Ces chers voisins: L'Allemagne, la Belgique et la France en Europe du XIXe au XXIe siècles 3515098070, 9783515098076

Conçus en l'honneur de Marie-Thérèse Bitsch, ces actes s'intéressent à «ces chers voisins» sur la longue durée

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French Pages 309 [301] Year 2010

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Ces chers voisins: L'Allemagne, la Belgique et la France en Europe du XIXe au XXIe siècles
 3515098070, 9783515098076

Table of contents :
Table des matières / Inhaltsverzeichnis / Contents
ROBERT FRANK:
Introduction
PARTIE 1: ÉTAT, NATION, RÉVOLUTION
JÜRGEN ELVERT:
Zum Verhältnis von Revolution, Nation und Staat in Belgien, Deutschland
und Frankreich
VINCENT DUJARDIN:
La Belgique face à la création de la RFA (1948-1949)
RAINER HUDEMANN: La France face à l’émergence de la République fédérale d’Allemagne: réflexions méthodiques sur une politique à multiples volets
KLAUS SCHWABE:
Adenauer und Frankreich
ALFRED WAHL:
Le football belge entre France et Allemagne
PARTIE 2: L’ALLEMAGNE, LA BELGIQUE ET LA FRANCE DANS LE
MONDE
MICHEL DUMOULIN:
La Belgique, l’Allemagne et la France dans le monde
WOLFRAM KAISER:
Wettbewerb durch Repräsentation: Frankreich und Deutschland auf den
Weltausstellungen 1878-1958
ETIENNE DESCHAMPS: Allies objectifs ou frères ennemis en Afrique centrale? Jalons pour une histoire de la coopération coloniale technique franco-belge (1945-1960)
JEAN-PAUL CAHN:
Quelques réflexions sur l’attitude des deux Allemagnes face à la décolonisation
française
PARTIE 3: DES OCCUPATIONS À L’INTÉGRATION EUROPÉENNE
SYLVAIN SCHIRMANN:
Des occupations à l’intégration européenne
DZOVINAR KEVONIAN:
Allemands, Belges et Français à l’Organisation internationale du Travail
pendant l’entre-deux-guerres
CHARLES BARTHEL: Une crise «manifeste» jamais déclarée: la Haute Autorité, le club sidérurgiste et les cartels censés assainir les marchés de l’acier
MICHEL DEVOLUY:
Aux sources d’une construction ambivalente
JEAN CHRISTOPHE ROMER:
L’Allemagne, la Belgique, la France et la défense européenne
PARTIE 4: ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS ET AIRES RÉGIONALES
FRANÇOISE BERGER / ÉRIC BUSSIÈRE:
La France, la Belgique, l’Allemagne et les cartels de l‘entre-deux-guerres: une
méthode pour l’organisation économique de l’Europe
PHILIPPE MIOCHE:
Retour sur la «Lotharingie industrielle» :la sidérurgie du groupe des quatre
(Allemagne, Belgique, Luxembourg, et France) de 1974 à 2002
BIRTE WASSENBERG: La coopération transfrontalière dans l’espace du Rhin supérieur depuis les années 90: une solution pour une Europe des citoyens?
PIERRE TILLY: La coopération syndicale transfrontalière franco-belge: un laboratoire d’Europe sociale
SYLVAIN SCHIRMANN:
Conclusion
ZUR REIHE „STUDIEN DER GESCHICHTE DER EUROPÄISCHEN INTEGRATION“
CONCERNANT LA SÉRIE «ÉTUDES SUR L’HISTOIRE DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE»
ABOUT THE SERIES “STUDIES ON THE HISTORY OF EUROPEAN INTEGRATION”

Citation preview

Ces chers voisins Édité par Michel Dumoulin / Jürgen Elvert / Sylvain Schirmann

Studien zur Geschichte der Europäischen Integration (SGEI) Études sur l’Histoire de l’Intégration Européenne (EHIE) Studies on the History of European Integration (SHEI) ––––––––––––––––––––––– Nr. 2

Herausgegeben von / Edited by / Dirigé par Jürgen Elvert In Verbindung mit / In cooperation with / En coopération avec Charles Barthel / Jan-Willem Brouwer / Eric Bussière / Antonio Costa Pinto / Desmond Dinan / Michel Dumoulin / Michael Gehler / Brian Girvin / Wolf D. Gruner / Wolfram Kaiser / Laura Kolbe / Johnny Laursen / Wilfried Loth / Piers Ludlow / Maria Grazia Melchionni / Enrique Moradiellos Garcia / Sylvain Schirmann / Antonio Varsori / Tatiana Zonova

Ces chers voisins L’Allemagne, la Belgique et la France en Europe du XIXe au XXIe siècles Édité par Michel Dumoulin / Jürgen Elvert / Sylvain Schirmann

Franz Steiner Verlag Stuttgart 2010

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek: Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über abrufbar. ISBN 978-3-515-09807-6 Jede Verwertung des Werkes außerhalb der Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist unzulässig und strafbar. Dies gilt insbesondere für Übersetzung, Nachdruck, Mikroverfilmung oder vergleichbare Verfahren sowie für die Speicherung in Datenverarbeitungsanlagen. © 2010 Franz Steiner Verlag, Stuttgart Gedruckt auf säurefreiem, alterungsbeständigem Papier. Redaktion: Sebastian Funk, Köln Druck: Laupp & Göbel GmbH, Nehren Printed in Germany

Table des matières / Inhaltsverzeichnis / Contents ROBERT FRANK Introduction ...................................................................................................................... 9

PARTIE 1 : ÉTAT, NATION, RÉVOLUTION JÜRGEN ELVERT Zum Verhältnis von Revolution, Nation und Staat in Belgien, Deutschland und Frankreich ................................................................................................................. 17 VINCENT DUJARDIN La Belgique face à la création de la RFA (1948-1949) .................................................. 29 RAINER HUDEMANN La France face à l’émergence de la République fédérale d’Allemagne : réflexions méthodiques sur une politique à multiples volets .................................... 45 KLAUS SCHWABE Adenauer und Frankreich ............................................................................................... 63 ALFRED WAHL Le football belge entre France et Allemagne ................................................................ 79

PARTIE 2 : L’ALLEMAGNE, LA BELGIQUE ET LA FRANCE DANS LE MONDE MICHEL DUMOULIN La Belgique, l’Allemagne et la France dans le monde ................................................ 89 WOLFRAM KAISER Wettbewerb durch Repräsentation: Frankreich und Deutschland auf den Weltausstellungen 1878-1958.......................................................................................... 103 ETIENNE DESCHAMPS Allies objectifs ou frères ennemis en Afrique centrale ? Jalons pour une histoire de la coopération coloniale technique franco-belge (1945-1960) ............................... 117 JEAN-PAUL CAHN Quelques réflexions sur l’attitude des deux Allemagnes face à la décolonisation française ............................................................................................................................. 135

PARTIE 3 : DES OCCUPATIONS À L’INTÉGRATION EUROPÉENNE SYLVAIN SCHIRMANN Des occupations à l’intégration européenne ................................................................ 155 DZOVINAR KEVONIAN Allemands, Belges et Français à l’Organisation internationale du Travail pendant l’entre-deux-guerres ......................................................................................... 169 CHARLES BARTHEL Une crise « manifeste » jamais déclarée : la Haute Autorité, le club sidérurgiste et les cartels censés assainir les marchés de l’acier ...................................................... 179

6 MICHEL DEVOLUY Aux sources d’une construction ambivalente .............................................................. 201 JEAN CHRISTOPHE ROMER L’Allemagne, la Belgique, la France et la défense européenne .................................. 209

PARTIE 4 : ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS ET AIRES RÉGIONALES FRANÇOISE BERGER / ÉRIC BUSSIÈRE La France, la Belgique, l’Allemagne et les cartels de l‘entre-deux-guerres : une méthode pour l’organisation économique de l’Europe .............................................. 221 PHILIPPE MIOCHE Retour sur la « Lotharingie industrielle » : la sidérurgie du groupe des quatre (Allemagne, Belgique, Luxembourg, et France) de 1974 à 2002 ................................ 243 BIRTE WASSENBERG La coopération transfrontalière dans l’espace du Rhin supérieur depuis les années 90 : une solution pour une Europe des citoyens ? .................................... 261 PIERRE TILLY La coopération syndicale transfrontalière franco-belge : un laboratoire d’Europe sociale ............................................................................................................... 281 SYLVAIN SCHIRMANN Conclusion ......................................................................................................................... 299

ZUR REIHE „STUDIEN DER GESCHICHTE DER EUROPÄISCHEN INTEGRATION“ ............. 307 CONCERNANT LA SÉRIE « ÉTUDES SUR L’HISTOIRE DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE » ....................................................................................... 308 ABOUT THE SERIES “STUDIES ON THE HISTORY OF EUROPEAN INTEGRATION” ............ 309

CES CHERS VOISINS L’Allemagne, la Belgique et la France en Europe du XIXe au XXIe siècles Germany, Belgium and France in Europe in the 19th, 20th and 21st Centuries Deutschland, Belgien und Frankreich in Europa im 19., 20. und 21. Jahrhundert

Conçus en l’honneur de / Conceived in honour of / Veranstaltet zu Ehren von

Marie-Thérèse BITSCH

Colloque à Strasbourg, 21 et 22 mars 2006 Congress in Strasbourg, March 21st to 22nd 2006 Kolloquium in Straßburg, 21. und 22. März 2006

INTRODUCTION ROBERT FRANK L’œuvre de Marie-Thérèse Bitsch ressemble à un collier de perles rares. Comme celles-ci, ses publications sont des pièces uniques, semblables et si différentes à la fois. Elles sont uniques par leur qualité, semblables parce qu’elles se situent dans un même champ sans cesse parcouru, celui de l’intégration européenne, et si différentes parce que, finement, elles réfractent la lumière de toutes les composantes de cette construction de l’Europe dans leur infinie variété. Il était donc naturel que le colloque organisé en son hommage, dont le présent livre est issu, captât tous ces rayons qui ont fait et font encore le rayonnement de Marie-Thérèse Bitsch. Il n’est pas possible de parler du rayonnement de Marie-Thérèse Bitsch à partir de l’Université Robert Schuman à Strasbourg sans évoquer la mémoire de Raymond Poidevin, qui a également tant fait pour cette université. Marie-Thérèse a brillamment prolongé l’œuvre de Raymond, tant dans le domaine de l’enseignement que celui de la recherche et de l’animation de la recherche. Par ses enseignements, elle a marqué des générations d’étudiants d’une empreinte profonde. Son action au sein de l’équipe pluridisciplinaire de l’Institut d’études européennes de Strasbourg a grandement contribué à faire de celui-ci un des plus grands centres de recherches sur l’Europe. Ses publications sont trop nombreuses pour être toutes citées ici. Rappelons seulement que son Histoire de la Belgique1 est un chef-d’œuvre de clarté et de précision, qui a du souffle de surcroît, puisque le livre couvre la longue durée, de l’Antiquité au XXe siècle. Son Histoire de la construction européenne2, plusieurs fois rééditée, est un des grands ouvrages de base, de référence sur le sujet. Les recherches qu’elle a menées et animées sur le Conseil de l’Europe3 font d’elles une pionnière sur ce champ jusqu’alors peu défriché. Quant au groupe dont elle a coordonné les travaux avec Wilfried Loth, il a été un des plus actifs dans le cadre du réseau « Les identités européennes au XXe siècle », publiant les actes de nombreux colloques, très novateurs scientifiquement4. Marie-Thérèse Bitsch a donc gagné toute la légitimité nécessaire pour être choisie en 2007 par l’Office des publications des Communautés européennes comme directrice de l’ouvrage consacré aux cinquante ans d’histoire de l’Europe depuis les traités de Rome, livre qui offre la synthèse des recherches les plus récentes sur cette vaste thématique qu’elle maîtrise avec tant de talent. 1 2 3 4

BITSCH, Marie-Thérèse, Histoire de la Belgique, Paris, Hatier, 1992. BITSCH, Marie-Thérèse, Histoire de la construction européenne, de 1945 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1996, 1999, 2004. BITSCH, Marie-Thérèse (dir.), Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe, Berne, Peter Lang, 1997. BITSCH, Marie-Thérèse, LOTH, Wilfried, Poidevin, Raymond, Institutions européennes et identités européennes, Bruxelles, Bruylant, 1998 ; BITSCH, Marie-Thérèse (dir.), Le couple France-Allemagne et les institutions européennes, Bruxelles, Bruylant, 2001 ; BITSCH, Marie-Thérèse (dir.), Le fait régional et la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 2003. Il convient d’ajouter à cette liste la publication d’un colloque sur la problématique de l’Eurafrique : BITSCH, Marie-Thérèse et BOSSUAT, Gérard (dir.), L'Europe unie et l'Afrique, De l'idée d'Eurafrique à la convention de Lomé I, histoire d'une relation ambiguë, Bruxelles, Bruylant, 2005.

ROBERT FRANK

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Il est bon de revenir aux origines de cette œuvre. Celle-ci commence avec un long travail dans le cadre de sa thèse de doctorat d’État, publiée en 1994 par les Publications de la Sorbonne : La Belgique entre la France et l’Allemagne, 1905-1914. Dans sa préface, René Girault souligne bien sous quels auspices se situe ce beau travail : « Décidément, l’histoire des relations internationales que fondait Pierre Renouvin, il y a maintenant quarante ans, se porte bien. Qui se plaindrait de trouver en ce livre une nouvelle illustration de ses vertus, en particulier d’être une histoire totalisante, mêlant histoire politique, données économiques quantifiées, analyse de mentalités, portraits de fonctionnaires et d’entrepreneurs, le tout à l’échelle de trois pays ? » Précisément, les organisateurs ont eu raison de choisir les relations entre ces trois États comme thème de l’hommage rendu à Marie-Thérèse Bitsch, car ce prisme qui réfracte différentes échelles des relations intereuropéennes est essentiel dans ses travaux et il reflète bien son approche de l’histoire de l’Europe. « Ces chers voisins » ne se sont pas toujours vraiment chéris et leur voisinage a même pu leur coûter cher. Le contexte change après la Seconde Guerre mondiale, et, après les tensions et les conflits, ces trois pays deviennent au contraire, ensemble, trois moteurs fondamentaux de l’intégration européenne. Dans les deux cas, tant à l’époque de la « guerre civile » entre Européens qu’à celle de la construction effective de l’Europe, les effets de dissymétrie – un « petit » État entre deux »grands » ou deux « moyens » – tissent une trame continue à travers les décennies. C’est cette longue évolution au XIXe et au XXe siècle qui est prise en compte par le présent ouvrage, à travers quatre volets. D’abord, à la lumière du questionnement sur l’État et la nation, les relations bilatérales sont privilégiées entre tel ou tel de ces trois pays. Ensuite, ce sont les visions que les trois pays ont du monde, en particulier à travers la colonisation et la décolonisation, qui sont analysées. En troisième lieu, Allemands, Belges et Français sont regardés en fonction de leur rôle dans les organisations internationales et dans la construction européenne, de l’OIT à l’Eurocorps, de la CECA à l’Union économique et monétaire. Enfin, à travers l’économie et la société, hors des rapports interétatiques, ce sont les formes de relations entre entreprises et cartels, les formes de coopération régionale et transfrontalière entre les trois pays, qui sont étudiées. Ce jeu avec l’espace et le temps européens, à l’aide des exemples allemand, belge et français, a été assurément le meilleur moyen possible de rendre compte de la richesse des travaux et de la fécondité des méthodes de Marie-Thérèse Bitsch. Robert Frank est professeur à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

EINLEITUNG ROBERT FRANK Das Gesamtwerk von Marie-Thérèse Bitsch gleicht einer aus seltenen Perlen bestehenden Perlenkette. Wie diese Perlen sind ihre Publikationen Einzelstücke, ähnlich und zugleich doch sehr unterschiedlich. Einzigartig sind sie wegen ihrer

INTRODUCTION

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Qualität; ähnlich sind sie, weil sie in einem unaufhörlich beackerten Feld, dem der europäischen Integration, anzusiedeln sind; sehr unterschiedlich sind sie schließlich, weil sie auf feine Art und Weise das Licht aller Bestandteile dieses Aufbaus Europas in ihrer endlosen Vielfalt zu brechen vermögen. Es verstand sich also von selbst, dass das ihr zur Ehre organisierte Kolloquium, aus dem heraus das vorliegende Buch entstand, alle diese Strahlen, welche die Strahlkraft der Marie-Thérèse Bitsch in der Vergangenheit ausmachten und dies bis in die Gegenwart tun, aufzufangen bestrebte. Es ist nicht möglich, über diese von der Straßburger Robert-Schuman-Universität ausgehende Strahlkraft Marie-Thérèse Bitschs zu reden, ohne Raymond Poidevin in Erinnerung zu rufen, der gleichfalls sehr viel für diese Universität getan hat. In brillanter Manier hat Marie-Thérèse Bitsch Raymonds Werk weitergeführt, sowohl in der Lehre als auch in der Forschung und der Förderung derselben. Durch ihren Unterricht hat sie bei Generationen von Studenten eine tiefe Prägung hinterlassen. Ihre Tätigkeit inmitten des interdisziplinären Teams des Instituts für Europäische Studien von Straßburg hat maßgeblich dazu beigetragen, dieses zu einem der größten Standorte für Forschung zum Thema Europa zu machen. Ihre Publikationen sind zu zahlreich, als dass man sie an dieser Stelle in ihrer Gesamtheit aufzählen könnte. Erinnert sei nur daran, dass ihre Histoire de la Belgique (Geschichte Belgiens) ein Meisterwerk an Klarheit und Präzision ist, welches überdies von einem langen Atem zeugt, deckt es doch den langen Zeitraum von der Antike bis zum 20. Jahrhundert. Ihre mehrfach neu aufgelegte Histoire de la construction européenne (Geschichte des europäischen Aufbaus) ist eines der großen Referenzwerke zum Thema. Die von ihr betriebenen und angeregten Studien zum Europarat machen aus ihr eine Pionierin in diesem bis dahin kaum erschlossenen Gebiet. Was die Gruppe angeht, deren Arbeit sie zusammen mit Wilfried Loth koordinierte, sei erwähnt, dass diese im Rahmen des Netzwerks „Europäische Identitäten im 20. Jahrhundert“ eine der aktivsten war und wissenschaftlich innovative Berichte zu zahlreichen Kolloquien veröffentlichte. Marie-Thérèse Bitsch hatte also die notwendige Legitimität auf sich vereint, um im Jahre 2007 vom Amt für Veröffentlichungen der Europäischen Union für die Leitung der Arbeiten zu eben dem Werk auserwählt zu werden, welches sich der fünfzigjährigen Geschichte Europas seit den Römischen Verträgen widmet und eine Synthese der neuesten Studien zu dieser umfassenden Thematik, die sie mit viel Talent beherrscht, liefert. Es ist an dieser Stelle angebracht, auf die Ursprünge dieses Werks zurückzukommen, das mit einer langen Arbeit im Rahmen ihrer Dissertation ihren Anfang nimmt. Diese Arbeit wird 1994 von den Publications de la Sorbonne unter dem Titel La Belgique entre la France et l’Allemagne, 1905-1914 (Belgien zwischen Frankreich und Deutschland, 1905-1914) veröffentlicht. Im Vorwort unterstreicht René Girault, unter welchen Vorzeichen diese wertvolle Arbeit anzusiedeln ist: „Sicherlich gedeiht das Studium der Geschichte internationaler Beziehungen, die Pierre Renouvin vor vierzig Jahren begründete. Wer würde sich schon darüber beklagen, in diesem Buch eine erneute Darstellung ihrer Tugenden zu finden, insbesondere derjenigen, eine totalisierende Geschichte zu sein, welche politische Geschichte, quantifizierte Wirtschaftsdaten, Analyse der Mentalitäten oder Porträts von Beamten und Unternehmern vermengt, und dies auf der Ebene dreier Staaten?“

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ROBERT FRANK

Die Organisatoren lagen mit der Entscheidung richtig, die Beziehungen zwischen diesen drei Staaten als Thema für die Würdigung Marie-Thérèse Bitschs zu wählen, denn dieses Prisma, das die europäischen Beziehungen in verschiedene Facetten bricht, ist essenziell in ihren Arbeiten und spiegelt ihre Herangehensweise an die europäische Geschichte treffend wieder. Diese „lieben Nachbarn“ liebten sich nicht immer wirklich; ihre Nachbarschaft konnte ihnen sogar teuer zu stehen kommen. Dieser Kontext ändert sich dann nach dem Zweiten Weltkrieg: Nach den Spannungen und Konflikten werden diese drei Länder – entgegen der Vergangenheit – treibende Kräfte der europäischen Integration. In beiden Fällen, sowohl in der Epoche des „Bürgerkriegs“ zwischen Europäern als auch in der Zeit des tatsächlichen Aufbaus Europas, spinnen die Folgen der Asymmetrie – ein „kleiner“ Staat zwischen zwei „großen“ oder „mittelgroßen“ Staaten – den roten Faden, welcher die Jahrzehnte ununterbrochen durchzieht. Es ist diese lange, sich im 19. und 20. Jahrhundert vollziehende Entwicklung, der sich das vorliegende Werk widmet, und dies unter vier Gesichtspunkten. Zunächst einmal werden im Lichte der Fragestellung bezüglich Staat und Nation bilaterale Beziehungen zwischen diesem oder jenem der drei Länder bevorzugt behandelt. Dann werden die jeweiligen, besonders durch die Kolonisierung und Dekolonisierung bedingten Weltbilder der drei Länder analysiert. An dritter Stelle werden Deutsche, Belgier und Franzosen entsprechend ihrer Rolle in internationalen Organisationen und beim europäischen Aufbau betrachtet, sei es von der Internationalen Arbeitsorganisation bis hin zum Eurokorps oder von der Europäischen Gemeinschaft für Kohle und Stahl bis hin zur Wirtschafts- und Währungsunion. Schließlich werden im Rahmen außerstaatlicher Verbindungen in Wirtschaft und Gesellschaft die Formen der Beziehungen zwischen Unternehmen und Kartellen sowie die Formen von regionaler und grenzüberschreitender Zusammenarbeit zwischen den drei Ländern untersucht. Dieses auf deutschen, belgischen und französischen Beispielen aufbauende Spiel mit europäischer Zeit und europäischem Raum stellt mit Sicherheit den bestmöglichen Weg dar, dem Wert der Arbeiten und der Fruchtbarkeit der Methoden Marie-Thérèse Bitschs gerecht zu werden.

INTRODUCTION Marie-Thérèse Bitsch´s complete works may be compared to a pearl necklace made of rare ad precious pearls. Like these pearls, also her publications are unique pieces; they are similar but very different from each other. What makes them unique is their quality; they are similar to each other because they must be located at a continuously worked field, that of European integration; finally they are very different from each other because in a refined way they succeed with refracting by its indefinite variety the light in which all elements of this construction of Europe are shining. It is thus a matter of course that the colloquium which was organized in her honour and from which there resulted the here presented volume attempted to include all these rays of light which made Marie-Thérèse Bitsch shine in the past and are still doing so in the present. It is not possible to talk about the light in which Marie-Thérèse Bitsch was shining at Strasbourg´s Robert Schuman University without reminding to Raymond

INTRODUCTION

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Poidevin who also achieved much for this university. In a brilliant way, MarieThérèse Bitsch continued his work, both in respect of teaching and researching as well as of supporting the latter. Her way of teaching deeply influenced generations of students. Her work among the inter-disciplinary team of Strasbourg´s Institute of European Studies considerably contributed to making it one of the greatest sites of research on Europe. Her publications are too numerous to be completely mentioned here. We may just remind to the fact that her Histoire de la Belgique (History of Belgium) is a masterpiece of clarity and precision which, furthermore, gives evidence to her staying power, as after all it covers the long period from antiquity to the 20th century. Histoire de la construction europeénne (History of Building Europe) is one of the great reference works on the topic. The studies on the Council of Europe she carried out and initiated made her a pioneer in this previously hardly explored field. What concerns the team whose work she coordinated together with Wilfried Loth, it may be mentioned that it was one of the most active teams and published scientifically innovative reports on a number of colloquiums Thus, Marie-Thérèse Bitsch was legitimately chosen in 2007 by the European Union´s Publication Board as the head of work on precisely that volume which deals with the fifty years of European history since the Treaties of Rome and provides a synthesis of the most recent studies on this extended topic which she masters with very much talent. Here we must go back to the origins of this work, which begins with a long study in the context of her dissertation thesis. In 1994, this work is published by Publications de Sorbonne under the title La Belgique entre la France at l´Allemagne, 19051914 (Belgium Between France and Germany). In his foreword, René Girault emphasized how this valuable study must be understood: “For sure, the studies of the history of international relations are flourishing, which were founded by Pierre Renouvin forty years ago. Who would complain about finding in this book a more recent depiction of their virtues, particularly of the virtue of being totalizing history, combining political history, quantified economic data, an analysis of the mentalities or portraits of public officials and entrepreneurs, and that at the level of three states?” The organizers made the right decision when choosing the relations between these three states as the topic of acknowledging Marie-Thérèse Bitsch, for this prism refracting European relations by different facets is essential for her work and appropriately reflects her way of approaching European history. These “dear neighbours” were not always actually loving each other; being neighbours sometimes even cost them dear. This context then changes after World War II: after the tensions and conflicts, these three countries – in contrast to their past – become the driving force of European integration. In both cases, both in the age of “civil war” between Europeans and in the age of the actual building of Europe, the effects of asymmetry – one “small” state between two “big” or “medium-sized” states – are the central theme continuously dominating the decades. It is this long development, happening in the 19th and 21st centuries, to which the here presented volume is dedicated, and this under four aspects. At first, the bilateral relations between this or that of the three countries are predominantly dealt with, under the light of the question of state and nation. Then, the three countries´ respective concepts of the world are analysed, which are particularly due to colonization and de-colonization. Thirdly, Germans, Belgians, and

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ROBERT FRANK

French are discussed in respect of their role in international organizations and in the building of Europe, it may be from the International Labour Organization as far as to the Eurocorps or from the European Coal and Steel Community as far as to the economic and monetary union. Finally, in the context of non-state connections of business and society, the kinds of relations between enterprises and cartels as well as the ways of regional and cross-border cooperation between the three countries are analysed. This playing with European time and European space, based on examples from Germany, Belgium and France, is definitely the best possible way of doing justice to the value of Marie-Thérèse Bitsch´s works and the fruitfulness of her methods.

Partie 1

ÉTAT, NATION, RÉVOLUTION

ZUM VERHÄLTNIS VON REVOLUTION, NATION UND STAAT IN BELGIEN, DEUTSCHLAND UND FRANKREICH JÜRGEN ELVERT Mit ihrem Nationalfeiertag gedenkt die Französische Republik alljährlich an die Revolution von 1789. Diese Revolution habe, so eine nicht nur in Frankreich weit verbreitete Einschätzung, Staat und Bürger untrennbar miteinander verbunden. Den Vorstellungen der Revolutionäre von 1789 entsprechend stellt der Staat die organisierte Form der Nation dar, als unteilbare Gesamtheit aller Bürger. Der Staat wird so zum Organisator des bürgerlichen Lebens, zu dessen Verwalter also, der bald nach dem Ende der Revolutionszeit wieder bestimmte Merkmale der monarchischen Verwaltung des Ancien Régime angenommen hatte, was weitere Revolutionen nach sich zog, man denke an 1830 oder 1848. Dennoch sollten bereits die Reformmaßnahmen, die unter Napoléon Bonaparte ergriffen wurden, nachhaltige Folgen zeitigen und auch heute noch spürbar sein, so zum Beispiel die Zentralisierung und die Unabhängigkeit der Rechtsprechung als Charakteristika eines gesellschaftlich akzeptierten „Modells“, das die Umbrüche des 20. Jahrhunderts zu großen Teilen überdauerte. Kurzum: der 14. Juli taugte bei seiner Einführung als Nationalfeiertag und taugt offensichtlich auch heute noch zur Markierung des Ausgangspunktes der Entstehung des modernen französischen Staates. Seine alljährliche Würdigung erklärt den Staat zur Frucht der Revolution, zum Erbe der Revolutionäre. Die Revolution selber wird dabei allerdings dekontextualisiert und von ihren durchaus vorhandenen historischen Hypotheken wie etwa der Hinrichtung des Königs, dem Schreckensregime eines Robespierre oder dem andauernden wirtschaftlichen Chaos befreit. Der Tag selber wird zu einem Symbol erhoben, das für jene revolutionären Werte steht, die für eine große Mehrheit auch der heutigen Bürgerinnen und Bürger Frankreichs als Kernelemente ihrer nationalen Identität begriffen werden. Damit jedoch erhält das Symbol zugleich den Charakter einer vielseitig verwendbaren Metapher, die die einen zur Kennzeichnung der Universalität der Menschenrechte schlechthin, die anderen als Tor zur vollendeten Organisationsform des Politischen an sich sehen. Der von der Revolution geschaffene Staatskörper sei die moderne Form des Politischen, er stelle eine zentrale Wegmarke auf dem Weg zur Vollendung des idealen Staatswesens dar, der sich von Philipp dem Schönen über Richelieu, Ludwig den XIV., die Revolution und Napoleon bis zur Republik kontinuierlich fortentwickelt habe. So argumentierte der ehemalige französische Bildungs-, Verteidigungs- und Innenminister Jean-Pierre Chevènement im Jahre 1996. Für ihn konnte der oftmals gepriesene Föderalismus zwar einige praktische Vorteile bieten, stellte letztlich aber doch bloß ein Überbleibsel unzulänglicher mittelalterlicher politischer Organisation dar. So habe sich der deutsche Staat, der, wenn auch in primitiver Form, bereits im Hochmittelalter und damit noch vor dem französischen real existierte, sich schon im 10. Jahrhundert in jenes Abenteuer gestürzt, von dem die ganze Epoche träumte: der Wiederherstellung des Römisches Reichs mit universellem Anspruch. Dieser Versuch freilich habe seine Kräfte überstiegen und schließlich den Staat, der ihn unternommen hatte, zerstört. Zurück sei ein Reich geblieben, das nur eine unvollende-

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JÜRGEN ELVERT

te Form der politischen Organisation war. Zeugnis und Frucht dieses Scheiterns sei die föderale Verfasstheit des heutigen Deutschland, wo sich die Zurückgebliebenheit der politischen Organisation auch auf die Konzeption der Staatsbürgerschaft auswirke: Deutschland, dem die Revolution von 1789 fehle, sei nie zur wirklichen Laizität vorgedrungen, weil das deutsche Bürgertum es versäumt habe, die Aufklärung, den zentralen Gedanken des 18. Jahrhunderts, zu Ende zu denken. Es sei bei einer konfessionellen Form von Aufklärung stehengeblieben, die es ihm nicht erlaube, den geistig-moralischen Rahmen zu verlassen, den die mittelalterliche territoriale Teilung vorgeben habe. Darum seien in Deutschland auch heutzutage noch hitzige Debatten wie die über das Kruzifix in den Schulen möglich, die einen Franzosen geradezu archaisch anmuteten.1 Ein harsches Urteil fürwahr! Auch wenn es zweifellos eine Einzelmeinung ist, stammte sie doch aus der Feder eines prominenten Angehörigen der französischen politischen Elite. Offensichtlich hatte Chevènement bei der Abfassung seines Manuskripts dem bekannten Diktum Karl Marxs, Revolutionen seien so etwas wie die „Lokomotiven der Geschichte“, eine gewisse Bedeutung beigemessen. Dass es in der deutschen Geschichte der Neuzeit an solchen „Lokomotiven“ mangelt, ist eine in der deutschen wie internationalen Geschichtsschreibung verbreitete Annahme. So findet sich beispielsweise auch in dem Werk „Die Europäischen Revolutionen“ des renommierten New Yorker Revolutionsforschers und Sozialhistorikers Charles Tilly keinerlei Hinweis auf einschlägige revolutionäre Vorgänge in Deutschland, sieht man einmal von den Umbruchsjahren 1989/90 ab.2 Offensichtlich hatte Jacques le Goff, der Herausgeber der in fünf europäischen Staaten gleichzeitig erscheinenden Buchreihe „Europa bauen“, in der auch das genannte Buch erschien, mit Tillys Befund keine Probleme, dem lediglich die Britischen Inseln und damit die Glorious Revolution von 1688, Frankreich 1789 und Russland 1917 eigene Kapitel wert waren. Darüber hinaus hatte er die Niederlande als das „Ursprungsland der bürgerlichen Revolution“ einschließlich der Trennung Belgiens von den Niederlanden, die Iberische Halbinsel, den Balkan und Ungarn sowie den Umbruch in Mittel- und Osteuropa der Jahre 1989-1991 in zwei Sammelkapiteln behandelt. Das Alte Reich, der Deutsche Bund oder das Deutsche Reich waren für ihn freilich revolutionsfreie Zonen. Auch wenn dieser Befund den mit der europäischen Revolutionsgeschichtsschreibung einigermaßen vertrauten Leser eigentlich nicht überraschen kann, ist er letztlich doch erstaunlich ob seines bemerkenswert nonchalenten Umgangs mit der Historie. So widmete beispielsweise Thomas Nipperdey im ersten Band seiner in den 1980er und 1990er Jahren erschienen Trilogie über die „Deutsche Geschichte des 19. Jahrhunderts“ ein immerhin 80-seitiges Kapitel der „Deutschen Revolution von 1848/49“, die das zwar kurzlebige, aber doch durchaus demokratisch legitimierte Abenteuer eines deutschen Nationalstaats im Jahre 1848 begründet hatte.3 Überdies leitete Nipperdey den ersten Band seines Opus magnum mit dem ebenso lakonischen wie bemerkenswerten Satz: „Am Anfang war Napoleon“ ein, während der dritte Band, der den Zeitraum von 1866 bis 1918 behandelte, mit „Am Anfang war Bismarck“ begann. Von dieser Eingangs1 2 3

Le Monde Nr. 4920 vom 10.05.1996, Seite 10-11. Charles Tilly: Die europäischen Revolutionen, München 1993. Thomas Nipperdey: Deutsche Geschichte 1800-1866. Bürgerwelt und starker Staat, München 1998, S. 595-673.

ZUM VERHÄLTNIS VON REVOLUTION, NATION UND STAAT

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sequenz ausgehend schlug Nipperdey den Bogen zurück zur Einleitung des ersten Bandes, die zwar nicht eine deutsche, aber immerhin eine Ikone der Französischen Revolution als Bezugsgröße nutzte und kurzerhand zum Ausgangspunkt auch der deutsche Geschichte des 19. Jahrhunderts erklärte. Diese habe ihm, wie er gestand, viel Kritik und Spott insbesondere von Seiten der Strukturhistoriker eingebracht. So sei ihm u.a. vorgeworfen worden, eine personalistische Geschichtsauffassung nach dem Muster „Männer machen Geschichte“ zu betreiben. Viel lieber wäre es seinen Kritikern wohl gewesen, wenn er einleitend geschrieben hätte „Am Anfang war keine Revolution“.4 Kennern der deutschen Historikerszene der 1980er und 1990er Jahre war damit sofort klar, auf welchen Kritiker sich Nipperdey in erster Linie bezog, schließlich hatte Hans-Ulrich Wehlers These, dass es in Deutschland keine bürgerliche Revolution als Ergänzung und Konsequenz der industriellen Revolution gegeben habe und darin der „deutsche Sonderweg“ des 19. und der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts begründet sei, seinerzeit für reichlich Gesprächs- und Diskussionsstoff „in der Zunft“ gesorgt.5 Dabei ging es um nicht mehr und nicht weniger als den Versuch einer Erklärung, wie es zur nationalsozialistischen Herrschaft in Deutschland hatte kommen können und damit um ein Thema, das die deutsche und internationale Geschichtsforschung in den vergangenen fünf Jahrzehnten vielleicht mehr als irgendein anderes beschäftigt hat. Denn neben der Suche nach Spuren einer möglichen und letztlich verhängnisvollen Kontinuität in der deutschen Geschichte des 19. und 20. Jahrhunderts hatte sich an der Frage nach der Besonderheit dieser Kontinuitätslinie im Kontext der gesamteuropäischen Geschichte eine der längsten Kontroversen der Geschichtsforschung entzündet, eine Kontroverse, die auch heute noch nicht beigelegt ist, sondern mit immer neuen Beiträgen und gelegentlich auch neuen Argumenten weitergeführt wird.6 Heute scheint das Verhältnis zwischen den Argumenten für und wider Sonderweg recht ausgeglichen zu sein; eine Reihe von Indizien rechtfertigt das Postulat, eine Vielzahl von Argumenten lässt es ungerechtfertigt erscheinen. Sowohl Anhänger wie Gegner der These benutzen oft und gerne einen dritten Aspekt zur Begründung ihres jeweiligen Standpunktes – den Hinweis auf das ausgeprägte „Sonderbewusstsein“ der Deutschen vor dem Ersten Weltkrieg, ein Bewusstsein, das sich im Verlauf des 19. Jahrhunderts entwickeln konnte und sich kurz nach Ausbruch des Ersten Krieges wohl auf seinem Höhepunkt befand, auch wenn es über 1918 hinaus noch weiterwirkte und durchaus auch Einflüsse auf die nationalsozialistische Weltanschauung ausüben konnte. In ihr verdichtete sich das „Sonderbewusstsein“ zu einem allgemein anerkannten Grundsatz, der bis 1945 keine Zweifel an der Sonderrolle des „Dritten Reiches“ mehr zuließ und darüber hinaus den 4 5 6

Thomas Nipperdey: Deutsche Geschichte 1866-1918, Bd. II: Machtstaat vor der Demokratie, München 1998, S. 11 f. Vgl. Dazu: Hans-Ulrich Wehler, Das deutsche Kaiserreich 1871-1918, Göttingen 1973 u.ö. Vgl. Dazu u. a.: Bernd Jürgen Wendt, „Sonderweg“ oder „Sonderbewußtsein? Über eine Leitkategorie der deutschen Geschichte im 19. und im 20. Jahrhundert, in: ders. (Hg.), Vom schwierigen Zusammenwachsen der Deutschen: Nationale Identität und Nationalismus im 19. und 20. Jahrhundert, Frankfurt/Main usw. 1992, S. 111. Siehe auch: Helga Grebing, Der „deutsche Sonderweg“ in Europa 1806-1945. Eine Kritik, Stuttgart u.a. 1986; ebenfalls: Gerhard Schreiber, Hitler. Interpretationen 1923-1983, 2., verb. u. durch eine annotierte Bibliographie f. die Jahre 1984-1987 ergänzte Aufl., Darmstadt 1988, S. 247. Zuletzt ausführlich: Heinrich August Winkler: Der lange Weg nach Westen, Band 1: Deutsche Geschichte vom Ende des Alten Reiches bis zum Untergang der Weimarer Republik, München 2000.

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Nährboden schuf für einen moralischen und politischen Führungsanspruch im europäischen oder globalen Kontext.7 So gesehen, bestanden in der Tat nur Nuancenunterschiede zwischen dem Geibel-Zitat, dass „die Welt am deutschen Wesen genesen“ solle, und der ein halbes Jahrhundert später geäußerten Feststellung, dass den Deutschen „heute Deutschland und morgen die ganze Welt“ gehöre. Dieses Sonderbewusstsein überschattete somit von Anfang an die Diskussion darüber, ob der Nationalsozialismus als Kontinuum oder Bruch in der deutschen Geschichte gesehen werden muss. Im Rahmen dieser Diskussion ist eine Fülle von Punkten untersucht und ausgewertet worden, die hier nur kurz angedeutet werden können. So wurde eben auch der Frage nachgegangen, ob es in Deutschland überhaupt eine „bürgerliche Revolution“ als Ergänzung und Konsequenz der „industriellen Revolution“ gegeben habe. Zweitens stand das Verfassungssystem des „deutschen Konstitutionalismus“ als eigenständige und weder mit westlichen noch mit östlichen Vorbildern vergleichbare Form auf dem Prüfstand der Forschung, die es auf seine parlamentarischen und demokratischen Elemente hin analysierte und das Ergebnis als Grundlage zur Festsetzung der Höhe der Hypothek benutzte, mit der es die Überlebenschancen der Weimarer Republik belastete. Drittens wurde dem gesamten Untersuchungszeitraum das Fehlen einer politischen Kultur attestiert, das die Herausbildung jener typisch deutschen „Untertanenmentalität“ begünstigt habe. Viertens lasteten die Anhänger der Sonderwegsthese dem Komplex Militär-Bürokratie-Junkertum sowie den „vorindustriellen traditionalen Eliten“ und ihrer demokratisch nicht kontrollierten Institutionen eine erhebliche Mitverantwortung für das letztliche Scheitern der Ausbildung eines modernen demokratischen Verfassungsstaates in Deutschland an. Fünftens wurde geprüft, ob es der Gründergeneration von 1870/71 und ihren Erben gelungen war, die Folgen jenes im internationalen Maßstab zweifellos einzigartigen Zusammenfalls von verspäteter Nationalstaatsbildung, industrieller Revolution und sozialer Frage sozialverträglich auszugleichen, ohne die Strukturen des Staatsgefüges zu gefährden. Sechstens wurde in diesem Zusammenhang auch der Aspekt hinterfragt, inwieweit diese Spannungen zu einer Überhitzung eines – hier als gegeben angenommenen – aggressiven, expansionistischen und bereits früh mit völkisch-rassistischen und antisemitischen Elementen durchsetzten „Reichsnationalismus“ der „verspäteten Nation“ führten, zumal diese offensichtlich davon überzeugt gewesen war, bei der „Verteilung der Welt“ zu kurz gekommen zu sein. Siebtens wurde öfter auf den mangelnden politischen Führungswillen des liberalen, insbesondere des Bildungsbürgertums hingewiesen, was zu einer allgemeinen Entliberalisierung des öffentlichen Lebens seit den späten 1870er Jahren geführt habe. In diesem Zusammenhang wurde achtens der Frage nachgegangen, welche Rolle dabei mögliche Verwerfungen durch eine zu rasche wirtschaftliche Modernisierung im Rahmen eines – gleichfalls angenommenen – nach wie vor semiabsolutistischen Obrigkeitsstaates gespielt haben könnten.8

7 8

Dazu: Jürgen Elvert: Mitteleuropa! Deutsche Pläne zur Europäischen Neuordnung (19181945, Stuttgart 1999, Kapitel 1. Vgl. dazu auch die von Bernd Jürgen Wendt erstellte Übersicht über den Stand der Forschungsdiskussion, in: Wendt, Sonderweg, S. 114 ff.

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All das wäre anders gekommen, wenn es denn in Deutschland eine erfolgreiche bürgerliche Revolution nach französischen Vorbild gegeben hätte, lautet der unterschwellig in diesen nur angedeuteten komplexen Erklärungsmodellen durchgehend mitklingende Vorwurf an die deutsche spätneuzeitliche Geschichte. Die Revolution, konkreter: die bürgerliche Revolution wird somit zum Drehund Angelpunkt der deutschen Staatswerdung im 19. Jahrhundert erhoben. Das erfordert zweifellos eine genauere Prüfung des historischen Sachverhalts, haben wir es doch hinsichtlich des Phänomens „Revolution“ in Bezug auf die deutsche Geschichte mit einer durchaus paradoxen Situation zu tun. Denn trotz des eben konstatierten vermeintlichen Fehlens einer bürgerlichen Revolution in Deutschland hat auch in der deutschen Geschichte des 19. und frühen 20. Jahrhunderts mindestens eine Revolution stattgefunden. Das bestätigt zumindest indirekt auch Charles Tilly. Denn dieser hatte für seinen Revolutionsbegriff folgende Definition zugrunde gelegt: Die Revolution ist ein mit Gewalt herbeigeführter Machtwechsel innerhalb eines Staates, in dessen Verlauf wenigstens zwei bestimmte Gruppen miteinander unvereinbare Ansprüche auf die Macht im Staate stellen, während ein wesentlicher teil der Bevölkerung, die gezwungen ist, sich den in diesem Staat geltenden Gesetzen zu unterwerfen, die Ansprüche jedes dieser Blöcke unterstützt.9 Das durch den revolutionären Akt an die Macht gelangte Regime muss die Macht für einen bestimmten Zeitraum in Händen halten, Tilly geht von mindestens einem Monat aus. Alle diese Kriterien treffen zweifellos auf die Revolution von 1848/49 zu, die auch in Deutschland für mindestens ein Jahr die bestehenden politischen Verhältnisse grundlegend veränderte. Schließlich sorgte sie dafür, dass sich ein demokratisch gewählter Verfassungskonvent an die Erarbeitung der demokratischen Verfassung eines deutschen Einheitsstaates machen und ein ebenso demokratisch zusammengesetztes Parlament mit dem Aufbau der Strukturen dieses ersten deutschen Staates befassen konnte. Sicher: Das Experiment Paulskirche scheiterte bereits spätestens im Jahre 1851, doch in diesem Zusammenhang sei zumindest vorsichtig daran erinnert, dass der Zweiten französischen Republik auch nur eine unwesentlich längere Lebenszeit beschieden war. Dennoch wird nur die Revolution von 1848/49 im Deutschen Bund als nicht vollwertig bzw. teilweise sogar als nicht-existent angesehen. Und, darüber hinausgehend, wurde und wird diese erklärte Nicht-Existenz als eine zentrale Begründung dafür genommen, dass die deutsche Geschichte des 19. und der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts ihren so speziellen Verlauf genommen habe. Sicher könnte man nun einwenden, dass es in der französischen spätneuzeitlichen Geschichte nicht nur die eine Revolution von 1789 gegeben habe, an die der 14. Juli erinnert, sondern eine ganze Reihe, die sich von 1789 über 1830 und 1848 bis 1870 erstreckt, während es in Deutschland eben „bloß 1848“ gegeben habe und auch hier die „alten Mächte“ ebenso rasch wie erfolgreich zurückschlagen konnten. Doch gilt Ähnliches nicht auch eine ganze Weile für Frankreich? Nach 1815 konnten sich die Strukturen des Ancien Regime rasch erholen, auch der „Bürgerkönig“ Louis Philippe erfüllte die Hoffnungen nicht, die das französische Bürgertum 1830 an seine Ernennung geknüpft hatte, die Zweite Republik existierte lediglich vier Jahre, während die Dritte Republik nur auf den Trümmern der Niederlage von 1870 errichtet werden konnte. In diesem Zusammenhang sei auch 9

Tilly, Revolutionen, S. 29 f.

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die Frage erlaubt, wie sich die weitere Geschichte Frankreichs möglicherweise entwickelt hätte, wenn es siegreich aus dem Krieg von 1870 hervorgegangen wäre. Ohne dass ich den hier nur angedeuteten argumentativen Faden weiter verfolgen könnte, ist aus der heutigen Perspektive in Bezug auf die Bedeutung von Revolutionen für das deutsche wie französische Staatswesen und beider nationalen Identitäten festzuhalten, dass weder in der deutschen noch in der französischen Sicht den historischen Zusammenhängen und Kontexten besondere Bedeutungen beigemessen wird. In Frankreich konnte sich die Revolution zu einer mit variablen Inhalten besetzbaren Metapher entwickeln, in Deutschland wird zumindest von einem Teil der Historikerschaft die historische Relevanz der deutschen Revolution radikal in Frage gestellt und das mit durchaus nachhaltiger Wirkung für die internationale Geschichtsschreibung. Es sind also weniger die historischen Fakten, die wirkungsmächtig wurden, sondern es ist die Rezeption und Wirkung derselben in späterer Zeit. Ein interessantes Beispiel dafür, welche Bedeutung dem Faktor „Revolution“ für die Ausprägung einer nationalen Identität und dem Selbstverständnis eines Staates besitzen kann, liefert Belgien, der dritte hier in den Blick zu nehmende Fall. Unbestreitbar ist die Gründung des belgischen Staates eine revolutionäre Tat gewesen, erwachsen aus einer Gegenreaktion gegen eine gezielte Niederlandisierung der Provinzen Limburg, Antwerpen, Ost- und Westflandern. Für die Niederlande bedeutete die Gründung den Verlust der südlichen Reichsteile und das Ende des burgundischen Traums, für die Belgier jedoch die Erfüllung lange gehegter nationaler Wünsche. Die Pariser Juli-Revolution hatte den Funken geschlagen, der schließlich am 25. August 1830 in Brüssel das revolutionäre Pulverfass zur Explosion brachte, bezeichnenderweise nach der Vorstellung einer nationalromantischen Oper, die offenbar nationale Sehnsüchte im Publikum erwecken konnte. Eine spontane Versammlung im Brüsseler Zentrum geriet außer Kontrolle, es kam zu Plünderungen und Brandschatzungen, Menschen verloren ihr Leben in Auseinandersetzungen mit Ordnungskräften. Tags darauf zerstörten Arbeiter und Arbeitslose Dampfmaschinen und Webstühle in Brüsseler Fabriken, die sie für die Massenarbeitslosigkeit verantwortlich machten, und plünderten Lebensmitteldepots. Ab dem 27. August kam es zu ähnlichen Aktionen in Lüttich, Verviers, Namur, Mons, Louvain und anderswo. Das Bürgertum fühlte sich zunehmend bedroht und musste feststellen, dass die Regierung nicht mehr Herrin der Lage war. In verschiedenen Städten fanden sich Bürgerwehren zusammen und konnten erfolgreich Ruhe und Ordnung wiederherstellen. Jetzt fühlte sich das Bürgertum stark genug, um mit der Regierung über eine Rücknahme der Niederlandisierungsmaßnahmen zu verhandeln. Doch stattdessen entsandte der König Truppen nach Brüssel, wo es Ende September zu offenen Straßenschlachten zwischen königlichen Truppen und aufständischen Bürgerwehren und belgisch-nationalistischen Freikorps kam. Auf beiden Seiten waren bis Ende Oktober über 1200 Tote und tausende von Verletzten zu beklagen, bevor sich die Truppen zurückzogen und das Feld den belgischen Unabhängigkeitskämpfern überließen. Am 10. November bestätigte der frei gewählte Nationalkongress die am 4. Oktober ausgerufene Unabhängigkeit des belgischen Staates. Zwar beantragten radikale Republikaner im Nationalkongress die Proklamation der Republik, doch beschloss dieser stattdessen am 22. November 1830 die Errichtung einer parlamentarischen Monarchie mit überwältigender Mehr-

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heit. Am 21. Juli 1831 legte Leopold von Sachsen-Coburg-Gotha den Eid auf die belgische Verfassung ab. Nach der Staatsgründung bestanden die Notwendigkeit und das Bedürfnis nach einer ideellen Legitimation und der Bildung einer eigenständigen belgischen Verständnisses des Nationsbegriffes. Verschiedene Modelle wurden entwickelt. Unter den bekanntesten Vordenkern einer belgischen nationalen Identität befinden sich Jean Baptiste Nothomb10, der Belgien den Charakter einer Nation zuerkannte, die seit dem 16. Jahrhundert nach Selbstständigkeit gestrebt hatte, um die domination étrangere zu überwinden. Der spätere Präsident der belgischen Akademie der Wissenschaften Étienne Constantin de Gerlache11, der 1830, als Präsident des Nationalkongresses, an der Spitze der Delegation Prinz Leopold von Sachsen-Coburg die belgische Krone angetragen und dem neuen König den Eid auf die Verfassung abgenommen hatte, erklärte den Katholizismus zur Grundlage der belgischen Nation seit dem Burgunderreich Phillips des Guten, die Wallonen und Flamen eint und von Holland trennt. Dem deutsch-belgischen Historiker Gottfried Kurth12 zufolge war der Wille zu gemeinschaftlichen Rechtsinstitutionen und konfessioneller Geschlossenheit das Fundament des belgischen Staates, Henri Pirennes13 umfassende und bis heute richtungsweisende Deutung der Grundlagen des belgischen Staates erklärte dessen Wurzeln politischvoluntaristisch und historisch-traditionell, konstatierte einen Synkretismus der französischen und der deutschen Kulturen als eine echte Synthese ihrer Bestandteile. Damit war Pirenne zufolge die Zweisprachigkeit Voraussetzung für das belgische sentiment national, gleichzeitig definierte er das Großbürgertum als die politische Führungsschicht der Gesamtnation. Edmond Picard14 übernahm schließlich den Pirenne’schen Nationalbegriff für alle sozialen Schichten. Bei dem belgischen 25. August 1830 handelt es sich somit in der Tat um eine veritable Revolution, im nationalen wie im europäischen Kontext. Sämtliche Indikatoren entsprechen auch dem Tilly’schen Revolutionsraster, der dieses Ereignis somit zu Recht in seine Gesamtdarstellung aufgenommen hat. Dennoch spielt der Faktor „Revolution“ im kollektiven belgischen Gedächtnis nicht die Rolle, die der Revolution in Frankreich beigemessen wird oder die die Geschichtsschreibung der vermeintlich unvollendeten Revolution in Deutschland beimessen möchte. Stattdessen wurde noch im selben Jahr der 21. Juli 1831, also der Krönungstag Leopolds I. zum nationalen Feiertag erklärt, der es bis heute geblieben ist. Diese Erfolgsgeschichte des belgischen Nationalfeiertages mag damit zusammenhängen, dass die restaurativen Kräfte in Belgien in den Folgejahren nicht die Kraft besaßen, die notwendig gewesen wäre, um das Rad der Geschichte zurückzudrehen. Es mag auch damit zusammenhängen, dass sich die Schöpfer der belgischen Verfassung intelligenter anstellten als ihre französischen und deutschen Kollegen. „Notre monarchie sera une monarchie republicaine“ hatte es von vornherein in den Beratungen über die künftige Verfassung geheißen. Damit hat10 11 12 13 14

Jean-Baptiste Nothomb, Essai historique et politique sur la révolution belge, Bruxelles 1833, 2 Bde.; 4. Aufl. 1876. Étienne Constantin de Gerlache, Oeuvres complètes. (I-III: Histoire du Royaume des Pays-Bas 1814-1830. 3e éd.augm.), Bruxelles 1859. Gottfried Kurth, La Nationalité Belge, Bruxelles 1913 (3. Aufl. 1930). Henri Pirenne, Histoire de Belgique, Bruxelles 1926. Edmond Picard, Contribution à l’histoire de la vie belge après 1830. Journal de mer d’un adolescant, Bruxelles 1910.

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te man offensichtlich den royalistischen wie den republikanischen Kräften im Lande genügend Rechnung getragen, so dass die belgische Geschichte im weiteren Verlauf des 19. und 20. Jahrhunderts – bei allen zweifellos vorhandenen Problemen und Schwierigkeiten – keine weiteren Revolutionen erlebte, die als Kristallisationspunkte einer überarbeiteten Nationalidentität hätten herangezogen werden können. Das belgische Beispiel erinnert unmissverständlich daran, dass die Bedeutung, die dem Faktor „Revolution“ im kollektiven Gedächtnis der Nationen beigemessen wird, als das Ergebnis von Geschichtskonstruktionen zu verstehen ist, die vor dem Hintergrund bestimmter historischer Rahmenbedingungen und politischer Ziele erfolgen. Der 14. Juli wurde erst von der Dritten Republik als Nationalfeiertag anerkannt, die sich zur Trikolore als Nationalflagge bekannte und die Marseillaise zur Nationalhymne bestimmte.15 Die bewussten Bezüge zu 1789 waren in den 1870er Jahren immer öfter hergestellt worden, und nachdem am 14. Juli 1879 ganz Paris ohne behördliche Vorschriften mit Fahnen geschmückt und die Fenster der Häuser festlich illuminiert worden waren, hatte die Nationalversammlung reagiert und für das Folgejahr den 14. Juli als jährlichen nationalen Feiertag festgelegt. Dabei wurde bewusst offengelassen, ob damit an den 14. Juli 1789 als den Tag der Erstürmung der Bastille oder an den 14. Juli 1790 als den Tag des Föderationsfestes erinnert werden sollte. Das machte den Tag für Republikaner wie für Royalisten gleichermaßen akzeptabel und sorgte für die Nachhaltigkeit des Beschlusses bis zum heutigen Tag. So gesehen, handelte es sich bei dieser Maßnahme um eine der nationalen Selbstvergewisserung, die unter dem Eindruck der Entstehung des kleindeutschen Reiches erfolgte. Es sollte ein bewusster Kontrapunkt zum Deutschen Reich gesetzt werden, das sich zeitgleich anschickte, ein ernsthafter Konkurrent im Kampf um die politische Führungsrolle in Europa zu werden. Dass sich eines Tages, nach den beiden Weltkriegen des 20. Jahrhunderts, der 14. Juli zu einem Symbol des Sieges universeller Werte über die finsteren Mächte der Reaktion entwickeln würde, war aus der Perspektive des Jahres 1880 sicherlich nicht absehbar, ist aber vor dem Hintergrund der Erfolgsgeschichte dieser Werte über die des Konkurrenten auf der anderen Rheinseite erklärlich. Diese Erfolgsgeschichte sorgte unter anderem dafür, dass der 14. Juli zu einem Teil des transatlantischen Revolutionsdreiecks wurde, dessen andere Eckpunkte von der Glorious Revolution 1688 und vom 4. Juli 1776 gebildet werden. Im Deutschen Reich hingegen war die Revolution von 1848 von vornherein aufgrund ihres Scheiterns diskreditiert. Dem Bürgertum war es nicht gelungen, seine politischen Vorstellungen umzusetzen, das blieb dem preußischen Ministerpräsidenten Otto von Bismarck vorbehalten, der die Reichseinigung quasi im Auftrage seines Monarchen als eines Repräsentanten der Restauration vornahm. Das Bürgertum arrangierte sich zum großen Teil mit diesem Reich, das schließlich auch genügend Entfaltungsmöglichkeiten bot, und bemühte sich stattdessen um eine eigene ideelle Legitimation. Diese freilich bezog sich auch auf „1789“, allerdings im Sinne eines Alternativkonzepts, dem man während des Ersten Weltkriegs die „Werte von 1914“ als bewusst anti-revolutionäre Werte entgegensetzte. Zwar endete dieser Versuch in einer weiteren Revolution, der des 9. November 1918, doch wurde durch sie ein Staatswesen geschaffen, dass einer Mehrheit 15

Dazu: Winfried Schulze, der 14. Juli 1789. Biographie eines Tages, Stuttgart 1989, S. 227 f.

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der Deutschen inakzeptabel erschien – die Republik von Weimar. Stattdessen bemühten sich nationale und nationalistische Kreise mit Erfolg darum, den 9. November 1918 durch eine weitere revolutionäre Tat zu vollenden. Dies geschah schließlich am 30. Januar 1933 mit der nationalsozialistischen Machtübernahme. Allerdings lehnten es die Nationalsozialisten von vornherein ab, sich in eine bestimmte revolutionäre deutsche Tradition stellen zu lassen. So versuchten sie beispielsweise, die Bezeichnung „Drittes Reich“ für ihren Staat zu unterdrücken. War es doch das „Dritte Reich“ gewesen, das die nationalkonservativen Intellektuellen der 1920er Jahre durch die Vollendung der Revolution des 9. November 1918 als eine nationale Revolution hatten errichten wollen. Auch nach dem Krieg gelang es den in einem freiheitlichen Staat lebenden Deutschen lange Zeit nicht, sich mit der eigenen bürgerlich-liberalen revolutionären Tradition auszusöhnen. Stattdessen wählte die Bundesrepublik den 17. Juni als Nationalfeiertag und damit den Tag eines weiteren gescheiterten Revolutionsversuchs. Erst in den 1980er Jahren schien eine Annäherung an „1848“ in Sichtweite, doch als westdeutsche Intellektuelle ernsthaft darüber zu diskutieren begannen, wurden sie von der Geschichte überrascht, als sie die Voraussetzungen zur Wiedervereinigung schuf. So kann man hierzulande seit fast zwei Jahrzehnten mit dem 3. Oktober den vorläufigen Endpunkt eines revolutionären Prozesses, den Tag der Wiedervereinigung im Jahre 1990 feiern, der mit dem Fall der Mauer am 9. November 1989 begann. Offensichtlich haben es die Deutschen schwerer mit „ihren“ Revolutionen als die Franzosen oder die Belgier, und doch sind alle drei Staaten nunmehr trotz – oder gerade wegen – der schweren historischen Hypotheken, die auf dem Verhältnis der Staaten zueinander lasteten, zu cher voisins in einer Europäischen Union geworden. Diese Erkenntnis schließlich führt zu der abschließenden Frage, ob man Revolutionen wirklich als Bausteine unserer Europäischen Union betrachten sollte. Ich gestehe, mir bereitet dieser Ansatz ein wenig Unbehagen. Aus historiographischer Sicht erscheinen die europäischen Revolutionen lediglich als Kulminationspunkte bestimmter historischer Prozesse, so ist die Emanzipation des Bürgertums ebenso wie die Anerkennung des Prinzips der Universalität der Menschenrechte nicht das Produkt von Revolutionen, sondern das Ergebnis humanistischen und aufgeklärten Denkens. Und vor dem Hintergrund der Ausprägung nationaler Identitäten sind Revolutionen im Sinne nationaler Geschichtskonstruktionen genutzt bzw. nicht genutzt worden. Sie dienten so im Sinne der Abgrenzung, nicht der Verbindung. Insofern hatten gerade die Belgier durchaus weitsichtig gehandelt, als sie bei der Konstruktion ihrer Nationalidentität das verbindende Element zwischen dem romanischen und dem germanischen Kulturraum betonten. Und so gesehen, war es richtig, in der Präambel des Vertrages für eine Verfassung für Europa ebenso wie im Vertrag von Lissabon an die Werte des Humanismus und der Aufklärung anzuknüpfen und nicht an bestimmte punktuelle Ereignisse, wie sie Revolutionen nun einmal sind. Jürgen Elvert ist Professor am Historischen Institut der Universität zu Köln.

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RÉSUMÉ Cet article s’intéresse à la question du rôle des révolutions dans le développement de la conscience et de l’identité nationale en Allemagne, en Belgique et en France. Alors que la Révolution de 1789 demeure encore aujourd’hui un trait constitutif la conscience nationale française, l’absence supposée du phénomène révolutionnaire dans l’histoire allemande passa dans les années 1970 et 1980 pour être à l’origine d’une « voie particulière » (Sonderweg) allemande qui a mené directement du nationalisme allemand du XIXe siècle au national-socialisme. Cette vision de l’histoire a été largement révisée depuis, d’autant plus parce que l’expression « voie particulière » présuppose une sorte de « voie générale européenne » sur le plan historique, qui n’a pas non plus existé sous cette forme. Il y eut toutefois au XIXe et pendant la première moitié du XXe siècle une « conscience particulière » (Sonderbewusstsein) très largement répandue en Allemagne, qui attribuait volontiers aux Allemands et à l’Empire allemand fondé en 1871 un rôle de chef de file sur la scène européenne en raison d’atouts géopolitiques, économiques et culturels. A la veille de la Première Guerre mondiale, dans l’entredeux-guerres et sous le national-socialisme, un modèle de pensée se développa dans le cadre de cette « conscience particulière », modèle qui opposait aux « valeurs de 1789 », c’est-à-dire aux valeurs de la Révolution française, les valeurs particulières allemandes « de 1914 » et qui par conséquent rejetait la Révolution française, les mouvements intellectuels et moraux qu’elle véhiculait ainsi que les avancées sociopolitiques qu’elle avait enclenchées. Dans l’entre-deux-guerres, sous le coup de la révolution du 9 novembre 1918, cette discussion s’intensifia de sorte que la République de Weimar, dont l’émergence est due à l’effondrement de l’Empire, fut rejetée par la droite antidémocratique en raison de ses racines révolutionnaires. Il faudra attendre les bouleversements en Europe de l’Est, déclenchés par les événements révolutionnaires entraînés par la chute du Mur le 9 novembre 1989, et incluant la réunification allemande, pour que les Allemands se réconcilient avec le phénomène de révolution. Alors donc qu’en France les conséquences des révolutions de 1789 et 1989 exercent une influence indéniable dans la construction de la conscience nationale et des identités nationales – bien que pour des raisons diverses et à des degrés d’intensité divers –, l’origine révolutionnaire de l’Etat-nation en Belgique joue un rôle clairement minime dans la mémoire collective belge. L’Histoire apporte ici aussi une explication. La séparation de la Belgique d’avec le Royaume des PaysBas en 1830 fut certes un acte purement révolutionnaire qui, selon les principes du Traité de Vienne de 1815, n’aurait en réalité tout simplement pas dû arriver. C’est d’ailleurs pour cette raison que les décideurs politiques belges de l’époque ont délibérément brisé la logique révolutionnaire après la consolidation de l’Etatnation à la fin des années 1830 et ont déclaré le 21 juillet, date du couronnement de Léopold Ier en 1831, jour de Fête nationale. La France, la Belgique et l’Allemagne d’aujourd’hui doivent par conséquent chacune leur forme actuelle à une révolution. Les Allemands comme les Belges n’ont certes pas inscrit ces événements au cœur de leur mémoire, choisissant plutôt des événements fédérateurs comme le couronnement ou le moment de la réunification. La France seulement se souvient au travers du 14 juillet de la Prise de la Bastille en 1789. Ce point de référence fut cependant adopté avec un recul de près de 100 ans, à une époque où

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il s’agissait de conférer à la République une nouvelle conscience d’elle-même après la défaite de 1871.

SUMMARY This contribution discusses the question of the significance of revolutions in the context of the development of national self-understanding and national identity in Belgium, Germany and France. Whereas still today the revolution of 1789 plays a really constitutive role for French national consciousness, in the 1970s and 1980s the supposed fact that such a revolution had not happened in Germany´s history was considered the reason for Germany´s “Sonderweg (lit. special path)”, which was said to have led directly from 19th century German nationalism towards National Socialism. These days, this historic understanding has been mostly reversed, not at last also as the term “Sonderweg” assumes a kind of European historic “ordinary path”, which has never been in this way. However, in the 19th century and the first part of the 20th century there was definitely a wide-spread “special consciousness” in Germany, which for reasons of geo-politics, economy and culture attributed to Germany and the German Reich, founded in 1871, a leading role on the European continent. On the eve of World War I, in the interwar period and at the time of National Socialism a model of thought was developed in the context of this special consciousness, which contrasted the special German “values of 1914” to the “values of 1789”, that is the values of the French Revolution, and thus consciously rejected the latter as well as the political-social development it had started. In the inter-war period, under the impression of the revolution of November 9th, 1918, this debate was even increased, as the Weimar Republic, which developed from the breakdown of the Empire, was rejected by the anti-democratic right wing, due to its revolutionary roots. Only the political change in Eastern Europe as a result of the revolutionary events following the fall of the Wall on November 9th, 1989, reconciled the Germans with the phenomenon of revolution. Thus, whereas in France the consequences of the revolutions of 1789 and 1989 are clearly significant for the national consciousness and the national identity – if for different reasons and to a different degree – for Belgium´s collective memory the revolutionary origins of the Belgium national state play clearly a minor role. Also this can be explained by history. Indeed, the secession of Belgium from the Kingdom of the Netherlands in the year 1830 was definitely a revolutionary act. According to the principles of the Vienna Order from 1815, it was absolutely impossible. Probably also for this reason, the responsible political decision makers in Belgium consciously cut the line of revolutionary continuity after the consolidation of the national state by the end of the 1830s and with July 21st declared the day Leopold I was crowned King of Belgium the national holiday. Thus, today´s France, Belgium and Germany owe their current shape to a revolution in each case, however both the Germans and the Belgians did not make these events the centre of their memories but instead chose rather conciliatory events, such as the crowning or the time of reunification. Only in France, July 14th reminds to the storm on the Bastille in the year 1789. However, this point of reference was only

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chosen almost 100 years after the events, at a time when it was about providing the Republic with renewed self-confidence after the defeat of 1871.

LA BELGIQUE FACE À LA CRÉATION DE LA RFA (1948-1949) VINCENT DUJARDIN En 1938, l’Allemagne représentait encore 12,2% des marchés d’exportations de l’UEBL contre 15,5% pour la France, 13,7% pour la Grande-Bretagne, et 12% pour les Pays-Bas. Après la guerre, le marché allemand devait représenter, d’après une note du baron de Gruben, directeur général de la politique, datée du 31 octobre 1945, entre un cinquième et un quart du commerce extérieur de la Belgique1. Or, en juin 1947, le niveau des exportations belges vers l’Allemagne n’atteint pas le quart du niveau d’avant-guerre2. L’Allemagne ne peut donc aux yeux de la Belgique être exclue de la réorganisation de l’Europe, Belgique qui par deux fois, en l’espace d’un quart de siècle, a été envahie par son puissant voisin. Le ministre belge des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak ne disait-il pas dès le 9 avril 1942 à Londres que « grosso modo, il faut faire le contraire de ce qui a été fait à Versailles. Il faut être impitoyable dans les clauses militaires et politiques du traité, il faut être raisonnable et même généreux dans les clauses économiques. Notre idéal doit être une Allemagne participant à la prospérité du monde nouveau mais dont le bec et les ongles, les dents auraient été définitivement coupés et brisés »3. Ceci étant, au lendemain de la guerre, le prestige de la diplomatie belge n’est pas encore très élevé si bien qu’elle peine à faire entendre sa voix. La Belgique est, dans un premier temps, pratiquement exclue des débats relatifs à l’avenir de l’Allemagne, qui se discute entre les seuls grands. La présente contribution portera sur la période 1948-1949. D’une part, l’attitude de la Belgique face à l’Allemagne, entre la Libération et 1948 a déjà fait l’objet de travaux de qualité4. D’autre part, c’est aussi à partir de février 1948 que les pays de Benelux seront invités, certes officieusement, à la conférence de Londres, ce qui appelle une mise en perspective.

Quelques rétroactes Au début de la guerre froide, la Belgique confirme qu’elle entend rompre avec sa politique de neutralité d’avant-guerre et entrer dans l’ère des alliances. Le ministre belge des Affaires étrangères prononce en décembre 1944, au Parlement, un important discours à la faveur duquel il explique comment la Belgique entend désormais s’insérer dans le concert des nations. A ses yeux, l’ONU, institution universaliste dont la Belgique est un des membres fondateurs, doit garantir au sommet la sécurité collective. Pour se faire, elle doit pouvoir s’appuyer sur une 1 2 3 4

G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, dans Relations internationales, 51, automne 1987, p. 343. Ibid., p. 353. Paul-F. SMETS, La pensée européenne et atlantique de P.-H. Spaak, t. I, Bruxelles, 1980, p. 25. On songe surtout à G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. cit. Voir aussi P. DE VISSCHER et Y LEJEUNE, Documents diplomatiques belges 1941-1960. De l’indépendance à l’interdépendence, t.VI, Le statut de l’Allemagne, Bruxelles, 2009.

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intégration des pays d’Europe occidentale ainsi que sur des traités entre ceux-ci et l’URSS. Il nourrit aussi l’espoir que ces ententes régionales permettront de résoudre le problème allemand, et notamment le contrôle de son armement. A cet égard, il estime très vite que la réconciliation doit l’emporter sur la vengeance. Même s’il se montre hésitant jusqu’en juin 1946 en matière de revendications territoriales de la Belgique en Allemagne, il affirme aussi qu’à ses yeux, il convient de ne pas réaliser un nouveau Versailles. Bref, il importe de favoriser la paix à trois étages différents : celui de l’ONU, celui d’une entente européenne et celui des alliances régionales5. A la Libération, la Belgique mesure bien que son statut de « petit-pays » ne lui permet pas de jouer un rôle en vue, mais bien de tenter de jeter des ponts entre les grands ou de faire entendre ses projets par ceux-ci afin d’obtenir leur appui. Il conviendrait certes de revenir plus longuement sur la définition du « petit Etat », que l’on qualifie ainsi notamment par rapport à son contraire le « grand Etat », alors que depuis la fin des années 40, on parle aussi de « Super Puissances ». Nous ne pourrons toutefois nous étendre sur cette problématique ici, non seulement parce qu’une telle définition ne sera ni objective ni définitive6, mais aussi parce que dans le cas de la Belgique, il n’est pas question d’ergoter, à l’instar de ce que font parfois les Hollandais, s’il s’agit du plus grand des petits pays ou du plus petit des grands pays de l’Europe7. Il s’agit bien d’un petit pays, et ce à fortiori dans un contexte de guerre froide et de rivalités entre les Blocs. Que Spaak préside en janvier 1946 la première assemblée générale des Nations-Unies, -ce qui le projette évidemment au devant de la scène internationale-, ne signifie pas que la diplomatie belge puisse faire jeu égal avec celle des grands pays. On notera en ce qui nous concerne qu’elle est tout simplement exclue des conférences traitant du problème allemand, ce qui engendre à la Chambre en février 1947 la protestation des députés socialistes, libéraux et sociaux-chrétiens8. Le 18 juin 1947, le Sénat vote lui aussi une motion qui revendique le droit pour les petits Etats de prendre part aux négociations et aux décisions relatives au rétablissement de la stabilité en Europe9.

5 6

7

8 9

Ibid., pp ; 52-63. Voir aussi G. MAELSTAF, Que faire de l’Allemagne ? Les responsables français et le statut international de l’Allemagne et le problème de l’unité alemande (1945-1955), archives du ministère français des Affaires étrangères, Paris, 1999, p. 26. Voir sur la question les réflexions d’A. Fleury qui s’appuie notamment sur J-B Duroselle dans A. FLEURY, « Les petits Etats dans la politique européenne aux XIXe et XXe siècles », dans ; M. DUMOULIN et G. DUCHENNE (eds.), Les petits Etats et la construction européenne. Actes de la VIIe Chaire Glaverbel d’études européennes, Bruxelles, 2002, p. 16. Voir aussi J.-C. ALLAIN (ed.), La Moyenne Puissance au XXe siècle : recherches d’une définition. Actes du colloque du Mans des 9-11 mars 1987, Paris, 1989. J. E. HELMREICH, Belgium and Europe: A Study in Small Power Diplomacy, Den Haag, 1976 ; R. COOLSAET, Belgïe en zijn Buitenlandse Politiek, 1830-2000, Louvain, 2001 ; G. Trausch,, Le rôle et la place des Petits Pays en Europe au XXe siècle, Luxembourg, 2002 ; G. van Roon, Kleine landen in crisistijd. Van Oslostaten tot Benelux, 1930 –1940, Amsterdam, 1985. J. W. BROUWER, art. « La Belgique dans la politique européenne des Pays-Bas », dans M. DUMOULIN, G. DUCHENNE et A. VAN LAER, La Belgique, les petits Etats et la construction européenne. Actes du colloque de clôture de la VIIe Chaire Glaverbel d’études européennes 2001-2002 (Louvain-la-Neuve, les 24, 25 et 26 avril 2002), Bruxelles, 2003, p. 217. M. DUMOULIN, « L’Allemagne et l’Europe vues par les Belges : de la défiance à la méfiance constructive (1949-1957) », dans G. MÜLLER (ed..), Deutschland und der Westen, Stuttgart, 1998, pp. 193-202. Annales parlementaires. Sénat (APS), séance du 18 juin 1947, p. 437.

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Alors que les USA et la Grande-Bretagne étaient plutôt ouverts, en 1946, à l’idée d’une participation de la Belgique et des Pays-Bas aux débats du Conseil des ministres des Affaires étrangères sur le problème allemand, la France y est opposée10. C’est que, sachant que les positions belges quant à l’avenir de l’Allemagne sont à bien des égards plutôt proches de celles adoptées par les pays anglo-saxons, Paris craint que la participation de la Belgique aux débats, comme celle des autres pays du Benelux, ne lui serait préjudiciable. Ce qui gêne surtout la France, c’est l’opposition de Spaak relative au plan français de détachement de la Rhénanie au profit de la France, et d’internationalisation de la Ruhr. De plus, la position belge est, jusqu’en 1948, franchement moins anti-allemande que celle de la France. Le 11 février 1947, Spaak déclare à la Chambre : « Chacun sent que si l’Allemagne est démembrée par la force, l’idée de refaire son unité complète lui reviendrait bien vite (…). Je suis contre le démembrement de l’Allemagne par la force, quoique je retienne l’idée que ce serait pour nous une sécurité. Mais je le crois impossible »11. Il faut donc aussi à ses yeux, comme il le disait déjà en 1942, « permettre dans une certaine mesure sa reconstruction économique » 12, dans un contexte institutionnel de type fédéral car il y aurait alors « plus de chances qu’elle soit moins agressive » que dans celui d’un « pouvoir central fort »13. Ce qui n’empêche pas que de sérieuses craintes s’expriment aussi. Ainsi, l’éventualité de la création d’un État rhéno-westphalien est redoutée par les milieux charbonniers et les sidérurgistes belges. Dans ces secteurs, la productivité était, déjà avant guerre, nettement inférieure à celle des homologues allemands. Durant l’avant-guerre en effet, les écarts par tonne produite, restent faibles et peuvent être couverts par l’avantage géographique dont bénéficient les mines belges. Mais dès la fin des années 40’, les écarts sont devenus considérables et dépassent même les coûts de la main d’œuvre dans les autres pays. Cet élément rendra d’ailleurs plus tard très malaisée l’intégration de l’industrie charbonnière belge dans le cadre du plan Schuman, visant à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

Belgique Hollande France Allemagne Grande-Bretagne

Frs.B./T. 1938

Frs.B./T. 1950

80 61 83 66 78

424 144 304 195 217

Coûts de la production d'une tonne de charbon en francs belges. Tableau établi par le Cepess en date du 28 octobre 1950, sur la base de chiffres communiqués par le ministère des Affaires économiques.

10 11 12 13

G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, p. 347. Annales parlementaires. Chambre (APC), 11 février 1947, p. 15. Ibid., p. 16. Ibid., p. 19 .

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Ainsi, d’après Hannecart, ancien haut-commissaire dans la Rhur, un Etat rhénowestphalien une fois libéré des contrôles conduirait à entraîner la Belgique dans le giron de la grande Allemagne. Il écrit en effet le 19 février 1945: « Il faut savoir, pour apprécier ce que j’écris, quelle différence essentielle existe entre les Rhénans et les Westphaliens. Les Rhénans en général, à part quelques centres comme Aixla-Chapelle, où la population est furieusement et indécrotablement (sic) embochée, ce sont des gens avec lesquels nous aurons la chance de pouvoir nous entendre. Mais dans la Ruhr au contraire, il n’y a pas que des têtes carrées, farouchement attachées au germanisme le plus intégral. Jamais personne ne saurait modifier leur mentalité »14. Du reste, les positions belges sont connues. La Belgique souhaite, dès 1946, la création d’une Allemagne de type fédéral, composée d’entités politiques autonomes, qui excluent tout lien autre qu’économique. C’est qu’encore en octobre 1945, de Gruben présentait l’Allemagne, à la faveur d’une note, comme seul agresseur potentiel, ce qui impliquait la revendication d’un morcellement politique, voire des amputations territoriales destinées à affaiblir le puissant voisin15. En janvier 1947, on ne parle plus que du contrôle général du désarmement, d’une occupation militaire limitée et du contrôle international du bassin de la Rhur. La position de la Belgique est proche de la position anglo-saxonne, sauf sur un point majeur : l’étendue du pouvoir central16. En résumé, entre 1944 et 1948, les discussions relatives à l’Allemagne portent au sein du gouvernement belge sur deux thèmes : la sécurité et la défense des intérêts et de l’industrie belge. Il en ira de même après 1948, à la notable différence près que les Belges pourront à ce moment davantage exprimer leur point de vue au cours de négociations ou de conférences internationales.

La conférence de février 1948 A partir de 1947, la Belgique cherche toujours à faire entendre sa voix en ce qui concerne le problème allemand. Et c’est à raison qu’elle sent une ouverture du côté anglo-saxon. En effet, un rapport des services de renseignements américains, datant de juin 1947, indique qu’en soutenant la participation de la Belgique aux négociations sur l’Allemagne, les USA tireraient un bénéfice psychologique considérable et consolideraient la « coopération belge dans les affaires internationales »17. Or, un mois plus tard, Sylvercruys, ambassadeur de Belgique Washington écrit à son homologue américain à Londres, Lewis Douglas, que « le gouvernement belge insiste pour qu’aucune mesure ne soit prise, qui puisse placer l’économie allemande ou celle d’un autre pays dans une situation favorable par rapport à celle de la Belgique. (…) Le gouvernement belge ne pourrait en aucun cas admettre que le relèvement de l’économie allemande se fasse au détriment de l’économie belge, ce qui serait le cas si les fournitures, déjà insuffisantes de com14 15 16 17

Cité dans G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. cit., p. 346. Ibid., p. 347. Considérations [et revendications] du gouvernement belge sur la politique des puissances alliées à l’égard de l’Allemagne, 17 janvier 1947, dans Archives du ministère des Affaires étrangères de Belgique (AMAEB), 12287II. ibid

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bustibles et d’énergie venaient à être réduites ou supprimées »18. D’autre part, comme le relève l’ambassadeur de Belgique à Londres, Obert de Thieusies, les gouvernements américains et anglais laissent une très grande liberté d’action aux généraux Robertson et Clay. Les décisions de ce dernier en particulier, sont presque invariablement suivies par le gouvernement américain. Obert estime dès lors que pour être plus efficace, la diplomatie belge doit intensifier ses contacts directs avec les deux généraux en Allemagne19. Par ailleurs, la Belgique noue des liens avec les Pays-Bas et le Luxembourg, afin de pouvoir présenter un front commun Benelux20. Et, à l’instar des Pays-Bas, la Belgique est prête, devant le danger russe qui se précise, à adopter une politique encore moins répressive à l’égard de l’Allemagne et à moins se soucier désormais des aspects de sécurité que des problèmes économiques. C’est en ce sens que dès le 31 juillet 1947, l’ambassadeur des Pays-Bas à Paris dit à son homologue belge, le Baron Guillaume, que les Pays-Bas et la Belgique doivent : « choisir entre deux politiques : soit une attitude très anti-allemande, soit une politique de rapprochement et de collaboration avec l’Allemagne. Mon collègue, écrit Guillaume à Spaak, est d’avis qu’il faut réaliser qu’à l’heure actuelle, il n’y a pas de danger allemand, mais un danger russe, et qu’en définitive, si la question de la sécurité est bien résolue, nos deux pays, et tout principalement la Hollande, ont un intérêt à faire revivre l’Allemagne, dont l’économie est complémentaire de la leur, alors que souvent la France a une économie concurrente »21. Onze jours avant l’ouverture de la conférence de Londres, soit le 12 février 1948, Spaak fait savoir à Paris, Londres et Washington que son gouvernement ne peut accepter d’être entendu à la conférence, sans être admis aux négociations : « Une proposition aussi dérisoire, écrit-il, ferait le plus mauvais effet au moment où l’on nous offre de participer à l’organisation de l’Europe occidentale »22. Finalement, la Belgique y participera, on le sait, de manière non-officielle vu qu’il n’y a pas d’accord des Russes quant à cette participation. La position qu’y adoptera la diplomatie belge, -essentiellement représentée par le Baron de Gruben (secrétaire général du ministère belge des Affaires étrangères) et le Vicomte Obert de Thieusies, ambassadeur de Belgique à Londres-, reste conforme à l’évolution de sa position, à savoir qu’il n’est plus question d’affaiblir trop lourdement l’industrie allemande. En ce qui concerne le problème de la Ruhr, de Gruben estime par exemple que les garanties de sécurité demandées à l’Allemagne ne doivent pas être cherchées dans une réduction excessive de sa puissance économique23. Pour le Benelux, la question du contrôle international de la Ruhr relève du domaine « purement psychologique, car la notion de propriété comporte une série d’aspects sur lesquels on peut agir séparément »24. Spaak donnera d’ailleurs au mois de mai une 18 19 20 21 22 23 24

AMAEB, 12288, Sylvercruys à Lewis Douglas, 28 août 1947. AMAEB, 12287 IA, de Thieusies à Spaak, 27 janvier 1948. G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, p. 354. Ibid., p. 355. AMAEB, 11858, Spaak à de Gruben, 12 février 1948 ; cité aussi dans G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, p. 359. MAEB, 12287 IA, note de de Gruben du 26 février 1948. Idem, 27 février 1948.

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consigne qui va exactement dans ce sens en écrivant : « Vu les positions contradictoires prises par les délégations américaines, britanniques et françaises, je crois que nous pouvons nous cantonner dans un rôle relativement passif tout en apportant des solutions pratiques de compromis. Il semble en effet d’une part, que notre influence ne pèserait pas d’un poids considérable dans un conflit entre Puissances occupantes et que d’autre part, les tendances opposées qu’elles défendent aboutiront à un compromis qui sera la seule formule possible dans les circonstances données »25. Quant à la prétention soviétique de prendre part à ce contrôle, de Gruben propose de ne pas s’y opposer de front, notant : «Il suffira d’y mettre des conditions inacceptables pour eux »26. Le secrétaire général du ministère propose aussi de donner au système de sécurité mis en place une forme plus organique en le rattachant à l’ONU et en lui donnant la forme d’un accord régional27. Quant au système institutionnel, de Gruben plaide, comme en janvier 1947, en faveur de l’adoption du modèle fédéral, et souhaite que les délégations de pouvoir aux autorités centrales aient pour seule mission de permettre le « fonctionnement du minimum de l’unité économique reconnue utile »28. Selon le Benelux, le maximum de décentralisation doit être recherché, en créant une fédération (appelée « confédération d’États ») dans laquelle la souveraineté est investie dans les états fédérés, qui délèguent expressément aux organes centraux les pouvoirs nécessaires à assurer notamment l’unité économique. Tous les pouvoirs non expressément délégués à l’autorité centrale leur appartiennent. Mais de Gruben admet toutefois : « Il y a un an, nous avions mis l’accent sur la décentralisation. Nous reconnaissons l’évolution de la situation générale », à savoir celle de la guerre froide29. Pour Fernand Muûls, qui sera le premier ambassadeur de Belgique en RFA, donner à l’Allemagne le masque d’une confédération n’est qu’une concession à cette partie de l’opinion qui en France, se berce des illusions d’antant à l’égard des Allemagnes »30. A ce moment, certains hommes politiques belges de la majorité expriment encore des craintes à l’égard de l’Allemagne. Ainsi le député socialiste de Mons, Louis Pierard, faisant écho à un article de La Relève affirme en juin 1948 que 95% des militants nazis ont été remis en circulation, et qu’ « on leur a rendu la clef des champs »31. Mais de façon générale, il est clair que la position belge à l’égard de l’Allemagne a évolué. Elle plaide toujours en faveur d’un régime de type fédéral par peur de son puissant voisin, mais se montre moins à cheval sur ce principe qu’auparavant. Ce en quoi elle se trouve cette fois plus proche des vues françaises, qui s’oppose à la conception anglo-saxonne préconisant davantage de centralisation. En effet, le mémorandum français du 20 mai 1948 propose d’« organiser l’Allemagne occidentale de telle manière qu’elle puisse par sa réhabilitation économique et par une organisation politique adéquate à la fois se relever sans redevenir agressive et résister à toute pénétration à l’Est »32. Mais la 25 26 27 28 29 30 31 32

AMAEB 12287, Spaak à Obert, 12 mai 1948 . AMAEB, 12287, note de de Gruben, 27 février 1948. Idem, 29 février 1948. Idem, 28 février 1948. Idem, 29 février 1948. Voir aussi F. VAN LANGENHOVE, La sécurité de la Belgique. Contribution à l’histoire de la période 1940-1950, Bruxelles, 1971, pp. 242-252. F. MUÛLS, Quarante années au service de l’Etat, 1919-1959, sl., p. 192. APC, 22 juin 1948, p. 18 . Copie dans AMAEB 12287.

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peur du communisme conduit les quatre grands à rapprocher leurs position. Dès lors, même sur la question de la Ruhr, la France était prête à lâcher du lest. Quant aux USA et la GB, comme le note la direction générale de la politique du ministère belge des Affaires étrangères, le 10 mars 1948, on entend tenir l’URSS en échec et empêcher que la misère ne pousse les Allemands vers les communistes33. En ce qui concerne le souhait français de séparation de la Westphalie et de la rhénanie du Nord ou de la séparation des deux du reste de l’Allemagne en y adjoignant le palatinat, la Belgique y est toujours opposée. Il en va de même pour le Luxembourg. Pour Bech, il faudrait plutôt «constituer aux frontières de son pays, un Etat Rhénan ou Rhéno-Westpalien catholique et rural, en dehors de la Ruhr. M. Bech craint qu’un Etat Rhénanie-Rurh-Westphalie, tel que l’envisagent les Anglo-Saxons, appuyés par la Hollande qui n’y voit que des « intérêts mercantiles » et admis par la Belgique, ne devienne un État prolétaire communiste dont le contact tout proche serait susceptible d’influences nocives sur nos régimes intérieurs »34. Quant à Spaak, il jugeait à ce propos en mars 1948 « opportun d’appuyer la thèse britannique relative à l’unité économique du Bassin de la Ruhr à maintenir dans l’État Rhénan Westphalien. Laisser en tous cas dans l’État rhénowestphalien la ligne de chemin de fer Aix-Cologne, d’importance capitale pour nous ». Et de préciser à l’intention de Goethaels, chef de la mission belge à Berlin : « N’ai pas le temps consulter La Haye, essayez concerter votre attitude avec collègues Benelux »35. Enfin, à propos de la question des revendications territoriales, la Belgique ne revendique que des modifications minimes. De Gruben note le 26 avril 1948 : « Nous devons insister sur la suppression des enclaves à l’Ouest du chemin de fer pour nous libérer des servitudes qui le grèvent. Pour la commune de Rootgen, située à l’Est du chemin de fer, il y aurait lieu peut-être d’organiser un plébiscite »36. Il ne s’agit donc pas de revendiquer des territoires dans le cadre d’une volonté de punir l’Allemagne, mais seulement de corriger des anomalies, des liaisons ferroviaires. Au terme des négociations de Londres, la diplomatie belge se montre satisfaite, ainsi qu’en témoigne la note du directeur général de la politique destinée à son ministre, datée du 14 juin 194837. Les conversations ont été favorables à la sauvegarde des intérêts belges en Allemagne, alors que la Belgique fait partie du Comité international de la Ruhr et obtient la promesse de l’examen immédiat de ses revendications en matière territoriales. A cet égard, on relèvera que le 14 novembre 1946, la Belgique avait demandé une rectification de frontière englobant en territoire belge le chemin de fer Raeren-Kalrerherberg soit 30 km2 et 3850 habitants38. Une seconde revendication, qui visait essentiellement la forêt à l’est d’Elsenborn, déposée au printemps 1948 y ajoutait 40km2 et 300 âmes. En avril 33 34 35 36 37 38

AMAEB, 1287 II, note émanant de la direction générale de la politique du ministère belge des Affaires étrangères, le 10 mars 1948. AMAEB, 12288, Berryer , ministre de Belgique à Luxembourg, à Spaak, Luxembourg, 8 avril 1948. AMAEB, 12289, Spaak à Goethaels, 27 mars 1948. AMAEB, 12287, note de de Gruben, 26 avril 1948. AMAEB, 12287 II. Note directeur général de la politique à Spaak, 14 juin 1948. G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, p. 351.

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1949, dans le souci de poser un geste politique à l’égard de l’Allemagne, Spaak rendit public que la Belgique ne comptait pas faire des questions territoriales son cheval de bataille39. Paul van Zeeland, qui lui succèdera aux Affaires étrangères en août 1949 se montrera un peu plus revendicatif. D’après Fernand Muûls, premier ambassadeur de Belgique à Berlin, sa mission en Allemagne comportait avant tout aux yeux de van Zeeland la poursuite des négociations touchant les modifications à apporter au tracé de la frontière. Il n’était pas satisfait du résultat des pourparlers poursuivis jusqu’alors (…), mais, me dit-il, « nouveau balai balaie bien, je compte sur vous pour aboutir »40. « Jusqu’à quel point se sent-il réellement obligé, s’interroge Muûls, de suivre les imaginations romanesques de certains parlementaires de son parti que semble animer la ‘passion des conquêtes’ », ou souhaite-t-il confirmer au chancelier Adenauer que la négociation se bornerait ainsi à un simple aménagement de la frontière avec le transfert d’enclaves territoriales de part et d’autre mais sans annexion véritable ? Notons encore que le 7 mai 1951, Léopold III, dont la fille Joséphine-Charlotte avait été dans la même classe à Laeken que Godelieve, la fille de Muûls, lui confie qu’à son estime il conviendrait d’éviter tout l’acquisition de territoire allemand afin de ne pas augmenter les difficultés rencontrées déjà dans le passé, principalement à Eupen, dont une partie de la population était restée attachée à son ancienne patrie41. Il reste que le contentieux territorial connaîtra encore diverses péripéties et ne sera réglé entre la Belgique et la RFA qu’en septembre 195642.

Une délégation individuelle ou une délégation Benelux ? Si la Belgique se montre satisfaite face aux discussions de Londres, ne peut-on pas dire qu’en réalité, ce que la Belgique a surtout pu obtenir à la Conférence de Londres, c’est d’y participer ? Il est permis de le penser. En effet, on ne voit pas d’autres résultats très concrets qui lui soient favorables. Par contre, le Benelux, malgré l’opposition du général Clay, dans un premier temps, participera aux travaux de Berlin du 19 mars au 12 avril 1948 en exécution des décisions de la conférence de Londres. Aux yeux de Goethals, chef de la mission belge à Berlin, c’est dû à la réalisation de plus en plus claire de l’importance mondiale du groupe Benelux43. Dans une note émanant de la direction générale de la politique, on lit même que les pays du Benelux n’ont rien obtenu si ce n’est « la consécration de la représentation effective de leur groupe auprès des autorités d’occupation occidentales »44. Il est d’ailleurs tonique de relever qu’il est ajouté que si des circonstances extérieures telles que le Plan Marshall ou le discours de Bevin45 ont joué, il est de l’intérêt de la Belgique de « promouvoir cette méthode de délégation commune » des pays du Benelux46. La remarque est d’autant plus intéressante, que dans un 39 40 41 42 43 44 45 46

J. WUILLEQUET, Paul-Henri Spaak, un homme des combats, Bruxelles, 1975, pp. 146-147. F. Muûls, Quarante années au service de l’Etat, 1919-1959, s.d., sl. p. 223. Ibid., pp. 224-226. J. WUILLEQUET, op. cit., p. 147. AMAEB, 12289, Goethals à Spaak, 10 avril 1948. AMAEB, 12288, note émanant de la direction générale de la politique, 10 mars 1948. Voir ci-dessous. Ibid.

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premier temps, Spaak avait refusé l’offre néerlandaise de constituer une délégation commune. Mais c’est la pression des puissances invitantes, qui préféraient nettement discuter avec une délégation conjointe, et qui ont marqué leur regret de ne pas voir de délégation conjointe, qui a conduit Spaak à se soumettre à l’idée47. Il était finalement prévu que les délégations s’efforcent d’agir de la façon la plus unanime possible, se concertent à l’avance sous la présidence de l’ambassadeur des Pays-Bas à Londres, car il est le plus âgé des trois ambassadeurs des pays du Benelux. Il sera donc le porte-parole de leur position commune, établie le matin de chaque réunion au cours d’un contact à trois. Chaque délégation se réserve le droit d’exprimer les vues de son gouvernement dans le cas où l’accord n’aurait pu s’établir sur une conception commune ou si un problème était soulevé qui intéressait particulièrement le pays qu’elle représente. Même s’il y avait déjà eu, le 26 novembre 1947, une note conjointe des trois gouvernements à la conférence des ministres des Affaires étrangères à Londres relative aux affaires allemandes, de Gruben écrit encore le 26 février 1948 à propos de cette idée de délégation commune: « Le ministre (Spaak) n’est guerre enclin à appuyer ni à s’identifier avec certaines revendications d’ordre territorial et économique présentées par les Hollandais. Il craint d’ailleurs de la part de ceuxci une manière hargneuse dans la présentation de leurs prétentions à laquelle il a le souci d’éviter de nous associer ». On notera aussi que le 8 mars 1948, dans une lettre adressée à Spaak, Obert de Thieusies se montre moins enthousiaste que ne l’était de Gruben après l’expérience de Londres quant à la délégation commune écrivant à Spaak qu’elle pouvait certes être renouvelée mais qu’un roulement s’imposait, de peur que ne se développe « une politique à directive hollandaise dont nous deviendrons les partenaires de second rang ». Comme l’a bien observé Ginette Kurgan, « ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater l’écart entre le prestige qu’avait acquis le groupe du Benelux sur le plan international et la fragilité des liens qui unissaient ses membres »48. Au-delà, cette collaboration des pays du Benelux n’était pas sans rappeler les négociations préparatoires à la signature du Pacte de Bruxelles. Par le traité de Dunkerque du 5 mars 1947, les gouvernements britanniques et français s’étaient engagés à unir leurs efforts en cas d’attaque, de politique agressive de la part de l’Allemagne, ou de manquements de celle-ci à l’égard de ses devoirs de vaincue. C’est sur cette base que Paris et Londres proposent aux pays du Benelux d’harmoniser la politique étrangère de leur pays. A la Chambre des Communes, Ernest Bevin, alors ministre des Affaires étrangères, appelle à une union et à la signature de traités entre les « nations libres d’Europe occidentale » en des termes qui restent toutefois assez imprécis, notamment en raison des divergences de vues existant au sein de son cabinet sur la question. Il cite toutefois la France et le Benelux. Spaak salue avec enthousiasme ce discours. Le 14 février 1948, Pays-Bas, Luxembourg et Belgique répondent d’une seul voix, bien que le traité d’union douanière qui venait d’entrer en vigueur ne les y obligeait pas. Il reste qu’en insistant sur l’insuffisance d’un élargissement du traité de Dunkerque apparaissant trop anti-allemand, le Benelux fait, en bonne partie sous l’impulsion de Spaak, 47 48

AMAEB, 12287 IA, Walravens à Spaak, Londres, 24 février 1948. Ibid., note de la direction générale de la politique du 25 février 1948. G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. « La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948 », p. 360.

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une contre-proposition et préconise l’élaboration dans le cadre des NationsUnies, d’un pacte régional permettant une coopération régionale, à vocation non seulement militaire mais aussi économique, sociale et culturelle, et s’inspirant du traité interaméricain de Rio, du 2 septembre 1944 et relatif à l’assistance mutuelle. Il s’agit d’une modification fondamentale de la proposition franco-britannique à laquelle Spaak aurait pourtant voulu adhérer en 1947. Entre-temps, le coup de Prague encourage les négociateurs à aboutir rapidement à un accord et à mettre moins de gants vis-à-vis des Soviétiques. Comme après le rejet par l’URSS et ses satellites de la proposition Marshall, la tension est encore montée d’un cran. Staline, ou la peur du communisme en général, ont de fait joué un rôle moteur dans le processus d’intégration européenne. Comme l’a écrit Jean Stengers, au moment de la signature du traité de Bruxelles, Staline et le général Marshall, bien qu’ils n’étaient pas dans la salle, n’en étaient pas moins des auteurs essentiels49. Au cours des négociations, Spaak, qui entre mars 1947 et juin 1949 est non seulement Premier ministre mais aussi ministre des Affaires étrangères, joue un rôle important. La formule Benelux va d’ailleurs dans le sens du discours qu’il a prononcé au Parlement en septembre 1944. Il attache beaucoup de prix à ce projet, et ce même si à ses yeux, il ne doit s’agir que d’une première étape au regard de l’énorme travail à accomplir en vue de construire l’Europe. La formule Benelux a la préférence de Washington qui fait pression en ce sens auprès de Paris et de Londres. La conférence des Cinq qui se tient à Bruxelles du 4 au 17 mars 1948 élabore un traité qui va bien dans la direction prônée par le Benelux et qui comme l’a noté Antonio Varsori se situe entre l’intégration européenne et l’alliance atlantique50. En conclusion, si la mise sur les rails de Benelux s’est faite difficilement, si le Benelux économique n’est que dans une phase de construction très progressive, le Benelux politique, qui n’existe pas juridiquement a acquis un forte cohésion, ce qui se manifeste précisément en particulier aux cours des négociations relatives au Plan Marshall, au traité de Bruxelles et à l’avenir de l’Allemagne.

Après la conférence de Londres : la continuité Il serait erroné, nous l’avons vu, de croire que la présence du Benelux à la conférence de Londres a permis aux trois pays qui le composent de peser sur le cours des décisions relatives au devenir de l’Allemagne. Le 4 mai 1948, Walter Loridan, le directeur général de la politique se plaint du fait que « les trois grands alliés nous placent devant une manière de fait accompli »51. En décembre 1948, le gouvernement belge doit demander d’être consulté sur le statut d’occupation de l’Allemagne52. Mais la Belgique désire-t-elle vraiment peser davantage ? Il est permis d’en douter. Elle se complaît quelque peu dans une attitude de retrait. Révélatrice est 49 50 51 52

J. STENGERS, art. « Paul-Henri Spaak et le traité de Bruxelles de 1948 », dans R. POIDEVIN (dir.) Histoire des débuts de la construction européenne. Mars 1948-mai 1950, actes du colloque de Strasbourg des 28-30 novembre 1984, Bruxelles, 1986, p. 141. A. VARSORI, Il Patto di Bruxelles (1948) : Tra integrazione europea e alleanza atlantica, Rome, 1988. AMAEB, 1287 II, note de Loridan du 4 mai 1948. AMAEB, 12253, Obert à Spaak, Londres, 15 décembre 1948.

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en effet cette note du Baron de Gruben datant du 30 décembre 1948 : « C’est dans la région de la Ruhr que sont concentrés les principaux problèmes relevant de la sécurité et de l’économe dans les rapports de la Belgique avec l’Allemagne, écritil, d’où le prix que la Belgique attache à sa participation au contrôle international de la Ruhr ». Mais il en résulte, poursuit le directeur général de la politique, qu’il « n’apparaît pas que nous devions solliciter un accroissement de notre participation aux affaires allemandes particulièrement à un moment où le régime de gouvernement militaire est en voie de transformation et se réduira à l’exercice de certains droits réservés –considérables d’aileurs- à l’égard du gouvernement provisoire allemand qui sera institué à bref délai. Cette participation nous ferait assumer des obligations sans proportion avec nos intérêts et nos obligations de caractère international, et nous entraînerait à supporter des charges financières considérables. On peut ajouter qu’une requête de ce genre serait considérée comme intempestive et outrecuidante et n’aurait aucune chance d’être accueillie »53. En clair, les Belges cherchent essentiellement pas l’intermédiaire du consulat général à Francfort, ouvert en 1948, à renouer un courant d’affaires, à obtenir des commandes importantes pour l’industrie belge54. En ce qui concerne les projets de Constitution, la diplomatie belge les épluche, donne son avis, mais sans grande conviction. L’ambassadeur de Belgique à Londres estime d’ailleurs dès juin 1948 que « c’est se leurrer que d’invoquer qu’une Allemagne devenue libre et démocratique supportera à la longue le carcan d’une constitution qui leur aurait été partiellement imposée. Nous pouvons encourager certaines tendances (au fédéralisme par exemple), mais devons chercher notre sécurité ailleurs que dans l’organisation politique de l’Allemagne »55. En clair, le gouvernement belge peut avoir trois attitudes par rapport au projet de constitution allemande : faire connaître aux trois puissances occidentales ses remarques ; s’abstenir de formuler ses observations et partant ne prendre aucune responsabilité ; faire savoir au moment opportun que le gouvernement belge est d’avis après avoir donné des conseils aux constituants allemands, qu’il est préférable de leur laisser la liberté d’établir les institutions de leur choix. La direction générale de la politique optait pour cette dernière solution. De fait, comme l’indiquait déjà le communiqué à six sur l’Allemagne du 7 juin 1948, les populations des différents états allemands devraient être laissées libres de se donner l’organisation politique et les institutions qui leur permettent d’assumer dès maintenant les responsabilités qui soient compatibles avec les exigences minimales de l’occupation et du contrôle et finalement la responsabilité entière de gouvernement. De même, l’organisation occidentale sur le plan politique (avec le pacte atlantique), et sur le plan économique (avec l’aide Marshall), postulent l’intégration d’une Allemagne dotée d’institutions autonomes et d’un gouvernement responsables. De plus, l’intervention des alliées dans la restauration de l’autorité politique doit être limitée, car il n’est pas possible de brider l’expansion allemande de toutes les manières possibles et en même temps de faire appel, de compter sur sa collaboration. Enfin, plusieurs mécanismes répressifs ou préven53 54

55

AMAEB, note de de Gruben du 30 décembre 1948. M. DUMOULIN, « L’Allemagne et l’Europe vues par les Belges : de la défiance à la méfiance constructive (1949-1957) », dans G. MÜLLER (ed..), Deutschland und der Westen, Stuttgart, 1998, p. 193. Voir aussi F. COGELS, Souvenirs d’un diplomate. Du gâteau avec les duchesses ?, Bruxelles 1983, pp. 101-123. AMAEB, 1287 II, 3 juin 1948, de Thieusies à Spaak .

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tifs ont été mis en place par les accords de Londres. Sur le plan sur le politique, le statut d’occupation ; au plan militaire, l’office de sécurité militaire (chargé notamment de contrôler des accords sur le niveau de l’industrie allemande) ; sur leplan économique, l’autorité internationale de la Ruhr (organisme ayant à la fois une fonction préventive et une fonction constructive). Ces organisations s’opposent, aux yeux de la diplomatie belge, de façon durable à la renaissance de l’esprit ou des possibilités d’agression. En conclusion, il est, aux yeux de la direction générale de la politique, plus que probable que ce résultat portera des inconvénients, que l’Allemagne se donnera des institutions très centralisées. Mais du moins, pourra-t-on traiter avec une Autorité responsable et représentative parce que librement constituée. Et les engagements que le nouveau gouvernement allemand contractera sur le plan intérieur auront plus de valeur que ceux d’un gouvernement fantoche56.

La création de l’Allemagne et l’opinion publique Le fameux programme de Noël 1945 du PSC s’exprime à propos de l’Allemagne en ces termes: « la volonté d’une politique de fermeté et non de surenchère interalliée, allant de pair avec la volonté de replacer le peuple allemand à une place honorable dans le concert des Nations lorsqu’il aura été désintoxiqué du poison hitlérien et du militarisme agressif »57. Ces propos, qui reflètent l’opinion qui prévaut dans les autres partis, tranchent avec des voix de la vieille droite en faveur de solutions plus radicales. Mais globalement, il est « significatif, écrit Michel Dumoulin, de constater que l’opinion prévalant dans les partis se retrouve au niveau des réactions épidermiques de la population. C’est ainsi que la présence de 64.000 prisonniers de guerre allemands dans les charbonnages et dans d’autres industries après 1945 permet de constater une très rapide évolution des esprits de l’hostilité à la sympathie »58. Cette évolution psychologique connaît une notable exception. L’idée du réarmement allemand ou du relèvement économique trop prononcé de l’Allemagne reste très sensible. Lorsqu’en 1950, l’INSOC pose la question suivante : « Il apparaît que certaines puissances occupantes de l’Allemagne cherchent à favoriser le relèvement économique, et surtout industriel de ce pays. Approuvez-vous cette politique ? », 36,7% l’approuvent, mais 37,4% déclarent le désapprouver, alors qu’un haut taux (25,9%) de « sans opinion » est à relever59. Les désapprobations sont surtout relevées dans les milieux industriels et urbains, avec comme motif fréquemment invoqué : « l’instinct de domination des boches [sic !]»60.

56 57 58

59 60

AMAEB, 12253, 30 mars 1949, note émanant de la direction générale de la politique, 30 mars 1949. Les chantiers sont ouverts…Quel sera l’architecte… ? PSC, Parti Social Chrétien, s. l., 1945, p. 109. Ph. SUNOU, Les prisonniers de guerre allemands en Belgique et la bataille du charbon 1945-1947, Bruxelles, 1980, pp. 77-80. ; M. DUMOULIN, « L’Allemagne et l’Europe vues par les Belges : de la défiance à la méfiance constructive (1949-1957) », dans G. MÜLLER (ed..), Deutschland und der Westen, Stuttgart, 1998, p. 12. Institut universitaire d’information sociale et économique (INSOC), Bruxelles, 1950, 3, p. 41. Ibid,. 39-45.

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La même année, 67,9% des personnes interrogées se disent opposées à l’idée de permettre à l’Allemagne de se doter d’une armée entièrement autonome 61, alors que 54,3% estiment qu’il faut permettre le réarmement de l’Allemagne en vue de pouvoir contribuer à la constitution de l’armée européenne. Cette crainte du réarmement allemand n’évolue pas rapidement. A la question posée en 1955 « Connaissez-vous dans leurs grandes lignes les dispositions des récents accords internationaux dits accords de Londres, devenus ceux de Paris qui prévoient le réarmement de l’Allemagne occidentale ? », 22,8% des sondés répondent « d’une façon assez précise », 52,04% « d’une façon vague» et 25,16% « pas du tout » 62. Par contre, malgré la mauvaise maîtrise du texte, 54,29% des personnes interrogées n’hésitent pas à ajouter qu’elles désapprouvent le réarmement de l’Allemagne occidentale tel qu’il est prévu par les accords de Paris, alors que 45,71% s’y disent au contraire favorables. C’est que 43,05% des sondés estiment que l’Allemagne une fois réarmée deviendra un danger pour la paix en Europe, alors que 34,38% pensent qu’à l’inverse, elle contribuera à la paix 63.

Au-delà de la question du réarmement qui reste assez épidermique, on constate peu d’intérêt dans la population belge pour la question allemande. Peu d’articles y sont consacrés dans la presse belge64. Mais les quelques textes publiés sur la question défendent des thèses qui, à l’exception de la presse communiste, ne s’éloignent pas souvent de la position gouvernementale. Nous devons toutefois relever que Georges Blum, correspondant de La Libre Belgique à Berlin puis à Bonn, alsacien anti-allemand, aux dires d’un de ses collègues, écrit des articles très germanophobes65.

Conclusions Assez rapidement après la guerre, la Belgique se rend compte que le relèvement de l’Allemagne sur le plan économique entre également dans ses intérêts, ce qui ne veut pas dire que les questions de sécurité soient pour autant négligées, ce qui est particulièrement marquant dans les réactions belges relatives au projet de Constitution de la future RFA. Mais comme le note Kurgan, « avec l’aggravation de la guerre froide à partir de l’été 1947, la nécessité d’une collaboration avec l’Allemagne occidentale l’emporte, tandis que s’offre après de multiples déboires l’occasion de discuter du sort de l’Allemagne avec les trois grandes puissances occidentales et d’obtenir une participation au contrôle de la Ruhr »66. Bref, la Belgique est toute heureuse d’être admise à la table des négociations, tout en mesu61 62 63 64 65 66

Ibid., n° 5, pp. 27-28. Voir aussi M. DUMOULIN, «L’Allemagne et l’Europe vues par les Belges : de la défiance à la méfiance constructive (1949-1957)», in: G. MÜLLER (Hrsg.), Deutschland und der Westen, Frans Steiner, Stuttgart, 1998, pp. 193-202. Idid., p. 18. Ibid., pp. 30-32. I. GENGLER, La Belgique face au relèvement de l’Allemagne fédérale dans le cadre de la construction européenne (mai 1949-avril 1951), Université catholique de Louvain, mémoire de licence en histoire, 1990, p. 162 P. STEPHANY, La Libre Belgique. Histoire d’un journal libre, 1884-1996, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1996, p. 272. G. KURGAN-VAN HENTERYK, art. “La Belgique et le relèvement économique de l’Allemagne 1945-1948”, pp. 362-363.

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rant bien que son poids restera fort limité. Pour l’heure, il importe de redorer l’image de sa diplomatie après les heures pénibles de 1940, et de retrouver une place dans le concert des nations. Deuxièmement, alors que le Benelux semble marquer davantage de visibilité vis-à-vis de l’extérieur à la faveur des débats relatifs à l’avenir de l’Allemagne, en interne, les discussions restent parfois très sensibles. Certes, Bruxelles et La Haye s’accordent au regard du danger russe à se montrer plus souple face au sort de l’Allemagne, voire à aider celle-ci à revivre ; certes, -signe de l’émergence d’un Benelux politique-, un véritable front commun se dessine comme à la conférence de Londres ou lors du Pacte de Bruxelles, mais il reste difficile à concrétiser, notamment au vu de la crainte des Hollandais à l’égard de la présumée tendance des Belges d’épouser les thèse françaises. Celle-ci est pourtant démentie par les faits. Notons par exemple le refus de Spaak de voir la séparation de la Rhénanie ou l’inquiétude très sérieuse de l’industrie belge face au plan Monnet67. D’autre part, la Belgique se montre soucieuse de ne pas voir les Pays-Bas exercer une sorte de leadership au sein de ce même Benelux à la faveur des discussions sur l’avenir de l’Allemagne. Du reste, la question de la création de la RFA ne constitue en rien une pierre d’achoppement pour le gouvernement. Au terme d’un débat sur la question à la Chambre, le 22 juin 1948, Spaak souligne que le ton général de la discussion a été « raisonnable »68. A l’instar de l’ensemble des problèmes relevant de la politique étrangère, les trois grands partis sont globalement d’accords sur la ligne de conduite à adopter. Seuls les communistes s’opposent en réalité à la politique du ministre des Affaires étrangères. Ce qui n’a rien d’étonnant au vu du développement de la guerre froide, qui change la donne, et attire de plus en plus l’attention des diplomates belges. Comme le souligne le Baron Guillaume, dans une note datée du 13 avril 1950, quels que soient les sentiments qu’inspire l’Allemagne, quelques que soient les souvenirs que les cruautés hitlériennes ont laissé dans nos régions, les craintes de voir nos voisins de l’Est redevenir assez forts pour tenter une troisième fois la conquête de l’Europe, il n’en reste pas moins qu’à l’heure présente, le seul danger qui préoccupe tous les esprits vient d’une possible agression de l’URSS. Il ajoute que même si le potentiel militaire des pays européens du pacte de Bruxelles et de l’Altantique était utilisé, il serait insuffisant pour arrêter la marée russe si les possibilités allemandes n’étaient pas utilisées. Au-delà, à ses yeux, il serait anormal que les soldats belges livrent avec les alliés, bataille sur le territoire allemand et donnent leur sang pour la défense de l’Occident sous les yeux des jeunes Allemands venus en spectateurs. D’autant plus que de spectateurs, ils pourraient devenir arbitres une fois que les deux camps se seraient affaiblis »69. Comme le souligne Phare Dimanche, un hebdomadaire qui accordait une place importante à la politique étrangère, le 11 septembre 1949 : « On ne choisit pas ses parents. Qu’on le veuille ou non, qu’il faille s’en réjouir ou s’en lamenter, l’Allemagne fait partie de la famille européenne (…). Il faut réintégrer

67 68 69

Ibid., p. 363. APC, séance du 22 juin 1948, p. 18. M. DUMOULIN, «L’Allemagne et l’Europe vues par les Belges : de la défiance à la méfiance constructive (1949-1957)», p. 198.

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l’Allemagne au plus tôt dans la famille européenne »70. Et le groupe de La Relève d’affirmer plus positivement en avril 1950, se trouvant en cela plus en phase avec les positions du gouvernement belge : « L’Europe ne pourra vivre si l’Allemagne n’y est pas admise »71. Vincent Dujardin est Professeur à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, chercheur qualifié du FNRS.

ZUSAMMENFASSUNG Während des zweiten Weltkrieges beschäftigten sich die belgischen Diplomaten, unter ihnen Paul-Henri Spaak, schon für die Problematik des künftigen Status Deutschlands. Es predigte Mäßigung, sogar Großzügigkeit, in wirtschaftlicher Hinsicht, wohl um die Fehler des Friedensvertrags von Versailles zu vermeiden aber auch unter Berücksichtigung des beträchtlichen Handels mit Deutschland. Die Intensivierung des Kalten Krieges bekräftigte noch den Standpunkt derjenigen, die den mächtigen Nachbarn nicht unbedingt schwächen wollten und folglich kein Gewicht auf die Dezentralisierung der Macht in der zukünftigen BRD legten oder die Gebietsansprüche mildern wollten. Sicherheitsfragen wurde keine besondere Aufmerksamkeit gewidmet, obwohl sie delikate Angelegenheiten für die belgische Öffentlichkeit waren. Belgien, das sich seiner beschränkten politischen Bedeutung bewusst war und sein Image auf internationaler Ebene wieder aufzuwerten wünschte, war froh, an den Verhandlungen über die Zukunft Deutschlands teilzunehmen. Damit wurde das vorrangige Ziel verfolgt, die belgische Kooperation in internationalen Angelegenheiten zu festigen, obwohl es klar war, dass sie die Debatten kaum beeinflussen konnten. Bei dieser Gelegenheit erlangte die von Meinungsverschiedenheiten sogar Rivalitäten geprägte politische Benelux-Union, die gerichtlich nicht existierte, eine anscheinende Kohäsion, insbesondere bei der London Konferenz. Übrigens, wie bei alle außenpolitischen Frage, bestand ein Konsens zwischen den drei wichtigsten Parteien über die Bildung der BRD. Außerdem wurde es auch daran gedacht, dass die Errichtung Europas nur mit Deutschland als Mitglied möglich wäre. Was die Quellen betrifft, resultiert dieser Beitrag aus einer systematischen Untersuchung der Archive des belgischen Außenministeriums, sowie der Berücksichtigung der bestehenden Literatur und der belgischen politischen Annalen.

SUMMARY During World War II, Belgian diplomacy already took an interest in the status of post-war Germany and advocated moderation, even generosity, in the economic sphere. Admittedly, this was meant to avoid such mistakes as those that had resulted from the Versailles Treaty but also to take into account the numerous trade 70 71

Cité ibid., p. 193. Ibid., p. 193

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exchanges between both countries. The deep tensions caused by the Cold War reinforced the position of those who opposing any decision meant to weaken the powerful neighbour and who, for example, did not particularly insisted in the devolution of power within the future Federal Republic of Germany or even tried to lower some territorial claims. Security related questions did not attract particular attention, although they were a sore point for the public opinion. Well aware that its political influence was rather limited and concerned with the need to restore its image on the international stage, Belgium felt delighted to take part in the talks about the future of Germany. It sounded like an opportunity to consolidate Belgian cooperation in international affairs, although there was already no denying that Belgium would hardly have any influence on discussions. On this occasion and in spite of some internal discrepancies, the Benelux political union, which juridically speaking did not exist, displayed a seeming cohesion which will particularly be present during the London conference. Besides, like with most questions related to foreign affairs, there was some kind of consensus on the Federal Republic of Germany's creation between the three most important parties. Moreover, the idea prevailed that the European construction would only be possible with the participation of Germany. As far as sources are concerned, the present text results from the systematic consultation of Belgian Foreign Ministry's archives as well as from taking into account existing literature as well as Belgian parliamentary annals.

LA FRANCE FACE A L’EMERGENCE DE LA REPUBLIQUE FEDERALE D’ALLEMAGNE RÉFLEXIONS MÉTHODIQUES SUR UNE POLITIQUE À MULTIPLES VOLETS RAINER HUDEMANN « L’Allemagne retrouve son vieux caractère. Malgré le courant antimilitariste qui paraît dominer chez elle à l’heure actuelle, son nationalisme s’accentue de jour en jour. » Ainsi s’écria, dans son rapport mensuel du 27 décembre 1950, André François-Poncet, Haut-Commissaire de la République Française en Allemagne et supposé être l’un des meilleurs spécialistes de ce pays.1 Involontairement, il exprima ainsi une grande partie des difficultés inhérentes à la politique française vis-à-vis de la République fédérale naissante. Le but de ces réflexions n’est pas de dresser un tableau événementiel des positions françaises au moment de la fondation de la République fédérale. Nous souhaitons réfléchir, un bon quart de siècle après le début du tournant dans la recherche sur la politique allemande de la France après 1945, à un certain nombre de problèmes qui ont échelonné et qui expliquent l’évolution de la recherche. Raymond Poidevin a été le pionnier le plus perspicace de ce tournant.2 Lui et Marie-Thérèse Bitsch ont été à l’origine d’un nombre considérable de travaux qui ont produit et approfondi ce tournant, et dont certains auteurs collaborent à ce volume. L’image bien connue et très répandue d’une France purement revancharde et exploiteuse avant que Robert Schuman ne lui ouvre d’autres perspectives en 1950, et que j’appellerai image de marque première mouture, a fait place depuis la fin des années 1970 à une analyse de plus en plus affinée. Ce processus est toujours en cours, et chaque nouvelle recherche basée sur les sources et sur une réflexion méthodique différenciée réserve encore des surprises. Bien que l’interprétation soit souvent compliquée, et qu’elle puisse diverger concernant des points particuliers des réalisations françaises, toutes ces recherches concordent sur le fait que dès 1945/46, la politique française effectivement mise en œuvre ne relevait plus d’une pure idée de revanche et d’exploitation. Néanmoins, ces idées « première mouture » refont encore surface – soit à l’occasion des anniversaires du Plan Schuman en 1950 ou du traité franco-allemand de 1963, soit dans la presse de qualité, tel le Spiegel ou la Frankfurter Allgemeine Zeitung pendant les mois précédant ce colloque, soit même dans certaines publications scientifiques, écartant ce que l’on a appris depuis plusieurs décennies, sinon souvent dès l’après-guerre.

1 2

Cité par Hélène Miard-Delacroix, Question nationale allemande et nationalisme. Perceptions françaises d’une problématique allemande au début des années cinquante, Villeneuve d’Asq 2004, p. 7. Raymond Poidevin a dressé un bilan de ses vastes et nombreux travaux précurseurs dans: Robert Schuman homme d’Etat 1886-1963, Paris 1986. Cf. notamment aussi id., Frankreich und die Ruhrfrage (1945-1951), in: Historische Zeitschrift 228 (1979), p. 317-334, et La politique allemande de la France en 1945, in: Maurice Vaïsse (éd.), 8 mai 1945: La victoire en Europe, Paris 1985, p. 221-238.

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Pourquoi donc la voie du « cher voisin » au « voisin chéri » – pour reprendre la formule forgée pendant ce colloque par Robert Frank – a-t-elle été semée d’autant d’entraves sur le plan politique comme sur celui de l’historiographie? Les difficultés pour comprendre la capacité de la France à faire évoluer ellemême ses positions vis-à-vis de l’Allemagne, sont le miroir de l’impressionnante complexité de la situation française après la guerre et des interactions francoallemandes. Et pourtant, à condition de prendre en considération les composantes de cette complexité, les positions françaises se révèlent moins contradictoires en elles-mêmes et moins illusoires : la France a remporté plus de succès qu’on ne l’a parfois considéré. Je voudrais aborder la problématique par trois approches de réflexions: d’abord sur les composantes d’une politique ambivalente, ce qui conduit à quelques considérations méthodiques sur la recherche, pour en arriver au potentiel constructif d’une constellation a priori entièrement conflictuelle.

I. Composantes d’une politique ambivalente Trois mots clefs des objectifs français dans la politique allemande, intrinsèquement liés entre eux et apparemment clairs, permettent en réalité déjà d’apercevoir l’ambivalence de cette décennie d’après-guerre : Grandeur, Sécurité, Charbon.3 1° Grandeur. La grandeur de la France, incarnée dans la célèbre formule du Général de Gaulle, se symbolisait tout d’abord sur le plan international: siège permanent au Conseil de Sécurité aussi bien que responsabilité pour l’Allemagne dans son ensemble, comme le formulaient les Accords de Paris en octobre 1954. La défense acharnée de cette responsabilité interalliée par la France, par exemple dans le statut de la ville de Berlin, s’expliqua jusqu’en 1990 non seulement par l’amitié avec la République fédérale, mais tout autant par l’obligation qu’elle comportait pour les autres Alliés et tout particulièrement pour les Soviétique souvent enclins à considérer la France comme puissance de deuxième rang, de la traiter en partenaire égal. De par son objectif même, la grandeur de la France reliait donc, précisément sur le plan diplomatique destiné à son maintien, la suprématie française aux intérêts de la R.F.A. L’évolution parallèle vaut sur le plan militaire.4 2° Sécurité. La sécurité de la France fut le deuxième pilier de sa grandeur, après trois guerres en 70 ans. Mais que voulait dire « sécurité » en 1945 ? L’idée d’une reprise toute simple de la politique de 1919, comme l’avait vue la recherche pendant longtemps, fut expressément écartée dès la première directive secrète pour la politique allemande et d’occupation, décidée le 20 juillet 1945 sous la présidence du Général de Gaulle lui-même, que j’ai découverte seulement en 1985.5 En 3 4 5

Je reprends ici une formule de l’Ambassadeur Jean Basdevant, après la guerre jeune porteparole du Quai d’Orsay, dans une conversation en 1979. Mes travaux doivent beaucoup à son soutien décisif. Cf. notamment les analyses pertinentes de Georges-Henri Soutou, dont: La Guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Paris 2001; id., L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris 1996. Rainer Hudemann, [Documentation:] Directives pour notre action en Allemagne (20.7.1945), in: Henri Ménudier (éd.), L’Allemagne occupée 1945-1949, Paris 1989, p. 221-242. Pour

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effet, un pur affaiblissement de l’Allemagne n’avait décidément pas fait ses preuves pendant l’entre-deux-guerres. Aux deux volets économique et militaire de cette ancienne politique s’ajouta donc dès l’été 1945 un troisième volet: démocratiser la société allemande afin de la rendre moins agressive et moins autoritaire. Que la France ait été, parmi les puissances occupantes occidentales, la seule à s’être attaquée dans sa politique sociale aux structures de classe de la société allemande, et ceci parfois même au détriment des intérêts économiques et financiers français,6 avait son origine dans cet objectif de « démocratisation » comme le Gouvernement militaire l’appela officiellement dans ses ordres internes depuis octobre 1945. La grande réforme de la sécurité sociale en zone française en 1946 luttait contre la structure de classe du système allemand, forgé dans les critères d’une société de classes par son rôle de précurseur en Europe au XIXe siècle.7 Ni les Britanniques, ni les Américains n’entreprirent de telles réformes dans leurs zones. La politique culturelle,8 loin d’avoir seulement une fonction de palliatif pour les charges de l’occupation comme une partie de la recherche l’a longtemps considéré, devint un autre pilier essentiel de cette politique de démocratisation. Elle fut formulée par exemple, une fois de plus, sous la responsabilité directe de de Gaulle, dans la première directive gouvernementale sur la « pédagogie nouvelle » dans les écoles, décidée début novembre 1945.9 Expositions historiques et artistiques – ces dernières analysées tout récemment par l’historien de l’art Martin Schieder10 dans un livre fascinant – théâtre, cinéma, livres scolaires, premières

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l’ambivalence de ce document et la difficulté de son interprétation cf. Rainer Hudemann, Lehren aus dem Krieg. Anfänge neuer Dimensionen in den deutsch-französischen Beziehungen 1945, in: Rüdiger Hohls, Iris Schröder et Hannes Siegrist (éds.), Europa und die Europäer. Quellen und Essays zur modernen europäischen Geschichte, Stuttgart 2005, p. 428-435. Par exemple dans le rétablissement rapide, dans la sécurité sociale, de l’auto-gestion habilitée à décider des prestations et touchant ainsi directement les moyens de l’Etat à payer les frais d’occupation. Les fonds très importants consacrés aux blessés de guerre et leurs familles furent directement imputables à l’Etat. Pour les réformes sociales et le poids des syndicats allemands dans les processus de décision cf. Rainer Hudemann, Sozialpolitik im deutschen Südwesten zwischen Tradition und Neuordnung 1945-1953. Sozialversicherung und Kriegsopferversorgung im Rahmen französischer Besatzungspolitik, Mainz 1988; Alain Lattard, Gewerkschaften und Arbeitgeber in Rheinland-Pfalz unter französischer Besatzung 1945 bis 1949, Mainz 1988; Hans-Christian Herrmann, Sozialer Besitzstand und gescheiterte Sozialpartnerschaft. Sozialpolitik und Gewerkschaften im Saarland 1945 bis 1955, Saarbrücken 1996. Rappelons les nombreux travaux de Corine Defrance, dont: La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin 1945-1955, Strasbourg 1994; Stefan Zauner, Erziehung und Kulturmission. Frankreichs Bildungspolitik in Deutschland 1945-1949, München 1994; Christophe Baginski, La politique religieuse de la France en Allemagne occupée (1945-1949), Villeneuve-d’Ascq 1997; Wolfgang Fassnacht, Universitäten am Wendepunkt? Die Hochschulpolitik in der französischen Besatzungszone (1945-1949), Freiburg/München 2000; Heinrich Küppers, Bildungspolitik im Saarland 1945-1955, Saarbrücken 1984; Emmanuelle Picard, Des usages de l’Allemagne. Politique culturelle française en Allemagne et rapprochement francoallemand 1945-1963. Politique publique, trajectoires, discours, Thèse de doctorat Sciences Po Paris 1999 (pas encore publiée); Jacqueline Plum, Französische Kulturpolitik in Deutschland 1945-1955. Das Beispiel der Jugendbewegungen und privaten Organisationen, Diss. phil. Bonn 2004, http://hss.ulb.uni-bonn.de/diss_online/phil_fak/2005/plum_jacqueline/0521.p df, 2005. Rainer Hudemann, Kulturpolitik im Spannungsfeld der Deutschlandpolitik. Frühe Direktiven für die französische Besatzung in Deutschland, in: Franz Knipping, Jacques Le Rider u. Karl J. Mayer (Hg.), Frankreichs Kulturpolitik in Deutschland 1945-1950, Tübingen 1987, p. 15-31. Martin Schieder, Im Blick des Anderen. Die deutsch-französischen Kunstbeziehungen 19451959, Berlin 2005.

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réouvertures d’universités en Allemagne après la fin de la guerre,11 fondation de nouveaux établissements d’enseignement supérieur, universitaires ou autres – un vaste éventail fort couteux12 prit petit à petit forme sur le terrain dès l’automne 1945. La culture fut ainsi intimement liée à la nouvelle conception de la sécurité française. La même motivation vaut pour la vaste politique développant et contrôlant le sport.13 3° Charbon. Sans reconstruction du pays, pas de fondement durable d’une position de grande puissance. Sans charbon, pas d’énergie nécessaire à la reconstruction. Mais sans modernisation de l’industrie française et sans intégration dans un ensemble industriel plus vaste que l’hexagone, pas de mise en œuvre efficace de l’emploi du charbon. Le mot-clef du charbon incarna ainsi les priorités industrielles et énergétiques du Ier Plan de modernisation conçu par Jean Monnet. Les nécessités et les contraintes de la reconstruction française après les dévastations et la mise en valeur pour l’industrie de guerre allemande amenèrent la France à ses positions dures et bien connues sur les réparations. Mais cet objectif apparemment clair de mise en valeur de l’industrie allemande exigea tout d’abord une politique de reconstruction industrielle en Allemagne: « ne pas tuer la poule aux œufs d’or », comme le formula le Gouvernement Militaire dès novembre 1945 dans le premier numéro de la Revue de la Zone française destinée aux troupes d’occupation. Dans le domaine économique et notamment industriel en Allemagne, mise en valeur, reconstruction et début de création de nouvelles structures furent souvent inséparables.14 Ces trois termes de grandeur, sécurité et charbon incarnent les aspects durs de la politique française telle qu’elle a longtemps été perçue et l’est parfois encore. Pourtant, ils permettent donc déjà d’en apercevoir l’ambivalence dès qu’on arrive à leur réalisation politique. La dynamique structurelle du développement des relations franco-allemandes depuis 1945 ne peut être saisie sans analyser et comprendre les constellations et les forces aussi bien retardataires que motrices qui l’ont mise en marche à ses débuts. Pourquoi alors cette longue durée du cheminement de l’analyse historique à travers les décennies ?

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Corine Defrance, Les Alliés occidentaux et les universités allemandes 1945-1949, Paris 2000. Corine Defrance, Eléments d’une analyse de la politique culturelle française en Allemagne à travers son financement, in: Revue d’Allemagne 23 (1991), p. 499-518. Stefanie Woite, Zwischen Kontrolle und Demokratisierung: Die Sportpolitik der französischen Besatzungsmacht in Südwestdeutschland 1945-1950, Schorndorf 2001. Pour le cadre économique général cf. notamment Armin Heinen, Saarjahre. Politik und Wirtschaft im Saarland 1945-1955, Stuttgart 1996; Sylvie Lefèvre, Les relations économiques franco-allemandes de 1945 à 1955. De l’occupation à la coopération, Paris 1998; Andreas Wilkens (éd.), Die deutsch-französischen Wirtschaftsbeziehungen 1945-1960 - Les relations économiques franco-allemandes 1945-1960, Sigmaringen 1997.- Pour la politique industrielle en particulier cf. Jean-François Eck, Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960, Paris 2003; Claude Lorentz, La France et les restitutions allemandes au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, 1943-1954, Paris 1998; Rudolf Laufer, Industrie und Energiewirtschaft im Land Baden 1945-1952. Südbaden unter französischer Besatzung, Freiburg/München 1979; Marie-France Ludmann-Obier, Die Kontrolle der chemischen Industrie in der französischen Besatzungszone 1945-1949, Mainz 1989.

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II. Approches thématiques et difficultés méthodiques Pour mieux comprendre la complexité des relations franco-allemandes dans la décennie suivant la fin de la guerre, il fallait que les archives devinssent accessibles. Mais ceci n’en fut pas une condition suffisante : des observateurs contemporains perspicaces comme Alfred Grosser ou des historiens comme l’Américain F. Roy Willis, auteur de la première étude synthétique de l’occupation française,15 ont déjà bien mis en relief des aspects importants de cette ambivalence; leurs analyses furent bien plus pertinentes que nombre de publications ultérieures. Aussi importantes que les archives furent les questions posées pour les analyser, la différenciation des approches et la réflexion sur les méthodes. Les sources présentent des problèmes méthodiques, voire des pièges qui ont parfois entravé le développement de la recherche. Relevons-en seulement quatre. 1° Politique contemporaine, mémoire et jugement historique L’image d’une France purement revancharde, reproduisant tout simplement une perception répandue de la politique française en 1919, a été largement véhiculée en 1945 du côté américain, aussi bien par certains diplomates et militaires que par la grande presse. Elle fut nourrie par les nombreux conflits diplomatiques avec la France, au début notamment avec de Gaulle. Les conclusions politiques de certains acteurs et observateurs américains ont longtemps influencé la recherche, notamment en Allemagne, tendant parfois à ne pas séparer clairement l’analyse historique de la perception politique contemporaine.16 Pourtant, les documents diplomatiques américains, publiés depuis 1960, reflètent déjà une image bien plus différenciée des positions françaises. En Allemagne, il est d’ailleurs intéressant de constater que les interprétations les plus simplistes provenaient souvent de témoins qui n’avaient pas vécu eux-mêmes en Zone française, ou de clivages politiques allemands contemporains tels qu’ils se répercutent, au grand étonnement de nombre d’observateurs extérieurs, jusqu’à ce jour en Sarre. Ainsi les batailles politiques de l’après-guerre peuvent refaire surface déguisées en analyse historique. Ces prises de position sont un sujet aussi complexe que passionnant pour l’analyse de la mémoire. Une des clefs pour leur compréhension est l’importance psychologique primordiale du marché noir pour la population, très largement surestimé dans la mémoire quant à son volume réel, et qui fut imputé aux puissances occupantes. En réalité, il avait son origine dans les techniques économiques et financières par lesquelles le IIIe Reich avait larvé l’inflation et le financement de la guerre, et qui s’écroulèrent seulement au moment de la défaite – et donc au moment où les Alliés assumèrent la responsabilité politique en Allemagne. Une méthode mettant en relief les scissions des marchés parallèles (Marktspaltung) et leur évolution chronologique de 1945 à 1948/49, fait comprendre l’enchevêtrement entre les situations économiques, sociales, physiologiques, psychologiques et donc les réactions politiques allemandes contempo15 16

Frank R. Willis, The French in Germany 1945-1949, Stanford/Cal. 1968. Ainsi - pour ne citer qu’un seul exemple - dans un article erronné quant au fond des conclusions, mais très influent pendant des décennies: Ernst Deuerlein, Frankreichs Obstruktion deutscher Zentralverwaltungen 1945, in: Deutschland-Archiv 4 (1971), p. 466-491.

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raines. Elle permet ainsi de saisir très précisément les cheminements de cette mémoire. Plus le marché noir grandissait, plus il fut réservé au marché de compensation entre entreprises, excluant progressivement les consommateurs normaux dont les liquidités en monnaie et en biens de troc s’épuisèrent. En même temps, la famine, atteignant l’Allemagne seulement vers 1946 contrairement aux pays occupés pendant la guerre, attribua un poids physiologique – et donc politique – important à la moindre denrée supplémentaire, faisant croire à la population d’avoir subsisté grâce à ses propres efforts déployés sur le marché noir, d’ailleurs en général pour un résultat minuscule par rapport aux forces investies. En réalité, la population devait cette survie aux efforts infatigables des Alliés pour la nourrir sur les rations officielles à un moment de crise agricole mondiale. Les pratiques de réquisition de vivres par les forces militaires, notamment en zone française, contribuèrent au grand dam de nombre de responsables de la politique d’occupation, à entretenir cette image.17 A la lumière de la recherche, les stéréotypes persévérant dans une partie de la mémoire ne paraissent donc pas tout à fait faux bien sûr, mais extrêmement partiels – comme, partant, les publications qui y font foi de façon péremptoire.18 En aucun cas la mémoire ne peut remplacer la recherche historique. 2° Déclarations officielles et documents diplomatiques Une première approche se fondait, pendant longtemps, sur les déclarations officielles françaises, sans toujours bien apercevoir leurs pièges; ainsi, les interprétations reflétèrent parfois plus les convictions des auteurs que le contenu des textes. En Allemagne, les traductions préfiguraient parfois une interprétation que l’original ne couvrait guère. De Gaulle fut le grand maître des formules fracassantes et apparemment claires qui pouvaient en réalité laisser ouvertes beaucoup d’options différentes.19 « Plus de Reich centralisé » peut aussi bien signifier l’éclatement du Reich, comme la formule a en général été interprétée et traduite surtout en Allemagne (« Staatenbund »), ou alors la perdurance d’un Reich aux pouvoirs régionaux forts dans un système fédéral très décentralisé (« Bundesstaat ») tel qu’il a été réalisé en 1949. Les ambivalences réelles de la politique 17 18

19

Pour les différentes méthodes qui doivent être élaborées et combinées pour cette analyse cf. Hudemann, Sozialpolitik, p. 31-123. Ainsi un ouvrage récent auquel la presse allemande a fait un large écho, fait preuve d’une méconnaissance totale non seulement de la recherche, mais également des problématiques politiques et économiques fondamentales des années d’après-guerre et se distingue par une absence rigoureuse de contextualisation des faits qu’il présente. Il confirme ainsi involontairement que l’interprétation « première mouture » de la politique française ne peut être maintenue qu’à condition d’écarter de l’interprétation la plus grande partie de cette politique: Volker Koop, Besetzt. Französische Besatzungspolitik in Deutschland, Berlin-Brandenburg 2005. L’analyse la plus différenciée de cette problématique extrêmement complexe et de ses nombreux contextes en politique intérieure, étrangère et internationale a été présenteé par Dietmar Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik ». Dynamik aus der Defensive - Planen, Entscheiden, Umsetzen in gesellschaftlichen und wirtschaftlichen, innen- und außenpolitischen Krisenzeiten 1944-1950, Berlin 1996. Indépendemment de lui, et avec des questionnements différents, Geneviève Maelstaf arriva à des conclusions très voisines: Que faire de l’Allemagne? Les responsables français, le statut international de l’Allemagne et le problème de l’unité allemande (1945-1955), Paris 2000. Cf. l’étude pilote menée à l’université de Trèves par Reinhard Schreiner, Bidault, der MRP und die französische Deutschlandpolitik 1944-1948, Frankfurt/M. e.a. 1985.

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française se reflètent donc déjà dans les textes publics de l’époque. Et pourtant, dès les premiers travaux ayant eu accès aux documents diplomatiques, et ayant donc suivi une approche méthodique tout aussi classique, il devint évident que l’image répandue des positions françaises ne refléta qu’une petite partie de l’éventail des conceptions. La publication récente des Documents diplomatiques français pour 1945/46, sous la responsabilité scientifique de Georges-Henri Soutou, a confirmé ces résultats de la recherche, vieux de deux décennies maintenant.20 Mais la contextualisation des textes est méthodiquement indispensable car un document isolé ne suffit jamais à lui seul pour déterminer une interprétation. Un exemple de la complexité de l’analyse des textes constitue l’interprétation – que j’ai moi-même longtemps partagée – que le gouvernement français et notamment le Général de Gaulle, suivant en cela une opinion généralement acceptée en France en 1945, auraient persisté au-delà de l’été 1945 dans des ambitions d’annexion politique de la Sarre, alors que le général multiplia à ce moment ses refus publics de toute politique d’annexion de la France.21 3° Le piège chronologique Raymond Poidevin a souvent mis en garde contre le danger d’une négligence du facteur chronologique dans l’analyse historique.22 Déjà l’idée répandue du revirement d’une politique très dure de la France sous la pression anglo-saxonne lors de la Conférence des Ministres alliés des Affaires étrangères à Moscou au printemps 1947 pose des problèmes chronologiques. Car l’essentiel des conceptions soi-disant imposées en 1947 par les autres Alliés, ont été élaborées dans la haute administration française dès 1945/46, voire pour le domaine économique depuis 1943/44. Et dès son premier discours en Allemagne après la guerre, à Sarrebruck le 3 octobre 1945, de Gaulle appela publiquement à «travailler de concert et nous comprendre mutuellement».23 Ce discours, ainsi que les autres qu’il proféra pendant son voyage dans différentes villes de la Zone française d’occupation, furent considérés par le Gouvernement Militaire dans ses ordres internes aux Gouverneurs des Länder de la zone comme directives du Chef du Gouvernement. Les positions des autres alliés en 1947 facilitèrent au gouvernement français la tâche 20 21

22 23

Cf. la présentation par Dietmar Hüser, Frankreich in den internationalen Beziehungen des kurzen 20. Jahrhunderts, in: Historische Zeitschrift 281 (2005), p. 683-695. Cf. pour les problèmes méthodiques et de sources Rainer Hudemann, Die Saar zwischen Frankreich und Deutschland 1945-1947, in: id. et Raymond Poidevin (éds.), Die Saar 19451955. Ein Problem der europäischen Geschichte. La Sarre 1945-1955. Un problème de l’histoire européenne, München 1992, 21995, p. 13-34. Pour la connotation parfois floue du terme « annexion » en français cf. Georges-Soutou, Spielte Frankreich zwischen 1944/45 mit dem Gedanken an einen Anschluß des Saarlandes?, in: Peter R. Weilemann, Hanns-Jürgen Küsters et Günter Buchstab (éds.), Macht und Zeitkritik. Festschrift für Hans-Peter Schwarz zum 65. Geburtstag, Paderborn 1999, p. 225-235. Dietmar Hüser considère que la question fut moins importante pour la France étant donné la priorité de ses buts économiques: Die Saar in den internationalen Beziehungen nach dem Zweiten Weltkrieg. Ungewisse Planspiele, zögerliche Praxis und funktionales Potential in einem nachgeordneten Politikfeld, in: Rainer Hudemann, Burkhard Jellonnek et Bernd Rauls (éds..), Grenz-Fall. Das Saarland zwischen Frankreich und Deutschland 1945-1960, St. Ingbert 1997, p. 97-120. Ainsi dans : Raymond Poidevin, Die französische Deutschlandpolitik 1943-1949, in: Claus Scharf et Hans-Jürgen Schröder (éds.), Die Deutschlandpolitik Frankreichs und die Französische Zone 1945-1949, Wiesbaden 1983, p. 15-25. Le Monde, 4/10/1945.

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de faire passer la nécessité d’une politique plus constructive vis-à-vis de son propre public ;mais elles ne furent pas à l’origine de la réflexion politique française. Le traité de 1963 ne représente donc pas non plus un changement fondamental dans les convictions du Général, tout comme les idées de base du Plan Schuman furent proposées par Jean Monnet dès 1943 dans le gouvernement en exil à Alger.24 Le risque du piège chronologique peut se renforcer quand certains travaux et éditions de documents prennent leur départ en 1949, la RFA n’existant pas avant en tant qu’État fédéral. Mais quand cela amène à classer l’évolution de 1945 à 1949, sans analyse approfondie, comme pur prélude sans signification, voire comme antipode de ce qui se passe depuis le Plan Schuman, le piège méthodique se referme: quand une analyse n’est pas faite, on ne peut pas juger de l’importance du sujet en question. Ceci dit, il est évident que des hommes d’État charismatiques tels Schuman, de Gaulle et Adenauer ont eu une importance considérable pour imposer et faire accepter politiquement des étapes fondamentales. Mais pour réussir ces étapes, ils se fondèrent sur des évolutions beaucoup plus profondes et complexes. L’échec de l’ordre de Versailles et les souffrances françaises après 1940 avaient amené une partie des élites politiques et administratives françaises longtemps avant 1950, à réfléchir à l’ordre futur de l’Europe. Il est frappant de constater que les positions les plus réalistes, à l’instar de Monnet, furent dès 1943/44 souvent élaborées par des responsables économiques, tel Hervé Alphand dans l’administration du Quai. Ceux-ci avaient une vue particulièrement pertinente des problèmes posés par la future position de la France dans un contexte international en profonde mutation. Alors que les intérêts économiques auraient pu suggérer une pure politique revancharde vis-à-vis de l’Allemagne, à l’instar d’une partie considérable du public et des milieux industriels, nombre de ces hauts-fonctionnaires percevaient clairement les contraintes provenant dans l’avenir des interdépendances économiques européennes. On ne pouvait guère mieux illustrer que par les mémorandums de ces hauts fonctionnaires à vision économique claire, que le dépassement de certaines conceptions de 1919 fut au cœur des intérêts français en 1944/46. 4° Conceptions et politique pratiquée Au début, le tournant dans la recherche provenait surtout de l’analyse de la politique menée sur le terrain dans la Zone française d’occupation. Ces approches et interprétations furent également les miennes avant d’avoir eu accès aux sources au niveau du Conseil des Ministres et de la Présidence de la République. La focalisation sur la zone a rapidement fait ressortir un grand nombre d’aspects constructifs dans la politique française, mais en les attribuant surtout à des acteurs clairvoyants sur le terrain. En tant que témoins, certains de ces acteurs ont activement contribué à cette interprétation, non seulement dans leur intérêt individuel, mais aussi en accord avec leur propre perception à l’époque. Seulement, bien évidemment, ces acteurs ne connaissaient pas les directives secrètes transmises par le Gouvernement au Commandant en Chef en Allemagne, et ne pou-

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Poidevin, Robert Schuman; Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik », p. 195 ff.

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vaient donc guère évaluer exactement leur propre latitude réelle d’action.25 J’ai moi-même été surpris de découvrir seulement très tardivement dans mes recherches, à cause de l’accessibilité des documents, à quel point des mesures prises en Zone d’occupation s’inséraient en réalité dans le cadre de décisions prises au niveau gouvernemental, pendant les premiers mois de l’occupation, sous la responsabilité directe et personnelle du Général de Gaulle. Mais une partie des interprétations différentes dans la recherche vient de la complexité du sujet lui-même. Il est évident, comme nous l’avons affirmé comme principe méthodique incontournable, qu’une directive parisienne ne suffit pas pour expliquer à elle toute seule ce qui se passe sur le terrain, et personne n’a sérieusement soutenu ce point de vue, pourtant parfois combattu dans la discussion scientifique. Le vrai débat se situe au niveau des rouages des processus de décision et des structures. Prenons encore comme exemple la politique culturelle, secteur le mieux connu de la politique française en zone. Zauner, Fassnacht et Plum, dans des analyses fines, considèrent que, dans mes travaux, je surestime le poids des directives secrètes pour la politique culturelle car celle-ci ne constitue qu’une partie très restreinte de ces directives. Ce point de vue se défend, mais il ne me convainc pas. Ici les chercheurs partant d’un secteur – la culture – attendent un volume important de leur sujet, ce qui est compréhensible dans leur perspective particulière. Néanmoins, deux aspects confirment, à mon avis, la grande importance de ces textes bien que leur traduction en politique pratiquée fut évidemment un processus à multiples facettes. D’une part, dans la première directive générale du gouvernement du 20 juillet 1945 que nous avons évoquée, un très grand nombre de problèmes doivent être traités: sécurité militaire, administration de la zone, relations interalliées, structure politique et administrative future de l’Allemagne, reconstruction dans la zone, politique économique sur place et sur le plan quadripartite n’en constituent que les sujets primordiaux. Que dans ce vaste cadre, de Gaulle descende jusqu’aux détails tels la réouverture des universités de Freiburg et Tübingen – qui sera effectivement la première université réouverte en Allemagne –, les manuels scolaires, la radio, la presse et autres, est plutôt surprenant et souligne, au contraire, l’importance de ces domaines sur le plan général. Les directives détaillées sur ces sujets suivirent peu après. Et dans d’autres parties de la première directive, relevant de la réflexion sur les principes de l’action en Allemagne, par exemple dans la question des relations entre prussianisme et hitlérisme, la politique culturelle est également largement impliquée. Ces réflexions et expériences scientifiques amènent donc à une conclusion méthodique essentielle: la position de la France face à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale ne peut être jugée uniquement à partir de conceptions et de textes, d’autant moins quand ceux-ci ne sont pas clairs ou ambivalents dans leurs formulation. Elles sont à mettre en rapport avec les réalisations politiques. Les mesures effectivement mises en œuvre sont des critères indispensables pour appréhender cette politique dans toute sa complexité et pour juger de l’importance

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Cf. par exemple certaines appréciations fallacieuses – mais de très bonne foi – pendant le colloque de Tübingen publié par Knipping e.a., Frankreichs Kulturpolitik. Ainsi René Cheval fut persuadé d’avoir rouvert, comme officier local responsable, l’université de Tübingen en 1945. Il n’avait pas été présent non plus quand de Gaulle réitérait cet ordre des directives précitées du 20 juillet, lors de sa visite à Freiburg le 5 octobre 1945.

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de tel ou tel texte. Les interprétations d’une France purement revancharde, reproduisant des idées surannées forgées autour de Versailles ou même avant, sont obligées d’exclure de leur analyse une très grande partie non seulement des textes et de la recherche, mais également et surtout de la politique pratiquée. Parfois on observe, depuis que la recherche basée sur les archives a pu débuter, qu’un argument sert de fait à éviter de répondre par des argumentations scientifiques à des positions que l’on ne partage pas: les résultats des dernières décennies auraient été engendrés par une rétrospective à l’eau de rose et influencés par une transposition en arrière du rapprochement franco-allemand ultérieur. Mais d’une part, les conséquences politiques sont évidemment un facteur scientifique légitime dans la formulation des questionnements, et indispensable dans une approche structurelle des relations internationales,26 à condition d’observer la rigueur scientifique de l’analyse. D’autre part, un tel argument ne saurait dispenser de la prise en considération des résultats précis de la recherche et de toute la réalité et complexité contemporaines de la politique française. Autrement dit: cet argument politique représente en lui-même un cercle vicieux méthodique.

III. Contradictions et potentiel constructif d’une situation conflictuelle Les termes clés de la politique française et leurs ambivalences intrinsèques expliquent l’une des origines du cheminement complexe de la recherche. Ils permettent en même temps de mieux saisir la mémoire collective, qui ne se trouve parfois en contradiction avec la recherche qu’en apparence. Et ils révèlent comment, d’une situation extrêmement conflictuelle, peuvent sortir à moyen ou long terme des structures très différentes et beaucoup plus constructives. L’opposition d’une politique de domination et d’une politique d’intégration27 a pu apparaître dans l’opinion publique. Mais la dynamique à court, à moyen et à long terme de la politique officielle et pratiquée de la France s’explique précisément par le fait que ces deux objectifs furent inséparables pour une France en plein processus de modernisation et de redéfinition de sa position mondiale. Relevons encore, dans cette vaste problématique, quatre exemples. 1° Décentralisation entre contrôle et reconstruction politique Les idées sur l’avenir de l’Allemagne commencèrent dès 1945 à évoluer. Cela se matérialisa d’abord par le flou dans les textes que nous avons évoqué, notamment dans les directives secrètes au niveau gouvernemental, où le langage du premier après-guerre cohabitait avec des terminologies laissant beaucoup plus ouverte la forme de réalisation des objectifs sécuritaires.28 La mise en garde contre un éclatement de l’Allemagne fut, dès la première directive citée, motivée 26 27 28

Pour une telle approche cf. Robert Frank, La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe 1920-1960 : Finances, défense et identité nationale, Paris 1994; Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik ». Wilfried Loth, Die Franzosen und die deutsche Frage 1945-1949, in: Scharf et Schröder (éds.), Deutschlandpolitik, p. 27-48. Cf. Hudemann, Lehren, et Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik », p. 405 ss.

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par la volonté et la nécessité de garder une influence notamment économique dans les autres zones. La difficulté résidait dans la mise en œuvre d’une décentralisation politique, empêchant la formation d’un gouvernement central fort, et l’unité économique allemande considérée, notamment au niveau des responsables économiques, comme nécessaire à la survie de la Zone et aux intérêts français, y compris au Quai d’Orsay où nous avons déjà cité Alphand.29 Au Conseil de Contrôle à Berlin, la France s’efforça longtemps à réussir cette acrobatie intellectuelle et politique, refusant des syndicats tri-zones considérés comme institutions politiques, et acceptant des administrations centrales à condition de les faire diriger par les Alliés (« bureaux alliés ») et on pas par des secrétaires d’État (et donc des hauts fonctionnaires à statut politique) allemands comme cela fut prévu à Potsdam en contradiction avec le principe de la décentralisation politique proclamé au même moment.30 Tout en permettant nombre d’entorses importantes à l’isolement de sa zone, la France refusait les institutions tri-zones allemandes jusqu’en 1949 ; celle-ci fut certainement l’une des décisions politiques les plus pernicieuses pour la politique française, surtout qu’il devint rapidement évident que cette position ne pourrait pas être maintenue à long terme. Alors que les conceptions furent élaborées, et qu’au sujet de la décentralisation la position française fut bien moins éloignée de celle des Américains qu’il n’apparaissait, Paris donna l’image d’une puissance à laquelle toute concession devait être arrachée de force. Dietmar Hüser a forgé le terme d’une « double politique » qui, tout en étant constructive à beaucoup d’égards, ne pouvait ou n’osait le dire trop clairement en public afin de ne pas effaroucher son opinion publique et d’obtenir le maximum de concessions des autres Alliés.31 Cette interprétation explique beaucoup d’énigmes de la politique française paraissant jusqu’à présent comme pures contradictions, et elle met également en relief pourquoi, néanmoins, la politique française avait, et a parfois encore, littéralement si mauvaise presse. Le cas de la fondation de Rhénanie-Palatinat, aujourd’hui un Land très fort et bien intégré malgré ses origines hétéroclites, témoigne autant de la complexité des constellations pouvant résulter de la peur d’une Allemagne centralisée, que de l’importance du rôle que la France a joué dans la construction des structures de la R.F.A. naissante. Dans cette décision prise à Paris en avril 1946, pouvaient se retrouver aussi bien ceux qui tendaient toujours vers une Rhénanie autonome (dont, pourtant, l’autonomie ne fut guère définie), que ceux qui, voyant clairement qu’un détachement de la Rhénanie de l’Allemagne n’aurait pas lieu, cherchèrent à ancrer des entités politique fortes au niveau régional.32 En effet, dès l’hiver 1945/46, les services parisiens travaillèrent assidûment aux ébauches d’une constitution fédérale allemande – qui, en 1949, fut réalisée dans le Grundgesetz. Hüser a montré que décentralisation et participation au potentiel économique de la Ruhr furent, dans toute la rhétorique française, dès 1945 les 29 30 31 32

Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik », notamment p. 316 ff. Cf. Rainer Hudemann, La France et le Conseil de Contrôle interallié en Allemagne (19451947), in: Revue d’Allemagne 21 (1989), p. 235-256, et Hüser, Frankreichs « doppelte DeutSchlandpolitik », p. 518 ff. Hüser, Frankreichs « doppelte Deutschlandpolitik », passim. Rainer Hudemann, Landesgründung und Verfassunggebung im Spannungsfeld von Besatzungsmacht und deutscher Politik, in: Heinz-Günther Borck et Dieter Kerber (éds.), Beiträge zu 50 Jahren Geschichte des Landes Rheinland-Pfalz, Koblenz 1997, p. 61-88.

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deux buts essentiels que Paris voulait vraiment atteindre. Et avec le Grundgesetz, l’un des deux fut déjà en principe réalisé avec la fondation de la R.F.A. On ne peut donc pas parler d’échec général de la politique française, bien au contraire.

2° Économie entre mise en valeur, reconstruction économique, réseaux transnationaux et structures européennes Le domaine économique confirme ces résultats tout en ouvrant des perspectives pour leur différenciation qui sont loin d’être complètement exploitées. La recherche de la dernière décennie a été particulièrement riche en ce domaine. Nous avons évoqué les constellations sur le plan de la politique générale. La remise en marche active de l’économie allemande fut la condition préalable pour sa mise en valeur au profit de la France. Les conséquences, à long terme constructives, de buts d’abord axés sur les intérêts français unilatéraux et souvent compris dans un sens très étroit, allèrent bientôt nettement plus loin que la mise en valeur. Dans les cercles gouvernementaux, les conceptions dessinées depuis 1943 à Alger furent largement ventilées à partir de 1945, à savoir que la position de grande puissance de la France ne pouvait être durablement maintenue ou rétablie sans son intégration dans le contexte européen et transatlantique. La Ruhr constitua un potentiel économique bien plus important pour la France que la Sarre. Ainsi, avec l’établissement de la Internationale Ruhrbehörde, la France avait atteint en 1949 son second but essentiel. L’évolution de la guerre froide, la guerre de Corée, les pressions américaines pour un réarmement de l’Allemagne, on le sait, modifièrent rapidement les données. C’est dans ce contexte qu’avec le plan Schuman, les conceptions multilatérales de la fin de la guerre furent réactivées et développées comme bases de la politique européenne active de la France.33 S’ajouta maintenant l’autre volet de la conception de Jean Monnet: forcer les branches retardataires de l’économie française à la modernisation par l’intermédiaire de l’ouverture à la concurrence internationale.34 Une fois de plus, politique de sécurité, grandeur, charbon et politique allemande se rejoignèrent pour forger les bases inséparables et la dynamique d’un futur plus constructif. Et une fois de plus, les conceptions elles-mêmes n’y jouèrent qu’un rôle qui, dans le processus menant à leur réalisation, traduisirent autant les contraintes intrinsèques à la position française après la guerre. Le secteur économique renforça ainsi le potentiel constructif pour le futur que les considérations de sécurité avaient déjà forgé. Toutefois, ces constellations valaient au début surtout sur le plan structurel. Le secteur économique permet des différenciations importantes au tableau général des ambivalences de l’occupation. Jean-François Eck a minutieusement analysé un vaste éventail d’archives d’entreprises françaises.35 Il en ressort un clivage 33

Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles p. 61 ss.. Gilbert Trausch, Der Schuman-Plan zwischen Mythos und Realität. Der Stellenwert des Schuman-Planes, in: Rainer Hudemann, Hartmut Kaelble et Klaus Schwabe (éds.), Europa im Blick der Historiker. Europäische Integration im 20. Jahrhundert: Bewußtsein und Institutionen (= Historische Zeitschrift, Beiheft 21), München 1995, p. 105-128. Eck, Entreprises; cf. aussi les contributions sur les entreprises dans Wilkens (éd.), Wirtschaftsbeziehungen. Lefèvre, Relations économiques, insiste plus sur les étapes. Cet ar52006,

34

35

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quasi-permanent, pendant les premières années, entre une administration publique aux vues à long terme et souvent constructives d’une part, et les industriels axés sur leur secteur respectif et plus étroit de l’autre. Mais les tracasseries bureaucratiques de toutes sortes, décidées souvent au niveau interallié mais imputées par la population allemande – et une partie de la recherche – « aux Francais » en général et constituant une autre explication importante pour l’image « première mouture » de l’occupation, frappèrent également bon nombre d’industriels français pendant ces années de passage d’une tentative d’économie dirigée et de guerre à des structures plus libérales. Ainsi, les chances de formation lente de réseaux évoluant d’une collaboration fort conflictuelle vers une coopération diversifiée, furent beaucoup plus réduites dans le domaine économique. Pourtant ce ne fut pas seulement en Sarre que la situation devait ouvrir des perspectives d’interdépendance à long terme, par exemple chez Halberg/Pont-àMousson/Saint-Gobain ou chez Dillingen/Usinor-Sacélor restant français après l’intégration du Land en RFA en 1957/59; ici, on observa parfois aussi une coalition de fait entre le Gouverneur - à partir de 1948 Haut-Commissaire - Gilbert Grandval et les forces politiques sarroises, contre certains milieux économiques aussi bien parisiens que locaux.36 La forte imprégnation française y survit aux conflits des années 1952-1955 et se transforma en structures transnationales durables dans le domaine industriel bien que le poids direct de la France n’y fut plus le même. Ces suites directes des années conflictuelles de l’occupation – Jean-François Eck en a présenté le tableau fort différencié – sont à observer également hors de Sarre, par exemple dans le joint-venture de la BASF avec Kuhlmann en 1958. La communication et parfois l’interconnexion se développèrent encore plus au niveau de l’intégration des économies et industries dans le cadre européen, dans l’observation mutuelle des méthodes de management, de financement et des relations avec les clients par exemple. Nombre d’industriels français travaillant en Allemagne apprenaient les avantages de la participation, étrangère à la culture française d’entreprise. Le potentiel constructif de l’après-guerre se déployait donc à tous les échelons de la situation économique de 1945, avec les avances, les retards et les reculs inhérents à son énorme complexité. Cette approche méthodique des réseaux non-gouvernementaux paraît des plus prometteuses pour avancer encore dans la connaissance des structures dynamiques du francoallemand. 3° Culture entre jacobinisme et coopération De multiples motivations caractérisèrent, selon les situations et les protagonistes, également le champs culturel. Qu’il en soit résulté, à long terme, un potentiel constructif important pour les fondements sociétals menant entre autres au traité de 1963, ne fut au tout début guère évident non plus, ni même voulu par tous les acteurs. Le volet missionnaire d’une culture française apportant ses valeurs à une

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ticle ayant été terminé en janvier 2007, nous n’avons pas encore pu inclure l’ouvrage de Martial Libera, Un rêve de puissance. La France et le contrôle de l’économie allemande (19421949), à paraître Bern e.a. 2010; il livre une analyse précise et vaste des conceptions et réalisations économiques françaises, y compris les structures très complexes et l’impact de l’administration. Heinen, Saarjahre.

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population sortant d’une dictature que beaucoup avaient soutenue longtemps, revêtait une importance primordiale dans les premières années. Nombreux furent ceux qui, du côté français, y virent un moyen essentiel pour assurer l’influence permanente de la France en Allemagne. En Sarre, ce volet fut encore renforcé dans la mesure où l’on espérait gagner la population à une « assimilation » à la France. Emmanuelle Picard a mis en relief un autre courant, représenté notamment par Alfred Grosser et Joseph Rovan, qui se départait de la politique culturelle classique et misait sur rencontres de jeunes, formation des adultes et un partenariat plus large entre les deux populations.37 Avec la fondation de la R.F.A., la politique française officielle retourna à ses instruments classiques d’accords culturels et d’Instituts français à l’étranger.38 Néanmoins le fourmillement d’initiatives culturelles des premières années avait touché un grand nombre d’individus – rien que l’exposition de 1946 sur la peinture française contemporaine compta 150.000 visiteurs dans toutes les zones d’occupation et à Vienne.39 Ainsi se forma petit à petit un tissu de réseaux franco-allemands. Quand, à partir du début des années 1950, la vision française plutôt jacobine passa à des relations d’égalité avec la R.F.A., cet héritage de date récente y contribua fortement et constitua un vivier dont l’importance alla en augmentant pendant les décennies suivantes.

4° Une nouvelle république entre les spectres du passé et la fonction d’allié Dans son analyse de la perception de la République fédérale par le HautCommissariat de la République française en Allemagne et notamment par André François-Poncet, Hélène Miard-Delacroix montre l’apport que constitue la combinaison des méthodes des germanistes et des historiens.40 François-Poncet réunit de manière fascinante une excellente connaissance de la culture de l’Allemagne et une incompréhension quasi-totale du changement fondamental que l’Allemagne a connu suite au IIIe Reich, à la guerre et à la découverte des crimes contre l’humanité. En cette personnalité contradictoire, que même son ministre contourna lors d’occasions importantes comme l’annonce du Plan Schuman le 9 mai 1950, se cristallisa toute la difficulté de la perception de l’Allemagne par les Français. Le poids du passé récent forgea les critères dans lesquels il analysa la politique allemande, surévaluant de loin les extrémismes dans une société qui, en réalité, évoluait vers une culture politique démocratique. L’importance de Grosser et Rovan pour le futur franco-allemand, comme l’a montré Emmanuelle Picard, se comprend précisément sur ce fond: ils se détournèrent résolument des stéréotypes du passé, soignés à l’époque également par tant de germanistes fort influents, pour appréhender la réalité de la nouvelle Allemagne. Des personnalités 37

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Picard, Des usages de l’Allemagne; id., Les réseaux du rapprochement franco-allemand dans les années 1950, in: Hélène Miard-Delacroix et Rainer Hudemannn (éds.), Wandel und Integration. Deutsch-französische Annäherungen der fünfziger Jahre - Mutations et intégration. Les rapprochements franco-allemands dans les années cinquante, München 2005,p. 257-265. Corine Defrance, Les relations culturelles franco-allemandes dans les années cinquante. Acteurs et structures des échanges, in: Miard-Delacroix et Hudemann (éds.), Wandel, p. 241255. Schieder, Im Blick des Anderen, p. 46 ss. Miard-Delacroix, Question nationale.

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comme ces deux érudits et comme tant de responsables de l’occupation furent en même temps les précurseurs et les fondateurs d’une ère nouvelle. Pourtant, les structures et les réseaux nouveaux se formèrent, dans les conditions particulières de l’après-guerre, souvent aussi sans que cela ait nécessairement été l’intention de départ. L’acceptation de la fondation de la République fédérale par la France41 constitue en ce sens non pas une abdication vis-à-vis de ses Alliés, mais au contraire la marque de son influence qu’elle avait temporairement – et trop longtemps – concentrée en grande mesure sur sa Zone d’occupation et qui, sur les bases qui ont été jetées dans ces années très conflictuelles, devint une donnée politique fondamentale pour la nouvelle République. Mais il me semble qu’il a fallu un nouveau choc : celui de la réunification, pour que la France se penche vraiment sur le caractère nouveau de ce « cher voisin », et pour bien apercevoir son changement fondamental par rapport à l’époque d’avant 1945. Après 1990, le nombre de journalistes accrédités en Allemagne augmenta très fortement. Les stéréotypes devinrent beaucoup plus rares dans la presse française, les analyses nettement plus différenciées et nombreuses. En ce sens, tout comme sur le plan de la politique et du droit internationaux, l’unité de l’époque va de 1954 à 1990.42 Le grand cycle de l’attitude de la France vis-à-vis de la fondation de la République fédérale, tout en connaissant évidemment une étape essentielle en 1949, se situe dans une perspective de 1945 à 1990 voire 1994, année du départ de la plupart des troupes occidentales stationnées en Allemagne en rempart contre la présence militaire soviétique. Les craintes de François-Poncet de voir une Allemagne nationaliste déclencher une nouvelle guerre ne se sont pas matérialisées. Les structures et la dynamique du franco-allemand, jamais dépourvues de clivages et de désaccords, sont devenues une donnée fondamentale pour tout le continent. La persévérance des clivages politiques contemporains dans une partie de la recherche et dans la mémoire, beaucoup plus chargée par des siècles de conflits que dans les relations avec les Britanniques et les Américains, ont contribué à sous-estimer parfois la part qui revient à la France dans cette évolution dès les années conflictuelles de l’émergence de la République fédérale. Rainer Hudemann est professeur à l’Université de la Sarre.

ZUSAMMENFASSUNG Das Bild von der französischen Politik in und gegenüber Deutschland in den Nachkriegsjahren wurde lange durch zeitgenössische Perzeptionen wie Revanchismus, Ausbeutung und Teilungsziele geprägt. 41

42

Cf. la volumineuse description politique et diplomatique de Ulrich Lappenküper, Die deutsch -französischen Beziehungen 1949-1963. Von der « Erbfeindschaft » zur « Entente élémentaire », 2 vols., München 2001, ainsi que l’édition à laquelle ont participé Lappenküper, Herbert Elzer et Andreas Wilkens: Klaus Hildebrand et Horst Möller (éds.), Die Bundesrepublik Deutschland und Frankreich. Dokumente 1949-1963, 4 vols., München 1997-1999. Cf. la brillante synthèse de Georges-Henri Soutou, Les Accords de Paris. Une étape diplomatique traduisant les mutations européennes des annés cinquante, in: Miard-Delacroix et Rainer Hudemann (éds.), p. 41-52.

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Demgegenüber hat die Forschung in den letzten Jahrzehnten auf einer breiten Palette von Themenfeldern weitaus differenziertere Ergebnisse erzielt und konsolidiert. Rekonstruktion Deutschlands und wirtschaftliche Interessen Frankreichs gingen schon zu dieser Zeit in vielfacher Hinsicht kongruent in einem zunehmend interdependenten Europa. Demokratisierungspolitik versprach Sicherheit vor einem als aggressiv eingeschätzten Nachbarn durch die Veränderung der kulturellen und gesellschaftlichen Grundlagen von Angriffskriegen. So widersprüchlich die französische Politik in Konzeption und Praxis in vieler Hinsicht war – und auch diese Facetten hat die Forschung analysiert –, so bildeten sich doch schon früh Grundlagen einer Vernetzung heraus als Vorbereitung eines kooperativeren Verhältnisses zwischen den Nachbarn. Der Beitrag zieht zunächst eine knappe Bilanz des Forschungsstandes und fragt sodann vor allem nach den methodischen Grundlagen der Erforschung eines so komplexen Verhältnisses wie dem zwischen Deutschland und Frankreich. Er plädiert dafür, methodische Ansätze von Kultur-, Ideen-, Sozial-, Diplomatie-, Wirtschafts-, Finanz-, Rechts- und Politikgeschichte nicht in Teilanalysen faktisch voneinander zu trennen, sondern sie systematisch zu integrieren. Beispielsweise bleibt die Erinnerung an die Nachkriegsbesatzungen ohne die Analyse der Technik der nationalsozialistischen Wirtschafts- und Finanzpolitik und ihrer Folgen für die soziale, ökonomische, mentale und damit politische Lage in der Besatzungszeit unverständlich. Konzepte und praktizierte Politik müssen in ständigem Vergleich untersucht werden. Es werden exemplarisch Faktoren herausgearbeitet, welche sowohl die Defizite und Widersprüche als auch und vor allem die gewollten oder ungewollten, kurz- und langfristigen konstruktiven Wirkungen der französischen Präsenz in Deutschland bestimmten. Konflikte und konstruktive Wirkungen waren in der Regel eng miteinander vernetzt.

SUMMARY The image of French policy in and towards Germany in the post-war years was fashioned by perceptions of that time such as revanchism, exploitation and aims of division. On the other hand, in the last few decades research has produced and consolidated much more differentiated results across a broad array of thematic areas. Germany’s reconstruction and France’s economic interests already showed congruence in many respects from early on, in an increasingly interdependent Europe. Democratisation promised greater security in the face of what was considered an aggressive neighbour, through the transformation of the cultural and social foundations of wars of aggression. As full of contradictions as French policy was, in many respects, in theory and in practice – and these aspects have also been analysed in research –, the foundations for the creation of linkages as a preparation for a more cooperative relationship between the neighbours had, in fact, already been laid early on. The article concisely takes stock of the state of research, and then enquires in particular about the methodological bases of research on a relationship as complex as that between Germany and France. It makes an appeal not to separate from each other the methodological approaches of the study of the history of culture,

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society and ideas, diplomatic, economic, financial, legal and political history in partial analyses, but to systematically integrate these. For example, the memory of the post-war occupations remains incomprehensible without an analysis of the techniques of the National Socialist economic and financial policy and its consequences for the social, economic, mental and therefore political situation during the time of the occupation. Continual comparisons must be made and studied between concepts and policy in practice. There are clearly identifiable factors which determined the deficiencies and contradictions of the French presence in Germany as well as, above all, the deliberate and unintentional, short and long-term constructive effects. Conflicts and constructive effects were, as a rule, tightly bound together.

ADENAUER UND FRANKREICH KLAUS SCHWABE I. Die Beziehungen der Bundesrepublik zu Frankreich, so lautet das einstimmige Urteil der Geschichtsschreibung, gehörten zu den Hauptanliegen der Außenpolitik Konrad Adenauers1. Es ist ebenfalls unstrittig, daß es der erste westdeutsche Bundeskanzler war, der auf deutscher Seite die später so genannte deutschfranzösische „Erbfreundschaft“ begründet hat. Einige Aspekte von Adenauers Frankreichpolitik sind dennoch bis heute kontrovers geblieben. Umstritten sind nach wie vor allem Adenauers Motive zwischen den Polen einer ihm als Rheinländer sozusagen in die Wiege gelegten Frankophilie einerseits und einer kühlen, den Möglichkeiten Westdeutschlands angepaßten Machtpolitik andererseits. Umstritten sind – damit eng zusammenhängend – auch der Stellenwert und die Funktion, die Adenauers Frankreichpolitik in seiner Außenpolitik im ganzen eingenommen hat. Ein Verständnis dieser Probleme setzt einen Blick auf Adenauers außenpolitische Anfänge voraus. Adenauer selbst hat sein Bemühen um ein engeres Zusammengehen mit Frankreich auf die zwanziger Jahre zurückgeführt, als er Oberbürgermeister der Stadt Köln war2. Tatsächlich hat er in der Stunde der höchsten Not, als französisch-belgische Truppen im Jahre 1923 das Ruhrgebiet besetzt hielten, das Projekt einer „organischen Verflechtung“ der deutschen und der französischen Schwerindustrie entwickelt und auf dieser Grundlage durch eine unmittelbare Fühlungnahme mit französischen Vertretern im Rheinland zwischen den beiden zerstrittenen Staaten zu vermitteln versucht3. Von der Bildung eines von Preußen unabhängigen westdeutschen Staates im Rahmen der Weimarer Republik und einer wechselseitigen französischen und deutschen Beteiligung an der Schwerindustrie beider Länder versprach er sich eine Lösung der Reparationsfrage und die Räumung des Rheinlandes von seiner alliierten Besatzung. Man sollte diese, wie sich herausstellte, gänzlich erfolglosen Bemühungen freilich nicht überbewerten. Sie trugen einen episodenhaften Charakter und ergaben sich eher aus der Ausweglosigkeit, in die die Konfrontation zwischen der Reichsregierung und der Regierung Frankreichs geführt zu haben schien, als aus einer besonders frankreich-freundlichen Grundorientierung des späteren 1

2 3

Ulrich Lappenküper, Die deutsch-französischen Beziehungen 1949-1963. Von der Erbfeindschaft zur „Entente élémentaire“, 2 Bde., München 2001; Hans-Peter Schwarz, Hg., Adenauer und Frankreich. Die deutsch-französischen Beziehungen 1958 bis 1969 (=Rhöndorfer Gespräche, Bd.7), Bonn 1985; Klaus Schwabe, Hg., Konrad Adenauer und Frankreich 1949-1963 (=Rhöndorfer Gespräche, Bd. 21), Bonn 2005; dort der Beitrag von: Rainer Marcowitz, Idealistische Aussöhnung oder realistisches Machtkalkül? Eine (Forschungs-)Bilanz der Frankreichpolitik Adenauers 1949-1963, S. 14 -39. Z. B. Hans Peter Mensing, Bearb., Adenauer. Teegespräche 1961-1963 (= Adenauer, Rhöndorfer Ausgabe, hg. v. Rudolf Morsey u.. Hans-Peter Schwarz), Berlin 1992, S. 329. Hans-Peter Schwarz, Adenauer. Der Aufstieg 1876-1952, Stuttgart 1986, S. 266, 269, 280f.; Henning Köhler, Adenauer. Eine politische Biographie, Frankfurt 1994, S. 175 ff.

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Bundeskanzlers. Tatsächlich setzte dieser in der Hoffnung auf einen Ausweg aus der Krise viel stärker auf die angelsächsischen Mächte und galt auf französischer Seite mit Recht als „Mann der Engländer“4. Nach der zweiten und dieses mal totalen deutschen Niederlage im Jahre 1945 gewann Frankreich in den Augen Adenauers indessen von vorn herein eine Schlüsselstellung, war er sich doch der Notwendigkeit bewußt, ein gutes Einvernehmen mit Deutschlands westlichem Nachbarn herzustellen, wenn je eine Art selbständiger und zugleich nicht-kommunistischer deutscher Staatlichkeit wiedergewonnen werden sollte.5 In diesem Sinne schrieb er am 31.Oktober 1945 an Heinrich Weitz, den Oberbürgermeister von Duisburg in einem berühmten und viel zitierten Brief6: „Russland [...] schaltet in den von ihm beherrschten Gebieten völlig nach eigenem Gutdünken [...] Damit ist die Trennung [Europas] in Osteuropa, das russische Gebiet, und Westeuropa eine Tatsache. In Westeuropa sind die führenden Großmächte England und Frankreich. Der nicht von Rußland besetzte Teil Deutschlands ist ein integrierender Teil Westeuropas. Wenn er krank bleibt, wird das von schwersten Folgen für ganz Westeuropa, auch für England und Frankreich sein. Es liegt im eigensten Interesse nicht nur des nicht von Rußland besetzten Teiles Deutschlands, sondern auch von England und Frankreich, Westeuropa unter ihrer Führung zusammenzuschließen [und] den nicht russisch besetzten Teil Deutschlands politisch und wirtschaftlich zu beruhigen und wieder [...] gesund zu machen. Eine Lostrennung des Rheinlandes und Westfalens von Deutschland dient diesem Zweck nicht, sie würde das Gegenteil herbeiführen: Man würde eine östliche politische Orientierung des nicht russisch besetzten Teiles Deutschlands herbeiführen. Dem Verlangen Frankreichs und Belgiens nach Sicherheit kann auf die Dauer nur durch wirtschaftliche Verflechtung von Westdeutschland, Frankreich, Belgien, Luxemburg, Holland wirklich Genüge geschehen. Wenn England sich entschließen würde, auch an dieser wirtschaftlichen Verflechtung teilzunehmen, so würde man dem doch so wünschenswerten Endziele, Union der westeuropäischen Staaten, ein sehr großes Stück näherkommen...“. Schon in diesem frühen Beleg finden wir die Grundelemente der späteren Adenauerschen Außenpolitik: die eindeutige Westorientierung und damit den Bruch mit der deutschen Tradition einer „Schaukelpolitik“ zwischen Ost und West7, die vorläufige Hinnahme einer deutschen Teilung, die Forderung nach einer zunächst wirtschaftlichen Westintegration des westlichen Deutschlands und die Hoffnung auf die Bildung einer womöglich politischen europäischen Union, 4 5 6 7

Bernd Leupold, „Weder anglophil noch anglophob“. Großbritannien im politischen Denken Konrads Adenauers, Frankfurt 1997, S. 31 ff.; Hans Peter Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann: 1952-1967, Stuttgart 1991, S. 451f. Adenauer selbst bezeichnete seine Frankeichpolitik als „Angelpunkt“ seiner Gesamtaußenpolitik ( zit,. bei Marcowitz, Idealistische Aussöhnung, S. 18) Konrad Adenauer, Erinnerungen, 1945-1953, Frankfurt 1967, S. 35. Marcowitz, Idealistische Aussöhnung, S. 37. Dazu Adenauer (in: Mensing, Hg., Adenauer. Teegespräche 1961-1963, S. 338):“Und ich möchte, daß weder wir Deutsche Spielball zwischen Frankreich und Rußland werden noch daß Frankreich Spielball wird von Deutschland und Rußland, sondern ich möchte, daß Deutschland und Frankreich, die zusammen über hundert Millionen Menschen haben, eine festen Damm bilden gegenüber dem Druck vom Osten her...“.

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und zwar unter Einschluß von Großbritannien. Den alles überschattenden Hintergrund für diese Konzeption lieferte der beginnende Kalte Krieg und die Großmacht, die er als „Rußland“ bezeichnete, die Osteuropa und das östliche Deutschland besetzt hielt, politisch kontrollierte sowie sowjetisierte – die Großmacht, die damit auch eine Wiedervereinigung Deutschlands verhinderte. In dieser frühen Diagnose Adenauers fehlte freilich noch ein entscheidendes Element: die Vereinigten Staaten. Tatsächlich ist dann die Bundesrepublik vor allem auf amerikanisches Drängen hin entstanden, konnte sich die Regierung Truman doch genau so wenig wie Adenauer einen wirtschaftlichen Wiederaufbau des nicht-kommunistischen Europas ohne einen verantwortlichen deutschen Beitrag vorstellen. In diesem Prozeß, durch den die Amerikaner den Deutschen wieder politische Eigenverantwortung zukommen lassen wollten, wurde Frankreich zunächst der eigentliche Gegenspieler. Es hoffte, die besiegten Deutschen einer langfristigen Kontrolle unterwerfen zu können, um Sicherheit vor ihnen zu gewinnen und auch ihre wirtschaftliche Unterlegenheit so lange wie möglich aufrecht zu erhalten. Paris folgte deshalb dem amerikanischen Wunsch nach einer wirtschaftlich-politischen Rehabilitierung des nicht-kommunistischen Deutschlands nur zögernd. Für die Errichtung eines neuen deutschen (West-) Staates wurde es letztlich nur durch die Gründung des NATO-Bündnisses gewonnen, das eine fortdauernde amerikanische Präsenz in Europa und damit auch die Sicherheit Frankreichs vor Deutschland gewährleistete8. Selbst danach bestand es auf einer strikten wirtschaftlichen und sicherheitspolitischen Kontrolle des neuen deutschen Staates9.

II. Ende 1949, Anfang 1950 wurde erkennbar, daß Paris seine restriktive Politik gegenüber der Bonner Republik im Gegensatz zu den beiden angelsächsischen Mächten auf die Dauer nicht würde durchhalten können. Zudem wurde der an die Westeuropäer, insbesondere an Frankreich, gerichtete amerikanische Wunsch unüberhörbar, einen europäischen Rahmen für die junge deutsche Bundesrepublik zu schaffen. Nur so, glaubte Washington, werde sich das westliche Deutschland unwiderruflich an den Westen anbinden und würden sich die auf den letzten Krieg zurückgehenden innereuropäischen Gegensätze überwinden lassen; nur so werde der Westen imstande sein, der übermächtigen Sowjetunion in der wünschenswerten Geschlossenheit entgegenzutreten10. Mit dem „Schumanplan“ hat Jean Monnet im Frühjahr 1950 auf das Drängen Amerikas und die drohende Isolierung Frankreich im Kreise der westlichen Sie8 9 10

Ulrich Lappenküper, Diplomatische Faktoren: Die deutsch-französische Annäherung 19501958, in: Hélène Miard-Delacroix, Rainer Hudemann, Hgg., Wandel und Integration. Deutsch-französische Annäherungen der fünfziger Jahre, München 2005, S. 72. Timothy Ireland, Creating the Entangling Alliance. The Origins of the North Atlantic Treaty Organization, London 1981, S. 139, 156f.; Dietmar Hüser, Frankreichs „doppelte Deutschlandpolitik“, Berlin 1996, S. 282, 290f. , 690 ff. K. Schwabe, „Ein Akt konstruktiver Staatskunst“ – die USA und die Anfänge des SchumanPlans, in: ders. Hg., Die Anfänge des Schuman-Plans (=Veröffentlichungen der HistorikerVerbindungsgruppe bei der Kommission der Europäischen Gemeinschaften, Bd. 2) , BadenBaden 1988, S. 217f.

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germächte reagiert. Er bot die wirtschaftliche Verflechtung der westeuropäischen Schwerindustrie an, auf die Adenauer schon 1945 und vorher gesetzt hatte, tat dies allerdings in einer anderen Form: Die Kohle- und Stahlindustrie der Teilnehmerländer sollte einem sektoral-supranationalen Management unterstellt werden, das jeden Mißbrauch industrieller Macht für militärische Zwecke verhinderte11. Monnet schuf damit für Frankreich und Westdeutschland eine Basis gemeinsamer Interessen, der Einzelkonflikte untergeordnet werden konnten, die wie die heute fast vergessene Saarfrage das französisch-deutsche Verhältnis belasteten. Gegen starke Bedenken in der deutschen Öffentlichkeit und der sozialdemokratischen Opposition stimmte Adenauer diesem Projekt unverzüglich zu. Man müsse den Schuman-Plan, so erklärte er, „politisch als eine Einigung der beiden seit Jahrhunderten entzweiten Länder und als einziges Mittel zur Verteidigung Westeuropas gegenüber einem militärischen Vordrängen der Russen ansehen...“12. Der erste Schritt für eine französisch-deutsche Annäherung war damit getan. Er leitete eine erste Phase der Frankreichpolitik Adenauers ein. In idealer Weise entsprach er Adenauers außenpolitischem Grundkonzept: Seit der Kapitulation des Hitlerregimes war es das Hauptziel des ersten deutschen Bundeskanzlers gewesen, die Bundesrepublik in den Westen zu integrieren. Wirtschaftliche Rehabilitierung und außenpolitische Gleichberechtigung sollten damit an die Stelle von Bestrafung und Diskriminierung treten, der historisch bedingte Gegensatz zu Frankreich sollte überwunden werden. Das war genau das, was auch die amerikanische Regierung anstrebte, ja geradezu zur Bedingung machte für den Verbleib ihrer Truppen zum Schutze Westeuropas. Die Mitwirkung der Bundesrepublik am Schuman-Plan, so dürfte Adenauer erkannt haben, kam damit den europapolitischen Zielen der amerikanischen Schutzmacht entgegen. Mit der europäischen Gemeinschaft für Kohle und Stahl winkte zugleich die Entstehung eines Mächteblockes, der Sowjetrußland politisch und wirtschaftlich Paroli zu bieten vermochte, – ein westlicher Block, der eines fernen Tages stark genug werden konnte, um die Sowjetunion zur Zustimmung zu einer Wiedervereinigung Deutschlands im Sinne einer Aufnahme der DDR in die Bundesrepublik bewegen zu können. In der Ferne zeichnete sich das Ziel einer politisch-föderalen Einigung Westeuropas ab, auf die Adenauer, wie wir sahen, schon bald nach Kriegsschluß gehofft hatte13. Vier Jahre später mußten derart hochfliegende Hoffnungen freilich begraben werden, als die französische Nationalversammlung im August 1954 das ehrgei11 12

13

K. Schwabe, Der Schuman-Plan – Wendepunkt in der Weltpolitik, in: Horst Kranz, Ludwig Falkenstein, Hgg., Inquirens subtilia diversa. Festschrift Dietrich Lohrmann zum 65.Geburtstag, Aachen 2002, S. 537 ff. Schwarz, Adenauer. Der Aufstieg, S. 712f., 720ff.; Adenauer, Erinnerungen 1945-1953, S. 325 f.; ders. Erinnerungen 1955-1959, S. 254; Konrad Adenauer und der Schuman-Plan. Ein Quellenzeugnis, in: K. Schwabe, Hg., Die Anfänge des Schuman-Plans, Baden-Baden 1988, S. 131 ff., bes. S. 138; Ulrich Lappenküper, Primat der Außenpolitik. Verständigung zwischen der Bundesrepublik Deutschland und Frankreich 1949-1963, in: Eckart Conze, Ulrich Lappenküper, Guido Müller, Hgg., Geschichte der internationalen Beziehungen. Erneuerung und Erweiterung einer historischen Disziplin, Köln 2004, S. 49. Öffentliche Kritik, vor allem bei der SPD: K. Schwabe, L’Allemagne, Adenauer et l’intégration à l’ouest, in: Andreas Wilkens, Hg., Le Plan Schuman dans l’histoire, Bruxelles 2004, S. 86 f., 93. Schwabe, L’Allemagne , S. 97, 104; Anselm Doering-Manteuffel, Hans-Peter Schwarz, Hgg., Adenauer und die deutsche Geschichte (=Rhöndorfer Gespräche, Bd. 19), Bonn 2001, S. 47 ff.

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zige Projekt einer supranationalen westeuropäischen Verteidigungsgemeinschaft (EVG) verwarf – für Adenauer ein „schwerer Rückschlag“ für die europäische Entwicklung, ja eine der größten Enttäuschungen seiner politischen Laufbahn14. Als NATO-Verbündeter wurde die Bundesrepublik daraufhin ein halbwegs souveräner Staat. Von Supranationalität war aber nicht mehr die Rede. Die europäische Einigung war, um sich fortentwickeln zu können, auf bescheidenere Schritte angewiesen. Adenauer paßte sich dem an und unterstützte die Bildung der europäischen Wirtschaftsgemeinschaft15. An seiner Zukunftsvision einer europäischen Völkergemeinschaft als dritter Kraft zwischen den Supermächten, die auch das britische und das französische Kolonialreich umfassen sollte, hielt er fest16. In dem Jahr, das den römischen Verträgen vom März 1957 folgte, rückte dann Frankreich wie nie zuvor an die Seite der Bundesrepublik. Ausgerechnet die Sicherheitsfrage, an der der erste Anlauf für ein geeintes Europa gescheitert war, lieferte jetzt die Grundlage für eine deutsch-französische Annäherung. Frankreich, durch den Algerienkrieg geschwächt und in der Suezkrise (1956) von Amerika, wie es fand, im Stich gelassen, strebte nach dem Besitz von Atomwaffen. In der Bundesrepublik ließ die Strategie der massiven Vergeltung der Regierung Eisenhower Zweifel aufkommen, ob Amerika auch bei der Gefahr eines Nuklearkrieges mit der UdSSR bereit war, Westdeutschland zu verteidigen. Adenauer wollte die Bundesrepublik deshalb nicht mehr auf Gnade und Ungnade von dem atomaren Schutz Amerikas abhängig bleiben lassen. Er strebte nach einem deutschen Mitsprachrecht in Fragen der atomaren Strategie der NATO und spielte sogar mit dem Gedanken an eine Beteilung an der Produktion von Atomwaffen17. Das von den USA enttäuschte Frankreich hielt er hier als Partner für entgegenkommender als die USA. Auf dieser Grundlage vereinbarten beide Mächte zusammen mit Italien am 28. November 1957 eine Zusammenarbeit bei der Entwicklung von Nukleartechniken, die auch für Atomwaffen verwendbar waren. Adenauer meinte in diesem Vertrag bereits die Chance für eine Wiedererweckung der EVG zu erkennen. Er besiegelte mit dieser Annäherung an Frankreich eine wichtige Wende in seiner Außenpolitik: Anders als der Schuman-Plan lieferte die neue deutsch-französische Nuklear-Entente nicht mehr eine Ergänzung, sondern eine Alternative oder doch eine Korrektur für die amerikanische Europapolitik18. Es begann damit schon vor de Gaulle eine zweite neue Phase von Adenauers Frankreichpolitik.

14 15 16 17 18

Nach einer Aufzeichnung von Theodor Heuß in: Hans Peter Mensing, Bearb., Unter vier Augen. Konrad Adenauer und Theodor Heuß, Gespräche aus der Gründerzeit, Berlin 1997, S. 141. Konrad Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, Frankfurt 1969, S. 28. Georges-Henri Soutou, Les Accords de Paris. Une étape diplomatique traduisant les mutations européennes des années cinquante, in: Miard-Delacroix, Hudemann, Hgg., Wandel, S. 47. Lappenküper, Diplomatische Faktoren, in: Miard-Delacroix, Hudemann , Hgg., Wandel, S. 85. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 397 ff., 401; Georges-Henri Soutou, L’alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris 1996, S. 63 ff., 78 f.; Marc Trachtenberg, A Constructed Peace. The Making of the European Settlement 19451963, Princeton 1999, S. 206 ff.

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III. Als im Mai 1958 auf dem Höhepunkt der Staatskrise der Vierten Republik Charles de Gaulle die Regierungsverantwortung in Frankreich übernahm, schien zunächst alles, was seit dem Schuman-Plan auf dem Wege einer Einigung Europas und einer französisch-deutschen Annäherung erreicht worden war, wieder auf dem Spiel zu stehen. Kaum im Amt, beendete de Gaulle die gerade in die Wege geleitete nukleartechnische Zusammenarbeit mit der Bundesrepublik (und Italien). War damit, so fragte man sich in Bonn und in der deutschen Öffentlichkeit, auch insgesamt das Ende der französisch-deutschen Entente gekommen? Adenauer befürchtete dies; schien doch mit de Gaulle ein radikaler französischer Nationalismus wieder an die Macht gekommen zu sein. Der Kanzler hatte nicht vergessen, daß de Gaulle und dessen Partei für das Scheitern der EVG, seines europapolitischen Lieblingsprojektes, eine gewichtige Mitverantwortung trugen. Wie er befürchtete, konnte eine Regierung de Gaulle die Beseitigung der auf mühseligem Wege geschaffenen Institutionen des Schuman-Plans und der EWG bedeuten, dazu die Abwendung Frankreichs von den USA, ja das Zerbrechen der NATO. Kein Wunder, daß er der ersten Begegnung mit dem Symbol des französischen Nationalismus mit großer Besorgnis entgegensah 19. Es kam alles anderes: Bei dem ersten Treffen zwischen dem Bundeskanzler und dem neuen starken Mann in Frankreich am 14. September 1958 auf dessen Landsitz in Colombey-les-deux-Églises ereignete sich ein „Wunder“ (so de Gaulle): das Erreichen eines gegenseitigen Einverständnisses zwischen den beiden Politikern und den Völkern, die sie vertraten. Von diesem „Wunder“ sollte dann ein vielfach gewundener und klippenreicher Weg zu dem deutsch-französischen Elysée-Vertrag vom 22. Januar 1963 führen, der der französisch-deutschen Entente schließlich ein dauerhaftes völkerrechtliches Gewandverlieh. Was war geschehen?20 War de Gaulle von einem nationalistischen Saulus zu einem europafreundlichen Paulus geworden? Hatte sich Adenauer, der Anhänger und Gesinnungsgenosse Monnets, in einen deutschen „Gaullisten“ verwandelt? Weder das eine noch das andere war der Fall. Wenn auch die Überlieferung einige Fragen offen läßt, so läßt sich doch so viel sagen: In der von de Gaulle mit Bedacht geschaffenen vertrauenerweckenden, ja intimen Atmosphäre seines Landsitzes bewegten sich beide Staatsmänner aufeinander zu. Adenauer setzte alle Hoffnungen, wie er erklärte, auf ein gestärktes Frankreich sowie auf beider19

20

Mensing, Bearb., Unter vier Augen, S. 272, 275; Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, S. 417 f., 427; Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 440f. ; Eckart Conze, Die gaullistische Herausforderung. Die deutsch-französischen Beziehungen in der amerikanischen Europapolitik 1958-1963, München 1995, S. 72f. So z.B. auch der Außenminister Brentano in: Roland Koch, Frank-Lothar Kroll, Hgg., Heinrich Brentano. Ein Wegbereiter der europäischen Integration, München 2004, S. 195. Dazu Adenauers Bericht in: Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, S. 427ff.,bes. 435ff. , und an Heuß, in: Mensing, Bearb., Unter vier Augen , S. 278 f. ; Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 452 ff. ; Köhler, Adenauer, S. 1004 ff. Aus französischer Sicht: Jacques Bariéty, Die Rolle der persönlichen Beziehungen zwischen Bundeskanzler Adenauer und General de Gaulle für die deutsch-französische Politik zwischen 1958 und 1963, in: Schwarz, Hg., Adenauer und Frankreich, S. 17 ff.; ferner Schwarz, Adenauer u. Frankreich, ebd., S. 37, 51f. Französische Quelle: Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris 1999, S. 139 ff.; Jean Lacouture, De Gaulle, Bd. 2, Le politique, Paris 1985, S. 636 f.; Maurice Vaisse, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle, 1958-19969, Paris 1998, S. 228 ff. Vgl. auch Anm. 18.

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seitige „dauerhafte Kontakte“ und freundschaftliche Beziehungen. Als sein Hauptziel bezeichnete er ein vereintes Europa, das gegenüber den Supermächten ein größeres Gewicht gewinnen, Amerika auch kritisch entgegentreten konnte und in dem „schwersten Fall“ eines amerikanischen Rückzuges aus der NATO imstande sein müsse, sich unabhängig zu machen. Zu Adenauers Erleichterung und Befriedigung drängte de Gaulle seinerseits auf eine „Umkehrung der Geschichte“, die in einer dauerhaften französisch-deutschen Versöhnung gipfeln müsse. Der neue französische Ministerpräsident stellte sich auch hinter die anderen Ziele Adenauers: ein vereintes Europas, das freilich nicht die nationalen Profile der einzelnen Mitgliedsstaaten in einem „vaterlandslosen“ Mischmasch verwischen dürfe, einen Ausbau des Gemeinsamen Marktes, den Wunsch nach einer deutschen Wiedervereinigung – freilich ausschließlich mit friedlichen Mittelnund vor allem das Konzept einer französisch-deutschen Partnerschaft zum Schutze gegen die Sowjetunion. De Gaulle verlangte allerdings auch einen vierfachen Preis, den sein deutscher Gesprächspartner zum Teil mit etwas gemischten Gefühlen zur Kenntnis genommen haben dürfte21: die Anerkennung der durch den Zweiten Weltkrieg geschaffenen Grenzen (also der Oder-Neiße-Grenze zu Polen), einen „guten Willen“ beim Ausbau der Beziehungen „mit dem Osten“ – also die Bereitschaft zu einer Entspannungspolitik –, den „totalen“ Verzicht auf Nuklearwaffen und „unerschütterliche Geduld“ beim Verfolgen der deutschen Wiedervereinigung22. Noch deutlich andere Akzente als Adenauer setzte de Gaulle in zwei weiteren Punkten: Er äußerte sich kritisch über das Verhältnis „Europas“ zu Großbritannien, und er unterschied sich von Adenauer in seiner Meinung über die Rolle der Vereinigten Staaten in Europa: Hier, so erklärte er, strebe Frankreich entweder nach einer Distanzierung von der NATO , vor allem in der Nuklearstrategie, und nach weltpolitischer Selbständigkeit, oder aber nach einer engeren Bindung Amerikas an ein starkes Europa – auf jeden Fall nach einem stärkeren Gewicht „Europas“ im Vergleich zu den Vereinigten Staaten. Auf Adenauers Besorgnisse wegen einer zunehmenden Schwäche der NATO und die Befürchtung, die USA könnten sich aus Europa zurückziehen, ging er bezeichnenderweise nicht ein23. Das von de Gaulle entworfene Abschlußkommuniqué über die Begegnung unterstrich immerhin den Wunsch nach einer Verstärkung der atlantischen Allianz mit Hilfe einer engen deutsch-französischen Zusammenarbeit24. 21

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Der bei de Gaulle (Mémoirs d’espoir, S.141) und anderweitig (so bei Conze, Gaullistische Herausforderung, S. 75) vielfach zitierte betreffende Passus fehlt in den Memoiren Adenauers ebenso wie in der Adenauer überlassenen deutschen Übersetzung des Dolmetscherprotokolls (Unterredung zwischen General de Gaulle und Bundeskanzler Adenauer, 14. 9. 1958, Nachlaß Adenauer, Bundeskanzler Adenauer Haus, Bd.II/71). Der Verf. dankt Herrn Dr. Peter Mensing für die Zugänglichmachung dieser Quelle. Die Documents diplomatiques français 1958, Bd.2, Paris 1993, Procès –verbal, extraits de l’entretien du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, 14.9.1958, S. 341 ff., veröffentlichen nur einen Auszug aus dem Protokoll, der den bewußten Passus nicht enthält. Nicht ganz der französischerseits überlieferten Version entsprechend behauptete Adenauer im Gespräch mit Bundespräsident Heuß, daß bei dem Treffen mit de Gaulle „über Atomflugzeuge und Waffen“ nicht gesprochen worden sei ( Mensing, Bearb., Unter vier Augen, S. 278). Der Verweis auf die engere Bindung Amerikas an Europa findet sich in den Memoiren Adenauers (S. 434), nicht aber in den Memoiren de Gaulles. Communiqué als Annexe zu Procès –verbal, extraits de l’entretien du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, 14.9.1958, in: Documents diplomatiques français, 1958, Bd. 2, S. 341 ff., hier S. 345.

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Dem deutschen Bundeskanzler seinerseits fiel es offenbar nicht schwer, seine föderalistischen Europawünsche zurückzuziehen, sich mit de Gaulles „Europa der Vaterländer“ zufrieden zu geben und sich mit diesem auf organisiert - regelmäßige deutsch-französische Konsultationen zu einigen, an denen sich auch andere westeuropäische Staaten beteiligen konnten. Die von Großbritannien geführte europäische Freihandelszone sah er noch nicht wie de Gaulle als Konkurrenten des Gemeinsamen Marktes. Was die USA betraf, so wolle auch er Europa nicht zu einem bloßen Instrument der westlichen Vormacht werden lassen. Die fundamentalen Meinungsunterschiede in der Beurteilung der Rolle Amerikas in Westeuropa, die sich trotz Adenauers Amerika-Kritik zwischen ihm und de Gaulle auftaten, traten für den deutschen Bundeskanzler im Moment jedoch völlig in den Hintergrund hinter dem französischen Angebot, eine einzigartig bevorzugte, alle Bereiche von gemeinsamem Interesse umfassende Zusammenarbeit zwischen den Nachbarn beiderseits des Rheins zu entwickeln 25. Hoch erfreut über die Aussicht, seine Politik einer Annäherung an Frankreich fortsetzen, ja intensivieren zu können, berichtete Adenauer nach seiner Rückkehr, daß die Begegnung mit de Gaulle bei ihm alle Vorurteile, die er gegenüber dem General gehegt hätte, habe hinschmelzen lassen: Insbesondere habe De Gaulle keine Hegemonieansprüche geltend gemacht – womit aus Adenauers Sicht offenkundig der Weg frei war für eine gleichberechtigte deutsch-französische Partnerschaft26. Die folgenden Jahre bis zum Elysée-Vertrag sollten die Grundlagen dieser neuen Partnerschaft in mehrfacher Weise auf die Probe stellen. Zum ersten Male geschah dies bereits einen knappen Monat nach der Begegnung in Colombé-lesdeux-Églises. Adenauer kam de Gaulles Projekt eines global zuständigen Dreierdirektoriums innerhalb der NATO zu Ohren, dem die angelsächsischen Mächte und, natürlich, Frankreich angehören sollten, nicht aber die Bundesrepublik. Dies war das Gegenteil einer gleichberechtigten deutsch-französischen Partnerschaft und drohte, die Bundesrepublik auf den Status eines Kleinstaates, wenn nicht eines Satelliten zu verweisen27. Daß de Gaulles Dreier-Konzept in engstem Zusammenhang mit dessen Plänen für eine politische europäische Konföderation zusammenhingen, konnte er nicht erkennen. Der Bundeskanzler sah in dieser Initiative statt dessen einen Vertrauensbruch seines neuen französischen Partners, der ihn in seiner Frankreichpolitik insgesamt verunsicherte. Die Tatsache, daß aus diesem Konzept wegen amerikanischer Bedenken nichts wurde, und beschwichtigende Versicherungen de Gaulles vermochten einen beim Bundeskanzler einmal geweckten Argwohn gegenüber dem neuen starken Mann in Paris bis in die Ära Kennedy hinein nie ganz zu beseitigen28. Eng mit dieser Statusfrage hing das Problem des atomaren Schutzes der Bundesrepublik zusammen. Adenauer strebte ein Mitentscheidungsrecht der 25 26 27 28

Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 455. Mensing, Hg., Unter vier Augen, S. 278 f. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 457 ff.; Soutou, L’alliance, S. 129 ff. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 461f., 562f, 576, 583, 733.; Köhler, Adenauer, S. 1069 ff.; Georges-Henri Soutou, Le général de Gaulle et le plan Fouchet d’union politique européenne: Un projet stratégique, in: Anne Deighton, Alan S. Milward, Hgg., Widening, Deepening and Acceleration : The European Economic Community 1957-1963 ( = Veröffentlichungen der Historiker-Verbindungsgruppe bei der Kommission der Europäischen Gemeinschaften, Bd. 7), Baden-Baden 1999, S. 56, 68.

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Bundesrepublik in allen Fragen der Nuklearstrategie an. Ein erster Schritt auf diesem Wege schien mit dem bereits erwähnten noch vor de Gaulle geschlossenen Dreimächte-Vertrag getan worden zu sein. De Gaulle war nicht nur von diesem Abkommen de facto zurückgetreten, sondern bestand seit Colombey-lesdeux-Églises, wie wir sahen, auch auf einer Fortdauer eines westdeutschen Verzichtes auf Nuklearwaffen. Dieses Nein milderte er in den Folgejahren zwar ab, indem er einen nuklearen Status der westdeutschen Militärmacht in ferner Zukunft für möglich erklärte. Eine verbindliche Zusage für eine französischdeutsche Zusammenarbeit im Bereich der Nuklearrüstung gab er indessen nie29. Statt dessen arbeitete er zügig auf eine französische Nuklearwaffe hin und konnte schon am 13.2.1960 den ersten erfolgreichen Test einer Atombombe verbuchen. Ganz offenkundig strebte er langfristig ein französisches Atommonopol auf dem westeuropäischen Kontinent an, dem sich die übrigen Staaten unterzuordnen hatten. Die Interessen der Bundesrepublik, wie sie Adenauer verstand, standen an dieser Stelle in klarem Widerspruch zu der gaullistischen Konzeption30. Alle eigene Kritik an dem amerikanischen Verbündeten und alle Sondierungen de Gaulles mit dem Ziele, die Bundesregierung gegenüber den USA nach französischem Vorbild auf Distanz gehen zu lassen, änderten nichts an der unerschütterlichen Überzeugung Adenauers, daß der westdeutsche Staat auf den atomaren Schutz der amerikanischen Weltmacht angewiesen blieb, daß die Bundesregierung nichts unternehmen durfte, was diesen Schutz fraglich machte, und daß die Bundesrepublik eine Mitsprache in Fragen der nuklearen Abschreckung und Strategie nur in engem Schulterschluß mit den USA und innerhalb der NATO finden konnte. Der Adenauer im September 1960 unterbreitete Plan des amerikanischen Oberbefehlshabers Laris Norstad für eine gemeinsame europäische Mitverfügung über in Europa gelagerte amerikanische Atomsprengköpfe und eine atomare, seegestützte NATO-Streitmacht– beides in enger Koordinierung mit der amerikanischen Nuklearstrategie in Frieden und Krieg - kam den Vorstellungen Adenauers entgegen. Ja, Adenauer wiegte sich sogar in der Illusion, daß diese europäische Nuklearstreitmacht (die spätere MLF) den französischen Präsidenten von seinen nuklearen Ambitionen abbringen könnte31. Natürlich konnte davon keine Rede sein. De Gaulle lehnte alle derartigen Pläne rundweg ab. Die deutsch-französischen Interessenunterschiede in der Nuklearstrategie spiegelten sich schließlich auch in dem zwischen Adenauer und de Gaulle ausbrechenden Disput über eine Reform der NATO wider, auf die de Gaulle ebenfalls schon bei seiner ersten Begegnung mit Adenauer angespielt hatte. Auch hier war ein Kompromiß unvorstellbar. De Gaulle arbeitete auf eine allmähliche Herauslösung Frankreichs aus der militärischen Integration der NATO hin (ohne allerdings das ein gutes Jahrzehnt zuvor gerade von Frankreich gewünschte NATO- Bündnis ganz verlassen zu wollen). Adenauer konnte allen derartigen Bestrebungen überhaupt keinen Sinn abgewinnen, sah er in ihnen im Einklang mit Washington doch lediglich eine Schwächung der NATO und damit eine Ge-

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Soutou, L’alliance, S. 206ff.; K. Schwabe, Adenauer and Nuclear Deterrence, in: Wilfried Loth, Hg., Europe, Cold War and Coexistence, London 2004, S. 37-55 Hans-Peter Schwarz, Adenauer und die Kernwaffen, in: Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, Bd.37,4, 1989, S. 575; ders. Adenauer. Der Staatsmann, S. 578 f. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 581, 583ff., 590; Köhler, Adenauer, S. 1078.

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fährdung der Politik einer Abschreckung der Sowjetunion, die den Westen seit 1958 in der Berlinfrage zunehmend bedrängte. Im schlimmsten Fall befürchtete er wieder einen Abzug Amerikas aus Europa als Folge von de Gaulles Vorhaben. Gerade in diesem Punkte befand er sich in voller Übereinstimmung mit einer breiten Öffentlichkeit in Deutschland32. In der Europapolitik erzielten die Bundesrepublik und Frankreich nach mühseligen Verhandlungen immerhin einen Kompromiß. De Gaulle stellte sich den Entwicklungsmöglichkeiten der Europäischen Gemeinschaft nicht mehr in den Weg. Adenauer billigte schließlich, von Jean Monnet bestärkt, de Gaulles Projekt einer „organisierten“ europäischen „Kooperation“, das heißt regelmäßigen Konsultationen der europäischen Regierungen in militärischen, politischen und wirtschaftlichen Fragen (Fouchet-Plan), weil er in diesem Projekt einen Weg sah, der zur Erfüllung seines seit langem gehegten Hauptwunsches, einer politischen europäischen Union, zu führen versprach33. Auch in der EG-Agrarpolitik kam er de Gaulle entgegen. Doch diese gegenseitigen Konzessionen blieben schließlich folgenlos, weil der zweite Fouchet-Plan an dem Nein der Niederlande scheiterte, das auf einer Beteiligung Großbritanniens an den Verhandlungen für die gaullistisch inspirierte Europäische Union bestand34. Die niederländische Regierung hatte mit der Beteiligung Englands an der europäischen Einigung die Streitfrage aufgeworfen, in der de Gaulle und Adenauer ebenfalls zu einem einigermaßen befriedigenden Einverständnis gelangten. Für Adenauer besaßen seit den Schuman-Plan-Verhandlungen die deutschfranzösischen Beziehungen stets einen Vorrang vor den deutsch-britischen. Seit dem Treffen in Colombey-les-deux-Églises hatte er sich dementsprechend entschieden, daß er es um der britischen Rolle in Europa willen nicht zu Spannungen mit dem neuen gaullistischen Frankreich kommen lassen würde. Gewiß blieb ihm, insbesondere seit im November 1958 die UdSSR eine neue Krise um die westliche Präsenz in Berlin entfesselt hatte, an einer engen Anbindung auch Großbritanniens an das neue Europa gelegen, um damit die gemeinsame Front der westlichen Welt gegen die sowjetischen Pläne für eine „Freie Stadt Westberlin“ zu stärken35. Mit Rücksicht auf einige Mitglieder seiner Regierung und einer starken Strömung in der deutschen Öffentlichkeit vermied er es dann auch, gegen das britischen Ersuchen um Mitgliedschaft in der EWG vom 10. August 1961 öffentlich Stellung zu nehmen. Persönlich verspürte er aber wachsende Bedenken gegen das britische Vorhaben. Er hielt eine vorbehaltlose britische Mitwirkung an seinem Fernziel, einer politischen Union Europas, für mehr und mehr ausgeschlossen. Die Vertiefung eines geeinten Europas war ihm damit wichtiger als dessen Erweiterung. Das Scheitern der Verhandlungen für den Fouchet-Plan an dem Veto der niederländischen Regierung und die Anfang 1959 offenbar werdende schwankende Haltung Londons in der Berlinkrise dürften seine Abnei32

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Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 564ff., 583ff., 586f. ; Soutou, L’Alliance, S. 173 f.; Lappenküper, Primat der Außenpolitik, S. 59; Wilfried Loth, Franco-German Relations and European Security, 1957-1963, in: Deighton, Milward, Hgg., Widening, Deepening and Acceleration , S. 46. Wilfried Loth, De Gaulle und Europa. Eine Revision, in: Historische Zeitschrift, Bd. 253, 1991, S. 648f. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 587, 733, 736 f., 747. Reiner Marcowitz, Option für Paris? Unionsparteien, SPD und Charles de Gaulle 1958 bis 1969, München 1996, S. 58.

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gung gegen eine britische Partnerschaft im Europa der Sechs vergrößert haben. Mehr und mehr wurde seine Haltung zum britischen Beitrittsersuchen zu einer Resultante der Entwicklung seiner Beziehungen zum gaullistischen Frankreich36. Seit seinem Treffen mit de Gaulle in Baden -Baden vom 15. Februar 1962 und der Beilegung der französisch-deutschen Differenzen über den Fouchet-Plan stand seine Ablehnung der britischen EWG-Mitgliedschaft für ihn fest. Schon jetzt und noch entschiedener seit dem Scheitern des Fouchet-Plans steuerte er, dem Wunsche de Gaulles folgend, eine zweiseitige deutsch-französische Entente an37. Das spektakuläre Treffen der beiden Staatsmänner in Reims im September 1962 besiegelte Adenauers Entschluß, eine Ablehnung des britischen Beitrittsersuchens in Kauf zu nehmen und um so intensiver auf eine zweiseitige deutschfranzösische Abmachung zur Schaffung eines Kerneuropas hinzuarbeiten. Der Weg von dieser Grundsatzentscheidung bis zum Abschluß des ÉlyséeVertrages vom 22. Januar 1963 ist hier im einzelnen nicht nachzuzeichnen. Festzuhalten bleibt nur, daß die Unterzeichnung des Vertrages nur wenige Tage nach dem Veto de Gaulles gegen den britischen Beitrittsantrag erfolgte. Sie konnte so von der übrigen Welt nur als Rückendeckung Adenauers für diesen aufsehenerregenden Schritt gewertet werden, mit dem der französische Staatspräsident der britischen Regierung eine schmerzhafte Demütigung zufügte und zudem eine feindselige Reaktion Amerikas provozierte, das sich zuletzt mit immer größerem Nachdruck für eine britische EWG-Mitgliedschaft eingesetzt hatte. In deutlichem Gegensatz zu der sonst ständigen Berücksichtung des amerikanischen Faktors in seiner Außenpolitik ließ es Adenauer in diesem Fall auf eine Brüskierung der Vereinigten Staaten ankommen. Er gefährdete damit nicht nur die deutschen Beziehungen zu den angelsächsischen Mächten, sondern zerstörte auch die innenpolitische Grundlage seiner Außenpolitik, indem er sich nicht nur die Opposition zum Feind machte, sondern auch die meisten führenden Politiker seiner eigenen Partei, die seine „gaullistische“ Außenpolitik immer vernehmlicher kritisierten38. Die Präambel, mit der der deutsche Bundestag den Élysée-Vertrag versah, ehe er diesen ratifizierte, und gleichzeitig dessen Absichten unterlief, war die Quittung für die Frankreichpolitik der einsamen Hand, die Adenauer in der letzten Phase seiner Regierungszeit praktiziert hatte39. Führt man sich diese Folgen vor Augen, die Adenauers späte Frankreichpolitik heraufbeschwor, drängt sich um so mehr die Frage nach der Motivation und nach dem Rang auf, den die französisch-deutsche Entente in der außenpolitischen Gesamtkonzeption Adenauers zur Zeit de Gaulles, aber auch schon vorher eingenommen hat. Diese Frage soll noch einmal abschließend und zusammenfassend aufgegriffen werden

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Leupold, „Weder anglophil noch anglophob“, S. 278 ff. ; Sabine Lee, Germany and the First Enlargement Negotiations, 1961-1963, in: Deighton,, Milward, Hgg., Widening, Deepening and Acceleration, S. 216 ff. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 736, 763 ff. Marcowitz, Option für Paris? , S. 123 ff.; Köhler, Adenauer, S. 1189, 1198, 1202f. Dazu K. Schwabe, The United States, Western Security and European Integration, in: Michel Dumoulin, Geneviève Duchenne, Hgg., L’union européenne et les Etats Unis (= Actes de la Chaire Glaverbel), Frankfurt 2003, S. 55 ff.; Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 747.

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IV. Vergleicht man die Lage der Bundesrepublik in den Jahren nach ihrer Gründung mit den Jahren nach 1958, das heißt nach de Gaulles Regierungsantritt, so fallen tiefgreifende Unterschiede auf. In der früheren Phase mußte die westdeutsche Außenpolitik alles daran setzen, von einer besiegten Macht wieder zu einem außenpolitischen Akteur zu werden. Es war Adenauers Nahziel, dieses Ziel mit Hilfe der Westintegration der Bundesrepublik zu erreichen. Von daher gesehen, hatte Adenauer, wie wir sahen, gar nicht anders gekonnt, als dem Schuman-Plan zuzustimmen, eine enge Bindung an den französischen Nachbarn einzuleiten und so gleichzeitig auch den europapolitischen Hoffnungen der amerikanischen Regierung entgegen zu kommen. Die Zeit nach 1958 bot ein anderes Bild. In enger Anbindung an den Westen, den europäischen und den atlantischen, war ein selbständiger außenpolitisch höchst aktiver westdeutscher Staat entstanden. Jetzt kam es darauf an, das Erreichte zu bewahren und sowjetische Beeinflussungsversuche und Störmanöver wie etwa in Berlin zu vereiteln. Natürlich war auch hier weiter ein enges Zusammengehen mit den USA geboten. Dank der Nato-kritischen Politik de Gaulles bestand indessen die Gefahr, daß diese enge transatlantische Orientierung das gute Einvernehmen mit Frankreich untergrub. Im Rahmen ihrer Politik einer Westbindung stand die Außenpolitik der Bundesrepublik also zum ersten Male in gewisser Weise vor einer Wahl. In dieser Situation konnte Adenauer, wie wir sahen, nicht anders als lavieren. Dennoch hat er sich in der letzten Phase seiner Kanzlerschaft dann doch stärker an das gaullistische Frankreich angelehnt. Welche Gründe motivierten ihn für diese Wendung, die aus seiner Sicht freilich nie eine klare Option bedeuten sollte? Eine erste und die wohl wichtigste Erklärung liefert die Zuspitzung des Kalten Krieges in und um Berlin. Das vorsichtige Manövrieren der Vereinigten Staaten und noch mehr Großbritanniens in der Berlinkrise und die Bereitschaft vor allem des Präsidenten Kennedy, nicht nur das Problem einer deutschen Wiedervereinigung aus der Kontroverse mit der UdSSR um Berlin auszuklammern, sondern den Sowjets auch an Ort und Stelle entgegenzukommen, erschütterte Adenauers Vertrauen in die Bereitschaft der deutschen Hauptschutzmacht, auch deutsche Maximalziele zu verteidigen. In dieser Verlegenheit lag es nahe, sich an das Frankreich de Gaulles anzulehnen, das alle Konzessionen in der Berlinfrage unter sowjetischem Druck ablehnte, als Gegenleistung sich allerdings eine deutsche öffentliche Unterstützung seiner Algerienpolitik ausbedang40. Adenauer fiel dies nicht schwer, bot doch de Gaulle im aus der Sicht Adenauers schlimmsten Falle, daß Amerika seine Truppen aus Europa abzog, eine Alternative für den militärischen Schutz der Bundesrepublik, auf die die Bundesrepublik– aber auch nur in diesem Notfall – zurückgreifen konnte41. Adenauers Politik einer Anlehnung an das gaullistische Frankreich ist also eine Politik der Rückversicherung gewesen. Wie grundsätzlich schon in den Jahren zuvor, bei de Gaulles außenpolitischem Unabhängigkeitsstreben aber ganz besonders, lag dem Kanzler daran, 40 41

Jean-Paul Cahn, Décolonisation française et relations franco-allemandes (1954-1963), in: Miard-Delacroix, Hudemann, Hgg., Wandel , S. 153. Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 566, 732f.

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durch einen engen Schulterschluß mit Frankreich mehrere außenpolitische Konstellationen verhindern, die ihn während seiner ganzen Kanzlerschaft alptraumartig verfolgten: An erster Stelle war dies nach wie vor der Alptraum einer erneuerten französisch-russischen Entente, wie sie Adenauer vor dem Ersten Weltkrieg noch erlebt hatte – das heißt eine Isolierung Deutschlands auf dem europäischen Kontinent, die es ganz vom Wohlwollen der angelsächsischen Mächte abhängig gemacht hätte42 . Dieses Wohlwollen – und das war sein zweiter Alptraum– sah Adenauer seit den späten fünfziger Jahren weder bei England noch bei Amerika als selbstverständlich gegeben an: Infolge der neuen amerikanischen Verteidigungsdoktrin der „massiven Vergeltung“ glaubte er zum einen nicht mehr mit letzter Gewißheit an die Bereitschaft der USA, die Bundesrepublik bei einer militärischen Eskalation der Berlinkrise nuklear zu verteidigen. Andererseits meinte er aber nach den Erfahrungen der frühen fünfziger Jahre, das Wohlwollen Amerikas gegenüber der Bundesrepublik stärken zu können, indem er sich an Frankreich anlehnte. Daß sich die Voraussetzungen dieser Politik wegen des Selbstständigkeitsstrebens des französischen Präsidenten radikal veränderten, erkannte er wohl erst spät. Auf jeden Fall blieb er lange Zeit davon überzeugt, daß ein enges deutsch-französisches Zusammengehen das Wahrwerden eines dritten Albtraums verhindern werde – einen Rückzug Amerikas aus Europa in seine traditionelle Isolation. Es gab aber noch eine vierte Zwangsvorstellung des Bundeskanzlers – er selbst nannte sie (historisch gesehen, nicht ganz korrekt) seinen PotsdamAlptraum. Dies war das Wiedererstehen der großen Koalition der Siegermächte aus dem Zweiten Weltkrieg unter Einschluß der UdSSR und die Unterwerfung der Bundesrepublik unter diese Koalition. Das wäre sowohl das Ende der westdeutschen Westbindung gewesen wie auch das Verschwinden jeder außenpolitischen Bewegungsfreiheit für die Bonner Republik43. Und wenn es kein großes „Potsdam“ gab, dann doch, wie wir sahen, vielleicht ein kleines – das heißt eine Interessengemeinschaft der drei Westmächte USA, England und Frankreich mit dem Ziel der Kontrolle der Bundesrepublik. Adenauer mochte derartige Absichten auch hinter De Gaulles Plänen für ein Dreierdirektoriums der Westmächte wittern, die sich noch einmal in der Ferne abzeichneten, als die angelsächsischen Mächte auf einer Konferenz in Nassau Anfang Dezember 1962 eine gemeinsame Nuklearrüstung vereinbarten und de Gaulle einluden, diesem Abkommen beizutreten44. Auch dies wollte Adenauer verhindern, und das ging nur, wenn er besonders enge Bande zwischen dem Frankreich de Gaulles und der Bundesrepublik herstellte. Tatsächlich hat de Gaulle die Einladung von Nassau, natürlich vor allem aus spezifisch französischen Interessen heraus, dann auch ausgeschlagen. Den fünften Alptraum bereitete dem Kanzler sein eigenes Volk – die Unzuverläs42

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Hanns Jürgen Küsters, Bearb., Adenauer Teegespräche 1955-1958, Berlin 1986, S. 320; ders., Adenauer Teegespräche 1959-1961, S. 32; Mensing, Bearb., Teegespräche 1961-1963, S. 327 f. Vgl. dazu das Zitat unter Anm. 7 (Mensing, Teegespr. 1961-63, S. 338); ferner: Schwarz, Adenauer. Staatsmann, S. 457, 562, 576, 815, 584; K. Schwabe, West Germany and European Integration. From the Defeat of the EDC Treaty to the Conference of Messina, in: Luigi V. Majocchi, Hg., Messina Qurant’ Anni Dopo, Bari 1996, S. 150f. Wilfried Loth, Adenauers Ort in der deutschen Geschichte, in: Josef Foschepoth, Hg., Adenauer und die deutsche Frage, Göttingen 1990, S. 279. Mensing, Bearb., Unter vier Augen, S. 282; Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 460f.

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sigkeit und Irrationalität seiner Deutschen, die man, wie er fand, „festbinden“ müsse, damit sie nicht anfingen, zwischen den Blöcken traumzuwandeln45. Auch dagegen half die deutsch-französische Verständigung. Um all diesen Unwägbarkeiten und Gefahren vorzubeugen, beharrte Adenauer auf einer Politik, die darauf abzielte, ein vertieftes Vertrauensverhältnis zu Frankreich herzustellen, auch als diese Bemühungen in der deutschen Öffentlichkeit und in seiner unmittelbarer Umgebung, wie schon erwähnt, auf wachsende Ablehnung stießen46. Damit ist die Frage nach dem Stellenwert, den Adenauers Frankreichpolitik in seiner außenpolitischen Gesamtkonzeption eingenommen hat, schon fast beantwortet. Schon seit 1950 wollte der Bundeskanzler verhindern, daß Frankreich sich von Amerika abwandte und damit die NATO gefährdete; er wollte gleichzeitig verhindern, daß die USA, vielleicht im Ärger über das französische Selbständigkeitsstreben, ihre Schutzfunktion gegenüber Westeuropa aufgaben47. Er ließ sich also auf eine Politik der Vermittlung ein– zu der Deutschland in der Mitte Europas historisch immer wieder gezwungen gewesen ist48. Allein mit diesem Drahtseilakt glaubte er die zwei Ziele sicherzustellen, auf die es ihm immer angekommen war: einmal die Geschlossenheit der freien Welt in ihrer Auseinandersetzung mit der UdSSR und zum anderen die Mitsprache der Bundesrepublik als Stellvertreterin der deutschen Nation bei den außenpolitischen Entscheidungen des westlichen Bündnisses. Bis zur Berlinkrise hieß dies, das gesamte westliche Bündnis auf eine Politik einzuschwören, die optimale Voraussetzungen für eine deutsche Wiedervereinigung schuf. Nach der Berlinkrise mußte der Kanzler zufrieden sein, wenn er mit der Rückendeckung des gesamten westlichen Bündnisses den bestehenden Zustand um Berlin wahrte. Adenauers andauerndes Streben nach Gleichberechtigung entsprang bei ihm in gewisser Weise einem unübersehbaren Prestigedenken, ja Großmachtstreben49. Insofern konnte er sich gerade auf dieser Grundlage mit de Gaulle gut verständigen. Beide betrachteten ihre Staaten als nicht „saturiert“, wie Bismarck gesagt hätte. Beide gehörten im Vergleich zu den neuen Supermächten zu den Verlierern des Zweiten Weltkrieges. Frankreich war bei dem Versuch, zum dem Status einer kolonialen Groß- oder gar Weltmacht zurückzukehren, gescheitert – zuletzt zur Zeit de Gaulles in Algerien. Wollte es wieder Großmacht werden, war es auf Unterstützung in einem gestärkten Europa angewiesen. Die Bundesrepublik ihrerseits hatte der verlorene Krieg auf den Status eines deutschen Teilstaates reduziert. Sie blieb auf das Ziel der deutschen Wiedervereinigung fixiert, das de Gaulle im Prinzip billigte. So wie Adenauer dies sah, hing die Verwirklichung dieses Zieles u.a. von einer wachsenden Stärke Europas ab. Ohne ein Zusam45 46

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Schwarz, Adenauer. Der Staatsmann, S. 756. Dazu jüngst Hans-Peter Schwarz, Der deutsche Weg zum Elysée-Vertrag, in: Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Hgg., Der Èlysée-Vertrag und die deutsch-französischen Beziehungen 1945-1963-2003 (=Pariser Historische Studien, Bd. 71), München 2005, S. 56ff; ferner : Lappenküper, Primat der Außenpolitik, S. 60f. Adenauer selbst bezeichnete den Vertrag als „Krönung seines Lebens“, bei: Henri Ménudier, Adenauer, de Gaulle und der Élysée-Vertrag nach Alain Peyrefitte, in: Defrance, Pfeil, Hgg., Élysée-Vertrag, S. 89. Hans Peter Mensing, Bearb., Teegespräche 1961-1963, S. 311, 323ff., 327. Schwarz, Der deutsche Weg zum Elysée-Vertrag, in: Defrance, Pfeil, Hg., Élysée-Vertrag, S. 52 ff., und ders., Adenauer. Der Staatsmann, S. 728f. Bezeichnenderweise gab Adenauer gleichzeitig mit der Unterzeichnung des Elyséevertrages seine Zustimmung zu dem amerikanischen Projekt einer Multilateral Force (Schwarz, Adenauer. Staatsmann, S. 812 f. ). Lacouture, De Gaulle. Politique, S. 637.

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mengehen zwischen den beiden „Großmächten“ Westdeutschland und Frankreich war nicht daran zu denken, die Folgen der deutschen Niederlage wieder wettzumachen. Frankreich und Deutschland waren also durch gemeinsame Interessen aufeinander angewiesen. Sowohl Adenauer als auch de Gaulle haben das klar erkannt50. Das Bewußtsein von den wertebezogenen und kulturellen Gemeinsamkeiten, die es zwischen den beiden Ländern gibt, hat diese Einsicht verstärkt. Wichtiger indessen war das Bewußtsein der beiderseitigen Interessengemeinschaft. Der Kalte Krieg aber verlieh dieser Interessengemeinschaft einen moralischen Hintergrund: Im Zeichen dieses Konfliktes und der ständig drohenden Gefahr einer nuklearen Kriegskatastrophe steckte hinter dem Großmachtstreben Adenauers und de Gaulles die Schicksalsfrage, wieweit ihre beiden Staaten imstande waren, eine glaubwürdige Politik der Abschreckung der Sowjetunion vor einem heißen Krieg und damit der Friedenswahrung aktiv mitzugestalten, und wieweit sie beide in der Lage waren, bei einem eskalierenden Konflikt mit der Sowjetunion die schicksalhafte Entscheidung über Krieg oder Friedens mitzubestimmen – über einen Krieg, der mit Sicherheit Deutschland und wahrscheinlich auch Frankreich zum Schlachtfeld gemacht hätte51. Indem der deutsche Bundeskanzler Europa durch eine französisch-deutsche Entente Gewicht verleihen wollte, betrieb er, der zwei Weltkriege miterlebt hatte, also eine Politik der aktiven Kriegsvermeidung. Dies war die eigentlich moralische Seite von seiner, aber auch von de Gaulles Außen- und Europapolitik. Klaus Schwabe ist Professor emeritus an der RWTH Aachen.

RÉSUMÉ L'article décrit la politique que Konrad Adenauer a faite envers la France and essaye de la placer dans le cadre général de sa politique étrangère. L’auteur distingue deux phases – une première phase, aussi la phase plus brève, dans la quelle le chancelier était tout à fait d’accord avec les idées de Jean Monnet et les buts de la politique européenne des États Unis ; une deuxième phase, plus étendue, qui est caractérisée par les efforts du coté d’Adenauer de tabler sur une entente avec la France et ainsi de développer un rôle européen plus indépendant vis-à-vis de l’Amérique. De l’un coté cela signifiait qu’Adenauer tout en restant indifférent du point de vue Américain soutenait le concept gaulliste d’une Europe des nations à l’exclusion du Royaume-Uni. De l’autre coté c’était la défense nucléaire qui dominait son orientation. Le chancelier était contraint d’admettre que la France gaulliste ne permettrait jamais une cogestion ouest-allemande dans ce domaine et que c’était l’Amérique seule de laquelle la République Fédérale restait dépendant pour sa défense contre une attaque nucléaire de l’Union Sovié-

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Bei seinem ersten Treffen mit de Gaulle betonte Adenauer „unsere gesamten menschlichen und christlichen Traditionen“ (Unterredung zwischen General de Gaulle und Bundeskanzler Adenauer, 14.9.1958, Nachlaß Adenauer, Bundeskanzler Adenauer Haus, Bd.II/71); Mensing, Bearb., Unter vier Augen, S. 291; Lappenküper, Primat der Außenpolitik, S. 62. Schwarz, Adenauer. Der Aufstieg, S. 713; Küsters, Bearb., Teegespräche 1959-1961, S. 182 f.

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tique. Ces données posaient de limites insupérables pour Adenauer quand-il s’agit de s’associer sans réserve à la critique gaulliste des États Unis et de l’OTAN. Toutefois, l’auteur conclut, Adenauer visait à prouver une communauté d’intérêts profonde entre la France gaulliste et l’Allemagne de l’Ouest, parce que il était conscient du fait qu’au fond les deux pays étaient défavorisés par la deuxième guerre mondiale et ses conséquences – l ‘Allemagne parce qu’ elle fut partagée, la France parce qu’elle avait perdu son empire colonial. En conséquence les deux pays aspiraient à une révision des résultats de la deuxième guerre mondiale, une révision qui rétablirait leur position en tant que grandes puissances. Pour atteindre ce but Adenauer et de Gaulle trouvaient indispensable une coopération aussi étroite que possible entre ces deux pays voisins.

SUMMARY This article attempts to unravel the various phases of Adenauer’s policy vis-à-vis France and to place them into the context of his general foreign policy concept. The article distinguishes between two phases in Adenauer’s French policy: In a first shorter phase Adenauer aimed at a supranational Europe in accordance with Jean Monnet’s ideas, but also in line with America’s European policies. In a second more extensive phase, Adenauer more and more banked on a close FrancoGerman understanding, which would lead to a more self-reliant European role in global foreign relations and with regard to the United States. Critical for Adenauer’s policy was a German say in Atlantic nuclear strategies. As the chancellor found out, France under de Gaulle was not prepared to grant West Germany any influence on its own nuclear projects in the military field. Adenauer thus had to confirm Bonn’s ties to the United States as the ultimate guarantor of West Germany’s and West Berlin’s security vis-à-vis the Soviet Union. As a result there were clear limits in Adenauer’s readiness to endorse de Gaulle’s critical attitude to the United States. On the other hand, Adenauer came to support de Gaulle’s concept of a loose confederation of European nations and his efforts to exclude Great Britain from the Common Market. In concluding the author maintains that despite important security related divergences the late Adenauer tried to set up a special Franco-German relationship. The reason for his political course, highly controversial as it was in Bonn, lay in a perceived fundamental Franco-Germany community of interest regarding the postwar world. Germany and, a decade later, France emerged from World War Two and its consequences as losers: Germany as a result of its defeat had lost its national unity; France proved unable to maintain its status as a global power based on its over-sea’s empire. Both the French and the German governments thus pursued a policy of trying to revise the results of World War Two and its aftermath: In this situation, Gaullist France, it seemed to Adenauer, supported German reunification more strongly than the “Anglo-Saxons”; de Gaulle realized that after the loss of Algeria France’s return to the status of a global power depended on support by West Germany. In this the military-nuclear dimension remained critically important. Both de Gaulle and Adenauer aimed at sharing Western nuclear deterrence and responsibility for maintaining peace in Europe.

LE FOOTBALL BELGE ENTRE FRANCE ET ALLEMAGNE ALFRED WAHL Il est banal de rappeler que le football, le monde du football sont le reflet de la vie économique, sociale et politique des sociétés nationales ou des relations internationales. Ceci vaut globalement même si l’on peut aussi discerner une chronologie propre et des caractères propres dans le déroulement de l’histoire du football. C’est ainsi que le football belge a vécu une histoire intimement liée à l’histoire générale du XXème siècle et dans laquelle on retrouve ses voisins proches : la France et l’Allemagne. Mais il est difficile de ne pas évoquer la place des autres voisins comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne. Ainsi, les principales séquences de l’histoire du football belge et de ses rapports avec celle de ses voisins coïncident avec les grandes phases de l’histoire générale de l’Europe du nord-ouest au XXème siècle. Le récit peut s’inscrire dans quatre périodes : avant 1914, la Grande Guerre et l’immédiat après-guerre, l’entre-deux-guerres et, enfin, la seconde guerre mondiale et ses conséquences. L’objet principal de cet essai consiste à dégager la place originale du football belge dans l’ensemble géographique défini ainsi que dans ses relations avec celui-ci.

La Belgique au cœur de l’implantation du football (1880-1914). On sait que le football est apparu d’abord dans les pays en voie d’industrialisation dans l’Europe du nord-ouest et plus précisément en GrandeBretagne. Rappelons seulement que le football avait alors deux vertus selon Norbert Elias : dans le domaine politique, sa pratique réglementée contribuait à euphémiser la violence en favorisant ainsi par imprégnation l’enracinement d’un régime libéral et représentatif fondé sur le débat selon des règles semblables à celles du football ; dans le domaine économique, le football a introduit d’autres valeurs encore comme l’esprit d’initiative, la concurrence, l’esprit de compétition qui sont précisément celles du libéralisme économique. Les structures de la société belge se rapprochant de celles de la GrandeBretagne, le football y a trouvé un terrain propice pour son implantation, favorisée encore par la proximité géographique de ce pays. Ce sont des élèves britanniques, des ingénieurs, des cadres qui ont introduit le football à Anvers vers 1880, puis à Bruges et à Bruxelles. En 1895 fut fondée l’Union belge des sociétés de sports athlétiques (UBSSA), à l’initiative de quelques pionniers du sport et notamment du football. Parmi eux citons Louis Mühlinghaus, futur dirigeant national du football et aussi futur secrétaire général de la FIFA, puis le baron Edouard de Laveleye, futur baron de la sidérurgie belge ou encore Rodolphe-William Seeldrayers, futur président de la FIFA plus de cinquante ans après. Relevons que l’USFSA, la fédération française des sports fondée en 1889 a servi de modèle. Dès le début du mouvement sportif, celui-ci se caractérisa par son orientation transnationale. Les jeunes pratiquants du football se tournèrent vers les pays voisins pour rencontrer des clubs ou des sélections régionales et bientôt nationales.

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Des clubs anglais vinrent se produire en Belgique, de même que des clubs néerlandais. C’est dès 1895 que le Sporting club de Bruxelles joua contre une équipe parisienne. Durant cette première phase avant 1905, les rencontres avec des clubs néerlandais furent les plus nombreuses. C’est ainsi que le 28 avril 1901 eut lieu le match opposant une sélection nationale belge à une sélection nationale néerlandaise. Il se déroula devant 300 spectateurs à Anvers. En fait, les organisateurs belges avaient, au départ, ambitionné de réunir à Anvers les meilleures équipes du continent : un projet trop prématuré. A compter de cette année 1901, les footballeurs belges affrontèrent les Français de la région frontalière. C’est ainsi que le Beerschot AC de Bruxelles participa au tournoi annuel de Tourcoing. L’année suivante, le Léopold Club et le FC Bruges furent également présents ; le premier se déplaça aussi à Paris pour rencontrer le Racing Club de France, le 25 décembre. Les clubs belges semblaient privilégier les clubs français ainsi que les néerlandais. Ce n’est qu’en 1903, qu’eut lieu la première confrontation avec une équipe allemande, Aix-la-Chapelle (15 mars). Et déjà le football belge était sollicité par des demandes en provenance de villes plus lointaines comme Prague, Vienne et même Budapest. Ces rencontres internationales de plus en plus fréquentes rendirent bientôt nécessaire une organisation qui réglerait le calendrier des matchs ainsi que la circulation des joueurs ayant déjà tendance à passer d’un club à l’autre de part et d’autre de la frontière. L’initiative vint des Pays-Bas lorsqu’en 1902, AugustWilhelm Hirschman, homme d’affaires et dirigeant du football national évoqua l’idée d’une fédération internationale de football avec le dirigeant belge, le baron de Laveleye. L’année suivante, l’USFSA y fut associée et c’est finalement Robert Guérin, l’un de ses dirigeants qui fut mandaté par eux pour inviter les Anglais à prendre la direction de l’entreprise projetée. Robert Guérin prit le chemin de Londres à deux reprises pour convaincre la Football Association. Les réponses, tardives, furent quasi méprisantes et une année s’écoula. Aussi Guérin se retourna-t-il vers les Belges et plus précisément vers Louis Mühlinghaus, le secrétaire de l’UBSSA. Il prit langue aussi avec Karding, le dirigeant du Deutscher Fußballbund (DFB) fondé en 1900. Le football belge devint ainsi la véritable plaque tournante de la fondation de la future FIFA. Une première réunion préparatoire devait se tenir, en effet, à Bruxelles, début avril 1904. Elle ne put se tenir ; mais à l’occasion du premier match international Belgique-France à Bruxelles, les dirigeants de l’UBSSA et de l’USFSA, en accord avec Hirschman fixèrent une réunion à Paris pour les 22, 23 et 24 mai. C’est lors de ces trois journées que fut fondée la Fédération internationale de football association. Si Robert Guérin en devint le président, c’est le Belge Mühlinghaus qui prit en charge le secrétariat. L’Allemagne, absente de Paris, télégraphia son adhésion. Petit pays, la Belgique joua un rôle déterminant dans la fondation de cette organisation internationale appelée à devenir très puissante au niveau mondial. Un exemple parmi quelques autres qui conforte le fait que les petites nations arrivent à tirer leur épingle du jeu dans le concert des nations en prenant des initiatives audacieuses et promises à un bel avenir. Bien plus, les dirigeants du football belge ne baissèrent pas les bras devant l’indifférence méprisante des Anglais face à la création de la FIFA. Ils décidèrent d’entreprendre un nouvelle démarche auprès de la Football Association afin de la convaincre de rejoindre la FIFA et d’en prendre la tête. Les Belges avaient naturellement obtenu l’accord de Robert Guérin, mais aussi du Suisse Schneider, pré-

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sents tous les deux à Bruxelles pour les célébrations du dixième anniversaire de l’UBSSA en 1905. Louis Mühlinghaus et le baron de Laveleye se rendirent donc à Londres et grâce à ses talents de négociateur et de sa maîtrise de la langue anglaise, de Laveleye réussit à obtenir l’entrée de la FA à la FIFA. Dès le 3ème congrès de cette instance en 1906, l’Anglais Woolfall en devint le président. Finalement, il n’est pas exagéré d’affirmer que le football belge a été le moteur de la fondation et du développement de la FIFA au cours des toutes premières années. Ce sont ses dirigeants qui ont réuni les voisins autour de l’idée et qui l’ont concrétisée. Ils seront présents durablement dans la direction de la FIFA. Ainsi, Rodolphe-William Seeldrayers y fit sa première apparition en tant que délégué au congrès d’Oslo en 1914.

La guerre et l’immédiat après-guerre. A l’ouverture du conflit, la fédération sportive belge suivit sans problème le choix du gouvernement. Certes, elle demeura à Bruxelles, mais décida la suppression des rencontres de football. Elle toléra seulement l’organisation de matchs de solidarité sur son sol occupé. En revanche, les Belges repliés en France continuèrent la pratique du football ; ce fut le cas, en particulier, des soldats à l’arrière du front. Les matchs organisés contre des combattants britanniques et français servirent à resserrer les liens entre alliés. En 1917, c’est le roi des Belges lui-même qui organisa un grand tournoi sur le front de l’Yser en finançant les équipements, les déplacements des joueurs. Des rencontres eurent lieu aussi en Grande-Bretagne au bénéfice des soldats belges, les Front Wanderers (novembre 1917). A l’issue du conflit, le football belge – dirigeants et joueurs – déplora 541 victimes. Tout au long de cette guerre, le football belge se montra solidaire avec celui des alliés de l’Entente et ignora totalement le football allemand pourtant présent sur le sol belge. Cette orientation se prolongea au-delà de l’armistice et de la paix. Les rencontres se poursuivirent aussitôt les armes déposées. Ainsi, le match du 8 décembre 1918 entre une équipe militaire belge et la garnison britannique du Havre fit office de match d’adieu. Peu après, le match entre des soldats belges et les prisonniers anglais libérés de passage à Bruxelles revêtit le même caractère. Après la guerre, la FIFA subit une grave crise liée à la conjoncture politique du moment. Ce fut encore le football belge qui prit l’initiative de sa reconstruction. Sa fédération devenue autonome sous le nom d’Union royale belge des sociétés de football association (URBSFA) convoqua les représentants des fédérations nationales membres de la FIFA, à l’exclusion de celles des Etats vaincus (novembre 1919). L’objectif était de renouveler le Comité exécutif resté en place depuis 1914 et décapité depuis la mort du président Woolfall en 1918. 2ème viceprésident depuis 1909, le baron de Laveleye proposa une modification de l’article premier des statuts de l’organisation pour permettre d’exclure les fédérations des pays vaincus, à savoir, l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie. Sous la pression des Britanniques, les Belges voulaient rejeter la fédération allemande voisine. Dans un premier temps, le Suédois Kornerup, président provisoire et Hirschman refusèrent de suivre de Laveleye. Selon eux, les questions politiques ne devaient pas jouer de rôle au sein de la FIFA. Ainsi, les neutres refusèrent de

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rejeter les vaincus. Finalement les fédérations des Etats vainqueurs firent prévaloir leur point de vue et celles des Etats vaincus furent mises à l’écart des compétitions. La FIFA interdit toute rencontre avec des équipes d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie au moins jusqu’à l’admission de ces Etats dans la SDN. Au cours de cette période qui s’ouvrit, l’influence belge au sein de la FIFA fut à son maximum. De Laveleye demeura vice-président jusqu’en 1921 ; Joseph d’Oultremont occupa les mêmes fonctions de 1924 à 1927, date à laquelle Seeldrayers lui succéda jusqu’en 1954. Seul le poste de président échappa à la Belgique car c’est Jules Rimet, le Français qui fut élu lors du tournoi de football des Jeux Olympiques d’Anvers en 1920. Le candidat belge semblait pourtant bien placé pour l’emporter ; sans doute l’intransigeance belge dans la question des fédérations des pays vaincus a-t-elle indisposé les neutres. Le football belge s’engagea encore sur d’autres fronts internationaux. Ainsi, un dirigeant de l’URBSFA, König, sollicita une rencontre auprès du général Kentish qui avait en charge le sport dans l’armée britannique. Il a réussi à le convaincre de poursuivre la tradition inaugurée durant la guerre entre les soldats belges, français et anglais. C’est ainsi qu’un tournoi triangulaire vit le jour entre des sélections des trois armées ; il fut dénommé le challenge Kentish. Ce tournoi débuta dès 1919 et se prolongea durant plus de quarante années. Le football belge continua ainsi de se tourner vers ses voisins de l’ouest, délaissant totalement celui de l’est, l’Allemagne. Les Belges emportèrent neuf victoires jusqu’en 1939, ce qui montre qu’ils prirent le challenge Kentish à cœur. L’orientation vers la France s’est prolongée jusqu’en 1939.

L’idylle entre les fédérations française et belge (1920-1939). Le premier match international de l’équipe belge eut lieu à Bruxelles dès le 9 mars 1919 contre la France. Ce fut d’abord une manifestation patriotique commune. Joueurs et dirigeants se retrouvèrent au monument aux morts où la délégation française prononça des discours de remerciement à destination de leurs hôtes pour leur choix de 1914 et leur attitude exemplaire durant toute la Grande Guerre. En mars de l’année suivante, le match retour se déroula à Paris. Le numéro du 30 mars de l’hebdomadaire France-Football donna le ton de cette rencontre à venir : ”L’équipe belge entrera sur le terrain précédée, accompagnée et suivie de la forte et désormais indissoluble affection que nous avons pour la nation héroïque qui, en août 1914, eut le sublime courage de se lever contre un odieux et lâche envahisseur ; dans les acclamations frénétiques qui la salueront, l’équipe belge trouvera la reconnaissance et l’admiration que nous avons pour ce pays qui accepta d’affronter la mort pur ne pas se déshonorer…” Désormais, les rencontres annuelles devinrent annuelles entre les deux sélections nationales. Les deux partenaires auraient souhaité les organiser le 11 novembre, fête commémorative de l’armistice. Cependant les problèmes de calendrier s’avérèrent de suite insolubles. En 1924 cependant, une nouvelle demande en ce sens de l’URBSFA fut couronnée de succès. Ainsi, le matin du match, une manifestation commémorative plus solennelle put avoir lieu devant le monument dé-

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dié au soldat belge inconnu : une gerbe y fut déposée par la délégation française. A l’issue du match de l’après-midi, durant le banquet, les discours prononcés firent des références nombreuses au combat commun contre l’Allemagne, oubliant presque le match de football. Parallèlement à ces rencontres, se déroulèrent aussi des matchs internationaux corporatifs. Ces matchs furent organisés plutôt dans une ville frontalière, telle Lille. Là aussi, les délégations se recueillirent préalablement devant le monument aux morts. Le 20 juin 1926, un événement majeur s’est produit à l’occasion du match Belgique-France. Celui-ci prit une dimension dépassant largement le cadre sportif. La Fédération française accepta de jouer ce match à cette période alors que la saison était déjà terminée et que les joueurs se trouvaient déjà en vacances. La Fédération belge avait insisté car ce jour-là devait être inauguré le mémorial consacré aux morts de l’URBSFA durant la Grande Guerre. Une plaque devait être apposée sur la façade du siège de l’Union, 14 rue Guimard. En fait, ce match, comme tous les autres Belgique-France servit de prétexte à une manifestation double : l’une d’ordre patriotique et l’autre d’ordre amical. Le matin du 20 juin, toutes les sociétés belges jouant au football défilèrent devant le monument commémorant les victimes de la guerre, place du Congrès. Le mémorial de l’URBSFA lui-même fut inauguré en présence de la famille royale au complet et des notabilités du football français et belge qui saluèrent un nouveau défilé accomplie par les mêmes protagonistes que le matin. Enfin, au stade, avant le match, un troisième défilé eut lieu. Au cours de ces années, Seeldrayers joua un rôle déterminant à la FIFA en soutenant la politique de Jules Rimet. C’est ainsi qu’il contribua à résister face aux exigences des Britanniques qui quittèrent à nouveau la FIFA en 1926 car ils récusaient l’application du fameux manque à gagner attribué de plus en plus aux joueurs amateurs. Seeldrayers soutint la politique de fermeté à l’encontre des Britanniques qui prétendaient régenter la FIFA à leur guise. Ainsi l’axe franco-belge sortit conforté de cette confrontation. La fédération belge se montra aussi très ferme à l’encontre de l’Allemagne. Ainsi, le premier match Belgique-Allemagne après 1918 n’eut lieu qu’en 1933, deux années après le premier France-Allemagne.

La seconde guerre mondiale. Au cours de cette guerre, les rapports du football belge avec celui de ses voisins français et allemands furent bien plus complexes qu’entre 1914 et 1918 et durant l’entre-deux-guerres. Dès la déclaration de la guerre, la situation se dégrada avec la France. La traditionnelle rencontre annuelle entre les sélections nationales avait été prévue pour le mois de mai 1940. Se conformant ainsi à la politique de neutralité de l’Etat belge voulue par le roi, l’URBSFA refusa de jouer cette rencontre avec la France belligérante. Ce geste annonçait un changement total d’attitude des dirigeants et des footballeurs belges. Cependant la situation se compliqua avec la nouvelle invasion du pays par l’Allemagne, en particulier parce que la Belgique comptait des mouvements pronazis comme les mouvements flamingants ou les rexistes en Wallonie. Dès les

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premiers jours de l’occupation, un représentant de l’ambassade d’Allemagne à Bruxelles s’adressa aux dirigeants de l’URBSFA pour leur demander d’organiser des rencontres de football le 23 juin 1940. Leur objectif était clair : les nazis voulaient faire la démonstration que la vie normale continuait et qu’ils étaient bien accueillis par la population. Majoritairement hostiles aux nazis, les dirigeants de l’URBSFA rejetèrent l’injonction. Peu après, le comte de Baillet-Latour, président du comité international olympique (CIO) dont on sait la sympathie pour les régimes autoritaires prit l’initiative de rencontrer le général von Falkenhausen, le commandant des troupes allemandes d’occupation, afin de pouvoir organiser la reprise de la pratique sportive. Baillet-Latour connaissait le général pour l’avoir rencontré à Berlin lors des Jeux olympiques de 1936. C’est ainsi que les rencontres de football reprirent et que la collaboration sportive se mit en place dans le milieu du football. Les nazis choisirent de jouer à fond la carte des groupes extrémistes flamands pro-nazis. C’est ainsi qu’un match fut projeté à Anvers. Toutefois, les dirigeants du club local firent échouer l’opération.. Mais les collaborateurs locaux ne désarmèrent pas et continuèrent de jouer la carte allemande. Ainsi, début 1941, Romsee, le secrétaire général du ministère de l’Intérieur et de la Santé chercha à mettre en place un Commissariat général à l’Education physique, peut-être en s’inspirant de l’exemple français. Les organisations sportives s’y opposèrent, de même d’ailleurs que le prince de Ligne qui avait remplacé Baillet-Latour à la tête du Comité national olympique après sa mort en janvier 1942. Le Commissariat vit néanmoins le jour, mais Romsee ne réussit pas à faire plier le monde sportif dont certains membres rejoignirent la résistance. Ainsi, Verdyck, le secrétaire général de l’URBSFA fut contraint d’entrer dans la clandestinité tandis qu’ Oskar van Kesbeeck, le président de cette fédération de 1937 à 1943 fut emprisonné et mourut des mauvais traitements subis. Parallèlement, l’on assista à une réédition du scénario de 1914-1918, à savoir que les jeunes Belges repliés en Grande-Bretagne créèrent une compétition de football, de concert avec les jeunes gens réfugiés des autres nationalités. Enfin, Seeldrayers, le représentant belge au Comité d’urgence de la FIFA continua de jouer un rôle-clé. Il réussit à se rendre à plusieurs reprises à Zurich avec l’autorisation des nazis qui contrôlaient les déplacements de tous les dirigeants de la FIFA. Son rôle y fut quelque peu ambigu. Néanmoins il ne semble pas avoir soutenu le projet du représentant allemand, Peco Bauwens, qui chercha à placer la FIFA sous tutelle nazie. La fin de la guerre ouvrit la voie à une phase d’épuration. Des sanctions se sont abattues sur les clubs qui avaient accepté de rencontrer des équipes allemandes durant l’occupation. Le bilan fut lourd pour le football belge : 1082 victimes dont surtout des résistants déportés ou exécutés. Dès lors, le football se tourna à nouveau vers la France. La barrière se ferma à nouveau vers l’Allemagne.

Conclusion. Trois aspects méritent d’être soulignés. D’abord l’on a pu observer que l’histoire du football belge fut entièrement déterminée par la conjoncture politique internationale. Le football belge se tourna exclusivement vers l’Ouest dans le cadre du contentieux franco-allemand entre 1890 et 1945. Aussi bien avant 1914

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qu’après 1918 et encore après 1945, les rencontres avec le football allemand furent tardives et limitées. Ensuite, les contacts avec les « chers voisins » de l’est et de l’ouest n’avaient pas de caractère exclusif car la place des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne fut au moins aussi importante que celle de la France. Enfin, ce petit pays coincé entre les trois grandes nations du football que furent la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France a exercé une influence décisive dans la fondation de la FIFA et dans son fonctionnement jusqu’en 1945 et au-delà puisque Seeldrayers en devint le président en 1954. Cette réalité liée au football confirme ce que l’on sait du rôle joué par la diplomatie belge dans les relations internationales, un rôle hors de proportion avec l’importance objective de ce pays. Alfred Wahl est Professeur émérite à l’université Paul Verlaine de Metz.

Sources et bibliographie : Archives de la FIFA déposées au siège de cet organisme à Zürich. France-Football, 1919-1940 (presse) Les Sports, les années 1929 (presse) Mémoires inédits : SASKIA, Simon, Rodolphe William Seeldrayers (1876-1955), Université de Louvain-laNeuve 2005. VAN VLASSELAERE, Delphine, DAULNE, Anne-Catherine, Henri de Baillet-Latour, successeur méconnu de Pierre de Coubertin, Université de Louvain-la-Neuve 2005. MAHIEU, Luc, Aux origines de l’Ubrasco ou les débuts du sport du samedi en Brabant, Université de Louvain-la-Neuve 2005. Ouvrages : BOUIN, Victor, Le livre d’or jubilaire de l’URBSFA (1995-1945), Leclerq et Haas, Bruxelles s.d. (1945). EISENBERG, Christiane, LANFRANCHI, Pierre, MASON, Tony, WAHL Alfred, FIFA 1904-2004. Le siècle du football, Le Cherche Midi, Paris 2004 (édition en langue française). Autres éditions en langue anglaise, allemande, espagnole, etc.)

ZUSAMMENFASSUNG Der belgische Fußball, der zu Beginn des 20. Jahrhunderts das Licht der Welt erblickte, fand dank britischer Vermittlung viel früher feste Strukturen als der seiner Nachbarn. Mit ähnlich hoher Geschwindigkeit ergriffen die aus Adel- und Wirtschaftselite stammenden belgischen Fußballfunktionäre Initiativen zur Gründung einer internationalen Fußballorganisation. Dank ihrer Initiative wurde im Jahr 1904 die FIFA gegründet. Auch der Beitritt des Vereinigten Königreiches und seiner Verbände in diese Struktur ist auf die belgischen Funktionäre

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zurückzuführen. Nach dem Ersten Weltkrieg wandte sich der Blick des belgischen Fußballs eher nach England und Frankreich als nach Deutschland. Internationale Begegnungen wurden somit zu einer Art patriotischer Gedenkveranstaltung unter den Siegern des Konflikts. Zu Beginn der dreißiger Jahre wandte sich der belgische Fußball dann Deutschland zu. Letzteres versuchte dann sofort, den Fußball nach der Invasion und der Besetzung Belgiens im Jahre 1940 zu instrumentalisieren. Unmittelbar nach dem Zweiten Weltkrieg spielte der belgische Fußball auch weiterhin eine Hauptrolle in Europa.

SUMMARY Due to direct connections to Britain Belgian football, which was born at the beginning of the 20th century, had fixed structures much earlier than that of Belgium´s neighbours. At similar speed the Belgian football functionaries, coming from the elites of business and nobility, made steps towards founding an international football organization. It was by their initiative that in the year 1904 the FIFA was founded. Also the fact that the United Kingdom and its associations joined this structure is a result of the activities of these Belgian functionaries. After World War I, Belgian football was rather looking at England and France than at Germany. This way, international matches became a kind of patriotic memorial events among the victors of this conflict. At the beginning of the Thirties, Belgian football then turned towards Germany. Then, after the invasion and occupation of Belgium in 1940, Germany at once tried to instrumentalize football. In the wake of World War II Belgian football was still playing an essential role in Europe.

Partie 2

L’ALLEMAGNE, LA BELGIQUE ET LA FRANCE DANS LE MONDE

LA BELGIQUE, L’ALLEMAGNE ET LA FRANCE DANS LE MONDE MICHEL DUMOULIN Comme souvent, ce n’est qu’au pied de l’obstacle que l’on mesure la distance, voire le gouffre, qui peut exister entre les intentions et leur réalisation. Tel est le cas ici. En effet, le thème retenu soulève un nombre important de problèmes. A commencer par celui que poserait l’ambition, démesurée et présomptueuse, de comparer le rapport de l’Allemagne, de la Belgique et de la France au monde. Le propos est donc, en soi, beaucoup plus modeste mais il suscite néanmoins de nombreuses interrogations, sans doute en termes de sources mais plus encore au point de vue de la méthode. De récents exemples permettent d’en pointer certains. En 2003, les trois voisins adoptent, dans la crise irakienne, une attitude concertée se situant à la pointe de l’opposition minoritaire à l’intervention militaire des Etats-Unis et de ses alliés dans cette région du monde. En mars 2006, dans la perspective de la tenue d’élections – présidentielle, législatives et provinciales – en République démocratique du Congo, l’Allemagne et la France ainsi que d’autres pays européens, parmi lesquels la Belgique, ancienne puissance coloniale, mettent sur pied un dispositif militaire, distinct de celui des Nations Unies, dans le but garantir le bon déroulement du scrutin. Ces deux exemples permettent de mettre en exergue que, dans une série de dossiers récents ou plus anciens, les « chers voisins » font un bon « ménage à trois ». Mais outre que, dans la durée, il n’en a évidemment pas toujours été de la sorte, il importe de ne pas donner dans le simplisme. Près de soixante années de participation à la construction européenne ont permis de développer une culture de la concertation, dans certains cas d’étroite coopération entre les deux grands et le petit – lui-même en cheville avec deux autres petits dans le cadre de Benelux. Mais cette forme d’européisation des positions – qui n’est pas uniformisation – par rapport à des questions internationales ou européennes ne doit pas dissimuler le fait que dans d’autres cas de figure, les Etats continuent d’agir sur la base d’une motivation nationale. Cette perpétuelle tension entre deux pôles ne peut pas faire l’économie de la mise en perspective dans le temps long. En outre, il paraît évident que dans certains champs, notamment économiques, des analogies frappantes existent entre des situations passées et présentes.

1. Présent/Passé Les directives européennes des 19 décembre 1996 et du 22 juin 1998 relatives respectivement à la libéralisation des marchés du gaz puis de l’électricité ont donné le coup d’envoi à une série ininterrompue de fusions et d’offres publiques d’achat qui ont provoqué et continuent de provoquer un profond remodelage du paysage énergétique européen. Dans ce contexte, la manière dont le groupe Suez a acquis une place plus que stratégique dans l’espace belge est exemplaire, aux yeux de certains, de la manière dont l’européisation se traduit en fait par une extension d’un intérêt national étranger, en l’occurrence celui de la France.

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Sans chercher à trancher ici dans le débat qui consiste à savoir si le cas français constitue une exception par rapport aux comportements d’autres entités nationales – qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Espagne ou de l’Italie – dans le dossier sous rubrique, il est clair que l’abandon par la Belgique de son « ancrage » national au point de vue énergétique au bénéfice d’intérêts français invite à ouvrir un dossier qui ne manque pas d’inviter à travailler sur l’effet miroir. En effet, si le gaz et l’électricité représentent des secteurs qui focalisent l’attention, des pans entiers de l’industrie et des services jusqu’alors entre des mains belges ont basculé, dans un passé récent, sous le contrôle de groupes français mais aussi, certes dans une moindre mesure, de groupes allemands. Or, cette évolution, qui place immanquablement la Belgique, par ailleurs en proie à une remise en cause de son existence même en tant qu’Etat, dans une position d’enjeu, pacifique s’entend, au cœur de l’Europe du Nord-Ouest, ne manque pas d’interpeller au point de vue des rapprochements que l’on peut effectuer avec la période antérieure à 1914, objet, précisément, de la thèse de Marie-Thérèse Bitsch1. C’est pourquoi, sans revenir, par exemple, sur le cas de la société pétrolière Petrofina intégrée au groupe Total, ni développer le retour de la Deutsche Bank en Belgique après un demi siècle d’absence2, il nous paraît opportun de présenter brièvement les exemples offerts par Electrabel dans le secteur de l’énergie et ceux du groupe GIB dans celui de la grande distribution.

2. Le secteur de l’énergie a. Electrabel Le 9 août 2005, à Paris, Gérard Mestralet annonce l’OPA de Suez sur Electrabel au cours d’une conférence de presse. Aux yeux de nombreux observateurs, cette annonce marque la fin d’une saga qui a débuté plus de dix-sept ans plus tôt, le dimanche 17 janvier 1988. Ce jour-là, Carlo De Benedetti rend visite au gouverneur de la Société générale de Belgique. Il ne vient pas les mains vides. Une boîte de pralines, italiennes, dans une main, le contrôle direct ou indirect de 18,6% du capital de la Générale dans l’autre, le Condottiere exprime son intention de lancer une OPA partielle sur 15% supplémentaires des actions de « la vieille Dame ». La bataille pour la Générale commence. Les AG, la Générale, la Compagnie financière de Suez mobilisent. Les preux chevaliers sont nombreux. La bataille fait rage. Un champion s’affirme : Suez. En s’opposant victorieusement à la convoitise du chevalier noir, Suez qui prend le contrôle de la Générale, trouve notamment dans le butin 40% de Tractebel, actionnaire de trois sociétés d’électricité privées à hauteur d’un quart de leurs capitaux respectifs. Le 10 juillet 1990, les trois sociétés (Unerg, Ebes et Intercom) fusionnent pour former Electrabel. La part de Tractebel y avoisine les 38%. Mais la SGB – Suez n’est pas la seule à avoir droit au chapitre au sein de cette dernière. Le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) d’Albert Frère en détient en effet le quart des parts. Une situation qui ne connaît guère de modification durant les six années qui suivent, soit jusqu’au moment où GBL offre à la SGB de racheter ses 1 2

M. - T. Bitsch, La Belgique entre la France et l’Allemagne, Paris, 1994. Notons au passage ce détail piquant bien qu’anecdotique, de l’installation du siège bruxellois de la Deutsche Bank dans les locaux qu’occupait le Crédit Lyonnais.

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Tractebel. C’est chose faite à l’automne de 1996 sur la base d’un troc de celles-ci contre des actions de Suez. La SGB possède désormais une participation de 65% dans Tractebel et Suez, dont Albert Frère est devenu le premier actionnaire, un motif de grande satisfaction au vu des résultats performants de l’entreprise électrique. Lointaine héritière de la société créée par Ferdinand de Lesseps afin de mettre en œuvre la concession du canal de Suez ouvert à la navigation en 1869, et de la Banque d’Indochine, Suez est, en 1996, financière dans toute l’acception du terme. Mais les choses changent bientôt. En 1997, Suez fusionne avec la Lyonnaise des Eaux. Le président du comité de direction de la nouvelle entité (SLE) est Gérard Mestrallet. Entré à la Cie de Suez en 1984, président du comité de direction de la SGB en 1991, ce polytechnicien et énarque, notamment, devient PDG de Suez en 1995 à la faveur d’une crise interne qui emporte Gérard Worms, le patron de l’époque. Dans la foulée, la fusion de 1997 démontre sa volonté de donner une orientation industrielle à la Compagnie. A Bruxelles, Tractebel dont la SGB-Suez détient la majorité du capital est conduite par Philippe Bodson qui, depuis le début des années 1990, œuvre à la mutation d’un conglomérat de participations surtout centrées sur la Belgique en « énergéticien » de dimension internationale. Les résultats suivent. Mais ce sera, à partir du printemps 1999, sans Bodson dont le départ est le résultat de l’affrontement qui l’oppose à Gérard Mestrallet. En cause, les hommes sans doute, mais aussi leurs stratégies. Le Français possède la foi dans le concept de groupe global multiservices développant, dans le cas d’espèce, des synergies entre les secteurs de l’eau, de l’énergie et du traitement des déchets. Le Belge, pour sa part, est un croisé du métier d’électricien. Dans une lutte qui ne va sans rappeler celle qui opposa Louis XI à Charles le Téméraire, c’est lui, comme dans l’histoire, qui est vaincu. Comme Louis XI, Mestrallet étend la toile d’araignée de Suez qui a pris le contrôle total de la SGB en 1998. En août 1999, débarrassé de Bodson, le stratège français lance une offre publique d’échange sur Tractebel3. SLE dispose bientôt de la quasi majorité des actions. Et de 44% d’Electrabel. Mais alors que les synergies chères à Mestrallet ne se traduisent pas en triomphes, les résultats du pôle énergie sont impressionnants. Tractebel dont le terrain d’opération est le monde moins l’Europe réservée à Electrabel représente 70% du chiffre d’affaires de Suez. Or, celle-ci a bien besoin de ces résultats car, en mars 2003, SLE se trouve en fâcheuse position. L’endettement atteint 26 milliards d’euros, soit 120% des fonds propres, la perte de l’exercice précédent 863 millions. Le titre a plongé. La ru3

Le prospectus diffusé durant l’automne de 1999 présentait l’offre publique d'échange de Suez et de la Société Générale de Belgique portant sur l’ensemble des titres non encore détenus de Tractebel, de la manière suivante : «Cette décision répond à une double préoccupation, d’une part, une simplification des structures du groupe Suez Lyonnaise des Eaux allant de pair avec le renforcement de son caractère industriel, d’autre part, la volonté de permettre à Tractebel de saisir rapidement des opportunités notamment d’alliances ou d’acquisitions sans que celles-ci ne mettent en péril le contrôle majoritaire de Suez Lyonnaise des Eaux sur son pôle énergie. (...) Le maintien de ce contrôle majoritaire est l’expression de la volonté du groupe Suez Lyonnaise des Eaux de conserver à ses activités dans le secteur de l’énergie un rôle central et stratégique à long terme et par voie de conséquence, de confirmer le rôle de Tractebel dont la direction opérationnelle restera basée à Bruxelles, en tant que pôle unique chargé du développement de l’ensemble des activités du groupe dans le secteur de l’énergie ». Voir Le Soir, 19-21 avril 2003, p. 18.

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meur fait état de la démission imminente de Mestrallet. Et le débat sur le bienfondé de la stratégie du groupe de faire rage, le mot d’ordre devenant bientôt « adapter le modèle aux circonstances »4 En avril 2003, Suez vend sur le marché 9,3% des actions de Fortis, issue de la Société générale de Banque, qu’elle détenait encore. Cette cession qui était attendue en précède d’autres. Des économies de coûts, des réductions d’investissements, d’autres mesures encore annoncent un changement de cap. Dans ce contexte, Electrabel qui possède un cash énorme, et dont Suez achète discrètement des titres en bourse, offre la perspective de lui voir reprendre des actifs de Tractebel au moment où de grandes manœuvres se déroulent sur le front énergétique européen. Depuis l’opération de l’allemand E.ON sur l’anglais Powergen en 2001, l’Europe de l’énergie est en fusions. Des champions européens à forte connotation nationale s’affirment puisque, au nom de la libéralisation des marchés et de la revendication d’une taille européenne, ils lorgnent hors des frontières nationales. C’est pourquoi, à première vue, l’annonce, le 9 août 2005, du rachat par Suez, pour un montant de 11,2 milliards d’euros, des 49,9% du capital d’Electrabel qu’elle ne détenait pas, ressemble fort à une simple péripétie. Sauf à considérer la suite de l’histoire. En effet, le quotidien italien Il Giornale informait ses lecteurs, le 21 février 2006, de l’intérêt porté par le groupe ENEL à Electrabel. A Paris, où les intentions de l’Italien ne sont pas un secret, cette annonce précipite celle du « rapprochement », lui aussi prévu, entre Suez et Gaz de France. Le 25 février, la fusion entre les deux sociétés, qui implique que l’Etat français possèdera 30% du capital de la nouvelle entité, déclenche un immense charivari entre la France et l’Italie. A Bruxelles, le gouvernement paraît particulièrement passif alors que « la France annexe l’énergie belge »5. A l’été 2006, plus de dix-huit ans après le début de la bataille de la Générale, Suez peut annoncer à coups de pleines pages dans la presse française – pages auxquelles font écho celles de GDF – que son ambition est de « devenir le n°1 européen »…en restant français. Mais cette ambition qui mêle celle de la taille et de l’identité, ne va pas sans soulever la question de la situation en Belgique où l’Etat n’a réagi que fort tardivement à la prise de conscience d’un risque d’abus de position dominante d’Electrabel devenue française. Et ce d’autant plus que GDF possède une participation de 25,5% dans le capital de la Société Publique d’Electricité (SPE), le seul concurrent véritable d’Electrabel dans la production d’électricité en Belgique – 10% du marché mais une capacité nucléaire très faible (4%) –. Or, parmi les scenarii imaginés afin de satisfaire l’exigence du respect des règles de la concurrence formulée par la Commission, exigence à laquelle fait écho le gouvernement belge figure l’hypothèse d’une cession de la part de GDF dans la SPE au britannique Centrica ou à l’italien Enel ou encore à l’allemand E.On. Ceci ne va pas sans faire penser, sans tomber dans le piège de l’anachronisme, à certaines grandes manœuvres antérieures au premier conflit mondial, non sans faire remarquer qu’il n’existait évidemment pas alors une instance de régulation, voire un « gendarme » européen de la concurrence. 4 5

La Libre Belgique, 7 mars 2003, p. 19. Ce titre barre la première page du quotidien La Libre Belgique du 27 février 2006.

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Ce premier exemple, propre au secteur de l’énergie, peut être complété par celui de la distribution car il nous semble révélateur, une fois encore, de l’utilité d’inscrire notre thème dans la durée.

b. La grande distribution En août 1999, le PDG de Carrefour, Daniel Bernard, annonce la fusion de son groupe avec Promodès qui possède notamment les enseignes Continent, Shopi et Champion. Tout en devenant le n°2 mondial de la distribution, Carrefour se trouve directement intéressé dans la chaîne belge de distribution GB. En effet, depuis janvier 1998, Promodès en possède 27,5% des actions. Le 25 juillet 2000, Carrefour annonce le rachat au groupe GIB qui contrôle GB, du solde du capital du distributeur belge – 518 magasins dont 357 en franchises et 27 en Pologne – pour un montant de 670 millions d’euros. Une opération qui exclut le volet immobilier, GB restant locataire de GIB Immo, pôle immobilier de GIB6. Mais ce n’était pas la fin de l’histoire. Quelques mois plus tard, les magasins Inno sont vendus à la chaîne allemande Kaufhof, division du groupe Metro, n°3 mondial de la distribution. Une page importante de l’histoire économique et financière de la Belgique était tournée7. Cette histoire, pour faire bref, comporte deux branches : celle, d’une part, du Bon Marché et celle, d’autre part, de L’Innovation. En 1860, un jeune Lorrain de vingt ans, François Vaxelaire8, est engagé Au Bon Marché, un magasin bruxellois spécialisé dans la confection pour hommes et ce qu’on appelle à l’époque « les nouveautés ». En 1861, le jeune homme dirige l’entreprise. Cinq ans plus tard, il la rachète. Elle connaît, à Bruxelles d’abord, à Charleroi, Liège et Anvers, puis en France ensuite, une remarquable expansion. Celle-ci se poursuit après la première guerre mondiale. Raymond et Georges Vaxelaire prennent le relais de leur père décédé en 1920. La S.A. « Les Grands Magasins ‘‘Au Bon Marché’’ » est l’instrument du développement des activités en Belgique et au Congo Belge, en même temps que de celui de magasins à prix uniques par le biais de la « S.A. Prisunic-Uniprix » fondée en 1933. Une enseigne qui entend concurrencer celle de Priba lancée par le groupe de l’« Innovation » sur le modèle de Sarma qui a montré la voie à suivre en 1928. La grande dépression aidant, les filiales du Bon Marché et de l’Innovation fusionnent dès 1934. En 1897, un Alsacien, Julien Bernheim9, arrive à Bruxelles en compagnie de ses trois beaux-frères. Les quatre hommes proviennent de Mulhouse où ils ont assuré le développement d’une filature de coton et de laine. Calicots, rubans, articles de mercerie n’ont plus de secrets pour eux. La société Bernheim et Frères ouvre bientôt dans la rue Neuve à Bruxelles ce qui deviendra le magasin phare du groupe. Un établissement qui fera l’objet des soins de Victor Horta, chargé d’agrandir et embellir un bâtiment auquel son voisin, le « grand magasin Tietz » fait de l’ombre. Mais en attendant de profiter de la mise sous séquestre, à l’issue de la première guerre mondiale, de l’entreprise allemande pour la racheter, le 6 7 8

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Le Soir, 26 juillet 2000, p. 5, et La Libre Belgique, 26 juillet 2000, p. 15. « Inno dans la bouche de Metro’ », dans La Libre Belgique, 21 avril 2001, p. 13. Sur la famille Vaxelaire, voir l’entrée à ce nom dans G. Kurgan – van Hentenrijk – S. Jaumain – V. Montens, Dictionnaire des patrons en Belgique. Les hommes, les entreprises, les réseaux, Bruxelles, 1996, p. 632-634. Le dernier représentant de la famille au sein du management de l’entreprise a quitté celle-ci en 2006. Voir « L’Inno tourne la page Vaxelaire », dans Le Soir, 1011 juin 2006, p. 25. Sur la famille Bernheim, voir l’entrée à ce nom dans G. Kurgan – van Hentenrijk – S. Jaumain – V. Montens, Op. cit., p. 46-49.

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groupe familial a créé, avant 1914, sept autres établissements. Sous la houlette du fils de Julien, Emile, l’Innovation, devenue société anonyme, crée Priba sans pour autant connaître de nouveaux grands développements. Ceux-ci viendront après la seconde guerre à la faveur du renforcement de la présence de l’entreprise en Flandres. Mais l’échec spectaculaire d’Inno-France en 1960 – l’entreprise est cédée aux Galeries Lafayette – et, en 1967, la tragédie que constitue l’incendie du siège historique de la rue Neuve, ébranlent le groupe. En outre, l’environnement est caractérisé par la montée en puissance de la consommation de masse, une concurrence de plus en plus âpre au point de vue des centrales d’achat, et le développement du concept d’hypermarché. En 1969, l’Innovation et le Bon Marché, qui détient presque la totalité des titres de la S.A. des Magasins Prisunic, Uniprix et Priba, fusionnent. Le groupe du Bon Marché a ouvert son premier hypermarché en 1961. D’autres ont suivi. Il a ensuite intégré le Grand Bazar d’Anvers. Le tout a donné GB Entreprises. En 1974, alors que le groupe américain Sears, notamment, cherche à s’implanter en Belgique, GB fusionne avec Inno-BM-Priba. Le groupe GB-Inno-BM est né. Non sans se transformer en GIB en 1988, se spécialisant notamment dans la restauration rapide, le groupe développe, dans les années ’80, d’autres « formats » de magasins tels que les Maxi et Super GB. Pourtant, cette stratégie ne paye guère. Les restructurations des années ’90, tout en provoquant des conflits sociaux, ne débouchent pas sur les résultats annoncés. Ceux-ci sont franchement mauvais. 1997 est la dernière année qui est clôturée par un bénéfice d’exploitation : 11.38 millions d’euros. Puis l’hémorragie gagne. Les pertes s’élèvent en effet à 11.2 millions en 1998, 21 millions en 1999 et 24,52 pour le seul premier semestre de 2000 ! La grande question de l’été 2000 est celle de savoir ce que GIB fera du produit de la vente. Le groupe, dont le capital se trouve à hauteur de 43,5% dans le public, de 10,5% entre des mains familiales parmi lesquelles celles des Vaxelaire, et de 22,5% sous le contrôle de la COBEPA, elle-même détenue par BNP Paribas (58,7%), doit-il être rebaptisé, écrivent certains, en Groupe Immobilier Belge ?10 Car soit GIB se recentre sur l’immobilier soit il mise sur le secteur du bricolage en pleine expansion. Ce qui implique de renoncer aux autres activités. La cession de l’Inno à l’allemand Metro11, que Raymond Vaxelaire, dernier descendant de la 10 11

« Gib pour Groupe Immobilier Belge ? », dans La Libre Belgique, 15-16 juillet 2000, p. 17. L’Innovation qui a grandi, au sortir de la première guerre mondiale, grâce, notamment, au rachat des Grands Magasins Tietz qui étaient situés à la rue Neuve à Bruxelles, est passé, en 2001, dans le giron du groupe allemand Metro. Ce destin ne manque pas de sel. Et invite à en savoir un peu plus sur Leonhard Tietz né en 1849 près de Poznan et mort en novembre 1914. Fondateur d’une chaîne de magasins sont le siège central était installé à Cologne, il entame son implantation en Belgique dès 1900. Tout d’abord à Anvers, où vit et travaille une très importante communauté allemande, puis à Malines, Saint-Nicolas et Bruges. Viennent ensuite Bruxelles et Liège. Dans la capitale, le magasin à rayons multiples est délibérément installé, en 1910, à côté de l’Innovation. Pour celle-ci, la concurrence est rude. Les managers des Grands Magasins Tietz ont un redoutable sens de la publicité comme le montre notamment les cadeaux à la clientèle. Les fort jolis albums de photographies reproduisant par exemple des vues de Bruxelles font un malheur. Entreprise allemande quand bien même son statut juridique est celui d’une société anonyme de droit belge, les Grands Magasins Titez sont mis sous séquestre à la fin de la guerre. L’Innovation rachète l’établissement bruxellois. En Allemagne, la chaîne continue d’exister. Elle sera toutefois « aryanisée » par les Nazis, comme le fut aussi cet autre empire de la distribution allemande qu’était le groupe Wertheim. En Belgique, Emile Bernheim sera contraint, durant le second conflit mondial, à l’exil – en France d’abord, aux Etats-Unis ensuite – afin d’échapper aux persécutions raciales.

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famille dans l’entreprise, a quitté en juin dernier, a fait partie de ces opérations qui ont traduit une liquidation dont la dernière étape se prépare durant l’été 2002. En 2002, GIB qui possède encore des intérêts dans Quick (57,9%), Disport (50%), une société informatique – Gecotec – et s’intéresse à Exhi, une start-up dans le secteur de la restauration, dispose aussi et surtout d’un cash impressionnant. La composition du capital a évolué : 44,16% sont dans le public, 30,47% entre les mains de la COBEPA et 11,85% dans le portefeuille d’Investor, filiale de la CNP d’Albert Frère. L’annonce de l’acquisition de cette participation date du 23 septembre. Elle coïncide avec l’annonce de l’OPA, au prix de 43 euros, d’Ackermans et van Haaren12, agissant pour son compte et celui de la CNP, sur les titres GIB qui devient, au terme de l’opération, le 6 novembre, une filiale commune d’AvH, intéressée par Quick, et de la CNP qui aurait surtout vu des avantages fiscaux dans l’opération. Depuis lors, les deux partenaires ont investi dans les brasseries Flo et, plus récemment, le feu vert du conseil de la concurrence datant du 6 avril 2006, dans le rachat à Suez-Tractebel de la société Trasys active dans le secteur des services informatiques. Une évolution dont il est permis de se demander de ce que Vaxelaire et Bernheim, eux-mêmes « hommes d’entre-deux », en auraient pensé ? Emile Bernheim surtout dont on connaît le rôle qu’il joua dès l’entre-deux-guerres en tant qu’inspirateur et animateur d’un certain européisme dans le secteur de la grande distribution13.

3. Communautés transnationales Le rapport entre présent et passé appliqué aux trois espaces nationaux pris en considération soulève la question de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « Cross-Border Corporate Governance », c’est-à-dire la recherche de modèles métissant les systèmes nationaux de gouvernance d’entreprise14. Il en suscite d’autres parmi lesquelles celle de l’existence de « communautés transnationales » dans des secteurs, voire des milieux, qui demandent à être identifiés. Ce travail d’identification s’applique plus particulièrement à cette période que Raymond Poidevin a qualifiée d’« ère de la domination »15, marquée soit par l’impérialisme informel soit par la colonisation. Sans nous arrêter à la place particulièrement significative des trois pays concernés dans le mouvement ô combien révélateur des expositions universelles, in12

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Communiqué de presse d’Ackermans et van Haaren du 16 septembre 2002 : « AvH a décidé de lancer une offre publique d’achat volontaire sur toutes les actions de GIB à un prix de € 41 par action, ce qui évalue GIB à € 1.131,6 millions. Après une période de désinvestissements, les actifs principaux de GIB sont en plus des liquidités (€ 1,3 milliards), une participation dans Quick (57,9%) et un nombre de petites participations. Vendredi dernier, le 13 septembre, AvH a fait part à la Commission Bancaire et Financière de son intention d’émettre une offre sur GIB et, conformément à la loi, a soumis un projet de prospectus. L’offre est soumise à la condition qu’au moins 90% des actions seront offertes en vente ». L. Badel, Un milieu libéral et européen. Le grand commerce français, 125-1948,Paris, 1999, p. 209-213 et 405-410 notamment. A. Bris - C. Cabolis, « Integrating Corporate Governance Systems », dans The Financial Times, 6 octobre 2006, p. 4-5, résumant une étude consacrée à cette question. R. Poidevin, « L’Ere de la domination, 1848-1914 », dans G. Livet – R. Mousnier, (dir.), Histoire générale de l’Europe, t. III, Paris, (1980), p. 155-355.

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ternationales et spécialisées16, l’époque est révélatrice du point de vue de l’attitude des industriels et financiers. Belges, Français et Allemands, tantôt sur une base bilatérale, tantôt trilatérale, illustrent le principe selon lequel « le capital comme l’art n’a pas de patrie » et, surtout, une capacité d’entente à la fois au sein de cartels internationaux (rail, verre, acier) et dans des régions à croissance économique rapide. Ceci étant, non sans souligner que l’examen des associations de capitaux font apparaître des volets franco-belges et germano-belges dont la charnière est belge, et dont la spécialisation sectorielle est frappante – chemins de fer et chemins de fer secondaires appartiennent majoritairement au premier ; chimie et électricité au second –, la convergence d’intérêt s’exprime non seulement par le biais de l’investissement direct mais aussi par celui de la technologie. Ainsi, dans le contexte de la question du sucre qui, au début du XXe siècle, prend des proportions considérables17, l’Allemagne, la Belgique et la France ont des intérêts communs : convertir le marché italien au sucre de betterave. Les raffineurs belges de la Société Générale de Sucrerie, soutenus par les producteurs français du Nord et utilisant la technologie allemande, se lancent à l’assaut du marché italien en créant une unité de production en Italie même. Cette stratégie consistant à conquérir le marché de l’intérieur s’avère payante et permet de distinguer l’existence d’une convergence d’intérêts entre fabricants de machines allemands et sucriers belges et français18. Ces communautés d’intérêts ont eu, au lendemain de la première guerre mondiale, des suites qui sont parfois très loin de répondre à la vision manichéiste de la punition du vaincu opposée au triomphe du vainqueur. Citons deux exemples. Le premier est celui du secteur pétrolier roumain, le second de l’électricité en Amérique du Sud. Dans le premier cas, des Belges rachètent, en 1919, les actifs de la société roumaine « Concordia ». Celle-ci est contrôlée depuis sa création par du capital allemand. La fin de la guerre approchant, les Allemands logent leurs intérêts dans la société de droit suisse « Terra ». Une fois le rachat dévoilé, les milieux gouvernementaux et industriels français laissent éclater leur mécontentement. Usant de pressions amicales et d’autres qui le sont moins, la France intervient d’une manière décisive dans les orientations de Petrofina fondée en 1920 afin d’exploiter les anciens intérêts allemands en Roumanie. Dans les trois secteurs de l’exploration, de la production et du raffinage, le sort de Petrofina est étroitement lié à celui des intérêts pétroliers français jusque 1940. Revendant les actifs de Concordia aux Allemands en décembre de la même année, la compagnie pétrolière belge, mise sous séquestre à la libération, sera reconstruite non sans affirmer une volonté d’indépendance qui lui réussira jusqu’au seuil des années 1990 et sa fusion avec Total19. Tout aussi caractéristique du sauvetage de la mise aux Allemands, la création, à Barcelone, en 1920, de la « Compagnia Hispano-Americana de Electricidad » ou 16 17 18 19

Voir la contribution de W. Kaizer dans ce volume. J.- C. Allain, « La convention européenne de Bruxelles du 5 mars 1902 sur les sucres », dans Relations Internationales, n°15, automne 1978, p. 255-283. Sur cette « guerre du sucre », voir M. Dumoulin, Les relations économiques italo-belges (18611914), Bruxelles, 1990, passim. M. Dumoulin, PETROFINA - Un groupe pétrolier international et la gestion de l'incertitude, tome I : 1920-1979, Louvain-la-Neuve - Louvain, 1997.

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CHADE, recouvre un énorme enjeu. C’est que le secteur, comme l’écrit Jean Hampspohn, homme clé de la Deutsche Überseeische Elektrizitäts Gesellschaft (DÜEG), à Konrad Adenauer, « ist das kolossalste Geschäft der Neuzeit »20. A travers une négociation à rebondissements qui commence à Zürich et s’achève en Espagne, la SOFINA, qui travaillait main dans la main avant guerre avec la DÜEG à Buenos-Aires notamment (Cie Générale des Tramways de BuenosAires), devient la pierre angulaire de la CHADE destinée à servir de réceptacle aux intérêts allemands dans le secteur de l’électricité en Argentine, Chili et Uruguay. Ces deux exemples illustrent le fait que l’Allemagne, malgré l’existence d’un axe franco-belge constitué contre elle à l’époque de l’occupation de la Ruhr, est reconnue comme un protagoniste européen important. Un constat qui devient plus évident encore à l’approche de la fin des années vingt dans le contexte des tentatives de multilatéralisme et de stabilisation qui fleurissent alors21.

4. Colonisation Mais il est des secteurs où le principe du sauvetage de la mise, d’abord, de mise en œuvre d’une coopération, ensuite, n’est pas d’application. C’est notamment le cas dans celui des colonies. Mais ce n’est ni le partage des colonies allemandes ni la question des rivalités coloniales avant 1914 qui retiennent ici l’attention. En effet, celle-ci se porte vers l’évolution de l’historiographie et les développements récents de celle-ci au sujet de ce d’aucuns ont nommé, traitant de l’Afrique subsaharienne, « l’implantation du fascisme à la périphérie »22. Ce questionnement semble en effet constituer une remarquable illustration du caractère transeuropéen de la colonisation, de l’évolution de l’historiographie la concernant et du débat mémoriel qui est aujourd’hui en cours. Au point de vue de l’historiographie, il importe de préciser que nous n’abordons ici que celle de l’histoire du rapport entre les métropoles et leurs colonies. A cet égard, il est significatif de constater que l’histoire de la colonisation qui a longtemps prévalu est une histoire nationale. L’Outre-Mer national enfermé dans un discours qui, aujourd’hui, apparaît caricatural, stéréotypé, voire franchement raciste, n’est pourtant pas la seule option qui a eu droit de citer. L’Institut international de colonisation comparée qui ne remet pas en cause – faut-il même le préciser ? – la légitimité de la colonisation, démontre l’existence d’une approche transeuropéenne d’un phénomène qui ne l’est pas moins. Dans l’entre-deux-guerres, la colonisation comparée qui continue d’avoir droit de cité, s’enrichit d’une approche plus ambitieuse. Débordant du champ académique, elle migre vers le politique à la faveur de la promotion de l’idée d’Eurafrique. Or, l’idée de mise en commun de l’exploitation des colonies, qui constitue un des points du programme paneuropéen de Coudenhove – Kal20 21 22

Lettre du 24 janvier 1920 citée par L. Ranieri, Dannie Heineman. Un destin singulier, 1872-1962, Bruxelles, 2005, p. 145. L’affaire de la CHADE est exposée aux pages 142-146. E. Bussière, La France, la Belgique et l’organisation économique de l’Europe, 1918-1935, Paris, 1992. Selon l’expression utilisée par P. Schmitt – Egner, Kolonialismus und Faschismus. Eine Studie zur historischen und begrifflichen Genesis faschistischer Bewusstseinsformen am deutschen Beispiel, Giessen-Lolar, 1975, p. 12 et passim.

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lergi, est mise en avant dans le contexte des appels à l’union européenne que cristallise le plan Briand23. Mise à l’index parce qu’elle est bientôt relayée par les dictatures fasciste et nazie, l’idée refait surface au cœur des années 1950, au moment où, précisément, la construction européenne entre dans une phase opérationnelle. Une étape suivante de l’européisation de la prise en compte du phénomène de la colonisation se situe dans la foulée de la décolonisation de l’Afrique noire. Dans cet esprit, les travaux de Rudolf von Albertini relatifs à l’influence de la colonisation sur la société postcoloniale et à sa confrontation à la puissance et à la civilisation européennes font date24. Ils vont de paire avec d’autres travaux portant sur la colonisation en tant que matrice du sous-développement25. A cet égard, il importe aussi, en s’inspirant de réflexions récentes, de se poser la question primordiale d’une périodisation de l’époque dite contemporaine dans la mesure où elle s’avère déterminante afin de comprendre la suite des évènements. Si, sans entrer dans les méandres du débat particulièrement embrouillé relatif aux « post colonial studies »26, nous acceptons que la charnière entre la fin des années 1950 et le début de la décennie suivante constitue comme une ligne de partage des eaux entre un « monde d’hier » et un « monde nouveau » du fait de la convergence d’une série impressionnante de paramètres permettant de marquer la mutation27, nous entrons en effet dans un autre temps en ce qui concerne le regard porté sur la colonisation. A ce sujet, l’influence d’une Hannah Arendt doit être prise en considération car sa réflexion sur le totalitarisme fait le lien avec la colonisation. A propos du premier, elle explique qu’il n’a pas de précédent historique et constitue dès lors « une véritable innovation politique ». Caractérisé par « l’annihilation de toute autonomie humaine et dans l’atomisation de la société civile, qui entraîne sa disparition », le totalitarisme est « la manifestation d’un ‘‘mal radical’’ » visant à accomplir ce qu’aucun régime n’a fait : changer la nature humaine»28. Or, cette « brutalisation » de la société occidentale dont le nazisme est le paradigme a connu son enfantement en Afrique noire à l’occasion de la colonisation29. Parmi les exemples choisis par Arendt figure le Congo de Léopold II dont nous savons qu’il a fait l’objet, au début du XXe siècle, d’une campagne européenne, dont l’épicentre se situait en Angleterre, visant à dénoncer les « atrocités congolaises ».

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A. Fleury, « Paneurope et l’Afrique », dans M. – T. Bitsch – G. Bossuat, (dir.), L’Europe unie et l’Afrique. Actes du colloque international de Paris, 1et et 2 avril 2004, Bruxelles…Baden-Baden, 2005, p. 35-57. R. von Albertini, Dekolonisation. Die Diskussion über die Verwaltung und Zukunft der Kolonien, 1918-1940, Zürich, 1966, et Europäische Kolonialherrschaft, 1880-1940, Zürich – Fribourg en B;, 1976. W. Rodney, How Europe underdeveloped Africa, Londres, 1972. E. Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. LI, n°4 bis, 2004, pp. 87-95. J. – F. Sirinelli, « Réflexions sur l’histoire et l’historiographie du XXe siècle français », dans Revue Historique, t. CCCVII, n°3, 2005, pp. 609-625. R. Wolin, « Hannah Arendt », dans E. Barnavi – S. Friedlânder, (dir.) Les Juifs au XXe siècle. Dictionnaire critique, Paris, 2000, p. 473. D’autres auteurs mettent l’accent sur les conséquences de la grande guerre pour expliquer la violence du champ social et politique de l’entre-deux-guerres. Voir la présentation de S. Schirmann, Quel ordre européen ? De Versailles à la chute du IIIe Reich, Paris, 2006, p. 38-44.

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Un siècle plus tard, ce même Congo léopoldien se trouve au cœur d’une polémique puisque, aux yeux de nombreux intellectuels, le roi des Belges – et souverain de l’Etat indépendant du Congo – fut un génocidaire annonçant Adolf Hitler30. Une « filiation » que Jacques Vergès, après d’autres, établit sans sourciller31. Mais ce qui est sans doute le plus intéressant est l’existence, aujourd’hui, d’une lecture transeuropéenne de la colonisation, de ses abus et de leur dénonciation, qui demanderait précisément une étude portant sur l’européisation32 de la mémoire, de la contrition, et de l’exigence de réparations dans la veine de travaux s’efforçant de définir une approche historiographique transnationale33. Il importe en effet d’observer que ce qui est trop souvent perçu comme un débat national à enjeu national, qu’il s’agisse de la colonisation belge, française ou allemande, mérite une autre approche. A la fois parce que le phénomène de la colonisation est bel et bien européen, même si l’on peut discuter sur la nature des différents « modèles » nationaux qui eurent cours, et parce que, aujourd’hui, la polémique relative au passé colonial ne diffère, d’une ancienne puissance coloniale à l’autre, qu’au point de vue du moment où celle-ci fait son entrée dans l’espace public. Que cette polémique soit politique et révélatrice de bien autre chose que de querelles d’historiens paraît sans doute évident mais exige d’être analysé34. Car comment expliquer que ce qui est mis en avant, dès 1966, par un historien estallemand35, au sujet de l’ « extermination du peuple des Hereros » permettant de parler d’un « Genozid Befehl » donné par le général von Trotha en août 1904, ne vienne au cœur des préoccupations historiennes en République fédérale qu’au milieu des années 198036, et ne donne lieu à un débat public qu’au cours de la décennie suivante ?37 Pourquoi ce décalage ? A en croire un spécialiste, « l’empire colonial allemand ayant duré relativement peu de temps, n’a pas suscité des affinités, et des conflits, des nostalgies et des peurs dans la même mesure que les empires coloniaux d’autres sociétés ». Bien plus, l’Allemagne n’a « pas connu les conflits souvent douloureux provoqués par la décolonisation après 1945 qui ont contribué, par

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M. Dumoulin, Léopold II, un roi génocidaire ?, Bruxelles, 2005. J. Vergès, Crime d’Etat et comédie judiciaire, Paris, 2004, p. 17-38. J. Elvert, « The Impact of Europeanization on Modern European Historiography », Paper delivered at the CISH-Congress, Sidney, 5 July 2005. L’auteur que je remercie de m’avoir communiqué cette contribution, ne confond pas européisation de l’historiographie et approche historiographique transnationale qui relèverait plutôt d’un comparatisme renouvelé. Voir le numéro monographique de la revue European Contemporary History, vol. 14, n°4, 2004, consacré à ce thème. Voir l’ouvrage de D. Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, 2006 H. Drechsler, Le Sud-Ouest africain sous la domination coloniale allemande. La lutte des Hereros et des Namas contre l’impérialisme allemand (1884-1915), Berlin (RDA), 1986. L’édition originale en allemand paraît en 1966. Voir notamment H. Gründer, Geschichte der deutschen Kolonien, Paderborn...Zürich, 1985. La pénétration de l’espace public se traduit non seulement par la publication de livres, l’organisation d’expositions, la réalisation de films documentaires destinés à la télévision, mais aussi par la présentation et la discussion de ces produits culturels dans les médias. C’est ce dont témoigne notamment la rubrique Zeitläufte de l’hebdomadaire Die Zeit. Voir en guise d’exemple : B. Grill, « Eine deutsche Hölle », dans Die Zeit, n°27, 30 juin 2005, p. 88, à propos de F. Becker – J. Beez, Der Maji-Maji-Krieg in Deutsch-Ostafrika, 1905-1907, Berlin, 2005.

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exemple en Grande-Bretagne et en France, à ancrer l’héritage colonial dans la mémoire collective nationale »38. Ce facteur ne nous paraît pas convainquant. En effet, un écart dans le temps est observable ailleurs. Avec, parfois, des différences au sein d’un même pays comme en Belgique où le débat public prend corps en Flandre avant de toucher les Francophones. Ceci pour ne rien dire de l’Italie où le débat n’est qu’amorcé, ou du Portugal où il est balbutiant, contrairement à la France où l’affaire a revêtu une ampleur rarement atteinte par une question historique. Or, si le critère avancé à propos de l’Allemagne se révélait opérationnel, l’émergence du débat, qui dans le cas de la France est un débat de société, aurait du être bien antérieure. Sans parler de ce qui paraît encore occulté, sans doute afin de ne pas jeter une ombre de plus sur le passé des relations franco-allemandes, à savoir les massacres de prisonniers de guerre français noirs en mai et juin 194039. Une question qui, si elle est soulevée en Allemagne40, est aussi l’occasion d’y poser la question de savoir pourquoi les crimes de guerre italiens en Ethiopie n’ont pas fait l’objet de jugements et de punitions depuis la fin de la guerre41. A l’européisation de l’étude de la colonisation, de la décolonisation, et de leur impact sur les peuples colonisés, il nous semble urgent d’ajouter désormais celle de la mémoire comparée de ces phénomènes. Et ce d’autant plus que l’important n’est pas de trancher au point de vue de la morale mais bien, par exemple, de mettre en regard le mouvement de la colonisation après la conférence de Berlin en 1885 et la manière dont les Six d’abord, les Europes élargies ensuite, ont conçu et conçoivent l’action communautaire en matière de développement. Michel Dumoulin est professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

ZUSAMMENFASSUNG Das Bestreben liegt darin, die Gegenwart mit einer mehr oder weniger weit zurückliegenden Vergangenheit zu verknüpfen. Ohne auf vereinfachende Klischees zurückgreifen zu wollen – und dies haben weitaus mehr französische als deutsche Historiker herausgestellt – hat sich Belgien, die „terre d'entre deux“ (das „Zwischenland“), zugleich als ein Raum erwiesen, der während des 19. Jahrhunderts bis ins Jahr 1914 bedeutenden Gemeinschaften deutschen und französischen Ursprungs einen Kreuzungspunkt bot, der Streitobjekt zwischen zwei großen Nachbarn und zugleich der Ort bedeutender Kapitalbewegungen war. „Die Kunst wie das Kapital kennt kein Vaterland.“ In diesem Zusammenhang gilt dieser Sinnspruch in besonderem Maße angesichts einer Situation, die selbst mit der Distanz eines Jahrhunderts anzusprechen vermag. Auch wenn dank der Arbeit 38

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Extrait du texte de présentation de la conférence d’Andreas Eckert intitulée « Colonialisme et histoire allemande au XXe siècle » faite à l’Institut historique allemand de Paris le 23 février 2006. Il va de soi que le dernier ouvrage de l’auteur (Kolonialismus, Francfort s/Main, 2006) est davantage nuancé que le texte cité. R. Scheck, Hitler’s African Victims : The German Army Massacres of Black French Soldiers in 1940, Cambridge – New York, 2006. R. Schek, « Keine Kameraden », dans Die Zeit, n°3, 12 janvier 2006, p. 88. A. Mattioli, Experimentierfeld der Gewalt. Der Abessinienkrieg und seine internationale Bedeutung 1935-1941, Zürich, 2005.

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von Marie-Thérèse Bitsch die Gegebenheiten des diplomatischen, ökonomischen und strategischen Spiels, dem sich die beiden „Großen“ und der „Kleine“ am Vorabend des ersten weltübergreifenden Konflikts widmen, bekannt sind, existiert eine reelle Gleichgewichtsverlagerung, die vielen Beobachtern entgeht: Das, was der Gebrauch der Waffen im Laufe der Zeit verhindert hatte, nämlich die Integration des von Belgien eingenommenen Raumes in den seiner großen Nachbarn, führt und führte seit etwa zwanzig Jahren zu einer Machtübernahme der strategisch wichtigen Sektoren der belgischen Wirtschaft durch französische Finanzinteressen, während der rheinische Raum nicht nur eine enorme Anziehungskraft auf belgische, sondern auch auf niederländische Regionen ausübt. Auf der Grundlage historischer literarischer Texte und der Presse möchte dieser Beitrag aus heutiger Sicht zunächst das aktuelle Phänomen der friedlichen Kontrollübernahme lebenswichtiger Bereiche der belgischen Wirtschaft, welches durch die Übernahme der belgischen Société Générale durch die französische Suez-Gruppe oder die Übernahme von Petrofina durch Total verdeutlicht wird, beleuchten, ohne dabei aber die Existenz deutscher Interessen, welche – auch wenn diese weitaus diskreter sind – nicht zu verleugnen sind, zu vergessen, was sicherlich ein Fehler wäre. Diese Änderung des Gleichgewichts gibt die Gelegenheit - besonders in einem Sektor wie dem Handel - die Vergangenheit mit der Gegenwart zu verbinden, indem man erkennt, dass Deutsche und Franzosen hauptsächlich elsässischen Ursprungs die treibende Kraft hinter der Entwicklung der „großen Warenhäuser“ in Belgien waren und die Wurzeln dieser Entwicklung die Vergangenheit ins Spiel bringen. Die von einer elsässischen Familie begründeten A l‘Innovation-Warenhäuser werden beispielsweise heutzutage von der deutschen Galeria kontrolliert. Andere erwähnte Beispiele gestatten einen genauen Einblick in die Wandlung der belgischen Wirtschaftslandschaft in der zweiten Hälfte der Achtziger Jahre; eine Wandlung, die über das Verschwinden großer und renommierter Familienbetriebe hinaus die Frage nach dem Verlust einer belgischen Verankerung zahlreicher wirtschaftlicher Akteure aufwirft. In diesem Sinne ist die Krise Belgiens und der Verlust einer nationalen Identität, welcher zunächst mit einer immer deutlicher werdenden Europäisierung und schließlich einer Globalisierung einhergeht, einer der Schlüssel zur Erklärung eines Phänomens, das eine häufig leidenschaftliche Debatte über den Platz Belgiens in der Welt hervorgerufen hat.

SUMMARY The idea is to connect the presence to a more or less distant past. Without any intention to reach back to simplifying clichés – and it was much more French than German historians who emphasized this – Belgium, the terre d´entre deux (the “country in between”) proved to be a space which in the 19th century until the year 1914 was both a point of intersection for important communities of German and French origin and a contentious issue between its two big neighbours as well as a place of important financial transactions at the same time. “Both art and capital do not know a fatherland.” In this context, this aphorism is particularly true given a situation which is appealing even after one century. Even if, thanks to Marie-Thérèse Bitsch’s work, the conditions of the diplomatic, economic and stra-

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tegic game played by the two “big ones” and the “small one” on the eve of the first worldwide conflict are well known, there is a real shift of emphasis which is overlooked by many observers: That what had been prevented by armed conflict, that is the integration of the space occupied by Belgium into the territories of its big neighbours, has since about twenty years ago resulted in the strategically important sectors of Belgian economy being taken over by French financial interests, whereas the Rhine region is enormously attractive not only for Belgian but also for Dutch regions. Based on historical literary texts and press publications, from today´s point of view this contribution is at first meant to shed light on the current phenomenon of peacefully taking over control of vital parts of the Belgian economy, which becomes obvious by the taking over of Belgian Société Général by the French Suez Group or of Petrofina by Total, without forgetting the existence of German interests which – even if they are pursued much more discretely – cannot be denied, which would definitely be a mistake. This shift of balance provides the opportunity – particularly concerning a sector such as trade – to connect past and presence by recognizing that most of all Germans and French of Alsatian origin were the driving force behind the development of the “big department stores” in Belgium and to bring in the roots of this development. For example, the A l`Innovation department stores, which were founded by an Alsatian family, are these days controlled by German Galleria. Other examples mentioned provide a detailed insight into the change of the Belgian economic environment in the second half of the Eighties, a change which beyond the disappearing of big and renowned family businesses raises the question of why many economic actors have lost their Belgian roots. In this sense, Belgian’s crisis and the loss of its national identity, which at first comes along with ever more obvious Europeanization and finally globalization, is one of the keys for explaining a phenomenon which has triggered off an often heated debate on Belgium’s place in the world.

WETTBEWERB DURCH REPRÄSENTATION FRANKREICH UND DEUTSCHLAND AUF DEN WELTAUSSTELLUNGEN 1878-1958 WOLFRAM KAISER Das Satire-Magazin Punch präsentierte die erste Weltausstellung in London 1851 als eine Variation eines Klassikers unter den englischen Pferderennen, des Derby Race: Vor einer großen Zuschauerkulisse laufen die allegorisch dargestellten Nationen hektisch in Richtung auf die Ziellinie, angeführt von John Bull und – kurz dahinter – Napoleon III. auf einem rassigen Rennpferd.1 Die Weltausstellungen schufen öffentliche Räume für einen solchen inter-nationalen Wettbewerb um ökonomischen Fortschritt, soziale Stabilität und politische und kulturelle Modernität. Diesen Wettbewerb dominierten die führenden Industrie- und Kolonialstaaten mit ihren Repräsentationsstrategien für Expositionen im eigenen Land, für die nationalen Beiträge für thematische Teilausstellungen – zum Beispiel zu einzelnen Wirtschaftssektoren, Kunst, sozialer Sicherung oder Erziehungswesen – sowie für die nationalen Pavillons, die ab Paris 1878 den Kern einer jeden Weltausstellung bildeten.2 Nationale Regierungen verfolgten ein doppeltes Interesse an diesem Wettbewerb. Einerseits konnte ein erfolgreicher Auftritt möglicherweise das jeweilige politische Regime legitimieren und stabilisieren. Dieses Motiv spielte eine herausragende Rolle für die Dritte Republik und gipfelte schließlich in der Kombination der Weltausstellung 1889 mit den Hundertjahrfeiern der französischen Revolution von 1789.3 Andererseits ermöglichten die Weltausstellungen, ein bestimmtes nationales Image für einen globalen Kommunikationsraum zu konstruieren. Damit ließen sich materielle Exportinteressen verfolgen. Darüber hinaus konnten Staaten jedoch auch um Sympathie und Solidarität werben, womit selbst in Zeiten prestigefixierter und sozialdarwinistisch geprägter

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Siehe hierzu Wolfram Kaiser, The Rat Race for Progress. A Punch Cartoon of the Opening of the 1851 Crystal Palace Exhibition, in: Jessica C.E. Gienow-Hecht und Frank Schumacher (Hrsg.), Culture and International History, Berghahn, New York/Oxford 2003, 243-249. Siehe hierzu konzeptionell einführend (wenngleich nicht hinsichtlich des wechselseitigen deutsch-französischen Bezugs) Wolfram Kaiser, The Great Derby Race: Strategies of Cultural Representation at Nineteenth-Century World Exhibitions, in: Gienow-Hecht und Schumacher, Culture and International History, 45-59. Die Historiographie zur Geschichte der Weltausstellungen ist stark nationalstaatlich geprägt. Siehe jedoch aus einer breiteren Perspektive u.a. Paul Greenhalgh, Ephemeral Vistas: The Expositions Universelles, Great Exhibitions and World’s Fairs, 1851-1939, Manchester University Press, Manchester 1988; Brigitte SchroederGudehus und Anne Rasmussen, Les fastes du progrès. Le guide des Expositions universelles 1851-1992, Flammarion, Paris 1992; Linda Aimone und Carlo Olmo, Les Expositions universelles 1851-1900, Belin, Paris 1993, wenngleich deskriptiv nicht sehr zuverlässig sowie mit einem thematischen Schwerpunkt Martin Wörner, Vergnügung und Belehrung. Volkskultur auf den Weltausstellungen 1851-1900, Waxmann, Münster 1999. Siehe detaillierter Wolfram Kaiser, Vive la France! Vive la République? The Cultural Construction of French Identity at the World Exhibitions in Paris 1855-1900, in: National Identities 1/3 (1999), 227-244. Vgl. Auch Philippe Bouin und Christian-Philippe Chanut, Histoire française des foires et des expositions universelles, Baudouin, Paris 1980.

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Großmacht- und Kolonialpolitik internationale Ambitionen kulturell unterfangen werden konnten.4 Die Weltausstellungen waren für die Inszenierung eines inter-nationalen Wettbewerbs besonders geeignet, weil sie verschiedene Repräsentationsformen erlaubten – von architektonischer Symbolik, dem Arrangement materieller Güter über Kunst bis hin zur Zurschaustellung von Menschen aus den Kolonien. Die Weltausstellungen ließen sich auch mit anderen öffentlichen Veranstaltungen kombinieren wie etwa der Einweihung von Denkmälern oder den Bürgermeister-Diners auf den Pariser Weltausstellungen von 1889 und 1900. Dabei garantierten sie eine größtmögliche internationale Verbreitung nationaler Repräsentationen – dies nicht nur über die persönliche Erfahrung eines Besuchs, die in Paris 1900 immerhin 50 Millionen Menschen machten, wenngleich manche darunter mehrmals, sondern vor allem über die weltweite massenmediale Berichterstattung in Zeitungen, in den 1930er Jahren zusätzlich durch das Radio und KinoWochenschauen und nach 1945 auch noch durch das Fernsehen. Zumindest bis Brüssel 1958 blieben die Weltausstellungen die größten globalen Ereignisse mit einer Reichweite, die erst allmählich vor allem von großen Sportereignissen wie den Olympischen Spielen übertroffen wurde. Die frühen Weltausstellungen wurden vor allem angesichts der politischen Fragmentierung im deutschsprachigen Raum5 noch stark von einem wechselseitigen Bezug Großbritanniens und Frankreichs geprägt.6 Nach dem Krieg von 1870-1, der folgenden deutschen Reichsgründung und dem Übergang zur Dritten Republik boten die Weltausstellungen für Frankreich und das Deutsche Reich jedoch ein wichtiges Forum für die Begründung und Inszenierung nationaler Dominanzansprüche. In der lange anhaltenden „crise allemande de la pensée française“7 dienten die nationalen Auftritte der Dritten Republik zur Selbstvergewisserung, zur Abgrenzung gegenüber dem östlichen Nachbarn sowie zur transnationalen Allianzbildung gegen den vermeintlichen Erbfeind. Innerhalb Europas entwickelte die Dritte Republik die Weltausstellungen, die 1855, 1867, 1878, 1889, 1900 und 1937 in Paris stattfanden, geradezu zu einer nationalen Institution. In der innerdeutschen Diskussion um 1880 und erneut Anfang der 1890er Jahre über eine mögliche Berliner Weltausstellung spielte daher auch das Argument eine wichtige Rolle, es wäre kaum möglich, die Franzosen in ihrer Parade-

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Diese kulturelle Dimension von Außenpolitik, die weit über auswärtige Kulturpolitik hinausreicht, ist zuletzt – unter anderem beeinflusst von sogenannten „konstruktivistischen“ Ansätzen in der sozialwissenschaftlichen Forschung zu den internationalen Beziehungen – verstärkt in das Blickfeld der geschichtswissenschaftlichen Forschung geraten. Für eine Diskussion dieser und zahlreicher anderer Funktionen der Weltausstellungen im 19. Jahrhundert siehe nach wie vor Utz Haltern, Die „Welt als Schaustellung“. Zur Funktion und Bedeutung der internationalen Industrieausstellung im 19. und 20. Jahrhundert, Vierteljahrsschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 60/1 (1973) 1-40. Vgl. hierzu Abigail Green, Representing Germany? The Zollverein at the World Exhibitions 1851-1862, in: Journal of Modern History 75/4 (2003), 836-863. Dies ist bisher nicht systematisch untersucht worden. Siehe jedoch unter anderem die Hinweise in John Davis, The Great Exhibition, Sutton, Stroud 1999; Wolfram Kaiser, Cultural Transfer of Free Trade at the World Exhibitions, 1851-1862, in: Journal of Modern History 77/3 (2005), 564-590. Für den breiteren Kontext: Robert Tombs, The Sweet Enemy: The British and the French from the Sun King to the Present, Heinemann, London 2006. Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Presses Universitaire de France, Paris 1992 [1959].

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disziplin zu übertrumpfen.8 Eine zweitklassige deutsche Variante könnte jedoch dem eigenen Image als wirtschaftsstarke europäische Zentralmacht schaden. Allerdings war das Deutsche Reich auf ausländischen Weltausstellungen stark vertreten, vor allem in den amerikanischen Städten Chicago 1893 und St. Louis 1904.9 Wenngleich die Weltausstellungen komplexe globale Kommunikationsräume waren, die von keinem Staat oder Thema leicht dominiert wurden, bildete der deutsch-französische Repräsentationswettstreit eine zentrale Dimension im späten 19. Jahrhundert, um dann in den 1930er Jahren massiv ideologisch überlagert zu werden. Dieser Wettstreit erschöpfte sich erst mit dem Zweiten Weltkrieg und verflüchtigte sich in Brüssel 1958 in einer einsetzenden Europäisierung nationaler Repräsentationen.

Krieg mit anderen Mitteln: 1878-1904 Die Ausstellungspolitik der staatlichen Institutionen in Frankreich und Deutschland, die anders als in den USA und Großbritannien die Repräsentationsstrategien zentral lenkten, waren nach 1871 sehr unterschiedlich motiviert und resultierten in stark divergierenden Inszenierungen, die hier thesenartig zugespitzt verglichen werden sollen. Die Dritte Republik organisierte die Weltausstellungen 1878, 1889 und 1900, die jeweils nach gravierenden Systemkrisen stattfanden, in erster Linie mit dem Ziel der inneren Konsolidierung der zentralistischen republikanischen Ordnung. So prognostizierte etwa die republikanische Zeitung L’Egalité schon Anfang 1877, das heißt eineinhalb Jahre vor Eröffnung der geplanten Weltausstellung: „Si l’Exposition réussit aussi bien qu’il faut qu’elle réussisse, la République est consolidée, parce que la France est relevée et relevée par la République.“10 Ähnliches gilt für die Weltausstellung 1889 nach der Boulanger-Krise und 1900 nach der Dreyfus-Affaire von 1894-99. Die Dritte Republik „une et indivisible“ war das doktrinäre Leitbild auch dieser Ausstellungen. Wie erfolgreich die Dritte Republik in ihrer Politik der Zentralisierung mit dem Ziel einer kulturellen und politischen Homogenisierung Frankreichs war, wird spätestens seit Eugen Webers Studie zur Modernisierung des ländlichen Frankreichs kontrovers diskutiert.11 Selbst wenn es dem heterogenen Lager der 8

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Siehe zu dieser Frage sowie generell einführend (wenngleich nur bedingt quellenbasiert) zur Repräsentation des Deutschen Reiches auf den Weltausstellungen des 19. Jahrhunderts Eckhardt Fuchs, Das Deutsche Reich auf den Weltausstellungen vor dem Ersten Weltkrieg, in: Comparativ 9/5-6 (1999), 61-88; Christoph Cornelißen, Die politische und kulturelle Repräsentation des Deutschen Reiches auf den Weltausstellungen des 19. Jahrhunderts, in: Geschichte in Wissenschaft und Unterricht 52/3 (2001), 148-161. Ebd. Zu den amerikanischen Weltausstellungen vgl. ansonsten vor allem die Veröffentlichungen von Robert W. Rydell, unter anderem ders., All the World’s a Fair. Visions of Empire at American International Expositions, 1876-1916, University of Chicago Press, Chicago/London 1984. La République en 1878, in: L’Egalité, 17.1.1877. Eugen Weber, Peasants into Frenchmen. The Moderniziation of Rural France 1870-1914, Stanford University Press, Stanford/CA 1976. Siehe etwa Caroline Ford, Creating the Nation in Provincial France: Religion and Political Identity in Britanny, Princeton University Press, Princeton/CA 1993; James R. Lehnung, Peasant and French: Cultural Contact in Rural France during the Nineteenth Century, Cambridge University Press, Cambridge 1995. Siehe auch den Literaturbericht in Benjamin J. Lammers, National Identity on the French Periphery: The End of Peasants into Frenchmen?, in: National Identities 1/1 (1999), 81-87.

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Republikaner wenigstens in dem Sinne gelang, „aus Bauern Franzosen“ zu machen, als diese in einem standardisierten Französisch ein einheitliches Schulcurriculum absolvierten, blieben starke katholische, monarchistische und ländliche Ressentiments gegen die zunächst dominanten antiklerikalen, republikanischstädtischen Eliten virulent. Die kultartige Inszenierung der Republik als einer politischen Ersatzreligion auf den Pariser Weltausstellungen sollte erste emotionale Bindungen dieses genau so heterogenen republikfeindlichen Frankreichs an das „andere“ Frankreich entwickeln helfen. Dagegen hatte die nationale Repräsentation für das Deutsche Reich keinerlei vergleichbare innenpolitische Relevanz. Bismarck bekämpfte zwar in den 1870er und 1880er Jahren in wechselnden Allianzen gleich zwei sogenannten Reichsfeinde: erst die Katholiken und dann die Sozialisten.12 Die beiden von ihm herauf beschworenen Kulturkämpfe verlor der Reichskanzler jedoch kläglich, nicht zuletzt weil beide gesellschaftlichen Gruppen durchaus zu einer bedingten Integration in einen konfessionell neutralen monarchischen Verfassungsstaat mit Ansätzen zu einer stärkeren Parlamentarisierung bereit waren. Kulturell war die Erhaltung einer ausgeprägten regionalen Vielfalt geradezu eine Voraussetzung der Reichsgründung gewesen, so dass in diesem Sinne keine nationale Elite die Weltausstellungsbeiträge zur Repräsentation eines einzigen Deutschlands zu instrumentalisieren gedachte. Typisch war vielmehr das deutsche Dorf in Chicago 1893: mit einem hessischen Rathaus und weiteren Bauten in verschiedenen regionalen architektonischen Stilen.13 Im Gegensatz zu den von den republikanischen Eliten und der Metropole Paris dominierten französischen Ausstellungen war das kulturelle Leitbild der deutschen Ausstellungsbeiträge gewissermaßen Einheit in Vielfalt. Vor diesem Hintergrund war die Repräsentationsstrategie der Dritten Republik vor allem 1878 und 1889 hochgradig politisch bei einer weitgehenden Vernachlässigung ökonomischer Aspekte der eigenen Expositionen, die stark subventioniert wurden, oder der Exportinteressen französischer Unternehmen. Die Pariser Weltausstellungen und die nationalen Beiträge zu ausländischen Ausstellungen waren für die republikanische Elite vor allem ein sinnstiftendes Identitätsprojekt und kulturelles Instrument zur Aufweichung der von Bismarck seit 1870-71 betriebenen Isolation Frankreichs in der Politik der europäischen Mächte. Ihre Strategie kulminierte in der Selbstinszenierung im Kontext der Hundertjahrfeiern der Revolution 1889. Das Deutsche Reich führte den offiziellen Boykott an, ohne diesen allerdings zu orchestrieren.14 Die britische Regierung ermutigte je12

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Siehe hierzu einführend die relevanten Kapitel in den wichtigsten Gesamtdarstellungen der Geschichte des Deutschen Kaiserreichs mit sehr unterschiedlichen Akzenten, vor allem HansUlrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, Band 3: Von der „Deutschen Doppelrevolution“ bis zum Beginn des Ersten Weltkriegs, 1849-1914, Beck, München 1995; Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte 1866-1918: Machtstaat vor der Demokratie, Beck, München 1992; Gordon A. Craig, Germany 1866-1945, Clarendon Press, Oxford 1978. Imperial Commission, World’s Columbian Exposition Chicago. Official Catalogue, Exhibition of the German Empire, Reichsdruckerei, Berlin [1893]; Georg Buss, Deutsche Pfalz und Deutsches Dorf (German Village), Welt-Ausstellung in Chicago 1893, Verlag Max Pasch, Berlin 1893. Vgl. Heinz-Alfred Pohl, Die Weltausstellungen im 19. Jahrhundert und die Nichtbeteiligung Deutschlands in den Jahren 1878 und 1889. Zum Problem der Ideologisierung der außenpolitischen Beziehungen in der 2. Hälfte des 19. Jahrhunderts, in: Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung 97/3-4 (1989), 381-425, hier 420-425. Für eine inner-

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doch einen privat organisierten Beitrag, und der ungarische Ministerpräsident István Tisza konnte einen solchen aus Österreich-Ungarn zumindest nicht verhindern. Außerdem besuchte der bekanntermaßen lebenslustige Prinz von Wales inkognito die Pariser Weltausstellung. Für die erleichterten Republikaner verdeutlichte die informelle britische Beteiligung das Reservoir gemeinsamer Interessen zwischen einer liberalen Republik und einer liberalen Monarchie. Dass Zar Alexander III. ebenfalls trotz des offiziellen Boykotts ostentativ die Weltausstellung besuchte, unterstrich zugleich die neuen großmachtpolitischen Allianzoptionen über ideologische Gräben hinweg.15 Mit republikanischer Theatralik und diskursiven Bezügen auf die gemeinsame revolutionäre Tradition wollte die republikanische Elite ansonsten vor allem in den Vereinigten Staaten reüssieren. Die Freiheitsstatue war 1886 in New York errichtet worden. Jetzt wurde die Debatte im Repräsentantenhaus über eine Subvention für den amerikanischen Ausstellungsbeitrag wiederum von einer Rhetorik republikanischer Solidarität geprägt, mit der die bilateralen Beziehungen – wie später 1917 – trotz stets vorhandener Spannungen positiv emotionalisiert werden konnten.16 Auch der amerikanische Ausstellungsbeitrag selbst war vielfach von Solidaritätstheatralik geprägt, so wenn in der Edison-Abteilung ein neuer elektrischer Phonograph abwechselnd die amerikanische Nationalhymne und die Marseillaise spielte.17 Neben den wichtigen offiziellen Beziehungen zu den Vereinigten Staaten bemühte sich die republikanische Elite auch um republikanische Dissidenten aus europäischen Monarchien und organisierte zahlreiche Solidaritätskundgebungen mit Tschechen, Ungarn, Italienern und anderen, um die weltanschaulichen Gemeinsamkeiten zu feiern.18 Der Herrschaftsanspruch der Republikaner im Innern hatte seine Entsprechung in der missionarischen Zielsetzung, die neue politische „civilisation“ in das rasch wachsende französische Weltreich zu exportieren – also nicht bloß Cricket oder andere Attitüden der herrschenden Kolonialelite wie im Falle Großbritanniens. Dieser innerfranzösische und internationale Herrschaftsanspruch wurde ebenfalls inszeniert. Dagegen hinterließen die ausgestellten Waren keinen nachhaltigen Eindruck mehr. Neben der Schwerindustrie dominierten auch am Ende des 19. Jahrhunderts immer noch qualitativ hochwertige Konsumgüter für kleine Geldeliten die französischen Beiträge. Als ernst zu nehmender zukünftiger Konkurrent im Wettbewerb um technologischen und ökonomischen Fortschritt wurde Frankreich vor allem in den USA überhaupt nicht mehr wahrgenommen. Frankreich handelte in Freiheitsstatuen, Deutschland dagegen in Waren. Gegen Ende des 19. Jahrhunderts wurde die Diskrepanz in den nationalen Repräsentationen immer offenkundiger. Schneider Creusot und Krupp nahmen sich nichts in der Ausstellung schwerindustrieller Produkte, vor allem für die moderne Kriegsführung. Dagegen waren die Beiträge des Deutschen Reichs vielfach

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deutsch kritische Sicht des Boykotts siehe etwa die Analyse des Linksliberalen Hugo Preuss, Die Jubelfeier der französischen Revolution [1888], in: ders., Staat, Recht und Freiheit. Aus 40 Jahren deutscher Politik und Geschichte, Mohr, Tübingen 1926, 538-550. Vgl. Brigitte Schroeder-Gudehus, Les grandes puissances devant l’Exposition universelle de 1889, in: Le Mouvement Social 149 (1989), 15-24. Les Etats-Unis à l’Exposition, in: Bulletin Officiel de l’Exposition de 1889 3/70, 17.3.1888. Hélène Trocmé, Les Etats-Unis et l’Exposition universelle de 1889, in: Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 37 (1990), 283-296. Siehe etwa Les Hongrois à Paris, in: Bulletin officiel de l’Exposition de 1889 4/139, 13.7.1889.

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noch vor den USA führend in nahezu allen Produkten der zweiten Industriellen Revolution, vor allem in der Chemie und Elektroindustrie. Dabei waren die deutschen Unternehmen kaum willens, allein um des nationalen Prestiges willen hohe Ausstellungskosten ohne Aussicht auf erträgliche Exportgeschäfte in Kauf zu nehmen. Dies war der Hauptgrund, warum das Deutsche Reich in Philadelphia 1876 noch kümmerlich abschnitt.19 Deshalb stimmte auch der Verein Berliner Kaufleute und Industrieller 1879 nur ganz knapp für eine dann von Bismarck nicht unterstützte Initiative zur Ausrichtung einer Weltausstellung in der Hauptstadt.20 Der notwendige finanzielle Aufwand stand in den Augen vieler Unternehmer in keinem vernünftigen Verhältnis zum wirtschaftlichen Nutzen. Das Deutsche Reich antwortete auf die Inszenierung der republikanischen Staatsform mit der Entsendung einer mediokren Gemäldeausstellung 1878 und – wie alle anderen Monarchien – dem Boykott 1889 – und ansonsten keinesfalls mit einer vergleichbaren Zelebrierung der Monarchie. In jedem deutschen Pavillon auf den Weltausstellungen blickte Wilhelm II. in eine seiner zahlreichen Karnevalsuniformen gekleidet die Besucher von einem Gemälde an. Elogen auf den Kaiser am sogenannten Deutschen Tag der Weltausstellungen gehörten darüber hinaus zur diplomatischen Routine. Ein Exportschlager war jedoch weder der Herrscher selbst noch das politische System. Deutsche Identitätspolitik konzentrierte sich daher auch darauf, die romantischen Erwartungen im Ausland – etwa unter den deutschstämmigen Amerikanern – großzügig zu bedienen – vor allem mit klischeehaftem Lokalkolorit wie den bayerischen Biergärten. Von den „deux Allemagnes“, von denen der französische Philosoph Emile Caro 1872 erstmals vereinfachend gesprochen hatte, war auf den Expositionen keines vertreten: weder preußische Soldaten im Stechschritt noch Kant und Goethe, sondern stattdessen Siemens und AEG.21 Das Deutschland der Weltausstellungen war eines des wissenschaftlich-technischen Fortschritts und ökonomischer Leistungsfähigkeit gekleidet in ein bisschen Gemütlichkeit. Die verschiedenen Motive und Ziele der nationalen Repräsentationsstrategien bedingten auch sehr unterschiedliche Repräsentationsformen. Die Republik inszenierte sich vor allem kulturell-künstlerisch. Damit knüpfte sie an die französischen Beiträge während des Zweiten Kaiserreichs an, die mit groß angelegten Gemäldeausstellungen den guten Ruf französischer Hochkultur genutzt und verstärkt hatten. Die Republik war jedoch avantgardistischer und musste dies sein, um sich entschieden vom Kaiserreich abzusetzen – am radikalsten 1889 mit dem zunächst innenpolitisch extrem umstrittenen Eifelturm.22 Das ursprüngliche 19 20 21

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Vgl. die Kritik an der deutschen Vertretung in Philadelphia in Franz Reuleaux, Briefe aus Philadelphia, vom Verfasser durchgesehene und durch Zusätze vermehrte Ausgabe, Friedrich Vieweg und Sohn, Braunschweig 1877. Karl Lüders, Das Project einer Weltausstellung zu Berlin im Jahre 1885, in: Preußische Jahrbücher 44 (1879), 614-627. Zur Haltung der Industrie zur deutschen Repräsentation auf den Weltausstellungen siehe Evelyn Kroker, Die Weltausstellungen im 19. Jahrhundert. Industrieller Leistungsnachweis, Konkurrenzverhalten und Kommunikationsfunktion unter Berücksichtigung der Montanindustrie des Ruhrgebietes zwischen 1851 und 1880, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1975. Zur Firma Krupp vgl. Barbara Wolbring, Krupp und die Weltausstellungen im 19. Jahrhundert, in: Franz Bosbach und John R. Davis (Hrsg.), Die Weltausstellung von 1851 und ihre Folgen, K.G. Saur, München 2002, 293-302. Vgl. Gustave Eiffel, Tour en fer de 300 mètres de hauteur destinée à l’Exposition de 1889. Mémoire lu à la Société des Ingénieurs civils, E. Capiomont & V. Renault, Paris 1885; Note

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Bauprojekt Gustave Eiffels war nicht politisch intendiert, die Konstruktion aus Eisen ließ sich jedoch ausgezeichnet als Dom der republikanischen Staatsform interpretieren. Für den radikalen Handels- und Industrieminister Edouard Lockroy repräsentierte der Eifelturm das republikanische Fortschrittsimage „tel que nous le concevons aujourd’hui: spirale démesurée où l’humanité gravite dans cette ascension éternelle“.23 Die Impressionisten – von den Kunstschergen Napoleons III. noch zugunsten der Historienmalerei verbannt – durften nun auch mit staatlicher Unterstützung ihren künstlerischen und gerade in Nordamerika auch unternehmerischen Siegeszug fortsetzen. Zum Arrangement gehörte ebenfalls, dass die Republik zu feiern wusste: auf den Bürgermeister-Diners genau so wie in den Vergnügungsvierteln der Expositionen 1889 und 1900. Hochkultur und savoir vivre gediehen besser unter den Bedingungen einer freiheitlichen Verfassung. Kanonen, Glühbirnen und Telefone ließen sich auch in anderen Staatsformen leidlich herstellen. Von großer Bedeutung für die französische Repräsentationsstrategie war darüber hinaus die umfassende Einbeziehung der Kolonien und die Zurschaustellung von Eingeborenen zur Legitimierung des eigenen globalen Macht- und Zivilisierungsanspruchs. Die deutschen Kolonien spielten dagegen 1893, 1900 und 1904 keine wichtige Rolle für die Beiträge des Deutschen Reichs. Die Deutsche Kolonialgesellschaft, die Alldeutschen und weitere nationalistisch-imperialistische Interessenverbände mochten lautstark einen besseren Platz an der kolonialen Sonne reklamieren und Kolonialbesitz nach Bismarck auch in Deutschland als Ausweis internationalen Prestiges gelten. Die wenigen Überseebesitzungen waren jedoch weder ökonomisch ergiebig noch das Objekt eines identitätsstiftenden gesellschaftlichen Reformprojekts. In den stärker rassistischsozialdarwinistisch geprägten Kolonialdiskursen in Deutschland kam die eingeborene Bevölkerung primär als rück- und widerständig vor. Sie war zu unterwerfen und gefügig zu machen, aber nicht an die Lektüre von Goethe und Schiller heranzuführen. Verknüpft mit der Repräsentation technologischer und ökonomischer Fortschrittlichkeit spielte für die Ausstellungskommissionen des Deutschen Reichs dagegen die Präsentation derjenigen gesellschaftlichen Institutionen eine herausragende Rolle, die diese Form der Modernität erst zu ermöglichen schienen: vor allem das System staatlicher Forschungsförderung und Hochschulbildung sowie die emergenten sozialen Sicherungssysteme.24 Diese Institutionen wurden mit

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sure la construction de la tour de 300 mètres, 24.3.1886 [Büro Gustave Eiffels an Lockroy oder die Ausstellungskommission], Archives Nationales F12 3770. Siehe auch Miriam R. Levin, Republican Art and Ideology in Late Nineteenth-Century France, UMI Research Press, Ann Arbor/MI 1986, Kapitel 2. Edouard Lockroy, A Monsieur Emile Monod, in: Emile Monod, L’Exposition Universelle de 1889. Grand ouvrage illustré historique, encyclopédique, descriptif, publié sous le patronage de M. le Ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies, Band 1, E. Dentu, Paris 1890, xi-xxxi, hier xxv. Siehe etwa Catalogue spécial du groupe: l’assurance ouvrière de l’Empire Allemand, Imprimerie Impériale à Berlin, Berlin 1900; Weltausstellung in Paris 1900. Amtlicher Katalog des Deutschen Reichs, J.A. Stargardt, Berlin [1900]; German Education Exhibiton, World’s Fair St. Louis 1904, hrsg. vom Preußischen Ministerium für Wissenschaft, Kunst und Volksbildung, W. Büxenstein, Berlin 1904; G.A. Klein, The German Workmen’s Insurance as a Social Institution, described for the St. Louis Universal Exposition 1904 by the Imperial Insurance Office and the Imperial Statistical Office in Berlin, Part I: Catalogue and Guide, Berlin 1904.

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neuen Mitteln dargestellt, die auch im Museumswesen immer wichtiger wurden, so etwa der Visualisierung durch Fotos und der Argumentation mit Statistiken. Gemäß der Darstellung durch die deutschen Ministerien ermöglichten die Qualität der Forschung und Hochschulen technologischen Fortschritt und wirtschaftlichen Erfolg. Die noch rudimentäre staatlich regulierte Sozialversicherung garantierte eine hohe Produktivität der zuvor durch hochwertige technische Berufsausbildung qualifizierten Arbeitskräfte. Sie versprach im übrigen deren Immunisierung gegen die französische Krankheit – eine ausgeprägte Lust auf Revolution. International thematisierte die Dritte Republik mit ihrer Selbstinszenierung letztlich einen sehr französischen Konflikt – und noch dazu international vornehmlich einen solchen des späten 18. Jahrhunderts und der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Eine Republik, die von ihren entschiedensten Anhängern – wie von Emile Zola in der Dreyfus-Affaire – wegen fehlender Rechtsstaatlichkeit angeklagt werden musste und bis 1945 nicht einmal das Frauenwahlrecht einführen sollte, besaß für den mittlerweile weitaus wichtigeren Demokratiediskurs wenig internationale Strahlkraft. Paradoxerweise war die Dritte Republik dennoch in gewisser Weise erfolgreich mit ihrer Repräsentationsstrategie. Mit der Zelebrierung einer abstrakten politischen Idee, den insgesamt wenig wettbewerbsfähigen Güterausstellungen und ohne signifikante Angebote zum Transfer sozioökonomischer Institutionen wirkte das republikanische Frankreich, das noch dazu eine Nabelschau zu demographischer Stagnation und vermeintlicher Dekadenz hielt, auf liebenswerte Weise harmlos. Es war jedenfalls insofern sympathisch, als es emotionale Identifikationsangebote vom Eifelturm bis zum Cancan machte. Dagegen erschien das Deutsche Reich um die Jahrhundertwende vielen Beobachtern in zeitgenössischer Sicht – anders als später den Modernisierungshistorikern eines deutschen „Sonderwegs“ zum Nationalsozialismus und der Judenvernichtung – als das insgesamt wirtschaftlich wie gesellschaftlich mit großem Abstand modernste große europäische Industrieland. Dessen Repräsentation seiner sozioökonomischen Institutionen auf den Weltausstellungen und andernorts wurde breit rezipiert – wie im Falle der Sozialversicherung von britischen Liberalen und amerikanischen Progressiven.25 Doch dieses Deutschland schien furchteinflößend erfolgreich – jedenfalls auf den Weltausstellungen nicht in erster Linie als militärischer Machtstaat, sondern als innovative kontinentale Wirtschaftsmacht, die nicht nur Frankreich, sondern auch Großbritannien leicht in den Schatten stellte und möglicherweise als einzige langfristig den Wettbewerb mit den USA bestehen könnte. Auf diese Weise repräsentierten Frankreich und Deutschland auf den Weltausstellungen des ausgehenden 19. Jahrhunderts paradigmatisch zwei verschiedene institutionelle Modernisierungspfade: die Dritte Republik ein freiheitliches politisches System mit Parlamentsherrschaft bei einer relativen Rückständigkeit in der technologischen und wirtschaftlichen Entwicklung sowie kollektiven gesellschaftlichen Organisationsformen mit staatlicher Regulierung; das Kaiserreich einen monarchischen Verfassungsstaat mit lediglich Ansätzen zu einer allmählichen Parlamentarisierung, aber mit einer erweiterten technokratischen Rolle die25

Vgl. E.P. Hennock, The British Social Reform and German Precedents: The Case of Social Insurance 1880-1914, Macmillan, London 1975; Daniel T. Rodgers, Atlantic Crossings. Social Politics in a Progressive Age, Belknap Press, Cambridge/Mass. 1998.

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ses Staat in der Organisation wissenschaftlicher Forschung, technologischen Fortschritts, wirtschaftlicher Expansion und sozialer Organisation.

Von der ideologischen Konfrontation zur einsetzenden Europäisierung: 1937-1958 Die große Bedeutung dieses teilweise expliziten, teilweise indirekten wechselseitigen Bezugs Frankreichs und Deutschlands auf den Weltausstellungen im letzten Drittel des 19. Jahrhunderts nahm bereits in der Zwischenkriegszeit stark ab. Nach 1918 fand die erste bedeutende europäische Weltausstellung erst 1937 in Paris statt. Zu diesem Zeitpunkt waren jedoch die Konturen des französischen republikanischen Modells angesichts der extremen innenpolitischen Polarisierung zur Zeit der Volksfront-Regierung nur noch sehr unscharf. Der Konflikt zwischen republikanischer und monarchischer Staatsform war bedeutungslos geworden. Zu einer mutigen Repräsentationspolitik zur Verteidigung der Demokratie waren weder Frankreich noch Großbritannien in der Lage oder willens.26 Ihre Ausstellungsbeiträge schwelgten in der Erinnerung an eine vergangene Stadtkultur und romantisiertes Landleben. Die französische Ausstellungskommission überließ den europäischen Diktaturen schon insofern nahezu kampflos das Feld, als sie dem nationalsozialistischen Deutschland und der kommunistischen Sowjetunion an der Seine unterhalb des Trocadero eine gleichermaßen bombastische architektonische Inszenierung ihrer rassistisch und klassenkämpferisch begründeten Herrschaftsansprüche ermöglichten und auch dem faschistischen Italien einen prominenten Platz für seinen nationalen Pavillon überließen.27 Ein angesichts ausbleibender materieller Unterstützung im Bürgerkrieg mit Franco durch die westlichen Demokratien verzweifeltes demokratisches Zeichen setzte lediglich stellvertretend die spanische Republik, vor allem mit der Ausstellung von Pablo Picassos Gemälde Guernica, das die Vernichtung der baskischen Kleinstadt durch die deutsche Luftwaffe thematisierte.28 Ansonsten blieb es den Vereinigten Staaten überlassen, am Beginn des Zweiten Weltkriegs mit der Weltausstellung in New York 1939/40 die freiheitliche Demokratie als Staatsform zu verteidigen. Diese Inszenierung war jedoch weniger von ideellen Bezügen geprägt, sondern verband privatwirtschaftliche Initiative insbesondere der großen Automobilkonzerne mit technologischen Fortschrittsversprechungen.29 Den deutsch-französischen Gegensatz als vermeintlich dauerhaftes Charakteristikum der europäischen Politik diskutierend, hatte der konservative Abgeord26

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Zu Frankreich siehe Pascal Ory, La belle illusion. Culture et Politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Plon, Paris 1994; siehe auch Françoise Fressoz, La propagande officielle en faveur de l’Exposition Internationale Arts et Techniques 1937: son organisation – son action – ses resultats à travers une partie de la presse française et étrangère, Maitrise, Universität Paris X-Nanterre 1984. Siehe hierzu einführend den Ausstellungskatalog Art and Power. Europe under the dictators 1930-45, Hayward Gallery, London 1995. Catherine Blanton Freedberg, The Spanish Pavillon at the Paris World’s Fair of 1937, 2 Bände, Garland, New York 1985. Vgl. Robert W. Rydell, John E. Findling and Kimberly D. Pelle, Fair America. World’s Fairs in the United States, Smithonian Institution Press, Washington/London 2000, Kapitel 3.

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nete Jean Fabry, der 1934 und 1935-36 Verteidigungsminister war, 1924 im französischen Abgeordnetenhaus insistiert, dass immer entweder nur Frankreich oder Deutschland, aber niemals beide Staaten zugleich stark oder schwach sein könnten.30 Auf dem Höhepunkt des Kalten Krieges 25 Jahre danach war Fabry nachhaltig widerlegt. Frankreichs politische Eliten suchten nun nach anderen Wegen zur Lösung der „deutschen Frage“ als dem repressiven Versailler Vertrag. Mit der Bildung des stärker integrierten „Kerneuropas“ der Europäischen Gemeinschaft für Kohle und Stahl 1951-52 und der Europäischen Wirtschaftsgemeinschaft 1957-58 beschritten die beiden vermeintlichen Erbfeinde sodann gemeinsam einen neuen Weg funktionaler Wirtschaftsintegration mit supranationalen institutionellen Dimensionen im Schatten der globalen Konfrontation der beiden neuen Supermächte, der Vereinigten Staaten und der Sowjetunion. Die relative machtpolitische Schwäche Frankreichs und ohnehin der 1949 neu gegründeten Bundesrepublik Deutschland reflektierte auch die erste Weltausstellung nach dem Zweiten Weltkrieg in Brüssel 1958. Nach dem Scheitern eines französischen Plans für eine solche Weltausstellung für 1955 zum hundertsten Jahrestag der ersten französischen Weltausstellung und dem zehnten Jahrestag der Befreiung sprang Belgien in die Bresche. Frankreich erhielt zwar dieselbe Ausstellungsfläche wie die USA und die Sowjetunion. Sein Beitrag war jedoch stark von einer defensiven Darstellung der Legitimität des bereits im Zerfall befindlichen Kolonialreichs geprägt.31 Es war bestenfalls ein Pyrrhussieg, dass die französische Regierung erreichen konnte, dass die Pavillons Marokkos und Tunesiens neben der französischen Ausstellungsfläche errichtet wurden.32 Hinsichtlich der Zukunft Algeriens bestätigte die Ausstellungskommission kategorisch die offizielle Regierungspolitik: „A ne considérer que ses intérêts matériels, l’Algérie ne peut d’ailleurs envisager un destin séparé de celui de la France. L’Algérie française depuis 1830, restera française.“33 Kurz nach der Eröffnung der Weltausstellung holte die Pariser Regierung jedoch Charles de Gaulle in die Politik zurück, der nicht nur noch in demselben Jahr der Vierten Republik, sondern nur vier Jahre später auch dem französischen Algerien den Garaus machte. Die deutschen Ausstellungsplaner waren mit anderen politischen Altlasten konfrontiert. Eingedenk des nationalsozialistischen Angriffskriegs und der Judenvernichtung sowie angesichts von Albert Speers Monumentalarchitektur auf der Weltausstellung 1937 optierten sie für eine klare moderne Architektur eines Pavillons aus acht Flachdachbauten aus Glas und Stahl.34 In der Frühphase der Planungen hatten die international renommierten Architekten Sep Ruf und Hans Schwippert das federführende Wirtschaftsministerium kontaktiert und die Einbindung des Rats für Formgebung (Design) und des Deutschen Werkbunds er30

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Zitiert nach Clemens Wurm, Deutsche Frankreichpolitik und deutsch-französische Beziehungen in der Weimarer Republik 1923/24-1929: Politik, Kultur, Wirtschaft, in: Klaus Schwabe and Francesca Schinzinger (Hrsg.), Deutschland und der Westen im 19. und 20. Jahrhundert, Band 2: Deutschland und Westeuropa, Franz Steiner Verlag, Stuttgart 1994, 137-157, hier 139. Siehe hierzu knapp Linda Emirian, L’Exposition Universelle et Internationale de Bruxelles 1958, la France confrontée à 47 nations, in: Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 3 (1997), 4553. Ebd., 50. Commissariat de l’Algérie à l’Exposition Universelle et Internationale de Bruxelles 1958, L’Algerie: Terre franco-musulmane. En quelques mots et quelques images, Paris 1958, 80. Siehe hierzu Christopher Oesterreich, Umstrittene Selbstdarstellung. Der deutsche Beitrag zur Weltausstellung in Brüssel 1958, in: Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte 48/1 (2000), 127-153.

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reicht. Rückhalt für ihre gleichermaßen moderne wie bescheidene Konzeption erhielten die beiden Architekten neben dem Wirtschaftsministerium auch vom Außenministerium, das angesichts der bedingten Rehabilitierung der Westdeutschen im Zuge der fortschreitenden europäischen Integration jede Erinnerung im europäischen Ausland an Krupps Kanonen oder Speers überdimensionierten Reichsadler auszuschließen wünschte. Zwar wollte die Regierung die Vorzüge der sozialen Marktwirtschaft propagieren, aber „vermeiden, unsere Lage zu günstig darzustellen, da sich sonst Angriffsmöglichkeiten für die öffentliche Meinung der Welt ergeben könnten.“35 Erst recht wandte sich die Mehrheit des Bundeskabinetts gegen wiederholte Vorstöße des Bundesministers für Vertriebene, Theodor Oberländer, die Vertreibung nach 1945 dramatisch zu inszenieren.36 Das Wirtschaftsministerium sprach in den internen Beratungen bereits von „früheren deutschen“ Ostgebieten.37 Die gemäß der völkerrechtlichen Argumentation der Bundesregierung Dreiteilung Deutschlands in die Bundesrepublik, die DDR und diese Ostgebiete wurde schließlich unaufdringlich in Form eines Reliefs präsentiert und die Vertreibung gar nicht thematisiert. Drastisch zugespitzt erklärte der Architekt Schwippert in einer Notiz für das Wirtschaftsministerium nach der Ausstellungseröffnung im Mai 1958: „Einige zornige Federn wünschen Trümmerberge zu sehen. Haben andere Nationen keine Trümmer? Und durch wen? Wollen jene Leute Trümmerberge als deutsche Repräsentanz, dann gehört es dazu, dass Deutschland gleichzeitig 6 Millionen tote Juden ausstellt! Bei einem internationalen Wettbewerb in Trümmern, Toten, einer Weltkonkurrenz in Flüchtlingen, in Elend, hätten wir vermutlich schlecht abgeschnitten.“38

Wettbewerb durch Repräsentation In Brüssel 1958 begegneten sich eine Vierte Republik in Auflösung und eine Bonner Republik im politisch noch mehr als wirtschaftlich schwierigen Aufbau auf Augenhöhe. Beide Staaten waren stark auf sich bezogen. Das republikanische Leitbild war abgenutzt und längst durch Diskurse über Demokratisierung und – bedrohlich für Frankreich – Entkolonialisierung überlagert. Das sozioökonomische Leitbild der sozialen Marktwirtschaft war allenfalls partiell deutscher Provenienz und wurde durch expansive wohlfahrtsstaatliche Gesetzgebung bereits in den Anfängen seiner europaweiten Propagierung innenpolitisch konterkarierte. Ohnehin war es offensichtlich, dass am deutschen Wesen vorerst sicherlich nicht die Welt genesen konnte oder wollte. Den eigentlichen ideologischen Wettbewerb überließen Frankreich und Deutschland daher 1958 auch den USA und der Sowjetunion. Durch die erstmalige Repräsentation der EGKS/EWG in Brüssel eröffnete sich auch eine neue Perspektive für die zukünftige nationale Selbst35 36 37 38

Kurzprotokoll über die 47. Kabinettsausschusssitzung der Bundesregierung am 23.4.1956, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, B 55, Band 70, zitiert nach Oesterreich, Umstrittene Selbstdarstellung, 141. Oberländer, der ab 1933 NSDAP-Mitglied und führend in der sogenannten „Ostforschung“ gewesen war, hatte 1950 die Partei Bund für Heimatvertriebene und Entrechtete gegründet und war erst 1956 in die CDU eingetreten. Oesterreich, Umstrittene Selbstdarstellung, 142. Hans Schwippert, Notiz zur Kritik an Brüssel, 5.5.1958, 3, Bundesarchiv Koblenz, B 102/37727, zitiert nach ebd., 144.

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inszenierung auf Weltausstellungen oder in anderem Rahmen: die Anknüpfung nicht nur an gemeinsame europäische Traditionen und Normen, sondern auch die Propagierung der regionalen Integration als universell – also auch in anderen Weltregionen – anwendbares Instrument zur gemeinsamen Schaffung wirtschaftlichen Wohlstands und vor allem zur friedlichen Überwindung nationaler Konflikte. Dieses Selbst- und Leitbild der heutigen Europäischen Union baute ursprünglich auf dem zumindest partiellen Kollaps nationalen Sendungsbewusstseins in den Mitgliedstaaten auf und ist seitdem durch die Erfolge der Integration als Strategie zur Friedenssicherung in Europa noch gestärkt worden. Erst in diesem Kontext eröffneten sich auch für einen kleineren europäischen Staat wie Belgien, das ein Jahrhundert unter dem deutsch-französischen Gegensatz gelitten hatte, neue Perspektiven für internationale Selbstinszenierung im neuen supranationalen europäischen Rahmen. Die Hauptstadt Brüssel selbst avancierte zunächst als Kandidat für die neuen europäischen Institutionen und sodann als Sitz der Kommission und des Ministerrats der EWG zum zentralen Verhandlungsort für das neue europäische Modell wirtschaftlicher und politischer Integration. Erst in diesem Rahmen konnte Belgien auch in Zusammenarbeit mit den Benelux-Partnern einen politischen Einfluss entwickeln, der seine demographische, wirtschaftliche oder gar militärische Größe übertraf. Die Industrie- und Weltausstellungen in Antwerpen (1885 und 1894), Lüttich (1905), Brüssel (1910) und Gent (1913) hatten vornehmlich ökonomische und innenpolitische Funktionen. Die im Vergleich mit den französischen und amerikanischen Expositionen viel geringeren Besucherzahlen garantierten jedoch nicht dieselbe internationale Aufmerksamkeit. Obwohl ursprünglich als globaler Handelsplatz für Ideen und wirtschaftliche und soziale Praktiken konzipiert, waren die Weltausstellungen bis zum Zweiten Weltkrieg immer von ideologischen und politischen Gegensätzen der Groß- und Weltmächte – wie zwischen Frankreich und Deutschland vor allem im letzten Drittel des langen 19. Jahrhunderts – geprägt. Belgische Investitionen in eine eigene Mittlerrolle wie in Brüssel 1958 konnten sich erst auszahlen, als endlich beide Nachbarstaaten schwach und für eine neue gemeinsame europäische Orientierung offen waren. Insofern reflektierten die Ausstellungsstrategien europäischer Staaten von der ersten Weltausstellung in London 1851 bis in die Zeit nach dem Zweiten Weltkrieg bis heute auch den Übergang von machtstaatlicher Konfrontation zur wirtschaftlichen und politischen Integration in der heutigen EU – einem hoch institutionalisierten politischen Raum mit starken transnationalen wirtschaftlichen und gesellschaftlichen Verflechtungen sowie Ansätzen zu einer übernationalen Identitätsbildung, in dem Gemeinsamkeiten mehr als Differenzen betont und nationale Inszenierungen zunehmend europäisch sublimiert werden. Wolfram Kaiser ist Professor für European Studies an der Universität Portsmouth.

SUMMARY This chapter discusses the competition between France and Germany in the context of the world exhibitions from Paris in 1878 to Brussels in 1958. It demonstrates in particular that this competition played a very great role for both coun-

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tries and at nearly all world exhibitions before World War I. While France (not least for domestic political reasons) successfully projected the image of a politically progressive Republic, but failed to catch the world's imagination with its industrial exhibits, the German Reich emphasized its rapid industrial progress combined with the developing state role in socio-economic affairs, especially in social security and education. In inter-war Europe the Franco-German duality was already overshadowed by the ideological competition between nationalsocialist Germany and fascist Italy on one side and the communist Soviet Union on the other. At the time of the People's Front government the Fourth Republic completely failed to make a decisive statement in favour of democracy at the world exhibition in Paris in 1937. After World War II both France and Germany were weak. At Brussels in 1958 the French exposition concentrated on the defensive representation of the Empire, whereas the Federal Republic made strenuous efforts to downplay its rapid economic growth and new wealth and only very moderately propagated Ludwig Erhard's social market economy. Instead, the world exhibition was entirely overshadowed by the ideological confrontation between the United States and the Soviet Union one year after the Sputnik shock. It was only in these circumstances that the small neighbour Belgium was finally able to play a significant mediating role in the competitive representation at world exhibitions. At this point, moreover, the national western European exhibitions saw a marked Europeanization culminating in the separate representation for the first time of the newly created organisations of "core Europe" integration, the European Coal and Steel Community and the European Economic Community, in a separate pavilion.

RÉSUMÉ Ce chapitre étudie la rivalité existant entre la France et l’Allemagne dans le cadre des expositions universelles, de celle de Paris de 1878 à celle de Bruxelles en 1958. Il montre que cette rivalité jouait un rôle très important pour les deux pays dans les expositions universelles jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Au contraire, l’exposition universelle de Bruxelles de 1958 était dominée par la confrontation idéologique américano-soviétique. De plus, c’est aussi à cette époque que les expositions nationales des pays d’Europe occidentale révélaient une européanisation marquée qui culminait avec la présentation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et de la Communauté économique européenne, les deux organisations formant le « noyau dur » de la construction européenne, dans un pavillon séparé.

ALLIÉS OBJECTIFS OU FRÈRES ENNEMIS EN AFRIQUE CENTRALE ? JALONS POUR UNE HISTOIRE DE LA COOPÉRATION COLONIALE TECHNIQUE FRANCO-BELGE (1945-1960) ÉTIENNE DESCHAMPS « On ne peut jamais oublier […] la solidarité qui unit colonies françaises et belges d’Afrique. Malgré de passagers nuages, dans l’ordre économique, entre nos deux pays, il faut espérer qu’un rapprochement, une collaboration dans tous les domaines pourront s’accentuer. Prenez un atlas, regardez la carte de l’Europe et de l’Afrique. Quel admirable bloc forment la Belgique, la France, les colonies nord-africaines, le Sahara, les colonies équatoriales françaises, le Congo belge ! Un seul bloc, en effet, et qui va d’un seul tenant des bouches de l’Escaut aux rives du Zambèze ! Un admirable domaine, dont les éléments pourraient être mieux soudés dans une collaboration féconde … Il faut y réfléchir (1935) »1. Après la Seconde Guerre mondiale, la coopération entre les puissances européennes en Afrique noire, longtemps organisée sur un plan presque exclusivement bilatéral, fait progressivement place à une nouvelle approche multilatérale. Le but des métropoles est d’harmoniser leur politique coloniale dans des secteurs, essentiellement techniques et scientifiques, où des problèmes et des enjeux similaires se posent. En outre, rompant avec l’habitude qui veut que les relations entre les puissances coloniales transitent par la voie diplomatique classique, les administrations locales en Afrique et les experts de chaque pays vont peu à peu s’efforcer de correspondre directement entre eux. Il importe de se pencher sur les raisons de ce changement de perspective. Quels furent les enjeux, les étapes et la portée de cette nouvelle coopération coloniale ? Quel fut son impact sur les relations entre les puissances administrantes, et singulièrement entre la Belgique et la France ? Telles sont, rapidement exprimées, les questions auxquelles cet article tentera d’apporter quelques premiers éléments de réponse. Car en effet si l’histoire des relations économiques, politiques, culturelles ou militaires entre la France et la Belgique a déjà fait l’objet de nombreux travaux, force est de constater que la dimension coloniale des relations franco-belges demeure étonnement méconnue au-delà de certains travaux pionniers consacrés aux relations entre la France et l’Association internationale du Congo (AIC), créée en 1882 par le Roi Léopold II, ou au fameux droit de préemption de la France sur la colonie congolaise en cas d’abandon par la Belgique2. 1 2

P. Daye, Problèmes congolais, Bruxelles-Paris, Les Écrits, 1943, p. 288. F. Bontinck, « L’entente entre la France et l’Association internationale du Congo à la lumière des premières négociations », in Études d’histoire africaine, 1971, t. 2, pp. 29-81 ; J. Stengers, Congo. Mythes et réalités. 100 ans d’histoire, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1989, pp. 41-78. Pour la période coloniale belge, on consultera cependant J. Willequet, Le Congo belge et la “Weltpolitik”, Bruxelles, Presses universitaires de l’ULB, 1962, 500 p. Voir aussi P. van Zuylen,

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1. La fin de l’isolement colonial En réalité, cette coopération coloniale ne va pas du tout de soi, même s’il est de bon ton dans la plupart des discours de l’époque de proclamer que la maladie, le climat ou les famines ne connaissent pas de frontières tandis que les limites administratives des grands espaces africains sont reconnues comme étant le plus souvent des compartimentages artificiels et arbitraires. Le régime du bassin conventionnel du Congo qui, via le système de la « porte ouverte », établit depuis 1885 la liberté de navigation et de commerce pour les fleuves Niger et Congo, est d’ailleurs présenté par beaucoup comme un modèle à suivre et à appliquer à l’ensemble des colonies d’Afrique pour éviter les discriminations et les positions de monopole entre les ressortissants des États signataires de l’Acte de Berlin puis du traité de Saint-Germain-en-Laye (1919). Déjà au début des années vingt, la France et la Belgique examinent la possibilité de constituer des sociétés financières mixtes pour réaliser en commun des grands travaux publics (ports, chemins de fer, exploitations minières) pouvant offrir aux industries métropolitaines de nouveaux débouchés en Afrique centrale. En 1930, lors de l’Exposition internationale organisée à Liège pour fêter le centenaire de la Belgique, la section coloniale du congrès pour l’entente franco-belge préconise une collaboration poussée entre les deux métropoles pour l’exploitation en commun d’une liaison postale Belgique-France-Congo-Madagascar. Quelques mois plus tard, un comité franco-belge d’études coloniales est également créé à Paris qui permet de confronter les conséquences de la crise économique dans les colonies et les moyens d’y faire face ensemble3. Tout au long des années trente, à travers toutes les déclinaisons de l’idée d’Eurafrique puis avec la montée des revendications coloniales de l’Allemagne et de l’Italie notamment et les risques de redistribution des cartes territoriales, les puissances installées prennent peu à peu conscience de la précarité de leur position en Afrique et de la nécessité d’une entente face aux menaces extérieures. Elles sentent confusément que l’isolement a fait son temps et qu’il est sans doute plus prudent de mettre en avant ce qu’elles ont en commun plutôt que ce qui les sépare. Un événement très médiatisé comme l’Exposition coloniale internationale de Paris-Vincennes en 1931 fournit à de nombreux commentateurs l’occasion de reprendre en cœur des slogans en faveur d’une plus grande solidarité européenne en Afrique4. Mais rien pourtant n’y fait. Les puissances coloniales ne parviennent pas à surmonter les réactions très vives de méfiance réciproque héritées d’un temps où la compétition impérialiste orientait l’aventure coloniale européenne et nourrissait le fameux scramble for colonies. Les colonies apparaissent toujours comme un

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L’Échiquier congolais ou le secret du Roi, Bruxelles, Dessart, 1959, 515 p. ; P. Joiris, Les relations franco-belges (janvier 1945-mai 1947), Université catholique de Louvain, mémoire de licence inédit en histoire, 1988, pp. 125-127 ; J.-L. Vellut, « La stratégie africaine des grandes puissances. De la drôle de guerre au coup gaulliste à Brazzaville », in De Gaulle, la Belgique et la France libre, Bruxelles, Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale, 1991, pp. 47-77. Comité franco-belge d’études coloniales, La crise économique au Congo belge et en AfriqueÉquatoriale française, Paris, 1931, 50 p. É. Deschamps, « Quelle Afrique pour une Europe unie ? L’idée d’Eurafrique à l’aube des années trente », in M. Dumoulin (dir.), Penser l’Europe à l’aube des années trente. Quelques contributions belges, Louvain-la-Neuve/Bruxelles, Collège Érasme/Nauwelaerts, 1995, pp. 95-150.

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archipel d’îlots mal reliés les uns aux autres. De leur côté, bien des théoriciens de la colonisation ne se privent pas d’établir un palmarès colonial et ne manquent aucune occasion d’insister sur les particularismes d’esprit et de méthodes entre les expériences européennes de gouvernement indigène : l’indirect rule et le selfgovernment chers à Lord Lugard s’opposent à l’assimilation et à la centralisation, celles-ci se différencient du paternalisme qui lui-même se distingue de la ségrégation ou de la miscégénation5. Les disparités parfois très marquées entre les niveaux de développement économique et politique entre les territoires africains ne facilitent pas davantage les comparaisons6. La Deuxième Guerre mondiale va marquer à ce propos une césure capitale. Engagés dans le camp allié, l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et le Cameroun participent activement à l’effort de guerre avec le Congo belge et les territoires britanniques. En mai 1940, les gouverneurs généraux français et belges se rencontrent pour harmoniser leurs politiques militaire et économique. L’AEF offre à Pierre Ryckmans le seul canal de communication praticable avec le gouvernement belge réfugié au Havre7. Des fonctionnaires anglais travaillent comme officiers de liaison dans les territoires français et des fonctionnaires français visitent les territoires britanniques. Dans le cadre de la campagne d’Abyssinie, des soldats de la Force publique du Congo combattent les troupes italiennes aux côtés des forces britanniques et une brigade expéditionnaire de la colonie se tient prête à intervenir en Égypte. Les territoires de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et le Togo vont bientôt rejoindre la lutte commune. Dans le même temps, en Afrique du Sud, le maréchal Smuts favorise l’émancipation africaine et réclame avec force la création en Afrique de nouveaux groupements territoriaux et régionaux pour des raisons d’économie et d’efficacité. Les contacts directs entre les gouverneurs généraux et les hauts commissaires des territoires voisins se multiplient. Une solidarité se crée. Aussi l’idée est-elle discrètement émise dans certains milieux coloniaux qu’il serait utile de voir les gouvernements ayant des responsabilités politiques et économiques en Afrique établir entre eux des rapports étroits en vue de se documenter réciproquement et d’harmoniser leur politique dans les secteurs où des problèmes identiques se posent8. Après la guerre, la nécessité se fait aussi sentir d’ajuster et de coordonner les plans nationaux d’équipement et les grands programmes économiques et sociaux que les métropoles s’apprêtent à appliquer dans leurs territoires respectifs9. En effet, malgré certaines différences, tous ces plans décennaux de développement tendent à 5

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Voir la thèse de Véronique Dimier qui, pour les cas français et britannique, analyse les enjeux et les acteurs du débat sur les différences ou les similarités entre les politiques et les méthodes coloniales européennes, Le gouvernement des colonies. Regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2004, 288 p. J. Dresch, « Méthodes coloniales au Congo belge et en Afrique-Équatoriale française », in Politique étrangère, mars 1947, n°1, pp. 77-89. J. Vanderlinden, « Le rôle du Congo belge dans le ralliement de l’AEF à la France libre en 1940 », in Le général Leclecq et l’Afrique française libre (1940-1942), Paris, Fondation Maréchal Leclecq de Hautecloque, 1988, pp. 491-520 et, du même, « L’appel du 18 juin et le Congo belge », in De Gaulle, la Belgique et la France libre, Bruxelles, Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale, 1991, pp. 79-88. P.-A. Martel, « La coopération africaine internationale », in Cahiers du monde nouveau, n° 43, 1950, pp. 55-59. Archives du ministère des Affaires étrangères de Belgique (AMAEB), dossier 18729/I, « Note sur la collaboration économique avec les territoires d’outre-mer », Bruxelles, décembre 1948, p. 3.

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augmenter le rendement du travail et la production afin d’élever le niveau de consommation de la population autochtone via notamment l’augmentation des exportations des produits de base. Publics et mis en œuvre par les gouvernements, ces plans présument pourtant tous que c’est l’entreprise privée qui continuera à fournir les capitaux nécessaires au développement de l’agriculture, des industries extractives et manufacturières. Un minimum de coordination s’impose. Mais les économies d’échelle et les enjeux de bonne gouvernance ne sont pas tout. Les puissances concernées voient aussi dans une collaboration renforcée le meilleur moyen de faire pièce aux accusations de plus en plus vives du fait colonial à l’Organisation des Nations unies (ONU) et aux États-Unis10. Les déclarations anticolonialistes du président Roosevelt11, la naissance des mouvements nationalistes en Asie et en Afrique, les slogans panafricanistes, l’attitude de l’Union soviétique ou encore l’entrée dans le concert international de nations nouvellement indépendantes et généralement hostiles à la politique coloniale des Européens favorisent incontestablement la naissance d’un sentiment de communauté d’intérêts. Minoritaires au sein des Nations unies, les puissances coloniales ne peuvent s’opposer à la création du Conseil de tutelle auquel elles doivent fournir un rapport annuel sur la situation des territoires dont elles ont la responsabilité. Placé sous l’autorité de l’Assemblée générale, le Conseil de tutelle s’intéresse particulièrement aux progrès réalisés par les populations dans les domaines politique, économique, social et dans celui de l’instruction. En accord avec les puissances administrantes, il envoie régulièrement des experts dans les territoires dépendants et rédige des rapports à l’attention de l’Assemblée générale qui peut formuler des recommandations. De même en 1949, au point IV de son message au Congrès américain, le président Truman insiste sur la nécessité de faire bénéficier les pays sous-développés des découvertes scientifiques et industrielles, ce qui conduit le Conseil économique et social de l’ONU à adopter un programme élargi d’assistance technique (PEAT) pour les pays sous-développés. Face à toutes ces initiatives, les puissances coloniales ne cesseront plus d’invoquer le paragraphe 7 de l’article 2 de la Charte aux termes duquel les Nations unies ne peuvent intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État membre12. Mais les tendances manifestées par certains comités spéciaux et institutions spécialisées des Nations unies (l’Organisation mondiale de la santé, l’Unesco, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture et l’Organisation internationale du travail) d’agir directement en Afrique ou de créer des organismes régionaux tels que la Commission des Caraïbes et la Commission du Pacifique Sud créés en 1946 et 1947, amène les

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J. Kent, « The United States and the Decolonization of Black Africa (1945-1963) », in D. RyanV. Pungong (dir.), The United States and Decolonization. Power and Freedom, New York, St. Martin’s Press, 2000, pp. 168-187 ; G. T. Mollin, Die USA und der Kolonialismus. Amerika als Partner und Nachfolger der belgischen Macht in Afrika (1939-1965), Berlin, Akademie Verlag, 1996, pp. 188-207. J. J. Sbrega, « The Anticolonial Policies of Franklin D. Roosevelt. A Reappraisal », in Political Science Quarterly, 101/1, printemps 1986, pp. 65-84. P. Gerbet, M.-R. Mouton et V.-Y. Ghébali, Le rêve d’un ordre mondial de la SDN à l’ONU, Paris, Imprimerie nationale, 1996, pp. 204 et suiv.

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puissances coloniales, de plus en plus sur la défensive, à donner des gages et à prendre les devants en créant leur propre organisme régional13.

2. L’Afrique, banc d’essai de la collaboration européenne Moins d’un an après la fin de la guerre, passant enfin des paroles aux actes, Paris et Bruxelles s’entendent pour inscrire la coopération technique franco-belge en Afrique dans un cadre contractuel bilatéral. Pour les deux pays, il s’agit explicitement de définir une unité de vues et d’action face aux attaques dont fait l’objet leur politique coloniale dans certains forums internationaux. Il s’agit aussi d’intensifier et de codifier les relations personnelles déjà anciennes entre fonctionnaires et techniciens du Congo belge et de l’AEF voisine14. Belges et Français considèrent que leur souveraineté nationale est directement menacée par certaines résolutions de l’ONU qui n’ont, à leurs yeux, d’autre but que de multiplier les contrôles internationaux dans les territoires non autonomes et de renforcer les obligations des puissances administrantes. Or, ces résolutions que les Français et les Belges jugent vexatoires leur paraissent aller bien au-delà des termes de la Charte de San Francisco et des accords de tutelle qui seuls les lient juridiquement. En décembre 1944, Albert De Vleeschauwer, ministre belge des Colonies, manifeste à ses interlocuteurs français son désir de développer en Afrique une politique coloniale belge étroitement associée à celle de la République, tout en plaidant pour un rapprochement parallèle avec la Grande-Bretagne et le Portugal15. Trois semaines plus tard, commentant une intervention de De Vleeschauwer devant les commissions coloniales de la Chambre et du Sénat, l’ambassadeur de France à Bruxelles note à nouveau la volonté du ministre belge de faire pièce aux idées, notamment américaines, d’internationalisation des colonies en accentuant la collaboration en Afrique des puissances européennes intéressées16. A Bruxelles, la collaboration souhaitée comporte également un volet militaire. Les contacts sont renforcés entre les états-majors et des manœuvres communes sont organisées en Afrique entre les forces armées. On décide d’un programme d’assistance matérielle en cas de conflit et on examine ensemble les chances d’implantation de certaines formes d’industrie de l’armement. Enfin, un plan aérien est mis au point qui prévoit notamment le droit de survol et d’atterrissage des territoires belges et français17. Des discussions s’engagent pour examiner la possibilité de construire un aérodrome commun pour Léopoldville et Brazzaville. Sur le plan 13 14

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J. Kent, The Internationalization of Colonialism. Britain, France and Black Africa (1939-1956), Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 200 et suiv. L’AEF regroupe les territoires du Gabon, du Moyen-Congo, du Tchad et de l’OubanguiChari. Télégramme de Raymond Brugère, ambassadeur de France à Bruxelles, à Maurice Bidault, ministre français des Affaires étrangères, Bruxelles, 21 décembre 1944 reproduit dans Documents diplomatiques français : 1944, t. II (9 septembre-31 décembre), Paris, Imprimerie nationale, 1996, pp. 482-483. Télégramme de Brugère à Bidault, Bruxelles, 18 janvier 1945 reproduit dans Documents diplomatiques français : 1945, t. I (1er janvier-30 juin), Paris, Imprimerie nationale, 1998, pp. 54-55. Katholieke Universiteit Leuven, Kadoc, Archives privées d’André Dequae (désormais AAD), dossier 154, « Collaboration sur le plan militaire entre la France et la Belgique en Afrique », s.d., 2 p.

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économique, la coopération franco-belge porte sur les secteurs de l’énergie, sur les transports et la navigation fluviale et sur l’approvisionnement alimentaire entre Léopoldville et Brazzaville. Les discussions au sein du comité des territoires d’outre-mer de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) conduisent d’ailleurs les Belges et les Français à mieux coordonner en Afrique leurs politiques d’investissement18. Un comité central d’études francobelges pour l’Afrique, qui regroupe des fonctionnaires et des industriels, sera même créé en 195219. Les débuts de la construction européenne offrent, il est vrai, un terrain d’essai privilégié pour une coopération coloniale franco-belge. Du plan de Strasbourg destiné, en 1952, à améliorer les relations économiques entre les pays du Conseil de l’Europe et certains pays d’outre-mer au régime d’association des PTOM à la Communauté économique européenne (CEE) en 1957 en passant, en 1953-1954, par le projet de Communauté politique européenne (CPE), nombreuses sont les occasions pour les décideurs politiques et économiques de Paris et de Bruxelles de préparer ensemble leur avenir outre-mer. Face à l’anticolonialisme de Washington, la France cherche d’ailleurs à présenter à l’opinion américaine et mondiale une politique africaine susceptible de recueillir la même approbation que la politique européenne. Pour renforcer ses positions et faire cesser son isolement, la France estime « indispensable de réaliser l’unité de vue en Europe sur le problème colonial ». Aussi voit-elle dans l’Eurafrique, à condition qu’elle ne soit pas ressentie comme exclusive à l’égard des pays tiers et tout particulièrement des États-Unis, un élément utile pour contribuer à créer une atmosphère favorable à ses vues20. Très vite, les conférences coloniales bilatérales ou internationales se succèdent à un rythme soutenu. En juin 1946 déjà, la Direction d’Afrique-Levant du Quai d’Orsay, en plein accord avec le ministère de la France d’outre-mer, informe l’ambassade de France à Bruxelles de sa « préoccupation d’établir une coopération coloniale aussi étroite que possible entre nos territoires africains et leurs voisins »21. Le 11 octobre 1946, l’ambassadeur Brugère informe officiellement Robert Godding, ministre belge des Colonies, du souhait de Paris d’engager des conversations sur les problèmes coloniaux d’intérêt commun. La France, qui tient au caractère confidentiel de ces contacts, insiste en outre sur l’importance de mener ces discussions au niveau ministériel afin de donner aux décisions qui seront prises la plus grande autorité politique même si elles doivent ensuite être mise au point 18 19

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AMAEB-Archives africaines (AMAEB-AA), dossier AE/II, n° 2944/679, « Note de Jacques Lefebvre pour la Ière direction générale. Coordination pratique des plans du Congo belge et de l’AEF », Bruxelles, 3 septembre 1951, 1 p. Archives du ministère français des Affaires étrangères : Division économique et financière, 1945-1960 (AMAEF-DE/CE), Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 912, note de René Hoffherr, conseiller d’État et ancien haut-commissaire au Cameroun, « Le problème de la coopération franco-belge en Afrique », 4 août 1952, 45 p. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 886, note « Problèmes politiques de l’Afrique française sur la scène internationale. Attitude des États-Unis », Paris, 16 juin 1952, pp. 4-5. Sur l’Eurafrique et ses nombreuses implications, on verra M.-T. Bitsch et G. Bossuat (dir.), L’Europe unie et l’Afrique. De l’idée d’Eurafrique à la convention de Lomé I, Bruxelles, Bruylant, 2005, 471 p. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique » de Raymond Bousquet, ambassadeur de France à Bruxelles, à Maurice Couve de Murville, ministre français des Affaires étrangères, 17 novembre 1958, p. 2.

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en Afrique par des techniciens des deux pays. Pour les responsables de la rue Oudinot, la voie de la collaboration est précise et clairement balisée. Il s’agit en effet de limiter la coopération franco-belge aux questions techniques en évitant toute discussion de caractère politique. De même à Bruxelles manifeste-t-on une forte réticence à un rapprochement colonial trop étroit en raison notamment des vives inquiétudes, souvent exprimées alors, qu’inspire l’orientation de la politique coloniale française jugée trop libérale. Celle-ci se traduit notamment par la création, en octobre 1946, de l’Union française. Formée par la République française (France métropolitaine, départements et territoires d'outre-mer) et par les territoires et États associés, l’Union française pose le principe de l’autonomie administrative et prévoit l’élection de représentants aux assemblées parlementaires françaises22. La divergence des formules politiques au Congo et dans les territoires français rend donc difficile tout accord politique tandis qu’un accord sur des questions plus techniques apparaît comme souhaitable et immédiatement réalisable. Conforme à son programme, la conférence de Bruxelles de janvier 1947 jette les bases de la coopération technique franco-belge en Afrique. Elle réunit des hauts fonctionnaires du ministère de la France d’outre-mer, emmenés par le gouverneur Henri Laurentie, directeur des affaires politiques, et une délégation du ministère belge des Colonies et du ministère des Affaires étrangères, emmenée par le gouverneur général honoraire Pierre Ryckmans. La rencontre permet notamment de comparer les méthodes d’administration dans les colonies françaises et au Congo belge. Le principe est acquis d’un échange permanent d’informations entre les administrations métropolitaines et locales belges et françaises23. Les Belges expriment néanmoins leur désir d’éviter les contacts entre autochtones qui risqueraient de faire ressortir aux yeux des populations noires du Congo belge les avantages politiques dont jouissent les ressortissants de l’Union française. Ryckmans s’oppose d’ailleurs catégoriquement à la suggestion de faire participer des Africains aux conversations transcoloniales24. A l’issue de la conférence, il est décidé d’établir entre la France et la Belgique, tant sur le plan des métropoles qu’au niveau des territoires ultramarins, une coopération approfondie sur des sujets d’ordre technique ayant pour but final l’élévation du standard de vie des habitants de ces territoires. Favorables à un rapprochement toujours plus grand avec la Grande-Bretagne et les autres puissances coloniales africaines sur ces questions, Bruxelles et Paris plaident pour la mise en place d’une action coordonnée des deux ministères par le moyen d’instructions parallèles établies après contacts des services techniques intéressés. Sont surtout visés : la formation du personnel colonial et médical, l’enseignement indigène, l’agriculture, l’élevage, la sylviculture, la protection du sol, des cultures, de la flore et de la faune, la lutte anti-acridienne, le contrôle phytosanitaire, la lutte contre la lèpre, la santé et les contrôles phytosanitaires, les transports ferroviaires et les communications fluviales, les échanges commerciaux et les pra-

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Voir P. Lampué, L’Union française d’après la Constitution, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1947, 91 p. et H. Grimal, La décolonisation de 1919 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985, pp. 110-114. « Une conférence coloniale franco-belge », in Le Soir, 29 janvier 1947, p. 3. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique » de Bousquet à Couve de Murville, p. 10.

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tiques administratives25. Mais face à la tournure des débats et des résolutions de nature coloniale à l’Assemblée générale des Nations unies, Pierre Ryckmans, représentant de la Belgique au Conseil de tutelle et délégué au Comité des renseignements sur les territoires non autonomes, insiste aussi sur la nécessité de constituer un front commun des puissances coloniales. Car il s’agit bien pour la Belgique, pour la France et pour la Grande-Bretagne de rester « maîtres chez eux »26. La priorité est donc d’élargir le front défensif. En réalité, les Belges et les Français voient aussi d’un très bon œil la participation du Portugal aux entretiens coloniaux. La République de Salazar ne fait en effet pas encore partie de l’ONU, ce qui offre l’éventuel avantage de soustraire à son appréciation certains aspects coloniaux « tout en favorisant la présentation d’un front commun de toutes les puissances à intérêts coloniaux en Afrique le jour où le Portugal obtiendrait un siège à l’ONU »27. Aussi pour éviter que la Belgique soit peut-être tenue à l’écart par Paris et Londres, Spaak fait aussitôt pression sur ses partenaires pour associer le Portugal aux pourparlers28. Voisins en Afrique et habitués aux échanges entre l’Angola et le Congo, où vit une importante communauté portugaise29, la Belgique et le Portugal entretiennent déjà une coopération poussée dans des domaines aussi variés que le transit des voyageurs et l’interconnexion des réseaux routiers, le transfert des devises, la médecine tropicale, la politique indigène, la coordination des travaux publics, la recherche en agriculture et la coopération militaire entre leurs territoires africains pour assurer notamment la défense de l’embouchure du fleuve Congo30. Sur le plan politique, Bruxelles et Lisbonne s’entendent secrètement pour lutter ensemble contre l’influence de la propagande communiste en Afrique31. En réalité, depuis la fin de la Première Guerre mondiale et la disparition de l’Empire colonial allemand, les Belges considèrent que leurs territoires et les colonies portugaises de l’Angola et du Mozambique ont partie liée. Leurs possessions constituent à leurs yeux les seuls éléments d’équilibre par rapport aux empires britannique et français et aux appétits territoriaux à peine dissimulés de l’Afrique du Sud. De par sa position centrale en Afrique, le Congo constitue ainsi la clé de voûte de tout l’édifice colonial. La pérennité de l’Empire colonial portugais dans ses frontières en Afrique centrale de25 26 27

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AMAEB-AA, dossier AE/II, n° 2944/679, « Conclusions adoptées au cours des échanges de vues coloniaux franco-belges tenus au ministère des Colonies à Bruxelles du 27 au 30 janvier 1947 », 7 p. AMAEB, dossier 18729/I, « Note sur la collaboration coloniale tripartite », Bruxelles, 2 juillet 1948, p. 5. AMAEB, dossier 13736/3, lettre de J. Guillaume, ambassadeur de Belgique à Paris, à PaulHenri Spaak, ministre des Affaires étrangères, Paris, 21 février 1947. Reproduit dans J. Vanderlinden, Documents diplomatiques belges (1941-1960), t. VIII, Territoires d’outre-mer, Bruxelles, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 2004, p. 69. AMAEB, dossier 18729/I, lettre de Spaak au baron Joseph van der Elst, ambassadeur de Belgique au Portugal, Bruxelles, n° d’ordre 308, 31 mars 1947, 4 p. En 1950, avec près de 3500 personnes recensées, les Portugais représentent 5, 89 % de la population blanche du Congo belge, soit la deuxième communauté blanche après les Belges (74, 43 %). Les Portugais devancent de loin les Britanniques (2, 96 %) et les Français (1, 47 %). Chiffres tirés du Rapport sur l’administration de la colonie du Congo belge pendant l’année 1950 présenté aux Chambres législatives, Bruxelles, 1951, p. 23. AMAEB, dossier 18729/I, « Mémorandum. Entretiens coloniaux luso-belges tenus à Bruxelles les 28, 29 et 30 avril 1948 », 10 p. AMAEB, dossier AF/I/I, « Problèmes de politique étrangère concernant le Congo belge », Bruxelles, 6 mai 1955, 18 p.

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vient un axiome de la politique coloniale belge. Car les Belges ne veulent en aucun cas voir une grande puissance s’établir sur la rive gauche du fleuve Congo au détriment du Portugal32. Ce qui explique l’étroitesse des relations entre la Belgique et le Portugal, les Belges étant depuis longtemps convaincus que la bonne santé économique et politique du Portugal en Afrique subsaharienne renforce aussi leurs positions. De son côté, Ryckmans plaide activement pour que les futures conversations techniques prennent un caractère tel qu’elles puissent être présentées comme des conférences régionales à tout organisme international qui chercherait à imposer aux États coloniaux des mesures en vue de limiter leur souveraineté. C’est la politique du fait accompli. Ryckmans considère en effet que ces conférences régionales permettront de répondre aux « accusations des États anticolonialistes qui portent sur l’inconvénient de frontières politiques artificielles »33. L’argument porte. Il ne faudra en effet pas longtemps avant que les autorités coloniales françaises, britanniques et belges se revoient de façon officieuse à Paris afin de se concerter avant la première réunion à New York du Conseil de tutelle. Les 10, 11 et 12 mars, la délégation belge insiste à nouveau pour voir le Conseil de tutelle maintenu dans le rôle strict que la Charte des Nations unies lui reconnaît34. En fait, en ce qui concerne sa politique africaine, la Belgique se trouve par rapport à l’ONU dans une double position. D’une part elle doit se soumettre au contrôle du Conseil de tutelle pour sa gestion du territoire sous mandat du RuandaUrundi. Ce qui signifie qu’elle reçoit chaque année une mission de visite des Nations unies qui se rend compte sur place des progrès accomplis. Mais en ce qui concerne le Congo, elle se trouve dans une position beaucoup plus facile. Elle se borne en effet à remettre devant le Comité spécial des renseignements de nature statistique, économique, sociale et culturelle35. Vues sous l’angle belge, les consultations entre Paris et Bruxelles mettent aussi en lumière les tensions récurrentes entre le ministère des Colonies et celui des Affaires étrangères pourtant seul compétent, en vertu de l’article 28 de la Charte coloniale de 1908, pour les relations de la Belgique avec les puissances étrangères au sujet de la colonie36. Dès les premières rencontres franco-belges, Octave Louwers, influent conseiller colonial au ministère des Affaires étrangères, s’oppose fermement à l’établissement d’une liaison directe entre le ministère de la France d’outre-mer et le ministère belge des Colonies37. Invoquant la Charte coloniale, 32 33 34 35

36 37

Archives générales du royaume (AGR), Bruxelles, Papiers O. Louwers, dossier 172, « La politique du département en matière coloniale depuis 1922 », Bruxelles, novembre 1938, pp. 1314. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique » …, p. 10. AMAEB-AA, dossier AE II 347 B, note de Constant Dupont, directeur au ministère des Colonies, « Entretien de Paris les 10, 11 et 12 mars 1947 », Bruxelles, 19 mars 1947, p. 2. P. Struye, « Palabres à l’ONU. Un anticolonialisme qui devient maladif », in La Libre Belgique, 5 décembre 1949, p. 1 ; Y. Philip, « Malaise aux Nations unies. Comment les questions coloniales belges sont traitées à l’ONU », in La Libre Belgique, 4 juillet 1952, p. 3 ; A. Durieux, « La colonie et l’Organisation des Nations unies », in Journal des tribunaux d’outre-mer, 15 janvier 1953, n°31, pp. 1-3. Sur la « Loi sur le gouvernement du Congo belge », voir J. Stengers, Belgique et Congo. L’élaboration de la Charte coloniale, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1963, 251 p. AMAEB, dossier 18729/I, « Note sur les conversations coloniales franco-belges les 27, 28 et 29 janvier 1947 », Bruxelles, 4 février 1947, p. 3. Voir aussi, pour une brève mise au point, G. Van Pottelbergh, Octave Louwers (1978-1959). « Éminence grise » van het Belgische koloniaal

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Paul-Henri Spaak ne manque pas non plus de rappeler son collègue Godding à l’ordre. S’il tolère certes l’échange d’informations et de documentation coloniales entre la Place royale et la rue Oudinot et entre les administrations territoriales, « il doit être entendu que pour toute question de principe, toute question importante ou toute question à caractère politique, il convient de s’en tenir à la voie diplomatique normale »38. Répondant, le 21 mars 1947, à la décision du gouvernement de nommer Constant Dupont, chef du service des Affaires politiques au ministère des Colonies, comme agent chargé de centraliser à Bruxelles les questions touchant à la coopération technique franco-belge en Afrique et d’assurer la liaison directe avec le ministère de la France d’outre-mer, les Affaires étrangères s’empressent d’informer le Quai d’Orsay que, sauf pour les cas purement techniques et administratifs prévus par le mémorandum franco-belge de janvier 1947, la voie diplomatique restera la règle dans les relations entre les deux gouvernements concernant les affaires coloniales39. En sens inverse, le ministère des Colonies s’oppose catégoriquement à la suggestion d’un représentant de la rue de la Loi d’associer des indigènes aux conversations et aux conférences franco-belges40. En réalité, il y a longtemps déjà que les Affaires étrangères sont agacées par le fait que, pour des raisons de facilité, les autorités des territoires voisins du Congo ont de plus en plus souvent tendance à se passer de l’intermédiaire des représentants diplomatiques ou consulaires belges et à entrer directement en contact avec les autorités territoriale de Léopoldville. A Bruxelles, chacun des deux départements est très jaloux de ses prérogatives. Ainsi les fonctionnaires du ministère des Colonies n’hésitent-ils pas à reprocher au ministère des Affaires étrangères de n’avoir pas été associés à la préparation de certaines négociations internationales où des intérêts coloniaux étaient pourtant en jeu. Ils leur reprochent aussi d’ignorer certaines réalités africaines et de sacrifier parfois les intérêts de la colonie à des fins diplomatiques. Les conflits de pouvoirs et de compétences sont fréquents. Faisant suite à une série de conversations bilatérales entre Belges, Britanniques et Français, une conférence tripartite est organisée au Quai d’Orsay du 20 au 24 mai 194741. Afin d’éviter une trop grande immixtion des institutions et des organes spécialisés de l’ONU dans les territoires dépendants en Afrique, la France propose de prendre les devants via la création de bureaux régionaux spécialisés et permanents pour les questions techniques42. Paris souhaite en effet placer son action sur le seul terrain technique « pour éviter des ingérences politiques sous le prétexte d’offres d’assistance ou d’enquête »43. La rue Oudinot considère

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establishment. Een studie naar de netwerken en denkbeelden in het koloniaal milieu, Vrije Universiteit Brussel, Mémoire de licence inédit en histoire, 2005, pp. 136-138. AMAEB, dossier 18729/I, lettre de Paul-Henri Spaak à Robert Godding, Bruxelles, 15 février 1947, 1 p. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique » …, p. 10. Ibid., p. 11. « Vers une coopération technique en Afrique », in La Nation belge, 25 mai 1947, p. 3 ; « Une conférence anglo-franco-belge étudie les modalités d’une politique de coopération en Afrique occidentale », in Le Soir, 22 mai 1947, p. 1. AMAEB, dossier AF 1/1 (1955), « Problèmes de politique étrangère concernant le Congo belge », Bruxelles, 6 mai 1955, p. 9. AMAEB-AA, dossier AE II 347/B, note du ministère de la France d’outre-mer, « Création d’organismes régionaux de coopération en Afrique », Paris, 1947, p. 2.

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d’ailleurs « que ce sera servir des buts généraux de propagande internationale que d’agir ensemble sans attendre l’invitation ou l’assistance d’organismes internationaux nourrissant naturellement certains préjugés sur l’œuvre européenne en Afrique tropicale et équatoriale »44. Convaincus que ce n’est qu’à la condition que la coopération tripartite bénéficie aux populations africaines que les résultats obtenus pourront être présentés à l’opinion publique internationale45, les Belges ne cachent pas non plus la signification politique de la conférence « qui prouve la cordialité des rapports qui existent entre ces puissances et la confiance qu’elles s’accordent mutuellement »46. En ce qui concerne les Nations unies et ses institutions spécialisées, les Trois décident de coordonner leur action afin de ne pas « laisser dévier les débats vers le terrain politique »47. Ils s’engagent à fournir à leurs délégués dans les institutions spécialisées de l’ONU des instructions précises et identiques. Ils s’entendent pour transmettre à l’ONU des renseignements accompagnés de commentaires réduits à ce qui est absolument nécessaire pour en faire comprendre la portée et la signification exacte. Les Trois décident aussi de chercher à substituer préventivement leurs bureaux communs et permanents en Afrique aux organes spécialisés que l’ONU chercherait à créer elle-même au sud du Sahara48. Les Trois retiennent enfin l’idée d’un organisme de coopération à l’échelon africain et de rencontres plus fréquentes entre fonctionnaires territoriaux et des ministères des Affaires étrangères et des Colonies. Comme précédemment, il est prévu de faire entrer aussi rapidement que possible le Portugal dans le club pour participer à la coopération intercoloniale européenne49. Un an plus tard, les 3, 4 et 5 mai 1948, se retrouvent à Paris les représentants du ministère belge des Colonies et du ministère de la France d’outre-mer qui prévoient notamment l’intensification des échanges d’élèves-administrateurs, de médecins et de responsables de l’enseignement. Mais la conférence fournit aussi l’occasion d’arrêter le principe d’une préparation en commun, au sommet et en Afrique, de toutes les conférences ou commissions internationales touchant aux intérêts des deux pays50. Les Trois ajoutent à leurs conversations un volet économique et examinent ensemble la possibilité de coordonner dans leurs territoires la politique des cours de change, le développement des voies de communication et des ports et le commerce intercolonial.

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Idem. AMAEB-AA, dossier AE II 347/B, « Mémorandum des conversations franco-anglo-belges des 20, 21, 22 mai 1947. Procès verbal provisoire », Bruxelles, p. 2. AMAEB-AA, dossier AE II 347/B, note de P.-H. Spaak, « Circulaire d’information n°13. Conférences coloniales anglo-belge-françaises, Paris, mai 1947 », Bruxelles, 6 juin 1947, p. 3. AMAEB-AA, dossier AE II 347/B, note d’Octave Louwers, « Conférence africaine anglofranco-belge tenue à Paris du 20 au 24 mai 1947 », Bruxelles, 2 juin 1947, p. 6. Idem. AMAEB, dossier 18729/II, « Mémorandum du Colonial Office sur la coopération technique en Afrique », septembre 1949, p. 4. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique », op. cit., p. 18-19.

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3. Une contre-offensive institutionnelle. La Commission de coopération technique en Afrique au Sud du Sahara (CCTA) A partir de 1948, le lancement par l’ONU d’un plan d’assistance technique aux pays sous-développés influence définitivement la coopération technique en Afrique et provoque le passage d’une approche bilatérale à une approche multilatérale. Les Belges, les Britanniques et les Français sont aussi très inquiets des projets du Comité économique et social de l’ONU (Ecosoc) qui envisage de faire adopter à sa session de l’été 1949 une résolution sur la création d’un organisme régional africain. C’est la raison pour laquelle ils décident d’associer enfin le Portugal à leurs efforts et de présenter à l’ONU un plan d’action et de coopération avec les institutions existantes à travers leur propre organisme qu’ils entendent créer en Europe51. Mais pour prévenir tout reproche de colonialisme, la France insiste aussi sur la création en Afrique d’un bureau régional de ce futur organisme52. Il s’agit de pouvoir riposter aux projets de l’ONU par une déclaration commune constatant l’existence d’un organisme permanent comparable à celui que les Nations unies se proposent de créer. Dans un premier temps, les Belges, les Britanniques et les Français envisagent de recourir au Comité des territoires d’outre-mer dont l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) s’est dotée en 1949. Projet qui soulève toutefois plusieurs objections. Ce comité regroupe cinq pays (Belgique, France, Pays-Bas, Portugal et Royaume-Uni) dont les Pays-Bas qui ne possèdent pas de territoires en Afrique. Il n’est en outre compétent que pour des questions économiques et sociales. Par ailleurs, parmi les dix-neuf pays de l’OECE, il n’y en a que cinq qui ont des responsabilités outremer. Enfin, on craint que les États-Unis ne se servent de l’aide Marshall en Afrique pour s’immiscer dans les affaires coloniales des pays bénéficiaires53. Ainsi le Quai d’Orsay pointe-t-il le danger qu’il y aurait à voir le Comité TOM « saisi par le représentant américain […] d’un vaste plan d’aménagement et de coordination des transports en Afrique noire dont la réalisation serait confiée à des entreprises et à des techniciens américains »54. En marge des discussions diplomatiques qui piétinent, les experts et les scientifiques se mettent rapidement au travail. Rien qu’en 1948, on recense près d’une dizaine de rencontres internationales. En janvier, se tient à Brazzaville la première conférence interafricaine sur la maladie du sommeil. Un mois plus tard, c’est au Nigéria qu’a lieu la première conférence africaine du travail bientôt suivie à Nairobi par la conférence interafricaine sur la peste bovine ou par la conférence africaine des sols à Goma, au Congo belge. Ces conférences internationales donneront ensuite naissance à un Bureau permanent interafricain pour la tsé-tsé 51 52 53 54

AMAEB, dossier 18729/II, « Aide-mémoire sur les échanges de vues qui ont eu lieu entre Belges, Britanniques et Français concernant le développement de la coopération technique en Afrique », Bruxelles, 31 mai 1949, 2 p. AMAEB, dossier 18729/II, « Réunion tenue au ministère des Colonies le 31 mai 1949 en vue de discuter le projet de création d’un bureau technique africain destiné à prévenir une initiative identique émanent de l’ONU », Bruxelles, 3 juin 1949, p. 6. R. Schreurs, « Un plan Marshall pour l’Afrique ? Le Comité des territoires d’outre-mer et les origines de la coopération européenne en Afrique », in R. Griffiths (dir.), A la découverte de l’OECE, Paris, OCDE, 1997, pp. 91-103. Cité dans C. H. Davis, « L’internationalisation de la coopération scientifique et technique en Afrique coloniale », in Relations internationales, n° 46, été 1986, pp. 227-248.

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et la trypanosomiase, à un Bureau interafricain des épizooties et à un Bureau interafricain des sols et de l’économie rurale. Mais ces nouvelles structures scientifiques n’ont malgré tout qu’un caractère empirique. C’est la raison pour laquelle la Belgique, la France et la Grande-Bretagne en viennent à envisager une institutionnalisation de leur coopération intercoloniale55. Après une première réunion à Londres en septembre 1949, une première session de ce qui deviendra la Commission de coopération technique en Afrique au Sud du Sahara (CCTA) est organisée à Paris du 11 au 14 janvier 1950 afin d’en définir les statuts et de préciser les vues des gouvernements des pays fondateurs : Belgique, France, Grande-Bretagne, Portugal, Rhodésie du Sud et l’Union Sudafricaine. En qualifiant leur coopération en Afrique de « technique », les Six entendent faire savoir au monde que les activités de la CCTA ne sont ni économiques ni politiques. A ce stade, la CCTA n’est encore qu’un arrangement ad hoc qui repose sur un accord intergouvernemental. Elle ne prend pas de décision mais elle formule des recommandations. De plus, la règle de l’unanimité fait que l’accord des Six se réalise le plus souvent au niveau du plus petit commun dénominateur. La CCTA se présente comme une conférence périodique des représentants des pays membres à tour de rôle dans chacune des capitales des Six. Elle regroupe les bureaux scientifiques récemment créés en Afrique. Mais sur le plan du droit international, la CCTA n’a pas de personnalité juridique. Elle ne dispose pas non plus d’un secrétariat permanent qui impliquerait un financement conjoint. En pratique, c’est le conseiller colonial de l’ambassade de Belgique à Londres qui est chargé, avec l’aide d’un fonctionnaire du Colonial Office, d’assurer la gestion intérimaire du secrétariat de la CCTA. En vérité, pressés par l’urgence internationale, les gouvernements estiment qu’il vaut mieux que la CCTA s’affirme comme une institution vivante et efficace avant d’établir trop tôt une structure compliquée dont l’approbation aurait requis de longs débats devant les instances parlementaires des pays membres. Sans tarder, la CCTA organise de nombreuses conférences techniques qui réunissent des experts sur des sujets scientifiques tels que la mouche tsé-tsé et la trypanosomiase, la peste bovine, les sols, le paludisme, l’habitat tropical, la nutrition, l’économie rurale indigène, l’enseignement médical, les statistiques, la sylviculture, la protection de la faune et de la flore, les sociétés coopératives, etc…56 Mais l’anticolonialisme des Nations unies ne faiblit pas. Et il semble de plus en plus probable que l’Ecosoc instaure une Commission économique pour l’Afrique. Aussi, pour affirmer davantage l’existence de la CCTA sur la scène internationale, une convention est signée le 18 janvier 1954 à Londres par les représentants des gouvernements belge, français, portugais, britannique, de la Fédération de la Rhodésie et du Nyassaland (depuis 1953) et de l’Union de l’Afrique du Sud57. Elle réunit en un seul texte juridique les dispositions du statut ainsi que les divers

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Voir D. Van Gansen, De interkoloniale samenwerking in zwart Afrika. Het ontstaan en de groei van de technische coöperatie in koloniale Afrika na de Tweede Wereldoorlog, Katholieke Universiteit Leuven, mémoire de licence inédit en histoire, 2000, 142 p. AAD, dossier 154, note de Jean De Koninck, secrétaire d’administration, « La coopération technique en Afrique », Bruxelles, 7 novembre 1952, 2 p. Le texte de la convention portant création de la Commission de coopération technique en Afrique au Sud du Sahara (18 janvier 1954) est reproduit dans La documentation française. Notes et études documentaires, 22 avril 1954, n°1864, p. 3.

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arrangements et recommandations adoptés ultérieurement58. La Belgique refuse toutefois de reconnaître à la CCTA les privilèges et les immunités habituellement consentis aux organisations internationales afin de pouvoir opposer le même refus aux institutions spécialisées des Nations unies59. La CCTA se dote d’un secrétariat permanent à Londres qui sert surtout d’office de liaison. Paul-Marc Henry, ancien fonctionnaire à la Direction économique du Quai d’Orsay60, en devient le premier secrétaire général avant de céder, en 1957, la place à Claude Cheysson également issu du Quai d’Orsay. Le siège africain du secrétariat de la CCTA et du Conseil scientifique pour l’Afrique (CSA) est fixé à Bukavu, au Congo belge61. Les Six n’ignorent bien sûr pas que la CCTA apparaît pour beaucoup comme un club colonial fermé dont la vocation réelle est de permettre aux puissances blanches de maintenir leur suprématie politique en Afrique62. Club par ailleurs jaloux de son indépendance puisqu’il n’a aucun lien légal reconnu avec les Nations unies ou les institutions spécialisées. Ceci explique que la CCTA soit parfois anathème dans certains milieux63. D’autres en revanche ne voient la CCTA que comme un organisme intergouvernemental, se limitant à du travail de seconde main dans l’indifférence générale des populations intéressées64. Sentant que cette situation risque fort d’être reprochée aux Six, les Belges s’interrogent sur l’opportunité politique et sur la possibilité d’adapter la CCTA en élargissant son aire géographique pour permettre l’adhésion d’autres États africains et obtenir la reconnaissance de l’ONU en tant qu’organisation régionale répondant aux objectifs de la Charte de San Francisco. A Bruxelles, les ministères des Affaires étrangères et des Colonies manifestent aussi leur désir de voir la CCTA élargir ses champs de compétences dans la mesure où beaucoup de problèmes techniques ont des incidences politiques dont il faut tenir compte. Mais les Britanniques s’y opposent, redoutant que la qualité des travaux de la CCTA s’en ressente, tandis que la France n’entend pas donner à la CCTA la moindre compétence pour ses territoires de l’Afrique du Nord65. En 1957, s’inspirant directement du plan de Colombo pour le développement économique de l’Asie du Sud-Est mis en place en 1950 dans le cadre du Commonwealth, la CCTA lance un lan de Colombo

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Annales parlementaires de Belgique. Chambre des Représentants. Session 1954-1955, n°236/1, 24 février 1955, 8 p. AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 887, note « Coopération technique franco-belge en Afrique » de Bousquet à Couve de Murville, Bruxelles, 17 novembre 1958, p. 22. P.-M. Henry, « Une expérience de coopération internationale en Afrique : la CCTA (Commission de coopération technique en Afrique au Sud du Sahara) », in Comptes rendus trimestriels des séances de l’Académie des sciences d’outre-mer, t. XXXII, n° 3-4, 1972, pp. 517-523. F. Van Langenhove, « Le Congo dans le monde », in Livre blanc. Apport scientifique de la Belgique au développement de l’Afrique centrale, t. I, Introduction. Sciences morales et politiques, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, t. 1, 1962, p. 172. D. Vigier, « La Commission de coopération technique en Afrique du Sud du Sahara », in Politique étrangère, n° 3/19, 1954, p. 348. P.-M. Henry, « La Commission de coopération technique au Sud du Sahara », in Revue juridique et politique de l’Union française, n°3, juillet-septembre 1953, p. 286. AMAEB, dossier 18729/II, « La CCTA. Un effort de coopération intergouvernementale à partir des réalités africaines », Bruxelles, printemps 1953, p. 2. AMAEB, dossier 3283/liasse 1801 ter, « Attitude de la Belgique à l’ONU en matière coloniale », Bruxelles, 4 juin 1956, pp. 13-17.

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pour l’Afrique66 dans le but de favoriser la mise en commun de projets locaux et des moyens financiers. Mais sans doute est-il déjà trop tard. Car tout s’enchaîne alors très vite, avant et après la vague d’indépendances nationales de 1960. Le Ghana, le Libéria, la Guinée et le Cameroun adhèreront à la CCTA entre 1957 et 1960. En 1959, le bureau central de la CCTA sera transféré de Londres à Lagos, au Nigéria. Et en 1963, la CCTA comptera en son sein pas moins de vingt-trois pays africains. Le vent a tourné. La France, la Belgique, la Grande-Bretagne et l’Afrique du Sud quittent alors la CCTA qui se coulera ensuite dans l’Organisation de l’unité africaine (UOA) après avoir exclu le Portugal.

Conclusions Entamée seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la collaboration intercoloniale scientifique et technique en Afrique ne permet pas d’enrayer l’anticolonialisme ni la montée des revendications indépendantistes. Longtemps concurrentes et refermées sur leur pré carré colonial, les métropoles toujours plus affaiblies ne réussissent pas davantage à surmonter l’ambiguïté qui ne cesse de caractériser leur rapprochement outre-mer. Appelées à collaborer en Europe dans un contexte de Guerre froide et de construction européenne, les puissances coloniales restent en effet très marquées en Afrique par une méfiance née de la compétition coloniale héritée du XIXème siècle. Ainsi, sous ses aspects scientifiques et humanitaires, la coopération technique cache mal ses considérations de politique internationale. Car il apparaît vite que la coopération technique en Afrique sert parfois de politique extérieure pour les membres fondateurs de la CCTA. La Belgique et la France ne font pas exception. Les plans pour une plus grande coopération sont certes légion. Mais qu’il s’agisse de coopération économique, technique ou militaire, il y a pourtant loin des discours aux réalisations et à leurs effets pratiques. En ce sens, l’étude des efforts de coopération en Afrique fait bien apparaître le décalage entre les réalités géopolitiques internationales et la capacité des puissances coloniales à y répondre à temps et de manière adaptée. Sans doute les puissances coloniales ne prennent-elles que trop tard la mesure exacte de l’interdépendance qui est désormais la leur en Afrique subsaharienne. Pourtant, si elle est, à bien des égards, l’histoire d’un échec politique, l’histoire de la coopération coloniale technique franco-belge après la Seconde Guerre mondiale ne saurait négliger les initiatives scientifiques qui, bien avant la mise en œuvre d’une politique européenne du développement, ont favorisé une meilleure connaissance des problèmes propres aux régions tropicales et l’échange international de solutions. Étienne Deschamps est collaborateur scientifique à l’Université catholique de Louvain-laNeuve.

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AMAEF-DE/CE, Papiers Jacques Bruneau, dossier n° 909, note « Un plan de Colombo pour l’Afrique. Rôle que la CCTA pourrait jouer dans son élaboration. Suggestions présentées par le secrétaire général du secrétariat conjoint CCTA/CSA », Londres, 15 avril 1957, 25 p.

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SUMMARY For the colonial powers, the end of the Second World War marked the beginning of a new era. Improved cooperation, hitherto largely theoretical, was now sought on a multilateral level. European powers feared the increasingly open interference of the United Nations and its specialist organisations in overseas affairs. At the same time, the spectre of decolonisation loomed ever larger. The colonial powers, finding themselves directly in the firing line, felt the need to forge a common front, and consultations became more and more frequent. Belgium and France were no exception. While the war had already resulted in the establishment of closer relations on either side of the Congo River, it was important to formalise and stimulate discussions between Brussels and Paris in sectors facing similar problems. The urgent need for a concerted approach to improve living standards for the people of Africa was widely apparent, and the implementation of ambitious economic and social development plans also encouraged the two countries, neighbours in Europe as in Africa, to establish greater coordination in their respective colonies. The numerous plans for European integration at this time did not neglect colonial issues. For many observers, Africa and its reserves of raw materials had to contribute to the economic development of Western Europe. Several initiatives, both state-led and private, were launched to study how greater coordination might be established between Europe and Africa. The wellworn notion of Eurafrica resurfaced. However, in practical terms, intercolonial cooperation was essentially confined to scientific and technical fields. The establishment of the Commission for Technical Cooperation in Africa South of the Sahara (CCTA) gave concrete expression to these initial efforts. But this strictly intergovernmental organisation had no political power. Its sphere of action was therefore restricted to specific projects which were immediately achievable. It was evident that the idiosyncrasies of colonial systems were deeply ingrained; the mistrust between the partners persisted. Moreover, in both Brussels and Paris, the establishment of a single position between colonial officials and the diplomatic services often proved problematic. Despite noble speeches and openly expressed ambitions, Franco-Belgian cooperation in Africa was therefore slow to take shape. It did not manage to curb anticolonialism, nor did it silence the increasing demands of the independence movement. The two countries, used to acting alone in their colonial territory, seemed unable to grasp the full extent of their interdependence in Sub-Saharan Africa and to identify appropriate solutions. Aware of the need to unite their efforts in order to preserve their national sovereignty in Africa, Belgium and France were paradoxically unable to overcome their differences and deep-rooted prejudices. Franco-Belgian colonial cooperation, a process not devoid of ambiguity, therefore found itself condemned to political failure.

ZUSAMMENFASSUNG Für die Kolonialmächte bedeutete das Ende des Zweiten Weltkriegs den Beginn einer neuen Ära. Allmählich begann sich die Kooperation auf multilateraler Ebene besser herauszubilden, die zuvor noch sehr theoretisch war. In den Mutter-

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ländern bestand die Befürchtung, dass die Vereinten Nationen und ihre Sonderorganisationen sich immer offener in die kolonialen Angelegenheiten einmischen würden. Gleichzeitig wurden die Forderungen nach Dekolonisation mit jedem Tag stärker. Unmittelbar in Frage gestellt, sahen die Kolonialmächte die Notwendigkeit ein, eine gemeinsame Front zu bilden. Zahlreiche Gespräche wurden geführt. Natürlich stellten Belgien und Frankreich keine Ausnahme dar. Während der Krieg schon zu gewissen Annäherungen auf beiden Seiten des Kongo geführt hatte, ging es nun vor allem um die Formalisierung und die Förderung des Meinungsaustauschs zwischen Brüssel und Paris in Bereichen, in denen sich ähnliche Probleme stellten. Die Notwendigkeit, die Lebensbedingungen der afrikanischen Bevölkerungen auf kohärente Weise zu entwickeln, war überall zu spüren. Und die Umsetzung ehrgeiziger wirtschaftlicher und sozialer Entwicklungspläne forderte von den beiden Nachbarstaaten eine bessere Koordinierung in ihren jeweiligen Kolonien. Ihrer Ansicht nach behandelten auch die europäischen Integrationsvorhaben, die zur gleichen Zeit entstanden, die kolonialen Fragen. Denn viele Beobachter müssen Afrika und seine Rohstoffreserven zur wirtschaftlichen Entwicklung Westeuropas beitragen. Daher entstand eine Vielzahl öffentlicher und privater Initiativen, um die Modalitäten für eine bessere Koordinierung zwischen Europa und Afrika zu untersuchen. Das bereits bekannte Thema von Eurafrika erschien erneut auf der Tagesordnung. In der Realität indes beschränkte sich die interkoloniale Zusammenarbeit im Wesentlichen auf die Bereiche der Wissenschaft und Technik. Die Einrichtung der Commission de coopération technique en Afrique au Sud du Sahara (CCTA) war ein erster konkreter Schritt. Die CCTA war eine Instanz der Regierungszusammenarbeit und besaß keinerlei politische Kompetenz. Ihre Tätigkeiten beschränkten sich ausschließlich auf konkrete und unmittelbar durchführbare Projekte. Denn die Partikularismen der Kolonialsysteme hielten sich hartnäckig. Die Partner misstrauten einander nach wie vor. Zudem stellte sich sowohl in Brüssel als auch in Paris die Herausbildung eines einheitlichen Standpunktes zwischen Kolonialbeamten und Diplomatie oft problematisch dar. Daher entwickelte sich die französisch-belgische Zusammenarbeit in Afrika trotz ehrgeiziger Reden und Absichtserklärungen nur schleppend. Jedenfalls gelang es ihr weder den Antikolonialismus noch die immer stärker werdenden Unabhängigkeitsforderungen einzudämmen. Seit langem daran gewöhnt, allein in ihrem kolonialen „Hinterhof“ zu agieren, zeigten sich die beiden Staaten unfähig, das Ausmaß ihrer gegenseitigen Abhängigkeit im Afrika südlich der Sahara zu erkennen und geeignete Lösungen zu finden. Obwohl sie sich bewusst waren, dass sie zusammenzuarbeiten müssen, um ihre nationale Souveränität in Afrika zu bewahren, gelang es den Belgiern und den Franzosen paradoxerweise nicht, ihre Unterschiede und ihre alten Vorurteile zu überwinden. Die französisch-belgische Zusammenarbeit in den Kolonien war nicht ohne Widersprüche und war somit zum politischen Scheitern verurteilt.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR L’ATTITUDE DES DEUX ALLEMAGNES FACE À LA DÉCOLONISATION FRANÇAISE JEAN-PAUL CAHN Introduction Les deux Allemagnes appréhendèrent la décolonisation française sur des bases différentes – qui participaient de la conception-même qu’elles avaient de leur existence. Se considérant comme l’héritière du Reich tel qu’il s’était constitué depuis le dix-neuvième siècle (Fortbestandslehre), la République fédérale se devait d’écarter la RDA de la reconnaissance internationale, mais aussi d’assumer l’histoire coloniale de l’Allemagne – l’avant comme l’après-Versailles. Ce ne fut pas là un facteur neutre : Adenauer comme les leaders de l’opposition s’en servirent pour exhorter leurs troupes à la modération pendant la guerre d’Algérie, quand certains virent dans les tortures, les déplacements de populations et autres bombardements de civils l’occasion de renvoyer à la France les critiques de barbarie dont elle avait abondamment usé contre les Allemands depuis 1945. On se montrait plus sévère en privé, à l’image de Herbert Blankenhorn qui notait dans son journal : « Comment veut-on garder l’Afrique du Nord si l’on est incapable de prendre la décision d’y mettre fin à une domination coloniale surannée ? »1. Par contre il n’y avait pas en République fédérale de mémoire du passé colonial français récent. La répression de Sétif de mai 1945 ou celle de la révolte nationaliste malgache en 1947 – 1948 étaient passées presque inaperçues dans le contexte de l’après-Guerre. L’effacement de la mémoire avait été favorisé, concernant l’Algérie, par trois facteurs : la faible connaissance qu’avaient les Allemands de l’Afrique du Nord (et de l’empire colonial français en général), et du statut départemental particulier de l’Algérie ; le rôle de la France en Indochine, où elle fut perçue comme le défenseur des valeurs occidentales face au péril communiste : cette image eut sur la prise de conscience de l’opinion allemande, encline à effectuer un parallèle, un effet retardateur ; les dispositions enfin qu’avait prises le gouverneur général Yves Chataigneau : ceux qui en avaient pris connaissance en Allemagne n’avaient pas su que son départ, obtenu entre autres par René Mayer, et son remplacement par Marcel-Edmond Naegelin, avaient empêché l’application de la loi de septembre 1947. Les événements qui agitèrent l’empire colonial français dans l’après-Guerre furent donc un facteur neutre dans la perception qu’eut l’opinion allemande des années 1950 – 1960 de l’affaire algérienne. La hiérarchie des priorités que s’était fixée le chancelier fut un second facteur déterminant. L’intégration à l’Ouest, clé de voûte de la politique étrangère d’Adenauer, fit de l’Occident une priorité, surtout dans des périodes telles que les négociations de Genève de 1955 ou encore la crise de Berlin. Si l’on peut considérer que la fragilité des interlocuteurs français fut un facteur constant jusqu’en 1

Cit. in Jean-Paul Cahn et Klaus-Jügen Müller, La République fédérale d’Allemagne et la guerre d’Algérie 1954 – 1962, Paris 2003, p. 55.

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19622, la différence entre Algérie et Indochine dévoile une évolution générale défavorable : alors que Washington avait soutenu vigoureusement la France en Orient, dans une guerre qui opposait les deux Blocs par forces interposées, les Anglo-saxons adoptèrent en Afrique du Nord une attitude ambiguë qui compliqua les choix de Bonn. A l’Est, par contre, un a priori au moins verbal favorable à l’émancipation des peuples réunissait Moscou et les Etats satellites autour d’une lecture commune. Aussi la R.D.A. ne tarda-t-elle pas à voir dans le large phénomène de la décolonisation, inscrit dans le contexte de la guerre froide, l’instrument d’une possible affirmation de son existence. En se fondant sur la thèse qui faisait coïncider la fin du Reich allemand avec celle du Troisième Reich (Untergangsthese), elle intégra la décolonisation à son discours sur la libération : la nouvelle Allemagne signifiait dans sa phraséologie émancipation du joug capitaliste et fasciste d’exploitation intérieure, mais aussi affranchissement pour les Allemands du désir de tenir d’autres peuples au service de leur puissance. Cette rhétorique ne fut pas seulement à usage interne, elle devait aussi convaincre les Etats qui accédaient à l’indépendance, alliés possibles de la reconnaissance de la RDA sur la scène internationale. Ceci explique aussi que Berlin-Est réservât à la fin de l’empire français une place privilégiée : la déconstruction du domaine colonial français fut perçue comme étant subie alors que celle de l’empire britannique donna le sentiment d’être gérée. On le constate d’emblée : les réactions des deux Allemagnes à la décolonisation française furent déterminées par leur situation propre, voire par la nature de leurs régimes, autant que par leurs intérêts. C’est pourquoi je présenterai d’abord séparément leur attitude face au processus. Dans la troisième partie je tenterai de montrer que la distinction qui a cours entre démarcation par rapport à l’autre (Abgrenzung) et interpénétration de leurs politiques (Verflechtung) ne fut plus aussi nette pendant la guerre d’Algérie – bien que le rejet de l’autre l’emportât jusqu’au bout.

L’engagement de la République démocratique allemande. Pas plus que la République fédérale, la RDA n’eut d’emblée de conception homogène concernant les régions qui s’émancipaient. Toutes deux ne commencèrent à structurer leur politique africaine qu’en 1960. L’Est créa par décision du Comité central une section extra-européenne ad hoc au MAE3. Dans les années 1950 et surtout à partir de1955 les actions de développement des deux Allemagnes se placèrent ouvertement sous le signe de leur rivalité nationale : l’aide de Bonn visait surtout à endiguer la reconnaissance à laquelle aspirait Berlin-Est. L’Afrique, l’Asie etc. devinrent ainsi des leviers de la doctrine Hallstein parce qu’elles étaient pour Pankow des moyens d’obtenir une reconnaissance – option Est-allemande fondée sur trois éléments complémentaires : 2 3

Après la fragilité chronique des gouvernements de la Quatrième République Bonn s’inquiéta de la solidité du pouvoir de de Gaulle, ne fût-ce qu’en raison des menaces que l’OAS faisait peser sur sa vie. Olivier Podevins et Tanja Preisinger, « Zwischen Hallstein-Doktrin… », in Revue d’Allemagne... (désormais RA) n° 31, 3 – 4, pp. 377 sq.

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a) L’argument doctrinal : dans les années 1950 – 60 la décolonisation était très majoritairement perçue comme un processus historique inéluctable et une forme moderne de la lutte des classes – en ce sens les thèses communistes contribuaient à la légitimité idéologique de l’aide à l’émancipation dont on attendait quelque gain en retour ; alors que la RFA avait gagné sa place internationale par son orientation démocratique, Berlin-Est trouvait dans la décolonisation le moyen d’affirmer son attachement à la libération des opprimés, au refus de l’exploitation, à la paix et à l’internationalisme ; sa rupture avec le passé allemand rendait officiellement son engagement vierge de toute référence aux ambiguïtés historiques du mouvement ouvrier allemand face au colonialisme. L’engagement anticolonialiste permit aussi de donner le change à l’intérieur comme en Europe de l’Est au moment du refus de s’associer au processus de déstalinisation, rampant depuis 1953 et manifeste pendant les mois suivant le discours vigoureux bien que sélectif de Khrouchtchev de février 1956. Dans cet Etat, variante rouge de la dictature brune qui l’avait précédée, l’antifascisme était une manière de se définir par contraste face à l’extrémisme de droite, à « l’antre de la réaction » des « revanchards militaristes » occidentaux, face aussi aux thèses de l’anti-totalitarisme autour desquelles se réunissait l’Occident ; l’anticolonialisme permettait de s’afficher démocrate ; b) le contexte international : comme le montrèrent en 1955 les difficultés que rencontra Antoine Pinay à l’ONU ou la conférence de Bandung, les pays qui accédaient à l’indépendance se structuraient, masquant d’abord les dissensions qui ne devaient pas tarder à se manifester entre eux, particulièrement au sein du nationalisme africain (on songe ici à la guerre civile au Soudan entre 1955 et 1972, aux conflits entre Somalie et Ethiopie à partir de 1961, à la sécession du Biafra, etc.4) ; ces nouveaux Etats étaient en mesure, pensait-on, de peser de manière croissante sur l’échiquier international ; la configuration nouvelle de l’ONU (une quinzaine d’entrants en 1955) soulignait ce phénomène : la reconnaissance diplomatique de la R.D.A. pouvait devenir une marque de leur reconnaissance morale pour l’aide qu’elle leur avait apportée ou le fruit d’un calcul politique ; faute de solutions plus probantes il y avait là une carte qu’il fallait jouer ; c) l’approbation de Moscou : Berlin-Est bénéficiait au moins d’un nihil obstat du Kremlin ; son engagement, largement effectué au nom du Bloc soviétique, lui conférait une mission au service de l’Est ; elle pouvait espérer en retour davantage de bienveillance pour services rendus. Pankow manifesta son soutien en se faisant en particulier un devoir de reconnaître parmi les premiers les Etats indépendants (Cameroun, Dahomey, Gabon, 4

Cf. Imanuel Geiss, War and Empire in the Twentieth Century, Thomas Callander Memorial Lectures in the University of Aberdeen, Aberdeen 1983, pages non numérotées.

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Togo, etc.). L’affaire ne fut pas toujours simple – comme le montra le cas de la Guinée – seul pays qui eût refusé par référendum l’adhésion à la Communauté française : quand Sékou Touré sembla sur le point de reconnaître la RDA, en 1959 –1960, en échange d’accords commerciaux susceptibles de sortir son pays de l’isolement dans lequel tentait de l’enfermer Paris, Bonn parvint, en soufflant le chaud et le froid, en menaçant de mettre un terme à son aide puis en en augmentant le montant, à replacer ce pays du côté occidental. Elle y réussit en dépit des éléments de coopération qui s’étaient déjà mis en place entre Berlin et Conakry (échanges commerciaux, accueil d’étudiants, envoi de conseillers techniques, etc.5), mais avec le feu vert de Paris et « pour garder la Guinée à l’Ouest »6. Bonn usa souvent de cet argument de la défense des valeurs et intérêts occidentaux pour justifier sa présence en Afrique, se présentant comme « médiateur naturel » entre l’Alliance atlantique et les Etats africains, et légitimant cette position par la reconnaissance de la RFA par l’OTAN en tant que « puissance africaine » 7. L’épisode guinéen est révélateur d’une donnée récurrente : l’inégalité de puissance économique entre les deux Allemagnes fut une entrave, la situation de la RDA ne lui permettant pas de rivaliser avec la RFA au plan de l’aide8. Le bénéfice que pouvait dans un premier temps lui apporter son appui (largement) verbal finissait par s’effacer tôt ou tard devant des considérations sonnantes et trébuchantes – qui, pour autant, ne se traduisaient que rarement par des aides substantielles : de nombreuses notes de représentants allemands en Afrique appellent Bonn à plus de générosité. Notons cependant qu’entre les anciennes colonies allemandes Togo et Cameroun, celui-ci, plus riche, retint davantage l’intérêt de Berlin que son voisin, y compris dans l’exploitation qui en fut faite. Fidèle à son attitude de rupture avec le passé, Neues Deutschland rappelait qu’ils avaient été victimes de l’impérialisme allemand. Dans les deux cas cependant, à titre d’exemple, la mise en cause du colonialisme de la France ne touchait que très modérément à la dimension éthique du colonialisme, elle n’exprimait pas même un rejet de l’ignorance dans laquelle Paris tenait l’Allemagne de l’Est pour soutenir la RFA et sa doctrine Hallstein, elle offrait surtout un moyen de critiquer la solidarité de Bonn avec la puissance impérialiste et exploitante9. En plaçant Bonn dans la tradition et dans le camp des exploiteurs, il s’agissait d’afficher le contraste entre une république allemande passéiste et une autre, progressiste (« fortschrittlich »). La décolonisation se trouvait ainsi au cœur de la concurrence d’image avec la RFA : ce facteur est loin d’être négligeable, la guerre froide étant largement un affrontement idéologique sur fond de propagande. Les objectifs est-allemands ne furent pas atteints – à de rares exceptions près, on ne dépassa pas le stade des consulats et des chambres de commerce10. Il fallut attendre 1973 – pour que s’installent de véritables relations diplomatiques : seule 5 6 7 8 9 10

Sur ce point, voir Chantal Metzger, “Les relations entre la RDA et l’Afrique Noire de 1958 à 1962 vues par Neues Deutschland », in RA 31, 3 – 4, pp. 397 sq. Cit. in Markus Eikel, „Das des . Die Bundesrepublikanische Aussenpolitik und die französische Dekolonisation in Schwarzafrika“, ibid.,pp. 453 sq., ici p. 456. Cit. ibid. Olivier Podevins et Tanja Preisinger, op. cit., pp. 383 – 385. Chantal Metzger, op. cit., pp. 391 sq. Ibid., p. 402.

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la rupture des relations diplomatiques de la Guinée avec la République fédérale, en 1971, permit à la RDA d’y prendre véritablement pied. Sans doute, et en dépit de la dimension pragmatique de son engagement11, Berlin-Est géra-t-elle le processus de décolonisation de manière trop idéologique et trop pingre, préparant mal le temps des choix pragmatiques de l’indépendance.

La République fédérale et le partenariat avec la France. Les trois vecteurs de la politique tiers-mondiste de la République fédérale furent d’emblée son exigence de représentation exclusive, le souci de sa présence (en particulier l’accès aux matières premières), enfin la préservation et la conquête de marchés. Cette triple préoccupation, qui voila jusqu’à la fin des années 1950 l’absence de ligne de conduite, se traduisit par la coexistence d’une aide humanitaire et d’une couverture de l’Etat garantissant les investissements à risque des entreprises dans les régions peu développées. Il convient d’en souligner d’emblée les limites : que ce fût à l’Auswärtiges Amt ou dans les autres ministères concernés (Finances notamment), on géra les aides avec prudence, et le nombre des entreprises disposées à s’engager resta longtemps limité. La France envisagea d’associer des entreprises et capitaux allemands à une politique de développement africain trop lourde pour elle (plan Labonne, plan Schuman de 1950, accords de Paris de 195412), mais le caractère irréaliste de certains projets et les résistances des milieux économiques français entravèrent la réalisation de tels engagements. Dans le cadre des discussions en vue du traité de Rome Paris proposa en mai 1956 l’insertion puis l’association des Territoires d’outre-mer afin de répondre à la décomposition de l’Union française. Si cette initiative ne fut pas la seule cause de tensions franco-allemandes13, elle y contribua tant par sa dimension politique qu’économique et commerciale. De même la solution14 fut-elle acquise, par la décision de Konrad Adenauer en faveur de son ministre des Affaires étrangères, au détriment de la position (plutôt doctrinale) de son ministre de l’Economie, en vertu non seulement de considérations politiques et diplomatiques, mais aussi germano-allemandes : Bonn obtint la liberté de ses échanges avec la R.D.A. dès lors que son commerce avec celle-ci fut considéré comme relevant du commerce intérieur allemand15. 11 12

13 14

15

Voir sur ce point Fritz Taubert, « Ideologie oder Macchiavelismus ? Die Algerienpolitik der DDR », in Christiane Kohser-Spohn et Frank Renken (éd.), Trauma Algerienkrieg. Zur Geschichte und Aufarbeitung eines tabuisierten Konflikts, pp. 245 – 261. Voir Sylvie Lefèvre, “Associer l’Allemagne au développement économique: un leitmotiv français avant la décolonisation (1950 – 1956)”, in RA 31, 3 – 4, pp. 463 – 479, ou encore Andreas Wilkens, « Vom Rhein bis zum Kongo. Französisch- deutsche Wirtschaftsprojekte und Politik in Afrika 1950 – 1959 », ibid., pp. 481 – 496. Voir sur ce point – et sur l’ensemble des négociations du Traité de Rome – Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne, ,Paris (Complexe) 1996, pp. 113 sq. “La convention d’association, signée pour cinq ans seulement, prévoit la création d’un Fonds européen de développement (FED) alimenté par les Six qui peuvent investir outre-mer sur un pied d’égalité. Les produits coloniaux peuvent entrer librement dans le Marché commun et la France accepte de supprimer toute discrimination pour les produits des Six vendus outremer ». Marie-Thérèse Bitsch, op. cit., p. 117. Sur cette question du débat franco-allemand, voir Béatrice Dédinger, « L’Allemagne, l’association des pays et territoires d’outre-mer français et la politique communautaire de développement », in RA 31, 3 – 4, pp. 497 – 508, ici 502.

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La guerre d’Indochine n’avait suscité de dilemme majeur dans aucune des deux Allemagnes. Alors que la RDA soutenait ouvertement Hô Chi Minh et accueillait (mal), à partir de 1951, des légionnaires allemands déserteurs ou prisonniers rapatriés, seule la présence de légionnaires allemands dans les rangs français engendra des tensions entre Bonn et Paris – encore Adenauer affirma-t-il au Bundestag qu’ils ne combattaient pas pour la seule France, mais « au service de la liberté pour le monde entier »16. Bien que destiné à contrer l’opposition, cet argument traduisait une conviction plus profonde, consolidée par le soutien des Etats-Unis à la France. Mais la chancellerie ne faisait pas de ce problème une question centrale, tout au plus le suivait-elle en raison de l’indignation que suscitait l’attitude de la France jusque dans les milieux politiques de la majorité. Adenauer se montra sévère pour Mendès France après la conférence de Genève et le cessez-le-feu, considéré comme une liquidation17. En cela il ne prenait pas ses distances par rapport à la ligne coloniale française : outre un renoncement indochinois qu’il jugeait préjudiciable à l’Occident sur le fond, il craignait que Paris eût accepté le sacrifice de la CED en échange de la paix en Indochine. De plus, en critiquant PMF qu’il savait peu apprécié des milieux politiques, il investissait dans les relations de Bonn avec la Quatrième République post-mendésiste. Tout bien considéré, la phase la plus difficile pour la République fédérale fut celle de l’après-guerre d’Indochine quand, les Etats-Unis ayant succédé à la France en tant que puissance dominante dans cette partie du monde, il fallut ménager la chèvre et le chou – particulièrement quand de Gaulle y conduisit une politique anti-américaine. La décolonisation offrit à la République fédérale l’occasion de se comporter en allié fidèle et respectueux des problèmes de la France. Il lui suffisait de prendre égard, parfois avec ostentation, aux exigences de Paris – en particulier au moment de l’indépendance. Tel fut le cas en Indochine, où la partition de fait du pays et la faiblesse de Ngo Dinh Diem face à l’instauration du communisme par Hô Chi Minh suscitaient des inquiétudes. L’installation d’une mission commerciale allemande à Saigon fut prudente. En dépit des pressions de Diem pour une reconnaissance, et bien que Bonn songeât à s’impliquer au Sud-Vietnam dès sa sortie de l’Union française18, il fallut attendre 1957 pour que sa mission diplomatique devînt légation. La présence commerciale allemande ne se développa que lorsqu’il s’avéra qu’elle ne susciterait pas de tensions avec Paris. Plus net encore fut l’exemple de la Tunisie et du Maroc : Bonn reconnut leur indépendance en concertation avec le gouvernement français. Certes, le Maroc était un fournisseur non négligeable en céréales de la RFA et ses ressources minières retenaient l’attention d’investisseurs allemands, mais le souvenir des crises marocaines du début du siècle imposaient la circonspection19. En prenant son temps Bonn ménageait la France et ne courait que peu de risques à terme. De même les recommandations aux ambassadeurs nouvellement nommés en poste en Afrique comportaient-elles systématiquement une exigence de discernement envers Paris.

16 17 18 19

Cit. in Joachim Scholtyseck, « Frankreich, Westdeutschland und Vietnam 1945 bis 1969 », in RA 31, 3 – 4, p. 424. Ibid., p. 426. Par peur des conséquences de l’instabilité plus que par intérêt économique. Ibid., p. 428 – 429. Voir Eckard Michels, „ Die Bundesrepublik und die Unabhängigkeit Tunesiens und Marokkos (1951 – 1962)“, in RA 31, 3 – 4, pp. 439 sq.

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Brentano plaidait encore la retenue en 1960, notamment à propos du Togo. Le premier président, Sylvanus Olympio, tentait de jouer la carte de la R.F.A. contre la France – notamment en appuyant son projet de prestige, la construction du nouveau port de Lomé, sur un cofinancement allemand. Aussi le ministre fédéral des Affaires étrangères insistait-il pour qu’il ne s’y passât rien « qui soit susceptible de susciter en France l’impression que la République fédérale voudrait exploiter de manière déloyale les sentiments de sympathie envers l’Allemagne qui animaient encore les Togolais au détriment de la France »20. La situation se compliqua l’année suivante, quand les Etats-Unis, craignant un engagement soviétique, firent pression pour que Bonn prît part au projet portuaire. Si la position de ceux qui, à l’Auswärtiges Amt, plaidaient pour une présence accrue de l’Allemagne dans les régions émergeantes s’en trouva consolidée, les partisans de la prudence reçurent le soutien du ministère des Finances, sceptique face au projet, tant et si bien que la République fédérale s’en tint, au début des années soixante, à une politique circonspecte du coup par coup – laquelle ne permit pourtant pas de faire l’économie de crises, comme le montrèrent les relations avec le Cameroun. Toutes ces difficultés n’étaient évidemment pas imputables aux seuls égards allemands envers Paris. Les divergences de l’OTAN en matière coloniale, les différences conceptuelles européennes et les approches contradictoires que l’on trouvait à Bonn-même provoquaient des maladresses. Néanmoins, les références à la France sont nombreuses dans les fonds de l’Auswärtiges Amt. Elles clarifièrent les positions, les uns affirmant vouloir préserver les intérêts occidentaux en empêchant une pénétration communiste, les autres arguant que la République fédérale pouvait compléter une aide française, non s’y substituer21. Cette ligne, qui resta dominante, eut pour avantage de masquer les irrésolutions allemandes ; inversement, elle consolida les décisions de Paris en matière d’aide, puisque de ses options dépendaient les soutiens français et allemand. La situation devint plus simple à partir de 1963, d’une part quand les consultations prévues par le traité de l’Elysée permirent une meilleure harmonisation de l’implication en Afrique, et d’autre part quand le traité de Yaoundé associa les Etats africains francophones à la C.E.E. En fait la conjoncture évoluait, lentement et en profondeur, depuis 1955, quand l’insurrection algérienne était devenue guerre : la brusque recrudescence du terrorisme dans les Aurès et son extension à la Kabylie (mars 1955) précéda d’un mois la conférence de Bandoung et de deux mois la proposition des Trois à Moscou d’une conférence des Quatre consacrée au problème allemand (sur fond de traité d’Etat autrichien) – en d’autres termes à une époque où, encore marquée par l’échec de la conférence de Berlin de janvier 1954, la diplomatie allemande cherchait à convaincre ses alliés occidentaux, Londres en particulier, de la nécessité de garantir l’unité allemande et la sécurité européenne sans neutralisation de l’Allemagne ; les événements du Constantinois se produisirent au moment-même où Bonn se trouvait dans l’obligation d’affirmer et de consolider la « pleine souveraineté » que lui avaient conférée les accords de Paris. Cette évolution ne fut pas immédiate, mais elle était contenue en germe dans cette coïncidence chronologique. Pour la première fois Adenauer et Ollenhauer se virent contraints de 20 21

PA, Ref 307, vol. 35, instructions à l’ambassadeur de République fédérale à Lomé. Markus Eikel, op.cit., p. 460.

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rappeler fermement à leurs proches que le processus que traversait la France était pénible, voire dramatique, et qu’il convenait que Bonn fît preuve de réserve. Quand le leader social-démocrate notait que « le douloureux processus de décolonisation » avait été épargné à l’Allemagne, il n’était que partiellement dans le vrai : si la perte des colonies avait été le fruit d’une privation et non de renoncements successifs, il n’en demeurait pas moins que le traumatisme avait aussi frappé l’Allemagne. La capitulation dès août 1914 des forces de police allemandes au Togo, le débarquement de troupes japonaises à Shan-Tong (août) puis la capitulation de Ts’ing-Tao (novembre 1914), ou encore la défaite camerounaise du début de 1916, etc., n’étaient pas assimilables à un processus de décolonisation, au contraire, ils générèrent de nouveaux « buts de guerre »22, mais ils confirmèrent la fragilité de l’approvisionnement allemand en matières premières et firent que les décisions de Versailles furent ressenties d’autant plus cruellement : tout comme le mouvement colonial avait alimenté la montée du nationalisme sous l’Empire, de la même manière la frustration coloniale apporta de l’eau au moulin de l’extrémisme sous Weimar et sous le Troisième Reich23 – que l’on songe, par-delà la prudence avec laquelle Stresemann géra des exigences bien réelles en matière de regain de colonies, au succès de la thèse de la nécessité vitale (« Lebensnotwendigkeit ») ou à celui de la Koloniale Schuldlüge du dernier gouverneur de l’Afrique allemande de l’Est Heinrich Schnee (paru en 1924) 24. Les réminiscences de tels processus, massacres et exploitation, ne soulignaient pas seulement ce changement fondamental qu’accompagnait la décolonisation, la fin de la prééminence européenne dans le monde. Elles faisaient remonter à la surface le lien colonialisme - violence, des massacres belges au Congo sous Léopold II ou la répression par les Allemands du soulèvement des Maï-Maï, l’impérialisme de Guillaume II (entre autres sa visite en Palestine en 1898) – et en ce sens elles soustendaient l’opposition manichéenne colonialisme / oppression violente – émancipation / retour à la dignité et orientation vers un futur meilleur. Elles expliquent enfin en partie les craintes qu’alimentèrent les événements de mai 1958 en République fédérale, la peur de voir la Quatrième République engendrer une dictature. La gauche des années cinquante se souvenait pour sa part de ces voix qui avaient contesté, de manière croissante à partir de 1925, le bien-fondé des empires coloniaux et la mission de l’homme blanc en Afrique au profit d’une égalité en droits et d’un partenariat commercial : la ligne engagée par Guy Mollet, Robert Lacoste ou Max Lejeune à partir de 1956, et qui fut ressentie comme plaçant de fait une frange de la SFIO au voisinage notamment de la ligne de l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française25, lui rappelaient les errements sociaux-démocrates d’avant-1914, des révisionnistes en particulier, en matière coloniale et apparaissait ainsi comme une menace pour l’image du socialisme dans 22 23 24 25

Que l’on songe en particulier aux projets de démembrement des colonies françaises, belges et portugaises qui fut envisagé dès l’été 1914 à Berlin – le cas échéant doublé d’une annexion du Nigeria britannique. Cf Chantal Metzger, L’Empire colonial français dans la stratégie du Troisième Reich (1936 – 1945), 2 vol., Berne etc. 2002, 1089 p. Horst Gründer souligne dans “da und dort ein junges Deutschland gründen”. Rassismus, Kolonien und kolonialer Gedanke vom 16. bis zum 20. Jahrhundert (München, dtv, 2005) que la douzième édition de cet ouvrage atteignit 50.000 exemplaires en 1940. USRAF, créée en 1957 par Jacques Soustelle, et regroupant des hommes tels que Michel Debré, Georges Bidault etc.

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un monde qui s’émancipait. A côté de l’hostilité au colonialisme en tant que tel et aux méthodes de la France en Algérie, cet aspect eut une importance nonnégligeable. Pour autant cette frange du SPD qui soutenait le FLN s’inscrivit dans la ligne de l’argumentaire du groupe parlementaire sous Guillaume II, qui avait refusé de voter les crédits militaires destinés à réprimer la révolte des Hereros et exigé des négociations avec ceux qui s’étaient révoltés à la suite des mauvais traitements qu’ils avaient subis ; le SPD avait réfuté les accusations de violence avancées contre les Hereros en les présentant comme une simple réponse aux violences des colons. La pérennité de cette analyse ressort en particulier des propos de Peter Blachstein à Stuttgart, lors du congrès de 1958, qui estimait que l’on ne pouvait mesurer à la même aune la violence française (d’oppression) et la violence algérienne (nécessaire à la libération de l’opprimé). Quand Bonn eut pris conscience de la gravité des événements d’Algérie elle espéra un temps une solution libérale. Mais la réaction de Paris quand Londres et Washington exprimèrent ce même souhait dissuada d’en faire état. Seul le SPD pouvait plaider pour que la France prît modèle sur la décolonisation britannique. Les Algériens créèrent une situation potentiellement délicate pour les relations franco-allemandes lorsqu’ils accentuèrent leur présence sur le sol allemand et lorsqu’ils délaissèrent partiellement le marché clandestin des armes pour se fournir de manière croissante sur le marché officiel – l’exemple de Telefunken reste ici représentatif26. La France pouvait difficilement accepter qu’un allié armât l’ALN, mais Bonn, entravée notamment par un vide juridique en la matière et incapable de contrôler directement la présence algérienne sur son sol27, touchait là aux limites de sa solidarité. Plus généralement, la République fédérale fit aussi preuve d’une grande mansuétude dans sa gestion de la présence algérienne sur son territoire – en particulier lorsque le FLN ouvrit en avril 1958, sous une couverture sociale qui ne trompait personne, un bureau à l’ambassade de Tunisie. Ajouté à la présence en République fédérale des chefs de la « Fédération de France » et surtout à la création, le 19 septembre 1958 à Tunis (une semaine après la rencontre de Gaulle – Adenauer de Colombey-les-Deux-Eglises), d’un « gouvernement provisoire de la République algérienne », la tolérance allemande, qui trouvait sa traduction concrète dans la faiblesse des pressions exercées sur les diplomates arabes, s’apparentait presque à une reconnaissance diplomatique qui n’aurait pas dit son nom. Matignon estima ne pas pouvoir rester sans réagir. C’est ainsi que l’on en vint aux actions de « Main rouge » sur le sol fédéral – qui mirent en péril les relations Paris – Bonn. Toutes deux s’estimèrent ainsi légitimés dans leur défense de positions fortes.

26 27

Voir Mathilde von Bülow, sous le titre « The Telefunken Affair and the Internationalisation of the Algerian War, 1957 – 1959 », in The Journal of Strategic Studies, vol. 29, n° 4, août 2005, pp. 703 – 729. Mathilde von Bülow estime dans une communication au colloque “Migrations et identités” (colloque annuel du CIERA, Paris 23 – 25 juin 2006, organisation Jean-Paul Cahn et Bernard Poloni) que seuls 50% des Algériens présents sur le sol de la RFA avaient pu être répertoriés.

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De la concurrence directe entre les deux Allemagnes à l’affrontement indirect. La décolonisation était un volet de la guerre froide, tous les peuples qui vivaient ce processus voyaient s’affronter les deux Blocs autour d’eux. L’implication de l’Allemagne elle-même dans la bipartition du monde faisait que, lorsque l’affrontement Est – Ouest devenait fort, Bonn ni Berlin-Est ne pouvaient se considérer à l’abri de retombées. La question algérienne devait revêtir ici un rôle particulier : le FLN joua habilement la carte de l’internationalisation, entreprise facilitée parce que l’escalade de la violence telle qu’elle s’exprime dans les guérillas atteignit dès la première année, plus encore à partir de 1956, des niveaux qui se prêtaient à une exploitation médiatique. Des dérapages restés célèbres, l’affaire du DC3 détourné alors qu’il transportait des leaders algériens (dont Guy Mollet assuma la responsabilité alors qu’il n’était manifestement pas informé), le bombardement de Sakhiet-Sidi-Youcef, les représailles et les tortures, voulues par des officiers supérieurs en mal de victoires et convaincus d’avoir découvert l’œuf de Christophe Colomb en appliquant les méthodes du FLN, exposèrent bientôt la France, puissance colonialiste peu regardante sur les moyens mis en œuvre pour préserver ses avantages, à l’opprobre. Fidèle à sa position depuis 1949, Pankow28 soutint l’indépendance algérienne. Le réchauffement des relations franco-allemandes de l’après-Suez, de 1956 à 1958, renforcèrent sa prise de distances ambiguë par rapport à une Quatrième République sur le déclin. A partir de 1958, les hésitations de l’Est entre aspiration à l’unité allemande ou affirmation de la RDA en tant que second Etat allemand étant levées, le SED choisit (non sans tensions internes29) d’aider le FLN puis le GPRA, fût-ce au détriment du parti-frère algérien, le PCA. Berlin-Est refusa sur son sol l’ouverture d’une représentation diplomatique algérienne aux pouvoirs limités, telle que la souhaitait le mouvement indépendantiste, pour tenter d’obtenir des relations diplomatiques pleines. Mais l’offensive diplomatique soviétique de la fin de l’année 1958, qui conduisit surtout à l’ultimatum de Khrouchtchev sur Berlin, incita l’Est à renforcer en marge de ses priorités son appui à la cause algérienne : aide humanitaire aux réfugiés algériens de Tunisie, invitation du FLN à Moscou et livraisons d’armes en furent les manifestations les plus tangibles30. A partir de la fin de 1958, pour Berlin-Est, la critique d’un Charles de Gaulle apparenté au capital et porteur de menaces pour la démocratie – notamment parce qu’il avait été appelé par les militaires d’Alger – permettait non seulement d’apporter un soutien à la critique verbale du PCF, mais aussi de marquer sa désapprobation face à l’intransigeance dont faisait preuve Paris dans la question de Berlin après avoir rejeté la note du Kremlin du 18 septembre sur la signature d’un traité de paix avec l’Allemagne. L’évolution algérienne était ici de peu de poids : la reconnaissance du droit à 28

29 30

On pourra se reporter à Manfred Kittel, « Wider : SED und Algerienkrieg 1954 – 1962 », in RA 31 3 – 4, op.cit., pp. 391 sq., ainsi qu’à Fritz Taubert, « Ideologie oder Macchiavelismus ? Die Algerienpolitik der DDR », in Christiane Kohser-Spohn et Frank Renken (éd.), Trauma Algerienkrieg. Zur Geschichte und Aufarbeitung eines tabuisierten Konflikts, pp. 245 sq. Fritz Taubert, op. cit., p. 253. Manfred Kittel, op. cit., p. 410.

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l’autodétermination ne modifia guère la tonalité des compte-rendus de Neues Deutschland. La cible restait la RFA. Rapprochant en été 1959 le voyage en Algérie du général Speidel, en sa qualité de commandant en chef terrestre Centre Europe de l’OTAN, du voyage d’information de Franz-Josef Strauss en Afrique du Nord (1957), l’organe central du SED conclut à la possibilité de « formation et de stationnement de divisions Ouest-allemandes en Afrique »31. La rumeur resta d’effet limité, mais la tentative n’en était pas moins révélatrice. A cela s’ajoutait la critique de la forte présence d’Allemands dans la Légion étrangère, au service des « ultras » français. Toutefois la RDA se montra disposée à accueillir ceux d’entre eux qui désertaient, moins parce que cet acte affaiblissait le colonialisme que parce que la RFA s’engageait également sur ce terrain32 – bien que Bonn le fît en marquant toujours ses distances par rapport à Winfried Müller (alias Si Moustapha) en raison des sympathies pro-communistes de cet ancien trotskiste et en situant son action dans le cadre de l’article 16,2 de sa constitution. On constate que, même dans ce domaine secondaire, la politique Ouest-allemande demeurait un facteur déterminant des orientations de la RDA. L’engagement allemand de l’Est ne fut cependant pas couronné de succès : peu nombreux furent au total les légionnaires qui souhaitaient un rapatriement en RDA. En arrière-plan de l’affichage anticolonialiste se cachait donc, à peine voilée, l’exploitation opportuniste. L’idée recueillant une adhésion internationale évidente, le Comité central du SED créa en décembre 1959 un groupe de travail « Contre le colonialisme » (« Kampf dem Kolonialismus ») chargé notamment de mettre en évidence les liens idéologiques entre socialisme et mouvements d’émancipation, mais aussi (et surtout) de faire comprendre que l’affaiblissement de la position internationale de la RFA entraînerait celui du camp des exploiteurs33. Pas plus que ceux de la RDA les milieux décisionnels fédéraux ne furent tentés d’apprécier la question algérienne en termes de colonialisme – sauf pour préserver l’image de la RFA ; Adenauer en particulier ne mettait pas en doute la légitimité du combat de la France pour garder ses départements d’Afrique du Nord34. Mais Bonn se trouva confrontée contre son gré et bien au-delà de ce qu’elle aurait souhaité à l’action du FLN – surtout par l’arrivée d’Algériens sur son sol, à la suite de la conjonction de trois facteurs : a) d’une part le flou législatif qui entourait la circulation des armes – et que le Bundestag ne s’empressa guère de lever ; b) d’autre part la décision prise par le FLN dans la vallée de la Soummam d’internationaliser le conflit algérien ; tant par sa structure fédérale qu’en raison de sa situation géographique au cœur de l’Europe la République fédérale se prêtait particulièrement au rôle de base arrière du Front ; du fait des conflits de compétence inhérents au fédéralisme la surveillance policière s’avérait peu efficiente, surtout face à des 31 32 33 34

Ibid., p. 413. Fritz Taubert, op. cit, p. 248. Manfred Kittel, op. cit., p. 415. Ulrich Lappenküper, « Adenauer, de Gaulle und der Algerienkrieg 1958 – 1962 », in RA 31, 3 – 4, pp. 603 sq., ici 604; voir également Hans-Peter Schwarz, Konrad Adenauer. Der Staatsmann, vol. 2, Stuttgart 1991, p. 239.

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hommes que leur séjour en métropole avait familiarisés avec les techniques de la clandestinité et dont les chefs étaient sans cesse en mouvement ; c) enfin avec la venue des dirigeants de la « Fédération de France » et de militants enserrés dans les mailles d’un filet policier français qui entravait leur activité et menaçait leurs personnes. Cette situation, associée à la conviction du caractère improbable d’une solution militaire, était d’autant plus délicate que Bonn se trouva exposée aux fortes pressions contraires de la France d’une part et des pays arabes de l’autre, ces derniers agitant des menaces sur les échanges économiques allemands avec le MoyenOrient d’autant plus préoccupantes pour Bonn que les accords germanoisraéliens de 1952 avaient généré des tensions qui tardaient à s’apaiser – ce qui pouvait tôt ou tard s’avérer favorable à la politique de pénétration de l’Est. L’engagement Est-allemand obligeait au demeurant à gérer la solidarité avec Paris de manière à ne pas apparaître (en particulier aux yeux des Etats émergeants) comme le suppôt d’un colonialisme anachronique. Cette crainte s’accentua en janvier 1960 après l’explosion de la première bombe « A » française : certes, et ne fût-ce que dans la perspective de ses propres aspirations, Bonn admettait pour Paris, comme le rappelait le secrétaire d’Etat Hilger van Scherpenberg, le « droit incontestable de développer pour sa propre défense les armes qu’elle tenait pour nécessaires à l’accomplissement de ses devoirs de défense »35, encore ne fallait-il pas que la RFA fût suspecte d’y avoir collaboré. Il ne restait plus qu’à éviter des crises majeures alors que la marge de manœuvre était des plus étroites. Ainsi s’établit entre les Allemagnes une concurrence directe d’apparence inégale – à cette réserve près qu’à terme, pour le FLN (comme cela s’était déjà produit pour d’autres mouvements indépendantistes36) la RFA présentait plus d’attrait. Ce facteur prit une importance croissante avec l’évolution du conflit, mais des incertitudes, entretenues par les Algériens qui avaient compris le bénéfice qu’ils pouvaient en escompter, demeurèrent jusqu’aux premiers temps de l’indépendance quant au choix d’Alger. La conviction d’être plus attrayante à terme ne constituait en aucun cas une donnée politique sur laquelle Bonn pouvait miser dans l’immédiat : le FLN avait montré qu’il était imprévisible, son caractère multicéphale rendait tout pronostic aléatoire, le futur gouvernement algérien pouvait à tout moment s’aligner sur l’Est ; de nombreuses notes de la chancellerie à l’Auswärtiges Amt, signées en particulier de Hans Globke, cherchaient encore et toujours à déterminer la réalité et l’importance des sympathies communistes du FLN. ; la crainte ne quitta jamais Bonn que l’attitude de la France finisse par faire basculer le FLN dans le communisme. A mesure que se précisait la perspective de l’indépendance on vit se renforcer à l’Auswärtiges Amt le camp de ceux qui, considérant que les relations avec Alger conditionneraient les liens avec la région Sub-Méditerranéenne, estimaient que la RFA se devait de ne pas se montrer trop distante face aux futurs maîtres d’Alger. Aussi la capitale fédérale ne se sentit-elle dispensée ni d’adapter sa ligne politique, ni de naviguer à vue dans la mise en œuvre de celle-ci. La solution vint pour l’essentiel d’une politique à double-fond : appui verbal mais de moins en moins convaincu à la position 35 36

Télégramme du 14 février 1960, cit. in Jean-Paul Cahn et Klaus-Jürgen Müller, op. cit., p. 287. Voir supra.

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d’une France qui comptait ses alliés dans la perspective des négociations, soutien plus affirmé au mouvement indépendantiste. Les incertitudes algériennes s’accompagnèrent en outre d’une évolution de l’opinion Ouest-allemande : favorable à la cause de l’indépendance, des hommes tels que les députés sociaux-démocrates Peter Blachstein et Hellmut Kalbitzer, tous deux de Hambourg, comprirent que, les Allemands ignorant pour ainsi dire tout de l’Algérie et de ce qui s’y passait, une information s’imposait, qui pouvait être d’une grande influence sur l’opinion dans la mesure où elle était correctement relayée par les médias – ce qui fut généralement le cas dans le climat fortement hostile à l’exploitation coloniale qui marquait les années cinquante – soixante. Le FLN, par l’intermédiaire en particulier de Mouloud Cassim Naït Belcacem, saisit l’occasion pour familiariser l’opinion allemande avec le statut colonial des départements algériens, mais aussi avec les tortures et exactions de l’armée française : la violence était présentée comme inhérence à l’oppression coloniale, le recours des opprimés à elle par contre comme leur seule arme – et à ce titre légitimé par ses fins, la libération. Par les techniques initiées à partir de l’expérience indochinoise par les colonels Lacheroy, Trinquier et autres, dans le cadre de leur lutte contre la « guerre subversive », et en particulier par le recours aux méthodes des insurgés, l’armée française offrit au FLN les armes de sa « guerre psychologique » - la perception allemande en fut une illustration. Elle fut d’autant plus sensible à l’argumentaire pro-algérien que l’exigence Nordafricaine d’un droit à l’autodétermination jetait un pont entre le devenir national algérien et la question nationale allemande : les Allemands se montrèrent sensibles à l’argument qui voulait que l’on ne pouvait exiger pour soi-même ce que l’on refusait aux autres ; appuyer le droit des Algériens à disposer d’eux-mêmes, c’était préserver celui des Allemands d’opter un jour « par libre décision »37 pour la réunification nationale. L’impossible solution militaire avait aussi entraîné la structuration du FLN en vue d’une solution négociée et l’accroissement de son influence sur le monde arabe. Elle fit que les facteurs non militaires, et en particulier la pression des diverses opinions publiques sur leurs gouvernements, furent d’une importance croissante à mesure que le conflit durait. La lecture manichéenne qui l’emportait dans les pays occidentaux avait pour conséquence que leurs gouvernants étaient davantage en adéquation avec les peuples lorsqu’ils prenaient leurs distances par rapport à la France – ce qui fut notamment le cas des Anglo-saxons. D’autre part la « lutte héroïque du peuple algérien » renforça la solidarité arabe autour du FLN : comme cela avait déjà été le cas de Nasser ou de Bourguiba, le conflit avec la puissance occidentale avait un effet rassembleur pan-arabe. Pour comble, les rapports complexes entre pouvoir civil et militaire français furent à l’origine d’actions que ne pouvait tolérer Bonn. Les arraisonnements de navires allemands, les attentats de « Main Rouge » sur son sol, l’inflexibilité de la France dans la question de la légion étrangère, etc., constituaient des violations de souveraineté que l’on n’était plus disposé, outre-Rhin, à accepter. Par contre, la dépendance réciproque qui s’imposa simultanément (crise de Berlin qui rendait nécessaire l’appui de Paris contre soutien allemand indispensable à de Gaulle, impératifs de la construction européenne, etc.) fut et demeura jusqu’à la fin de la guerre un facteur d’équilibre dans les relations franco-allemandes. 37

Art. 146 GG.

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La prise de distances de Bonn dans la question algérienne devaient s’accompagner de gestes compensatoires. De telles considérations contribuèrent semble-t-il à la décision d’Adenauer de saisir toute occasion pour plaider la cause française auprès des Etats-Unis – et de le faire savoir à la France. Ici la volonté de correction de l’image que pouvait offrir la République fédérale en tant que partenaire était manifeste. L’attitude de Berlin-Est face à la guerre d’Algérie ne fut au demeurant pas non plus exempte d’ambiguïtés – surtout jusqu’en 1957, quand l’engagement américain fit sortir l’URSS de sa réserve dans la question algérienne. Derrière les critiques Est-allemandes Manfred Kittel note un souci de ménager Paris qu’il attribue à la sympathie de la France pour l’existence de deux Etats allemands38. Cette retenue revint sous de Gaulle après une période plus tendue. La guerre d’Algérie offrit quelques occasions de conflit presque direct, voire d’affrontement immédiat, entre les deux Allemagnes. Parmi les rivalités indirectes, je classerais la manière dont le FLN d’une part, les Allemands de l’Ouest qui le soutenaient de l’autre (Wischnewski etc.), surent exploiter l’aide de la RDA aux Algériens, par le biais en particulier de bourses d’études, pour demander un engagement plus net à Bonn. En 1959, lorsque la République fédérale se montra réticente à accueillir Ferhat Abbas sur son sol, on vit même Die Welt déplorer que, alors que la RDA se classait troisième parmi les Etats qui apportaient leur aide aux réfugiés algériens, la RFA fût avant-dernière, juste avant Haïti – ce qui était plus surprenant que de voir Peter Blachstein souligner dans SPD-Pressedienst que la Croix-Rouge allemande faisait moins pour eux que son homologue français39. En une démarche analogue le FLN aimait à rappeler, relayé en cela par les ambassades arabes, qu’Alger saurait se souvenir à l’heure de l’indépendance, dans le choix de ses partenaires, de ceux qui lui avaient apporté leur soutien dans la guerre. Le rapatriement des légionnaires déserteurs donna par contre lieu à une concurrence favorable à l’image de la République fédérale : alors qu’à l’époque de la guerre d’Indochine le Vietminh avait envoyé la quasi-totalité d’entre eux en RDA, il est vrai, sans prendre préalablement leur avis, la plupart des déserteurs de la guerre d’Algérie, en particulier ceux qui avaient répondu à l’incitation de Si Moustapha, se firent rapatrier à l’Ouest par la RFA. Dans la phase concurrentielle déterminante, le choix d’Alger une fois l’indépendance acquise, tourna au bénéfice de la République fédérale. La commémoration des débuts de l’insurrection, en 1962, conduisit au bord de l’incident. Non seulement Berlin-Est avait tenté de prendre des contacts avec l’ALN pendant la négociation des accords d’Evian40, mais un ambassadeur extraordinaire Est-allemand était présent, que Herbert Richter, représentant fédéral, ignora. En guise de protestation, les Jusos présents furent priés de quitter la manifestation41. Curieusement, Bonn rechigna à mettre en place une politique d’aide à l’Algérie indépendante. Il fallut que Wischnewski eut vent par le dernier repré-

38 39 40 41

Manfred Kittel, op. cit. Die Welt, 15 avril 1959; SPD-Pressedienst du 25 mai 1959. Ibid., p. 251. Jean-Paul Cahn et Klaus-Jürgen Müller, La République fédérale d’Allemagne et la guerre d’Algérie 1954 – 1962, Paris 2003, pp. 434 sq.

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sentant du GPRA à Bonn, Ali El Ghani, de la perspective de relations commerciales officielles entre Alger et Berlin-Est pour que la République fédérale accélérât une coopération qui tardait à se concrétiser – et à laquelle pourtant Paris ne semblait pas fondamentalement hostile. D’après Ali Haroun, cette menace proférée par El Ghani aurait été tactique42. Revenons d’un mot aux relations franco-allemandes. Les sources de tensions autour de l’Algérie ne manquèrent pas après 1958 – même une fois estompées les réticences d’Adenauer face à de Gaulle. Si elles firent l’objet de multiples protestations, si elles conduisirent les deux capitales au bord de crises sérieuses, il n’en demeure pas moins que la rupture fut évitée. Dès lors, le difficile épisode de la guerre d’Algérie devint, si l’on peut dire, une période de rodage des relations de Bonn avec de Gaulle : chacun avait testé l’adaptabilité de l’autre dans le cadre de la dépendance réciproque. L’expérience semble avoir été concluante. Dans ce cas, le rapprochement franco-allemand de 1962 ne fut pas seulement le fruit de la marge de manœuvre accrue dont disposa Paris une fois libérée du fardeau algérien, mais aussi le prolongement diplomatique d’une relation qui avait fait ses preuves de manière plus informelle.

Conclusion L’attitude des deux Allemagnes face à la décolonisation participa largement de leur conception du problème national et du statut qui en résultait pour elles. Tandis que Berlin-Est se devait d’affirmer son existence en tant que deuxième Etat allemand (Zwei-Staaten-Theorie), surtout à partir de 1958, et voyait dans les Etats émergeants des appuis possibles, Bonn sa trouva dans l’obligation, fondée sur son exigence de représentation exclusive, tout à la fois d’entraver les efforts de la RDA, de rester fidèle à des priorités occidentales qui situaient la République fédérale au voisinage des puissances colonialistes et de ne pas apparaître comme le suppôt d’un combat anachronique. Ces deux positions furent exacerbées par la conviction de l’une comme de l’autre du caractère inéluctable du phénomène d’émancipation et des transformations que la décolonisation apporterait nécessairement au contexte mondial. Alors qu’en apparence l’Est tenait la corde dans la première phase du processus, grâce à des gestes spectaculaires tels que l’envoi de conseillers, l’attribution de bourses à des étudiants peu studieux et même des accords entre le gouvernement de RDA et des gouvernants in spe – initiatives qui venaient appuyer un discours libérateur, les exemples africains et algérien le montrent, le réalisme politique des mouvements de libération une fois aux Affaires joua généralement en faveur de la République fédérale. Néanmoins, tout au long du conflit algérien, l’engagement est-allemand fut un moyen de pression sur le gouvernement fédéral dont usèrent aussi bien les représentants en République fédérale du FLN que les « porteurs de valises » allemands, les députés en particulier. Chacune à leur manière, dans un schéma ambigu, les deux Allemagnes ménagèrent la France – au moins en-deçà de ce que semble indiquer une perception superficielle. L’étude approfondie des critiques de la RDA montre que la finalité

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Entretien avec l’auteur, le 7 décembre 2005.

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en était avant tout de mettre en cause l’engagement de la RFA aux côtés de la France. Bonn au contraire afficha une solidarité avec Paris – notamment par la voix de son chancelier – que démentait de manière croissante une coopération de fait de plus en plus hésitante. Souplesse envers les Algériens présents sur le sol allemand et leurs agissements, retenue face à l’aide que leur apportaient certains Allemands, y compris lorsque cette aide les conduisait aux limites de la légalité, surveillance distraite du trafic d’armes, etc. furent les outils de cette captatio benevolentiae en direction des Etats arabes. La RFA hésita d’autant moins à affronter les pressions et les protestations françaises qu’à Paris se multipliaient les maladresses : arraisonnements de navires allemands ou attentats de « Main Rouge » furent de peu d’efficacité dissuasive, mais ils portèrent un sérieux préjudice à l’image de la France en Allemagne, donnant des arguments aux diplomates de Bonn pour justifier une retenue croissante. Jean-Paul Cahn est Professeur à l’Université de Paris IV – Sorbonne.

ZUSAMMENFASSUNG Das Deutsche Reich hatte durch den Versailler Vertrag seine Kolonialbesitzungen eingebüsst. Daher blieben der Bundesrepublik ebenso wie der DDR die Probleme eines Dekolonisierungsprozesses erspart. Indessen wurde die weltweite Dekolonisation in den 1950er und 1960er Jahren für sie zum Nebenschauplatz ihres diplomatischen Wettstreits. Großbritannien hatte die Entwicklung scheinbar im Griff, was Paris nicht gelang. Daher maß man der französischen Dekolonisation besonderes Interesse bei. Außerdem belasteten Bandung und die Zusammenarbeit der blockfreien Staaten den deutsch-deutschen Wettstreit angesichts deren möglichen internationalen Einfluss noch mehr. Während des Indochina-Krieges, der zur Zeit des Zusammengehens der Bandung-Staaten bereits beendet war, waren die Positionen klar: Die Teilung der Welt spiegelte sich in diesem Krieg wie auch in der Teilung Deutschlands wider: Bonn und Ost-Berlin übernahmen ganz selbstverständlich die Positionen ihres jeweiligen Blocks. In der Sicht der Bundesrepublik kämpfte die französische Armee in Asien für den Westen und seine zivilisatorischen Werte, die DDR dagegen sah in den Soldaten Ho Chi Minhs die Vorreiter des Befreiungskampfes aller unterdrückten Völker. Weniger manichäisch mussten die anderen Dekolonisationskonflikte angegangen werden. Zwei grundlegende Parameter bestimmten die rivalisierenden deutschen Haltungen. Ausschlaggebend war zweifellos der unbeugsame Wille Bonns, sich als einziger Vertreter der deutschen Nation zu behaupten. Demgegenüber erstrebte Ostberlin die Anerkennung möglichst zahlreicher Hauptstädte, um sich als zweiten deutschen Staat zu legitimieren. Aber eine zweite Gegebenheit spielte eine Rolle: Die Sympathie der Weltöffentlichkeit galt im Rahmen eines Unterdrücker–Unterdrückte-Schemas zweifelsohne dem als unaufhaltsam aufgefassten Dekolonisierungsvorgang. Wer Paris zur Seite stand, setzte sich dem Vorwurf aus, eine anachronistische und ungerechte Sache zu unterstützen

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sowie einem rigiden und brutalen Ausbeuter gegen den Schwächeren Hilfe zu leisten. Oberflächlich schien die Lage für die DDR günstiger zu sein. Dekolonisierung galt als moderne Form des Klassenkampfes, sie reihte sich also in die Kontinuität der in Ostdeutschland herrschenden Ideologie ein. Da die Deutsche Demokratische Republik auf Seiten des edleren Kampfes stand, würde es ihr gelingen, den von Bonn ihr gegenüber erhobenen Vorwurf eines Mangels an innerer Demokratie auszugleichen. Der durch sich stets steigernde Gewalt und Verbrechen gekennzeichnete Algerienkrieg bot der SED-Führung eine günstige Gelegenheit, ihre üblichen Vorwürfe gegen Bonn zu begründen. Die Wirklichkeit sollte sich allerdings anders gestalten. Ostberlin verfügte nicht über die Mittel zu einer wirkungsvollen Dritte-Welt-Politik. Die DDR gestaltete ihre Beziehungen zu den im Kampf um ihre Unabhängigkeit stehenden Völkern einerseits ideologisch, anderseits aber, ohne die notwendigen finanziellen Gelder einzusetzen. Stattdessen sah man Bonn als einen Partner, der helfen konnte. 1959 – 1960, als Seku Ture im Begriff war, die DDR anzuerkennen, gelang es z.B. Bonn, dies durch eine Zuckerbrot und Peitsche-Politik zu verhindern, obgleich Guinea bereits Handelsverträge mit Ostberlin abgeschlossen hatte.

SUMMARY The Reich had lost its colonies following the Versailles Treaty; the Federal Republic of Germany as well as the German Democratic Republic were thus spared decolonisation. Yet, in the 1950s–60s it proved subsidiary ground for the rivalry between them. Unlike the United Kingdom, France seemed unable to deal with the decolonising process successfully. The Bandung Conference increased the cleavage between the two German states: the potential influence of the new pressure group within international institutions made Bonn and East Berlin even more circumspect. The Indochina War, over by the time of Bandung, was no problem. It reflected the world’s twofold division, as Germany itself did. France was seen to be standing for Western civilising values whereas Hô Chi Minh’s soldiers embodied the fight of the oppressed for their freedom and dignity. Both German capitals backed the block they belonged to. The other conflicts led to a less Manichean approach. Two basic elements determined West- and East-German positions. The first was undoubtedly their prime rivalry, with on the one hand Bonn’s will to stand as the unique representative of the German nation while Pankow on the other hand aimed to obtain recognition from as many capitals as possible in order to impose itself as the second German state. Besides, the conviction of many contemporaries that the decolonisation process was inescapable played a significant part: history would put a stop to the inequality between the oppressors and the oppressed. Whoever backed Paris was likely to be blamed for supporting an anachronous and unfair fight. In terms of image, East Germany ought to have been the more successful, public opinion’s sympathy naturally going to the weak. Moreover decolonisation appeared as a modern form of class struggle, therefore relevant to the GDR’s ideol-

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ogy. Its support to a noble cause countered its own lack of democracy, which Bonn used to spread doubts as to its legitimacy. The Algerian War and the indignation caused by French acts of violence could particularly prove conducive ground. Yet, things turned out different. East Berlin could not afford an efficient policy towards the Third World and thus managed its relations with emerging countries ideologically and meanly, while Bonn came to be considered as a worthwhile partner. In 1959-60, Bonn even succeeded in stopping Guinea from recognizing the GDR even though commercial agreements had already been signed between the two countries.

Partie 3

DES OCCUPATIONS A L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

DES OCCUPATIONS A L’INTÉGRATION EUROPÉENNE SYLVAIN SCHIRMANN La coexistence des histoires nationales ne doit pas taire les convergences entre les lignes de faîtes d’un pan d’histoire européenne. Si l’on prend la problématique de l’occupation et de la domination, les espaces concernés par ce colloque ont tour à tour subi le poids des hégémonies française et allemande. Si l’on étend le champ au Grand-Duché faut-il aussi parler de positions belges évoquant une volonté de mainmise sur le Luxembourg ? C’est peut-être parce qu’ils ont connu l’impérialisme du voisin, que des hommes des trois Etats ont donné une impulsion particulière au processus de la construction européenne. Traiter de cette problématique, c’est d’abord présenter une chronologie des occupations. Mais ces occupations – dans leurs nombreuses variantes – laissent des traces, alimentant souvent le désir de revanche ; débouchant plus rarement sur des tentatives de coopération ou des projets d’intégration européenne. Ces derniers s’imposent après 1945. Résultat indirect des périodes d’occupation, le fait que les trois Etats soient au cœur du dispositif qui conduit à la CECA puis à la CEE et à l’UE n’est pas le fruit du hasard. Cette construction n’est cependant pas linéaire, comme le rappellent les nombreuses crises qui émaillent l’histoire de la construction européenne. Sans remonter trop loin dans le temps, la période qui court de la fin du XIX° siècle à la fin de la Première Guerre mondiale porte la marque de la domination du Reich allemand. La défaite française l’explique partiellement1. L’annexion de l’Alsace-Lorraine et la création par la suite du Reichsland furent les marques du nouveau rapport de forces continental en Europe. La Terre d’Empire n’avait pas le statut d’un Etat confédéré allemand : l’essentiel des décisions la concernant fut pris à Berlin. La constitution de 1879 décentralisa quelque peu les affaires d’Alsace-Lorraine, dans la mesure où un Statthalter faisait dorénavant office de chancelier pour le Reichsland. En 1911, enfin, l’Alsace-Moselle obtint à l’instar d’autres Länder une réelle autonomie. On estima alors à Berlin que la politique de germanisation avait porté ses fruits. La Première Guerre mondiale conduit le Kaiser à occuper la Belgique et le quart nord-est de la France. Dorénavant l’espace conquis est intégré à l’effort de guerre allemand. Bien plus, les buts de guerre du Reich révèlent la volonté des élites impériales de créer une Europe allemande, qui lierait la Belgique au Reich et affaiblirait définitivement la France2. Les résultats de la Première Guerre mondiale bousculèrent à nouveau la donne. C’est au tour de la France d’imprimer sa marque à l’espace référent, dans le cadre de sa politique hégémonique en Europe. Paris fit pression sur la Belgique pour obtenir un accord militaire (cf. l’exploitation par la France de la demande luxembourgeoise d’une union économique avec la France). La France retrouva

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Se reporter à des manuels d’histoire de relations internationales, notamment : GIRAULT René, Diplomatie européenne. Nations et impérialismes, 1871 – 1914, Paris, A. Colin, 1997. Voir RENOUVIN Pierre, La crise européenne et la Première Guerre mondiale, Paris, PUF, Peuples et Civilisations, vol. XIX, 1962 ; ou FISCHER Fritz, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-1918, Paris, Editions de Trévise, 1970.

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ses « provinces perdues »3. Mais c’est dorénavant l’Allemagne rhénane et la Sarre qui subissent une domination française. L’occupation de la rive gauche du Rhin devait non seulement assurer la sécurité française, mais encourageait également le particularisme rhénan. L’occupation de la Ruhr en 1923, prouve à quel point une présence française en Allemagne pouvait contribuer à détacher les provinces occidentales d’une Allemagne que d’aucuns en France et ailleurs jugeaient encore trop prussienne. En Sarre, Paris s’appuya sur la SDN. Le mandat prévoyait l’existence d’une commission de cinq membres (dont un Français) qui exerçait la souveraineté politique. Le statut particulier accorda à la France la Régie sur les mines et l’industrie lourde. Autant dire que l’économie sarroise rentrait dans l’orbite française. Au bout des quinze années prévues par le mandat, les Sarrois firent le choix du retour à l’Allemagne4. L’ascension du national-socialisme, la politique extérieure agressive d’Hitler et la Seconde guerre mondiale modifièrent à nouveau la donne. L’idéologie raciale des maîtres du III° Reich donna une autre coloration aux occupations. Considérés comme ethniquement allemandes, les populations alsaciennes, lorraines, luxembourgeoises et belges d’Eupen-Malmédy furent annexées de fait dès l’été 1940. Le reste de l’espace belge et français dépendit à des degrés divers des autorités allemandes. Les critères raciaux et stratégiques dictèrent la constitution du gouvernement général de Belgique auquel fut rattaché le nord de la France. Le statut français, et ses différentes zones, puis l’occupation complète du territoire en 1942 placèrent l’ensemble de l’Europe du Nord-Ouest sous la coupe allemande et ce jusqu’en 19445. A la libération, les occupations reprirent à la faveur des règlements de la guerre. Elles concernèrent l’Allemagne, sur laquelle les Alliés exercent l’autorité souveraine. La division en quatre zones d’occupation, puis le maintien des troupes étrangères après la constitution des deux Etats allemands témoignent du nouveau rapport de forces. Paris tente également une mainmise sur la Sarre. Le rattachement de celle-ci à la RFA en 1957 met fin au conflit territorial dans l’espace Saar-Lor-Lux6. Mais ce n’est qu’en lendemain de la chute du Mur et avec le départ des troupes étrangères (hors cadre de l’OTAN) que prend fin l’occupation de l’Allemagne. On est donc frappé par la durée de ces occupations. De l’unité allemande à la réunification, il n’y a pratiquement pas de période où un territoire ou un autre de l’espace étudié n’ait été concerné par une occupation. Simplement les occupations ont été de nature différente. Leurs résultats furent également très éloignés. Des convergences ont certes existé : au lendemain de chaque conflit, les vaincus durent payer un tribut ou des réparations. Les sommes versées par les vaincus accompagnent une volonté d’affaiblissement économique par le vainqueur. Que ce soit après 1871, ou encore après 1918, le vainqueur cherche à maîtriser les 3 4

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GIRAULT René, FRANK Robert, Turbulente Europe et nouveaux mondes 1914-1941, Paris, A. Colin, 1998. BARIETY, Jacques, Les relations franco-allemandes après la Première Guerre Mondiale. 10 Novembre 1918 – 10 Janvier 1925 : de l’Exécution à la Négociation, Paris, Pédone, 1977 ; JEANNESSON Stanislas, Poincaré, la France et la Ruhr (1922 – 1924). Histoire d’une occupation, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1998 ; MÜHLE Robert W., Frankreich und Hitler, 1933-1935, Paderborn, Schöningh Verlag, 1995. BLOCH Charles, Le III° Reich et le Monde, Paris, Imprimerie Nationale, 1986. HUDEMANN Rainer, POIDEVIN Raymond (Hrsgb.), Die Saar 1945 – 1955. Ein Problem der europäischen Geschichte, München, Oldenbourg Verlag, 1992.

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échanges commerciaux : il suffit de se reporter aux clauses commerciales du traité de Francfort, ou encore à celles du traité de Versailles pour s’en convaincre. Les démantèlements français après 1945 répondent à la même logique. Les statuts de la Sarre visent à deux reprises, eux aussi, à assurer à Paris l’indépendance charbonnière et le renforcement du potentiel sidérurgique. Mais la France chercha également à plusieurs reprises à renforcer son influence en Allemagne à la faveur des après-guerres. Si l’on prend l’exemple des années vingt, la politique allemande de la France est tracée d’avance : aider le fédéralisme là où il a toutes les raisons de se manifester et où les possibilités d’intervention sont les plus grandes, en Rhénanie particulièrement. Il suffit de se reporter à certaines suggestions de Tirard, pour prendre conscience des desseins français : « agir sur la presse rhénane et allemande, défendre énergiquement les Rhénans contre le terrorisme prussien, œuvre des fonctionnaires imposés par Berlin ». Il s’agit également d’orienter la production rhénane vers l’ouest, de gagner la sympathie du clergé et des catholiques. Cela passe par une politique culturelle (création de lycée, d’écoles, d’un enseignement supérieur à Mayence) et la diffusion de la culture française en Rhénanie (utilisation de la presse, des expositions….)7. On pourrait également évoquer la politique religieuse, ou encore les tentatives de rapprochement économique avec les industriels rhénans. Bien des aspects de cette politique sont repris après 1945, dans le cadre de la zone française d’occupation. Il suffit de renvoyer aux nombreux travaux et colloques qui lui sont consacrés. C. Defrance a étudié la politique culturelle, C. Baginski, la politique religieuse, un article de Marie-Thérèse Bitsch les projets de démantèlement économique et la thèse de S. Lefèvre a mis en valeur le problème de la coopération économique et les tentatives de rapprochement en ce domaine avec les industriels de la zone d’occupation. Il n’est jusqu’à la politique syndicale, par exemple, où le général Koenig et les autorités françaises ont encouragé dans leur zone la diffusion du modèle français. Jusqu’en 1947 plusieurs organisations syndicales coexistent dans la zone française, alors que la tendance à l’unité est réelle dans les autres zones d’occupation8. Tout autre est la réalité du Reichsland. Les autorités allemandes ayant conscience de la vague protestataire introduisirent progressivement la législation et les pratiques administratives allemandes. Si l’on prend l’exemple de la langue, en observant le cas de la Lorraine au sein de laquelle le problème de la frontière linguistique est plus parlant qu’en Alsace, force est de constater que le français resta souvent langue vernaculaire dans beaucoup de villages. La durée de la présence allemande amena progressivement à un rapprochement des élites locales et des 7

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Voir BARIETY Jacques et JEANNESSON Stanislas, op. cités ; ajouter VALENTIN Jean-Marie, BARIETY Jacques, GUTH Alfred, La France et l’Allemagne entre les deux guerres mondiales, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1987 ; TIRARD Paul, La France sur le Rhin. Douze années d’occupation rhénane, Paris, Librairie Plon, 1930. DEFRANCE Corine, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, 1945 – 1955, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1994 ; ZAUNER Stefan, Erziehung und Kulturmission. Frankreichs Bildungspolitik in Deutschland 1945 – 1949, München, 1994 ; BAGINSKI Christophe, La politique religieuse de la France en Allemagne occupée (1945-1949), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Nord, 1997 ; LEFEVRE Sylvie, Les relations économiques franco-allemandes de 1945 à 1955. De l’occupation à la coopération, Paris, CHEFF, 1998 ; BITSCH Marie-Thérèse, « Un rêve français : le désarmement économique de l’Allemagne (1944-1947) », Relations internationales, n° 51, automne 1987 ; LATTARD Alain, Gewerkschaften und Arbeitgeber in Rheinland-Pfalz unter französicher Besatzung 1945 bis 1949, Mainz, 1988.

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populations venues du reste du Reich. Les mémoires de Von Ribbentropp, qui a passé une partie de sa jeunesse à Metz, montrent clairement les rapports pacifiés entre certaines familles messines et les prussiens présents dans la ville de garnison. Les rapports se tendent à l’approche du premier conflit mondial9. Cette présence allemande n’est pas sans conséquence à terme : maintien d’un droit local, du concordat, entretenant un particularisme dans la République unitaire. Le particularisme a permis également aux autorités allemandes d’entretenir un autonomisme, dont les heures de gloire se situèrent dans l’entre-deux-guerres. Les occupations des temps de guerre relevèrent d’autres logiques. Si l’on prend la Première Guerre mondiale, il y a un double aspect : celui dynamique de l’invasion, de ce passage brutal de la paix au drame ; puis celui statique de l’occupation proprement dite. Le premier aspect, concernant aussi bien la France que la Belgique, est le temps de la rupture, celui où l’on cesse brutalement ses activités normales. C’est aussi le temps des atrocités liées à l’invasion et beaucoup de travaux ont présenté les violences sur les populations civiles. Pour la France, la Belgique, les territoires occupés sont d’abord considérés comme envahis, c’està-dire sont dans une situation transitoire, temporaire appelée à disparaître avec l’avance victorieuse des soldats. Ceux qui sont originaires de ces espaces envahis/occupés sont désormais coupés des leurs. Ces populations occupées sont persuadées qu’elles sont « au front ». Au drame de la défaite, de l’impression qu’on ne fait plus partie de sa patrie, s’ajoute la dureté financière et économique de l’occupation. C’est le cas des Belges et des Français du Nord-Est. Les différents aspects de la totalisation du conflit y sont parfois acceptés. Mais le plus souvent, on s’y résigne, rarement on refuse et on conteste. Se pose déjà le problème de la collaboration avec les occupants, notamment en matière d’organisation économique et de complémentarités à établir en vue de l’effort de guerre allemand. Au total les civils des régions occupées subissent une forme de siège de l’intérieur, maintenant la sujétion à l’égard de l’ennemi. Celle-ci développe une haine à l’égard des allemands qui n’a pas besoin du bourrage de crâne pour s’entretenir. Il suffit de se reporter à la richesse sémantique qui affuble les Allemands pour s’en convaincre. Or souvent à la fin du conflit, un déficit de mémoire, voire pour certains « une défaite de la mémoire » se sont produits à l’égard de ces populations, dont l’expérience a été négligée par rapport à l’expérience majoritaire des pays, celle du drame des combattants10. Faut-il revenir longuement sur la dernière guerre mondiale qui affecte encore la mémoire européenne ? Ces terres de conflit, d’occupation qu’ont été les espaces belge, allemand et français sont également espaces de dépassement des conflits. Dès la fin du XIX° siècle, que ce soit dans l’espace allemand, français ou belge des réflexions surgissent sur la résorption de l’antagonisme franco-allemand. Celles-ci favorisent une coopération internationale, encouragent à la mise en place d’organisations internationales promotrices de la paix. En Belgique par exemple, le socialiste Hector Denis préconise un nouveau Zollverein intégrant la Belgique et dont l’Allemagne 9 10

Voir par ex. ROTH François, La Lorraine annexée, 1870-1918, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1976 ; RIBBENTROP Joachim von, De Londres à Moscou, Mémoires, Paris, Grasset, 1954. Sur ces questions, voir par exemple, AUDOUIN-ROUZEAU Stéphane et BECKER Annette, 14 – 18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; AUDOUIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, INGRAO Christian, ROUSSO Henry (sous la direction de), La violence de guerre 19141945, Bruxelles, Complexe, 2002 ; MOSSE George L., De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.

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serait le cœur et le lien. Cette union douanière constituerait à ses yeux l’embryon des Etats-Unis d’Europe. Pour Jules Destrée, c’est le socialisme et le concept des Etats-Unis d’Europe qui doivent fédérer les nations du vieux continent. D’autres, c’est le cas de Dumont-Wilden rêvent de constituer cette Europe autour de la France, seule capable de résister au danger allemand et slave. Dans les pays germaniques et plus particulièrement dans le Reich des Hohenzollern, la question européenne préoccupe des penseurs et des hommes politiques venus d’horizon très divers. Si l’Europe n’a pour Bismarck aucune autorité morale, ni aucune supériorité par rapport aux Etats, se forge en revanche en Allemagne tout une pensée fédéraliste. Julius Fröbel, par exemple, exhorte l’Europe occidentale, elle qui représente « la culture idéale » à prendre conscience de sa situation face aux pays du réalisme et de l’utilitarisme, à savoir « l’Ouest américain et l’Est russe ». Au moment de Sadowa, il écrit : « Les Etats de l’Europe occidentale ne peuvent plus apparaître dans la pénombre de l’avenir que comme les cantons d’une grande confédération. » Or il faut une puissance directrice capable de construire cette entité. Si Fröbel a d’abord songé à la France, l’unité allemande lui fait dire qu’il vaut mieux une Allemagne fédérativement unifiée qu’un Etat centralisé. D’où l’importance croissante du lien entre question allemande et construction européenne. Il faudrait alors un aménagement de la Confédération germanique au centre d’une Mitteleuropa, qui deviendrait elle-même le noyau d’une confédération européenne. On peut encore citer Jörg ou Konstantin Franz, qui constatent que l’éclatement de l’Europe est lié à la déchristianisation. Face au libéralisme de l’Ouest, à l’autocratisme de l’Est, le lien profond qui unit l’Europe reste la tradition religieuse. Le Reich pourrait être au cœur de la renaissance européenne, fédérant tous les pays situés entre la Russie et la France. Pour d’autres, le juriste Bluntschli notamment, « la fraternité future des Allemands et des Français…conditionne le salut de l’Europe ». Avec lui, on côtoie les différents courants pacifistes qui, à partir de la seconde moitié du XIX° siècle et à l’instar des nombreuses Friedengesellschaften, rêvent d’une Europe pacifiée à travers une Fédération d’Etats libres, ou encore des instances arbitrales. Les socialistes allemands ne furent pas en retrait sur la question de l’unité européenne. Les interventions de Bebel au Reichstag en 1870 revendiquent clairement le droit à l’autodétermination pour les peuples d’Europe. Quant à Johann Becker, il en vint à souhaiter « une République social-démocratique des Etats-Unis d’Europe ». Les milieux économiques se rallièrent eux aussi, face à la concurrence américaine et comme conséquence inévitable des transformations industrielles, à un processus de constitution d’une unité du continent et d’un marché européen. Nationalisme, apogée du matérialisme, il n’en faut pas plus pour que certains penseurs allemands (Nietzche, Burckhardt) y voient les signes d’un déclin, d’une décadence dont l’unité européenne constituerait seule l’issue. Au tournant du siècle, le congrès du 25ème anniversaire de l’Ecole libre des Sciences politiques explore à son tour la problématique des Etats-Unis d’Europe. En ressortent quelques idées majeures. L’union européenne est d’abord le plus sûr moyen de gagner la paix. Elle est ensuite la condition de la puissance, grâce au regroupement des forces. Mais on insiste également sur la nécessité de sauvegarder la personnalité des Etats européens et la formule imaginée est ainsi plus proche de la confédération que de la fédération. L’Europe avait également ses frontières, puisqu’on la voyait continentale, excluant l’Angleterre, l’Empire russe et ottoman. Le débat n’était cependant pas clos sur cette question. La diplomatie française ne voulut cependant pas

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prendre d’initiatives dans cette direction, préférant le système des alliances classiques pour assurer la sécurité du pays. Ainsi à la veille de la guerre, les ressorts essentiels d’une construction européenne sont en place, qu’ils soient d’ordre économique, politique ou culturel11. La question de l’intégration européenne rebondit au lendemain de la première guerre mondiale. Plusieurs questions se posent : celle de la sécurité, celle de la reconstruction liée à celle des réparations. Derrière ces questions se profile toute la problématique de l’architecture du continent européen. Aux logiques hégémoniques (britannique ou française) s’opposent des projets de coopération, qui ont souvent comme lointaine perspective l’unification du continent européen. Certes ces projets ne sont en rien isolés. D’autres, venant d’autres espaces du continent poursuivent le même objectif : Coudenhove, Hantos, Heerfordt, Hodza, etc… De cet espace sort dans l’entre-deux-guerres la nécessité d’un continent pacifié12. Dès les années vingt, l’initiative d’un Loucheur et d’un Rathenau, qui par les accords de Wiesbaden tentent de dépasser l’antagonisme franco-allemand en trouvant une solution satisfaisante à la question des réparations, question épineuse dans les rapports entre les deux pays. Sécurité et paix sont au cœur des initiatives de Briand, de Stresemann et de leurs partenaires belges. Locarno se situe dans cette vaine, les adversaires d’hier reconnaissant les frontières de l’heure. Les deux grands ont certes parfois tendance à oublier le petit voisin, comme le prouvent les discussions de septembre 1926 à Thoiry. Mais, globalement de 1925 à 1929, France, Allemagne et Belgique contribuent à créer un climat de paix en Europe occidentale qui conduit directement à l’évacuation anticipée de la rive gauche du Rhin en 1930. Le départ des troupes françaises et belges d’Allemagne s’inscrit également dans le contexte de l’initiative Briand et du « lien fédéral » en Europe. Le Président du Conseil souhaitait certes inscrire la sécurité de la France, dans la sécurité européenne. Si son projet reçut les soutiens des autorités belges, l’accueil fut beaucoup plus réservé en Allemagne. En effet les dirigeants du Reich, surtout après la disparition de Stresemann, n’entendaient point être liés par des accords qui pouvaient leur enlever toute marge de manœuvre en Europe orientale. Dès lors, ils inversèrent quelque peu la problématique de la fédération européenne, en insistant sur les nécessaires ajustements (frontières, égalité des droits, minorités…) préalables à la fédération européenne. Née dans le contexte de la crise économique et de l’ascension des courants totalitaires, la Commission d’études pour l’Union européenne (CEUE) n’eut dès lors qu’un écho limité dans l’opinion européenne. Peut-être faut-il mentionner dans le cadre de ces travaux certains débats qui montrent au grand jour certaines divergences entre « ces chers voisins », que l’on peut parfois encore retrouver aujourd’hui. Dans la discussion de janvier 1931, lorsqu’il est question de l’appartenance de la Turquie et 11

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REAU Elisabeth du, L’idée d’Europe au XX° siècle, Bruxelles, Complexe, 2001 ; HERSANT Yves, DURAND-BOGAERT Fabienne, Europes. De l’Antiquité au XXè siècle. Anthologie critique et commentée, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 2000 ; NURDIN Jean, Le rêve européen des penseurs allemands (1700 – 1950), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2003 ; DUMOULIN Michel et DUCHENNE Geneviève (textes réunis par), L’Europe inachevée, Bruxelles, P.I.E. – Peter Lang, 2006 ; DUCHENNE Geneviève, Visions et projets belges pour l’Europe. De la Belle Epoque aux traités de Rome (1900 – 1957), Bruxelles, P.I.E. – Peter Lang, Euroclio, 2001. Sur toute la réflexion concernant l’entre-deux-guerres, voir SCHIRMANN Sylvain, Quel ordre européen ? De Versailles à la chute du III° Reich, Paris, A. Colin, 2006. Le lecteur trouvera une bibliographie et les références des emprunts de la partie de ce texte consacrée à la période 1918-1945.

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de l’URSS à la CEUE, Français et Allemands s’opposent : Paris met en garde contre cette appartenance, qui pour elle menace les équilibres géopolitiques du continent, alors que Berlin souligne la nécessaire intégration de ces Etats, qui renforcerait la sécurité du continent et permettrait à ces pays de « s’occidentaliser ». La question des frontières et de l’identité européenne est ainsi clairement posée. Lorsque l’antagonisme franco-allemand s’amplifie au cours des années trente, c’est souvent au tour des Belges de prendre des initiatives en matière de pacification du continent. Contemporaines de l’initiative Briand, les propositions de Paul Hymans en septembre 1929 tranchent davantage par la méthode préconisée, celle d’un régionalisme économique européen comme moyen de parvenir à l’unité européenne, que par la finalité. Quelques années plus tard, au moment où le ciel européen s’assombrit, Paul Van Zeeland s’attache à son tour à tenter l’impossible : amener Hitler à la raison, et à travers un clearing généralisé, « ouvrir toute grandes les écluses à la paix », pour reprendre l’expression de PierreEtienne Flandin. L’échec de sa tentative laisse la voie libre aux partisans de l’apaisement. Si pour certains d’entre eux, on ne peut douter de la sincérité de leurs objectifs, les faits (par exemple les discussions entre responsables français et allemands entre Munich et mars 1939) montrent le côté illusoire de ces politiques. La pacification du continent reposait pour d’autres prioritairement sur l’unité économique de l’Europe. D’elle pouvait sortir à terme son unité politique. La nécessité de l’unité économique est évoquée dès la conférence de Bruxelles en 1920. Préparée par Jean Monnet, la réunion de Bruxelles préconise l’abolition de toutes les restrictions au commerce et la restauration des piliers de l’ordre économique que sont pour elle la rigueur budgétaire et fiscale, l’étalon-or, la stabilité des changes et la libre circulation des capitaux et des marchandises. Dans le contexte de l’après Première Guerre mondiale, cela suppose des prêts internationaux afin que les Etats les plus démunis puissent se procurer le capital nécessaire à leur reconstruction. Cette logique de prêts internationaux se retrouve derrière les plans Dawes et Young, par exemple, qui, pour le premier des deux du moins, permettent une restauration économique européenne. C’est dans cette phase de relative prospérité économique, que des économistes français, allemands, belges avec des homologues d’autres pays lancent en 1925 l’Union douanière européenne. Les noms de Stein, Gide, Rist, de Jansen, de Frère et d’autres sont, sur ce plan, significatifs. Les préoccupations libre-échangistes motivent Louis Loucheur pour réclamer une conférence économique internationale. Celle-ci se tient à Genève en 1927. Préparée par un belge, Theunis, elle met aux prises les positions d’un Stresemann, souhaitant une union douanière européenne, reposant sur la libre circulation des matières premières, et la diminution des tarifs sur les produits finis et semi-finis, aux propositions de la délégation belge préconisant des accords sectoriels et une juridiction arbitrale en matière d’échanges. Mais c’est davantage une discussion sur la méthode que sur les objectifs. Ceux-ci restent invariablement les mêmes : l’ouverture des marchés européens. Cette ouverture se retrouve derrière les projets d’organisation ou de cartellisation de certaines productions, telle qu’elle est envisagée par Mayrisch et l’Entente internationale de l’acier à partir de 1926. Si les difficultés sont importantes, conduisant progressivement les sidérurgistes allemands à prendre leur distance à l’égard du cartel, il n’empêche que la tentative d’organisation des marchés de l’acier fait d’autres émules. Dès 1926, des formes d’organisation similaires se mettent en place dans l’aluminium, la potasse, le zinc, le ciment, l’électricité, les ciments, les colorants : on y retrouve au-

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tour du trio germano-franco-belge, d’autres producteurs européens : tchèques, suisses, autrichiens, nordiques…Cette forme de rationalisation économique maintient certes les prix et l’activité, mais elle vise également à dépasser cette situation de fait qui fait correspondre encore trop souvent frontières politiques et frontières économiques. Organisation des marchés et libération des échanges vont ainsi de pair. A partir des années de crise, les principaux dirigeants belges firent du régionalisme économique la base de leurs propositions économiques. Ce régionalisme ne visait pas à limiter le processus d’unification économique du continent, mais à adapter la méthode de construction aux réalités d’une crise économique internationale. Hymans, en proposant par exemple la constitution d’ensembles économiques régionaux qui iraient à leur rythme vers des unions douanières, n’oublient pas d’en appeler à l’action économique concertée entre les différentes entités européennes, ce que l’on peut traduire déjà comme des prémisses de politiques communes, car il s’agit d’harmoniser les politiques commerciales, fiscales, de trouver des façons communes d’aborder la question des prohibitions. L’ouverture au reste de l’Europe se retrouve également derrière le texte de la Convention d’Ouchy, lorsque l’espace économique que Belges, Néerlandais et Luxembourgeois constituent reste ouvert à d’éventuels partenaires, à la condition que ceux-ci respectent l’acquis en matière de démantèlement douanier. Paris et Berlin instrumentalisent plus que de raison ce régionalisme et s’en servent pour renforcer leur position. Le Reich tente de l’utiliser pour réorganiser l’Europe centrale, à travers la tentative d’Anschluss de mars 1931 ; la France poursuit les mêmes desseins à travers le plan Tardieu ou les tentatives de règlement des difficultés économiques de l’Europe centrale et orientale. La volonté de créer un blocor strictement défensif à partir de 1933 est vouée au même échec. Il n’empêche, tous ces projets ont jeté des réflexions pertinentes en matière d’intégration européenne. Quelques pistes méritent d’être mises en exergue. Dans ces plans des années de crise germe le projet d’une Europe monétaire. Français et Belges se retrouvent souvent derrière l’idée de faire de la BRI une « banque centrale des banques centrales », limitant la souveraineté monétaire des Etats nations (lesquels prendront leur revanche à la conférence économique de Londres, qui consacre tout à fait officiellement cette souveraineté) ou encore de l’envisager comme un fonds monétaire, qui pourrait régler définitivement le problème de la stabilité des changes en Europe. La question d’un fonds monétaire, ou encore d’un fonds de revalorisation des céréales est une des pierres angulaires des propositions françaises, car il s’agit bien évidemment de faire de l’Europe un espace de taux de change stable. Le fonds doit ainsi permettre la disparition des dévaluations et du contrôle des changes. Un espace monétaire européen suppose aussi une politique économique commune marquée du sceau de la déflation. Rigueur budgétaire, contrôle des revenus et des prix, maîtrise de l’endettement sont les maîtres mots de ces politiques. La crise, puis progressivement la montée des tensions politiques, relancent également les projets d’Eurafrique. Certes, Coudenhove et Paneurope n’avaient pas fait mystère de la vocation européenne de développer l’Afrique. Mais les replis impériaux qui s’amorcent à la faveur de la crise (c’est surtout le cas de la France) relancent ces perspectives. Sans revenir sur les communications d’un colloque tenu sous la responsabilité scientifique de Marie-Thérèse Bitsch et de Gé-

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rard Bossuat, mentionnons par exemple les visions d’un Sarraut13. Les « appeasers » de la seconde moitié des années trente s’appuient également sur ce concept d’Eurafrique pour tenter « d’acheter » la paix. Le développement de l’Afrique française ou belge passerait ainsi par une association du capital français ou belge et de la technologie et du savoir-faire allemand. Des sociétés mixtes associant ces deux volets pourraient être constituées au profit des industriels et des financiers des trois pays occidentaux. Et les colonies africaines y gagneraient leur développement économique. Pour illusoire que fut cette vision à la fin des années trente, il n’empêche que les deux puissances colonisatrices que furent la France et la Belgique ne purent envisager la constitution d’une unité économique de l’Europe sans y associer leurs empires ; de surcroît, on eut du mal à imaginer le développement de l’Afrique sans y inviter l’Allemagne. Cette Europe économique n’avait de sens, pour certains, que si elle allait de pair avec une Europe sociale et la mise en place d’actions, de projets humanitaires pour l’Europe. Dans ces réflexions Allemands, Belges et Français occupèrent également une place de choix. Le Bureau international du travail (BIT) fut peut être l’endroit par excellence, mais non exclusif ou ces propositions arrivèrent, furent débattues et souvent mises en forme. Dès le début des années 1920, Albert Thomas et son équipe du BIT réfléchirent à la modernisation économique et sociale. En pointe sur certaines questions, comme celle de la journée de 8 heures, à l’origine d’idées intéressantes dans la perspective de lutte contre la crise (bourse européenne de l’emploi, grands chantiers…), le BIT participe de cette ambiance qui, à travers la réflexion sur les normes sociales et son fonctionnement paritaire, travaille à l’amélioration du contexte européen au lendemain du premier conflit mondial. D’autres organismes, au sein desquels on retrouve les représentants de nos trois Etats voisins, y contribuent également. Il suffit de regarder ce qui se passe du côté de l’organisation d’hygiène de la SDN, de la coopération intellectuelle pour le mesurer. Si l’on aborde enfin, pour l’entre-deux-guerres, la question de l’identité européenne, force est de constater certaines convergences entre intellectuels, publicistes de nos trois Etats. Le projet d’intégration européenne repose souvent sur la prise de conscience commune d’un déclin. Or l’Europe est un fait de très ancienne civilisation, produit d’un triple héritage : « Rome, Jérusalem, Athènes » pour reprendre certaines expressions en vogue à l’époque. Héritière de l’humanisme, elle a en elle les ressources pour vaincre ce qui la menace, la montée du nationalisme, de la pensée positiviste et scientifique. La « grande entreprise » de régénération passe par le mouvement unitaire. Cela suppose le dépassement des antagonismes, et plus particulièrement le conflit franco-allemand. « A visiter ses frères ennemis, écrit Georges Duhamel dans sa Géographie cordiale de l’Europe, on finit par découvrir sa ressemblance intime,… le précieux patrimoine, la commune civilisation ». Ou encore Heinrich Mann qui rappelle qu’il faut réaliser l’idéal des Etats-Unis d’Europe autour de la France et de l’Allemagne. Une élite catholique, présente dans les trois Etats prépare également le rapprochement européen. Autour de Sangnier, ou de Vaussard et de son Bulletin catholique international, ou de ceux qui se retrouvent à Colpach autour de Mayrisch, elle essaie de donner corps à un projet d’Europe catholique. Le rapprochement envisa13

BITSCH Marie-Thérèse, BOSSUAT Gérard, (sous la direction de), L’Europe unie et l’Afrique. De l’idée d’Eurafrique à la convention de Lomé I, Bruxelles, Bruylant, 2005

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gé ici est d’abord régional. A partir de la réconciliation franco-allemande, c’est autour du Rhin que doit se construire une entité européenne. Mais les difficultés sont nombreuses, y compris au sein du monde catholique, comme le montrent les discussions au sein de l’Internationale syndicale chrétienne, la délégation française refusant systématiquement toute discussion sur les traités de paix. Et si Sangnier réunit plusieurs milliers de jeunes européens à Paris au milieu des années vingt, force est par exemple de dire que la première rencontre directe au sommet entre syndicalistes chrétiens français et allemands a lieu en 1932. Bien trop tard compte tenu du contexte ! Les autres courants ne sont pas en reste : jeunes socialistes, par exemple. L’entre-deux-guerres laisse ainsi un héritage important en matière de construction européenne. Cet héritage fructifie par la suite, sous l’effet conjugué de trois événements majeurs : la Seconde guerre mondiale, la Guerre froide et la décolonisation. Ils touchent les trois Etats, objet de ce colloque. L’Europe est présente dans les projets de collaborateurs et de résistants. Elle est également présente dans les préoccupations des gouvernements en exil. Nombreux sont ceux qui, rexistes par exemple, proches d’un Delaisi pour d’autres ou d’un Drieu en France, qui considèrent Hitler comme un « progressiste », capable d’organiser l’espace continental européen tout en garantissant l’autonomie des composantes nationales. Si elle s’affirmait, une telle Europe n’aurait rien à craindre d’éventuels adversaires. Dans « cette fédération, il y aurait, comme le rappelle Drieu, hégémonie ». Fédération et hiérarchie, voilà les piliers de la III° Europe, la nouvelle Europe. Cette vision est en contradiction totale avec celle développée par les courants de la résistance. Le socialiste Hermann Brill, par exemple, préconise la constitution d’une République populaire allemande, qui prendrait sa place dans une Confédération organisée autour de l’entente franco-allemande. Cette position rejoint celle adoptée par l’Union des organisations socialistes allemandes présentes à Londres en 1943, exigeant une Europe fédérée incluant une Allemagne démocratique et sociale. Le Manifeste de Buchenwald (13 avril 1945) la voit naître « d’une entente et d’une coopération franco-allemandes et germano-polonaises ». L’objectif de réconciliation et de démocratisation se retrouve également dans des cercles chrétiens allemands. Résistants belges et français, en dehors parfois d’une attitude de justicier compréhensible, se placent souvent dans la même perspective. La paix ne peut se construire que dans le cadre d’une organisation internationale et avec des limitations de souveraineté. Dans les courants socialistes, cette Europe unie ne peut être que celle des travailleurs et dès lors sa construction est synonyme de révolution sociale. Le divergences portent parfois sur la taille de l’Europe : ensemble continental avec ou sans le Royaume-Uni, ou encore petite Europe autour de la Belgique, du Luxembourg, des Pays-Bas et de la France. Entre ces extrêmes les déclinaisons sont nombreuses. De même que sur les formes d’organisation, les variantes sont aussi diversifiées entre le fédéralisme, l’Etat unitaire ou l’approche intergouvernementale. Les gouvernements belge et français en exil façonnent également des perspectives pour l’après-guerre. Les milieux belges de l’exil espèrent par exemple la constitution d’une union occidentale, avec les Pays-Bas et la France et les empires coloniaux respectifs. D’aucuns, comme Van Zeeland ont une préférence pour une union douanière et monétaire de l’Europe occidentale. C’est à cette logique d’une construction européenne limitée à l’Ouest du continent que répond l’association

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de la France au Benelux par l’accord économique de février 1945. Une telle Europe aurait également l’avantage d’endiguer une éventuelle renaissance allemande. L’Allemagne est présente dans les débats d’Alger et dans la vision de la France libre en matière de réorganisation de l’Europe. Monnet, Alphand, Marjolin, Massigli esquissent tour à tour des projets européens. D’une façon générale germe le projet d’une petite Europe à l’Ouest du continent, ensemble économique qui pourrait intégrer l’Allemagne et qui dans la plupart des projets se construirait sans le Royaume-Uni. Si de Gaulle peut envisager la restructuration européenne autour de groupements, il lui est en revanche difficile d’accepter le moindre abandon de souveraineté. Personne n’ignore non plus les impératifs économiques qui président à ces différents projets belges et français. Les responsables belges, Spaak en tête, ont conscience qu’à la faveur de la reconstruction de l’Europe, la Belgique verra croître son espace économique, ou alors connaîtra des heures difficiles. Pour la France, une unité économique occidentale est nécessaire pour obtenir le charbon de la Ruhr. Une forme d’organisation européenne est ainsi nécessaire pour relever les défis politiques, sociaux et économiques de l’Europe au lendemain de la guerre : c’est un sentiment partagé à la fois par les résistances et les gouvernements en exil. Au moment où la guerre prend fin, il est une autre réalité qu’il faut prendre en considération : le partage de l’Europe par les armées de libération. Ce partage, ce « rideau de fer » préfigure la guerre froide. Celle-ci impose aussi sa marque au processus d’intégration. Elle apporte des réponses à certaines questions. Le partage du continent en deux blocs limite géographiquement le processus d’intégration communautaire à l’ouest du continent, donnant ainsi d’abord corps à une petite Europe, proche des desseins de certains milieux de la résistance et de l’exil. Il centre la construction sur l’axe rhénan. La guerre froide permet à cette Europe de bénéficier – ce qui n’avait pas été le cas au lendemain de la Première Guerre mondiale – de l’aide nécessaire à sa reconstruction. L’aide Marshall est ainsi un accélérateur en matière d’intégration, dans la mesure où non seulement elle éloigne le spectre de la misère, mais où elle laisse encore en héritage des structures (l’OECE) qui favorisent le dialogue et la coopération entre les partenaires européens. Le conflit Est-Ouest assure également la sécurité de l’Europe occidentale. Si l’Union occidentale était encore dirigée contre l’Allemagne, l’OTAN, un an plus tard, et l’intégration de commandement qu’elle entraîne, permettent aux Etats occidentaux de connaître une relative sécurité, à l’abri du parapluie américain. C’est dans ce cadre que le problème allemand trouve une solution transitoire, dans la mesure où le camp occidental fournit à Adenauer le cadre d’accueil de « l’Etat rhénan croupion, mais intégré aux structures atlantiques ». La guerre froide – mais également d’autres facteurs – explique le revirement de la politique allemande de la France autour de 1950. Si les premières déclarations du chancelier Adenauer provoquent méfiance à Paris, c’est au printemps 1950 que la France, à travers le lancement du projet CECA, se rallie, dans un cadre européen, à une politique de coopération avec l’Allemagne. Si la guerre froide a été un facteur indéniable de la mise en route du projet européen, elle en montre également, à travers l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), les limites. Les nations européennes, si elles souscrivent à un processus

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d’intégration économique, sont encore loin – et plus particulièrement la France – de se rallier à une intégration politique14. L’antagonisme américano-soviétique prouve s’il en était besoin la perte de puissance de l’Europe incapable d’assurer sa sécurité. Ce déclin relatif est également perceptible à travers la décolonisation. France, Belgique, Pays-Bas abandonnent leurs possessions coloniales, à la suite de conflits souvent difficiles et ruineux, dont les mémoires collectives portent toujours les traces. Si la décolonisation ramène l’Europe à ses limites géographiques, elle l’oblige également à trouver dans ses potentialités propres les piliers de sa puissance. La construction européenne est ainsi l’occasion pour les nations européennes d’aller au-delà d’elles, de chercher à travers le défi de la construction une compensation à la perte des colonies. La décolonisation propose à l’Europe un autre défi : celui de participer au développement des anciennes possessions, à travers des structures nouvelles. Ces facteurs ne doivent cependant pas faire oublier d’autres éléments tout aussi essentiels à la construction d’une Europe unie. Héritier des réseaux de l’entre-deux-guerres, le mouvement européen réunit fédéralistes, humanistes de tout bord, socialistes, chrétiens. Le congrès de la Haye du printemps 1948 témoigne de la vitalité de ce mouvement associatif en faveur de la construction d’une Europe unie. Emergent également à des périodes clefs des hommes, souvent issus des trois Etats : Schuman, Monnet, avec Konrad Adenauer pour amorcer le processus au début des années cinquante, Paul Henri Spaak pour le relancer au milieu des années cinquante. Malgré cela – et le problème reste entier aujourd’hui – le consensus est souvent difficile sur les finalités et les voies, les méthodes de la construction européenne. C’est à ce niveau que des clivages importants sont apparus entre les trois Etats qui nous préoccupent dans le cadre de cette manifestation. Sans en faire un long rappel, mentionnons simplement quelques exemples qui témoignent de ces divergences. Le débat sur l’abandon de pans entiers de souveraineté par les Etats mettait déjà aux prises au sein du mouvement européen les fédéralistes et les unionistes. On retrouve les logiques divergentes derrière la création du Conseil de l’Europe, d’essence intergouvernementale, et de la CECA de conception supranationale. Toujours est-il que sur ces questions - quelles institutions communes ? Quelle place pour les Etats nations ? - qui reviennent en permanence dans le processus de la construction européenne, France, Allemagne et Belgique ont souvent eu des positions opposées. Spaak a dû, par exemple, tenir compte de l’échec de la CED et des réticences françaises face à une Europe supranationale, pour proposer le compromis de Rome. Les débats des années soixante (plan Fouché, crise de la chaise vide) illustrent également ces divergences. L’Europe économique pose elle aussi problème. 14

POIDEVIN Raymond, Robert Schuman. Homme d’Etat 1886 – 1963, Paris, Imprimerie Nationale, 1986 ; POIDEVIN Raymond (sous la direction de), Histoire des débuts de la construction européenne, mars 1948 – mai 1950, Bruxelles, Bruylant, 1986 ; SPIERENBURG Dirk, POIDEVIN Raymond, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, Bruxelles, Bruylant, 1993 ; Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, Le Plan Marshall et le relèvement écnomique de l’Europe, Colloque de Bercy 21 – 23 mars 1991, Paris, CHEFF, 1993 ; BITSCH Marie-Thérèse, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 2004 ; BITSCH Marie-Thérèse, La construction européenne. Enjeux politiques et choix institutionnels, Bruxelles, Peter Lang, Euroclio, 2007 ; GERBET Pierre, La construction de l’Europe, Paris, A. Colin, 4ème éd., 2007

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Aux perspectives françaises d’un marché commun, de marchés dirigés s’opposent les visions plus libre-échangistes d’un Ludwig Ehrard ou de milieux belges plus ouvert sur le Royaume-Uni. A l’Europe puissance, ou l’Europe européenne d’un de Gaulle, les partenaires préfèrent une Europe atlantique liée aux Etats-Unis. Force est cependant de constater, et cela sera le mot de la fin, que même sur les finalités et les méthodes, des convergences s’esquissent, et des hommes de l’espace en auront souvent été les promoteurs et artisans. L’un ou l’autre exemple le montrent aisément. Sur les questions monétaires, alors que Paris au moment du plan Werner, s’opposait encore à des abandons de souveraineté en matière monétaire, elle se rallie non seulement à cette perspective à la fin des années 1980, mais la fait admettre au sommet de Strasbourg, à un moment où les autorités françaises veulent éviter que la réunification ne rende « l’Allemagne moins européenne ». On peut encore évoquer le marché unique, et l’abandon du volontarisme industriel par Paris, pour se rallier à des conceptions préconisées par le passé par des milieux belges ou allemands. En matière de construction européenne, Paris a fait progressivement sienne une vision plus fédérative : élection du parlement européen au suffrage universel et accroissement de ses compétences, indépendance d’une banque centrale. En revanche, la France a amené ses partenaires à envisager une politique extérieure commune et une défense européenne, qui rapprochent du concept de l’Europe puissance. Elle a insisté sur le dialogue avec le bassin méditerranéen. Cela suppose à terme une réflexion sur le contenu des liens avec les autres puissances, notamment sur celui des liens transatlantiques (cf. à ce sujet les positions au moment de la deuxième guerre d’Irak). Les crises européennes, dans la mesure où elles révèlent les aspirations divergentes des Etats et où elles préparent sur le terme les convergences, restent ainsi inhérentes à un processus historique original, auquel « nos chers voisins » sont depuis l’origine partie prenante. Sylvain Schirmann est Professeur à l’Université de Strasbourg.

SUMMARY The states involved in this conference have in turn suffered the domination of their neighbours. Germany, for example, had annexed Alsace-Lorraine by the Treaty of Frankfurt, what Paris sees as an occupation (“lost provinces”). Then it was the turn of France and Belgium, following the First World War, settling on the Rhine, before invading the Ruhr. The Thirties and the Second World War marked the return of German hegemony and occupation. The capitulation of the Reich did not end the processes: France inherits an occupation zone. Occupations continued until the year 1990 (German reunification). So there was a time not more than a century when one of the three states has been an occupation of one of the neighbours. Yet from the late nineteenth century, one imagines also overcoming antagonisms to try to shape a European entity. If before the First World War, this desire remains in the planning stage, the interwar period is rich in initiatives. It sees the same view of the Franco-German reconciliation (Briand -Stresemann). But this

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European project is started after the Second World War, in the context of the Cold War. Often worm by men of this area (Schuman, Adenauer, Spaak, Monnet, initially)the European project promotes convergence (market, currency, or certain aspects of European federalism) and makes it possible without fear – in spite of a priori some leaders – the process of German reunification.

ZUSAMMENFASSUNG Dieser Beitrag befasst sich mit den Themen „Herrschaft“ und „Besatzung“, die die Beziehungen der drei Nachbarländer Deutschland, Belgien und Frankreich oftmals in der Zeitgeschichte charakterisieren. Es begann 1871, nach der Annexion Elsass-Lothringens (Vertrag von Frankfurt). Was Deutschland als Rückkehr ins Reich sah, wurde in Paris als größte Niederlage erlebt und Frankreich sehnte sich nach seinen „verlorenen Provinzen”. Frankreich und Belgien hingegen besetzten nach dem ersten Weltkrieg das Rheinland, und marschierten 1923 in das Ruhrgebiet ein. Die dreißiger Jahre und der zweiten Weltkrieg markierten eine Rückkehr der deutschen Vormachtstellung. Nach dem zweiten Weltkrieg änderten sich die Verhältnisse abermals: Frankreich erhielt eine Besatzungszone, so dass schließlich die Okkupationen im Südwesten bis ins Jahr 1990 fortsetzen werden konnte. Es gab keine Periode über ein Jahrhundert hinweg, ohne das einer der drei Staaten Gebiete seines Nachbarn besetzt hatte. Doch schon am Ende des neunzehnten Jahrhunderts, versuchte man in manchen Kreisen die Gegensätze zu überwinden und dabei auch europäische Wege zu gehen. Dieser Wunsch blieb vor dem ersten Weltkrieg ein nicht erreichbares Ziel. Hingegen fanden in der Zwischenkriegszeit Initiativen statt. Eine deutschfranzösische Versöhnung war greifbar nahe (Versuch Briand – Stresemann). Im Kontext des Kalten Krieges wurde sie schließlich zur Realität. Von Politikern aus den Grenzregionen entwickelt (Schuman, Adenauer, Spaak, Monnet), favorisierte diese Versöhnung, im Rahmen des europäischen Integrationsprozesses, Konvergenzen (Markt, Wirtschaft, Währung, etc.). Sie machte es möglich – trotz der a prioris einiger Staats und Regierungschefs – dem Prozess der deutschen Wiedervereinigung zu zustimmen.

ALLEMANDS, BELGES ET FRANÇAIS À L’ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL PENDANT L’ENTRE-DEUXGUERRES

DZOVINAR KEVONIAN L’Organisation Internationale du Travail (ci-après OIT) appartient à cette nébuleuse d’institutions qui structure la société et la vie internationales au lendemain de la Première Guerre mondiale. La Partie XIII du Traité de Versailles débute ainsi : « … la Société des Nations a pour but d’établir la paix universelle, … une telle paix ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale ». Contribuer à établir cette justice gage de paix internationale, voilà l’objet de l’OIT comme va le marteler son très célèbre et premier directeur, Albert Thomas, jusqu’en 19321. Cette affirmation emphatique, caractéristique de cet immédiat après-guerre, et qui doit beaucoup aux craintes gouvernementales dans un contexte de démobilisation générale, a-t-elle pris corps en une réalité institutionnelle ? En d’autres termes, quelles pratiques nouvelles d’une coopération économique et sociale transnationale, l’OIT représente-il ? Cette interrogation d’ordre général a été abordée dans une étude précédente axée sur les rapports de l’institution avec la France2. Ici, il s’agit d’ébaucher cette même problématique à travers la question suivante : En quoi ces pratiques nouvelles s’expriment-elles dans la participation d’individualités française, belge et allemande à l’institution ? La corrélation étroite établie entre l’homme et la structure dans le cas du Bureau International du Travail tend à l’incarnation à commencer par le directeur lui-même, Albert Thomas d’abord puis Harold Butler qui poursuit dans la même voie après 19323. Nous montrerons ici que les personnalités importantes de l’OIT et du Bureau International du Travail, le secrétariat permanent de l’institution (ci-après BIT), appartiennent au moins jusqu’au milieu des années trente à des réseaux constitués par Albert Thomas lui-même avant et pendant la Première Guerre mondiale. Les présences française et belge y sont déterminantes, alors que dans le cas allemand, la situation se pose en termes différents et spécifiques. Pour la période des années trente, la dégradation du contexte international et européen tant politique qu’économique fait perdre à l’OIT une grande partie de sa vitalité. Elle pousse l’institution vers un régionalisme européen tout en l’isolant de ses alliés structurels que constituaient les syndicats ouvriers. À ceci s’ajoute un conflit persistant entre le BIT et le gouvernement français qui dure de 1937 à 1939 sur la nomination du directeur du bureau parisien. Comme l’écrit Arthur Fontaine, dès 1930 dans une lettre personnelle adressée à Albert Thomas : « Il faut tout de même se cramponner pour être optimiste à l’heure actuelle. L’Europe, en 1 2 3

L’analyse qu’en fait Justin Godart est à ce titre très éclairante : Justin Godart, Les clauses du travail dans le traité de Versailles, Paris, Dunod, 1920. D. Kévonian, « Enjeux de légitimation d’une organisation internationale : Albert Thomas et le Bureau International du Travail (1920-1932) », Jacques Bariéty (dir.), Aristide Briand, la Société des Nations et l’Europe, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, pp. 324-338. John Gillepsie, The Role of the Director on the development of the International Labor Organization, New-York, Columbia University, 1956, dactyl.

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beaucoup de coins, est une maison de fous. Que de cris enragés, que de droits historiques, que de mesures mal ajustées et malveillantes au milieu d’une bonne volonté inerte et diffuse »4.

Albert Thomas mobilise ses réseaux français. La nomination du Français Albert Thomas en 1919 comme directeur du BIT est le résultat à la fois d’une coïncidence d’intérêts politiques et d’un consensus idéologique5. Un Britannique vient d’être désigné à la tête de la Société des Nations et le savant jeu des équilibres diplomatiques dans les postes-clés des nouvelles institutions internationales fait pencher la balance en faveur d’un candidat français. La nomination d’Albert Thomas s’explique également par l’accord existant dans les milieux patronaux et syndicaux européens autour de sa personne après l’expérience ministérielle de la guerre. Cet accord ne préjuge cependant pas d’une interprétation commune de la portée du mandat de l’Organisation Internationale du Travail. Les conflits incessants concernant les sphères de compétence de l’institution avec les représentants gouvernementaux ou patronaux au sein du conseil d’administration de l’OIT en attestent. Normalien, socialiste, Albert Thomas est très tôt mis en contact avec les milieux réformistes français par l’entremise de Lucien Herr6. Il fréquente dans ses années de jeunesse le petit cénacle de l’Union pour la vérité créé par Paul Desjardins où il fait la connaissance de Jean Jaurès et surtout d’Arthur Fontaine (1860-1931), l’un des fondateurs7. Ce dernier préside le conseil d’administration de l’OIT de 1919 à 19318. Albert Thomas, historien de formation, s’est distingué en politique en 1912-1913 sur la question de la nationalisation des chemins de fer. Rallié à l’Union sacrée, il devient en décembre 1916 ministre des Armements et des Fabrications de guerre. Son expérience bien connue d’économie dirigée l’amène à développer d’étroits contacts avec les milieux industriels comme avec les milieux syndicalistes. En 1919, il confirme son orientation réformiste, notamment dans son aversion affichée pour le processus révolutionnaire bolchevique9, se rallie au wilsonisme et s’engage en faveur des petites nations d’Europe centrale et orientale10. Devenu le premier directeur du Bureau International du Travail, il tente une institutionnalisation du socialisme réformateur à l’échelle internationale. Cet homme de réseau 4 5 6 7 8

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Arthur Fontaine à Albert Thomas, 31 décembre 1930. Archives du BIT, Genève (ci-après ABIT), CAT-4-32. Denis Guérin, Albert Thomas au BIT (1920-1932), Genève, Institut européen de l’Université, coll. « Euyropa », 1996. Emmanuelle Cohen, Albert Thomas : jeunesse, amitiés et formation politique (1897-1906), Université Paris-IV, mémoire dactylographié, 1993 ; Bertus William Shaper, Albert Thomas : trente ans de réformisme social, Assen, Van Gorcum, 1959. Christophe Prochasson, « Jaurès et les intellectuels du « socialisme normalien », 1900-1914 », Bulletin de la société d’études jauressiennes, n°102-103, 1986, pp. 15-18. Isabelle Moret-Lespinet, «Le vivier de la direction et du ministère du Travail à l’œuvre au sein de l’Organisation internationale du travail, 1919-1932 », Alain Chatriot, Odile Join-Lambert, Vincent Viet (dir.), Les politiques du travail (1906-2006). Acteurs institutions, réseaux, PUR, 2006, pp. 241-257. Albert Thomas, Bolchevisme ou socialisme ? , Nancy, Berger-Levrault, 1919. Il est en Tchécoslovaquie en novembre 1920 et en octobre 1923, en Estonie en juillet 1921, en Pologne, Roumanie, Bulgarie et Yougoslavie en 1924, etc.

ALLEMANDS, BELGES ET FRANÇAIS À L’ORGANISATION INTERNATIONALE…

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fait ainsi « monter à l’international » des hommes appartenant aux cercles constitués à différentes étapes de sa vie antérieure : socialisme normalien français, équipe ministérielle de 1916-1917 et milieux des réformateurs sociaux européens. La lignée du socialisme normalien français est représentée au BIT d’abord par Mario Roques. Philologue de formation, ce dernier devient le directeur du bureau parisien du BIT dès son ouverture et le restera jusqu’en 1937. On retrouve également le professeur Edgar Milhaud (1873-1964) 11. Nommé en 1902 à la chaire d’économie politique de l’Université de Genève, il est associé à Thomas lors des débats sur la nationalisation des chemins de fers français. Tenant de l’économie collective, il fonde en 1908 les Annales de l’économie collective. Dès le mois d’octobre 1920, Milhaud est associé à l’action du BIT par Albert Thomas qui le nomme chef de la Section de l’étude des faits économiques dans leurs rapports avec les conditions de travail, section controversée. Il y travaille jusqu’en 1933. Il est, comme chacun sait, l’auteur de la grande enquête sur la production industrielle. Citons également Georges Fleury12 ou Fernand Maurette, ami d’enfance d’A. Thomas, professeur de géographie économique à l’École des hautes études commerciales de Paris qui devient chef de la division des recherches du BIT en octobre 1924. Albert Thomas utilise enfin le réseau normalien français de manière ponctuelle pour des enquêtes ou voyages d’études. Ainsi, Marcel Berthelot est l’auteur pour le BIT de plusieurs enquêtes en Allemagne. En 1927, il est nommé directeur au commissariat des chemins de fer allemands et reste un informateur de premier ordre pour l’OIT en ce qui concerne notamment la montée du parti national-socialiste. Les Français avec lesquels il a œuvré au ministère en 1916-1917 forment un second vivier : Marius Viple (rédacteur à l’Humanité, attaché au cabinet en 19161917) devient le chef de cabinet d’Albert Thomas au BIT, puis le responsable du service de la presse. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est chargé des relations du BIT avec le régime de Vichy et la France libre et finit sa carrière comme directeur général adjoint du BIT, Mario Roques déjà évoqué était son directeur de cabinet au ministère.

Une équipe de réformateurs au service de l’action sociale internationale. Les milieux réformateurs européens de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs et du Bureau de Bâle (1901) et de l’Association internationale pour la lutte contre le chômage (1911) constituent une troisième filière à laquelle appartiennent plusieurs personnalités cette fois belges et françaises13. Le premier à citer est le Belge Louis Varlez, directeur de la grande sec-

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ABIT, P. 598, dossier personnel d’Edgar Milhaud. Cérémonie organisée à l’Aula de l’Université de Genève le 11 septembre 1964 en hommage au Professeur E. Milhaud, discours de Francis Wolf, directeur de la division juridique du BIT. Georges Fleury va diriger la Section administrative du BIT jusqu’en juin 1940. Il démissionne le 30 juin en parlant de la « tragédie dont la France, ma patrie, est victime ». Il décède en mars 1944. ABIT, P. 270, dossier personnel. Madeleine Herren-Oesch, « La formation d’une politique du travail internationale avant la Première Guerre mondiale », Jean Luciani (dir.), Histoire de l’Office du travail, Paris, Syros,

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tion des migrations et du chômage du BIT jusqu’à sa disparition. Louis Varlez, juriste de formation (il est d’abord juge à la cour d’appel) est l’une des plus grandes figures de l’OIT dans cette période14. Il est connu des milieux réformateurs pour avoir été l’initiateur du Fonds de chômage de la ville de Gand qu’il va présider par la suite : il s’agit de ce fonds municipal qui permettait de verser une majoration aux indemnités de chômage distribuées par les syndicats. Il va se faire le propagandiste dans toute l’Europe du système de Gand. Ainsi, il est le rapporteur général pour la Belgique à la section d’économie sociale de l’Exposition universelle de 1900. À partir de 1908, il devient délégué belge au sein de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. Varlez est avec Max Lazard l’initiateur de la Conférence internationale du chomage de 1910 à Paris. Cette initiative crée véritablement, comme l’a montré Christian Topalov, un domaine de réforme et une spécialité scientifique nouvelle à l’échelle internationale : « La reconnaissance universelle du caractère international du problème du chômage me paraît une des conclusions les plus certaines de la sociologie contemporaine » affirme Varlez15. L’association constituée à l’issue de la conférence a son siège à Gand à partir de 1911 et entretient des rapports étroits avec les milieux de la statistique allemande qui ont connu leur heure de gloire avec Ernest Engel. La question des statistiques du chômage est au centre des débats jusqu’en 1914 et elle est immédiatement reprise par l’OIT lors de sa création comme une priorité. Ainsi en 1923, le BIT organise la première Conférence internationale des statisticiens du travail. Le président en est Armand Julin, le secrétaire général du ministère belge du Travail et de l’industrie. En 1925, lorsque Albert Thomas favorise la création de l’Association pour le progrès social, il choisit de donner la viceprésidence à Louis Varlez16. De fait, le secrétariat permanent de l’OIT devient un lieu d’initiative, sorte de reconnaissance pour une nébuleuse réformatrice européenne en cours de professionnalisation. Le conseil d’administration de l’OIT est une structure innovante par son caractère paritaire. Il se réunit quatre fois par an et comprend douze représentants gouvernementaux, six représentants ouvriers et six représentants patronaux, choisis parmi les nations les plus industrielles17. Parmi les membres élus figurent évidemment l’Allemagne, la Belgique et la France18. La forte orientation européenne de l’institution est assez conforme aux autres organisations internationales de la même période. Albert Thomas qui engage dès sa création l’OIT dans la voie d’une plus grande autonomie et initiative, a l’appui au sein du conseil, des Français Léon Jouhaux (leader de la CGT) et Arthur Fontaine, et du célèbre juriste belge Ernest Mahaim (1865-1938), disciple d’Émile de Laveleye. Ils forment à eux trois ses alliés indéfectibles. Ernest Mahaim est professeur de droit international et directeur de l’Institut de sociologie Solvay de 1923 à 1935. Il est

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1992, pp. 409-426 ; Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris EHESS, 1999. Jasmin Van Daele, Van Gent tot Genève. Louis Varlez. Een biografie, Academia Press, 2002. Christian Topalov, Naissance du chômeur (1880-1910), Paris, Albin Michel, 1994, p. 61 Martin Fine, « Un instrument pour la réforme : l’Association française pour le progrès social (1927-1929) », Le Mouvement social, n°94, 1976, pp. 3-29. Selon les critères suivants : nombre d’ouvriers, rapport émigration/immigration, PNB, valeur des importations et des exportations. On y trouve également la Grande-Bretagne, l’Italie, le Canada, le Japon et la Suisse, compte tenu évidemment de la défection américaine. Quatre autres pays sont censés représenter le reste de la planète.

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aussi l’un des fondateurs de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs et l’auteur en 1912 d’un ouvrage qui fait son renom, Le droit international ouvrier, et dont il voit se réaliser les conceptions au sein de l’OIT. À la mort d’Arthur Fontaine, il prend la présidence du conseil d’administration de l’OIT. Dans l’entre-deux-guerres, Ernest Mahaim est avec Georges Scelle, l’un de ceux qui ont contribué à la diffusion dans le monde juridique des avancées des normes internationales du droit du travail instituées par l’OIT19. On retrouve ses publications sur ce qu’il appelle le « droit international ouvrier » non seulement dans les pages de la Revue internationale du travail mais aussi dans celles de la Revue de droit international et de législation comparée. Il fait d’ailleurs de l’OIT le sujet d’un cours à l’Académie de droit international de La Haye durant les sessions de 1924-1926. Son volontarisme et sa conviction sont restés dans le folklore mémoriel d’une organisation connue pour sa frénésie législative, à travers une anecdote, intitulée le « rêve de Mahaim ». Un matin, rencontrant un collègue, Ernest Mahaim lui dit qu’il vient de faire un cauchemar : il avait rêvé que l’OIT avait adopté des conventions sur tous les sujets possibles et qu’il n’en restait plus aucune à conclure. Réveillé en sursaut par ce cauchemar (qui ne peut être que celui d’un réformateur social internationaliste), il avait réfléchi sur cette perspective tragique et s’était finalement dit qu’il ne suffisait pas tant d’adopter des conventions mais que des années de travail étaient à prévoir pour que leur application devienne effective et que par ailleurs, tout texte de cette nature devait être amendé au fil des ans20. Derrière cette anecdote se cache en vérité l’un des défis majeurs de l’œuvre conventionnelle menée par l’OIT dans les années vingt, celui de donner effet à ces conventions dans le contexte socio-économique dégradé des années trente. La présence belge au sein de l’OIT est importante également à travers d’autres personnalités comme Jules Carlier et Jules Lecocq (fondateurs de l’Organisation internationale des employeurs industriels en 1920, établie à Bruxelles), et surtout de Corneille Mertens, le secrétaire général de la Commission syndicale de Belgique. Celui-ci soutient activement l’OIT : « Il est indispensable de favoriser une législation ouvrière internationale non seulement comme couronnement de l’édifice de la législation sociale nationale, mais aussi comme moyen d’impulsion pour orienter les divers pays dans cette voie »21. Mertens, comme Jouhaux sont pour l’OIT de précieux alliés dans ses relations avec la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam, activement courtisée dans les années vingt par Albert Thomas. Reste à mentionner Émile Vandervelde, bien connu pour avoir présidé la IIè Internationale. Il est à plusieurs reprises le représentant de la Belgique aux conférences internationales du travail et prend une part active aux efforts de conciliation internationale lors son ministère aux Affaires étrangères (1925-1927)22. 19 20 21 22

Georges Scelle, L’Organisation internationale du travail et le BIT, Paris, Rivière, 1930 ; Ernest Mahaim, L’organisation permanente du travail, Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, Paris, Hachette, 1925. Cette anecdote se retrouve dans la plupart des publications sur l’action normative de l’OIT. Voir Nicolas Valticos, « Les conventions internationales du travail à la croisée des anniversaires », Revue générale de droit international public, n°1, 1996, p. 13. Corneille Mertens, Le mouvement syndical en Belgique, Amsterdam, FSI, 1925, p. 41. Torsten Landelieus, Workers, employers and governments. A comparative study of delegations and groups at the International Labour Conference (1919-1964), Stockholm, Nordstedt & Söener, 1965.

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Albert Thomas le connaît de longue date puisqu’il a fait sa connaissance lorsqu’il était jeune étudiant socialiste dans les salons de Madame Ménard-Dorian dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Le caractère bien vivant de l’OIT tient à cette association de personnalités de conviction engagées dans le réformisme social avant même la guerre. Liés par des relations d’amitié, ils trouvent dans l’institution internationale un lieu d’action et de débats productifs.

La participation allemande : en enjeu pour l’institution internationale. La présence allemande au sein de l’OIT comme du BIT est moins visible en termes de personnalités que les participations belges et françaises. Parmi les raisons, on peut rappeler l’importance de la Conférence interalliée des travailleurs de Leeds en juillet 1916 où l’idée de la création d’une organisation internationale du travail est évoquée, idée reprise au Congrès de Berne en 1919. Ainsi ce sont les Français et Belges Jouhaux, Mahaim et Vandervelde qui sont au centre de l’élaboration du projet. La discrétion de la présence allemande est ensuite à l’image de la fracture politique entre vaincus et vainqueurs dans une première partie des années vingt de politique franco-belge d’exécution des traités. La consternation est profonde chez Albert Thomas comme pour Arthur Fontaine lors de l’occupation du bassin de la Ruhr de 1923. C’est « le cœur serré » qu’il assiste à la crise23. Or l’Allemagne tient une place considérable tant dans la formation du premier directeur du BIT que dans ses orientations européennes. Le séjour de six mois qu’Albert Thomas a passé en Allemagne en 1903 a été pour lui l’un des plus formateurs. Il y est envoyé par Jaurès qui souhaite associer les socialistes allemands à la rédaction commune d’un manifeste de paix. Il y a découvert le révisionnisme allemand (il a longuement rencontré Bernstein) et a étudié très attentivement l’organisation du syndicalisme allemand. Il publie d’ailleurs à son retour d’Allemagne une étude historique sur le syndicalisme allemand, encore citée dans les années soixante par Pierre Waline (qui a d’ailleurs été vice-président du BIT)24. L’Allemagne entre à l’OIT dès sa création en 1919, mais les vaincus ne sont pas représentés dans la Commission du travail qui procède à la rédaction des statuts. Dès 1920, Albert Thomas crée néanmoins à Berlin l’un de ses premiers bureaux de correspondance. Ce bureau est un pivot dans les contacts que le BIT entretient avec le pouvoir bolchevik puis avec l’URSS, en dépit de l’anticommunisme notoire du directeur du BIT. Par ailleurs, dès 1919-1920 la République de Weimar adopte d’importantes lois sociales25. Elle a notamment institué en novembre 1918 ce système original de la Commission de démobilisation 23 24 25

Albert Thomas à Arthur Fontaine, 11 janvier 1923. ABIT, CAT-4-31. Albert Thomas, Le syndicalisme allemand : résumé historique (1848-1903), Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1903. Inscription du droit syndical dans la Constitution de la République de Weimar (1919) ; obligation légale des conventions collectives (1919) ; loi sur les comités d’entreprises (1920) ; loi sur l’assurance-chômage (1920). Voir les travaux de Sandrine Kott sur l’Allemagne, notamment : L’Etat social allemand, représentations et pratiques, Paris, Belin, 1995 et ses recherches actuelles sur l’expertise sociale du BIT et les réseaux transnationaux : « Une « communauté épistémique » du social ? Experts de l’OIT et internationalisation des politiques sociales de l’entredeux-guerres », Genèses, n°71, juin 2008, pp. 26-46.

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(l’Arbeitgemeinschaft) par un accord entre l’industriel Hugo Stinnes et Karl Liegen de la Fédération générale des syndicats allemands, conditionné à la reconnaissance des syndicats et à la journée des 8 heures. Néanmoins, comme dans d’autres domaines des relations internationales, seules les années 1924-1930 semblent favorables pour que l’OIT puisse nouer avec Berlin des relations plus étroites, et obtienne la signature et la ratification d’un certain nombre de conventions. L’homme qui fait dans ces années le lien lors des conférences internationales du travail est le ministre socialiste Hermann Müller qu’Albert Thomas connaît de l’avant-guerre également. Les rapports avec les Allemands prennent alors deux formes distinctes et spécifiques. Il s’agit d’une part des relations personnelles nouées par Thomas avec les personnalités politiques de premiers plans du gouvernement et du ministère des Affaires étrangères. Thomas ne fait pas moins de vingt et un séjours en Allemagne entre 1920 et 193226. En effet, selon lui, la paix sociale ne peut être établie de manière durable sans une intégration de l’Allemagne et l’établissement d’une solidarité européenne par une réelle coopération économique et industrielle. D’où les contacts étroits qu’il noue en coulisse en mars 1922 avant la conférence de Gènes, en particulier avec Walther Rathenau et le chancelier Joseph Wirth. Il les exhortent d’envisager la conférence dans un esprit de collaboration et de ne pas mettre en avant la question des réparations27. Avant les accords de Locarno, c’est avec Gustav Stresemann et les socialistes Breitscheid et Hilferding qu’il confère, entrevues dont il rend compte à Herriot à son retour. Albert Thomas participe enfin à la genèse du futur pacte BriandKellogg en soutenant la proposition élaborée par le professeur Shotwell et présentée initialement à Berlin en 192728. En octobre 1927, le Conseil d’administration de l’OIT se tient enfin à Berlin dans les locaux du ministère allemand du Travail, à la demande d’Albert Thomas29. Réglementation du travail, Durée du temps de travail, jour- 11 née des 8 heures Logement ouvrier et rural ; éducation ouvrière 6 Inspection du travail 4 Conciliation des conflits industriels 3 Orientation professionnelle 3 Assurances sociales 3 Conseils d’entreprise 2 Associations patronales et syndicales 2 Immigration ouvrière 1 Salaires/déflation monétaire 1

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ABIT, Répertoire chronologique des voyages d’Albert Thomas, en tant que Directeur du BIT. Albert Thomas fait deux à trois séjours par an en Allemagne. La seule année où il ne s’y rend pas est sans surprise l’année 1923. Comme lors de chacun de ses déplacements, Albert Thomas rédigeaient des notes de voyages. Ce sont celles-ci qui nous permettent de prendre la mesure des démarches officieuses effectuées par le directeur du BIT en direction de l’Allemagne en 1922. Bertus William Shaper, Albert Thomas : trente ans de réformisme social, op. cit., p. 275. L’auteur a reçu du professeur Shotwell une lettre par laquelle il fait le récit de cet épisode. ABIT, Discours à l’ouverture de la première séance du Conseil d’administration au ministère du Travail, 11 octobre 1927. CAT-2-27-2-4.

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La seconde forme que prennent les rapports de l’OIT avec les Allemands concerne le volet de l’expertise scientifique, domaine par lequel l’OIT va acquérir une légitimité durable. Un dépouillement systématique de la Revue internationale du travail de sa création en 1921 à 1927 permet de constater que l’Allemagne est le terrain privilégié des enquêtes sociales de l’OIT. On peut comptabiliser près de trente-six articles ou études pour ces années durant lesquelles l’organisation internationale développe l’essentiel de son activité normative. Les études peuvent être regroupées sous les rubriques suivantes qui attestent de la variété des domaines d’inspiration qui alimentent l’action du BIT à Genève. Le BIT est en constante relation avec les experts du ministère du Travail (Dr Fritz Sitzler, Dr, Leymann, Dr Berger, Dr Johannès Feig, etc.), la confédération générale des syndicats allemands (Gertrud Hanna), l’Institut de psychologie appliquée de Berlin (Dr Otto Lipmann), l’Institut d’assurance-invalidité de Berlin (Dr Richard Freund), l’Académie du Travail (Dr Ernst Michel), etc. Il est également en contact avec les associations patronales allemandes. Lors de son séjour de janvier 1928 à Berlin, il est ainsi l’invité d’honneur d’un banquet où il défend ses convictions internationalistes et réformistes30. Quelques mois plus tard, au lendemain de la victoire du SPD et de la formation du cabinet Hermann Müller, il est à Münich pour assister au congrès de la Fédération internationale des syndicats chrétiens31. En mai 1930, c’est au Reichstag qu’Albert Thomas présente une conférence sur les dix années de vie internationale, alors même que la crise politique menace le régime (le cabinet Brüning a succédé au gouvernement Müller en mars), que le contexte économique est dramatique (Schacht a démissionné de la présidence de la Reichsbank en mars également) et que les tensions entre milieux patronaux et syndicaux vont croissantes (polémique depuis la fin de l’année 1929 sur le relèvement des taux de cotisation individuelle à l’assurance-chômage)32. Pour conclure cette esquisse, quelques réflexions peuvent être proposées afin de répondre à notre questionnement initial. Les individualités que nous venons d’isoler incarnent des pratiques coopératives nouvelles d’une organisation qui considère que les implications économiques des questions sociales relèvent de ses compétences et qui apporte son soutien aux tentatives d’organisation institutionnelle de l’Europe. Français et Belges à l’OIT attestent des convergences et d’une unité de vue des réformistes, sorte de contre-feu dans un contexte globalement défavorable. Cette convergence se traduit par des résultats qui s’inscrivent dans le temps long : tout d’abord une professionnalisation de l’expertise sociale à l’échelle internationale à partir des réseaux réformateurs associatifs ; ensuite une capitalisation de la pratique paritaire ; enfin, la production de normes internationales dans le domaine social en dépit de l’idéalisme juridique qui domine alors dans ce milieu de juristes internationalistes qui gravitent autour de Genève. Dzovinar Kévonian est Maître de conférences à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, ISP.

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ABIT, Discours pour le banquet des associations patronales allemandes, janvier 1928. CAT-228-1-2. ABIT, Discours au Congrès de la Fédération internationale des syndicats chrétiens, 28 octobre 1929. CAT-2-28-2-6. ABIT, Conférence sur « Dix ans de vie internationale », Berlin, 5 mai 1930. CAT-2-30-3.

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ZUSAMMENFASSUNG Die Internationale Arbeitsorganisation ist Teil jenes Geflechts von Institutionen, welche nach dem Ende des zweiten Weltkriegs die internationale Gesellschaft und ihre Beziehungen strukturierten. Der 13. Absatz des Versailler Vertrags beginnt folgendermaßen: „Ziel des Völkerbundes ist es, den Weltfrieden sichern […] ein solcher Friede kann nur auf der Grundlage der sozialen Gerechtigkeit herbeigeführt werden.“ Diese Gerechtigkeit als Voraussetzung des Weltfriedens herbeiführen zu helfen, ist die Aufgabe der IAO, wie es von Albert Thomas, ihrem ersten Direktor bis 1932 immer wieder betont wurde. Damit stellt sich die Frage, ob diese für die unmittelbare Nahkriegszeit charakteristische und die Besorgnisse der Regierungen im Zusammenhang der allgemeinen Demobilisierung wiederspiegelnde Zielsetzung in den neuen wirtschaftlichen und sozialen Formen zwischenstaatlicher Zusammenarbeit ihren Niederschlag gefunden hat. Welchen Beitrag leisten in dieser Hinsicht die französischen, belgischen und deutschen Partner der Institution? Die hier in den Blick genommenen Persönlichkeiten verkörpern die neuen Formen der Zusammenarbeit innerhalb einer Organisation, welche von der Voraussetzung ausgeht, dass die wirtschaftlichen Aspekte der sozialen Problematik in ihren Kompetenzbereich gehören, und welche die Bemühungen um eine institutionelle Ordnung Europas unterstützt. Die französischen und belgischen Mitarbeiter der IAO stimmen in ihren Reformabsichten weitgehend überein und unterhalten eine Art von Gegenströmung in einem eher ungünstigen Gesamtkontext. Diese Konvergenz mündet in eine ganze Reihe zukunftsweisender Errungenschaften: die Professionalisierung der Sozialexpertise auf internationaler Ebene, die Stärkung paritätischer Praktiken, die Entwicklung internationaler Normen.

SUMMARY The International Labour Organization is a part of the network of institutions that worked to restructure international society and lives just after World War One. Part VIII of the Treaty of Versailles begins as follows: “…the League of Nations has for its object the establishment of universal peace, and such a peace can be established only if it is based upon social justice…” The objective of the ILO is to contribute to the establishment of this justice, a promise of international peace and a goal towards which the first Director-General of the ILO, Albert Thomas, who served until 1932, worked hard to achieve. Has this assertion, which was typical of the immediate aftermath of the war and which owed much to governmental fears in the context of general demobilization, materialized in new practices of transnational economic and social cooperation? In which ways are these practices expressed by individual French, Belgian, and German participation in the organization? These individual characteristics embody the new cooperative practices of an organization that considers the economic implications of social questions to result from its competencies. It also lends a helping hand to the institutional organization endeavours of Europe. French and Belgian ILO members attest to the convergences and the singular viewpoint of the reformists, a kind of counterattack in a globally unfavourable context. This convergence becomes

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manifest by long-term results: the professionalization of social expertise at an international level, the capitalization of equal opportunity practices, and the production of international standards.

UNE « CRISE MANIFESTE » JAMAIS DÉCLARÉE LA HAUTE AUTORITÉ, LE CLUB DES SIDÉRURGISTES ET LES CARTELS CENSÉS ASSAINIR LES MARCHÉS DE L’ACIER (1961-1965) CHARLES BARTHEL Les « Golden Sixties » ? L’expression est d’autant plus séduisante qu’elle se double, a posteriori, de la nostalgie des soi-disant « bons vieux temps » d’avant le premier choc pétrolier et ses répercussions funestes pour maints bassins industriels traditionnels. Pourtant, comme la plupart des slogans en vogue, celui-ci est à son tour trompeur. Il voile en vérité le mauvais pli pris par les marchés de l’acier et ce, malgré une demande globalement assez soutenue jusqu’en 1974. Sans doute est-ce là précisément une des raisons qui expliquent pourquoi la grave crise des années soixante ne préoccupe pas outre mesure une opinion publique davantage impressionnée par des tonnages records, mais peu sensible à l’effondrement des prix du fer. Les maîtres de forges ont en revanche très vite saisi qu’ils se trouvent aux prises avec un problème tenace dont la solution passe par une concertation à l’échelle européenne. Aussi, au regard des tergiversations d’une Haute Autorité de la CECA en train de préparer sa retraite, les délégués des associations patronales nationales multiplient-ils leurs rencontres au sein du Club des Sidérurgistes. Dans une atmosphère qui rappelle à bien des égards l’époque d’Emile Mayrisch, on assiste alors au défilement des comités ad hoc, groupes de travail et commissions spéciales. Leur mission ne fait pas mystère. Afin de redresser le tort dont pâtissent les usines du Marché Commun, les experts de la branche œuvrent d’arrache pied à la cartellisation de la production et des ventes.

Les origines de la crise : la « folie de production » Les premiers signes de faiblesse des marchés du fer apparaissent en automne 1961. Les chefs d’entreprises sont alors confrontés à « un resserrement sensible de la demande »1. Les prix s’en ressentent quasi instantanément car, conscients de la détresse dans laquelle plongent bon nombre de sociétés métallurgiques en quête de travail, les intermédiaires et les consommateurs se mettent aussitôt à spéculer à la baisse2. La rivalité accrue entre aciéries et le système communautaire de l’alignement aux barèmes déposés par les fabricants concurrents se chargent du reste. Ils provoquent la dégradation rapide d’une situation devenue franchement alarmante à partir d’octobre 1962, quand l’incident des missiles cubains laisse to-

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Le carnet des forges CECA totalise 13.152.000 tonnes au 31.12.1960 ; deux ans plus tard, il atteint seulement 9.086.000 t. Cf. ARBED [Aciéries Réunies de Burbach-Eich-Dudelange], P[résidence].61.E, CECA. Le marché de l’Acier [note de Rollman], 20.11.1963. ANL [Archives Nationales, Luxembourg], ARBED.12572-6, 355e conférence des directeurs commerciaux, 04.11.1961.

CHARLES BARTHEL

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talement indifférente une clientèle qui, contrairement à ses habitudes, ne manifeste plus aucune réaction face aux cabrioles des relations Est-Ouest. Prix minima touchés par l'Arbed à l'exportation (en $US) source: ANL, ARBED.12571-12579 180 160 140 120 100 80

ronds à béton

aciers marchands

tôles fines

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19 62

19 61

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tôles moyennes

La dépression à l’intérieur de l’espace CECA va de pair avec une compétition « farouche » au niveau des transactions dites de grande exportation. Sauf une courte période d’accalmie toute relative en 1964 et durant les premiers mois de 1965, les débouchés d’outre-mer se caractérisent par l’érosion continuelle des conditions de vente. Pour les ronds à béton par exemple, les usines touchent 71 $US en janvier 1963 au lieu de 98 $ deux ans et demi auparavant. Pour les aciers marchands ou les profilés, le manque à gagner se situe également dans les parages de 25 à 35 $ par tonne. Les tôles fines subissent une baisse plus substantielle. Par moments elle atteint 40 à 50 $, soit plus d’un quart de la valeur marchande. Le délabrement des exportations affecte ipso facto les courants d’échanges. Alors que les envois vers les deux Amérique et l’Asie ont jusqu’ici constitué un exutoire privilégié au trop plein de la Communauté, la « disparité accentuée entre [les] prix CECA et [l’]exportation »3 engendre désormais un reflux des excédents vers les marchés peu attrayants, mais néanmoins toujours plus lucratifs de la façade occidentale du vieux continent. La suite coule de source. Sous l’emprise de la pression montante, les affaires sombrent dans l’« anarchie »4. Pour comble du malheur, l’Europe unie devient simultanément le théâtre de livraisons massives opérées par les producteurs des pays de l’Est. Ces intrus sont particulièrement agressifs et perturbateurs. Ils fabriquent à des coûts très réduits et se débarrassent de leur marchandise à des conditions qui défient toute concurrence parce que leur objectif prioritaire consiste à se procurer des devises au lieu de rechercher des profits. En un rien de temps, ils conquièrent une part de marché appréciable.

3 4

366 et 367e conférences des directeurs commerciaux, 05.11 et 07.12.1962. 378e conférence des directeurs commerciaux, 06.12.1963.

UNE « CRISE MANIFESTE » JAMAIS DÉCLARÉE

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La difficulté soulevée par les fournitures de l’empire des Soviétiques, auxquelles s’ajoutent des envois croissants en partance du Japon et d’autres nations industrialisées comme le Royaume Uni ou l’Autriche, n’est pas tellement une question de tonnages. Le problème majeur réside au contraire dans les modalités d’échange, ou plutôt les répercussions dévastatrices que la « psychose de baisse » génère en matière du comportement des sidérurgistes et des marchands de fer. Les offres bon marché ont ainsi « provoqué, de la part des producteurs de la Communauté, des alignements qui dépassent de beaucoup les quantités effectivement importées »5. La remarque extraite d’un rapport secret à l’attention de la Haute Autorité est fort éloquente à propos des tricheries devenues entre-temps monnaie courante. Les aciéristes prétextent en effet fréquemment des contingents bradés par les pays tiers dans l’unique but de justifier auprès de la CECA une « adaptation » des barèmes qui, en réalité, est exclusivement destinée à les autoriser à refaire le plein des commandes sur le Marché Commun aux dépens de leurs confrères. Les acheteurs de leur côté n’ont rien à envier aux fournisseurs. Avant de placer les ordres, ils exigent des concessions exorbitantes en invoquant les soumissions alléchantes que des usines externes leur auraient fait parvenir. Lesdites « offres » s’avèrent pourtant bien des fois carrément fictives6 ! L’ingéniosité des uns et des autres ne connaît en fait pas de limites lorsqu’il s’agit de contourner les interdits du Traité de Paris: les ristournes occultes, les rabais illicites octroyés sous le couvert de marchandises prétendument taxées de « second choix » concourent avec les détournements vers l’intérieur d’envois déclarés à l’exportation.7 Et j’en passe. Inutile de préciser combien toutes ces actions à la petite semaine entretiennent l’instabilité et le désordre. Elles ne font du reste qu’empirer les symptômes d’un malaise occasionné par la « folie de production ».8 L’expression émane de Tony Rollman, le chef de la Direction générale de l’acier de la CECA. Elle résume en un mot les véritables causes du fléau : les surcapacités créées en Europe et un peu partout à travers le globe au fil des deux dernières décennies. Or, maint pays autrefois importateur possède actuellement sa propre industrie protégée par surcroît grâce à des « cartels défensifs » ou des « droits de douane sensiblement plus élevés que ceux de la Communauté ». Partant, les quantités écoulées à la grande exportation se rétrécissent. Elles atteignent à peine 9% des coulées mondiales. En tenant compte par ailleurs de la circonstance que cette maigre portion est convoitée par des compétiteurs de plus en plus nombreux, il va de soi que les prix fondent à leur tour au point de frôler le coût marginal de la production. Le marasme est en outre accentué par une demande globale qui, après le boom des années cinquante, progresse à un rythme sensiblement inférieur à la croissance de l’offre. Le déphasage stimule l’effritement des bénéfices. Leur chute s’accentue d’abord à l’extérieur. Puis, par ricochet, elle s’étend également aux débouchés intérieurs du Marché Commun où les maîtres de forges « se voient dans l’obligation de baisser leur coût de fabrication. Avec une logique de producteurs, ils recherchent cette 5 6 7 8

ARBED, A[dministration]C[entrale].2085, CECA. Direction générale des Relations extérieures. Note secrète, 25.03.1963. 360e conférence des directeurs commerciaux, 10.04.1962. HADIR [Hauts-Fourneaux et Aciéries de Differdange-St.Ingbert-Rumelange], [sans cote] «Dossier confidentiel», CECA. Comité ad hoc «Informations et contrôle» à la commission de coordination, 15.03.1965. ARBED, P.61.E, Notice d’un entretien avec Rollman, 09.04.1962.

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baisse du coût […] dans une augmentation de la production qui répartit les frais fixes sur une plus grande masse ». Autrement dit, « on ajoute à un marché malade une nouvelle dose d’offres »9 … ! Bien que contraire au bon sens commun, le raisonnement se justifie pleinement dans l’optique des patrons. En vertu des contraintes immanentes d’un secteur où fabriquer à perte revient souvent moins onéreux que ne pas fabriquer du tout, ils sont d’autant plus enclins à faire tourner leurs usines au maximum que l’énormité des capitaux récemment injectés dans la modernisation des équipements les oblige de se procurer, coûte que coûte, les liquidités indispensables aux amortissements. Un examen approfondi des origines du ralentissement des affaires révélerait certes d’autres facteurs complémentaires qui expliquent les déboires de la sidérurgie des Six. Mentionnons au passage l’omission de se débarrasser à temps des installations vétustes ou la survivance d’une multitude d’entreprises aux dimensions trop réduites. Un coup d’œil sur la hiérarchie des sociétés métallurgiques en dit long à ce sujet. Vers la fin des années cinquante, le « Goliath » des compagnies américaines, la United States Steel Corporation, atteint un output de 32 millions de tonnes métriques ; le numéro un en Europe occidentale, l’Arbed, totalise par contre 3 millions de tonnes à peine. Alors qu’une « petite » forge aux ÉtatsUnis coule tout de même 1,7 million de tonnes, près des deux tiers des entités de la CECA n’atteignent même pas le seuil de 0,9 million10. Ces disparités font preuve du manque voire de l’absence au sein du Plan Schuman d’une coordination rigoureuse des investissements et d’une politique industrielle commune tant soit peu à la hauteur des défis d’une branche économique affectée par de profonds bouleversements. Voilà aussi pourquoi, face à la secousse survenue en 1961/62, tous les milieux concernés sont passablement pris au dépourvu. La Haute Autorité et les dirigeants d’aciéries sont bien entendu unanimes à reconnaître l’urgence d’une intervention. Mais leur réaction à chaud les empêche d’office à faire autre chose que de parer au plus pressant. Au lieu de combattre les racines du mal – la surproduction –, les impératifs de l’heure les condamnent à vaquer à la recherche de subterfuges en focalisant leur attention en priorité sur la lutte contre l’avilissement des prix.

De la réanimation de la « Convention de Bruxelles » à la « trêve sidérurgique » de 1964 La manière dont les patrons relèvent le défi surprend peu. Imbus d’une culture industrielle centenaire propre aux barons du fer européens, ils recourent quasi instinctivement à leur arme anti-crise préférée : les cartels de producteurs. Quoi de plus naturel dès lors que de les voir s’atteler dans un premier temps à la réanimation de la « Convention de Bruxelles » ? Le gentlemen’s agreement avait été tenu sur les fonts baptismaux en 1953, au moment du recul passager de la demande suite à la fin de la guerre en Corée. Largement copié sur le modèle des comptoirs internationaux des années trente, le 9 10

Note de Rollman, 20.11.1963, op. cit. Hadir, 28, Tableau comparatif des ordres de grandeur …, 21.05.1957.

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syndicat était limité aux livraisons en-dehors du territoire CECA qu’il se proposait de soumettre à une discipline commerciale commune à compléter par l’introduction d’un contingentement des tonnages sous forme de quotas11. L’objectif ambitieux fixé au départ ne fut jamais atteint. Malgré les « nombreux contacts visant au perfectionnement » de l’accord, son exécution se réduisait en dernier examen à la seule coordination des stratégies de vente dont les résultats laissèrent du reste beaucoup à désirer12. Il n’empêche que, dès l’apparition de la crise, les chefs d’orchestre des industries lourdes nationales s’accrochent – faute de mieux – à la seule planche de salut alors à leur disposition, à savoir la Commission commerciale héritée de l’ancienne entente. Le 7 novembre 1961 cet organisme est spontanément ressuscité pour décréter « des prix minima que les groupes se sont engagés à observer »13. Mieux! En janvier de l’année suivante, les experts désormais convoqués à intervalles réguliers escomptent même renverser la vapeur en procédant à un relèvement des barèmes. La hausse fixée à un dollar s’avère hélas un coup d’épée dans l’eau. Des intermédiaires allemands, qui échappent au contrôle par la Wirtschaftsvereinigung Eisen- und Stahlindustrie (WVESI), ouvrent la marque en pratiquant des sous-cotations. Leur mauvais exemple est sitôt imité par des firmes françaises et italiennes. Dans la péninsule, les infractions finissent en vérité par proliférer « à telle enseigne que Italsider s’est vue obligée d’y attirer l’attention plus particulière de la Haute Autorité »14. L’appel au secours adressé à la CECA témoigne non seulement de l’impuissance des chambres professionnelles à discipliner leurs propres troupes. Il souligne en outre les faiblesses de la Commission commerciale. Ses recommandations étant à la merci de la bonne foi des agents d’usines, elle n’a d’autre alternative que de s’incliner devant l’inéluctable en adaptant les prix du cartel progressivement au niveau le plus bas noté. La mesure suscite au moins un léger soulagement. Elle aide à endiguer quelque peu les dérapages incontrôlés sur un marché de plus en plus opaque où, sous le poids des spéculateurs devenus rois, les remises confidentielles accordées par quelques forges fautives menacent d’inciter toutes les autres à faire de même en cotant plus bas encore parce qu’elles craignent de perdre leur clientèle habituelle. En revanche, il est clair combien l’entremise de la Commission commerciale paraît aléatoire. Comte tenu du chaos persévérant, ses membres savent parfaitement qu’au-delà de certaines interventions sporadiquement réitérées pendant les mois à venir, mais dont les répercussions demeurent fort dérisoires, ils n’iront pas très loin avec leurs compétences étroites et leurs pouvoirs qui sont de facto nuls. Il faut donc se rendre à l’évidence. Une banale standardisation des prix, même agrémentée de sanctions, a peu de chances d’être efficace …, à moins de la combiner avec une répartition des tonnages par catégories de produits et une compression coordonnée des coulées de lingots bruts. Le comité des présidents du 11

12 13 14

Sur le cartel à l’exportation, cf. Ch. BARTHEL, «De l’entente belgo-luxembourgeoise à la Convention de Bruxelles. 1948-1954. Les maîtres de forges luxembourgeois et la renaissance des ententes internationales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale», in: M. DUMOULIN, R. GIRAULT, G. TRAUSCH (éd.), L’Europe du Patronat. De la guerre froide aux années soixante, Peter Lang, Berne, 1993, pp. 29-62. Hadir, 28, Accord à l’exportation. Note du GHFAB, 13.10.1955. 356e conférence des directeurs commerciaux, 05.12.1961. 358e conférence des directeurs commerciaux, 05.02.1962.

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Club des Sidérurgistes y travaille. Dès la fin mars 1962 au plus tard, il élucide diverses « formules susceptibles de raffermir les marchés »15. Un an plus tard, il en est toujours à étudier une ébauche d’accord16 ! Le retard s’explique. À l’image de ce qui s’était déjà passé lors de la constitution de l’EIA en 1926, les fabricants du Hainaut et du Liégeois se font prier. Leurs hésitations à rallier un cartel sont au fond essentiellement conditionnées par l’existence de clivages profonds entre une poignée de grandes entités intégrées, plusieurs petites aciéries et les nombreux relamineurs qui ne tirent pas toujours dans le même sens. Les querelles intestines contraignent par conséquent le président Pierre van der Rest du Groupement des Hauts-Fourneaux et Aciéries Belges (GHFAB) à faire valoir des exigences exorbitantes et à se montrer singulièrement intraitable lors des tractations internationales. D’où d’ailleurs la campagne menée dans la coulisse par Georges Devillez. L’ingénieur Devillez a démarré sa carrière auprès des Ateliers de Constructions Électriques de Charleroi, avant d’accéder au poste de vice-gouverneur de la Société Générale de Belgique (SGB). En tant que responsable des dossiers industriels de la banque, il avait été mêlé de près aux fusions de la Métallurgique du Hainaut avec la Sambre-et-Moselle et de Cockerill avec Ougrée-Marihaye. Depuis 1961, il est à la retraite, … ou presque, car il continue à représenter l’institut de crédit bruxellois au conseil d’administration de l’Arbed17. Il y a ainsi fort à parier que ce dernier mandat l’a littéralement prédestiné à être sélectionné par René Schmit, le directeur général de la multinationale du Grand-Duché et président du Groupement des Industries Sidérurgiques Luxembourgeoises (GISL), pour assumer un rôle de médiateur. Plusieurs indices portent en fait à croire que, au regard des chiffres rouges notés par les comptables de leurs usines (la Ruhr par exemple accuse en moyenne un déficit de 30 Marks par tonne d’acier), les Allemands, les Français et les Grand-ducaux sont déterminés à aller droit de l’avant dans le but de clôturer enfin le projet de trust en gestation. Seulement, ils sont d’avis qu’avant de ficeler le dossier, ils devraient s’assurer l’atout d’avoir le GHFBA à leurs côtés. Les quatre pays gros producteurs du « noyau dur » de l’Europe sidérurgique occidentale formeraient dès lors un front unifié qui serait peut-être capable de forcer la main aux Italiens et aux Néerlandais plus rebelles encore que les Belges à consentir aux sacrifices d’une discipline draconienne. Recruté par le truchement de l’Arbed, Devillez, en « homme de bonne volonté »18, mène donc compagne pour mettre au pas ses compatriotes. Son réseau étoffé d’excellents contacts avec les élites économiques du Royaume facilitent sa mission. Le 5 décembre 1963, il dépose un « mémorandum ». Conjointement approuvé dans les jours suivants par les quatre chefs de file Herbert Köhler de la WVESI, Jacques Ferry de la Chambre Syndicale de la Sidérurgie Française (CSSF), Schmit et van der Rest du GISL respectivement du GHFAB, le document confidentiel constitue le point de départ à ce qu’il convient, sous peu, d’appeler les « accords de trêve »19.

15 16 17 18 19

360e conférence des directeurs commerciaux, 10.04.1962. ARBED, P.138.A, Projet d’accord entre les sidérurgistes de la CECA relatif aux laminés marchands (y compris les ronds [à] béton), 02.04.1963. FINARBED, A.501 et B.166 et ARBED, P.1.ter, Diverses pièces. ARBED, 138.A, Schmit à Manuelli et Bentz van den Berg, 10.12.1963. HADIR, CP [Comité des présidents], Comité ad hoc. Luxembourg, 22.07.1964. Partie […] où l’on a abordé la question "acier brut".

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Qu’on ne s’y trompe pas : le mémoire de l’ex-dirigeant de banque n’est pas à confondre avec un contrat d’entente en bonne et due forme. Il s’agit à vrai dire plutôt d’une espèce de déclaration d’intention qui énumère, dans les grandes lignes, les normes élémentaires d’un « programme d’ensemble comportant des décisions générales immédiates [souligné par Devillez], susceptibles d’améliorer le climat, et suivies de mesures à longue échéance ». Son contenu s’agence autour de trois grands axes. Le premier traite de la protection renforcée du territoire CECA. Elle fera l’objet d’une sollicitation simultanément introduite auprès des six gouvernements et des membres de la Haute Autorité. À eux de procéder au « relèvement des droits d’entrée au niveau de ceux en vigueur dans les principaux pays tiers ou tout au moins au niveau du tarif italien, le plus élevé de la Communauté » ; à eux aussi de limiter les livraisons autorisées en provenance des démocraties populaires de l’Est « par la fixation de contingents impératifs »20. Outre ce lobbying auprès d’autrui, les maîtres de forges sont déterminés à y mettre du leur en entamant des pourparlers avec les homologues britanniques et japonais dans l’espoir de parvenir à un modus vivendi régulateur des fournitures venant de l’extérieur21. La réduction de l’offre au moyen d’une diminution des importations va de pair avec les dispositifs consignés au second chapitre du document de Devillez. Ils visent à enrayer l’avilissement des prix. Pour ce qui est de l’aire géographique du Plan Schuman, un des préceptes de base adoptés a de quoi nous laisser perplexes. Les mêmes sidérurgistes qui, il y a une dizaine d’années, n’avaient pas trouvé assez de mots grossiers pour fustiger le dirigisme outrancier d’une Haute Autorité, comparée même à un monstre bureaucratique22, maintenant prêchent le « respect formel des règles de la CECA en matière d’alignements [des prix] intracommunautaires » ! Le retour à l’orthodoxie ne signifie pas pour autant que les dirigeants d’entreprises se seraient soudain convertis en enfants de cœur. D’autres points à l’ordre du jour révèlent l’intention manifeste de « forcer » quelque peu l’interprétation des modalités d’exécution du Traité du 18 avril 1951 moyennant « certains réajustements », c’est-à-dire, concrètement parlant, une hausse artificielle des prix réels. Quant aux exportations, les Six s’embarquent résolument dans les trusts. Les principaux types de fabrications seraient tous placés sous comptoirs. Un bureau centralisateur commun veillerait dès lors : à la collecte journalière des statistiques de vente ; à la diffusion des consignes émises par les comités de gérance créés pour chacun des laminés saisis par le cartel ; à la rétrocession de commandes afin de permettre aux groupements nationaux de réaliser leurs quotas ; à la gestion d’une « caisse de soutien » à l’exportation ; etc. Les syndicats introduits pour les différents produits veilleraient bien sûr également au respect scrupuleux de la politique commerciale ordonnée par leurs organes de 20 21 22

Mémorandum [de Devillez], 18.10.1963, op. cit. Cf. e.a. ARBED, AC.2007, Schmit à Treasury Solicitor’s Department, 13.08.1964 ; HADIR, «Dossier confidentiel», Contacts avec les sidérurgistes japonais. Réunion préparatoire ; Réunion avec les Japonais, 17.07.1963. Cf. e.a., Ph. MIOCHE, «Le patronat de la sidérurgie française et le Plan Schuman en 19501952 : les apparences d’un combat et la réalité d’une mutation», in: K. SCHWABE (Hrsg.), Die Anfänge des Schuman-Plans 1950/51, Nomos, Baden-Baden, 1988, pp. 305-318 ; Ch. BARTHEL, «Das Streben der Stahlhersteller nach einer Gangbarmachung des Schuman-Plans (1950-1952)», in: G. TRAUSCH (éd.), Le Luxembourg face à la construction européenne, CERE, Luxembourg, 1996, pp. 203-252.

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gestion respectifs et ce, en accord avec les recommandations générales éditées par le comité des présidents de l’entente. Last but not least, le mémorandum esquisse les contours d’un contrat de répartition de la production intégrale d’acier brut sans lequel un rétablissement de l’équilibre entre l’offre et la demande paraît futile. Ce troisième grand volet est censé être matérialisé dans un avenir plus ou moins proche selon les zélateurs allemands, français et luxembourgeois d’une structure organisationnelle complète, alors que les critiques italiens et hollandais le repèrent plutôt dans un avenir plus ou moins lointain. La voie médiane passe ainsi par la convocation de deux commissions spéciales d’études. La première tâchera de sélectionner une période de référence, de définir les mécanismes d’apurement des avances et des retards et de fixer des pénalités redevables en cas de contravention. Un second groupe de travail attaquera le dossier des capacités nouvelles en voie de construction ou rodées depuis peu. En attendant le rapport des experts, on procédera à la « fixation immédiate de quotes-parts provisoires [souligné par Devillez] par pays [et] par produits » d’une part, et d’autre part à l’« instauration parallèle d’une discipline modulée de la production lingots ». Bref, jusqu’à l’aboutissement d’une formule définitive approuvée par tout le monde, les leaders du Club aimeraient précipiter le déclenchement de la phase pré-comptoirs23. Sans entrer dans les détails, retenons simplement que les propositions de Devillez débouchent bel et bien sur l’instauration d’une série de syndicats plus ou moins élaborés (aciers marchands ; profilés ; tôles fines ; etc.). Leur mise en route à partir de février/mars 1964 est synonyme d’un désarmement momentané dans la guerre des prix et d’un arrêt temporaire dans la course aux tonnages. Et soudain, comme par enchantement, la pratique des alignements et le recours à des méthodes commerciales malhonnêtes ont « ou bien disparu ou bien ne subsistent plus que dans une mesure très réduite ». Il est vrai, la trêve sidérurgique est grandement facilitée par un accroissement sensible de la demande, en particulier des produits plats. Aussi les responsables des divers comités de gérance internationaux parviennent-ils assez aisément à maintenir l’offre « dans des limites restreintes, ce qui n’a pas manqué de se répercuter sur le niveau des prix, en hausse nette dans presque tous les secteurs ».24 Sous cet angle, les comptoirs ont indubitablement « donné le résultat qu’on en attendait »25. D’un autre côté, on est cependant loin de toucher au but car, au fond, les sidérurgistes ont par trop concentré leurs efforts à préserver le statu quo au lieu de peaufiner des syndicats durables. D’innombrables aspects d’une portée cruciale demeurent finalement sans réponse26. Il en est de même en ce qui a trait à l’instauration du plafond en lingots bruts. Ce serait effectivement prendre les choses à la légère que de laisser aux comités des comptoirs respectifs la latitude de fixer les tonnages-programmes trimestriels pour chaque gamme de laminés sans se préoccuper du risque que l’addition de leurs prévisions individuelles puisse excéder le potentiel d’absorption global du marché. En plus, à défaut d’un contingentement des droits généraux à la fabrication, on inviterait littéralement les usines à épuiser au maximum leurs surcapaci23 24 25 26

Mémorandum [de Devillez], 18.10.1963, op. cit. 380e-382e conférences des directeurs commerciaux, 07.02-08.04.1964. Comité ad hoc – Paris, 27.07.1964, op. cit. HADIR, CP, Comité ad hoc. Luxembourg, 22.07.1964 – Aciers marchands.

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tés en essayant de se débarrasser du trop plein par la voie détournée des demiproduits ou des produits spécialisés non syndiqués. Et on tomberait de Charybde en Scylla. En dépit de l’urgence, le dossier brûlant du « chapeau acier » n’est pourtant pas sérieusement abordé avant la rentrée en septembre, lorsqu’un tassement abrupt des affaires remet en marche le carrousel infernal des baisses de prix et des fraudes.27

L’heure de vérité. Entre le retour aux cartels classiques et l’exploration de formules novatrices Chapeau acier brut – évaluation des quotas Références de base

All. Bel. Fra. Lux.

II

III

IV

V

VI

VII

2.955.000 690.000 1.555.000 368.000

45,03 10,51 23,69 05,61

53,07 12,39 27,93 06,61

52,53 12,42 28,51 06,54

53,63 12,36 27,33 06,68

53,07 12,39 27,93 06,61

52,57 12,44 28,34 06,65

5.568.000

---

100%

100%

100%

100%

100%

6.563.000

II. III. IV. V. VI. VII.

27 28

Reports

I

Hol. 212.000 Ita. 783.000

I.

Correctifs congés

03,23 11,93 100%

quanta (en tonnes) établis en fonction de la période de référence (01.10.1963-30.09.1964) et appliqués au 1er tonnage-programme % de référence par rapport au tonnage-programme – entente à Six % de référence par rapport au tonnage-programme – entente à Quatre (sans les groupes italien et néerlandais taux rectifié pour la période de novembre 1964 à avril 1965 après octroi des compensations pour congés taux rectifié pour la période de mai 1965 à octobre 1965 (uniquement valable en cas de reconduction de l’accord) moyenne annuelle = col.III quota pour les mois de décembre à avril, modulé en fonction des reports pour excédents accumulés en novembre par le groupe qui a dépassé le plus son quantum28

HADIR, CP, Paris, 27.07.1964. Acier brut ; Ajaccio, 22.09.1964. La France dépasse son quota le plus au mois de novembre : au lieu de 1.604.000 t. [1.555.000 (quota de base) + 49.000 (extra pour congés)] elle réalise 1.749.000 t. La différence donne un coefficient de 1,0904 [1.749.000 : 1.604.000]. Ce taux correcteur est ensuite appliqué aux programmes des autres groupes, ce qui fait p.ex. pour l’Allemagne : (2.955.000 X 1,0904) – 3.118.000 [production réelle en novembre] = 104.132 t. de dépassements au total à reporter sur les 5 mois suivants, soit un droit mensuel supplémentaire de 104.132 : 5 = 20.826 t. destinées à contrebalancer l’avance française. Logiquement les majorations exemptes d’amendes reportées de novembre débouchent sur un ultime ajustement des droits de chaque pays pendant la période de décembre à avril.

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Talonnés par des carnets de commandes en train de s’amenuiser comme une peau de chagrin, les présidents du Club s’enferment en conclave à Düsseldorf les 27 et 28 octobre 1964 pour échafauder les rudiments du trust général29. Le 17 décembre, à l’issue d’un nouveau marathon à Paris, Ferry peut enfin proclamer : « l’accord existe ; il n’est pas mis en cause et l’on va s’efforcer de lui donner application »30. La manière ambiguë dont s’exprime le chef de file de la CSSF trahit d’emblée le compromis boiteux né au bout des marchandages patronaux qui, plus d’une fois, avaient frôlé l’échec et la rupture complète du dialogue international. La formule d’engagement – elle est valable pendant 6 mois31 – arrête en effet un tonnage-programme mensuel de 6.563.000 tonnes d’acier brut pour l’ensemble de la CECA. Ce chiffre de référence correspond certes à environ un million de tonnes en moins en comparaison avec le pic de fabrication atteint la veille de la formation du cartel. La réduction des coulées a donc l’air substantielle. Elle peut atteindre 12 à 15% pour certaines sociétés métallurgiques. Toujours est-il que le quantum autorisé représente une solution de fortune en ce sens qu’une adaptation réaliste de l’offre à la demande eût exigé des coupes sombres autrement drastiques32. Mais de peur d’accabler les forges de sacrifices insupportables, les pères de l’alliance préfèrent se montrer cléments. Outre les « extras » accordés aux Français et aux Belges en vue de compenser leur déficit virtuel à la production par suite des congés collectifs en août, ils introduisent un « régime particulier » qui permet aux différents pays d’augmenter leur taux de marche de décembre à avril en fonction du « pourcentage de majoration égal à celui du groupe qui aura le plus dépassé, en pourcentage, son tonnage-programme mensuel moyen » au cours des 30 premiers jours consécutifs à l’entrée en vigueur de l’accord33. Ces dérogations conditionnées par la nécessité d’harmoniser les conceptions souvent diamétralement opposées des Six entraînent forcément une édulcoration dangereuse de la règle commune octroyée à un édifice transnational en la survie duquel la plupart des dirigeants d’usines n’ont point vraiment confiance. Et pour cause ! La Hollande finit en dernière minute par refuser son adhésion et ce, malgré le pont que Ferry, Van der Rest, Schmit et Hans Günter Sohl de la WVESI lui avaient construit dans l’intention de faciliter son ralliement. L’Italie aussi se révèle d’entrée de jeu un partenaire peu fiable. Quoique gratifiée à son tour d’un régime d’exception généreux, elle se montre incapable de faire entendre raison aux nombreux dissidents, notamment les mini mills en bordure méridionale des Alpes, qui continuent à placer des tonnages sans cesse croissants non seulement dans la péninsule, mais encore en France et en Allemagne. Ici éclate au grand jour la négligence coupable des sidérurgistes qui ne sont pas parvenus à ordon-

29 30 31 32 33

HADIR, CP, [Protocole des décisions de Düsseldorf] – Texte approuvé le 17 décembre [1964] à Paris. Ibid., Réunion des présidents, Paris, 17.12.1964. Le cartel fondé sur le « Protocole de Düsseldorf » fonctionne rétroactivement à partir du 1er novembre 1964. Note personnelle [de Conrot] à Schmit, Goedert, etc., 07.11.1964. Protocole de Düsseldorf …, 17.12.1964, op. cit.

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nancer à temps les échanges au sein du Marché Commun34, car là-dessus les présidents du Club partagent la même opinion : la dégradation des affaires « commence toujours par une pénétration ». Chaque fois qu’un des partenaires européens introduit dans un autre pays du Plan Schuman une livraison à bas prix, l’effet des dominos porte ipso facto « le trouble chez ses voisins »35. Les affiliés du GHFAB en font l’expérience néfaste. Peu touchés directement par les menées des Bresciani, ils en subissent néanmoins les retombées parce que les patrons de la Ruhr, de la Lorraine et du Nord-Pas-de-Calais – à défaut de trouver des clients chez eux à cause de la submersion de leurs débouchés nationaux par des laminés en provenance d’Italie – drainent dorénavant leurs produits soit vers la Belgique, soit vers les Pays-Bas qui représentent pourtant la chasse gardée privilégiée des entreprises wallonnes. De toute façon, dès la fin de l’hiver, les relations avec les Belges s’enveniment. Leur groupement excède déjà de 5,24%36 son taux de référence autorisé quand, par « hasard37 […] trois usines importantes produisant des tôles se trouvent avoir achevé au même moment des programmes qui augmentent très considérablement leurs possibilités de production. Elles disent être dans la nécessité de donner à leurs trains, jusqu’ici insuffisamment occupés, une marche plus normale ». Le GHFAB revendique par conséquent pour son quota en acier brut une rallonge d’au moins 50.000 tonnes mensuelles. Van der Rest en fait une condition sine qua non à la reconduction du cartel dont la période d’essai expire en avril 1965. La menace d’une dislocation imminente du bloc à quatre pousse alors Ferry et Sohl à se servir de la technique éprouvée du bâton et de la carotte. Dans l’immédiat, ils confient à Eric Conrot la tâche délicate de rétablir la concorde. En vain. « Les prétentions belges sont si fortes, elles paraissent si exagérées », que ‘‘agent du GISL et ancien habitué des comptoirs internationaux des années trente capitule devant « des cas aussi ardus […] qui ne peuvent être réglés […] dans un marché déprimé. Ils ne peuvent l’être que progressivement et sous condition que chacun y mette beaucoup de modération »38. Or, à défaut de rencontrer chez les Wallons la compréhension requise, les patrons de la Ruhr, du Nord et de l’Est de la France changent de registre. Au lieu des belles paroles, ils essayent désormais de stimuler l’esprit de concession de leurs confrères récalcitrants en noyant le Royaume dans un raz-de-marée de sous-cotations et d’alignements aux prix les plus bas repérés en territoire de la CECA39. L’action du type coup de poing s’avère toutefois un échec. Elle ne modifie en rien la détermination des Belges de bouder la prolongation des accords. Les Trois de la CSSF, de la WVESI et du GISL conviennent donc de continuer seuls leur chemin. Quitte à travailler bien des fois à perte avec des carnets dangereusement rognés, ils demeurent convaincus du bien-fondé de leur stratégie des réductions 34 35 36 37

38 39

HADIR, CP, Rappel de la position belge en matière de production lingots et de prix, 23.04.1965. Comité ad hoc. Paris, 27.07.1964, op. cit. Grand-Duché : 1,79% ; Allemagne : 3,01% ; France : 4,32%. Le « hasard » consiste en vérité en la réaction à la décision du consortium Arbed-SchneiderSGB-Falck de construire aux bords du canal de Terneuzen en Flandres un site maritime des plus performants. Cf. E. BUYST, A. SOETE, H. VERHOOSEL, Sidmar. 1962-2002. Quarante ans de production d’acier en Flandre, Lannoo Druckerij, Gent, 2002. Rapport [de Conrot] à MM. les Présidents, 09.04.1965. 395e-398e conférences des directeurs commerciaux, 04.06-06.10.1965.

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volontaires de production. Le désastre subi fin août, début septembre 1965 dans la foulée de l’effondrement des marchés aux États-Unis leur donne raison. L’arrêt abrupt des commandes américaines passées en Europe met à vrai dire les fabricants de l’espace CECA au pied du mur. L’heure de vérité sonne au Club des Sidérurgistes les 11 et 12 octobre 1965 à Munich. Sous l’emprise du gâchis généralisé, même les optimistes parmi les délégués dépêchés dans la capitale bavaroise, ceux précisément qui avaient toujours espéré avoir affaire à une dépression conjoncturelle qui se résorberait moyennant quelque automatisme miraculeux, sont entre-temps détrompés par des perspectives d’avenir pour le moins maussades. Que faire? Qu’on le veuille ou non, la discipline collective s’impose plus que jamais si on veut obvier à la débâcle complète. Il faut donc renouer avec le protocole de Düsseldorf d’il y a un an et reprendre sur le métier sa mise en musique abandonnée au cours du premier semestre écoulé à défaut de disposer d’un orchestre au complet. Au fond, nous pourrions nous passer d’exposer en long et en large la reprise des conversations souvent redondantes entre patrons, si ce n’est que cette fois-ci, leur discours rompt à bien des égards avec le conservatisme et l’esprit pinailleur d’autrefois. En simplifiant grossièrement, le credo nouveau forme un triptyque. Ses composantes sont, primo, la reconnaissance par les barons du fer de leur impuissance à s’en sortir exclusivement grâce à leurs propres méthodes et moyens, secundo, la nécessité d’entreprendre une action en profondeur qui met à l’avantplan la dimension structurelle de la crise et, tertio, l’impératif d’une ouverture sur la longue durée, c’est-à-dire, au lieu de se confiner dans un activisme éphémère, il faut désormais élargir à l’horizon 1970 le combat pour maîtriser la question fondamentale des surcapacités par une coordination efficiente des investissements. Les principaux angles d’attaque du plan de bataille sont développés dans deux mémoires confidentiels rédigés respectivement en juin et à la fin septembre par le Luxembourgeois Charles Funck. Le secrétaire général du Club avait, avant de mettre par écrit ses idées, consulté en aparté chacun des six groupements sidérurgiques40. Son entrée en la matière commence par un constat des plus prosaïques qui désavoue les apôtres des solutions rapides et faciles : « les tentatives d’adaptation à court terme de l’offre à la demande, tant pour ce qui est de l’acier brut que des produits finis, n’ont que rarement connu le succès […]. Remarquons seulement que [la] nécessaire adaptation ne peut se réaliser, hormis la fixation autoritaire [!] de quotas, que par la seule voie des accords entre producteurs. Or, ceux-ci se heurtent à des difficultés nombreuses qui, à part les obstacles juridiques […], tiennent pour une large part au fait que dans le marché commun créé par le Traité de Paris la sidérurgie européenne a conservé une structure très largement nationale qui, héritée d’une époque de cloisonnement des marchés, n’est pas adaptée aux nouvelles dimensions avec lesquelles elle est confrontée. Ceci a pour résultat de transformer chaque tentative de rationalisation de la production en un affrontement entre groupes nationaux ». Funck plaide dès lors pour une « optique entièrement nouvelle », seule susceptible de briser le « cercle vicieux » traditionnel. La recette consiste à « placer les investissements des entreprises dans une perspective à long terme ». Sa matérialisation passe d’abord par une appréciation correcte des besoins de la con40

HADIR, CP, Circulaire de Funck à tous les groupes, 29.09.1965.

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sommation pendant une période de cinq ans au minimum. Vu sous cet angle, il y a assurément beaucoup d’améliorations à introduire au système d’évaluation existant, car les programmes prospectifs trimestriels élaborés par la CECA sont trop courts, trop aléatoires parce que fondés sur « des prévisions faites dans les cadres nationaux par chaque sidérurgie selon des méthodes qui sont propres à chacune d’entre-elles » et trop généraux en ce sens qu’ils ne « descend[ent pas] au niveau de chaque produit », c’est-à-dire ils ne renseignent guère sur les évolutions souvent divergentes de la demande d’un article précis au sein d’une même gamme de laminés. Bien sûr l’évolution des marchés subira toujours l’influence de nombreux éléments difficiles sinon impossibles à pondérer. Voilà qui cependant ne devrait pas empêcher ni les sidérurgistes ni la Haute Autorité d’extrapoler « certains facteurs aujourd’hui mal connus, de façon à mieux orienter l’action commerciale vers les débouchés les plus favorables ». L’optimisation des études de marchés, cela va de soi, doit aller de pair avec une meilleure analyse de l’offre. Le rassemblement d’une documentation étoffée sur la « structure exacte de chaque sidérurgie nationale et de ses installations de production » serait par exemple fort indiqué41. Les éclaircissements ainsi obtenus aideraient certainement à circonscrire les « troubles » éternels provoqués « par l’apparition soudaine de capacités nouvelles ». Un pas dans la bonne direction consisterait par exemple en une plus grande publicité donnée aux plans d’investissements que les forges sont tenues de communiquer pour approbation aux services de la Communauté à Luxembourg. « Il serait du plus haut intérêt […] que ces programmes soient diffusés parmi les intéressés afin que ceux-ci connaissent non seulement les projets en cours de réalisation mais également les décisions prises […]. Ce serait pour chaque producteur une documentation capitale pour l’orienter dans les décisions à prendre dans l’évolution future de la structure des entreprises ». La proposition de Funck est pour le moins insolite. Oserait-il abattre la vache sacrée du secret professionnel que jadis, au long des négociations du Traité en 1950/51, les experts sidérurgistes adjoints aux délégations nationales officielles des Six s’étaient acharnés de défendre contre vents et marées? Il y a plus surprenant encore. Le secrétaire général du Club s’interroge également sur l’utilité pratique des « avis » – après tout passablement gratuits – que l’organe suprême de la CECA émet à propos des nouvelles constructions planifiées. Ne faudrait-il pas inviter la Haute Autorité à « fai[re] un plus large usage des avis négatifs » ? Compte tenu des excédents de capacités, le haut collège ne devrait-il pas par ailleurs recourir plus souvent au « blocage des investissements en acier brut qui ne seraient pas compensés par une réduction à due concurrence des installations existantes » ? Des verdicts plus courageux en la matière « ne manquerai[en]t pas […] d’avoir sur l’évolution de la sidérurgie un certain effet » !

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HADIR, CP, Note sur les problèmes de l’orientation des investissements, septembre 1965.

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En route vers un interventionnisme accru ? La CECA à la croisée des chemins Un raffermissement des compétences de la CECA figure également parmi les desiderata du Club en ce qui concerne la lutte anti-crise dans l’immédiat. Au sein d’une économie de marché comme celle de l’Europe occidentale, « il paraît évident » qu’au regard des contraintes particulières de la branche de l’acier l’équilibre entre l’offre et la demande ainsi que la « saine harmonie du marché » peuvent uniquement être atteints par le biais « d’un élément de contrainte. Celuici » – affirment les dirigeants des groupements patronaux – « existe déjà […] pour ce qui est des prix ». Mais l’expérience l’a prouvé : la surveillance exclusive des ventes est insuffisante à plus forte raison que les 2/3 à peu près des transactions du secteur demeurent soustraites à toute forme de contrôle à cause du commerce de gros et des intermédiaires qui ne sont pas astreints au respect de la règle communautaire. Il importe donc de pallier sans retard cette carence grâce à « l’intervention […] d’une contrainte portant sur les tonnages eux-mêmes ». Comment y parvenir? L’article 58 du Traité du 18 avril 1951 octroie expressément à la Haute Autorité le pouvoir de décréter un ralentissement de la fabrication. Il est vrai, en réservant à la lecture des textes une interprétation très restrictive, la mesure d’exception s’applique aux seules situations de marché caractérisées par un recul de la consommation et non pas par une hausse de l’offre qui dépasse la demande. En voilà cependant une ce ces arguties de nature juridique qui, en cas de besoin, n’aurait à coup sûr pas arrêté les métallurgistes …, si ce n’est que leur crainte devant des résistances « psychologiques » insurmontables les exhorte dès le départ à la plus grande prudence en évitant péniblement de faire la moindre référence aux dispositions dites de la « crise manifeste ». Par contre, pensent-ils, « il n’est pas contestable que le Traité de Paris a été rédigé à une époque de pénurie où toute possibilité de surproduction paraissait exclue ». Or, depuis le début des années cinquante, la situation conjoncturelle et structurelle n’a-elle pas été bouleversée de fond en comble42 ? Poser la question, c’est y répondre : « ce ne serait pas déformer le sens de l’article 95 que de considérer que la surproduction actuelle est un des cas non prévus »43. L’argument patronal est du reste corroboré par les actes fondateurs du Plan Schuman qui envisagent les trois situations d’une conjoncture normale, d’une pénurie et d’une chute durable de la demande. Pas un traître mot en revanche d’une consommation en progrès dans un contexte d’offre surabondante. On a donc « manifestement » affaire à un de ces fameux « cas non prévus ». Le haut collège à Luxembourg pourrait donc raisonner comme suit : les productions étant sensiblement supérieures à ce que prévoient les programmes prévisionnels, il y a un déséquilibre que la Communauté, afin de se conformer aux objectifs généraux du Traité, se doit de faire disparaître en veillant à une limitation de l’offre.

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HADIR, CP, Note sur les moyens d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande, juin 1965. Article 95 : « … si des difficultés imprévues, révélées par l’expérience, dans les modalités d’application du présent Traité, ou un changement profond des conditions économiques ou techniques qui affecte directement le marché commun […], rendent nécessaire une adaptation des règles relatives à l’exercice par la Haute Autorité des pouvoirs qui lui sont conférés, des modifications appropriées peuvent y être apportées … ».

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L’objectif déclaré pourrait être atteint par trois voies potentielles. La première est celle des ententes. En vertu de l’article 65 elle est formellement interdite, et puis – nous l’avons noté – les barons du fer nourrissent eux-mêmes des doutes sérieux quant à la faisabilité et au respect d’un arrangement à l’amiable contracté entre les forges, sans intervention d’un tiers arbitre. À l’autre extrême il y a l’option de la « fixation autoritaire », par la Haute Autorité, de quotas de fabrication en lingots bruts et en produits. Pour radicale, et sans doute efficace qu’elle puisse être, cette solution est également à proscrire. La CECA n’a ni les moyens techniques ni le savoir-faire pour s’adonner sur le champ à une opération du type et, même en s’assurant le concours des milieux professionnels, elle risquerait de s’exposer à des recours en justice intentés par les usines qui se sentiraient lésées dans leurs droits. Le secrétaire général du Club propose par conséquent dans sa synthèse des réflexions patronales de « s’orienter vers une voie médiane ». Comme par le passé, les sidérurgistes tenteraient de parvenir entre-eux à la fondation de comptoirs agrémentés d’un plafond en acier, mais – et voilà la différence fondamentale avec les pratiques d’autrefois – dont l’entrée en vigueur serait sujette à l’agrément préalable de la Haute Autorité qui, par surcroît, exercerait un droit de surveillance pendant toute la durée du fonctionnement des syndicats44. Reste à savoir quelles suites les responsables au 2 place de Metz à Luxembourg entendent réserver au plan concocté par la sidérurgie européenne. Ferry est sceptique. Il se souvient de sa dernière entrevue avec la Haute Autorité au mois d’avril dernier. Il n’en était pas sorti grand-chose, à part la formation d’un « groupe de travail » chargé « d’examiner les possibilités d’adaptation de l’offre à la demande ». Cette équipe mixte composée d’agents de la CECA et d’experts de l’industrie avait siégé plusieurs fois. Mais outre beaucoup d’hésitations, les envoyés du secteur privé avaient pu observer chez leurs interlocuteurs de profonds clivages qui existent à l’intérieur des différents services communautaires où certains hauts responsables affichaient du bon sens et un pragmatisme indéniable, tandis que d’autres – en tête le Néerlandais Johannes Lindhorst Homan – ont pour unique chagrin le respect scurpuleux du Traité de Paris45. Aussi le patron de la CSSF avertit-il ses confrères qu’« il ne faut pas se faire d’illusions »46. N’empêche. Si l’on veut avancer, il faut courir sa chance. La CECA a donc son heure de vérité le 14 décembre 1965 quand les plénipotentiaires des six chambres professionnelles rendent visite à la Haute Autorité rassemblée au grand complet. Dès l’ouverture du tour de table, les mauvais pressentiments de Ferry se confirment. Le président Dino Del Bo a l’air mal dans sa peau. Il prie certes ses hôtes à parler avec « la plus grande franchise », mais comme s’il redoutait d’office de voir les maîtres de forges mettre sur le tapis des choses nuisibles à la gloire de son institution, il les exhorte en même temps à faire preuve de « la plus grande discrétion vis-à-vis de l’extérieur ». Le rendez-vous au sommet exhibe en fait les tergiversations qui – nous le savons grâce à la formidable compilation réalisée par Raymond Poidevin et Dirk

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HADIR, CP, Projet, juin 1965. HADIR, CP, Munich, 11.10.1965. Aide mémoire, septembre 1965. HADIR, CP, Bruxelles, 02.12.1965.

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Spierenburg47 – dominent le comportement d’un organe communautaire en perte de vitesse depuis longue date. La fermeture des charbonnages à la fin des années cinquante avait inauguré son déclin accéléré par la signature des Traités de Rome et les discussions consécutives autour d’une absorption éventuelle de la CECA par la CEE. Le Traité de fusion des exécutifs du 8 avril 1965 lui avait donné le coup de grâce. Voués à disparaître, les neuf membres du haut collège semblent depuis lors bien plus portés à profiter du peu de temps qui leur reste pour maintenir intacte la mémoire d’une institution synonyme des débuts de l’unification de l’Europe plutôt que de veiller au bien-être des usines confiées à leur garde. Partant, Del Bo ne veut rien entendre dire, du moins pour l’instant, ni d’une proclamation de la « crise manifeste » ni d’un recours aux « cas non prévus ». Ne connaissant que trop parfaitement les visions du général De Gaulle, aux yeux duquel le Plan Schuman « a le grand tort […] d’incarner un pouvoir supranational »48, le président italien redoute qu’actuellement, au regard de la « chaise vide », tout recours à un régime hors norme menace d’échouer devant les blocages au Conseil des ministres. Toutefois, à lire entre les lignes – et c’est assurément de cette oreille que les syndicalistes patronaux l’ont entendu –, les objections invoquées par Del Bo semblent moins constituer une question de principe qu’un détail de procédure. Le discours sibyllin du président voile effectivement à peine sa véritable pensée. Il aimerait que l’industrie « se prépare, indépendamment de ce qui pourra être réalisé en fait, à une application éventuelle de l’article 58 » ; il voudrait qu’elle fasse « appel à l’autodiscipline » et prenne elle-même l’initiative de procéder « rapidement [à la] préparation des quotas [de production], sans préjudice de ce qui se passera par après. S’il y a une logique en politique, les Gouvernements auront [la vie] difficile à repousser une proposition d’action sur laquelle les sidérurgies seraient unanimes et que soutiendrait la Haute Autorité […]. Si malgré tout cela n’allait pas, on verra … » ! Ces messieurs à Luxembourg n’ont donc visiblement point envie de s’exposer. Auraient-ils peur de rester sur la touche au cas où le secteur privé, après avoir embarqué la CECA dans une aventure cartelliste à l’issue fort incertaine, ne parviendrait pas à s’entendre ? Craignent-ils de battre en brèche l’œuvre accomplie le 18 avril 1951 en fournissant par là des munitions à tous ceux qui aimeraient revenir sur les décisions européennes du 8 avril 1965 pour noyer sans autre forme de procès la communauté du charbon et de l’acier dans la CEE ? Serait-ce aussi pour cette raison qu’ils privilégieraient la formation d’abord d’une entente circonscrite aux seules exportations ? Au moyen d’une interprétation généreuse des prescriptions légales, un arrangement de l’espèce pourrait être considéré comme échappant à la réglementation en vigueur. Quoi qu’il en soit, Ferry s’énerve. Ces atermoiements éternels, ces remords sans fin sont finalement de la moutarde après dîner. L’émissaire de la CSSF « ne pense pas que l’on puisse aujourd’hui prétendre s’attacher à la lettre du Traité. La Haute Autorité ne l’a pas toujours fait dans le passé. Agissons comme des gens de bonne foi en évitant de laisser se développer une situation qui conduira à faire craquer le marché commun, car les Gouvernements ne pourront rester indif47 48

R. POIDEVIN, D. SPIERENBURG, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Une expérience supranationale, Bruylant, Bruxelles, 1993. Ibid., p. 499.

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férents aux problèmes, sociaux en particulier, qui se poseront ». Uni sono les aciéristes applaudissent le réquisitoire du chef français. Puisque « tout est lié, tout doit être réglé en parallèle ». On ne pourra pas par conséquent se contenter d’organiser les envois à l’extérieur sans travailler simultanément à la remise en ordre des débouchés intérieurs par un abaissement des coulées. Or, disent les patrons, si la Haute Autorité les encourage à commencer à « mettre nous-mêmes en vigueur les dispositions de l’article 58 », il faut simultanément qu’elle se porte formellement garante de ne pas « invoquer contre nous l’article 65 » relatif à l’interdiction des ententes. Lindhorst Homan rouspète aussitôt : « on ne peut pas agir comme si l’article 65 n’existait pas ». Köhler n’en revient pas. Ulcéré par la zizanie au sein de l’organe suprême de la CECA, le plénipotentiaire de la WVESI déplore « que le Traité interdise ce qui serait utile sans apporter lui-même de remèdes à la situation » ! Et l’Allemand est loin d’être seul à éprouver la sensation fâcheuse qu’on tourne en rond49. Là-dessus, en partie par désir de ne pas laisser les barons du fer partir les mains totalement vides, en partie par souci de redorer tant soit peu le blason terni de la Haute Autorité, Del Bo dévie la conversation vers d’autres aspects de la lutte anti-dépression. Il y va de la reconduction de certaines mesures déjà adoptées près de deux années auparavant, comme par exemple la limitation quantitative des importations bon marché du bloc communiste50, ou l’« interdiction d’alignement sur [les] offres de produits sidérurgiques et de fontes en provenance de pays […] à commerce d’État »51. Le maintien voire un renforcement de la protection à la périphérie européenne est bien entendu salué par les sidérurgistes …, mais ils sont aussi les premiers à pointer du doigt l’insuffisance de pareilles prescriptions pour entraîner un redressement réel des prix. Il en est de même de la lutte timorée menée par la CECA contre les fraudes. Elle avait été inaugurée en décembre 1963 par la décision 24-63. D’autres mesures avaient suivi52. Pourtant elles sont toutes restées lettre morte. Preuve à l’appui : « les prix ne sont plus respectés. […] Aujourd’hui toutes les règles du Traité sont tournées ». Voilà justement pourquoi, en se souvenant soudain de leurs droits et devoirs, les services du Marché Commun envisagent maintenant de statuer des exemples. Sans nous adonner à de subtiles spéculations sur la cause profonde de cette déclaration de guerre à l’adresse des aciéries en faute (à côté de l’aspect dissuasif destiné à faire cesser les pratiques commerciales illicites, ne vise-t-elle pas au moins autant à restaurer la crédibilité de la CECA ?), retenons simplement que les patrons fustigent le caractère insensé d’un geste qui intervient beaucoup trop tard. « Cela ne servira à rien et ce sera injuste, car il ne […] sera possible de découvrir et de punir qu’une fraction infime des infractions » ! On risque ainsi de pénaliser des maisons d’ordinaire respectueuses de la règle, mais qui, en désespoir de cause, au regard d’un arrêt imminent de leurs installations, recourent finalement à leur tour aux pratiques des fraudeurs notoires. Des raisons analogues 49 50 51 52

HADIR, CP, Réunion de la Haute Autorité avec les sidérurgistes. Luxembourg, 14.12.1965. voir aussi CEAB , 2-1364, Procès-verbal spécial de la 853 séance de la Haute autorité, le 15 décembre 1965. Résultats des entretiens du 14 décembre avec les présidents de la sidérurgie. ARBED, AC.2007, CECA. Comité Consultatif au Conseil des ministres, 13.11.1964. Cette décision avait été prise « sur la base de l’article 95 ». Journal Officiel des Communautés Européennes, 22.01.1964. Journal Officiel des Communautés Européennes, 24.12.1963. Cf. aussi HADIR, «Dossier confidentiel», CECA. Diverses pièces.

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poussent les sidérurgistes à s’opposer également à ceux qui, à la Haute Autorité, rêvent de réformer dans un sens restrictif les modalités de fixation des prix. À l’image des dispositions actuelles relatives à l’interdiction de s’aligner sur des offres en provenance de pays tiers, d’aucuns caressent l’idée de prohiber à l’avenir indistinctement tous les alignements jugés excessifs. À moins qu’on n’admette simultanément un contingentement des ventes, « cela ne peut jouer à l’intérieur du marché commun », remarquent les patrons. « Si on protège les prix de certaines usines, on leur donnera injustement une expansion et on obligera les autres à abaisser leurs barèmes dans la mesure nécessaire pour rendre inopérantes les limitations d’alignements ». En définitive, le remède serait donc pire que le mal. Et puis, pour des maniaques du respect des textes officiels, n’est-ce pas oublier « que le Luxembourg a obtenu des assurances, comme la Hollande, lors de la signature du Traité, concernant le libre jeu des alignements » ? Las des dérobades tortueuses qui représentent à la fin du compte autant de pistes stériles sans utilité pratique, Ferry jette un pavé dans la mare. « On devrait peut-être fixer des prix minima », suggère-t-il. Del Bo en « prend note » ; Fritz Hellwig s’empresse d’ajouter que « l’autodiscipline [des usines] doit jouer aussi dans le domaine des prix »53. Le sujet n’est pas autrement approfondi. Pas plus qu’elle n’a envie de recourir à des oukases afin d’endiguer la surproduction en comprimant les coulées, la Haute Autorité ne veut pas s’ingérer d’une manière trop ostentatoire dans la politique des prix, étant entendu que l’une et l’autre des deux options la contraindraient à convoquer le Conseil des ministres. Faut-il dès lors s’étonner si les six chefs de file des chambres syndicales de la métallurgie sortent de la rencontre à Luxembourg avec l’impression d’avoir été lâchés ? Le rendez-vous à huis clos avec le haut collège de la CECA leur aura au moins donné une certitude : s’ils veulent triompher de la crise, ils devront surtout cesser de se fier à la Communauté.

Conclusion L’issue décevante de l’entrevue avec Del Bo et ses confrères amène finalement les sidérurgistes à constituer le trust le plus complet que l’Europe du fer ait jamais connu jusqu’alors. Il comprend un chapeau acier, des comptoirs par produits, un syndicat à l’exportation et plusieurs accords de délimitation des échanges intracommunautaires. La Haute Autorité a beau déclarer être « profondément déçu[e] »54 par les agissements de l’industrie ; toujours est-il qu’elle a omis de reconnaître à temps l’impératif de réformer un traité conclu pour des motifs essentiellement politiques, mais qui « n’est absolument plus adapté aux circonstances [économiques] actuelles »55. Quant aux barons du fer, ils sont certes parvenus à se persuader « qu’il serait de la plus haute importance d’étudier les moyens d’établir une structure nouvelle de la sidérurgie européenne, mieux adaptée à l’ampleur du Marché Commun et […] rompant avec le cercle de la surenchère nationale »56. Mais pas plus que les ententes antérieures, leur super cartel ne ré53 54 55 56

Réunion de la Haute Autorité avec les sidérurgistes …, op. cit. R. POIDEVIN, D. SPIERENBURG, op. cit., p. 795. Arbed, AC.2094, Problèmes soulevés par la fusion des Traités CECA et CEE …, 28.12.1967. HADIR, CP, Munich, 11.10.1965. Aide mémoire, op. cit.

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siste aux forces centrifuges de l’égoïsme patronal. En janvier 1967, le bel édifice s’écroule sous les infractions commises par des usines confrontées à des carnets de commande désespérément vides. Il faudra en fait patienter une quinzaine d’années encore avant de voir un arbitre de la trempe d’Étienne Davignon mettre en pratique les sages enseignements pourtant déjà acquis dès avant le départ de la Haute Autorité. Voilà qui soulève inévitablement la question de savoir si une intervention plus hardie de l’équipe de Del Bo n’aurait pas pu prévenir, ou du moins atténuer la catastrophe qui va s’abattre sur la métallurgie au lendemain du premier choc pétrolier ? De toute évidence il eût été plus aisé de se débarrasser des surcapacités à une époque où le boom dans d’autres secteurs, industriel et tertiaire, aurait facilité le reclassement des ouvriers licenciés; après 1974, dans un monde plongé dans une dépression universelle, l’adoption de pareilles mesures devait par la force des choses s’avérer infiniment plus douloureuse. Peut-on pour autant imputer la « faute » de ce « manquement » aux derniers membres du collège suprême de la CECA? Face à la constellation européenne d’antan, compte tenu aussi des visions gaullistes de l’Europe des États, le Plan Schuman était devenu le gardien du saint graal de la supranationalité, ou plutôt, de ce qui en restait. Fallait-il encourir le risque de sacrifier ce résidu d’idéal fédéraliste sur l’autel d’un veto probable opposé par le Conseil des ministres à une action communautaire au profit des aciéries ? Le mauvais souvenir laissé par sa tentative de s’immiscer dans le sauvetage des puits de charbon pousse la Haute Autorité à se retrancher derrière le principe qui avait déjà parrainé sa naissance : la sidérurgie, un instrument au service de l’unification de l’Europe. Tant pis pour les patrons concernés. Ils sont la victime d’une illusion car, à défaut du courage et/ou du consensus politiques, ni la CECA ni les gouvernements ne se montrent capables d’entamer les démarches nécessaires pour préserver les intérêts matériels de ceux sur lesquels ils se sont cependant arrogé un droit de regard collectif. Quelle belle démonstration du retard du capitalisme européen par rapport au patriotisme économique à l’américaine !

Charles Barthel est Directeur du Centre Robert Schuman, Luxembourg.

ZUSAMMENFASSUNG Der „Produktionswahn“ der Hüttenwerke führte ab dem Herbst 1961 weltweit zu einer dauerhaften Deregulierung der Stahlmärkte. Manche Produkte, wie z.B. Feinblech, verzeichneten zeitweilig einen Preisrückgang von mehr als einem Viertel ihres Marktwertes. Derartige Einbrüche brachten insbesondere die doch im internationalen Vergleich recht bescheidenen Unternehmen der sechs EGKSLänder in größte Bedrängnis. Schon fast reflexartig suchten sie ihr Heil in gegenseitigen Absprachen. Dabei beschränkte man sich in Ermangelung eines Besseren zunächst auf eine Wiederbelebung der bereits 1953 besiegelten, dann aber wieder in Vergessenheit geratenen „Brüsseler Konvention“. Sie führte Fabrikationsquoten und Mindestpreise lediglich für Exporte außerhalb des Gemeinsamen Markts ein und erwies sich deshalb auch recht bald als untauglich, um die trotz aller gegenteiliger Beteuerungen von ihren Unterzeichnern dennoch heimlich gewährten

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Rabatte bzw. die sich häufenden Verstöße gegen die Mengenvorgaben zu unterbinden. Im „Club der Stahlindustriellen“ suchten die Präsidenten der sechs nationalen Berufsverbände also nach einer breiteren verbindlichen Kartellformel. Erst nach einer Konklave in Düsseldorf (27-28. Oktober 1964) gelang zwei Monate später in Paris der Durchbruch mit der Einführung einer allgemeinen Obergrenze für die Erzeugung von Rohstahl. Allerdings sprangen die Holländer in letzter Minute ab, und auch die Italiener erwiesen sich schnell als höchst unzuverlässige Partner, so dass sich das „europäische“ Zusammengehen der Stahlbarone von Anfang an auf praktisch vier Länder beschränkte. Als dann zu Beginn des 2. Semesters 1965 auch noch die untereinander zerstrittenen Belgier die Vereinbarung kündigten, kamen die Verantwortlichen zum Schluss, dass man es allein, ohne Zutun der Hohen Behörde der Montanunion, vermutlich nicht schaffen würde die anstehenden Probleme zu meistern. Zwar verzichtete man aus „psychologischen“ Gründen die Ausrufung der „manifesten Krise“ (Artikel 58 des EGKS-Vertrags) zu beanspruchen, glaubte aber, die neun Herren in Luxemburg dazu bewegen zu können in gewisser Weise die Schirmherrschaft über eine im Wesentlichen nach privatrechtlichen Grundsätzen funktionierende europäische Ordnung zu übernehmen. Bei der vertraulichen Aussprache zwischen den Schwerindustriellen und den obersten Vertretern des Gemeinsamen Markts am 14. Dezember 1965 wurde allerdings schnell ersichtlich wie handlungsunfähig und machtlos zugleich das oberste Organ der ersten europäischen Vereinigung mittlerweile geworden war. Während sein politisch und pragmatisch denkender Präsident Dino del Bo General De Gaulles Politik des leeren Stuhls ins Feld führte um die Hüttenwerke hinter vorgehaltener Hand dazu zu ermutigen ihre kollektiven Anstrengungen zur Beseitigung des Preisverfalls und der drohenden Massenarbeitslosigkeit in den Betrieben voranzutreiben, gaben sich andere Mitglieder der Hohen Behörde – allen voran Johannes Linthorst Homan – völlig entrüstet über die geplante Vergewaltigung des Pariser Vertrags. Seitdem die Fusion der europäischen Exekutivorgane beschlossene Sache war, fühlten sie sich mehr denn je als Wächter des supranationalen Grals, oder besser: dessen was noch davon übrig geblieben war. Sie pochten deswegen auf einer peinlich genauen Einhaltung der 1951 festgeschriebenen Regeln, auch wenn diese an und für sich längst von der realen Wirtschaft überrollt worden waren. So kam es zum offenen Bruch mit den Stahlkochern. Letztere fühlten sich im Stich gelassen und sahen sich dazu veranlasst auf eigene Faust das bis dato umfangreichste Kartell in der Geschichte der europäischen Eisenindustrie zu gründen.

SUMMARY Starting in autumn 1961, “production madness” led worldwide to a lasting deregulation of the steel markets. Some products, such as sheets, suffered a temporary drop of more than a quarter of their current market value. Similar slumps lead the industries of the six ECSC countries, which were rather modest on an international scale, into considerable trouble. As a kind of reflex they tried to find their luck in mutual agreements. In the absence of a better solution the members of the “Club of Steel Industrialists” confined themselves to reviving the “Brussels

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convention” which, although signed in 1953, had fallen into oblivion since then. The convention had introduced production quota and minimum prices only for exports outside the common market. It quickly showed itself to be inappropriate as a means to put an end to the secretly granted rebates and the increasing violation of the production quota, which were common practice despite the signatories’ solemn declarations to the contrary. Inside the Club the presidents of the six national trade associations were looking for a broader and more binding cartel formula. Only after a conclave in Düsseldorf (27th-28th October 1964) was there a breakthrough in Paris two months later with the introduction of a general upper limit for the production of raw steel. However, the Dutch backed out in the last minute and the Italians quickly turned out to be highly unreliable partners, so that the European common cause of the steel barons was limited to four countries right from the start. When the Belgians, caught in internecine struggles, withdrew from the agreement at the beginning of the second term, the people in charge of the transnational steel pact came to the conclusion that they would probably not be able to overcome the pending problems on their own and without the help of the High Authority of the ECSC. Although they refrained, for “psychological reasons” from officially asking for the declaration of the “manifest crisis” (article 58 of the ECSC Treaty) they did believe that the new masters in Luxembourg could be motivated to assume the patronage over a European order that functioned essentially according to private-law principles. The confidential talks between the steel industrialists and the highest representatives of the Common Market on December 14th 1965 revealed how hamstrung and powerless the supreme body of the first European union had become in the meantime. While its political and pragmatically thinking president Dino del Bo put forward De Gaulle’s empty chair policy in order to secretly encourage the steel-works to accelerate their collective efforts to stem the decline in prices and the impeding mass unemployment, other members of the High Authority – first of all Johannes Linthorst Homan – were highly indignant at the violation of the Paris Treaty. Ever since the fusion of the European executive bodies had been agreed they felt more than ever like the keepers of the supranational grail or better: of what was still left of it. Hence they insisted on a scrupulously exact observance of the rules that had been fixed in 1951, even if these rules per se had been overrun by the real economy. The rupture with the steel makers was inevitable. The latter felt abandoned and saw themselves obliged to establish on their own what became the most extensive cartel in the history of the European iron industry.

AUX SOURCES D’UNE CONSTRUCTION AMBIVALENTE MICHEL DEVOLUY A l’origine, la construction européenne s’est développée sur la base de grandes ambitions déclarées par une élite avide de paix et de concorde entre les peuples. Mais les réalisations restent insuffisantes dans la mesure où elles ont produit une architecture institutionnelle complexe et peu démocratique. L’Europe a donné sa priorité au grand marché, puis à la monnaie unique, sans en tirer toutes les conséquences en matière de politiques économiques et sociales. Cette évolution soulève des frustrations et l’Europe apparaît à la fois omniprésente, éloignée des citoyens et, au final, assez impuissante.

Entre projet politique et zone de libre échange L’Europe est souvent qualifiée de construction totalement originale ou encore sui generis. Elle est le produit d’une histoire spécifique que l’on associe à la méthode communautaire. Dans les faits, la construction européenne, en l’absence d’une volonté politique lisible et forte, n’a pas vraiment prolongé les perspectives audacieuses offertes par ses fondateurs. Elle s’est plutôt construite en écho aux visions de Churchill et de Hayek que dans la stricte continuité de Jean Monnet. Churchill dans son discours de Zurich de septembre 1946 souhaitait que les Etats-Unis d’Europe, sans le Royaume Uni, deviennent un espace de paix et un grand marché, mais pas une super puissance. Hayek, dès 1939, formulait un projet où les marchés totalement libres induiraient la constitution d’une fédération d’Etats désengagés de tout interventionnisme économique1. Jean Monnet, un des pionniers de l’Europe communautaire, s’inscrivait au contraire dans une perspective fédéraliste devant mener vers une union politique. Cette tension qu’on observe, dès l’origine, entre un projet politique fédérateur et la construction d’une zone de libre-échange parcourt l’histoire de la construction européenne jusqu’à aujourd’hui. Sans remonter jusqu’à Victor Hugo, qui rêvait déjà en 1848 d’une Europe pacifiée, l’idéal d’une Union politique européenne s’est traduit, dès l’entre deux guerres, par la fondation du mouvement Pan européen du conte CoudenhoveKalergi en 1923 à Vienne. On a ensuite assisté à une montée en puissance d’un mouvement fédéraliste à travers des réunions ou congrès. L’année 1946 fut à cet égard exemplaire. Il y eu d’abord, en septembre, Zurich avec l’important discours de Churchill évoqué ci-dessus. Puis Hertenstein (au bord du lac des Quatre Cantons) où les participants proposèrent un programme en douze points pour une fédération européenne. C’est à Paris, en décembre, que fut officiellement constituée l’Union européenne des fédéralistes. Ce mouvement tînt ensuite congrès à Montreux en août 1947. Là, furent proclamées une motion de politique gé1

Dans « The Ecocomic conditions of Interstate Federalism », paru en 1939, F.A. Hayek démontre qu’une une union politique va de pair avec une économie de marché totalement ouverte. Ce texte est repris dans Individualism and Economic Order, Chicago 1948.

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nérale et une motion de politique économique. Cette dernière mérite particulièrement d’être lue tant elle pose clairement les conditions à remplir pour construire une Europe économique. Plus connus encore, les Etats généraux de l’Europe, qui eurent lieu à La Haye en mai 1948, auraient pu être le grand début d’une Europe politique. En fait, ils débouchèrent sur la création du Conseil de l’Europe en 1949. On s’éloignait ainsi de la perspective d’une union politique souhaitée par les fédéralistes. L’Europe de l’après-guerre n’est pas seulement l’affaire des Européens. Elle préoccupe fortement les Etats-Unis. D’ailleurs, leur intérêt pour cette question croîtra avec le glissement vers la guerre froide et leur volonté de construire un front occidental commun face au bloc soviétique. Très tôt, le plan Marshall, lancé en juin 1947, et la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) en 1948 vont placer la question de la reconstruction économique de l’Europe sur le devant de la scène, et sous le regard américain. Les crispations liées au « rideau de fer » se développeront par la suite et notamment après le refus de l’Union soviétique de bénéficier du plan Marshall. L’Europe en mouvement ne se contenta pas du Conseil de l’Europe et du plan Marshall. Elle ira plus loin en vue d’ancrer la prospérité et la paix autour de la réconciliation franco-allemande. Ce sera le lancement de l’Europe communautaire. Son point de départ fut le discours de Robert Schuman du 9 mai 1950, très largement inspiré par Jean Monnet. Le souffle politique est présent. Il s’agit, à travers une communauté d’intérêt, le charbon et l’acier, de jeter les « assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». Dès l’origine la CECA instaure une construction originale à partir d’un marché unique pour le charbon et l’acier. Les Etats membres vont désormais gérer en commun, pour ces deux domaines, les investissements, la recherche et la stabilisation des prix. La CECA lancée en 1951 par les six pays fondateurs, a explicitement pour mission de devenir le moteur d’une Europe politique à venir. Les ambitions politiques, traduites à travers la CECA, auront assez vite un prolongement particulièrement lisible. En effet, les six pays participants à la CECA signent en mai 1952 un traité sur la Communauté européenne de défense (CED) qui envisage une armée commune. En franchissant ce pas, les Six sont obligés de se confronter à la question de la légitimité politique de leur entreprise. Rien de surprenant alors qu’il ait été prévu de coiffer la CECA et la CED par une Communauté européenne politique (CEP) de nature supranationale. Le chemin vers une union politique semblait ré ouvert. Mais une étape restait à franchir avec la ratification du traité CED par chacun des six états concernés. La France stoppera alors cette dynamique par un vote négatif de son parlement en 1954. Après le rejet de la CED, l’Europe va infléchir sa trajectoire en se concentrant sur l’intégration économique, tout en cultivant la rhétorique de l’intégration politique. Il faut dire que les évolutions sont rapides au milieu des années 1950. Les effets du choc dévastateur de la 2e guerre s’estompent et, surtout, le redressement économique porte ses fruits. Du coup, la question d’une Europe politique n’est plus aussi pressante, et on retrouve la centralité des approches intergouvernementales. Dès lors que les Etats ne sont pas prêts à accepter d’importants transferts de compétences vers une fédération, l’idée de construire une Europe interventionniste en matière économique et sociale n’est naturellement pas à l’ordre du jour.

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Le traité CEE signé en 1957 entérine la prévalence de l’économie. Corrélativement, il réduit les ambitions politiques des pères fondateurs. La CEE a pour mission « par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats qu’elle réunit. » (art.2). Il est à noter que la détermination « d’établir les fondements d’une union toujours plus étroite entre les peuples européens » apparaît seulement dans le préambule du traité. Cela demeure donc un souhait. Certes, la CEE n’est pas simplement une zone de libre-échange à laquelle le Royaume Uni et d’autres Etats auraient sans doute accepté de s’associer dès le départ. Mais l’aspect intergouvernemental est tout de même premier. Les pays de l’Europe de l’ouest qui sont restés en dehors de la CEE ont d’ailleurs créés, dès 1960, l’Association européenne de libre-échange (AELE) afin de commercer librement entre eux, sans pour autant afficher des ambitions politiques communes. Le traité Euratom, lui aussi signé en 1957, porte un choix politique européen puisque sont objectif est le développement en commun de l’énergie atomique civile. Mais il est, lui aussi, largement le produit de circonstances exceptionnelles. La crise de Suez de 1956 a en effet pointé la fragilité des approvisionnements des pays européens en matière énergétique. La CEE se sédimente à partir de 1958 à travers la constitution d’un marché commun qui aboutira à une véritable union douanière en 1968. Ce cheminement s’inscrit dans la doctrine libre échangiste, même si la politique agricole commune (PAC) lancée en 1962 et les politiques de cohésion régionale font figure d’exceptions. De fait, l’intégration européenne se développe avant tout en dehors du courant interventionniste. Mais en même temps, la période des « trente glorieuses » de l’après-guerre se caractérise par la présence de politiques interventionnistes fortes menées au niveau de chaque Etats membres. Les idées de Keynes sont en effet largement intégrées dans les politiques nationales. L’entrée dans la stagflation, à partir du milieu des années 1970, ainsi que le poids croissant du courant conservateur vont changer la donne. Désormais, les politiques économiques des Etats membres seront beaucoup plus en résonance avec la doctrine libre échangiste et libérale soutenue par la CEE. L’entrée dans la CEE de grands pays de l’AELE, comme le Royaume-Uni, conforte explicitement ce mouvement. La grande étape institutionnelle suivante fut l’acte unique, signé en 1986. Son objectif essentiel est de continuer à faire progresser l’intégration dite « négative »2 par la constitution d’un grand marché qui s’étend, en plus des marchandises, aux services, aux capitaux et aux travailleurs. La concurrence devient, plus encore qu’avant, le moteur essentiel de l’intégration. La pensée keynésienne est clairement évincée. C’est le triomphe tardif de Hayek, à travers le rôle important de la pensée britannique dans l’élaboration de l’acte unique. Ajoutons que la désintégration du bloc soviétique matérialisée par la chute du mur de Berlin en 1989

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L’intégration « négative » élimine l’ensemble des barrières qui entravent la constitution d’un grand marché, tandis que l’intégration « positive » met en place des politiques communes ou uniques.

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contribua a très largement à valider la supériorité du modèle conservateur libre échangiste. La fin de l’Etat providence est proclamée par beaucoup. Maastricht, signé en 1992, ira dans le même sens. Le traité conforte et accentue la dynamique du marché unique en planifiant le chemin vers une monnaie unique et la création d’une Banque centrale européenne (BCE) indépendante. Mais l’architecture institutionnelle inscrite dans le traité continue de faire la part belle aux mécanismes de marché. L’Europe, plus précisément l’Union économique et monétaire (UEM) lancée à Maastricht, ne se dote pas d’un gouvernement économique. Elle se contente, à côté d’une politique monétaire unique, de la mise en place de mécanismes de surveillance multilatérale qui placent les Etats membres dans une logique de concurrence vertueuse. Les deux principaux instruments prévus par le traité sont exemplaires à cet égard. Les Grandes orientations de politiques économiques proposées chaque année (GOPE) fixent des lignes très générales peu contraignantes. Le pacte de stabilité de croissance (PSC) encadre les finances publiques des Etats membres en vue de soutenir la politique de stabilité des prix menée par la BCE. Le traité d’Amsterdam reprendra avec les Lignes directrices pour l’emploi (LDE) le principe d’une simple coordination indicative dans le domaine des politiques de l’emploi. La « méthode ouverte de coordination », liée à la stratégie de Lisbonne lancée en 2000, demeure dans cet esprit. Les analyses du versant économique des traités montrent le rôle déterminant de la coordination et de la surveillance multilatérale. Ce choix est fondateur de l’architecture actuelle, mais il point également ses limites.

Une intégration économique inachevée L’Europe s’est résolument appuyée sur le rôle moteur de l’intégration par les marchés en négligeant sa contrepartie : la gestion unifiée des politiques économiques et sociales. En reprenant une typologie courante des politiques économiques, on observe que les traités ont transféré au niveau de la Communauté une partie de la fonction d’allocation en offrant un cadre communautaire au marché unique. Mais ils ont très largement laissé aux Etats membres, ou à des agences indépendantes comme la BCE, les fonctions de redistribution et de stabilisation de l’économie. Au total, l’intégration « négative » est allée plus vite que l’intégration « positive ». Le marché unique puis l’euro n’ont pas entraîné l’intégration politique nécessaire à son bon fonctionnement. Il convient d’ajouter ici que la rationalité des responsables politiques n’a pas contribué à la construction d’une fédération puissante. En effet, une Europe politique forte implique l’abandon de la primauté de beaucoup des pouvoirs nationaux. Or, mis à part la présence de circonstances extraordinaires et/ou de personnalités exceptionnelles, les élus sont peu enclins à se dessaisir librement de leurs pouvoirs afin de le transférer à un niveau supérieur. Il est vrai qu’il faut beaucoup de courage et d’abnégation pour porter un projet qui implique la disparition de son propre pouvoir. Bref, pour résumer par un adage, « les dindes n’ont pas pour habitude de lancer les invitations pour le repas de Noël ». L’efficacité d’un marché unique parfaitement intégré conduit à une forte communautarisation des politiques d’allocation. Il s’agit de bien faire fonctionner

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le grand marché. Mais c’est insuffisant. Un véritable marché unique devrait également impliquer des transferts des responsabilités majeures en matière de répartition et de stabilisation macroéconomique. Dans le cas contraire, on aboutit à un grand marché inachevé, c'est-à-dire segmenté, où chaque Etat membre suit sa politique dans le cadre de ses choix démocratiques et des caractéristiques de son modèle social. Ceci conduit alors à des formes de concurrence entre les systèmes économiques et sociaux des Etats membres, ce qui n’est pas le meilleur moyen de faire émerger le sentiment d’identité européenne. La question de l’intégration politique est accentuée par la présence d’une monnaie unique. Un pouvoir politique unifié dispose normalement de la combinaison de la politique monétaire et de la politique budgétaire (le policy mix) pour mener les politiques macroéconomiques de stabilisation qui maintiennent la croissance, le chômage et l’inflation à des niveaux raisonnables. Ce policy mix n’est pas possible dans la zone euro puisque les Etats qui ont adopté la monnaie unique ont souhaité rester autonomes en matière budgétaire. Dans cette configuration, des politiques budgétaires nationales, menées en toute indépendance, menaceraient en permanence la crédibilité et l’efficacité de la politique monétaire unique. Pour éviter ces risques, les Etats doivent adopter, au minimum, une attitude coopérative en matière budgétaire. Mais les solutions coopératives sont instables et disruptives sur le long terme. Des Etats souverains ne peuvent pas s’accommoder, sans coût, d’une surveillance multilatérale qui réduit leurs marges de manœuvre et leurs autonomies politiques. Cette question était d’ailleurs présente lorsque le rapport Wernert (déposé en octobre 1970) fut débattu en vue de la création d’une monnaie unique pour l’Europe. Déjà à cette époque certaines analyses soulignaient les insuffisances de la simple coordination des politiques3. Une monnaie unique dans un marché unique nécessite une politique économique unique gérée dans le cadre d’une intégration politique assez avancée. C’est d’ailleurs le cas dans tous les Etats fédéraux ou confédéraux qui possèdent une seule monnaie.

Les interrogations sur le modèle social On est longtemps resté sur l’idée que le système social n’a pas besoin d’être unifié au niveau européen. Cette position se justifie si on admet que les politiques sociales nationales ne produisent pas d’externalités et n’induisent pas des effets d’échelle. Mais ce n’est plus le cas lorsque l’interdépendance des économies européennes s’accroît comme au sein de l’UEM, et particulièrement dans la zone euro. Par ailleurs, au-delà de la simple logique économique, la question sociale est au cœur de la formation des identités collectives. La présence de modèles sociaux différents selon les Etats est une des éléments explicatifs de la primauté de l’intergouvernemental sur le supranational en Europe. La variété des modèles nationaux est à la fois une réalité profonde et un 3

Le Congrès des Economistes de langue française, tenu en mai 1970 à Nice, avait comme thème « La monnaie et la construction de l’Europe ». Il est très instructif de se reporter aux débats de l’époque qui sont repris dans un numéro spécial de la Revue d’économie politique de juillet août 1970. Le Rapport de synthèse écrit par le professeur Jean Claude Dischamps résume excellemment les enjeux.

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prétexte pour entraver la marche vers le fédéralisme politique. Chaque modèle social est un vecteur d’identité puissant, fruit de l’histoire et résultat de préférences collectives. Par conséquent, chaque Etat possède son système propre .Sur cette base, la convergence vers un modèle unique peut sembler difficile et même illusoire. Pourtant un grand marché unifié doit fonctionner dans un environnement social assez homogène. Dans le cas contraire, l’attraction pour le dumping fiscal et social demeure permanente. Mais ce point de vue ne fait pas l’unanimité. Pour ceux qui s’appuient sur le caractère inéluctable des effets de la compétition entre les Etats, la concurrence apparaît comme naturelle et efficace, et il faut l’encourager. Selon cette logique, seuls les systèmes sociaux performants face à la mondialisation pourront subsister. Une telle vision épouse une approche très extensive des vertus de la concurrence puisque celle-ci doit s’appliquer, non seulement aux marchés, mais également aux politiques publiques. On retrouve ici la pensée de Hayek pour qui un secteur public puissant ouvre « La route vers la servitude », pour reprendre le titre de son célèbre ouvrage publié en 1944. Tout en admettant que la concurrence entre les modèles sociaux est néfaste, force est de reconnaître que la convergence vers un modèle social unifié en Europe est une entreprise difficile. La mise en place d’un système social européen exige des choix politiques très volontaires impliquant la construction d’un véritable espace de solidarité au sein de l’Union. Pour avancer dans cette direction, une connaissance comparative des systèmes nationaux est fondamentale. Il s’agit à la fois de faire émerger un socle commun de valeurs à l’ensemble des Etats concernés et de révéler les mécanismes fédérateurs qu’il convient de promouvoir au niveau de l’Union. Le débat se complique d’autant plus que le modèle social de référence forgé actuellement par l’Union se détourne des modèles d’après-guerre4. Ces derniers, qu’ils aient été inspirés de Beveridge ou de Bismarck, admettaient l’interaction vertueuse entre le développement économique et la protection sociale. Il s’agissait de dégager les individus des pures lois du marché et de soutenir l’économique par le social. Depuis, on observe une plus grande tolérance aux inégalités et à la réduction des protections sociales. L’idée qu’il existe une opposition entre l’efficience économique et la générosité des politiques sociales a fait son chemin dans beaucoup d’esprit, et de politiques. La concurrence entre les systèmes sociaux devient alors une des composantes de la concurrence par les prix. Néanmoins, l’observation des modèles scandinaves conduit à modérer l’attraction pour le moins disant social5. L’économiste américain Jeffrey Sachs tire par exemple « Les vraies leçons économiques de l’Europe du Nord »6 dans le journal les Echos du 5 juin 2006 en écrivant « Hayek avait tort : les pays nordiques ont profité, et non souffert, d’un Etat providence fort ».

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Le chapitre « Normes sociales et politiques macroéconomiques » de L’Etat de l’Union européenne 2005, montre le recul du modèle social européen d’après guerre, dir. J.-P. Fitoussi et J. Le Cacheux, Fayard 2005. La revue Sociétal N° 52 du 2e trimestre 2006 présente un dossier sur « Le modèle nordique » qui synthétise les caractéristiques de chacun des principaux pays concernés : Danemark, Finlande, Norvège et Suède. Il s’agit du titre de l’article.

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Une politique sociale forte n’est pas un handicap pour l’efficacité économique. Bien au contraire, elle remplit plusieurs fonctions essentielles sur le plan strictement économique : - Elle accroît la valeur du capital humain et, par conséquent, elle favorise la croissance économique. - Elle contribue à réduire l’incertitude sur le futur des acteurs économiques, ce qui est un vecteur de confiance dans l’avenir. - Elle s’inscrit dans une logique keynésienne de soutien à la conjoncture économique afin d’assurer une croissance régulière. - Elle forge la stabilité politique qui est un des vecteurs essentiel du développement économique de long terme. Ces quatre effets doivent être rappelés dans un monde que l’on dit soumis à la mondialisation. Les politiques sociales profitent à l’ensemble des membres de l’Union. Elles produisent des externalités positives et des effets d’échelle. De plus, elles participent de façon décisive à la formation du sentiment d’identité européenne. Au total, le bon fonctionnement d’un marché unique et d’une monnaie unique implique une très forte convergence des politiques économiques et sociales. La construction d’un système social puissant et fédérateur pour l’Europe soulève deux problèmes intimement liés : l’architecture optimale du gouvernement économique pour l’Europe et le contenu que l’on souhaite donner à l’espace de solidarité européenne. On retrouve ainsi la primauté du politique qui était souhaité par les pères de l’Europe. Michel Devoluy est Professeur d’économie à l’Université de Strasbourg.

Bibliographie Gillingham J., European Integration 1950-2003, Superstate or New Market Economy ?, Cambridge University Press, 2003. Gouzy J.-P., Les pionniers de l’Europe communautaires, Centre de Recherches Européennes de Lausanne, 1968. Urban S., « The European Welfare State under Pressure: between European and Global Integration. Some Critical Issues », The European Union Review, Vol. 10, N° 1, 2005.

SUMMARY This short article epitomizes the tension between a strongly market oriented dynamic of the European economic integration and partly opposed expectations for a political union. This results in a Union, which is badly managed at the macroeconomic level and disoriented in the search for a genuine social model at the same time.

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ZUSAMMENFASSUNG Dieser kurze Artikel zeigt, dass, die Spannung zwischen dem Weg zur Bildung einer freien Marktwirtschaft und der Sehnsucht nach einer politischen Union zwei Folgen für Europa hat: Eine schwache makroökonomische Politik sowie die Unfähigkeit richtige soziale Modelle zu konzipieren.

L’ALLEMAGNE, LA BELGIQUE, LA FRANCE ET LA DÉFENSE EUROPÉENNE JEAN CHRISTOPHE ROMER Voisins et partenaires, le trois pays l’ont été aussi dans le domaine de la construction d’une Europe de la défense, partageant bien des points de vue, mais aussi manifestant chacun des spécificités. Si leur proximité en matière de vision d’une défense européenne s’est manifestée des le début de la mise en œuvre du projet au début de la décennie 1990, leurs différences en matière de conception nationale de leur propre défense est aussi manifeste. C’est d’ailleurs l’un de ces grands intérêts de cette approche de la construction européenne qu’avec des conceptions distinctes voire opposées en matière de politique de défense nationale les trois pays se retrouvent dans leur vision d’une défense européenne. Les conceptions française, belge et allemande de l’avenir d’une Europe puissance sont effectivement souvent proches alors que celles touchant à leurs armées nationales comme instrument de l’État-nation a largement divergé au cours de la décennie quatre-vingt-dix1. Les coopérations, surtout franco-allemandes en matière d’armement ont servi de détonateur permettant, quelque trente ans après les premières expériences, la création de la première formation européenne : le corps franco-allemand puis européen. Même si la Belgique n’intervient qu’en cours de route dans la formation de cette première unité de la défense européenne, elle n’en a pas moins eu un rôle moteur – et même parfois accélérateur – dans cette construction et dans la définition d’une politique européenne de défense. Dans ce domaine, la crise irakienne a constitué un moment important dans le resserrement des liens entre les « chers voisins ».

Les premières coopérations Les trois « voisins » sont présents très tôt dans un certain nombre de structures multilatérales de défense. Cette réflexion trouve en effet ses racines d’abord dans le traité de Bruxelles modifié en 1954 ou, dans un cadre plus large, au sein de la conférence pour la sécurité et la coopération européennes (CSCE) en 1973. Mais il est aussi vrai que la coopération militaire européenne est d’abord francoallemande, notamment dans le domaine – en apparence moins politique – de la coopération en matière d’armements. Celle-ci remonte en effet à la fin des années cinquante. C’est en avril 1959 qu’est créé l’institut franco-allemand de recherche de Saint Louis (Haut-Rhin) sur la base d’un centre de recherche qui, initialement 1

Ceci concerne notamment la question de la conscription : la Belgique a, la première, pris des mesures en vue de la suppression du service militaire. Envisagée dès 1988, elle est mise en œuvre durant l’été 1992, le dernier contingent étant libéré en mars 1995. La France suit cette tendance et annonce la « suspension » du service national par une loi du 28 octobre 1997. Les derniers contingents seront libérés à la fin de l’année 2001. L’Allemagne a, semble-t-il, peu apprécié cette décision française prise sans concertation car Berlin estimait dans le même temps nécessaire de maintenir la conscription comme facteur supplémentaire de cohésion nationale, nécessaire après l’unification.

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« employait » d’anciens ingénieurs du troisième Reich. Cet institut fonctionne toujours et efficacement. Dans le domaine des armements, c’est en janvier 1959 qu’est signé le premier grand programme d’armement qui est peut-être le symbole de l’efficacité en matière technique. Il concerne l’avion de transport de troupes et de matériel « Transall » toujours en service en 2006 et qui attend d’être remplacé par une autre production européenne l’Airbus A-400-M. Le marché du Transall a été signé en septembre 1964 pour une production de 160 appareils : 50 pour la France et 110 pour l’Allemagne. Ils seront livrés à partir de 1967. C’est par ailleurs un paradoxe que ces temps héroïques de la coopération franco-allemande ont été finalement plus faciles que le temps de la gestion et de la routine qui aurait pu marquer la production de son successeur. Sans entrer dans le détail des autres projets, on signalera simplement les missiles anti-chars HOT2 en1964. La même année, les firmes allemande, MBB, et française, Aérospatiale, signent un accord de concession de licence qui servira de base à la création de Eurocopter ; toujours en 1964, un accord intergouvernemental pour la construction d’un système de défense antiaérienne ROLAND. D’autres projets sont signés dans les années soixante-dix et quatre-vingt concernant des hélicoptère : antichar, de combat puis de transport. Mais cette coopération restait essentiellement technique et, à l’époque, il pouvait difficilement en être autrement. C’est pour cette raison que la création d’un corps européen, également sur une base franco-allemande à forte symbolique, constitue une étape essentielle dans la création d’une défense européenne crédible. Tout est parti d’un manœuvre franco-allemande de grande envergure, la première du genre, qui s’est déroulée du 17 au 24 septembre 1987 et engageait 50 000 soldats allemands et 20 000 français de la force d’action rapide (FAR) qui vient d’être mise en place en France. A l’issue de cette manœuvre, dénommée « Moineau hardi » (Käcker Spatz), François Mitterrand et Helmut Kohl décidaient de poursuivre leur coopération en constatant que la France et l’Allemagne « appartiennent à la même zone de sécurité qui doit faire l’objet d’une défense commune »3. Deux mois plus tard, le 13 novembre 1987, forts du succès de la manœuvre, est décidée, lors des consultations bilatérales de Karlsruhe, la création d’une brigade franco-allemande puis, lors des cérémonies du 25è anniversaire de traité de l’Elysée est créé un conseil franco-allemand de défense et de sécurité qui sera inauguré un an plus tard (12 janvier 1989). A l’automne de cette même année, de nouvelles manœuvres francoallemandes sont organisées en Champagne. C’est la première fois que l’armée allemande participe, sur le sol français, à des manœuvres de cette ampleur… depuis la fin de la guerre. A défaut de conséquences pratiques, déjà tirées après « Moineau hardi », la symbolique de cet exercice est par contre particulièrement forte4. De plus, et sans qu’il y ait de relation de cause à effet, deux mois plus tard, le Mur de Berlin « tombe », remettant en question toute une approche de la sécurité internationale et européenne. Cet événement, fondateur de siècle, car mar-

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HOT : Haut subsonique optiquement téléguidé Bilan de la manœuvre. 30 années de coopération franco-allemande en matière de défense et de sécurité. Secrétariat du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité, Paris 1993, p. 57. En attendant le défilé des forces allemandes sur les Champs Elysées, le 14 juillet 1994, puis en 2003.

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quant la fin d’un système international, servira d’accélérateur d’une réflexion déjà timidement engagée sur une politique européenne de sécurité puis de défense.

Le corps européen Tous ces préparatifs antérieurs à 1989 s’ils n’ont d’autre aspect que « technique » marquent bien l’évolution de la réflexion sur l’Europe et sa défense. Car, à l’instar de la création d’une monnaie unique ou d’un espace commun de sécurité intérieure, ces mesures en apparences techniques sont aussi porteuses d’une dimension politique. La monnaie, la frontière et l’armée ne sont pas que des objets concrets, tangibles, ils sont aussi et peut-être même surtout des éléments profondément politiques, fondateurs d’État et de souveraineté. On ne saurait concevoir d’armée qui ne soit soumise à un pouvoir politique. Si donc armée européenne il y a, il doit nécessairement y avoir un pouvoir politique européen auquel elle se doit d’obéir. Sans un tel pouvoir, ou bien l’on se trouve face à une armée insurrectionnelle et putschiste ou bien face à un objet inutile et, surtout, inutilisable. C’est d’ailleurs, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, ce dont se plaignent souvent les responsables militaires européens. « Tout est prêt sur un plan technique/militaire, on n’attend plus que la décision politique », pouvait ainsi affirmer un ancien chef d’état-major des armées françaises. La première étape consistera à mettre sur pied une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Le choix des termes est important car diplomatie et sécurité sont des notions éminemment politiques, en d’autres termes, la PESC ne concerne pas directement l’outil militaire et encore moins sa mise en œuvre. Il faudra attendre 1999 et la mise en place d’une politique européenne de sécurité et de défense pour que cet outil soit explicitement pris en compte par l’UE. Pour revenir à ces lendemains de « révolution » de 1989, la dynamique européenne poussée par la nécessaire redéfinition d’un ordre international, permettra un développement de l’idée de défense du vieux continent, d’autant que, dans ces années 1990-91, on s’interroge encore sur le bien fondé du maintien d’une alliance atlantique, pur produit de la guerre froide. A la fin de 1991 et bien que l’Alliance atlantique – du fait d’une volonté des États-Unis et de quelques européens – ait sauvé son existence, la dynamique franco-allemande va conduite les deux chefs d’État et de gouvernement à élargir leur brigade. A l’occasion du Conseil européen du 14 octobre 1991, MM. Mitterrand et Kohl proposent en effet d’étendre les capacité de la brigade franco-allemande pour la transformer en un « corps européen »5 qui relèverait de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Lors de la réunion des chefs d’état major de l’UEO, le 27 janvier 1992, les représentants allemand et français proposent que le corps puisse être élargi à d’autres pays membres. La Belgique sera le premier de ces États à répondre positivement, le 7 avril 1993, à la proposition en mettant à la disposition du corps une division mécanisée. Elle sera suivie, l’année suivante par l’Espagne puis, en 1996, par le Luxembourg.

5

Le terme de « corps » a été choisi plutôt que le terme plus militaire de « corps d’armée » car la définition d’une telle unité n’est pas identique en France et en Allemagne.

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D’autres « forces relevant de l’UEO » (FRUEO) seront constituées dans le même temps, mais le corps européen reste la formation la plus symbolique, la plus complète et la plus immédiatement opérationnelle de ces forces6. Ces unités, et au premier chef le corps européen, sont habilités à participer à ce que l’on appelle les « missions de Petersberg » définies lors du sommet de l’UEO de Petersberg (Bonn) le 19 juin 1992. Les dix États membres s’étaient réunis pour « mettre en œuvre les déclarations de Maastricht » et se déclaraient prêts « à mettre à la disposition de l’UEO des unités militaires provenant de tous l’éventail de leurs forces conventionnelles en vue de missions militaires qui seraient menées sous l’autorité de l’UEO »7. Ces missions sont au nombre de trois : « outre la contribution à la défense commune dans le cadre de l’article 5 du traité de Washington et de l’article V du traité de Bruxelles modifié [ces forces seront utilisées] pour : - des missions humanitaires ou d’évacuation de ressortissants, - des missions de maintien de la paix, - des missions de force de combat pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix … Ces unités proviendront des forces des États membres de l’UEO, y compris des forces ayant des missions OTAN – dans ce cas, après consultation avec l’OTAN – et seront organisées sur une base multinationale et interarmées»8. Ainsi, contrairement à ce que l’on pense souvent, les missions de Petersberg ne consistent pas seulement en des opérations de maintien de la paix ou politico-militaires mais elles prévoient également et explicitement des missions strictement militaires de combat. Il faudra néanmoins attendre 1998 pour que le corps européen connaisse l’épreuve du feu. C’est en effet en 1998 que 470 militaires du quartier général (QG) de l’Eurocorps partent pour la Bosnie pour renforcer le quartier général de la force de stabilisation (SFOR) déployée sur décision de conseil de l’OTAN depuis décembre 1996 et qui remplace la force de mise en œuvre (IFOR) et ce pour une mission du 18 mois9. Indépendamment des forces nationales des différents Etats européens déjà présentes sur le terrain, le corps européen représentera quelque 37% de l’effectif du QG de la SFOR10. Toujours en ex-Yougoslavie et à la suite d’une opération exclusivement atlantique menée pour « régler » la question du Kosovo, le Conseil de l’OTAN décide le 28 janvier 2000 que quelque 350 soldats de l’Eurocorps formeront le noyau du QG de la KFOR III à Pristina et à Skopje à partir de mars pour une durée de six mois. La mission prend fin le 17 octobre suivant11.

6

7 8 9 10 11

Il s’agit de la Division multinationale centre (Allemagne, Belgique, Pays Bas, Royaume Uni) ; de la force amphibie anglo-néerlandaise ; de l’Eurofor et de son pendant maritime Euromarfor (Espagne, France, Italie, Portugal) ; de l’état major du premier corps germano-néerlandais et de la force amphibie hispano-italienne. Les débats sur la défense européenne, 1955-2005, Paris, Assemblée de l’UEO, 2005, p. 42 Déclaration de Petersberg (§ 2, sur le renforcement du rôle opérationnel de l’UEO) site internet de l’UEO Cette mission sera prolongée par décision du Conseil de l’OTAN (18 février 1998) et autorisée par le Conseil de sécurité des Nations unies (résolution 1171 du 15 juin 1998) Site ministère français de la défense (crre-em.terre.defense.gouv.fr/pages/hisopen.htm) Ibid.

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Mais surtout, il convient aussi de préciser que l’Eurocorps intervient aussi hors d’Europe. C’est en effet cette unité européenne qui est appelée en Afghanistan en août 2004 pour assurer le commandement de l’ISAF (force internationale d’assistance et de sécurité) et ce pour une durée de six mois, sous la direction du général français Py. Toutes ces missions auxquelles participent naturellement les forces armées allemandes suggèrent plusieurs remarques. La première est que le vaincu de la Deuxième Guerre mondiale est redevenu une puissance européenne à part entière, y compris sur le plan militaire, en participant à des missions de combat et de maintien de la paix. A titre d’exemple on peut rappeler que, lors de l’opération « tempête du désert » contre l’Irak en 1991, l’Allemagne, comme le Japon, n’avaient contribué qu’au financement des opérations – et de manière très conséquente (18 milliards de $). Il a fallu attendre la décision du tribunal constitutionnel de Karlsruhe, le 12 juillet 199412, pour que l’armée allemande soit autorisée à « participer à des missions de Casque bleus de l’ONU [mais aussi dans le cadre de l’OTAN ou du corps européen] même si cela nécessite le recours à la force » sans avoir eu à passer par un processus de révision constitutionnelle qui n’eut sans doute pas été adoptée, compte tenu de l’obligation d’obtenir un vote à la majorité des deux tiers dans chacune des deux chambres13. La seconde observation sur ces interventions de l’Eurocorps se rapporte à une notion qui a été au centre de la sécurité européenne dans un cadre atlantique : le hors zone. Contestée par les États-Unis - contre l’avis des Européens, français et allemands en tête - depuis le milieu des années quatre-vingt-dix cette notion de « hors zone » est aujourd’hui bien oubliée. Par contre la défense européenne qui se met en place dans les années quatre-vingt-dix, ne s’est jamais considérée comme contrainte par cette notion. Les risques de conflit en Europe ayant pratiquement disparu du vieux continent, l’essence même de cette défense est bien d’intervenir, au nom de l’Europe, en tant qu’acteur mondial.

La guerre en Irak et la crise de 2003 Mais la défense européenne – comme l’Europe communautaire dans son ensemble – ne s’est pas construite sans crise. Celle-ci – et l’on retrouve nos « chers voisins » – se produit entre les deux interventions du Kosovo et de l’Afghanistan et trouve son origine dans les différences d’appréciations euro-américaines autour de la guerre contre l’Irak déclenchée en 2003. Dès les premiers éléments de la crise qui se manifestent à l’automne 2002 tant entre les deux rives de l’Atlantique qu’à l’intérieur de l’UE, les Allemands, les Belges et les Français se sont retrouvés pour manifester leur scepticisme quant à la détermination de Washington à recourir à la force et aux affirmations selon lesquelles l’Irak détiendrait des armes de destruction massive. Néanmoins, la volonté américaine, pour des prétextes qui restent à prouver mais que l’on peut soupçonner, de faire parler les armes l’a emporté. La coalition hétéroclite qui se

12 13

A noter que cette décision intervient 48h avant la participation de l’Allemagne au défilé du 14 juillet à Paris Article 79 de la Constitution de la RFA.

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met en place ne peut en aucun cas être comparée à la quasi-universalité de la première guerre du Golfe de 1990-91. Mais pour comprendre l’attitude des «trois voisins» – auxquels il convient d’ajouter le Luxembourg – il faut revenir quelques années en arrière. Lors du sommet franco-britannique de Saint Malo (3 et 4 décembre 1998), le Royaume uni se rallie de manière inespérée à la volonté de construire une défense européenne dotée d’une certaine autonomie à l’égard des structures atlantiques. Au lendemain de ce sommet, l’Allemagne qui vient d’accéder à la présidence de l’Union, tente de rebondir sur ces concessions réciproques de Paris et de Londres. Elle va tenter de concilier un rapprochement entre l’atlantisme des uns et les ambitions européennes des autres. C’est dans cette optique qu’elle lance la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) : en d’autres termes, aux considérations essentiellement politiques de la PESC, elle va chercher à ajouter une dimension militaire, à doter l’Europe de la sécurité des moyens de sa défense. Lors du sommet de Cologne (3-4 juin 1999), Berlin tente d’amorcer la formation d’une sorte de « triumvirat » entre les trois plus grandes puissances de l’UE : l’Allemagne, la France et le Royaume uni. Cette initiative se concrétisera lors du conseil européen d’Helsinki, en décembre suivant, avec la création notamment de structures destinées à assurer une défense européenne : un comité politique et de sécurité (COPS), un comité militaire (CM), un état-major européen et un centre de situation (SitCen). De plus, des réunions ad hoc du Conseil des affaires générales auront lieu de façon régulière. Pour exécuter les missions éventuelles, il est surtout prévu de mettre sur pied, à l’échéance de 2003, une force de réaction (FRUE) composée de 60 000 hommes susceptibles d’être déployées en 60 jours pour une mission d’un an14. Sans même parler du contre projet présenté par les États-Unis lors du sommet de l’OTAN à Prague15, ce montage, tout au moins en ce qui concerne les forces de réaction, ne résistera pas à la première crise venue qui se déroule, au même moment, autour de l’Irak. La rupture intervient à la suite d’une proposition des ministres français et allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer et Dominique de Villepin, le 22 novembre 2002 qui vise à consolider ce triumvirat sur la base d’une clause de sécurité commune. Le Royaume uni, tenu à l’écart d’un projet qui le concerne tout autant que les deux autres, désapprouve cette initiative qui va bien au-delà de ce que son atlantisme peut supporter. Dans le même temps, le gouvernement belge, constitué en 1999, dirigé par Guy Verhofstadt, avait, avec son ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, multiplié les initiatives en faveur d’une accélération de la construction européenne, y compris dans le domaine de la défense. Cette série d’initiatives montre bien que, malgré sa relative discrétion que l’on peut attribuer à son statut de « petit pays », la Belgique est bien aussi l’un des moteurs de l’Europe et va s’avérer l’un des fers de lance de sa défense. Le nouveau gouvernement va en effet faire preuve d’un volontarisme bien réel en faveur d’une Europe puissance. Il est convaincu que la défense représente une partie constitutive de la construction euro-

14 15

N. GNESOTO (dir), La politique de sécurité et de défense de l’UE (les cinq premières années : 1999-2004), Paris, Institut d’études de sécurité de l’UE, 2004, p. 291 Lors du sommet de Prague (21-22 novembre 2002), les Etats-Unis décident de créer des Forces de réaction de l’OTAN (FRO) comprenant 20 000 hommes déployables en une semaine, montrant ainsi qui sera le premier sur le terrain !

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péenne, ce qui ne constitue pas en soi une grande originalité, mais qui, dans le climat général de l’Union, mérite qu’on le rappelle régulièrement. Le gouvernement belge multiplie alors les initiatives en ce sens : discours du premier ministre au parlement belge en décembre 2000, au collège de Natolin le 23 octobre 2001 ou lettre qu’il adresse au président français et au premier ministre britannique en juillet 2002 reprochant aux deux principales puissances militaires de l’UE la stagnation de la PESD et les appelant à renouer avec l’esprit de Saint Malo16. Ces manifestations en faveur d’une Europe puissance dotée d’une « défense digne de la puissance économique qu’est l’Europe, sans être d’emblée une défense digne d’une superpuissance » trouveront leur apogée avec la crise déclenchée par la Belgique au printemps 2003.

Le sommet de Tervuren En décidant, en pleine crise transatlantique sur l’Irak, de réunir en sommet les chefs d’État et de gouvernement allemand, français et luxembourgeois, le premier ministre belge a-t-il fait un pas trop loin ou bien a-t-il provoqué un choc salutaire pour faire avancer la construction d’une Europe de la défense ? Il convient de revenir sur le film des événements. Le 29 avril 2003, soit deux jours avant la « fin » officielle de la guerre en Irak, à l’invitation de M. Verhofstadt, les quatre chefs d’États et de gouvernement se réunissaient en sommet à Tervuren, près de Bruxelles, pour relancer la PESD. S’agissait-il des représentants des États les plus favorables à la construction d’une Europe de la défense ou bien – mais les deux coïncident – des pays qui avaient manifesté leur hostilité à la guerre américaine en Irak ? Le fait est que les pays atlantistes ont largement privilégié la seconde option, reprochant aux « Quatre » de tenter de briser la solidarité atlantique. Ce qui a provoqué la plus forte émotion est le document sur l’avenir de la défense européenne adopté par les Quatre, un document qui sera soumis à la convention européenne de Rhodes (9 mai) et discuté au Conseil européen de Thessalonique (21-21 juin)17. L’idée majeure de cette rencontre consistait à appliquer le système des coopérations renforcées à la défense. Parmi les sept propositions, la septième a suscité un vif émoi de part et d’autre de l’Atlantique, les six premières ne reprenant que des considérations déjà admises : développement d’une capacité européenne de réaction rapide ; d’un commandement européen de transport stratégique ; d’une capacité de protection nucléaire, bactériologique et chimique (NBC) ; d’un système européen d’aide humanitaire d’urgence ; de centres européens de formation ; et renforcement des capacités européennes de planification opérationnelle et de conduite des opérations. La septième proposition, objet de la crise, suggérait que « dans le souci d’améliorer les capacités de commandement et de contrôle disponibles tant pour l’UE que pour l’OTAN, les quatre ministres de la dé16

17

Voir notamment P. de Schoutheete, « La cohérence de la défense. Une autre lecture de la PESD », Cahiers de Chaillot, n° 71, octobre 2004, p. 58 et 62. P. de Schoutheete a notamment été représentant permanent de la Belgique auprès de l’UE (1987-1997) et conseiller spécial de M. Barnier à la Commission (1999-2004). Il est à noter que le rapport de la présidence sur la PESD issu du Conseil de Thessalonique ne fait pas référence au point litigieux de Tervuren. De Copenhague à Bruxelles. Les textes fondamentaux de la défense européenne. Vol. IV. Cahiers de Chaillot, n° 67, décembre 2003, p. 156-162.

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fense [entreprennent] les démarches nécessaires en vue d’établir, pour l’année 2004 au plus tard, un quartier général multinational déployable pour des opérations conjointes et qui serait basé sur des quartiers généraux déployables existants »18. En d’autres termes, l’idée générale contenue dans ce dernier point est de renforcer la capacité d’autonomie de l’UE en matière de conduite des opérations en étant, le cas échant capable de se passer des structures du SHAPE. Les réactions d’hostilité ont surtout été le fait des anglo-saxons, les autres européens, même ceux qui auraient pu s’offusquer de la « confidentialité » de cette réunion ont été plus modérés. Ainsi Javier Solana, qui, malgré ses fonctions, n’avait pas été invité au sommet affirma-t-il : « si cette rencontre amène les pays à mieux gérer leurs dépenses en matière de défense et que cela entraîne les autres à faire de même, cela serait une bonne chose pour l’ensemble de l’UE »19. De même la Grèce, qui pourtant assurait la présidence de l’UE, a estimé, avec d’autres, qu’il s’agissait là de renforcer l’identité européenne de sécurité et de défense et n’y voyait pas de concurrence avec les structures de l’OTAN20. Les Britanniques et les États-Uniens, et avec eux le « groupe des Huit21 », par contre ne résistèrent pas à une certaine revanche contre ces empêcheurs de guerroyer en rond. Ils y ont vu un « projet français visant à créer un club de défense européen sans eux et leurs alliés de la nouvelle Europe». A titre de représailles, Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la défense, avait pour sa part envisagé de déménager le siège de l’OTAN. D’aucuns ont aussi vu dans le sommet de Tervuren l’une des raisons de l’opposition de Tony Blair à la désignation de Guy Verhofstadt au poste de président de la Commission européenne22. Mais la critique la plus virulente est sans doute venue de Charles Grant, directeur du centre pour les réformes européennes de Londres qui qualifie les participants au sommet de Tervuren de « bande des Quatre » - ce qui n’est guère flatteur ! Charles Grant attribue l’idée du septième point à la Belgique et accuse les Quatre de « mettre sur pied le noyau d’une organisation de défense européenne avec son propre état-major de planification opérationnelle… qui apparaît comme une initiative pour miner l’OTAN et exclure les britanniques du principal domaine dans lequel ils sont en mesure de jouer un rôle moteur pour l’intégration européenne »23. On reviendra sur ce dernier point. Mais d’une crise peut et même doit toujours sortir un bien. En septembre 2003, est relancée l’idée d’une cellule de planification opérationnelle rattachée au secrétaire général, elle sera confirmée par le conseil européen du 12 décembre qui reprend intégralement le texte de l’accord conclu à Naples le 29 novembre 2003, à 18 19 20 21

22 23

De Copenhague à Bruxelles. Op.cit. p. 78-80. International Herald Tribune, 29 avril 2003. Voir notamment V. PLECLOW, « sommet défense du 29 avril 2003 à Bruxelles : sommet ambitieux ou non-événement ? » Notes du GRIP (Bruxelles). www.grip.org/bdg/g2059.html Les premiers ministres britannique, danois, espagnol, italien et portugais ainsi que le président tchèque, V. Havel, le premier ministre hongrois, P. Medgyessy et le ministre polonais des Affaires étrangères, L. Miller ont signé, le 30 janvier 2003, un message de soutien aux États-Unis dans leur détermination à mener une guerre contre l’Irak. Cette lettre a été suivie d’une autre, signée le 5 février suivant, par les dix candidats à l’entrée à l’OTAN (groupe de Vilnius) P. de Schoutheete, op. cit, p. 60-61. C. GRANT, « relancer la coopération en matière de défense européenne », Revue de l’OTAN, n° 4, hiver 2003 [http://www.nato.int/docu/review/2003//issue4/art2 ; La revue de l’Otan n’est plus disponible qu’en version électronique].

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l’issue de négociations informelles franco-germano-britanniques24. Et même si Washington manifeste alors quelque mécontentement à l’encontre de Londres, le texte, très proche des propositions de Tervuren, passe au sein de l’UE sans provoquer de remous. Cette crise de 2003 confirme, si besoin en était, que, une fois encore, le volontarisme de certains est nécessaire mais qu’il est aussi insuffisant. Car, si l’on retrouve souvent les Six pays à l’origine de l’UE – en l’occurrence quatre d’entre eux – sur de nombreuses initiatives, notamment en matière de défense, on ne rappellera jamais assez que l’on ne construira pas l’Europe de la défense sans le Royaume uni. Et l’on n’a pas eu à attendre les déclarations de M. Grant pour en prendre conscience. Certes, l’Eurocorps a montré sa capacité à manœuvrer sur le terrain dans des missions de type Petersberg et notamment dans leur dimension civilo-militaire plus que pour des missions de combat. Ceci pose naturellement quelques questions au regard de l’évolution de l’OTAN qui abandonne de plus en plus sa dimension européenne pour se livrer à du « hors zone ». Il convient en effet de prendre garde que la défense européenne se limite, dans le cadre d’une division du travail imposée de l’extérieur, aux seules opérations civilo-militaires. Ceci renforcerait ce qui a été qualifié, il y a près de dix ans, de « syndrome de Sarajevo » par référence au financement européen de la reconstruction de l’aérodrome de Sarajevo, qui, à l’issue des travaux, a été inauguré en grande pompe par les États-Unis. En conclusion, on peut constater que, ces dernières années ont bien montré le rôle d’avant-garde dans la diffusion de l’idée d’une Europe puissance tenu par Berlin, Bruxelles et Paris, trois Etats qui furent, plus globalement, les principaux moteurs de la construction européenne. Il convient toutefois de constater que le fameux « couple » franco-allemand – qui est souvent un couple à trois car on a tendance implicitement et injustement à négliger le rôle de la Belgique – ne construira pas à lui seul l’Europe de la défense. Si ce couple – fût-il à trois – peut insuffler une réflexion nécessaire sur l’Europe puissance, son action ne suffira pas à doter cette Europe des outils ni d’une nécessaire réflexion stratégique (le mot est à prendre ici dans son sens le plus militaire). Au couple politique et économique franco-allemand doit s’ajouter, voire se substituer, dans le domaine de la défense un autre couple : franco-britannique. Cette place indispensable du Royaume uni dans cette construction ne tient pas à sa relation spéciale avec Washington – elle serait même plutôt un obstacle – mais à la qualité de son armée, à ses capacités propres en matière de défense – c’est incontestablement la meilleure armée de l’UE. Mais ce rôle de moteur potentiel tient aussi à sa représentation du monde qui la porte bien au-delà du seul continent européen. Or, au sein de l’Union européenne, elle partage ces caractéristiques uniquement avec la France. On peut alors imaginer que, dans la construction d’une Europe de la défense et parmi les « chers voisins », la RFA pourrait bien jouer, dans le « couple » franco-britannique, le rôle qui est celui de la Belgique dans le « couple » franco-allemand : partenaire secondaire mais aiguillon essentiel. Jean Christophe Romer est professeur à l’Université de Strasbourg.

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De Copenhague à Bruxelles. op.cit. p. 291-292.

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SUMMARY Belgium, France and Germany have been neighbours and partners in the field of European defence – as well as in other fields – sharing many points of view as well as having their own specifics. Such a close conception of a European defence happened from the very beginning of the project, in the early 90’s. True, differences exist concerning their defence policy at home, but those differences are also typical of the European construction as a whole, when different – or even opposite – positions may lead to a common vision of Europe. Thus Belgian, French and German conceptions of the future of Europe as a power are often similar. As soon as in the 1950’s, Franco-German cooperations in the field of armament have actually initiated larger cooperations, including the creation in 1987 of the first European military unit : the Franco-German Brigade. Even if Belgium does not appear in the project from its very origin, its role appears to have been an energizer in defining what a European defence policy has to be. The 2003 crisis about Iraq, and mainly the Tervuren summit, may thus be considered a concrete and representative example of this tripartite partnership.

ZUSAMMENFASSUNG Belgien, Frankreich und Deutschland sind Nachbarn und Partner im Feld der europäischen Verteidigungspolitik sowie hinsichtlich anderer Aufgaben. Dabei teilen sie viele Sichtweisen, haben jedoch zugleich nationale Spezifika. Diese enge Zusammenarbeit in der europäischen Verteidigungspolitik hat ihren Ursprung bereits ganz zu Beginn des Projekts in den frühen 1990er Jahren. In der Tat gibt es Unterschiede hinsichtlich der innerstaatlichen Verteidigungspolitik. Allerdings sind diese Differenzen nicht nur typisch für die Konstruktion von Europa insgesamt, sondern gerade die Unterschiede oder sogar Gegensätze, könnten möglicherweise erst zu einer gemeinsamen Vision von Europa führen. Insgesamt sind die Konzepte Belgiens, Frankreichs und Deutschlands für die Zukunft Europas als mächtiger Akteur oft ähnlich. Bereits in den 1950er Jahren führte die deutsch-französische Kooperation im Bereich der Rüstungsindustrie zu größeren Kooperationsprojekten, inklusive der Schaffung der ersten europäischen Militäreinheit 1987: der deutsch-französischen Brigade. Auch wenn Belgien nicht von Beginn an Teil dieses Projekts war, kommt doch zum Vorschein, dass Belgien ein tragender Motor war bei der Definierung, wie eine europäische Verteidigungspolitik aussehen sollte. Die Irakkrise 2003 und insbesondere das sicherheitspolitische Gipfeltreffen in Tervuren können als konkretes und repräsentatives Beispiel für diese dreigliedrige Partnerschaft dienen.

Partie 4

ÉCONOMIES, SOCIÉTÉS ET AIRES RÉGIONALES

LA FRANCE, LA BELGIQUE, L’ALLEMAGNE ET LES CARTELS DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES UNE MÉTHODE POUR L’ORGANISATION ÉCONOMIQUE DE L’EUROPE FRANÇOISE BERGER, ÉRIC BUSSIÈRE La France, la Belgique et l’Allemagne représentent jusqu’aux années 1960 le cœur industriel de l’Europe continentale, espace au sein duquel s’est progressivement défini le projet européen mis en œuvre à partir des années 1950. Acteurs économiques et politiques ont contribué à l’élaboration de ce projet depuis le début du siècle à travers la recherche de modalités d’organisation du marché permettant de prendre en compte tout à la fois l’unité de l’espace ouest européen et les disparités de structure et d’intérêts qui l’animent. Les industriels ont recherché la solution du coté de l’organisation des marchés au moyen de la cartellisation, processus engagé sur une vaste échelle au tournant du XXe siècle, les gouvernements agissant à travers des accords commerciaux pour organiser cet espace. Cette contribution vise à évaluer le rôle joué par le groupe représenté par la France, l’Allemagne et la Belgique dans ce processus. Dans un premier temps nous proposons une tentative d’évaluation de la place occupée par les acteurs originaires de ces trois pays dans le processus de cartellisation européen. Cette étude permettra dans un deuxième temps une réflexion sur la place des cartels dans les projets d’organisation économique de l’Europe de l’entre-deux-guerres et de mettre en perspective le rôle que ce type d’organisation des marchés aux fortes implications sociales, politiques et internationales a pu jouer lors de la mise en œuvre de la construction européenne à partir des années 1950.

I) La Belgique, la France, l’Allemagne au cœur de la cartellisation européenne. Les relations économiques internationales et le rôle joué par les cartels durant l’entre-deux-guerres ont déjà fait l’objet d’études à travers le cas des relations 1 2 franco-belges et franco-allemandes et d’une manière plus générale à l’échelle 3 européenne et mondiale . L’idée est ici d’observer dans cette même perspective le fonctionnement de la relation triangulaire France-Belgique-Allemagne. 1 2

3

Éric Bussière, La France, la Belgique et l’organisation économique de l’Europe 1918-1935, CHEFF, 1992. Par exemple Sylvain Schirmann, Les relations économiques et financières franco-allemandes (24 décembre 1932- 1er septembre 1939), CHEFF, 1995 ; Françoise Berger, La France, l'Allemagne et l'acier (1932-1952). De la stratégie des cartels à l'élaboration de la CECA, thèse de l’Université de Paris I (dir. R.Girault), 2000. Parmi les titres les plus récents : Dominique Barjot (dir.), International cartels revisited (18801990), Caen, éditions du Lys, 1994 ; Clemens.A. Wurm (Hrg.), Internationale Kartelle und Aussenpolitik. Beiträge zur Zwischenkriegszeit, Stuttgart, 1989; Françoise Berger, « Milieux économiques et États vis-à-vis des tentatives d'organisation des marchés européens dans les années

ÉRIC BUSSIÈRE, FRANÇOISE BERGER

222

Ce triangle semble fondamentalement déséquilibré, avec deux pays économiquement et démographiquement puissants à l’échelle européenne et un petit pays, certes industriellement développé et pourvu de ressources naturelles importantes, mais doté d’une capacité très restreinte de développement sur son marché national. Comment, malgré ces différences fondamentales, expliquer les rapprochements entre certains secteurs industriels de ces trois pays ? Dans quels secteurs trouve-t-on des cartels germano-franco-belges ? Y a-t-il une spécificité de cette relation triangulaire ?

A. Etat des lieux Sur l’ensemble des cartels formés ou reformés dans les années trente, la part des cartels européens ou comportant des pays européens est largement dominante. Dans cet ensemble, la part des cartels réunissant la France, la Belgique et l’Allemagne est très importante.

– La place des cartels France-Belgique-Allemagne au sein de la cartellisation européenne. Sur l’ensemble des 188 cartels en fonctionnement en 1939, l’Allemagne est partie prenante de 141 cartels, la France de 88 cartels et la Belgique, de 56. Les cartels réunissant les trois pays, avec d’autres participants, sont au nombre de 37, soit 19,6 % du total des cartels mondiaux. Ces chiffres justifient l’intérêt de cette étude sur le « noyau » franco-germano-belge, en tant que coeur de l’Europe des ententes. Si l’on examine les relations bilatérales seules, les cartels autour du couple franco-allemand, sans la Belgique, sont au nombre de 74, ceux comprenant le couple germano-belge, sans la France, sont au nombre de 10, ceux avec le couple franco-belge, sans l’Allemagne, sont au nombre de 5.

trente. », in Éric Bussière, Michel Dumoulin, Sylvain Schirmann (dir.), Europe organisée, Europe du Libre-échange, Fin XIXe siècle - Années 1960, Bruxelles, Peter Lang, 2006.

LA FRANCE, LA BELGIQUE, L’ALLEMAGNE ET LES CARTELS DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

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La France, l’Allemagne et la Belgique, partenaires d’ententes internationales 4 Place des trois pays Cartels comprenant l’Allemagne Cartels comprenant la France Cartels comprenant la Belgique

141 88 56

75 % 46,8 % 29,8 %

Partenariat privilégié Cartels avec le couple franco-allemand (et d’autres) Cartels avec le couple franco-allemand (et pas la Belgique) Cartels avec le couple franco-belge (et pas l’Allemagne) Cartels avec le couple germano-belge (et pas la France)

74 36 5 10

39,4 % 19,1 % 2,6 % 5,3 %

Cartels avec le trio germano-franco-belge (avec d’autres participants)

37

19,6 %

Avec les 5 cartels spécifiés seulement « international » ou « pays européens », comprenant vraisemblablement les trois 41 pays Nombre total des cartels (officiels) 188

21,8 %

– L’équilibre du trio France, Allemagne, Belgique. A l’évidence, l’Allemagne tient la place centrale dans ce trio. Elle participe à 75 % des cartels internationaux, dont près de la moitié avec les États-Unis, représente le pivot entre ces derniers et l’Europe. La puissance du pays est en effet considérable dans le domaine industriel dans l’Entre-deux-guerres. Elle a développé à la fois sa puissance intérieure, avec le marché national le plus large d’Europe, et sa puissance extérieure, grâce à une longue pratique et une grande efficacité commerciale auxquelles s’allie une expertise industrielle sans équivalent sur le continent. De plus, depuis le début du XXe siècle, la plupart des branches de l’économie allemande sont cartellisées, or l’on sait que ceci est la première étape nécessaire pour l’adhésion à un cartel international. Pour profiter de son avantage, l’Allemagne a besoin d’une stabilité des marchés, ce qui explique sa recherche d’ententes industrielles et son partenaire naturel, en particulier dans les industries de base, est son voisin français qui se place en seconde position pour la puissance industrielle et commerciale en Europe continentale. En France, la recherche d’ententes, qui bien que très controversée a rencontré un certain appui des autorités publiques, s’apparente souvent à la recherche de protection. Si les industriels français se déclarent en effet libéraux par principe, ils se sont toujours positionnés pour une protection plus ou moins forte selon les

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Ententes industrielles internationales, bilan des années trente (en général situation en 1939), dénombrement effectué à partir de Interwar cartels database, élaborée par l’Université de Leiden (Pays-Bas) : http://www.geschiedenis.leidenuniv.nl/index.php3?c=477

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ÉRIC BUSSIÈRE, FRANÇOISE BERGER

secteurs, dans un équilibre compatible avec la recherche fructueuse de marchés extérieurs. Dans l’Entre-deux-guerres, la Belgique, pays à l’économie hautement développée et complexe, subit, comme les autres petits pays au marché national restreint, bien plus que la France et l’Allemagne, les conséquences de la montée du protectionnisme et les pressions qu’à cette occasion les grandes puissances économiques sont susceptibles d’exercer. Elle doit donc se battre plus intensément pour maintenir ses parts de marchés à l’exportation. D’où l’intérêt spécifique à l’adhésion à des cartels internationaux qui lui permettent une certaine stabilité dans ce domaine. Ses relations avec la France et avec l’Allemagne se font, dans son cas, sur une base de relative égalité de traitement, en particulier dans les secteurs les plus développés de son économie, ceux qui sont basés sur les industries de la première industrialisation. D’où un nombre élevé d’accords passés avec ses deux voisins, en particulier dans le secteur sidérurgique. Au cours des années trente, l’Allemagne a une politique moins active à l’exportation en raison de la forte progression de la demande intérieure. La Belgique peut profiter de cette opportunité pour gagner des parts de marchés et la France de son marché national protégé. D’où une complémentarité qui explique le nombre important de cartels reconstruits, après la crise, autour de l’ensemble France-Belgique-Allemagne.

B. Périodisation - Les premières ébauches au début du siècle Si elles sont relativement rares, on voit néanmoins se mettre en place, entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale un certain nombre d’ententes. Les deux exemples les plus typiques sont ceux du cartel du sucre (1864-1939) et celui du verre (1904-1960). Même s’il se situe à la limite du secteur industriel, le premier exemple entre dans notre propos puisqu’il comprend les trois pays étudiés, la France, avec ses vastes territoires coloniaux y détenant une position particulière. Alors que dans la production, la concentration était très faible dans le secteur du sucre, sur les marchés d’exportation au contraire, la concentration est très forte, en raison de l’existence de comptoirs communs de ventes. De plus, la demande n’est pas élastique dans ce secteur avant la Seconde Guerre mondiale, ce qui facilite les ententes. L’accord de Chadbourne (1931), qui relance ce cartel après la crise, est un accord commercial privé, mais appuyé par les gouvernements. En raison d’un échec de la limitation de la production et de la montée rapide des outsiders, ce cartel s’effondre rapidement. C’est à l’initiative de la Société des Nations qu’une nouvelle entente est signée en 1937, sous la forme d’un traité entre 21 gouvernements représentant entre 85 et 90 % de la production et de la consommation mondiale. Grâce à cette entente, les prix purent être stabilisés à 30 % au-dessus des prix moyens de 1935. Cet accord est rompu par la guerre en 1939. Le cartel du verre (convention internationale du verre) est un cas unique par sa durée. Cette entente qui s’étend en effet de 1904 à 1960, s’est formée autour du trio France-Allemagne-Belgique, auquel se sont ajoutés les Pays-Bas, l’Autriche et

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l’Italie puis la Tchécoslovaquie et l’Espagne. Il permet un contrôle des marchés européens autour d’un systéme de quotes. La même année est créée, autour du même trio, un accord sur les glaces (Convention internationale des glaceries). Mais l’âge d’or des cartels commence après la Première Guerre mondiale.

– Les cartels des années 1920 (1926-1930) La Première Guerre mondiale avait détruit la plupart des cartels internationaux existants. Ils se reconstituent progressivement au cours des années vingt. Les années 1926-1930 sont celles de la mise en place des structures qui vont opérer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, après les réajustements nécessaires à la sortie de crise. Dans certains secteurs, l’organisation des marchés par le système des ententes devient le mode normal de fonctionnement. La guerre a accentué la tendance à la concentration industrielle qui est devenue pour beaucoup synonyme d’efficacité et de régulation. Dans les années 20, les grands groupes et les ententes étendent leur emprise dans les trois pays ainsi qu’au Luxembourg. Un des préalables à l’existence de ces cartels internationaux est une organisation d’ententes et de comptoirs à l’échelle nationale bien structurée et la plus complète possible. C’est ainsi que dans les grands pays industriels, on a atteint un niveau élevé d’organisation des marchés intérieurs, principalement dans le secteur des matières premières et celui des industries de première transformation. Pour l’Allemagne, c’est une chose acquise depuis longtemps. En France, l’organisation professionnelle se met en place rapidement après la Première Guerre mondiale, avec de nombreux comptoirs de vente pour le commerce extérieur. C’est en Belgique que la situation est en ce domaine la plus difficile car bon nombre d’entreprises rechignent à entrer dans une entente nationale en raison de la taille restreinte du marché national et de la forte concurrence à l’exportation. Le phénomène nouveau des années 1920 est donc l’extension des ententes au niveau international, dans une tentative de contrôle mondial des marchés, principalement dans les matières premières (cuivre, pétrole, ...) et les produits de première transformation (fonte, acier). Ce phénomène, largement étudié en ce qui concerne la sidérurgie, se retrouve dans la plupart des secteurs. On constate aussi un changement fondamental entre l’Avant-guerre, au cours de laquelle les ententes nationales, le plus souvent appelées comptoirs, organisent les marchés nationaux et l’Entre-deux-guerres qui voit surgir une nouvelle conception dont le modèle est celui de l’Entente internationale de l’acier (EIA), créée en 1926, et qui 5 s’applique désormais au contrôle du marché européen puis mondial . L’EIA, qui 6 prend modèle sur la Rohstahlgemeinschaft allemande , peut être considérée comme un développement plus poussé des ententes nationales formées sur ce modèle.

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Cf. Éric Bussière, « The Evolution of Structures in the Iron and Steel Industry in France, Belgium and Luxembourg: National and International Aspects, 1900-1939 », in Etsuo Abe et Yoshitaka Suzuki, Changing Patterns of International Rivalry. Some Lessons from the Steel Industry, Tokyo, University of Tokyo Press, 1991, p. 141-162. Comptoir national de la sidérurgie allemande.

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Les premiers grands accords de cartels qui se sont mis en place entre 1926 et 1929 ont permis de faire cesser une lutte à outrance qui mettait en péril certains secteurs. Ils n’ont pas pu prendre leur essor en raison de la violence de la Grande Crise. Cependant en comparant l’évolution générale des économies des pays européens et celle des secteurs préalablement cartellisés, on peut constater que, d’une façon générale, cette antériorité a permis à ces secteurs une réorganisation plus rapide et d’atténuer les effets désastreux de la crise. Dans l’ensemble, ces secteurs précédemment cartellisés ont pu sortir de la crise dès 1933, alors que les effets de celle-ci se prolongeaient bien au-delà dans les autres secteurs. Les années trente purent ainsi être considérées comme l’âge d’or des ententes, car elles bénéficièrent de l’expérience acquise au cours des années vingt et des leçons tirées des difficultés du début des années trente.

– Les cartels des années trente L’impact de la Crise sur l’organisation des marchés est essentiel. Avec le choc de la dépression, la coopération internationale semble passer au second plan. Entre 1930 et 1932 on assiste à une double réaction des acteurs : concurrence effrénée sur les marchés internationaux et mesures de protection des marchés nationaux mises en place par les États. Jusqu’en 1932-1933, la période de lutte sur les marchés correspond à la préparation des négociations à venir, les parts acquises en période de lutte devant servir de référence pour les futurs accords. Les grands groupes font cependant pression pour revenir à un contrôle des marchés dont l’absence leur coûte cher du fait de la multiplication des « outsiders ». On assiste ainsi, au cours d’un processus assez confus et soumis aux aléas économiques et politiques, à une accélération et à un élargissement de la cartellisation. Les objectifs en sont révisés et l’image des cartels s’en trouve modifiée : les ententes ne sont plus considérées comme mauvaises mais comme nécessaires pour sauver les pans de l’économie qui peuvent encore l’être. Elles vont même, dans la plupart des cas, recevoir le soutien des pouvoirs publics. Ainsi, les années trente ont véritablement constitué l’âge d’or des ententes internationales. Une très grande partie des ventes sur les marchés nationaux et internationaux est alors cartellisée, de 30 à 50 % du total selon les estimations de différents auteurs. Le cartel « typique » des années trente est un cartel international comprenant l’Allemagne, des pays européens dont le plus souvent la France et, secondairement, la Belgique, et des pays extra-européens. Il a été créé dans les années vingt et survit à la crise. Il concerne le plus souvent les industries de base. Il protège d’abord les intérêts des producteurs et est organisé autour d’un partage des marchés et d’un accord sur les prix. Cette description correspond assez bien à l’icône habituelle du cartel même si la réalité en relève d’une extrême variété. Cette période 1933-1939 est ainsi celle d’un très haut degré de coopération internationale. Si les ententes se sont constituées au détriment de la liberté économique, les cartels se sont révélés souvent fort efficaces pour organiser le marché

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mondial . On peut cependant noter une différence entre deux périodes, l’avant et l’après 1936, l’Allemagne exportant beaucoup moins à la fin des années trente du fait des besoins de son effort d’armement. Mais cette analyse ne fait pas l’unanimité entre les auteurs. Par ailleurs, il ne faut pas conclure de ce qui précède à une agressivité plus importante des cartels des années trente : bien au con8 traire, la crise a plutôt gommé pour un moment ce type d’attitude . Par rapport aux accords des années 1920, les cartels nouvellement créés ou reconstitués ont adopté de nouvelles formes et de nouvelles méthodes. Si les formes traditionnelles des cartels classiques qui visent au contrôle des prix se maintiennent largement, ceux-ci se caractérisent désormais par la multiplicité de leurs formes, de leurs objectifs et de leurs modes de fonctionnement. On trouve ainsi des types très différents d’accords, certains rassemblant tous - ou presque les producteurs d’un secteur pour tous les produits (chimie, acier), d’autres peuvent ne porter que sur un produit spécifique (magnésium, lampes). Entre les deux extrêmes, on croise toutes les autres possibilités. Cependant, dans certains cas, ces structures peuvent être simplifiées par rapport aux ententes antérieures : c’est du cas de l’EIA qui se contente de mettre en place des quotas à l’exportation. Ces ententes sont parfois aussi à l’origine des liens d’interconnexion financière entre les grandes entreprises. Les fonctionnements et les objectifs des cartels peuvent ainsi être très différents. Dans le secteur du sucre et du caoutchouc, ce sont de simples restrictions à l’exportation, appuyées par les États et administrées par un comité international. On n’y observe jamais de pression sur les prix. Pour les produits sidérurgiques, la structure est plus complexe, avec une régulation des exportations, la mise en place de comptoirs de vente, de pénalités et d’un système de compensation et de partage des marchés. Pour l’aluminium et les lampes, le cartel est encore plus strict que celui de l’acier : la répartition s’opère en fonction des capacités pour l’aluminium, en fonction de quotas de vente pour les lampes. Certains cartels peuvent être offensifs en pratiquant par exemple des poli9 tiques de dumping , d’autres sont plutôt conclus sur un mode défensif. C’est le cas du cartel du sucre, secteur où la surproduction est une menace constante. A l’opposé, dans le cas de l’aluminium, secteur porté par l’expansion des besoins, il s’agit d’un cartel agressif destiné à assurer une haute marge de bénéfice. Entre ces deux limites, on rencontre tous les cas de figures et pas vraiment de frontières. Le critère de classification le plus souvent utilisé demeure le but poursuivi par les participants à l’accord. Le premier groupe est celui des cartels de rationalisation, fréquents en période de crise, pour créer des économies d’échelle ou pour faire face à la réduction soudaine de la demande. La seconde famille comprend les pratiques collectives tendant à limiter la concurrence tantôt au détriment du consommateur, tantôt au détriment de nouveaux concurrents ou

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8 9

Ce fut particulièrement le cas pour le secteur de l’acier ; cf. Daniel Barbezat, International Cooperation and Domestic Cartel Control : The International Steel Cartel (ISC) 1926-1938, thèse de l’université de Urbana-Champaign (Illinois), 1988 ; F. Berger, thèse, op. cit. Pierre Lanthier, « L’IGEC et l’organisation mondiale de l’industrie électrotechnique dans l’Entre-deux-guerres », in D. Barjot (ed.), op. cit., p. 165-175. Exemple, à partir de 1930, Convention internationale de l’azote (CIA), dumping au Japon, in D.Barjot, « Introduction », op. cit., p.20.

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contre l’introduction de nouvelles technologies si elles risquent de rendre obsolescentes des installations existantes. Le cartel international de l’acier, d’abord limité à l’espace lotharingien, inclut le Royaume-Uni en 1935 et les États-Unis en 1938, garantit surtout leurs marchés internes pour les producteurs nationaux. Le cartel de l’aluminium (1926) réunit les producteurs européens dont AFC (Pechiney) et Ugine en France et, à partir de 1931, les Canadiens. De nombreuses autres ententes se créent concernant le plomb, le zinc, la potasse, le caoutchouc, le cacao, le sucre et des produits industriels comme l’azote et les engrais azotés, les lampes à incandescence, les fibres artificielles, etc. Une étude par domaine de cartellisation permet de déterminer la participation du trio dans ces différents cartels et d’en expliquer les raisons.

C. Les domaines de cartellisation communs à la France, la Belgique et l’Allemagne Les cartels internationaux sont, pour une large part, une spécificité des secteurs de base, industries de biens intermédiaires et industries d’équipement. Mais la présence du trio France-Belgique-Allemagne n’est pas exactement le reflet des tendances générales. La France et la Belgique, notamment, qui ont connu une forte industrialisation dès le milieu du XXe siècle, ont une économie qui reste très marquée par les activités de la première industrialisation, pour lesquelles leurs entreprises restent compétitives. Ceci explique la très inégale participation de ces deux pays aux différents cartels internationaux, tandis que le cas allemand, comme on l’a vu, se présente autrement de par sa puissance industrielle.

– Les cartels métallurgiques au cœur du processus Dans le domaine de la sidérurgie et de la métallurgie, les 17 ententes comprenant les trois pays représentent 57 % du total des accords de ce secteur. C’est donc un « noyau dur » des relations économiques entre ces pays, qui pèse d’un poids important dans ce secteur à l’échelle européenne et mondiale. Ceci correspond bien évidemment à la localisation des industries de première industrialisation dans le cœur de la « Lotharingie ». Dans ce domaine, la France et la Belgique (à laquelle on peut adjoindre le Luxembourg pour le secteur métallurgique) avaient été pionnières sur le continent au XIXe siècle et avaient mis en place des économies à la fois concurrentes, mais aussi complémentaires en terme d’approvisionnement et de financement. Ceci explique des prises d’intérêts croisés dans des mines et certaines entreprises de part et d’autre de la frontière. Dans les trois dernières décennies du XIXe siècle, l’Allemagne a développé à son tour sa puissance industrielle. En particulier, elle a fourni le charbon de la Ruhr en échange de minerai de fer lorrain, ce au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les industriels français (tels de Wendel) ont aussi investi dans des mines de charbon en Allemagne et en Belgique, et les industriels allemands ont souhaité investir dans les mines de fer en France, à l’image de Thyssen en Normandie. S’est ainsi mis en place un large

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cœur industriel européen qui avait intérêt à une stabilité du marché continental afin de faciliter son expansion outre-mer. Dans les années 1920, l’Allemagne a prospéré dans cet environnement tirant parti du haut degré de concentration de son industrie et de cartels intérieurs très stables. Les autres pays eurent besoin de toute cette période pour se regrouper efficacement : ce n’est qu’après 1930 que la France et la Belgique ont été en mesure de proposer une politique globale de production et de vente d’acier. Ces deux pays étaient gênés du fait de la moindre intégration de leurs entreprises qui constituait un facteur d’instabilité pour leurs cartels domestiques. C’était la source pour les deux pays, de problèmes majeurs de coordination et ceci entre pour une bonne part dans l’explication de leurs difficultés à former leurs cartels 10 domestiques . Les opérations du cartel international reflétaient ces différences entre les groupes nationaux. Daniel Barbezat a montré que les pays avec les organisations internes les plus proches, la France, la Belgique et le Luxembourg, étaient plus coordonnés dans leur production et avaient une relation de rivalité avec le groupe allemand qui avait son propre agenda interne créé par ses cartels domes11 tiques . On peut relativiser ces affirmations, car l’examen des négociations de reconstitution de l’Entente Internationale de l’Acier (EIA) montre plutôt un 12 « couple France-Allemagne » opposé au « couple Belgique-Luxembourg » . Avec l’effondrement du marché mondial, les groupes belge et luxembourgeois agissaient comme s’ils étaient une même entité. Dans les années vingt puis trente se sont donc constituées un certain nombre d’ententes internationales dans la métallurgie, auxquelles tous les comptoirs français, allemands et belges du secteur concerné ont participé : l’EIA, créée en 1926, reconstituée en 1933 et qui groupe une série de comptoirs internationaux auxquels correspondent certains des comptoirs intérieurs ; l’Association internationale des fabricants de rail (IRMA) recréée en décembre 1936 ; l’Entente internationale des tubes, créée en juillet 1926 (rompue en mars 1935) ; l’Entente internationale du fil machine, crée en juillet 1928 ; l’Entente internationale des feuillards et bandes à tubes, créée en 1929, reconstituée en mai 1931 ; enfin l’Entente internationale du fer-blanc, créée en 1929, reconstituée en 1934, ensuite rompue. Cette base du trio européen a contribué à la mise en place d’un véritable cartel international, puisque la crise a conduit les entreprises américaines à se rapprocher de l’EIA (1937), après avoir auparavant adhéré à trois cartels de produits spécifiques : fer blanc, tubes (1924), rails (1926). Après avoir difficilement organisé leur marché national, les États-Unis ont mené en 1936 les premiers pourparlers avec l’EIA (qui comprend alors tous les grands producteurs européens sauf l’URSS), qui aboutit d’abord à un accord sur les produits plats puis, en 1937 à un 13 accord sur un ensemble de produits plus large . Dans les autres domaines de la métallurgie, dans le secteur des métaux non ferreux, s’est formé de manière extrêmement précoce un cartel du zinc (fin des années 1840), qui réunit les Belges, les Allemands et seulement les producteurs parisiens, pour la France. Considéré comme le prototype même du cartel de ma10 11 12 13

Cf. D Barbezat, op. cit. Cf. D. Barbezat, op. cit. F. Berger, thèse, op. cit., chapitre 3. Mais celui-ci est de très courte durée puisqu’il n’est effectif qu’en mai 1939.

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tières premières, il connut dans l’Entre-deux-guerres un fonctionnement plus difficile par la suite de l’arrivée sur le marché de nouveaux producteurs européens (Espagne, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Suède) ou non (Australie, Canada, États-Unis, Mexique, Rhodésie) ainsi que la diffusion de nouvelles techniques nord-américaines : accord de régulation de la production, 1928-1929, 1931-1934, 1938. A ce dernier s’ajoute en 1938 un cartel des feuilles de zinc (accord sur les exportations) comprenant le trio et d’autres pays européens. 14 Le cartel de l’aluminium se forme également très tôt (1901-1908), est reconstitué en 1912-1914, puis en 1927-1930, puis forme l’Alliance Aluminium Company entre 1931-1940. Dans cette branche extrêmement concentrée, ce cartel ne comprend d’abord que la France, l’Allemagne (par l’intermédiaire de son membre suisse dont les entreprises sont toutes à capitaux majoritairement allemands) et la Grande-Bretagne. Les autres producteurs européens y adhèrent progressivement.

– Les cartels des industries de la première industrialisation Dans les autres domaines, tels que verre, céramique, textile ou produits chimiques, la participation de la Belgique, et secondairement de la France est plus réduite que celle de l’Allemagne qui domine une grande partie de ces secteurs. Sur 90 ententes fonctionnant dans ces domaines, les trois pays ne participent ensemble qu’à 13 ententes, soit 14 % du total, une part néanmoins non négligeable. Ainsi, le syndicat international de la potasse, un de plus puissants et des plus 15 durables , est formé en 1924 (après quatre ans de lutte acharnée) autour du couple franco-allemand, mais ne comprend pas la Belgique. De même pour l’entente des matières colorantes (1927), assez déséquilibrée puisque la part de la France (11,5 %) est très inférieure à celle de l’Allemagne (IG-Farben), même si cette entente est très avantageuse pour les Français à qui elle permet une élimination de la concurrence sur marché national et un surcroît d’exportation. Les trois pays étudiés sont aussi partie prenante conjointe de certains cartels de plus ou moins grande importance. Nous avons déjà évoqué la Convention internationale des glaceries (1904), comprenant toutes les usines européennes du verre plat, qui subsiste jusqu’en 1939. Le trio France-Belgique-Allemagne est à la base de ce cartel. Celui-ci s’élargit en 1927 à l’Autriche, la Tchécoslovaquie et à la Hongrie. De la même année date la Convention internationale du verre, autour du même trio auxquels s’ajoutent d’autres pays européens (Pays-Bas, Autriche, Italie et Tchécoslovaquie, par la suite, l’Espagne). Cet accord de partage du marché européen est complété par un accord sur des quotas d’exportations vers la France. Dans le secteur de la chimie, trois ententes lient le trio continental européen avec la Grande-Bretagne et d’autres pays européens : le cartel du sulfate de sodium (1926, 1930 et 1935-1939) ; la convention sur les papiers et films photographiques (partage des marchés, 1939), enfin l’association internationale sur la colle d’os (fixe des prix minima, 1926, 1929) qui regroupe de nombreux pays euro14 15

Cf. Florence Hachez, « Le cartel international de l’aluminium du point de vue des sociétés françaises 1901-1940 », in D. Barjot, op. cit. Cf. Harm G. Schröter, « The international Potash Syndicate », in D. Barjot, op. cit.

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péens. Dans un secteur proche qui est celui des engrais, trois autres ententes rassemblent la France, l’Allemagne et la Belgique et d’autres pays : la convention internationale de l’azote (1930, 1932), pour un partage des marchés ; l’accord sur les nitrates (1930-1931, puis renouvelé annuellement) ; enfin celui sur les superphosphates (1926). On peut ajouter à cette catégorie le cartel des tanneurs (1936, avec la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Japon et la Suisse) et le cartel des munitions (série d’accords sur différents produits en 1925, 1933, 1937). Dans les matières premières, existe depuis 1932 un cartel sur le peroxyde d’hydrogène (7 pays européens, dont le trio) portant sur un accord de brevets, un cartel du papier (pour journaux) datant de la même année et rassemblant 11 pays en plus du trio, enfin un cartel du pneu qui rassemble la Grande-Bretagne, les 16 États-Unis et le trio européen (régulation des prix et des conditions de vente) . Reste enfin le domaine textile dans lequel notre trio européen participe à deux ententes, une entente complexe sur la rayonne (1933, 1937) et un accord sur le feutre (fixation des prix et quotas d’exportations, 1931). Par cette présence assez importante dans ces industries de la première industrialisation, les trois pays européen montrent la place majeure de cette Europe lotharingienne dans l’économie et surtout le commerce européen et international. Ce n’est pas le cas pour les industries issues de la deuxième industrialisation.

– Une moindre présence des cartels de la deuxième industrialisation Dans les industries de la deuxième industrialisation, la présence des trois pays dans des ententes communes est minime (1 sur 15). La situation est toutefois différente pour les activités de « service » (communication et transports) où le trio France-Belgique-Allemagne est présent dans un tiers des ententes. C’est ainsi que dans le secteur électrique, un seul cartel rassemble les trois pays, celui des câbles de basse tension, qui comprend aussi quatre autres pays européens et a signé des arrangements avec le Canada, le Japon et la GrandeBretagne (1928, 1930, 1939). Il met en place un accord sur des quotas et les prix à l’exportation. Les autres cartels de ce secteur sont essentiellement formés autour du couple Allemagne-États-Unis. Enfin, dans le domaine des transports le cartel du fret maritime rassemble, avec des accords complexes, les trois pays et de nombreux autres pays européens (1934, 1936). Restent encore deux autres cartels rassemblant le trio européen et de nombreux autres pays, celui des wagons (protection des marchés nationaux et contrôle à l’exportation, 1930-1931, 1934) et celui des cycles et accessoires automobiles (contrôle du dumping sur le marché européen, 1928). Par l’expérience acquise au cours de l’Entre-deux-guerres, les industriels, et parmi eux en particulier les sidérurgistes, se méfient de la désorganisation des marchés qui s’opère en cas de crise de la demande, situation à laquelle ils avaient fait face en créant des cartels qui régulaient le marché et empêchaient une concurrence « effrénée ». Et même dans une situation économique normale, ils estiment que le marché a besoin de la souplesse qui lui permet de réagir efficacement, et que ce sont les producteurs qui, connaissant parfaitement les marchés, 16

La date n’est pas indiquée dans les sources (Interwar cartels database).

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sont le mieux à même de remplir ce rôle d’organisation et de contrôle. Les patrons allemands, français et belges ont une vision parfaitement identique du type d’Europe qu’il faut construire, une Europe « libérale », mais dotée d’une organisation du marché devant rester entre les mains de l’industrie privée. Il y a donc combinaison d’une approche libérale et d’une approche contractuelle, qui ne sont pas antinomiques.

II. La cartellisation au cœur d’un projet européen A. Le modèle conventionnel au début du siècle La montée en puissance du rôle des cartels au début du siècle ne peut être interprétée de manière isolée. Elle ne prend son véritable sens qu’insérée dans une évolution plus large des conceptions quant à la nature des relations économiques en Europe qui peut être interprétée comme l’émergence d’un véritable modèle économique et social construit autour d’un schéma contractuel ou conventionnel. Ce schéma présente un volet commercial relevant des Etats, un schéma privé relevant des firmes voire, pour certains, une dimension sociale et politique. Le volet commercial est lié à la remise en cause du libre- échange intégral et à la recherche de voies intermédiaires avec le nationalisme économique et le protectionnisme. L’évolution vers l’approche conventionnelle des relations économiques internationales en Europe est issue de la remise en cause, à partir des années 1880, du mouvement libre-échangiste initié par le traité franco-anglais de 1860. A travers une série de révisions de leurs tarifs les Etats du continent, en particulier l’Allemagne, la France, remettent en cause le libre-échange au profit d’une affirmation plus nette de leurs intérêts nationaux. Cette évolution n’est pourtant pas assimilable à un protectionnisme pur et simple étant donné le poids important des secteurs d’exportation dans les économies européennes : la balance des intérêts pousse à la recherche de compromis diversifiés représentant une série d’équilibres de négociation entre pays et à l’intérieur de chaque pays. Si l’Angleterre ou la France avaient opté pour le maintien du principe de l’autonomie tarifaire la première dans le sens d’une large ouverture, la seconde dans une orientation plus restrictive marquée par l’existence d’un double tarif non négociable (tarif minimum ou tarif maximum selon que le partenaire avait négocié avec la France un accord), nombre de pays du continent avaient peu à peu opté pour la signature de conventions commerciales, synthèses issues de la confrontation des intérêts bilatéraux. Celles-ci comportaient une série de concessions réciproques matérialisées par la présence de tarifs annexés aux traités. L’esprit dans lequel s’inscrivait cette démarche est analysé par l’économiste Charles Gide dans son cours d’économie politique publié en 1919 mais dont la rédaction, pour la partie consacrée à la politique commerciale, date de 1917. Gide situe ses options relatives au commerce international entre protectionnisme absolu et « laisser-faire, laisser-passer », se voulant le promoteur de « rapports qui ne soient pas compétitifs ni même purement échangistes mais coopératifs ». D’où la promotion à assurer des « traités de commerce, soit qu’ils constituent simplement des contrats synallagmatiques entre deux pays, soit, bien mieux encore, quand ils

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constituent une union commerciale entre plusieurs pays » . Pour Gide, ces traités ont pour caractéristiques positives de mettre en place réciprocité d’intérêts voire solidarité entre nations contractantes, la stabilité par rapport aux tarifs autonomes à tout moment modifiables, la possibilité qu’ils offrent d’une extension des avantages accordés par l’action de la clause de la nation la plus favorisée, « de fortifier les bons rapports entre les peuples et de diminuer les risques de 18 guerre » . Cette vision des relations économiques entre nations européennes est également exprimée par les milieux économiques belges à l’occasion de la préparation puis de la signature de la convention commerciale germano-belge de 1904. La Chambre de commerce d’Anvers définit ainsi le cadre dans lequel elle souhaite voir inscrit le nouvel accord : un traité comprenant la clause de la nation la plus favorisée mais aussi des tarifs annexés précis, dont les contractants ne peuvent 19 pas s’éloigner . Le président du Conseil supérieur de l’industrie et du commerce prône quant à lui la méthode des traités de commerce car « ces contrats constituent une transition entre le protectionnisme et la liberté commerciale absolue » et représentent, selon lui, « la marche dans la voie du libre-échange », « fortifient 20 la solidarité internationale et l’équité » . L’organisation économique internationale qu’ils souhaitent doit donc se structurer en un réseau « de conventions réciproquement favorables » signées avec tous les pays. Une autre organisation, la Fédération des associations commerciales et industrielles de Belgique précise le contenu de la notion en mettant en avant le souhait que la nouvelle convention soit soumise à une clause d’arbitrage permettant le recours à la Cour internationale de La Haye récemment créée. Plus largement les associations concernées placent leur projet dans un cadre universaliste aux horizons à la fois économiques et politiques en évoquant « les liens matériels comme les liens moraux » qui doivent « unir de plus en plus les nations » et favoriser la « bonne entente 21 entre les peuples » . Cette vision marquée par des principes et des modes de fonctionnement que l’on souhaite de portée universelle fait l’objet chez certains auteurs d’une lecture à l’échelle de l’Europe. Le député socialiste belge Hector Denis place ainsi la convention germano-belge de 1904 dans la perspective d’une construction volontaire aux finalités européennes dont il voit alors l’Allemagne comme le fédérateur principal à travers l’existence d’« un groupe économique à 22 relations stables dont l’Allemagne paraissait comme le lien.» . Le concept de convention commerciale apparaît donc au début du siècle comme une voie intermédiaire entre libéralisme intégral et protectionnisme, reposant sur un compromis entre principes et mode de fonctionnement à valeur 17 18 19

20 21 22

Charles Gide, Cours d’économie politique, Sirez, 1919, p. 64. Ibidem, p. 66. Marie-Thérèse Bitsch, La Belgique entre la France et l’Allemagne, 1905-1914, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 34. On trouvera d’autres éléments sur l’expansion internationale des intérêts économiques de la Belgique dans : M. Dumoulin, Les relations économiques italo-belges (1861-1914), Académie royale de Belgique, classe des lettres, 1990, 372 p. ; G. Kurgan van Hentenryk, Léopold et les groupes financiers belges en Chine. La politique royale et ses prolongements. Bruxelles, 1972. Cité par M.-T. Bitsch, op. cit, p. 32. Ibidem p. 33. Ibidem p. 50. Hector Denis (1842-1913), universitaire, recteur de l’Université libre de Bruxelles, député socialiste de Liège de 1894 à sa mort.

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universelle et prise en compte des intérêts nationaux : elle comporte échange de concessions réciproques, stabilité, recours à l’arbitrage. Ce compromis pose les bases d’un régionalisme économique européen dont la France la Belgique et l’Allemagne constituent le cœur. Le mouvement de cartellisation qui s’épanouit en Europe occidentale autour du début de siècle doit être analysé dans sa relation avec la méthode des conventions commerciales. La convention internationale des glaceries illustre parfaitement ce nouveau mode de relations. Elle répond aux caractéristiques essentielles des conventions commerciales : recherche de sécurité fondée sur la régulation du développement et l’organisation du marché par un nombre limité d’acteurs capables de prendre en compte l’évolution d’une branche à moyen ou long terme à l’échelle européenne et dans les relations du « vieux continent » avec le reste du monde. Sans analyser ici le mode de fonctionnement de cette entente on peut mettre en avant son caractère global à travers la prise en compte des marchés intérieurs des pays concernés et l’exportation, la mise en place de modes d’organisation collective de la branche et un organisme de statistique et de con23 trôle indépendant des firmes pouvant s’apparenter à un système d’arbitrage . Ce type d’accord fut conçu, à l’échelle de la branche, selon des modalités similaires à celles des conventions commerciales. Les liens entre ces deux types de régulations étaient par ailleurs assurés par les contacts existant, à l’échelle nationale, entre organisations professionnelles et pouvoirs publics.

B. Le trio franco-germano-belge au cœur du projet européen. En septembre 1925 Louis Loucheur proposa devant l’assemblée de la SDN, au nom de la France, la tenue d’une conférence économique internationale dont le but était de tirer un trait sur la guerre économique des années 1914-1924 et de jeter les bases d’une stabilisation économique du continent. Le projet alors imaginé par Loucheur s’inscrit dans la droite ligne des réflexions et de certaines pratiques du temps de guerre. Au plan intérieur, il s’agissait de la pratique à large échelle d’une économie organisée impliquant l’Etat et les industriels organisés en « consortiums » de production par branche. Au plan international il s’agissait de consolider et de pérenniser la coopération entre alliés à travers la mise en place de liens préférentiels au plan douanier ainsi qu’une série d’accords sectoriels de branche prenant la forme de cartels privés. Durant la guerre et l’immédiat aprèsguerre Loucheur avait tenté une application de ce modèle en cherchant à associer la France, la Belgique et la Sarre au sein d’un accord régional restreint combinant clauses douanières et accords industriels en particulier dans la sidérurgie. En octobre 1921, à travers les accords de Wiesbaden négociés avec l’industriel alle24 mand W. Rathenau , il s’était tourné vers l’Allemagne à qui il avait proposé une approche des relations économiques impliquant une gestion contractuelle des flux de produits au moyen d’un accord sur les réparations en nature. A l’automne 1925 il recherche la synthèse des deux schémas antérieurs à travers un 23 24

Jean-Pierre Daviet, « Saint-Gobain et les ententes internationales, 1862-1939 », in Dominique Barjot (ed.) : Vues nouvelles sur les cartels internationaux (1880-1980), Caen, 1994, pp. 105-116. Véronique Pradier, « L’Europe de Louis Loucheur : le projet d’un homme d’affaires en politique », Etudes et documents V, Paris, CHEFF, 1993, pp. 293-306.

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schéma de type conventionnel réglant l’ensemble des relations industrielles entre pays d’Europe occidentale. La France et l’Allemagne constituent le cœur du système avec la Belgique, le Luxembourg et la Sarre. Le projet porté par Loucheur embrasse à la fois le domaine industriel et commercial. Sur le plan industriel il s’agit d’une Europe des ententes ou des cartels, une Europe des producteurs. Elle concerne d’abord l’industrie lourde et son modèle de référence est l’Entente internationale de l’acier (EIA) encore en phase de négociation à l’automne 1925. Cet accord organise le marché de l’acier en fonction de quotas de production. Directement ou indirectement il gère les flux transfrontaliers entre bassins et usines et sert de cadre à une série d’ententes spécialisées. Il définit les règles d’une gestion conventionnelle des relations économiques fondée sur des procédures de solidarité, de vérification et d’arbitrage com25 plexes . L’importance de ce mouvement est telle qu’il implique à la fois les producteurs et les acteurs publics. Car les Etats, sans être directement parties prenantes des ententes, en suivent de près l’élaboration et l’évolution. De fait, dès les premiers mois de l’année 1919 les Alliés avaient reconnu le bien-fondé de certaines ententes antérieures à la guerre et encouragé leur prompt renouvellement à l’image de la convention internationale des glaceries. L’EIA se situe ainsi, au milieu des années 1920, dans le prolongement de la convention internationale des glaceries dont elle reproduit certaines des caractéristiques. Le second volet du schéma proposé par la France se situe sur le plan commercial. La conférence internationale qu’elle propose de réunir doit déterminer les modalités d’un désarmement douanier en Europe en associant l’action des gouvernements dans la sphère douanière à celle des industriels organisés en ententes internationales. Dans les branches concernées, le désarmement douanier interviendrait au fur et à mesure que les cartels auraient permis une gestion organisée du marché, l’idée étant de procéder de manière progressive en commençant par les industries de base plus concentrées et dont dépendent en matière de prix de revient les industries de consommation. Les accords qui résulteraient de cette démarche revêtiraient par conséquent la forme conventionnelle, seraient plurilatéraux et non plus bilatéraux, seraient préférentiels dans la mesure où ils ne seraient applicables qu’aux signataires des accords de branche : ils échapperaient donc à la clause de la nation la plus favorisée pour laquelle il faudrait définir et faire accepter une exception. L’initiative lancée par la France à l’automne 1925 prolonge ainsi la démarche conventionnelle du début de siècle en lui conférant les caractéristiques d’un modèle global, celui d’une Europe des producteurs construite sur une base conventionnelle et évolutive comme le montrent les propos tenus par Loucheur à l’occasion de la conférence de Genève en mai 1927 « Il n’y a pas d’autres moyens, me semble-t-il, que d’organiser l’industrie européenne suivant la méthode dite horizontale, c’est à dire par industrie. Cela seul permettra de faire les transformations profondes nécessaires, et nous voici ramenés une seconde fois à la notion d’ententes et cartels. (…) ils résoudront 25

Sur l’EIA : Jacques Bariéty, « Le rôle d’Emile Mayrisch entre les sidérurgies allemande et française après la première guerre mondiale », Relations internationales, n° 1, 1974, pp. 123-134 ; E. Bussière, La France, la Belgique et l’organisation économique de l’Europe, 1918-1935, CHEFF, 1992, pp. 286-294. Sur les cartels voir D. Barjot, op. cit.

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en partie la question des barrières douanières et (…) ils donneront surtout la possibilité d’augmentation parallèle et simultanée des salaires pour redonner à l’Europe d’après-guerre la puissance de consommation de l’Europe d’avantguerre ». Ce projet d’organisation économique à base conventionnelle relève aussi d’une vision spécifique de la géo-économie du continent, une Europe industrielle du nord-ouest centrée sur la France, l’Allemagne auquel il souhaite associer la Belgique mais dont l’Angleterre est implicitement absente. Elle l’est du fait de sa relativement faible implication dans le système des ententes tel qu’il se met en place au milieu des années 1920 sur le continent mais aussi à travers son attachement à un libéralisme à vocation universelle qui se traduit, dans le domaine des relations commerciales, par la défense de la démarche bilatérale adossée à la clause de la nation la plus favorisée. Les débats de la conférence de internationale de mai 1927 traduisirent par conséquent de profondes divergences entre Européens. L’Angleterre s’opposa au schéma défendu par la France et au modèle des conventions plurilatérales échappant à la clause de la nation la plus favorisée tout en mettant en doute la capacité des cartels à favoriser le désarmement tarifaire. Si les délibérations de la conférence n’avaient pas permis de trancher entre les orientations proposées par la France et l’Angleterre, les débats ne furent pas clos pour autant. La tendance qui se développa au cours des années qui suivirent consolidèrent la solution conventionnelle préconisée par la France comme le montrent les positions prises par la Chambre de Commerce Internationale (CCI) qui adopta le principe d’une exception à la clause de la nation la plus favorisée en faveur de conventions commerciales destinées à réduire le niveau de protection lors de son Congrès d’Amsterdam, en avril 1929. Cette évolution est également celle des débats qui s’étaient développés depuis 1927 au sein du Comité économique de la SDN. En avril 1929, les travaux de ce dernier avaient abouti à la conclusion qu’il était souhaitable de faire admettre une exception à la clause de la nation la plus favorisée en faveur des conventions plurilatérales ouvertes à l’adhésion des nouveaux Etats le souhaitant, élaborées sous l’égide de la SDN et facilitant le désarmement douanier. Cette évolution, acceptée par une grande majorité de pays du continent fut contestée par l’Angleterre jusqu’aux années trente. L’idée d’unification européenne lancée par Briand à la tribune de la SDN au début septembre 1929 accéléra la réflexion relative à la dimension économique d’un tel projet. Les principaux responsables du service économique du secrétariat de la SDN, A. Salter et son adjoint et bientôt successeur P. Stoppani, cherchè26 rent à donner un contenu à ce projet et à définir un programme d’action . Stoppani analyse dans sa contribution le rôle respectif des gouvernements et des producteurs dans l’entité européenne à mettre en place selon un équilibre entre approche tarifaire, de la responsabilité des Etats, et approche plus pragmatique des professionnels à travers les cartels. Si la perspective était bien un vaste marché 26

Arthur Salter, « L’idée des États-Unis d’Europe », note du 2 septembre 1929, 21 p. ; Pietro Stoppani, « Memorandum relatif à l’idée d’un accord collectif pour une meilleure organisation des relations économiques en Europe », 20 septembre 1929, 54 p., Archives SDN, R 2868. Extraits de ces deux textes dans : Eric Bussière et Michel Dumoulin, Les cercles économiques et l’Europe au XXe siècle, Louvain la Neuve, 1992, pp. 53-80.

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commun dont la réalisation serait nécessairement longue, la progressivité dans la mise en œuvre du projet supposait des adaptations que les accords de producteurs devaient permettre de réaliser selon la méthode conventionnelle : « On a vu (…) des cas intéressants où un accord entre industriels et un accord entre Etats (traité de commerce) se sont admirablement complétés. Ces exemples illustrent d’une manière très évidente l’aide puissante que le mécanisme élastique et mouvant des ententes pourrait fournir pour franchir plus facilement les périodes de transition qui doivent conduire vers la solidarité économique. Les différentes branches de production trouveront alors, dans le système des ententes un moyen extrêmement ingénieux pour faciliter les 27 adaptations nécessaires ». Dans un premier temps, la mise en œuvre d’un tel programme supposait de mettre un terme aux menaces de réarmement tarifaire auxquels plusieurs Etats d’Europe se préparaient au tournant de la décennie. Une trêve douanière de trois ans fut ainsi proposée afin de permettre à une conférence multilatérale entre européens d’engager le processus de réduction tarifaire. Mais l’on connaît l’échec de la Conférence de 1930 du fait des pressions protectionnistes liées à la montée 28 de la crise économique . L’option régionaliste à base conventionnelle ne fut pourtant pas abandonnée comme le montrent les travaux réalisés au sein de la Commission d’études pour l’Union européenne, mise en place au sein de la SDN à l’automne 1930. Le rapport rendu en août 1931 par son sous-comité d’experts économiques chargé d’analyser les modalités d’un rapprochement économique entre pays européens et plus encore les débats qui se nouèrent en son sein mirent en avant deux méthodes pour y parvenir : la méthode régionale vers laquelle s’orientaient de plus en plus les petits pays à tradition libérale comme la Belgique et les Pays-Bas, et la méthode sectorielle fondée sur les cartels. Il s’agissait à nouveau de combiner l’action des Etats et celle des branches industrielles selon une approche conventionnelle coordonnée : les accords de branche seraient ainsi sanctionnés par des conventions commerciales signées par les Etats. Au début des années 1930 se précisait ainsi la synthèse entre le schéma défendu dès 1925 par L. Loucheur et le schéma régionaliste auquel s’étaient ralliés les libéraux dans le contexte de la fermeture des marchés au début des années 1930. Si pour l’expert français Duchemin les « communautés d’intérêt » établies au sein des branches fourniraient la base de l’unité progressive de l’Europe, pour l’expert allemand au sein du sous-comité d’experts économiques, l’organisation des marchés au moyen des cartels permettrait les adaptations nécessaires à une union économique progres29 sive de l’Europe .

27 28 29

P. Stoppani, op. cit. Laurence Badel, « Trêve douanière, libéralisme et conjoncture (septembre 1929 - mars 1930). », Relations Internationales, n ° 82, 1995, pp. 141-161. Principales références dans : E. Bussière, « L’organisation économique de la SDN et la naissance du régionalisme économique en Europe », Relations internationales, n° 75, 1993, pp. 301313.

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C. Le repli des années trente : cartels, fermeture des marchés ou position d’attente Le contexte récessif puis politique des années trente modifie profondément la perspective dans laquelle l’on peut analyser le rôle des cartels. Moyen d’organiser de manière souple la gestion des interdépendances et l’ouverture progressive des marchés en période d’expansion, ces derniers deviennent des outils du protectionnisme contribuant à dénouer une partie des interdépendances reconstituées durant la décennie précédente. La méthode visant à associer action des pouvoirs publics dans le domaine tarifaire et action des branches industrielles organisées s’apparente à celle des années 1920 mais dans une dynamique opposée. La création de la commission économique franco-allemande à l’initiative de la France à l’automne 1931 enclenche le processus : la création de cartels dans plusieurs branches vise à éviter la remise en cause de l’accord douanier de 1927 au moyen d’accords visant à installer le respect des marchés intérieurs et une coopération franco-allemande sur les marchés extérieurs. Les années passant, les accords de cartels sont négociés de manière parallèle aux mesures de contingentement prises par la France à partir de 1932 : ils aboutissent ainsi à une gestion concertée entre gouvernements et acteurs privés qui débouchent sur les mesures de cartellisation obligatoire de 1935. Les interdépendances en termes d’approvisionnements et de débouchés entre économies voisines débouchent sur une expansion de proche en proche de la cartellisation impliquant la Belgique, le Luxembourg à l’axe franco-allemand. La base de ces accords devient la clause de respect des marchés intérieurs particulièrement intéressante pour les pays à grand marché comme l’Allemagne et la France et la préservation d’une capacité à exporter suffisante pour les pays à petit marché comme la Belgique ou le Luxembourg. Un tel système se révèle durable dans la mesure où il permet de neutraliser au plan international les distorsions croissantes entre régimes de change, politiques économiques et sociales et dynamiques économiques entre pays européens durant les années trente. Il aboutit cependant à un affaiblissement net des interdépendances entre marchés à la différence de ce qui était recherché durant les années 1925-1930. La sidérurgie constitue un cas d’école en ce domaine. La clause de respect des marchés intérieurs est à la base de la reconstitution du cartel de l’acier en 1933. Cette clause est le résultat de l’attitude des pays à grand marché où les gouvernements appuient leurs industriels à travers la menace de contingentements. Les cartels aboutissent donc non plus à une gestion contractuelle des interdépendances dans un marché européen en cours d’ouverture mais à un cloisonnement des marchés nationaux. A une échelle micro-économique la stratégie des firmes s’inscrit dans cette perspective générale à travers une tendance à l’autonomie des firmes en termes d’approvisionnements et, d’une manière générale, à une réduction des flux transfrontaliers, tant matériels que financiers. Cette évolution ne fut cependant pas générale. Dans les secteurs où les interdépendances étaient les plus anciennes et les plus fortes, celles-ci purent être préservées durant la crise. Dans l’industrie du verre la crise des années trente aboutit au renforcement des liaisons transnationales associant groupes français et belges, Boussois s’associant avec Glaver, Saint Gobain s’associant avec Saint-

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Roch et les Glaceries de la Sambre. L’évolution est de même nature quant au secteur de la laine qui résiste à la pression protectionniste et tend à organiser un marché européen homogène et largement ouvert à travers une série d’accords organisant l’espace européen entre 1931 et 1934 selon une perspective inspirée 30 des accords d’Ouchy .

D. Des cartels à un modèle conventionnel rénové : pouvoirs publics, institutions européennes et entreprises dans l’Europe des années 1950-1960. Le débat entre approche contractuelle et libérale reprit dès le lendemain de la guerre dans le cadre des discussions relatives à la mise en œuvre du plan Marshall. Qu’il s’agisse de l’Europe dans son ensemble ou des entités régionales que l’on chercha à mettre en place entre 1945 et 1950, la France proposa à ses partenaires l’ouverture progressive des frontières parallèlement à la mise en place d’une spécialisation des économies nationales que la période de reconstruction permettrait d’organiser. Il s’agissait en réalité d’une sorte de planification à l’échelle de l’Europe, organisée par secteurs, selon un modèle que J. Monnet tentait de mettre en œuvre au plan national. La montée en puissance de la responsabilité des Etats dans l’économie au lendemain de la guerre ne faisait que transposer au plan international, une responsabilité que les principales organisations 31 professionnelles souhaitaient exercer elles-mêmes avant la guerre . Au sein de ces milieux, les raisonnements et les ambitions des années trente n’avaient pourtant pas été abandonnés. Les grandes organisations patronales envisageaient toujours, au milieu des années 1950, leur coopération dans le cadre européen comme 32 elles le faisaient au début des années trente . Tant sur le plan national qu’international, industriels français et allemands défendirent donc les ententes contre leurs détracteurs libéraux. Les nombreux travaux relatifs à la CECA montrent que ces débats se poursuivirent durant la phase de négociation puis lors de la mise en œuvre de cette première étape de la construction européenne. Le traité lui-même peut être interprété comme la synthèse de différentes tendances à travers la définition des responsabilités de la Haute Autorité en charge, d’un coté de mettre en place une véritable concurrence entre firmes, d’autre part habilitée à organiser le marché au cours de la phase de mise en place du marché commun du charbon et de l’acier puis en cas de « crise manifeste ». Au delà des responsabilités propres de la haute autorité, les historiens ont montré que les pratiques ne reflétèrent qu’assez peu les objectifs affichés dans la mesure où le marché du

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E. Bussière, La France, la Belgique, op. cit., pp. 383-391. G. Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne. 1944-1954, CHEFF, 1997, pp. 196-197, pp. 634-647. A.Wilkens , « L’Europe des ententes ou l’Europe de l’intégration ? Les industries française et allemande et les débuts de la construction européenne (1948-1952) », in E. Bussière et M. Dumoulin, op. cit. pp. 274-275 ; M. Moguen, L’ouverture des frontières européennes dans les années 1950, PIE Peter Lang, Bruxelles, 2002, pp. 85-105.

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charbon échappa de fait à la concurrence et où le fonctionnement de celui de 33 l’acier révéla des formes de concertation entre producteurs . Les débats qui précédèrent la signature du traité de Rome puis la mise en œuvre du marché commun au cours des années 1960 relèvent de la même analyse. L’on sait que l’option sectorielle proposée par Monnet fut combattue par les libéraux conduits par Beyen et par Erhard et que la mise en place d’un marché commun étayé par la mise en place d’une politique de la concurrence communautaire trouva sa contrepartie dans la création d’Euratom et de la politique agricole commune. Ajoutons que les années 1960 virent se prolonger, au sein des instances communautaires les débats relatifs à la mise en place de politiques sectorielles que ce soit sous couvert de la mise en place d’une politique économique 34 à moyen terme ou à travers une politique industrielle en tant que telle . Il apparaît enfin que les pratiques des milieux d’affaires telles que nous les connaissons au cours des années 1960 révèlent des permanences de comportement qui prolongent, dans le secteur industriel comme dans celui des services les pratiques des décennies antérieures : concurrence tempérée par des ententes formelles ou 35 tacites .

Conclusion : ruptures technologiques et permanences des comportements La mise en œuvre du projet européen dans l’espace constitué par le trio France, Belgique, Allemagne élargi au Luxembourg correspond à un moment tout à fait spécifique de l’histoire de ces contrées, tout particulièrement du point de vue économique. L’association dans une même région d’Europe occidentale de facteurs de productions constituant les bases de la future CECA s’inscrit dans un moment dont l’amplitude représente une bonne cinquantaine d’années. La primauté de la métallurgie au sein des dispositifs industriels dans cet ensemble de pays, combinée aux données de la géologie et à la diffusion des mêmes technologies représente le fondement du projet européen de la première moitié du siècle. Un tel projet n’aurait plus été concevable sur les bases des industries de la seconde industrialisation qui relève d’autres formes d’organisation. C’est ce que révèle le poids des cartels de la métallurgie au sein du trio France Belgique Allemagne amplement illustré dans cette contribution, et la présence très amoindrie de ce même trio dans les activités et les cartels de la seconde industrialisation. La permanence des comportements et la relative pérennité du modèle d’organisation au delà des années 1950 renvoie cependant à d’autres facteurs d’analyse et à des permanences d’un autre type. La culture des ententes repose sur une aspiration plus fondamentale à une forme d’organisation contractuelle de l’économie et de la société en Europe continentale. Elle comporte des aspects 33 34

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Sur ce plan voir D. Spierenburg et R. Poidevin, Histoire de la Haute autorité de la CECA, Bruxelles, 1993 ; M. Kipping, La France et les origines de l’Union européenne, CHEFF, 2002, 405 p. Laurent Warlouzet, « Du plan français à la politique économique de la CEE. La mise en place du comité de politique économique à moyen terme, 1962-1964. », in Socio-economic gouvernance and european identities, site http://www.e-Montaigne.com. Voir sur ce plan J.-F. Eck, Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960, CHEFF, 2003, 655 p.

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économiques intimement liés à des données sociales et culturelles durables, fondement d’un modèle européen très présent jusqu’aux années 1980 et toujours vivace par delà les ruptures économiques ou technologiques. L’approche historique combinant données économiques, spatiales et sociales permet ainsi de mieux interpréter des moments et de leur donner tout leur sens. Éric Bussière est Professeur à l’Université Paris IV- Sorbonne. Françoise Berger est Maître de conférences à l’IEP de Grenoble.

ZUSAMMENFASSUNG Frankreich, Belgien und Deutschland stellen bis zu den Jahren 1960 das industrielle Zentrum Kontinental-Europas dar. Die Regierungen und die europäischen Industriellen haben sehr früh mithilfe von Handelsvereinbarungen und privaten Übereinkünften Lösungen gesucht, um der Einheit dieses Raumes und gleichzeitig den Disparitäten von Struktur und Interessen seines Marktes gerecht zu werden. Dieser Artikel zielt zuerst darauf, die Rolle, die die Akteure der drei vorher zitierten Länder im europäischen Prozess der Kartellierung spielen, zu bewerten. Zu diesem Zweck wird der Platz der Kartelle in den Plänen der Wirtschaftsorganisation Europas der Zwischenkriegszeit analysiert und gezeigt, dass diese die Industrien der ersten Industrialisierung, insbesondere die der Hütten, wesentlich betreffen. Es wird hier außerdem perspektivisch die Rolle, die diese Art der Organisation der Märkte mit ihren starken sozialen, politischen und internationalen Auswirkungen bei der Umsetzung der europäische Integration ab den 50iger Jahren spielt, dargestellt. In dieser Zeit kann man den Übergang zu einem erneuerten konventionellen Modell durch das Vorgehen der öffentlichen Hand, der neuen europäischen Institutionen aber auch der Unternehmen, die sich an die neue Lage anpassen, feststellen. Der Fortbestand dieses Vorgehens und der relative Fortbestand des Organisationsmodells über die 50iger Jahre hinaus weisen auch auf eine andere Art der Beständigkeit hin, nämlich der einer vertraglichen Organisation der Wirtschaft und der Gesellschaft Kontinental-Europas, die bis in die 80iger Jahre stark spürbar war.

SUMMARY Until the sixties, France, Belgium and Germany had represented the industrial heart of continental Europe. To take into account both the unity of this area and the differences in the structure and the interest of its market, governments and industrialists very quickly found ways to organize the markets through commercial agreements and private cartels. This article aims to evaluate the role played by the actors of the three above quoted lands in the European process of cartelization. Thus, it presents a study on the role of the cartels in the plans for the economic organization of Europe in the Interwar years and shows that they were at first particularly concentrated in industry, and particularly metallurgy. The article also puts into perspective the role played by this kind of market organization that had strong social, political and international implications at the beginning of

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the European construction during the fifties. The continuing presence of cartels and the relative persistence of this model of organization which remained long after the fifties also echoes another organizational characteristic present in continental Europe until the eighties, that of a contractual form of economy and society.

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE » : LA SIDÉRURGIE DU GROUPE DES QUATRE (ALLEMAGNE, BELGIQUE,

LUXEMBOURG ET FRANCE) DE 1974 À 2002. PHILIPPE MIOCHE Cette contribution étudie les transformations de quatre grands producteurs de la sidérurgie communautaire : Allemagne, France, UEBL (Union Economique Belgique Luxembourg), entre le début de la grande crise industrielle (1974) et la fin du traité de Paris fondateur de la CECA (2002) qui coïncide avec la création d’Arcelor. Il s’agit de rendre hommage à l’œuvre du Professeur M. Th. Bitsch qui nous conduit au cœur du territoire et des institutions européennes1. C’est aussi l’occasion de concentrer l’analyse sur l’espace fondateur de la CECA et de la Haute Autorité qu’on appelait parfois la « Lotharingie industrielle »2. Ainsi nous échapperons pour la bonne cause au cadre statistique de la construction européenne et de ses élargissements3. Si l’ouvrage de R. Poidevin et de D. Spirenburg est incontournable pour l’histoire de la Haute Autorité, de nombreuses recherches sont nécessaires sur l’histoire longue du traité de Paris (1952 – 2002) 4. Le groupe Arcelor réunit l’essentiel des sidérurgies belge, luxembourgeoise et française plus une partie de la sidérurgie de l’ex-RDA, auxquelles s’ajoute la majeure partie de la sidérurgie espagnole et nombre de positions dans le monde entier. Dans les quatre pays et pour la part dominante, seule la majorité de la sidérurgie allemande détenue par Thyssen échappe à Arcelor. Ces deux entreprises incarnent les changements intervenus dans le groupe des Quatre au cours de la période. En 28 ans de recomposition industrielle, l’industrie sidérurgique a connu ici plus de transformations que durant les deux siècles précédents5. Ces transformations s’inscrivent dans le cadre commun du traité de Paris. L’évolution estelle similaire ? Les moments et les mouvements partagés ? Autrement dit, peut1 2

3 4

5

Bitsch (Marie-Thérèse), Histoire de la construction européenne, Bruxelles, Éditions Complexes, 1996, réédition 2003. Loin de nous la volonté de négliger les sidérurgies italienne et néerlandaise. Toutefois en 1952, elles représentaient moins de 11% de la production des Six. Cf. Mioche (Philippe), « La CECA e la ristruturazione europa del mercato siderurgico » in Ranieri (Ruggero) e Tosi (Luciano) (a cura di), La Communità Europea del Carbone et delle’Acciao (1952 – 2002). Gli esiti del trattato in Europa e in Italia, Padova, CEDAM, 2004, pp. 85 – 105. Communauté oblige, les statistiques de la Commission agrègent les Six pays fondateurs, puis ceux des élargissements. Il ne s’agit certainement pas de sous-estimer le bilan remarquable d’Eurostat (Cf. : http://europa.eu.int/comm/eurostat.) Spirenburg (Dirk), Poidevin (Raymond), Histoire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Une expérience supranationale , Bruxelles, Bruylant, 1993. Mioche (Philippe), Les cinquante années de l’Europe du charbon et de l’acier, 1952 – 2002, Luxembourg, Commission européenne, Office des publications, 2004. Mioche (Philippe), « The flashing internationalisation of the French Iron and Steel industry », in Bonin (Hubert), Bouneau (Christophe), Cailluet (Ludovic), Fernadez (Alexandre), Marzagalli (Silvia), Transnational Companies, 19th – 20th Centuries, Paris, PLAGE, European Business History Association, 2002, pp. 647 – 653.

244

PHILIPPE MIOCHE

on parler d’une sidérurgie européenne ? On étudiera la production et les marchés ; l’investissement et l’emploi ; l’organisation des entreprises.

Mais l’histoire va vite, pendant et depuis le colloque de Strasbourg, l’OPA du groupe Mittal sur Arcelor s’est achevée. Cela nous conduit à conclure sur le projet industriel européen.

I) La production et les marchés En 1974, la sidérurgie européenne a fière allure. La production mondiale est de 700 millions de tonnes ; celle de l’Europe des Neuf est de 155 millions de t. soit 22% de la production mondiale. Le groupe des Quatre représente 14,6% de la production du monde. La sidérurgie allemande occupe le quatrième rang mondial et la sidérurgie française le cinquième (tableau ci-dessous). Tableau : Les productions d’acier brut en 1974 Source : IISI Production en va- % de la producleur absolue (mil- tion mondiale lions de t.) Production monde 700 100% Production EU 155 22% Neuf Production Alle- 53 8% magne (RFA) Production France 27 4% Production Bel- 16 2% gique Production 6,4 0,9% Luxembourg Production du 102,4 14,6% groupe des Quatre

Rang parmi les pays producteurs

4ème 5ème 9ème 18ème

Pendant la période étudiée, entre 1974 et 2002, les pays du groupe des Quatre régressent dans la hiérarchie des pays producteurs (graphique ci-dessous). Tableau : La place des quatre dans le monde dans la hiérarchie des pays producteurs Source : IISI Allemagne UEBL France 1974 4 10 5 2002 6 17 11

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

245

En 2002, la production d’acier de l’Europe des Quinze représente 17,6% d’une production mondiale qui a augmenté de 200 millions de t. depuis 1974. Mais le maintien des positions européennes est évidemment un artefact statistique et la conséquence mécanique des élargissements, notamment de l’entrée de l’Espagne et de l’Autriche –pays sidérurgiques importants- dans la Communauté. Le groupe des Quatre ne représente plus que 9% de la production mondiale (près de 6 points de moins) Dans la hiérarchie des producteurs, l’Allemagne se maintient encore au 6ème rang, mais la France a régressé à la 11ème position. Tableau : Les productions d’acier brut en 2002 Source : IISI Production va- % de la producleur absolue, mil- tion mondiale lions de t. Production monde 902 100% Production EU 159 17,6% Quinze Production Alle- 45 5% magne Production France 20,3 2,2% Production Bel- 11,3 1,2% gique Production 2,7 0,3% Luxembourg Production du 79,3 9% groupe des Quatre

Rang parmi les pays producteurs

6ème 11ème 18ème 37ème

La part relative de la production sidérurgique des Quatre dans la production mondiale a diminué, c’est évident. Toutefois, ces incontournables données statistiques en volume de production qui sont fournies tant par l’organisme mondial, International Iron and Steel Intitute, que par Eurostat masquent totalement les évolutions en terme de valeur produite. La compilation mondiale des chiffres d’affaires sidérurgiques en longue durée est possible, mais supposerait des investigations qui dépassent le cadre de cette présentation. On peut supposer sans risque d’erreur que les mêmes comparaisons en valeur seraient nettement plus avantageuses pour le groupe des Quatre car une bonne partie de la production a été concentrée sur des produits de haute valeur ajoutée, dont la tôle pour les automobiles est le meilleur exemple. Nous demeurons ici sous la dictature statistique du tonnage brut qui est de moins en moins significatif en sidérurgie. Ceci étant, entre 1974 et 2002 la production cumulée des Quatre a diminué de 20% (de 100 à 80 millions de t.) alors que la production mondiale augmentait (de 700 à 900 millions de t.). C’est aussi un fait brut.

PHILIPPE MIOCHE

246

Graphique : Production d’acier brut des quatre pays, 1974 – 2002, en milliers de tonnes. Source : IISI, Eurostat 60 000

50 000

Allemagne 40 000

30 000

France 20 000

Belgique 10 000

Luxembourg

19 74 19 75 19 76 19 77 19 78 19 79 19 80 19 81 19 82 19 83 19 84 19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02

0

Le graphique de production ci-dessus appelle trois commentaires. Les tendances de la production des Quatre sont globalement parallèles et proche d’une droite. Le parallélisme et le reflet du cadre communautaire. La politique industrielle mise en œuvre par la Commission (voir plus loin) a recherché l’équilibre entre les Etats membres. La production des Quatre résiste pendant la période, c’est un résultat. Mais la production augmente fortement ailleurs dans le monde. Deuxièmement, on observe le caractère plus cyclique du rythme de la production en Allemagne. C’est la conséquence d’un management des équipements plus conjoncturels en Allemagne. Enfin, on ne doit pas oublier que la production allemande représente le double de celle de la France, le quadruple de celle de la Belgique. Les agrégats communautaires masquent parfois des faits nationaux persistants.

Depuis la Révolution industrielle, la sidérurgie européenne est une grande industrie d’exportation. C’est particulièrement vrai pour les Quatre pays. Le Luxembourg est le record mondial du contraste entre la puissance de la capacité de production en acier et l’étroitesse du marché intérieur. Le Grand-Duché exporte jusqu’à 90% de sa production. En longue durée, la Belgique suit de peu ce titre mondial. En 1975, le groupe des Quatre assure un tiers des exportations mondiales et 15% des importations. La balance commerciale de la sidérurgie des Quatre présente un solde positif de 20 millions de tonnes (tableau ci-dessous).

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

247

Tableau : Marchés (1975) (en millions de tonnes d’acier brut) Source : IISI Exportations % Importations % Monde Allemagne (RFA) France Belgique + Luxembourg Solde 4 pays

Solde (VA +)

114 16,2

100 14,2%

114 8,9

7,8

7,3

8,6 12,6

7,5% 11%

5,9 2,5

5,2 2

2,7 10,1

37,4

33%

17,3

15%

20

En 2002, les exportations mondiales ont été multipliées par trois par rapport à 1974. Celles du groupe des Quatre a été multiplié par deux. Il ne représente plus que 19% des exportations et 13,4% des importations, mais ils dégagent un excédent relativement peu diminué de 18 millions de t. (moins deux millions).

Les principales destinations des exportations des Quatre sont intracommunautaires : 78% vers un autre pays de l’Union, 14% vers le reste de l’Europe (avant l’élargissement de 2004) et 5,5% vers les Etats-Unis. Tableau : Marchés (2002) (en millions de tonnes d’acier brut) Source : IISI

Monde Allemagne (RFA) France Belgique + Luxembourg Solde 4 pays

Exportations

%

Importations

%

Solde (VA +)

328,6 24,7

100 7,5%

328,6 17,8

100 5,4

6,9

17,6 20,3

5,4% 6%

15,8 10,9

4,8 3,2

1,8 9,4

62,6

19%

44,5

13,4%

18,1

L’exemple des destinations des ventes belges pour une partie de la période permet de souligner l’importance des marchés français et allemands pour la sidérurgie belge.

PHILIPPE MIOCHE

248 Graphique : Les marchés belges (1987 – 1996) Source : IISI 30

Ventes belges en France

25

Ventes belges en Belgique

20

15

Ventes belges en Allemagne

10

5

0 1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

Cette présentation des marchés souligne l’ancrage européen du groupe des Quatre. On s’interrogera à présent sur les transformations en matière d’investissements et d’emplois.

II) Les investissements et l’emploi Le maintien relatif, ou le faible recul de la production des Quatre et les mutations qualitatives ont été rendues possibles par d’importants investissements. Le montant cumulé des investissements dans la période est supérieur à 50 milliards d’unités de compte (UCE, ECU, Euro).

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

249

Graphique : Dépenses effectives d’investissement dans les sidérurgies des quatre pays, 1974 – 2002, en millions d’UCE, Ecu, Euro courants. Source : Rapports CECA Investissements 1800

Allemagne

1600 1400 1200 1000 800

France 600 400

Belgique 200

Luxembourg

19 74 19 75 19 76 19 77 19 78 19 79 19 80 19 81 19 82 19 83 19 84 19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02

0

L’Allemagne a investi deux fois plus que la France, trois fois plus que la Belgique et douze fois plus que le Luxembourg. Le graphique ci-dessus montre que la chronologie de l’investissement est différente dans les Quatre pays. En tendance, l’écart se creuse entre la stabilisation de l’investissement en France et sa croissance en Allemagne. Graphique : Tendances des dépenses effectives d’investissement en Allemagne et en France, 1974 – 2002, en millions d’UCE, Ecu, Euro. Source : Rapports CECA Investissements 1800 1600 1400

Allemagne

moyenn e mobile 7 pour A

1200 1000 800 600

France

moyenne mobile 7 pour F

400 200

19 74 19 75 19 76 19 77 19 78 19 79 19 80 19 81 19 82 19 83 19 84 19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02

0

PHILIPPE MIOCHE

250

L’observation des courbes de tendance (moyenne mobile d’ordre 7), graphique ci-dessus, confirme ce que le graphique précédent laissait entrevoir. En matière d’investissement, l’écart se creuse entre la France et l’Allemagne, au profit de l’Allemagne. Il ne convient pas en tout cas d’évoquer un affaiblissement de la sidérurgie en Allemagne. Toutefois, il faut souligner que ces investissements ont été aussi des désinvestissements car la diminution de l’emploi a été drastique. Dans les Quatre pays, il a reculé de 74%, passant de plus de 500.000 à 132.000. Graphique Evolution des effectifs salariés dans les sidérurgies des quatre pays, 1974 – 2002, en valeur absolue. Source : Eurostat 250000

200000

Allemagne

150000

100000

Belgique

France

50000

Luxembourg 79 19 80 19 81 19 82 19 83 19 84 19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02

78

19

77

19

76

19

19

74

19

19

75

0

Le rebondissement du nombre de salariés dans la sidérurgie allemande correspond à la réunification statistique, mais il ne modifie pas la pente générale de l’emploi en Allemagne. Les investissements et la diminution de l’emploi ont entraîné une hausse inédite de la productivité apparente du travail. Le rythme des gains de productivité est très légèrement différent d’un pays à l’autre, mais le résultat est tout à fait comparable.

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

251

Graphique : Productivité apparente du travail (production acier brut/emplois sidérurgiques) dans les 4 pays de 1974 à 2002 Sources : Eurostat et IISI 80 0

70 0

Luxembourg 60 0

50 0

40 0

Allemagne 30 0

20 0

10 0

19 74 19 75 19 76 19 77 19 78 19 79 19 80 19 81 19 82 19 83 19 84 19 85 19 86 19 87 19 88 19 89 19 90 19 91 19 92 19 93 19 94 19 95 19 96 19 97 19 98 19 99 20 00 20 01 20 02

0

Un sidérurgiste des Quatre produisait entre 136 tonnes (France) et 278 tonnes (Luxembourg) par an en 1974. En 2002, la fourchette passe de 587 tonnes (France) à 684 tonnes (Luxembourg). L’écart entre les salariés des deux pays n’est pas significatif car il ne s’agit pas des mêmes aciers. Nous sommes encore en tonnages bruts. Ces résultats assez spectaculaires sont très largement le fruit de la mise en œuvre de l’article 58 du traité de Paris sur « l’état de crise manifeste » par la Commission européenne entre 1980 et 1988. Partant de l’analyse d’une surcapacité de production de l’acier en Europe, en particulier dans les laminés à chaud, la Commission a recherché une diminution de 50 millions de tonnes de capacité. Il s’agit de restructurer l’outil industriel au profit des établissements les plus modernes tout menant une politique équilibrée entre les Etats membres. Les mesures mises en œuvre sont très contraignantes pour les entreprises ; il s’agit d’une véritable politique industrielle communautaire6. Elle s’accompagne d’une protection temporaire du marché, principalement à l’égard de l’Est de l’Europe. Elle s’accompagne surtout d’une suppression des aides nationales à la sidérurgie. Pour certaines entreprises, le redressement est très rapide. C’est le cas pour le groupe Usinor. « Voilà une industrie qui, en 1986, subissait une perte de 12,5 milliards de francs et qui, deux ans plus tard, figurait parmi les cinq plus gros profits industriels de l’Hexagone, avec 4 milliards de francs de bénéfices nets »7. D’autres ne résistent pas

6 7

« Bilan économique et social de la CECA : un passé qui a préparé l’avenir », in Bitsch (MarieThèrése) (dir.), Le couple France-Allemagne et les institutions européennes. Une postérité pour le Plan Schuman ?, Bruxelles, Etablissements Emile Bruylant, 2001, pp. 63 – 79. Warren (Laetitia de), Les fils de Vulcain. La saga des maîtres de forges, Paris, Seuil, 1999, p. 235.

252

PHILIPPE MIOCHE

à l’épreuve, mais pour toutes les entreprises des Quatre, la sortie de crise change radicalement leur chemin historique et leur destin.

III) L’organisation des entreprises En 1975, on compte quinze entreprises capables de produire plus de 1 million de tonnes d’acier dans les Quatre pays. Les groupes nationaux sont clairement identifiables. Les sièges sociaux sont nationaux, la très grande majorité des salariés aussi, ainsi que l’essentiel des capitaux. Les investissements directs hors des territoires nationaux sont peu nombreux et peu importants. Seuls les marchés ont une dimension internationale. Tableau Positions des entreprises des Quatre dans la hiérarchie des entreprises mondiales en 1975 Source : IISI 1975 Production en Rang mondial M. de t. August Thyssen- 12,2 9 Allemagne Hütte Usinor 7,1 14 France Hoesche-Werke 5, 2 18 Allemagne AG Cockerill 4,9 22 Belgique Sacilor 4 27 France Krupp 3,4 31 Allemagne Mannesman 4,6 24 Allemagne Arbed 4,2 26 Luxembourg Klöckner-Werke 2,8 33 Allemagne Röchling-Burbach 2,3 37 Allemagne Sollac 2 43 France Kaiser steel 2,2 38 Allemagne Sidmar 2,1 40 Belgique Hainaut-Sambre 2 41 Belgique Korf Group 1,2 47 Allemagne

En 2002, tout a changé. Le groupe des Quatre ne comporte plus que deux entreprises principales. Thyssen Krupp dont la fusion date de mars 1999 et Arcelor dont la création progressive est achevée en 2002. Ces deux entreprises ont des ressemblances mais elle sont aussi très différentes.

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

253

Tableau Positions des entreprises des Quatre dans la hiérarchie des entreprises mondiales en 2002 Source : IISI 2002 Production Rang mondial Arcelor 44 1 Thyssen-Krupp 16,4 8

Thyssen-Krupp et Usinor – groupe majoritaire lors de la création d’Arcelor- incarnent toutes deux l’histoire des sidérurgies nationales allemandes et françaises. La première fondée au XIXe est passée par les Aciéries réunies des années vingt (Vereinigte Sthahlwerke) ; puis par la déconcentration voulue par Alliés avant de devenir le pivot de la reconcentration. Celle-ci, entamée dès les années cinquante et soixante trouve son terme avec la fusion Thyssen Krupp en 19998. Thyssen est une entreprise géante, extrêmement diversifiée. On en jugera par la répartition de ses salariés par activités. Sur 184.000 salariés en 2006, 32.000 travaillent dans la sidérurgie et 12.000 dans l’inoxydable. Le reste se réparti entre l’automobile (43.000), les ascenseurs (34.000), les technologies (27.000) et les services (35.000). Ceci étant elle demeure clairement allemande dans son management, sa gouvernance, son siège social, la très grande majorité de ses salariés et une large part de ses marchés. En 2005, les porteurs d’actions de Thyssen sont pour 78% des investisseurs institutionnels et pour 22% le public. Mais au total, 75% des actionnaires sont Allemands contre 25% d’étrangers. Par ailleurs la fondation Krupp dispose de 23,71% des droits de vote. Usinor est créée en 1946 dans le contexte de la modernisation de la France, elle rassemble des sociétés crées au XIXe siècle. C’est autour de ce nom que la sidérurgie française est rassemblée, notamment dans le contexte de la nationalisation (1982 – 1995). En matière de répartition du capital, les transformations ont été incroyablement rapides pour le groupe français devenu européen.. Au moment où la fusion Arbed Aceralia Usinor est entreprise à l’automne 2001, une société holding, New Co, basée à Luxembourg, réunit les actifs des trois entreprises. Les actionnaires issus d’Usinor détiennent 56,5% des parts, ceux de l’Arbed 23,4% et ceux d’Aceralia, 20,1%. Trois années plus tard, en 2004, les porteurs privés représentent 81% des actions. On le mesurera en trois étapes : 1995, 2001 et 2004 à l’aide des trois graphiques ci-dessous.

8

Witschke (Tobias), Die Rekonzentration der deutschen Stahlindustrie in der Montaunion 1950-1960, Magisterarbeit/ Mémoire de Maîtrise, Universität Tübingen, Université de Provence, 1995.

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Graphique : La répartition du capital d’Usinor en 1995 (« en rouge le noyau dur ») Source : Dollé (Guy), « The privatisation of Usinor Sacilor », in Ranieri (R.) Gibellieri (E.), eds, The Steel industry in the new millenium, Vol. 2: Institutions, Privatisation and Social Dimensions, London, IOM Communications Ltd, 1998. Crédit Lyonnais 3% COGEMA 3% EDF 4%

Lucchini Air Liquide 2% 1%

Divers 2% Public 20%

Etat français 8% Salariés 4% Investisseurs institutionnels 53%

Graphique : La répartition du capital de New co (préfiguration Arcelor) en 2001 Source : Mioche (Philippe), op. cit., 2004. Aceralia 20%

Arbed 23%

Graphique: La répartition du capital d’Arcelor en 2004

Usinor 57%

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

255

Source : Arcelor dans le monde, 2004

Autocontrôle 4%

Région Wallonne 3% Aristrain 4%

Salariés 2%

Etat Luxembourg 6%

Public 81%

Dans le contexte de la fusion de 2002, la stratégie dite du « noyau dur » a été effacée au profit d’une dilution du capital dans le public. Le profil et la stratégie d’Arcelor sont totalement distincts de ceux de Thyssen9. Lors de sa création, Arcelor est une multinationale sidérurgique globalisée aux solides bases européennes (tableau ci-dessous). Tableau : Arcelor, européenne et globale Source : d’après Avis financier, Les Echos, 8 juillet 2002 UE AméAméAutres à 15 rique du rique du régions Nord Sud du monde Chiffre 20 74 3 305 12 1 230 4 2 626 d’affair 354 % % % es Effec96 89 3 222 3% 7 354 7 1 158 tifs 610 % %

Total

Total

10 %

27 515

100 %

1%

109 745

100 %

Trois années plus tard, la géographie structurelle du groupe a beaucoup changé, la mondialisation c’est amplifiée. En 2004, la main d’œuvre d’Arcelor provient pour 69% des pays du groupe des Quatre.

9

Godelier (Eric), Usinor-Arcelor, du local au global…Paris, Lavoisier, 2006.

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256

Graphique : La répartition géographique de la main d’œuvre d’Arcelor en 2004 Source : Arcelor, chiffres clés 2004 Reste du monde 9% Luxembourg 6% Fra nce 36%

Amérique du sud 7%

Allemagne 10%

Espagne 15%

Belgique 17%

Graphique : La répartition géographique du chiffre d’affaires d’Arcelor en 2004 Source : Arcelor, chiffres clés 2004 Reste du monde 5% Amérique du sud 5%

France 18%

Amérique du Nord 12%

Allemagne 16% Autres Europe 20%

Benelux 9%

Espa gne 15%

Mais seulement 43% du chiffre d’affaires est issu du groupe des Quatre. L’émergence des deux groupes, Thyssen et Arcelor a été ponctuées par des phases de compétition et de collaboration. Sans être encore en mesure d’en retracer l’histoire, on peut pointer quelques étapes. La grande crise a commencé par un moment de tension dans les relations sidérurgiques franco-allemandes. En 1976, c’est le patron de Thyssen, Dieter Spethmann qui met Denelux en place et ce regroupement patronal est perçu comme hostile au groupe français en cours de

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257

constitution. Cela vaut des commentaires peu amènes d’un observateur français : « … il est sain d’écarter au plus vite de son esprit toute vision romantique du groupe Thyssen emporté dans une chevauchée fantastique, vers le grand mythe d’une unification économique européenne harmonieuse et céleste »10. La faillite de Saar Sthal – ex Arbed Sthal- dans lequel Usinor est engagé est un autre moment de tension. Les Allemands et les Français se livrent à une autre compétition en Italie et c’est finalement les groupes allemands qui rachètent Accaio Terni en 1994. Inversement, le rachat de Cockerill-Sambre par Usinor en 1998 ouvre aux Français les bases arrières de la sidérurgie de l’ex-RDA. Le président du groupe français, F. Mer, laisse entendre que l’objectif industriel est obtenu : « Avec la reprise du groupe belge Cockerill, Usinor atteint sa taille européenne »11. Et certains sidérurgistes belges s’en réjouissent. « En Wallonie, le groupe français est attendu comme le messie » 12. Mais le moment de stabilisation est de courte durée. Dés sa création, le groupe Arcelor n’a pas dissimulé son ambition mondiale. Joseph Kinsch, président du conseil d’administration, déclare en 2004 : «La réalisation en Europe de 77% de notre chiffre d’affaires en 2004 prouve que l’exposition (sic ?) du Groupe doit être orientée vers des régions en développement économique plus rapide dans un souci de profitabilité continue. […] La poursuite des mouvements de rationalisation et de regroupement, initiés par la création d’Arcelor, reste vivement souhaitable en raison du degré insuffisant de concentration de notre métier et l’objectif de notre société est de figurer parmi les 4 à 5 grands groupes qui représentent environ 40% de la production mondiale d’acier. Dans cette perspective, nous avons décidé d’orienter notre croissance externe vers des pays tels que le Brésil, la Chine, la Russie, l’Inde, l’Europe de l’Est et la Turquie »13. La stratégie du nouveau groupe mondial semble pouvoir reposer sur une alliance entre l’Europe et le Japon. En janvier 2001, Arcelor et Nippon Steel engagent un rapprochement. Il s’agit surtout de produire des aciers, notamment à haute résistance pour l’automobile. Ainsi, les producteurs automobiles japonais en Europe trouvent de l’acier aux normes japonaises chez Arcelor et les producteurs d’automobiles européens en Asie s’approvisionnent chez Nippon Steel14. Pourtant, dans le premier numéro du nouvel outil de communication, Accents, publié en automne 2002, G. Dollé est plutôt évasif quand il répond à la question « Projets d’expansion ? » : « nous serons acteur dans la sidérurgie aux Etats-Unis, un jour, pour y fabriquer des produits plat au carbone. Mais je ne sais où, ni quand, ni comment. … Le marché de la Pologne se trouve à nos portes. Nous sommes donc forcément concernés par ce marché qui est à la fois une opportunité et une menace… »15. Le 23 novembre 2005, Arcelor lance une OPA sur le canadien Dofasco16. En cas de succès, G. Dollé précise que Dofasco « deviendrait la plateforme d’Arcelor en Amé-

10 11 12 13 14 15 16

Delatte (Jean), Crépuscules industriels 1945-1985, Paris, Edigeon, 1979. Le Monde, 9 février 1999, p. 19. Martine Orange Le Monde, 9 février 1999, p. 19. Luc Rosenzweig In « Arcelor dans le monde », Accents, 2002. Accents, Arcelor, automne 2005, p. 19. Accents, Arcelor, automne 2002, p. 11. Dofasco, nom adopté en 1980, est l’entreprise héritière de la Dominion Steel Casting Company fondée en 1912 par C.W. Sherman à Hamilton (Ontario, Canada). Après un développement spectaculaire au cours de la Deuxième guerre, cette entreprise est devenue le fournisseur des tôles pour l’automobile aux Etats-Unis et au Canada. En 1999, elle a créé une joint venture avec Usinor, Dosol Galva, pour le fameux Extragal.

PHILIPPE MIOCHE

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rique du Nord »17. Cinq jours plus tard, Thyssen lance une contre OPA. C’est dans ce contexte que va se dérouler l’offensive –finalement victorieuse- de Mittal sur Arcelor. Cette communication a donc réuni une dernière fois la « Lotharingie industrielle » avant qu’elle ne bascule dans la mondialisation. Ce cœur de la sidérurgie européenne que l’on cru voir décliner dans la crise s’est maintenu et il est devenu l’épicentre de la mondialisation de cette industrie. La politique communautaire issue du traité de Paris a joué un rôle essentiel dans la sortie de crise. Elle a maintenu la cohésion de l’outil industriel. Mais elle n’a pas pu modifié les logiques nationales et les destinées des entreprises européennes ont divergé. La compétition a dominé la collaboration dans les relations entre les sidérurgistes allemands et français. La dernière compétition en date, l’affaire Dofasco, a créé en partie les conditions qui ont permis l’irruption victorieuse de Mittal. Avec Arcelor, les Européens pouvaient croire qu’ils détenaient leur champion pendant que les Allemands savaient conserver le leur. La sidérurgie continentale existe toujours, mais elle n’est pas européenne. Comme une métaphore de l’histoire, nous sommes passés de la sidérurgie des nations – ici le groupe des Quatre- à la sidérurgie du monde en nous arrêtant à peine sur le moment de la sidérurgie européenne. C’est un constat. Philippe Mioche est Professeur à l'Université de Provence (Aix-Marseille I).

SUMMARY This paper examined the transformations of four steel producing countries in the EU: Germany, France, BLEU (Belgium Luxembourg Economic Union), between the beginning of the great industrial crisis (1974) and the end of the Treaty of Paris founded the ECSC (2002) which coincided with the birth of Arcelor. The Arcelor group rallied most of the steel industries of Belgium, Luxembourg and French plus a portion of the steel industry in the former GDR, plus most of the Spanish steel industry and numerous positions in the world. Inside this part of “Old Europe”, only the German steel industry with Thyssen escaped Arcelor. Both companies represented the changes in the four countries during the period. In 28 years of industrial restructuring, the European steel industry has known more changes than during the previous two centuries. The heart of the European steel industry that could disappear with the industrial crisis of the century became the centre of the globalization of this industry. The EU policy after the Treaty of Paris played a key role in the crisis. It maintained the cohesion of the industrial tool. But it could not change the national logics and European companies have diverged. The competition has dominated the collaboration between the French and German steelmakers. With Arcelor, the Europeans could believe they held their champion, while the Germans knew they maintained. Continental Steel still exists, but it is no more European. With Arcelor-Mittal, it is global.

17 .

D. Buffier, « Arcelor lance une OPA sur Dofasco », Le Monde, 24 novembre 2005.

RETOUR SUR LA « LOTHARINGIE INDUSTRIELLE »

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ZUSAMMENFASSUNG Dieser Artikel behandelt den Wandel der Stahlindustrie in vier Erzeugerländer der Europäischen Union: Deutschland, Frankreich und die WUBL (Währungsunion Belgien Luxemburg). Der behandelte Zeitraum erstreckt sich vom Anfang der großen industriellen Krise (1974) bis zum Ende des Pariser Vertrages (2002), welcher die EGKS gegründet hatte.

Dieses Datum, stimmt mit der Gründung von Arcelor überein. Die Arcelor-Gruppe vereint den Großteil der Stahlindustrie von Belgien, Luxemburg, Frankreich, ein Teil der Stahlindustrie der ehemaligen DDR, den Großteil der Stahlindustrie von Spanien und viele Standorte in der Welt. Es war die größte Firmengruppe Europas und der Welt zum Zeitpunkt seiner Gründung. In diesem Teil des « alten Europas » ist nur die deutsche Stahlindustrie um Thyssen nicht in Arcelor integriert. Diese zwei Firmen, Arcelor und Thyssen, veranschaulichen die Veränderungen in der Stahlindustrie in diesen vier Ländern. In 28 Jahren industrieller Restrukturierung waren die Umstellungen bedeutender als in den zwei vorherigen Jahrhunderten. Das Herz der europäischen Stahlindustrie, das mit der großen industriellen Krise hätte verschwinden können, ist zum Zentrum der Globalisierung dieser Industrie geworden. Die europäischen politischen Maßnahmen, die aus dem Pariser Vertrag hervorgehen, haben eine wichtige Rolle für die Rettung der europäischen Stahlindustrie gespielt. Sie haben die Kohäsion des Industrieapparates gewährleistet. Aber sie konnten die nationalen Interessen nicht unterbinden, so dass die Firmen unterschiedliche Entwicklungen nahmen. Der Wettbewerb hat die Zusammenarbeit zwischen der französischen und deutschen Stahlindustrie geprägt. Die Deutschen haben ihren « Champion » Thyssen-Krupp erhalten, und Arcelor, der europäische « Champion » wurde von Mittal übernommen. Es existiert immer noch eine kontinentale Stahlindustrie, aber sie ist nicht mehr europäisch, sondern mit Arcelor-Mittal global.

LA COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE DANS L’ESPACE DU RHIN SUPÉRIEUR DEPUIS LES ANNÉES 90 UNE SOLUTION POUR UNE EUROPE DES CITOYENS ? BIRTE WASSENBERG Dans le domaine de l’Europe des « citoyens », les lacunes de l’intégration européenne apparaissent clairement après l’adoption du Traité de Maastricht, lorsque le peuple danois refuse de le ratifier le 2 juin 1992 et lorsque le peuple français s’exprime dans le référendum du 20 septembre 1992 par un « petit oui » (51% contre 49% des voix) ce qui est inattendu dans le monde politique communautaire1. Pour expliquer le manque d’intérêt que la population réserve pour l’Europe, il est souvent reproché aux administrations communautaires, notamment à la Commission européenne de Bruxelles, d’être trop éloignée de la vie quotidienne des citoyens2. Les régions européennes, et notamment les régions transfrontalières, peuventelles rapprocher l’Europe à sa population ? Autrement dit, est-ce que la coopération transfrontalière peut apporter une solution pour l’Europe des citoyens ? Les responsables au niveau de l’Union européenne semblent être conscients d’une telle possibilité. Monika Wulf-Mathies, commissaire aux affaires régionales, souligne ainsi en 1997 que « les régions frontalières jouent un rôle particulier dans le processus de l’unification européenne, car c’est là qu’est anticipée, sur le plan pratique, l’Europe unie »3. L’apport éventuel de la coopération transfrontalière à une Europe des citoyens sera examiné à partir de l’exemple de l’espace du Rhin supérieur, où des régions allemandes (les Länder de Bade-Wurtemberg et de Rhénanie-Palatinat), suisses (les 5 cantons de la Suisse du Nord-Ouest, à savoir Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Argovie, Jura et Soleure) et françaises (l’Alsace) coopèrent depuis les années 60. Il s’agit d’abord d’évaluer dans quelle mesure l’espace rhénan constitue, depuis les années 90, un exemple pour l’Europe des citoyens, d’examiner ensuite si la coopération transfrontalière franco-germano-suisse contribue à construire cette Europe des citoyens et de voir enfin, où sont les limites de cette contribution.

1. L’espace rhénan comme modèle pour l’Europe des citoyens A partir des années 90, la coopération transfrontalière s’intensifie en Europe. Cette ouverture est, entre autres, une conséquence logique de l’intégration économique au sein de l’UE. Avec la suppression des frontières qui garantit, depuis 1 2 3

Cf. BITSCH, Marie-Thérèse, Histoire de la construction de l’Europe, Bruxelles, 2001, p.253 Cf. WEIDENFELD, Werner/WESSELS, Wolfgang, « Szenenwechsel in Europa », Europa von A-Z, Bonn, 2000, pp.43, 389 WULF-MATHIES, Monika Commissaire Européen pour la politique régionale, interview dans Lace-Magazine, revue semestrielle N°1, hiver 1997/1998, p.24

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l’Acte unique en 1987, une libre circulation des personnes dans l’espace communautaire, la mobilité transfrontalière s’accroît, notamment le long de la frontière franco-allemande4. La région transfrontalière de l’espace rhénan peut-elle donc être considérée comme un laboratoire pour la création d’une « Europe des citoyens », où le projet de l’Union européenne se concrétise de façon visible et particulièrement tangible ? a) Un espace intégré Pour évaluer si la région du Rhin supérieur peut servir comme modèle pour l’Europe des citoyens, il s’agit d’abord de savoir si l’espace rhénan est un espace intégré. Le taux des travailleurs frontaliers ou des personnes qui franchissent la frontière (par exemple, pour effectuer des achats ou pour acquérir une habitation) peut être considéré comme un indicateur de la réalisation de l’Europe des citoyens dans l’espace transfrontalier5. A la fin des années 80, le sociologue suisse Uwe Fichtner prétend, que la région du Rhin supérieur est un espace fortement intégré. Le rapprochement des peuples au sein de l’espace rhénan dépend, selon lui, de la création de réseaux transfrontaliers et d’une « conscience régionale »: « plus les contacts transfrontaliers sont intenses, plus se développera une conscience transfrontalière chez les habitants et les relations transfrontalières atteindront pour eux une importance toute particulière »6. L’étude d’Uwe Fichtner de 1988 vise d’abord à déterminer le niveau de mobilité transfrontalière des habitants de la Regio7 comme un indice de l’existence d’une conscience régionale. Fichtner précise ainsi que la mobilité professionnelle (des frontaliers) débouche souvent sur des migrations transfrontalières de loisirs. Plus les gens sont amenés à traverser la frontière dans le cadre de leur activité professionnelle, plus ils seront tentés de retourner dans le pays voisin durant leur temps libre. L’espace transfrontalier devient alors une zone de contact et d’échanges. Une mentalité typiquement frontalière en résulterait peu à peu et ce terrain serait très favorable au développement d’une conscience régionale transfrontalière8. En effet, Uwe Fichtner constate, à partir de 3000 sondages réalisés auprès des habitants allemands, suisses et français de la Regio, qu’une identification régionale à l’espace du Rhin supérieur existe. « Les habitants de la Regio s’identifient seulement partiellement à des structures nationales politiques, sociétales et économiques. Si la pensée nationale prédomine dans de nombreux domaines, des références régionales entrent en concurrence quand il s’agit de l’identification à un espace »9. Les Alsaciens seraient attachés à leur particularité régionale face à 4 5 6 7 8 9

BECK, Joachim, « L’espace transfrontalier du Rhin supérieur vu par les citoyennes et les citoyens: résultats d’un sondage », rapport du 7è Congrès tripartite sur l’aménagement du territoire, 26.11.1999, p.3 Ibid. FICHNTER, Uwe, « Grenzüberschreitende Verflechtungen und regionales Bewusstsein in der Regio », Schriften der Regio 10, Basel, 1988,, p.155 Espace de coopération franco-germano-suisse au Sud de la région du Rhin supérieur FICHTNER, Uwe, op.cit., pp.27-49 Ibid., p.172

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un Etat centralisateur, les Bâlois s’appuieraient sur l’idée de la « Regio » et les Badois souligneraient leur identité propre face au Land Bade-Wurtemberg10. Pour Uwe Fichtner, l’espace du Rhin supérieur constitue donc un espace intégré où l’Europe des citoyens se réalise : dans presque tous les domaines de l’activité humaine, des relations auraient fini par s’établir et des liens par se tisser entre les trois régions11. A la fin des années 90, une analyse réalisée dans le cadre d’un groupe de travail pour le 7è Congrès tripartite sur l’aménagement du territoire confirme la vision de Fichtner. Pour savoir jusqu’à quel point, et surtout dans quels domaines, les citoyens sont en contact avec les régions situées de l’autre côté de la frontière dans le cadre de leurs activités quotidiennes, 80 études sur les questions de la mobilité transfrontalière des habitants dans l’espace du Rhin supérieur (dans les domaines de l’emploi, de la consommation, du logement, des loisirs, de la culture et de la formation) sont analysées12. L’analyse montre que dans nombreux domaines, tels que le travail, la consommation ou les loisirs, des échanges non négligeables existent13. Ainsi, la mobilité professionnelle transfrontalière représente la principale relation entre les différentes zones du Rhin supérieur. Les études qui traitent ce phénomène révèlent qu’il y a, dans le Rhin supérieur, environ 71 000 travailleurs frontaliers (c’est-à-dire des personnes domiciliées dans un pays et qui travaillent dans un autre) sur 2 158 000 actifs. La plupart d’entre eux sont français et travaillent en Allemagne (30 000 personnes) ou en Suisse (28 0000 personnes)14. La carte ci-après montre les flux des travailleurs frontaliers dans l’espace rhénan en 200615. En matière de consommation, une enquête réalisée par l’Euro-Info-Consommateur en 1998 révèle que 57 % des Alsaciens et 65 % des Badois effectuent des achats dans la région voisine, trois ou quatre fois par mois, ce qui prouve que le franchissement de la frontière n’est plus une exception : se rendre dans le pays voisin pour consommer devient une habitude (même si le consommateur est sélectif, à savoir les Allemands achèteraient surtout des sous-vêtements en France et les Français viendraient en Allemagne pour les produits alimentaires biologiques)16. Ce constat est également valable pour la frontière suisse, malgré les difficultés que représente la non-appartenance de la Confédération Suisse à l’UE. Une étude de 1997 constate une intense mobilité des Suisses en direction du pays de Bade et de l’Alsace : 46% des Suisses qui habitent jusqu’à 15km de la frontière vont régulièrement faire des achats dans les pays limitrophes17.

10 11 12 13 14 15 16 17

Ibid., p.169 ULLMANN, Isabelle, Les relations entre Bâle et Mulhouse à l’heure de la coopération transfrontalière dans la Regio, mémoire de l’IEP Strasbourg, 1994/1995, p.88 Cf. BOHN, Thomas, « Le mode de vie des ménages allemands de la bande rhénane nord en France », Revue de la coopération transfrontalière, N°11 mai/juin 1998, p.26 BECK, Joachim, op.cit., p.4 ECORHS, cadre d’orientation pour le Rhin supérieur : état des lieux, Strasbourg, 1997, brochure de la Conférence du Rhin supérieur, p.139 L’espace du Rhin supérieur, faits et chiffres, brochure de la conférence du Rhin supérieur, 2008. BECK, Joachim, op.cit., p.9 Ibid., cf. Coopération suisse, IVè étude sur le tourisme commercial, 1997, Bâle

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Enfin, les données existantes sur le tourisme de proximité font apparaître des échanges considérables dans le domaine des loisirs. Ainsi, 40% des touristes en Alsace sont allemands. Les touristes suisses sont très présents au Pays de Bade : ils constituent entre 10% et 25% du tourisme18. Par ailleurs, des structures de loisirs, tels que les centres thermaux ou nautiques à Baden-Baden ou Haguenau, les zoos de Bâle et de Karlsruhe et le parc d’attractions Europapark à Rust, dans le Pays de Bade, attirent un grand nombre de visiteurs19. En démontrant une mobilité transfrontalière croissante et l’intensification des échanges entre les habitants frontaliers, ces études montrent que l’espace du Rhin supérieur est un espace où l’Europe des citoyens se réalise au quotidien. Toutefois, l’analyse de ces statistiques ne donne pas d’aperçu sur la qualité des échanges transfrontaliers, ni sur les moyens mis en place par les responsables de la coopération pour favoriser la traversée de la frontière : le citoyen de l’espace rhénan, reçoit-il de l’aide lorsqu’il se rend dans le pays voisin pour lui faciliter les échanges transfrontaliers ?

b) Des instances transfrontalières pour le citoyen En effet, l’espace rhénan constitue également un modèle pour l’Europe grâce à l’implantation d’instances d’information et de conseil au service des citoyens. Entre 1991 et 1995, les gouvernements nationaux, les collectivités territoriales et les chambres consulaires de la région du Rhin supérieur mettent en place, avec le soutien financier de d’INTERREG, quatre instances d’information et de conseil pour les citoyens, appelées INFOBEST20. Au Nord de l’espace, le premier INFOBEST « PAMINA » est inauguré le 10 janvier 1991. Il s’occupe de la zone de coopération entre le Palatinat du Sud, la région de Karlsruhe et le Département du Bas-Rhin. Au Sud, l’INFOBEST Palmrain est créé le 1er juillet 1993 à Huningue 18 19 20

ECORHS, op.cit., p. 216 BECK, Joachim, op.cit., p.12,13 SCHWEICKER, Stephanie, Das Oberrheingebiet, Fortschreitende Integration einer europäischen Grenzregion, Magisterarbeit, Universität Tübingen, 1998,, pp. 99, 100

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et couvre la zone franco-germano-suisse autour de Bâle. L’INFOBEST Vogelgrun/Breisach s’y ajoute le 10 juin 1996 pour la zone autour de Freiburg et Colmar. Enfin, la zone autour de Strasbourg et Kehl est couverte par l’INFOBEST de Kehl, mis en place le 6 novembre 199321. Les INFOBEST sont de véritables instances transfrontalières, installées à proximité de la frontière, pour la plupart dans les anciens bureaux de douane n’ayant plus d’utilité après l’ouverture des frontières économiques. Ils fonctionnent avec au moins un chargé de mission par pays, qui est détaché de sa collectivité territoriale22. L’objectif principal des INFOBEST est d’être au service du citoyen de l’espace rhénan pour faciliter la vie quotidienne23. A Kehl-Strasbourg, par exemple l’instance souligne dès l’ouverture qu’il « s’agira de réaliser un travail sur le terrain, proche du citoyen »24. Par là, ces instances servent également d’instruments à l’intégration transfrontalière. Dans la Regio au Sud, l’INFOBEST Palmrain souhaite ainsi œuvrer pour un « renforcement de l’esprit Regio dans la région des trois frontières au Sud du Rhin supérieur »25. L’INFOBEST veut donc « devenir le centre de gravité de l’interpénétration transfrontalière pour soutenir l’identité régionale et la conscience européenne »26. Les missions des INFOBEST sont triples : la diffusion d’informations, le conseil et le suivi de projets transfrontaliers27. C’est la mission d’information, qui concerne en premier lieu le citoyen. L’analyse de l’évolution des demandes (environ 2500 par an et par INFOBEST) montre que la majorité des demandes sont effectuées par des personnes privées et concernent principalement le thème du travail frontalier28. Or, concrètement, la mission d’information se traduit également par l’organisation de séminaires thématiques où « il est surtout question de faire se rencontrer des personnes qui, dans le futur, feront tomber les barrières par une étroite collaboration »29. De plus, des permanences avec des organismes spécialisés sont organisées sur des thématiques qui peuvent poser problème pour la mobilité transfrontalière, par exemple, sur le régime de retraite et de maladie des frontaliers (avec les caisses de retraite), sur les conditions d’accès aux marchés des pays voisins pour les artisans (avec les chambres de métiers), sur les conditions de travail pour les salariés (avec les syndicats), etc.30. Enfin, les INFOBEST conseillent également des associations, des fédérations sportives, culturelles et d’autres regroupements de citoyens, lorsqu’ils souhaitent obtenir une aide de 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30

Ibid. LEAUTIER, Anne, Bilan de fonctionnement des INFOBEST, mémoire de DESS, IEP Strasbourg, 1994/1995, p.5 SAALBACH, Jörg, « Die PAMINA Kooperation : der politische, organisatorische und finanzielle Rahmen », dans GEIGER, Michael, PAMINA, europäische Region mit Zukunft, Speyer, 2001, p.115 LEAUTIER, Anne, op.cit., p.5 : communiqué de presse d’ouverture de l’instance du 6.11.1993, cf. Archives du Département du Bas-Rhin (ADBR), 1585W4, projet d’instance d’information et de conseil Strasbourg/Kehl Ibid., p.4 : communiqué de presse d’ouverture de l’instance du 1.7.1993, cf. ADBR, 1585W7, projet d’instance d’information et de conseil Huningue Ibid. KOENIG, Nicolas, « Quel avenir pour les INFOBEST », Revue de la coopération transfrontalière, N°13, septembre/octobre 1998, p.3 LEAUTIER, Anne, op.cit., p.7 Ibid., rapport de la troisième session du comité directeur du 17 mai 1995 Ibid., p.8

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l’Union européenne pour la réalisation d’une action ou coopérer avec un partenaire transfrontalier31. Au cours des années 90, les INFOBEST sont de plus en plus amenés à collaborer. Ils se réunissent régulièrement afin d’échanger leur expérience et organisent des séminaires en commun sur des aspects spécifiques de leurs missions, par exemple, les questions juridiques de droit national comparé auxquelles ils sont confrontés32. Les INFOBEST commencent ainsi à constituer un véritable réseau, ce qui leur permet également d’agir comme observatoire de l’impact du droit et des politiques communautaires. Etant souvent l’interface entre les particuliers et les administrations nationales et étrangères, ce réseau des INFOBEST devient pratiquement « un complément, au niveau local, des médiateurs nationaux et du médiateur européen »33. Après la mise en place des INFOBEST, il apparaît très vite que ce réseau d’information et de conseil ne suffit pas, à lui seul, à répondre à tous les problèmes engendrés par l’ouverture des frontières. Le citoyen est également consommateur et en cette qualité, il a besoin d’informations plus spécifiques qui dépassent le champ de compétences des INFOBEST. Les problèmes que le consommateur rencontre lorsqu’il effectue ses achats de l’autre coté de la frontière exigent une réponse juridique très spécialisée. Par conséquent, pour compléter le dispositif des INFOBEST, en 1993, l’Euro-Info-Consommateur mis en place à Kehl, à l’initiative de deux organismes de défense des consommateurs, la Chambre de consommation d’Alsace de Strasbourg, et la Verbraucherzentrale du Bade-Wurtemberg de Stuttgart34. Il s’agit une agence franco-allemande d’information, de conseil et de défense des consommateurs. Ainsi, l’Euro-Info-Consommateur informe sur la réglementation européenne en matière de consommation et sur les nouvelles possibilités offertes par le marché européen. Il dispose d’une infothèque constituée de brochures, publiées en allemand et en français, sur toutes les questions d’ordre pratique que le consommateur se pose avant d’acheter à l’étranger. L’agence traite aussi les plaintes des consommateurs transfrontaliers et propose des consultations juridiques35. En cas de litiges entre un consommateur et un professionnel du pays voisin, l’Euro-Info-Consommateur intervient, le plus souvent par écrit, en faisant valoir les points de droit dans la langue du professionnel, pour tenter un règlement du litige à l’amiable. Cette nouvelle instance s’affirme également en tant qu’observatoire et relais des citoyens-consommateurs auprès des instances européennes et nationales36. Avec la création des INFOBEST et de l’Euro-Info-Consommateur, l’espace rhénan est la première région transfrontalière qui crée un véritable réseau au service du citoyen. Il s’agit là d’une réponse des partenaires transfrontaliers à la réa31 32 33 34 35 36

Ibid., p.10 HERMANN, Patrice/ANDLER, Christian, « Le réseau des INFOBEST », Revue de la coopération transfrontalière, N°4, décembre 1996, p.50 Ibid. MERIGEAU, Martine, « Un exemple d’agence frontalière d’information et de conseils : EuroInfo-Consommateur Kehl/Strasbourg », dans Revue de la coopération transfrontalière, N°1 mars 1996, p.38 MERIGEAU, Martine, directrice de l’Euro-Info-Consommateurs de Kehl, dans « L’Europe du citoyen dans l’espace du Rhin supérieur », compte-rendu du colloque à Bruxelles du 30.6.1.7.1998, Région Alsace, Strasbourg, 1998, p.33 Ibid.

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lisation du marché unique européen pour tenir compte des répercussions directes que l’ouverture des frontières a sur la vie quotidienne des citoyens. Or, pour que l’Europe des citoyens puisse devenir une réalité dans l’espace du Rhin supérieur, la coopération transfrontalière elle-même doit être proche du citoyen.

2. La coopération transfrontalière dans l’espace rhénan comme facteur d’intégration pour les citoyens Au cours des années 90, la coopération franco-germano-suisse connaît un rapprochement aux habitants, d’une part, par la décentralisation de structures de coopération, et, d’autre part, par une série d’actions transfrontalières pour placer le citoyen au cœur des préoccupations. a) Une coopération transfrontalière proche au citoyen La décentralisation de la coopération s’effectue par création de réseaux locaux dans trois sous-espaces de la région du Rhin supérieur : PAMINA (PalatinatMittlerer Oberrhein- Nord Alsace) au Nord, Centre (la région autour de Strasbourg et Kehl) et la Regio au Sud. A partir de 1991, dans le Nord de l’espace du Rhin supérieur, le réseau local PAMINA se développe après le lancement du programme INTERREG et commence à s’institutionnaliser en 199437. Comme les différents groupes de travail et instances sont tous gérés à partir du bureau de l’INFOBEST à Lauterbourg, ce dernier élargit progressivement ses activités et accroît ses ressources financières et en personnel. Contrairement aux autres INFOBEST, l’instance PAMINA devient le centre de gestion pour tout l’espace PAMINA. Il s’occupe à la fois de la coordination du réseau politique, de la gestion du programme INTERREG et du conseil et de l’information aux citoyens38. Entre 1994 et 1997, une dynamique de réseau se développe grâce à cette centralisation des différentes activités à Lauterbourg, coordonnées à partir du bureau PAMINA39. L’interaction entre les différents volets du réseau (INTERREG, coopération politique et activités de conseil) augmente encore en 1995 avec le lancement du programme INTERREG II qui conduit à la mobilisation de multiples acteurs et à la multiplication des activités, dont un grand nombre est lancé ou coordonné par le bureau de Lauterbourg40. En 1999, l’espace PAMINA consolide son réseau de proximité en lui dotant d’une véritable structure juridique, calquée sur les instruments mis à disposition par l’accord de Karlsruhe de 1996, à savoir le groupement local de coopération transfrontalière (GLCT)41.

37 38 39 40 41

BECK, Joachim, Netzwerke in der transnationalen Regionalpolitik, Rahmenbedingungen, Funktionsweise, Folgen, Baden-Baden, 1997, p.231 Ibid. Ibid., p.279 SAALBACH, Jörg, op.cit., p.113 Cf. SCHWEICKER, Stéphanie, op.cit., p.140, pour une explication détaillée des outils juridiques mis à disposition par l’accord de Karlsruhe cf. HALMES Gregor, « Rechtsgrundlage für den regionalen Integrationsprozess in Europa, das neue Karlsruher Abkommen und die

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Au Sud, l’espace transfrontalier crée également une instance de coordination, le Conseil de la Regio TriRhena, dont le but est de renforcer les réseaux établis entre les trois associations Regio (Regio Basiliensis, Regio Freiburg et Regio du Haut-Rhin) et d’intégrer le niveau communal dans ces réseaux42. Le Conseil de la Regio TriRhena est constitué le 19 octobre 1994 à l’INFOBEST Palmrain, par une déclaration commune des trois associations Regio, des villes et des communes appartenant à l’espace au Sud du Rhin supérieur43. La déclaration souligne que « le Conseil de la Regio a la vocation d’organiser et de développer des relations de proximité au profit des partenaires qui en expriment le besoin »44. Cet objectif est intégré par la suite dans le préambule des statuts de la Regio TriRhena, adopté en septembre 1995 : à part la complémentarité et la convergence des énergies y figure la prise en compte des préoccupations des citoyens45. Le 27 janvier 1995, la nouvelle association tient sa réunion constitutive à l’Euro-airport de Bâle/Mulhouse, sous la présidence de André Klein, directeur de l’ADIRA et président de la Regio du Haut-Rhin46. Dix ans plus tard, le 15 novembre 2005, les responsables de la Regio TriRhena décident d’intensifier leur réseau en insérant les différents partenaires (l’agglomération trinationale de Bâle, Infobest Palmrain, le Conseil de la Regio TriRhéna) dans un Eurodistrict à créer dans le cadre d’un projet INTERREG47. Enfin, une troisième communauté de travail sur le territoire situé au centre de l’espace du Rhin supérieur est créée, à Strasbourg, le 21 août 199848. La réunion constitutive a lieu le 10 juin 1999 au Département du Bas-Rhin, sous la présidence de Philippe Richert, président du Conseil général du Bas-Rhin49. L’objectif principal de la Communauté de travail CENTRE est de créer les conditions nécessaires au développement d’initiatives locales et de projets communs : « il est prévu d’intensifier la coopération transfrontalière et de promouvoir, grâce à une concertation commune et une coordination en amont de la planification et des actions, un développement cohérent de l’espace CENTRE du Rhin supérieur »50. Les projets lancés en 2000 sont en effet proche du citoyen : il s’agit, par exemple, du projet de « jardin des deux rives » entre Strasbourg et Kehl, d’une étude sur les écoles bilingues maternelles et les possibilités d’échanges ou la proposition de l’organisation d’une fête des jumelages à l’occasion du 8è Congrès tripartite51. Lors du 40ème anniversaire du Traité de l’Elysée le 22 janvier 2003, le chancelier

42 43 44 45 46 47 48 49 50 51

Weiterentwicklung des Rechts der grenzübergreifenden Zusammenarbeit », Deutsche öffentliche Verwaltung, 1996, p.933 Archives de la Regio du Haut-Rhin, rapport d’activité de la Regio du Haut-Rhin ,1992/1993 Archives de la Regio Basiliensis (ARB), Regio TriRhena, modèle de développement, brochure, Bâle, 1998, p.3 : déclaration TriRhena, cf. ZOLLER SCHEPERS, Regula, Grenzüberschreitende Zusammenarbeit am Oberrhein, Dissertation, Bamberg, 1998, p. 64 ARB, la déclaration Regio TriRhena, op.cit., p.6 Ibid., statuts de la Regio TriRhena Ibid.« Regio Basiliensis, Jahresbericht 1995 », Regioinfom 1/96, p.20, extraits du compte-rendu de la 1ère réunion de la RegioTriRhena du 27.1.1995 www.regbas.ch consulté le 13.3.2006 sur l’« Eurodistrict de Bâle » www.conférence-rhin-sup.org, « La Communauté de travail CENTRE : un maillon manquant au niveau du Rhin supérieur », Bulletin n°6, Conférence du Rhin supérieur, octobre 1999, consulté le 10.6.2003 La Communauté de travail CENTRE, brochure, Landratsamt Ortenaukreis, Offenbourg, 2001, extraits du compte-rendu de la réunion constituante du 10.6.1999 Ibid. Ibid., extraits des compte-rendus des réunions du 15.11.1999 et du 6.10.2000

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Gerhard Schröder et le Président de la République Jaques Chirac lancent un processus politique qui permettra d’insérer la communauté de travail Centre dans un Eurodistrict, dont les partenaires locaux signent la convention le 17 octobre 200552. La création des trois communautés de travail permet aux acteurs de la coopération transfrontalière de tenir compte des besoins locaux de la population et elle facilite également la participation des acteurs locaux (politiques et associatifs) à la coopération. Mise à part l’effort de décentraliser les structures de coopération, les responsables transfrontaliers s’appliquent également à développer l’Europe des citoyens par de nombreux projets transfrontaliers proche aux citoyens. Ces projets se réalisent surtout dans le cadre du programme communautaire INTERREG. b) Des projets INTERREG pour la réalisation de l’Europe des citoyens Au cours années 1990, de nombreux projets INTERREG voient le jour qui visent à intégrer le citoyen dans la coopération transfrontalière et à rendre le concept de « l’Europe des citoyens » tangible dans la réalité transfrontalière. D’abord, le développement des programmes INTERREG dans l’espace du Rhin supérieur est en lui-même un succès pour la réalisation de l’Europe des citoyens. Les deux programmes INTERREG I et II, PAMINA et Centre-Sud, du fait du nombre important de projets réalisés (65 projets pour un montant de 30 millions d’Ecus dans INTERREG I53 et plus de 250 projets pour un montant de 35,5 millions d’Euros dans INTEREG II54), ont des retombées positives sur la coopération transfrontalière de proximité. En effet, les habitants de l’espace profitent du programme : développement de pistes cyclables et de chemins de randonnées, d’infrastructures de tourisme, les liaisons et l’offre des transports régionaux sont améliorées, et au niveau de l’enseignement, de nombreux programmes transfrontaliers de formation sont mis en place55. Mais le succès d’INTERREG ne se mesure pas seulement au nombre de projets réalisés. En effet, INTERREG conduit à un approfondissement et un élargissement des relations transfrontalières, lors de la préparation et de la mise en œuvre des projets communs56. Le programme INTERREG est donc un « stimulant » à l’intégration entre acteurs transfrontaliers. Il permet de jeter des bases essentielles dans la connaissance des systèmes politico-administratifs, des problèmes et préoccupations des pays voisins57. Enfin, pour le programme INTERREG III, qui est publié par la Commission européenne le 28 avril 200058, dès le départ, un objectif de proximité vis-à-vis des

52 53 54 55 56 57 58

www.diplomatie.gouv.fr , consulté le 13.03.2006 sur « eurodistrict Strasbourg-Ortenau » Cf. programme INTERREG I PAMINA, rapport d’évaluation, bureau PAMINA ,Lauterbourg, 1997, Archives de la Région Alsace (ARA) 1949WR16, programme INTERREG I, Centre-Sud, rapport d’évaluation, juin 1997 ARA 1949WR47, Rapport final INTERREGII Centre-Sud, juin 2000, p.7, rapport final INTERREGII-PAMINA, 2000 AUBIER, Armelle, Analyse des Programmes opérationnels INTERREG dans les régions frontalières françaises : la coopération transfrontalière : une réalité en devenir ?, Strasbourg, 1996-1997, pp.6263. Ibid., SCHWEICKER, Stefanie, op.cit., p.46 AUBIER, Armelle, op.cit., pp. 62-63. Commission européenne, communication INTERREG III

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citoyens est prononcé et par les responsables européens et par les partenaires transfrontaliers de l’espace rhénan. Ainsi, avant même la parution de la communication d’INTERREG III, la Commission européenne invite toutes les régions frontalières à un séminaire de lancement du programme, qui se tient le 29 novembre 1999 à Bruxelles et lors duquel les responsables de la Commission soulignent que les lignes directrices du futur programme doivent être centrées davantage sur des projets proches des citoyens. L’Union européenne souhaite « soutenir des actions de proximité favorisant le rapprochement des populations frontalières »59. Pour confirmer cette orientation, la Regio Basiliensis prend l’initiative d’organiser, les 28 et 29 juin 2000, à Bâle, un colloque dénommé « Rendez-vous des régions frontalières européennes » et qui porte le sous-titre « INTERREG – perspectives pour une coopération approfondie dans l’Europe du 21è siècle »60. En conclusion du colloque, sous la présidence de Hans-Martin Tschudi, conseiller d’Etat de Bâle-Ville, les organisateurs adoptent une déclaration. Celle-ci s’engage à ce que les possibilités de coopération offertes dans le cadre d’INTERREG III « puissent être utilisées à plus grande échelle, selon le principe de subsidiarité et pour le bien des citoyens »61. Lors de la réalisation du programme INTERREG III entre 2000 et 2006, les responsables de la coopération de l’espace du Rhin supérieur restent fidèles à cette orientation. Dès 2002, un programme-cadre est introduit dans les deux programmes INTERREG Centre-Sud et PAMINA pour favoriser la réalisation de petits projets par et pour les citoyens de l’espace transfrontalier62. Ce programme, dont l’idée émane du 8è Congrès tripartite et qui est dénommé « les rencontres du Rhin supérieur », permet à des acteurs de proximité (des associations, des fédérations culturelles et sportives ou de petits regroupements de personnes) de réaliser des petits projets transfrontaliers dans un délais relativement rapide (un Comité tripartite reçoit les dossiers et prend les décisions tous les deux mois)63. Il s’agit d’un dispositif original, qui contribue considérablement à la création de l’Europe des citoyens parce qu’il favorise la réalisation de petits projets où les procédures administratives sont allégées par rapport un projet INTERREG habituel. c) Des actions transfrontalières pour le citoyen dans le cadre des Congrès tripartites A côté des projets INTERREG, un certain nombre d’initiatives sont prises par les responsables de la coopération de l’espace du Rhin supérieur dans le cadre des Congrès tripartites pour améliorer la vie quotidienne des citoyens. Les Congrès sont des rencontres réguliers entre les acteurs de la coopération transfrontalière de l’espace rhénan, qui existent depuis 1988 et qui sont organisés, 59 60 61 62 63

www.interreg-dfch.org, consulté le 3.7.2003, compte-rendu du séminaire de lancement d’INTERREG à Bruxelles du 29.11.1999 JAKOB, Eric, « Rendez-vous 2000 der europäischen Grenzregionen », Schriften der Regio 18, Basel/Frankfurt am Main, 2001, p.29 Ibid., pp. 38/39 8è Congrès tripartite, Projets et manifestations régionales, rapport final, Région Alsace, octobre 2002 Ibid.

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à tour de rôle par les partenaires suisses, allemands et français. Leur but est d’associer le plus grand nombre d’acteurs autour d’un thème spécifique de la coopération pour lancer des projets communs. Au début des années 90, les Congrès se concentrent d’abord sur des thématiques plutôt techniques (l’environnement en 1991 et l’économie en 199264), mais en 1995, le 5è Congrès tripartite est organisé par la Région Alsace sur un thème qui touche directement la population, à savoir la jeunesse65. En effet, ce Congrès amorce le lancement d’actions transfrontalières à destination des jeunes: par le biais d’une participation directe des jeunes (âgés entre 15 et 25 ans) au Congrès tripartite, avec pour conséquence la création de séminaires de jeunes transfrontaliers, des Forums Juniors, qui sont désormais organisés annuellement par les responsables de la coopération66. Puis, les projets « jeunesse » proposés lors du 5è Congrès tripartite sont suivis de près dans les différentes instances de coopération dans le but de se diriger progressivement vers des actions concrètes en faveur des citoyens67. Lors du 7è Congrès tripartite sur l’aménagement du territoire en 1999, l’idée d’associer le citoyen à la coopération transfrontalière se précise davantage. Un groupe de travail, présidé par la Région Alsace, se consacre au thème « aménagement du territoire pour les citoyens et au niveau local »68. En examinant la mobilité transfrontalière, il essaie d’obtenir une image claire de l’orientation transfrontalière des citoyens pour pouvoir ensuite les motiver à devenir de véritables acteurs de la coopération. Gérard Traband, conseiller régional et président du groupe de travail souhaite « solliciter le citoyen dans l’espace du Rhin supérieur, en l’incitant à faire part de ses difficultés et en l’encourageant à soumettre des propositions de projets, pouvant servir de base pour de nouvelles réalisations communes »69. Le groupe de travail du 7è Congrès prend surtout l’initiative de lancer un concours d’idées auprès du grand public et auprès des jeunes70. Cet appel à contributions vise à recueillir un maximum de propositions de réalisations concrètes susceptibles d’améliorer la vie quotidienne du « frontalier ». L’idée est de constituer, à terme, un catalogue de projets potentiels pour les programmes européens INTERREG71. Environ 200 contributions permettent de faire ressortir les préoccupations quotidiennes des habitants de l’espace du Rhin supérieur et d’ébaucher des pistes d’interventions possibles pour les collectivités des trois pays. Pour améliorer la situation, les habitants proposent surtout deux types d’actions : des projets susceptibles d’augmenter leur qualité de vie et d’apporter 64

65 66 67 68 69 70 71

Cf. Rapport finaux des Congrès sur l’environnement et l’économie : 4. Dreiländer-Kongress «Wirtschaftsraum Oberrhein - ein Modell in Europa», Karlsruhe, 3./4. Dezember 1992, BOEHRINGER, Ursula & Veronique, « 3. Dreiländerkongress « Umwelt-Oberrhein Ein Bericht », Schriften der Regio 12, Basel 1991 Cf. Rapport final du Congrès tripartite « Jeunesse-Formation-Emploi », Strasbourg, 9/10.11.1995 EISENHAMMER, Dietmar, Un parlement des jeunes du Rhin supérieur, vision ou réalité ?, Staatskanzlei Rheinland-Pfalz, août 1996, p.46 Cf. Quels projets transfrontaliers pour la jeunesse ? , étude, Région Alsace, Strasbourg, janvier 2001 Ibid., ARA 1916WR5, rapport du groupe de travail « L’aménagement du territoire pour les citoyens et au niveau local » du 7è Congrès tripartite Ibid., p.6 Ibid., p.43 Ibid., p.13

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des solutions concrètes à leurs problèmes (déplacements des frontaliers, tarification téléphonique unique) et des mesures en vue d’un rapprochement des citoyens (stages linguistiques, offres de loisirs)72. Les jeunes sont associés par un concours de dessin réalisé dans les écoles primaires et secondaires, dont un des premiers prix est illustré ci-après. Concours de dessin «Vivre ensemble »73 En conclusion de ses travaux, le groupe de travail du 7è Congrès tripartite propose quatre projetsphares visant à soutenir le développement de rencontres entre citoyens par-delà les frontières et à contribuer au renforcement de l’identité commune de la population de Rhin supérieur74. Un « prix du citoyen du Rhin supérieur » sera remis annuellement à des initiatives particulièrement innovantes émanant de la société civile. Une campagne de marketing « Euro-Regio » est proposée pour présenter et expliquer les effets positifs de l’euro dans la vie quotidienne de l’espace transfrontalier. Une bourse aux associations du Rhin supérieur est envisagée une fois par an pour servir de plate-forme d’échanges spécifiques entre les associations. Enfin, il est prévu, dans le cadre de forums régionaux « les citoyens et l’aménagement du territoire », de présenter les projets envisagés et de collecter d’autres propositions75. Les travaux du 7è Congrès tripartite font clairement apparaître la nécessité d’associer les citoyens de l’espace du Rhin supérieur à la dynamique de coopération. C’est une des raisons pour lesquelles, à la clôture du Congrès, Adrien Zeller propose pour thème du 8è Congrès tripartite en Alsace « être citoyen dans l’espace du Rhin supérieur » : « il est temps de franchir une nouvelle étape dans l’organisation et la préparation des manifestations transfrontalières. (...) Cette nouvelle façon de procéder permettra de réduire le déficit démocratique en accordant une place plus grande aux droits des citoyens »76. Le 8è Congrès tripartite de 2002 s’adresse donc directement aux citoyens dans l’espace du Rhin supérieur en tant que partenaires actifs de la coopération transfrontalière77. L’objectif est de faire connaître la réalité de la coopération (projets, acteurs, etc.) au grand public et doter le Congrès d’une dimension plus locale, notamment en faisant participer les réseaux de coopération existants dans les 72 73 74 75 76 77

BECK, Joachim, « L’espace transfrontalier du Rhin supérieur vu par les citoyennes et les citoyens », op.cit., p.45 Vivre ensemble, niveau secondaire, la Realschule de Bad-Bergzabern (Rheinland-Pfalz). Ibid., p.47 ARA, 1916WR5, rapport du groupe de travail « L’aménagement du territoire pour les citoyens et au niveau local », op.cit. Ibid., 1916 WR6, déclaration d’Adrien Zeller, président de la Région Alsace, lors du 7è Congrès tripartite, Neustadt, 26.11.1999 (discours non-publié) Cf. 8è Congrès tripartite, Projets et manifestations régionales, 2002, op.cit., p.3

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sous-espaces transfrontaliers (les Regio, PAMINA)78. Trois types d’opérations sont mis en œuvre dans le cadre du 8è Congrès tripartite. Un premier volet concerne la réalisation de projets améliorant la vie quotidienne transfrontalière pour laquelle la Région Alsace et ses partenaires décident de mettre à disposition une enveloppe pour financer des projets transfrontaliers de proximité79. Deuxièmement, les activités du Congrès sont décentralisées. Entre 2000 et 2002, les sousespaces du Rhin supérieur (comme PAMINA ou la Regio) organisent des « manifestations régionales » sur un sujet d’intérêt local. Le 8è Congrès clôt cet ensemble d’opérations (appel à projets et « manifestations régionales ») et en tire le bilan80. Enfin, la communication constitue un troisième volet du Congrès. Pour faire connaître la coopération aux habitants de l’espace rhénan, un budget de communication important (1 milliard d’euros) est réservé qui dépasse largement celui de tous les Congrès précédents81. Des logos et dessins spécifiques sont conçus par l’artiste alsacien Tomi Ungerer pour attirer l’attention du citoyen sur le sujet.

La pyramide de la coopération82 Après 2002, les responsables de la coopération se rendent compte, que la nécessité de communication et le besoin de proximité vont de pair avec le défi de réaliser une Europe proche du citoyen. C’est pourquoi, le 9è Congrès tripartite est organisé le 16 septembre 2004 par la Regio Basiliensis sur le thème des médias : « les médias du Rhin supérieur et la communication transfrontalière constituent des composantes importantes de la vie quotidienne et professionnelle des citoyens », souligne Hans-Martin Tschudi, Regierungsrat de Bâle et porte-parole des cantons suisses lors du Congrès, en ajoutant « que la création d’un réseau des différents médias dans l’espace rhénan contribue à l’intégration et au développement d’une conscience régionale collective dans la région du Rhin supérieur »83. Une liste de 122 projets est adoptée lors du Congrès pour concrétiser l’apport à la réalisation de l’Europe des citoyens par le biais des médias84. 78 79 80 81 82 83 84

ARA, 1949 WR49, nouveau concept pour le 8è Congrès tripartite, Région Alsace, 10/11.10.2002, Strasbourg. Ibid.: ce dispositif est ensuite inséré dans un programme-cadre INTERREG II/III pour financer les petits projets d’associations, cf. point ci-dessus sur les projets INTERREG. 8è Congrès tripartite, Projets et manifestations régionales, op.cit., p.15. Ibid. La pyramide de la coopération transfrontalière, Tomi UNGERER, brochure d’information du 8è Congrès tripartite « vivre ensemble dans l’espace du Rhin supérieur », Région Alsace, 2001, couverture. www.regbas.ch, consulté le 13.3.2006, déclaration de Hans-Martin Tschudi lors du 9è Congrès tripartite le 16.9.2004. Ibid., déclaration finale du Congrès.

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Si les activités transfrontalières dans l’espace rhénan depuis les années 90 s’orientent vers le citoyen, il y a toutefois des limites à ce qu’une région transfrontalière peut apporter à la création d’une Europe des citoyens.

3. Les limites de la création d’une Europe des citoyens dans l’espace rhénan La mobilité transfrontalière ne s’effectue pas sans obstacles, même si les habitants traversent la frontière plus facilement, en raison de la proximité géographique85. Un rapport du Parlement européen du 6 mai 1999 sur la situation des travailleurs frontaliers dans l’Union européenne précise en effet que « les régions frontalières et les problèmes auxquels sont confrontées les personnes qui habitent et travaillent dans ces régions sont (…) un baromètre de l’intégration européenne »86. La solution à ces problèmes ne peut pas toujours être apportée par les acteurs politiques des régions transfrontalières, car la coopération transfrontalière comme remède pour la création d’une Europe des citoyens a des limites. Ces limites sont à la fois de nature technique et politique, parce que, d’une part, les responsables transfrontaliers ne peuvent pas combler toutes les lacunes de l’intégration européenne et, d’autre part, la situation politique de l’espace transfrontalier ne s’y prête pas. a) Les limites techniques Les limites techniques que la coopération transfrontalière rencontre dans la réalisation d’un espace commun, proche au citoyen, sont d’abord révélées par un colloque que la Région Alsace (par le biais de son bureau pour la coopération interrégionale LACE87) organise en coopération avec l’Association des Régions Frontalières (ARFE), du 30 juin au 1er juillet 1998, à Bruxelles, sur le thème « L’Europe du citoyen dans l’espace du Rhin supérieur »88. L’initiative est lancée sur proposition du représentant du Land de BadeWurtemberg à Bruxelles, Wolfgang Diez. Ce-dernier se rend compte du décalage entre les institutions communautaires, notamment la Commission européenne, et la réalité vécue dans les régions transfrontalières. Wolfgang Diez saisit le bureau LACE de Strasbourg pour exposer aux instances communautaires les difficultés que rencontre la région du Rhin supérieur dans la réalisation de l’Europe des citoyens au quotidien. Concrètement, il s’agit de présenter le travail du réseau des INFOBEST, de l’Euro-Info-Consommateur et de l’Euro-Institut89. L’idée est de permettre aux fonctionnaires de la Commission européenne et aux parlementaires européens invités de prendre connaissance de ces difficultés. Dans un premier temps, chacune des instances transfrontalières d’information 85 86 87 88 89

BECK, Joachim, « L’espace transfrontalier du Rhin supérieur vu par les citoyennes et les citoyens », op.cit., p.4 Parlement européen, Rapport sur la situation des travailleurs frontaliers du 6.5.1999 LACE signifie Linklage Assistance for european border regions Compte-rendu du colloque « L’Europe du citoyen dans l’espace du Rhin supérieur » du 30.6.1.7.1998, à Bruxelles, op.cit. Ibid., p.5

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relate son expérience. Ensuite, sont exposés des cas où les citoyens de l’espace du Rhin supérieur se sont heurtés à la non-harmonisation des réglementations nationales ou aux lacunes du droit communautaire appliqué sur le terrain90. Joachim Beck, chargé de mission à l’INFOBEST Kehl-Strasbourg présente plusieurs cas qui illustrent bien les difficultés de l’Europe des citoyens au quotidien. Il cite l’exemple de « M. Martin », frontalier français subvenant seul aux besoins de sa famille, qui est atteint d’une maladie de longue durée : « à sa grande surprise, il constate que la caisse de maladie allemande déduit les impôts de ses indemnités de maladie. Il se demande si cela est possible, puisqu’en qualité de frontalier, il paye ses impôts en France. Qui est compétent dans son cas ? »91. Ou celui de « M. Müller », employé allemand, détaché dans une filiale alsacienne pour une durée de deux ans : « quel pays, la France ou l’Allemagne, lui versera les allocations familiales pour ses deux enfants ? »92. Ces cas concrets montrent que le franchissement de la frontière pour travailler ou pour s’installer dans le pays voisin ne se passe pas sans difficulté et que l’ouverture des frontières à elle seule ne suffit pas à résoudre les problèmes des personnes confrontées à deux administrations et à deux législations nationales différentes. Martine Mérigeau, directrice de l’Euro-Info-Consommateur souligne, dans son intervention, tous les problèmes des consommateurs transfrontaliers, par exemple en matière de crédits, où l’instance constate un manque d’information et de transparence93. Elle insiste par ailleurs sur les difficultés de l’action collective transfrontalière dans le domaine de la consommation : « actuellement, il est impossible pour une association de consommateurs d’exercer une action collective devant une juridiction étrangère en représentation des intérêts des consommateurs lésés par des professionnels étrangers », constate-t-elle94. Sa contribution montre clairement les lacunes d’une Europe sans frontières pour le consommateur européen. Un an plus tard, en 1999, les travaux du 7è Congrès tripartite, notamment un sondage qui est réalisé auprès de 3000 habitants de la région du Rhin supérieur, confirment l’existence de ces obstacles techniques à la réalisation de l’Europe des citoyens95. L’analyse du sondage révèle surtout les difficultés que les habitants de l’espace rhénan rencontrent lorsqu’ils traversent la frontière. La formulation de ces difficultés est très concrète. Elle révèle, par exemple, la non-correspondance des horaires des trains aux points de rupture des réseaux ferroviaires nationaux et régionaux, la tarification téléphonique internationale entre deux communes qui se jouxtent ou les difficultés de paiement par carte bancaire dans le pays voisin. Trois catégories de la population sont particulièrement concernées par ces difficultés: les travailleurs frontaliers, les consommateurs frontaliers (des per-

90 91 92 93 94 95

Ibid., pp.28-48 Ibid., BECK, Joachim « Le réseau des bureaux d’information pour le citoyen », p.29 Ibid. Ibid., MERIGEAU, Martine, « Euro-Info-Consommateur Strasbourg-Kehl », p.39 Ibid., p.43 ARA 1916WR5, rapport du groupe de travail, « L’aménagement du territoire pour les citoyens et au niveau local », op.cit., p.13

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sonnes effectuant des achats dans le pays voisin) et les résidents frontaliers (des personnes domiciliées dans le pays voisin)96. Si les partenaires transfrontaliers sont sensibles aux différents problèmes que pose la libre circulation des personnes, dans de nombreux cas, ils ne peuvent pas apporter des améliorations. D’une part, les domaines sont soumis aux législations nationales divergentes, comme, par exemple, les réseaux ferroviaires, les télécommunications, l’Etat civil, etc. D’autre part, les remèdes à la mobilité transfrontalière sont souvent coûteux à mettre en place, comme, par exemple, la mise à disposition de nouvelles offres de transports (routes, rails, ponts) et dépassent les possibilités budgétaires des partenaires transfrontaliers. b) Les limites politiques : les « pièges du transfrontalier » Les limites à la réalisation d’une Europe des citoyens dans l’espace rhénan ne sont pas toujours d’origine technique, mais dépendent également des données politiques particulières de cette région transfrontalière. D’abord, la situation frontalière franco-germano-suisse est aggravée par le fait que la Suisse n’est pas membre de l’UE. De surcroît, le peuple suisse lors d’un référendum du 6 décembre 1992 de participer à l’Espace économique européen (EEE). Ce rejet est un grand choc pour les cantons frontaliers qui y étaient majoritairement favorables. Ils craignent d’être exclus du processus d’intégration européenne et d’être désavantagés dans le domaine de la coopération transfrontalière97. Car, les bénéfices de l’EEE sur la coopération transfrontalière auraient été considérables : les régions frontalières auraient profité des avantages économiques d’un grand marché européen. De surcroît, un certain nombre de problèmes qui se posaient jusque-là pour la coopération transfrontalière auraient été réglés par les dispositions de l’EEE, dont par exemple, la situation des frontaliers, le transport entre les régions frontalières, etc.98. Ainsi, le refus de l’EEE par la Suisse laisse d’importantes séquelles, même si en 2000, un nouvel accord global économique peut être conclu entre la Suisse et l’Union européenne99. Au cours des années 90, un fossé se creuse donc entre les régions suisses et les paysmembres de l’Union européenne : une nouvelle frontière communautaire est désormais tracée dans la coopération transfrontalière franco-germano-suisse. Si les cantons suisses peuvent adhérer au programme INTERREG, ils sont exclus de la plupart des autres programmes communautaires. Par ailleurs, si historiquement, la région du Rhin supérieur a pu bénéficier d’une certaine homogénéité linguistique, de par la présence de langues régionales dialectales (le francique et l’alémanique du Nord avec le badois et l’alsacien, ainsi que l’alémanique du Sud et le souabe)100, la politique linguistique française après la deuxième guerre mondiale aboutit à la création d’une nouvelle frontière linguistique : l’interdiction immédiate après 1945 de la pratique de 96 97 98 99 100

BECK, Joachim, « L’espace transfrontalier du Rhin supérieur vu par les citoyennes et les citoyens », op.cit., p.45 Ibid. Ibid., p.80 LEZZI, Maria, « Porträts von Schweizer Euro-Reigonen- Grenüberschreitende Ansätze zu einem europäischen Föderalismus », Schriften der Regio 17, Basel, 2001, p.15 Vivre dans le Rhin supérieur, Manuel pour une Europe sans frontières, Conférence du Rhin supérieur, ADIRA/Académie de Strasbourg, 1999, chapitre 3, p.2

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l’allemand dans les écoles françaises et le refus, jusqu’aux années 70, de pratiquer le dialecte à l’école, a pour conséquence la perte progressive du bilinguisme de la population alsacienne101. Ce n’est que dans les années 90, que de nombreux responsables politiques alsaciens se prononcent à nouveau en faveur du bilinguisme et introduisent des classes bilingues dans les écoles maternelles et élémentaires en Alsace102. Or, les statistiques montrent que la pratique du dialecte alsacien se perd tout de même. En 2001, 61% de la population alsacienne se déclare encore dialectophone, contre seulement 40% en 2002103. Le fait qu’en 2001/2002, seulement 15,5% des parents apprennent encore le dialecte à leurs enfants illustre que le phénomène d’érosion du facteur d’unité linguistique avec les voisins suisses et allemands n’est pas seulement un problème politique, mais dépend également de la volonté des citoyens eux-mêmes: les Alsaciens ne semblent pas souhaiter s’intégrer dans un espace rhénan germanophone, mais semblent privilégier l’appartenance à la communauté linguistique française104. Enfin, les limites politiques de l’application d’une Europe des citoyens dans l’espace rhénan apparaissent clairement au cours de la préparation du 8è Congrès tripartite en 2000, lorsque les partenaires français et allemands n’arrivent pas à s’entendre sur l’interprétation de la notion de citoyenneté. Au fil des discussions, il s’avère que les concepts du « citoyen » français et du « Bürger » allemand varient considérablement. Il s’agit là, d’un véritable problème de communication interculturelle franco-allemande105. L’idée d’une citoyenneté politique qui domine dans l’espace francophone est basée sur la fidélité aux valeurs de la République. En France, la notion de citoyen est donc directement reliée à la nationalité et à l’Etat français. On ne peut, par conséquent, être citoyen d’une région, d’une ville, etc. En Allemagne, seule la notion de Staatsbürger est, comme son nom l’indique, réservée à l’Etat fédéral. D’une part, en règle générale, la différence sémantique entre le Bürger et l’habitant s’est effacée. D’autre part, en Allemagne, on est toujours Bürger de plusieurs collectivités : Etat, Land, commune. Finalement, la première appellation française du Congrès « être citoyen de l’espace du Rhin supérieur » ne peut être conservée et fin 2000, le titre officiel français du 8è Congrès tripartite devient : « Vivre ensemble dans l’espace du Rhin supérieur », alors que le titre allemand reste inchangé : « Bürger sein am Oberrhein »106. Ainsi, malgré toutes les initiatives en faveur du citoyen dans l’espace du Rhin supérieur l’application de la « citoyenneté européenne » à l’espace rhénan, voire la définition d’une « citoyenneté transfrontalière » ne semble pas envisageable. Cette querelle transfrontalière montre que dans certains domaines, l’Union européenne est plus à même d’avancer dans la réalisation de l’Europe des ci101 102 103 104 105 106

LÖSCH, Helmut, Zweisprachigkeit im Elsass, gestern, heute und auch morgen ?, Wien, 1997, p.28 KRETZ, Pierre, « La langue perdue des alsaciens. Dialecte et Schizophrénie », Saisons d’Alsace, Strasbourg 1994, p.138 www.olcalsace.org, consulté le 13.03.2006, cf. GEIGER-JAILLET, « L’enseignement bilingue en Alsace, bilan après 10 ans » dans LÜGER, Heinz-Helmut, Im Blickpunkt : Das Elsass, Landau 2003 Ibid., sondages DNA/ISERCO 2001, INSEE 2002 Cf. LEENHARDT, Jean/PICHT, Robert, Au jardin des malentendus, le commerce franco-allemand des idées, Babel, 1997 8è Congrès tripartite, rapport final, op.cit.,p.1

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toyens que les régions transfrontalières, où les pensées nationales sont encore bien ancrées. En effet, la volonté de l’Union européenne d’approfondir le concept d’une citoyenneté européenne va beaucoup plus loin : l’article 8 du traité de Maastricht de 1992 introduit déjà la notion de citoyenneté européenne. De portée très générale, cet article énumère toutefois les droits du citoyen européen qui s’ajoutent aux droits et devoirs des citoyens au niveau national. L’appartenance à un territoire commun est le premier critère de citoyenneté européenne : « est citoyen de l’Union européenne toute personne ayant la nationalité d’un paysmembre »107. Puis, le préambule de la charte des droits fondamentaux, signé à Nice en 2000, fonde la citoyenneté sur des valeurs communes : « les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union... »108.

Conclusion L’étude de la coopération transfrontalière dans l’espace rhénan depuis les années 90 prouve que les régions transfrontalières peuvent en effet contribuer à la réalisation de l’Europe des citoyens. L’Union européenne étant souvent loin des véritables lieux de rencontres de la population européenne, les régions transfrontalières, elles, se trouvent par définition à proximité de la frontière, laquelle les habitants d’un pays doivent traverser pour rentrer en contact avec le voisin d’un autre pays. Plus la mobilité transfrontalière augmente, plus l’intégration transfrontalière se réalise au quotidien. La région du Rhin supérieur est donc un modèle pour l’Europe des citoyens, d’une part, parce que depuis les années 90, la mobilité entre les habitants suisses, allemands et français augmente sans cesse et, d’autre part, parce que cette région repose sur une coopération transfrontalière elle-même proche du citoyen, avec le développement de structures locales de coopération et la mise en place d’actions en faveur du citoyen pour améliorer la vie quotidienne. Cependant, la coopération transfrontalière ne peut pas être une alternative à l’intégration européenne. De nombreux domaines (comme par exemple celui de la sécurité sociale où de l’Etat civil) existent dans lesquels une harmonisation européenne est encore nécessaire pour améliorer la vie quotidienne des habitants d’un côté et de l’autre de la frontière. De surcroît, l’espace rhénan est caractérisé par un certains nombre de particularités qui peuvent davantage entraver la réalisation d’un espace commun, comme, par exemple, la Suisse comme partenaire qui n’appartient pas à l’Union européenne. Les responsables de l’Union européenne savent qu’ils ne peuvent pas déléguer le domaine de l’Europe des citoyens aux régions transfrontalières. Ils continuent eux-mêmes à œuvrer en faveur d’un rapprochement entre l’Union européenne et ses habitants. Dans ce but, les 25 États-Membres adoptent, en 2004, la constitution européenne. Or, le fait que la population néerlandaise et française 107 108

PARISOT, Françoise, Citoyennetés nationales et citoyenneté européenne, Paris, 1998, avant-partie « Notions et définitions préalables » Préambule de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, signée les présidents du Parlement, du Conseil et de la Commission lors du Conseil européen de Nice le 7.12.2000

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refuse d’adopter cette constitution montre que l’Europe des citoyens n’est toujours pas une réalité vécue aujourd’hui, même si les régions transfrontalières essaient d’y contribuer. Birte Wassenberg est Maître de conférences, Université de Strasbourg.

DIE GRENZÜBERSCHREITENDE ZUSAMMENARBEIT AM OBERRHEIN IN DEN 90ER JAHREN: EINE LÖSUNG FÜR EIN EUROPA DER BÜRGER? Die Entwicklung der grenzüberschreitenden Zusammenarbeit am Oberrhein seit den 90er Jahren beweist dass Grenzregionen in der Tat zu einem Europa der Bürger beitragen können. Denn die Europäische Union ist oft zu weit von den tatsächlichen Begegnungsorten der europäischen Bevölkerung entfernt, während sich die grenzüberschreitenden Regionen schon per Definition an der nationalen Grenze befinden, die die Bürger überschreiten müssen, um mit dem Nachbarn aus dem Ausland in Kontakt zu treten. Je mehr die grenzüberschreitende Mobilität also zunimmt, desto mehr findet grenzüberschreitende – und damit auch europäische- Integration in der Praxis statt. Die Region am Oberrhein kann als Modell eines Europas der Bürger bezeichnet werden, da zum einen seit den 90er Jahren die grenzübergreifende Mobilität zwischen der schweizerischen, französischen und deutschen Bevölkerung immer mehr zugenommen hat und da diese Region zu anderen eine grenzüberschreitende Zusammenarbeit praktiziert, die sich den Bürgern immer weiter annähert, z.B. durch die Entwicklung lokaler grenzüberschreitender Strukturen (Eurodistrikte, Infobest) oder die Durchführung grenzüberschreitender Aktivitäten, um das tägliche Leben im Grenzraum für die Bürger zu verbessern (Dreiländerkongress „Bürger sein am Oberrhein“, grenzüberschreitende Bürgerprojekte (peopleto-people) im Rahmen von INTERREG, usw.). Dennoch kann die grenzüberschreitende Zusammenarbeit nicht als eine Alternative zur Europäischen Integration angesehen werden. Es gibt viele Berieche (wie z.B. das Sozialversicherungs-, Steuer- oder Staatsbürgerschaftsrecht), in denen eine Harmonisierung auf europäischer Ebene noch notwendig ist, um das tägliche Leben der Bürger in Grenzregionen zu verbessern. Darüber hinaus ist die Oberrheinregion von einigen Besonderheiten gekennzeichnet, die die Realisierung eines gemeinsamen Raumes erschweren, wie zum Beispiel die Tatsache, dass der Partner Schweiz Nicht-Mitglied der Europäischen Union ist. Die verantwortlichen Politiker in der Europäischen Union wissen, dass sie den Bereich des Europas der Bürger nicht allein den grenzüberschreitenden Regionen übertragen können. Sie bemühen sich weiterhin selbst um eine Verbesserung der Beziehung der Europäschen Union zu ihren Bürgern. In diesem Sinne haben die 25 Mitgliedstaaten 2004 auch die europäische Verfassung konzipiert. Die Ablehnung dieses Verfassungsentwurfs von der niederländischen und französischen Bevölkerung zeigt, dass das Europa der Bürger heute immer noch nicht als Rea-

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BIRTE WASSENBERG

lität empfunden wird, auch wenn die Grenzregionen versuchen, dazu beizutragen.

CROSS-BORDER COOPERATION IN THE UPPER RHINE REGION IN THE 90S: A SOLUTION FOR A EUROPE OF CITIZENS? The analysis of cross-border cooperation in the Upper Rhine Region in the 90s reveals that cross-border regions can indeed contribute to the realization of a Europe of citizens. For, the European Union is most of the time too far away from the places where the European population actually meets and gets to know each other, whereas cross-border regions are by definition situated at the national border which people have to cross in order to get into contact with their neighbours living abroad. The more cross-border mobility increases, the more crossborder -and thus also European- integration takes place in everyday life. The Upper Rhine Region can indeed be identified as a model for a Europe of citizens, firstly, because the mobility between the Swiss, French and German population has constantly increased since the 90s and secondly, because the crossborder cooperation in this region was built on a citizen-near approach, focusing on the development of local cross-border structures (such as the Eurodistricts or the Infobests) and on activities for the local and regional population aiming at the improvement of their daily life in the cross-border region (such as the tri-national Congress “living together in the Upper Rhine Region” or the specific people-topeople projects in the framework of INTERREG). However, cross-border cooperation must not be seen as an alternative for European integration. Many fields of cooperation exist (like, for example the different national social security schemes, tax systems and civility regulations) which still need harmonization on a European level in order to facilitate the conditions of people living in cross-border regions. Moreover, the Upper Rhine Region has some specific characteristics which render the building of a common living space more difficult than elsewhere, for example the fact that the partner Switzerland is not a member state of the European Union. The responsible politicians and administrators in the European Union know that they cannot simply delegate the building of a Europe of citizens to the crossborder regions. They continue to work themselves for a better relationship between the European Union and its citizens. In 2004, this led the 25 member states of the European Union to draft the European constitution. The fact that the Dutch and French population refused to accept this constitution proves that the Europe of citizens is not yet felt as a reality by its people even though cross-border regions try to contribute continually to reach this goal.

LA COOPÉRATION SYNDICALE TRANSFRONTALIÈRE FRANCO-BELGE UN LABORATOIRE D DE L’EUROPE SOCIALE PIERRE TILLY Des liens historiques, politiques, économiques, culturels et sociaux existent entre la France et la Belgique dont la frontière commune, mesurée au sol, se déroule sur quelque 620 km. Ce texte a pour objectif d'analyser dans une perspective historique suivant quel contexte, en vertu de quels enjeux et selon quelles modalités, une coopération syndicale transfrontalière s’est construite sur l’espace francobelge, plus particulièrement dans la seconde moitié du 20ème siècle. L’histoire de cette coopération au-delà des ‘frontières’ peut être circonscrite en deux grandes périodes s’inscrivant nécessairement dans la longue durée. La première est relative à la problématique des frontaliers, un groupe spécifique et à l’action syndicale visant à défendre ses intérêts qui touchent principalement aux écarts de salaires existant et à la question de l’emploi. La seconde période s’inscrit dans la lente émergence, toujours en cours, d’un eurosyndicalisme d’action qui dépasse les frontières dans une Europe de la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. L’intérêt est ici d’examiner les évolutions et les atermoiements de cet eurosyndicalisme dans deux zones transfrontalières, le Nord-Pas de Calais-Hainaut-Flandre-Kent et les Trois Frontières Longwy-Rodange-Athus. Il conviendra ensuite de dresser dans ce cadre un inventaire des principaux éléments qui ont conduit à l’émergence d’un mouvement syndical transfrontalier et d’un dialogue social entre les acteurs de cet espace de proximité. En quoi est-il révélateur ou non des potentialités et faiblesses d’un dialogue entre partenaires sociaux qui dépasse le cadre national et sectoriel lesquels demeurent le point cardinal des relations industrielles en Europe ? Cet essai comparatif entre deux régions transfrontalières révèle des processus à la fois identiques tout en présentant des différences importantes quant à l’origine et au développement de la coopération syndicale transfrontalière. En conclusion, quelques jalons d'une réflexion sur la place de la dynamique transfrontalière dans la mise en place de modes nouveaux de gouvernance en matière de politique de l'emploi seront posés.

1. Un rapide historique des mouvements frontaliers La zone franco-belge NHFK A tout seigneur, tout honneur, commençons par la zone franco-belge du NHFK qui fut confrontée bien avant les Trois frontières à de flux des travailleurs frontaliers importants. La problématique des frontaliers est en effet au cœur de l’histoire de cette région depuis la fin du 19ème siècle. Les archives départementales et la presse régio-

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nale apportent notamment un éclairage des plus intéressants sur les attitudes et les réactions des populations du département du nord à l’égard des ouvriers belges, flamands et wallons, employés dans les districts industriels proches de la frontière ainsi que les aspects parfois dramatiques que cette immigration a pu présenter en temps de crise et de misère1. Au 19ème siècle , la majorité des mouvements de main-d’œuvre dans les régions frontalières prennent la forme de migrations définitives. Les familles belges qui sont ainsi établies depuis plusieurs décades, parfois de façon précaire, sont à distinguer de la population ouvrière flottante d’adultes et de jeunes employés dans le textile, l’agriculture, les travaux publics qui incline à regagner dès que possible la demeure familiale en Belgique. Le patronat français ne peut que se féliciter de cette main-d’œuvre bon marché, laborieuse, docile en général et facilement congédiable qui plus est. Cette présence belge suscite une hostilité plus ou moins déclarée de la part des Français. Des circonstances politiques comme sociales – on pense au printemps de 1847 où la misère déjà bien établie dans les Flandres belges devient tragique – conduisent Français et Belges à se disputer les ressources de la mendicité2. Ces années de crise de 1846 à 1852 traduisent les très dures réalités humaines de la frontière franco-belge à l’époque. La présence des Belges au delà de la frontière se décline donc en cette période de développement industriel sur le fil du rasoir. Ce n’est que peu à peu, grâce au développement progressif des moyens de transport, que le travail frontalier va changer de nature et prendre une forme durable, à savoir la navette au minimum hebdomadaire entre le domicile et le lieu de travail. Les transports en commun vont se révéler moins coûteux grâce à l’instauration du régime des abonnements ouvriers la, dont le nombre va augmenter à un rythme accéléré à partir de 1890. Ceci étant, c’est la formule du déplacement quotidien qui va prévaloir de plus en plus à partir de 1880 s’imposant à la suite du développement des réseaux de chemins de fer et des vicinaux, en même temps que de la généralisation de la bicyclette. Un moyen de déplacement qui va devenir pour longtemps le « sésame » privilégié pour passer la frontière et ce jusqu’au début des années 1960 à tout le moins. Cette première phase historique se termine donc à la fin du XIXème siècle. Deux facteurs commandent la mobilité de la main-d’œuvre sur la frontière à cette époque : une différence de potentiel démographique, d’une part, entre la Belgique et la France ; une distorsion économique profonde, d’autre part, entre les zones frontalières françaises et certaines régions belges. Cette double composante, démographique et économique, domine en permanence l’explication fondamentale des mouvements frontaliers de main-d’œuvre entre la France et la Belgique, du moins en ce qui concerne le Hainaut, la Flandre et le Nord-Pas-De Calais. Le tournant du siècle conduit à une nouvelle phase dans l’histoire de la mobilité transfrontalière. Au début du 20ème siècle, le patronat français s’intéresse fortement à la région de Mouscron, pour des raisons financières, au point d’y installer de nombreuses filiales dont les maisons mères se trouvent de l’autre côté de la

1 2

Voir à ce sujet, les travaux pionniers du géographe Firmin Lentacker, Les ouvriers belges dans le département du Nord au milieu du XIXe siècle, dans Revue du Nord, T. XXXVII, 1955, pp.9-14. La Gazette de Flandre et d’Artois, 10 avril et 3 mai 1847. Cité dans Lentacker, F, op.cit, p.11.

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283

frontière.3 Un autre phénomène persiste: le développement du travail frontalier (de la Belgique vers la France). Il est vrai que les salaires français appliqués dans le textile sont supérieurs à ceux octroyés en Belgique et cet avantage comparatif entre en première ligne de compte dans le choix de la mobilité. C’est au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale que le travail frontalier devient véritablement un « problème » à résoudre. On assiste alors à un tournant capital à bien des égards. Les graves difficultés économiques qui vont caractériser l’entre-deux-guerres conduisent les nations européennes à recourir à la pratique d’un protectionnisme souvent rigoureux. Les frontaliers se retrouvent ainsi ballottés entre des périodes de crise et de prospérité au cœur d’une période qui voit l’action syndicale s’organiser tant pour les ouvriers occupés en Belgique qu’en France. Un comité des propagandistes est mis en place de part et d’autre de la frontière en vue d’examiner régulièrement la question frontalière. Mais cette époque est également marquée par les premières mesures restrictives prises à l’égard du travail frontalier qui, paradoxalement, va atteindre son développement le plus important. Certaines sources avancent le chiffre de 100.000 belges frontaliers vers la France en 1928 dont une part significative dans le secteur du textile. Des chiffres à considérer avec prudence, les sources statistiques officielles ou syndicales étant pour le moins lacunaires. Ceci étant, les salaires plus attrayants offerts par l’industrie française constituent donc un formidable aimant au même titre que le climat de travail, jugé meilleur, dans les usines françaises. Il reste que les secousses monétaires qui se produisent en Belgique et dans les pays voisins la, se répercutent chaque fois sur le salaire réel de cette catégorie de travailleurs menacés successivement à la fois dans sa sécurité d’emploi et dans le pouvoir d’achat de sa rémunération. Et les syndicalistes belges ne manquent pas de réagir face à certaines circonstances, notamment lors des grèves générales ou menaces de grève ou lorsqu’ils considèrent les frontaliers abandonnés par les syndicats français en 1935. A ce moment, les conditions de vie et de travail des frontaliers se dégradent de manière dramatique. Fort logiquement, les organisations syndicales belges s’émeuvent de ces positions protectionnistes, rejointes en cela dans une alliance inédite par les patrons français qui réagissent face au non renouvellement de la carte frontalière d’une partie de leur personnel. Sur le plan des mentalités et des représentations collectives, la vision d’un belge prenant le travail (et le pain) d’un ouvrier français revient ouvertement à l’ordre du jour. A l’exception du patronat qui nuance davantage sa position, tout le monde veut favoriser l’emploi des nationaux.

Un retournement de situation radical A la suite de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement frontalier reprend avec une vigueur accrue du fait de la faiblesse de la population active française. En dépit de divers assouplissements et améliorations, le travail frontalier demeure l’objet d’une réglementation. Alors que les diverses dévaluations françaises provoquent à chaque fois des problèmes aigus, l’extension graduelle de la sécurité sociale ouvre de nouveaux domaines de distorsion entre le travailleur classique et le frontalier. Ceci étant, des mutations sont en cours. Du côté français, les deux grandes industries employant traditionnellement les frontaliers ( le textile et la métallurgie) vont cesser d’accroître leur main-d’œuvre et même parfois la réduire. En revanche, dans les régions frontalières belges, un vif souci 3

Carhop, les frontaliers dans l’entre-deux-guerres : entre crise et prospérité, p.1.

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d’industrialisation voit le jour au point d’aboutir à des créations de plus en plus importantes d’entreprises en Flandre. Plusieurs facteurs favorables se trouvent, à tout le moins, réunis pour inverser la tendance en matière de mobilité transfrontalière. La Belgique est devenue après la guerre, contrairement à la période qui précède, un pays à hauts salaires. Ceux-ci, pour des prestations équivalentes, sont devenus égaux et mêmes supérieurs aux salaires français. Il en va de même pour les avantages de la sécurité sociale qui sont pour le moins comparables. Enfin, les dévaluations du franc français ont, à diverses reprises, touché les deux, le revenu des frontaliers et constitué dans leur chef un élément de trouble incontestable. L’institution d’une bonification de change, accordée sous la pression d’un mouvement de grève de 10 semaines à la fin de 1949, suivi une décennie plus tard, d’une grève de 9 semaines au début de 1959, en a seulement atténué les effets. Ainsi, pour prendre un exemple, le salaire net d’un frontalier manœuvre pour 40 heures de travail par semaine en 1949 était inférieur à l’allocation de chômage qu’il aurait reçue en Belgique. On assiste dès lors à un retournement de situation radical dans les flux de main-d’œuvre de part et d’autre de la frontière. Sans trop entrer dans le détail des chiffres, il faut relever quye d’après le syndicat patronal textile de RoubaixTourcoing le 30 septembre 1965, le nombre de frontaliers occupés dans l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing a diminué de 10,20 % du 1er janvier 1965 au 31 août 1965, soit en 8 mois. Commentant cette évolution, le syndicat chrétien belge CSC a les idées bien claires sur la question. La politique menée par l’Inspection du travail en France oblige le patronat français à se séparer de sa main-d’œuvre frontalière au profit de la main-d’œuvre française qui, bien souvent, reçoit seule les postes à responsabilité. De manière plus globale, après avoir atteint un sommet vers 1948, le mouvement frontalier des Belges vers la France subit un premier processus de contraction particulièrement sensible lors de la crise frontalière de 1949 avant d’atteindre un niveau plancher vers 1953-1955. Sous l’influence d’une conjoncture favorable, il reprend vigueur autour des années 1957-1958, pour retomber à nouveau progressivement avant de connaître une dégradation accélérée au cours des années 60. Ainsi, en 1965, environ 4.500 travailleurs cessent annuellement d’être frontaliers du fait de l’augmentation sensible de la main-d’œuvre locale. Au bout du compte, entre 1975 et 1985, le travail frontalier a fortement décru en Belgique chutant jusqu’à 45.000 personnes. Le nombre d’entrées en Belgique reste de son côté relativement stable alors que celui des frontaliers belges allant travailler dans un pays voisin se réduit sensiblement dans le cas de la frontière francobelge. Le même constat peut être établi avec les Pays-Bas. Les flux entre la Belgique et la France se sont donc totalement inversés et cette évolution reflète très clairement une modification dans le marché de l’emploi entre les deux régions frontalières. Les principaux déterminants économiques des évolutions des échanges de main-d’œuvre avec les pays voisins sont les facteurs d’emploi et les facteurs de rémunération. En ce qui concerne les salaires, la progression a été plus favorable en Belgique, ce qui concorde avec l’inversion des flux. En 1990, pour prendre un exemple, en moyenne, un ouvrier de l’industrie résidant en France pouvait réaliser un gain de près de 30 % en allant travailler en

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Belgique4. La mobilité se déroule donc presque à sens unique : les travailleurs transfrontaliers français viennent de plus en plus nombreux travailler en Belgique alors que le ouvrier transfrontalier belge traditionnel a tendance à devenir une espèce en voie de disparition ; il pourrait être remplacé à terme par celui en col blanc. Evolution du nombre de travailleurs transfrontaliers français travaillant en Belgique

Année

Nombre de travailleurs français en Belgique 1.998 4.523 6.390 14.077 16.364 18.242

1970 1980 1990 1998 1999 2000

Evolution du nombre de travailleurs transfrontaliers belges travaillant en France

Année 1970 1980 1990 1998 1999 2000

Nombre de travailleurs belges en France 21.718 11.785 7.246 5.893 5.755 5.380

Evolution des facteurs économiques de 1970 à 1990 (en %)

Pays Belgique Croissance 2,6 annuelle des salaires (7090) Croissance 0,2 annuelle de l’emploi (7090)

4

France 2,2

Allemagne 1,9

Luxembourg 2,8

0,3

0,35

1,51

OCDE, « La situation des ouvriers au regard de l’impôt et des transferts sociaux », rapport annuel, Paris, 1993.

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Taux chômage (1990)

de 7,25

8,73

4,89

1,61

Source : OCDE (1993)

Cette évolution a bien entendu fait l’objet d’analyses syndicales. Pour les organisations représentatives des travailleurs, les déséquilibres et les perturbations dans les flux frontaliers sont causés par l’inexistence d’une véritable et totale harmonisation européenne en matière de législation du travail, de sécurité sociale et de fiscalité. Le régime des travailleurs transfrontaliers place ceux-ci dans une situation particulière : imposés dans leur Etat de résidence, ils sont néanmoins soumis aux dispositions législatives d’un autre Etat, où ils exercent une activité, par des dispositions qui réglementent le paiement de leur rémunération avec toutes les conséquences que cela implique sur le plan des cotisations de sécurité sociale. La législation actuelle régissant la sécurité sociale et la fiscalité dans le cas du travail transfrontalier semble avoir joué un rôle dans cette surprenante inversion des flux de travailleurs dans cette Eurorégion. Plus précisément, la réglementation de la sécurité sociale est régie par la directive 1408/71 de la CEE qui stipule que le travailleur transfrontalier contribue à la sécurité sociale de l’Etat dans lequel il exerce son activité. Quant à la législation fiscale, elle repose sur l’accord franco-belge sur la double imposition du 10 mars 1964 qui stipule que le travailleur transfrontalier paie ses impôts dans l’Etat où il réside5. Cette dérogation à la règle générale fut accordée à une époque au cours de laquelle le nombre de travailleurs frontaliers belges était important et pouvait priver l’Etat belge d’une partie de ses revenus fiscaux. Aujourd’hui, elle est en partie responsable du manque de motivation des travailleurs belges à aller exercer leur talent en France. Pour le travailleur belge, le fait d’exercer une profession en France ne procure guère plus d’avantage sauf peut-être pour les plus anciens, considérant le régime de pension et de retraite appliqué en France, jugé plus favorable. Par ailleurs, un groupe restreint de jeunes cadres transfrontaliers trouvent un certain nombre d’avantages à aller travailler en France ( rémunération plus élevée, techniques de fractionnement des salaires pour ramener au plus bas possible l’imposition belge sur le revenu, défi personnel).On a également assisté, ces dernières années, à une migration des travailleurs salariés qui, tout en continuant à exercer leur profession sans le moindre changement, se sont retrouvés de l’autre côté de la frontière dans la zone où l’avantage fiscal est évident. Travailler en Belgique s’avère en revanche extrêmement intéressant pour le citoyen français (salaire brut plus élevé, cotisation sociale à 13,07 % en Belgique contre 18, voire 24 % en France et il continue à payer ses impôts sur le revenu en Belgique en ayant un statut de non-résident. D’après une enquête du Comité subrégional pour l’emploi et la formation professionnelle de l’Est du Hainaut, cela se traduit par une augmentation de 27 à 48 % des revenus nets en comparaison à une fonction similaire en France. Des obstacles existent pourtant comme la langue, la culture, les transports. La directive 1408/71 ne s’étend pas à toutes les prestations de la sécurité sociale nationale ; certains aspects de celles-ci restent 5

Au mont de clôturer ce texte, l’accord du 10 mai 1964 était en phase de renégociation. La Belgique veut mettre fin à ce régime de faveur fiscal mais la France ne peut pas s’y résoudre du fait qu’il est favorable à ses résidents.

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inaccessibles aux résidents non-belges (exemple : la formule belge de pré-retraite, la prime de naissance belge). Le statut de frontalier pose, par ailleurs, encore quelques problèmes en matière d’allocations familiales, au niveau des indemnités compensatoires de taux de change, de la préretraite, des soins de santé.

B. La zone des trois frontières : un carrefour européen L’histoire de cette zone en terme de mouvement des travailleurs frontaliers s’inscrit dans un contexte sensiblement différent de celui du HNFK. Un élément essentiel, à prendre en compte, est l’existence d’une relation triangulaire de proximité entre trois pays au cœur d’une région marquée par le rayonnement, puis le déclin de l’industrie sidérurgique. Une relation triangulaire qui s’inscrit dans le cadre de relations bilatérales établies de longue date. A cet égard, la chronique des relations si particulières entre la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, pour ce qui ressort du domaine du travail transfrontalier s’entend, ne semble guère riche en faits saillants. Le principe de la libre circulation de la main-d’œuvre entre les deux pays n’a jamais été vraiment mis en cause. La question de la main-d’œuvre n’en est pas moins un problème crucial au tournant du 19eme et du 20eme siècle lorsque l’effectif employé dans les usines métallurgiques de Longwy-Villerupt, notamment, est en passe de tripler pour atteindre le chiffre d’environ 10.000 ouvriers6. A l’origine, le phénomène de la mobilité transfrontalière est d’essence industrielle. En 1910, les arrondissements d’Arlon et de Virton qui comptent 84.000 habitants voient seulement 874 ouvriers travailler dans les usines locales alors que 2000 mineurs et sidérurgistes sont employés dans les entreprises du bassin de Longwy. Pendant longtemps, la grande majorité d’entre eux utilise le train tout en étant obligé, parfois, de compléter leur trajet par un second moyen de transport pour parvenir dans leur village. Ils peuvent ainsi effectuer des déplacements dépassant les quatre heures aller-retour. D’autres préfèrent venir pendant deux semaines consécutives avant de retourner au pays en emportant tout ce dont ils ont besoin pour leur consommation7. La conclusion de l’Union économique belgo-luxembourgeoise, le 25 juillet 1921, officialise en quelque sorte les pratiques antérieures en la matière et crée un cadre propice à la liberté de circulation entre les deux pays. Le traité de travail signé, le 20 octobre 1926, entre la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg lui donne une assise formelle. Il constitue d’ailleurs la copie quasi-conforme du traité signé avec la France, deux ans plus tôt. Il s’agit d’un accord général qui proclame quelques grands principes fidèlement repris du traité avec la France : liberté de circulation de la main-d’œuvre, égalité du traitement ( y compris ce qui touche aux aides mutuelles ou publiques contre le chômage). On y trouve également mentionnée la faculté pour les pays contractants- ce qui apparaît à première vue un peu étrange à l’intérieur d’une union économique mais bien dans l’air du temps- de mettre en vigueur, moyennant une simple modification préalable, certaines mesures restrictives au cas où

6 7

G. Noiriel, p.66. Voir A.Sömme, La Lorraine métallurgique, Paris, 1930, pp.135-141. Cité dans G.Noiriel, Longwy, immigrés et prolétaires 1880-1980, PUF, 1984, p.68.

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la situation du marché du travail le justifierait pendant certaines périodes, dans certaines régions et pour certaines professions. De même, l’évolution des rapports Belgique-Grand Duché en matière de sécurité sociale suit sensiblement le même cheminement qu’avec la France. Pour prendre un exemple, le 15 avril 1905, la Belgique signe avec le Grand-Duché à Bruxelles une convention sur la réparation des dommages résultant des accidents de travail. Le premier accord général sur la sécurité sociale, conclu le 3 décembre 1949 à Luxembourg, est un aménagement de la convention entérinée avec la France, près de deux ans auparavant. En ce qui concerne le marché du travail dans l'entre-deux-guerres, la maind'oeuvre immigrée joue un rôle de régulation. La part de la population étrangère - environ 33 400 personnes - dans la population totale du Luxembourg en 1922 n'est plus que de 12.8%, contre 15.3% en 1910. Conséquence de la conjoncture relativement favorable de l'acier dans la deuxième moitié des années 1920 et d'une nouvelle vague d'immigration, le pourcentage de la population étrangère atteint 18.6% en 1930, avant que n'intervienne la crise mondiale. Avec 12.9% de la population totale en 1935, la part des étrangers recule à son niveau de 1922.

Le recours à la main-d’œuvre immigrée Dans l’immédiat après seconde guerre, C'est le recours à la main-d'oeuvre immigrée qui va permettre de répondre à la progression générale de la demande de travail. La part des étrangers dans la population active totale - qui était de 11.4% en 1947 - atteint 21% en 1970. Contrairement à la France qui voit le retour des frontaliers des régions françaises vers la Belgique, on observe le maintien ou même la croissance des courants frontaliers en direction du Grand-Duché ou de l’Allemagne à partir des années 60. Les problèmes sont dans ce cas moins aigus. Ils portent avant tout sur des éléments jugés accessoires par les travailleurs comme la fiscalité, les transports, l’organisation des prestations de sécurité sociale, autant de questions qui peuvent être réglées par des négociations entre les Etats en cause. Ceci étant, c’est le lourd dossier sidérurgique qui va mobiliser dans une logique triangulaire (Luxembourg belge, Luxembourg tout court et français) les acteurs autour de la fermeture du site d’Athus dans les années 70. Les 1100 sidérurgistes licenciés de l’usine d’Athus, la M.M.R.A, vont mener une lutte de 40 jours8. En fait, c’est l’avenir de près de 1900 travailleurs, frontaliers et navetteurs hors région, qui est en jeu. Athus, c’est un vieil outil sidérurgique qui a connu peu de réinvestissement et s’est polarisé sur un seul produit, le rond de béton. Cette crise constitue la première restructuration d’envergure dans le secteur de la métallurgie et une véritable catastrophe pour le sud Luxembourg belge qui voit la moitié de son emploi industriel menacé. Prenant la mesure du séisme, Willy Claes, ministre des Affaires économiques déclare, non sans emphase, en août 1977 : « Toutes proportions gardées, fermer Athus équivaut à supprimer le port

8

F.Cammarata et P.Tilly, Histoire de la wallonie sociale et industrielle, EVO, 2002, pp.198-199 ;

L.Goffin, M.Mormont et A.Tibesar, La fermeture de l’usine d’Athus in Courrier hebdomadaire du CRISP, n°935 , 25 septembre 1981.

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d’Anvers »9. La solidarité ouvrière ne résiste pas longtemps à la dure réalité des faits. Les syndicats grands-ducaux malgré les accords de coordination existant avec les collègues des deux autres pays invitent les travailleurs de Rodange à s’abstenir de toute action dès l’entame du conflit. Dont acte. Le pont entre Athus et Rodange est coupé durant l’occupation de l’usine, au propre comme au figuré. La morosité s’installe durablement, la zone perdant 17000 emplois en dix ans. Dans l’esprit des habitants, les communes situées autour des sites sidérurgiques sont des zones sinistrées, condamnées dans le meilleur des cas, à attendre un miracle et ce d’autant plus que les politiques de reconversion menées par les trois gouvernements montrent vite leurs limites. La nature transfrontalière du problème apparaît vite comme une évidence. La constitution du Pôle européen de développement (PED), une opération d’aménagement du territoire unique dans sa dimension transfrontalière que Jacques Delors appelle en son temps « laboratoire de l’Europe », constitue une tentative de réponse pour désenclaver la zone. L’annonce de la création de 8000 emplois sur cette eurozone, soutenue par l’Europe, est évidemment un puissant appel à la participation pour les syndicats. À plus long terme, la force de travail « d’au-delà des frontières » n’a fait qu’augmenter au Grand-Duché. De 12,000 frontaliers en 1974, leur nombre est passé à 16,000 en 1985 et à 50,000 en 1994 avant de franchir le cap symbolique des 100.000 en octobre 2001. Selon des chiffres plus récents, ils seraient près de 105,000 hommes et femmes, ce qui représente près de 38 % de l’emploi salarié intérieur du pays. Sur le plan de représentations collectives, l’image du frontalier masculin, ouvrier de l’industrie, s’estompe mais le phénomène de mobilité assez limité dans l’espace continue avec des flux qui partent de France et de Belgique vers le Luxembourg. Le travail frontalier bénéficie de l’effacement des frontières économiques et de la liberté de circulation des personnes, issus de la construction européenne mais, en même temps, il tire parti des différences nationales dont la frontière politique reste le symbole, outre les disparités en matière salariale et fiscale. Les frontaliers entrent en concurrence directe avec les personnes déjà en place et ils représentent, pour le sens commun, la cause de l'augmentation du taux de chômage. Celui-ci gravite vers les 3,4% dans le cas du Luxembourg au milieu des années 90 et il est beaucoup plus bas que celui des régions limitrophes. Ceci étant, pour une population habituée au plein emploi le dépassement du seuil des 5.000 chômeurs, fin 1995, a été vécu comme une sonnette d'alarme10. Ce cadre général étant dressé, il s’agit à présent de se pencher sur les tenants et aboutissants de la coopération syndicale transfrontalière dans les deux zones retenues.

9 10

L’Avenir du Luxembourg, 31 août 1977, p.2. Fehlen F. (1997) Die Entwicklung eines supranationalen Arbeitsmarktes in Luxemburg, Grenzüberschreitende räumliche Mobilität als Infragestessung der sozialen Aufwärtsmobilität, Publications du Centre Universitaire Serie ISIS, 3

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2. Naissance et développement d’une coopération syndicale transfrontalière Au milieu des années 60, des voix wallonnes s’élèvent pour faire part de leur scepticisme quant au rôle que pourrait jouer l’Europe dans la gestion des problèmes transfrontaliers. ”Ce serait actuellement une vue de l’esprit que d’espérer que l’accomplissement complet du Marché commun puisse apporter la solution : le Marché commun n’est qu’un cadre qui, aussi intéressant soit-il du point de vue de l’amélioration du statut juridique des frontaliers, est cependant impuissant à relever suffisamment dans un délai prévisible le niveau de vie de ces travailleurs, et à leur assurer suffisamment d’occasions de travail en France ». (CEW 1962, p.299). Mais les organisations syndicales belges, CSC comme FGTB, n’en ont cure, elles qui ont progressivement mis en place des permanences pour les travailleurs frontaliers après la Seconde Guerre mondiale. Des rencontres régulières entre organisations syndicales belges et françaises vont se tenir à partir des années 50 et surtout, durant la décennie qui suit, essentiellement pour confronter les grands problèmes syndicaux de manière comparée. Lors d’une rencontre à Lille, le 7 décembre 1966 réunissant la CFDT Nord-Pas-de Calais et la CSC Hainaut, les syndicalistes présents concluent sur la nécessité d’augmenter les échanges et de faire connaître au travailleur français le standard social du travailleur belge. Les forces régionales doivent contribuer, à leurs yeux, à renforcer la vocation européenne et internationale des régions frontières qui, dans le temps et les faits sont au premier rang de l’affrontement international. Les syndicalistes observent que les situations économiques de la région Nord–Pas-de Calais et de la Wallonie présentent de nombreuses similitudes, du fait de leur industrialisation réciproque. Et ils se risquent même au jeu de la prospective, non sans finesse d’analyse comme les faits le démontreront par la suite. Dans leur esprit, le développement de Calais et la prévision du Tunnel sous le Manche pose le problème du port d’Ostende en ce qui regarde la ligne Ostende-Douvres. En matière d’enseignement, les syndicats considèrent que, dans le cadre de l’Europe, le mouvement déjà amorcé dans les régions frontières-étudiants belges en France et étudiants français en Belgique- s’amplifiera. Dans leur esprit, il serait insensé de mettre les mêmes sections d’enseignement des deux côtés de la frontière à des distances proches sans aucune étude préalable. Les participants insistent sur le cadre nouveau qui s’ouvre à leur action. « Il faudrait penser à la complémentarité pour atteindre l’efficacité des dépenses. L’examen de toutes les questions qui nous préoccupent doit se faire en tenant compte de la disparition progressive de la frontière et dans un esprit européen ». D’une manière générale, les deux organisations syndicales demandent qu’il y ait des coordinations globales sur le plan régional dans le souci de développement économique et social et d’aménagement actif du territoire au profit réciproque et complémentaire des régions françaises et belges dans une perspective euro-

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péenne. 15 ans plus tard, la constitution du Conseil syndical interrégional Hainaut-Nord Pas De Calais s’inscrit dans cette vision.

La création d’un CSI HNFK Prenant conscience que les régions frontalières constituent dans le processus d’intégration européenne un milieu d’expérimentation concret pour la solution communautaire de problèmes transnationaux, le comité exécutif de la Confédération européenne des syndicats (CES) adopte, le 12 juin 1981, un mémorandum intitulé « Travailleurs frontaliers en Europe-Problèmes et revendications ».11 La CES recommande, avec plus ou moins d’insistance, la création de structures transfrontalières à l’instar de ce qu’avaient réalisé les syndicalistes des régions de Sarre/Lorraine/Luxembourg dès 1976 et que les syndicats de la région MeuseRhin imaginaient, mais sans pouvoir concrétiser ce projet, dès le début des années 70. En 1979, l’idée d’un CSI sur le territoire du Hainaut-Nord-Pas-de Calais est lancée. A l’époque, le service d’information de la Commission Européenne favorise les contacts au travers d’un soutien financier. Mais il faut attendre le 28 juin 1982 pour voir le projet prendre réellement forme. Le sixième CSI créé en Europe est devenu une réalité. Limité aux organisations belges et françaises, il va progressivement s’élargir côté belge (l’ACV-CSC, FGTB-ABVV), côté français (FO, CFTC, CFDT, et depuis 1999, la CGT) et les organisations syndicales britanniques à partir des années 90(TUC). Au début des années 80, les organisations syndicales membres du CSI HNFK sont confrontées aux diverses difficultés dans lesquelles les travailleurs frontaliers doivent se dépêtrer. La mise en œuvre de l’Acte unique et plus particulièrement l’ouverture des frontières et la suppression des droits de douane vont avoir pour conséquence la disparition progressive des entreprises de transit. La perspective du grand marché européen contribue au renforcement de la collaboration syndicale transfrontalière. Prenant acte de la charte sociale européenne, le CSI va ainsi militer pour un « euroguichet social ». Dans la pratique, il s’agit de mettre en place un lieu où les salariés transfrontaliers pourraient être conseillés et informés sur leurs droits du fait de leur statut particulier. Mais surtout, l’internationalisation des activités productives et le déplacement des centres de décision impliquent une mutation fondamentale de la stratégie syndicale. Le président du CSI HNP, Frédéric Goret, en dresse les contours à Luxembourg, les 13 et 14 septembre 1990, à partir d’un constat très dur. «Une telle stratégie nouvelle impliquerait une profonde métamorphose de l’action syndicale. Les structures syndicales au niveau de la C.E.S sont actuellement disjointes de toute action syndicale effective. Les rares manifestations organisées n’ont eu qu’une portée symbolique et, surtout, il n’existe qu’une faible conscience et très peu de pratiques tendant à constituer un syndicalisme européen intégré ». L’euroguichet social Hainaut-Nord-Pas-de Calais constitue la première expérience pilote menée au niveau européen. En juillet 1991, une convention est si11

CES, Travailleurs frontaliers en Europe-Problèmes et revendications,Bruxelles, CES, 1981.

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gnée entre l’ANPE, le Forem et la CEE en partenariat avec les organisations syndicales et les représentants patronaux. En janvier 1992, le service public de l’emploi flamand (le VDAB) et les partenaires sociaux de Flandre se joignent au dispositif. Le réseau Eures HNFK voit le jour. Il s’agit d’un système d’échange d’informations sur l’emploi, les législations sociales, les législations du travail, la formation professionnelle dans les Etats membres. Ce projet a été défendu par la CES auprès la Commission européenne qui en a accepté le principe. Mais le seul aspect mobilité est retenu. Les services publics de l’emploi des pays membres vont être chargés de mettre en place le réseau Eures pour la mobilité dans l’espace économique qui est lancé, au niveau européen, le 17 novembre 1994. Parmi les points faibles mis en exergue par les organisations syndicales figurent le manque d’évaluation et d’objectifs clairs aussi bien au niveau de la CEE qu’au niveau des projets. La participation du patronat est également jugée trop faible. L’enjeu n’en est pas moins majeur pour ce dernier. Eures représente alors le seul outil de coopération transfrontalière dans lequel les organisations syndicales de salariés travaillent aux côtés des services publics de l’emploi (SPE), des organisations patronales et souvent avec la collaboration des collectivités territoriales. Après quelques années de fonctionnement, la CSC et la CFDT tirent quatre enseignements principaux : - le SPE est l’acteur principal du dispositif - la mise à l’écart des organisations syndicales - l’intérêt grandissant des collectivités territoriales à la recherche de nouveaux espaces de compétences en France. - La difficulté de donner un contenu à la mission de gestion prévisionnelle et concertée de l’emploi Il y a donc un risque d’affaiblissement du dispositif. La volonté dans le camp syndical sera, dès lors, de redéfinir le dispositif autour de deux axes : information et dialogue social. Le dialogue social transfrontalier constitue un autre volet de l’action syndicale. Il s’ouvre au début des années 90. Une union transfrontalière voit le jour entre la région Nord-Pas de Calais (France), les régions de Bruxelles, Flandre et Wallonie (Belgique) et le comté de Kent (Angleterre) pour constituer une Eurorégion. Les partenaires sociaux de ces différentes régions sont amenés à se rencontrer régulièrement par le biais des instances de concertation mises en place dans l’Euro-région, notamment le comité de pilotage de l’Eures. Après quelques années d’existence, et sous l’impulsion de quelques responsables syndicaux et patronaux, les échanges s’intensifient sur la problématique de l’emploi dans l’Euro-région et débouchent sur l’adoption de propositions communes. Mais tout est et reste à inventer car il n’existe aucune référence dans la région en matière de dialogue social transfrontalier. En septembre 1998, les partenaires sociaux belges et français signent une charte du dialogue social interprofessionnel des régions transfrontalière HNFK. Cette charte n’est pas signée par les Britanniques qui ne veulent pas s’engager dans un processus contraignant. Pourtant, ce processus n’apparaît guère, de prime abord, contraignant puisqu’il n’y a pas d’obligation de résultat, ni dans le temps, ni dans l’espace géographique des régions HNFK. De ces différents travaux vont naître plusieurs constats parmi lesquels le suivant: il n’existe pas d’outils de coopéra-

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tion organique transfrontalier en matière d’emploi et de formation. Les partenaires sociaux ont également abordé la faisabilité opérationnelle du développement d’emplois de proximité de part et d’autre de la zone frontalière. L’enjeu pour les organisations syndicales est cependant de passer des simples constats, fut-ce –t-il commun, à de véritables négociations. En 2002, une nouvelle charte portant sur l’articulation formation-emploi est signée.

L’IRS Trois Frontières A l’origine, l’interrégionale syndicale qui se met en place dans cette zone est un groupe de pression qui cherche à peser sur les choix stratégiques. Elle va se transformer par la suite en acteur du développement économique et social tout en voulant apporter sa pierre à la construction européenne. Pour les organisations syndicales, le contexte économique et social des années 80 a mis en évidence la nécessité de défendre spécifiquement les intérêts des travailleurs dans la zone du Pôle européen de développement des Trois frontières. Depuis 1987, l’IRS prend en charge cette mission spécifique et réunit aujourd’hui 8 syndicats de salariés au lieu des trois pays : Le combat victorieux mené en 1985 contre l’instauration d’une zone franche à la place du PED avec le risque d’une déréglementation sociale qu’elle comportait va permettre aux syndicats d’endosser le rôle d’interlocuteur officiel des trois pays. L’ambition est : de s’ériger comme le pendant syndical des structures existantes sur le plan politique et économique. Une coopération est officialisée sur la base d’axe de revendications bien précis : obtenir la création d’emplois durables et de qualité, défendre les droit acquis des travailleurs et les faire progresser, faire face aux mutations et entretenir la dynamique d’investissement génératrice d’emplois. Jusqu’en 1990, l’action de l’intersyndicale va consister principalement à peser sur les décisions des responsables nationaux. Dès 1991, l’IRS interpelle ses différents partenaires pour conduire à la création d’un euroguichet social, qui devient en 1993 « l’Eures Transfrontalier du PED ». Cet euroguichet social (LongwyRodange-Athus) était le deuxième à s’ouvrir en France après le Nord-Pas-de Calais-Hainaut qui avait lancé la première expérience du genre. « Il est temps de penser au social, estimait l’IRS en 1991, en regrettant d’avoir l’impression que, dans le PED, l’aspect social est un peu troublé-on n’a jamais de réponse »12. Au début des années 90, l’objectif affiché vise à renforcer la coopération et à susciter la naissance d’une agglomération transfrontalière. Le grand objectif est de transformer « trois culs de sac nationaux » en carrefour européen et de gommer l’effet frontière pour aboutir à la création d’une ville à trois nationalités, prolongement naturel des étapes précédentes13. Un autre objectif vise à concrétiser un partenariat avec l’association patronale transfrontalière (APAT), créée le 19 mai 1995. Mais en 1995, l’IRS-PED doit taper sur la table. Revendiquant d’être associée aux stratégies d’avenir du PED, il se retrouve au contraire écarté avec son 12 13

L’Est Républicain, 20 septembre 1991, p.4. 7 jours Europe, lettre de la représentation française à la CE, décembre 1993.

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pendant patronal de la commission permanente de coordination pour laisser la place au seul niveau politique. L’IRS est devenu personna non grata. Ce qui fait dire à son président, Philippe Faveaux : « Aujourd’hui, l’IRS a acquis ses lettres de noblesse au niveau européen. Elle refuse d’être renvoyée à ses chères études au niveau local et veut rester ce qu’elle a toujours été : un partenaire »14. L’IRS craint que l’agglomération transfrontalière ne l’emporte dorénavant sur tout le reste avec les seuls Etats comme intervenants sur l’avenir du PED, alors que la pertinence du projet était précisément de rassembler toutes les énergies. Les perspectives offertes à la zone restent floues et pour le moins mitigées. « Le bilan de ce programme de développement intégré est en demi-teinte (…). Cette coopération a pris, voilà trois ans, un nouvel élan avec le projet de création d’une agglomération européenne de 112.000 habitants à la fin de la mission du PED en 1998(…). Demain, les ving-cinq communes situées autour de ce pôle géreront ce concert les transports, les logements et les services (…). A l’évidence, les communes du PED disposent d’un bel outil de développement économique. (On se dirige vers) une charte commune d’agglomération transposable juridiquement dans chacun des trois Etats. Mais le parcours est semé d’embûches (…). Bref, la solidarité est déjà mise à rude épreuve »15. Ceci étant, la perception des frontières a connu une évolution radicale à laquelle le développement du pôle n’est bien sûr pas étranger. De l’image frontière, on est passé petit à petit à l’image liaison »16. Relation de cause à effet, dès le milieu des années 90, le dialogue social transfrontalier prend une nouvelle dimension. La question de la formation et des qualifications occupant une place importante et déterminante dans le projet économique et social de la zone, l’IRS conduit entre 1994 et 1998, avec différents partenaires et le soutien de la Commission Européenne, deux projets d’ampleur : - l’analyse de la réalité vécue dans les entreprises et le relevé des différences entre les législations nationales ; - la construction négociée de dispositifs de formation dans les entreprises, orientés vers les salariés les plus fragiles.

3. Conclusion : un espace de gouvernance à construire Sur un plan général, une constat se dégage: malgré tous les efforts entrepris et poursuivis sur le plan international en vue d’harmoniser les politiques économiques et sociales des différents Etats depuis des décennies, on demeure encore loin d’une situation où le sort matériel et psychologique d’un frontalier serait exactement le même que celui d’un travailleur du même métier, âge et qualification occupé dans son pays d’origine et habitant dans la même commune.

14 15 16

Le Républicain lorrain, 23 mai 1996. Les Echos, 27 novembre 1997. Das Luxemburger Wort, 5 novembre 1993.

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Reposant sur une expérience pratique de l’action syndicale inter-régionale, la coopération syndicale transfrontalière a une longueur d’avance sur le patronat qui s’est plutôt converti au transfrontalier avec la mise en œuvre du grand marché européen. Les organisations syndicales n’ont pu jouer durant les années 80 et 90 un rôle moteur qui aurait permis de dépasser le stade des constats pour arriver à d’accords négociés au niveau transfrontalier. Un constat qui peut s’appliquer à d’autres niveaux de gouvernance sur le plan du dialogue social lui aussi à la recherche d’un nouveau souffle. On est donc face à une impression d’enlisement notamment sur la zone du NHFK, chacun des partenaires attendant un geste de la part de l’autre. Il apparaît que les clivages nationaux ou européens se répètent au niveau transfrontalier. Chacun des acteurs éprouvent une difficulté presque existentielle à se démarquer du contexte quotidien de son action. Le poids des identités culturelles reste prépondérant. Les dispositifs de régulation sociale et de relations industrielles en France, Belgique et Grande-Bretagne demeurent sensiblement différents en terme de législation, de contenus et de pratiques. Cela nécessite donc une période d’apprentissage alors que l’Europe avec l’élargissement a accru de manière extraordinaire sa diversité. Par ailleurs, l’acteur patronal ne semble guère intéressé à conclure des accords transfrontaliers sur le plan interprofessionnel et encore moins sectoriel. Et comme les syndicats ne font pas toujours preuve d’unité en privilégiant la solidarité nationale ou de branche, l’horizon paraît quelque peu bouché. La gouvernance des espaces, lieux et acteurs au travers de la dynamique transfrontalière en articulation avec les autres niveaux de gouvernance est essentielle. Elle pose la question fondamentale de la place et du rôle de l’acteur syndical dans les formidables recompositions qui ont cours. Dans ce cadre, la coopération syndicale transfrontalière doit compter avec l’émergence de nouveaux territoires euro-régionaux au cours des années 90 jusqu ‘aux frontières externes de l’Union. Ces constructions davantage politiques devrait conduire à une réflexion plus approfondie sur le binôme centre périphérie en mettant au cœur de celle-ci la mobilité, le travail en réseau, l’apprentissage des langues et autour de la construction de nouvelles solidarités. Pierre Tilly est Professeur à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.

ZUSAMMENFASSUNG Dieser Beitrag beleuchtet die Erfolge und Misserfolge der grenzüberschreitenden Kooperation zwischen den Provinzen Hennegau (Hainaut), Flandern und der Region Nord Pas-de-Calais, die zwar ein sehr spezifisches, aber dennoch wichtigen Aspekt der Beziehungen zwischen Frankreich und Belgien darstellt. Die historische angelegte Untersuchung geht insbesondere auf die Rolle und die Bedeutung der Zusammenarbeit zwischen den gewerkschaftlichen Organisationen ein, die im Jahre 1991 zur Einrichtung eines grenzübergreifenden interregionalen Gewerkschaftsrates führte. Dabei kann festgestellt werden, dass die verschiedenen Etappen dieser Annäherung einen historischen Prozess widerspiegeln, der

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seit dem Ende des 19. Jahrhunderts zwar durch manche Stagnationen und Unterbrechungen geprägt aber nie in Frage gestellt wurde. Während es in anderen Regionen die politischen Akteure waren, die die Entstehung grenzüberschreitender Kooperationen und Solidaritäten wesentlich gefördert haben, treten in dem untersuchten Raum vor allem die ökonomischen und sozialen Akteure in den Vordergrund. Der Grund für diese besondere Entwicklung war ihr Wille, ungeachtet ihrer unterschiedlichen Positionen, die Fragen des grenzüberschreitenden Arbeitsmarktes gemeinsam zu lösen. Die ersten Kontakte zwischen den Gewerkschaften auf beide Seiten der Grenze entstanden in der Mitte der dreißiger Jahre. Die zunächst auf fachliche Probleme wie die Mobilität der Arbeitskräfte und die Gestaltung des Arbeitsmarktes fokussierte Kooperation wurde später auf andere Bereiche wie Verkehr und Umwelt erweitert. Der Einrichtung einer interregionalen sozialen Kontaktstelle im Jahre 1991 folgte zwei Jahre später die Gründung des Eures-Netzes. Diese grenzübergreifende Partnerschaft ist wohl das eindrucksvollste Ergebnis der vor siebzig Jahren eingeleiteten Zusammenarbeit. Dem EuresChannel gehören die bereits zitierten belgischen und französischen Gebietskörperschaften sowie die britische Grafschaft Kent an. Die im Rahmen dieser Struktur kooperierenden Organisationen der Sozialpartner und öffentliche Arbeitsverwaltungen arbeiten an der Förderung der grenzüberschreitenden Mobilität der Arbeiternehmerinnen und Arbeitnehmer in dieser Region.

SUMMARY This article highlights the failures and successes of one particular but significant side of relations between France and Belgium. It aims to present a historical analysis of the interregional cooperation of French-Belgian border regions. It puts emphasis on the role and experience of interregional Trade Union cooperation which led to a Trade Union Council established in 1991. This article draws attention to the situation, the problem areas and the players among economic and social players in these border regions. It accounts for the salient steps in this process of cooperation from the end of 19th century to the present, showing a development in fits and starts. This process has actually evolved in a historical, political and economic context of regional integration, which has gathered itself pace and lost momentum at different points in time. Cross-border mobility in the French-Belgian border region has developed for many years, thus in a historical setting whose major stages are described. This issue led to informal cross border relations between social partners and public administration of the Nord/Pas-de-Calais and Hainaut region since several decades. While in other border regions cooperation between political bodies often played a leading role, the origin of cross border cooperation in the Nord/Pas-deCalais and Hainaut region is clearly linked to the action of social partners, in fact trade unions and business federations. Their central place in the regulation of the labour market situation and pay levels is a major explanation of this founding commitment. But it has also been taken into account the complexity of institutional framework in France and Belgium which explains partly the slow process of cooperation at the political level.

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The origin of trade unions contacts on this level goes back to the 1930’s. These contacts aimed to create comparable living and working conditions for employees on both sides of the border. More recently, the currently existing obstacles to intra-European mobility constitutes a motive of union action, while making reference to several related themes such as social security, taxation schemes and mutual recognition of professional qualification are putting a in a long perspective analysis. We can also notice a sound cooperation in many other areas such as economic development, transport issue, environmental problems. Business federations and more specifically chambers of commerce built cross border contacts since the fifties. This cooperation took the form of a lobbying action aimed to defend employer’s interests to political bodies. In this sense, a cross border social dialogue for example was not, and it seems always the case nowadays, a priority for the employer’s side. The employment mobility has been the centre of discussions between public bodies, more particularly public employment services and the trade unions of the Nord/Pas-de-Calais and Hainaut since the end of the 1980’s. This lead to the establishment of a “Social Euro-Counter” in 1991 before the extension of this cooperation to West-Flanders and Kent one year later. In this framework the EuresNetwork was founded in 1993, which is the most impressive result of the partnership between the actors.

CONCLUSION SYLVAIN SCHIRMANN « La Belgique entre la France et l’Allemagne », thématique déterminante dans les travaux de Marie-Thérèse Bitsch ! Un jeu à trois. Bruxelles a certainement souffert de l’antagonisme entre ses puissants voisins. Jusqu’au premier conflit mondial de quelles perspectives la Belgique disposait-elle ? La contribution de Wolfram Kaiser y répond à sa manière. Explorant les expositions universelles, il souligne combien les manifestations belges (Anvers, Liège ou même Bruxelles) restent empreintes d’une dimension locale et remplissent essentiellement un usage interne (faire connaître aux Belges les productions) et, à l’inverse, combien Paris et Berlin font de ces événements un relais de la « grandeur nationale ». Indéniablement les lignes bougent au cours de l’entre-deux-guerres. La Belgique, dans un contexte malgré tout dominé par les rivalités franco-allemandes, se tourne certes davantage vers la France (c’est déjà largement le cas au XIXème siècle), ce qui ne l’empêche pas de développer une influence croissante, en tout cas hors de proportion par rapport à son poids démographique, voire économique. Alfred Wahl le souligne fort à propos pour le football. Ceci est dû au fait que Bruxelles n’a jamais renoncé à regarder ailleurs : vers les Pays-Bas, vers le Royaume-Uni, voire les Etats-Unis. Au cours des années vingt, c’est l’ancrage de l’Allemagne dans les organisations internationales qui reste un enjeu majeur pour Bruxelles. Si Belges et Français parlent souvent d’une même voix dans ces instances, l’exemple de l’OIT traité dans ces pages montre que les visions réformistes et les souhaits de pratiques paritaires exprimés dans cette enceinte auraient davantage de poids s’ils étaient relayés par les Allemands. Bruxelles œuvre ainsi au rapprochement entre les deux Etats voisins, sans oublier que pour être couronné de succès, celuici ne peut s’inscrire que dans un cadre européen, ouvert à d’autres puissances. On ne doit pas oublier d’associer le Luxembourg à cette quête. D’Emile Mayrisch, en passant par les visions d’un Hymans, d’un Van Zeeland, voire d’un Heineman, les approches sont les mêmes : une coopération franco-allemande dans le cadre des organisations internationales (OIT, SDN…) qui doit conduire à terme à un régionalisme européen. Des politiques économiques convergentes dans le cadre de la lutte contre les effets de la crise de 1929 pourraient y mener, mais Bruxelles est souvent freinée par les rivalités entre la France et le Reich, par les logiques d’avant 1914. Dans ce contexte, de Versailles à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la Belgique soutient les initiatives françaises (affaire de la Ruhr, Locarno, projet Briand) avant de rejoindre au milieu des années trente une « neutralité suicidaire » pour le contexte d’alors. Le tempo belge reste ainsi dicté par Paris et Berlin. Or entre les deux capitales, des perspectives nouvelles se sont esquissées dans la seconde moitié des années vingt. Certes les arrière-pensées nationales ne sont pas absentes du rapprochement Briand-Stresemann. Il n’empêche que leurs initiatives renforcent la sécurité du continent. Elles permettent à Bruxelles d’alimenter le débat avec des projets riches, originaux et prometteurs. La reprise des tensions et leur crispation progressive laissent cependant peu de place à la Belgique au cours des années trente.

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La reconstruction d’un nouvel ordre européen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ouvre des perspectives différentes. Confrontée à la naissance d’un nouvel Etat allemand, la RFA, Bruxelles exprime au moins au point de départ des intérêts divergents de ceux de Paris. Favorable - dans le contexte de la Guerre froide - à cette création, la Belgique ne voit le nouvel Etat que dans une structure européenne. C’est la conversion de la France et de l’Allemagne à l’Europe qui ouvre de nouveaux horizons à la fois pour les deux riverains du Rhin et pour Bruxelles. Le projet européen est effectivement mis en œuvre dans l’espace concerné par ce colloque. Il met en exergue des intérêts communs francoallemands. Pour l’Allemagne, l’Europe est le moyen d’une souveraineté progressivement retrouvée. A travers elle, Bonn participe à la politique de cohésion et d’organisation du monde occidental face à l’Union soviétique. L’Europe est la voie de la puissance pour une France qui en a perdu au cours du conflit mondial. Paris a donc besoin de l’Europe. « La Guerre froide, comme l’écrit Klaus Schwabe, donne une coloration éthique à ce rapprochement d’intérêts ». Cela est d’autant plus vrai qu’à la même époque, la France, tout comme la Belgique, perd ses colonies. Les coopérations un moment esquissées entre les deux puissances coloniales se heurtent à un trop lourd passif. Elles ne prennent que tardivement en compte leur « interdépendance » dans le monde subsaharien, tant et si bien que leurs réponses conjuguées ne sont ni adaptées au contexte géopolitique d’alors, ni efficaces face aux revendications indépendantistes. Bonn aurait pu exploiter la faiblesse de ses deux voisins. Sans être favorable à ce combat « anachronique », la RFA évite de placer Paris au banc des accusés, tant ses priorités occidentales et sa volonté d’entraver les efforts de la RDA en faveur des mouvements indépendantistes lui semblent indispensables. C’est souvent l’attitude de la France dans les conflits indochinois et surtout algérien qui porte préjudice à son image dans l’opinion allemande et qui rend parfois difficile une approche trop proche des vues françaises pour le gouvernement de Bonn. Cette position allemande rend également possible la poursuite du projet européen. Elément central de ce projet au lendemain de la guerre, la constitution d’une « Lotharingie industrielle » s’appuie sur l’idée qu’il existe un modèle européen reposant sur une forme contractuelle d’organisation de l’économie et de la société. Cette vision domine jusqu’aux années 1980. On la retrouve derrière la CECA et les politiques de la CEE. Elle s’efface au tournant des années 1980, lorsque l’Europe s’installe dans la mondialisation. Si la CECA a en partie sauvé l’outil sidérurgique, il n’empêche que les rivalités entre industriels français et allemands de l’acier, puis entre un champion européen – Arcelor – et les champions allemands font basculer de plus en plus les entreprises européennes de ce secteur dans le giron de non-européens. C’est ainsi que le périmètre de la communauté de destin formée par la France, l’Allemagne et la Belgique est devenu progressivement un « épicentre de la mondialisation ». De ce périmètre sortent cependant des initiatives importantes, novatrices, et originales. La coopération transfrontalière s’y est développée. Elle n’est certes pas une alternative à la construction européenne. Il n’empêche. Les actions et les structures locales de coopération qu’elle produit contribuent à façonner des identités plurielles porteuses d’identité européenne. N’est-ce pas à travers ces expériences que se profilent des embryons de citoyenneté européenne ? Mais que de progrès encore à accomplir, car les clivages nationaux on tendance à se maintenir

CONCLUSION

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au niveau transfrontalier, les identités culturelles nationales restant prépondérantes. Enfin si ce périmètre France-Allemagne-Belgique n’a plus l’exclusivité d’un projet qu’il a contribué à porter et qu’il façonne toujours, il reste un point de passage obligé pour l’approfondissement européen. Le concept d’Europe puissance doit beaucoup à ce trio. Son avènement dépendra d’un couple franco-britannique, indispensable à la mise en place d’une politique de défense qu’une Europe puissance nécessite. Si Berlin et Bruxelles pouvaient en être les constants aiguillons ! Le poids de ces « chers voisins » à l’échelle internationale ne pourrait qu’en sortir renforcé. Sylvain Schirmann est professeur à l’Université de Strasbourg.

CONCLUSION “Belgium Between Germany and France”, this is the overall subject of MarieThérése Bitsch´s works. A game for three. For sure, Brussels has suffered much from the antagonism between its two powerful neighbours. What were Belgium´s points of view before World War I? Wolfram Kaiser´s contribution answers this question in its own way. After having analysed the various world exhibitions, on the one hand he emphasizes how much the Belgian world exhibitions (Antwerp, Liége, or even Brussels) are still characterized by the local dimension and most of all serve for inner-Belgian purposes (the Belgian is supposed to be made familiar with Belgian products), and on the other hand he emphasizes how much these events in Paris and Brussels are used as stages to present “national greatness”. Doubtlessly, then in the course of the inter-war period things start moving. Surely Belgium, nevertheless moving within an environment which is characterized by German-French rivalry, turns towards France even more than it had been the case in the 19th century. However, this does not prevent the country from developing increasing influence which is not at all according to its demographic or even economic weight. Alfred Wahl gives explicit evidence to this by the example of Belgian football. All this is due to the fact that Brussels never ceased to look elsewhere, towards the Netherlands, Great Britain or even the United States. During the 1920s, Germany´s rooting in international organizations stays to be a crucial issue for Belgium. Even if in these institutions often Belgium and France voice unanimously, the example of the International Labour Organization, which is presented in this volume, shows that the there expressed wishes for reform and balanced practices would have had even more weight if the Germans had adopted them. In the following, Brussels made efforts towards a rapprochement between the two neighbouring states, however without forgetting that this rapprochement had to happen within a European framework and together with opening towards other powers if it was to be successful. However, we may not forget to connect Luxembourg to these attempts. From Emile Mayrisch via Hyman´s or Van Zeeland´s visions as far as to Heinemann, the approaches are always the same: a German-French cooperation within the framework of international organizations (International Labour Organization, League of Nations) which must finally result in European regionalism. Converg-

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ing economy-political steps against the background of the fight against the effects of the World Economic Crisis of 1929 might lead to this, but due to the 1914 patterns of thought Brussels is often hindered by the rivalry between France and the Reich. In this context – from Versailles to Hitler´s assumption of power – Belgium at first supports French initiatives (occupation of the Ruhr, Locarno, Briand´s draft treaty), to then, in the mid-1930s, turn towards “suicidal” – against the background of those days – neutrality. In this sense, the pace of Belgian activity is determined by Paris and Berlin. Now, however, during the second half of the 1920s, new prospects start to take shape also for these two capitals. For sure, the rapprochement between Briand and Streseman was also characterized by national second thoughts. Nevertheless, these initiatives increased security on the continent. Also, they made it possible for Brussels to feed valuable, unique and promising projects into the debate. Then however, the reappearance of tensions as well as the increasing worsening of the situation in the course of the 1930s leave little leeway for Belgium. The reconstruction of a new European order immediately after World War II leaves leeway for various perspectives. At least initially Brussels, witnessing the development of a new German state, the FRG, has other interests than Paris. Against the background of the Cold War, Brussels definitely supports the creation of the FRG but exclusively imagines this state as a part of a European overall structure. Finally it is France´s and Germany´s conversion to Europe which opens up new horizons not only to these two countries bordering the Rhine but also to Brussels. As a matter of fact, the European project is implemented on the territory concerning this colloquium. After all, it emphasizes common German-French interests. For Germany, Europe is the perfect means on its way to progressively achieve sovereignty again. Due to this growing sovereignty, Bonn contributes to the policy of cohesion and organization with which the West confronts the Soviet Union. For France, Europe is the ideal solution to regain complete power, which the country has partly lost in the course of the worldwide conflict. Thus, Paris needs Europe. “The Cold War”, as Klaus Schwabe writes, “gives an ethical touch to this rapprochement of interests”. This is even more true given the fact that at this time France – just as Belgium – loses her colonies. The ways of cooperation as they were finally drafted between the two colonial powers bear the heavy burden of the past. Only belatedly, they adjust to their mutual dependence in the world south of the Sahara; this, however, in such a way that their mutually agreed response is neither adjusted to the geopolitical context nor is it efficient in the face of independence movements. Bonn would have been able to exploit the weakness of its two neighbours. However, without welcoming this “anachronistic” struggle, Bonn wisely avoids to severely criticize Paris, as its own integration into the West and its efforts to work against the GDR´s attempts at supporting independence movements seem to be indispensible. Often, it is France´s attitude during the Indochina War and most of all the Algerian conflict which damages her image in Germany´s public opinion and which sometimes makes it difficult for the Bonn government to adopt France´s points of view. Anyway, it is this German attitude which makes it possible to pursue the project of Europe. The central pillow of this post-war project, the creation of a kind of “industrial Lorraine”, rests on the idea of a European model based on a kind of contractually fixed way of organizing economy and society. This vision is predominant until

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the 1980s. It is behind the European Coal and Steel Community and the politics of the EEC, but at the end of the 1980s, with Europe adjusting to globalization, it starts fading. Even if the European Coal and Steel Community partly saved the steel industry, it is still a fact that at first the rivalry between German and French steel barons and then between Arcelor, a European “champion”, and the German favourites increasingly drive the European enterprises of the steel sector into the arms of non-Europeans. Precisely this way the small circle of France, Belgium and Germany, thrown together by fate, became an “epicentre of globalization”. Nevertheless, from this circle there originate important, innovative and unique initiatives. It is precisely what cross-border cooperation is rooted in. For sure, it is no alternative to the building of Europe. Nevertheless, precisely these local steps and structures resulting from cooperation contribute to the development of multi-identity, which again is the bearer of European identity. Is it not precisely these experiences which make the seeds of a European civil identity grow? Nevertheless, still massive progress is necessary, as national splits tend towards becoming manifest at the international level, and after all national cultural identities will stay to be essential. At last, even if this French-German-Belgian circle cannot claim exclusive rights to a project which it supported essentially and which it decisively influences still today, it is still an indispensible station on the road towards the consolidation of Europe. The concept of Europe as a power owes much to this trio. The realization of this concept will depend on a British-French team.Without this team, the introduction and implementation of European defence, the basic condition for the development of a powerful Europe, cannot be imagined. If then Berlin and Brussels would succeed with becoming the driving forces of this team, the weight of these “dear neighbours” at the international level would only be increased.

ZUSAMMENFASSUNG „Belgien zwischen Frankreich und Deutschland“ lautet das zentrale Thema der Arbeiten von Marie-Thérèse Bitsch. Ein Spiel zu dritt. Brüssel hat sicherlich unter dem Antagonismus zwischen seinen mächtigen Nachbarn gelitten. Über welche Sichtweisen verfügte Belgien vor dem Ersten Weltkrieg? Der Beitrag Wolfram Kaisers beantwortet diese Frage auf seine Weise. Nach der Untersuchung der verschiedenen Weltausstellungen unterstreicht er einerseits, in welchem Maße die belgischen Weltausstellungen (Antwerpen, Lüttich oder sogar Brüssel) von einer lokalen Dimension geprägt bleiben und hauptsächlich dem innerbelgischen Gebrauch (der Belgier soll mit belgischen Produkten vertraut gemacht werden) dienen und andererseits, in welchem Maße diese Ereignisse von Paris und Brüssel als Schaubühne zur Darstellung „nationaler Größe“ genutzt werden. Zweifellos kommen die Dinge dann im Laufe der Zwischenkriegszeit in Bewegung. Belgien, das sich trotz allem in einem von deutsch-französischer Rivalität geprägten Umfeld bewegt, wendet sich Frankreich sicherlich noch intensiver zu, was schon während des 19. Jahrhunderts weitestgehend der Fall ist. Dies hindert das Land jedoch nicht daran, einen wachsenden Einfluss zu entwickeln, der in keinem Verhältnis zu seinem demografischen oder gar wirtschaftlichen Gewicht steht. Alfred Wahl belegt diese Tatsache nachdrücklich am Beispiel des Fußball-

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sports. Dies alles ist darauf zurückzuführen, dass Brüssel nie davon Abstand genommen hat, sich anderweitig umzusehen und seinen Blick den Niederlanden, Großbritannien oder gar den Vereinigten Staaten zuzuwenden. Während der Zwanziger Jahre bleibt die Verankerung Deutschlands in internationalen Organisationen eine zentrale Frage für Brüssel. Auch wenn Belgier und Franzosen in diesen Institutionen oft mit einer Stimme sprechen, zeigt doch das in vorliegender Arbeit gelieferte Beispiel der Internationalen Arbeitsorganisation, dass die dort ausgesprochenen Wünsche nach Reformen und paritären Praktiken noch mehr Gewicht gehabt hätten, wären sie von den Deutschen übernommen worden. Brüssel wirkt in der Folge auf eine Annäherung zwischen den zwei Nachbarstaaten hin, jedoch ohne zu vergessen, dass diese Annäherung in einem europäischen Rahmen und mit einer Öffnung für andere Mächte zustande kommen muss, soll sie denn von Erfolg gekrönt sein. Man darf allerdings nicht vergessen, Luxemburg mit diesen Bestrebungen in Verbindung zu bringen. Von Emile Mayrisch über die Visionen eines Hymans oder Van Zeelands bis hin zu Heineman sind die Ansätze die gleichen: eine deutsch-französische Kooperation im Rahmen internationaler Organisationen (Internationale Arbeitsorganisation, Völkerbund), die letztendlich zu einem europäischen Regionalismus führen muss. Konvergierende wirtschaftspolitische Maßnahmen vor dem Hintergrund des Kampfes gegen die Folgen der Weltwirtschaftskrise von 1929 könnten dazu führen, doch aufgrund der Denkmuster von vor 1914 wird Brüssel häufig durch die Rivalität zwischen Frankreich und dem Reich ausgebremst. In diesem Kontext – von Versailles bis zur Machtergreifung Hitlers – unterstützt Belgien zunächst die französischen Initiativen (Ruhrbesetzung, Locarno, der Entwurf Briands), um sich dann in der Mitte der dreißiger Jahre in eine -vor dem damaligen Hintergrund – „selbstmörderische Neutralität“ zu begeben. In diesem Sinne wird der belgische Takt von Paris und Berlin aus vorgegeben. Nun aber zeichnen sich in der zweiten Hälfte der Zwanziger Jahre durchaus auch neue Perspektiven für diese beiden Hauptstädte ab. Sicherlich war die Annäherung zwischen Briand und Stresemann nicht frei von nationalen Hintergedanken. Trotzdem stärken diese Initiativen die Sicherheit des Kontinents. Außerdem ermöglichen sie es Brüssel, die Debatte durch wertvolle, originelle und vielversprechende Projekte zu nähren. Das Wiederaufkommen der Spannungen sowie deren progressive Zuspitzung lassen Belgien dann jedoch im Lauf der dreißiger Jahre wenig Spielraum. Die Wiederherstellung einer neuen europäischen Ordnung unmittelbar nach dem Zweiten Weltkrieg gibt Raum für verschiedene Perspektiven. Brüssel, Zeuge der Entstehung eines neuen deutschen Staates, der BRD, vertritt zumindest am Anfang unterschiedliche Interessen als Paris. Vor dem Hintergrund des Kalten Krieges unterstützt Belgien die Schaffung der BRD durchaus, kann sich diesen Staat jedoch ausschließlich als Teil einer europäischen Gesamtstruktur vorstellen. Es ist schließlich die Bekehrung Frankreichs und Deutschlands zu Europa, die nicht nur den beiden Rheinanliegern, sondern auch Brüssel neue Horizonte eröffnet. Tatsächlich wird das europäische Projekt auf dem Gebiet umgesetzt, das dieses Kolloquium betrifft. Es stellt schließlich gemeinsame deutschfranzösische Interessen heraus. Für Deutschland ist Europa das Mittel schlechthin auf dem Weg zur progressiven Wiedererlangung seiner Souveränität. Kraft dieser wachsenden Souveränität nimmt Bonn an der Politik des Zusammenhalts und der Organisation teil, die der Westen der Sowjetunion entgegensetzt. Für Frankreich ist Europa der Königsweg hin zur Wiedererlangung der Machtfülle,

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an der das Land im Verlauf des weltweiten Konflikts teilweise eingebüßt hatte. Paris braucht also Europa. „Der Kalte Krieg“, wie Klaus Schwabe schreibt, „gibt dieser Annäherung von Interessen eine ethische Färbung“. Dies ist umso zutreffender angesichts der Tatsache, dass zu dieser Zeit Frankreich -wie auch Belgienseine Kolonien verliert. Die schließlich entworfenen Formen der Kooperation zwischen den beiden Kolonialmächten tragen schwer an den Lasten der Vergangenheit. Erst mit Verspätung werden sie ihrer wechselseitigen Abhängigkeit in der Welt südlich der Sahara gerecht; dies allerdings auf eine Art und Weise, dass ihre aufeinander abgestimmten Antworten weder an den geopolitischen Kontext angepasst noch im Angesicht von Unabhängigkeitsforderungen effizient sind. Bonn hätte die Schwäche seiner beiden Nachbarn ausnützen können. Ohne diesen „anachronistischen“ Kampf zu begrüßen, vermeidet es die BRD dennoch tunlichst, Paris an den Pranger zu stellen, erscheinen ihr doch die eigene Westintegration und das Bestreben, den Bemühungen der DDR zur Unterstützung von Unabhängigkeitsbewegungen entgegenzuwirken, als unverzichtbar. Häufig ist es die Haltung Frankreichs im Indochina- und vor allem im Algerienkonflikt, die seinem Image in der öffentlichen Meinung Deutschlands schadet und der Bonner Regierung eine zu enge Annäherung an die Sichtweisen Frankreichs bisweilen schwierig erscheinen lässt. Diese deutsche Haltung ermöglicht ebenfalls die Verfolgung des Projekts Europa. Der zentrale Pfeiler dieses Nachkriegsprojekts, die Erschaffung eines „industriellen Lothringens“, stützt sich auf die Vorstellung von einem europäischen Modell, welche auf einer Form der vertraglich geregelten Organisation von Wirtschaft und Gesellschaft fußt. Diese Vision ist bis in die Achtziger Jahre bestimmend. Sie steht hinter der Montanunion und der Politik der EWG, verblasst aber Ende der Achtziger Jahre mit der Anpassung Europas an die Globalisierung. Auch wenn die Montanunion die Stahlindustrie teilweise gerettet hat, ändert dies nichts an der Tatsache, dass zunächst die Rivalitäten zwischen deutschen und französischen Stahlbaronen und dann zwischen Arcelor, einem „europäischen Champion“, und den deutschen Günstlingen die europäischen Unternehmen des Stahlsektors mehr und mehr in den Schoß der Nicht-Europäer treiben. Genau auf diese Weise ist aus dem engen Kreis der von Frankreich, Deutschland und Belgien gebildeten Schicksalsgemeinschaft ein „Epizentrum der Globalisierung“ geworden. Dennoch entstehen aus diesem Kreis heraus wichtige, innovative und originelle Initiativen. Die grenzüberschreitende Zusammenarbeit hat ihre Wurzeln gerade dort. Sie stellt sicherlich keine Alternative zum europäischen Aufbau dar. Dennoch tragen gerade diese lokalen Maßnahmen und Strukturen der Kooperation, welche die Zusammenarbeit bewirkt, zur Prägung von Mehrfachidentitäten bei, die wiederum Träger einer europäischen Identität sind. Sind es nicht gerade diese Erfahrungen, die die Saat eines europäischen Bürgersinns zum Keimen bringen? Nichtsdestotrotz sind immer noch gewaltige Fortschritte gefragt, tendieren doch nationale Spaltungen dazu, sich auf internationaler Ebene zu manifestieren und bleiben letztendlich nationale kulturelle Identitäten noch immer ausschlaggebend. Zu guter Letzt, auch wenn dieser französisch-deutsch-belgische Kreis keinen alleinigen Anspruch mehr auf ein Projekt erheben kann, das er entscheidend mitgetragen hat und welches er auch heute noch prägt, bleibt er doch ein unum-

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gänglicher Haltepunkt auf dem Weg zur Vertiefung Europas. Das Konzept von Europa als Macht schuldet diesem Trio sehr viel. Die Verwirklichung dieses Konzepts wird von einem britisch-französischen Gespann abhängen. Ohne dieses Gespann sind die Einführung und Umsetzung einer europäischen Verteidigung, der Grundbedingung für die Herausbildung eines machtvollen Europas, undenkbar. Wenn Berlin und Brüssel es dann schaffen würden, die ständigen Antreiber dieses Gespanns zu werden, könnte das Gewicht dieser „lieben Nachbarn“ auf internationaler Ebene nur gestärkt werden.

ZUR REIHE „STUDIEN ZUR GESCHICHTE DER EUROPÄISCHEN INTEGRATION“ Mit zunehmendem Abstand zum Beginn des europäischen Integrationsprozesses nimmt die Bedeutung der Geschichtswissenschaften im Spektrum der wissenschaftlichen Erforschung des Europäischen Integrationsprozesses zu. Auch wenn die übliche dreißigjährige Sperrfrist für Archivmaterial weiterhin ein Hindernis für die Erforschung der jüngeren Integrationsgeschichte darstellt, werden die Zeiträume, die für die Wissenschaft zugänglich sind, kontinuierlich größer. Heute können die Archive zur Gründung der Europäischen Gemeinschaft für Kohle und Stahl bis hin zur ersten Erweiterung eingesehen werden; in einem Jahrzehnt wird ein aktengestütztes Studium der Rahmenbedingungen der Mittelmeererweiterung und der Entstehung der Einheitlichen Europäischen Akte möglich sein. Darüber hinaus ist der Beitrag der Geschichtswissenschaften auch heute schon Rahmen der Erforschung der jüngsten Integrationsgeschichte nicht mehr zu übersehen. Ihre Methodenvielfalt hilft dabei, die durch Sperrfristen der Archive entstandenen Probleme auszugleichen. Allerdings findet der einschlägige geschichtswissenschaftliche Diskurs in der Regel immer noch im nationalstaatlichen Kontext statt und stellt damit, so gesehen, gerade in Bezug auf die europäische Geschichte einen Anachronismus dar. Vor diesem Hintergrund haben sich Forscherinnen und Forscher aus ganz Europa und darüber hinaus dazu entschlossen, eine Schriftenreihe ins Leben zu rufen, die die Geschichte der Europäischen Integration nicht nur aus einer europäischen Perspektive beleuchtet, sondern auch einem europäischen Publikum vorlegen möchte. Gemeinsam mit dem Verlag Franz Steiner wurde deshalb die Schriftenreihe Studien zur Geschichte der Europäischen Integration (SGEI) gegründet. Ein herausragendes Merkmal dieser Reihe ist ihre Dreisprachigkeit – Deutsch, Englisch und Französisch. Zu jedem Beitrag gibt es mehrsprachige ausführliche und aussagekräftige Zusammenfassungen des jeweiligen Inhalts. Damit bieten die Studien zur Geschichte der Europäischen Integration interessierten Leserinnen und Lesern erstmals einen wirklich europäischen Zugang zu neuesten geschichtswissenschaftlichen Erkenntnissen auf dem Gebiet der Geschichte der Europäischen Integration.

CONCERNANT LA SÉRIE „ETUDES SUR L’HISTOIRE DE L’INTeGRATION EUROPÉENNE“ L’importance des recherches historiques ne cesse d’augmenter au sein de l’éventail qu’offrent les recherches scientifiques sur le processus d’intégration européenne, et ce à mesure que le recul par rapport au début du processus d’intégration européenne se fait de plus en plus grand. Même si le délai d’attente habituel de trente ans pour la consultation des archives constitue encore un obstacle pour les recherches sur l’histoire récente de l’intégration, les périodes accessibles à la recherche se révèlent de plus en plus étendues. A l’heure actuelle, les archives datant de la fondation de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier jusqu’au premier élargissement peuvent être consultées ; d’ici dix ans, une étude documentée des conditions générales de l’élargissement méditerranéen et de la conception de l’Acte unique européen sera possible. La contribution des recherches historiques dans le cadre de la recherche sur l’histoire toute proche de l’intégration est dès à présent remarquable. La diversité de méthodes utilisées permet en effet de régler des problèmes engendrés par le délai de blocage des archives. Toutefois, le débat historique s’y rapportant s’inscrit encore généralement dans le contexte de l’Etat-nation et représente, de ce point de vue, un anachronisme par rapport à l’histoire européenne. C’est dans ce contexte que des chercheuses et chercheurs de toute l’Europe et au-delà ont décidé de lancer une série d’ouvrages qui mettent en lumière l’histoire de l’intégration européenne non seulement dans une perspective européenne, mais qui se veut également accessible à un large public européen. Cette série d’ouvrages, intitulée Etudes sur l’Histoire de l’Intégration Européenne (EHIE), a été créée en collaboration avec la maison d’édition Franz Steiner. Le caractère trilingue de cette série – allemand, anglais et français – constitue une particularité exceptionnelle. Chaque contribution est accompagnée de résumés plurilingues, détaillés et éloquents sur le contenu s’y rapportant. Les Etudes sur l’Histoire de l’Intégration Européenne offrent pour la première fois aux lectrices et lecteurs intéressés un accès réellement européen aux avancées historiques les plus récentes dans le domaine de l’histoire de l’intégration européenne.

ABOUT THE SERIES “STUDIES ON THE HISTORY OF EUROPEAN INTEGRATION” With increasing distance to the process of European integration, there is a growing significance of the historical sciences within the range of the scientific research on the European integration process. Even if the usual blocking period for archive sources is still an obstacle for researching the more recent history of integration, the periods which are accessible for the sciences are continuously becoming more extended. Today, the archives on the foundation of the European Coal and Steel Community are accessible as far as to the first extension; in one decade it will be possible to gain access to the appropriate files for studying the history of the prerequisites of the Mediterranean extension and the development of the Single European Act. Furthermore, already today the contribution of historic sciences in the context of researching the most recent history of integration cannot be overlooked. Their variety of methods helps with balancing problems resulting from the blocking periods for archives. However, usually the relevant historic discourse still happens in the context of national states and is thus, if we like to see things this way, rather an anachronism in respect of European history. Against this background, researchers from all over Europe and beyond have decided to found a series of publications which intends not only to shed light on the history of European integration from a European point of view but also to present this to a European audience. For this reason, together with the Franz Steiner Publishing House the series of publications Studies on the History of European Integration (SHEI) was founded. One outstanding feature of this series will be its trilingualism – German, English and French. For every contribution there will be extensive and telling summaries of the respective contents in several languages. Thus, by Studies on the History of European Integration interested readers will for the first time be offered a really European approach at most resent historic insights in the field of the history of European integration.

STUDIEN ZUR GESCHICHTE DER EUROPÄISCHEN INTEGRATION STUDIES ON THE HISTORY OF EUROPEAN INTEGRATION ÉTUDES SUR L ’ HISTOIRE DE L ’ INTEGRATION EUROPÉENNE

Herausgegeben von / Edited by / Dirigé par Jürgen Elvert.

Franz Steiner Verlag

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ISSN 1868–6214

Marie-Thérèse Bitsch (Hg.) Cinquante ans de traité de Rome 1957–2007 Regards sur la construction européenne 2009. 365 S. mit 5 Abb., kt. ISBN 978-3-515-09313-2 Michel Dumoulin / Jürgen Elvert / Sylvain Schirmann (Hg.) Ces chers voisins L’ Allemagne, la Belgique et la France en Europe du XIXe au XXIe siècles 2010. 309 S. mit 14 Tab., 4 s/w- und 11 Farbabb., kt. ISBN 978-3-515-09807-6 in Vorbereitung Jürgen Nielsen-Sikora Europa der Bürger? Anspruch und Wirklichkeit der europäischen Einigung – eine Spurensuche 2009. 451 S. mit 1 Tab. und 1 Abb., kt. ISBN 978-3-515-09424-5 Birte Wassenberg (Hg.) Vivre et penser la coopération transfrontaliére. Vol. 1: Les régions frontalière françaises Contributions du cycle de recherche sur la coopération transfrontalière de l’ Université de Strasbourg et de l’ EuroInstitut de Kehl 2010.416 S. mit 29 Abb., kt. ISBN 978-3-515-09630-0 Urban Vahsen

Eurafrikanische Entwicklungskooperation Die Assoziierungspolitik der EWG gegenüber dem subsaharischen Afrika in den 1960er Jahren 2010. 424 S., kt. ISBN 978-3-515-09667-6 7. in Vorbereitung 8. in Vorbereitung 9. Jens Kreutzfeldt „Point of return“ Großbritannien und die Politische Union Europas, 1969–1975 2010. 650 S., kt. ISBN 978-3-515-09722-2 10. Jan-Henrik Meyer The European Public Sphere Media and Transnational Communication in European Integration 1969–1991 2010. 361 S. mit 41 Tab. und 26 Abb., kt. ISBN 978-3-515-09649-2 11. Birte Wassenberg / Frédéric Clavert / Philippe Hamman (Hg.) Contre l’Europe? Anti-européisme, euroscepticisme et alter-européisme dans la construction européenne de 1945 à nos jours. Vol. 1: Les concepts Contributions dans le cadre du programme junior de la Maison interuniversitaire des sciences de l’homme d’ Alsace MISHA (2009–2010) 2010. 496 S. mit 4 Tab., 5 Abb., 1 Kte., kt. ISBN 978-3-515-09784-0