L’Histoire-Bataille: L’écriture de l’histoire dans l’œuvre de Georges Bataille 9782357231207, 9782900791783

Polygraphe sulfureux, animateur de revues et de groupes d’écrivains, intellectuel engagé atypique, Georges Bataille a, t

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L’Histoire-Bataille: L’écriture de l’histoire dans l’œuvre de Georges Bataille
 9782357231207, 9782900791783

Table of contents :
SOMMAIRE
Avant-propos
Bataille parmi les historiens
Histoire-Bataille ?
Bataille et l’histoire des mentalités
Projets d’histoire universelle
Groupes et revues
Documents : de l’usage érudit à l’image muette
RÉSEAUX INTELLECTUELS ET REVUES D’ART À LA FIN DES ANNÉES 1920
UNE CONTRE-HISTOIRE DE L’ART
LA « MACHINE DE GUERRE » BATAILLIENNE : USAGES DE L’ÉRUDITION
Qui la tête, qui le corps : l’affrontement Bataille-Breton
1. — DE LA LITTÉRATURE À L’ENGAGEMENT
2. — DU JANUS BICÉPHALE AU MONSTRE SANS TÊTE
3. — CONTRE-ATTAQUE : ÉCHEC D’UNE OFFENSIVE ANTI-FASCISTE
4. — DU MATÉRIALISME CONSIDÉRÉ COMME UNE RÉALITÉ LANGAGIÈRE
5. — UN ADIEU À MARX, OU L’ÉCHEC D’UNE SORTIE
6. — MINOTAURE, UN MONSTRE AVEC OU SANS TÊTE ?
7. — RIPOSTES DE BATAILLE
8. — ACÉPHALE, UN MATÉRIALISME DÉCAPITÉ
9. — CONCLUSION : D’UN IDÉALISME L’AUTRE
Histoire, histoires, récit
Le Procès dans l’histoire, l’histoire dans le Procès
ÉTAPES DE LA TRADITION HISTORIOGRAPHIQUE
LE PROCÈS DANS LE CHAMP HISTORIQUE
RÉCEPTION ET HÉRITAGE
Entre histoire et document : les annales de la vie criminelle de Gilles de Rais
L’art avant l’histoire, ou comment Bataille célèbre Lascaux
L’ILLUSION DU COMMENCEMENT
UNE « HISTOIRE TOTALE » DE L’ART
ANTHROPOGENÈSE ET HOMINISATION : UNE RÉÉCRITURE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT
LES FIGURES HYBRIDES
LA VRILLE DE LA TRANSGRESSION
Le discontinu du récit
1. — « LE LOUABLE SOUCI DE COMPOSER UN LIVRE »6 ?
2. — LE RÉCIT ET L’IMPOSSIBILITÉ DU RÉCIT
3. — LE DISCONTINU
Annexe
Présentation
Éléments pour l’écriture d’une « Histoire universelle »
Présentation des auteurs

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L’Histoire-Bataille L’écriture de l’histoire dans l’œuvre de Georges Bataille

Laurent Ferri et Christophe Gauthier (dir.)

DOI : 10.4000/books.enc.1322 Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes Année d'édition : 2006 Date de mise en ligne : 26 septembre 2018 Collection : Études et rencontres ISBN électronique : 9782357231207

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782900791783 Nombre de pages : 150 Référence électronique FERRI, Laurent (dir.) ; GAUTHIER, Christophe (dir.). L’Histoire-Bataille : L’écriture de l’histoire dans l’œuvre de Georges Bataille. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2006 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782357231207. DOI : 10.4000/books.enc.1322.

Ce document a été généré automatiquement le 3 mai 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. © Publications de l’École nationale des chartes, 2006 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Polygraphe sulfureux, animateur de revues et de groupes d’écrivains, intellectuel engagé atypique, Georges Bataille a, tout au long de son œuvre, parcouru les genres et les disciplines, touchant tant à la poésie qu’au roman ou à l’essai, abordant la pornographie et la folie comme la philosophie, l’économie et l’art. Que l’École des chartes lui consacrât une journée d’études n’allait pas de soi, tant son ancien élève peut en sembler éloigné par son œuvre foisonnante et expérimentale. La part que tiennent les sciences sociales et l’érudition dans son parcours littéraire a souvent été éludée au profit de l’érotisme et de la mystique par une certaine critique. Et ses liens avec l’histoire académique ont toujours été ambigus. L’objet de ce recueil n’est pas de redonner une légitimité à Georges Bataille par une réappropriation chartiste, mais de s’interroger sur l’« Histoire-Bataille », c’est-à-dire cette écriture relevant de l’expérimentation intellectuelle dont l’histoire constitue une dimension essentielle. Il ne s’agit pas d’une tentative pour faire apparaître l’« érudit » derrière le « penseur » et le « poète ». Plutôt d’observer, dans sa vie et son écriture, comment Bataille a fait œuvre d’historien, et comment la dimension historique de son œuvre s’articule avec son engagement esthétique et spirituel.

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SOMMAIRE Avant-propos Laurent Ferri et Christophe Gauthier

Bataille parmi les historiens Histoire-Bataille ? Laurent Ferri

Bataille et l’histoire des mentalités Yves-Marie Bercé

Projets d’histoire universelle Laurent Dubreuil

Groupes et revues Documents : de l’usage érudit à l’image muette Christophe Gauthier

RÉSEAUX INTELLECTUELS ET REVUES D’ART À LA FIN DES ANNÉES 1920 UNE CONTRE-HISTOIRE DE L’ART LA « MACHINE DE GUERRE » BATAILLIENNE : USAGES DE L’ÉRUDITION

Qui la tête, qui le corps : l’affrontement Bataille-Breton Christophe Halsberghe

1. — DE LA LITTÉRATURE À L’ENGAGEMENT 2. — DU JANUS BICÉPHALE AU MONSTRE SANS TÊTE 3. — CONTRE-ATTAQUE : ÉCHEC D’UNE OFFENSIVE ANTI-FASCISTE 4. — DU MATÉRIALISME CONSIDÉRÉ COMME UNE RÉALITÉ LANGAGIÈRE 5. — UN ADIEU À MARX, OU L’ÉCHEC D’UNE SORTIE 6. — MINOTAURE, UN MONSTRE AVEC OU SANS TÊTE ? 7. — RIPOSTES DE BATAILLE 8. — ACÉPHALE, UN MATÉRIALISME DÉCAPITÉ 9. — CONCLUSION : D’UN IDÉALISME L’AUTRE

Histoire, histoires, récit Le Procès dans l’histoire, l’histoire dans le Procès Pierre Savy

ÉTAPES DE LA TRADITION HISTORIOGRAPHIQUE LE PROCÈS DANS LE CHAMP HISTORIQUE RÉCEPTION ET HÉRITAGE

Entre histoire et document : les annales de la vie criminelle de Gilles de Rais Olivier Guyotjeannin

3

L’art avant l’histoire, ou comment Bataille célèbre Lascaux Jean-Claude Monod

L’ILLUSION DU COMMENCEMENT UNE « HISTOIRE TOTALE » DE L’ART ANTHROPOGENÈSE ET HOMINISATION : UNE RÉÉCRITURE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LES FIGURES HYBRIDES LA VRILLE DE LA TRANSGRESSION

Le discontinu du récit Dominique Rabaté

1. — « LE LOUABLE SOUCI DE COMPOSER UN LIVRE » ? 2. — LE RÉCIT ET L’IMPOSSIBILITÉ DU RÉCIT 3. — LE DISCONTINU

Annexe Présentation Laurent Ferri

Éléments pour l’écriture d’une « Histoire universelle » Georges Bataille

Présentation des auteurs

4

Avant-propos Laurent Ferri et Christophe Gauthier

1

Ce volume est constitué des actes d’une journée d’étude intitulée « L’Histoire-Bataille » qui s’est déroulée à l’École nationale des chartes, le 7 décembre 2002, à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Georges Bataille.

2

Les organisateurs tiennent à remercier M. Yves-Marie Bercé et Mme Anita GuerreauJalabert, directeurs successifs de l’École, ainsi que M. Jérôme Belmon, secrétaire général, Mme Sylvie Fayet, responsable des publications, Mme Arlette Claverie, attachée principale d’administration, Mme Marie-Noëlle de Bonneville, secrétaire de la directrice et M. Biaise Royer : à des titres divers, ils ont permis le bon déroulement du colloque, puis l’édition des actes.

3

Merci également à Mme Françoise Vielliard, professeur de philologie à l’École des chartes, qui a bien voulu tenir le rôle de modératrice tout au long de la journée.

4

A la Bibliothèque nationale de France, Mmes Annie Angrémy, conservateur général, et Marie-Odile Germain, conservateur en chef, nous ont permis d’accéder aux manuscrits relatifs à l’histoire universelle au sein du fonds Georges Bataille, généreusement ouvert à la recherche par sa fille, Mme Julie Bataille.

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Que grâces soient enfin rendues à deux orateurs absents de cette publication, mais qui nous avaient honorés d’une contribution orale : M. Jacques Chiffoleau, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et grand connaisseur du « cas » Gilles de Rais, et M. Jacques Derrida, dont l’oeuvre éminente a dialogué à distance respectueuse avec celle de Georges Bataille depuis L’Ecriture et la différence (1967). Nous lui dédions ce livre.

5

AUTEURS LAURENT FERRI Conservateur du patrimoine aux Archives nationales. CHRISTOPHE GAUTHIER Conservateur à la Cinémathèque de Toulouse.

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Bataille parmi les historiens

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Histoire-Bataille ? Laurent Ferri

1

Organiser une telle journée d’études, qui plus est à l’École nationale des chartes, n'allait pas de soi. C’était aller au-devant de préjugés tenaces, à commencer par les préjugés concernant Bataille.

2

D’un côté, la réputation de cet auteur « sulfureux » entre pornographie névrotique et surfascisme fait fuir ou du moins ricaner : nous l’avons assez expérimenté lors de nos études, quand un certain nombre de nos condisciples, futurs historiens patentés, ne voulaient pas se souvenir que Bataille avait été un élève, puis un penseur et même un conservateur plus brillant qu’eux1. Pourtant, la vénérable Bibliothèque de l’École des chartes, tout en déplorant son « goût trop prononcé pour les outrances verbales », avait salué en lui, dès 1964, « un grand serviteur des Lettres »2

3

A rebours de cette attitude frileuse, une certaine critique a insisté sur le caractère « coextensif » de l’écriture et de l’érotisme. Elle se concentre alors sur des expériences extrêmes et tributaires d’un contexte de mystique religieuse assez daté 3, ce qui l’amène à négliger certains pans de la réflexion et de l’écriture de Bataille relevant de l’ expérimentation intellectuelle ou du « gai savoir »4. « L’érudit » est fréquemment opposé au « penseur »5. Les écrits anthropologiques et sociologiques ainsi que les essais sur l’art se voient ainsi congédiés sans autre forme de procès, dans un livre récent6.

4

Or Bataille ne se réduit pas au pathos transgressif des récits. Ces aspects, nous ne l’ignorons pas, ont leur sens, leur force et leur beauté convulsive. Ils ont malheureusement engendré nombre de poncifs7. Au pire, le bataillien se réduit à l’orgie sexuelle et à l’obsession scatologique8. Comme le faisait remarquer avec ironie et tristesse André Masson, « l’érotisme pour Georges Bataille n’était pas une “spécialité”. On a voulu, cependant, l’y enfermer »9. Il n’est pas non plus réductible à certains énoncés radicaux, qui le situerait forcément dans la solitude irréductible d’un « ailleurs ».

5

C’est pourquoi, loin de toute volonté corporatiste de ré-appropriation, de toute velléité, dérisoire au demeurant, de nier les différents et les incompréhensions l’ayant opposé aux milieux scientifiques10 pour mieux réhabiliter un Georges Bataille enfin « présentable » auquel nous ferions passer « la redingote historique »11, il paraît pour le moins légitime de s’interroger sur « l’Histoire-Bataille ».

8

6

Ce titre peut faire canular. Laissons de côté la question de savoir si la rigueur (qui caractérisait Bataille12) n’est pas indispensable au canular, et si ce dernier est incompatible avec le sérieux des intentions. Au vrai, le canular, s’il est loin d’épuiser la signification métaphysique du rire, fait partie de l’univers de Bataille, n’en déplaise aux partisans de l’esprit de sérieux13. Certes, il ne fut pas un chercheur conventionnel. En dépit de sa formation, sa démarche n’a pas grand-chose à voir avec l’histoire-bataille, entendons l’histoire dite positiviste ou (curieusement) « historisante » des grands événements politiques, diplomatiques et militaires. Cette histoire, dit-on, se réduit à la chronologie et au rappel d’un contexte documenté par les seuls écrits volontaires et déchiffrables. Bataille la connaissait, et je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il l’ait méprisée à l’instar de tout discours de maîtrise. D’une certaine manière même il l’acceptait, comme la conséquence d’un fonctionnement « objectif » de nos sociétés occidentales modernes. Par exemple, dans L’histoire de l’érotisme commencée en 1953, il explique que ce dernier est « en marge de l’histoire proprement dite militaire ou politique » ; mais c’est pour ajouter que « si l’histoire à la fin s’achevait, même touchait à son achèvement [je traduis : si le travail d’une part, les luttes politiques ou territoriales d’autre part cessaient d’absorber l’essentiel des énergies humaines], alors l’érotisme ne serait plus en marge de l’histoire ». Cependant, Georges Bataille a devancé la réalisation de la prophétie hégélienne (version Kojève) d’une fin de l’Histoire, renforcée par la perspective d’un « désastre éventuel » après Hiroshima14 : dans différentes notes relatives à son parfois nébuleux, passionnant et impossible15 projet d’écriture d’une histoire universelle, pour laquelle il avait imaginé différents plans épars, reproduits en annexe de ces actes, il ne parle pas pour rien « d’histoire révélée », de révélation — c’est-à-dire d’apocalypse.

7

Bataille lève le voile sur le monde, donc sur lui-même. Il ne fait pas de doute, en effet que l’histoire est chez lui une dimension essentielle, non pas extérieure, non pas développée à distance raisonnable ou « scientifique », de la vie et de l’écriture, même si cette dernière a pu lui sembler transcender le « contexte » (qui n’est pas la même chose que « le sens de l’histoire »16)... Sinon, il n’aurait pas écrit dans le dernier numéro d'Acéphale (en 1939) : « Je suis moi-même la guerre/Je suis la proie et la mâchoire », en écho à l'heautontimoroumenos baudelairien. De manière générale, il pensait ne pouvoir écrire qu’à partir d’un vécu d’une manière ou d’une autre 17, en quoi il rompait évidemment avec la mise à distance scientifique et érudite recommandée aux écoliers. Pas de contresens, donc, dans le choix du titre du colloque. Restait, à partir d’intuitions, à formuler quelques questions : en quoi Bataille peut-il (ou non) être considéré comme un historien ? Ses récits ou essais excluent-ils l’érudition et le souci de vérité, impliquent-ils en outre un engagement dans l’Histoire en train de se (dé)faire ?

8

Il est permis d’énoncer : rien de ce qui est humain et même de ce qui est inhumain ne lui fut étranger. Le sommaire de ses œuvres complètes chez Gallimard, en douze volumes, est de ce point de vue impressionnant d’éclectisme. S’il est vrai que, pour Bataille, c’est le mouvement ou la perspective historiques qui donnent sens à l’ensemble des phénomènes extérieurs et des débats intérieurs18, rien ne dit que c’est l’historien qui connaisse et restitue le mieux ce mouvement et cette perspective. A vrai dire, l’œuvre transgresse et transforme systématiquement les champs traditionnels du savoir19, et refuse la spécialisation — ce qui entre nous explique aussi les refus et les rejets d’une certaine critique elle-même excessivement spécialisée20. Ainsi, La Part maudite tient à la fois de l'histoire culturelle, de la sociologie, de l’anthropologie et de la géopolitique.

9

9

Bataille étendit sa curiosité au point de théoriser une hétérologie, connaissance de ce qui est étranger à la connaissance, comme les pratiques corporelles, sexuelles, funéraires, psychologiques qualifiées de bizarres, incompréhensibles, dérangeantes parce qu’elles dégagent une aura sacrée au sens donnée à ce mot par Benjamin : « la force pure de ce qui surgit ».

10

Il est vrai, cependant, que certains livres de commande, peut-être plus classiques ( ?) ressortissent d’un champ mieux identifié, par exemple « l'histoire de l’art », en dépit des réserves précoces de Bataille vis-à-vis des pièges tendus à cette discipline (biographisme, formalisme, sanctification exagérée des « documents » appelés œuvres d’art). Il est probable qu’en ce domaine il n’ait pas eu le temps de donner son plein de visions et d’intuitions21.

11

En outre, on peut se demander si l’œuvre de Bataille ne remplit pas le programme de Jules Michelet : faire une « histoire totale », pétrie de sa mythologie personnelle et de son obstination méthodologique, tout en acceptant de se laisser déborder par l’irrationnel22. On pense aussi, malgré de fortes différences, aux Annales : il est probable qu’il approuva, au départ, les critiques de la jeune école contre l’histoire positiviste. Comme Lucien Febvre, qui appelait de ses vœux « une histoire de la méchanceté, de F amour, de la mort », Bataille utilise abondamment les documents non écrits et « involontaires » (d’où l’importance de la numismatique, de l’iconographie de tous les jours), et les apports méthodologiques et factuels des disciplines voisines comme l’anthropo-sociologie (Mauss, Lévi-Strauss) et bien sûr la psychanalyse (Freud). Toutefois, les Annales triomphantes rencontrèrent chez lui des réticences. Braudel voyait dans l’histoire-géographie l’hyperdiscipline englobante23. Rien n’est moins sûr concernant Bataille, « historien » pour le moins paradoxal, puisqu’il est successivement le cofondateur d’un Collège de sociologie (1937) se donnant comme objet la « sociologie sacrée »24, le penseur d’une économie généralisée (La Part maudite, éditée en 1949, est sous-titrée Traité d'économie générale), ou encore l’auteur d’une Somme athéologique sous prétexte de proposer « une philosophie du non-savoir ». Quant aux revues, elles ne sont pas a priori historiques : Acéphale est soustitrée Religion, sociologie, philosophie, Genèse fut définie par Queneau comme une « revue d’ érotisme et de sexologie »25.

12

Mieux vaut par conséquent, s’en tenir à un énoncé prudent : Bataille est susceptible d’être lu comme un historien, même s’il est d’une espèce bizarre. Cette bizarrerie implique-telle un renoncement, un reniement ou une mise entre parenthèses de son goût premier pour l’érudition ? Les rapports de Bataille avec cette manie fructueuse relèvent en premier lieu de pratiques de sociabilité intellectuelle : c’est par des confrères de la Bibliothèque nationale qu’il a connu Michel Leiris26 et pour partie Maurice Blanchot ; par la filière chartiste, il a rencontré l’ethnologue Métraux ou le numismate Babelon.

13

Des réflexes d’historien (de chartiste ?) ont chez lui perduré, comme l’attachement à la profondeur historique des événements. Concernant ce dernier point, je rappelle qu’en opposition à la ligne des Temps modernes, revue sartrienne d’actualité créée en 1945, Bataille a fondé en 1946 Critique sur le modèle avoué 27 du Journal des savants du XVII e siècle.

14

A l’occasion enfin, Bataille a fait le choix de sujets où l’érudition était requise : ainsi, le procès de Gilles de Rais co-édité et commenté avec l’ami Klossowski. Il prenait alors indéniablement le risque d’aller au-devant de son propre procès, non seulement pour affinités monstrueuses, mais aussi pour manque de sérieux scientifique. Entre juridisme

10

positiviste et fantasmes individuels ou collectifs, Bataille ne réécrit-il pas l’histoire, ne nous raconterait-t-il pas des histoires ? Vieille peur d’être dupes du génie incongru... 15

La vraie duperie n’émane-t-elle pas des idolâtres du spontanéisme subjectif, faisant du passé table rase ? Les expériences critiques et épistémologiques, la subversion, le saut du connu (« ce que nous croyons connaître ») dans l’inconnu, n’excluent pas systématiquement l’érudition et les emprunts à la tradition, même si parfois, le désir de produire une démonstration, d’affirmer des généralités peut entrer en contradiction avec eux28. De fait, nos grands modernes furent souvent des érudits, voire « des archivistes » (Jean-Michel Leniaud) : Duchamp, Picasso, Le Corbusier, Breton, Warhol, etc. Évidemment, cette érudition n’est absolument pas une polymathie gratuite. Elle n’enferme pas non plus le créateur, le savant dans une tour d’ivoire, d’où une troisième question : quel est le rapport entre la démarche historienne de Bataille et son engagement (ou son désengagement) historique(s) ?

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Bataille oscilla, comme intellectuel, entre l’engagement (principalement entre 1932 et 1939) et le désengagement, l’apathie voire la fascination pour le sacrifice, ce qui lui fut reproché, sous l’Occupation et même au moment de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 195829. Dès cet instant, les interrogations ne manquent pas d’affluer : j’en retiens trois.

17

Sont-ce les livres d’histoire qui nous aident le mieux à comprendre l’Histoire ? La réaction de Bataille voulant comprendre la vérité du fascisme est significative. Après janvier 1933, il emprunte à la Bibliothèque nationale30 des ouvrages d’historiens du temps présent (les travaux du germaniste Vermeil, les souvenirs du comte Sforza, L’Histoire de l’armée allemande de Benoist-Méchin). Mais aussi les travaux sur les fourmis et les termites de Verhaeren, et des essais de psychanalyse : sa conférence publiée dans la revue marxiste Critique sociale s’intitule d’ailleurs « La structure psychologique du fascisme » et constitue, bien avant les analyses de Wilhelm Reich, une application du freudisme à l’analyse politique31.

18

Une deuxième question est celle de l’autonomie de la vie intellectuelle. Avec sa remarquable acuité de jugement, Julien Gracq a noté que la révolution lui avait toujours semblé tenir lieu, pour les Surréalistes, « d’ersatz pour les jours sans, pour les jours ouvrables, et il demeura toujours parfaitement clair qu’elle ne serait jamais admise à empiéter sur les vrais dimanches de la vie »32. Quand les échanges d’idées, quand la quête irréductible de la vérité de l’homme, refusent la dictature des jours, doit-on railler, avec Sartre, ennemi juré de Bataille33, les « assis de bibliothèque » ?

19

Enfin, comment définir ce que pèsent nos sentiments, désirs, névroses et autres hallucinations dans nos engagements ? Ce sont eux qui filtrent, conditionnent et parfois anticipent nos perceptions historiques au jour le jour. Seul peut-être Klaus Mann, dans son Journal, est parvenu autant que Bataille à nous rendre tangible ce phénomène. Il n’est pas question de réduire, par exemple, Le Bleu du ciel à « un drame politique... pressé par l’histoire »34, mais son charme ne s’évapore pas si l’on pressent, avec Denis Hollier, combien « la simultanéité des motifs politiques et des motifs érotiques est remarquable. Sans jamais se confondre, ils s’accompagnent, se doublent, se font écho ». Ainsi, « la sexualité de Troppmann, constamment acculée à la mort, est à bien des égards une allégorie pour l’énergie révolutionnaire qui est, elle aussi, acculée à la mort depuis 1933 » 35 . L’histoire n’est pas qu’une toile de fond, un décor : les personnages doivent faire avec. Pis : en de certains moments, comme dans l’amour, affrontement des nations et affrontement des sexes sont impossibles à démêler : les rituels (stratégies d’approche et

11

d’éloignement, peintures de guerre...), et l’essence du jeu (possession/perte de soi en l’autre, coïncidence de la volupté et du dégoût) ne se superposent-ils pas ? Dorothea, détendue, se peigna. Elle mit du rouge à lèvres. Elle me dit : Je suis mieux... Qu’as-tu demandé au médecin ? Pourquoi une guerre civile ? Entre les Catalans et les Espagnols. Il y a une grève générale et peut-être il va y avoir une guerre civile. Une guerre civile ? L’idée d’une guerre civile la déconcertait36. 20

Sur les étals des libraires, des milliers de livres qui tentent d’apporter des réponses ; ceux de Bataille n’ont pas fini de faire question.

NOTES 1. Il n’est pas incongru de rappeler ici les étapes de la vie de chartiste de Georges Bataille (1897-1962) : admis à l’École des chartes (novembre 1918), archiviste paléographe après une thèse sur L’Ordre de chevalerie, conte en vers du XIIIe siècle, avec introduction et notes (février 1922), chargé de mission scientifique à l’École des hautes études hispaniques (jusqu’en juin 1922), bibliothécaire stagiaire à la Bibliothèque nationale (juin 1922), conservateur au département des Médailles (juillet 1924), muté au département des Imprimés (janvier 1930), en disponibilité pour raisons médicales (avril 1942), conservateur en chef de la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras (mai 1949), de la Bibliothèque municipale d’Orléans (juin 1951), chevalier de la Légion d’honneur (février 1956), muté sur sa demande à la Bibliothèque nationale (février 1962, mutation non effective du fait de son décès). 2. André Masson, Bibliothèque de l’École des chartes, 1964, p. 380. Il ne s’agit pas du peintre surréaliste et illustrateur de Bataille cité plus bas, mais d’un homonyme, camarade de promotion de Bataille aux Chartes, devenu conservateur de la Bibliothèque de Bordeaux puis des bibliothèques et archives de l’Indochine. 3. Julien Gracq a vu juste en notant combien « l’œuvre de Bataille renvoie au paysage spirituel du christianisme — [à] son climat affectif surtout — aussi fidèlement que la médaille au creux du moule » (J.

GRACQ,

En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 212). En dépit de sa vocation

monastique de jeunesse et de son aspect ecclésiastique (assez répandu dans sa génération, voir la NRF), Bataille n’a en réalité jamais fréquenté le séminaire. Mais il est plus que probable que son imagination fut à jamais marquée, entre 1915 et 1922, par le mélange détonnant de rigorisme et d’attrait pour l’abaissement propre à la « folie de la Croix », très caractéristique de l’époque : citons Marie Alacoque (béatifiée en 1864, canonisée en 1920), Mme Guyon (réhabilitée), sans oublier sœur Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face (béatifiée en 1923, canonisée en 1925), dont pouvait le rapprocher la figure d’un père « martyr » totalement handicapé, et la quasidéréliction au bord de l’abîme (où lui-même basculera). Après 1922, l’influence de Nietzsche (méprisant l’Église catholique, cette « maison de fous », mais pris au piège de sa propre folie) l’emportera. Cependant, Bataille restera hanté, et fera pour le moins figure, pour citer Bloy, de « catholique à rebours », au grand dam des orthodoxes. Ainsi, Gabriel Marcel protestera violemment contre la référence à l’ascétisme de Jean de la Croix dans L'expérience intérieure : « On ne saurait s’élever trop expressément contre le procédé qui consiste à isoler dans le témoignage des grands mystiques tels éléments qu’on croit pouvoir exploiter, indépendamment de toute

12

affirmation chrétienne, ou même contre les positions fondamentales d’un christianisme quelconque... » (G.

MARCEL,

« Le refus du salut », Homo viator, Paris, Aubier, 1944, p. 270 et

275-276). Plus détaché, Jean Wahl écrira : « Ne posons pas trop la question de savoir si un jour Bataille sera rangé parmi les grands mystiques, ou si certains mystiques auront été rangés pour une part parmi les sadomasochistes, ou si tous échappent aux classifications » (J.

WAHL,

o

« Hommage à Bataille », Critique, n 195-196, 1963, p. 778). Ces querelles nous semblent datées... à tort ? 4. J’emprunte cette expression à Georges Didi-Huberman, présentant l’expérience « œuvrée » de Bataille sous la forme d’un « gai savoir » dans son magistral ouvrage La Ressemblance informe ou le gai-savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995. 5. « Bataille quitte son habit d’érudit pour endosser celui de penseur qui ébauche les principaux thèmes autour desquels se définira son œuvre », Marina sociologie du Mexique », L’Infini,

no

GALLETI,

« Georges Bataille et la

83, 2003, p. 54.

6. « Par je ne sais quelle inconséquence, quel manque de lucidité cruel, il est arrivé à Bataille d’écrire de volumineux, d’ennuyeux ouvrages de sociologie ou d'anthropologie [...] sans parler de La Part maudite, mais ces ouvrages ne nous touchent guère... On peut se demander pourquoi Lascaux ou la naissance de l’art, sans être négligeable [sic], est la partie faible de l’œuvre de Bataille, alors que les trois grands récits érotiques en constituent la partie la plus forte » (Roger LAPORTE, A la pointe de l’extrême (Proust, Bataille, Blanchot), Paris, POL, 1997, p. 51-52). 7. Nul ne saurait reprocher à Bataille la pléthore de ses « héritiers » donnant dans le genre pornographique. 8. Je renvoie au récit piaculaire de Christine Angot, à qui l’institution passa commande d’un texte « autour et/ou à propos de Georges Bataille » parce qu’on la trouvait « hard et lui aussi » : « Un jour, un taureau s’était échappé. Nous rentrions des Salles en voiture, nous l’avons croisé. Thème bataillien, le taureau. Le lendemain j’avais écrit dessus une page.[...]. Des globes de même grandeur pendaient dans sa course, animés de mouvements contraires et simultanés. Bataillien, oh ! Un testicule blanc aurait pénétré ma chair rose et noire facilement [...] Ça faisait bien, viande, tout, bataillien », L’Infini, no 64, hiver 1998, p. 22, 25 et 27. 9. A. MASSON, « Hommage à Bataille », op. cit., p. 703. 10. Voir, par exemple, le rappel de Jean-Pierre

LE BOULER ,

« Georges Bataille et la société des

anciens textes français : deux “échecs sinistres” (1925-1926) », Revue d’histoire littéraire de la France , juillet-octobre 1991, p. 691-703. 11. Référence à une expression de Bataille : « la redingote historique », Documents, n o 7, 1929, p. 382. 12. Pour l’anecdote, ce souvenir de Raymond Barre, qui collabora à Critique au début des années 1950 : « Je me souviens d’un incident avec Georges Bataille. J’avais envoyé le texte d’un article où j’avais indiqué conformément à la tradition, quels étaient les livres dont je voulais rendre compte, mais j’avais oublié de mentionner le nom de l’éditeur, le nombre de pages, le prix etc. Le manuscrit m’a été retourné trois fois, jusqu’à ce que tout soit parfaitement indiqué. C’était l’école de la rigueur absolue » (Raymond Barre, entretien avec Jean-Michel Djian, Paris, Flammarion, 2001, p. 38). 13. Citons les photographies en gros plan d’orteil dans Documents-, certains rites de la société secrète Aréthuse, l’apparition en séminariste dans Une partie de campagne de Jean Renoir, ou encore les réunions du Collège de sociologie dans l’arrière-boutique d’une librairie catholique de la rue Gay-Lussac. Les jugements sévères de Bataille sur Henri Bergson (le rire « limité au minable comique de Bergson », Œuvres complètes (O. C.), Paris, Gallimard, tome VII, p. 562) ne doivent pas abuser : Bataille n’était pas ennemi de tout humour, mais il tire le rire du côté de l’absurde et de l’expérience libératoire d’une capacité de néantisation. Frédéric Keck a bien résumé la question (F. KECK, « Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille », Le

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Fou, le primitif, l’enfant et le mystique en France (1930-1940), journées d’étude, Villeneuve-d’Ascq, université Lille III, 11-13 mai 2001). 14. Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits (BnF-Mss), Fonds Georges Bataille, boîte 10, dossier H. Le projet d’histoire universelle est sous titré « des origines à la veille d’un éventuel désastre » (fol. 1). On trouve aussi une mention rayée : « des premiers outils à l’arme nucléaire ». Enfin, dans le plan envisagé, la cinquième partie sur six se clôt par « L’arme nucléaire et l’abandon du jeu » (fol. 5). Le lecteur ne saurait perdre de vue le contexte historique de la guerre froide. En 1947 Bataille a d’ailleurs donné à la revue américaine Politics un article sur Hiroshima. Plus tard, il a pensé illustrer la fin des Larmes d’Éros par des photographies tirées du film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour. Voir l’édition de ce texte en annexe du présent volume. 15. « Le temps ne lui fut pas laissé de le mener à bien (si tant est qu’il pût l’être. Si un tel projet n’est pas lui-même fait pour ne pas pouvoir l’être) », note finement Michel Surya ; M.

SURYA,

Georges Bataille, une liberté souveraine, Paris, Fourbis, 1997, p. 11. 16. Les éléments les plus conservateurs de la rédaction de Documents lui firent tôt le grief. Ainsi Georges d’Éspezel : « le titre de votre revue Documents est justifié qu’en ce sens qu’il donne des “documents sur votre état d’esprit” » ; cité par D.

HOLLIER,

« La valeur d’usage de l’impossible »,

préface à la réimpression de Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, vol. 1, p. XVII. 17. C’est pourquoi il a balayé d’un revers de main tel livre traitant de mystique alors qu’il était sensible que l’auteur n’en avait pas fait l’expérience : Saint Quelqu’un de Louis Pauwels (prix Concourt 1946), cf. Critique, no 2, juillet 1946, p. 117-119. Des années plus tard, consacrant au livre de son ami l’anthropologue Alfred Métraux une notice dans Les Larmes d’Éros il loue a contrario sa « description fidèle et vivante [du culte vaudou], d’autant plus vivante que l’auteur se fit initier, pour mieux le connaître » ; G.

BATAILLE,

Les Larmes d’Éros, Paris, Jean-Jacques Pauvert [1961],

réédition de 2001, p. 229. 18. « Il se peut que les hommes aperçoivent enfin clairement qu’il n’est pas de débat intérieur si profond que le seul mouvement historique des sociétés humaines ne lui donne un sens », écrit-il en conclusion d’un article intitulé « Le sens moral de la...sociologie » [c’est moi qui souligne], Critique, no 1, juin 1946, p. 47. Mais, dans une lettre à Dyonis Mascolo, il proteste contre l’énoncé selon lequel chacun vit « dans un contexte historique donné » en ces termes : « C’est faux. Une fourmi est au monde sans rien d’autre. Il n’y a pas de contexte pour une fourmi. Or en moi la fourmi compte au moins autant que l’homme, ou davantage. La fourmi est en moi plus que cet homme. Ce qui se détache en moi du contexte n’est pas réductible à “moi plus qu’une fourmi”. Ce qui se détache en moi du contexte est inhumain, il en est détaché par excès » ; G. BATAILLE, Choix de lettres, établi par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, p. 477. 19. G. DIDI-HUBERMAN, op. cit., p. 380. 20. Je fais ici référence tant aux attaques corporatistes de l’économiste François Perroux contre La Part maudite qu’à la confiscation de Bataille par certains professionnels des Lettres. 21. Voir, par exemple, une très étonnante page couverte de graffitis, belle comme un Twombly, et résumant rien moins que l’histoire de l’art de toutes les époques. En y regardant de près, on découvre des séries fécondes, qu’il s’agisse de confrontations (« Le Bain turc d’Ingres Picasso Grünewald Les demoiselles d’Avignon ») ou de connotations secrètes (« Olympia asperge [de Manet] ») ; BnF-Mss, Fonds Georges Bataille, dossier X/K. 22. La relation Michelet/Bataille demanderait un article en soi. L’étude sur Sade et le 14 juillet 1789, dans La Littérature et Le mal, offrirait alors un terrain d’étude propice. 23. L’idée ancienne de réaliser une synthèse des savoirs par l’histoire avait ressurgi au début du XXe siècle avec l’école de Henri Berr (La synthèse en histoire, 1911). Mais les sociologues de l’école Durkheim soutenaient, de leur côté, que la sociologie était bien la science sociale totalisante (Les Règles de la méthode en sociologie, 1894), allant jusqu’à expliquer que l’histoire bien comprise n’était pas autre chose qu’un secteur de la sociologie. Le maître d’œuvre de la grande Encyclopédie française fut toutefois un professeur d’histoire, Lucien Febvre.

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24. « L’objet précis de l’activité envisagée peut recevoir le nom de sociologie sacrée, en tant qu’il implique l’étude de l’existence sociale dans toutes celles de ces manifestations où se fait jour la présence active du sacré » ; G. BATAILLE, « Pour un Collège de sociologie », La Nouvelle revue française, no 298, 1938. 25. Dans son Journal, à la date du 24 mars 1958 : « G. Bataille est en très belle forme... Fonde (encore) une revue : Genèse, revue d’érotisme et de sexologie » ; R.

QUENEAU ,

Journal, Paris,

Gallimard, 1996, p. 968. 26. « C’est grâce à son collègue à la BN, Jacques Lavaud, ancien chartiste comme lui et [...] qui m’avait initié à la littérature moderne [...], que j’ai rencontré Georges Bataille », racontera Leiris ; M. LEIRIS, « Hommage... », op. cit., p. 685. 27. Dans une interview donnée au Figaro littéraire en 1947. 28. Un seul exemple : dans sa brillante étude sur Manet, Bataille écrit « C’est expressément à Manet que nous devons attribuer d’abord la naissance de cette peinture sans autre signification que l’art de peindre qu’est la peinture moderne ». Or, cette affirmation entre en contradiction non seulement avec les toiles d’histoire « engagées » (comme L’Évasion de Rochefort ou L’Exécution de Maximilien), mais également avec le rapport de Manet à la tradition. Ainsi, le Déjeuner sur l’herbe est une actualisation bourgeoise et libertaire du Concert champêtre de Titien. Quant à L’espada, cette femme tarera, elle imite exactement un emblème tout sauf gratuit du XVI e siècle (George MAUNER, Manet et les natures mortes, exposition, Paris, Galeries nationales du Grand-Palais, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001). 29. Leiris, dans son Journal, s’en prend vivement en 1941 aux « B[ataille] et autres partisans d’une mystique, poétique ou non, mais à coup sûr de tout repos ». En mai 1958, certains n’ont pas compris que Bataille juge « la guerre de rues... anachronique » (noter ce mot). 30. La liste des emprunts de Georges Bataille à la BN se trouve à la fin du volume XII des Œuvres complètes. 31. Voir l’article intitulé « Maîtres ou esclaves ? », O. C., II, p. 159-202. 32. J. GRACQ, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 253. 33. On se rappelle que dans un article ironiquement intitulé « Un nouveau mystique » (Les Temps modernes, 1947), Sartre, après avoir traité Bataille successivement de « passionnésionné », « paranoïaque » et « fou », conclut ainsi : « Le reste est affaire de la psychanalyse ». 34. « On ne lit pas Le Bleu du ciel comme un récit pressé par l’histoire, directement appelé et bousculé par elle. On n’a pas décemment cette idée de le lire comme un drame politique (un drame de la politique), parce qu’on redoute à bon droit d’en laisser filer le charme et la déraison », écrit Francis Marmande ; F.

MARMANDE,

Georges Bataille politique, Lyon, Presses

universitaires de Lyon, 1985, p. 173. 35. D. HOLLIER, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993, p. 87 et 88. 36. G. BATAILLE, Le Bleu du ciel [1935, publié en 1957], Paris, Gallimard, 1997, p. 185.

AUTEUR LAURENT FERRI Conservateur du patrimoine aux Archives nationales.

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Bataille et l’histoire des mentalités Yves-Marie Bercé

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Dans l’œuvre foisonnante et multiforme de Georges Bataille, l’histoire tient assez peu de place. Son goût, son génie ne se rangent pas dans cette perspective. On peut s’en étonner si l’on songe à la fréquentation constante des livres que suscitait sa carrière de bibliothécaire, à l’immense curiosité dont tous ses écrits portent témoignage et si l’on suppose que sa vocation originelle et sa formation de chartiste ont pu de nécessité jouer quelque rôle dans le façonnement de sa personnalité. Le but de cet examen, il faut l’avouer, demeure résolument corporatiste ; si l’on évoque Bataille dans ce lieu, c’est bien que l’on espère deviner dans une trajectoire, que l’on sait atypique, orgueilleusement solitaire, puissamment originale, des traits cachés de la tribu, des traces d’une confraternité subtile mais aussi rassurante, l’empreinte fut-elle légère des disciplines spécifiques et des modes de travail dont l’École des chartes détient, je le crois, des secrets simples et essentiels. L’enquête toutefois ne peut pas être entièrement vaine, la récolte n’est pas nulle. On découvre sans surprise que Bataille savait se comporter en savant lorsqu’il le voulait ; il s’aventurait alors dans des démarches sollicitant le savoir historique, mais son rapport à l’histoire restait toujours marginal et lointain. De ses études chartistes, il avait certes acquis les expertises érudites, mais il ne semble pas avoir jamais songé à une œuvre d’écriture directement historisante, c’est-à-dire où aurait été en jeu la reconstitution d’une époque. Bataille avait appris les méthodes des sciences auxiliaires, comme on disait, et on peut constater qu’il en conservait l’usage, comme une activité intellectuelle discrète et secondaire. Elle ne l’intéressait pas pour elle-même mais il se savait tout à fait capable de recourir à bon escient à ses pratiques lorsque la logique de son argumentation ou de son écriture littéraire venait à lui en offrir l’occasion.

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Dans ses années de jeunesse, au cours de l’Entre-deux-guerres, la précipitation des événements et des idéologies ne lui laissait pas le goût d’une étude du passé ; l’emportement de ses engagements révolutionnaires venait échouer devant les épouvantables réalités du pouvoir stalinien ; à lire sa correspondance, on devine que les fracas des actualités lui imposaient des urgences passionnées. Cette conjoncture personnelle changea avec la guerre mondiale et au-delà. Dans cette dernière phase de sa vie, deux fois, me semble-t-il, Bataille s’engagea dans des essais résolument historiques, c’est-à-dire dans des réflexions où la dimension du temps, l’inscription dans des annales

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des hommes dirigeaient son propos. Ce fut d’abord avec la fin de la Seconde guerre mondiale et la nouvelle situation de guerre froide ; c’est à ce moment, vers 1949, qu’il publia La Part maudite, essai d’histoire des morales économiques. Le second moment de préoccupation que l’on peut dire historienne vient à la fin de sa carrière lorsqu’il donnait presque en même temps L’Histoire de l’érotisme, Le Procès de Gilles de Rais et enfin Les Larmes d’Éros. Des enjeux immenses l’angoissent à ce moment précis de son existence ; des interrogations s’imposent alors à lui ; elles mettent en cause son regard sur le monde ; elles l’obligent à une introspection ; il croit nécessaire de resituer ses actes, ses pensées, sa personnalité la plus intime, la plus profonde ; elles le conduisent à des démarches qui cette fois peuvent ressembler à celles des historiens ou qui comportent à tout le moins des questions sur le passé. Il s’agit de revenir sur ses anciennes attitudes, sur ses enthousiasmes politiques des années vingt ou ses hypothèses des années trente et aussi sur l’appétit sexuel de ses jeunes années. 3

En 1949, il ne pouvait pas ne pas se remémorer la séduction qu’avaient exercés sur lui le marxisme et le thème de la révolution mondiale et en même temps son rejet irrévocable du soviétisme. L’opposition des pays communistes et de l’Occident, la supériorité militaire apparente de l’Union soviétique, l’intensité des propagandes l’incitaient à se lancer dans une ambitieuse rétrospective, une tentative d’histoire économique de l’humanité, ou plus exactement une histoire des doctrines morales et de leurs conséquences sur les annales matérielles des civilisations. Ses informations se fondaient sur les thèses de Max Weber, revisitées en 1947 par l’américain Tawney. Pour résumer grossièrement, l’Antiquité païenne ou barbare avait connu des sociétés de gaspillage cérémoniel et sacrificiel. Pendant longtemps les hommes avaient choisi de détruire des valeurs produites et marchandes, d’y renoncer et de les anéantir comme une part maudite de leurs avoirs. Ensuite, le christianisme avait instauré la vertu prodigieusement féconde du travail et de la peine. A l’époque moderne, le puritanisme des marchands protestants promouvait l’accumulation des richesses pour elles-mêmes. Au XXe siècle, le communisme allait plus loin encore dans la voie de futilité ; ni la gloire du gaspillage, ni le mérite chrétien, ni l’argent des marchands n’avaient plus de cours, le produit valait désormais pour luimême ; dans cette nouvelle et rigoureuse logique, le soviétisme, bien que régime détestable, devait nécessairement l’emporter. L’essai concluait, suivant les impressions de nombre d’Européens redécouvrant les États-Unis en ces lendemains de guerre, que, si le monde échappait à un conflit d’anéantissement, l’évolution du monde devait aller irrésistiblement vers une rencontre des systèmes. Ce thème d’une nécessaire ou inévitable convergence énoncé en 1949 pouvait paraître judicieux et novateur ; il ferait figure de lieu commun dans les années soixante-soixante-dix. La critique faite aujourd’hui de ces conclusions de 1949 serait, bien entendu, anachronique et inutile ; on peut du moins évaluer ce qui dans ces chapitres reflétait l’apport original de Bataille, c’est la notion si peu quantifiable de sacrifice, la part de mort et d’espérance qu’il savait identifier dans les annales du monde, et qu’il avait l’audace d’incorporer dans les évolutions économiques les plus matérialistes.

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Dans la décennie suivante et dans les toutes dernières années de sa vie, ce sont les logiques et les raisons de la pulsion sexuelle, de la passion amoureuse, de la folie érotique qui le hantent et dont il veut faire l’histoire. Est-ce un retour sur des épisodes juvéniles ? Au gré des rares confidences qu’il laisse passer entre les lignes, une inquiétude précoce lui fait lire et relire et citer et commenter l’œuvre de Sade. Il y revient toujours et très expressément il la hait, le terme précis de « haine de Sade » vient sous sa plume. Ne lui

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prêtons pas des démarches de précurseur ; dans ses diverses réflexions sur l’érotisme, Bataille ne fait nullement œuvre de pionnier, il n’annonce pas ce qu’on appelle aujourd’hui l’histoire des mentalités et des comportements ; ses écrits sur l’érotisme relèvent peut-être d’une anthropologie historique, mais d’une telle discipline qui serait encore dans un stade natif, pré-scientifique, indifférent aux méthodes critiques et se fiant aux seules intuitions de l’écrivain. Il faut reconnaître qu’il ne traite pas des changements des mœurs à travers les âges, des relations entre les sexes, des attitudes, gestes et conventions de l’amour, des statuts culturels et sociaux de ces pratiques. En fait, les livres qu’il consacre aux passions et à leurs pires dérives veulent deviner des étapes qui auraient été majeures, non pas totalement intemporelles mais immenses, inaperçues, indatables, scandant des cours immémoriaux de l’humanité. Immémoriaux c’est-à-dire hors de tout renvoi à des preuves, détachés de tout temps, survenus dans des laps de temps qui échappent à la connaissance classique. Incontestablement son information était étrangère à l’historiographie contemporaine ; à vrai dire, celle-ci, l’histoire telle qu’on l’écrivait dans les années soixante, était bien éloignée d’un tel propos. 5

Les références de Bataille mettaient donc en cause l’ethnographie et l’anthropologie, la sociologie et la préhistoire. Les auteurs les plus cités sont Marcel Mauss et Lévi-Strauss, pour leurs analyses de sociétés exotiques, pour l’offre d’exemples extérieurs à la cosmogonie chrétienne occidentale ; il s’appuie aussi sur Durkheim et sur Robert Hertz, qui fut un pionnier du folklore ethnographique. Dans la découverte de la préhistoire, il avait retenu l’exhumation relativement récente de Lascaux, mis à jour en 1940 et livré au public seulement au cours des années 1950. Cette révélation extraordinaire bouleversant le savoir sur les temps préhistoriques et les origines de l’humanité ne pouvait pas ne pas fasciner Bataille. Les trouvailles des fouilles lui suggéraient des énigmes qu’il ne cherchait à résoudre que par suppositions et analogies. Au gré de ces sauts de millénaires ou de siècles, les statues féminines, les phallus dessinés sur des murs de cavernes lui semblaient pouvoir être confrontés légitimement à des vases grecs ou à des photographies de rites vaudou. Ces démarches de certitudes subjectives étaient au même moment celles d’autres illustres essayistes de la même génération et proches de ses milieux et chapelles, comme Roger Caillois ou André Malraux ; on a un peu l’impression de voir s’achever en ce début des années soixante des légitimités intellectuelles qui avaient été fondées dans les années trente et atteignaient alors leur pleine maturité et peut être déjà leur obsolescence. On ne peut pas ne pas noter dans ces essais l’indifférence de Bataille envers une quelconque exhaustivité, envers même la moindre méthode de recherche. Il se remettait aux relations épistolaires, aux amitiés éditoriales pour une illustration pertinente de ses propos, pour traquer les images convenables de son enfer livresque ; son attitude était celle d’un collectionneur beaucoup plus que celle d’un érudit. Ainsi de très vastes époques entrent à peine dans ces chapitres ou n’y apparaissent que par une iconographie très ponctuelle ; Albrecht Dürer, Lucas Cranach, Hans Baldung Grien, et Antoine Caron sont présents pour trois siècles d’âge moderne.

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En constatant ces lacunes qui ne sont pas des ignorances mais des traits de désinvolture, j’en suis venu à supposer avec un peu de paradoxe que Bataille était en fait assez peu attiré par les textes et qu’il était bien plus sûrement un homme du regard. Un détail biographique a sans doute ici sa valeur triste et discrète, son père avait lentement perdu la vue et Bataille en sa jeunesse avait assisté à cette chute dans l’obscurité. J’imagine que dans cette expérience il ait pu contracter un peu de sa passion des images. En tout cas, leur collecte fut toujours un de ses soucis personnels, familiers, permanents ; il en faisait

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aussi une tâche professionnelle, dans le cadre même de sa carrière de conservateur de bibliothèque. Il était un voyeur pourrait-on dire trop facilement, c’est-à-dire un personnage qui sait voir, ou bien plus intimement un homme qui regarde. Il regarde intensément, il dénude, il découvre, il déflore, d’abord parce que c’est la logique banale et majeure du désir masculin. Et chemin faisant, il était devenu tout naturellement un écrivain qui a la volonté et le talent de rechercher et de choisir des images qu’il croit révélatrices et qui prend plaisir à les donner à voir à ses lecteurs. 7

Admettons qu’un des devoirs de l’historien est avant tout de reconnaître ce qui est variable, précaire, lié à une conjonction de temps et de lieu, et de séparer ces faits culturels, limités et donc proprement historiques de ceux qui sont éternels, qui viennent du fond des âges et qui sous des apparences trompeuses reflètent les structures, la nature, l'humanité. Si l’on s’accorde sur cette proposition, alors, en ce sens, Bataille est bien un historien puissant et visionnaire. Dans ce débat essentiel pour toute écriture d’histoire, il tient sa juste place, il est un maître d’une sorte de méta-histoire.

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L’obsession qui l’amène à une interrogation ultime de l’histoire, c’est le lien secret de l’érotisme et de la mort. Implicite, inavouée autrefois, la liaison de la douleur et du plaisir, vient à se révéler dans les images et les confessions du passé. L’aboutissement mortel, horrifique de la transgression le fascine, le bouleverse. Il n’y a pas de complaisance dans sa réflexion, pas de perversion dans ses évocations, comme on les trouverait chez des auteurs érotomanes, écrivant pour une jouissance secrète ou pour le succès du scandale, il y a chez Bataille un étonnement profond, une véritable angoisse devant lui-même ; il veut se défaire de cette inquiétude en en découvrant les ressorts intemporels. Il veut mettre à jour les larmes d’Éros, les crimes de la passion sexuelle, les déchaînements de la chair, les virtualités abominables de la transgression.

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Il ne s’agit pas d’une sorte d’histoire du mal dans une haineuse et brutale simplicité ; ainsi les massacres de masse de la Seconde guerre mondiale ne relèvent pas de son propos, car ils ne procèdent pas d’un délire des sens, mais de furies de la raison, explique-t-il lors d’une conférence en 1947. Ce qu’il veut comprendre bien plutôt c’est la similitude souvent citée, vraie ou supposée, de l’extase mystique et de l’orgasme ; ce qu’il veut éclairer ce sont les échanges effroyables de l’horreur et de la volupté. Il explique que l’acte sexuel très vite ne peut plus être qu’une répétition ; la première nudité était une transgression exquise et la seconde relève de la banalité, l’acteur est enfermé dès lors dans une « lamentable mécanique », à moins qu’il n’ait l’audace d’aller toujours plus avant comme Don Juan, ou de se lancer dans l’horreur comme des personnages terriblement emblématiques comme Gilles de Rais ou Erzebeth Bathory. Bataille étudie ces cas de tueurs compulsifs pour résoudre une hantise, élucider des forces affreuses qui sont en nous. Un jour vient où des auteurs explorent ces abîmes et y portent la lumière ; là est le mérite de Sade et de Freud ; c’est Bataille qui conjoint ces deux œuvres ; Sade et Freud forcent l’humanité à reconnaître cette existence, à désigner, à nommer ces virtualités. Les hommes ne sont pas meilleurs ni pires par après, au-delà de cette révélation, mais ils ont franchi une étape de connaissance.

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Ici Bataille place une observation où il applique un classique bon sens historien. Il évoque l’hypothèse de Salomon Reinach qui en 1910 composait une étude prétendant démontrer l’innocence de Gilles de Rais. On était aux lendemains de l’affaire Dreyfus et Reinach se plaisait à reconnaître un procès truqué, une invention de pièces et de preuves par de malhonnêtes juges de l’Inquisition. Bataille, qui a scruté toutes les pages du procès et sait que les forfaits monstrueux imputés à Gilles de Rais sont indubitables, fait remarquer que

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la compréhension de ce comportement criminel et donc son affabulation était impossible avant Sade et Freud, et qu’ainsi les juges du XVe siècle n’auraient pas pu échafauder une intrigue aussi complexe et exacte dans sa perversité. Autrement dit, avant Sade et Freud le monde était à la fois cruel et innocent, c’est à dire que de tels crimes pouvaient bien être commis mais qu’ils étaient inimaginables. 11

L’implication personnelle de Bataille se dénonce, me semble-t-il, par quelques mots ici ou là. Horreur, effroi, vertige, fatigue, nausée, écœurement, ce sont ses réactions propres et ses mots précis devant ses étranges objets d’étude, il dit alors trembler, avoir envie de vomir. Il raconte comment petit enfant il était épouvanté par les cris des chevreaux égorgés dans une boucherie voisine. Il avoue qu’en 1925, la découverte de photos obscènes de supplices chinois le bouleverse et change sa vie. Il cite une anecdote où Philippe II d’Espagne ne peut se retenir de vomir devant les massacres qui suivent la bataille de Saint-Quentin. Il recopie un passage effrayant des mémoires de Jünger qui passe plusieurs jours de tranchée « dans l’insupportable odeur des corps qui se décomposent ». Bataille, je le crois, entreprend donc un travail d’exorcisme personnel qui veut du même élan être une œuvre d’histoire. Le but, dit-il, est « d’ouvrir la conscience à l’identité de la petite mort puis de la mort définitive », il emploie encore les expressions « sortir d’une honte », « échapper à un esclavage ». C’est une sorte d’entreprise prométhéenne, et sans doute désespérée ; on peut deviner la suggestion et la conviction de destins sombres et inéluctables lorsque au hasard de notes informes il évoque la situation des habitants d’Agadir quelques instants avant le tremblement de terre, ou encore l’image d’un pont de chemin de fer coupé et où les rails donnent sur le vide.

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Assurément, il était vain de rechercher dans l’œuvre de Bataille une démarche historique véritable. Même lorsqu’il lui est arrivé de s’engager dans l’érudition, son orientation n’était pas celle d’un chroniqueur, d’un écrivain du temps qui passe, elle était plutôt celle d’un moraliste sombre. La vie l’avait certainement promené dans des chemins obscurs qu’il a voulu garder cachés, non qu’il ait jamais eu le goût d’actions aventurées, mais qu’il ait parcouru des itinéraires intérieurs, secrets et angoissants ; il en ramenait une expérience étrange livrée parfois entre les lignes de ses essais. Je crois qu’elle lui a permis alors d’accéder à une sorte de métahistoire. Il n’est pas impossible d’imaginer que des historiens, plus classiques dans leurs méthodes et plus timides dans leur existence, pourraient sans doute, aujourd’hui ou demain, en tirer des profits moins périlleux.

AUTEUR YVES-MARIE BERCÉ Professeur honoraire d’histoire moderne à l’université Paris Sorbonne - Paris IV, ancien directeur de l’École nationale des chartes.

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Projets d’histoire universelle Laurent Dubreuil

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Totale, globale, complète, générale, synthétique, mondiale, universelle bien sûr, notre histoire sera tout cela à la fois. Les réflexions que je vais rapporter et formuler ici sont dédiées à un projet d’envergure. Elles sont pleines d’histoires, d’histoires, qui souvent circulent sur l’entière étendue de la terre — disent-elles. En bateleur, je vous annonce donc du « grand spectacle »1, exactement ce que promettait Bossuet au Dauphin en lui présentant son Discours sur l’histoire universelle. La question d’une histoire mondiale des hommes a beaucoup préoccupé Georges Bataille. Dans ses analyses de la religion, de la séparation d’avec l’animal, de la transgression, on peut lire les éléments d’une généralisation historique. De manière explicite, Bataille, dans Critique, a consacré en 1956 un compte rendu au premier volume de l’Histoire universelle de l’Encyclopédie de la Pléiade. Cette étude est simplement intitulée « Qu’est-ce que l’histoire universelle ? » (XII, 414-436 2 ). Elle dépasse le cas isolé d’une entreprise donnée et énonce les conditions de possibilité de toute histoire générale à venir. Par ailleurs, on trouve dans les notes manuscrites de Bataille, l’ébauche d’une « histoire universelle des origines à la veille d’un désastre éventuel », plusieurs plans et de très nombreuses notes sur le même sujet. Le travail que je propose portera essentiellement sur cet ensemble fragmentaire et sur l’article paru dans Critique. C’est par lui que nous commencerons. Il s’inscrit manifestement dans un large débat historiographique, où Bataille prend une position assez singulière. Ces enjeux me permettront de revenir sur quelques conceptions antérieures de l’histoire universelle — comme de constater le discrédit actuel qui semble désormais frapper les ambitions totalisantes. Fait-on pour autant ce qu’on dit ? peut-être pas ; peut-être reste-t-il un rêve d’histoire universelle qui est à l’œuvre là même où on le dénonce. Une relecture « bataillienne » de deux positions historiographiques contemporaines pourrait ainsi nous en remontrer. L’obligation d’un projet d’histoire universelle dans l’histoire va nous arrêter. Le problème est aussi grand que le monde sans doute, et je terminerai sur une solution, inachevée et impossible, celle que peuvent révéler les manuscrits de Bataille.

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Bataille certes salue l’Histoire universelle de la Pléiade, mais il la sanctionne surtout. La somme parue chez Gallimard est chronologiquement contemporaine d’une Histoire générale des civilisations qu’éditent les Presses universitaires de France, et que Bataille évoque à plusieurs reprises (cf. XII, 414 n. *, 430, 434 sq.). Deux ouvrages collectifs,

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encyclopédiques, apparemment proches dans leur dessein et qui s’éloignent aussitôt l’un de l’autre. Car chacun revendique une position dans une guerre théorique qui ferait rage en France depuis quelques décennies. Dans sa « Préface générale à l’’Histoire générale des civilisations », Maurice Crouzet, le maître d’œuvre, se place clairement sous le patronage « du regretté Marc Bloch »3. Nous sommes prévenus : voici une histoire dans le genre des Annales. Bataille le remarque. Pour évoquer la méthode du travail dirigé par Crouzet, il rétablit pour ainsi dire l’un des sous-titres de la prestigieuse revue et loue le souci de « la vie économique et sociale » (XII, 435). 3

Pour la Pléiade, le problème ne se pose pas en ces termes. On trouve « au contraire une opposition fondamentale en ce qui touche la manière d’envisager l’histoire » (XII, 434). Nous sommes de l’autre côté, qui nous importe au plus point en ces lieux. Dans cette Histoire universelle-ci, on prend fait et cause pour « le détail des faits » (ibid.), pour la chronologie, pour les successions dynastiques et autres grandes scansions politiques, pour cette « histoire-bataille » que le titre du colloque appelle malicieusement. En d’autres termes, il s’agit cette fois d’une conception que la tradition (polémique) a également qualifiée de l’épithète chartiste. Émile Léonard, introduisant au volume de l’encyclopédie, célèbre de façon appuyée la mémoire de grands archivistes paléographes. Aux mânes de Marc Bloch répondent les ombres et les présences bienveillantes de Louis Halphen, Ferdinand Lot4, André Chamson enfin, « chartiste et [...] écrivain sensible à toutes les voix d’aujourd’hui »5.

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Léonard rend aussi hommage à Lucien Febvre, notons-le. Mais l’éloge est assez discret et restreint la méthode des Annales au « temps présent, ou du moins [aux] temps proches du nôtre », là où les risques « d’anachronisme », grave péché, seraient plus évitables que pour les époques anciennes6. Une autre référence allusive précise encore la situation de l’encyclopédie de la Pléiade. Pour « l’historien d’aujourd’hui »7, affirme Léonard, « l’idéal de l’œuvre historique a cessé d’être [...] une belle mosaïque bien complète, et bien lisse » 8. Son but ultime est cependant la restauration, « les belles résurrections d’ensemble et les œuvres d’art »9. Ce motif mosaïque est une réponse à Febvre, qui avait consacré un article violent au cher Louis Halphen, ravalé au rang du simple « aide technique », qui « n’est pas un historien »10. D’après Febvre, « l’histoire historisante » (Berr), alias l’histoire factuelle et chartiste, croirait que les faits sont « de petits cubes de mosaïque, bien distincts, bien homogènes, bien polis » qu’il suffirait de ramasser11. Léonard corrige. L’histoire chartiste « d’aujourd’hui », sait bien que les cubes ne sont pas lisses et qu’il en manque certains — elle peut le savoir grâce aux Annales. Elle n’en fera pas moins son travail de rénovation. En somme, la rhétorique de Léonard est typique des académismes consensuels, qui, reconnaissant les apports des trublions et les erreurs d’autrefois, prônent désormais un juste milieu, qui ne cède pas aux outrances (que serait en l’occurrence le toutéconomique-et-social). Ainsi, la modification reste légère : avec les préfaces et les méthodes de ces deux histoires générale et universelle, nous trouvons deux camps ennemis, jusqu’à la caricature. Ce qui nous intéresse donc en priorité, ce sont les avertissements, les préfaces, les recensions où les postulats ont tendance à s’outrer, à se durcir. Sans doute aucune partie n’a-t-elle réellement l’apanage de l’érudition ou de l’intelligence. Mais les proclamations, les identifications doivent nous retenir.

5

Or nombre de reproches adressés par Bataille à l’ouvrage de la Pléiade s’inscrivent dans la droite ligne historiographique des Annales de Febvre et Bloch.

6

Avec une grande insistance, Bataille reproche la fragmentation du savoir qui expulse de l’ Histoire universelle les considérations sur l’art et les religions, auxquelles l’Encyclopédie de la

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Pléiade devait consacrer des livres ultérieurs et spécialisés (XII, 418). L’étude de LeroiGouhan sur la préhistoire en est gravement lésée et passe à côté de « la question fondamentale de l’histoire universelle » telle que Bataille l’envisage (ibid.) ; rien de moins. Si une telle omission correspond à l’architecture globale d’un ensemble éditorial, elle révèle aussi « un caractère essentiel de la science historique classique » (ibid.), qui sacrifierait le plus important. L’exemple du travail dans la Préhistoire est alors allégué par Bataille. On en parle bien (aucune Histoire du travail n’étant prévue), mais on le réduit à une vision technique de l’évolution de l’outillage (XII, 419). Selon l’analyse de Bataille, Leroi-Gourhan, sur la base pourtant de « documents très imparfaits » (XII, 420), se comporterait à l’égard des artefacts comme l’historien qui se contente d’aller aux Archives, « ces greniers à faits »12. La religion, l’art, le travail ne sont pas pris dans une signification historique générale. 7

A cause d’un autre contingentement du savoir, des problèmes supplémentaires échappent encore à l’investigation historique : ceux qui « sont seulement du domaine des sociologues » (XII, 426). « Mais, ajoute Bataille, les sociologues, en principe, dans la mesure où ils les envisagent, le font en dehors de l’histoire, alors que l’histoire en est faite » (ibid.). L’ancien membre du Collège de sociologie paraît plaider pour une rencontre entre l’histoire et les « sciences sociales ». On sait combien ses analyses du travail et du don sont influencées par Marcel Mauss, et qu’il a d’autre part lu des anthropologues comme Alfred Métraux et Claude Lévi-Strauss (voir par exemple un autre article de 1956, « Un livre humain, un grand livre », XII, 381-394). Est-il utile de le rappeler ? les Annales n’ont cessé de lutter pour une « communauté des sciences sociales »13. Devant des conscrits de l’École normale supérieure, Febvre présente ainsi sa discipline comme une histoire qui s’inscrit dans le groupe des disciplines humaines de tous les ordres et de tous les degrés, à côté de l’anthropologie, de la psychologie, de la linguistique, etc.14.

8

Cet engagement répété, Bataille ne peut qu’y souscrire. Il le reprend à son compte en tout cas pour désigner les faiblesses de l’Histoire de la Pléiade. Comme le remarque Jacques Revel, la convergence des « sciences humaines » désigne « une intelligibilité d’ensemble » et doit permettre « l’histoire globale (ou l’histoire totale) »15. Un semblable projet est aussi celui de Bataille. Et il est clair qu’à ses yeux, une histoire universelle ne peut qu’être une histoire totale, qui regroupe les différentes régions du monde et du savoir. Il est bon de parler « de l’Inde et de la Chine » (XII, 434) qu’on taisait naguère. Encore faut-il repérer des phénomènes partagés pour écrire une véritable histoire universelle. On aura donc recours non seulement à toutes les disciplines de la connaissance, mais, sous leurs lumières, on procédera à des comparaisons. A ce prix, on pourrait comprendre la signification de « l’apparition des rois » (XII, 429). De nouveau, l’Histoire universelle a failli. Elle ne sait pas ce qu’elle appelle roi (« elle parle à tout instant de roi, mais impuissante à définir le terme, elle aboutit à la confusion », XII, 430). Elle fait dangereusement l’impasse sur les « travaux de Georges Dumézil » (ibid.). Le nom de Dumézil vaut comme une référence à des savoirs proches de l’histoire et au comparatisme. Croiser les méthodes et les civilisations.

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La comparaison est au cœur de l’œuvre de Marc Bloch, qui voulut se faire élire au Collège de France sur une chaire d’histoire comparée des sociétés européennes 16. La comparaison est un des legs des Annales qui est le moins remis en question aujourd’hui, ou qui, peut-être illusoire, a suscité le plus de « relances », de décennies en décennies. Ainsi, Paul Veyne, dans Comment on écrit l’histoire, se déclarera pour une « histoire comparée ou générale »

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qui dépasse « l’histoire “continue” ou nationale »17, pour une « histoire en liberté, débarrassée de ses limites conventionnelles, [...] une histoire complète »18. Plus près de nous, Marcel Detienne voulant « comparer l’incomparable » a suscité par contrecoup, dans les Annales, une réponse plus ou moins amène de la part des héritiers institutionnels de l’histoire comparée19. La question n’est pas résolue, mais il importe de souligner que le comparatisme va volontiers avec une histoire d’ensemble. Et Marc Bloch en 1933 pouvait se féliciter de la recrudescences des histoires universelles en sa qualité « d’adepte de la méthode comparative »20. 10

La volonté de comparaison dans l’histoire, commune aux Annales et à Bataille, a pour corollaire un refus vigoureux de l’esprit de spécialité — dans lequel se serait cantonnée l’ Histoire universelle qui est critiquée. L’histoire universelle ne devrait pas être « la somme des histoires régionales de temps donnés » (XII, 421). Par son caractère propre, elle offre, d’après Bataille, l’occasion de dépasser les particularismes et les spécialités. Un spécialiste prend des faits, comme le travail, pour la « base de ses recherches » ; et du coup, il n’en cherche plus « le sens » (XII, 420). Une addition de monographies rédigées par des spécialistes sur leur spécialité est aveugle à toute signification (de l’histoire, de l’histoire universelle, de l’homme). Bataille affirme une sorte d’incompatibilité des manières de penser propres aux historiens spécialistes et de la manière fondamentale de l’histoire envisagée comme un aspect d’ensemble du savoir (XII, 424).

11

Un ouvrage d’histoire du monde humain depuis ses origines ne trouve de valeur qu’à rendre caduque toute spécialité au profit d’un savoir global, que nous interrogerons longuement plus tard. Or, souvent, le spécialiste oublie que, s’il a lui-même un sens, c’est dans la mesure où il existe en lui, par-delà sa spécialité, un intérêt général pour la connaissance (XII, 433).

12

Tandis qu’il fallait aller « au-delà » (XII, 416) de l’empilement des sciences régionales. Encore une fois, Bataille et Febvre se rencontrent, ce dernier définissant « toute la vie » qu’il a menée « jusqu’à présent » comme une action « dirigée contre l’esprit de spécialité »21. Il faut sauvegarder et entretenir « l’unité de l’esprit humain »22.

13

L’homme : le mot est donné, qui résume l’orientation historiographique de Bataille et des Annales. « Histoire science de l’Homme, science du passé humain. Et non point des choses, ou des concepts »23, proclame Febvre dans sa leçon inaugurale au Collège de France — nouveau Protagoras appliquant la « maxime » de sa révolution historique, « l’homme, mesure de l’histoire. Sa seule mesure. Bien plus, sa raison d’être »24.

14

Pareillement, suivant Bataille, « l’histoire universelle proprement dite » est « celle qui répond à la question : “Que signifie ce que je suis ?” », interrogation immédiatement glosée en note : « C’est-à-dire : que signifie généralement l’existence humaine ? » (XII, 416 sq. et n. *). Tout commence avec l’invention de « l’être humain » et son divorce d’avec « l’existence animale ». Par la suite, tous les phénomènes déjà cités (la religion, l’art, le travail, les guerres, les rois) et tant d’autres (interdits, transgressions, sacrifices, etc.) permettent d’approfondir la connaissance de l’homme dans son histoire. Comme le dit L’Histoire de l’érotisme, « la vue de la totalité », « la vue globale de l’ensemble » (VIII, 62) est intrinsèquement liée à cet obsédant « passage à l’homme » (XII, 417), et ce qui s’ensuit. Dans un mouvement archéologique, Bataille veut toujours en revenir au « sommet à partir duquel » tout se passe (XII, 431). La Pléiade a simplement oublié l’homme : « l’histoire universelle elle-même, de ce point de vue est à reprendre dans l’ensemble » (ibid.).

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15

L’accord entre les réquisits de Bataille et les préjugés méthodologiques de Febvre et Bloch sont donc nombreux et capitaux. En terminant ici, on pourrait avoir le sentiment de lire dans « Qu’est-ce que l’histoire universelle ? » une recension « annaliste » d’un ouvrage trop marqué par le factualisme. L’encyclopédie de la Pléiade manque de sens et le sens même. Mais les dernières pages de l’article changent la donne. Bataille se livre à une réhabilitation (très) partielle de l’Histoire universelle pour attaquer la rivale Histoire générale des civilisations. Le plus grand mérite dans la Pléiade est finalement de déroger à la mode : Le volume paru fait à la succession des faits une place que, dans une manière récente d’écrire l’histoire, on tend à lui refuser de plus en plus (XII, 432).

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Certes, le « résultat, surprend, il déconcerte, et même il embarrasse » (ibid.), mais il évite du moins les « lacune[s] » (XII, 435), imputables, dans l’Histoire générale des PUF, à un refus « d’entrer dans le détail des faits » (XII, 434). En omettant les révolutions « de la seconde moitié du troisième millénaire avant J.-C. » en Egypte (XII, 435), l’histoire annaliste passe sous silence la contestation de la souveraineté, elle ne comprend pas l’institution de la royauté (que son souci de « la vie sociale » devrait encourager), elle laisse « passer l’essentiel ».

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Alors, si l’histoire centrée sur « les faits, les batailles et les règnes » (XII, 433) n’est qu’une succession insensée, faute des « déterminations majeures » (XII, 436) que la longue durée exprime, l’histoire générale surplombant le détail risque de demeurer « la succession sans plus des histoires par régions » (XII, 435). Il ne faut « pas nous perdre dans le détail » (XII, 435), il ne faut pas non plus perdre le détail du fait. Une authentique histoire universelle « à la » Bataille articulerait ces deux méthodes. Pas pour en faire un compromis, mais pour altérer radicalement toute façon d’écrire l’histoire. Ne nous y trompons pas. Bataille développe largement son attaque contre le projet « chartiste » de la Pléiade, en utilisant les armes de l’adversaire ; il récuserait tout aussi longuement l’Histoire générale des civilisations à partir des critiques opposées. Les deux formes historiographiques amenées à s’affronter sont l’une et l’autre désignées sous le vocable de « l’histoire classique » (XII, 422, 423). De quoi se distingue « l’“histoire universelle” dans le sens du savoir humain le plus général ». En ce sens, qui est la question même de la signification de « ce que je suis », l’écart des méthodes est proprement dépassé. Une combinaison des perspectives historiques est indispensable dans l’horizon de la totalité ; elle va de pair avec « cette addition, faite à l’histoire universelle, de ses fondements » (XII, 435 sq.). « L’histoire classique » est « l’histoire évidemment [qui] voudrait rester étrangère à la philosophie comme à tout ce qui lui ressemble » (XII, 430), quand la seule vraie histoire devrait trouver, par un savoir universel, « le mouvement d’unité dans lequel l’humanité entière trouve un sens » (XII, 435). Cette histoire reste à écrire, par delà les historiographies instituées.

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Semblable ambition n’est-elle pas datée ? La ligne de front historiographique existe-t-elle sous cette forme aujourd’hui ? rien de sûr. Parmi les légataires des Annales, de la sixième section de l’École pratique devenue l’EHESS, le grand dessein des sciences de l’homme unifiées serait « provisoirement au moins, entre parenthèses »25. Le comparatisme, je l’ai dit, n’est pas vraiment une évidence, et les postes et les chaires de l’institution universitaire restent désespérément vouées à des périodes et des régions. La spécialité est le prix à payer du sérieux, semble-t-il. Quant à l’Homme en tant que tel, je ne jure pas qu’on lui laisse sa capitale et qu’on revendique sa cause. Mais plus qu’un problème circonscrit à une pratique et à sa réflexion, l’idée d’histoire universelle reste-t-elle vive ?

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Dans les grandes opérations éditoriales et « scientifiques » des dernières décennies en France, les histoires de la vie privée, des femmes, des « lieux de mémoire » sont immenses, mais restreignent malgré tout le champ universel à des problèmes apparemment plus bornés. Surtout, la volonté d’histoire universelle, totalisante, générale, et, qui plus est, unifiée suscite volontiers une gêne. On « verserait » assez vite dans l’hégélianisme ou le marxisme. D’autant que Bataille a directement consacré deux articles à Hegel, parus en 1955 et 1956, dont le second s’intitule « Hegel, l’homme et l’histoire » (XII, 349-369), et qui sont plus des exposés de doctrine que des interprétations. Indirectement, l’incidence est grande, en particulier dans certains écrits théoriques de Bataille. Sur ce terrain, l’étude fondatrice est évidemment « De l’économie restreinte à l’économie générale »26 où Jacques Derrida étudie le « déplacement auquel est [...] soumis tout le discours hegelien » par un Bataille « encore moins hegelien qu’il ne croit »27. Je pense volontiers que Bataille sait à l’occasion utiliser Hegel, mais qu’il ne s’arrête pas à lui. Ce déplacement, dont le mouvement a été transcrit par Derrida, ne me semble donc pas une urgence du commentaire en l’occurrence. Je me permets de renvoyer à d’autres travaux ; mais, plus encore, je crois indispensable de ne pas centrer l’histoire universelle sur le seul nom de Hegel. Et je veux faire un rappel simple, un peu court, un peu long, sur une tradition. 19

Les projets d’histoire universelle existent bien avant Hegel. Si nous privilégions pour l’instant le français dans son état « moderne », l’expression d’histoire universelle donne son titre à nombre de livres, aux contenus divers. Une compilation de livres ichtyologiques peut paraître à la Renaissance sous le nom de L’Histoire universelle des poissons & autres monstres aquatiques28. Plus proche de nos préoccupations, prenons trois « histoires universelles » éditées dans les mêmes années (1616-1621). L’une, attribuée à un certain Malingre est une Histoire universelle de ce qui s’est passé es années 619 et 620, savoir depuis le départ de la reine, mère du roi, du château de Blois jusques à présent 29. Il s’agit donc d’un récit portant sur deux ans seulement de la vie en France. L’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné30 va des années 1550 au règne d’Henri IV ou à peu près. Enfin, Jacques de Charron signe en 1621 une Histoire universelle de toutes les nations, et spécialement des Gaulois et François31. Ces trois exemples laissent comprendre que l’épithète universel ainsi appliquée désigne surtout un souhait de large vue, voire d’exhaustivité ; elle ne renvoie pas à la totalité de l’Univers créé ni humain. Il convient donc de préciser, sans redondance, et Charron fait une histoire universelle de toutes les nations, comme, au siècle précédent, François de Belleforest écrivait L’Histoire universelle du monde 32. Des trois traités chronologiquement contemporains du dix-septième siècle, seul celui de Charron pourrait donc s’inscrire dans l’ascendance des livres que critiquait Bataille. Certes, on commence avec la Création et non la Préhistoire, certes l’exposé est centré sur les règnes de rois gaulois et français (et, pour les premiers millénaires, de leurs illustres ancêtres imaginaires), certes les autres peuples se partagent les addenda en petits caractères qui suivent chaque règne et commencent par un mystérieux « EN CE TEMPS-LÀ ». Certes ; il reste un projet totalisant.

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Par la suite, le label d’histoire universelle pris absolument, semble suffire pour désigner une grande fresque « du monde » ou de « toutes les nations ». Bossuet, plus d’un demisiècle après Charron, n’a que besoin de dire Discours sur l’histoire universelle. La pratique répétée d’histoires générales des débuts aux temps présents caractérise plus particulièrement une expression. De plus en plus, qui parlera d’histoire universelle devra dépasser le cadre d’un peuple et embrasser une étendue pluri-millénaire. Toutefois,

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l’acception ainsi pré-définie est vague. Et il faut à chaque fois justifier l’emploi des termes et configurer sa propre conception. D’où l’utilité absolue des préfaces. C’est dans ce lever de rideau que se prépare la scène à venir. Bossuet est un des spécialistes de la métaphore spectaculaire et optique. Mon ouvrage comme une carte : Cette maniere d’Histoire universelle est à l’égard des Histoires de chaque Pais & de chaque Peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulieres. Dans les cartes particulieres vous voyez tout le détail d’un Royaume, ou d’une Province en elle-mesme : dans les cartes universelles vous apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris ou l’Isle de France est dans le Royaume, ce que le Royaume est dans l’Europe, & ce que l’Europe est dans l’Univers 33 . 21

L’histoire universelle n’est pas une « histoire en général », elle est celle de l’Univers entier. Bossuet développe le syntagme, il élabore de la signification. Cette opération est nécessaire, et se répète inlassablement, donnant la valeur d’un projet.

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Les histoires universelles diffèrent toutes les unes des autres, dans leur méthode, leurs intérêts (géographiques, civilisationnels), et la question de leur orientation. Logiquement, les auteurs sacrifient donc au rite de signification. Du coup, l’univers peut signifier surtout la Chrétienté, comme chez Bossuet. Ou, en fait, « le monde civilisé » (et civilisateur) dans les monumentales histoires des savants allemands du dix-neuvième siècle (celles de Georg Weber et Leopold von Ranke par exemple34). L’univers peut encore être la composante d’un « universalisme » UNESCO, soi-disant nouveau et qui reposerait « sur la base d’une diversité franchement reconnue »35. Etc.

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Mais la difficulté du passage des histoires isolées à l’histoire universelle est souvent posée en outre, comme le faisait Bataille. « Une collection des histoires des peuples dans des limites larges ou étroites ne constituerait aucunement une histoire universelle », souligne Ranke36. S’inscrivant dans une tradition fortement marquée par la perspective biblique et les autres discours religieux (tel celui de Bossuet), les auteurs font souvent le choix d’une orientation. Pour Cesare Cantù, juste avant les révolutions de Quarante-huit, l’histoire marche vers le socialisme, non marxiste évidemment, grâce à la Providence divine37. L’histoire est alors universelle par la réalisation socialiste de la liberté et de la fraternité dans « l’association universelle »38. La position théorique un peu surprenante de Cantù rend bien la difficulté d’une direction de l’histoire universelle partagée entre la relève chrétienne des temps et l’idéal laïcisé de progrès. Kant et Hegel, d’ailleurs, avec plus ou moins d’ironie, soulignaient l’origine religieuse possible d’une avancée de l’histoire. Le premier avouait que la philosophie aussi peut avoir son « millénarisme », le second proclamait dans un passage très célèbre que la marche de l’Esprit est « la véritable théodicée »39. Il demeure néanmoins d’autres solutions. Certaines se veulent sans doute plus discrètes (la consolidation des hégémonies mondiales chez Ranke, l’invention progressive des nations chez Weber). D’aucuns mettent en doute la possibilité d’un rapport évolutif entre les civilisations antiques et les sociétés actuelles, ainsi que le fait Spengler au profit d’une discontinuité des sphères historiques40. La liste n’est pas close, il s’en faut.

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J’ai donné cette image en vue cavalière de l’histoire universelle afin d’insister sur plusieurs points. D’abord, il existe une longue tradition des histoires universelles qui empêche de ramener ce vaste dessein à la seule figure de Hegel (ou à Janus bifrons HegelMarx). Ensuite, la volonté de passage « au-delà », si elle est réalisée par une histoire universelle, n’est pas donnée d’avance comme un progrès d’émancipation, même si c’est souvent le cas. Enfin, la signification de l’histoire universelle est toujours à construire. Ce

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qui est répertoriable est minimal. Parler de l’histoire universelle sans construire une signification, prendre l’expression comme une donnée ne peut être légitime que dans le domaine de la citation (et encore). L’histoire universelle n’a pas d’autre contenu que celui qu’on lui invente ad hoc. 25

Du coup, prétendre « ce qu’est l’histoire, l’histoire universelle, je n’ai rien besoin d’en dire, la représentation qu’on en a en général est suffisante, nous avons pour ainsi dire la même opinion là-dessus » pourrait bien être la formule d’une naïveté commode. Mais en l’occurrence, la phrase est tout sauf ingénue. Elle ouvrait les leçons sur l’histoire que donna Hegel en 183041. Elle signe l’étonnant coup de force de la philosophie hégélienne, qui se livre à une captation. L’histoire universelle, tout le monde sait ce que c’est (bien sûr que non) ; la difficulté tient dans la « philosophie de l’histoire universelle » 42. Moyennant quoi, en dépit des distinctions conceptuelles entre les « histoires », le texte pose le premier jalon d’une large opération d’identification. A cause d’elle, l’expression d’histoire universelle risque toujours de passer pour un hégélianisme plus ou moins larvé. L’évidence du sens commun vide la signification de l’histoire universelle pour la remplir par la philosophie de l’Esprit. La grande manipulation technique de Hegel nous incite donc à nous méfier de tous ceux qui savent ce qu’est l’histoire universelle.

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Une autre remarque de méthode s’impose. Le fait qu’il y ait construction de la signification, que les mots mêmes ne soient que des symptômes, justifie les traductions courantes entre l’allemand et le français qui posent une équivalence entre « histoire universelle » et l’allgemeine Geschichte (histoire générale), la Weltgeschichte (histoire mondiale), l’Universalgeschichte ; sans oublier universalhistorisch, universell, et ainsi de suite 43. Nous sommes toujours renvoyés à la production de signification, que Bataille, justement, mettait au cœur du projet d’histoire universelle.

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Alors, la tentation de Bataille est-elle datée ? Assurément, elle s’inscrit dans une histoire dont nous avons déduit quelques grands moments et des tendances fortes. Encore nous sommes-nous limités au sort d’une expression, sans chercher plus avant des « préfigurations » chez Augustin, voire Hérodote — ce qui, avec une perspective différente, se justifierait.

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La critique de Bataille date aussi : elle forme un repère dans une séquence histori (ographi)que. Elle redéfinit la possibilité d’une histoire universelle après les entreprises historiennes (de Charron à l’Encyclopédie de la Pléiade), après la théodicée catholique, après l’histoire philosophique (des Lumières à Marx), après les critiques de cette dernière (par Spengler et d’autres), après les réinventions successives des sciences humaines — et avec tous ces discours. La quête d’un sens de l’histoire doit déboucher sur le processus renouvelé de sa signification. Mais le projet reste ouvert, on l’a dit. Et, pour les historiens d’aujourd’hui, qui avouerait le reprendre ?

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Pourtant, se débarrasse-t-on aussi facilement de l’histoire universelle ? Évidemment, peu d’historiens donneraient encore du crédit au passage au-delà. Du moins, ils l’affirment. Je voudrais évoquer ici deux directions de l’historiographie des vingt-cinq dernières années, qui livrent combat avec l’histoire universelle, de manière centrale ou plus connexe. Et puisque nous comparons les époques, lisons avec anachronie. Voyons si Bataille, les espoirs, les réussites, les échecs dont il hérite, peut nous aider à comprendre une situation d’écriture historique aujourd’hui.

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Notre premier texte sera celui de Hans-Peter Duerr. Avec Le Mythe du processus de civilisation44, Duerr s’attaque frontalement à Norbert Elias. Mais avec lui, il vise toute

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donation d’un sens à l’histoire considérée comme un tout, valable pour l’ensemble de l’humanité. C’est donc l’image de l’histoire universelle progressiste qui est invoquée et menacée. Si Duerr a raison, la plupart des histoires universelles que nous avons citées deviennent caduques, mais pas toutes. Si, comme le soutient l’auteur, la pudeur due à la nudité se trouve en tout temps et dans toutes les ethnies, elle ne peut être un acquis de la civilisation (occidentale) postérieur au Moyen Age. Le devenir humain comme processus (inachevé) de réalisation, la rationalisation progressive des comportements dans une direction, ces motifs qui structurent la pensée d’Elias45 s’avèreraient des constructions métaphysiques faussement unificatrices, que l’emploi régulier de substantifs comme Aufhebung trahirait comme post-hégéliennes 46. L’histoire universelle comme avancée est aussitôt répudiée. Mais puisque nous avons vu que le sens a minima de l’expression ne se réduit pas même à toute hypostase d’un progrès général, nous pouvons douter de la portée de la démonstration de Duerr dès qu’on l’extrait du contexte forcé du « processus de civilisation ». 31

Établissant une sorte de permanence ou d’universel des attitudes, Duerr croit prouver qu’il n’existe donc pas en histoire une « courbe de l’Évolution »47 comme il en existe dans la biologie darwinienne. L’histoire concernerait des changements ayant pour base « la nature humaine » ou « l’essence de l’homme » 48. Seulement, demandera-t-on, cette nature, cette essence sont-elles hors de l’histoire universelle ? Ont-elles un début ? Duerr, en énonçant la « vérité » du mythe de la Genèse49 semble bien indiquer un point de départ. Celui justement où l’homme serait fait homme. Duerr est donc exactement dans une visée d’histoire universelle. En ce qu’il suppose, volens nolens, une création de « l’être humain mondial essentiel », c’est-à-dire un progrès général et valable pour toute l’histoire de l’homme. Le phénomène n’est plus graduel ni daté comme chez Elias, mais il existe cependant, coïncidant avec une « origine » « essentielle ». Plus, Hans-Peter Duerr rejoint l’obsession de Bataille, pour qui la question de l’histoire universelle « sous sa forme initiale » est « comment, de l’existence animale, le passage à l’homme eut lieu » (XII, 417). En déduisant une nature, une essence humaines liées à la nudité et à la sexualité, Duerr admet, avec toute une tradition humaniste, que les animaux ne connaissent pas une telle situation. Il répète avec Bataille, et quelques autres, « les animaux ne connaissent pas d’interdits » (XII, 423). Or, martèle Bataille, Il est hors de question d’avoir une vue d’ensemble de l’histoire et d’aboutir à une histoire universelle, si nous ne tenons pas compte de l’action du travail, et réciproquement, si nous ne tenons pas compte de celle des interdits (XII, 425).

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Une histoire de tous les peuples dans leurs rapports aux interdits corporels et sexuels, une histoire qui assigne ses résultats au propre de l’homme s’inscrit dans le projet d’une histoire universelle telle que la conçoit Bataille. Faisons parler les morts. Bataille aurait sans doute été très intéressé par l’immense matériau anthropologique amassé par HansPeter Duerr dans les quatre forts volumes qu’il a fait paraître. Il n’aurait sans doute pas manqué de noter non plus que Duerr ne fait que rester dans le projet d’histoire universelle, sans se l’avouer ; et qu’il refuse de pousser ses investigations vers le processus hypothétique permettant que s’établisse une nature pérenne50.

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Notre second cas de persistance involontaire du projet universel, je le prendrai dans une déclaration fondatrice de la micro-histoire. Un tel nom de ralliement paraît congédier sans appel les tentatives de « giga-histoire » totalisantes. Dans un article de positionnement spéculatif, deux des fondateurs du courant de recherches, Carlo Ginzburg et Carlo Poni sont d’ailleurs explicites :

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La fin de l’illusion ethnocentrique (qui coïncide paradoxalement avec l’unification du marché mondial) a rendu inconcevable l’idée d’une histoire universelle 51. 34

J’imagine qu’est désignée ici, comme chez Duerr, toute histoire une du genre humain marchant dans une seule direction. La diversité ethnologique pourrait rendre celle-ci « inconcevable » et rappeler quelques vérités (sur l’Afrique par exemple) aux éventuels hégéliens attardés. Mais quelle curieuse parenthèse : « qui coïncide paradoxalement avec l’unification du marché mondial ». Le marché serait donc unifié au niveau du monde ? En ce cas, nous serions depuis quelques décennies au moins dans un moment universel de l’histoire, où l’économie serait à considérer en bloc pour tout le monde. Se pourrait-il que « l’illusion ethnocentrique » disparaisse pour le passé mais vaille pour le présent ? Car après tout, dans les discours de la globalisation, de la mondialisation — et dont l’article de Ginzburg et Poni, paru il y a vingt ans, modère d’ailleurs la nouveauté —, on suppose qu’il existe au moins une légitime histoire universelle d’aujourd’hui ; et que, chaque peuple désormais est, ou sera forcément, partie prenante d’une seule économie, voire d’une seule civilisation.

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De surcroît, en quoi la connaissance de l’ethnologie rendrait-elle impossible non pas l’histoire universelle comme référence bien connue (encore le coup de la représentation générale !), mais tel ou tel projet singulier, comme celui de Bataille ? A cet égard, la suite immédiate du propos de Ginzburg et Poni est éloquente : Seule une anthropologie imprégnée d’histoire, ou, ce qui revient au même, une histoire imprégnée d’anthropologie, pourra repenser l’aventure multi-millénaire de l’espèce homo sapiens52.

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Le dialogue entre l’histoire et l’anthropologie va avec un refus relatif de « la spécialisation du chercheur »53, avec un statut reconnu à « l’importance décisive de la comparaison »54 ; cela ne nous éloigne pas tellement de Bataille. J’ai de plus en plus de mal à voir à quoi tient la révocation de l’histoire universelle. La grandiose exclamation sur « l’aventure multimillénaire de l’espèce homo sapiens » me trouble encore davantage. Donc : une histoire de l’Homme. Mieux encore, de toute l’humanité. Toujours mieux : de « l’Homo sapiens, doué d’intelligence » (XII, 422, n. *), pour reprendre le langage des préhistoriens. « La préhistoire [...] ne serait-elle pas finalement la clé de l’histoire ? » (XII, 417), et la référence à une « espèce » un moyen de situer les millénaires historiques ?

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La micro-histoire se méfie du giga et du macro, fort bien, mais nous avons déjà lu certains de ses postulats ailleurs. Elle construit un modèle miniature avec des règles universalistes. Elle agit « sur une échelle réduite »55. Très exactement, elle modifie l’échelle, mais pas le principe. Dans son projet inavouable tel quel, elle est une microhistoire universelle, qui prend tout un individu, elle met au jour « les relations complexes » qu’il entretient « avec une société donnée »56, elle repère même des « structures invisibles »57. Elle approche ses « micro-sujets » comme des univers monadiques, ou des monades universelles. Il n’est pas étonnant que Poni et Ginzburg évoquent l’intérêt pratique de l’Italie qui a « une histoire polycentrique »58. Il s’agit bien de cela : multiplier les centres et les microcosmes.

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Pas plus que la tentative de Duerr, la micro-histoire ne répond aux critères de l’histoire universelle qu’exigeait Bataille. Mais comme chez Duerr, le « cadre de référence conceptuel »59 ne s’est en aucun cas détaché d’une ambition totalisante. Il s’applique cette fois, sans se le dire vraiment, à un modèle réduit à la taille humaine. Les micro-historiens sont nos indiens Jivaros. Leur collection de têtes regroupe toutes les lettres capitales de la Grande Histoire, sous l’hypostase des individus.

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Cette mise en garde ne prouve pas qu’on ait établi des faillites de personnes ou de groupes. Peut-on aujourd’hui simplement biffer le projet d’une histoire universelle, quel que soit le but escompté en histoire ? Dans des cours que Theodor Adorno professa en 1964-1965, et qui viennent d’être récemment édités, le philosophe s’en prend aux schématismes hégéliens de l’histoire60. Il ajoute néanmoins : Ce concept d’histoire universelle est aujourd’hui extraordinairement contesté et problématique. Mais d’un autre côté, [...] beaucoup d’arguments parlent bel et bien en sa faveur ; et je pense ainsi que lorsqu’on veut dire quelque chose sur les leçons de l’histoire, on est contraint d’en passer bel et bien par la construction de l’histoire universelle.61

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Adorno parle plutôt des philosophes que des historiens. Il suit un peu trop vite la tradition inaugurée par les Leçons sur la philosophie de l’histoire et identifie l’histoire universelle au nom de Hegel. Mais il nous aide à reformuler ce que nous avons constaté. Il se peut qu’en dépit de ses défauts et de ses impossibilités, l’histoire universelle demeure le projet de toute histoire. Elle est inévitablement prise dans la signification historique. En même temps, elle est évitée comme pure fin. Repoussée tant bien que mal par les savants, elle reste une présence qui attire. Surtout, comme le remarque Adorno, « dans la totalité de l’universel s’exprime le propre échec de l’universel »62. Dans son concept, l’histoire universelle est vouée à sa défaillance, mais elle continue d’orienter les recherches.

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Comprenons donc que la critique de toute histoire universelle par des historiens est légitime et terriblement périlleuse. Au nom de quoi l’histoire refuse-t-elle le propos universel ? Au nom d’une unification indue ? d’une généralisation abusive ? de la vocation à trouver un (ou des) sens ? Sommes-nous sûrs que les historiens évitent absolument ce genre de procédures, même quand ils prétendent ne pas faire du « grand spectacle » ?

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La plupart des protagonistes de l’histoire universelle ont souligné à quel point leur dessein différait de celui de l’histoire « locale » ou « classique ». Cette différence reste à saisir, et je gage qu’elle ne tient pas à deux conceptions du modus operandi qui seraient absolument étrangères l’une à l’autre. Georges Bataille nous propose l’écart entre le moyen et la fin (XII, 414-416), ce qui nous ramène au savoir, entre philosophie, histoire et littérature. Tel est son projet, que nous allons revisiter, en nous appuyant sur des notes manuscrites pour un ouvrage interminé.

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Projet est le mot sur lequel je veux insister d’abord. L’histoire universelle pourrait donc demeurer la visée de l’histoire. Même quand on l’oublie. Cette omission est scandaleuse pour Bataille, car elle appartient à la « confusion générale » (XII, 415) qui menace le « savoir général ». Inversé, le point de vue de la totalité schématise au lieu de produire la signification la plus large. Mais le dessein d’histoire universelle persiste, et je gage que nous le retrouverions partout, comme chez Duerr et les micro-historiens, souvent nié, bafoué, et là, quand même. Qu’il manque la réalisation du projet n’est pas pour autant si étonnant ni honteux. L’histoire universelle sans doute ne peut qu’être un projet, sans trajet terminal d’aucune sorte, fût-ce dans un grand œuvre volumineux. Bataille n’a pas dépassé le stade des plans et des notes. Des fragments sont parus, l’ensemble fait défaut. Il n’y a pas d’histoire absolument totale et globale. Nous devons donc prendre au sérieux l’inachèvement factuel de la grande Histoire-Bataille et ne pas le tenir comme fortuit. Il nous faut aussi examiner à quelles conditions, d’après les textes, cette chose impossible aurait été possible.

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Même à l’état d’esquisses, l’histoire universelle de Bataille observe un schéma d’ensemble, qui varie suivant les moments. En lisant les manuscrits, nous repérons une sorte de trame générale, déjà visible dans l’article de Critique. L’histoire qui se soucie de l’Homme a tendance à privilégier le début et la fin, qui unifieraient l’espèce. D’où les nombreux travaux sur la préhistoire. D’où également une croyance dans une résolution politique de la guerre froide, qui entraînerait le monde entier. Comme toujours, les notes transcrivent une pensée qui se cherche, et Bataille lance surtout des pistes. Peut-être que les deux blocs vont se renforcer, se pérenniser ; peut-être qu’ils se mélangeront étrangement : 2 possibilités : ou la voie du capitalisme dans un monde bipartite et sans guerre possible mène à la dichotomie ou il y a synthèse63

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Cette réunion envisagée du capitalisme et du socialisme pourrait constituer une mort du processus de différenciation, c’est-à-dire « la fin de l’histoire » (VII, 341) : Le dépassement de l’histoire identique à la suppression des différences entre les hommes la volonté de non-différence, l’action se poursuivant comme une résolution vers la non différence64

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La fin du processus historique serait la fin d’un développement, menant de l’émergence de l’homme un à un homme indifférencié, en l’occurrence « polytechnique » (VII, 342). L’histoire est une involution qui retourne à son niveau de départ, mais pas au même point, et en fait « sur un autre versant » (mss, X, L, 12). « La perspective de l’équilibre » est « la fin de l’histoire » (mss, X, L, 6 v°). Les hommes sont tous identiques, revenus par un long chemin au même qui relèverait de l’animalité.

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Une autre résolution est possible encore que la synthèse. Elle tient dans le « DÉSASTRE ÉVENTUEL » (mss, X, H, 2) qui risque de détruire la planète. La destruction nucléaire est considérée avec inquiétude, elle irait dans le sens de l’histoire qui « doit inévitable finir mal. Inévitablement... » (mss, XX, Ag, f. 187).

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Entre les pôles comparables du début et de la fin, que s’est-il passé qui touche à la totalité ? Dans la plupart des textes qu’il a publiés de son vivant, Bataille a un peu de mal à citer des événements qui ne soient pas très anciens. Dans la vaste période où les hommes ne cessent de se différencier et de se constituer en une multitude de communautés, on risque de verser toujours dans l’étude particulière. Le travail des réflexions manuscrites est de trouver ce qui se passe après la liste rebattue des moments marquants que sont l’invention du travail, de l’art, des interdits, des rois, etc. Une nouvelle périodisation va de pair, donnée en plusieurs tentatives.

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Parfois, un schéma tripartite semble suffire : « de l’origine à l’esclavage », puis de l’Égypte à 1789 où se joue la lutte entre « le plan religieux » et « le plan rationnel », enfin « le triomphe de la raison et l’effondrement de la raison » de la révolution aux guerres mondiales (mss, X, L, 8-9). Cela ne suffit pas. Dans trois plans qui semblent postérieurs à celui que je viens de citer, Bataille pense à quatre et même six grandes phases (mss, X, G, f. I et X, H, 2-6 ainsi que X, L, 6). Les éléments moteurs de l’histoire sont alors les interdits, la religion, la souveraineté, le jeu et la guerre, le travail, la raison, la démesure, la négation. Les places respectives de ces concepts déterminent le parcours global. Dans une perspective unifiée au moins par le début et l’issue, Bataille se résout à « parler successivement d’aspects locaux significatifs de l’hist. univ[erselle] » (mss, X, G, I). Dans un fonctionnement d’ensemble, l’auteur se focalise donc sur tel ou tel point — de la même façon que, dans des notes antérieures, on voyait l’histoire passer certains pays dans « les

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périphéries » et fabriquer des « complexes secondaires » en marge du « complexe central » (mss, X, L, 11). Nous avons donc plusieurs voies possibles, et proches, de la disposition des événements historiques. Les points saillants et qui seraient en commun à l’humanité, Bataille les nomme des faits. Et sa tentative est « la première/ Histoire universelle/ fondée sur l’ensemble des faits » (mss, X, H, 2), comme l’annonce un titre. 50

Ajoutons immédiatement ce qui suit deux lignes plus loin. Les faits ne sont pas que du contenu, pas que des complexes émergeant dans une chronologie. En cela, l’histoire universelle de Bataille ne se contente pas de collationner, de réunir, ni même de réagencer dans une perspective. Dans les faits de l’histoire figure le fait de la littérature. On compose un livre d’histoire comme un roman. Présenter un petit nombre de faits précis le fait que l’on ne peut écrire un roman sans supplicier le lecteur sensible, ne pas réussir à la supplicier c’est échouer Ceci fait indéniable il est vrai peut sembler bien loin de semble-t-il des questions que pose à l’être hu avide de la question fondamentale (mss, X, H, 2)

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L’étrangeté du raisonnement est redoutée par Bataille : il donne l’impression de s’éloigner, il est au cœur de la question. L’histoire est l’histoire. La distinction, très hégélienne mais pas seulement, entre Historie et Geschichte ne tient pas un instant au regard de l’universel. Bataille confère à son projet une signification qui dépasse la scansion factuelle comme les « déterminations majeures ». Nous touchons à la plus grande force de l’entreprise. Concevoir une histoire universelle ne s’arrête nullement à la réflexion de la recherche, pas plus qu’à sa restitution dans un code « scientifique ». L’Histoire-Bataille est traversée par le fait de la littérature.

52

Bataille élabore une véritable poétique de la lecture. S’il « révolutionne l’histoire », ce n’est pas en se posant la question « Comment on écrit l’histoire », mais en se demandant comment on la lit. L’écriture doit être déterminée par la recherche d’un sentiment de lecture. C’est une œuvre littéraire qui ne croit pas que l’essentiel tient dans l’écriture, qui serait immédiatement saisie par une communauté de savants à l’esprit transparent. L’histoire est une double construction toujours prolongée. Sous cet angle est sauvée l’Histoire universelle de la Pléiade. Les historiens spécialistes provoquent le malaise et le dégoût vis-à-vis d’un amas de connaissances. C’est en somme dans la succession sèche des faits que les arbres dissimulent le mieux la forêt. Et si même de cette succession l’horreur naît, elle tient au sentiment d’excès qu’elle nous donne : les auteurs, semble-t-il, n’ont pas voulu nous la donner. Je dirais volontiers d’elle que nous étions tenus d’en retrouver le jeu vertigineux, disons la frénésie (XII, 435). Le lecteur est parfois un homme qui succombe, débordé par la somme de connaissances qu’il voudrait acquérir, qu’il s’efforce d’acquérir dans l’angoisse que lui donne cette immensité qui se dérobe sans cesse (XII, 434).

53

La lecture guide la main de l’écrivain. Pour l’angoisse, l’horreur, les tremblements.

54

Un des noms de l’entreprise générale est « La Torture », qui remplace « Le Supplice universel » et que glose la mention « ou la première/ Histoire universelle » (mss, X, H, 2). Supplice universel : le déroulement de l’histoire n’est qu’une torture, ceux qui s’en approchent sont uniment mis à la question. Il n’y a pas de confusion pré-conceptuelle entre objet et sujet, tout se dépasse dans la totalité d’une souffrance vive.

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55

Le souci extrême de la lecture, l’exigence de la douleur ressentie par chacun (acteur, auteur, lecteur de l’histoire) font donc apparaître la portée du mot de « roman ». Il arrive à Bataille de suivre la comparaison majoritaire et de désigner l’histoire comme un « drame » (mss, XX, Ag, 187). Mais il s’attarde aussi sur la catégorie du roman, à l’instar de l’historiographie des dernières décennies. Là, mesurons l’écart entre l’écrivain et quelques penseurs. Michel de Certeau a abondamment développé la relation entre l’histoire et le mythe, le récit, la fiction. Mais confondre ces dernières catégories avec le roman ou la littérature ne me paraît pas acceptable. La narration ne suffit pas à faire de la littérature. Quoique Certeau plaide pour « la construction d’une écriture (au sens large d’une organisation de signifiants) », il explique aussitôt cet impératif par la narrativisation et la contrainte chronologique, étant en retard sur sa propre pratique65. On dérive du roman à la diégèse, cette chimérique entité qu’auscultent les narratologues. Si l’on tient, par sentiment de noblesse, à apparier l’histoire et la littérature, mieux vaut se rappeler que celle-ci ne se limite pas à l’écriture. Or, comme le titre L’Écriture de l’histoire le dit assez, Michel de Certeau ne veut ou ne peut guère entendre parler de lecture. Pour lui, les « vrais lecteurs » de l’historien sont ses « pairs », c’est-à-dire des représentants symptomatiques et objectifs d’un « groupe », les vérificateurs d’une institution qui évaluent « comme [dans] un laboratoire »66. Donc des décodeurs de message, des juges, bref des non-lecteurs. Quant au « public », « il n’est pas le véritable destinataire du livre d’histoire, même s’il en est le support financier et moral »67. En évitant la lecture, comme le structuralisme critique des années 1960 dont il est théoriquement tributaire, Certeau ne peut que postuler une écriture diaphane, délivrant un « résultat »68. Il en vient donc à nier son postulat sur l’écriture de l’histoire parente de la littérature.

56

Ici, comme ailleurs, chez Ricœur par exemple, le motif de la littérature est utile, mais la confrontation est évitée. Oubli de la lecture, oubli du texte. Et, dans les références épisodiques, l’historiographe préfère une narrativité assez traditionnelle. Daniel Milo va plus loin que Flaubert et cite volontiers Perec69. Mais y a-t-il place pour autre chose ? En tout cas, n’en doutons pas, pour Bataille, l’histoire universelle devra se lire comme un roman de Bataille. L’intrigue sera violemment altérée, dans, par la souffrance conjointe de l’écriture et de la lecture.

57

L’histoire universelle si elle pouvait être rédigée, subirait un constant déport vers la littérature. Les inventions relèveraient d’une aventure du texte, qui s’est interrompue. Je ne garde que deux exemples. Cette plainte, ce chagrin confié à une page vide, et qui ressaisit tant d’études sur le sacrifice : Ramener à la vie de chaque jour ils tuaient les animaux mais ils les aimaient s’excusant auprès d’eux de les tuer l’interdit mais l’au-delà (mss, X, L, 40).

58

L’exposé spéculatif n’est pas effacé par ces cinq lignes. Il surcharge l’œuvre de pathétique. La vibration de la douleur emmène l’écriture, dans un transport global. Comme dans la fin de « Qu’est-ce que l’histoire universelle », ces derniers mots si peu intelligibles qui définissent le projet : En ce sens que le savoir lui-même, au moins dans son essence, se trouverait de luimême au centre, le savoir étant finalement, avec l’équipement technique, la grande œuvre de l’histoire (XII, 436).

59

Le savoir étant création de l’histoire, l’histoire doit revenir à lui, qui l’autorise ; c’est entendu. Le savoir lui-même, et de lui-même ; admettons. Mais ce qu’est pareil savoir,

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nous l’ignorons encore. Il se dit avec le sens en tout cas. Sens, essence, centre. Et j’ajoute, dans le début de cette ample phrase dont je ne citais que le bout : encyclopédie, ensemble, connaissances, me semble-t-il, connaissance (encore deux fois avec ou sans s), sens, encyclopédique. L’écriture de Bataille signifie la lecture et son sens, elle signifie la littérature, avec une « organisation des signifiants » et beaucoup plus. Et au centre du sens, dépassant l’encyclopédie dans la vue d’ensemble des connaissances, se tient le savoir. 60

Mais ce savoir, quel est-il donc ? et arrive-t-il par hasard avec la littérature ?

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Sans doute la tentation philosophique et théologique d’un Savoir capital, absolu et un, existe-t-elle chez Bataille, en ce point sous le coup hégélien. Le désir d’unification, la majuscule de l’Homme font retour vers le Savoir. La généralité, sous cet angle, est la condition d’une science, reprenant la tradition aristotélicienne. Dans ce savoir, le souci de l’histoire est fondamental, il permet une unité d’exercice. Dans cette hypostase totalisatrice, Bataille paraît sur les traces d’Henri Berr, qui prônait « la Synthèse » comme une réunion des activités humaines : Désormais, le vrai philosophe, c’est le savant qui comprend l’histoire ; c’est l’historien qui rattache l’histoire à la science ; c’est celui qui par la synthèse des connaissances règle la vie. Le vrai philosophe est maître de l’action [...] La Synthèse doit absorber toutes les énergies, dériver et raviver l’ancien esprit d’aventure. Se lancer à la conquête de tout l’inconnu ; contrôler l’hypothèse de l’Unité ; réaliser les fins unifiantes de l’Être : n’est-ce pas une aventure assez passionnante ?70.

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L’histoire universelle qui retournerait inévitablement à l’émergence du savoir permettrait l’unification des sciences dans la quête de l’homme. Seulement, cette conciliation synthétique est aussitôt menacée par son essence totalisatrice. Il lui arriverait la même chose qu’à l’homme « poly technique » : elle sortirait de l’histoire. Et en fait, l’histoire universelle rend caduque l’histoire comme discipline. La quête du Savoir fait apparaître la nécessité d’un attribut historique pour la connaissance. Mais l’attribut n’est pas l’essence, et « l’histoire classique » doit être intégralement subsumée dans le Savoir.

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Ainsi, l’unification passe par la négation, autre reliquat hégélien. On ne s’arrête pourtant pas là. Car à son tour, irrémédiablement, le Savoir un va tomber en tant que tel. Chez Bataille, l’aspiration à une totalité positive est aussitôt battue en brèche par la tentation d’un non-savoir. L’extrême insistance sur le mot de fin dans l’article dédié au volume de la Pléiade nous en dit long. Bataille reconnaît que la fin est la fin. La fin de l’histoire humaine est aussi la disparition de l’homme ; et le savoir qui se trouve comme fin est la mort du savoir. C’est la conversion dans un savoir dénudé du savoir, qui pose et dépose, fait et défait. Le parcours de la positivité de la connaissance mène à l’évidence du vide. Ce pour quoi Bataille note sur une page « Ne pas prétendre aboutir à quelque chose de ferme et de définitif » (mss, XX, Ag, 207). Il faut au contraire ouvrir une béance dans le corps de l’affirmation. Dans cette réflexion sur et par l’histoire, Bataille est à mon sens très proche de ce qu’élabore Adorno à peu près au même moment. Malgré l’écart entre les deux penseurs, tous deux se côtoient ici dans une descendance hégélienne, l’invocation et la révocation d’une histoire universelle, l’intuition d’une fin de l’histoire dans « la menace totale » de « la bombe atomique »71,, et la projection vers un « savoir négatif ». Avec la discontinuité d’Adorno résonne chez Bataille la mention de « l’ouverture à l’excès » (mss, X, L, f. 46, p. I), ouverture excessive de toute totalité à l’excès même. « La totalité se divise, ses parties s’en / se retirent d’elle, refusant la totalité » (ibid.) : il ne peut y avoir

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d’unité achevée. Au plus près de lui, Bataille se sépare alors d’Adorno. Ne voulant pas mettre en place le système performant d’une dialectique négative, Bataille reste face à la négation et à la position. Il n’y a pas de réassurance dans un mouvement philosophique liant les contraires. Du coup, Bataille est plus dubitatif qu’Adorno. Il espère à l’occasion dans une « résolution, dans un tremblement, / comparable à celui de la jouissance... » (ibid.). Il doit malgré tout se colleter avec l’effroi et la joie et l’angoisse ensemble — la réflexion sur la totalité que je viens de citer est naturellement vouée à un « Peutêtre ?... » (ibid.). L’interrogation se maintient par delà l’affirmation et son contraire. Bataille échappe davantage qu’Adorno au danger d’une tentation positive retournée en négativité. « Mener / la négation jusqu’au bout » (mss, X, H, 6) fait émerger un savoir négatif (et positif) et interrogatif, qui a pu justifier l’intérêt de la philosophie de la déconstruction pour Bataille (chez Derrida, chez Jean-Luc Nancy de façon plus notable). « Peut-être » « non-savoir », le savoir que recèle l’histoire universelle et qui la porte est finalement déterminé par la totalité en même temps qu’il l’empêche. La dimension projective en sort renforcée. On ne peut qu’être poussé vers l’histoire universelle, on ne peut que buter contre elle. 64

Tel est le savoir que Bataille se promet — tout en ménageant une place pour autre chose. Littéralement les mots du manuscrit, « il y a autre chose » (mss, X, L, 67). Même si l’hypothèse n’est qu’à peine entrevue par le texte, je veux la formuler, pour nous-mêmes. Il reste, en proie aux doutes et aux destructions, la persistance d’une croyance effective. Le fait de la littérature, indispensable pour faire l’histoire, indique un autre mode de la connaissance. Niée et affirmée, la littérature est à même d’être le savoir recherché. La lutte que mènent entre elles les disciplines, les sciences, les domaines de la connaissance, la littérature ne peut y entrer. Elle ne supporte pas la comparaison, elle est trop faible, trop loin des démonstrations logiques ou du surplomb philosophique. Elle ne peut perdre cependant, car sa vie est proprement la mise en œuvre des savoirs, parcellaires et unifiants, positifs et négatifs. L’article « Qu’est-ce que l’histoire universelle ? » se termine par l’émergence littéraire du sens qu’exhibe à cette occasion un fonctionnement de l’écriture. Nous pouvons préciser. Par sa dernière phrase, le texte trouve dans le centre du savoir essentiel non pas l’encyclopédisme mais la « valeur encyclopédique » de toutes les connaissances ensemble qui traversent la littérature. L’hésitation entre « connaissance » et « connaissances » transcrit la singularité de la littérature. Le savoir général n’est pas un savoir un mais le savoir que sont les savoirs. La littérature est toujours plus qu’elle-même. Dans la décomposition, la dispersion inéluctable des discours, des actes, des gestes qui la traversent, il reste néanmoins qu’elle existe, intensément, précairement. Cette persistance donne l’ambition d’un savoir en ruines mais singulier, sans généralité autre que l’œuvre. La littérature dépasse la littérature, et l’œuvre de Bataille, poétique, historienne, critique, romanesque, anthropologique, etc., indique le fond du seul savoir accessible à la négation et l’affirmation de la science. A condition d’y croire.

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La réflexion de Bataille sur l’histoire universelle est sans pitié. Elle condamne la spécialité, avec pour conséquence d’atteindre l’autonomie de la discipline de l’histoire. Elle revendique la novation des Annales et réclame l’effroi du factualisme. Elle met au jour le projet totalisant de toute histoire, et somme de participer à l’entreprise d’ensemble — sans promettre une seconde la réussite. Elle exige la philosophie, elle recommande la lecture et l’écriture. L’Histoire-Bataille est entièrement tournée vers la démesure du maximum, forcément impossible. Elle rêve d’un savoir où communiquent chaque chose et

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chacun. Plutôt que le savoir général, même négatif, je vois des savoirs à l’œuvre, comme dans la littérature. Seule la littérature peut maintenir le droit à l’absurde la philosophie n’a pas de donné absurde, elle le supprime seule la littérature mais la philosophie supprime la littérature ou tend à la supprimer (mss, X, L, 63) 66

Un peu plus loin : seule l’histoire universelle pourrait viser le savoir, seule la philosophie donnerait de quoi le comprendre, seule la littérature pourrait s’y tenir et vivre. Les savoirs de la littérature, irrémédiablement distincts, constituent néanmoins son savoir. Peut-où nous commencions. Un grand détour ne veut pas interdire les disciplines, mais interroger leurs valeurs. Il y a des savoirs, et nous nous devons un savoir vivant et vibrant. Que dire ? cela ne se peut pas, essayons quand même. Voyons comment l’histoire passe par la littérature. En d’autres termes, l’ambition est trop grande, il nous faut faire œuvre, ce que nous confie malgré tout Bataille. Il nous faut faire œuvre, commençons.

NOTES 1. Cf. Jacques-Bénigne

BOSSUET,

Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin, Paris,

Mabre-Cramoisy, 1681, p. 4, 7. 2. Dans le corps du texte, les renvois à l’oeuvre imprimée de Bataille mentionnent en chiffres romains le volume des OEuvres complètes (Paris, Gallimard, 1970-1988, 12 vol. ) et en chiffres arabes la page citée. 3. Maurice

CROUZET

(dir.), Histoire générale des civilisations, Paris, Presses universitaires de France,

vol. I, 1953, p. XII. 4. René

GROUSSET,

Émile G.

LÉONARD

(dir.), Histoire universelle, vol. I, Paris, Gallimard, 1956, coll.

« Encyclopédie de la Pléiade » ; respectivement : dans l’introduction de Léonard, passim absolument, p. XXII et XXI, p. XXV. 5. ID., ibid., p. XXVI. 6. ID., ibid., p. XIX. 7. ID., ibid., p. XXVI. 8. ID., ibid., p. XXVII. 9. ID., ibid. 10. Repris dans Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, Paris, Colin, 1953, p. 117. 11. ID., ibid., p. 116-117. 12. ID., ibid., p. 117. 13. Jacques

REVEL,

« Histoire et science sociale : une confrontation instable », dans Passés

recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, dir. Jean Boutier et Dominique Julia, Paris, Autrement, 1995, coll. « Mutations », p. 80. 14. L. FEBVRE, op. cit., p. 20. 15. J. REVEL, op. cit., p. 80. 16. Cf. Marc BLOCH, Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995, p. 94-123 et 124-129. 17. Paul

VEYNE,

Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1971, coll. « Univers

historique », p. 338.

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18. ID., ibid., p. 339. 19. Marcel DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000. 20. M. BLOCH, op. cit., p. 67. 21. L. FEBVRE, op. cit., p. 105. 22. ID., ibid. 23. ID., ibid., p. 12. 24. ID., ibid., p. 103. 25. J. REVEL, op. cit., p. 80. 26. Jacques

DERRIDA,

L'Écriture et la différence, Paris, Seuil [1967], réédition de 1979, coll. « Points

Littérature », p. 369-407. 27. ID., ibid., p. 405. 28. L’Histoire universelle des poissons & autres monstres aquatiques, Lyon, d’Ogerolles, 1562. 29. MALINGRE, Histoire universelle de ce qui s’est passé ès années 619 et 620, savoir depuis le départ de la reine, mère du roi, du château de Blois jusques à présent, Paris, Vitray, 1621. 30. Agrippa D’AUBIGNÉ, L’Histoire universelle, Maillé, Moussat, 1616-1620, 3 t. en 2 vol. 31. Jacques DE CHARRON, Histoire universelle de toutes les nations, et spécialement des Gaulois et François, Paris, Biaise, 1621. 32. François DE BELLEFOREST, L'Histoire universelle du monde, Paris, Mallot, 1570. 33. J. B. BOSSUET, op. cit., p. 3-4. 34. Cf. Georg

WEBER,

Allgemeine Weltgescbichte, Leipzig, Engelmann, 1857-1880, 15 vol. ; Leopold

VON RANKE, Weltgescbichte, Leipzig, Dunder & Humblot, 1881-1887, 9 vol. (inachevée).

35. Cf. l’avant-propos sur l’histoire universelle signé de René MAHEU, dans l' Histoire du développement culturel et scientifique de l’humanité, préparée par la Commission internationale pour une histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité, Paris, Laffont, 1967-1968, 6 vol. , vol. I, p. 9. 36. L. VON RANKE, op. cit., vol. I, p. VIL Je traduis. 37. Enciclopedia storica, ovvero Storia universale. Racconto, Turin, Pomba, 1839-1848, 18 vol. ; cf. la longue et brillante introduction en particulier. 38. Ibid., vol. XVIII, p. 1039. Je traduis. 39. Respectivement : Imanuel

KANT,

Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht

dans Gesammelte Schriften, Berlin, Keiner, 1912, vol. VIII, p. 96 ; Georg Wilhelm Friedrich

HEGEL,

Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Werke, Francfort, Suhrkamp, 1970, p. 540. Je traduis. 40. Oswald

SPENGLER,

Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte,

Munich, Beck, 2 vol. , 1920-1922, voir en particulier le premier chapitre. 41. G. W. F. HEGEL, op. cit., p. 557. Je traduis. 42. ID., ibid. Je traduis. 43. Les derniers termes sont par exemple largement utilisés par Theodor W. Adorno ; Cf. T. ADORNO,

Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit (1965/65), dans Nachgelassene Schriften,

partie IV, vol. XIII, Francfort, Suhrkamp, 2001, neuvième et dixième leçons en particulier. 44. Hans Peter

DUERR,

Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, traduction française

Véronique Bodin, Jacqueline Pincemin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1998. 45. Norbert

ELIAS,

Uber den Prozeβ der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische

Untersuchungen, Francfort, Suhrkamp, 1997, 2 vol. Pour une position limpide sur le devenir, cf. vol. II, 463-465 ; sur la direction (Richtung), même vol. , p. 451 et passim. 46. ID., ibid., vol. II, p. 451 et passim. 47. H. P.

DUERR,

Der Mythos von Zivilisationsprozess, vol. II, Intimität, Francfort, Suhrkamp, 1990,

p. 20. Je traduis ici Evolutionskurve, qui fait une référence appuyée aux théories de Darwin (là où on pourrait attendre une plus neutre Entwicklungskurve).

38

48. ID., ibid., fin de l’introduction et avant-dernier paragraphe du vol. I (cf. Nudité et pudeur). 49. ID., ibid. 50. A moins, bien sûr, que Duerr ne croie à la vérité littérale du mythe biblique. En ce cas même, faudrait-il penser que la recherche historique n’a le droit de commencer qu’à partir de la Faute ? 51. Carlo

GINZBURG,

Carlo PONI, « La micro-histoire », Le Débat, 1981, n o 17, p. 133-136 (citation

p. 134). Cet article est la traduction et l’adaptation d’un original italien des mêmes auteurs, « Il nome e il corne : scambio ineguale e mercato storiografico », Quaderni storici, 1979, n o 40, p. 181-190. 52. ID., ibid., p. 134. 53. ID., ibid. Le refus est relatif, car la « spécialité » visée n’est plus tel ou tel champ disciplinaire mais la « niche » universitaire proprement dite (« historien de l’Église ou des techniques, du commerce ou de l’industrie, de la population ou de la propriété, de la classe ouvrière ou du parti communiste italien », ibid). 54. ID., ibid., p. 136. 55.

ID.,

« Il nome e il corne », art. cit., p. 188 du texte italien, que je traduis ici ; la version

française autorisée donne « à petite échelle » (p. 136). 56. ID., « La micro-histoire », art. cit., p. 134. 57. ID., ibid., p. 136. 58. ID., ibid. 59. ID., ibid., p. 134. 60. T. ADORNO, Zur Lehre... op. cit., p. 118 et sqq. et 128 par exemple. 61. ID., ibid., p. 119. 62. ID., Dialectique négative, Paris, Payot, traduction française collective, 1978, coll. Critique de la politique », p. 248. 63. BnF-Mss, Fonds Georges Bataille, boîte X, dossier L, f° 9. 64. Ibid., mss, X, H, 15. 65. Michel

DE CERTEAU ,

L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, coll. « Bibliothèque des

histoires », p. 101 pour la citation et suivantes pour les considérations évoquées. 66. ID., ibid., p. 72. 67. ID., ibid., p. 73. 68. ID., ibid. 69. Par exemple : « Pour une histoire expérimentale, ou le gai savoir », dans Alter histoire. Essais d’histoire expérimentale, dir. Daniel S.

MILO

et Alain

BOUREAU ,

Paris, Les Belles lettres, 1991, coll.

« Histoire ». 70. Henri BERR, L’Avenir de la philosophie. Esquisse d’une synthèse des connaissances fondées sur l’histoire , Paris, Hachette, 1899, p. 446 et 510 sq. 71. T. ADORNO, Dialectique négative, op. cit., « Critique de la politique », p. 250.

AUTEUR LAURENT DUBREUIL Assistant professor de littérature française et francophone à Cornell University (États-Unis).

39

Groupes et revues

40

Documents : de l’usage érudit à l’image muette Christophe Gauthier

1

Avant d’entreprendre cette communication, un double préalable s’impose. En premier lieu, mon regard sera celui d’un historien de la culture sur ces objets culturels que sont les revues d’art et dont l’éclat fut tout particulièrement remarquable pendant l’Entre-deuxguerres. Il s’agira donc de comprendre jusqu’à quel point Georges Bataille qui fut secrétaire général de la revue Documents pendant sa brève existence (quinze numéros d’avril 1929 à la fin de l’année 1930), après avoir collaboré à plusieurs livraisons de la revue érudite d’art, d’archéologie et de numismatique Aréthuse, s’inséra dans une dynamique qu’à proprement parler on peut qualifier de « médiatique » ; et de la même manière dans quel contexte socio-culturel cette aventure prit place.

2

On comprendra donc car là ne se situe ni mon ambition ni ma compétence que mon analyse ne sera pas menée ici du point de vue des implications philosophiques des textes de Bataille, comme ont pu le faire par exemple Denis Hollier1 et Georges Didi-Huberman2, mais bien plutôt aux fins de meilleure compréhension des liens paradoxaux tissés par Documents avec les revues savantes qui lui sont contemporaines ainsi qu’avec le mouvement intellectuel dans lequel ce titre s’inscrivit et dont il s’écarta par ailleurs. En partie occultée par les glossateurs de l’œuvre bataillienne, cette approche contextuelle dont l’histoire culturelle offre les conditions de possibilité, ne se limite pas à ces connexions entre l’érudition traditionnelle et celle qui fut mise en œuvre dans la revue, ni aux seules lignes de fracture entre le surréalisme « orthodoxe » et la mouvance dissidente à laquelle Bataille a été fréquemment identifié3 ; elle entend également discerner la prévalence du collectif dans une entreprise dont Bataille fut sans conteste un animateur éminent, mais pas unique, et la part de cette influence pour l’œuvre à venir.

3

On sait que l’unique contribution de Georges Bataille à la Révolution surréaliste se résume à la publication de quelques fatrasies, exemplaires de cette poésie du non-sens dont on ignorait alors quasiment l’existence4. Encore ne sont-elles accompagnées que d’un très bref commentaire non signé, Bataille se masquant derrière des textes qui proviennent pour partie des Œuvres poétiques de Philippe de Beaumanoir 5 qui lui furent offertes par l’École des chartes pour récompenser un examen de fin d’année brillamment réussi6.

41

Constatons avec ironie que l’irruption de Bataille dans les terres du surréalisme « orthodoxe » fut placée sous le signe de l’érudition la plus déroutante et la plus obscure. Mais, outre que Bataille ne fut introduit qu’indirectement — par l’entremise de Michel Leiris — à la Révolution surréaliste, sans bien connaître ses principaux animateurs, il y aurait une singulière illusion rétrospective à s’étonner d’un recours à ce qui semblait relever de l’évident domaine de compétences du jeune bibliothécaire du Cabinet des Monnaies et Médailles de la Bibliothèque nationale. 4

Car Bataille, ne l’oublions pas, vient de la tradition érudite la plus officielle, celle de l’École des chartes. Qu’en est-il en effet de son œuvre revendiquée, ouverte, dévoilée, « révélée » enfin7, avant l’aventure de Documents ? Notre-Dame de Rheims8, une plaquette de six pages publiée en 1918 et oubliée par la suite, sa thèse de l’École des chartes consacrée à L’Ordre de chevalerie, conte en vers du XIIIe siècle 9, quelques articles intéressant les collections dont il a la charge aux Monnaies et Médailles pour Aréthuse ainsi que « l’Amérique disparue », long compte rendu de la première grande exposition parisienne d’art précolombien10, voilà tout ce qui lut publié ou écrit sous le nom de Bataille avant 1929. Il est frappant de constater, qu’après Documents, plus jamais Bataille ne reviendra à un discours mettant en œuvre de telle manière une érudition traditionnelle, au point qu’une lecture inattentive pourrait nous laisser croire que c’est au moment de Documents que s’efface cet usage de l’érudition.

5

Or il n’en est rien, bien au contraire. En premier lieu parce que l’érudition fonde l’origine et l’identité de la revue. Documents s’insère en effet dans une tradition vivace de revues d’art ou d’esthétique, dont la plus ancienne et la plus prestigieuse est la Gazette des beauxarts, et qui connaissent un éclat tout particulier pendant l’Entre-deux-guerres. Par ailleurs, les collaborateurs retenus, les thèmes abordés, la mise en page et l’iconographie qui s’y font jour sont autant de témoignages d’un maintien de cette pratique de l’érudition, sous une forme certes « iconoclaste » ou que des contemporains auraient pu qualifier d’aberrante, mais qui n’en reste pas moins vivace, y compris chez Georges Bataille, jusqu’au dernier numéro.

6

C’est la raison pour laquelle il me semble si important d’insister sur les « pratiques » en vigueur à Documents, sur la nécessaire dimension collective du travail de revue qui donne sa force et sa cohérence à chaque numéro11. Ces pratiques eurent pour objet, tout au moins dans un premier temps, de mettre en œuvre ce que Michel Leiris lui-même, secrétaire de rédaction puis gérant, qualifia de « machine de guerre »12, dans une optique de « contre-histoire de l’art » (Didi-Huberman). Leur analyse permet en outre de s’interroger sur la ou les manières dont s’écrit cette histoire « à rebours », dont la visée littéralement renversante (et l’on verra de quelle façon) n’est pas à mettre en doute. Nul doute que l’iconographie et sa mise en forme, tant étudiées par Georges Didi-Huberman, jouent ici un rôle éminent, nul doute que les sujets abordés par la rédaction (et l’on y reviendra), leur hiérarchisation, leur « classification » au sens quasi-muséologique du terme, y aient une part non moins prépondérante, nul doute enfin que de telles pratiques participent d’une érudition renouvelée sinon elle-même « renversée ».

42

RÉSEAUX INTELLECTUELS ET REVUES D’ART À LA FIN DES ANNÉES 1920 7

Revues savantes, revues d’érudition, revues d’art ou d’histoire de l’art, revues d’avantgarde ou d’arrière-garde, simples bulletins, magazines ou organes officiels, l’efflorescence des titres spécialisés dans le domaine le plus large de l’esthétique et des beaux-arts est exceptionnelle entre les années 1910 et la veille de la Seconde guerre mondiale. La plus ancienne et le modèle du plus grand nombre en est la très célèbre Gazette des beaux-arts créée en 1859 et dont le directeur en 1929 est Georges Wildenstein, fils du marchand de tableaux Nathan Wildenstein. Georges Wildenstein, passionné d’art moderne autant que « d’antiquités » a déjà contribué à lancer Beaux-Arts (1923), consacré plus explicitement que la vieille Gazette à l’art contemporain, quand il décide de créer au début de l’année 1929 Documents. D’après Yves Chevrefils Desbiolles13, il cherche à concurrencer de la sorte les Cahiers d’art de Christian Zervos, prestigieux mensuel pluridisciplinaire dont les intérêts vont de la peinture à l’ethnologie, en passant par l’architecture, la sculpture et l’archéologie. Les « arts anciens » et le cinéma viendront renforcer en 1930 cette curiosité tous azimuts qui singularise une grande partie de ces périodiques où cohabitent conservateurs de musée et de bibliothèque, universitaires, dilettantes, journalistes, ethnologues et intellectuels désargentés14.

8

Au même titre que la Gazette des beaux-arts, la Revue de l’art ancien et moderne, le Bulletin de la société d’histoire de l’art français ou le Bulletin des musées de France à partir de 1928, Aréthuse participe au bouillonnement général qui caractérise la recherche en histoire de l’art à la fin des années 1920. Si ce titre n’est pas publié par une institution publique mais par un « expert » dont on ne sait à peu près rien, J. Florange15, il n’en était pas moins dirigé par Jean Babelon et Pierre d’Espézel tous deux conservateurs au Cabinet des Monnaies et Médailles de la Bibliothèque nationale16. Les deux hommes seront d’ailleurs associés par Wildenstein à la rédaction de La Gazette des beaux-arts et à celle des Cahiers de la République des Lettres, des sciences et des arts. Par ailleurs, Babelon signe un Germain Pilon dans la collection de monographies L’Art français, également dirigée par Georges Wildenstein17. C’est donc tout naturellement que d’Espézel et Babelon trouvent place dans ce nouvel astre de la constellation Wildenstein qu’est Documents. On peut considérer que l’association de Bataille et son affectation comme secrétaire général de la nouvelle revue s’inscrivent dans cette même dynamique.

9

Georges Bataille, entré en 1924 comme bibliothécaire au Cabinet des Médailles, a donc collaboré ès-qualité à Aréthuse. A l’exception de comptes rendus, il y publia entre 1927 et 1929 trois articles visant à mettre en valeur les collections dont il avait la responsabilité : « les Monnaies des Grands Mogols au Cabinet des Médailles »18, longue présentation d’une collection suivie d’un catalogue, « Notes sur la numismatique des Koushans et des Koushan-shahs sassanides (à propos d’un don de M. Hackin au Cabinet des Médailles) » 19 et « la Collection Le Hardelay du Cabinet des Médailles »20. Il était somme toute assez logique, si l’on considère cette production savante, que le premier texte publié par Bataille dans Documents fût consacré aux monnaies gauloises et aux cas de dévoiement de la représentation « académique » du cheval sur leurs faces21.

10

Mais ce n’est point par le truchement de Babelon et d’Espézel que Bataille et Leiris, amis depuis quelques années, furent introduits à Documents, mais grâce à Georges-Henri

43

Rivière, le jeune directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro, qui les présenta à Georges Wildenstein22. Rivière et Leiris, à qui se joindront sans tarder Marcel Griaule, André Schaeffner et plus sporadiquement Paul Rivet (professeur au Muséum d’histoire naturelle) constituent le noyau d’un second groupe (après celui des conservateurs) qui s’agrégera à la revue, celui des ethnologues. Certains des membres de ce groupe n’en sont pas moins liés à l’avant-garde intellectuelle et artistique de l’époque. C’est le cas de Michel Leiris bien entendu, mais aussi de Robert Desnos, Jacques Baron, Georges Ribemont-Dessaignes, Roger Vitrac, du peintre André Masson (ami intime de Bataille) ou du photographe Jacques-André Boiffard et plus tardivement de Jacques Prévert. Tous ont en commun (à l’exception de Ribemont-Dessaignes) une amitié nouée dans les réunions du « groupe de la rue du Château » où habitaient Masson, Queneau, Georges Sadoul et André Thirion, un passage agité et souvent bref par le groupe surréaliste dans ses premières années, et des rapports houleux avec le fondateur du mouvement. La revue portera de nombreux stigmates de ces délicates et conflictuelles relations avec le groupe surréaliste qui connaît au tournant des années 1920 et 1930 l’une de ses crises majeures 23. Georges Bataille, s’il appartient « statutairement » au groupe des « conservateurs », n’était que de loin rattaché à celui des surréalistes dissidents (comment pourrait-il être « dissident » alors qu’il ne fut jamais membre du groupe, et à peine associé à ses activités ?) et n’avait guère de liens avec celui des ethnologues. 11

A la lumière de ce rapide portrait de la composition sociologique des rédacteurs de la revue et de leur origine culturelle, il semble donc que la seule personnalité à-même de fédérer tant d’énergies dispersées était Carl Einstein. Auteur dès 1926 d’un volumineux ouvrage sur l’art du XXe siècle, Allemand installé à Paris depuis mai 1928, découvreur et analyste de l’art « nègre » dès 1915 et à ce titre lié à l’essor de l’ethnographie moderne 24, fin connaisseur des avant-gardes européennes : comme l’a montré Liliane Meffre, cet intellectuel constitue la pièce centrale de l’édifice construit par Georges Wildenstein, au demeurant son ami proche. Ce dernier augmente la rédaction de la revue d’un quatrième cercle, plus circonscrit, constitué du professeur à l’université de Vienne Joseph Strzygowski, du docteur Reber, collectionneur allemand établi en Suisse et dont Einstein était le « conseiller technique », et plus tard du grand africaniste Leo Frobenius.

12

La place de l’ethnographie est donc prépondérante dans le renouvellement de la réflexion sur l’art et son histoire dont Documents fut à la fois le témoin et l’instigateur ; elle justifie l’un des sous-titres de la revue25 et permet de comprendre pourquoi la muséologie naissante y revêtit une telle importance : Leiris, Griaule, Schaeffner et surtout Rivière consacrent en effet plusieurs articles à la place de l’objet des civilisations primitives dans le musée et par conséquent à l’environnement muséologique dans lequel celui-ci doit s’inscrire, si l’on veut faire l’effort d’en restituer le contexte pour en comprendre l’usage.

13

Documents se situe donc à la convergence de trois réseaux, les conservateurs, les ethnologues et les « surréalistes dissidents », auxquels s’adjoignent quelques historiens d’art allemands qui sont les premiers à promouvoir une pratique renouvelée de leur discipline, et ce dès le premier numéro de la revue. On comprend dès lors la difficulté qu’eut Einstein ou tout autre à y maintenir une relative cohérence au long de ses deux années d’existence, mais aussi la singularité qui s’en dégage, cet effet permanent de juxtaposition choquante des discours et des images, voire « d’incongruité » intentionnelle que suscite sa lecture, trouve ici un début d’explication.

44

UNE CONTRE-HISTOIRE DE L’ART 14

Carl Einstein fut l’un des premiers à percevoir l’étroite complémentarité entre l’ethnologie et l’histoire de l’art : L’ethnographie s’est acquittée de sa première mission en posant à la recherche l’ensemble des problèmes. Elle transforme désormais méthode et aspect pour pouvoir résoudre des questions particulières. En se nuançant, elle offre à l’historien de l’art de nouvelles tâches26.

15

Il ne tarde pas à considérer que l’histoire de l’art occidental elle-même doit trouver dans l’ethnologie un souffle nouveau, ce que son article sur André Masson27 dans le numéro 2 de Documents développe plus avant : il voit dès lors dans les toiles du peintre un substitut à l’effacement du sacré dans l’art, l’expression d’une nouvelle mythologie qui puise non plus dans ce qu’il appelle « les forces hallucinatoires du collectif », mais dans une forme non péjorative de régression où La peinture renonce à décrire les formes données ou les structures découvertes dans les objets. C’est-à-dire qu’on élimine et qu’on oublie de la même manière que le religieux, lorsqu’il se concentre pour atteindre l’extase, oubliant toute réalité. Cet oubli, cette anesthésie sont caractérisés par le fait qu’on découvre et qu’on anime des couches mythologiques28.

16

Cette tentative de réintroduction du sacré dans l’art, assez paradoxale — il faut bien le dire — chez cet athée militant, trouve bien entendu un écho dans la réflexion sur l’objet primitif et sa place dans le musée qui sous-tend une bonne partie des articles de Griaule et de Georges-Henri Rivière. L’introduction de l’ethnologie est donc une première clef pour comprendre le renversement de l’histoire de l’art induit par Documents.

17

Mais la révision des catégories de l’histoire de l’art passe aussi par une réflexion sur l’art ancien. C’est le cas dans un article programmatique de Joseph Strzygowski publié dans le premier numéro et qui vise à promouvoir contre l’histoire de l’art ce qu’il appelle les « recherches sur les arts plastiques »29. Celles-ci doivent s’appuyer sur un savoir global dont le comparatisme est le fondement : il ne s’agit plus de se limiter aux « documents », quels qu’ils soient, conservés dans les musées occidentaux mais bien d’étendre l’analyse à l’ensemble des productions de l’esprit humain, sous quelque latitude à quelque degré de civilisation que ce soit : Le fait qu’on ne parle, s’il s’agit de l’Asie, que de l’Asie mineure, de l’Inde et de l’Asie orientale, négligeant l’Asie essentielle que ces territoires ne font qu’encercler, provient de ce que nul ne s’occupe de l’art des nomades, ni de l’architecture de briques crues. En Europe, il n’est, de même, question que des grands styles de l’architecture de pierre, en particulier de la représentation humaine ; on ne tient aucun compte de la lacune imposée par l’omission de l’art du bois et son ornementation [...] Il me semble que ces exemples devraient suffire pour attirer l’attention sur le tournant décisif auquel se trouve une science de l’esprit qui ne dépend pas des seules sources écrites, mais trouve son point de départ dans des monuments originaux : les œuvres plastiques de notre globe. Il est évident qu’une des premières et des plus importantes tâches consistera à remplir les « blancs » qui se trouvent sur la carte des monuments30.

18

On a bien affaire ici à la promotion d’un discours historique neuf dont les piliers sont l’ethnographie et le comparatisme. Les conséquences en sont incalculables. Non seulement la revue s’emploiera activement à réécrire une histoire de l’art selon ces

45

nouveaux principes, mais de plus ses rédacteurs n’auront de cesse de bouleverser les hiérarchies établies, non seulement en reclassant les écoles esthétiques, en en dérangeant la hiérarchie traditionnelle, mais bien en subvertissant le cœur du système traditionnel des beaux-arts, en un mot en déclassant les catégories artistiques préétablies, ce qui revient à remplir le programme de l’art lui-même résumé par une phrase de Marcel Schwob (reprise par Georges Didi-Huberman) : « l’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas, il déclasse ». 19

Reste à savoir comment s’opère ce déclassement, comment l’ensemble de la rédaction de Documents travailla à cette déconstruction du système des beaux-arts. Le recours à l’ethnologie et à une érudition d’un type nouveau, orientée vers les domaines négligés du savoir, en sont, on l’a vu, les instruments privilégiés. Par conséquent, les articles consacrés aux arts primitifs y occupèrent une place de choix : c’est le cas dans les numéros 4 (« le Balancier à fardeaux et la balance en Amérique » d’Erland Nordenskiöld), 5 (« Des instruments de musique dans un musée d’ethnologie » d’André Schaeffner) et 6 de l’année 1929 (« Totémisme abyssin » de Marcel Griaule), les numéros 1 (« Légende illustrée de la Reine de Saba » du même Griaule) 4 (« Dessins rupestres du sud de la Rhodésie » de Leo Frobenius) 6 (« Masques Janus du Cross-River (Cameroun) » du Dr Eckart von Sydow et « Têtes et crânes, crânes d’ancêtres et trophées de guerre chez les peuples primitifs » de Ralph von Koenigswald) et 7 de l’année 1930 (« l’Œil de l’ethnographe » de Michel Leiris), le premier article majeur consacré à ce sujet étant signé Paul Rivet31. Il y détermine les méthodes et les conditions de réalisation de l’ethnographie moderne, en insistant, comme l’avait fait Joseph Strzygowski sur la nécessité du comparatisme. Depuis les années 1910 toutefois, bien des revues avaient consacré leurs plus belles pages aux « arts nègres » (que l’on songe par exemple à la revue du marchand d’art Paul Guillaume, Les Arts à Paris).

20

La nouveauté de Documents consiste plutôt dans la juxtaposition de reproductions qui suscitent autant de rapprochements formels qu’ils heurtent la sensibilité et qui contredisent parfois la dimension artistique des objets présentés. C’est le cas par exemple de ces photographies des réserves du musée d’ethnographie présentées dans le numéro 5 de l’année 1929, en marge de l’article « Poussière » du « Dictionnaire », signé Georges Bataille : mannequins entreposés contre les murs, objets décontextualisés dans un bric-àbrac épouvantable créent en eux-mêmes de nouvelles fonctions. Cette « incongruité » de la juxtaposition se retrouve dans le dernier numéro de l’année 1929 où des « poteaux totémiques » d’Amérique du Nord font face à des mosaïques du Bas-Empire dont la monumentalité rappelle opportunément les totems indiens. Mais la réécriture de l’histoire peut aussi parfois prendre la forme de rapprochements formels explicites, comme dans cette double page du numéro 5 (octobre 1929) où deux tableaux de Klee sont littéralement « mis en regard » d’œuvres plus anciennes ; fixité du regard commune chez le « Clown » de Klee et dans les figures du psautier irlandais conservé à la Saint-John’s College Library, lignes anguleuses et creusées du « Fou en transes » de Klee et de la bractéate d’or provenant du legs Georges Schlumberger qui vient d’être déposé à la Bibliothèque nationale.

21

Enfin, puisque la révision des classiques est indissociable de toute entreprise de réécriture de l’histoire de l’art, on les reproduit donc, mais avec une ironique distance qui consiste à reprendre les critiques de l’époque de Courbet par exemple, pour mieux en fustiger l’aveuglement, occasion de présenter à côté des œuvres leur caricature. La valeur de telles juxtapositions n’est pas uniquement pédagogique32 ; elle vise aussi, en particulier

46

dans le cas de Courbet, à prolonger l’intentionnalité du peintre, en forçant le trait, en poussant en quelque sorte jusque dans ses derniers retranchements la logique quasiment régressive de l’artiste qui visait à revenir sur le beau académique. Marie Elbée, l’auteur de l’article, ne s’en fait d’ailleurs pas mystère : Courbet a tenté d’élargir le domaine du beau par la réhabilitation du « laid », banni de l’art par le classicisme. Cela n’était pas nouveau et le public avait accueilli sans indignation, depuis deux siècles, bien des réalités repoussantes que lui présentaient les Hollandais et même les Espagnols. [...] Courbet lui-même, socialiste, d’une violence épaisse et joyeuse, se donna comme révolutionnaire et porteur du nouvel évangile de la peinture33. 22

Il convient ici de se rappeler que le premier article publié par Bataille dans Documents portait justement sur cet art de l’ignoble, considéré sous le prisme des « altérations des formes plastiques »34 dont les monnaies gauloises étaient le support, symptômes d’une perpétuelle « oscillation » de l’art entre la précision du dessin et de la représentation et « les formes les plus baroques et les plus écœurantes », préconisant en un mot une histoire de l’art qui rendrait compte de ces oscillations sans s’attarder sur « l’académisme » des représentations. L’article sur Courbet est une illustration de cette conception de l’histoire de l’art.

LA « MACHINE DE GUERRE » BATAILLIENNE : USAGES DE L’ÉRUDITION 23

Au regard de ce qui précède, Bataille ne fut donc pas le seul à désirer transformer le formidable outil que représentait Documents en « machine de guerre », pour reprendre l’expression de Leiris. Carl Einstein, Georges Bataille et leurs collaborateurs eurent-ils toutefois l’intention de la diriger vers le même objectif ? La question se pose pleinement si l’on considère qu’au-delà du choix des articles et outre sa qualité propre de rédacteur, le statut de secrétaire général de Georges Bataille devait lui laisser malgré tout une certaine marge de manœuvre. Celle-ci, à n’en pas douter, s’exerça à la fois à la marge de la revue — le « dictionnaire » qui clôturait chaque numéro — et en son centre — l’extravagante iconographie brièvement abordée plus haut en est l’expression.

24

Apparu dès le second numéro, le « Dictionnaire » (d’abord intitulé « Dictionnaire critique » dans les numéros 2 et 3) est une rubrique régulière qui semble s’imposer au fil des livraisons, nourrie par Carl Einstein dans numéros 2 et 3, puis quasi exclusivement par Georges Bataille lui-même, Michel Leiris, Marcel Griaule et deux ou trois collaborateurs plus ponctuels dont Robert Desnos et Jacques Baron. C’est donc le groupe des « surréalistes dissidents » qui a ici la haute main. Bataille et ses complices font de ce « Dictionnaire » un usage polémique, caractérisé par les choix des entrées. Nul doute qu’ils en perçurent avec lucidité l’impact. Il s’agit moins en effet de travailler à déconstruire le discours officiel de l’histoire de l’art au travers de grands articles programmatiques, comme ce fut le cas dans les premiers numéros, que d’élaborer ironiquement un système de concepts dont le dictionnaire est l’outil de diffusion privilégié. Bataille joua ici un rôle prépondérant, dans une marginalité assumée tant du point de vue de la revue que de celui des grands axes de réflexion qui l’animaient. Si le temps nous manque pour analyser le contenu de ce « Dictionnaire », précisons toutefois que s’y trouve donc amplifié le combat contre l’idéalisme et l’un de ses interprètes en

47

1930, le surréalisme (rappelons que l’année 1929 voit la publication du Second manifeste du surréalisme35 où Bataille est très violemment attaqué par Breton). 25

Il n’en reste pas moins que le « Dictionnaire » utilise les armes de l’érudition traditionnelle, comme pour mieux les retourner contre elle : citations abondantes (certaines notices ne sont même qu’un simple tissu de citations : « Homme »), emprunts parodiques à la Biographie universelle de Michaud ou à la Grande Encyclopédie, anecdotes cocasses (« Crustacés » de Jacques Baron), tout se passe comme si les entrées du « Dictionnaire » étaient autant de bribes d’un nouveau savoir, un « contre-savoir » dans une « contre-encyclopédie », de la même manière que Documents tend à produire une « contre-histoire » de l’art. Plus que jamais l’érudition, ce que Didi-Huberman appelle le « gai savoir » selon Georges Bataille y est accompagnée d’une iconographie où l’auteur de L’Histoire de l’œil semble avoir pris toute initiative.

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L’une des plus importantes notices du « Dictionnaire » est précisément consacrée à l’œil 36. Il s’agit d’un article collectif où Desnos, Bataille et Griaule se sont répartis respectivement les sous-entrées « Image de l’œil », « Friandise cannibale » et « Mauvais œil ». Une dernière entrée, « L’œil à l’Académie française » n’est pas signée. Bataille y commente une gravure de Grandville décrivant un criminel poursuivi par un œil et la rapproche d’un hebdomadaire illustré, « parfaitement sadique », paru à Paris de 1907 à 1924, l’Œil de la police. Cet ancêtre du moderne Détective relate sous la forme de bandes dessinées les crimes les plus effroyables commis dans le Paris de la Belle Époque ; chaque page est surmontée d’un œil monstrueux censé incarner justement l’œil de la police, qui n’est « après tout que l’expression d’une aveugle soif de sang », image qui n’est pas sans rappeler chez Bataille celle de « l’œil pinéal », cet embryon d’œil placé à la verticale de la tête et permettant de « regarder le soleil en face ». Au-delà de la centralité bataillienne d’une telle image, elle lui permet de reproduire pour la première fois dans la revue des images empruntées directement à la culture la plus populaire, la plus illégitime, et pour le coup la plus « ignoble » au sens propre du terme.

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C’est à Robert Desnos qu’il revient d’en justifier l’usage, dans un article intitulé « Imagerie moderne » : Méprisées aujourd’hui on recherchera demain les extraordinaires couvertures des suppléments illustrés du Petit Journal et du Petit Parisien qui donnent à l’actualité et à l’histoire un commentaire si parfaitement expressif. L’Œil de la police était une de ces galeries comparables aux panoramas qui émerveillaient nos jeunes yeux dans les fêtes de jadis, au Trône ou à Neuilly37.

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S’il y chante la gloire de Fantômas et autres séries policières qui charmèrent son enfance, c’est parce qu’il y voit les fondements d’une mythologie moderne qui s’enracine dans les représentations les plus populaires. Bien plus, comme il le dit lui-même, ces représentations sont autant de « documents », des sources donc, qu’il convient d’ajouter à nos livres d’histoire. Que ces sources s’enracinent dans la culture de masse est révélateur (l’allusion aux panoramas en fait foi) : elles contribuent à l’élaboration provocatrice et paradoxale d’un système esthétique sur les ruines de l’ancien (et l’on a vu de quelle manière Documents s’entendait à mettre à bas cet ancien système). Bataille y reviendra sous une autre forme dans un article consacré aux Pieds nickelés38 qui puise dans « l’ignoble », non pas une nouvelle mythologie — là n’est point son ambition — mais la conception d’un « amusement » entendu comme « la seule réduction de l’idéalisme ».

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Pourtant, Bataille lui-même n’ira pas jusqu’à envisager que ce qu’on qualifierait aujourd’hui de « sous-culture » puisse investir le champ des arts. Seul Desnos, féru de

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cinéma39, concevait qu’il puisse constituer une nouvelle culture. Aux yeux de Desnos, c’est dans l’« imagerie moderne », équivalent des arts dits « primitifs » et des oubliés de l’art occidental, que le cinéma a pris sa source, y compris le plus moderne et le plus révolutionnaire qui soit à l’époque, celui d’Eisenstein. Faut-il pour autant voir un pur hasard dans ce fait qu’un montage de photogrammes de La Ligne générale succède immédiatement à l’article des « Pieds nickelés » ? Georges-Henri Rivière présentant cette double page indique qu’Eisenstein lui-même en proposa l’organisation. Dans cette revue, où l’on a vu que l’iconographie avait tant d’importance, les photogrammes se substituent donc en dernier recours au texte lui-même. Bien plus encore, les images font texte, elles sont assemblées dialectiquement comme en un article qui se passerait de l’écrit, où l’image muette scandaleusement publiée40 rend de la sorte l’Histoire visible. 30

Il y a donc une double légitimité à s’interroger sur l’érudition et ses usages dans une revue comme Documents. D’une part en raison de cette révolution copernicienne dans la perception du système des beaux-arts dont elle demeure jusqu’au bout le témoignage, révolution qui s’accompagne, on l’a vu, d’un usage subversif du « document », entendu ici comme source dont la multiplication, la juxtaposition jusqu’à l’incongruité, constitue un aspect essentiel du discours historique et esthétique de la revue. D’autre part, parce que tout se passe comme si les années 1929-1930 sont celles d’un passage, d’une césure dans l’écriture bataillienne, où, d’une pratique traditionnelle de l’érudition, il en dévoie l’usage et la valeur pour mieux la tourner à son profit.

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Plutôt que de confluence, il conviendrait donc de parler de concomitance du double procès à l’œuvre dans Documents : au souci d’écrire une contre-histoire de l’art répond celui de déconstruire la figure humaine par un recours à des procédés explicités dans La Ressemblance informe, procédés de déclassement et de déconstruction où les arts sont plus instrumentalisés qu’explicités. L’intérêt de la revue de Georges Wildenstein permet en l’occurrence de saisir le moment historique où ces deux processus se disjoignent chez Georges Bataille et où il excède les limites imparties à la revue érudite pour s’attaquer à un idéalisme funeste.

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Bien qu’il n’ait jamais reconnu l’apport essentiel de Carl Einstein, c’est pourtant sous son impulsion, puis à ses côtés, avant peut-être de s’opposer directement à lui, qu’il a nourri une pensée dans laquelle histoire et histoire de l’art se trouvent indissociablement unies ; où, comme le dit Michel Surya, « même parlant de peinture, Bataille parle d’histoire. Non pas de l’histoire de l’art, mais de l’histoire en son ensemble et d’elle, essentiellement, des passages, des ruptures. L’art — la peinture — l’intéresse avant tout au titre de ce que l’histoire s’y voit »41. Ce sera tout à fait explicite, bien plus tard, dans certains articles de Critique, notamment à l’occasion du compte rendu d’un livre sur Goya : Peu d’entreprises intellectuelles ont plus d’intérêt que l’analyse sociologique des œuvres d’art. Qu’il s’agisse de littérature, d’arts plastiques ou d’architecture, la critique traditionnelle a tenu peu de compte de l’état social, des conditions économiques et oppositions de classes qui jouèrent au moment de l’élaboration d’une œuvre. [...] Dans un monde en gésine [i.e. celui du XVIIIe siècle], de multiples manières occupé à faire l’avenir, l’Espagne se souciant de l’avenir ne la fit qu’invariablement, dans une agitation inconsistante ouvrant sur l’impossible. Elle ne sut que saisir le présent et, de déchirures profondes, tirer des vibrations intolérables mais grisantes. A l’action qui menait à l’impossible répondit un art qui faisait de l’impossible son objet. Goya fut en effet le peintre de l’impossible, tirant de grisantes vibrations de la folie qui le débordait. En quoi, dans la cruelle impatience, il est espagnol jusqu’au bout, agrandissant l’instant jusqu’à la mort42.

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Sans citer à aucun moment le nom de Carl Einstein, Juif allemand exilé, combattant de la République espagnole, interné en 1940 dans un camp de concentration français, pourchassé par les nazis, suicidé par noyade le 5 juillet 1940 dans le gave de Pau, à quelques jours et à quelques kilomètres de distance de Walter Benjamin, Georges Bataille pouvait-il en écrivant ces lignes écarter l’ombre de celui qu’il côtoya deux années durant ?

NOTES 1. Denis HOLLIER,La Prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974. 2. Georges DIDI-HUBERMAN , La Ressemblance informe ou le gai-savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995. 3. Notamment dans la volumineuse biographie de Michel

SURYA,

Georges Bataille, la mort à l’œuvre,

Paris, Gallimard, 1992, p. 147 et sqq. 4. « Fatrasies », La Révolution surréaliste, no 6, 2e année, 1er mars 1926. 5. Œuvres poétiques de Philippe de Re/ni, sire de Beaumanoir, Paris, 1885, 2 vol. 6. Georges BATAILLE, Le Surréalisme au jour le jour, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. VIII. 7. Ce qualificatif nous permet de distinguer les textes publiés officiellement par Georges Bataille de l’œuvre « souterraine » publiée sous pseudonyme ou anonymement dès la fin des années Vingt : L’Histoire de l’œil fut ainsi éditée en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch, sans nom d’éditeur (en réalité René Bonnel sur des maquettes de Pascal Pia). 8. G. BATAILLE, Notre-Dame de Rheims, Saint-Flour, imprimerie du courrier d’Auvergne, 1918. 9. Le titre complet en est L’Ordre de chevalerie, conte en vers du XIII e siècle avec introduction et notes. Seules les positions en ont été conservées. Malgré toutes les recherches effectuées pour cette journée d’études, il semble bien que la thèse elle-même ait disparu. 10. G. BATAILLE, « l’Amérique disparue », Cahiers de la république des Lettres, des Sciences et des Arts, n o

XI, 1928.

11. Cette dimension n’a jusqu’à aujourd’hui guère été mise en valeur, comme si la focalisation sur Bataille aveuglait tout autre angle d’attaque, bien qu’on ne puisse ignorer désormais l’importance d’un Carl Einstein par exemple ; cf. Liliane

MEFFRE,

Carl Einstein (1885-1940), itinéraires

d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. 12. Michel LEIRIS, « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », dans Brisées, Paris, Mercure de France, 1965. 13. Yves

CHEVREFILS DESBIOLLES ,

Les Revues d’art à Paris, 1905-1940, Paris, Ent’revues, 1993. Sauf

indication contraire, l’ensemble des informations concernant les revues d’art dans cet article proviennent de cet ouvrage. 14. Leiris, dont la situation financière était des plus précaires, fut ainsi promu gérant tout à la fois de Beaux-Arts, de la Gazette des beaux-arts et de Documents qui appartenaient donc au même Wildenstein. 15. A moins qu’une erreur typographique sur la couverture d’Aréthuse ne permette de l’identifier avec Charles Florange, auteur d’une Etude sur les messageries et les postes d’après des documents métalliques et imprimés, précédé d’un essai numismatique sur les ponts et chaussées, Paris, 1925, qui fit l’objet de la première recension de Bataille pour la revue.

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16. Le sous-titre d’ Aréthuse en explicite le contenu : Monnaies et médailles, plaquettes, sceaux, gemmes gravés, archéologie, arts mineurs, critiques. 17. Publicité parue dans Documents, no 1, avril 1929. 18. Aréthuse, troisième année, no 4, octobre 1926, fascicule 13 (présentation) ; quatrième année, n o 1, janvier 1927, fascicule 14 (catalogue). 19. Ibid., cinquième année, no 1, 1er trimestre 1928, fascicule 18. 20. Ibid., cinquième année, no 3, 3e trimestre 1928, fascicule 20. 21. G. BATAILLE, « le Cheval académique », Documents, no 1, avril 1929. 22. Notons que l’infatigable Georges Wildenstein créa en 1931 tard le Bulletin du Musée d’ethnographie du Trocadéro, publication éminemment scientifique à laquelle furent associés outre Georges-Henri Rivière, Paul Rivet, Marcel Griaule, Michel Leiris, tous collaborateurs actifs de Documents. 23. Cette grande crise voit successivement la condamnation des membres du « Grand Jeu » par André Breton, la publication du Second manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, n o 12, 15 décembre 1929) puis celle d’Un cadavre (15 janvier 1930) et enfin la rupture définitive entre André Breton et Louis Aragon, suivi par Georges Sadoul, Maxime Alexandre et Pierre Unik. Sur tous ces points, cf. Maurice NADEAU, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 118-145, et Gérard DUROZOI, Histoire du mouvement surréaliste, Paris, Hazan, 1997, p. 193-202 et 232-236. 24. Il sera d’ailleurs l’un des premiers membres titulaires de la société des africanistes à Paris, en novembre 1930. 25. Les quatre sous-titres de Documents sont : Doctrines. Archéologie. Beaux-Arts. Ethnographie. 26. Carl EINSTEIN, Afrikanische Plastik, Berlin, Wasmuth, 1921, cité par L. MEFFRE, op. cit., p. 115. 27. ID., « André Masson, étude ethnologique », Documents, no 2, mai 1929, p. 93-105. 28. ID., ibid., p. 100. 29. Joseph

STRZYGOWSKI,

« Recherches sur les arts plastiques et histoire de l’art », ibid., n o 1,

p. 22-26. 30. ID., ibid., p. 22. 31. Paul ibid.,

no

RIVET,

« L’Étude des civilisations matérielles ; ethnographie, archéologie, préhistoire »,

3, juin 1929, p. 130-134.

32. Marie ELBÉE, « Le Scandale Courbet », ibid., deuxième année, 1930, no 4, p. 227-233. 33. ID., ibid., p. 227. 34. G. BATAILLE, « Le Cheval académique », art. cit., ibid., p. 31. 35. Bataille n’est pas le seul à être violemment pris à partie par André Breton ; c’est aussi le cas d’Artaud, Limbour, Masson, Soupault, Vitrac et Desnos ; Second manifeste du surréalisme, La Révolution surréaliste, no 12, [15] décembre 1929. Georges Bataille et Robert Desnos, associés à Jacques Baron, Jacques-André Boiffard, Alejo Carpentier, Michel Leiris, Georges Limbour, Max Morise, Jacques Prévert, Raymond Queneau et Georges Ribemont-Dessaignes répliquent par le pamphlet Un cadavre publié au début de l’année 1930. Notons que le tirage en fut financé par Georges-Henri Rivière et que tous les signataires de ce texte, à l’exception de Max Morise, sont des collaborateurs a des titres divers de Documents. 36. R. DESNOS, G. BATAILLE, M. GRIAULE, « Œil », Documents, no 4, septembre 1929, p. 215-218. 37. R. DESNOS, « Imagerie moderne », ibid., no 7, décembre 1929, p. 377. 38. G. BATAILLE, « Les Pieds nickelés », ibid., no 4, deuxième année, 1930, p. 215-216. 39. Il publia plusieurs articles sur le cinéma dans la revue, poursuivant une activité de critique entreprise au milieu des années 1920, cf. R. DESNOS, Les Rayons et les ombres. Cinéma, éd. établie par Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, 1992 et C.

GAUTHIER,

« Les Valeurs renversées : cinéma et

modernité à la fin des années 1920 », Les Intellectuels français et le cinéma, Cahiers de la cinémathèque, no 70, octobre 1999, p. 65-74. Ajoutons que Robert Desnos s’oppose vigoureusement au cinéma « artistique » promu par ses prédécesseurs immédiats, Louis Delluc, Jean Epstein, Abel Gance,

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Marcel L’Herbier ou Ricciotto Canudo. Contre le « septième art » qui tend à faire du cinéma une expression légitime et officielle, il est l’un des premiers à ancrer sa cinéphilie dans le souvenir d’images populaires entrevues dès l’enfance (issues pour la plupart des feuilletons policiers et serials des années 1910, comme Fantômas ou Les Mystères de New-York), posant de la sorte les jalons d’une « contre-culture » cinématographique. 40. La projection du film fut interdite par la préfecture de Police lors de sa présentation à la Sorbonne le 17 février 1930. Les photographies publiées dans Documents sont donc des images défendues. 41. M. SURYA, op. cit., p. 569. 42. G.

BATAILLE,

« L’Œuvre de Goya et la lutte des classes », Critique, n o 40, reproduit dans Œuvres

complètes, t. XI, p. 553.

AUTEUR CHRISTOPHE GAUTHIER Conservateur à la Cinémathèque de Toulouse.

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Qui la tête, qui le corps : l’affrontement Bataille-Breton Christophe Halsberghe

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Bataille et Breton, la cause est entendue, ne réussirent guère à s’entendre. Rien ne laissa présager une collaboration entre les deux hommes. Elle eut pourtant lieu, non sans fracas, entre 1935 et 1936. Le fascisme gagnant alors du terrain partout en Europe, une contre-offensive s’imposait. Ce fut l’histoire de Contre-attaque. L’échec fut total : l’idéalisme de Breton étant incompatible avec le matérialisme de Bataille, les deux hommes ne pouvaient pas ne pas s’abhorrer l’un l’autre. Encore aujourd’hui, un consensus sur la question semble acquis. Or la problématique nous semble moins univoque qu’elle n’en a l’air. Il y aurait tout intérêt à revoir le conflit opposant les deux hommes, plutôt que de reproduire tels quels les reproches qu’ils se sont formulés en ces temps agités. Nous retracerons en huit points le différend opposant Bataille à Breton de leur première rencontre en 1924 jusqu’au déclenchement de la drôle de guerre. Un différend qui s’articule autour de la nature et des enjeux du matérialisme, objet de leurs réflexions respectives.

1. — DE LA LITTÉRATURE À L’ENGAGEMENT 2

Découvrir la part maudite du cerveau, tel est bien l’objectif que se sont fixé, certes avec des accents différents, le surréalisme et Bataille. Commençons par Breton.

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Les découvertes de Freud ne pouvaient plus rester lettre morte. Il fallait à tout prix en finir avec le règne de la logique et donner à l’inconscient ses lettres de noblesse. Cette foi dans le pouvoir libérateur des pulsions de l’inconscient impliquait un rejet radical de l’écriture. Cette hostilité était à l’origine de la revue Littérature, fondée en 1919, et dont le titre se voulait ironique : les Lettres, étant soumises au dictat de l’esthétique, se voyaient substituer l’attitude de l’écrivain, qui seule primait désormais. Le centre de gravité, en d’autres mots, se déplaça de l’œuvre à l’auteur, de l’écrit au vécu.

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Essoufflé dès le début des années vingt, le dadaïsme n’aura pas été sans marquer Breton, qui gardera de sa fréquentation du mouvement iconoclaste de Tzara une aversion

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haineuse envers la littérature. Ce rejet de la vanité littéraire l’amènera à observer la réalité sociale et politique. Soit le clivage entre une bourgeoisie solidement installée et une classe ouvrière en quête d’émancipation. Soit encore une France décidant en 1925 la guerre du Rif, non sans susciter de virulentes protestations d’intellectuels de gauche dans L’Humanité. Le profit en capital symbolique d’un engagement pour la cause du peuple n’étant pas des moindres, celui-ci ne tardera pas à s’imposer aux yeux de Breton. Le mouvement surréaliste s’approcha dès juillet 1925 du groupe Clarté et fit peu à peu siennes les prémisses du matérialisme historique. 5

La ferveur affichée des surréalistes pour le credo marxiste ne sera pas vue d’un bon œil par l’appareil du Parti. Breton ne voyait dans l’adhésion au Parti communiste qu’un moyen de plus de remettre en question les attitudes culturelles occidentales. Ce dont les idéologues de service semblent bien vite avoir pris conscience. Pierre Naville critiquera dans une brochure l’inefficacité révolutionnaire des surréalistes. Une diatribe qui risqua de compromettre la demande d’adhésion de Breton et des siens au PC. Il fallait donc riposter au plus vite et avec fermeté. Résultat : la parution en 1926 de Légitime défense, une plaquette signée Breton, dans laquelle celui-ci tenta l’exercice périlleux de concilier les impératifs économiques du communisme et les priorités de son mouvement. Or celles-ci étaient d’ordre spirituel et non matériel. Face aux marxistes, pour lesquels seule une transformation de fond en comble de l’infrastructure économique peut modifier les comportements, Breton plaide pour une revalorisation de l’esprit tout aussi urgente que le partage des richesses et la suppression des classes.

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Rétorquant aux détracteurs de gauche du surréalisme qui lui reprochaient le défaut de synthèse entre cette quête intérieure et la Révolution prolétarienne, Breton, faute d’arguments plausibles, ne put que réitérer une profession de foi appuyée à l’adresse du PC. Il ne réussit cependant qu’à accentuer l’écart qui l’opposa depuis les premiers attouchements à l’orthodoxie marxiste. Toute correction apportée au matérialisme historique ne put qu’affaiblir la position encore précaire du parti sur l’échiquier politique. La demande d’adhésion de Breton en janvier 1927 sera donc accueillie avec scepticisme.

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La situation n’ira qu’en empirant. Au point qu’en 1929, Breton dut se battre pour la survie de son mouvement, que l’échec des avances hésitantes au PC mit en péril. Afin de remettre les pendules à l’heure, il entame la rédaction d’un Second manifeste. Le pape du surréalisme y jette à nouveau l’anathème sur la poésie, l’art et les sciences, toutes trois soumises selon lui au dictat de la raison. Définissant le surréalisme comme une « révolte absolue », une « insoumission totale », et une « violence », c’est à un geste immédiat et intentionnellement irraisonnable qu’il invite le lecteur, afin que celui-ci manifeste de la sorte sa souveraineté absolue : L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule1.

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Le dévouement exclusif à la cause du peuple ou la foi aveugle en la poésie empêchent l’émergence spontanée des pulsions de l’inconscient. Or, à force de les refouler, on les fait revenir en force. Déambuler dans les rues ne sera plus sans risques. Reste à savoir si une telle attitude réhabilite vraiment l’esprit. Jouer au flingueur fou, n’est-ce pas contradictoire pour qui cherche à replacer la tête sur les épaules ? Le Second manifeste témoigne du malaise de Breton, prenant conscience de l’impasse dans laquelle il a entraîné son mouvement. Tout se passe comme si l’engagement politique déroutait le chef de file des surréalistes qui, initialement, faisait de la révolution de l’esprit la raison d’être de son mouvement. Breton a-t-il échoué dans sa tentative d’articuler le

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matérialisme par rapport à l’esprit ? Laissons la question en suspens. Dans l’immédiat, à présenter les choses ainsi, un tel parcours ne pouvait que le rapprocher de Bataille.

2. — DU JANUS BICÉPHALE AU MONSTRE SANS TÊTE 9

Le retour à Freud scande les interventions de Bataille dès la fin des années vingt. Dans la revue Documents, il dénonce, tout comme Breton avant lui, la conception traditionnelle du matérialisme. Ne prenant pas en compte les innovations de Freud dans l’approche de la question du sujet, le matérialisme ne pourra jamais se libérer du carcan théologique dans lequel il est coincé depuis trop longtemps. Le refoulement des pulsions de l’inconscient assure seul l’hégémonie d'une raison soumise à la tutelle divine, dont elle n’est que le pâle reflet. Le matérialisme, sous peine de n’être qu’un idéalisme qui s’ignore, ne se conçoit pas sans son rapport à l’esprit. Un esprit revu et corrigé par la psychanalyse, ainsi que l’ethnologie de Durkheim et de Mauss.

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Comme chez Breton, la redéfinition du matérialisme suscitera chez Bataille une méfiance à l’égard des Lettres. Dans le cas de Bataille, elle s’observe surtout par un silence qui en dit long. L’auteur de L’Histoire de l’œil et du Bleu du ciel n’aborde que rarement la littérature. Outre quelques textes surréalistes, sur lesquels nous reviendrons, deux œuvres seulement lui inspireront un commentaire, certes pas des moindres : il s’agit du Voyage au bout de la nuit et de La Condition humaine. Mais sa façon d’en parler est révélatrice du malaise de Bataille à l’égard de l’écriture. Pas un mot sur la révolution poétique déclenchée par Céline. Alors que la presse de l’époque ne cesse de gloser sur la singularité d’une écriture qu’elle dénonce ou exalte, Bataille situe l’intérêt du Voyage au seul niveau thématique. Il salue le plaidoyer de Céline pour la solidarité dans la misère et applaudit la part faite par l’auteur à l’inconscient2.

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Le compte rendu de La Condition humaine va dans le même sens. La Révolution ne peut pas rester cantonnée au seul niveau de la matière. Aux yeux de Bataille, tout le mérite de Malraux consiste à en avoir fait la preuve dans un roman convaincant. Les personnages de La Condition humaine, si engagés soient-ils dans la cause du peuple, sont régis par des mécanismes psychiques incontrôlables qui ne minent en rien les possibilités de réussite de la lutte sociale, mais ne limitent pas leurs actions aux objectifs pratiques. La pulsion de mort est déterminante. Il importe de lui octroyer la place qui lui revient sur le plan individuel autant que collectif. A nouveau, Bataille n’a d’égard que pour le signifié du texte, aux dépens de la poétique qu’il choisit de passer sous silence3.

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Tout comme pour Breton, les idéologues du PC, Jean Bernier en tête, s’insurgeront contre les efforts d’innovation par Bataille du matérialisme historique. Celui-ci ne se laissera aucunement intimider par ces réprimandes. Au contraire, l’incompréhension du PC l’amènera à insister une fois de plus sur l’urgence de réactualiser le matérialisme par l’insertion des découvertes récentes en sciences humaines. La théorie marxiste, à force de faire la sourde oreille aux apports freudiens sur la question du sujet, risquait bien vite de se faire rattraper par les évènements. Ce dont Bataille prit conscience dès le début des années trente. Face à la montée du fascisme, il tentera de promouvoir un matérialisme libéré de toute autorité d’emprunt. Réintégrer, à l’instar des personnages sadiens ou des tribus primitives, cette part de violence et d’excès intrinsèques à la nature humaine constitue à ses yeux la seule stratégie efficace pour endiguer le fléau fasciste. A l’instar d’un Van Gogh s’auto-mutilant ou d’une culture aztèque se livrant à des sacrifices

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humains, l’homme se doit d’affronter la mort dans un face à face brûlant. La notion de dépense est sacrificielle ou n’est pas. 13

L’individuation progressive du pouvoir nécessite une décapitation immédiate et collective. La tête incarnant l’idéalisme, tremplin aux fascismes en tout genre, ce n’est qu’acéphales que les sujets s’immuniseront contre la peste brune. Mais ne risquent-ils pas d’en perdre la tête à leur tour ? Bataille ne semble pas concevoir l’incompatibilité d’une logique sacrificielle et d’une quête de l’esprit. De même que Breton, dans l’impossibilité de concilier le matérialisme historique avec l’exploration de l’inconscient, tout à coup s’embrouille et plaide pour un tir à l’aveuglette, de même Bataille, confronté à la montée des fascismes, cède à la tentation de se débarrasser de la tête. L’antinomie entre l’esprit et la matière refait son apparition, en dépit des efforts séparés de Bataille et de Breton pour en démontrer l’incohérence. L’éphémère aventure de Contre-attaque n’aurait jamais eu lieu sans ce retour tout aussi imprévu qu’inopiné d'un idéalisme pourtant ouvertement renié par l’un et l’autre.

3. — CONTRE-ATTAQUE : ÉCHEC D’UNE OFFENSIVE ANTI-FASCISTE 14

C’est en septembre 1935 que Breton et Bataille créent Contre-attaque, un mouvement de lutte révolutionnaire indépendant des organes officiels du parti communiste. L’époque n’était pas à la clémence. Il fallait donc intervenir rapidement et avec efficacité, surmonter les conflits de personnes et créer d’urgence une plateforme commune. Le mouvement surréaliste se rapprocha ainsi de Bataille et des anciens adhérents du cercle communiste démocratique récemment dissous. L’initiative en revint à Caillois, mais c’est Bataille qui rédigea le manifeste inaugural.

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De quoi s’agit-il ? Contre-attaque dénoncera avec sévérité l’anachronisme de la théorie marxiste, dont la faillite théorique et l’impuissance pratique mirent un terme aux espérances issues de la Révolution d’Octobre. Celle-ci, institutionnalisée sous la forme d’un parti jugé inerte, n’est plus qu’un souvenir lointain. Par son impuissance endémique, l’extrême gauche laisse le champ libre à son opposant en plein assaut. Compte tenu de la gravité de la situation, Contre-attaque, par la voix de Bataille, incite à une descente dans la rue, à l’instar de la contre-manifestation de février 1934. Retourner contre lui les propres armes de l’ennemi, telle est aux yeux de Bataille la stratégie à suivre. L’arme fasciste étant en l’occurrence le sacré, en vertu de sa puissance de cohésion, Contre-attaque en appellera à rien de moins qu’une union sacrée aux effets dévastateurs. Face à une Europe sous la botte fasciste, seule peut répondre une insurrection organisée, organique, voire orgiaque, tant il est vrai que désormais les pulsions sexuelles ne seront plus refoulées : Ce qui décide aujourd’hui de la destinée sociale, c’est la création organique d’une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable d’exercer le jour venu une autorité impitoyable4.

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« Force », « fanatisme », « autorité », « violence » : autant de concepts qui, à l’époque, purent prêter à équivoque. Bataille aurait-il dérapé, glissant dans les bas-fonds de l’extrême droite ? Un faux débat sur la question a été ouvert5. Quoi qu’il en soit, Breton semble s’y retrouver. Ses propres interventions insisteront avec autant de résolution que Bataille sur la création urgente d’une force disciplinée et fanatique, soudée par des liens affectifs. Face à un discours marxiste sclérosé et un Front Populaire dépourvu d’une cohésion organique indispensable à la contre-offensive à la fois anti-capitaliste et antifasciste, Breton se réfère à Freud pour encadrer un mouvement de lutte efficace et décidé.

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Or la tête écopera à nouveau. La « communauté fraternelle » à laquelle aspire Breton implique en effet une parricide commis par des sujets acéphales : S’il est vrai que le combat mystérieux que persistent à se livrer ceux qui, par remords atavique, s’efforcent de ressusciter le père tué et ceux qui, en proie peutêtre à une incroyable frénésie, rêvent de le tuer à nouveau, nous sommes avec ceux qui tuent6. 17

La voix de Breton fait entièrement écho à celle de Bataille au même moment. Comment expliquer dès lors les dissonances qui, très vite, surgiront entre eux ? L’impératif orgiaque, pourtant revendiqué dans ses propres interventions, constituera la pierre d’achoppement sur laquelle butera Breton. Celui-ci semble tout à coup s’être effrayé de la nature de ses propos. Il se corrigera au plus vite et saisira la première occasion pour rompre avec Bataille.

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Contre-attaque aura existé moins d’un an. Une mort dans l’œuf qui en dit long sur la précarité de l’entente entre Bataille et Breton. Tout semblait pourtant les rapprocher : un postulat initial identique, une quête spirituelle similaire, un encadrement théorique commun, une méfiance partagée envers le marxisme et le parti communiste, une hostilité égale envers la littérature, ainsi qu’une foi solide en un activisme fanatique face à la montée des extrêmes droites en Europe. En outre, la tentation sacrificielle se manifesta spontanément dans le discours des deux hommes et ce bien avant leurs efforts de rapprochement. Une fusion orgiaque n’aurait dû inquiéter aucun d’eux. En vérité, sans l’impasse théorique dans laquelle se trouvait Breton au moment de sa collaboration éphémère avec Bataille, jamais Contre-attaque n’aurait pu voir le jour. Revenons donc à Breton.

4. — DU MATÉRIALISME CONSIDÉRÉ COMME UNE RÉALITÉ LANGAGIÈRE 19

Si nombreuses que soient dans le Second manifeste les déclarations d’amour à l’adresse du parti communiste et les professions de foi envers le matérialisme historique, le primat du langage discrédite les aspirations politiques du surréalisme. Valsant sans cesse entre une volonté d’expansion de son mouvement et la fidélité aux principes et objectifs initiaux, Breton ne trahira jamais sa cause. Déni de la poésie et récupération immédiate, adhésion à la doctrine marxiste et méfiance simultanée, allégeances envers le PC et souci d’autonomie : le double discours qui parcourt sans cesse ses interventions de l’époque fait preuve d’une efficacité stratégique. Une stratégie à deux temps. Première étape : séduire tant bien que mal les idéologues du parti en reprenant haut et fort leurs slogans, tout en essayant de réaliser son propre agenda. Ensuite, en cas de suspicion de la part des esprits les plus alertes, réitérer avec encore plus d’aplomb sa solidarité inconditionnelle. Le cas échéant, rebaptiser la revue. Une offensive qui fait ses preuves : les Naville se font moins bruyants que durant les fiançailles du couple. Breton réussit donc à trafiquer un produit illicite, le langage, dans un paysage idéologique qui réprime sévèrement sa manipulation à des fins non instrumentales. La couverture politique octroie le crédit nécessaire à Breton pour mener à bien son projet de déstabiliser, par le biais du langage, les assises de la civilisation occidentale.

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5. — UN ADIEU À MARX, OU L’ÉCHEC D’UNE SORTIE 20

Cette stratégie de camouflage aura cependant ses limites. En attestent notamment Les Pas perdus. La plupart des articles repris dans ce recueil recouvrent les années 1924 à 1930. Après coup, on est frappé par le désaveu implicite mais omniprésent du marxisme dans ces textes. Désaveu qui, le plus souvent, se paie d’une rechute d’idéalisme. On se contentera d’un seul exemple. En juin 1930, suite au suicide de Maïakovski quelques mois plus tôt, Breton publiera dans le Surréalisme au service de la Révolution un vibrant hommage au poète. Sous des dehors de soutien à la cause communiste, Breton y sacralise la liberté poétique et l’amour. Le destin de Maïakovski reflète à ses yeux le malaise du poète, tiraillé entre un dévouement à la cause collective et son sort particulier. Conflit qui donnera toujours l’avantage au destin personnel. La synthèse de l’individuel et du collectif ne pouvant se faire, le matérialisme historique est voué à l’échec. Dès lors, ce qui importe n’est plus l’économique, ou le social, mais le sentimental7. En termes batailliens : la primauté de l’amour sur la matière signifie la reconnaissance de la notion de dépense, inhérente à la vie.

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Cette perte de soi aboutissant ici au sacrifice de la vie, le langage se trouve évincé. Breton aura beau insister sur le caractère irrésistible de la vocation poétique, sacraliser le suicide du poète aux dépens de son travail d’écriture revient à lui clouer le bec. La pulsion de mort ici se trouve amputée de son rapport à l’écriture. Le cœur fait-il perdre la tête à Breton qui, reniant sa nature langagière, foule aux pieds le primat matérialiste ? Tout se passe comme si l’adieu crypté à Marx entraînait un adieu involontaire au langage. L’expérience de Minotaure ne fera qu’attester l’écart entre les déclarations d’intentions du Breton pamphlétaire et le concret de ses interventions.

6. — MINOTAURE, UN MONSTRE AVEC OU SANS TÊTE ? 22

Amputant parfois le corps, parfois la tête, Breton redonnera à son insu dans la veine idéaliste. Deux exemples suffiront. Premièrement : sa lecture de Sade. Se disant intrigué par ce qu’il appelle les « outrances de la sensation », Breton refuse néanmoins de lire Justine comme un éloge du mal. Ne pouvant pas ne pas reconnaître dans le récit une perpétuation du crime, il dépeint les personnages comme de bons sauvages qui s’ignorent, unis par le crime à la nature. Pour Breton, le mal serait donc encore une façon d’aimer. L’antithèse entre l’idéalisme de Rousseau et le matérialisme de Sade est relevée au profit du premier. Breton l’affirmera en des termes à peine voilés, compromettant de ce fait la totalité de son entreprise intellectuelle8.

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Deuxième exemple : « Picasso dans son élément ». Breton y décrit la découverte, dans l’atelier du peintre, d’un petit tableau inachevé, en forme de papillon, représentant, au dire de l’artiste lui-même, un excrément. Or selon Breton, la création artistique en neutralise le dégoût. Du coup, l’excrément n’est plus une réalité rebutante, mais un tremplin vers un Éden fantasmatique, « [...] un ailleurs où il [fait] bon vivre, parmi les fleurs sauvages, la rosée [...] »9. La tête décolle ici à nouveau du corps, jugé trop lourd pour atteindre les hautes sphères du merveilleux. Un merveilleux protégé de l’impureté du monde extérieur.

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Cette part d’idéalisme, dont Breton semble avoir du mal à se débarrasser, Bataille l’aura repérée tout de suite. La réplique sera immédiate et sans pitié : Bataille va utiliser l’artillerie lourde pour torpiller les « emmerdeurs idéalistes », Breton en premier.

7. — RIPOSTES DE BATAILLE 25

Dans le pamphlet Un cadavre, Bataille dénoncera l’idéalisme du mouvement surréaliste, incapable, de par son détachement des réalités à la fois économiques et pulsionnelles, d’œuvrer sur le terrain politique. Or en temps de guerre, il s’agit de prendre les devants. Ce qui explique pourquoi, en conclusion à son article sur « La valeur d’usage de DAF de Sade », Bataille, tout en plaidant pour le triomphe du socialisme, ne renoncera pas pour autant à la pratique collective de destruction orgiaque10. Il reprendra son argumentation dans un inédit intitulé « La “vieille taupe” et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste ». Attribuant au seul bas matérialisme un pouvoir d’émancipation, Bataille constate l’échec de l’engagement surréaliste, demeuré à l’écart du soulèvement des couches sociales. Un échec engendré par l’exaltation aveugle de l’esprit par Breton et les siens. Cette révolution de l’esprit trahit, ainsi que le prétendra Bataille dans un compte rendu des textes surréalistes paru dans La Critique Sociale en 1932, l’incapacité du mouvement de réaliser une liaison de la poésie avec la vie réelle. La tête de Breton, à force de demeurer rivée sur un au-delà merveilleux, a perdu tout contact avec le corps. Et Bataille de descendre dans la rue, un revolver au poing, pour faire sauter la cervelle des passants surréalistes : La terre est basse, le monde est monde, l’agitation humaine est au moins vulgaire, et peut-être pas avouable : elle est la honte du désespoir icarien. Mais à la perte de la tête, il n’y a pas une autre réponse : un ricanement grossier, d’ignobles grimaces 11.

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Breton arroseur arrosé se voit réduit au silence. Faut-il pour autant en conclure à une victoire de Bataille sur les surréalistes ? Ce serait se précipiter. Car, si légitime qu’ait été la réplique de Bataille à Breton à l’époque, ce dernier n’a pas eu tort non plus de se montrer sceptique à l’égard de l’entreprise du premier, également encline à une dérive idéaliste. L’échec d’Acéphale à ce titre est significatif.

8. — ACÉPHALE, UN MATÉRIALISME DÉCAPITÉ 27

C’est en 1936 que Bataille crée le mouvement ésotérique Acéphale, dont nous connaissons aujourd’hui, grâce aux témoignages partiels d’anciens participants, une part du mystère. Ainsi, par exemple, la commémoration annuelle de l’exécution de Louis XVI, place de la Concorde. Ou des séances de recueillement à intervalles réguliers et selon un rituel établi d’avance autour d’un tronc d’arbre rompu par un éclair dans la forêt de Saint-Nom-LaBretèche. Des sacrifices d’animaux s’y seraient pratiqués. Il aurait même été question d’un sacrifice humain12.

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Après coup, tout ceci peut relever de l’anecdotique et prêter à sourire. Ce serait sousestimer le sens et l’importance de cette aventure. Les intellectuels engagés corps et âme dans cette expérience ésotérique étaient tous convaincus que seule l’expérience immédiate d’un sacré vécu à même le corps serait en mesure d’en finir avec la déperdition progressive du vieux continent, de plus en plus obnubilé par les effets tapageurs des parades fascistes. Donner en toute lucidité sa vie en présence d’une

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communauté élective consentant à ce sacrifice, n’était-ce pas le seul moyen de démasquer le leurre gigantesque du démon allemand, sadique, asexuel, canalisant la puissance transgressive des forces hétérogènes à des fins d’impérialisme débridé ? Un sacré gauche comme contrepoids à un faux sacré, dit sacré droit, garantirait seul l’équilibre menacé de la civilisation occidentale. Soit un activisme à caractère affectif et ésotérique. Finies les descentes dans les rues de Paris ou les appels à poursuivre à l’aide de l’instinct une lutte sociale que le matérialisme historique n’était plus à même d’encadrer. Désormais, de petits cercles d’affinités électives riposteront chacun à une machine de guerre impitoyable et bien déterminée à ne pas s’arrêter sur sa lancée. 29

Parallèlement aux activités de la communauté secrète Acéphale, il y eut la revue homonyme. Son deuxième numéro, intitulé Nietzsche et les fascistes, s’efforcera de tirer le philosophe allemand des griffes nazies, dénonçant pour ce faire la récupération idéologique de cette œuvre par Elisabeth Foerster, la sœur du philosophe, et son époux, tous deux flirtant ouvertement avec le fou de Berlin. Revendiquant l’exubérance dionysiaque de Nietzsche, Bataille appellera à nouveau à une décapitation collective de la société, seule arme efficace face à la montée des régimes dictatoriaux.

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Une fois la philosophie nietzschéenne lavée de tout soupçon idéologique, le champ était libre aux Acéphaliens pour redonner au dionysisme ses lettres de noblesse. Ce qui se fit en juillet 1937, dans un numéro double consacré au dieu élu de Nietzsche. Dieu de l’extase et du tragique, Dionysos approuve la vie jusqu’à la mort incluse. Dans sa « Chronique nietzschéenne », Bataille développera à nouveau l’idée d’une société soudée par le principe orgiaque et la volonté de puissance. Il exaltera une nouvelle fois le sacrifice de soi, dont la charge émotive est seule en mesure de libérer l’humanité du carcan nationalsocialiste.

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En juin 1939, après l’échec du Collège de sociologie, Bataille fait paraître le dernier numéro d'Acéphale, entièrement rédigé par lui-même. A l’instar de Nietzsche, il appelle à la combativité de l’homme tragique. La guerre étant imminente, seule une société religieuse soudée comme jadis l’Église peut faire un bouclier face à la menace allemande. Il s’agit moins ici d’efficacité dans le combat que d’une « pratique de la joie devant la mort » 13. Non plus la mise à mort rituelle d’une victime consentante, mais une expérience mystique invitant le sujet à s’identifier au tragique par une pleine conscience de la mort de soi.

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Désormais donc, la mort n’est plus à prendre au sens littéral du terme. Elle signifie plutôt la perte de soi dans l’ivresse ou l’extase érotique. C’est que dans l’intervalle, Bataille a dû essuyer plusieurs échecs. D’abord celui d'Acéphale, dont le sacrifice n’a pas pu aboutir. Ensuite, celui du Collège de sociologie dont les principaux intervenants, en dépit d’une déclaration commune, cachaient mal des désaccords essentiels quant à la nature et l’expérience du sacré dans la société occidentale moderne. Le primat sacrificiel, dans son acception originale, était ainsi devenu intenable. Bataille finira par y renoncer, articulant désormais la perte de soi par rapport à la nature tragique de l’être humain.

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A l’exception cependant de sa dernière intervention dans le cadre des activités du Collège. Cette ultime conférence, datée du 6 juin 1939, porte presque le même titre que le dernier article signé par Bataille pour Acéphale au même moment : « La joie devant la mort ». Si l'article se situe dans la continuité directe des plaidoyers pour une perte de soi symbolique auxquels était amené Bataille, du fait du scepticisme croissant que suscitait son exaltation d’un sacrifice réel, la conférence revendique à nouveau le droit à la mort. Dénonçant l’instrumentalisation de la mort par la logique militaire, et le déni de sa force transgressive par le christianisme, Bataille appelle à la décapitation14. En dépit des échecs

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d'Acéphale et du Collège de sociologie, il ne semble toujours pas avoir accompli son deuil du sacrifice.

9. — CONCLUSION : D’UN IDÉALISME L’AUTRE 34

Dans l’hommage que la NRF consacra en 1966 à Breton qui venait de mourir, Caillois eut le premier la perspicacité d’associer l’obsession sacrificielle de Bataille à l’incitation théâtrale du chef de file du surréalisme à braquer une arme sur des passants de hasard. Du coup, la violence du conflit opposant les deux hommes se trouve expliquée. Bataille voit juste lorsqu’il dénonce une dérive idéaliste chez Breton et les siens par une sacralisation exclusive de la tête ainsi détachée du corps ; mais le second n’a pas tort non plus de dénoncer les limites du projet de refonte du matérialisme par le premier, privé du rapport essentiel au langage. A aucun moment Bataille n’articule le bas matérialisme en fonction du langage ou de l’écriture. Comme si, à force de se pencher sur l’autel, il avait fini par en perdre la parole. Seule importe à Bataille la réalité crue des tripes que le cerveau, toujours enclin selon lui à l’ennoblissement du bas, ne peut que nier. Dans les deux cas, une amputation, qui de la tête, qui du corps, empêche qu’aboutisse un même projet de réactualisation du matérialisme. La boucle est bouclée. Si le matérialisme ne se conçoit que dans la fusion du corps et de l’esprit, à force de ne s’intéresser qu’à l’une ou l’autre de ces composantes, l’unité organique est irrémédiablement atteinte. Le langage et le mal sont interdépendants, ne cesseront de répéter Paulhan et Leiris à l’époque, en revendiquant de la sorte l’héritage proustien. Or, ni Bataille, ni Breton n’ont voulu en prendre acte, se montrant incapables dès lors de sortir de leur impasse.

NOTES 1. A.

BRETON,

Manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, vol. I, (édition établie et annotée par M.

Bonnet), Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 782-783. 2. G.

BATAILLE,

« Céline (Louis-Ferdinand)... », La Critique sociale, n o 7, janvier 1933, p. 47 (repris

dans Œuvres Complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 321-322). 3. ID., « Malraux (André)... », La Critique sociale, no 10, novembre 1933, pp. 190-191 (repris ibid., p. 372). 4. ID., ibid., p. 380. 5. Voir à ce titre entre autres : C.

BIDENT,

« Pour en finir avec le “surfascisme” », dans Textuel,

Exigence de Bataille, Présence de Leiris (Textes réunis et présentés par F. Marmande), n o 30, 1996, p. 19-35. 6. A.

BRETON,

« Trois interventions d’André Breton à Contre-attaque », Œuvres complètes, op. cit.,

vol. II, p. 609. 7. ID., « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante », ibid., p. 316. 8. ID., « Le château étoilé », Minotaure, no 8, 1936, p. 25-39 (repris ibid, p. 762). 9. ID., « Picasso dans son élément », Minotaure, no 1, 1933, p. 4-29 (repris ibid., p. 372). 10. G. BATAILLE, « La Valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 68-69.

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11. ID., « La “vieille taupe” et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste », ibid., p. 108. 12. Voir à ce titre : M. SURYA, Georges Bataille, la mort à l’épreuve, Paris, Gallimard, 1992, p. 286-308. 13. G. BATAILLE, « La Pratique de la joie devant la mort », Acéphale, n o 5, 1939, p. 11-21. 14.

ID.,

« La joie devant la mort », Le Collège de sociologie (1937-1939), éd. Denis

Gallimard, 1995, p. 729-745.

AUTEUR CHRISTOPHE HALSBERGHE Chargé de cours en littérature à la KUL/Hogeschool Gent (Gand, Belgique).

HOLLIER,

Paris,

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Histoire, histoires, récit

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Le Procès dans l’histoire, l’histoire dans le Procès Pierre Savy

1

« Le Procès de Gilles de Rais, nouvelle édition de texte ou nouvelle manière d’écrire l’histoire ? ». Ce fut, à n’en pas douter, une nouvelle édition de texte : l’édition par Georges Bataille et Pierre Klossowski des textes des procès de Gilles de Rais traduits en français moderne1. Mais pour savoir si ce livre constitua en outre une nouvelle manière d’écrire l’histoire, si Bataille inventa une nouvelle écriture historique, on peut observer la place que le Procès occupe dans la bibliographie, dans la riche tradition historiographique des études sur Gilles, et d’abord voir s’il s’inscrit ou non dans cette tradition.

2

Chacun sait l’immensité et la variété de la bibliographie concernant Gilles de Rais. Il existe des dizaines d’ouvrages se voulant scientifiques, et écrits par des auteurs très divers, ce qui n’est pas si fréquent : historiens, bien sûr, mais aussi médecins 2, journalistes, philosophes, polygraphes de toutes sortes. Une revue, ou du moins une publication en quatre livraisons, lui a même été consacrée3. Gilles a en outre inspiré de nombreuses œuvres artistiques, surtout des textes littéraires (romans, pièces de théâtre, poèmes4), mais aussi des œuvres musicales5, et il est question de lui dans bien des films6. Il est lié — d’un lien souvent mal compris — à la légende de Barbe-Bleue7. Encore ne parlons-nous pas des mille et un textes où il apparaît sans être le personnage principal 8. On trouve sur Internet de très nombreuses choses sur Gilles, mais de peu de valeur pour la plupart : preuve du moins que cette figure « haute en couleurs » intéresse bien au-delà du cercle des historiens de métier.

3

On voudrait ici construire, rapidement, la tradition de cette question, les étapes de la réflexion, souvent polémique, sur Gilles (cette histoire de l’historiographie de Gilles n’a jamais été vraiment faite) ; et inscrire l’étude de Bataille dans cette tradition. Il s’agit donc ici pour nous de voir comment ce livre s’inscrit dans l’histoire. Il s’agit aussi, a contrario, de voir quelle place occupe l’histoire dans le livre de Bataille, c’est-à-dire comment Bataille y traite le cours du temps, la temporalité historique, le passé.

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ÉTAPES DE LA TRADITION HISTORIOGRAPHIQUE 4

Les sources même, les textes du XVe siècle, constituent la première étape de la tradition historiographique : les textes des procès, bien sûr — ceux que publie Bataille —, mais aussi les documents contemporains, tel le cartulaire des seigneurs de Rais, sans parler des chroniqueurs (Jean Chartier, Enguerrand de Monstrelet), qui ne peuvent pas ne pas évoquer Gilles, car ce maréchal de France appartient à l’histoire « nationale » en formation ; et sans parler des textes qui suivent les procès, comme le mémoire présenté devant la justice par les héritiers de Gilles9. Les procès n’ont pas été publiés tôt ; Bataille offre la première édition solide, mais en français moderne. Les éditions de Maulde et d’Hernandez sont, à leur manière, imparfaites10. Ainsi, et l’on peine à le croire, il manque aujourd’hui encore une édition scientifique des procès dans les langues originales (latin et moyen français).

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Le souvenir de ce procès retentissant est assuré au-delà du XVe siècle : on trouve entre le XVIe et le XVIIIe siècle, surtout dans les histoires locales, des mentions des exploits et des crimes de Gilles, de sa participation à la guerre aux côtés de Jeanne d’Arc à son procès en 144011. Passé ces trois siècles, s’ouvre une veine « sceptique » de l’historiographie de Gilles, avec Voltaire, dont l’influence dans la tradition paraît démesurée si l’on songe combien est bref le passage qu’il consacre à Gilles. On ne lit en effet, dans l’Essai sur les mœurs, que ceci : « [...] en Bretagne, on fit mourir par le même supplice [être brûlé] le maréchal de Retz, accusé de magie, et d’avoir égorgé des enfants pour faire avec leur sang de prétendus enchantements »12. On ne peut pas vraiment, à partir de cette formule, trancher sur la position de Voltaire13. Il n’écrit en effet là que des choses avérées : en Bretagne, on a exécuté Gilles, accusé de meurtres et de magie. Tout ce qu’il met en doute, au fond, c’est l’efficacité des enchantements dont on a accusé Gilles (« de prétendus enchantements »), non leur réalité. Pourtant le doute sur la culpabilité est présent dans cette phrase de Voltaire, qui, volontiers incrédule, jette un regard sceptique sur les mythes de la fondation de Rome et ironise sur la Sainte-Ampoule14. L’histoire de Gilles illustre bien l’idée voltairienne d’un Moyen Age obscurantiste interrompant cette histoire du progrès qu’est l’histoire de l’humanité15. Étonnamment, l’érudition bénédictine du siècle de Voltaire va dans le même sens que lui — mais ce passage est tout aussi bref que celui de l’Essai sur les mœurs, et le doute qu’il laisse planer quant à la culpabilité de Gilles n’est pas moins partiel : on lit dans L’art de vérifier les dates que Gilles fut accusé « d’horreurs dont il n’était peut-être point coupable »16.

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Des travaux réalisés au XIXe siècle, à commencer par l’Histoire de France de Jules Michelet, évoquent le maréchal, en des termes souvent vagues, parfois même fantaisistes17. Le scepticisme de Voltaire ne fait pas d’émules. Certains auteurs, souvent des chartistes, parfois des historiens spécialistes d’histoire locale, s’approchent de l’objet « Gilles de Rais » sans l’étudier à fond18.

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On doit « l’invention » scientifique de Gilles à Eugène Bossard. Sa thèse, soutenue en 1885, est un travail solide et important, un gros livre savant rédigé par un abbé historien doublé d’un polémiste catholique virulent : il est certain que celui-ci l’emporte parfois sur celui-là, si bien que la tentation est forte de ne voir dans ce livre qu’une œuvre partisane. Sa valeur demeure pourtant réelle.

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Peu après, en écho à Voltaire et contre Bossard et d’autres, s’ouvre une période critique de la bibliographie sur Gilles : Salomon Reinach, dreyfusard, publiciste, historien parfois fantasque (voir ses fameux errements sur la tiare de Saïtapharnès), entreprend de défendre Gilles19. Son texte illustre bien comment l’histoire est fille de son temps : il tente d’innocenter le seigneur de Rais entre 190220 et 1912, donc dans un contexte particulier, où les débats sur la question religieuse, le souvenir de l’Affaire Dreyfus, et l’assurance de l’esprit scientifique poussent à une « réhabilitation » dans l’air du temps : Anatole France, dans Les Sept femmes de la Barbe-Bleue, tout en distinguant nettement Barbe-Bleue et Gilles, ne tente-t-il pas, comme fait Reinach pour Gilles — mais sur un mode ironique — une réhabilitation de « la Barbe-Bleue », injustement salie par la légende ? Du reste, France évoque la thèse de Reinach. C’est à tort que Noël Valois affirmera dans sa critique de Reinach que « la question de la culpabilité ou de l’innocence de Gilles de Rais [...] est de celles qu’on peut, au XXe siècle, discuter sans passion21 » — il est des sujets que le passage du temps n’a pas refroidis22, et Gilles est l’un d’eux.

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Reinach défend donc que l’inculpation de Gilles avait des motifs politiques cachés, et que les juges, loin de le croire coupable des crimes dont on l’accusait, savaient fort bien son innocence23. L’idée est nouvelle. L’historiographie dominante, celle des historiens hommes d’Église, est critiquée comme héritière de l’Inquisition médiévale24. Malgré son échec à terme, il ne faut pas s’imaginer que le texte de Reinach fut aussitôt rejeté par toute l’institution. Deux auteurs importants lui témoignèrent du respect, à défaut d’être pleinement convaincus : Gabriel Monod, qui jugea que ce travail constituait un « plaidoyer [...] impressionnant »25, et Charles-Victor Langlois, qui avoua sa perplexité tout en semblant enclin à croire Gilles coupable26. Valois, lui, critiqua très sévèrement les thèses de son « savant confrère »27.

10

Sous le pseudonyme de Ludovico Hernandez, Fernand Fleuret semble le seul qui, à cette époque, ait suivi Reinach. Une quinzaine d’années plus tard, il développe de nouveau les thèses de l’innocence de Gilles, selon la même ligne interprétative anti-cléricale28. Reinach et Hernandez sont en somme la réhabilitation première manière, héritière de Voltaire29 — et tous deux l’affichent, qui portent le sous-titre : « essai de réhabilitation »30. On peut encore mentionner les idées développées par le sataniste Aleister Crowley, dans une conférence sur Gilles de Rais tenue à Oxford en 1930. The Banned Lecture, la « conférence interdite », comme on l’a appelée pour insister sur sa dimension « hétérodoxe », soutient que Gilles est innocent : tant de meurtres ne purent rester inaperçus si longtemps, et Gilles, dont les crimes ont été exagérés voire fabriqués, fut la victime de l’implacable logique de l’Église catholique, qui développait la chasse aux sorcières. Loin des thèses « positivistes » de Reinach ou des thèses d’une responsabilité du système développées plus tard encore, cette conférence est surtout celle d’un mystique haïssant l’Église et instrumentalisant l’innocence de Gilles pour défendre les satanistes du XXe siècle : plus grand-chose ici de voltairien...

LE PROCÈS DANS LE CHAMP HISTORIQUE 11

Depuis le milieu du XXe siècle, le rythme des études sur Gilles s’accélère et les choses se compliquent un peu. Des études destinées au grand public sont écrites, parfois fort bien, parfois dans une intention moins scientifique31. Vient surtout, dans cette deuxième moitié du XXe, le livre de Bataille. Il s’inscrit dans un moment où Gilles de Rais suscite l’intérêt d’un certain nombre d’intellectuels et d’écrivains français : Raymond Queneau, cher et

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ancien ami de Bataille, ne publie-t-il pas, en 1965 précisément, ses Fleurs bleues, chères aux historiens pour diverses raisons, et où il est longuement question de Gilles32 ? Jean Genet l’évoque également. Gilles a sans doute été assez en vogue, un peu comme Sade, dans les mêmes cercles que lui, encore qu’à un degré sans doute moindre. 12

Une première façon, assez extérieure, d’aborder le Procès et de savoir s’il s’inscrit dans la discipline des historiens est de voir quel livre (comme objet) il était : il fut publié au Club français du livre en 1959, maison d’édition spécialisée dans la publication de « beaux livres », c’est-à-dire d’ouvrages illustrés de façon originale, avec un graphisme novateur ; ou encore dans la publication de livres « rares », plutôt que dans celle d’ouvrages universitaires, même s’il arriva aussi qu’elle publiât des ouvrages de grande valeur scientifique33. Le Procès fut de nouveau publié, six ans plus tard, chez Pauvert cette fois-ci, ce qui est notable : on peut d’un mot dire cet éditeur spécialisé dans les publications pornographiques et contestataires. Après maintes rééditions, le livre a été repris dans les Œuvres complètes de Bataille, dans la collection blanche de Gallimard. Il est enfin passé en poche en 1997 — mais dans la collection 10/18, elle aussi peu fréquentée des historiens : que d’inertie, dans cette suite de choix éditoriaux ! Le Procès ne fut pas publié par des éditeurs habitués à publier de l’histoire et reconnus comme tels : c’est le premier brouillage opéré par ce texte dans les habitudes des « spécialistes ».

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On éprouve à la lecture ce même sentiment que les frontières entre les disciplines sont brouillées : dès l’avant-propos, on est emmené hors du champ de l’histoire comme discipline, et la question des temps permet de saisir ce point. La temporalité dominante dans le Procès est le légendaire ; le crime se situe dans la légende et c’est dans le domaine légendaire que l’on en trouve la meilleure incarnation34. « Jamais nous ne pouvons, écritil, oublier que les aspects légendaires du crime en ont seuls crié la vérité »35. En somme, la tragédie de Gilles échappe au temps : le caractère terrible de l’histoire de Gilles et des textes qui en parlent fait que l’on échappe à l’histoire — et du même coup, pourrait-on dire, le livre de Bataille échappe à l’histoire comme discipline. En cela le Procès témoigne bien de cette désaffection qu’avait notée Jean-Paul Sartre chez Bataille pour les temps politique et historique36. Des éléments intemporels, sinon éternels, apparaissent à plusieurs reprises : un caractère immuable est prêté à « l’oisiveté » et aux « désordres de l’enfance »37. Le crime même échappe au temps : Bataille lui attribue une continuité totale. Gilles même est vu comme le représentant d’une espèce d’hommes qui dépasse l’histoire — il « est de ceux que le délire des combats jette en avant »38. Bataille écrit en outre l’histoire de Gilles en empruntant à des formes littéraires : on lit ainsi que Gilles de Rais fut un « personnage de comédie »39, et il sera plus tard maintes fois question de la « tragédie » de Gilles. Bref, que l’on aille vers la légende ou vers le théâtre, on est hors du registre de l’histoire.

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Mais parallèlement, un autre temps est présent dans le texte de Bataille : ce même temps qui est perçu comme légendaire, qui est situé loin, dans Tailleurs, l’exotique, la légende, est aussi un temps rapprochable, directement comparable au nôtre ; dès l’avant-propos, Bataille affirme que les textes du procès n’ont pas vieilli, que cette histoire n’a pas vieilli 40 . Le temps nous est, en somme, contemporain et intelligible41. Des « points communs » sont tranquillement mis en avant. On trouve ainsi un rapprochement de Gilles et son grand-père, Jean de Craon, avec les nazis ! La figure du marquis de Sade apparaît parfois ; et ce sentiment d’une proximité de Gilles avec les criminels contemporains est plus net encore dans une conférence sur Gilles qu’avait donnée Bataille42.

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Ce paradoxe d’un temps contemporain et légendaire à la fois est la caractéristique première de la temporalité dans le livre de Bataille, et cette caractéristique situe largement le Procès hors du champ « histoire » — sans l’empêcher, bien évidemment, de présenter de l’intérêt pour les historiens.

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Un deuxième aspect frappant à la lecture de Bataille, et qui le distingue de la plupart des historiens, est la part du sujet et de l’imagination dans son écriture, la position de l’historien concernant le statut de la vérité, de la conviction, de la reconstitution : Bataille fonctionne par empathie, fait des suppositions que rien dans les sources n’autorise, il suppose des liens, des intimités, de l’ennui, il prête une psychologie que les sources ne présentent pas. Il suppose ainsi une liaison entre Gilles et Francesco Prelati, ce Florentin dont il s’est entiché et qui s’occupe d’alchimie et de satanisme. Un peu plus tard, la liaison demeure supposée, mais voici que Prelati est hypothétiquement fait amoureux passif (il « s’offrait aux étreintes »), et Gilles actif43 ! C’est là de l’histoire imaginaire — et cette part qu’a l’historien dans la reconstitution historique paraît pleinement assumée44.

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A ce propos, la manière dont Bataille rejette la thèse de l’innocence de Gilles est intéressante : c’est par conviction, c’est une évidence, et « l’émotion » est même évoquée et manifestement préférée aux voies de la raison pour rejeter la réhabilitation de Reinach 45 . A la « méthode historique », chère pourtant aux chartistes, Bataille préfère ici « l’intime conviction ».

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La thèse de Reinach est pourtant tentante : il est possible que Gilles ait exagéré ses crimes, qu’il se soit noirci46. Il se sut perdu. L’aveu est bien « la tentation du coupable »47 — elle lui permet une désastreuse flambée, mais une flambée tout de même. L’énormité de ses aveux n’est du reste pas le seul point à quoi s’accroche une interprétation sceptique, et plusieurs points permettent de douter de la culpabilité de Gilles : le fait qu’on n’ait pas retrouvé de cadavres de victimes ; la parfaite coïncidence des témoignages portés contre Gilles (mais Reinach voit, dans la parfaite harmonie entre les dépositions de Henriet et Poitou, « l’indice du faux et du mensonge imposé », non, comme fait l’abbé Bossard, la preuve de la véracité des témoignages !) ; les intérêts que la condamnation de Gilles servait trop évidemment ; etc.

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Mais pas question pour Bataille de verser dans la réhabilitation : comme le Durtal du Làbas de Huysmans, ce livre qu’il aime tant, Bataille ne veut pas « amollir » son Gilles comme font les réhabilitateurs, qui pourraient bien, en fait, être bien-pensants entre tous 48 ! Et ainsi que le remarque justement, dans sa postface à la réédition du livre de Bossard, François Angelier, « Bataille a besoin de l’existense [sic] de Gilles de Rais », « Rais prouve Bataille » ; s’il aime son histoire, c’est parce qu’elle valide ses idées sur l’érotisme, et c’est peut-être aussi pour cette raison qu’il réfute les tentatives de l’innocenter49.

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On pourrait encore, au risque de paraître un peu grincheux, voir par quoi Bataille écrit de façon obsolète. Le jeu est facile, voire absurde, plus de quarante ans après. L’histoire que pratique ici Bataille est empathique, non « scientifique » — parfois même elle paraît un peu vieillie50 : alors, est-ce autre chose qu’une nouvelle manière d’écrire l’histoire en fait bien vieille, A New Old History51 ? Le rapport aux sources, pourtant si important dans un cas comme celui de Gilles, est assez classique. Il n’est pas encore marqué par le doute sur leur capacité référentielle, il est encore assez peu critique. Des notations sur la vérité du témoignage révèlent que Bataille croit que ce document, c’est la vérité, c’est un accès direct à ce qui a eu lieu : « l’illusion référentielle » joue à plein52.

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La dimension narrative est pleinement assumée : la première partie du texte de Bataille présente des récits fort classiques, par exemple le récit des journées du printemps 1440 où tout bascula, où commença le processus qui déboucha en octobre sur le procès de Nantes et l’exécution53. Quelques pages plus tard, apparaît un autre trait « daté » de l’historiographie de Bataille, sa vision du « contexte » où s’inscrit l’histoire de Gilles — une vision bien classique, où la féodalité est vue comme un pouvoir violent, opprimant les campagnes, un pouvoir « en quelque sorte religieux ».

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Un dernier trait de l’historiographie de Bataille peut être critiqué : sa dimension téléologique. Gilles va vers sa fin, il a un destin, il est question de son étoile 54. Concession au grand public, emprunt d’expressions communes pour clarifier le propos, qui demeure, il est vrai, accessible ? C’est en somme une manière contrastée d’écrire l’histoire, entre allégeance aux règles et refus de la discipline : le rapport du Procès au champ « histoire » est problématique — le Procès s’inscrit aussi dans la littérature et la philosophie ; comme toute l’œuvre de Bataille (et comme celle de Klossowski), il s’inscrit dans un écart par rapport aux disciplines. Il croise philosophie, histoire et littérature, comme souvent la figure de Gilles l’a fait faire à des écrivains — Bataille n’est pas le seul à se situer aux frontières du champ : Gilles se prête à pareil croisement de l’histoire, de la psychologie, et de la philosophie notamment55. Mais il est plus intéressant de voir par quoi Bataille fait œuvre nouvelle.

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Plus modernes sont les emprunts à l’anthropologie, même s’ils sont toujours assez lâches. Un usage large est fait par Bataille du concept de Berserkir, ces guerriers germains furieux, enivrés de sang56. Ou pour les « inintelligibles dépenses du sire de Rais », les ruineuses dépenses théâtrales d’Orléans, en 1435, il fait le parallèle avec le potlatch 57. Bataille adopte une posture anthropologique quand il rejette Gilles de Rais à la fois dans Tailleurs et dans le jadis, en rupture avec la conception longtemps dominante du Moyen Age, qui voyait en lui l’époque de la formation de notre modernité, en continuité, en filiation avec lui58.

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Cela n’est pas le plus intéressant. Il est certaines choses que Bataille voit fort bien : ainsi la dimension sociale de l’histoire de Gilles, le fait en un mot que Gilles ne fut pas seulement « méchant homme », mais aussi « grand seigneur ». La position dominante que la noblesse occupe dans la société médiévale lui permet de disposer d’une certaine liberté, dans cette société de forte contrainte. Il vit, de plus, sur le devant de la scène, en public. Il y a dans l’exercice de cette liberté contrôlée des limites, difficiles à trouver, et Gilles de Rais illustre cette difficulté de manière paroxystique. Gilles n’a pas su se situer entre l’obligation de largesse qui incombe à l’état nobiliaire — « être grand seigneur » — et l’obligation de modération ; chez lui, christianisme et amour courtois repoussent péniblement la barbarie. Son rang protégea Gilles, d’autant que ses crimes paraissaient moins graves au XVe siècle qu’au XXe59, mais pas au point qu’il pût en réchapper.

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Autre bonne intuition de Bataille — intuition d’essayiste ou de philosophe autant que d’historien : l’absence de contradiction entre les crimes et la foi. La foi chrétienne repose sur cette demande de crime, car elle veut pardonner ; les limites morales supposent la transgression, et Ton peut même dire que le christianisme a besoin de la faute. Un livre comme celui de Bossard s’inscrit parfaitement dans le cadre interprétatif tracé par Bataille. Pour Bossard, Gilles était fou d’une certaine façon, mais lucide, conscient — donc coupable60. On se dit, à la lecture de la source, que Bataille a fort bien vu ce trait essentiel : le goût du christianisme pour la faute, son besoin de la faute, son désir qu’il y ait péché à pardonner61.

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Il faut enfin mentionner la grande idée du livre, la thèse qu’il défend, cette interprétation qui voit en Gilles de Rais une sorte d’enfant (par sa niaiserie totale, combinée au goût du crime, du mal), et un sauvage, un homme archaïque, à rapprocher de ses ancêtres germains62, un homme que le processus de civilisation aurait épargné, pour le dire avec Norbert Elias (et en gardant à l’esprit que la chronologie est décalée)63. Bataille voit bien en quoi Gilles de Rais incarne des traits caractéristiques de l’identité nobiliaire : violence, beuverie, terreur. « En principe, des traits archaïques continuèrent à dominer les principes de la chevalerie et de la noblesse : et ces traits répondent justement à des aspects de la vie de Gilles de Rais »64. Il y a là quelque chose comme une atténuation de la faute par dissolution dans l’époque et la mentalité.

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L’histoire qu’écrit Bataille, avec ses comparaisons hardies et ses interprétations tranchées, personnelles et souvent pénétrantes65, présente Gilles comme le héros de la tragédie du passage de l’âge féodal et nobiliaire à l’âge étatique et rationnel : Gilles était inadapté, il sombra. La tragédie de Gilles est pour Bataille « la tragédie de la féodalité, la tragédie de la noblesse ». En même temps, Gilles n’est pas raisonnable, la raison lui est étrangère66 ; l’idée revient, d’un Gilles « incapable de calcul »67. Mais c’est l’irrationalité d’un dément, non celle d’un système tout entier irrationnel. Il y a donc comme une double folie dont Gilles est victime, celle de ce système obsolète, la féodalité, en crise face au « monde moderne » ; et la sienne propre, qui excède celle de son monde.

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On trouve en divers endroits cette lecture « épocale » de l’histoire de Gilles de Rais comme l’histoire d’un homme frappé d’hysteresis, pour le dire avec Pierre Bourdieu68 ; un précurseur de don Quichotte, perdu dans le monde de la bourgeoisie, de la rationalité, noyé dans « les eaux glacées du calcul égoïste »69, qui va jusqu’à s’offrir, en plein XVe siècle, à l’épreuve du feu70. Cette grande thèse de Bataille est pour nous le point le plus novateur du livre71, difficile à concilier avec la monstruosité de Gilles — sauf à défendre l’idée que Gilles serait le seul homme qui se sentait perdu dans son siècle, le seul à souffrir d’une hysteresis, ce qui ne peut guère se faire, et que Bataille ne fait pas. Certes, Gilles, échappant au normal, à ce qui s’inscrit aisément dans l’histoire, atteint pour Bataille au rang fascinant de monstre, au sens d’être anormal, hors de nos normes, échappant à la norme et en créant éventuellement de nouvelles, à la façon du monstre biologique de Georges Canguilhem. Mais on peut aussi trouver le monstre, ou du monstrueux, chez des individus « normaux » — il y a une monstruosité du normal ou une banalité du mal dans la personne d’Adolf Eichmann vue par Hannah Arendt, ou chez ces « hommes ordinaires » qu’étudie Christopher Browning, qui nous invitent à une considérable réévaluation de ce qu’est le mal. Entre ces deux pôles, on balance : Bataille tient à la singularité du comportement de Gilles tout en relevant combien son comportement, tout fou qu’il fût, s’inscrit dans son époque. Mais ce caractère archétypique de son comportement ne doit pas masquer sa singularité.

RÉCEPTION ET HÉRITAGE 29

Il serait schématique de voir dans le livre de Bataille une réhabilitation deuxième manière — des réhabilitations véritables continuent d’être publiées : Bataille n’en propose pas une 72 . Reste l’insistance, qui remonte aux premières réhabilitations, sur la dimension politique, intéressée, de l’accusation ; et l’idée d’une violence nouvelle mise en œuvre par l’État73.

70

30

Une chose fit beaucoup pour la réception de Bataille, pour sa place dans la bibliographie : ce livre est très lisible. Le Bataille du Procès est clair et accessible, ce qui n’est pas si banal. Il faut le créditer d’un bel effort pour être tel. Les comparaisons avec le temps présent, dont la finalité est explicative, vont en ce sens74. S’il est sûr que le Procès est en décalage avec l’histoire traditionnelle, demeurée dominante, il reste que l’on peut faire usage de ce livre, notamment dans l’enseignement. Il n’est pourtant pas particulièrement novateur sur le plan de la méthode. Mais il est puissant, il se lit. Il a du reste été traduit en plusieurs langues75.

31

La réception du livre lors de sa publication fut sans doute contrastée : la presse lui fit un bon accueil76. Sans doute le livre se vendit-il bien, puisqu’il fut plusieurs fois réédité. Mais l’accueil par la « communauté scientifique » est plus difficile : la réception fut inexistante dans les revues scientifiques, qui, si l’on a bien cherché, ne proposèrent pas de recension du livre, ce qui est assez extraordinaire77 ; les biographies de Gilles récemment publiées ne discutent pas vraiment les idées de Bataille, même s’il figure toujours en bibliographie. Ce peut être le prix payé par le Procès pour cette appartenance multiple et ce rapport difficile à la discipline historique. Mais qu’il suffise, plus de quarante ans après sa publication, de tenter de le lire sans plus se soucier de son appartenance : il continue, sur cette histoire, d’avoir quelque chose à dire.

NOTES 1. René-Alphonse-Marie édition d’Eugène

DE MAULDE LA CLAVIÈRE

BOSSARD,Gilles

avait publié les actes en 1886, dans la deuxième

de Rais, maréchal de France, dit Barbe-Bleue. 1404-1440, Paris, Honoré

Champion, 1885 — à notre connaissance la seule édition scientifique en langue originale des sources, mais incomplète, car les passages les plus « choquants » sont coupés. Puis il y eut Ludovico HERNANDEZ, Le Procès inquisitorial de Gilles de Rais (Barbe-Bleue), maréchal de France, avec un essai de réhabilitation. Traduction littérale du procès canonique et reproduction du procès civil, Paris, Bibliothèque des curieux, 1921. Il existe aussi, en anglais, Reginald

HYATTE,

Laughter for the devil.

The trials of Gilles de Rais, companion-in-arms of Joan of Arc (1440). Introduction and translation from Latin and French, Rutherford, Fairleigh Dickinson University Press, 1984. 2. Outre divers travaux (Frédéric-Henri Bernelle, E. Courard, Strezova Mila Simeonova, Sylvain Aubry, etc.), il faut mentionner Richard VON

KRAEFT-EBING ,

Psychopathia sexualis, eine klinisch-

forensische Studie, Stuttgart, F. Enke, 1886, traduction française Psychopathia sexualis. Etude médicolégale à l’usage des médecins et des juristes, Paris, Presses pocket, 1999, 2 vol. Psychopathia sexualis exerça sur Bataille, qui pourtant ne l’évoque pas, une forte influence, comme sur de nombreux auteurs d’études consacrées à Gilles — voir Elisabeth ROUDINESCO, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 135 et p. 173. 3. Les Cahiers Gilles de Rais, 1-4, 1992-1996. On trouve dans ces quatre volumes, outre des articles scientifiques et d’autres consacrés à la création théâtrale, un large et utile recueil de citations d’oeuvres de toutes sortes où il est question de Gilles. 4. On peut évoquer, en demeurant très loin de l’exhaustivité, les oeuvres de Biaise Cendrars, Hugo Claus, Enzo Cormann, Massimo Dursi, Vicente Huidobro, Joris-Karl Huysmans, Martine Lecoz, Claude Louis-Combet, Roger Planchon, Michel Tournier, etc.

71

5. De Charles Lemire, de Pierre Mertens ou d’Édith Canat de Chizy. 6. A commencer par tous les Jeanne d’Arc ; mais il s’agit alors du Gilles compagnon de Jeanne, non du Gilles qui nous intéresse ici, et auquel, à notre connaissance, et l’on peut s’en étonner, aucun film n’a été consacré. 7. Sur les rapports entre Gilles et Barbe-Bleue, voir E. Jérôme Million, 1992, postface de François

ANGELIER,

BOSSARD ,

Gilles..., op. cit., rééd. Grenoble,

« Eugène et Gilles », p. 327-333 ; et voir ce

qu’écrit Bataille (p. 11-12 et 20). 8. Par exemple chez Maurice Dantec, Gustave Flaubert, Jean Genet, Raymond Queneau, Stendhal ou George Bernard Shaw. 9. Voir Hyacinthe

MORICE,

Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de

Bretagne, Paris, 1742-1746, 4 vol., 2, 1744, col. 1336-1339. 10. Incomplète pour la première, en traduction pour la seconde ; voir note 1. 11. Les histoires de la Bretagne de D’Argentré, Du Paz, Gruel, etc. 12.

VOLTAIRE,

Essai sur les moeurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis

Charlemagne jusqu’à Louis XIII (1756), éd. René POMEAU, Paris, Garnier, 1963, vol. 1, p. 752. 13. C’est pourtant ce que fera Salomon Reinach, qui écrira que Voltaire a admis l’innocence de Gilles ; voir S. REINACH, « Gilles de Rais (essai de réhabilitation) », Revue de l’université de Bruxelles, 10, 1904, p. 161-182, repris dans Cultes, mythes et religions, 4, 1912, p. 276-299, et dans Cultes, mythes et religions, éd. Duchêne (Hervé), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, p. 1026-1049, édition ici citée. 14. Voir les articles « Miracles » ou « Préjugés » du Dictionnaire philosophique (1764), éd. R. POMEAU, Paris, Garnier, 1964, mais aussi la p. 188 de l’Essai..., op. cit. 15. Voir Christian AMALVI, Le Goût du Moyen Age, Paris, 1996. 16. L’Art de vérifier les dates des faits historiques, des chartes, des chroniques et autres anciens monumens, depuis la naissance de N.-S.... par un religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur (François Clément), 3e édition, Paris, A. Jombert jeune, 1783-1787, 3 vol., 2, 1784, p. 908. 17. Voir ce que Noël

VALOIS

dit d’eux dans « Le Procès de Gilles de Rais », Annuaire-bulletin de la

Société de l’histoire de France, 49, 1912, p. 193-239, p. 209. Voir aussi Jules complètes, 6, Histoire de France (livres X-XVII), éd. Paul

VIALLANEIX ,

MICHELET,

OEuvres

Paris, Flammarion, 1978, livre

XI, chapitre 1, « État de la France, 1431-1440 », « Procès de Retz », p. 135-138. 18. Voir Armand GUÉRAUD, Notice sur Gilles de Rais (extrait de la Biographie bretonne), Rennes, Impr. Marteville et Oberthur, 1855 ; et A. V., « Procès de Gilles de Rais (1440) », Bibliothèque de l’École des chartes, 23, 1862, p. 371-372. 19. S. REINACH, « Gilles... », art. cit. 20. Avant la publication de l’article cité dans la Revue de l’université de Bruxelles en 1904, Reinach avait fait paraître à ce sujet une lettre anonyme dans L’Anjou historique en mars 1902 et dans Le Signal du 21 octobre 1902. 21. Noël VALOIS, « Le procès... », art. cit., p. 193. 22. Comme le disait Marc Bloch à propos de la réception par des enfants du Languedoc de l’histoire des guerres de religion dans l’entre-deux-guerres (M. BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 1949, 5e éd. ; Paris, Armand Colin, 1964, p. 10). 23. Voir p. 1038. 24. L’abbé Bossard dédie son livre à Mgr Freppel, évêque d’Angers. 25. Gabriel MONOD, « Publications diverses », Revue historique, 93, 1, 1907, p. 356-357. On lit p. 357 : « Le plaidoyer de M. Reinach en faveur de ce monstre de perversité et de luxure sanguinaire est vraiment impressionnant [...] ». 26. Charles-Victor LANGLOIS, « Notice sur la vie et les travaux de M. Noël Valois », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1918, p. 49-73, p. 72-74.

72

27. N. VALOIS, « Le procès... », art. cit. Voir aussi la discussion entre Reinach et Valois (« Séance du 13 janvier », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1905, p. 11-14). Bourdeaut et Gabory critiquent Reinach après Valois. Voir A.

BOURDEAUT,

« Chantocé, Gilles de Rays et les

ducs de Bretagne », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1924, p. 41-150, extrait, Rennes, 1924 ; et Émile GABORY, La Vie et la mort de Gilles de Raiz, dit à tort Barbe-bleue, Paris, Librairie académique Perrin, 1926, rééd. 1932). 28. L.

HERNANDEZ,

Le Procès..., op. cit., notamment p. II-IV. « Gilles Rais » apparaît du reste dans

l’étonnant roman de Fernand Fleuret, Jim Click ou la merveilleuse invention. Roman d’aventures, Paris, Éditions de la NRF, 1930, 3e éd. Tours, 2002 (édition ici citée), p. 128 (merci à Dominique Rabaté de nous avoir signalé ce texte). 29. Il n’est, pour se convaincre du voltairianisme de Fleuret, que de lire les p. 149-151 de Jim Click. 30. Confiant dans l’esprit scientifique, ou dans la force persuasive de son article, Valois supposait que la « tentative de réhabilitation » de Gilles par Reinach, qui était, en effet, la première, serait « la dernière aussi peut-être » (« Le Procès... », art. cit., p. 238-239). 31. Notamment Jacques

HEERS,

Gilles de Rais, Paris, Librairie académique Perrin, 1994, la plus

récente, écrite contre les historiens fantaisistes qui réhabilitent Gilles et cherchent le sensationnel ; et Philippe

RELIQUET,

Le Moyen Age. Gilles de Rais, maréchal, monstre et martyr, Paris,

Pierre Belfond, 1982 ; ainsi que le très recommandable Michel BATAILLE, notes de Jean Pesez, Gilles de Rais, Paris, Culture, art, loisirs, 1966, rééd. Paris, Mercure de France, 1972 ; mais aussi, plus critiquables, Michel

HÉRUBEL,

Gilles de Rais et le déclin du Moyen Age, Paris, Librairie académique

Perrin, 1982, rééd. Gilles de Rais ou la fin d’un monde, Paris, Jean Picollec, 1993 ; Jean-Pierre

BAYARD,

Plaidoyer pour Gilles de Rais, maréchal de France. 1404-1440, Étréchy, Editions du Soleil natal, 1992; ou Leonard WOLF, Bluebeard. The Life and crimes of Gilles de Rais, New York, Clarkson N. Potter, 1980. 32. En outre, l’apparition d’un Timoleo Timolei, alchimiste italien qui se fait recruter par le duc d’Auge, paraît très frappante pour qui connaît les rapports de Gilles et Francesco Prelati. 33. En particulier l’édition des Œuvres complètes de Victor Hugo que dirigea Jean Massin (1967-1970, 18 vol. ). 34. G. BATAILLE et P. KLOSSOWSKI, Le Procès de Gilles de Rais, Paris, J.-J. Pauvert, rééd. 1985 (désormais abrégé Procès) p. 11. Sur la légende encore, Bataille voit dans le rapprochement de Gilles et BarbeBleue, le signe du caractère légendaire et un peu indicible du personnage, « monstre de légende », « être fantastique », « ogre » (p. 20). 35. Procès, p. 12. 36. Sartre porte ces jugements dans un article sur L’Expérience intérieure repris dans Situation, I, Paris, Gallimard, 1947 (cité par É. ROUDINESCO, Jacques..., op. cit., p. 226). 37. Procès, p. 30. 38. Procès, p. 32. 39. Procès, p. 12. 40. Procès, p. 7. 41. N’était « l’irrationalité » de Gilles, dont nous reparlerons. 42. Procès, p. 28 : « Devant Gilles et son grand-père, il est possible de songer aux brutalités des nazis ». Avouons que ce rapprochement scientifiquement inacceptable s’impose à une conscience européenne contemporaine. Il apparaît souvent, chez divers auteurs, par exemple J.-P.

BAYARD,

Plaidoyer..., op. cit. Le rapprochement avec Sade apparaît p. 42 et p. 45. Des extraits de la conférence donnée par Georges Bataille ont été récemment publiés : « “Gilles de Rais” extraits de notes inédites », Les Cahiers Gilles de Rais, 3, 1993, p. 23-25. 43. Procès, p. 67 et p. 70. 44. Voir ainsi l’anaphore de « Je crois » (p. 77). 45. Procès, p. 179. 46. Procès, p. 73-74.

73

47. Procès, p. 76. 48. L’admiration de Bataille pour ce roman est connue (É. Roudinesco, Jacques..., op. cit., p. 181). Voir Joris-Karl

HUYSMANS,

Là-bas, Paris, Tresse et Stock, 1891, et éd. Yves

HERSANT,

Paris,

Gallimard, 1985, p. 46. 49. E. BOSSARD, Gilles..., op. cit., postface F. ANGELIER, art. cit., p. 327-333, p. 332. 50. Voir notamment p. 12-13. 51. Pour reprendre la fameuse expression (et elle seulement) de Lawrence STONE, « The Revival of Narrative : Reflections on a New Old History », Past and Present, 85, 1979, p. 3-24, traduction française « Retour au récit ou réflexions sur une Nouvelle Vieille Histoire », Le Débat, 4, septembre 1980, p. 116-142. 52. Procès, p. 24-25. 53. Procès, p. 21 et p. 24-25. 54. Procès, p. 68, p. 80 et p. 103. 55. De nombreux auteurs ayant écrit sur Gilles se sont aussi intéressés à des questions nonhistoriques, touchant par exemple à l’érotisme — et Bataille lui-même s’inscrit dans le champ des études sur la sexualité et l’érotisme, bien entendu. Voir les autres travaux de Ludovico Hernandez. 56. Procès, p. 36, p. 38, p. 47, p. 51, etc. 57. Procès, p. 56. Bataille évoque aussi les Aztèques (p. 14). On sait l’influence de Mauss sur Bataille. Sur les rapports de Bataille à l’anthropologie, voir Alfred

METRAUX,

« Rencontre avec les

ethnologues », Critique, n° 195-196, août-septembre 1963, « Hommage à Georges Bataille », numéro spécial, p. 677-684 ; Dominique

LECOQ

et Jean-Luc LORY, dir., Écrits d’ailleurs. Georges

Bataille et les ethnologues, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987, notamment Marie MAUZÉ, « Georges Bataille et le potlatch-. à propos de La part maudite », p. 31-38. 58. Une date-clef pour la rupture de l’histoire médiévale avec cette conception « continuiste » et pour l’imposition de la conception anthropologique est 1964, l’année de la publication par Jacques Le Goff de sa Civilisation de l’Occident médiéval. 59. Procès, p. 46. Du reste, pour ce qui est de la qualification des crimes, il faut noter une grande différence entre les crimes alors présentés et les crimes tels que nous les concevrions aujourd’hui. Les catégorisations contemporaines, celles du moins qui sont dominantes en Occident aujourd’hui, se distinguent des catégorisations médiévales. Certains crimes demeurent des crimes, d’autres n’en sont plus, et a contrario, ce que nous qualifierions aujourd’hui comme des crimes n’apparaît parfois pas. 60. Certains passages de son livre sont assez extraordinaires — voir par exemple la p. 270. 61. Voir l’insistance sur le fait que Gilles ait commis tous ses crimes au cœur même de ce monde chrétien (p. 211). On note aussi la promptitude de la cour à pardonner les insultes et à lever l’excommunication (p. 229). 62. Procès, p. 36-37. 63. La chronologie de Bataille est décalée par rapport à celle d’Elias en ce que c’est précisément au crépuscule de la féodalité que commence le processus de civilisation, qui n’a pu encore toucher Gilles puisqu’il n’a presque pas commencé ! 64. Procès, p. 37. 65. Par exemple p. 53 (cette p. 53 est importante). 66. Procès, p. 16. Jacques Chiffoleau s’oppose à cette idée ; pour lui, ce n’est pas là une « tragédie de l’impuissance de la raison », mais une tragédie des ambiguïtés de la raison, ici inquiétante et négative, et non pas conquérante et en progrès. Voir J. CHIFFOLEAU, « Gilles, la vérité, l’histoire. Un médiéviste et le procès du sire de Rais », Les Cahiers Gilles de Rais, 3, 1993, p. 9-21, p. 20-21. 67. Procès, p. 29. 68. Sur ce concept, voir notamment Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, 1984.

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69. Procès, p. 142. Voir le paragraphe « 2 novembre », très révélateur. 70. Procès, p. 163. Cette pratique a alors beaucoup reculé ; mais elle est encore proposée à Savonarole. 71. Même si on peut aisément lui trouver des antécédents : Monod écrit ainsi que Gilles « est resté depuis des siècles le type de la perversité bestiale à laquelle le désordre d’une époque d’anarchie, l’enivrement de la richesse, la force brutale et les pratiques de la sorcellerie pouvaient conduire un seigneur féodal » (« Publications... », art. cit., p. 356). Mais ces mots sont au fond tout différents. 72. Voir au contraire Edmond

COARER-KALONDAN ,

La scandaleuse affaire Gilles de Rais (essai de

réhabilitation), Paris, Éditions du Scorpion, 1961 ; J.-P. BAYARD, Plaidoyer..., op. cit. ; Gilbert PROUTEAU, Gilles de Rais, ou la gueule du loup, Monaco, Éditions du Rocher, 1992 ; ces deux derniers auteurs sont parmi les plus ardents défenseurs de la réhabilitation de Gilles. Plus solide, et tendant aussi à innocenter Gilles, Kathleen K.

LEHMAN ,

Reinterpreting the Life of Gilles de Rais, 1998 — encore

inédite, après avoir été disponible sur Internet (merci à l’auteur de nous avoir permis de lire ce texte). Sur ces tentatives de réhabilitation, leurs faiblesses et leurs ambiguïtés, voir J. HEERS, Gilles..., op. cit. ; Olivier

BOUZY,

« La Réhabilitation de Gilles de Rais, canular ou trucage ? »,

Connaissance de Jeanne d’Arc, 22, 1993, p. 17-25 ; et Jean

KERHERVÉ,

« Gilles de Rais, de Gilbert

Prouteau, ou le “Naufrage de l’Histoire” », Bulletin de l’Association bretonne, 120, 1992, p. 318-320. 73. Cette idée a trouvé un prolongement important dans les travaux de Jacques Chiffoleau ; J. CHIFFOLEAU ,

« Gilles... », art. cit. ; ID., « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du

XIIe au XV e siècle », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 45, 2, 1990, p. 289-324 ; ID., « Sur le crime de majesté médiéval », dans Genèse de l’État moderne en Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations, colloque de Paris, 24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988, actes publiés à Rome, 1993, Collection de l’École française de Rome, 168, p. 183-213. 74. Un exemple entre d’autres : c’était « un temps où [...] la richesse possédée comptait plus qu’aujourd’hui » (p. 30). 75. Notamment l’anglais, l’allemand et l’italien. 76. Voir les articles cités sur la jaquette de la réédition du livre chez Pauvert : Yves Florenne dans Le Monde daté du 12 juin 1965, José Cabanis dans Le Figaro. Daniel

HAWLEY,

Bibliographie annotée de

la critique sur Georges Bataille de 1929 à 1975, Genève et Paris, 1976, ne signale que les n. 2038-2041 (p. 61) : il n’y eut de comptes rendus du Procès que dans la presse : Le Monde, L’Express, le Times Litterary Supplement, le Nouvel Observateur. 77. Annales. Économies, sociétés, civilisations ; Revue historique ; Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest.

AUTEUR PIERRE SAVY Maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Marne-la-Vallée.

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Entre histoire et document : les annales de la vie criminelle de Gilles de Rais Olivier Guyotjeannin

1

Au beau projet des organisateurs, de remettre en lumière la composition du Procès de Gilles de Rais, je n’entends apporter qu’une note, proposée en tout dilettantisme. N’étant ni spécialiste du XVe siècle et encore moins de l’histoire de la justice, ni historien ni philosophe de l’histoire, j’ai été poussé par mon tropisme de diplomatiste à quelque interrogation sur une partie du Procès de Gilles de Rais dont la présence, à la relecture, semble à première vue des plus déroutantes, en même temps que sa place centrale : cette sorte d’annexe à l’introduction, mais plus longue qu’elle (82 pages contre 67), prolongée d’une douzaine de pages de mises au point critiques, d’une érudition féroce et un rien perfide, comme on la pratiquait jadis, préludes à la traduction —-d’une haute tenue littéraire — des « Documents du procès de Gilles de Rais »1.

2

Intitulée « Analyse des données historiques. I. Les données historiques en ordre chronologique », cette partie propose une narration aussi précise que possible, dans un ordre chronologique aussi fin que possible, de la vie, et de la vie criminelle, de Gilles de Rais, fondée sur toute la documentation connue, et permettant en particulier de reconstituer le parcours criminel saisi par bribes et sans ordre dans les actes du procès. Elle peut être bien sûr lue telle quelle, dans le fil de l’exposé, même si elle risque de moins retenir l’attention que « l’Introduction ». Pourtant, dans sa structure, ses modes de fabrication et de présentation, elle gagne peut-être encore un peu à être rapprochée d’une pratique d’érudition et d’histoire qui s’est développée au XIXe siècle, qui a impliqué les chartistes médiévistes de la fin de ce siècle et qui, je suppose, a été communiquée au jeune Bataille au cours de sa scolarité à l’École des chartes, dans sa promotion clairsemée entrée à la fin de 1918 et sortie en 1922, dans l’atmosphère plutôt lugubre de l’immédiat après-guerre2. Sans grande hypothèse, on peut supposer que Maurice Prou, qui enseigne la diplomatique à l’École en ces années, aura été le passeur de cette lignée de travaux, dont Bataille recueille l’héritage, tout en le transfigurant avec son génie propre — et c’est à cette seule maigre constatation que je bornerai mon rapide propos.

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3

Dans le Procès de Gilles de Rais, en effet, cette partie n’est ni une transition qui permettrait de passer en marche arrière de l’histoire au document, ni un bouche-trou, ni un alibi de scientificité, ni un moyen commode de rejeter les justifications critiques ; et ce serait s’arrêter à la surface que de croire qu’elle permet tout juste de « se reporter aux documents » (p. 432) comme à autant de gages d’objectivité et de sérieux ; ou encore, au sens plat du terme, qu’elle renfermerait « les détails » opposés au « problème d’ensemble », comme le laisserait penser une lecture rapide de ses quelques mots de présentation : « La première partie de l’introduction — qui précède — envisage dans son ensemble le problème de Gilles de Rais. Nous avons réuni, à la suite, dans une seconde partie, le détail de nos connaissances sur sa vie, ses suites immédiates et les diverses questions qui s’y rapportent » (p. 344). Ce « détail », qui est à la fois gorgé de sens et inséré dans un implacable déroulement, tout à la fois révélateur et empreinte laissée sur le temps, marqueur et document, se trouve ici saisi et construit par une pratique d’érudition dont l’évolution mérite d’être rappelée brièvement.

4

C’est en effet aux années 1880-1890 que les médiévistes français l’ont délibérément importée d’Allemagne. Les historiens codificateurs de l’école méthodique tenteront même d’acclimater le terme technique allemand (Regestal Regesten) en « Regeste » — essai isolé et assez vain au témoignage du Trésor de la langue française —, les principaux intéressés préférant des termes plus français, « analyse » pour désigner le résumé, « Annales » pour le produit fini. Il s’est ainsi formé, avec ardeur, en une vingtaine d’années, un petit corpus de travaux hautement érudits, auquel les maîtres de Bataille ont été associés de près. Aux années 1920 (mais dès avant le conflit mondial), le genre s’est déjà essoufflé ; de soubassement, il est devenu pièce justificative, appendice, où les « grandes lignes » chronologiques (opposées au « détail » !) permettent de recadrer, de « caler » un exposé plus pointu, plus volontiers thématique. Il n’est pas sans intérêt, dès lors, sur un point qui n’est jamais qu’annexe dans l’analyse de l’œuvre, de préciser cet arrière-plan d’histoire de la critique et de la présentation des sources, pour percevoir à quel point Bataille a pu être ici influencé par le modèle, tout en flairant et contournant certaines de ses faiblesses intrinsèques.

5

Il faut donc remonter un temps aux sources, allemandes, et lointaines3. Le premier acte s’écrit en effet au temps des Lumières, dans toute l’Europe, depuis que Leibniz a proposé en 1715 un programme de mise en ordre chronologique de la documentation relative aux actes impériaux, programme qui suscite de multiples émules tout au long du XVIII e siècle. Le deuxième acte s’écrit à compter du 22 février 1829, où Johann Friedrich Böhmer commence à tracer d’une plume régulière les premiers regestes de l’histoire de l’empire allemand, des Regesta Imperii qui se proposent de condenser toutes les res gestae de l’empire, qui traquent toutes ses sources (diplomatiques, archivistiques, historiographiques, et pourquoi pas épigraphiques, numismatiques, poétiques, folkloriques...), qui les restituent sous la forme abrégée et dans l’ordre chronologique du « registre » — comme si l’historien tentait, au travers des lueurs documentaires, dans un effort prométhéen, de reconstituer un registre à jamais perdu, que Dieu seul pouvait déjà tenir à l’époque, où l’historien re-produirait l’histoire. L’ordre chronologique (l’accurata temporum series que demandait Leibniz) est implacable déroulement de l’histoire, seul moyen de percevoir l’ordonnancement des causes et des effets, outil enfin et surtout d’une nouvelle écriture de l’histoire, à la fois rationnelle et romantique, républicaine et nostalgique d’une certaine monarchie. Les lueurs documentaires s’y trouvent confrontées, mais aussi toutes sauvées, car toutes ont un sens, que l’historien peine, et

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même se refuse à ranger dans un ordre hiérarchique (sinon que certaines sont plus ou moins riches, plus ou moins bien transmises), car, fondamentalement, « tout fait source ». 6

Le troisième acte s’ouvre aux années 1880 quand Arthur Giry (†1899), grand refondateur de la diplomatique française, enseignant à l’École des chartes (et à ce titre prédécesseur de Maurice Prou) et à l’École pratique des hautes études lance, dans le cadre de ce dernier établissement et en compagnie d’auditeurs qui sont aussi très largement ses élèves des Chartes, le projet de Regestes à la française, conçus maintenant de façon à la fois plus étroite et approfondie, à la façon des Regesta Imperii des successeurs de Böhmer, comme un travail de stricte érudition, mettant en ordre et établissant de façon sûre le corpus de données et de connaissances nécessaires à une édition critique des actes royaux, et pardelà à une écriture à la fois critique et nationale de l’histoire médiévale, en l’espèce aux temps des origines de la nation France depuis 840/843. Précédées par quelques francstireurs, Achille Luchaire en 1890 pour le règne de Louis VI (1108-1137), Christian Pfister dès 1885 pour celui de Robert le Pieux (9971031), paraissent ainsi en tir groupé des Annales des règnes, croisant sources d’archives et historiographiques et couvrant à peu près le siècle et demi qui court du traité de Verdun à l’avènement des Capétiens (un peu suspects à l’époque d’avoir trop bien fait le jeu des Ottoniens en « lâchant » la « Lorraine ») ; lacune majeure, Giry s’était réservé le règne de Charles le Chauve, dont seul le début fut publié par ses disciples après la disparition prématurée du maître 4. Sur les objectifs et les moyens, il n’est plus clair exposé que la préface mise par Giry au premier volume paru de la série, en 1891, aux soins de Ferdinand Lot :

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Pendant l’année scolaire 1887-1888 j’avais pris pour sujet de l’une de mes conférences le règne de Charles le Chauve, dont l’étude m’occupait depuis plusieurs années. Je m’étais appliqué à montrer par des exemples comment des investigations patientes, l’étude, l’analyse et la comparaison minutieuse des sources, ainsi que la critique des travaux déjà faits, étaient susceptibles de conduire à des résultats nouveaux et spécialement à des rectifications chronologiques assez nombreuses, partant à jeter un peu de lumière sur toute la période qui va du Traité de Verdun à l’avènement de la dynastie Capétienne, époque intéressante entre toutes, puisque c’est alors que la France s’est faite, qu’elle a commencé à prendre quelque obscure conscience de son existence nationale et que se sont développés mystérieusement les germes des institutions qui allaient devenir le régime féodal. J’avais à diverses reprises exprimé le regret que nous n’eussions point encore en France, pour cette époque du moins, d’instruments de travail comparables aux Jahrbücher ou aux Regestes de l’Allemagne, et manifesté la crainte de voir abandonner à l’érudition allemande tout ce domaine de notre histoire nationale. J’avais indiqué enfin comment le travail de recherche, d’inventaire, de classement et de critique des sources historiques pourrait devenir l’œuvre d’une collaboration associant maître et élèves dans une entreprise commune. [...]

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Nous nous proposions comme but la recherche et l’étude des actes des souverains français de la dynastie carolingienne, ainsi que la révision attentive de l’histoire de cette époque. [...] La première [série de publications] consistera en un catalogue critique des actes des souverains, auquel s’ajoutera le texte de certains documents. On y comprendra, bien entendu, les diplômes faux et les mentions qui font seules connaître les textes perdus ; mais, en dehors des actes ou des mentions d’actes, on n’empruntera aux sources narratives que les renseignements susceptibles de préciser l’itinéraire des souverains. On trouvera en tête du premier fascicule des détails plus circonstanciés sur le plan de cette publication. La deuxième série fournira en quelque sorte les Annales de l’histoire de

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France sous la dynastie carolingienne. Les travaux qui la composeront seront naturellement des œuvres plus personnelles que ceux qui formeront le Catalogue, aussi est-il naturel d’y laisser aux collaborateurs plus de liberté. Néanmoins nous nous sommes imposé les règles générales suivantes : faire précéder chaque fascicule d’une notice critique sommaire des sources et d’une bibliographie étendue ; suivre dans la composition l’ordre chronologique aussi rigoureusement que possible ; ne négliger aucun fait, si minime que soit son importance ; justifier par des notes et autant que possible par des textes toutes les allégations ; n’user d’aucun artifice pour masquer les lacunes de l’histoire ou pour faire illusion sur la pauvreté des sources ; rejeter en appendice l’étude des questions accessoires ou les discussions qui rompraient l’ordre chronologique ; négliger de parti pris, si intéressante qu’elle soit, l’étude des institutions ; terminer enfin chaque volume par une table alphabétique et analytique des noms propres et des matières. [...] Nous espérons que, grâce à la rigueur de la méthode, ces études corrigeront des erreurs accréditées, qu’elles feront le départ des certitudes et des conjectures, et surtout qu’elles montreront, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, l’enchaînement des faits, tel qu’il résulte de la combinaison et du contrôle des sources. Nous espérons, en un mot, qu’elles fourniront aux historiens les éléments de l’histoire5. 9

Le disciple, comme de juste, enfonçait le clou et, comme sa génération allait bientôt le faire, tendait à théoriser et durcir les leçons : La méthode à suivre était tracée : c’était de prendre les documents dans leur ordre chronologique, de les interpréter scrupuleusement sans en rien retrancher, sans y rien ajouter ; mais en même temps de les critiquer au fur et à mesure, d’examiner les opinions et les théories qu’ils ont inspirées aux historiens et aux érudits, et d’écarter absolument, si séduisantes qu’elles fussent, celles qui ont un caractère arbitraire et dépassent ce que nous apprennent les sources. [...] Au fond le détail c’est toute l’Histoire. Sans la connaissance approfondie du détail, les « idées générales » risquent de n’être qu’une phraséologie vaine et stérile. Elles ne doivent pas précéder l’étude, sous peine de n’être qu’une forme de la critique subjective, si détestable et si funeste en toutes choses ; elles doivent découler naturellement et sans effort du récit exact et minutieux des faits6.

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Il est à peine besoin d’insister sur la façon dont Bataille a suivi les huit commandements de Giry pour mener à bien ses Annales de la vie de Gilles de Rais. Si l’on excepte l’introduction serrée sur les sources, les notes et les index, largement ou totalement absents car le public et le propos sont différents, c’est bien dans la même lignée qu’il s’inscrit — une même méthode d’atomisation des sources jusqu’au croisement critique des plus infimes données, un même objectif de reconstruction dans une trame chronologique fine et serrée, une même attente de reconstitution et d’interprétation, en fin de compte très volontariste. Giry et Lot sans doute n’auraient pas désavoué l’appel à une quête des « détails » criants de vérité, « de purs détails, plus précis, plus concrets, ayant en eux-mêmes peu de signification qui permettent de connaître moins vaguement cette figure troublante » — et d’autant plus volontiers qu’ils sont tirés non plus de « l’imagerie populaire » mais des documents d’archives7.

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Et pourtant, s’il y a bien une Histoire-Bataille que la présente journée a pour mission d’explorer, on concevra qu’il y a aussi bien des Annales-Bataille. Aussitôt dégagée la filiation, en pointillé, avec les travaux des deux petites générations précédentes (Giry est né en 1848, Lot en 1866), éclate l’appropriation du modèle et comme sa subversion par un Bataille qui dans une emphase fébrile truffe le fil annalistique d’éclats de voix, bien éloignés de la stricte apparence de modération et de sèche pondération des Annales du

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XIXe siècle. Subversion liée d’abord au changement de l’ordre de présentation voulu par Giry : les Annales viennent maintenant après l’Histoire et ne cherchent pas en une feinte candeur à ignorer la suite et la fin. Mieux, leur trame chronologique est globalement prise en sens inverse quand, dès leur premier paragraphe, elles annoncent le dénouement : « Il n’est pas né qu’une suite de circonstances accumule sur la tête de l’abominable Gilles de Rais une fortune colossale »8. La réflexion, en ce sens, n’en est que plus libre. Dans ses Regestes qui entretissent, comme déjà chez Bôhmer, national et local, contexte et individu, Bataille entretisse aussi « détails » (il dit en titre et en présentations « données ») et interprétation. En cela, il montre l’irrépressible besoin de dépassement de l’aporie confusément ressentie par Lot et Giry en 1891 : « Des appréciations si différentes [en l’occurrence sur le règne et l’avènement de Hugues Capet] me semblent prouver qu’en réalité il faut renoncer à voir clair dans l’âme des personnages de cette époque et à discerner jamais les mobiles de leur conduite : les témoignages sont trop rares et trop pauvres ; heureux si nous pouvons, par la comparaison et la critique des sources, arriver à reconstituer avec quelque certitude la suite et l’enchaînement des faits »9. A peine plus optimiste, Lot renchérissait : « Ce système a des inconvénients visibles : la narration manque de couleur et de vivacité, l’attention du lecteur risque de se lasser à suivre cette succession de détails qui ne semblent pas reliés par une idée générale »10. Et cette angoisse ne valait pas seulement pour la maigre documentation du Xe siècle où se bornait d’abord le regard... La métamorphose du « système » par Bataille ne tient pas qu’en un placage de jugements ou d’annonces ; elle consiste aussi en l’addition, sur la trame chronologique, d’une broderie de thèmes variés, comme ces notations rapides mais fortes sur les rapports entre noblesse et gaspillage ostentatoire, sur la vengeance, sur la guerre. 12

C’est là sans doute que, remise dans le contexte des traditions (presque) « maison » avec lesquelles il n’a pu manquer d’être en contact autour de 1920, éclate le mieux la part propre du génie de Bataille — piégée à son tour par ce système hérité qui, il serait injuste et surtout absurde de l’en blâmer, l’empêche à son tour de voir les développements à venir de la critique des sources : à atomiser les données, à les extraire de leur prétendue « enveloppe » documentaire, on en perd de vue les conditions de production de la source qui les a captées et à rater leur indispensable re-contextualisation : courir, hache brandie, derrière un clerc sur fond de litiges patrimoniaux11 nous semble aujourd’hui moins une marque d’ubris individuelle qu’un comportement probable dans la France du XV e siècle ; et surtout la lecture des sources judiciaires ne peut plus faire l’économie d’une recherche à tâtons de la parole du juge et des témoins comme de la médiation du greffier. Ce que l’on pourrait appeler, en fin de compte, les Annales à l’envers de la vie criminelle de Gilles de Rais, n’en reste pas moins une étape sur la route sans fin de la lecture des sources, revivifiant un genre ancien par la « force de l’émotion » tirée des documents — un vieux topos certes, mais bien prégnant —, par la volonté de briser le cercle magique où s’était enfermée l’érudition fin de siècle, par la fulgurance des images, comme cette superbe comparaison des traces documentaires aux tracés de la foudre :

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De ce qui traverse une tête fragile au moment où se dérobe la possibilité de faire face nous n’apercevons rien qu’étrangement, devant saisir, ou deviner, s’il est possible, ce qui mène d’un point à l’autre. De même que, dans une nuit d’orage, nous ne discernons rien, les tracés de foudre qui nous échappent éblouissent... à la condition qu’ils nous échappent ; et ce qui s’impose à nous, plus qu’un aspect saisissable, est la mobilité vertigineuse où les aspects possibles se succèdent. Nous n’en devons pas moins représenter — ou tenter de représenter — à partir de quelle misère ce que les documents nous apprennent put se

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produire. Nous ne pouvons en aucune manière oublier que jamais Gilles de Rais ne put avoir, sinon vaguement, ne put, de toute façon, qu’avoir différemment, les réactions que nous lui prêtons. Ce que, dans leur précision indécente, suggèrent des phrases est le désordre d’où émanèrent ces larmes, ces aveux, ces prières que nous connaissons. Mais sans ces phrases qui le suggèrent, nous ne serions pas moins étrangers à ce désordre, que nous ne le serions, endormis, à l’orage qui éblouirait. C’est dans ce sens — seulement dans ce sens — que les commentaires ajoutent à l’énoncé des faits. Mais la mort théâtrale du sire de Rais devrait-elle apparaître, décidément, réduite à la pauvreté de ces faits ? Les faits pourraient-ils être séparés de la fulguration insaisissable du possible ?12

NOTES 1. Décompte effectué sur l’édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. X, 1987, p. 271-571, à laquelle renvoient les références ci-après, sous le titre abrégé Procès. 2. Belle évocation dans la notice nécrologique de Bataille signée par son condisciple, l’inspecteur général des bibliothèques André Masson, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, t. 122, 1964, p. 380-383. 3. Investigation déjà ancienne mais aux riches perspectives par Alfred

HESSEL ,

« Zur Geschichte

der Regesten », dans Archiv für Urkundenforschung, t. 10, 1928, p. 217-225. 4. 1891 : Lothaire, Louis V et Charles de Basse-Lorraine (F. Lot) ; 1893 : Eudes (E. Favre) ; 1899 : Charles le Simple (A. Eckel) ; 1900 : Louis IV (P. Lauer) ; 1901-1907 : royaume de Bourgogne (R. Poupardin) ; 1909 : Charles le Chauve de 840 à 851 (F. Lot et L. Halphen) ; 1910 : Raoul et Robert (P. Lauer). 5. A.

GIRY ,

« Préface », dans F.

LOT,

Les derniers Carolingiens : Lothaire, Louis V, Charles de Lorraine

(954-991), Paris, 1891 (Bibliothèque de l’École pratique des hautes études, Sciences historiques et philologiques, 87), p. IX-XI. 6. F. LOT, « Introduction », ibid., p. XIII-XIV. 7. Procès, p. 285-286. 8. Ibid., p. 344. 9. Fin de la « Préface » citée, p. XII. 10. « Introduction » citée, p. XIV. 11. Procès, p. 287. 12. Procès, p. 340.

AUTEUR OLIVIER GUYOTJEANNIN Professeur de diplomatique médiévale à l’École nationale des chartes.

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L’art avant l’histoire, ou comment Bataille célèbre Lascaux Jean-Claude Monod

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Lascaux ou la naissance de l’art, que Bataille publie en 1955 aux éditions Skira, se présente comme un livre classique d’histoire de l’art ; il s’insère d’ailleurs dans une collection (« Les grands siècles de la peinture ») qui retrace l’histoire de l’art pictural. « L’art de la préhistoire » occupe évidemment une place à part dans la série : la première, celle du commencement. Les peintures de Lascaux, « ces signes qui naissent de l’émotion et s’adressent à elle »1 suscitent ainsi chez Bataille une interrogation primordiale — comment a pu s’instaurer cela, cette « communication », selon son terme, dont Lascaux représente, peut-être mythiquement, le « commencement ». « L’“homme de Lascaux”, écrit Bataille, créa de rien ce monde de l’art, où commence la communication des esprits » 2. L’émotion esthétique, face à Lascaux, est redoublée dans la mesure où l’on aurait là affaire à l’origine de l’émotion esthétique ; elle se développe en une émotion anthropologique : ces peintures nous mettent en communication, en « amitié », dit aussi Bataille, avec l’homme le plus reculé, le premier homme peut-être à s’être reconnu comme tel en mettant à distance, par la représentation, l’animalité ; le premier, en tout cas, à nous avoir laissé le témoignage de sa « vie intérieure », et que nous « voyons » en quelque sorte sous nos yeux se détacher de l’animalité en la représentant. Lascaux marquerait la naissance simultanée, avant l’histoire (avant toute histoire écrite, dans la préhistoire), de l’art et de l’humanité. Telle est du moins la thèse de l’ouvrage, ou son projet : « montrer à quel point l’œuvre d’art [est] intimement liée à la formation de l’humanité », voir dans Lascaux le lieu de naissance de l’humanité « déliée ». Thèse massive, aussi discutable que l’est toute « anthropologie » en tant qu’elle repose sur une détermination de l’essence de l’homme, par un « partage » entre humanitas et animalitas qui relève d’une décision (métaphysique) autant — ou plus — que d’une observation. Par son intention même, le Lascaux de Bataille ne serait-il pas prisonnier d’un discours convenu, verrouillé, sur l’animalité et la différence anthropologique ? C’est là un soupçon qui pourrait se nourrir des considérations critiques que Jacques Derrida développa au cours de la journée sur « l’Histoire-Bataille », et dont nous tenterons ici de prendre la mesure.

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La thèse « anthropologique », ou l’interrogation sur l’origine de l’humanité, est cependant chez Bataille un aspect — un mode, peut-être — de la célébration de l’art préhistorique à laquelle il entend d’abord se vouer dans ce livre. « Il manque à ce lieu de notre naissance d’avoir été célébré comme il doit l’être »3, écrit Bataille en ouverture de sa description de la grotte, — et de regretter, à cet égard, la « pudeur » des préhistoriens. Ils ont découvert Lascaux mais ils n’ont pas su le célébrer. Leur pudeur les a retenus sur le seuil de ce domaine du sacré et du sexuel dont Lascaux relève profondément et qui en fait, pour Bataille, quelque chose comme la plus grande œuvre d’art, « le plus grand art » parce qu’il révèle l’essence de l’art, dans son lien originel avec la religion et le sexuel, avec le « religieux-sexuel », pourrait-on dire — ce que Bataille nomme parfois « l’érotisme religieux ». Mais la célébration est-elle un mode de l’écriture historique ?

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Cette fois, et dans les murs de l’École des chartes a fortiori, c’est l’historien scrupuleux et positif, aspirant à une certaine objectivité, qui pourrait dresser l’oreille avec quelque inquiétude. En effet, Bataille exalte en Lascaux un point-source, la création d’un monde (le monde de l’art) vue explicitement (comme l’indiquait une précédente citation : « l’homme de Lascaux créa de rien la communication des esprits ») comme creatio ex nihilo. Le livre ne sort-il pas ainsi de l’histoire pour donner lieu à une pensée de l’origine, du commencement absolu, avec tout ce que cela peut comporter de mythologique, de non-scientifique, de religieux, — de fait ce commencement est qualifié dès la première page de « miracle ». Mais c’est pour le rapprocher d’un autre « miracle » célébré, justement, par des historiens : le « miracle grec », auquel Bataille oppose, dès la première page, le « miracle de Lascaux ». Et ce qui passionne « historiquement » Bataille, à cet égard, c’est justement le déplacement, le recul de l’origine de l’art. On ne situe plus cette naissance dans l’histoire mais dans la préhistoire : l’art ne naît plus dans une histoire où l’homme s’est déjà assuré de son humanité, s’est déjà installé dans des cultures et des villes, s’est déjà donné à voir, « réfléchi » dans une variété de modes d’expression. Cette origine que l’art (occidental) s’est longtemps reconnue — la Grèce — était plus proche et familière parce que déjà « civilisée ». Or en reculant de la Grèce à la grotte (de Lascaux), l’art plonge dans « la nuit animale », et sa compréhension doit nécessairement s’en trouver modifiée.

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On l’accordera à Bataille.

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Mais on peut difficilement, à cet égard, éviter une question, ne serait-ce que par analogie avec ce « miracle grec » dont parle Bataille : depuis des décennies, le « miracle grec » célébré par Renan s’est quelque peu lézardé, au sens d’une civilisation à laquelle, par un large effet d’ethnocentrisme, on attribuait à peu près toutes les inventions capitales de l’humanité — l’art, donc, mais aussi la science, la politique, la démocratie, la rationalité... La recherche historique a fait valoir tous les héritages occultés, toutes les inventions antérieures, égyptiennes, babyloniennes, sumériennes, etc., dont la Grèce a hérité (et qu’elle a su admirablement faire fructifier, mais dont elle n’est pas la source première). On pourrait craindre, en lisant les premières pages du Lascaux, que Bataille ne fasse que déplacer vers Lascaux certaine célébration académique de la transcendance du « Beau » en son éclosion miraculeuse ; et ce mythe d’origine — Lascaux comme « naissance de l’art » — paraît d’autant plus fragile qu’on a découvert depuis, toute une série de sites et d’œuvres préhistoriques, notamment, en 1994, les magnifiques peintures de la grotte Chauvet, de quinze mille ans plus anciennes que celles de Lascaux.

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L’ILLUSION DU COMMENCEMENT 6

La célébration à laquelle procède Bataille n’échappe pas toujours, semble-t-il, à quelques illusions que la recherche historique a pu dissoudre. Ainsi Bataille s’appuie-t-il, comme tout le monde à l’époque, sur des datations établies par l’abbé Breuil, qui attribuait les œuvres de Lascaux au premier cycle aurignaco-périgordien. Or la datation au radiocarbone a placé Lascaux dans le magdalénien ancien, donc dans une période plus récente que ne le suggérait Breuil, et Bataille à sa suite — on situe aujourd’hui dans le magdalénien tardif, donc comme produit d’un art qui a déjà mûri, qui est presque sophistiqué à Lascaux, l’art dit de l’école périgordienne. Aussi dans une récente synthèse sur l’art de la préhistoire, lit-on ceci : « un temps, on crut pouvoir donner pour sous-titre à un ouvrage sur Lascaux “ou la naissance de l’art”-, il faudrait en réalité, depuis l’étude des différentes grottes, parler plutôt de “l’apogée de l’école périgordienne” »... Maurice Blanchot, déjà, dans l’étude qu’il consacra au livre de Bataille et qu’on trouve au premier chapitre de son livre L’Amitié, notait que ces peintures nous fascinent « comme si, sous nos yeux, l’art s’allumait pour la première fois à la lumière des torches ». Mais Blanchot n’était pas dupe de ce « comme si », il ajoutait aussitôt : « et pourtant nous savons, et même nous sentons, que cet art ici commençant, a alors depuis longtemps commencé. [...] Il serait à peine exagéré de dire qu’il existe alors de véritables ateliers et presque un commerce d’art [...] ». Et de conclure : « rien ne peut établir que l’art commencerait en même temps que l’homme débute [...] A Lascaux, l’art ne débute pas et l’homme non plus »4.

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Le pathos du commencement, qui hante le livre de Bataille, n’est pourtant pas d’une grande importance. D’abord, parce que l’idée de commencement est reformulée dans le mouvement du livre, et envisagée moins comme « source » absolue que comme novation, « mouvement de spontanéité » ; Bataille n’ignore pas que cet art met en jeu des procédés transmis, et parle à plusieurs reprises de Lascaux comme « accomplissement de l’art “aurignacien” »5. Il ne faut donc pas surinterpréter la thématique de l’origine. Mais surtout, il faut tenir compte du fait que Bataille ne se cache pas d’avancer aux limites de l’histoire positive, de construire des hypothèses philosophiques, de se livrer à une célébration, par-delà les scrupules scientifiques de l’histoire-critique, trop pudique pour rendre justice à la grandeur de Lascaux ; il s’agit explicitement, dans ce livre, de l’interprétation d’un « sentiment », d’une grande hypothèse formulée à la limite des données archéologiques, ethnographiques, historiques, et les débordant pour se nouer avec les fils d’une théorie générale de la religion, de l’humanisation, du rapport de l’homme au travail et à la sexualité, que Bataille a élaborée par ailleurs. Le livre, si l’on veut, transgresse sciemment les limites d’une certaine rationalité positive (sinon positiviste), un certaine mode d’explication des historiens et des sciences sociales spécialisées, mais au profit d’une autre sociologie du sacré, qui entraîne une autre histoire de l’art. C’est ainsi qu’il tente de saisir une signification excédentaire de l’art, qui se déroberait à la raison et au calcul — et par là, de prendre la mesure sans mesure de l’art, et de l’art de Lascaux en particulier.

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Et c’est ici, assurément, que le livre trouve ses accents proprement « batailliens », que Lascaux fait écho aux Larmes d’Éros, à La Part maudite, à l’article « Hegel, la mort et le sacrifice », peut-être à Madame Edwarda. Je ne vais pas ici, à mon tour, célébrer le célébrant, mais simplement essayer de saisir l’originalité de ce style d’anthropologie ou

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d’histoire philosophique de l’humanité que Bataille a voulu construire, et a d’abord, essentiellement, voulu écrire. 9

J’insisterai seulement sur trois points : d’abord cette dimension « totale » de « l’HistoireBataille » ou de son anthropologie, qui implique de risquer des hypothèses au-delà des explications utilitaristes usuelles ; ensuite, la réécriture continuelle de Hegel qu’effectue Bataille ; enfin, je reviendrai sur l’application de ses grandes hypothèses théoriques au détail d’un art et dans une forme qui n’est pas ici un « à-côté » ou un ornement de la pratique historiographique, mais qui participe de la volonté de porter la science sociale, l’anthropologie à hauteur littéraire, à hauteur d’art, et qui fait du livre lui-même un prolongement du geste qu’il célèbre. Mais le souffle littéraire de l’œuvre masque peutêtre des failles historiques et philosophiques qu’il faudrait mettre en lumière.

UNE « HISTOIRE TOTALE » DE L’ART 10

L’idée que l’art pariétal préhistorique relève du sacré ou d’une forme de religion s’est imposée dès la fin du XIXe siècle. Une des explications générales de cet art met ainsi en avant une intention magique des figurations : en peignant ces animaux, il ne s’agissait pas seulement de les représenter, mais surtout de s’approprier leurs forces, selon un principe désigné par Salomon Reinach, en 1903, comme celui de la « magie homéopathique ». La figure est un instrument de pouvoir magique sur l’être représenté : il y a là un schéma avéré par toute une ethnographie ; à travers ces peintures rituelles, il s’agirait de favoriser la chasse, d’invoquer les esprits des animaux, etc.

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Bataille retient le point de départ, l’idée d’un art religieux-magique (« tracer une figure était l’un des éléments constitutifs d’une cérémonie ; il s’agissait d’une opération religieuse ou magique »). Mais il veut excéder l’explication magique-utilitariste, « la simplicité calculatrice de la magie »6, — un utilitarisme dominant les interprétations de l’art de Lascaux, par exemple celle de Salomon Reinach qui y voyait l’expression de « pratiques magiques ayant pour unique objet la conquête de la nourriture quotidienne ». Si Bataille fait place à des visées utilitaires, il estime que le geste artistique même est porté par une autre force, un autre esprit : il y aurait une dimension de fête, un « désir de prodige » impliqué dans l’exaltation du geste artistique. Il n’y a pas d’art sans un certain « désir de prodige », qui excède toutes les intentions particulières et leur survit, — quand il s’agit d’un art qui, comme Lascaux, a atteint au prodige.

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Pour le comprendre, il faut cependant modifier l’interprétation même du religieux en ressaisissant son ambivalence, son lien premier à la transgression. Pour donner tout son sens à cet art cérémoniel et à ces figures, Bataille développe ainsi une « histoire totale » de l’art, une histoire qui n’isole pas l’art de la dialectique qui le lie au travail et à la fête, à l’interdit et à la transgression. Cette revendication de totalité, parfois d’une « inextricable totalité » prolonge l’idée de Marcel Mauss de « fait social total », d’une totalité que la pensée doit saisir si elle ne veut pas manquer la signification essentielle de ces phénomènes : ces figures d’art émanent d’une sensibilité extatique, elles mettent en jeu un rapport à l’animal qui ne se réduit pas au souci alimentaire, etc.

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Cette ambition « totale » s’exprime également lorsque Bataille évoque la « lacune » des considérations habituelles, spécialisées, sur les temps préhistoriques, émises par les préhistoriens. « Suivant la seule méthode qui convienne à une discipline spécialisée, ils [les préhistoriens] se bornent à réfléchir à propos de ces documents qui constituent leur

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domaine propre. Ils ne posent pas, dans son ensemble, la question du passage de l’animal à l’homme, de la vie indistincte à la conscience ». Et Bataille poursuit : « cette question est d’un autre domaine, par définition suspect à la science [...] la question est du domaine des philosophes »7. 14

L’histoire totale de l’art est anthropologique, mais aussi philosophique : elle convoque l’anthropologie du sacré, Mauss, Frazer, Malinowski, mais aussi Hegel, la lecture kojévienne de Hegel. Le style d’histoire pratiqué par Bataille dans Lascaux relève en effet, pour une bonne part, d’un mode de spéculation que Kojève désignait, à propos de Hegel, comme « anthropogenèse » : une réflexion sur la genèse de l’homme à partir de ses manifestations spirituelles et pratiques. La question du « passage de la vie indistincte à la conscience », c’est assez exactement celle que soulevait Hegel dans la première section de la Phénoménologie de l’esprit. En un sens, l’ambition du livre de Bataille est bien de reprendre la ou une phénoménologie de l’esprit à la lumière de Lascaux — donc sans la découpler de l’esthétique. Là où Hegel faisait deux livres, deux « histoires » séparées : La Phénoménologie de l’esprit comme histoire de la manifestation de la conscience à ellemême, L’Esthétique comme étude de ce mode particulier de manifestation qu’est l’art, Bataille les rassemble ; la phénoménologie de l’esprit et l’esthétique ne font qu’un, dès lors que Lascaux est à la fois naissance de l’art et naissance de la conscience, du moins moment décisif pour la conscience de soi de l’humanité distincte de l’animal. Mais là où la phénoménologie de l’esprit hégélienne était une construction abstraite, une sorte de reconstitution idéelle du « chemin de la conscience », la réflexion de Bataille sur l’anthropogenèse entend recouper une certaine recherche historique-préhistorique sur « l’hominisation »8.

ANTHROPOGENÈSE ET HOMINISATION : UNE RÉÉCRITURE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT 15

Bataille déplace ainsi vers Lascaux des formules que l’on trouve presque textuellement chez Hegel ou chez Kojève-lisant-Hegel : l’avènement à soi de l’esprit par mise à distance de l’immédiateté, mise à mort de l’animalité et conscience du négatif ; la réflexion sur le travail en tant qu’il engendre la pensée (la représentation d’un objet à faire) et le calcul ; on retrouve aussi l’écho des célèbres analyses du langage (dans la Phénoménologie de l’esprit) qui abolit l’objet sensible, et de l’art (dans l’Esthétique) qui réinvestit le sensible par l’esprit Plus nette encore est l’inspiration hégélokojévienne lorsque Bataille souligne que c’est à travers le travail qu’advient la conscience de la mort. Ici, la naissance de l’humanité semble coïncider avec celle du travail — thèse hégélienne, ou hégélomarxienne orthodoxe. « Le travail est l’origine », lit-on également dans Les Larmes d’Éros. Or en reculant vers Lascaux, l’origine se dédouble, l’anthropogenèse se fractionne en naissances successives : le travail est un commencement, celui qui aboutira à la raison/ connaissance ; mais c’est le commencement d’une humanité qui n’a pas encore véritablement stature humaine, celle de l’homme de Néanderthal qui est encore fléchi, le front bas, etc. ; n’a pas encore cette « allure déliée », note Bataille, typique de l’homme de l’Aurignacien au sens large — dont Lascaux est selon Bataille un représentant tardif. Or cette « seconde naissance », postérieure à l’apparition du travail de plusieurs dizaines de milliers d’années, nous sort de l’horizon de l’utilité, de l’économie en son sens restreint.

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Le travail — mais nous sommes ici encore au plus près de Hegel — a son autre (son « tout autre ») dans l’activité sexuelle : la fin désirée dans l’activité sexuelle n’est pas un gain, mais une perte, une dispensation d’énergie, une jouissance qui sera sa propre fin ; une « petite mort ». Bataille n’a pas cessé de souligner que l’érotisme est l’activité par excellence qui n’est pas un moyen, une activité qui ne se soucie aucunement d’utilité — précisément comme l’extase religieuse, qui n’en est peut-être qu’une variante (« de l’érotisme à l’extase, note Bataille, la différence est-elle décidément saisissable ? » 9). D’où la pente orgiaque-extatique de la religion archaïque, sa dimension de subversion de l’ordre du monde du travail à travers la fête, la destruction ou la dilapidation des biens, le sacrifice...

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Lascaux est ainsi lu par Bataille comme le témoignage éclatant d’une extase sexuelle et sacrificielle — je reviendrai dans un instant sur la place du sexe et de la mort dans les peintures de la grotte — qui est « au fond » de la religion, qui est le commencement de la religion10.

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Mais si l’érotisme religieux, l’érotisme dans son lien premier à la transgression, source de l’émotion la plus violente, soustrait au monde du travail, de l’utilité, de la raison, etc., il constitue également une échappée hors de l’histoire.

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Hegel privilégiait, dans sa Phénoménologie, la négativité qui fait avancer l’histoire, le travail qui transforme la nature, la raison qui se temporalise. Bataille place au centre de sa réflexion anthropologique-historique tous les éléments de « perturbation », présents seulement dans les marges de l’interprétation hégélo-kojévienne : la transgression, la fête, l’érotisme, le jeu... Toutes les « pertes » sèches pour l’histoire, qui sont aussi toutes les émotions les plus violentes pour l’individu. Comme l’a observé Jacques Derrida dans son article « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », tous les concepts de Bataillle sont hegeliens (sauf peut-être l’érotisme, ajouterais-je), mais leur agencement en fait un tout autre système — et de citer à ce propos ces lignes tirées de L’Expérience intérieure : « Mes efforts recommencent et défont la Phénoménologie de Hegel. La construction de Hegel, ajoute Bataille, est une philosophie du travail, du “projet” [...] Le seul achoppement de cette manière de voir [...] est ce qui dans l’homme est irréductible au projet : l’existence non-discursive, le rire, l’extase »11.

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Précisément, toute l’interprétation que Bataille avance de Lascaux consiste à y repérer le passage d’un monde du travail, celui de 1’homo faber, à un monde du jeu et de l’extase — extase de la fête, extase de la transgression qui nie les interdits liés au travail. A partir du matériel préhistorique, en discutant patiemment les périodisations (Paléolithique, Paléolithique supérieur, Néolithique, homme aurignacien, magdalénien, etc.), Bataille transforme ainsi l’interprétation du seuil de « l’hominisation » : le moment décisif est celui du passage de l’homme de Néanderthal, qui est encore homo faber, à l’homme du paléolithique supérieur, l’Aurignacien supérieur et bientôt le Magdalénien, qui serait l’homme de Lascaux, l’homme capable d’art.

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Il y a là un nouveau déplacement, par rapport à une interprétation commune de l’évolution humaine qui reflète trop, selon Bataille, le primat savant accordé à la dimension de la connaissance. De même qu’il s’écarte des interprétations utilitaristes, de même Bataille suggère qu’il y a un « épistémocentrisme » des sciences de l’homme : celles-ci valorisent surtout, dans la fixation des « seuils », le moment de la connaissance. Le nom même d’homo sapiens montre qu’on a pensé que ce qui distingue fondamentalement l’homme, c’est le « savoir ». Or, estime Bataille « l’apport du sapiens

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est paradoxal : c’est l’art et non la connaissance. [...] S’il s’agit de l’homme de l’âge du Renne, en particulier de l’homme de Lascaux, nous le distinguons plus justement de celui qui l’a précédé en insistant non sur la connaissance mais sur l’activité esthétique qui est, dans son essence, une forme de jeu »12. L’homo sapiens est d’abord homo ludens. Celui-là se détache nettement de la lourdeur du quadrupède, de l’animalité, essentiellement parce qu’il est capable de jouer et de rire13. (De Hegel, nous sommes peut-être insensiblement passés du côté de Nietzsche). 22

Or ce facteur de différenciation de l’animal met en jeu un rapport beaucoup plus complexe et ambivalent à « l’animalité » que le passage à la connaissance.

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Bataille souligne le paradoxe figuratif frappant de Lascaux et de l’art préhistorique dans son ensemble : c’est un art qui semble fuir la représentation de l’humain et se vouer tout entier à la fascination de l’animal. Cette affirmation doit cependant, elle aussi, être nuancée à la lumière de découvertes ultérieures, comme le site de la Marche qui a livré cent quatorze gravures humaines, des portraits nettement dessinés. Il n’est reste pas moins vrai qu’à Lascaux et à l’époque de Lascaux, les animaux sont massivement privilégiés, peints avec une sûreté de trait et une sorte de naturalisme stylisé impressionnants, alors que s’agissant des rares figures humaines, celles-ci sont généralement maladroites, presque enfantines — « comme si, écrit Bataille [...] l’homme avait été préservé d’un naturalisme, qui atteignait, s’il s’agissait de l’animal, une perfection qui laisse confondu »14. Mieux, alors qu’il nous laisse une représentation magnifiée et fidèle de l’animal, l’homme de l’Age du Renne, lorsqu’il se représentait luimême, « le plus souvent, dissimulait ses traits sous le masque de l’animal » 15. Comme s’il avait honte de son visage, comme si là résidait son obscénité — alors qu’il n’hésite pas à peindre un sexe dressé, au contraire : par là, il retrouve quelque chose du prestige de la bête. L’obscène, dans l’homme, c’est alors ce qu’il a d’humain : obscénité du visage. « ... Les choses se passèrent comme si les hommes de l’Age du renne avaient d’eux-mêmes la honte que nous avons de l’animal »16, note Bataille.

LES FIGURES HYBRIDES 24

Arrêtons-nous seulement sur quelques figures qui ont le plus fasciné Bataille, et à la façon dont il y confronte ses hypothèses. Il y a d’abord celle qui se trouve dans l’anfractuosité la plus profonde, la plus inaccessible de la grotte, dans ce qu’on appelle « le puits » : un homme étendu, les doigts écartés, donc sans doute mort, mais au sexe dressé, et à tête d’oiseau, à côté d’un bison lui-même mort, qui perd ses entrailles, que l’homme a peutêtre tué (sa lance est fichée dans le ventre du bison) mais qui a peut-être tué l’homme ithyphallique. A proximité, un rhinocéros s’éloigne. La scène a véritablement obsédé Bataille, qui y reviendra avec de nouvelles hypothèses en 1957 dans L’Érotisme, et encore en 1961 dans Les Larmes d’Éros. Les autres figures humaines masquées qu’il commente longuement (également dans Les Larmes d’Éros) n’apparaissent pas à Lascaux mais dans la grotte des Trois-Frères, et nous sont connues essentiellement à travers les relevés au calque réalisés par l’abbé Breuil : c’est un homme à tête de bison, « perdu dans la foule animale » (bouquetins, chevaux, bisons...) encore ithyphallique, gambadant et dansant, jouant d’une sorte d’arc musical... ; c’est enfin la figure à ramures et oreilles de cerf, sans bouche mais avec une très longue barbe, au sexe mâle accentué, avec une queue de loup ou de cheval.

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Dans Lascaux..., Bataille évoque les hypothèses courantes sur cette dernière figure : les rites de chasse faisaient peut-être intervenir un sorcier, un chamane ; quant à la figure à ramure, elle représente peut-être l’Esprit de la chasse lui-même, un « dieu » qui régissait la multiplication du gibier, que ces cérémonies visaient à favoriser. Les têtes de bison ou d’oiseau sur corps d’hommes renvoient peut-être simplement à une technique de chasse (de camouflage), ces scènes pourraient être des « récits » de chasse, auxquels on aurait joint une représentation mythique ou chamanique, un dieu animal. Bataille n’oppose une fois de plus à ces hypothèses admises et plausibles qu’un sentiment : le « sentiment d’une réalité peu saisissable et trop riche », que toute définition risque de manquer pour l’essentiel — « l’homme hybride, écrit-il, signifie le jeu complexe où l’humanité s’élabora »17, et dont d’autres figures hybrides, dispersées dans d’autres grottes, témoignent en écho.

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Bataille rappelle d’abord une donnée fondamentale pour cette « élaboration », une situation qui donne son titre à une section du livre : « Les animaux et leurs hommes ». Les animaux sont, trivialement dit, l’écrasante majorité, en une variété dont les peintures consignent les formes admirables : chevaux jaunes, bisons rouges, aurochs noirs, rhinocéros, etc. L’homme est alors une exception inquiète, plus inquiète à mesure qu’il ressent son exception au monde naturel, sa conscience accrue de la mort, les pouvoirs que lui donne le calcul et le travail... C’est du moins l’hypothèse de Bataille : « l’humanité dut avoir le sentiment de détruire un ordre naturel en introduisant l’action raisonnée du travail »18.

LA VRILLE DE LA TRANSGRESSION 27

L’ordre second, construit, introduit par le travail, brise l’ordre naturel, sacré, auquel les animaux obéissent : Bataille insiste sur le fait, d’ailleurs longuement commenté par Hegel dans l’Esthétique, que « l’aspect premier de la divinité est animal »19 — le divin, à l’origine, ce n’est peut-être pas autre chose que l’impersonnalité souveraine, l’impénétrabilité du monde de l’animal que l’homme transgresse par le négatif, c’est-à-dire par le travail et par la conscience de la mort (autre « discriminant » classique, frontière contestable, à déconstruire, de l’humanitas..). Le monde plein, divin et animal, est célébré à Lascaux dans l’excitation que procure sa transgression même.

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On a ici, typiquement, cette sorte de mouvement « en vrille » dont Foucault parle dans sa Préface à la transgression : le monde du travail, de la régularité, des interdits est lui-même une première « transgression », celle du monde naturel et de sa plénitude immanente, de son ordre sans conscience, de sa régularité sans travail ou sans peine. Il faut donc tout renverser ou tout déplacer d’un cran : le travail, les interdits face aux morts et à la sexualité, en tant qu’ils s’instituent contre l’ordre naturel, sont une transgression de l’ordre. Et cette première transgression est porteuse d’angoisse. Angoisse d’un pouvoir, d’une maîtrise acquise par le travail, la construction d’outils et d’armes de chasse, par ce dont les animaux paraissent incapables. Angoisse de la pensée même, en tant qu’elle naît de cette régularité, de ce calcul, de ces interdits qui sont liés, pour Bataille, au monde du travail, parce qu’ils le préservent des perturbations venues de la sexualité et de la mort.

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Mais si le travail ouvre à un pouvoir accru de l’humain, c’est un pouvoir fini, à la fois relatif et lourd de promesses, ambivalent en tant que transgression de l’ordre animal. Ces hommes, selon Bataille, devaient percevoir les promesses de domination des animaux,

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contenues dans la série raison-travail-technique (confection des armes pour la chasse, etc.). « Mais, ajoute-t-il, ils prêtaient aux animaux d’autres pouvoirs, liés à l’ordre intime du monde, qui leur semblait mettre en œuvre une force incomparable, en face de la méprisable industrie humaine »20. L’homme des temps de Lascaux, imagine Bataille, devait percevoir la perturbation qu’il apportait au monde naturel, la perturbation qu’il constituait même par rapport aux bêtes qui l’entouraient : il voulait tout à la fois, par ces peintures, célébrer et exorciser cette perturbation, célébrer la toute-puissance animale dans le moment même où l’humanité s’en détachait par le travail et l’interdit face aux morts. Le pouvoir humain sur les animaux, la chasse, la consommation, le sang versé, le sacrifice : tout cela doit se fêter mais aussi s’expier. Ce pouvoir est à la fois un poids et une limite, qu’une seconde transgression libère : celle de la fête, de la célébration du pouvoir infini, de la souveraineté perdue, l’inconscience animale, la mort « maître absolu ». 30

L’art exprimerait cet esprit de transgression, instaurant une nouvelle communication avec ce monde impénétrable : la souveraineté animale que nous ressentons dans l’activité sexuelle, dans l’anéantissement de la conscience, et qui culmine dans la perte... Aussi dans l’excitation, dans la fête à laquelle devait correspondre, selon Bataille l’exécution de ces peintures de chasse, de mort et de sexe, pouvait, devait s’exprimer un refus de l’humain, un retour à la « bestialité ensorcelante ».

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Pourra-t-on encore imputer à ces pages un humanisme naïf ? La compréhension de l’art qui s’y dessine y voit sans doute une première manifestation de l’humain « en propre », mais elle célèbre simultanément en l’art une négation de l’humain, précisément le plaisir que l’humain découvre à s’abolir : « il s’agissait de nier l’homme au bénéfice d’un élément divin et impersonnel, lié à l’animal qui ne raisonne pas et ne travaille pas »21. L’humanité célèbre son impouvoir et son pouvoir, se couvre d’un masque de bête mais se révèle comme une « apparition sournoise ». Cette vision s’articule à une saisissante redescription des figures hybrides. Ainsi de la figure mal tracée de la grotte des TroisFrères, l’homme à tête de bison perdu parmi les bisons qui apparaît dans la grotte des Trois-Frères. « Peu d’œuvres figurées sont plus belles, à mes yeux, écrit Bataille, que cette symphonie animale à l’infini noyant l’humanité furtive : promesses sans doute de domination triomphante, mais à condition d’être voilée (d’être masquée) »22.

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De même, l’ombre de la mort sur la plus grande jouissance, l’excitation apeurée face au pouvoir sur l’animal qui nous piétine, tout cela reçoit une figuration inouïe, au fond du puits : l’homme mort à tête d’oiseau au sexe dressé à côté de son animal mort, ou l’animal mort à côté de son homme blessé. Mais Bataille rassemblera une grande variété d’expressions artistiques de ces thèmes qui sont plus que des thèmes, quelque chose comme le « travail » de l’art, dans Les Larmes d’Éros : des vases grecs à la photo atroce du supplicié chinois qui paraît sourire extatiquement, en passant par Goya, Füssli, Poussin, Sade...

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Lascaux est pour Bataille une des expressions artistiques les plus intenses de ces émotions les plus intenses attachées à la sexualité et à la transgression, qui confèrent à l’art sa plus grande force, et dont sa propre œuvre d’écrivain est évidemment une impressionnante expression. Lascaux émane de ce domaine indistinct que Les Larmes d’Éros désignent comme « l’érotisme religieux » — ce domaine qui n’a cessé de fasciner Bataille, ce domaine « à la fascination duquel nous obéissons dans ce livre »23, écrit-il en ouverture. Et le livre apparaît alors comme une sorte de répétition littéraire de la fête des origines, produisant à son tour des signes et les projetant sur ces parois, ajoutant ses signes à ceux

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que nous ont adressés ces premiers hommes, dans cette sorte de palimpseste indéfiniment continué qu’est peut-être l’histoire de l’art. *** 34

Bataille emprunte donc un long détour scientifique et spéculatif pour tenter de comprendre et de restituer la violence de l’émotion attachée à ces figures, mais son livre obéit fondamentalement à une fascination. Et à son tour, Bataille entre dans la cérémonie, exalte la beauté animale et le mystère de l’érotisme religieux. Le livre prolonge ainsi le geste de peindre, l’écrivain célèbre à travers Lascaux le domaine du sacré et du sexuel, de l’animalité humaine à la fois niée et célébrée, détruite et souveraine, que les chasseurs de Lascaux célébraient en peignant.

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La validité historique de ce travail sur Lascaux, je l’ai assez dit, est sujette à caution 24, notamment dans son insistance sur l’origine. Certes, ce livre d’histoire est un travail (avec ses annexes savantes, ses discussions techniques de chronologies, etc.) mais en même temps, Bataille marque le caractère quasi « religieux » de sa célébration ; ainsi Lascaux... est-il aussi une fête, un témoignage de fascination esthétique, une célébration littéraire de la peinture...

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Un mot encore, pourtant, et pour finir, de « l’Histoire-Bataille » ; car Bataille a peut-être ouvert la voie à une façon d’écrire l’histoire, singulière, mais qui n’est pas restée sans héritier. Comment ne pas mentionner ici l’effet de la pensée de Bataille sur celle d’un autre philosophe français, qui l’a ressenti et prolongé dans la philosophie, mais aussi dans une certaine vision de l’histoire, dans un nouveau rapport de la philosophie à l’histoire ? Car on retrouve bien quelque chose de l’Histoire-Bataille dans l’Histoire de la folie, de Foucault, pour faire affleurer à nouveau, aux limites de la rationalité historique classique, ce que la raison a dû écarter de soi pour construire le discours de son historicité. Histoirelimite, de ce qui se dérobe à l’histoire, ou pour citer Foucault parlant de la déraison — mais ne pourrait-il, en un sens, parler ici de Lascaux ? — « pure plongée dans un langage qui abolit l’histoire et fait scintiller, à la surface la plus précaire du sensible, l’imminence d’une vérité immémoriale »25.

NOTES 1. G.

BATAILLE,

Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955, rééd. 1994, p. 12 ; Œuvres

complètes, vol. 9 (désigné par la suite O. C.), Paris, Gallimard, 1979, p. 13. 2. ID., ibid., p. 11; O. C., p. 12. 3. ID., ibid., p. 49; O. C., p. 43. 4. M. BLANCHOT, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 19. 5. G. BATAILLE, Lascaux..., op. cit., p. 19 ; O. C., p. 20. 6. ID., ibid., p. 31. 7. ID., ibid., p. 36; O. C., p. 32.

91

8. Ceci correspond à un projet ancien de Bataille, comme le montre par exemple sa conférence du 5 février 1938, publiée par Denis

HOLLIER

dans Le Collège de sociologie (1937-1939), Paris, Gallimard,

1995 : voir notamment p. 152-153, où Bataille développe l’idée de réécrire la Phénoménologie de l’esprit en s’appuyant sur les données des « sciences objectives » (sociologie, psychologie...). 9. G. BATAILLE, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 1961, rééd. Christian Bourgois, avant-propos, p. 51. 10. Les Larmes d’Éros se divisent ainsi en deux chapitres : « Le commencement » — sous-titre : « La naissance d’Éros » — et ce commencement, c’est encore — et en somme seulement — Lascaux ! et (deuxième chapitre) « La fin : de l’Antiquité à nos jours ». Extraordinaire division de l’histoire : Lascaux... et le reste. Le commencement, et son occultation progressive, dont le christianisme constitue un facteur majeur : « Dans l’histoire de l’érotisme, la religion chrétienne eut ce rôle : elle en fut la condamnation »(Les Larmes..., op. cit., p. 77 (Pauvert) 99 (Bourgois)). De là vient cette dissociation de la religion et de l’érotisme, cette opposition même, qui peut faire l’étrangeté à nos oreilles de la thèse de Bataille du sens religieux de l’érotisme et du sens érotique des religions. Mais l’érotisme refoulé par le christianisme ressurgit dans l’art — y compris, bien sûr, dans l’art chrétien, qui se plaît tant à peindre l’Enfer à grands traits érotiques, et qui l’associe étroitement, avec la clairvoyance de l’inconscient, au supplice, c’est-à-dire pour Bataille, à une forme d’horreur extatique, aux limites de la mort. 11. G.

BATAILLLE,

L’Expérience intérieure, cité par Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à

l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, coll. « Points », p. 385. 12. ID., Lascaux..., op. cit., p. 35 ; O. C., p. 38. 13. Ce facteur de différenciation entre l’homme et l’animal n’est-il pas tout aussi fragile et arbitraire que le précédent ? Certainement, et il faut à cet égard s’attacher, comme Jacques Derrida le fit lors de la journée Bataille, dans le prolongement de ses travaux récents sur la notion d’animal, à mettre en question les partages couramment reçus de différenciation, et la catégorie même d’animal dans son unité, l’animalité, tout le discours « privatif » par lequel l’humanitas est censée se détacher radicalement de l’animalitas. Ce serait alors la faiblesse centrale de l’ouvrage de Bataille que de placer son centre de gravitation dans ce souci de la différence, cherchant à en saisir « l’origine », multipliant les déterminations convenues et irrecevables : le rapport à la mort, le rire, le caractère délié... Toute la pensée de Bataille dans Lascaux (et notre commentaire avec) serait ainsi tissée de naïveté anthropocentrique, endossant sans question toute une métaphysique de la différence anthropologique dont l’animalité n’est que le contrepoint imaginaire, conçu sur un mode privatif et déficient ; et il est vrai, par exemple, que la simple observation suffit à ruiner l’idée selon laquelle le « jeu » serait le propre de l’homme et le distinguerait des « animaux » ; que, dès lors, faire passer la distinction par le « jeu » (ou le « rire », ou la « conscience de la mort », toutes déterminations traditionnelles reprises trop vite par Bataille) plutôt que par « la connaissance » ou « l’âme » n’est un geste guère moins métaphysique que celui que pratiquait Descartes lorsqu’il privait les animaux (machines) de la sensibilité. Restent pourtant quelques questions lourdes. Et la première : qu’ont peint les « hommes » de Lascaux sur les parois de la grotte ? Pourquoi — seulement — des bœufs, des vaches, des chevaux, des félins, dont on se demandera s’ils étaient ainsi saisis dans l’intuition de leur « unité » mystérieuse — que la déconstruction rejette, mais dont la peinture témoigne ici ? Telle est la question du livre de Bataille, qui résiste, à notre sens, à la déconstruction de la catégorie : pourquoi la peinture naissante représente-t-elle si massivement, parfois exclusivement ces êtres-là ? 14. G. BATAILLE, Lascaux..., op. cit., p. 117 ; O. C., p. 65. 15. ID., ibid., p. 115; O. C., p. 63. 16. ID., ibid. 17. ID., ibid., p. 121; O. C., p. 69

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18. ID., ibid., p. 121; O. C„ p. 70. 19. ID., ibid., p. 123; O. C., p. 71. 20. ID., ibid., p. 121-122; O. C, p. 70. 21. ID., ibid., p. 121; O. C., p. 69-70. 22. ID., ibid., p. 120; O. C., p. 68. 23. ID., ibid., p. 32; O. C., p. 36. 24. Notons cependant que l’interprétation « chamanique » des grottes a connu un spectaculaire renouveau dans l’historiographie récente (jusqu’à susciter une violente polémique scientifique), avec les travaux de David Lewis-Williams et de Jean Clottes ; elle confirme, à certains égards, les intuitions de Bataille, puisque l’ouvrage Les Chamanes de la préhistoire fait l’hypothèse d’images destinées à entrer en contact avec les esprits des morts et des animaux, et voit dans les grottes peintes un lieu de transe cérémonielle, chamanique. Les « êtres hybrides » (corps d’hommes/ têtes animales) peints dans les grottes sont ici interprétés comme des représentations chamaniques : des visions typiques de la « phase trois » des états de conscience altérés par des substances hallucinogènes que les chamanes de la préhistoire auraient absorbées pour ces cérémonies, suivant une pratique que l’on retrouve chez de nombreux peuples à travers le temps et l’espace. 25. Michel

FOUCAULT,

Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, rééd. Gallimard, 1972,

p. 396.

AUTEUR JEAN-CLAUDE MONOD Chercheur en philosophie au CNRS (Archives Husserl).

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Le discontinu du récit Dominique Rabaté

1

Jacqueline Risser, dans « Haine de la poésie », rappelle un moment significatif de l’entretien que Bataille avait accordé à Madeleine Chapsal, quelques mois avant sa mort : Il tente une sorte de bilan, essayant d’expliquer le plus simplement possible « ce qu’il a voulu faire » — tout à coup s’arrête, et demande à l’interlocutrice : « Est-ce que ma phrase est finie ?... ». « Oui, je crois », répond-elle. Il reprend : « Parce que, si elle n’était pas finie, elle correspondrait à ce que j’ai voulu dire » 1.

2

Jacqueline Risset ajoute : « Ce qu’il veut dire est précisément ceci : l’interrompu, ce que l’inachèvement rend visible de la pensée » ; elle y voit avec raison un des exemples significatifs de cette figure de l’interruption qui est capitale chez Bataille.

3

Sans savoir moi-même jusqu’à quel point j’achèverai mon propos, je continue de l’introduire par d’autres citations. Dans L’Expérience intérieure, alors que Bataille expose les « Principes d’une méthode et d’une communauté », on lit : J’interromps à nouveau le cours de mon exposé. Je n’en donne pas les raisons (qui sont plusieurs, coïncidant). Je me borne maintenant à des notes où ressort l’essentiel et sous une forme correspondant mieux à l’intention que l’enchaînement 2

4

Ou encore dans le « Post-scriptum au supplice », Bataille note en réfléchissant au « caractère en partie manqué » de l’extase éprouvée dans la véranda blanche : « Toutefois, je remets à plus loin ce récit (qui, pour d’autres raisons, m’épuise, autant que m’épuisa l’expérience manquée) »3.

5

Ne pas finir, interrompre, remettre, différer, c’est-à-dire rompre la continuité du discours, de la relation, d’un fil qui devrait s’enchaîner : tel est, je crois, le geste fondamental, le geste paradoxal de la pensée et de l’écriture de Bataille — par lequel il croise profondément celles de Maurice Blanchot, résonnant dans le même vœu impossible de maintenir une discontinuité qui est le motif essentiel aussi bien de L’Expérience intérieure que de L’Entretien infini. C’est sur ce geste, sur cette pratique à l’intérieur des récits que je voudrais réfléchir, parce qu’elle leur donne cette allure si reconnaissable : une vitesse caractéristique faite de sautes de régime. Tous les récits de Georges Bataille sont marqués au sceau dramatique d’une interruption forcée du cours de la narration.

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Quelque chose toujours empêche que l’enchaînement narratif suive sans obstacle sa course, aille à son terme. 6

C’est, pour donner une nouvelle citation, ce que dévoile exemplairement la fin de Madame Edwarda : après le paroxysme érotique, le sommeil s’empare du chauffeur, du narrateur et d’Edwarda. S’ouvre alors cette parenthèse, marquée typographiquement par un blanc : « Continuer ? je le voulais mais je m’en moque. L’intérêt n’est pas là ». Dans un assez long développement heurté, le narrateur s’interroge sur le sens de ce qu’il a raconté, sur son absence de sens et finit en refermant la parenthèse qui s’était ouverte par une question, en la redoublant : « Le récit, le continuerai-je ? »4. A cette pause réflexive, fait très brutalement suite la fin, le bouclage (j’ai envie de dire : le bâclage) du récit. On lit en effet : « J’ai fini » — paragraphe — « Du sommeil qui nous laissa, peu de temps, dans le fond du taxi, je me suis éveillé, malade, le premier... Le reste est ironie, longue attente de la mort... ». Et en une impossible clausule, se rajoute encore, en italiques, une note ultime, séparée du texte, qui elle-même s’arrête sur un « JE TREMBLE » en lettres majuscules 5.

1. — « LE LOUABLE SOUCI DE COMPOSER UN LIVRE »6 ? 7

Denis Hollier a déjà souligné combien il était difficile pour Bataille de réaliser un livre, de lui donner une forme définitive7. S’il a rédigé quantité d’articles, de travaux pour des revues dès les années 30, Bataille laisse peu de livres publiés de son vivant (encore moins sous son nom). Hollier note bien la distraction qui se saisit de l’écrivain en cours de manuscrit, son désir de passer à autre chose, sa compulsion à l’inachèvement. C’est d’ailleurs ce qu’il reconnaît lui-même, dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure quand il explique : « Aux trois-quarts achevé, j’abandonnai l’ouvrage où devait se trouver l’énigme résolue. J’écrivis le Supplice, où l’homme atteint l’extrême du possible » (E. I., p. 12).

8

Ce qui est vrai des essais (puisque même L’Érotisme peine visiblement avec la forme académique du traité, que Bataille y dédouble son propos en deux parties fréquemment répétitives, et que L’Expérience intérieure comme Le Coupable sont des livres explicitement inachevés, inachevables) l’est aussi, d’une manière frappante, pour les récits. L’écrivain multiplie les plans pour des publications regroupant plusieurs textes, fait des synopsis de suites, notamment pour Histoire de l’œil. Ce caractère provisoire, en chantier de presque toutes les fictions batailliennes est à l’opposé de la pratique de Blanchot — qui compose, lui, véritablement des livres, avec une attention très marquée pour leur structure — même ou surtout quand elle doit signifier le décentrement comme dans L’Entretien infini. Même s’il théorise le désœuvrement, Blanchot produit une œuvre attachée à l’idée de livre.

9

Contre le « louable souci de composer un livre », que Bataille reconnaît lui-même avec une pointe d’ironie, se dresse, pourtant, en lui, une nécessité impérieuse. C’est cette opposition qu’il met en avant quand il écrit : « Les seules parties de ce livre écrites nécessairement — répondant à mesure à ma vie — sont la seconde, le Supplice et la dernière. J’écrivis les autres avec le louable souci de composer un livre » (E. I., p. 10). Cette nécessité, Bataille l’affirme encore dans le célèbre avant-propos du Bleu du ciel, qu’il rédige en 1957 — en une réponse volontairement décalée au Nouveau Roman. Plus que le souci formel, l’écrivain met en avant la recherche d’un « moment de rage », qui doit nous contraindre à affronter « l’épreuve suffocante, impossible » qui donne au récit sa véritable

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force. Ce que vise le terme de récit reste imprécis puisque Bataille y range aussi bien Proust que Balzac, Sade que Blanchot. « Récits ou romans » dit-il avec une certaine désinvolture, marquant bien qu’il n’entend pas entrer dans la polémique autour du Nouveau Roman dont il se tient, avec une certaine superbe, à distance. 10

En tout état de cause, ce sentiment de contrainte qui pousse à écrire fiévreusement de tels textes ne pousse pas prioritairement à faire un livre ; le souci de la forme vient à mesure, dans la violence de l’écriture. L’auteur avoue d’ailleurs assez étrangement, à la fin du même avant-propos, que c’est poussé par ses amis qu’il publie enfin Le Bleu du ciel, texte dont il dit qu’il avait « en quelque sorte oublié l’existence » — remarque, on s’en doute, qu’on évitera de prendre au pied de la lettre mais qui signale que tout récit, tout écrit est toujours chez Bataille intimement lié au moment d’existence qui l’a rendu possible et nécessaire, mais par là aussi temporaire et appelé à être dépassé. Toute la première partie de L’Expérience intérieure l’affirme avec force : le texte que nous lisons est aux antipodes du « projet » ; Bataille va là où l’expérience le pousse, dans un dessaisissement essentiel. La nature même de ce qui est à dire : la part de non-savoir, l’impossible, l’extrême qui est en cause, tout cela empêche que le livre puisse obéir à la forme extérieure du traité, du plan à suivre.

11

Le premier paradoxe de tous les textes de Georges Bataille tient à ce mouvement auquel Blanchot est lui aussi singulièrement attentif : il n’y a d’œuvre que ruinée, qu’à la mesure de la tension maintenue qui l’attire vers l’impossible, à laquelle elle ne peut donc rester fidèle qu’en excédant l’œuvre. En ce sens donc, je devrai donc parler des récits de Bataille comme des récits impossibles.

2. — LE RÉCIT ET L’IMPOSSIBILITÉ DU RÉCIT 12

Toute la dynamique paradoxale des fictions de Bataille tient dans cette tension entre possibilité et impossibilité, à laquelle il donne aussi le nom d’excès ou d’extrême. C’est à ce titre8 que je m’intéresserai donc au Bleu du ciel, à Ma mère et Madame Edwarda. Je ne parlerai pas ici de L’Abbé C, parce qu’il porte le sous-titre « roman » dont il pastiche plus manifestement certaines formes codées. Mais cette inscription générique singulière ne reconduit pas une linéarité narrative que tout le livre conteste de la manière la plus flagrante par d’innombrables coupures et suspensions, par un emploi massif des lignes de pointillés qui constituent de véritables trous dans la trame du récit.

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Même si la question générique ne me paraît pas la plus importante, je préfère appeler ces textes de Bataille des récits, pour reprendre un mot plus général, plus indéterminé, tel qu’il est justement utilisé par Bataille lui-même dans l’Avant-Propos du Bleu du ciel. L’autre raison, autre forme de citation, tient à l’usage qu’en fait Blanchot dans Le Livre à venir : il y propose, à partir de l’épisode du Chant des Sirènes, une distinction fondamentale entre récit et roman — distinction qui me paraît s’appliquer exemplairement aux textes de son ami, Georges Bataille. J’en rappelle cette définition : « Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser »9.

14

Le paradoxe que souligne Blanchot me semble être celui qui anime les fictions de Bataille, celui qu’elles révèlent. Ses récits paraissent bien, en effet, raconter une histoire passée tout en cherchant, cependant, le présent fulgurant qui soufflerait l’illusoire et vaine

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continuité dans laquelle la relation de l’événement est prise, mais à laquelle elle souhaite se soustraire. Le récit a lieu de ce qui a déjà eu lieu mais qui n’advient ou n’adviendra que grâce à lui. Ce qui doit introduire cette fulgurance, ouvrir la brèche qui la rendrait possible, c’est précisément la figure d’une dis-continuité radicale, un mouvement d’interruption dont je voudrais donner quelques exemples significatifs. 15

Le premier concerne la structure du Bleu du ciel. Une « introduction » précède la « première partie », introduction qui nous relate certains épisodes du séjour de Dirty et du narrateur à Londres. Quant à la première partie, elle n’est formée que de deux pages, écrites en italiques10 : ce texte très elliptique est mené au présent ; il évoque très allusivement certains événements sans les raconter, avant de laisser place à la deuxième partie où de courts chapitres s’enchaînent plus linéairement pour suivre les déplacements du couple entre Barcelone et l’Allemagne. Le caractère énigmatique de ces deux pages tient à ce que leur énonciation est impossible à situer : les temps verbaux s’y mélangent à toute vitesse, du présent au passé, jusqu’à une sorte de cri final, en majuscule : « Je triomphe »11.

16

Le tremblé de l’italique semble désigner une autre voix qui parlerait depuis un autre lieu, selon une autre modalité que les pages que nous venons de lire, que nous allons lire. Comme si Troppmann traçait ces deux pages de sa main gauche (puisque la droite est symboliquement blessée). Ce brouillage narratif est fréquent chez Bataille, brouillage que signale typographiquement l’usage de l’italique — qui n’est pas, dans les manuscrits, assuré et dont Bataille déplace fréquemment la répartition, comme si le plus important était de faire entendre cette différence énonciative plutôt que de savoir à quels les passages précis elle s’applique. Ce qui frappe aussi dans ces deux pages, c’est la disposition plus aérée sur la page, les blancs, la clausule en majuscule : cette disposition en quelque sorte « poétique » correspond, je crois, à une volonté de traduire l’excès qui cherche à se dire, excès qui oblige à un dépassement du JE dans un dire singulier dont il ne saurait être le maître.

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Ce moment d’indécidable et d’inassignable triomphe n’est, en aucune façon, le terme, pas plus que l’origine du récit. Il me paraît déterminant que la place de cette étrange « première partie » soit intercalaire, entre deux moments de récit plus linéaire, plus narratif. Il en va de même pour les sortes d’aphorismes qui ponctuent, entre les chapitres, le déroulement de la narration rétrospective dans Ma mère. Le premier d’entre eux forme un véritable carré typographique en majuscules, parole en bloc qui donne en un raccourci abstrait la teneur du récit à venir. Ces textes, proches pour certains de poèmes, introduisent une « rupture dans le fil du discours », pour reprendre les termes de Jacqueline Risset12. S’y marque une énonciation limite où la première personne qui profère oraculairement ces énoncés est, par ce dire même, expulsée de la parole qui la dépasse.

18

Excessifs, de tels passages le sont aussi par leur charge hyperboliquement dramatique. Le pathos dionysiaque de ces affirmations répétées, concernant toujours l’union scandaleuse du rire et de la mort, de l’abject et du divin, n’est pas ce qui me retient le plus chez Bataille, tant — pour moi — le risque du poncif menace ce qui devrait excéder toute rhétorique mais y retourne cependant. Je partage en partie ce jugement de Barthes13 : Bataille, en somme, me touche peu : qu’ai-je à faire avec le rire, la dévotion, la poésie, la violence ? Qu’ai-je à dire du « sacré », de « l’impossible » ? Cependant, il suffit que je fasse coïncider tout ce langage (étranger) avec un trouble

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qui a nom chez moi la peur, pour que Bataille me reconquière : tout ce qu’il écrit, alors me décrit : ça colle. 19

Faut-il dire de ces aphorismes qu’ils sont les moments fulgurants de vérité du récit ? Je ne le crois pas. Hors-récit mais nécessairement compris (à tous les sens du verbe) par lui, ils sont entraînés dans le mouvement de perte, de perdition de la narration et ne peuvent représenter des points d’ancrage fixe. Cette ambiguïté tient au paradoxe de l’instant souverain chez Bataille, moment qu’une tentative d’énonciation pleine ruine en même temps qu’elle l’affirme. C’est de là que vient, me semble-t-il, la « haine de la poésie ». La poésie est désirée pour sa puissance oraculaire d’excès du sujet, mais elle est aussitôt soupçonnée de trahir l’impossible qu’elle désigne. La souveraineté, cette notion centrale et contradictoire au cœur de la pensée de Bataille, est par essence paradoxale, puisqu’elle est affirmation de ce qui dépossède, miroitement de l’instant qui s’évanouit. Je rejoins ici la belle analyse que Jacques Derrida fait du caractère furtif de l’instant14 : Et l’instant — mode temporel de l’opération souveraine — n’est pas un point de présence pleine et inentamée : il se glisse et se dérobe entre deux présences ; il est la différence comme dérobement affirmatif de la présence. Il ne se donne pas, il se vole , s’emporte lui-même dans un mouvement qui est à la fois d’effraction violente et de fuite évanouissante. L’instant est le furtif.

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Les trouées qui s’ouvrent dans les récits, qui suspendent momentanément le cours de la relation, l’enchaînement presque fatal du discours sont bien, pour reprendre les termes de Derrida, « une effraction violente et une fuite évanouissante ».

3. — LE DISCONTINU 21

Tous les récits, tous les essais de Georges Bataille sont soumis à cette loi de l’effraction, de la rupture. Il n’y a pas chez lui (contrairement à Nietzsche, ou à Barthes) d’allégresse, d’euphorie du fragment. Le fragmentaire, Derrida l’a bien montré, manifeste plutôt une faille dans la continuité hegelienne qu’elle mine en faisant semblant de la mimer. Il me semble qu’il y a donc deux régimes principaux, et contradictoires, du récit bataillien.

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Le premier régime est celui du crescendo, du paroxysme. Il est le moteur évident de Histoire de l’œil, ou de Ma mère (même si, entre les deux textes, la pratique de l’interruption se fait plus nettement sentir). L’histoire est constamment entraînée par un mouvement de surenchère vers l’impossible. Surenchère dans l’érotique, dans le mortifère. Emportement d’Éros et de Thanatos. Cette dynamique est de nature sadienne, mais avec quelque chose de plus crispé : tout conduit le récit vers son point d’explosion, d’incandescence maximale mais ce point ne peut être atteint puisqu’il est celui de la mort même, d’un intangible vivre-sa-mort. Dans Ma mère, c’est l’inceste qui constitue explicitement le point de fuite du texte. Ce récit, publié de façon posthume en 1966, tourne autour d’une scène à la fois nécessaire et interdite, d’une scène que le narrateur fait sans la faire.

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Aux deux tiers du livre15, une prolepse vient rompre le fil de la relation chronologique, alors que le héros change de maîtresse, passe de Réa à Hansi. Il nous annonce alors le suicide de sa mère avant un acte ultime qu’il lui reste à narrer. Cet effet d’annonce est capital ; il confirme la tonalité tragique de la relation, mais il manifeste aussi une impatience narrative. Le narrateur note symptomatiquement : « Pourrais-je attendre plus longtemps pour en donner le dénouement ? »16 — ce dénouement qui, avéré, rend fictivement possible que le récit (dévasté) en ait lieu, mais qui reste un dénouement

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infigurable vers lequel le récit ne cesse de se tourner, condamné à l’inachèvement, au non-fini. La dernière scène d’orgie de Ma mère est incomplète, hachée ; c’est elle qui doit conduire le couple à l’union incestueuse, à l’accomplissement de ce qui signera sa mort. Cette scène fonctionne comme si elle ne pouvait s’écrire et que pesait sur elle l’interdit que le récit transgresse, mais transgresse sans fin. 24

La logique de la surenchère bute donc sur un point qui l’attire vertigineusement en se dérobant, et c’est sans doute lui qui sert de moteur au mouvement de paroxysme, comme dans le crescendo d’horreur érotique que les amants de l’Histoire de l’œil sont voués à accomplir. Impliqué dans cette dynamique de l’excès, qui suit une ligne continue dans la fiction, se joue un deuxième mouvement qui est, cette fois, dé-chronologique, discontinu. On peut observer cette double structure dans Le Mort qui raconte, tableau par tableau, une histoire liée, allant continûment vers son paroxysme sacrificiel — tout en la morcelant en pages autonomes, qu’une légende naïve et obscène accompagne, comme s’il s’agissait d’un livre d’images, d’images à ne pas mettre en toutes les mains... Le récit tire sa dynamique de cette tension entre continuité et discontinuité, tension qui est celle de la mort même selon Bataille. Les lignes de pointillés figurent dans d’autres livres (Madame Edwarda, L’Abbé C) le même processus. Ce sont des trous irrémédiables dans la trame du récit ; ils participent de l’indicible, de l’impossible.

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Je viens de le noter : ce mouvement de paroxysme contrarié est lié à la nature de la mort et de l’érotisme pour Bataille. Curieusement, les termes se renversent : la discontinuité narrative est, en effet, la figuration de ce que l’écrivain nomme dans L’Érotisme le « continu ». Je rappelle rapidement la thèse centrale de l’essai publié en 1957 : le tragique de l’érotisme vient de la discontinuité de l’être comme individu séparé, qui ne peut sortir de ses limites pour rejoindre la continuité du vivant que par la mort, l’extase, le sacrifice ou l’érotisme — termes qui désignent tous, comme des synonymes17, le même appel hors de soi. L’opposition continu/discontinu retrouve la dichotomie fondamentale de Nietzsche, dont elle s’inspire sans nul doute, entre dionysiaque et apollinien. Voici, par exemple, deux définitions que propose La Volonté de puissance : le dionysiaque « exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la réalité quotidienne, l’abîme de l’éphémère », tandis que l’apollinien « exprime le besoin de s’accomplir en soi même, d’être un individu type »18.

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En ce sens, continu et discontinu ne sont pas dissociables. La continuité narrative que j’ai décrite comme le premier mouvement (et qui fait que Bataille publie quand même des récits) est bien du côté de l’endurance solitaire du sujet qui persiste dans son individualité, dans son histoire unique. C’est le récit de Troppmann, du fils incestueux, etc. La discontinuité comme figure de l’interruption marque le désir contradictoire de sortie hors de l’enchaînement, loin de la pente individualiste ; elle vise le moment tragique, catastrophique où le continu du récit se brise pour atteindre le continu de l’espèce. C’est à ce prix que peut se rétablir, selon Bataille, une communication fatalement paradoxale.

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On aura sans doute noté que, renversant les termes, j’ai plutôt privilégié les figures de la discontinuité, à l’encontre de la valorisation bataillienne pour le continu, pour la communication. C’est une difficulté de la pensée de Georges Bataille : ces deux mots qu’il emploie abondamment sont comme entraînés hors de leur sens ; il faut les entendre autrement. Je suis ici entièrement l’analyse de Jacques Derrida lorsqu’il fait cette précieuse mise au point, qu’il me faut citer un peu longuement19 :

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Excluant le langage articulé, le souverain silence est donc, d’une certaine manière, étranger à la différence comme source de la signification. Il semble effacer la discontinuité et c’est ainsi qu’il faut en effet entendre la nécessité du continuum auquel Bataille en appelle sans cesse, comme à la communication. Le continuum est l’expérience privilégiée d’une opération souveraine transgressant la limite de la différence discursive. Mais — nous touchons ici, quant au mouvement de la souveraineté, au point de la plus grande ambiguïté et de la plus grande instabilité — ce continuum n’est pas la plénitude du sens ou de la présence telle qu’elle est envisagée par la métaphysique. S’efforçant vers le sans-fond de la négativité et de la dépense, l’expérience du continuum est aussi l’expérience de la différence absolue, d’une différence qui ne serait plus celle que Hegel avait pensée plus profondément que tout autre : différence au service de la présence, au travail dans l’histoire (du sens). La différence entre Hegel et Bataille est la différence entre ces deux différences. On peut ainsi lever l’équivoque qui pourrait peser sur les concepts de communication, de continuum ou d’instant. Ces concepts qui semblent s’identifier comme l’accomplissement de la présence, accusent et aiguisent l’incision de la différence. 28

Et Derrida enchaîne ici avec l’analyse du furtif, que j’ai déjà rappelée. Il en va donc du maintien d’une différence, d’un différer du récit, ou même du récit comme différance (cette fois avec un « a » au sens derridien du terme) du continu.

29

Au-delà du pathos parfois pesant, un peu risible ou pénible selon l’humeur du lecteur, que véhiculent les récits de Bataille, par-delà la dramatisation du scandaleux qui ne peut échapper aux surenchères rhétoriques, par-delà même le risque d’un nouveau poncif du nécessaire et du contraint20, ce qui pour moi reste vif et brûlant dans son œuvre (ce qui m’intéresse pour ce projet d’une histoire du récit au XXe siècle), c’est le rapport que tous les récits batailliens maintiennent face à la défaillance, au défaut. Je suis sensible à cet effort pour porter le récit, dans une écriture parfois presque classique, vers quelque chose qui le ruine et le défait. Vers ce qui le fait échouer, dépenser d’un coup ses forces. C’est bien à cette qualité que nous reconnaissons alors qu’avec les récits de Georges Bataille, nous n’en avons, nous n’en aurons jamais fini.

NOTES 1. J. RISSET, « Haine de la poésie », dans Georges Bataille après tout, dir. Denis HOLLIER, Paris, Belin, 1995, p. 151. 2. G. BATAILLE, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 30. J’abrège la référence en E. I. 3. ID., ibid., p. 146. 4.

ID.,

Madame Edwarda, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1977, p. 52-53 (ce récit est suivi dans cette

édition par Le Mort et Histoire de l’œil, 1977). 5. ID., ibid., p. 53 puis pour la note p. 55. 6. ID., L’Expérience intérieure, op. cit., p. 10. 7. Voir D.

HOLLIER,

« Le Désir insatisfait », dans Les Dépossédés, Paris, éditions de Minuit, coll.

« Critique », 1993, notamment p. 101.

100

8. Ce travail s’intègre donc, pour moi, dans une réflexion plus générale sur la notion même de récit au XXe siècle, catégorie critique dont je vois le double acte de naissance avec Paludes de Gide et Monsieur Teste de Valéry. 9. M. BLANCHOT, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, rééd. 1971, coll. « Idées », p. 14. 10. J’ai commenté ailleurs l’utilisation de l’italique dans ce texte ; D.

RABATÉ,

« En italiques :

remarques sur le tremblement narratif », dans interactions du récit et de ses marges théoriques internes, colloque, Nancy, 2002, dir. Gilles Ernst, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2003. 11. Voir page 30 du Bleu du ciel que je cite dans l’édition UGE 10/18, 1970. 12. J. RISSET, art. cit., p. 153. 13. R.

BARTHES,

« Bataille, la peur », dans Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de

toujours », 1975, p. 147. 14. Voir sa célèbre et magnifique étude : J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale : un hégélianisme sans réserve », dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 387. 15. G. BATAILLE, Ma mère, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1973, p. 78-82. 16. ID., ibid., p. 79. 17. Le jeu des notions (ou des quasi concepts) chez Bataille a toujours l’allure séduisante et irritante d’un tourniquet où les termes échangent leurs qualités. L’Expérience intérieure donne de nombreux exemples de l’impatience de l’écrivain devant l’utilisation sémantiquement stabilisée d’un mot qui aurait par là valeur de concept. Dès qu’il sent la définition proche, il se lasse du mot et lui substitue un autre terme qui entre dans le paradigme de ce qui désigne l’excès, comme si aucune notion ne pouvait subsumer le contenu d’une expérience intérieure du débordement. 18. J’emprunte la citation à Jean-Pierre MOUSSARON, Limites des beaux-arts 2. Arts et philosophie mêlés , Paris, Galilée, 2002, p. 102-103. 19. J. DERRIDA, op. cit., p. 386-387. 20. Car il ne suffit pas qu’un texte ait été contraint pour qu’il réussisse à faire sentir à son lecteur sa nécessité. Bataille le sait bien, mais certains de ses épigones semblent n’avoir retenu que la première leçon...

AUTEUR DOMINIQUE RABATÉ Professeur de littérature à l’université Michel de Montaigne - Bordeaux III, membre de l’Institut universitaire de France.

101

Annexe

102

Présentation Laurent Ferri

1

Michel Surya a tout à fait raison de noter que le projet d’histoire universelle est susceptible « d’unifier toute la seconde période de son œuvre (1944 à 1962) », en ajoutant : S’il ne fait pas de doute que Bataille eut le projet que ce qu’il écrivait servît le projet d’une histoire que lui-même voulait universelle, il ne fait pas moins de doute que ne restent de celui-ci que des « chutes »... Les tomes successifs de La Part maudite, mais aussi bien L’Érotisme, Lascaux, Théorie de la religion, Les larmes d’Éros, etc. forment ces « chutes » admirables, essentielles (ce sont des livres à part entière, même s’ils ne représentent pas l’entièreté de cette « Histoire »)1.

2

Toutefois, la datation du projet demande à être re-précisée. Si l’on considère la trilogie publiée entre 1949 et 1953-1954 (La Part maudite, L’Histoire de l’érotisme, La Souveraineté) comme en rapport direct avec le projet d’écriture d’une histoire universelle, les premiers fragments remontent à 1933 : ils sont contemporains, pour le premier jet, de l’œuvre collective qu’est L’Encyclopédie française, pour l’édition de L’Encyclopédie de la Pléiade créée et dirigée par Raymond Queneau. D’autre part, il existe, au sein des manuscrits de Bataille, des notes disparates ayant trait précisément au projet. Dans les remarquables Œuvres complètes, s’il est indiqué en notes que « le projet d’Histoire universelle apparaît trois fois dans les papiers de la boîte 10 », seul le fragment intitulé « La Bouteille à la mer » est publié de manière partielle2. Il est contemporain de l’article « Qu’est ce que l’histoire universelle ? » paru dans le numéro de Critique d’août-septembre 1956. Les autres « plans » (on en compte, en fait, non pas trois, mais cinq) ont été rédigés entre 1956 et 1959 ; leur statut est incertain : s’agit-il d’un véritable planning ou d’une matrice pour la pensée et pour l’écriture ? Quoi qu’il en soit, ces synthèses inédites, si elles ne constituent pas des « œuvres », gardent leur caractère stimulant et fascinant de densité et de pénétration. Des notes de 1960 montrent que Bataille réfléchissait encore au projet, comme si réfléchir périodiquement le tout permettait d’engendrer les parties.

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NOTES 1. M. SURYA, Georges Bataille, une liberté souveraine, Paris, Fourbis, 1997, p. 10-11. 2. G. BATAILLE, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, tome XII, p. 644-645.

AUTEUR LAURENT FERRI Conservateur du patrimoine aux Archives nationales.

104

Éléments pour l’écriture d’une « Histoire universelle » Georges Bataille

PLANS 1

Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits Fonds Bataille Boîte X, dossier H3 [fol 1]

105

« PLAN 1 »

106

Note 44

107

« PLAN 2 »

Note 55 Note 66

Note 77 Note 88

108

« PLAN 3 »

Note 99

Note 1010 Note 1111 Note 1212 Note 1313

109

110

Note 1414 Note 1515 Note 1616 Note 1717

111

Note 1818 Note 1919 Note 2020 Note 2121 Note 2222 Note 2323 Note 2424 Note 2525 Note 2626

112

Note 2727 Note 2828

113

NOTES

Note 2929 Note 3030 Note 3131 Note 3232 Note 3333 Note 3434

114

Note 3535 Note 3636

Note 3737 Note 3838 Note 3939

115

Note 4040

NOTES 3. Ce dossier comprend, en plus des notes pour le projet d’écriture d’une histoire universelle, diverses feuilles de calepin et une coupure de presse relative à l’« Agriculture chinoise » (Le Monde du 13 octobre 1958), permettant de le dater grossièrement. 4. Jacques Soustelle venait de publier La Vie quotidienne des Aztèques (Hachette, 1955). 5. Cette ligne est adscrite au-dessus de la suivante. 6. Adscrit par rapport ligne suivante. 7. Un trait continu barrant toute la page. 8. ID. 9. En face barré plusieurs fois. 10. De l’introduction à l’appel de note, l’ensemble est mis entre deux crochets géants. Mention marginale à gauche : intermède / *IIa* la. 11. En marge. 12. Des « Complexes » à la note : un grand crochet à gauche seulement, avec mention : second/ intermède/ IIb. 13. A gauche écrit de biais : Révolution française / et capitalisme / à travers Hegel-Marx / Révolution russe et / chinoise et / socialisme. 14. En haut à droite : à chacun ses / subsistances / périphériques. 15. Trait continu en noir barrant la page.

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16. A droite mention en rouge barrée en noir de plusieurs traits : subsistances périphériques / Amérique précolombienne / Afrique. 17. Ensemble en plus petits caractères écrit à l’encre noire et sous un trait. 18. Rature en noir. 19. Trait continu noir barrant la page. 20. En noir. 21. Barré noir. 22. Écrit en noir barré en rouge => il y a eu relecture en noir du rouge puis en rouge. 23. La rature est en noir, il n’y a pas de saut de ligne. 24. Trait continu noir sur la page. 25. A droite écrit de biais. 26. A gauche en face écrit de biais : Tableau à / faire d’ensemble / comme s’il ne devait / pas y avoir III. 27. Il s’agit de l’ouvrage de Lucien Cerfaux et Julien Tondriau, Un concurrent du Christianisme. Le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine, Tournai, 1957. 28. De « transgression interdit » à la fin, en noir. 29. Écrit à gauche en haut de biais. 30. En noir. 31. ID 32. ID 33. ID 34. En noir pour mettant la souveraineté en jeu. 35. Cette revue, « sorte de jeune et moderne NRF » (Philippe Forest), venait d’être fondée en mars 1960 par six écrivains âgés de moins de vingt-cinq ans, dont Sollers et Hallier. L’idée de Bataille de publier un article dans Tel Quel prouve sa générosité et son ouverture vers la jeunesse. 36. Ibn Khaldoun (1331-1406), précurseur de l’histoire des civilisations. 37. Alfred Métraux (1902-1963), condisciple et ami de Bataille à l'école des Chartes, devenu enseignant à Berkeley, spécialiste des peuples d’Amérique latine, de Pile de Pâques, et d’Haïti. 38. Laura (1908-1993) et Raoul Makarius (1917-1996), anthropologues égyptiens réfugiés en France avec l’appui de Paul Rivet (1876-1958) depuis 1955, travaillaient alors à la rédaction de leur ouvrage de référence L’Origine de l’exogamie et du totémisme (Gallimard, 1961). 39. Notation intéressante. Marcel Mauss (1872-1950), auteur de nombreux essais (Le Sacrifice [cf. fol. 194], Essai sur le don) et d’un Manuel d’ethnologie, ancien titulaire de la chaire de philosophie sociale au Collège de France, avait été l’ami et inspirateur de Bataille. Son œuvre connut une deuxième jeunesse avec le structuralisme : citons Claude Lévi-Strauss (Introduction à un recueil de textes de Mauss, 1956) et Jacques Lacan (Introduction à Mauss, 1950). 40. Encadré en rouge avec la mention en bas au centre, au stylo rouge : essentiel.

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Présentation des auteurs

1

Yves-Marie BERCÉ est professeur honoraire d’histoire moderne à l’université Paris Sorbonne - Paris IV, ancien directeur de l’École nationale des chartes.

2

Laurent DUBREUIL est Assistant professor de littérature française et francophone à Cornell University (États-Unis).

3

Laurent FERRI est conservateur du patrimoine aux Archives nationales.

4

Christophe GAUTHIER est conservateur à la Cinémathèque de Toulouse.

5

Olivier GUYOTJEANNIN est professeur de diplomatique médiévale à l’École nationale des chartes.

6

Christophe HALSBERGHE est chargé de cours en littérature à la KUL/Hogeschool Gent (Gand, Belgique).

7

Jean-Claude MONOD est chercheur en philosophie au CNRS (Archives Husserl).

8

Dominique RABATÉ est professeur de littérature à l’université Michel de Montaigne Bordeaux III, membre de l’Institut universitaire de France.

9

Pierre SAVY est maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Marne-laVallée.