La Mémoire et l'Oblique: Georges Perec autobiographe 2846827710, 9782846827713

L'oblique. Le dévié. Le détour. La ruse. Ce sont des mots de ce genre qu'emploie Georges Perec dès qu'il

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La Mémoire et l'Oblique: Georges Perec autobiographe
 2846827710, 9782846827713

Table of contents :
Avant-propos
I. Dire l'indicible
II. W ou le souvenir d'enfance
Le bourreau Véritas
Genèse
III. Lieux
Cent trente-trois lieux
La lettre hébraïque : un premier souvenir en sept versions
IV. Je me souviens
Les temps d'une ruse

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LA MÉMOIRE ET L'OBLIQUE

DU MÊME AUTEUR

L'Autobiographie en France, A. Colin, 1971.

Exercices d'ambiguïté. Lectures de « Si le grain ne meurt », Lettres Modernes, 1974. Lire Leiris, Klincksieck, 1975.

Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975. Je est un autre, Seuil, 1980. Moi aussi, Seuil, 1986.

En collaboration

Xavier-Edouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Montalba, 1984. « Cher cahier. », témoignages sur le journal personnel recueillis et présentés par Philippe Lejeune, Gallimard, 1990.

PHILIPPE LEJEUNE

LA MÉMOIRE

ET L'OBLIQUE

Georges Perec autobiographe

P.O.L 8, villa d'Alésia, Paris, XTV

@ P.O.L éditeur, 1991 ISBN: 2-86744-196-X

À Ela

« [.miroir d'une vraie vie déjà achevée, que je ne peux que répéter et commenter, tissant autour

la triple ou quadruple fable d'une autobiographie qui m'apparaît de plus en plus comme la seule écri-

ture possible [.]. » Lieux, n° 7, Junot souvenir, 21 avril 1969

«[.]Vous remarquerez, d'ailleurs, que chaque projet particulier n'entretient avec ce qu'on nomme

ordinairement

autobio-

graphie que des rapports loin-

tains [.].» Lettre à Maurice Nadeau,

7 juillet 1969

AVANT-PROPOS

Perec autobiographe l'alliance des mots peut surprendre qui penserait d'abord au Perec oulipien (mais il y a eu, depuis, des autobiographies oulipiennes, celles de Marcel Bénabou, Jacques Jouet, Jacques Roubaud) ou qui, se souvenant de livres comme W ou le souvenir d'enfance ou Je me souviens, se demanderait s'ils forment vraiment système, s'ils appartiennent au même genre. Elle surprendra moins qui a lu l'étude de Claude Burgelin (Seuil, 1988) montrant, dans l'écriture de Perec, la coexistence, la constante association de deux axes, l'un existentiel, l'autre formel.

Elle surprendra encore moins qui aura lu la lettre-programme envoyée par Georges Perec à Maurice Nadeau en 1969, récemment publiée dans le recueil Je suis né (Seuil,

1990), plaçant sous le signe de l'autobiographie son travail des douze années à venir.

Mais il reste matière à surprise une grande partie des textes autobiographiques de Georges Perec sont restés inédits, parce qu'ils étaient liés à des projets abandonnés ou inaboutis. Ce livre est le récit d'un voyage de quatre ans, entrepris grâce à Ela Bienenfeld, et fait en sa compagnie, à travers les manuscrits laissés à sa mort par Georges Perec. On lira d'abord un récit d'ensemble du voyage (avec un portrait de « Perec en autobiographe »). Puis deux explorations de massifs spécialement importants les avant-textes

d'un projet réalisé (W ou le souvenir d'enfance), les textes inédits d'un projet abandonné (Lieux). Et pour finir on méditera sur le charme des Je me souviens.

Au-delà de la surprise, il restera un exemple à méditer celui d'un autobiographe qui lucidement, patiemment, non par choix, mais parce qu'il était le dos au mur, a pris exclusivement des voies obliques pour cerner ce qui avait été non oublié, mais oblitéré, pour dire l'indicible.

I

DIRE L'INDICIBLE

« Le projet d'écrire mon histoire s'est formé presque en même temps que mon projet d'écrire. » W ou le souvenir

d'enfance, p. 41

Si je lis trop vite cette phrase clé, je risque de conclure que le projet autobiographique est, pour Georges Perec, central. Non il s'est formé presque en même temps que le projet d'écrire, il n'en est qu'une manifestation particulière. Son projet est un projet d'écriture, tout court. Mais s'il écrit son histoire, ce sera l'histoire de quelqu'un qui écrit, et l'autobiographie reprendra une place centrale puisque, entre autres origines, elle devra d'abord explorer l'origine existentielle du projet d'écrire lui-même. « J'écris j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps» ( W ou le souvenir d'enfance, p. 59). Certes, Perec s'est gentiment moqué du gnothi seauton, devenu « les gnocchis de l'automne» (« Autoportrait », 1972). Plus tard, il a clairement indiqué que l'interrogation autobiographique n'était que l'une des quatre interrogations qui guidaient son écriture 1. sociologique; 2. autobiographique 3. ludique 4. romanesque (« Notes sur ce que je cherche », 1978). Mais en 1967, dans les avant-textes tragiques d'une œuvre qu'il abandonnera, Les Lieux de la trentaine, on peut lire, au milieu d'une grande page de registre « Il faudrait dire je. Il voudrait dire je.» Mais quel « je» ?. L'envie de répondre à cette question m'est venue en étudiant les brouillons de W ou le souvenir d'enfance, en découvrant la lettre-programme envoyée à Maurice Nadeau

en 1969, puis en explorant l'ensemble du fonds des archives Perec.

Trois choses m'ont frappé si le genre autobiographique n'est pas central chez Perec, en revanche Perec est peut-être central pour le genre auto-

biographique. Parce que le langage ordinaire de l'autobiographie lui était en quelque sorte interdit, dos au mur, il a inventé de nouvelles stratégies il est impossible de parler, au singulier, du projet autobiographique de Perec; il faut écrire une histoire de ses projets, de leur évolution dans le temps. Aussi y a-t-il quelque artifice à faire dialoguer, comme je viens de le faire, des déclarations prises à des moments différents de cette évolution

cette histoire est encore en grande partie inconnue les textes publiés sont comme la partie émergée d'un iceberg il ne faut pas imaginer que les manuscrits laissés par Perec sont seulement des « brouillons» de ce que nous connaissons ils sont pleins d'avant-textes de textes qui n'existent pas, si je puis dire, c'est-à-dire de projets inachevés ou abandonnés; ces projets ne sauraient être considérés comme des œuvres, mais ce sont des actes essentiels à

connaître pour comprendre ses stratégies autobiographiques et leur évolution. Perec lui-même a d'ailleurs fait du « projet» ou du « programme » une sorte de micro-genre littéraire, et il a placé au centre de La Vie mode d'emploi un projet inabouti.

À la fin de ce chapitre, p. 49-57, j'ai rassemblé, en ordre chronologique, toutes les informations que j'ai pu tirer des textes publiés et des manuscrits. Pour éclairer ce « repérage» minutieux, je donnerai ici une triple vue cavalière sur les problèmes que pose la lecture de tels manuscrits, sur les grandes phases de cette activité autobiographique, enfin sur « Perec autobiographe» dont j'essaierai de tracer le portrait.

MANUSCRITS

Ce voyage dans les manuscrits peut inspirer des sentiments très mélangés. Georges Perec est mort en 1982, en pleine activité. Il terminait un grand roman, 53 jours (publié en 1989 chez P.O.L). Il travaillait à l'un des projets de « Choses communes », L'Herbier des villes. Les papiers qui étaient dans son bureau ont été recueillis et inventoriés. C'est une sorte d'im-

mense chantier avant-textes des œuvres publiées, projets en cours, projets abandonnés, mais aussi tout un ensemble d'archives personnelles, correspondance reçue, agendas utilisés le plus souvent comme agendas, mais parfois comme journal, plans de travail, listes de courses à faire ou de gens à inviter, etc., tous les gestes d'écriture qui accompagnent une vie. L'ensemble en gros (mais en gros seulement) classé par lui-même (son bureau comportait un grand meuble-classeur à casiers) représente l'essentiel de son travail, avec des lacunes surtout pour ce qui touche aux œuvres de jeunesse. Dans sa « Radioscopie », il raconte à Jacques Chancel l'histoire des deux valises à l'occasion d'un déménagement, il met dans l'une ce qui est à garder, dans l'autre ce qui est à jeter, et bien sûr. se trompe de valise. Il en reste assez pour convaincre qu'il disait vrai en affirmant que son projet était d'écrire « tout ce qui est possible à un homme d'aujourd'hui d'écrire » {Penser/Classer, p. 11). Aux ébauches s'ajoutent même, faisant rêver à la manière dont il les aurait remplis, quelques registres vierges, de ces grands registres de commerce anciens comme il les aimait, provision pour les œuvres futures. Ce que nous avons sous les yeux, répartis dans plus d'une centaine de cartons et de dossiers, c'est un atelier en plein travail, foudroyé, figé par la mort. Nous-mêmes, archivistes, historiens, du seul fait que nous sommes admis à regarder, avons le sentiment pénible d'être

complices de la mort. Perec n'est pas un écrivain du passé,

mais un contemporain, et l'idée même d'« Archives Perec » fait mal. Elle impose aussi une discrétion conforme à la sienne. Passe encore d'étudier des avant-textes, mais le temps n'est pas venu des biographies. Il est vrai que, s'agissant justement de textes autobiographiques, le partage est parfois délicat à faire.

Mais c'est bien sûr la vie qui l'emporte. J'ai eu l'impression d'être admis à faire un stage, d'être en apprentissage chez un artisan en autobiographie. J'ai observé ses gestes, ses méthodes, j'ai regardé les maquettes, les ébauches abandonnées aux quatre coins de l'atelier, glanant au passage des idées séduisantes, ou amusantes. On le voit explorer sa mémoire en déchiffrant d'anciens talons de chèques postaux. Ou construire, sur le modèle d'un arbre généalogique, un arbre de ses amitiés, ramifiant par quelles filières se sont engendrées ses différentes relations. Etc. Mais l'essentiel était de suivre sa stratégie autobiographique d'ensemble, et

d'accompagner le travail d'élaboration de chaque texte. Accompagnement, on va le voir, difficile. Perec aimait les classements. Pour donner une idée de la

variété des situations rencontrées, j'ai fait la petite liste suivante

projets entamés, non modifiés, et réalisés Je me souviens; projets entamés, modifiés, et réalisés W ou le souvenir d'enfance;

projets entamés, et laissés en suspens LArbre, Lieux où j'ai dormi; projets entamés, non modifiés, et abandonnés Lieux; projets entamés, modifiés, et abandonnés Les Lieux de

la trentaine (LÂge); non-projets réalisés La Boutique obscure (une pratique commencée sans idée de livre, récupérée en cours de route.).

Malgré la parenté thématique et structurale de ces différents projets, la seule situation qu'on n'observe pas est la greffe ou la fusion de projets le mouvement général est plutôt de prolifération et de dissémination. Mais pour simplifier, et prendre le point de vue de l'observateur, toutes ces situations peuvent se regrouper en deux catégories les processus qui ont abouti à une œuvre publiée, et les autres. L'étude de genèse, dans le premier cas, joue sur le velours. Elle croit jouer sur le velours. Elle prédit doctement le passé. Elle envisage tous les problèmes à la lumière de la solution qu'a trouvée l'écrivain, solution qui est la bonne, qui est la seule. J'ai été dans cette situation en étudiant la genèse de W ou le souvenir d'enfance. Quand j'ai découvert que les premiers plans articulaient trois séries, et non deux comme dans la version finale, j'ai eu l'impression que Perec

avait d'abord failli se tromper, et avait ensuite trouvé la bonne solution. Impossible d'échapper à l'illusion rétrospective du moins dans ces cas-là. Mais quand il n'y a pas d'oeuvre au bout, le critique accompagne l'écrivain dans un chemin sans issue. Il est affronté au même défi que lui. Bien sûr, il pourra toujours se rabattre sur l'illusion rétrospective « à l'envers » l'écrivain a eu raison d'abandonner ce travail qui ne menait à rien Raisonnement peu convaincant. Si Perec était mort juste après avoir fini le feuilleton W et esquissé le projet du livre futur, peut-être, faute d'imagination, l'aurions-nous perçu comme fourvoyé dans un projet bizarre et sans grand avenir. C'est notre créativité qui est mise au défi par ces projets inachevés. Je vais décrire rapidement trois cas, et ma réaction devant eux.

Cas n° 1 LArbre. Voilà un projet central, auquel Perec tenait énormément. Il en a peu parlé de son vivant, sinon à ses proches. Mais les textes publiés depuis sa mort en ont donné une idée. « C'est un projet qui remonte à 1966, une sorte de roman familial racontant, sous la forme d'un dictionnaire biographique et d'un arbre généalogique éclaté, l'histoire de ma tante, de mon père et de mon oncle. Ce sera aussi un gros livre» (c'est-à-dire comme La Vie mode d'emploi). Il écrit cela en 1976, dans son « Programme de travail » le projet est toujours en suspens, attendant qu'il s'y mette; et la mort le surprendra en 1982 sans qu'il s'y soit mis. Remontons dans le temps voici comment il présente le projet en 1969 à Maurice Nadeau

L'ARBRE

Histoire d'Esther et de sa famille C'est la description, la plus précise possible, de l'arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle, et adoptive(s). Comme son nom l'indique, c'est un livre en

arbre, à développement non linéaire, un peu conçu comme les manuels d'enseignement programmé, difficile à lire à la suite, mais au travers duquel il sera possible de retrouver (en s'aidant d'un index qui sera, non un supplément, mais une véritable et même essentielle partie du livre) plusieurs histoires se recoupant sans cesse. J'ai déjà beaucoup travaillé sur ce projet pendant plus de six mois, en particulier, j'ai interviewé ma tante (personnage central du livre) une fois par semaine j'ai fait quelques esquisses de rédaction, mais il me faudra encore pas mal d'enquêtes et de mises au point avant de m'y mettre pour de bon. C'est un projet auquel je tiens beaucoup, mais je pense avoir un peu peur de m'y lancer vraiment.

On imagine notre émotion en ouvrant les deux dossiers de travail de LArbre. Que trouvons-nous ? D'abord trois carnets de notes télégraphiques prises pendant des entretiens avec Esther en février-avril 1967, et quelques bribes de mise au net de ces mêmes notes. Le déchiffrement en est pénible et donne le tournis. Il est au demeurant peu nécessaire, puisque ces renseignements sont mis en forme dans un beau registre de commerce cartonné et relié, calligraphié. Quatre parties WALLERSTEIN/PERETZ/BIENENFELD/HISTOIRE DE ROSE ET DE DA-

VID. Pour chaque partie, la même présentation sur les pages de gauche, à l'encre, de petits chapitres résumant, par génération, branche ou individu, par petits paquets, l'information recueillie. Les faits, rien que les faits, dans une écriture blanche et dépouillée, pratiquement sans commentaire, et presque sans marque d'énonciation. En face, sur les pages de droite, au crayon, un extrait d'arbre généalogique repérant le lien qui unit à Georges Perec les individus dont il parle à gauche refrain de cette mélopée généalogique, le nom de Perec. Nous absorbons, dans l'ordre, ce diction-

naire, fatigués, étonnés. Cette écriture blanche, cette sécheresse sont à la limite de la parodie. Je reconnais bien sûr les gestes que j'ai observés dans bien d'autres textes autobiographiques de Perec l'inventaire minutieux d'une collection sans fin, le calque d'une structure imposée par la réalité choisie (l'arbre généalogique est une structure fascinante, architecture vertigineuse combinant à l'infini les proliférations d'une relation élémentaire, a + b produit c). Je reconnais bien sûr la fonction émotive de la litote. J'observe aussi

une stratégie du déplacement, sur laquelle je reviendrai cet immense puzzle généalogique semble être à la place de l'histoire d'Esther, annoncée, et celle-ci à la place de l'histoire des parents. Peut-être est-ce l'effet de l'inachèvement ? Toujours est-il que Perec a questionné sa tante avec acharnement sur le plus lointain dans le temps et dans les rela-

tions de parenté, et qu'il arrête la mise au point quand enfin le témoignage d'Esther en arrive à ses parents et à son histoire à elle la quatrième partie (HISTOIRE DE ROSE ET DE DAVID) ne comporte que deux pages, l'histoire de l'enfance d'Esther à Lubartow, et la suite du registre est blanche. Autre phénomène étrange à la fin de la troisième partie (BIENENFELD), un bref paragraphe, assez stupéfiant, détruit de facto tout le projet de LArbre. Alors que cet inventaire est fondé sur les liens du sang, brusquement Georges Perec leur substitue les liens du cœur il fait un tri parmi ses cousins germains, élit Henri comme son seul cousin, Ela comme sa seule sœur, et rejette successivement tous les autres ce ne sont pas ses cousins. Le geste d'inclusion pratiqué depuis le début fait place à l'exclusion. La voix blanche est soudain animée d'une sorte de vibrato de négations. Cette mise au net sur le registre date de 1967 ensuite Perec n'y a plus touché, pas plus qu'aux ébauches de plan qui l'accompagnent. Et pourtant jusqu'à la fin de sa vie, il a collecté systématiquement l'information généalogique. Et pourtant il en a jusqu'au bout parlé comme d'un livre qu'il allait vraiment faire, et qui serait vraiment un roman, une saga. Ce que nous avons sous les yeux n'est qu'un travail préparatoire; tout le reste était dans son esprit. L'a-t-il laissé de côté parce que la rédaction de W ou le souvenir d'enfance, de 1969 à 1974, s'est en quelque sorte substituée à L'Arbre en désamorçant la passion généalogique ? Ou bien est-il arrivé à L:4rbrece qui était arrivé à la fiction W: le rêve d'une fiction flamboyante mis à l'épreuve pénible de la réalité ?. Ou bien est-ce nous qui, dans ces sèches généalogies, faute d'imagination, sommes incapables d'apercevoir les linéaments d'un livre qui aurait la stature de Cent ans de solitude?. Tout reste en suspens.

Cas n° 2

L'Âge. Un livre fantôme. Mort-né, ou pres-

que. Né en 1966, mort en 1968. Personne n'en avait jamais entendu parler, et pour cause Perec n'avait guère de raison d'évoquer un projet abandonné. Mais ce nonlivre représente pourtant un tournant capital dans son œuvre. Comment puis-je parler d'un livre qui n'existe pas ? Parce qu'il en reste, dans les manuscrits, des traces impressionnantes, même si elles sont indirectes. D'abord le récit fait par Perec lui-même, dans sa lettre à Nadeau (juillet 1969), de la naissance, de la métamorphose et de la mort du projet Je l'avais commencé dès 1966, je crois, immédiate-

ment après Un homme qui dort. C'était un récit, ou plus précisément une suite de textes paraphrasant et développant un texte d'André Gorz paru dans Les Temps modernes et intitulé « Le vieillissement »

dans le prolongement

et, grosso modo, avec la même écriture que dans Les Choses ou Un homme qui dort, je tentais de saisir, de décrire, de saturer ces sentiments confus de passage, d'usure, de lassitude, de plénitude liés à la trentaine (le

premier titre était Les Lieux de la trentaine). Y a-t-il eu un début de rédaction? En tout cas aucune

trace n'en reste. En avril 1968, alors que Perec est en plein

dans La Disparition, l'idée lui vient d'associer au projet de

L'Âge une contrainte formelle. Il organiserait son travail « autour de deux séries parallèles et homologues de termes»

qui serviraient « de révélateurs, de résonateurs ». Les voici

et

L'amarre, l'amer, la mire, la mort, la mûre, la moire, l'amour L'épars, l'épeire, le pire, le port, le pur, l'e(s)poir, le pour. (On peut, ou non, ajouter la mare, le porc, etc. mais pas nécessairement le père et la mère.)

Dans les manuscrits, deux grands schémas attestent un début de travail sur cette grille. Mais ce cadre formel n'a pas suffi à lui redonner l'élan nécessaire. Il abandonne le projet Les problèmes de mon intériorité me laissent un peu froid plus exactement, je ne parviens plus à les considérer comme de véritables points de départ en fait, il me semble que je n'attends plus grand-chose du « récit », que j'avais, que j'ai besoin de voir plus grand.

Quand Perec écrit cela en juillet 1969, il a fait son deuil de ce livre, il est attelé à autre chose (le projet de W). Mais ce deuil n'a pas été facile. Nous le savons parce que d'octobre 1968 à janvier 1969 il a repris sur un registre ce projet le travail court sur une trentaine de feuilles, qu'il a ensuite détachées. En septembre 1968, il vient de finir La Disparition. En janvier 1969, il va commencer Lieux. Un entre-deux tragique l'essentiel de ces pages de registre est constitué par du blanc. Des pages blanches entières. Des mots isolés qui flottent dans le blanc. Si on l'éditait, il faudrait respecter ces immenses espaces, ces pages tournées, ces paroles sporadiques, répétitives, qui émergent du silence. Ce n'est pas la naissance d'un livre, mais son agonie. Du contenu du livre, il sera peu question deux ou trois listes thématiques, quelques amorces. L'essentiel de ce qui est dit tourne autour de l'impossibilité de le dire. On croirait lire du Beckett. Le narrateur parle de lui-même à la troisième personne. Ce qui se produit sous nos yeux, dans ces pages datées qui prennent l'allure d'un journal, c'est la lente émergence de la première personne. Je pourrais résumer le trajet accompli en partant de ceci, noté le 10 novembre à 19 h 40 Il faudrait dire Je. Il voudrait dire Je

que ses mots déchirent les pages tracent leurs sillons

noirs dans la vie même, mots brûlants d'une vertu qui ne s'éteindrait jamais

et en arrivant aux six mots écrits le 26 décembre au centre

d'une page vide de toute autre écriture J'émerge. J'existe

je sors.

Mais ce serait simplifier un trajet qui pour l'essentiel est souterrain, silencieux. Le 28 décembre, de nouveau

L'invisible, l'invincible, l'évinçant. À peine surgi, s'imposant avec une priorité absolue, point crucial, nœud vital, source médiastine d'où émergerait, d'où émergera

l'image renouvelée, globale, totale d'une vie, assise sûre ou pourriture croulante. Recommencer. Tout recommencer. Tout redire. Mot à mot.

Au cours de ces trente pages, le livre annoncé devient peu à peu un souvenir. Perec s'intéresse plus à ce qu'il appelle le « métalivre » « rôle du projet ». « Roussel et Leiris ». « Le projet L'Arbre, Lieux, W doit être annoncé ». En même temps que le « je» émerge, le journal s'élargit à la vie en dehors de l'écriture. Perec note ses rêves

ce seront les

premiers rêves de La Boutique obscure confie le désarroi où le plonge une crise passionnelle. Le livre fantôme s'évanouit, le travail de Perec s'établit, pour plusieurs années, dans une écriture autobiographique d'un nouveau type. Ces feuilles de registre doivent donc être envisagées

moins comme l'avant-texte de LÂge (c'en est plutôt le faire-part de décès) que comme celui de la lettre à Nadeau (juillet 1969) naissance d'un programme de travail autobiographique qu'il n'abandonnera qu'en 1975. Et si on en

fait une édition critique, l'essentiel sera l'interprétation des blancs.

Cas n° 3 Lieux. Voilà un projet bien connu, du solide Dans Espèces d'espaces (1974), Perec a décrit en détail le programme d'écriture qui s'étale sur douze ans. Et comme, après l'avoir abandonné en 1975, il a publié lui-même (sous un autre titre Tentative de description de quelques lieux parisiens) cinq des vingt-quatre séries de textes, on peut s'imaginer être en terrain familier. C'est une erreur. Une double erreur.

D'abord parce que les cinq séries publiées appartiennent toutes à la catégorie « réel », qui se trouve ainsi à moitié publiée, ou presque (cinq textes sur douze). En revanche, jusqu'à aujourd'hui aucun lecteur ne sait ce que contient l'autre catégorie, celle des « souvenirs », puisque Perec avait choisi de la laisser sous scellés. Nous voici à inventorier le

contenu des enveloppes

non, nous ne sommes pas en

terrain connu, rien à voir avec les « réels ». Nous sommes devant un foisonnement. Les « réels» se ressemblent entre

eux quand on en a lu un, on en a lu douze. Les « souvenirs» ne se ressemblent pas. Chaque lieu a sa spécificité, engendre des discours différents, selon l'époque de la vie à laquelle il renvoie, selon l'intensité affective qu'il mobilise. En même temps nous découvrons une immense information autobiographique pour l'essentiel inédite (puisque le récit de W ou le souvenir d'enfance s'arrête quand Perec a neuf ans). Et puis c'est dans cette série « souvenirs » que Perec consigne de préférence tout ce qui est de l'ordre du « métatopique ». Les « réels» sont écrits sur les lieux mêmes, vite, peu confortablement. Les « souvenirs », rédigés à loisir, sont l'occasion de s'interroger sur ce qu'on fait. Or, Perec, par définition, ne sait pas ce qu'il fait. Il appelle cela une « bombe du temps ». On pourrait dire

aussi une expérience « pour voir ». Cette incertitude explique les fluctuations de nos réactions en ouvrant l'une après l'autre les enveloppes enthousiasme, curiosité, agacement, ennui, perplexité. Lieux est un manuscrit tout à fait original puisque, dans un premier temps (qui doit durer douze ans), l'auteur s'interdit toute relecture! Il accumule les textes à l'aveuglette, se ménage à lui-même des surprises. C'est seulement le 1er janvier 1981que devait commencer la seconde phase du travail, par définition imprévisible. En fonction de l'effet produit sur lui par la relecture de l'ensemble, l'auteur avisera. Peut-être publiera-t-il tel quel, ou au contraire réécrira-t-il tout. Comme il a abandonné au

bout de cinq ans et demi (plus une année d'interruption), jamais l'acte de relecture qui devait inaugurer la seconde phase n'a eu lieu. Il est impossible de savoir ce qu'il aurait fait. Mais le problème qui se serait posé à lui en 1981 se posera le jour où l'on envisagera de publier le contenu des cent trente-trois enveloppes. En lisant dans la troisième partie, consacrée à Lieux (voir p. 139 sqq.), la description détaillée de ce corpus, on prendra mieux conscience de la difficulté. Une seule chose est sûre quel que soit le type de montage qu'on adopte, on ne pourra pas présenter le résultat comme une oeuvre de Perec. Ce sera un document.

Ou une œuvre au second degré, comme l'édition du Livre de Mallarmé. De toute façon, une sorte de « roman vrai », doublant à sa manière l'histoire de Bartlebooth.

J'arrêterai là les évocations de « cas ». Cas de conscience,

défi à notre créativité, certes. Mais aussi émulation, plaisir d'être placé dans une situation vivante, à côté de Perec, devant un problème irrésolu. Ce n'est pas hasard si les trois cas que j'ai choisis correspondent à des projets conçus à peu près au même moment, entre 1966 et 1968 (j'aurais pu ajouter Lieux où j'ai dormi). Et c'est intentionnellement que je les ai présentés en ordre chronologique (le travail de

LArbre date pour l'essentiel de 1967 phosé et abandonné en 1968

LÂge a été métamor-

Lieux réalisé de 1969 à 1975).

Passons du lieu au temps.

PÉRIODES

Il y a en gros trois périodes. Je vais simplifier outrageusement. Je sais que mon propos est réducteur j'isole le fil « autobiographique» dans une trame de stratégies d'écriture si complexe, si labile. Je sais aussi que je ne sais pas tout. Le début et la fin m'échappent. Le début les œuvres de jeunesse perdues. La fin si Perec vivait, qui sait où l'écriture l'aurait conduit? Qui sait s'il n'aurait pas fini par écrire LArbre? Recherché de nouvelles articulations entre fiction

et autobiographie, comme le montre l'émergence surpre-

nante des souvenirs de sa vie au lycée d'Étampes dans le second chapitre de 53 joursQui sait s'il n'aurait pas conçu de nouveaux projets, à partir desquels une redistribution des productions antérieures s'imposerait? C'est l'avenir qui reclasse en permanence le passé. Donc, vu de 1982, apparaissent trois périodes. Le début et la fin m'échappent, mais aussi, c'est délicat à dire, le milieu. L'acte autobiographique prend place parmi différents actes d'écriture mais c'est aussi un acte de vie. Or, que sais-je de cette vie ? J'ai dit que le temps des biographies n'était pas venu. Mais les « crises» qui séparent les trois périodes ne sont pas seulement crises d'écriture. J'aperçois quelque chose dont justement je touche là au trait essentiel de sa stratégie autobiographique l'indirect il parle peu, ou pas. Je n'en parlerai pas, ou peu. Il s'agit de la psychanalyse, dont il a peu parlé, sinon dans « Les lieux d'une ruse », alors qu'il a été le patient de

Françoise Dolto (1949, il a treize ans), de Michel de M'Uzan (1956, il a vingt ans) et de J.-B. Pontalis (de 1971 à 1975, de trente-cinq à trente-neuf ans). Il s'agit de l'amour, dont il n'a pas parlé du tout, alors que c'est peut-être sur ce plan que la répartition que j'aperçois dans les stratégies autobiographiques trouverait son sens le plus profond. Trois périodes jusqu'en 1966 (fin de la rédaction d'Un homme qui dort), l'espace autobiographique assez classique d'un jeune écrivain qui s'exprime à travers des fictions de 1966 à 1975, pendant que la fiction prend plus de liberté grâce aux contraintes, un projet autobiographique s'élabore (1966-1968), s'affirme sous la forme d'un vaste programme duodécennal (lettre à Nadeau, 1969), et se réalise en partie entre 1969 et 1975 à partir de l'été 1975, ce programme n'est plus à l'ordre du jour, il succombe à ses échecs (Lieux) comme à ses succès (W ou le souvenir d'enfance), s'efface devant une pratique d'écriture plurielle et multiple, et devant un nouveau régime de la fiction (à contrainte comme dans la seconde période, réaliste comme dans la première, et réunissant deux types d'expression « autobiographique» indirecte, le fantasme comme dans les fictions de la seconde période, la confidence comme dans la première période) c'est La Vie mode d'emploi. J'ai honte d'avoir proposé une maquette si simpliste. Pour la compliquer il suffit de regarder la bibliographie de Perec. Ou simplement de se reporter au tableau qui conclut cette étude. Mais ce que mon tableau ne montre pas, et que

suggère ma maquette, c'est la nécessité d'articuler l'évolution de la fiction et celle de l'autobiographie; ce qu'elle

souligne, c'est que l'écriture autobiographique n'a été pour Perec ni une activité constante (comme elle l'a été pour

Leiris) ni une activité « terminale» (comme elle l'est par exemple pour Julien Gracq et bien d'autres), mais qu'elle correspond à une phase médiane, à une crise, à une métamorphose, après laquelle elle s'est effacée, est revenue au second plan. Cela étant dit, je vais préciser et recompliquer un peu les choses. Pour la première période (1954-1966), le plus éclairant me semble de partir d'une feuille non datée, que je suppose (sans pouvoir en être sûr) écrite au début des années 1960 (entre 1961 et 1964?). Est-ce un programme de travail, de textes à écrire? Un sommaire, de textes déjà écrits ou d'amorces à développer? Toujours est-il que c'est une liste en neuf points. Elle s'intitule « Auto-portraits ». Après les neuf points, quelques graphismes, et « Ah Ah Ah », signe d'autodérision, peut-être? à moins que Perec ne se moque de qui, comme moi, prendrait cette liste au sérieux. Mais comment ne pas la prendre au sérieux on possède aussi un brouillon de cette liste, et la mention « éléments

pour un auto-portrait» apparaît sur une autre feuille. Mon hypothèse est que cette feuille définit l'espace autobiographique dans lequel Perec situe lui-même, pendant cette période, ses différentes expériences d'écriture. Je remarque qu'il ne parle pas d'« autobiographie », bien sûr (pas question de récit construit ni de synthèse), ni même d'« autoportrait» au singulier. Des autoportraits ou des éléments pour un autoportrait. La liste, que je vais rapidement commenter, est tout à fait inorganisée, elle semble manifester une sorte de prise de conscience, du genre « au fond, je ne parle que de moi », ou « tiens, si on mettait ça ensemble, ce serait les facettes de ce que je suis ». Cette juxtaposition rassemble des textes aux statuts très hétéroclites, pour l'essentiel des textes de fiction, ou des textes à la troisième personne, mais aussi deux textes qui semblent devoir être strictement autobiographiques. Le titre « Auto-portraits» souligne leur commune

nature « projective ». Voici ces neuf textes (en italique, le titre et ses éventuels commentaires par Perec entre parenthèses, en romain, mes informations ou hypothèses) 1. La Fugue (dénotations des mots qui ne véhiculeraient que des techniques, des gestes, des temps indépendamment de tout leur contenu affectif) (sur le brouillon de la liste, Perec écrit Fugue la plus grande précision dans les souvenirs; ce texte sera écrit en 1965, à la troisième personne, aucun nom propre n'y apparaît, et c'est seulement dans les dernières lignes que l'énonciateur s'y manifeste tente de s'y manifester.). 2. Histoire de Martine (histoire esquissée sur deux feuilles, une jeune fille d'origine populaire qui ment en prétendant habiter le XVI` même décalage qu'entre la rue Vilin et la rue de l'Assomption.).

3. Karakosi (ce sera, comment en douter, Quel petit vélo.).

4. Le plus beau des westerns. Portrait du Cinéphile (une page d'esquisse, à la première personne du pluriel « Nous, cinéphiles. », dont on trouve l'écho, à la troisième personne, dans Les Choses, « Ils étaient cinéphiles »).

5. Encore un règlement de compte (Choulevisse) (une page dactylographiée, où Perec rêve aux décors possibles de son activité d'écrivain la table, la pièce. « Choulevisse» est la déformation de « Schulevitz », nom de

famille de sa mère).

6. Le jour où je me suis brouillé avec Lederer (aucune ébauche ne correspond à ce programme qui semble autobiographique Jacques Lederer est un ami de jeunesse de Perec).

7. Lieux où j'ai couché (autre programme autobiogra-

phique, qui sera repris en 1969, Lieux où j'ai dormi).

8. Les moments d'un couple (s'agit-il de ce qui deviendra Les Choses, ou d'un projet voisin?). 9. Bartleby (probablement le projet de ce qui deviendra Un homme qui dort, inspiré par le héros de Melville et par Kafka, en même temps que par les souvenirs personnels).

Finalement cette liste renvoie aux principaux textes publiés ou écrits entre 1961 et 1967 Les Lieux d'une fugue, Les Choses, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la courUn homme qui dort, et à quelques autres. Le raisonnement pourrait s'appliquer à d'autres textes (perdus) que Perec a plus ou moins présentés aussi comme des autoportraits, comme J'avance masqué (écrit en 1960-1961), ou au portrait de Kleber Chrome (héros d'un roman d'Alain Guérin, Un

bon départ, 1967, dont Perec fit la critique pour La Quinzaine littéraire), qui annonce à la fois La Disparition et la fiction W, et semble peindre Perec lui-même en autobiographe à la recherche de son identité

Faux noyé retrouvé, faux disparu recherché comme espion par des services spéciaux qui passent le plus clair de leur temps à tenter de prouver la réalité de sa seule identité [.], faux journaliste ayant écrit sous pseudonyme des articles attribués plus tard à son patronyme, Kleber Chrome, en dépit de la sonorité métallo-militaire un peu trop rassurante de son nom, semble avoir de

bonnes raisons de s'interroger, de mettre à l'épreuve la vérité de son existence entreprise fascinante, mais souvent décevante l'effaceur de traces, l'équarrisseur de souvenirs, le laveur de mémoires (ce sont quelques-uns des surnoms dont le personnage s'affuble) a beau tendre

tous les pièges, essayer toutes les approches, multiplier les feintes et les crochets, il ne parvient la plupart du temps qu'à un résultat si mince qu'il en devient parfois grotesque, non par manque de lucidité, ou d'intelligence, mais parce que le terrain sur lequel il se meut n'offre

aucune prise

il semble bien que les issues sont fausses,

que les clés n'ouvrent aucune porte [.].

Y aurait-il d'autres feintes, d'autres crochets, que l'écriture de fictions à la troisième ou à la seconde personne, racontant l'histoire ou les aventures d'un personnage ? Dans les années 1966-1968, semble-t-il, une série de facteurs ont contribué à créer un décrochage, à faire sortir Perec de cette situation somme toute assez classique, pour lui faire dissocier fiction et autobiographie, et l'engager, des deux côtés, dans des aventures extrêmes et originales. Il devient brusquement, en 1965, avec le prix Renaudot attribué aux Choses, un écrivain connu, affronté à l'interview, et à la lecture autobiographique de ses textes. Il s'en mord les doigts Jusqu'à présent, dans les explications que j'ai données sur Les Choses, j'ai commis une erreur racontant la genèse du livre, j'ai laissé croire à une relation de type autobiographique entre mon personnage et moi. Cette relation est un fait

dans la mesure où toute littérature

est autobiographique mais secondaire. Elle est liée au rapport je/oeuvre elle fausse le rapport œuvre/lecteur.

La lecture autobiographique aplatit les textes, fait l'impasse sur l'écriture. Pourtant, après Un homme qui dort, Perec envisage de continuer cette série avec Les Lieux de la trentaine (j'en ai parlé ci-dessus) il vient d'avoir trente ans. Le texte de Gorz dont il s'inspire (et qui probablement l'avait déjà guidé pour l'écriture des Choses) est suggestif mais diffus.

Pourquoi ce projet échoue-t-il ? Pourquoi n'arrive-t-il pas à être revivifié par les contraintes à la Leiris que Perec veut lui associer? Entre autres choses, dégoût pour la forme récit. Et pour une littérature confessionnelle de type psychologique. En Leiris il aime plutôt le disciple de Roussel que celui de Rousseau. Mais « il faudrait dire je. Il voudrait dire je ». Alors ? C'est l'époque où il s'établit pour écrire en Normandie, au Moulin d'Andé, tout en continuant sa vie professionnelle à Paris. Où il entre à l'Oulipo (mars 1967). Il a ce projet des Lieux de la trentaine, qui a du mal à démarrer. Son projet de roman généalogique en février-avril 1967, il interroge systématiquement sa tante Esther. En septembre 1967, ivre, à Venise, ses fantasmes de W lui remontent brusquement à la mémoire. Toujours ce vieux projet de Lieux oùj'ai couché, en veilleuse. Pendant que tout cela fermente, il se lance à corps perdu dans un nouveau type d'écriture de fiction, lipogrammatique, avec La Disparition (écrite de décembre 1967 à septembre 1968), fiction beaucoup moins clairement, mais peut-être beaucoup plus profondément, autobiographique que les romans réalistes précédents, comme l'a montré Claude Burgelin (Georges Perec, Seuil, 1988). La Disparition est la première plongée dans le monde des origines, qui rendra possible l'écriture du récit d'enfance. Après cela, comment écrire encore un sage roman psycho-sociologique sur les affres de la trentaine ?. Une remouture des Choses.

Le projet s'effrite, s'effondre. Si on fait du roman, de la

fiction, il faut plonger carrément dans l'imaginaire. Par exemple développer ce W dont la mémoire n'a gardé qu'un squelettique argument. Si on fait de l'autobiographie, il faut arriver à percer jusqu'au « je », mais cette sortie doit être assortie d'un luxe de précautions, encadrée d'un rituel protecteur, répartie entre des textes bien cloisonnés à ce prix on peut tenter l'aventure, sortir à ciel ouvert.

J'essaie à ma manière de suggérer cette crise des années

1966-1968. Mais le mieux est de lire le récit que Perec lui-même en a fait à Maurice Nadeau dans sa vertigineuse

lettre-programme de juillet 1969. Le vertige tient à la fois à la multiplicité des projets, et à leur continuelle réarticulation. Au désir qu'il manifeste d'établir pour son œuvre un « axe d'ensemble » qui perpétuellement redistribue les productions passées pour les faire cadrer avec le nouvel avenir

qui se dessine. Au moment où il va aborder l'écriture de W, il voit l'ensemble de son œuvre comme une tentative autobiographique, très spéciale il est vrai. Alors qu'il se

donne pour modèles, ou pour patrons, Proust et Leiris, À la recherche du temps perdu ou La Règle du jeu, œuvres totalisantes, l'une fictionnelle, l'autre autobiographique, représentant toutes deux un itinéraire initiatique vers une révéla-

tion (qui s'offre dans un cas, se dérobe dans l'autre), luimême construit de manière totalement différente son « en-

semble autobiographique » quatre livres distincts, dont l'un (Lieux) demandera douze ans pour être mené à bien et encadrera les trois autres {L'Arbre, livre généalogique, Lieux où j'ai dormi, catalogue de chambres, et W, fiction-fantasme). Rendez-vous le 1" janvier 1981 pour savoir ce que tout cela veut dire et ce qu'il faut en faire. Quoi de commun entre ces quatre projets sinon leur articulation temporelle, et le fait qu'ils sont tous plus ou moins aberrants par rapport aux modèles à la fois totalisateurs et psychologisants de l'autobiographie? Pourquoi ces quatre projets-là, et pas d'autres ? La lettre à Nadeau montre bien comment de mois en mois, depuis quelques années, l'horizon a changé. Elle fixe une ligne générale (écriture de textes autobiographiques déviants, selon des programmes préalables, textes multiples, cloisonnés, s'additionnant dans une série qui reste ouverte), ligne générale qui sera effectivement respectée en gros jusqu'en 1975 mais on sent bien que le contenu envisagé en juillet 1969 ne peut être que

provisoire, soumis à l'épreuve même de l'écriture, et de la vie.

Nous voici dans la deuxième période que j'ai annoncée s'il est difficile de savoir où elle a commencé (entre le premier projet de L'Arbre en 1966 et la lettre à Nadeau), en revanche il est facile de savoir quand elle s'est achevée pendant l'été 1975, quand Perec a définitivement abandonné Lieux, qui en était la colonne vertébrale. Je ne décrirai pas

en détail les méthodes de cette nouvelle autobiographie, ce sera l'objet de mon dernier développement. Je ne donne ici que les repérages chronologiques de l'évolution du projet.

Rien ne s'est passé exactement comme Perec l'avait programmé. LArbre est resté en sommeil. Perec a effectivement

travaillé à Lieux où j'ai dormi (surtout en 1970 et en 1974, semble-t-il), mais sans rien tirer finalement de cette accumu-

lation de fiches et de listes. Le feuilleton W a dérapé rapidement vers l'horreur. Je raconterai plus loin les péripéties de son « sauvetage autobiographique », entrepris en 1970, abandonné pendant trois ans, puis mené à bien en 1974 (rédaction du texte définitif de W ou le souvenir d'en-

fance). De 1969 à 1975, c'est Lieux qui a assuré la permanence, avec pourtant une éclipse d'un an et demi en 1973-1974. Mais d'autres projets ont fait surface les récits

de rêves, négligés par la lettre à Nadeau, notés peu à peu systématiquement dans des carnets noirs, et publiés très vite trop vite peut-être, a pu ensuite penser Perec. Paradoxalement, cette Boutique obscure non programmée a « doublé» tous les autres projets. Plus important à partir de 1972, Perec conçoit un nouveau projet d'ensemble qui chevauche en partie le projet de 1969, et dont le travail se poursuivra au-delà de 1975 jusqu'à sa mort, les « Choses communes ». Certains textes, comme les Je me souviens, appartiennent de fait aux deux ensembles.

Cette effervescence autobiographique n'est bien

sûr

qu'une dominante de la période 1966-1975, elle n'est pas exclusive de nombreuses autres activités d'écriture (dont le projet de ce qui deviendra La Vie mode d'emploi, conçu vers 1972, mais Perec n'y travaillera systématiquement qu'après l'été 1975). C'est sans doute l'année 1970 qui a été l'année « autobiographique» la plus intense de Perec seconde année de Lieux, travail essentiel pour passer de W feuilleton à W ou le souvenir d'enfance, travail sur Lieux où j'ai dormi, collecte des récits de rêve.

Le printemps et l'été 1975 marquent un brusque désinvestissement. Mon propos est ici de le constater, aux biographes futurs de l'expliquer. W ou le souvenir d'enfance est publié (avril). Perec décide d'arrêter son analyse (juin), arrête Lieux (été), réduit son journal (été), met en veilleuse pour deux ans les Je me souviens. Tout se passe comme si, après avoir été une aide, l'écriture autobiographique était devenue un obstacle, qui devait à son tour être dépassé. Dans la troisième période, l'autobiographie n'est pas

absente, elle redevient discrète, elle rentre dans le rang. À deux reprises, Perec classe ses productions et ses projets en décembre 1976, à usage interne (« Tentative de description d'un programme de travail pour les années à venir ») en 1978, à usage externe (« Notes sur ce que je cherche »). Son œuvre n'est plus centrée autour d'un « grand ensemble autobiographique» comme en 1969. Il distingue quatre « courants(1976) ou « modes d'interrogation » (1978) la sociologie du quotidien, l'autobiographie, le ludisme oulipien, le romanesque, et s'empresse d'ajouter qu'il faut nuancer, les livres pouvant appartenir, à des degrés divers, à plusieurs courants. Le but n'est plus la construction d'une somme totalisatrice à la Proust ou à la Leiris, mais une

dissémination également totalisatrice « écrire tout ce qui est possible à un homme d'aujourd'hui d'écrire », et cela « sans jamais avoir le sentiment de revenir sur mes pas ou de

remarcher dans mes propres traces ». Ce qui implique, pour l'autobiographie, au minimum une pause. Fort peu de créations originales, donc, pendant cette dernière période « Les lieux d'une ruse» en 1977, et la réalisation, indirectement autobiographique, des Récits d'Ellis Island. Et, plus indirecte encore, l'intégration des

souvenirs d'adolescence à Étampes dans 53 jours. Perec continue à programmer LArbre et Lieux où j'ai dormi, mais n'y touche guère. En fait, l'autobiographie semble être maintenant pour lui plutôt occasion à réécriture. Il reprend des textes déjà écrits et se livre à différents exercices transpositions, variations, montages, jeux formels. En 1976, il porte lui-même au cinéma sa nouvelle de 1965, Les Lieux d'une fugue. Des Lieux abandonnés, il extrait cinq séries de « réels» qu'il publie dans différentes revues, comme pour essayer l'effet produit à la lecture par ce montage. Il prolonge le travail sur certains lieux dans un contexte générique différent écriture poétique (la rue Vilin dans La Clôture, poèmes hétérogrammatiques, 1976), écriture radiophonique (le carrefour Mabillon, en 1979). Le journal très factuel qui, en 1974, l'aidait à vivre, n'est plus, en 1976, qu'un matériau à travailler pour construire un texte fascinant, « Tentative d'inventaire des aliments liquides et solides ingurgités au cours de l'année mil neuf cent soixante-quatorze ». Les descriptions d'objets présents sur sa table de travail, auxquelles dans les premiers temps il accordait une fonction d'amorce autobiographique, finiront par servir de prétexte à une vertigineuse construction textuelle (« Still Life/Style Leaf »). Provisoirement, l'autobiographie n'est plus à l'ordre du jour. La mort ayant transformé ce provisoire en définitif, impossible d'en dire plus. Je reviens donc en arrière, à la deuxième période, pour tracer un portrait de Perec en autobiographe en suivant ses différents gestes.

GESTES

Ce sera un portrait en neuf points. Cela aurait pu être sept ou douze. Un portrait et pas un programme. Rien d'un Robbe-Grillet annonçant que l'autobiographie nouvelle est arrivée. Une manière discrète d'être. D'essayer d'être. De composer avec l'indicible. En le décomposant. En le prenant de biais. Une sorte de polygraphie du cavalier. Deux pas en avant, un pas de côté. Jamais deux fois sur la même case. Mais heurtant sans cesse (ou rebondissant sur?) les bords de l'échiquier de la vie. Il ne cherche pas du nouveau, mais l'invente au passage parce qu'il est impossible de faire autrement. N'écrit pas contre l'autobiographie traditionnelle mais en marge, ailleurs. Rousseau et la littérature de confession? Freud,

l'Œdipe, l'auto-analyse ? Ce n'est pas ça. S'il fallait vraiment le rattacher à une tradition religieuse, ce serait plutôt à Loyola, aux exercices spirituels, aux compositions de « lieux », à ces écritures mystiques d'où est sortie la rhétorique moderne. On pense aussi aux « arts de la mémoire» cultivés dans l'Antiquité. Et puis les Je me souviens, les Tentatives d'épuisement. ne sont-ils pas en fait des exercices d'hypnose ? Si l'on revient à la psychanalyse, on pensera à Otto Rank et à ses hypothèses sur l'origine et le fonctionnement de l'hypermnésie (Le Traumatisme de la naissance,

1924) plutôt qu'à Freud directement. Mais les concepts de résistance et de déplacement gardent toute leur pertinence. Georges Perec est un résistant. Une personne déplacée, qui a pris en charge son déplacement en le transformant en un mouvement prodigieusement fécond. Voilà l'essentiel. Le portrait est fini. Restent les neuf points.

1. pudeur. Perec est si pudique que le mot « pudeur » semble lui-même un peu grossier pour parler de ce retrait, de cette discrétion. Ce n'est pas seulement le refus de « la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan» (comme il dit dans « Les lieux d'une ruse ») qui le fait rester à l'écart de l'étalage de la sexualité ou de fantasmes érotiques auquel s'abandonnent d'autres autobiographes contemporains. Le seul livre autobiographique dans lequel allusion soit faite à la sexualité est La Boutique obscure. Avec la distance du récit de rêve on ne parle pas, on cite ce qui fut rêvé. Mais la vraie pudeur est ailleurs c'est celle des sentiments. La délicatesse qui interdit de les mettre en scène, de livrer au public qui on aime ou qui on a aimé. Au lecteur attentif de discerner dans une parenthèse de W ou le souvenir d'enfance, ou dans un paragraphe de La Vie mode d'emploi, l'écho d'une relation passionnelle. Cette discrétion est si profonde qu'elle s'exerce aussi de soi à soi, dans l'écriture la plus solitaire, la moins publique, celle des agendas, des carnets, où les confidences passionnelles sont rares. Dans les enveloppes de Lieux, Perec s'exprime parfois plus librement, puisque ses confidences sont immédiatement scellées, gelées jusqu'en 1981, et qu'il devait alors lui-même, seul lecteur, décider de leur sort.

2. convivialité. Une autobiographie sans narcissisme, est-ce possible ? Peut-être pas. Ou qui ménage le narcissisme du lecteur? Ou qui mette entre parenthèses le narcissisme de l'auteur et celui du lecteur, désormais alliés contre un

ennemi commun? J'essaie d'exprimer le sentiment d'amitié, ou de fraternité, que ressentent, je crois, beaucoup de lecteurs, et qu'en tout cas j'ai ressenti. Alors que son écriture est souvent en rupture, jamais il n'a commis d'acte public de rupture. Pas de manifestes. Il a participé à des groupes, mais n'a pas fait école. N'a manifesté que des

admirations, par rapport aux autres, que des exigences, vis-à-vis de soi. Dans les textes autobiographiques on ne le voit pas en train de s'imposer, ou de s'expliquer. Jamais à la parade, ni acharné à séduire. Horreur du lecteur paillasson. Il y a dans tous ses textes une place pour moi, pour que je fasse quelque chose. Un appel à moi comme à un parte-

naire, un complice, je dois prendre le relais. L'étrangeté de construction de certains textes, l'aridité apparente d'autres, trouvent là leur justification profonde. Textes qui ne sont pas des images du vécu, mais des machines à le faire produire par le lecteur. L'invention de contraintes de lecture autant que de contraintes d'écriture. Appels au secours, gestes d'amitié, offres de jeux. Cinq ans pour réduire la structure de W ou le souvenir d'enfance, découvrir l'ellipse qui aspirera le lecteur, le forcera à s'engager. Pages blanches offertes pour prolonger les Je me souviens. Ouverture aux « choses communes » celles qui sont « ordinaires », mais aussi celles qui sont partagées. Fraternité de qui ne lance pas un défi à la Rousseau, « Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables. », mais donne d'utiles

conseils

Questionnez vos petites cuillers.

3. intertextualité. L'autobiographie est un texte, engendré par le travail sur d'autres textes cette convivialité qu'il offre en aval à son lecteur, il la pratique en amont. « Le vieillissement» d'André Gorz est à l'origine des Choses, peut-être, de

L'Âge sûrement; Proust

Lieux où j'ai dormi

Leiris

L'Âge,

Lieux oùj'ai dormi, La Boutique obscure; l'ombre de Raymond Roussel est partout (même s'il inverse sa stratégie, annon-

çant à l'avance le « comment» de livres que finalement il n'écrira pas.) il emprunte et transforme le système des I Remember de Joe Brainard

se met à l'école d'une dame

japonaise du xi` siècle, Sei Shônagon, imite ses Notes de Chevet, etc., etc. Pourtant rien ne ressemble dans la littéra-

ture française (ni sans doute ailleurs) à W ou le souvenir d'enfance ou à Lieux.Si vous voulez copier Perec, copiez sa manière de copier.

4. opérabilité. Ces textes, au fond, ne représentent pas la vie de manière réaliste, ne donnent pas une information, ne proposent pas un sens, ne construisent pas un moi (même s'ils contiennent beaucoup d'informations.). Ils montrent quelque chose en train de se faire, que le lecteur ne peut saisir que s'il accepte de s'associer au mouvement. Ce ne sont pas des objets à contempler, mais des instruments à faire fonctionner. J'ai parlé d'exercice spirituel. La lecture doit être participation à cet exercice sinon, il ne reste sur le papier que des accumulations étranges ou lassantes, des performances qui défient le bon sens, des listes, des platitudes. Mais qu'on entre dans le mouvement qui les porte et la magie opère, ces textes sont des actes, des figures autour d'un vide, d'un manque, d'une faille, autour de quelque chose qui ne peut être repéré, évoqué, suscité que par de tels trajets. Hypnose, envoûtement, poésie. Dira-t-on que c'est « ni fait ni à faire ». Non, c'est fait pour être à faire. 5. sabotage. Oui, ni fait ni à faire, si l'on se reporte aux guides d'apprentissage de l'autobiographie en vogue, par

exemple, aux États-Unis. Perec mauvais élève. Incapable? Pire fait preuve de mauvaise volonté. Saboteur. Dans ces guides, on dit bien qu'il faut choisir Perec passe son temps à énumérer, à faire d'interminables listes de choses apparemment analogues. On dit qu'il faut coordonner, articuler il préfère juxtaposer. On conseille d'écrire en couleurs (trouver l'adjectif qui peint, les verbes expressifs, mobiliser les données des cinq sens, recourir aux métaphores, etc.) il pratique l'écriture blanche. Narrer des anecdotes significatives pour faire jaillir le sens, puis expliquer, commenter il a horreur de ça, la psychologie, le diagnostic, la fine inter-

prétation, ce n'est pas son genre. Unifier, rendre cohérent il éparpille, il part en laissant tout ouvert. Fait-il vraiment le contraire de ce qu'on demande? C'est plus compliqué les gestes qu'il accomplit sont ceux qui sont conseillés pour la phase préparatoire faites des listes, déballez les choses en vrac, effectuez des repérages dans votre mémoire ou sur les lieux, notez tout en style télégraphique sans faire mousser. Mais Perec reste volontairement bloqué dans cette phase que les manuels demandent de dépasser ensuite vers l'organisation, l'expressivité, la synthèse, l'ordre. C'est sa manière de résister aux mensonges apaisants de l'idéologie autobiographique. Résistance tranquille, sans terrorisme, sans panache. Comme Bartleby, simplement il « préférerait ne pas le

faire ». À partir de ce déballage, il trouvera un autre chemin vers la vérité, vers une autre vérité. Il y a en lui du Beckett de L'Innommable, du Michaux de Plume. Il déconstruit les cohérences. Mais pas dans la fiction. Dans la réalité de sa propre vie. Créant ainsi une écriture autobiographique du manque, de la faille, du malaise.

6. remplissage. Je peux immédiatement dire le contraire. Naturellement ce sera en tenant, moi, un discours psycholo-

gique sur lui. Destructeur, Perec? Allons donc. Un maniaque de la construction, ou plutôt, de l'accumulation. Je renvoie à ce qu'Otto Rank dit de l'hypermnésie. Remplissage obsessionnel. Quadriller le vide, puis le remblayer. Boucher le trou du temps, en avant comme en arrière. Garder des traces de tout, enregistrer, collectionner, pour le passé. Planifier, pour l'avenir le projet de Lieux peut très bien être vu comme une manière de tuer le temps (comme les marines de Bartlebooth, même si Perec, lui, conserve et

publie), ou de le collectionner par avance comme s'il était déjà du passé, ou de vivre à partir de 1969 à l'abri de 1981, etc. Vivre au futur antérieur dans un espace déjà investi par

l'écriture.

Mais cette construction n'a rien à voir avec la

synthèse heureuse du discours autobiographique classique, qui tend à accomplir et à fermer une vie l'acte de construction n'en finit plus, toujours rattrapé, miné, rongé par ce manque qu'il prétend à la fois peindre et combler. Course poursuite. Donc je n'ai pas dit « le contraire ». Mais puisque je suis entré dans la psychologie, je n'ai qu'à continuer.

7. obliquité. L'oblique, l'indirect, le dévié. L'à-côté. Ainsi W ou le souvenir d'enfance entremêle deux.récits dont aucun ne dit au sens propre ce que le lecteur ne peut restituer, stéréoscopiquement, que par leur confrontation, titubant de chapitre en chapitre d'une amnésie à une obsession. Mais c'est sans doute le seul des textes autobiographiques de Perec qui noue ainsi les choses, les ferme, resserre l'étau sur l'indicible. Presque tous les autres projets sont fondés sur un déplacement à perte de vue, que rien n'arrête. Métonymie en roue libre. Je prends « déplacement» au sens freudien, à une différence près le déplacement qui est à la base du souvenir écran est inconscient, ici il s'agit d'une méthode de travail. Si je dis « production industrielle de souvenirs écrans », on sursautera. C'est trop simplet. La faiblesse du souvenir écran, c'est que son absurdité même éveille l'attention. Et sa rareté. Ici on va avoir des séries gigantesques (480 « Je me souviens », 144 descriptions de rues, des kyrielles de chambres, de menus, etc.) qui ont l'avantage de prendre sens sur un autre plan mémoire d'une génération, sociologie de l'infra-ordinaire, etc. Les souvenirs écrans des autres sont indigestes. Les souvenirs perecquiens sont tentateurs ils déroulent l'étoffe dans laquelle sont probablement taillés aussi nos propres souvenirs écrans, ils produisent aussi en nous de l'indirect, entrent en oblique dans notre mémoire. Appareil à faire vibrer, chez nous, ce qui chez lui vibrait au

départ. D'un indirect l'autre, alors qu'on aura l'air d'avoir parlé de pas grand-chose, de ces riens auxquels on trouve finalement un charme incompréhensible. Je pense que tout lecteur est sensible à cette tension et la reproduit, en suivant en lui-même l'écho de ces dérives obstinées. Si l'on prenait plus nettement conscience, si l'on commençait à sonder ces écarts, si on arrêtait son attention sur l'un d'entre eux

l'angoisse reviendrait. Mais la série permet d'enjamber, de sauter à cloche-pied par-dessus les trous, et puis tous ne sont pas des trous, c'est parfois de l'ordinaire bien solide, ça résiste, et si parfois le pied manque on ne tombe pas, emporté par le mouvement. Donc ne pas s'arrêter. Dangereux. C'est Perec lui-même qui le dit. Dangereux, ou curieux. Il se met à sa table pour écrire des Je me souviens. « En général il y avait entre un quart d'heure et trois quarts d'heure de flottement, de recherche complètement vague avant qu'un des souvenirs ne surgisse. Et dans cet instant il se passait des tas de choses intéressantes qui pourraient être l'objet d'un autre texte, montrant cette suspension du temps, ce moment où j'allais chercher ce souvenir dérisoire » (1979, « Le travail de la mémoire »). Mais justement, on n'écrit pas l'autre texte, on laisse tout suspendu indirectement au dérisoire.

8. blocage. Les « consignes de travail » qui régissent les projets autobiographiques présentent des ressemblances frappantes. Rien à voir avec les « contraintes» propres aux productions de fictions ou de poèmes. Le travail est divisé en deux phases. Acte I une consigne d'enregistrement de données, de calque systématique d'une série de faits, constituant une collection provisoirement, on exclut toute interrogation sur le sens de ce qu'on recueille ou copie, on diffère toute réflexion sur la manière de l'utiliser le modèle, c'est

peut-être l'écriture du rêve (le travail d'obliquité a déjà été

fait par l'inconscient, il n'y a plus qu'à calquer) le travail d'enregistrement est guidé par des structures données par la réalité (l'arbre généalogique) ou construites (le réseau des lieux parisiens). Les associations d'idées sont tenues en laisse. Certes, pour chaque chambre on va cataloguer aussi les souvenirs qui y sont liés. Même chose pour les lieux parisiens. Mais on ne continuera guère la dérive au-delà du souvenir au premier degré. On n'interprétera pas, on n'articulera pas. On constate, on accumule, on avance en sécu-

rité, à l'abri du sens. Acte II acte de construction à partir de ce matériau accumulé. Cet acte programmé plus ou moins dès le début (puisque c'est lui qui justifie que d'abord on laisse de côté sens et structure) est une espèce de fantôme ou de fantasme, puisque, en fait (à l'exception de ce qui s'est passé pour W ou le souvenir d'enfance), on ne trouve que deux possibilités, qui reviennent au même a) le moment de l'acte II n'arrive jamais (L'Arbre, Lieux où j'ai dormi, suspendus sine die; Lieux, abandonné) b) le moment de l'acte II arrive et l'acte de construction consiste

à en rester à l'acte I (Je me souviens, La Boutique obscure). Les Je me souviens ont été publiés à peu près exactement dans l'ordre où ils ont été écrits sans suppression ni changements. Les rêves ont été disposés selon l'ordre chronologique, le seul travail de Perec a été, outre une légère réécriture, de supprimer tous les éléments diurnes et les commentaires qui pouvaient donner sens aux rêves. Le montage de W ou le souvenir d'enfance apparaît donc comme

un acte exceptionnel, même si des projets de montage existaient pour Lieux (tout le sens de Lieux résidait dans la

confrontation des matériaux accumulés) et pour LArbre (un livre en arbre, le recoupement de plusieurs histoires, etc.). Plus facile d'élaborer des structures complexes dans la fiction que dans l'autobiographie, peut-être. Mais peut-être est-ce autre chose, que voici.

9. cloisonnement et dissémination

avec La Vie mode d'em-

ploi Perec a eu le projet d'une somme romanesque à la fois éclatée et unifiée jamais il n'a eu le projet d'une somme autobiographique équivalente, et il a abandonné tous les projets autobiographiques qui impliquaient une totalisation même partielle (comme LArbre et Lieux). Dès la lettre à Nadeau, on voit que le principe de son « ensemble autobiographique» est le cloisonnement et la dissémination (stratégie essentielle pour toute résistance). Jamais ne lui est venu le désir de faire dialoguer ses rêves, ses chambres, ses petites cuillers, son arbre généalogique, ses lieux parisiens, ses dessins d'adolescence, etc., dans une grande symphonie à la Leiris. Musique de chambre, plutôt, sonates, fantaisies, études, rapsodies, éparpillées, multipliées et abandonnées. J'aurais eu envie d'appeler cela un Art de la fugue, mais pas au sens de Bach, le contraire presque. Je pense à son premier texte autobiographique achevé, Les Lieux d'une fugue, où le texte de l'adulte répète la conduite de l'enfant, puisqu'il tait à son lecteur ce que l'enfant taisait à sa tante, essayait de dire en fuyant, comme il essaie maintenant de le dire en écrivant la fugue sans l'expliquer. Discours oblique, temporalité brisée et circulaire. Je note en passant, in extremis, un point

capital. À l'exception, toujours, de W ou le souvenir d'enfance, les projets autobiographiques de Perec évitent le récit, rabattent le temps sur le lieu, substituent à l'histoire la liste, à l'intrigue le montage. Une mélopée, un labyrinthe. Ce sont à la fois, pour reprendre ses deux titres, les lieux d'une ruse et les lieux d'une fugue. Le portrait est maintenant vraiment fini. J'y apporterai une retouche. Peut-être ai-je employé un langage trop psychologisant pour décrire ces gestes d'écriture. Mis en lumière trop de traits « négatifs ». Il faut revenir à l'essentiel l'incroyable fascination qu'exercent les textes ainsi produits, et leur pouvoir d'entraînement. Une histoire de l'autobio-

graphie aujourd'hui devrait être l'histoire des résistances aux

modèles de récits (et de vies) qu'imposent à la fois la tradition littéraire et scolaire et le jeu des médias, et Perec serait sûrement au centre de cette histoire. Mais c'est bien

emphatique de le vanter ainsi, cela le ferait sourire. Je redescends d'un ton, lui laisse la parole. Une page de carnet, quelques lignes, il essaie de cerner comment il doit parler de sa vie

Une histoire qui s'articule sur ma pratique essayer de saisir quelque chose qui appartienne à mon expérience non pas au niveau de son idéologie ou de son réfléchi, mais au niveau de son émergence, de la pratique vécue.

Et sur une autre page, un peu plus loin un discours qui (n') élucide (pas) le pouvoir qui lui permet de parler.

POINTS DE REPÈRE

CHRONOLOGIQUES ET BIBLIOGRAPHIQUES

1949

Psychothérapie avec Françoise Dolto.

1954

Premier texte, écrit à Rock (Cornouailles), « Les Barques ».

1956

Analyse avec Michel de M'Uzan.

Correspondance avec Jacques Lederer qui se poursuit jusqu'en 1961 (inédite).

1959 (?)

Premier texte autobiographique, sur le père et la mère (cité dans W ou le souvenir d'enfance, p. 42-49).

« Le saut en parachute », récit oral fait le 10 janvier 1959 à la fin d'une réunion du groupe Arguments. Retranscription de l'enregistrement dans Je suis né, Seuil, 1990. 1961

J'avance masqué (roman) (texte perdu; le narrateur y racontait trois fois de suite sa vie, trois narrations égale-

ment fausses, mais « significativement différentes »). 196?

Liste de neuf textes, écrits ou à écrire, regroupés sous le

titre « Auto-portraits ». Voir ci-dessus, p. 31-32. 1965

« Les lieux d'une fugue », écrit en mai 1965, première publication en 1975 dans Présence et regards, n° 17-18, puis dans Je suis né, Seuil, 1990. Georges Perec en tirera en 1976 un court métrage.

1966

Les Lieux de la trentaine. Projet conçu en 1966, immédiatement après la rédaction d'Un homme qui dort S'inspirant d'un texte d'André Gorz, « Le vieillissement» (Les Temps modernes, décembre 1961), Perec voulait décrire « ces

sentiments confus de passage, d'usure, de lassitude, de

plénitude liés à la trentaine ». En avril 1968, au moment où il écrit La Disparition, il a l'idée d'associer à ce projet une contrainte formelle. Mais le projet, entre-temps rebap-

tisé L'Âge, après une ultime tentative entre octobre 1968 et janvier 1969, est abandonné. Voir ci-dessus, p. 23-26. 1967

LArbre, histoire dEsther et de sa famille. « Description, la plus précise possible, de l'arbre généalogique de mes familles paternelle, maternelle, et adoptive(s). » Perec y travaille essentiellement en 1967

en février-avril, il inter-

roge sa tante Esther, puis fait une première mise au net dans un grand registre. Par la suite, il continuera à recueil-

lir des informations généalogiques, rêvera à cette « saga », qu'il appellera « une sorte de roman familial », mais ne

retravaillera plus au texte. Ce projet en suspens a alimenté la partie « Souvenir d'enfance » de W ou le souvenir d'en-

fance, et n'est pas étranger à l'intérêt de Perec pour Ellis Island. Voir ci-dessus, p. 20-22. Septembre, Venise. Le fantasme de W, développé au cours de sa psychothérapie avec F. Dolto, remonte à sa mémoire.

1969

Lieux. Le projet est décrit dans Espèces d'espaces, en 1974 (p. 76-77). Perec a commencé en janvier 1969, s'est arrêté au début de 1973, a repris fin 1974 en rattrapant le programme depuis le début 1974, mais s'arrête définitivement en septembre 1975. Voir ci-dessus, p. 26-28, et ci-dessous la troisième partie, entièrement consacrée à la description de ce projet, p. 139-209. L'expérience a été relayée ensuite par d'autres formes de description poétique et photographique (La Clôture, 1976), cinématographique (Les Lieux d'une fugue, 1976) et radiophonique ( Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978.) Quant aux textes écrits entre 1969 et 1975, Perec, après avoir envisagé « de les rassembler, de les trier et d'en

commenter quelques-uns », se contentera de publier telles

quelles, dans différents périodiques, cinq séries de « lieux» sur les vingt-quatre, entre 1977 et 1980. Ces cinq séries sont toutes des « réels (voir p. 203). Aucun « souvenir» n'a été publié.

Lieux oùj'ai dormi. Ce projet très ancien (il figure dans la liste des « auto-portraitsde 196?), inspiré par Proust et Leiris, est repris en 1969. Ce sera « une sorte de catalogue de chambres dont l'évocation minutieuse (et celle des

souvenirs s'y rapportant) esquissera une sorte d'autobiographie vespérale (« Lettre à Nadeau »). Voir la description du projet dans Espèces d'espaces, 1974, p. 31-35. Il y travaillera pendant l'été 1970, puis épisodiquement, en décrivant des chambres ou en faisant des listes. Le projet

restera en suspens. Il publiera seulement « Trois chambres retrouvées » (Nouvelles littéraires, 24 novembre 1977 repris dans Penser/Classer, Hachette, 1985). « Lettre à Maurice Nadeau », 7 juillet. Perec récapitule son travail depuis 1966, en particulier autour de Z~r&eet de

Z,~e. Puis il annonce que désormais son projet d'ensemble est un « vaste ensemble autobiographique, s'articulant autour de 4 livres », dont la réalisation lui demandera au

moins douze ans. Encadrée par Lieux, son entreprise autobiographique comprendra LArbre, Lieux où j'ai dormi et un roman d'aventures, dont l'idée lui est venue à Venise

en septembre 1967, et qui s'appellera W. Il propose à Maurice Nadeau de publier W en feuilleton dans La Quinzaine littéraire. Cette lettre, restée inédite, a été publiée pour la première fois dans Je suis né, Seuil, 1990. W paraît effectivement en feuilleton dans La Quinzaine littéraire d'octobre 1969 à août 1970. Mais dès la septième

livraison (janvier 1970) le roman d'aventures tourne court pour laisser place à la description, de plus en plus horrible, de la cité « olympique ». Malaise de l'auteur, lassitude des lecteurs. Perec imagine alors de faire un livre en associant à ce roman d'aventures deux autres séries de textes

des

souvenirs d'enfance, et une série « Critiqueou « Inter-

texte ?. En août 1970, Perec annonce la sortie du livre

pour 1971. Il ne verra le jour qu'en 1975, avec une structure simplifiée, un tête-à-téte tragique entre la fiction et les souvenirs. Voir ci-après la deuxième partie, consacrée à ce livre, p. 59-138. 1970

Récits de rêves. Perec a commencé à noter des rêves dès

1968, mais sporadiquement. Le premier rêve de La Boutique obscure date de mai 1968 quelques rêves apparaissent

dans Z-~e en décembre 1968 et janvier 1969. Mais en juillet 1969 les récits de rêves ne figurent pas dans le pourtant « vaste » ensemble autobiographique programmé. C'est seulement en juillet 1970 qu'il se met à les noter plus systématiquement dans une série de carnets noirs. La

collecte s'étale sur deux ans (juillet 1970-août 1972). On trouvera ses commentaires sur cette expérience dans « Les

lieux d'une ruse(1976) (repris dans Penser/Classer) et dans « Le rêve et le texte» (Nouvel Observateur, 22 janvier 1979, repris dans Je suis né). Perec publiera ses rêves tels quels, après léger élagage et toilette il supprime les commentaires ou éléments de journal diurne qui parfois accompagnaient les rêves, ainsi que les dessins figurant les lieux du rêve. Prépublications en revue NRF, octobre 1971 Cause commune, n° 2, juin 1972. Publication en volume en 1973 La Boutique obscure, 124 rêves, DenoëlGonthier, collection « Cause commune ». Après cela, Perec ne notera plus ses rêves. L'été 1970 est sans doute le moment de la plus intense activité autobiographique. Perec travaille à Lieux; il commence à noter ses rêves sur les carnets noirs rédige la première série de fiches sur les chambres où il a dormi il commence la rédaction de ses souvenirs d'enfance pour W

ou le souvenir d'enfance (« Le petit carnet noir », publié dans le n° 2 des Cahiers Georges Perec en 1988 un extrait, intitulé « Je suis né» en est reproduit en tête de Je suis né, Seuil, 1990). C'est de 1970 également que date, semblet-il, un petit cahier rose Glatigny qu'il a préparé pour y

inscrire la chronologie de ses années 1948-1958 et commencé, mais seulement commencé, à remplir. 1971

Mai. Il entreprend une analyse avec J.-B. Pontalis. Elle durera quatre ans.

1972

« Autoportrait

Cause commune, n° 1, mai 1972. Le titre

du texte de Perec est en fait

« Les gnocchis de l'automne

ou réponse à quelques questions me concernant. » Repris dans Je suis né en 1990. Perec s'interroge sur ce qu'est pour lui l'écriture. 1973

« L'infra-ordinaire approche de quoi? », Cause commune, n" 5, février 1973 (repris dans Z//y!a-o/'dï/:a/ye, Seuil, 1989). Ce bref texte est une sorte de « manifeste », appel à une auto-anthropologie dont il va donner l'exemple à partir de 1973 avec toutes les tentatives regroupées sous le titre « Choses communes ». « Décrivez votre rue. [.] Faites l'inventaire de vos poches. [.]Questionnez vos petites cuillers. » C'est dans cette perspective qu'il écrira Espèces d'espaces (1974), Je me souviens (1978) et d'autres textes plus brefs cités ci-dessous. Dans ses programmes de travail, il lui arrivera d'intégrer aux « Choses communes»

des projets autobiographiques en suspens ou abandonnés. En 1978, il présente Je me souviens comme le premier d'une série de quatre volumes, les autres devant être 2. Lieux oùj'ai dormi; 3. Notes de chevet; 4. Tentative de description de quelques lieux parisiens (Le Monde, 10 février 1978). Et il se plaira à souligner la fonction d'autobiographie oblique de ces essais « Ce sera, une fois encore, une manière de marquer mon espace, une approche un peu oblique de ma pratique quotidienne, une façon de parler de mon travail, de mon histoire, de mes préoccupations, un effort pour saisir quelque chose qui appartient à mon expérience, non pas au niveau de ses réflexions lointaines, mais au cœur de son émergence

(« Notes concernant

les objets qui sont sur ma table de travail », 1976, repris dans Penser/Classer). Certains textes seront directement

autobiographiques, comme Je me souviens, d'autres plus descriptifs et poétiques, comme le projet de L'er des villes, auquel il travaillait en 1982. Une de ses plus constantes références

les Notes de chevet de Sei Shônagon (Japon,

xi' siècle).

Je me souviens. Inspirés des I Remember (1970) de Joe Brainard. Il s'agit de retrouver « un souvenir presque oublié, inessentiel, banal, commun, sinon à tous, du moins à beaucoup ». Perec explore essentiellement ses souvenirs des années 1946-1961. Il s'est expliqué sur sa pratique dans « Le travail de la mémoire » (Monsieur Bloom, n° 3, mars 1979, repris dans Je suis H