propres : comme la photo, le

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l’intertextualité prospective tient plus globalement à ce que représente l’image photographique, les « trois hommes sur une petite route de campagne » faisant retour dans Un cabinet d’amateur44, où le tableau portant ce titre est attribué à August Macke45. Cette attribution prolonge, d’ailleurs, le jeu intertextuel, en inscrivant dans La Vie mode d’emploi, par-delà l’anticipation d’Un cabinet d’amateur, la trace de ce qui est resté un projet de Perec, mentionné cependant, sans anachronisme cette fois, dans la « Tentative de description d’un programme de travail pour les années à venir » de 1976 : un roman intitulé Le Voyage à Kairouan, qui raconterait « le voyage que Klee, Moilliet et Macke firent en Tunisie en avril 191446 ». On peut comprendre cette pertinence intertextuelle de la photo comme figurant, au plan de la poétique du texte, la genèse effectivement photographique de l’écriture, dans Je me souviens, W ou le Souvenir d’enfance ou, différemment, dans « Fragments de déserts et de culture ». C’est le paradoxe initial d’une photographie à la fois dépréciée et centrale qui est ici fondamental. Les polaroïds l’ont montré : la photographie est essentiellement fragile et instable. À l’évidence, ce vacillement ontologique la rend d’autant plus proche de l’écriture perecquienne, qui se définit précisément par son affrontement au faux et à la fragilité de l’être. La genèse photographique par défaut (« presque en désespoir de cause47 ») de l’autobiographie W ou le Souvenir d’enfance est ici exemplaire : c’est bien parce que la photo ne semble pas ontologiquement fiable qu’elle permet d’écrire.

nom propre est une entité qui, en tant que désignateur rigide, fonctionne, du point de vue sémantique, de façon surtout référentielle. On pourrait, d’ailleurs, faire l’hypothèse que cette convergence structurelle entre nom propre et photographie rende compte, au moins dans une certaine mesure, de l’écriture de Je me souviens qui, essentiellement fondée sur l’énoncé de noms propres, s’appuie aussi, on vient de le voir, sur un certain nombre de photos. Sur cette question, voir chapitre I. 44 Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 1380. 45 Op. cit., p. 1414. 46 Reproduit dans David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, op. cit., p. 600. 47 « Par où commencer ? Presque en désespoir de cause, j’ai fini par trouver au milieu de mes dossiers un album de photos dont j’ai extrait les 7 plus anciennes » (Georges Perec, « Le petit carnet noir », op. cit., p. 159).

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Le temps de la photographie La fragilité de l’image photographique, et notamment des polaroïds, tient d’abord à son exposition au temps. On développera ce point à partir de La Vie mode d’emploi Le « romans » paraît envisager de biais le rapport de la photographie au temps. La photo est, en effet, classiquement reliée à l’idée de mémoire : elle permet de conserver les images d’un temps passé. Comme l’écrit Jules Janin à propos du daguerréotype : « c’est un miroir qui garde toutes les empreintes ; c’est la mémoire fidèle de tous les monuments, de tous les paysages de l’univers […]48 ». Baudelaire lui-même exalte cette fonction mémorielle des images photographiques, dans un texte qui constitue par ailleurs une dénonciation virulente du médium : « Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie49 ». Et, de fait, certaines des photos de La Vie mode d’emploi incarnent diégétiquement ce rapport au temps, par exemple en étant photos de « calendriers des postes50 ». Or, la photo du texte perecquien est, de façon récurrente, une « photo jaunie51 », ou abîmée de quelque manière, ainsi de la « photographie de petit format, striée et cassée », qu’examine Véronique Altamont au chapitre LXXXVIII52. Comme le « cliché sépia53 », la photo abîmée, jaunie, en se révélant elle-même âgée, rend visible son propre rapport au temps, parfois d’autant plus sensible qu’il est contradictoire avec le référent qu’elle représente. Ainsi l’image sépia, forcément âgée, s’oppose-t-elle au « jeune capitaine » qu’elle figure : « l’autre, un petit cliché sépia, représente un jeune capitaine en uniforme de la guerre hispanoaméricaine avec des yeux sérieux et candides sous des sourcils hauts

48

Jules Janin, « Le daguerotype » [sic], L’Artiste (1838-1839), cité dans André Rouillé, La Photographie en France, op. cit., p. 50. 49 Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 618619. . 50 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1017. 51 Espèces d’espaces, op. cit., p. 122. 52 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1208. 53 Op. cit., p. 1234.

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et fins et une bouche sensible aux lèvres pleines sous la soyeuse moustache noire54 ». À la limite, la photo abîmée se nie dans sa valeur référentielle, devenant un signe totalement opaque, puisque se trouvent alors remises en cause aussi bien sa fonction d’attestation que l’identification de l’ancrage déictique qui la définit, l’acte photographique rendant nécessairement contemporains le photographe et l’objet photographié. Un passage du chapitre XXXIII montre bien cette négation de la représentation photographique par l’exposition au temps de l’image : on trouve dans la cave des Gratiolet « un carton à chapeaux débordant de photographies racornies, de ces clichés jaunis ou bistrés dont on se demande toujours qui ils représentent et qui les a pris […]55 ». On citera ici un passage de la préface à L’Œil ébloui, recueil de photos de trompe-l’œil de Cuchi White. Alors que le texte, hormis un « je suppose » et trois formules de modalisation (« si j’ose m’exprimer ainsi », « je ne sais plus trop bien quelle nouvelle d’Alphonse Allais où il est question, je crois, de l’existence en plein Paris de gares clandestines »), privilégie largement la première personne du pluriel, il se termine – c’est l’avant-dernier paragraphe – par un passage à la première personne du singulier, où Perec assigne ce que Barthes appellerait le punctum du trompe-l’œil précisément à son exposition au temps56 : Ce n’est pas la première fois que la peinture oppose au temps ses simulacres d’éternité. Mais je crois que ce qui me touche et me trouble le plus dans les photographies de trompe-l’œil que Cuchi White nous donne à voir, c’est précisément le contraire : le retour du temps, l’usure, l’effacement, quelque chose comme la reprise en main, par le temps réel, par l’espace réel, de cette illusion spéculaire qui se serait voulue impérissable : la réalité reprend ses droits ; de véritables ouvertures sont ménagées sur ses surfaces de fausses fenêtres ; des conduites d’eau, des fils électriques traversent en les transperçant les 54

Loc. cit. Op. cit., p. 853. En ce qui concerne le photographe, la photo ne permet d’ailleurs, en principe, que des déductions négatives, du type : « Ce n’est pas Smautf qui a pris la photographie puisqu’il y figure, en arrière-plan, en train de laver avec Fawcett la grosse Chenard et Walker bicolore » (op. cit., p. 1120). 56 Barthes lui-même finit, du reste, par identifier à une expérience du temps le punctum de toute photo : « Je sais maintenant qu’il existe un autre punctum […] que le “détail”. Ce nouveau punctum, qui n’est plus de forme, mais d’intensité, c’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (“ça a été”), sa représentation pure » (La Chambre claire, op. cit., p. 148). 55

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balcons fictifs ; les fausses écailles de peinture s’écaillent vraiment ; le plâtre peint comme du plâtre tombe par plaques vraies ; la pluie ruisselante impose ses coulées improbables aux architectures impeccables57…

Les stratégies du faux Dans La Vie mode d’emploi, la fictivité de la photo est d’abord référentielle : l’objet photographié est avéré comme faux, notamment à travers le motif du déguisement. Jane Sutton est photographiée déguisée : « Sur la première photographie, Jane Sutton apparaît en page, debout, avec une culotte de brocart rouge à parements d’or, bas rouge clair, une chemise blanche, et un pourpoint court, sans col, de couleur rouge, à manches légèrement bouffantes, à rebord de soie jaune effrangée58 ». De même, Geneviève Foulerot revêt divers costumes pour les photos du « catalogue de vente par correspondance dont [elle] est l’un des six modèles féminins permanents » : on l’y voit pagayant à bord d’un canoë de studio avec un gilet de sauvetage gonflable en matière plastique orange, ou assise dans un fauteuil de jardin en tube et toile rayée jaune et bleu à côté d’une tente à toit bleu, revêtue d’un peignoir de bain vert et accompagnée d’un homme en peignoir de bain rose, […] et dans une multitude de vêtements de travail de toute nature […]59.

On voit l’intérêt du motif du déguisement pour signifier la fausseté référentielle. Le déguisement opère, en effet, un redoublement du faux : le personnage déguisé prend l’apparence d’un autre, et cette nouvelle identité est précisément fictive. Jane Sutton n’est pas un page, et Geneviève Foulerot pagaye dans un canoë « de studio ». Le lien étroit qu’établit l’écriture perecquienne entre la photographie et le faux déconstruit passablement la fonction testimoniale, parce qu’indicielle60, classiquement accordée à l’image photogra57

Georges Perec, Préface à L’Œil ébloui, photographies de Cuchi White, Chêne, 1981, n. p. 58 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 701. Ce déguisement renvoie à La Tempête, l’un des dix tableaux fournissant des allusions à La Vie mode d’emploi (le vêtement de Jane reprend celui du personnage masculin du tableau de Giorgione). 59 Op. cit., p. 897. 60 Au sens de Peirce : « [Un indice est] un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu’il a quelque similarité ou analogie avec lui ni parce qu’il est associé avec les caractères généraux que cet objet se trouve posséder, que

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phique (même si on ne saurait l’y réduire61) : ainsi de cette « photographie, représentant certainement Madame Marcia elle-même, mais d’au moins quarante ans plus jeune : c’est une frêle jeune fille, avec un gilet à pois et un bibi ; elle est au volant d’une fausse voiture – un de ces panneaux peints parfois percés de trous pour les têtes tels qu’en utilisent les photographes de fêtes foraines – en compagnie de deux jeunes hommes portant des vestes blanches finement rayées et des canotiers62 ». (L’adverbe de modalisation « certainement » permet ici de répercuter la fictivité référentielle – la « fausse voiture » – au plan énonciatif.) On peut parler, de façon plus générale, d’une véritable « déréférentialisation » de la photo dans les écrits perecquiens : elle y est toujours liée à un manque, à une incertitude ontologique. Le manque est diégétiquement incarné, dans La Vie mode d’emploi, par les « albums de photographies » qui figurent parmi les « vieux objets » de la cave de Madame de Beaumont : « albums de photographies, en cuir repoussé, en feutrine noire, en soie verte, où, presque à chaque page, l’empreinte d’onglets triangulaires, depuis longtemps décollés, esquisse désormais des quadrilatères vides […]63 ». Dans la pratique du polaroïd, la mise en cause ontologique prend la forme de notes du type : « À 11h il se met à faire très beau (ce dont ne rend pas du t[ou]t c[om]pte la ph. n° 10)64. » Dans les textes littéraires, la photographie met en place un jeu avec le réel – « Jouer avec l’espace : […] Se faire photographier en soutenant la tour de Pise65… » – et, surtout, elle ne permet que difficilement l’identification des référents qu’elle rassemble : « Jane est la quatrième en partant de la gauche (une croix au-dessus de sa tête

parce qu’il est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l’objet individuel d’une part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d’autre part » (Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, Seuil, 1978, p. 158). 61 Pour une discussion de la « thèse d’existence » impliquée par la photo (dans les termes de Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Seuil, 1987, p. 122), voir André Rouillé, La Photographie, op. cit., p. 72-119. Voir également l’analyse de Pierre Bourdieu : « Si la photographie est considérée comme un enregistrement parfaitement réaliste et objectif du monde visible, c’est qu’on lui a assigné (dès l’origine) des usages sociaux tenus pour “réalistes” et objectifs” » (Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965, p. 109). 62 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 847. 63 Op. cit., p. 1118. 64 « Cahier inédit », op. cit., p. 43. 65 Espèces d’espaces, op. cit., p. 115.

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la désigne, sinon il serait difficile de la reconnaître)66 » (de tels exemples sont extrêmement nombreux dans La Vie mode d’emploi). Le fait que la photo ne puisse assurer aucune identité stable à ce qu’elle représente conduit, le cas échéant, à un brouillage de l’identité de l’objet photographique lui-même ; dans la fiction perecquienne, la photo est souvent présentée comme techniquement ou esthétiquement impure : « retouchée », « arrangée, coloriée67 », informée par des modèles picturaux… Dans l’appartement de Madame Moreau, il reste ainsi de la décoration de Fleury « trois grandes photographies, coloriées à la main, datant de la guerre russo-japonaise », la deuxième étant présentée comme la « jumelle » de la première68. On ajoutera que cette photo « jumelle », par la mise en relation des éléments référentiels qu’elle comporte avec un savoir ou des discours a priori extérieurs69, représente également une certaine confusion des identités, en l’occurrence nationales : la seconde photographie, sa jumelle, représente le croiseur cuirassé japonais Asama, construit par la maison Armstrong, avec, en cartouches, l’amiral Yamamoto, ministre de la marine, l’amiral Togo, le « Nelson japonais », commandant en chef de l’escadre japonaise devant Port-Arthur, le général Kodama, le « Kitchener du Japon », commandant en chef de l’armée japonaise, et le général-vicomte Tazo-Katsura, premier ministre70.

C’est pourquoi, au plan dramatique, la photo conduit au faux : « Plus tard, [Véronique Altamont] découvrit, marquant la page 73 de l’Âge de raison, la photographie de sa mère en train de travailler à la barre avec une autre danseuse sous la direction de Maximilien et elle en conclut que c’était là son vrai père ». Conclusion vite déjouée par le récit : « Puis, il y a quelques mois, un jour de novembre 1974, elle trouva dans la corbeille à papier de sa mère une lettre de Cyrille et, la lisant, comprit que Maximilien était mort dix ans avant qu’elle ne naisse, et que la vérité était l’exact contraire de ce qu’elle croyait71 ». 66

La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 701. Op. cit., p. 963. 68 Op. cit., p. 1220. 69 À moins qu’il ne s’agisse d’inscriptions ou de légendes visibles sur ou autour de l’image. 70 Op. cit., p. 1221. 71 Op. cit., p. 1212. 67

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On citera également Récits d’Ellis Island, où les indexations du faux se multiplient autour de la mention de la photographie, celle-ci apparaissant comme irrémédiablement coupée de la vérité des choses : sous la tranquillité factice de ces photographies figées une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur noir et blanc, comment reconnaître ce lieu ? […] Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas Eté photographié, archivé, restauré, mis en scène72 ?

L’incertitude ontologique qui semble toujours plus ou moins liée à la représentation photographique est manifestée dans l’écriture par deux phénomènes principaux : les modalisations, qui tendent à caractériser stylistiquement l’ensemble des ekphraseis photographiques73 et, thématiquement, la description de photos représentant des personnages aux yeux fermés, qui paraissent figurer dans l’espace photographique construit par l’écriture l’incertitude, voire la fictivité essentielle, de tout regard photographique. Il en est ainsi d’ « une photographie d’Alfred Hitchcock regardant d’un œil à peine ouvert un corbeau perché sur son épaule et qui semble éclater de rire », de celle aussi de Ferdinand de Beaumont et Bartlebooth où « les deux hommes posent debout, l’un à côté de l’autre, souriant, plissant les yeux à cause du soleil74 ». Toute l’œuvre de Perec témoigne ainsi d’une grande méfiance par rapport à la photographie, qui ressortit probablement à une réticence plus générale envers le visible dans sa relation avec la mémoire. Plus exactement, la photographie ne fait sens qu’en relation avec une mémoire vive, ce qui tient à sa définition déictique – cette référence déictique supposant en effet l’accessibilité, par la mémoire ou le témoignage (une légende, par exemple), des conditions de la réalisation de l’image. C’est dire à l’inverse que la photo, dans le cadre d’une tradition vivante – en l’occurrence, le rapport qu’entretient 72

Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 37. Ce point a déjà été noté, au sujet des photos décrites dans W ou le Souvenir d’enfance, par Odile Martinez, « Un trompe-l’œil photographique dans W ou le Souvenir d’enfance », dans Monique Streiff Moutté, Mireille Revol Cappelletti et Odile Martinez éd., Il senso del nonsenso. Scritti in memoria di Lynn Salkin Sbiroli, Università degli Studi di Perugia, Edizioni Scientifiche Italiane, 1994, p. 538. 74 La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 1112 et 1120. 73

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Robert Bober à la judéité – peut devenir « précieuse », être « signe d’appartenance » : être juif, pour lui, c’est avoir reçu, pour le transmettre à son tour, tout un ensemble de coutumes, de manières de manger, de danser, de chanter, des mots, des goûts, des habitudes, […] photographies précieusement conservées : signes d’appartenance sur lesquels se fonde son enracinement dans l’Histoire, sur lesquels se forge son identité, c’est-à-dire ce qui fait qu’il est à la fois lui et identique à l’autre75.

Ce caractère essentiellement fictif de la photo dans l’univers perecquien est poussé jusqu’au bout par le motif du trompe-l’œil : Perec publie Trompe l’œil, poèmes bilingues, lisibles en français comme en anglais, accompagnés de photos de trompe-l’œil de Cuchi White, et il préface L’Œil ébloui (recueil de trompe-l’œil, également photographiés par Cuchi White). On conçoit en quoi le trompe-l’œil pictural peut l’intéresser. Le trompe-l’œil n’apparaît comme tel que s’il est reconnu dans son pouvoir de faire illusion, c’est-à-dire « démasqué ». De fait, la préface à L’Œil ébloui entrelace les thèmes de la « ruse », de la « tromperie », de la « brève et éphémère mystification ». Le trompe-l’œil apparaît alors comme l’objet par excellence de la photographie, représenté et représentation participant d’une même mise en œuvre de la fiction. Or, cette relation à la fiction, qui est ici piège de la représentation, implique aussi, très fortement, l’idée de manque. Dans la préface à L’Œil ébloui, Perec écrit, à propos de la « brève et éphémère mystification du trompe-l’œil » : Il y a là quelque chose qui est du domaine du rêve, de ce trouble, cette « incertitude » si bien décrite par Roger Caillois, où, d’un seul coup, tout un pan de notre réalité nocturne vacille, avec les fleurs bleues de son papier peint, sa suspension de faïence blanche, la cafetière de tôle émaillée, la table ovale avec sa toile cirée à carreaux, la bergère couverte d’un vieux tissu d’indienne, avec cette femme que l’on avait rencontrée à Biarritz dix ans auparavant et que l’on n’avait jamais revue, et ce ministre plénipotentiaire rappelé d’urgence par son gouvernement et vous confiant avant de monter dans l’avion le 75

Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 60.

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manuscrit inachevé de sa thèse sur Eudes d’Angerville, et tout cela était si vrai, tellement plus vrai que la vraie vie elle-même, que pendant quelques secondes on est presque parvenu à se remémorer avec tous leurs détails toutes les péripéties de cette biographie fictive, l’histoire orageuse de ces relations passionnées, la fuite, la guerre, le scandale lors de la représentation de Rigoletto à l’Opéra de Sofia, avant de se rendre compte que l’on n’a jamais été à Biarritz, ni à Sofia d’ailleurs, que l’on n’a jamais entendu Rigoletto, qu’on ne connaît aucun ministre plénipotentiaire, qu’Eudes d’Angerville n’existe pas.

La répétition de la préposition avec met les notations référentielles de la première séquence énumérative sur le même plan que les personnages de la « biographie fictive » (la femme et le ministre plénipotentiaire), le tout basculant donc in fine dans la même fictivité, en un mouvement déceptif qui rappelle fortement le finale d’Un cabinet d’amateur. Or, ces éléments du décor nocturne réécrivent d’assez près la fin du chapitre XIII de W ou le Souvenir d’enfance : Moi, j’aurais aimé aider ma mère à débarrasser la table de la cuisine après le dîner. Sur la table, il y aurait eu une toile cirée à petits carreaux bleus ; au-dessus de la table, il y aurait eu une suspension avec un abat-jour presque en forme d’assiette, en porcelaine blanche ou en tôle émaillée, et un système de poulies avec un contrepoids en forme de poire. Puis je serais allé chercher mon cartable, j’aurais sorti mon livre, mes cahiers et mon plumier de bois, je les aurais posés sur la table et j’aurais fait mes devoirs. C’est comme ça que ça se passait dans mes livres de classe76.

De W à L’Œil ébloui, des éléments sont déplacés : on retrouve la toile cirée à carreaux, sans sa couleur, le bleu passant au papier peint, la porcelaine de la suspension devient faïence, la tôle émaillée n’est plus le second élément d’une alternative, mais se voit accorder un objet propre, la cafetière. La réécriture n’en est pas moins flagrante. C’est dire que le rêve de L’Œil ébloui réinscrit – « encrypte », pour user d’un terme perecquien – sous le signe du trompe-l’œil, du désir déjoué de la présence, le souvenir rêvé de W77 : celui, à l’irréel du passé, de l’enfance avec la

76

W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 95. Une page plus loin, la préface reprend en l’inversant une disjonction – « que l’illusion soit tenace ou fugace » – qui ouvrait le chapitre XIII de W : « Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble » 77

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mère (morte en déportation), qui relève en effet d’une « biographie fictive ». Le défaut de réalité du trompe-l’œil rejoint autrement dit très vite le manque biographique. Ou, inversement : le problème optique du trompe-l’œil – la question de l’illusion de réalité – permet à Perec de mettre en place une autre ruse, textuelle celle-ci : réfléchir obliquement, en lui donnant la forme d’une illusion tôt détruite ou « que l’on s’efforce de […] prolonger au-delà de sa vraisemblabilité même », l’absence déniée et pourtant reconnue de sa mère. Le texte de la préface se clôt, du reste, sur un tel tressage implicite du trompe-l’œil et du manque (biographique). Le dernier paragraphe se termine, en effet, par ces mots : sur le mur vandalisé du trompe-l’œil de l’hôtel « Balestra » à San Remo, il nous arrivera ainsi d’oublier les graffitis, la croix gammée, les éclaboussures, les barbouillages, les taches d’humidité, pour retrouver, intacts et immuables derrière la voûte feinte, le carrelage de marbre, la grande cour avec ses deux statues, le mur en arcades, la balustrade, le ciel bleu, comme s’ils devaient être toujours là, pour l’éternité, derrière une plaque de verre…

Si l’on consulte la liste des légendes à la fin de l’ouvrage, on constate qu’aucune des photos n’a été prise à San Remo, aucun des trompe-l’œil du livre ne correspondant, d’ailleurs, à la description donnée par Perec. Or, cette chute déceptive – le renvoi à une photo absente qui constitue ainsi un trompe-l’œil verbal du préfacier – inclut la mention d’une « croix gammée » : la ruse textuelle qui répond aux ruses visuelles de la représentation (qui sont l’objet même du discours) est donc aussi le lieu d’un encryptage biographique. La disparition de la photo décrite de l’espace du livre rejoint l’inscription métonymique de la mère morte en déportation, l’absence formelle se substituant à une verbalisation directe apparemment impossible. En d’autres termes (plus brefs) : dans la mesure où le discours autobiographique perecquien, nécessairement oblique et lacunaire, se propose d’user des ressources de la photo, il ne saurait que la tirer du côté du faux, ou du moins de l’incertain : en somme, et du point de vue des images elles-mêmes, faire du trompe-l’œil la photo exemplaire.

(op. cit., p. 93). Le marquage autobiographique tient ainsi dans tout ce passage à une redistribution de certains éléments de W.

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LA RUPTURE PHOTOGRAPHIQUE Ruptures visuelles En passant de la mention de la photographie à l’insertion effective d’images photographiques dans l’œuvre, l’écriture perecquienne fait jouer la valeur de rupture de l’iconique par rapport au discursif78. On s’intéressera, en particulier, à certains des textes que Bernard Magné a proposé d’appeler des « poèmes d’images79 » : La Clôture, dont l’édition originale comprend seize photos de Christine Lipinska80, et Trompe l’œil, dont les poèmes bilingues accompagnent six photos de trompe-l’œil de Cuchi White81. On commencera par rappeler la surdétermination métatextuelle du choix de ces images par Perec, tant pour le rapport entre « trompel’œil muraux et leurres linguistiques82 », que pour celui entre « découpe » alphabétique et « prélèvement » dans le « continuum perceptif83 ». En ce sens, l’histoire éditoriale de ces textes, repris en volume sans les photos avec lesquelles ils avaient été conçus, marque clairement l’assimilation absolue de la photographie, jusqu’à sa disparition en tant que telle, par les procédures de l’écriture perecquienne. Pour La Clôture, en particulier, la stratégie antitextuelle remarquable qui caractérisait l’agencement matériel de l’édition originale s’est trouvée totalement remise en cause par la republication en volume. Cette édition originale est ainsi décrite par Bernard Magné et Mireille Ribière :

78 Sur cette valeur « antitextuelle » de l’image, le cas échéant photographique, voir mon article « L’image perecquienne comme antitexte », Le Cabinet d’amateur, n° 78, 1998. 79 Bernard Magné, « Georges Perec : Poèmes d’images », dans Dominique Moncond’huy et Pascaline Mourier-Casile éd., L’Image génératrice de textes de fiction, La Licorne, Poitiers, 1995. 80 Georges Perec et Christine Lipinska éditeurs, 1976 (édition limitée à cent exemplaires) ; repris sans les photos dans La Clôture et autres poèmes, Hachette, 1980. 81 Patrick Guérard, 1978 (édition limitée à 125 exemplaires) ; repris sans les photos dans La Clôture et autres poèmes, op. cit. 82 Bernard Magné, « Georges Perec : Poèmes d’images », op. cit., p. 233. 83 Mireille Ribière, « La photographie dans La Clôture », Le Cabinet d’amateur, n° 78, 1998, p. 114.

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17 photographies de Christine Lipinska84 accompagnées de 17 textes […]. Photographies et textes de format 18/24 sont présentés (sans pagination ni numérotation individuelle) dans un coffret à l’italienne relié en toile bleu cendré et doublé de velours noir. Les dix-sept poèmes désignés par leur incipit sont numérotés sur une liste à part mais rien n’indique précisément la places des photographies dans le coffret85.

Avec ce livre, la promotion extrême du sensible aboutit à une déconstruction du livre-monument, la dislocation matérielle de l’objetlivre, dont les pages sont dissociées, ne faisant, en somme, que tirer les conséquences éditoriales de l’insertion des photos. L’édition originale de La Clôture, par opposition à la reprise des poèmes en volume, traduit ainsi dans sa configuration matérielle le « principe de rupture86 » qui définit toute photo. Or, ce principe de rupture intervient très fortement dans l’économie générale de la série photographique. Outre la rupture fondamentale entre discours verbal et forme plastique, les photos de La Clôture mettent en jeu une double discontinuité. Référentielle d’abord, dans la mesure où les façades photographiées apparaissent comme des fragments de réel urbain disjoints qui accumulent les marques visuelles de la troncation, le « choix d’une prise de vue frontale » soulignant « l’aspect fragmentaire de la représentation87 ». Structurelle ensuite, le recueil ne comptant que seize photos, et non dix-sept – le nombre des poèmes – comme l’annonçait l’appel de souscription signé « G.P. ». Dans La Clôture, la photo vaut ainsi par la rupture qu’elle implique, parfaitement adaptée au choix de l’écriture hétérogrammatique, cette rupture principielle se répercutant au plan éditorial aussi bien que du point de vue structurel. On comprend, dès lors, que les photos de l’édition originale n’aient pas été numérotées, à la 84

En fait au nombre de seize (sur ce point, voir Mireille Ribière, « La photographie dans La Clôture », op. cit.). 85 Bernard Magné et Mireille Ribière, « Description du corpus », Les Poèmes hétérogrammatiques, op. cit., p. 14. 86 Mireille Ribière, « La photographie dans La Clôture », op. cit., p. 118. 87 Op. cit., p. 113. On notera, à ce propos, que les photos de Christine Lipinska pour le projet de Lieux ne font absolument pas ce choix de la frontalité : ainsi, la rue de la Gaîté est prise en enfilade sur près de la moitié des clichés réalisés en octobre 1970 (voir Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, op. cit., p. 122-123).

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différence des poèmes : tout se passe comme si, pour Perec, la photo figurait un discontinu pur, l’écriture paraissant, en revanche, toujours rémunérer d’une certaine manière l’écart. On abordera, à présent, deux exemples isolés : la photo choisie par Perec pour la couverture de « 53 jours » (qui figure sur la couverture de l’édition « Folio »), et la vue stéréoscopique des quais de Gênes qui illustre la page 16 de Récits d’Ellis Island. La photo de « 53 jours » apparaît, en fait, deux fois, et avec un double statut, dans le livre : en tant que telle, sur la couverture et, comme description, dans le « chapitre deuxième ». Sur la couverture du roman de Serval intitulé La Crypte, en effet, est collée une bien curieuse photographie en noir et blanc88. Je suppose qu’il s’agit d’un panneau peint – plutôt naïvement, mais non sans charme – installé quelque part dans le sud du Maroc. Il représente un paysage semi-aride, avec quelques traces de végétation, un petit groupe d’arbres dans le lointain, un horizon de dunes et de collines. Au premier plan, à gauche, un indigène souriant, de face, coupé à mipoitrine par le bord du panneau, tenant par le licol un chameau dont on ne voit que le profil de la tête et du cou. Au deuxième plan, se dirigeant vers la droite, quatre chameliers sur leurs montures. Dans le ciel, une longue flèche pointe vers la droite. Au-dessus, une grande inscription au pochoir TOMBOUCTOU 52 JOURS elle-même surmontée d’une inscription en arabe qui, je suppose, veut dire la même chose (mais dans l’autre sens)89.

La textualisation de l’image permet de mieux la lire, au sens où cette description pointe sur les éléments photographiques qui intéressent Perec, qui ont, autrement dit, vraisemblablement motivé le choix par l’écrivain de cette photo particulière. De ce point de vue, la description du chapitre II met en valeur deux types de phénomènes : d’une part, ce que l’on pourrait appeler un recul du référent, occasion d’un redoublement du fictif, la photo représentant un « panneau peint » ; d’autre part, la mise en forme visuelle de certains « æncra-

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Sur la couverture de l’édition « Folio », la photo est en couleurs. Georges Perec, « 53 jours » (1989), édition de Harry Mathews et de Jacques Roubaud, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 37-38. 89

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ges » perecquiens90 : la cassure, le manque et « avec “l’inscription au pochoir”, la relation entre le vide et l’écriture91 ». Quant à la vue stéréoscopique des quais de Gênes, c’est la nature même de l’image – la vue stéréoscopique donnant une impression de relief lorsque les deux images (presque identiques) sont regardées ensemble à travers un objectif binoculaire92 – qui semble signifiante : la vue stéréoscopique imprimée interdisant évidemment la vision en relief d’une image unique, ce type de cliché insiste par conséquent sur le dédoublement de l’image, lequel juxtapose, les rendant plus sensibles, les coupures qu’instaure à chaque fois le cadre photographique. Que cette image précise ait été choisie ou non par Perec (elle ne figure pas dans la première édition du livre93), sa forme convient, en tout cas, remarquablement au discours du manque et de la séparation qui sous-tend le projet de Récits d’Ellis Island. La confrontation de ces différents exemples de relation entre texte et photo met en avant, à chaque fois, le marquage d’une rupture. On fera l’hypothèse que l’évidente proximité de l’écriture perecquienne et de la photographie tient précisément à cette idée de rupture, qui caractérise toute photo (construite par découpe) et décrit des traits aussi bien formels que biographiques de l’œuvre de Perec. La grille On peut rêver sur l’idée d’une photographie des origines dans l’œuvre de Perec. Pourtant, si le miroir y est bien présent94, les surfaces réfléchissantes du daguerréotype, en revanche, ne le retiennent pas. L’histoire de la photographie commence visiblement pour Perec avec les premiers tirages papiers, et il n’y a là nul paradoxe. En effet, comme on commence à l’appréhender, l’extrême précision de la définition du daguerréotype, son inaltérabilité en font un objet aux antipodes de l’image photographique dont a besoin l’écriture perec90 Sur cette notion, voir Bernard Magné, Georges Perec, op. cit., en particulier p. 7580. 91 Bernard Magné, « “53 jours”, pour lecteurs chevronnés… », op. cit., p. 201. 92 Sur l’histoire du stéréoscope, voir Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Nathan, 1994, p. 222-224. 93 Éditions du Sorbier, 1980. 94 Et tout particulièrement dans « 53 jours » (voir Bernard Magné, « “53 jours”, pour lecteurs chevronnés… », op. cit., p. 199-200).

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quienne (même s’il inverse la droite et la gauche). On constate, en revanche, une certaine présence de la photographie du XIXe siècle dans les écrits perecquiens : le nom de Nadar apparaît dans un « mot croisé sans noirs », où il est défini comme « un des premiers grands maîtres de la photographie95 », et Récits d’Ellis Island inclut de nombreuses photos de Lewis Hine. Si la photographie peut être dite originaire dans l’œuvre de Perec, c’est donc au sens où elle peut figurer, comme trace, des origines familiales disparues. La photo redouble alors une absence première, ce que signifient avec clarté, outre la rêverie sur les photos des parents, absentes du texte, dans W, les photos in situ dans le film Récits d’Ellis Island. Ces images privilégient, en effet, des jeux de mise en abyme : « La grille qui constitue l’arrière-plan de tel portrait se prolonge en dehors de son cadre car elle y est accrochée. [La photo] d’une mère et de ses deux enfants se détachant sur une large baie vitrée en plein cintre divisée en carrés par des petits carreaux figure, comme en abyme, sur fond de large baie vitrée à petits carreaux96 ». Comme l’analysent Andrée Chauvin et Mongi Madini, ce « scrupule de la coïncidence de lieu accuse le contraste temporel […], indique un écoulement, un écart. […] Il signale […] la volonté de susciter une présence par défaut et donc de signifier une absence97 » – d’autant plus que ces images fixes sont, de façon récurrente au cours du film, mises en relation avec un commentaire en voix off. On partira de deux détails de ces clichés : la grille et les petits carreaux. Tous deux frappent, en effet, par leur fréquence dans l’ensemble de l’œuvre : dans les photos de Lewis Hine illustrant Récits d’Ellis Island98, donc (grillages, barres99), dans les clichés réalisés par Christine Lipinska pour La Clôture, les trompe-l’œil photographiés par Cuchi White (alignements de fenêtres, quadrillages perspectifs) et les polaroïds réalisés par Perec lors de son voyage en cargo. 95

Georges Perec, Nouveaux jeux intéressants, Cadeilhan, Zulma, 1998, p. 20. Andrée Chauvin et Mongi Madini, « La remontée des images », op. cit., p. 55. 97 Loc. cit. 98 Choisies en collaboration avec Robert Bober. 99 On pense aux « décors de cage » mentionnés par les « Anagrammes de Georges Condominas » (Georges Perec, Beaux présents, Belles absentes, Seuil, 1994, p. 49). Les photos en nombre beaucoup plus restreint de l’édition de 1980 privilégient déjà, du reste, ce type de motifs. 96

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La forme du quadrillage apparaît d’abord comme l’inscription référentielle d’une structure formelle : le cadre rectangulaire qui définit les limites matérielles de l’image photographique. Cette inscription du cadre dans le champ de l’image permet d’y redire visuellement la rupture que marque tout cliché, en tant qu’il est un prélèvement dans la continuité du monde. Les grilles représentées dans les photos choisies par Perec et Bober figurent donc visuellement une double qualité formelle, contradictoire : la cohérence, par le caractère unitaire de la structure qu’elles réalisent, et la rupture. Par ailleurs, la grille, davantage encore lorsqu’elle est celle d’Ellis Island, se trouve dotée d’une valeur qu’on dira autobiotextuelle : elle donne en effet figure à l’ « æncrage » du carré, mais on peut aussi penser que les connotations usuelles du motif (la prison, l’enfermement) prennent face aux textes de Perec une valeur plus précisément métonymique, en désignant indirectement les camps. La grille photographique serait ainsi pour l’écriture perecquienne la bonne forme visuelle par excellence : ouverte à la suggestion autobiotextuelle, elle marque formellement à la fois la cohérence (du cadre) et la rupture ; elle apparaît, en somme, comme la figure visible du réseau100. Photographie et altérité La rupture opérée par la photo est, dans l’œuvre de Perec, rejouée sur un registre extratextuel. La photo, à partir du moment où elle devient partie intégrante de l’œuvre, tend en effet à être le lieu d’un double écart : du point de vue de son auteur aussi bien que de ses modalités de publication. À l’évidence, Perec étant d’abord écrivain, la présence effective de photos dans son œuvre est liée à l’intervention de collaborateurs photographes : Christine Lipinska, Cuchi White, Pierre Getzler… Le travail en collaboration redouble ainsi, du point de vue des auteurs, l’altérité sémiotique entre le texte et l’image. En ce sens, la rupture se trouve ici rémunérée par l’établissement d’une continuité d’un autre ordre : la rencontre avec un autre créateur. 100

Sur l’importance du réseau pour l’œuvre de Perec, voir Bernard Magné, « Pour une lecture réticulée », Mélanges, Cahiers Georges Perec, n° 4, Valence, Éditions du Limon, 1990.

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Ce lien entre photographie et altérité est traduit par un biais énonciatif dans La Boutique obscure, le rêve 104, de Paulette Perec, étant précisément un rêve de photographie : « je ne sais pas qui est la troisième personne de la première photo – je ne pense pas que ce soit la mère ». On citera également Récits d’Ellis Island, réalisé – comme livre et comme film – avec Robert Bober, et la collaboration posthume de Lewis Hine. Le recours à la photo, donc à la collaboration, témoigne ici de l’obliquité quasi-constante de la posture autobiographique perecquienne : le discours autobiographique tend à passer par d’autres voix pour tenter de mettre en mots l’expérience intime du sujet. Les photos de Lewis Hine, collaborateur absent, comme les interviews réunies dans la section « Mémoires » du livre, constituent ici cette voix autre, dont le détour peut seul dire quelque chose de l’identité juive de Georges Perec101. Par ailleurs, le jeu de présence-absence définitoire de la représentation photographique est relayé du point de vue éditorial ; les photos absentes de W seront ainsi publiées plus tard, ailleurs, et de manière d’abord incomplète : dans le numéro de L’Arc consacré à Perec102, puis dans Georges Perec. Images de Hans Hartje et Jacques Neefs. La publication des photos dans L’Arc marque un double décalage : par les modalités mêmes de cette publication, différée et fragmentaire, et par son lieu, une revue critique. En ce sens, la publication de Georges Perec. Images, parce qu’il s’agit d’un ouvrage critique, allographe, écrit après la mort de l’auteur, trouve immédiatement sa place dans le dispositif perecquien, lui ajoutant une dimension posthume. La photographie serait, en somme, toujours à côté, offrant ainsi à Perec une figuration plastique de l’écart avec lequel son écriture ne cesse de travailler. On comprend donc le désir photographique qui anime l’œuvre de Perec tout au long de son élaboration : la photographie, parce qu’elle produit des images par définition tronquées, ne peut que rejoindre les

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Intervient également le détour par la biographie de Robert Bober, dont le rapport à la judéité est beaucoup plus direct que celui de Perec : le livre comporte ainsi une photo de « Wolf Leib Frankel, arrière-grand-père de Robert Bober, refoulé d’Ellis Island en raison du trachome » (Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 61). 102 L’Arc, n° 76, 1979.

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démarches d’une écriture habitée par la pensée de la disparition, du faux, de la rupture. Ce défaut de réalité sera rémunéré de deux manières : par l’ouverture de la photographie à la multiplicité des images103 – la photographie constitue aisément des séries (où l’on retrouve l’ « épuisement » perecquien) ; par le travail en collaboration aussi, dans la mesure où la présence effective de photos dans l’œuvre de Perec est liée à l’intervention de collaborateurs photographes : on retrouve là la politique de l’écriture propre à l’Oulipo. Toute photo, loin du réel et construite par découpe, donne doublement figure à l’absence : elle est l’empreinte fragmentaire d’un réel disparu. La photo, même si elle tend à fonctionner dans les écrits perecquiens comme un signe trompeur, retrouve donc le paradigme indiciaire – la question de la trace – qui informe globalement l’œuvre entier de Perec104, et tout particulièrement La Clôture, où les photos de la rue Vilin en train de disparaître apparaissent comme des traces de traces : À plusieurs reprises, au cours de ces dernières années, je suis revenu rue Vilin pour tenter de décrire à la fois les souvenirs qui me rattachent à cette rue […] et les vestiges chaque fois plus effacés de ce qui fut une rue. En même temps, Christine Lipinska photographiait les traces de cette clôture105.

Ceci ne signifie pas que la photographie dans La Clôture soit nostalgique : il me semble, au contraire, que ces photos ne peuvent précisément pas être reçues comme la mise en images d’une déploration de la disparition d’un quartier parisien. Comme les photos d’Atget, d’ailleurs, les clichés de Christine Lipinska participent d’une « esthétique de la déréliction » qui n’est pas simplement liée au « possible

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Voir Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres, t. III, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1991, p. 269-316. 104 Dans les termes de W : « j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie » (W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 59). 105 Appel de souscription à l’édition originale de La Clôture, cité par Mireille Ribière, « La photographie dans La Clôture », op. cit., p. 111.

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anéantissement référentiel du modèle106 », et rejoint en l’occurrence très exactement des traits essentiels de la poétique perecquienne. En somme : les traits définitoires de la photographie se trouvent être ce que Bernard Magné appelle des « æncrages ». Ou, à l’inverse : les traits caractéristiques de l’écriture perecquienne sont aussi des traits définitoires de la photographie. C’est pourquoi l’on peut parler, sans métaphore, de l’écriture photographique de Georges Perec – bien au-delà de la présence, dans telle de ses œuvres, d’images photographiques.

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Alain Buisine, Eugène Atget ou la Mélancolie en photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 173.

VII

Le cinéma invisible de Georges Perec En décembre 1981, dans le dernier entretien qu’il ait accordé, Georges Perec définissait le scénario cinématographique comme un mode spécifique du travail d’écriture : « Le cinéma, c’est intéressant, ça change de point de vue, c’est une autre version, c’est un autre travail d’écriture1. » Deux ans auparavant, son entretien avec Raffaella di Ambra se terminait par l’assertion suivante : « Quant au cinéma, j’ai des projets, mais ce n’est pas mon univers2. » Au-delà du paradoxe, voire de l’apparente contradiction – de l’écriture du cinéma à l’exclusion du septième art hors d’un univers créatif essentiellement littéraire – la considération de ces brefs propos a le mérite de poser comme immédiatement problématique l’hypothèse d’une pertinence proprement poétique du cinéma quant à la pratique d’écriture de Perec. On essaiera, en effet, d’éprouver ici la consistance, s’agissant de l’œuvre perecquien, de la notion d’écriturecinéma – explicitement revendiquée à l’occasion par l’auteur luimême : « J’aime beaucoup les hyperréalistes et mon livre a un côté hyperréaliste. Mais je me crois surtout influencé par le cinéma et sa technique3 » – dans la confrontation de l’indéniable présence du cinéma dans l’œuvre, qui reconduit à la cinéphilie obstinée, voire maniaque, qui caractérisa un temps la vie de l’auteur, et de l’inaboutissement tendanciel, non moins indéniable, des projets cinématographiques régulièrement conçus. On se propose, en effet, de montrer que le désœuvrement cinématographique qui caractérise (au 1

Georges Perec, « Il y a dans le public un appétit de renouvellement qui est constant », entretien avec Roger Balavoine (décembre 1981), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 342. 2 Georges Perec, « …Sono un “archivista”, ma della invenzione che “crea” la realtà quotidiana… », entretien avec Raffaella di Ambra (1979), traduit par Dominique Bertelli, Entretiens et Conférences, op. cit., p. 87. 3 Georges Perec, « Georges Perec : “J’ai fait imploser le roman” », entretien avec Gilles Costaz (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 248.

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vu du nombre des projets entrepris) la création perecquienne ne procède pas simplement de contingences matérielles, mais peut être rapporté à des motifs esthétiques, au sens où l’image dont l’écriture perecquienne a, de fait, besoin paraît aux antipodes de l’ « imagemouvement4» qui anime l’écran cinématographique. CINEPHILIE LITTERAIRE Il ne s’agit évidemment pas de nier la présence du cinéma dans l’œuvre perecquien. De fait, la cinéphilie compulsive5 qui fut celle de Georges Perec n’est pas restée disjointe de son activité d’écrivain, et se trouve ainsi dotée d’une dimension proprement littéraire. On se contentera ici d’une rapide typologie, illustrée de quelques exemples. Le cinéma peut simplement apparaître à titre de référent dans telle œuvre, qu’il en soit fait mention explicite, ou qu’il soit implicitement désigné sur le mode de l’allusion. On relira – sur le versant explicite – la belle évocation de la « passion » cinéphile, quête du « film parfait » «port[é] en [soi] » qui clôt le quatrième chapitre des Choses6, et l’on citera à nouveau, du côté de l’implicite, le célèbre exemple, proposé par Perec lui-même à Frank Venaille, de la photographie de Brigitte Helm dans L’Argent « encryptée » dans La Vie mode d’emploi7. Outre ce régime ponctuel de la mention, explicite ou implicite, le cinéma constitue aussi, le cas échéant, un générateur de l’écriture perecquienne, critique – on songe à « La perpétuelle reconquête », consacré à Hiroshima mon amour d’Alain Resnais8 – ou poétique, avec le « Dictionnaire des cinéastes », recueil de trente-deux variations homophoniques offert par Perec à ses amis en guise de vœux pour l’année 19819. 4

J’emprunte ce concept à Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Minuit, 1983. 5 Notamment évoquée dans un entretien accordé à Philippe Carles et Francis Marmande (voir Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 40-41). Perec a livré son palmarès de cinéphile des années soixante-dix aux Nouvelles littéraires (Entretiens et Conférencs, op. cit., p. 109-110). Voir aussi « J’aime, je n’aime pas », L’Arc, n° 76, 1979, p. 38-39. 6 Les Choses, Romans et Récits, op. cit., p. 79-80. 7 « Le Travail de la mémoire », op. cit., p. 53. Voir chapitre VI. 8 Roger Kléman, Georges Perec et Henri Peretz, « La perpétuelle reconquête » (1960), L.G. Une aventure des années soixante, op. cit., p. 141-164. 9 Georges Perec, « Dictionnaire des cinéastes » (1981), Vœux, Seuil, 1989, p. 129-147.

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L’ECRITURE ET LE CINEMA Vu cette présence cinématographique récurrente dans l’œuvre, il paraît légitime de poser, après Jean Peytard, la question d’une importance également formelle du cinéma pour l’écriture perecquienne, autrement dit de formuler l’hypothèse d’une écriture-cinéma, au sens où ce terme permettrait de désigner une écriture dont les formes spécifiques seraient électivement décrites – qu’elles en procèdent ou non génétiquement – par des catégories précisément cinématographiques : « Je décèle chez Perec la présence d’une écriture-calligramme. De l’avoir vue en ses extrêmes (Espèces d’espaces, Alphabets, Les Mots croisés), je fais le constat-hypothèse que le film est déjà dans l’écriture, au travail d’iconisation et j’en viens au seuil d’une écriturecinéma. […] L’écriture-calligramme de Perec serait symptôme d’une écriture-cinéma. De là, chez lui, au long de sa production d’écrivain, un tressage de textes et de films, films dont je présuppose l’origine dans un travail calligrammatique de l’écriture10. » La description reste cependant bien floue, et l’on essaiera d’abord, afin d’en tester la validité, d’en réduire la portée, la précisant par des réflexions de Perec lui-même sur sa pratique d’écrivain – sans pour autant considérer l’épitexte auctorial comme un garant nécessairement irréfutable : « Je décris chaque pièce de cette maison [l’immeuble de La Vie mode d’emploi], une à une, et, de façon très réaliste, les objets qui s’y trouvent selon une technique cinématographique : le travelling avant11. » Le propos se trouve ainsi développé dans un entretien ultérieur : « Il y a un travelling sur l’objet, en effet. [Il est question de l’incipit du chapitre XXXI de La Vie mode d’emploi.] Mais ça, c’est dans ma manière d’écrire depuis tout le temps. Les Choses commence par un panoramique latéral. C’est un mode d’écriture qui est très influencé par le cinéma, surtout au niveau du montage, des successions d’images, de cette progression qui permet d’arriver sur un objet et puis, une fois qu’on est dessus, d’oublier complètement le reste12. »

10

Jean Peytard, « De l’écriture-calligramme à l’écriture-cinéma : le cas Perec », Le Cabinet d’amateur, n° 6, 1997, p. 37. 11 Georges Perec, « Je ne veux pas en finir avec la littérature », entretien avec Pierre Lartigue (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 221. 12 Georges Perec, « Entretien avec Gabriel Simony » (1981), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 215.

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À présent lestée de cette actualisation technique, où la disposition de la description paraît se modeler sur le mouvement de la caméra, l’hypothèse d’une écriture-cinéma gagnera à être éprouvée sur un exemple significatif : celui d’Un homme qui dort, troisième récit publié par Georges Perec, dont il co-réalisa, avec Bernard Queysanne, l’adaptation cinématographique. Un homme qui dort occupe de fait, avec Les Lieux d’une fugue, une place spécifique dans l’œuvre de Perec, dans la mesure où ce titre y désigne à la fois un écrit et un film. La considération des deux œuvres homonymes, littéraire et cinématographique, présente donc à l’évidence un intérêt particulier, en confrontant la part de cinéma le cas échéant déjà présente dans l’écrit à son actualisation filmique. Dans cette perspective, la question cruciale est moins, cependant, celle de la mise en parallèle de la conduite de la description et d’éventuels mouvements d’appareil, que le problème du dispositif énonciatif. Paradoxalement, en effet, alors même que le texte du récit est fidèlement intégré à la bande-son du film (dont il constitue la « charpente textuelle13 », dans les termes de Perec), l’adaptation filmique représente ici, du point de vue de la réception, une véritable solution de continuité énonciative. C’est que la reprise cinématographique de l’énonciation littéraire à la deuxième personne, par l’introduction d’une voix off, ne peut qu’en modifier radicalement la portée. Perec a précisément décrit ce mode énonciatif dans une note manuscrite (probablement datée de 1966) : « TU : / a) un effort pour mettre le lecteur dans le coup / Tu lis ce livre et tu te dis etc… / b) une forme de journal intime : tu n’as pas su quoi lui dire ? / seras-tu toute ta vie etc… / c) une étape vers la relation auteur/personnage : / Vais-je le faire mourir ? non le lecteur serait déçu (voir la fin de La Montagne magique) / d) une lettre : / tu me dis qu’Ernestine va mieux… / e) le regard d’un je devenant tu ? / Un homme qui dort égale 50 % e), 30 % b), et 20 % c)14. » Pour le dire autrement : contre l’adresse intime du roman, d’autant moins injonctive qu’Un homme qui dort tend à adopter la forme du

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« […] on a transformé le texte très littéraire, très linéaire, on en a fait une charpente textuelle, et à partir de cette trame littéraire, on a fait un film qui est une lecture cinématographique » (Georges Perec, « Un bonhomme qui dort ne peut pas arrêter le temps » [1974], Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 182). 14 Cité dans David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, op. cit., p. 366.

LE CINEMA INVISIBLE

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centon15 – précisément accordée à l’évocation d’une subjectivité pour le moins évanescente – le surplomb de la voix off, émanée du horschamp, donne une forme sonore à une autorité on ne peut plus manifeste, l’altérité sexuelle conférant une évidence sensible à la position de cette instance transcendant l’univers diégétique16 : c’est, on le sait, une narratrice qui prend en charge un récit dont l’improbable personnage masculin demeure constamment muet. D’où l’on déduira l’ « évidence » cinématographique qui caractérise pour Perec le texte d’Un homme qui dort : faire un film avec Un homme qui dort m’a toujours paru évident. […] Mais quand j’affirmais qu’Un homme qui dort était le plus « visuel » de tous mes livres, savais-je exactement ce que je voulais dire ? Tous ces choix ayant été faits, tous les partis pris ayant été assumés, c’est en voyant le film terminé, devant l’évidence de cette copie-standard qui laisse derrière elle, une fois pour toutes, nos doutes, nos hésitations, et ces milliers de mètres de pellicule et de bande magnétique triturés, découpés, montés et remontés, ajustés et réajustés, que je peux comprendre avec plus de précision ce que j’en attendais : non pas n’importe quel film tiré de n’importe quel récit, mais pour « ce » récit en vague forme de labyrinthe, ressassant les mêmes mots, répétant les mêmes gestes, représentant sans cesse les mêmes itinéraires, « ce » film « parallèle » où l’image, le texte et la bande sonore s’organisent pour tisser la plus belle lecture que jamais écrivain n’a pu rêver pour un de ses livres17.

Le film intitulé Un homme qui dort, de fait, constitue précisément une « lecture cinématographique » (pour reprendre le titre donné par 15

Sur la portée du centon dans Un homme qui dort, voir la notice de Bernard Magné dans son édition des Romans et Récits : « Alors que l’emprunt est, pour Perec, une manière de rattacher son œuvre à l’ensemble de la littérature, il se trouve ici mis au service d’une tentative d’absolu détachement. Tout se passe comme si cette contradiction méticuleusement élaborée, cette manière pour l’auteur de piéger le discours de son personnage par le recours aux citations cachées préfigurait l’échec final de ce dernier dans sa quête de l’indifférence : il apprendra à ses dépens, et le lecteur avec lui, qu’on n’échappe pas plus à la littérature qu’au langage » (Bernard Magné, « Notice », dans Georges Perec, Un homme qui dort, Romans et Récits, op. cit., p. 213). 16 Dans un entretien accordé à La Revue du cinéma, Perec parle à ce sujet de « décalage » : « Ce ne pouvait être la voix de l’acteur, ni même une voix d’homme, pour qu’il y ait ce décalage » (« Entretien avec Georges Perec et Bernard Queysanne » [1974], Entretiens et Conférences, op. cit., p. 160). 17 Georges Perec, « Un homme qui dort. Lecture cinématographique », Combat, 4 avril 1974, cité dans Entretiens et Conférences, op. cit., p. 151-152.

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Perec à un article publié quelques mois après la sortie en salles) du récit dont il est homonyme, puisqu’il en actualise l’imaginaire spatial18 – opposant, avec la force d’évidence sensible propre à l’image mobile, la répétition des dérives parisiennes à l’espace clos de la chambre – dans une lecture effective, le texte du roman étant bien, fûtce fragmentairement, lu en voix off. Lecture « rêv[ée] », comme l’écrit Perec, dans la mesure où elle manifeste un changement de plan radical (davantage, probablement, qu’un désir latent de l’écriture), produisant, en un « discours19 » véritablement autre, une autorité énonciative apparemment inaccessible à l’écriture. POETIQUE DE L’IMAGE FIXE On fera l’hypothèse d’une exemplarité de cette différence affichée de l’énonciation filmique – ainsi éprouvée au sujet d’Un homme qui dort – qu’on proposera de comprendre comme une manifestation formelle de l’hétérogénéité radicale, s’agissant de Perec, du cinéma et de la littérature. On ne peut, en effet, que constater la grande difficulté de l’œuvre perecquien à ménager une place véritable à l’écriture cinématographique – une réticence désignée de la manière la plus simple par ce paradoxe d’une cinéphilie constante, un temps presque maniaque, qui demeure pourtant artistiquement inconséquente : les projets cinématographiques de Perec, pour la plupart de commande20, sont le plus

18 Ainsi exploré dans un entretien donné avec Bernard Queysanne : « En écrivant Un homme qui dort, je voyais ce type marcher dans les rues, je le revoyais passer toujours dans les mêmes endroits, refaire toujours les mêmes gestes et j’avais l’impression que cette espèce de description d’un labyrinthe avait quelque chose de cinématographique » (« Entretien avec Georges Perec et Bernard Queysanne », op. cit., p. 159). 19 « […] la nécessité du film vient de ce qu’il peut y avoir une correspondance entre le texte tel qu’il est raconté et des images qu’on inventerait à ce moment-là, parce que ça permettrait de mettre à la fois des images très proches et très lointaines, c’est-à-dire susciter un deuxième discours au niveau de l’image, et même un troisième au niveau de l’environnement sonore » (« Un bonhomme qui dort ne peut pas arrêter le temps », op. cit., p. 182). 20 À l’exception cependant de Signe particulier : néant, qui devait constituer l’équivalent cinématographique du lipogramme. Sur ce projet, voir Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec (7 mars 1936-3 mars 1982) », dans Paulette Perec éd., Portrait(s) de Georges Perec, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 107.

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souvent, on le sait, restés inaboutis21. N’échappent à ce désœuvrement véritable, au registre de la fiction, outre Un homme qui dort, que L’Œil de l’autre (réalisé par Bernard Queysanne), dont le synopsis a été co-écrit par Perec et Queysanne, Retour à la bien-aimée (réalisé par Jean-François Adam), dont Perec a contribué – pour une part difficile à mesurer – au scénario, Série noire (réalisé par Alain Corneau22), dont il a écrit les dialogues, et Les Lieux d’une fugue, adapté pour la télévision. On sait aussi que le projet des Choses fut d’abord cinématographique23 : de manière significative, l’œuvre publié s’amorce dans le renoncement au cinéma. Or, cet inachèvement tendanciel est d’autant moins attendu que le scénario cinématographique paraît a priori destiné à s’intégrer au projet, fermement revendiqué, de saturer l’espace contemporain des possibles littéraires. En voici la formulation la plus nette, donnée dans « Notes sur ce que je cherche » : En fait, me semble-t-il, au-delà de ces quatre pôles qui définissent les quatre horizons de mon travail – le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction –, mon ambition d’écrivain serait de parcourir toute la littérature de mon temps sans jamais avoir le sentiment de revenir sur mes pas ou de remarcher dans mes propres traces, et d’écrire tout ce qui est possible à un homme d’aujourd’hui d’écrire : des livres gros et des livres courts, des romans et des poèmes, des drames, des livrets d’opéra, des romans policiers, des romans d’aventures, des romans de science-fiction, des feuilletons, des livres pour enfants24.

Même si le scénario ne figure pas dans la liste des genres alors dressée25, il apparaît le cas échéant dans des contextes similaires, 21 Pour un inventaire, voir David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, op. cit., p. 757-760 ; voir aussi Brunella Eruli, « Les films non réalisés de Georges Perec », communication au séminaire Georges Perec de l’université Paris VII, 19 mai 2001. On consultera également Christian Janicot éd., Anthologie du cinéma invisible, Jean-Michel Place, 1995. 22 Sur Série noire, voir Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 69-74. 23 Sur La Bande magnétique, voir Georges Perec, « À propos des Choses », Entretiens et Conférences, op. cit., p. 268. 24 Georges Perec, « Notes sur ce que je cherche », op. cit., p. 11. 25 Pas plus que dans l’entretien accordé un mois auparavant à Patrice Delbourg, qui propose une liste comparable : « Car mon but inavoué, monstrueux, est de saturer le champ d’écriture contemporain. J’ai d’ailleurs comme projet immédiat de tâter du roman policier, de la science-fiction, du théâtre, de l’argument de ballet, de la poésie

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notamment dans l’entretien accordé peu après la parution de La Vie mode d’emploi au Magazine littéraire : « j’ai parfois la tentation de continuer le livre, de rajouter un chapitre, ou d’écrire La Vie mode d’emploi II. Mais c’est contraire à ce principe que j’ai de ne faire que des livres différents, de ne pas suivre la même trace – de pouvoir m’orienter, par exemple, vers le scénario de cinéma, le roman policier ou de science-fiction, la poésie, le théâtre26 ». De fait, la pratique cinématographique de Georges Perec se trouve radicalement décrochée de sa cinéphilie. Plus précisément, la relation de Perec au cinéma étant, fondamentalement, celle de l’amateur – du spectateur donc, plus que de l’auteur – on conçoit que la création scénaristique demeure pour lui une pure affaire de fiction narrative, pour ainsi dire hors écriture, où l’idée même de « modèles cinématographiques » paraisse décidément problématique : J’aime le cinéma qui se faisait à l’époque où je l’ai découvert, c’est-à-dire le cinéma américain des années cinquante : les westerns, les comédies américaines, les comédies musicales, les « mélos flamboyants » (Sirk, Minnelli), les thrillers, les films de cape et d’épée, etc. Cela ne correspond pas du tout aux deux films que j’ai réalisés et qui sont, disons, beaucoup plus « littéraires » (je ne m’en cache pas, mais il faut quand même mettre des guillemets) ; en fait, c’est en tant que scénariste que je pense avoir le plus de chances de faire le cinéma que j’aime, ou plutôt de faire faire à des cinéastes des films proches de ceux que j’aime en tant que spectateur. […] Je ne saurais vous dire comment le cinéma intervient dans mon travail d’écriture ; mes modèles et mes références littéraires sont clairs, le plus souvent ; mes modèles cinématographiques beaucoup moins27.

Lorsque l’écrivain Perec « fait du cinéma », c’est donc dans l’exacte mesure où le postulat d’un devenir image du discours littéraire, que le cinéma est susceptible d’actualiser – « La littérature débouche naturellement sur le spectacle. Le mot sert de révélateur à

et du livret d’opéra… » (Georges Perec, « Vivre et jouer avec les mots », entretien avec Patrice Delbourg [1978], Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 252). 26 Georges Perec, « La Maison des romans », entretien avec Jean-Jacques Brochier (1978), Entretiens et Conférences, op. cit., p. 244. 27 « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner » (1979), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 100-101.

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l’imagination28 » (au sujet du scénario de Récits d’Ellis Island) – maintient l’ « image-mouvement » dans la dépendance du texte. Ceci suppose un modèle harmonique, plus précisément contrapuntique, de la relation entre l’image et le texte : « dans ces deux cas [Un homme qui dort et Les Lieux d’une fugue], il s’est agi pour moi de prolonger un travail d’écriture en l’enrichissant d’un contrepoint d’images et de sons29 ». Perec explicitera la métaphore au sujet des Lieux d’une fugue : « Les Lieux d’une fugue me semblait une nouvelle imparfaite, je n’en étais pas content, et je pensais que si j’ajoutais une bande-son et des images, ou que je faisais un jeu de montage par rapport aux trois éléments, j’obtiendrais quelque chose qui serait plus satisfaisant avec quatre éléments – musique, texte, image et bande sonore, enfin, bruitage30 ». La question du temps paraît ici décisive, comme l’indique un entretien accordé au moment de la sortie d’Un homme qui dort : « Ce que la littérature manipule surtout, c’est le temps – ne serait-ce que le temps de la lecture –, alors qu’avec le film, on est dans une durée absolument imposée. Mais, avec le film, par contre, on a l’espace, le relief, la palpation – les choses sont en place. Le pouvoir onirique est beaucoup plus fort qu’avec l’écriture31 ». Or, Perec semble ici se complaire dans le paradoxe : que la durée filmique soit fixée indépendamment du spectateur (relayant en quelque manière la contrainte temporelle que la commande impose au scénariste) n’empêche certes pas le cinéma d’être un art temporel – un temps « manipulé » par le montage, voire directement présenté par les mouvements aberrants des personnages et les faux-raccords32. C’est que ces propos perecquiens visent manifestement la force de conviction de la mimésis cinématographique, assimilée à une puissance de suggestion mentale (un « pouvoir onirique »), qui procure au spectateur le sentiment de l’ « espace », du « relief » et de la « palpa28

Georges Perec, « L’Invité du mois » (1981), Entretiens et Conférences, op. cit, p. 180. 29 « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner », op. cit., p. 100. 30 Georges Perec, « À propos de la description » (1981), Entretiens et Conférences, op. cit., p. 241. 31 « Un bonhomme qui dort ne peut pas arrêter le temps », op. cit., p. 181. 32 Sur ce passage du montage – conçu comme représentation indirecte du temps – au « montrage » – sa présentation directe – voir Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Imagetemps, Minuit, 1985, p. 50-61.

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tion ». Cette rencontre de choses bien « en place », et qui durent un certain temps, suppose la notion de continuité, nécessairement impliquée par la projection sur un écran d’images mouvantes. Dans les termes d’André Bazin : le principe [du cinéma] est de nier toute frontière à l’action. Le concept de lieu dramatique n’est pas seulement étranger, mais essentiellement contradictoire à la notion d’écran. L’écran n’est pas un cadre comme celui du tableau, mais un cache qui ne laisse percevoir qu’une partie de l’événement. Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister identique à lui-même en un autre point du décor, qui nous est caché. L’écran n’a pas de coulisses, il ne saurait en avoir sans détruire son illusion spécifique, qui est de faire d’un revolver ou d’un visage le centre même de l’univers. À l’opposé de celui de la scène, l’espace de l’écran est centrifuge33.

Pour rendre compte de ce caractère exclusivement littéraire – et non poétique, au sens où elle se résoudrait alors en un faire artistique – de la cinéphilie de Georges Perec, réduite en somme à faire figure d’enthousiasme infécond, on formulera l’hypothèse suivante : l’image dont l’écriture perecquienne a besoin – puisqu’il s’agit d’une esthétique sans conteste iconophile34 – est aux antipodes de l’ « imagemouvement » (pour reprendre le concept forgé par Gilles Deleuze) procurée par le cinéma. La continuité sensible, inscrite dans le temps, de l’image cinématographique contredisant à l’évidence une poétique électivement fondée sur la discontinuité – et privilégiant par conséquent, pour des raisons tant subjectives que formelles, l’image fixe de la photographie, dont la découpe cadrée s’impose au regard35 – on comprend l’avortement inéluctable auquel semblent voués les projets cinématographiques de l’écrivain. S’agissant de Perec, le cinéma, tout au contraire de la photographie, ne fait pas œuvre : les mondes de l’auteur et du spectateur restent absolument distincts, et le cinéphile compulsif peine à devenir, vraiment, scénariste – un clivage dont témoigne de la manière la plus 33

André Bazin, « Théâtre et Cinéma » (1951), Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 1985, p. 160. 34 Sur la tension entre iconophilie et iconoclastie dont témoigne l’œuvre de Perec, voir Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 137-157. 35 Voir chapitre VI.

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simple la solution de continuité radicale qui sépare les goûts de l’amateur des projets effectivement réalisés. On récusera donc, en l’espèce, la catégorie d’écriture-cinéma – par ailleurs très généralement remise en cause par André Bazin : Si l’influence du cinéma sur le roman moderne a pu faire illusion à de bons esprits critiques, c’est en effet que le romancier utilise aujourd’hui des techniques de récit, qu’il adopte une mise en valeur des faits, dont les affinités avec les moyens d’expression du cinéma sont certaines (soit qu’il les ait empruntés directement, soit, comme nous le pensons plutôt, qu’il s’agisse d’une sorte de convergence esthétique qui polarise simultanément plusieurs formes d’expression contemporaines). Mais dans ce processus d’influences ou de correspondances, c’est le roman qui est allé le plus loin dans la logique du style. C’est lui qui a tiré le parti le plus subtil de la technique du montage, par exemple, et de la chronologie ; lui surtout qui a su élever jusqu’à une authentique signification métaphysique l’effet d’un objectivisme inhumain et comme minéral. […] En vérité, nous ne savons si Manhattan Transfer ou La Condition humaine auraient été très différents sans le cinéma, mais nous sommes sûrs en revanche que Thomas Garner et Citizen Kane n’auraient jamais été conçus sans James Joyce et Dos Passos36.

L’œuvre de Perec témoigne, en somme, de la culture d’un cinéphile dont l’écriture reste cependant habitée par la découpe fixe du cadre photographique, et ne parvient donc pas à transmuer la contemplation passionnée d’images mouvantes en l’ « exercice profitable » d’un écrivain-cinéaste. On comprend mieux, alors, ce paradoxal aveu d’une prédilection pour un cinéma littéralement invisible : « Je vois très peu de films français car j’aime beaucoup des cinéastes qui n’arrivent pas à faire de films : Demy, Rozier et quelques autres37 ».

36

André Bazin, « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation » (1950), Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 91. 37 « La Semaine de Georges Perec », propos recueillis par Nicole Boulanger (1979), Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 105.

Mémoires littéraires

VIII

Le roman de la théorie

Dans sa communication au colloque Perec du Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Bernard Magné montre que la « grille » de l’article de jeunesse sur Antelme ne peut se confondre avec les grilles formelles du Perec oulipien1 : à « la grille d’une découverte, d’une mémoire, d’une conscience allant jusqu’au bout2 » s’oppose ce qu’un manuscrit pour « Notes sur ce que je cherche » appelle « la grille de mon écriture3 ». C’est poser clairement la question de la continuité de l’écriture perecquienne, qui engage, dans les termes propres du lecteur, celle de l’unité de l’œuvre. Il s’agit là, entre autres, d’éthique critique : est-il légitime de convoquer, par exemple, les premiers articles pour approcher l’œuvre ultérieure, ou ce type d’anachronisme représente-t-il au contraire une unification factice du corpus perecquien ? C’est dire qu’il conviendrait, dans ce cas, de réintroduire de la discontinuité chronologique dans un parcours dont la rétrospection critique tend nécessairement, parce qu’elle est aisément téléologique, à réduire (au sens chirurgical du terme) les éventuelles errances hors du modèle qu’elle implique. 1

Bernard Magné, « La grille : de la clôture à l’écriture », communication au colloque De L’Espèce humaine à Espèces d’espaces, Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Paris), 18 mars 2001. 2 « Ce refus de l’apitoiement va plus loin encore. L’univers concentrationnaire est distancié. Robert Antelme se refuse à traiter son expérience comme un tout, donné une fois pour toutes, allant de soi, éloquent à lui seul. Il la brise. Il l’interroge. Il pourrait lui suffire d’évoquer, de même qu’il pourrait lui suffire de montrer ses plaies sans rien dire. Mais entre son expérience et nous, il interpose toute la grille d’une découverte, d’une mémoire, d’une conscience allant jusqu’au bout » (Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », L.G. Une aventure des années soixante, op. cit., p. 95). 3 « Ne pas attendre des événements de ma vie réelle – l’achat d’une vieille maison et son retapage, une maladie, etc. – la matière d’un roman mais projeter sur le quotidien qui m’entoure la grille de mon écriture » (cité dans Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec », op. cit., p. 113).

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On peut le formuler dans les termes du Georges Perec de Bernard Magné : il s’agirait de conférer à l’« æncrage » de la cassure une pertinence valant aussi pour l’autobiotexte particulier que constitue la biographie de l’écrivain – la césure instaurée par la cooptation de Perec à l’Oulipo conformant l’itinéraire d’écriture de l’auteur à l’imaginaire de la fracture qui habite les textes, et au premier chef W ou le Souvenir d’enfance4. FICTIONS THEORIQUES Si nulle pratique humaine ne saurait échapper à son contexte, il est cependant moins trivial d’observer que l’œuvre de Perec témoigne d’une attention précise aux spécificités de son environnement théorique, intellectuel et politique. Les premiers écrits théoriques impliquent la méditation des travaux de Lukacs, et la référence à Eisenstein, cinéaste et théoricien, motive le choix du titre de la revue alors projetée, L.G. On sait que le premier roman publié, Les Choses, s’achève sur deux phrases de Marx – « Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie ; la recherche vraie, c’est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat » – qui ont paru autoriser une lecture marxiste du texte5. Et, en 1966, l’expérience de « littérature sémo-définitionnelle » menée avec 4

« Bien qu’elle soit chronologiquement impossible, puisque n’ayant pu se dérouler qu’en plein hiver, et en dépit du démenti qui lui a été plus tard apporté, c’est dans cette première et courte période que je m’obstine à placer la scène suivante : je descends avec ma tante la route qui mène au village ; en chemin, ma tante rencontre une dame de ses amies à laquelle je dis bonjour en lui tendant la main gauche : quelques jours auparavant, faisant du patin à glace sur la patinoire qui s’étend au bas de la piste des Bains, j’ai été renversé par une luge ; je suis tombé en arrière et me suis cassé l'omoplate ; c’est un os que l’on ne peut plâtrer ; pour qu’il puisse se resouder on m’a attaché le bras droit derrière le dos avec tout un système de contention m’interdisant le moindre mouvement, et la manche droite de ma veste se balance dans le vide, comme si j’étais définitivement manchot. Ni ma tante ni ma cousine Ela n’ont gardé le souvenir de cette fracture qui, suscitant l'apitoiement général, était pour moi la source d’une ineffable félicité » (W ou le Souvenir d'enfance, op. cit., p. 108-109). 5 Sur les lectures marxistes des Choses, et la réception de la traduction du roman (parue en 1967) en Roumanie, voir Yvonne Goga, « Les Choses – histoire d’une réception », dans Steen Bille Jörgensen et Carsten Sestoft éd., Georges Perec et l’Histoire, actes du colloque de Copenhague (30 avril-1er mai 1998), Études romanes, n° 46, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2000, p. 47-52.

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Marcel Bénabou6 – qui motiva la cooptation des deux auteurs par l’Oulipo – dote la théorie d’une véritable puissance génétique, en faisant du discours linguistique du structuralisme littéraire contemporain un principe formel de génération de l’écriture. La présentation du projet par ses deux auteurs témoigne, de fait, d’une appropriation manifeste du contexte théorique d’alors : À l’origine de la définition, il y a un mouvement de défiance à l’égard de l’arbitraire du signe. La définition est censée apporter un dévoilement, une apocalypse. Mais, en réalité, la définition n’est qu’un jeu sur les signifiants, car, définir, ce n’est que substituer à un signifiant d’autres signifiants. […] Par le biais de la définition, on prend donc le langage au piège : le signifiant ne conduit jamais au signifié7.

Un développement appuyé par la citation, in fine, d’une autorité contemporaine : Les Mots et les Choses de Foucault (paru en 1966)8. Or, l’œuvre ultérieure de Perec mettra en fiction, de façon récurrente, ces références théoriques, selon diverses modalités : au-delà du « montage » citationnel – pour reprendre une catégorie centrale dans la réflexion d’Eisenstein – qui clôt Les Choses, les objets théoriques de Georges Perec deviennent, le cas échéant, des éléments du discours littéraire de la fiction. Cette intégration du discours théorique à la fiction peut se faire de manière intertextuelle. On citera ici le feuilleté citationnel que réalise l’article de Lester Nowak dans Un cabinet d’amateur, « Art and Reflection » reprenant aussi bien le texte-source allusivement désigné 6

Marcel Bénabou et Georges Perec, Presbytères et Prolétaires. Le Dossier PALF, Cahiers Georges Perec, n° 3, Valence, Éditions du Limon, 1989. 7 Marcel Bénabou et Georges Perec, « Le PALF », Change, n° 14, 1973, p. 129. 8 On perçoit au passage que la constitution de la réflexion oulipienne ne saurait pas plus être séparée d’autres approches formalistes du littéraire, et plus largement de l’esthétique (on songera notamment au groupe de Tel Quel, dont la Théorie d’ensemble paraît en 1968), ses manipulations de la langue supposant un rapport plus particulier à la linguistique, saussurienne d’abord, mais aussi générativiste et transformationnelle. (Sur la relation problématique de l’Oulipo aux linguistiques contemporaines, voir Jean-Jacques Thomas et Steven Winspur, Poeticized Language. The Foundations of Contemporary French Poetry, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999, p. 210-219.)

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par son titre – Art and Illusion d’Ernst Gombrich (1960) – que l’ouvrage historique de S. Speth-Holterhoff, Les Peintres flamands de cabinets d’amateurs au XVIIe siècle (1957)9. On mentionnera également La Disparition, dont le chapitre 11 propose une exégèse de « Vocalisations » où Clemens Arts voit un pastiche du style de Sollers10 – quant au « post-scriptum », intitulé « Sur l’ambition qui, tout au long du fatigant roman qu’on a, souhaitons-nous, lu sans trop d’omissions, sur l’ambition, donc, qui guida la main du scrivain11 », il offre un panorama lipogrammatique du champ littéraire contemporain. La fictionalisation de la théorie ne choisit cependant pas nécessairement des voies intertextuelles : une notion théorique peut se trouver empruntée de façon relativement autonome – sans engager de récriture à proprement parler d’un texte-source – et mise en texte par son intégration à une trame fictionnelle. Ainsi la notion de structure devientelle partie intégrante de La Vie mode d'emploi, en impliquant d’ailleurs un dispositif complexe où l’appropriation romanesque maintient, en quelque mesure, l’hétérogénéité du discours théorique : un compromis réalisé par la forme du préambule, qui constitue explicitement l’un des « seuils » (Genette) du roman, l’ouvrant sans pour autant y appartenir de plein droit, dans une relation d’autant plus incertaine à l’œuvre que ce texte liminaire est ici répété – et « légèrement modifié » – au chapitre XLIV12, et que son objet, le puzzle, est totalement intégré à l’univers diégétique. Il semble qu’un tel déplacement d’une notion théorique dans le champ littéraire ne soit pas sans conséquences quant à cette notion même : ici, on considérera que la pré9

Sur ces références, voir Manet Van Montfrans, Georges Perec. La Contrainte du réel, op. cit., p. 317 : « Ainsi, le théoricien et porte-parole du narrateur, Lester K. Nowak, simplifie dans son article “Art and Reflection” une des thèses présentées par Ernst Gombrich dans Art and Illusion. Il emprunte également d’importants passages à Speth-Holterhoff qui comportent à leur tour des fragments textuels empruntés aux contemporains de Van Haecht comme par exemple le peintre Salomon Noveliers. Dans le cas de Speth-Holterhoff, Nowak passe sous silence la source de ses connaissances ; il s’appuie aussi sur les Vies de Vasari qui, lui, est cité explicitement. » 10 Clemens Arts, Oulipo et Tel Quel. Jeux formels et contraintes génératrices, université de Leiden, 1999, p. 162. 11 La Disparition, op. cit., p. 555. 12 Sur cette relation de répétition/variation, voir Bernard Magné, « Le puzzle mode d'emploi. Petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie mode d'emploi de Georges Perec », Perecollages, op. cit., et Andrée Chauvin, « Le jeu des erreurs ou Métamorphoses en minuscules », Études littéraires, université Laval (Québec), vol. XXIII, n° 1-2, 1990.

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sence allusive d’un certain discours théorique de la structure – qui reprend aussi bien la Gestalttheorie, explicitement citée13, que la linguistique saussurienne14, et consone avec telles propositions de Barthes au sujet de Mobile de Butor15 – transforme ce discours en un halo connotatif, qui ne peut qu’évider la notion de sa portée spéculative, la constituant en ce qu’on proposera dès lors de nommer un motif théorique. FORMES DE L’INVENTION En-deçà des rapports entre théorie et littérature, la mise en texte de discours théoriques par l’œuvre de Perec pose un problème beaucoup plus restreint, d’ordre temporel : le maintien, souvent implicite, de quelques références tout au long de l’œuvre suppose-t-il une continuité forte de l’écriture perecquienne ? On peut suivre ici les réflexions de Claude Burgelin qui, dans sa préface à L.G., fait l’hypothèse d’une fidélité décalée de l’œuvre de l’écrivain à ses engagements intellectuels de jeunesse. On partira de la vision panoramique de son travail que Perec propose dans « Notes sur ce que je cherche » : la première « interrogation », sociologique, qui commande son projet d’écriture paraît bien reformuler l’exigence réaliste de L.G., la perspective autobiographique pouvant se rattacher, dans les termes de Claude Burgelin, à l’écriture d’une « odyssé[e] de la conscience qui, au terme d’un cheminement plus ou moins ardu, surmonte les obstacles qui l’emprisonnaient16 » ; le troisième « champ », ludique, semble déplacer, sur le plan formel proposé par l’Oulipo, la « crise du langage » dénoncée par 13

La Vie mode d’emploi, op. cit., p. 653. On songe en particulier à ce passage du Cours de linguistique générale : « Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système » (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1972, p. 166). 15 « […] c’est en essayant entre eux des fragments d’événements, que le sens naît, c’est en transformant inlassablement ces événements en fonctions que la structure s’édifie : comme le bricoleur, l’écrivain […] ne voit le sens des unités inertes qu’il a devant lui qu’en les rapportant : l’œuvre a donc ce caractère à la fois ludique et sérieux qui marque toute grande question : c’est un puzzle magistral, le puzzle du meilleur possible » (Roland Barthes, « Littérature et Discontinu » [1962], Essais critiques, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 440). 16 Claude Burgelin, « Préface », dans Georges Perec, L.G., op. cit., p. 21. 14

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un article de 196217 ; quant au quatrième, romanesque, il retrouve la grande forme narrative chère à Lukacs, dont La Vie mode d’emploi, conjonction exemplaire de montage eisensteinien et de totalité, pourrait représenter l’aboutissement éclaté. Outre ces fils conducteurs extrêmement généraux, se dessinent également des relations plus précises, que permet de cerner la notion d’« æncrage », dont on sait la place centrale dans la lecture formelle de l’œuvre proposée par Bernard Magné. Dans son étude des « grilles » perecquiennes, Bernard Magné met, en effet, le motif de la grille tel qu’il est mobilisé dans l’article sur L’Espèce humaine d’Antelme en rapport avec l’æncrage du carré18, Marcel Bénabou montrant, par ailleurs, que l’æncrage du manque19 peut être lu comme une reformulation, sur un autre plan et selon d’autres modalités, du travail du négatif hégélien, via la médiation lukacsienne : l’idée d’une dialectique du manque et de sa rémunération – désignée par Queneau comme une « consolante inversion20 » – paraît bien constituer une forme de fidélité à l’hégélianisme, relu par Lukacs, des articles de jeunesse21. On peut également proposer de mettre en relation la notion d’« encryptage » – que l’entretien avec Frank Venaille définit comme une « inscription complètement cryptée, et qui serait la notation d’éléments de souvenirs dans une fiction comme La Vie mode d’emploi mais à usage pratiquement interne22 » – avec la pratique, elle-même dissimulée, à la lettre ésotérique, des anagrammes de Saussure23. À chaque fois, des thèmes théoriques deviennent principes d’écriture, au sens où ils se trouvent explicités comme formes – qu’il s’agisse d’ancrages, qui ne supposent pas l’intentionnalité de l’auteur, ou de contraintes, par définition concertées, c’est-à-dire explicitées comme telles au cours du processus de genèse.

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Georges Perec, « Engagement ou Crise du langage », L.G., op. cit., p. 67-86. Voir Bernard Magné, Georges Perec, op. cit., p. 75-82. 19 Op. cit., p. 32-48. 20 Raymond Queneau, Chêne et Chien, Œuvres complètes, t. I (Poésies), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 13. 21 Marcel Bénabou, « Ce repère Perec », communication au colloque De L’Espèce humaine à Espèces d’espaces, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 18 mars 2001. 22 Georges Perec, « Le travail de la mémoire », op. cit., p. 50. 23 Voir Jean Starobinski, Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, 1971. 18

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Or cette question, historique, de la continuité de l’œuvre perecquien se trouve éclairée par l’un des articles publiés au début des années soixante dans Partisans, sous un jour qui paraît rétrospectivement paradoxal. En 1963, Perec fait dans cette revue le compte rendu de l’étude de Bruce Morrissette parue la même année : Les Romans de RobbeGrillet ; cet article n'ayant pas été repris dans L.G., j’en citerai de larges passages. À Barthes qui, dans sa préface au livre de Morrissette, donnait à Robbe-Grillet le mérite de « dé-signifier » la nature24, Perec répond : Mais [cette] position est difficilement tenable. On ne peut pas impunément décrire un quartier de tomate qui ne soit qu’un quartier de tomate, ainsi que Robbe-Grillet l’a fait, sans doute d’une façon définitive, dans Les Gommes. C’est, au moins, un choix, c’est-à-dire encore une signification : regarder le monde avec un regard de myope, c’est cultiver la myopie du regard. L’hyper-description, la précision géométrique (ou plutôt – on ne l’a pas assez remarqué – les signes de la géométrie), le parti-pris de neutralité, le refus de la « signification » ne seront jamais perçus en tant que tels, comme des techniques nouvelles susceptibles de « désensibiliser » le lecteur et de le faire entrer dans un univers romanesque désacralisé, purifié, désaliéné. On dira, au contraire, que ce regard qui s’obstine cache quelque chose, on dira que ces descriptions neutres ne sont là que pour masquer, pour étouffer un autre regard, une autre voix, angoissée, obsédée, malade. Robbe-Grillet lui-même semble s’être précipité dans ce piège. Il a raconté, au cours d’un entretien avec Madeleine Chapsal (L’Express, 12 janvier 1961), que ses livres ont toujours été conçus au départ comme des formes pures : « Je voulais raconter une histoire qui se détruisait elle-même au fur et à mesure et puis c’est tout. » (Les Gommes.) « L’idée initiale était d’organiser l’histoire par rapport à un creux central. J’avais l’idée d’un vide que le temps passé et le temps futur essayent, en se rapprochant, de combler. » (Le Voyeur.) « Mon projet était de décrire un narrateur qui surveillait le monde autour de lui avec une précision extrême. » (La Jalousie.) Mais ces projets, ces structures, ces formes « vides » ne pouvaient exister telles quelles ; en les développant, Robbe-Grillet se voyait obligé de les fonder : le narrateur qui surveillait le monde avec une 24 « Le premier Robbe-Grillet […] décide que les choses ne signifient rien, pas même l’absurde (ajoute-t-il à juste titre), car il est évident que l’absence de sens peut très bien être un sens » (Roland Barthes, « Le point sur Robbe-Grillet ? », Essais critiques, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 453).

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précision extrême devenait un jaloux épiant sa femme ; le « creux central » devenait un événement que l’on s’efforçait de cacher : un viol, un meurtre ; l’histoire qui se détruisait elle-même devenait une enquête policière. Une écriture qui veut « ne rien dire » n’est pas plus une écriture qui ne veut rien dire qu’une écriture qui veut dire qu’il n’y a rien. C’est une écriture qui se dérobe. Le langage du silence est aussi le langage de l’énigme : Robbe-Grillet était condamné au mystère. Chacun de ses livres – et aussi Marienbad – peut se lire comme le récit confus, embrouillé, d’une enquête : il faut saisir certains indices, il faut lire entre les lignes, il faut découvrir un secret. Il peut arriver que ce secret soit dérisoire, mais cela importe peu : il fonctionne quand même. Dans Le Labyrinthe, Robbe-Grillet s’interrogeait sur l’itinéraire d’un soldat porteur d’une boîte. On apprenait à la fin que cette boîte ne renfermait que des objets sans importance. RobbeGrillet a expliqué qu’il tenait à ce contenu banal, dans la mesure où il décourageait les explications métaphysiques, symboliques ou hermétiques que l’on aurait peut-être été tenté d’avancer. Mais c’était une explication un peu tardive : le livre reposait sur ce « contenu » caché, de même que Le Voyeur n’avait de sens qu’en fonction du viol qui n’y était pas raconté. Et parce que ce caché, tout de suite, est plus important, plus « concernant », que le « vide » apparent du texte, qui n’en est plus que l’empreinte, le reflet lointain, l’alibi, c’est à lui, et à lui seul, que l’on s’attache : sous les mots, sous la surface des « choses », sous l’apparente neutralité du regard, sous la soi-disant abstraction, apparaissent – horreur ! – des significations, des symboles, des mythes même, des objets chargés de sens, des images, des thèmes obsédants, des motifs pathologiques, l’arsenal typique, bref, de la psychologie, de l’humanisme, du romanesque25.

Un lecteur familier de l’œuvre de Perec ne peut qu’être frappé de l’évidente convergence que manifeste ce compte rendu : Robbe-Grillet parlant de ses livres, et Perec parlant de l’œuvre de Robbe-Grillet, pourraient aussi bien décrire, d’une manière étonnamment précise, l’œuvre à venir de Georges Perec : comment ne pas reconnaître « 53 jours », dont le deuxième récit devait être « la fausse exégèse du premier26 », dans l’« histoire qui se détruisait elle-même au fur et à mesure », W ou le Souvenir d’enfance dans le récit organisé par rapport à un « creux central » – même si demeure, pour le livre de RobbeGrillet comme pour celui de Perec, la relation au poème typographique qui suit, dans Les Contemplations, la date du 4 septembre 1843 – et, peut-être aussi, le regard précis du peintre-narrateur Valène dans 25 26

Georges Perec, « Le mystère Robbe-Grillet », Partisans, n° 11, 1963, p. 168-169. « 53 jours », op. cit., p. 172.

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la « précision extrême » de la surveillance du narrateur de La Jalousie ? On relève également la proximité de l’œuvre avec la forme de l’enquête policière27, et la mise en avant d’une écriture blanche, sans pathos, dont témoigne de façon exemplaire l’incipit de W. Or, Perec place sa recension dans une optique radicalement critique : Mais ces apports sont un peu maigres : psychologue, RobbeGrillet ne semble avoir qu’une faible idée de la richesse réelle d’un contenu mental. Les passions, les états morbides, les psychoses qu’il décrit n’affectent finalement qu’à peine le paysage, n’investissent que de rares objets, ne bouleversent le temps que d’une façon très sage. Certes, ces romans refermés sur eux-mêmes rendent compte de délires intérieurs, mais ces délires sont sagement apprivoisés. Il n’est qu’à peine besoin de s’aider des clefs que nous offre Bruce Morrissette pour se retrouver dans ces labyrinthes : ils sont donnés une fois pour toutes, ils ne connaissent aucun désordre, ils ne se contredisent jamais… Robbe-Grillet commence à Barthes et s’achève à Morrissette : il voulait parler pour ne rien dire ; il n’a réussi qu’à nous mettre la puce à l’oreille ; il rêvait de surfaces nettes ; nous n’y avons vu que profondeurs glauques. Ce chemin était inévitable : c’était celui d’une tentative impossible : car ce n’est pas au niveau des significations (sociales, politiques, etc.) que Robbe-Grillet s’est d’abord trompé, mais bel et bien au niveau du langage : il avait oublié qu’il en était responsable28.

Il y a bien, rétrospectivement, un « mystère » de cette via negativa critique, proposant un véritable art poétique par anticipation, paradoxalement non reconnu comme tel : le lecteur de l’œuvre de Perec ne peut se défendre de l’impression de lire une sobre description, précise et fidèle, des linéaments des textes majeurs à venir, dont la valeur programmatique paraît demeurer totalement inaperçue. On comprend alors que l’« erreur » de Robbe-Grillet tiendrait à la gratuité apparemment attachée à ses dispositifs romanesques – qu’on opposera volontiers aux enjeux véritables portés par l’œuvre, et le scripteur, perecquiens. De fait, l’œuvre de Perec implique une esthétique subjective assimilable à une abstraction lyrique, où l’écriture suppose un engagement personnel – celui de l’auteur appelant celui du 27 Sur cette question, voir Isabelle Dangy-Scaillierez, L’Énigme criminelle dans les romans de Georges Perec, op. cit. 28 « Le mystère Robbe-Grillet », op. cit., p. 169-170.

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lecteur – une implication vraie qui retrouve, même si la référence peut paraître curieusement décalée, la valeur proprement esthétique que Gide accordait à la sincérité. Sans introduire pour autant de nécessité téléologique – où l’écriture perecquienne serait définie d’emblée, à l’insu de son scripteur même, qui n’en percevrait d’abord qu’une réfraction négative – on peut considérer que l’œuvre de Perec, dans son développement chronologique, opère bien un véritable « pas de côté29 » dans son rapport à la forme, qui implique de manière décisive une esthétique matérielle, faisant de l’écrivain, au sens strict, un « homme de lettres30 » : un déplacement dont les moyens, intellectuels et formels, lui sont donnés par l’Oulipo. L’importance de la recension de l’essai de Morrissette se résumerait ainsi, pour l’essentiel, à la leçon d’hygiène critique qu’elle comporte. Une indéniable continuité existe entre les écrits de jeunesse et l’œuvre ultérieure de Perec – et il faudrait pouvoir disposer des premières fictions inédites, afin de mettre ces hypothèses à leur épreuve – qui tient notamment à la mise en fictions, diversement réalisée, de certaines catégories théoriques chères au jeune Perec. Or, cette continuité s’accommode d’une part importante de rupture, dans la mesure où c’est manifestement sa rencontre avec l’Oulipo (en 1967) qui permet à Perec – qui se disait lui-même « oulipien à 97%31 » – d’envisager le travail formel de l’écriture d’une manière propre à concilier l’attention à la forme et une plénitude sémantique où l’enjeu intime reconduit au romanesque. En ce sens, l’idée d’un Perec « préoulipien », fallacieuse au même titre que toute autre construction rétrospective, demeure précieuse en ce qu’elle associe explicitement 29

« Il y avait bien de l’irréalisme dans cette mythification du réalisme. On ne s’étonnera pas que les hautaines exigences ainsi formulées n’aient pu aboutir ni à une revue viable ni à des productions artistiques qui s’en inspirent, sauf pour Perec, au prix de quelques pas de côté » (Claude Burgelin, « Préface », dans Georges Perec, L.G., op. cit., p. 16). Sur cette question, voir aussi Cécile De Bary, Image, imagination, imaginaire dans l’œuvre de Georges Perec, op. cit., p. 315 sq. On peut rappeler ici « le minuscule glissement de sens » que Perec évoque au sujet des trompe-l’œil, ou des mots croisés : « En ce sens, les trompe-l’œil fonctionnent un peu comme les mots croisés : ils posent une question dont la réponse est tout entière contenue dans l’énoncé qui la formule […], mais qui demeure énigmatique tant que l’on n’a pas opéré le minuscule glissement de sens qui la résout dans son évidence imparable » (Georges Perec, Préface à L’Œil ébloui, op. cit.). 30 Cité par Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, op. cit., p. 20. 31 Voir Jacques Bens, « Oulipien à 97 % », Magazine littéraire, n° 193, 1983.

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rupture et continuité, interdisant ainsi de convoquer innocemment les premiers écrits. C’est dire que la lecture rétrospective de la recension de 1962, lorsqu’elle tend à la doter, téléologiquement, d’une valeur prophétique, la constitue en fausse fenêtre, sinon en trompe-l’œil : il ne s’agit en somme de rien d’autre que de reconnaître la vraie difficulté d’une convocation des premiers écrits perecquiens pour commenter l’œuvre ultérieure. Au-delà de l’optique de Philippe Lejeune, qui considère l’oblique comme un principe génétique abstrait, subsumant diverses conduites d’écriture – le détour, la ruse… – qui définissent ensemble le mode d’exercice de la mémoire perecquienne32, le travail de Bernard Magné fait passer son lecteur des fractures du vécu motivant telles stratégies d’écriture à l’oblique matérielle, au biais des structures formelles33. C’est pourquoi la notion d’æncrage permet aussi bien de penser une précise textualisation du vécu (dont témoignent notamment les jeux pour Télérama, qui proposent au lecteur des parcours urbains34), qui adopterait, sans que l’on pose là un quelconque déterminisme, les formes définies par le texte : avec la césure représentée par l’entrée à l’Oulipo, la vie d’écrivain de Georges Perec, « double imaginaire35 » de l’individu du même nom, rejoindrait à la lettre, au-delà d’une « vie dans les mots », la notion ricardolienne de biotexte : Avec la biographie, il s’agit de fournir, au cours de tel écrit, les notables événements qui marquent le fil d’une existence. Avec le biotexte, il s’agit de choisir, au cœur de telle vie, les précis éléments qui obéissent à certaines règles du texte en fabrique36. 32 « Au-delà de la surprise, il restera un exemple à méditer : celui d’un autobiographe qui lucidement, patiemment, non par choix, mais parce qu’il était le dos au mur, a pris exclusivement des voies obliques pour cerner ce qui avait été non oublié, mais oblitéré, pour dire l’indicible » (Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 12). 33 Bernard Magné, « Le biais », Le Cabinet d'amateur, n° 2, 1993. 34 Ces jeux ont été recueillis dans Georges Perec, Perec/rinations, Zulma, 1997. 35 Je reprends l’expression de Jean-Benoît Puech, « La création biographique », dans Brigitte Louichon et Jérôme Roger éd., L’Auteur entre biographie et mythographie, Modernités, Bordeaux, n° 18, 2002, p. 47. Sur la question des biographies d’écrivains, voir également Jean-Pierre Martin, « La curiosité biographique est-elle obscène ? », dans L’Auteur entre biographie et mythographie, op. cit. 36 Jean Ricardou, Le Théâtre des métamorphoses, Seuil, 1982, p. 188.

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Avec la transformation de thèmes théoriques en principes d’écriture s’opère bien un « pas de côté » considérable, qui représente une intervention de l’oblique, du « biais », sur ce plan également. On peut ainsi poser, après la « mort de l’auteur » énoncée par Barthes37, une constitution de la vie en texte, qui reconnaîtrait l’homogénéité de leurs structures : il s’agirait là, à strictement parler, de la proposition d’une bio-graphie, en ce sens fiction d’auteur, et susceptible, à ce titre, de faire l’objet d’une lecture formelle.

37

Roland Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 40-45.

IX

De la littérature considérée comme un des beaux-arts (l’œuvre de Perec et l’art contemporain) Je rêve d’une écriture blanche, mais elle n’existe pas. Édouard Levé, Autoportrait (P.O.L, 2005, p. 60) Il peut sembler paradoxal d’avancer que les écrits de Perec constituent dans le champ littéraire contemporain une œuvre à la fois beaucoup lue, souvent citée, et finalement peu récrite. On proposera pourtant quelques arguments en ce sens, en notant qu’à cette curieuse absence de tradition littéraire effective – à l’exception visible de deux textes brefs, Le Voyage d’hiver (au sein de l’Oulipo1) et, surtout, Je me souviens, fondateur d’un véritable genre – répond la fécondité esthétique réelle, notamment formelle, de cette même œuvre dans le domaine des arts plastiques : la réception actuelle de Perec semble bien s’être déplacée dans le champ plastique des images, fixes ou mobiles, manipulées par les artistes d’aujourd’hui. On essayera de montrer que cette paradoxale dissymétrie de la réception posthume de l’œuvre de Perec tient, au-delà de convergences esthétiques réelles, et profondes, avec les pratiques plasticiennes contemporaines, aux traits formels qui caractérisent en propre l’écriture perecquienne – autrement dit, d’un mot : à la nature singulière de son style.

1

Voir Alain Zalmanski, « Les Voyages divers. Petite étude des plagiats par anticipation de Hugo Vernier dans l’ordre de leur divulgation », Formules, n° 6, 2002, p. 114-121. Ces « voyages » oulipiens ont été rassemblés et traduits en anglais par Ian Monk, Winter Journeys, Londres, Atlas Press, 2001.

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ESTHETIQUE DE LA RECEPTION À la différence de Proust, ou de Céline, dont la réception a radicalement changé, bien au-delà de la thématique autofictionnelle, la nature même de l’écriture littéraire, engageant de nouvelles manières de faire des œuvres, Perec n’a pas véritablement « fait école » dans la littérature de son temps – un constat qui n’emporte évidemment aucun jugement de valeur. Si l’on relève, tout de même, quelques exceptions, ainsi du roman policier d’Antoine Bello, Éloge de la pièce manquante2, ou de L’Invention du monde d’Olivier Rolin3, œuvre-monde qui donne sa plus grande ampleur au projet totalisant de La Vie mode d’emploi, il n’en demeure pas moins – pour prendre quelques exemples souvent cités – que Modiano ne partage guère avec Perec que quelques thèmes (notamment dans Dora Bruder qui, comme W ou le Souvenir d’enfance, met en récit l’absence, la recherche de traces, dans le temps de l’Occupation), et que Winckler ne lui emprunte assurément qu’un nom. À l’instar de celle de Flaubert, dont elle est, du reste, sans doute la première à assumer dans toute son ambition formelle le projet esthétique4, l’œuvre de Perec est sans descendance véritable : l’abondance des citations, des déclarations d’allégeance – car le nom de Perec est bien, pour les écrivains actuels, celui de leur « contemporain capital5 » – ne saurait masquer la différence des pratiques et des choix esthétiques. Comme Flaubert, Perec est l’auteur d’une œuvre exemplaire en son temps sans pourtant paraître dotée, dans l’histoire, de la force d’entraînement du modèle : pas plus que ceux qui avaient pu revendiquer l’héritage flaubertien, les écrivains qui se sont réclamés 2

Antoine Bello, Éloge de la pièce manquante, Gallimard, coll. « La Noire », 1998. Seuil, 1993. Suite à l’hôtel Crystal, en revanche, rend un hommage explicite à Perec (le livre reprend le projet de Lieux où j’ai dormi) tout en s’émancipant largement, dans sa facture, de l’écriture perecquienne (Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal, Seuil, 2004). 4 Perec, dans une conférence prononcée à l’université d’Adélaïde le 1er octobre 1981, associait l’écriture des Choses à un « vouloir être Flaubert » (Georges Perec, « À propos des Choses », Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 269). 5 Voir Jean-Pierre Salgas, « Georges Perec “contemporain capital posthume” », dans Jean-Luc Joly éd., L’Œuvre de Georges Perec. Réception et mythisation, Rabat, Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de l’université Mohammed V, 2002, p. 299-303. De cet usage contemporain du nom de Perec témoigne notamment le n° 401 des Inrockuptibles (6-12 août 2003). 3

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de Perec depuis la fin du XXe siècle n’ont certes pas écrit, sous quelque angle que l’on considère leur œuvre, « à la manière de » – que cette manière se soit avérée inaccessible ou qu’elle ait été d’emblée posée comme une idée régulatrice décrochée de toute actualisation possible. On relève pourtant, s’agissant de Perec, deux exceptions bien visibles : Le Voyage d’hiver et Je me souviens. Dans le cas du Voyage d’hiver, les récritures ultérieurement advenues ne constituent au fond rien d’autre que le prolongement de l’activité de copie évoquée par la nouvelle : tout se passe comme si la fantastique réversibilité littéraire représentée par l’« anthologie prémonitoire6 » d’Hugo Vernier (mettant en récit la notion oulipienne de plagiat par anticipation) rendait formellement possible cet engendrement fécond. C’est donc avec une exacte cohérence que la première de ces récritures oulipiennes, Le Voyage d’hier de Jacques Roubaud, donne à la nouvelle de Perec le statut d’une copie7. Quant à Je me souviens, procédant lui aussi de la « copie » (du I Remember de Joe Brainard8), son minimalisme litanique définit une forme simple, dont le succès public dépasse largement la sphère proprement littéraire, qu’il s’agisse de discours journalistique ou de chanson9. Entre bien d’autres exemples, on citera les textes brefs d’écrivains-plasticiens, Mon grand-père de Valérie Mréjen10 et Autoportrait d’Édouard Levé11, qui conjoignent attention à l’ « infra-ordinaire » – plutôt, d’ailleurs, sur le mode de l’intime, retrouvant ainsi 6

Georges Perec, Le Voyage d’hiver (1980), Romans et Récits, op. cit., p. 1429. Jacques Roubaud, Le Voyage d’hier (précédé du Voyage d’hiver de Georges Perec), Nantes, Le Passeur, 1997, notamment p. 47-48. 8 Joe Brainard, I Remember (1975), traduction de Marie Chaix, Arles, Actes Sud, 1997. Sur le rapport du projet de Perec à celui de Brainard, voir Roland Brasseur, « Je me souviens de I Remember », op. cit. 9 Sur cette diffusion remarquable, voir notamment Marie-Hélène Exel, « Boltanski, Perec et MC Solaar », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, 1998, p. 81-86. Plus généralement, sur l’entrée (du nom) de Perec dans la culture de masse, autour de la diffusion de quelques titres, voir Jean-Pierre Salgas, « Georges Perec “contemporain capital posthume” », op. cit., p. 301. 10 Allia, 1999. 11 P.O.L, 2005. Pour d’autres exemples, voir mon article « La lettre et l’image : Paradoxes de la réception posthume de l’œuvre de Georges Perec », dans Mireille Ribière et Yvonne Goga éd., Georges Perec. Inventivité, postérité, actes du colloque de Cluj-Napoca (Roumanie), université Babes-Bolyai (14-16 mai 2004), Cluj-Napoca, Casa Cartii de Stiinta, 2006, p. 176-190. 7

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l’inspiration première de Brainard – brièveté stylistique et usage, sans rigidité, de la répétition. Cette extraordinaire fortune prend, du reste, une consistance formelle dans le dernier opuscule théorique de l’Oulipo, qui abstrait du livre de Perec la classe des « Textes à démarreur12 ». Quelle que soit l’extension de cette diffusion, il s’agit, en tout cas, pour les deux textes considérés, d’un mouvement programmé par l’œuvre-source elle-même : autant dire que Perec, visiblement, n’est récrit que s’il l’autorise, par des dispositifs narratifs ou typographiques. Le Voyage d’hiver implique doublement une telle réception : il figure narrativement, en une sorte d’allégorie prospective, ses récritures à venir, puis en marque explicitement la place, dans sa clausule, en désignant les pages blanches qui constituent l’essentiel de l’ « épais registre13 » laissé par Degraël. Le Voyage d’hiver intègre ainsi au plan de la fiction les pages blanches qui terminent effectivement le volume de Je me souviens, invitant le lecteur à continuer pour son propre compte la litanie mémorielle qu’avait interrompue, après l’amorce du 480e souvenir, l’indication « (à suivre…) » : « À la demande de l’auteur, l’éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les “Je me souviens” que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le, suscités14. » Si l’on a là autant d’indices d’une extraordinaire fortune posthume, ce rayonnement n’implique pas, cependant, de postérité véritablement littéraire – au sens où de telles filiations seraient reconnaissables à des choix esthétiques eux-mêmes associés, au-delà des motifs définissant un certain contenu, à des traits formels précis. Perec, du reste, l’entendait bien ainsi, lorsqu’il rapportait ses parentés imaginaires avec Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka (ses arrière-grandspères et grands-pères de papier), Leiris et Queneau (en guise de pères), à des « pans entiers de l’histoire » ou de « simples tournures de phrase15 ». Perec, dont on sait le goût pour la saturation, l’ « épuisement 16 », apparaîtrait ainsi comme un écrivain de la terre brûlée, auteur d’une 12

Oulipo, Abrégé de littérature potentielle, Mille et une nuits, 2002, p. 56. Le Voyage d’hiver, op. cit., p. 1431. 14 Je me souviens, op. cit., p. 147. 15 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 191. 16 Dont témoignent notamment les titres suivants : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (op. cit.), «Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai 13

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œuvre à la lettre épuisante au sens où elle ne peut de ce fait qu’empêcher, en pratique, la récriture – sauf, précisément, dans le cas de « petites formes », que leur minceur matérielle, en interdisant évidemment tout effet de totalité17 (donc d’épuisement), rend disponibles à la lecture active d’un autre écrivain. Or, à cette curieuse absence d’une tradition sensible dans les formes mêmes de l’écriture – quel écrivain d’aujourd’hui « lit et relit » Perec comme celui-ci relisait Flaubert ou Queneau ? – répond l’évidente fécondité esthétique, notamment formelle, de son œuvre pour les arts plastiques : outre les convergences ou les reprises thématiques volontiers mises en avant par les écrivains actuels, sa réception effective semble bien s’être déplacée du côté des images, fixes ou mobiles, élaborées par les artistes contemporains. Depuis le début de cette décennie, des expositions – Voilà : le monde dans la tête (Musée d’art moderne de la ville de Paris, 200018), puis « Regarde de tous tes yeux regarde ». L’Art contemporain de Georges Perec (Musées des Beaux-Arts de Nantes et de Dole, 2007200819) – ont d’ailleurs proposé le constat institutionnel, en forme de bilan autant que de « cahier des charges », de la véritable « perecquisation » – qu’elle soit superficielle ou plus profonde, fortuite ou davantage concertée – de toute une part du monde de l’art contemporain. Au-delà de préoccupations partagées, rencontres qui ne disent probablement pas plus que l’appartenance à une même époque du monde – ainsi des tableaux de Roman Opalka, qui donnent à l’écoulement temporel la forme concrète de litanies numériques – apparaît, avec un certain nombre d’artistes, une influence explicitement reconnue ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze » (L’Infra-ordinaire, op. cit.). 17 Sur l’importance de la totalité dans l’œuvre de Perec, voir la thèse de Jean-Luc Joly, Connaissement du monde. Multiplicité, exhaustivité, totalité dans l’œuvre de Georges Perec, op. cit. 18 « […] Voilà était conçu autour du célèbre “Je me souviens” de Georges Perec » (Suzanne Pagé et Béatrice Parent, « Introduction », Voilà : le monde dans la tête [Musée d’art moderne de la ville de Paris, 15 juin-29 octobre 2000], Paris musées, 2001, p. 5). 19 On citera également, à la toute fin du XXe siècle, et bien que la référence perecquienne y soit moins explicite, l’exposition Feux pâles, présentée par l’agence « Les readymades appartiennent à tout le monde » au Musée d’art contemporain de Bordeaux en 1990 (voir André Rouillé, La Photographie, op. cit., p. 599-600).

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comme telle : on peut citer les noms de Christian Boltanski20, de Sophie Calle, de Valérie Mréjen, d’Édouard Levé… De fait, les recherches plastiques contemporaines semblent dominées par l’association de quelques motifs – l’attention sociologique portée au quotidien, à l’infime « infra-ordinaire21 », l’importance accordée à une mémoire qui ne sépare pas le collectif du subjectif – à laquelle l’œuvre de Perec (qui ressortit bien sûr à la même Histoire) a offert une consistance formelle remarquable, redonnant leur pleine évidence esthétique aux modèles anciens de la liste, ou de l’inventaire… On conçoit qu’une telle œuvre, largement homologue aux dispositifs de l’art contemporain, puisse aisément rencontrer le désir de littérature (voire d’écriture) des plasticiens. En effet, l’aspiration, portée par la Renaissance, à la « libéralisation » des arts promise par l’homonymie impliquée par le terme de dess(e)in22 a abouti, par-delà la révolution conceptuelle de Duchamp, à la recherche de formes concrètes, qui demeurent dans l’ordre du sensible, et évitent cependant la délectation toute visuelle (« rétinienne », selon le mot de Duchamp23) d’une joliesse plastique. Si l’on comprend alors l’importance du paradigme photographique dans l’art contemporain – la minceur de la photo procurant aux plasticiens une concrétude presque dématérialisée24 – on voit également que la littérature, du fait de la double articulation du langage, associe de façon tout aussi efficace le sensible et l’intelligible. À ce désir de littérature des plasticiens, une œuvre dont les formes mêmes – privilégiant le manque, la découpe, la série – retrouvent celles de la photographie25 sera donc parfaitement adéquate. 20

Sur les rapports entre les œuvres de Perec et de Boltanski, voir Guillaume Pô, « Perec et Boltanski, deux interrogations sur la disparition », Cahiers Georges Perec, n° 6, op. cit., p. 207-213. 21 Sur ce point, voir les analyses de Hans Belting, qui font de ce « mouvement décisif en direction de l’anticulturel, du banal et de l’ordinaire » une « révolte contre le modernisme avec son autodéfinition sacro-sainte et hermétique » (Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ? Histoire et archéologie d’un genre [1989], traduction de Jean-François Poirier et d’Yves Michaud, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2007, p. 102). 22 Il s’agit d’ailleurs le plus souvent, dans la langue classique, d’une homographie. 23 Cité par Jean Clair, L’Œuvre de Marcel Duchamp, Centre Georges Pompidou, 1977, t. II, p. 121. 24 Sur ces questions, voir André Rouillé, La Photographie, op. cit., p. 466-471. 25 Sur ce point, voir chapitre VI.

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C’est dire que Perec, ainsi reçu, prend lui aussi la figure, jusqu’ici virtuelle, d’un écrivain-plasticien, ayant su mettre en œuvre une littérature qui relevait déjà, en quelque manière, de l’art contemporain. STYLISTIQUE DE L’EPUISEMENT À cette indéniable proximité, aboutissant à des filiations effectives, s’ajoute une condition de possibilité formelle, plus précisément stylistique26. De fait, la compréhension de l’écriture comme « tentative d’épuisement », qui ne constitue au fond rien d’autre qu’une transposition un peu maniaque de la notion rhétorique de lieu commun (transmise à Perec par le séminaire de Barthes27), n’est pas sans conséquences stylistiques. Le style – que l’on définira, très généralement, comme manière de faire (ici, d’écrire) – s’il n’implique pas à proprement parler de choix, probablement illusoire s’il est question d’un arbitrage absolument conscient du sujet, suppose cependant, en aval, la confrontation par un lecteur (qui peut se trouver confondu avec la personne de l’écrivain) de différents possibles. C’est dire que la notion de style, sans engager pour autant le moindre volontarisme, ne peut être comprise en dehors de la catégorie de l’intentionnalité. Or, l’aimantation de l’écriture par la forme exhaustive de l’inventaire tend à dissoudre l’engagement intentionnel de son auteur dans la recherche d’une adéquation complète à l’ordre des choses. Pour le dire en bref : le désir de totalité28 ne peut qu’exclure le style, induisant ainsi un épuisement de l’écriture

26

Sur cette question, voir également « La lettre et l’image », op. cit. On rappellera ici ce passage de la conférence de Warwick : « j’essaie, si vous voulez, de dire tout ce que l’on peut dire sur le thème d’où je suis parti. C’est ce que les rhétoriciens appelaient des lieux rhétoriques. Les Choses sont les lieux rhétoriques de la fascination, c’est tout ce que l’on peut dire à propos de la fascination qu’exercent sur nous les objets. Un homme qui dort, c’est les lieux rhétoriques de l’indifférence, c’est tout ce que l’on peut dire à propos de l’indifférence » (Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », Entretiens et Conférences, op. cit., t. I, p. 84). 28 Simplement dit dans tel entretien accordé après la publication de La Vie mode d’emploi : « J’ai l’ambition d’énumérer, de cataloguer, de rassembler des connaissances vraies ou fausses : dire ce qu’il y a dans le monde » (Georges Perec, « Je ne veux pas en finir avec la littérature », Entretiens et Conférences, op. cit., p. 222). 27

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elle-même, qui se traduit pour le lecteur par le curieux sentiment d’un évidement, d’une évanescence formelle. Et, de fait, si Perec définit d’emblée sa « vision du monde » d’écrivain comme une affaire de mots beaucoup plus que d’idées – « Le projet d’écrire, c’est-à-dire ce que je décide avant d’écrire, ce que j’ai envie d’écrire, est vraisemblablement, comme on me l’a fait remarquer un peu partout, une affaire de morale […]. Mais la vision du monde, ce qu’on appelle la Weltanschauung, ce n’est pas un ensemble de concepts, c’est seulement un langage, un style, des mots29 » – il fait également état, au sujet de Quel petit vélo, du rapport problématique qu’entretient son écriture avec la catégorie de style : Pourquoi j’ai écrit le petit vélo ? – by-product d’une « somme en chantier » que je n’écrirai sans doute pas – mon écriture la plus « naturelle » : ma « pente » ce qui est le plus contraire à l’idée que je me fais de la littérature – je vis (à ma façon) le conflit flaubertien entre romantisme et réalisme : le petit vélo a un peu pour moi la m[ême] fonction que pouvait avoir pour Flaubert la Tentation ou Novembre ou la plupart des lettres : ne plus chercher à se martyriser : écrire me passionne et m’ennuie ; je préfère dessiner ou écrire n’importe quoi n’importe comment – je me suis senti un peu ligoté par Les Choses : on m’a un peu trop dit que j’avais une facture classique, un style tenu (alors que je pense que j’écris comme un cochon) je n’ai jamais fait vraiment attention aux formes : je ne me suis jamais demandé pourquoi j’écrivais comme ça et pas autrement30.

Or, c’est précisément la référence à Flaubert qui permet de comprendre qu’il n’y a là nulle contradiction : Les Choses est un livre entouré par une nécessité de montrer quelque chose tout en réservant notre jugement, cette réserve se traduit par deux phénomènes : le premier est l’ironie, le deuxième est la froideur. La froideur, c’est une espèce de manière, au niveau de chaque phrase, de créer une espèce de gel. Pour geler le langage, il y a en France une recette tout à fait éprouvée qui est l’imparfait tel que l’utilise Flaubert. Mon livre a la même ossature que L’Éducation sentimentale, il y a les mêmes événements que dans L’Éducation sentimentale, il y a aussi des phrases qui sont les mêmes, des phrases

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« Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », op. cit., p. 81. Georges Perec, « Pourquoi j’ai écrit le petit vélo », tapuscrit de 1965 cité dans Hans Hartje et Jacques Neefs, Georges Perec. Images, op. cit., p. 91-92. 30

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qui sont copiées littéralement de L’Éducation sentimentale, une quarantaine environ. J’ai également emprunté le rythme ternaire31.

Le style, lorsqu’il est thématisé comme tel, n’apparaît que sous la forme seconde de l’aliénation stylistique, rémanence d’un état passé du rapport entre langue et littérature (l’imparfait de Flaubert analysé par Proust32). Ceci implique nécessairement, en même temps, le figement objectivant de la langue du grand auteur « copié » – distance glacée, elle aussi 33? – qui se trouve réduite à l’addition de quelques traits constitutifs (en l’occurrence : l’imparfait, le rythme ternaire). Il ne s’agit évidemment pas ici de dire que Perec écrit mal (souscrivant à son énergique comparaison porcine) – ou bien, d’ailleurs – mais, moins catégoriquement, de mettre au jour l’usage constamment problématique, s’agissant de son œuvre, de la notion de style. On essayera plus précisément de montrer que cette difficulté n’est pas sans pertinence esthétique, dans la mesure où elle doit être rapportée à deux phénomènes d’ordres différents – l’un herméneutique, l’autre proprement stylistique – qui touchent à des points centraux de la poétique perecquienne. La notion de style, en effet, est définie selon le modèle sémiotique de l’indice, conformément à son étymologie métonymique : le style est la trace personnelle laissée par l’instrument d’écriture (stilus). On conçoit, quant à l’œuvre de Perec, la difficulté de considérer l’écriture comme procédant d’une empreinte subjective, dont on voit mal à quel sujet – en l’occurrence si manifestement évanescent, parce que délibérément dissimulé – elle pourrait être rapportée ; comme l’énonçait le titre d’un des romans de jeunesse, traduisant la devise latine de Descartes : J’avance masqué34. 31

« Entretien Georges Perec/Patricia Prunier », Entretiens et Conférences, op.cit., t. II, p. 74. 32 Voir Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert » (1920), dans Gilles Philippe éd., Flaubert savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921), Grenoble, Ellug, 2004, p. 83-97. 33 C’est Perec en tout cas qui gèle l’homogénéité miroitante que Proust attribuait à Flaubert : « Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. Aucune impureté n’est restée. Les surfaces sont devenues réfléchissantes. Toutes les choses s’y peignent, mais par reflet, sans en altérer la substance homogène » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987, p. 201). 34 Pour une glose de la formule, on relira la fin des « Gnocchis de l’automne » : « L’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de

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La difficulté inhérente à l’idée de « style perecquien » tient également à la question de l’élocution (pour reprendre la terminologie rhétorique). Dans le cas de Perec, la pratique d’une écriture précisément concertée ne se sépare pas de la conception que l’auteur se fait – et expose – de son métier d’écrivain : on peut décrire comme une conscience lucide, ou une intelligence exacte – qui n’exclut certes pas la ruse – cette adéquation maîtrisée qui s’établit à l’évidence entre le projet exposé et les textes effectivement produits. Perec, sur ce point, se définit comme un « homme de lettres », précisant que « c’est un homme dont le métier c’est les lettres de l’alphabet35 ». Cet attachement à la lettre doit probablement être rapporté à un fantasme auctorial intime, celui de l’écrivain juif – dont il porterait d’ailleurs le nom : « L’une des figures centrales de la famille est l’écrivain yiddish polonais Isak Leibuch Peretz, auquel tout Peretz qui se respecte se rattache au prix d’une recherche généalogique parfois acrobatique. Je serais, quant à moi, l’arrière-petit-neveu d’Isak Leibuch Peretz36 » – un écrivain juif lui-même figuré, de préférence, en kabbaliste. De fait, la tradition kabbalistique, fréquentée de seconde main pour la préparation de l’« Histoire du lipogramme37 », peut représenter de manière particulièrement économique, donc efficace, le rapport de la culture juive à l’écriture. L’écrivain Perec aurait ainsi délibérément affaire à la lettre beaucoup plus qu’à la phrase – alors même que c’est la phrase qui constitue le lieu du style. La phrase, en effet – dans l’acception aussi intuitive que floue à laquelle se conforme l’usage ordinaire de la notion38 – définit, par la complétude sémantique et l’élaboration syntaxique mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité. Ai-je encore besoin d’être protégé ? Et si le bouclier devient un carcan ? Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité » (Georges Perec, « Les Gnocchis de l’automne ou Réponse à quelques questions me concernant », Je suis né, op. cit., p. 73). 35 « Georges Perec le bricoleur », entretien avec Catherine Clément, Entretiens et Conférences, op. cit., p. 266. 36 W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 52. Sur le rapport de Perec à la judéité, voir Marcel Bénabou, « Perec et la judéité », op. cit. 37 Georges Perec, « Histoire du lipogramme », dans Oulipo, La Littérature potentielle. Créations, re-créations, récréations (1973), Gallimard, coll. « Folio Essais », 1988, p. 73-89. 38 Pour une discussion des définitions usuelles de la phrase, voir Georges Kleiber, « Faut-il dire adieu à la phrase ? », L’Information grammaticale, n° 98, 2003, p. 17.

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qu’elle implique, un élément esthétique minimal, déterminant ainsi l’échelle où le travail littéraire devient perceptible. Dans les termes de Barthes : Le style est évidemment l’un de ces langages écrits et son trait générique […], c’est qu’il oblige à fermer les phrases : par sa finitude, par sa « propreté », la phrase se déclare écrite, en route vers son état littéraire : la phrase est déjà, en soi, un objet stylistique : l’absence de bavure, en quoi elle s’accomplit, est en quelque sorte le premier critère du style ; on le voit bien par deux valeurs proprement stylistiques : la simplicité et la frappe : toutes deux sont des effets de propreté, l’un litotique, l’autre emphatique […]39.

Perec adoptant la posture de l’homme de lettres plus que de l’écrivain, son style (si tant est que le terme conserve ici quelque pertinence) ou, si l’on préfère, sa singularité d’écriture serait par conséquent affaire de disposition (pour user d’une autre catégorie rhétorique) davantage que d’élaboration phrastique. C’est dire qu’une telle œuvre ne peut autoriser qu’avec une très grande réserve – sans que cela constitue le moins du monde un jugement de valeur porté à son encontre – l’appropriation stylistique qu’implique toute récriture : non que la récriture vise toujours le style (elle ne relève pas nécessairement du pastiche), mais on posera, tout de même, l’exigence d’une spécificité formelle nettement repérable, capable de répondre au désir d’écriture d’un autre écrivain, pour en faire un désir de récriture. Ce serait donc, au fond, précisément parce qu’elle semble, échappant au plan stylistique de la phrase, donner relativement peu de prises à une réappropriation littéraire que l’œuvre de Perec s’offre si aisément au réinvestissement plastique : l’œuvre perecquien séduirait ainsi par la beauté de ses formes plus que par le grain de son style (Perec est « un sujet sans langue », disait Christian Prigent40), et connaîtrait par conséquent – sauf à inventer la forme brève et nettement délinéée de Je me souviens, dont le minimalisme discursif fait un patron immédiatement disponible – un « épanouissement posthume41 » moins litté39

Roland Barthes, « Le Style et son image » (1971), Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 977-978. 40 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 144. Sur le style de Perec, voir également Derek Schilling, Mémoires du quotidien : les lieux de Perec, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 102-103. 41 J’emprunte cette expression au finale de Comment j’ai écrit certains de mes livres : « Et je me réfugie, faute de mieux, dans l’espoir que j’aurai peut-être un peu

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raire que plastique : ce qui convient, d’ailleurs, de manière précise au « tourniquet […] entre célébration-énumération des images et iconoclastie 42 » qui la caractérise dans son ensemble. À la différence de Roussel, dont l’étrangeté littéraire semble constituer, plus simplement, un trésor d’idées plastiques et conceptuelles43, l’asymétrie paradoxale qui caractérise la réception posthume de l’œuvre de Perec reconduit directement à des traits formels de son écriture : sa capacité à associer les motifs privilégiés de l’époque (qui appartiennent à Perec comme à bien d’autres de ses contemporains) – l’attention au quotidien dans sa dimension « infra-ordinaire », l’importance de la mémoire en tant qu’elle relie le subjectif au collectif – à des dispositifs qui, échappant à l’ordre de la phrase parce qu’ils se situent en-deçà, ou au-delà, leur confèrent une évidence esthétique singulière. En somme, d’un point de vue littéraire : le rapport particulier – ou, plus précisément : éminemment problématique – que l’œuvre de Perec entretient avec la catégorie de style la rend susceptible, plus que d’autres, d’appropriations plastiques. C’est sans doute aussi pourquoi, plus profondément, l’œuvre de Georges Perec exerce un tel attrait sur des artistes d’emblée séduits par l’écriture : renonçant à la « fabrique du continu44 » qui paraît le propre de la prose, l’écriture perecquienne invente ainsi un art du temps – cherchant à conjoindre « l’éternel et l’éphémère » dans l’expérience improbable d’une sortie de l’écoulement temporel – qui semble retrouver la finalité même de nombre de recherches plastiques contemporaines.

d’épanouissement posthume à l’endroit de mes livres » (Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, U.G.É., coll. « 10/18 », 1985, p. 35). 42 Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, op. cit., p. 153. 43 Sur l’influence de l’œuvre de Roussel sur les plasticiens contemporains, notamment américains, voir Hermes Salceda, « Roussel dans l’univers virtuel. Quelques indications sur la présence de Roussel dans le réseau Internet », dans Anne-Marie Amiot, Christelle Reggiani et Hermes Salceda éd., Musicalisation et théâtralisation du texte roussellien, série Raymond Roussel, vol. III, Caen, Lettres modernes Minard, 2008. 44 Jean-Paul Goux, La Fabrique du continu : Essai sur la prose, op. cit.

Épilogue : « L’Éternité » La littérature engage essentiellement, pour Perec, un désir de totalité – une totalité conjoignant l’épuisement référentiel et la saturation des formes possibles de l’écriture : « mon ambition d’écrivain serait de parcourir toute la littérature de mon temps sans jamais avoir le sentiment de revenir sur mes pas ou de remarcher dans mes propres traces, et d’écrire tout ce qui est possible à un homme d’aujourd’hui d’écrire », disent les « Notes sur ce que je cherche1 ». Les « poèmes » trouvent naturellement leur place dans ce parcours générique. Le terme est, à dessein, aussi simple que général : Perec met ici en liste des noms de genres hétéroclites, rassemblés par la seule diffusion de leur usage. Le choix de la poésie demeure cependant problématique, dans la mesure où il implique une réflexion formelle spécifique, autour de la notion de contrainte. Perec affirme ainsi à Jean-Marie Le Sidaner, à propos du Compendium de La Vie mode d’emploi : « Je n’envisage pas pour l’instant d’écrire de poésie autrement qu’en m’imposant de telles contraintes […]. L’intense difficulté que pose ce genre de production et la patience qu’il faut pour parvenir à aligner, par exemple, onze “vers” de onze lettres chacun ne me semblent rien comparées à la terreur que serait pour moi d’écrire “de la poésie” librement2 ». Les propos de Perec appellent au moins deux remarques, de statuts très différents, impliquant chacune une question. On notera d’abord que la prose non réglée ne suscite visiblement pas la « terreur » attachée à la poésie « libre » : en témoignent, d’ailleurs, les trois premiers livres publiés par Perec, Les Choses, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? et Un homme qui dort, des récits en prose qui ne relèvent pas d’une écriture à proprement parler contrainte (du moins tant qu’aucune découverte génétique n’est 1

Georges Perec, « Notes sur ce que je cherche », op. cit., p. 11. « Entretien Perec/Jean-Marie Le Sidaner », Entretiens et Conférences, op. cit., t. II, p. 99.

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venue infirmer cette lecture). Comment rendre compte de cette dissymétrie générique ? On soulignera ensuite un point d’histoire : Perec a publié deux textes qui sont bien des poèmes non contraints, « Un poème3 » et « L’Éternité4 ». Qu’en est-il de leur écriture face à la terreur affirmée en 1979 à Le Sidaner ? LA TERREUR LYRIQUE Les propos de Perec ne peuvent être précisément compris que replacés dans la tradition lyrique telle qu’elle est reformulée par le romantisme européen : dans ce cadre, la revendication anti-classique du primat de l’expression implique nécessairement la postulation d’une affinité particulière entre poésie et subjectivité5. La « terreur d’écrire de la poésie librement » manifeste ainsi la conception spontanément lyrique que se fait Perec de l’écriture poétique6. Cette compréhension romantique – un poème « libre » ne saurait a priori relever que d’un lyrisme subjectif – quelque peu décalée par rapport à la production poétique contrainte de l’auteur, va en fait de pair avec l’importance centrale du « pôle autobiographique » dans son œuvre. L’entretien avec Le Sidaner le signale sans ambiguïté, dans la mesure où l’exemple (emprunté à Alphabets) de réglages numériques fondés sur le onze place au cœur de la démarche poétique de Perec le nombre métonyme de la disparition de sa mère, déportée le 11 février 1943. Or, la notion d’identité personnelle est constamment problématique dans l’œuvre perecquien : en témoigne, notamment, l’abondance des jeux sur les noms propres7. La contrainte offrira, dès lors, la médiation formelle – la « grille », disait le Perec lukacsien du début des années 3

Dans La Clôture et autres poèmes, op. cit., p. 85. Orange Export LTD, 1981 ; republié dans Emmanuel Hocquard, Tout le monde se ressemble. Une anthologie de poésie contemporaine, P.O.L, 1995, p. 113-119. 5 Sur ces questions, voir Gustavo Guerrero, Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre, Seuil, 2000. 6 Cette terreur langagière n’est pas étrangère à la « terreur » antirhétorique décrite par Jean Paulhan ; sur cette question, voir Laurent Jenny, Je suis la révolution. Histoire d’une métaphore (1830-1975), Belin, 2008, p. 137-155, ainsi que Éric Trudel, La Terreur à l’œuvre. Théorie, poétique et éthique chez Jean Paulhan, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2007. 7 Voir chapitre I. 4

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soixante8 – autorisant, en la rendant oblique, la formulation d’un discours subjectif, voire précisément autobiographique. La « terreur lyrique » manifeste, en somme, le refus virulent opposé par l’écrivain Perec à ce qui pourrait être l’énonciation directe, immédiate, d’un discours subjectif. POESIE ET SUBJECTIVITE Or, « Un poème » et « L’Éternité » ont visiblement surmonté cette « terreur » – de manières, du reste, très différentes. « Un poème », représentatif en cela de l’œuvre entier de son auteur, « encrypte » la subjectivité9. Comme l’a montré Jacques-Denis Bertharion10, les allusions intertextuelles – à W ou le Souvenir d’enfance pour « la petite automobile rouge », à « Prise d’écriture » pour « le noir » et « la nuit » – y disent obliquement la perte et le manque de la mère : Est-ce que j’essayais d’entourer ton poignet avec mes doigts ? Aujourd’hui la pluie strie l’asphalte Je n’ai pas d’autres paysages dans ma tête Je ne peux pas penser aux tiens, à ceux que tu as traversés dans le noir et dans la nuit Ni à la petite automobile rouge dans laquelle j’éclatais de rire […]

On comprend que le texte puisse, par ailleurs, adopter un dispositif énonciatif explicitement lyrique, fondé sur la présence de déictiques personnels (je, tu) et temporels (aujourd’hui) : la ruse intertextuelle, en dissimulant la topique lyrique (le discours du sujet), permet à sa forme énonciative de se manifester avec évidence. Le détour allusif sauve le poème de la « terreur ». 8

Voir chapitre VIII. Il faudrait commenter précisément ce titre générique, qui nous reconduit pour une part à la référence romantique : comme si le poème « libre » exemplifiait d’abord l’essence du poétique. 10 « Quelle petite voiture rouge au fond de la mémoire ? », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, 1998. 9

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Dans « L’Éternité », en revanche, si le pronom moi est présent une fois, Perec préfère visiblement les formes de l’impersonnel (il y a) et de l’indéfini (on)11 : Venue de l’imperceptible convexité de l’œil – ce par quoi on sait que la terre est ronde – l’éternité est circulaire mais plate le coussin est (montagne) érosion le tapis pénéplaine il n’y a plus de déchirure dans l’espace ni dans moi : le monde avant qu’il ne se plisse, une ondulation d’herbes entre l’est et l’ouest une ligne imaginaire va parcourir ce balancement oblique on sait que les eaux s’y partageraient s’il y avait de l’eau mais il y a seulement cette soif de pliure des silhouettes se superposent le long de cette arête fictive immobiles dans leur mouvement chaque instant est persistance et mémoire l’horizon dans son absence est une hésitation émoussée la préfiguration tremblante 11

Ceci ne signifie pas que l’encryptage autobiographique y soit totalement absent : Bernard Magné fait remarquer qu’une chronologie symbolique relie les deux poèmes non contraints de Perec : au voyage vers les camps évoqué par la deuxième strophe d’ « Un poème » succède, dans « L’Éternité », l’arrivée, avec la mise en enclos dans un « corral / où se tapit la catastrophe ».

EPILOGUE

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du corral où se tapit la catastrophe

Les analyses de Benveniste sont ici précieuses : si la temporalité, loin d’être « un cadre inné de la pensée », « est produite en réalité dans et par l’énonciation » – « De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps » – si, en d’autres termes, l’énonciation d’un je « est proprement la source du temps12 », on comprend que le lecteur de « L’Éternité » se trouve confronté à une subjectivité suspendue dans un présent immobile, en-deçà de toute temporalité : « l’éternité est circulaire / mais plate ». L’ultime poème publié par Perec énonce, en effet, le discours d’une suspension temporelle infinie – « des silhouettes se superposent // le long de cette arête fictive / immobiles dans leur mouvement // chaque instant est persistance et mémoire » – qui implique un monde d’avant l’histoire. À l’épiphanie anté-géologique du « monde avant qu’il ne se plisse » s’oppose ainsi la temporalité progressive installée par l’écriture d’ « Un poème » : « L’ordre immobile des jours trace un chemin strict / c’est aussi simple qu’une prune au fond d’un compotier / ou que la progression du lierre le long de mon mur ». Loin d’une Genèse transcendante (« on sait que les eaux / s’y partageraient s’il y avait / de l’eau »), le temps n’est ici présent que par la « préfiguration tremblante » de son apparition « catastroph[ique] ». Le corral, dans son altérité linguistique – typographiquement signalée par l’italique – inscrit alors visuellement la survenue d’une différence absolue : l’avènement temporel d’un ordre du monde, dont la continuité serait désormais organisée par des marques distinguant les époques et les espaces. Par cet enclos qui signifie la fin du temps sauvage et zénonien du « mouvement immobile », se trouve désignée l’entrée dans l’histoire. « L’Éternité » participe ainsi de l’ascèse temporelle dont témoigne dans son ensemble l’œuvre de Perec : de l’absence totale d’évidence de la continuité chronologique énoncée par W à la genèse « suspendue » de Je me souviens, le mouvement de l’écriture semble, en effet, commandé par la quête incertaine d’une sortie de l’écoulement temporel, exactement formulée par la phrase des Revenentes placée en 12

Émile Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation » (1970), Problèmes de linguistique générale, t. II, Gallimard, coll. « Tel », 1991, p. 83.

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épigraphe du dernier chapitre de La Vie mode d’emploi : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ». De cette improbable conjonction, « L’Éternité », en associant le « balancement oblique » d’une « ondulation d’herbes » à la suspension du temps, demeure la figuration sans doute la plus aboutie13. Ce faisant, l’ultime poème de Perec propose un renoncement au lyrisme qui prend la forme d’un fragile évitement : en situant son propos dans un avant du temps, il exclut la position d’un « je-origine » (Käte Hamburger) tout en étant animé par l’attente « tremblante » (« cette soif de pliure ») de son surgissement. L’expérience de la « terreur » poétique conduit ici à l’effacement de la subjectivité, qui ne subsiste plus que comme la source d’un espace prélyrique, où la « déchirure » de l’identité n’est pas encore advenue. Perec, confronté à la « terreur » qu’il décrit à Le Sidaner, n’en a pas moins mené à bien l’écriture de deux poèmes non contraints. C’est dire, d’abord, à quel point le lyrisme demeure central dans sa pratique poétique. C’est dire aussi que la « terreur » subjective apparaît alors comme un principe poétique structurant, qui donne forme, selon deux modalités distinctes, à ce qu’on pourrait appeler l’abstraction lyrique du poète Perec – forme esthétique singulière d’un désespoir à la fois lucide et pudique. L’immobilité (précaire) de « L’Éternité » aimante ainsi l’écriture perecquienne – comme un horizon destiné à demeurer inaccessible : sa réalisation esquissée suspend, d’ailleurs, les modes usuels de l’écriture (la contrainte, le récit). « L’Éternité » marquerait donc la fin, au double sens du mot, de l’écriture perecquienne – en la repliant en même temps sur l’histoire de la littérature, puisque l’ultime poème de Perec reprend le titre, et le thème, d’un poème de Rimbaud. Dans les deux textes, l’improbable rencontre de l’éternité correspond, du reste, à une même extinction de la subjectivité, et donne lieu, très exactement, à un échange similaire du temps contre l’espace. Au-delà de la tendance cognitivo-linguistique qui conduit les langues naturelles à penser et à

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D’un point de vue générique, on assiste donc à une relève du narratif par le lyrisme (poétique) ; selon Ricoeur, en effet, à la différence des « limites du récit face au mystère du temps », le chant lyrique dirait cette « profonde énigme » de façon plus « fondamentale » (Paul Ricoeur, Temps et Récit, t. III : Le Temps raconté, Seuil, coll. « Points », 1991, p. 485, 487 et 488).

EPILOGUE

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dire la temporalité avec des métaphores spatiales14, « L’Éternité » (de Perec) ne renonce, en somme, aux contraintes qu’à retrouver le fil de l’histoire littéraire, dessinant ainsi, par son énonciation même, une boucle historique qui constitue une suspension temporelle probablement plus assurée que l’évocation d’une plaine désolée où « se tapit la catastrophe » – bien loin, en tout cas, de la géographie heureuse sur laquelle s’ouvre et se clôt le poème homonyme de Rimbaud : Elle est retrouvée. Quoi ? — L’Éternité. C’est la mer allée Avec le soleil15.

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Sur ce point, voir George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduction de Michel de Fornel, Minuit, 1985. 15 Arthur Rimbaud, « L’Éternité » (1872), Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 79.

Bibliographie 1. NOTE Figurent ci-dessous les références des articles qui ont constitué le point de départ (souvent assez éloigné de la version que l’on vient de lire) des différents chapitres de ce livre : « Je me souviens : la rhétorique perecquienne des noms propres », Le Cabinet d’amateur, n° 7-8, 1998. « Parenthèses perecquiennes », Champs du signe, Toulouse, n° 1314, 2002. « L’ordre des signes : Fixation de la référence et incipit romanesque dans La Vie mode d’emploi », Semen, Besançon, n° 19, 2005. « Le romanesque de la contrainte », dans Jan Baetens et Bernardo Schiavetta éd., Le Goût de la forme en littérature, actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Noésis, 2004. « Épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d’amateur », Agora, Cluj-Napoca (Roumanie), n° 4, 2002. « Perec : une poétique de la photographie », Littérature, n° 129, 2003. « Le cinéma invisible de Georges Perec », Cahiers Georges Perec, n° 9, 2006. « Le roman de la théorie », dans Éric Beaumatin et Mireille Ribière éd., De Perec etc., derechef. Textes, lettres, règles & sens. Mélanges offerts à Bernard Magné, Nantes, Joseph K., 2005. « De la littérature considérée comme un des beaux-arts (l’œuvre de Perec et l’art contemporain) », Cahiers Georges Perec, n° 10, 2010. « Perec, poète lyrique », Poésie 2002, n° 94, 2002.

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LAKOFF (George) et JOHNSON (Mark), Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduction de Michel de Fornel, Minuit, 1985. MARTIN (Robert), Langage et Croyance. Les « Univers de croyance » dans la théorie sémantique, Bruxelles, Mardaga, 1987. PEIRCE (Charles S.), Écrits sur le signe, Seuil, 1978. SAUSSURE (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, Payot, 1972. SEARLE (John), Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage, traduction de Hélène Pauchard, Hermann, 1972. STAROBINSKI (Jean), Les Mots sous les mots. Les Anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, 1971. WEINRICH (Harald), Le Temps, Seuil, 1973. BENVENISTE (Émile), « L’appareil formel de l’énonciation », Problèmes de linguistique générale, t. II, Gallimard, coll. « Tel », 1991. BORDAS (Éric), « Un stylème dix-neuviémiste. Le déterminant discontinu un de ces… qui », L’Information grammaticale, n° 90, 2001. FLAUX (Nelly), « L’antonomase du nom propre ou la mémoire du référent », Langue française, n° 92, 1991. GARY-PRIEUR (Marie-Noëlle) et LEONARD (Martine), « Le démonstratif dans les textes et dans la langue », Langue française, n° 120, 1998. JONASSON (Kerstin), « Les noms propres métaphoriques : Construction et interprétation », Langue française, n° 92, 1991. JONASSON (Kerstin), « La référence des noms propres relève-t-elle de la deixis ? », dans Mary-Annick Morel et Laurent Danon-Boileau éd., La Deixis, P.U.F., 1992. KLEIBER (Georges), « Anaphore-deixis : Où en sommes-nous ? », L’Information grammaticale, n° 51, 1991. KLEIBER (Georges), « Faut-il dire adieu à la phrase ? », L’Information grammaticale, n° 98, 2003. MOLINO (Jean), « Le nom propre dans la langue », Langages, n° 66, 1982. PARIENTE (Jean-Claude), « Le nom propre et la prédication dans les langues naturelles », Langages, n° 66, 1982. PHILIPPE (Gilles), « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction : l’exemple des ouvertures de roman », Langue française, n° 120, 1998.

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Table des matières INTRODUCTION

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1. LA LANGUE ET L’EXPERIENCE DU TEMPS — Chap. I. Je me souviens : la rhétorique perecquienne des noms propres — Chap. II. Parenthèses perecquiennes — Chap. III. L’ordre des signes : fixation de la référence et incipit romanesque dans La Vie mode d’emploi

15 43 63

2. TEMPS ET RECIT : LE ROMANESQUE — Chap. IV. Le romanesque de la contrainte (La Vie mode d’emploi) — Chap. V. Épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d’amateur

75 93

3. LE TEMPS DES IMAGES — Chap. VI. L’écriture photographique de Georges Perec — Chap. VII. Le cinéma invisible de Georges Perec

111 143

4. MEMOIRES LITTERAIRES — Chap. VIII. Le roman de la théorie — Chap. IX. De la littérature considérée comme un des beaux-arts (l’œuvre de Perec et l’art contemporain)

157 169

ÉPILOGUE : « L’ÉTERNITE »

181

BIBLIOGRAPHIE

189