Rhétorique et littérature en Europe de la fin du moyen âge au XVIIe siècle 9782503528090, 2503528090

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Rhétorique et littérature en Europe de la fin du moyen âge au XVIIe siècle
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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

Volumes parus 1 Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard Freyburger et Laurent Pernot. 2 Corpus de prières grecques et romaines. Textes réunis, traduits et commentés, par Frédéric Chapot et Bernard Laurot. 3 «Anima mea». Prières privées et textes de dévotion du Moyen Age latin, par Jean-François Cottier. 4 Rhétorique, poétique, spiritualité : la technique épique de Corippe dans la «Johannide», par Vincent Zarini. 5 Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité. Textes réunis et édités, par Nicole Belayche, Pierre Brulé, Gérard Freyburger, Yves Lehmann, Laurent Pernot, Francis Prost. 6 Carmen et prophéties à Rome, par Charles Guittard. 7 L’hymne antique et son public. Textes réunis et édités, par Yves Lehmann.

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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

8 Rhétorique et littérature en Europe de la fin du Moyen Age au XVIIe siècle

Textes réunis et édités par Dominique de Courcelles

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© 2008, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2008/0095/5 ISBN 978-2-503-52809-0 Printed in the EU on acid-free paper

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PRÉFACE Avec ce volume sur Rhétorique et littérature en Europe, la collection RRR se tourne, pour la première fois, vers l’époque moderne. Dans le cadre studieux et élégant de la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel, Dominique de Courcelles a réuni des spécialistes internationalement connus, qui se sont penchés sur la littérature européenne et l’ont examinée sous l’angle de la rhétorique. De grands auteurs, comme Machiavel, Shakespeare, érasme, Cervantès, et d’autres moins célèbres – que l’on découvrira avec intérêt – sont ainsi passés au crible. Et l’on s’aperçoit alors que la rhétorique est omniprésente, une rhétorique inscrite dans les problèmes du temps, dans les problèmes religieux en particulier, mais aussi, conjointement, appuyée sur les modèles antiques. Que le lecteur entre dans cette silve : il constatera, selon les mots d’un des auteurs du volume, que « ce voyage qui a l’allure d’un parcours sinueux du “fleuve-désir” […] est savamment orchestré par la reine et par Dame Rhétorique ». Gérard Freyburger & Laurent Pernot

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Introduction La tradition rhétorique, qu’elle soit celle des orateurs, des théoriciens ou des philosophes, si diverse et parcourue de tensions propres à chacune des positions, prétend être une discipline à vocation universelle, dépositaire de toute une série de thèmes, embrassant tous les domaines de la culture et de la vie politique. A la Renaissance et dans la première modernité, avec la naissance de la philologie et l’avènement de nouveaux savoirs liés au développement de l’imprimerie et à la découverte des nouveaux mondes, l’art du discours, tel que le concevait la tradition aristotélicienne, trouve de nouvelles applications et se modifie. La tradition rhétorique se révèle être un champ d’orientations distinctes, de divergences et de conflits. Les pratiques de la rhétorique qui s’exposent alors de façon exemplaire dans la littérature, comme les romans, les recueils de nouvelles, la poésie, les ouvrages de mélange, sans oublier les images qui les illustrent, voués à une grande diffusion grâce à l’imprimerie et à la circulation des livres, se trouvent écartelées entre esthétique et logique. Il y a des usages réels de la langue qui font que la langue vernaculaire devient une des formes de la rhétorique et que s’estompe la distinction entre esthétique et logique. Telles sont les délibérations et polémiques privées et publiques entre les personnes, la mise en forme des savoirs ou des coutumes dans les récits, l’exposition des pouvoirs politiques et religieux, la délimitation des rôles féminins et masculins. La persuasion et la métaphore sont toujours l’objet d’enjeux, cependant que l’on observe une mise en question des modèles épistémologiques classiques, l’affaiblissement, voire la critique, de la rationalité philosophique, l’importance donnée à l’intersubjectivité sous sa forme dialogique. Le sujet interprétant et écrivant advient en effet à la conscience de soi comme auctoritas propre et revendique son autonomie politique, sociale, morale, religieuse. La prise de parole ressortit à la création, souvent difficile et controversée, d’un espace public de parole dans et par la littérature. La politique et la morale ne sauraient s’abstraire de la rhétorique. La lecture des contributions réunies montre bien comment la création d’un espace public de parole n’est pas dissociée de l’exploitation du fonds rhétorique, en tant qu’appropriation d’une histoire et d’une langue, effectuée au sein d’une communauté spécifique par des auteurs qui ont eux-mêmes leurs caractéristiques culturelles et sociales. Il est remarquable que ces auteurs ne cessent de fonder leurs œuvres propres sur des permanences ou des rémanences de l’Antiquité. En raison des grands événements qui configurent toute l’histoire européenne de la fin du Moyen Âge au XVIIe siècle, il est également remarquable que la rhétorique, en fin de compte, ne sache s’abstraire du religieux : toute pratique de la rhétorique informe sur la représentation de la vérité, sur l’appréciation des doctrines, sur l’affirmation de foi. Le présent volume est issu d’un colloque qui a eu lieu à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel, les 9-11 octobre 2003. Le Professeur Dr. Friedrich Niewöhner († 2005), alors directeur de la Forschungsförderung und wissenschaftliche Verans3

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introduction

taltung de la célèbre bibliothèque, a bien voulu accepter favorablement le projet que je lui présentais et veiller à sa bonne réalisation ; je lui en suis très reconnaissante. Le Professeur Dr. Ulrich Johannes Schneider, alors directeur des Forschungsprojekte, Partnerschaften und Sponsoring, directeur adjoint de la bibliothèque, a ouvert le colloque et honoré de sa présence plusieurs séances ; qu’il en soit remercié. Au cœur de l’Europe, la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel constitue un lieu privilégié de recherche et de partage des savoirs. Je suis très honorée d’avoir ainsi participé aux activités de cette institution et d’avoir contribué, à ma mesure, à établir des liens entre les romanistes de différents pays. Je remercie vivement la bibliothèque et son directeur, le Professeur Dr. Helwig Schmidt-Glinzer, qui, par sa générosité, a permis la tenue de ce colloque international. Je me réjouis que les participants venus de différents pays (états-Unis, France, Allemagne, Espagne, Belgique, Italie) aient pu découvrir et apprécier les remarquables collections du lieu. Enfin, je dis toute ma gratitude à M. Christophe Lebbe, Directeur éditorial, et aux professeurs Gérard Freyburger et Laurent Pernot, directeurs de « Recherches sur les Rhétoriques Religieuses », qui ont accepté de publier le présent volume dans cette collection de la prestigieuse maison d’édition Brepols. Dominique de Courcelles Centre National de la Recherche Scientifique UMR 5037 CERPHI

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PREMIèRE PARTIE LES NOUVEAUX ESPACES VERNACULAIRES DE LA RHéTORIQUE

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QUELS SONT LES VRAIS PÉCHÉS DES HOMMES ? RHÉTORIQUES DE L’ÉTAT D’URGENCE DANS LA FLORENCE des GUERREs d’italie (SAVONAROLE, MACHIAVEL, GUICCIARDINI) 1 « ainsi fut-il loisible à Charles roi de France de prendre l’Italie avec une craie : et celui qui disait que nos péchés en étaient cause disait la vérité ; mais ce n’étaient pas du tout ceux qu’il croyait, mais ceux que j’ai raconté ; et puisque c’étaient là péchés de princes, ils en ont souffert les peines eux aussi. » Prince/De principatibus, XII, 9

Rhétorique et écriture de la politique Il ne va pas complètement de soi, dans un colloque sur les « Pratiques de la rhétorique dans la littérature de la fin du Moyen Age et de la première modernité », d’évoquer les noms de Savonarole, de Machiavel ou de Guicciardini et ce pour au moins deux raisons. En premier lieu, Machiavel figure plus souvent dans les histoires de la philosophie ou de la pensée politique que dans celles de la rhétorique, même si, à l’occasion, on se plaît ainsi volontiers à rappeler les charges explicites de Machiavel contre les ornements de la rhétorique humaniste contenues dans la lettre de dédicace du Prince

1 Cette communication est indissociable des travaux que, depuis plus de quinze ans, je mène en collaboration avec Jean-Claude Zancarini dans le cadre du CERPPI (Centre de recherches sur la pensée politique italienne de l’Ecole Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Lyon intégré aujourd’hui dans l’UMR 5206 Triangle). Les propositions et les idées exprimées ici sont le fruit de ce travail « dual » qui a débouché pour l’heure sur des éditions françaises commentées de plusieurs œuvres de Savonarole (Sermons, écrits politiques et pièces du procès, Paris, Seuil, 1993), de Guicciardini (Avertissements politiques – traduction des Ricordi- , Paris, Le Cerf, 1988 ; Histoire d’Italie, Paris, Laffont, Bouquins, 2 volumes, 1996 ; Ecrits politiques – traduction du Discours de Logrogno et du Dialogue sur la façon de régir Florence, Paris, PUF, 1997) et de Machiavel (Le Prince / De Principatibus, nouvelle traduction suivi d’un commentaire linéaire et d’une étude sur « La langue du Prince », Paris, PUF, 2000) ainsi que sur un ouvrage à quatre mains La politique de l’expérience. Etude sur Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin (Alessandria, Edizioni Dell’Orso, 2002). Pour ce qui concerne la question des enjeux de ces traductions je me permets de renvoyer à J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, « Les enjeux de la traduction : traduire les penseurs politiques florentins de l’époque des guerres d’Italie », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145, décembre 2002, p. 84-94.

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ou à la fin de l’Art de la guerre2. Quant aux deux autres « auteurs » cités, l’intérêt pour eux n’a en général été qu’anecdotique au-delà des Alpes3. En second lieu – si l’on excepte l’attention accordée parfois à Machiavel dans l’histoire du théâtre au nom de la rédaction de Clizia et surtout de la Mandragore – il a longtemps4 été rare de trouver trace de ces trois auteurs dans une réflexion sur la « littérature »5. Et pourtant, il est fréquent que l’on considère que, dans leur brièveté même, le Prince ou les Ricordi - les « avertissements » de Guicciardini - font partie des chefs d’œuvre de la littérature italienne ou encore que l’ Histoire d’Italie (cette Storia d’Italia sur laquelle Guicciardini mourut en 1540) déploie tout au long de ses vingt livres et de ses deux mille pages de texte, le premier exemple achevé de prose classique dans une langue vulgaire moderne pouvant prétendre à une certaine universalisation, à une « délocalisation » égale à celle que procure le recours aux langues anciennes. C’est le premier terme du titre de notre colloque qui me permettra de dépasser ce double paradoxe : du même coup, il occupera un rôle central dans mon questionnement et dans l’intervention qui va suivre. Nous sommes en effet réunis pour parler de « pratiques de la rhétorique » : ce qui m’intéresse donc ici, au-delà des méta-discours sur la rhétorique, ou des injonctions prescriptives sur la bonne (ou la mauvaise) ­rhétorique, ce sont donc bien les usages réels de la langue, la langue en actes si l’on

2 Prince : « Cette oeuvre, je ne l’ai ni ornée ni emplie d’amples clausules, ou de mots ampoulés et magnifiques ou de quelque autre séduction et ornement extrinsèques, avec lesquels beaucoup ont coutume d’écrire et d’orner leurs ouvrages parce que j’ai voulu soit qu’aucune chose ne l’honore soit que la seule variété de la matière et la seule gravité du sujet le rendent agréable. » Art de la guerre : « Nos princes d’Italie croyaient, avant d’avoir goûté les coups de guerre d’Outre-monts, qu’il suffisait à un prince de savoir imaginer, dans son cabinet, une réponse acérée, écrire une belle lettre, faire preuve dans ses dits et paroles de finesse et de promptitude, de savoir ourdir une ruse, se parer de joyaux et d’or, dormir et manger avec plus de splendeur que les autres, vivre dans la débauche, se gouverner avec avidité et superbe envers ses sujets, croupir dans l’oisiveté, donner les grades dans l’armée par faveur, mépriser quiconque leur eût montré quelque louable chemin, vouloir que leurs paroles fussent autant d’oracles ; et ils ne se rendaient pas compte, les malheureux, qu’ils se préparaient à être la proie de quiconque les attaquerait. De là naquirent, en 1494, les grandes épouvantes, les soudaines fuites et les miraculeuses défaites ; et ainsi, trois très puissants Etats d’Italie ont été plusieurs fois mis à sac et pillés. Mais ce qui est pire, c’est que ceux qui nous restent demeurent dans la même erreur et vivent dans le même désordre ». 3 Il est indicatif de constater que l’index de l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne publiée en 1999 aux PUF, sous la direction de Marc Fumaroli, propose 14 occurrences des noms de Machiavel, Savonarole et Guicciardini (dont 9 figurent dans ma contribution au volume, intitulée « La guerre, l’amour et les mots : rhétorique et langue vulgaire dans l’Italie du XVIe siècle »). 4 Font exception à ce constat certains travaux de Carlo Dionisotti (notamment « Machiavelli letterato » et « Machiavelli e la lingua fiorentina » in Machiavellerie, Torino, Einaudi, 1980, p. 227-364) ainsi que quelques unes des communications de deux colloques récents publiés chez Salerno, Machiavelli, politico, storico e letterato et Cultura e scrittura di Machiavelli (Roma, Salerno Editore, 1996 et 1999). 5 Les critiques qui suivent une autre voie ont d’ailleurs souvent perçu leur propre intervention comme un peu provocatrice - à l’image de Giorgio Barbero Squarotti dans son Machiavelli e la scelta della letteratura- Roma, Bulzoni, 1987- d’où d’ailleurs une certaine tendance chez eux « à tordre le bâton dans l’autre sens », de façon discutable.

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m’autorise l’expression (et sans, précisons-le d’emblée, qu’il y ait dans ces mots le moindre clin d’œil à la linguistique pragmatique des actes de parole austiniens), tout ce qui fait que la langue devient un des instruments, ou plutôt une des formes6, de la politique républicaine et, par voie de conséquence, de la rhétorique (mais il faudra s’interroger sur la nature de cette rhétorique particulière), tout ce qui fait que l’écriture devient une pratique indissociable de l’action, une des composantes même des processus de décision, autant et plus que des procédures d’analyse. Avant d’entrer dans le vif du sujet il me semble qu’il est nécessaire toutefois d’évoquer deux ambiguïtés possibles de mon propos. Je viens de dire que la place dans l’histoire de la rhétorique des penseurs républicains de la Florence de la Renaissance était limitée. Ce constat souffre une notable exception à travers une très importante lignée d’études anglo-américaines qui, elle-même, se décline selon deux axes partiellement contradictoires, l’un technique et l’autre idéologique. a) Le premier de ces deux axes (marqué entre autres par les travaux de Nancy Streuver, Eugene Garver, Michael Mac Canles, Kenneth Burke, Victoria Kahn, Timothy Hampton, John Lyons, A. J. Parel7), s’attarde sur la mécanique de la persuasion et/ou sur celle des figures ou tropes, faisant ainsi du texte machiavélien (Savonarole et Guicciardini sont peu connus de ces auteurs et, surtout, rarement liés à la question machiavélienne) un texte typiquement « rhétorique » entièrement tourné vers une stratégie de conviction de ses lecteurs. Victoria Kahn affirme ainsi que « Machiavelli does not supplant rhetoric with a more realistic view of politics but rather makes politics deeply rhetorical than it had been in the earlier humanist tradition » et que « we cannot understand his political thought without analyzing his rhetorical practice »8. b) Ces auteurs retrouvent ainsi, au passage, les fondements de la polémique menée par Annah Gray et Siegel, il y a une trentaine d’années, contre les promoteurs du deuxième axe évoqué plus haut, celui qu’on pourrait nommer « le courant républicain classique », qui - de la définition d’un « humanisme civique » florentin dans l’œuvre d’Hans Baron sur la première moitié du XVe siècle (The crisis of the early Florentine Humanism) aux travaux de John Pocock (The Machiavellian Moment) et

6 Voir, à ce propos, Walter Benjamin, « Sulla lingua in generale e sulla lingua dell’uomo », in Angelus novus, Torino, Einaudi, 1995 (réedition de 1962, édition originale allemande 1955), p. 53 sqq. 7 K. Burke, A Rhetoric of Motives, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1969, E. Garver, Machiavelli and the History of Prudence, University of Wisconsin Press, 1987, M. Mac Canless, The Discourses of Il Principe, Malibu, Undena Publications, 1983, T. Hampton, Writing from History : Rhetoric of Exemplarity in Renaissance Literature, Ithaca, Cornell University Press, 1990, John D. Lyons, Exemplum, Princeton University Press, 1989, A. J. Parel, « Machiavelli’s Use of Civic Humanistic Rhetoric » in Rhetorica, 8, 1990, p. 119-136, N. Struever « Machiavelli and Critique of the avalaible Languages of Morality in Sixteenth Century » in Id., Theory as Practice : Ethical Inquiry in the Renaissance, University of Chicago Press, 1992, p. 147-181, V. Kahn, Machiavelli Rhetoric, Princeton University Press, 1994. Témoignage de ce groupe d’études peut être l’ouvrage collectif dirigé par V. Kahn et Albert Russel Ascoli, Machiavelli and the Discourse of Literature, Ithaca, Cornell University Press, 1993. 8 Op. cit., p. 8 et 11.

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de Quentin Skinner (The Foundations of modern political Thought)9- propose de penser, non sans adopter des chronologies différentes plus ou moins amples selon les auteurs, la continuité d’une pensée républicaine antique (essentiellement romaine, voire cicéronienne, tout au moins pour l’école dite de Cambridge) dans la Florence de la Renaissance (et au-delà, puisque Pocock projette cet héritage jusqu’à la glorieuse révolution anglaise et jusqu’aux pères fondateurs américains). Si je ne situerai mon propos ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux directions données aux études sur la rhétorique des hommes politiques florentins, en général, ou sur la rhétorique de Machiavel, en particulier, ce n’est pas, loin de là, que je dénie tout intérêt à leurs conclusions respectives : les premières œuvres citées ont eu l’immense mérite d’insister sur l’étude des formes d’une expression que l’on pouvait avoir tendance à analyser uniquement à la lumière de l’histoire des idées ; les secondes ont à juste titre mis l’accent sur l’importance de l’enracinement profondément républicain des discours politiques des principaux auteurs florentins de ce temps-là. Le point de départ que je propose (et que je ne pourrai traiter que d’une façon schématique dans le cadre restreint de cette communication10) est différent parce que j’entends m’appuyer sur deux des composantes – fondamentales, selon moi – de toute réflexion sur les « pratiques de la rhétorique »11 : d’une part le type d’instrument langagier adopté – à savoir ici la langue vulgaire – et, d’autre part, et indissolublement, les circonstances historiques particulières dans lesquelles celui-ci est utilisé – en l’occurrence, les guerres d’Italie durant lesquelles pendant plus de trente ans la république florentine lutte pour ne pas disparaître12. Ce retour aux conditions de possibilités des « pratiques » rhétoriques me semble d’autant plus justifié que les discours étudiés se déploient dans une période d’incertitudes, d’ambiguïtés, de bouleversements, bref de « crise », cette « variation de

9 On remarquera que ces travaux remontent à la période 1950-1975 (respectivement 1950, 1975, et 1973) mais ont été tardivement traduits et reçus en France (Paris, PUF, 1996 pour Pocock et Paris, Albin Michel, 2001 pour Skinner, Baron n’ayant quant à lui jamais été traduit en français). 10 Je renvoie pour plus d’amples développements aux postfaces que nous avons écrites pour nos éditions françaises du Prince de Machiavel et des Ecrits politiques de Guicciardini ainsi qu’à ma contribution à l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (op. cit.) intitulée « Rhétorique et langue vulgaire en Italie du XVIe siècle : la guerre, l’amour, et les mots » et à mon étude « Retorica della guerra, retorica dell’emergenza nella Firenze repubblicana », Giornale critico della filosofia italiana, LXXXV, fasc. septembre-décembre 2006, p. 389-411. 11 Elles peuvent être tenues pour « fondamentales » dans la mesure où, chronologiquement, elles sont premières et dans la mesure où, mécaniquement, elles conditionnent lesdites « pratiques ». 12 Voir, à ce propos les réflexions d’Emile Benveniste dans «  Le langage et l’expérience humaine » [in Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Paris, Gallimard, 1974 (réédition), p. 67-78]. Benveniste y insiste sur deux « catégories fondamentales du discours, d’ailleurs conjointes nécessairement » : la personne et le temps. De ce fait, il distingue temps physique (temps du monde), temps chronologique (temps des événements, lesquels ne sont pas le temps mais dans le temps) et temps linguistique («  organiquement lié à l’exercice de la parole », il a «  son centre dans le présent de l’instance de parole »).

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toutes les choses du monde » évoquée tour à tour par Savonarole, Guicciardini et Machiavel13. J’ajouterai, pour conclure ces considérations préliminaires, que c’est d’ailleurs là l’origine des distances que je suis amené à prendre par rapport aux traitement les plus fréquents de la question chez les auteurs anglais et américains cités plus haut : je considère en effet que, dans leurs études, sont insuffisamment pris en compte les effets de la rupture provoquée par ce que l’on peut appeler « l’état de guerre permanent » depuis 1494 et que, par ailleurs, ils négligent à l’occasion le lien constant chez les auteurs florentins entre leurs textes et leur action politique dans le monde. Machiavel ou Guicciardini n’écrivent pas seulement parce qu’ils ont le temps de le faire ou parce qu’ils sont retirés des affaires, ils prennent la plume pour convaincre mais aussi et surtout pour agir. Dans cette perspective, il faut repartir des mots de la politique et de sa langue pour saisir quel type de rhétorique sera privilégié par ces auteurs. A la question technique « quels sont les instruments et les choix rhétoriques – selon les catégories et répertoires traditionnels prédéfinis de la rhétorique classique – de Savonarole, Machiavel ou Guicciardini dans leurs pratiques d’écriture ? » ou à la question idéologique « comment se nouent ou ne se nouent pas- dans leur pensée politique- les différents héritages des valeurs de justice et d’éthique portées par la rhétorique classique ? » je substituerai donc celle qui consiste à se demander « quelle langue de la politique utilisent-ils ? Pourquoi et avec quels effets ? ». Raisonner ainsi peut nous aider à concevoir le terme de rhétorique dans un sens qui ne relève pas seulement de l’éloquence et de la formation de l’individu, à revenir à la question cicéronienne par excellence du lien (ou de l’opposition) entre philosophie, politique et rhétorique, entre vie active et vie contemplative, entre théorie et pratique, le tout au nom d’une parole qui veut ne pas se contenter d’être belle et juste. Une telle posture pourrait nous aider à revenir à la question de l’« effectivité » de la parole, de sa production d’effets. Dans la « vérité effective de la chose » de Machiavel – Prince, XVI – et dans la « nature des choses en vérité de Guicciardini » – Dialogue sur la façon de régir Florence –, la « chose » est aussi le mot, ce qui après tout relève d’un autre moyen de retrouver ce lien entre res et verba dont on dit souvent qu’il s’est distendu avec la crise de l’humanisme à la fin du XVe siècle. Si dans la réflexion sur la littérature on a pu opposer parfois scrittori di cose et scrittori di parole (et si, avec les auteurs qui seront évoqués ici, nous sommes de toute évidence du côté des premiers), il faudra pour aller de l’avant faire place nette de l’ambiguïté qui est au cœur de cette opposition idéaliste : pour rendre compte des textes de ces « écrivains de choses » il convient d’analyser leurs « mots » puisque ces derniers sont parties prenantes de la constitution desdites « choses ». Je présenterai donc, pour la clarté de mon propos, mon intervention en quatre volets : après une brève présentation de la situation de la langue vulgaire dans la Florence de la fin du Quattrocento, j’aborderai successivement la rupture savonarolienne (quand la parole devient une arme essentielle de l’action politique), l’ère du soupçon

13 Pour une synthèse rapide sur les Guerres d’Italie et leurs effets, voir Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Les guerres d’Italie. Des batailles pour l’Europe, Paris, Gallimard, 2003.

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sur les mots introduite par Guicciardini et, enfin, la tentative de dessiner une parole des armes chez Machiavel, le but étant non de juxtaposer mais de faire dialoguer ensemble ces trois rhétoriques de l’état d’urgence et de montrer leur complémentarité.

La langue vulgaire dans la Florence de la fin du Quattrocento Le premier constat à formuler c’est que la langue de la politique dans la Florence des Guerres d’Italie ne va pas complètement de soi. Certes, le toscan a acquis ses lettres de noblesse et se trouve même être la seule langue vulgaire européenne à pouvoir s’appuyer sur une véritable tradition littéraire classique fondée sur les « trois couronnes » (Dante, Pétrarque, Boccace). Les Florentins ont d’ailleurs usé et abusé de cet argument durant le Quattrocento pour faire reconnaître la légitimité de l’écriture vulgaire mais, surtout, pour dénier la nécessité de régler une langue naturellement belle, copiosa et parfaite, bien qu’elle soit encore dans son « adolescence » selon les termes de Cristoforo Landino ou de Laurent le Magnifique14. Toutefois, après le relatif échec du projet albertien de défendre trois caractéristiques essentielles de la langue vulgaire (l’autonomie d’un toscan contemporain par rapport au latin et par rapport à la langue des trois couronnes ; la spécificité d’une poésie noble en langue toscane (on connaît à quelle impasse conduisit le Certame coronario) ; enfin, la possibilité d’une prose toscane de vérité – philosophie, religion, histoire – illustrée par ses Livres de la Famille), cette langue reste peu et mal réglée (elle n’a ni grammaire15, ni dictionnaire, ni rhétorique qui lui soient propres). Si elle a conquis, dans les faits, une primauté dans les usages quotidiens des petites cours italiennes, dans la prédication, dans les affaires commerciales, voire, souvent, dans les énoncés politico-diplomatiques des chancelleries de la péninsule, il s’agit d’une langue encore fragile, qui est fondée – hors de Florence – sur une koiné courtisane qui la laisse ouverte à toutes les contaminations et à toutes les expérimentations (dans le domaine littéraire l’exemple extrême de cette situation est la rédaction de l’ Hypnerotomachia Poliphili, publiée par Aldo Manuzio en 1499). Par ailleurs, même dans la Florence de la cour médicéenne, avant 1494, la langue vulgaire littéraire a été confinée dans l’expérimentation bucolique pseudo-populaire du cercle de Laurent, dans la revendication d’une histoire continue de la poésie toscane du XIIIe au XVe siècle (illustré par la raccolta aragonese de 1477), dans la pratique des volgarizzamenti chers à Landino ou dans la monumentalisation de la Divine Comédie au fil du commentaire néo-platonicien qu’en a donné ce même Landino en 1481 (avec quelque intention polémique d’ailleurs par rapport aux choix culturels dominants des proches du maître de Florence, notamment ceux de Poliziano). C’est ce qui peut faire dire, non sans raison, aux historiens de la rhétorique que, dans les dernières années du XVe siècle, les morts de Poliziano, de Pic puis de Ficin marquent symboliquement une dissociation des res et des verba et une crise de la

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Voir la prolusione petrarchesca de Landino et l’introduction de Laurent de Médecis à son Commento ai miei sonetti. 15 La Grammatichetta albertiana, rédigée en 1437, quel que soit son intérêt, n’a pas de grande influence dans les débats sur la question de la langue. Voir l’édition récente de ce texte par G. Patota (Roma, Salerno Editrice, 1996).

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rhétorique humaniste et de ses liens avec la politique16. Symétriquement, nous sommes en un moment où Florence, qui avait été depuis un siècle le centre des débats les plus importants sur la question de la langue, perd sa place dans un débat qui migre, d’une part, vers l’aire vénéto-padane (où Pietro Bembo va imposer rapidement dès les premières années du siècle les règles d’un possible classicisme vulgaire) et, d’autre part, vers les milieux courtisans (où sont posés les termes de l’alternative entre littérature et conversation, au nom d’une articulation entre oralité et écriture).

Savonarole ou l’arme de la parole L’homme clé à Florence pour comprendre cette double crise est le prieur du couvent des dominicains réformés de San Marco : Savonarole17. Entre 1494 et 1498, la nouvelle parole savonarolienne passe par ses innombrables sermons ou, quand la prédication lui est interdite, par ses écrits qui restent les sermons d’un prédicateur sans chaire. La parole républicaine polymorphe qui, au même moment, connaît à Florence un développement quantitatif notable peut d’ ailleurs être considérée comme son pendant laïc (pensons à ce propos à la multiplication à partir de 1494 des histoires, chroniques, discours d’intervention, procès-verbaux des pratiche – ces réunions des sages citoyens requis par la Seigneurie pour donner un avis sur les décisions à prendre dans l’état d’urgence – etc.). Paroles de réforme religieuse et paroles de réforme laïque proposent des réponses, parfois différentes, à une même question : comment redonner sinon un sens du moins une intelligibilité à l’histoire en cours, à cette histoire immédiate du temps présent qui devient matière unique et obligée du discours civique ? Toutes deux sont en rupture avec l’élitisme sophistiqué de Politien et avec la confiance de Laurent le Magnifique dans les capacités naturelles du Florentin à dire le monde en mouvement : elles cherchent à décrire et corriger les « péchés » des Florentins, même si elles ont une définition différente de ceux-ci comme le montre le jeu de mots de Machiavel sur ce terme au chapitre XII du Prince18. Voir sur ce point l’article de Perrine Galand-Hallyn sur la « Rhétorique à la fin du Quattrocento (1475-1500) », dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, M. Fumaroli [éd.], op. cit. 17 A cet égard, il est possible d’émettre des réserves quant à la place faite par P. Godman (From Poliziano to Machiavelli, Florence, Olschki, 1996) à Marcello Virgilio comme chaînon manquant entre Poliziano et Machiavel. Il est vrai que, comme le montre Godman, Marcello Virgilio dans sa leçon introductive en 1494 au studio où il succède à Poliziano (il sera élu plus tard premier chancelier le 16 février 1498), souligne que la rhétorique a été négligée pendant 60 ans car la cité n’était pas libre (Godman, p. 157-59) et qu’elle redevient maintenant le soutien de la loi et des armes (cf sa lecture de l’Enéide en 1495) et le pilier d’un consensus dans la cité. Mais sa rhétorique reste fondée sur une pratique littéraire et philologique encore plus absolue que celle de Politien (il utilise significativement le vocabulaire politique -en latin- pour dire l’activité du grammaticus). En composant les héritages de Bruni et de Politien, il perd la spécificité du moment historique qu’il avait failli comprendre et sa posture rhétorique n’a ainsi rien à voir avec celle qui se dessine chez les « politiques » florentins de ce temps. 18 Il s’agit du passage placé en exergue de ma communication. Voir Prince/De Principatibus, traduction et commentaire de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, PUF, 2000, XII, 9 : « ainsi fut-il loisible à Charles roi de France de prendre l’Italie avec une craie ; et celui qui disait 16

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Dès 1491, Savonarole, dans son bref Apologeticus de ratione poeticae artis, proclamait la primauté de la parole sacrée des Ecritures ou des Pères de l’Eglise parce qu’« ils tempérèrent leur style après qu’ils eurent été enseignés par l’Esprit Saint » si bien que « à partir de ce moment-là, la vérité des choses leur tint plus à cœur que la perfection des mots » (p. 147). Dès lors, il convient de se méfier des « paroles douces » des pères de l’éloquence, qui peuvent « séduire le peuple » mais sans convaincre (p. 146), et de ne pas aller chercher une connaissance de la rhétorique dans « les livres des poètes et des philosophes » (p. 152)19. Certes, on pourrait relever que de telles remarques s’inscrivent tout simplement dans la lignée de la polémique entre penseurs chrétiens et poètes laïcs qui a une longue tradition notamment en Italie depuis Pétrarque20. Mais les événements qui vont suivre l’automne 1494 vont donner un sens nouveau à ces mêmes mots que nous allons retrouver peu ou prou sous la plume - et c’est cela qui fait sens - d’un Machiavel, ou, surtout, d’un Guicciardini. C’est alors que va prendre une autre signification le refus des « noms absurdes », « impies » ou « indignes » évoqué par Savonarole (p. 154). La question de la nomination des choses et le rejet des discours des « sages de ce monde » prennent en effet une autre importance quand ce qui est en jeu est la survie de la cité prise dans la tourmente des guerres d’Italie. C’est pour cela que la parole savonarolienne change de lieu et de rythme en novembre 1494 : le prieur de San Marco monte en chaire presque tous les jours et il parle à partir du cœur religieux et civique de la cité : le duomo de Santa Maria dei Fiori. D’emblée, les témoins sont surpris, frappés, par la nature de son propos autant que par ce qu’il annonce. Bartolommeo Cerretani, dans sa Storia fiorentina, note qu’il parle alla apostolesca (comme les apôtres) sans se soucier de la rhétorique de la chaire qui fleurit dans le cours de l’époque et notamment à la Curie21. Giovanni Nesi dans son Oraculum de novo secolo, écrit en 1497, souligne

que nos péchés en étaient cause disait la vérité ; mais ce n’étaient pas du tout ceux qu’il croyait, mais ceux que j’ai racontés ; et puisque c’étaient là péchés de princes, ils en ont souffert les peines eux aussi ». Comme dans le passage sur les « prophètes désarmés » du chapitre VI, Machiavel marque ici le renversement théorique qu’il imprime au questionnement sur la guerre. Le jeu sur le mot de « péché » est ainsi significatif de la réflexion conduite par le Florentin sur le sens des mots et le détournement que l’on peut leur faire subir au gré de la logique du discours tenu. Toutefois, dans ce passage, comme dans le chapitre VI d’ailleurs, Machiavel admet que, si sa réponse est bien différente de celle du dominicain, sa réflexion partage bien des interrogations et des enjeux de celle de Savonarole. Le terme de « péché », attribué aux princes italiens, est employé aussi dans Discours II, 18 chapitre consacré d’ailleurs à la défense de la primauté de l’infanterie sur la cavalerie (« parmi les péchés des princes italiens qui ont fait l’Italie esclave des étrangers il n’y en a est pas de plus grand que d’avoir (…) apporté tous leurs soins à la milice à cheval. Ce désordre est né à cause de la malignité des chefs et de l’ignorance de ceux qui tenaient les États ») et dans l’ Art de la Guerre (livre II, op. cit., p. 367-368 : « le seul péché pour lequel, elle [l’Italie] a été pillée, ruinée et parcourue par les étrangers a été qu’elle n’a pas pris grand soin de sa milice à pied et qu’elle a réduit tous ses soldats à être des cavaliers »). 19 Je cite le texte d’après l’édition française qu’en a donné Bruno Pinchard (Savonarole, La fonction de la poésie, Genève, L’âge d’homme, 1989). 20 C’est ce sur quoi Bruno Pinchard insiste dans les notes à sa traduction. 21 Voir sur ce point John W. O’Malley, Praise and Blame in Renaissance Rome. Rhetoric, Doctrine and Reform in the Sacred Orators of the papal Court (C. 1450-1521), Durham, Duke University Press, 1979. Fra Mariano da Gennazzaro, dominicain de Santa Maria Novella

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aussi la simplicité du verbe savonarolien, compare le frère à un nouveau Socrate et taxe le philologisme éclectique de son ancien maître Poliziano, qui dominait la Florence des dernières années médicéennes, d’asianisme déplacé. Quand on ne peut plus, selon la vielle habitude attentiste des Florentins, attendre de « godere il beneficio del tempo » ( de tirer profit des bienfaits du temps qui passe), quand il faut réagir sans tarder face aux menaces, les mots doivent être efficaces et immédiats à la mesure de la triple caractéristique du conflit armé qui vient de s’ouvrir : la rapidité, la violence et, pour l’interprétation de ce conflit, la faillite des deux formes de rationalité dominante du Quattrocento (issues pour l’une de la logique naturelle – c’est-à-dire historique – des vieilles institutions communales et pour l’autre de l’humanisme). Mal parler (« dire male ») ce n’est pas seulement s’exprimer de façon discutable, c’est ne pas comprendre ce qui est en train de se passer et ne pas être capable de retrouver une maîtrise du temps bouleversé de la guerre. « Contradire » , ce n’est pas seulement développer une argumentation différente, c’est « parler contre », dans toute la force du sens étymologique de ce verbe, à savoir se poser comme un ennemi de ceux qui cherchent à réformer la cité, à la « convertir », à lui faire changer de vie. Ces « contradicteurs » deviennent dès lors des « ennemis » contre lesquels l’arme de la parole doit être brandie sans discontinuer : cela passe d’ailleurs par un effort notable de définition, de nomination et de classification de tels ennemis (tièdes, enragés, gris – bigi – ou compagnacci) où se mêlent constamment – comme toujours chez Savonarole – le patrimoine langagier citadin (il reprend - et il le dit- les termes que les Florentins utilisent couramment) et celui qui vient de sa formation religieuse et des Ecritures (tel est le terme de « tiède » qui est d’origine néo-testamentaire22). Cela passe aussi par un jeu constant entre la violence réelle et la violence métaphorique, à l’aide de ces mots qui peuvent tuer mais n’entendent pas toujours le faire. Pour mieux convaincre l’auditoire, les citations latines sont toujours glosées et traduites, le prédicateur, procédant pas à pas dans son raisonnement, revenant en arrière s’il le faut et réexpliquant différemment ce qu’il entendait dire, entretient un échange constant avec les fidèles et les citoyens dans lequel chaque sermon n’est qu’une partie de ce long dialogue qui va durer trois ans et demi et dont l’importance sera suffisamment perçue (et suffisamment vite) pour que, de façon significative, tous les sermons de Savonarole soient pris en note à partir du Ier novembre 1494, et seulement à partir de cette date-là, par des scribes, dont le plus célèbre est Lorenzo Violi. De ce fait, là encore, on ne se trouve pas simplement confronté à de vieilles méthodes et techniques de l’éloquence de la chaire : c’est la situation particulière qui conditionne le choix et la dispositio du propos. D’emblée, en effet, Savonarole insiste sur la nouveauté radicale d’un présent qui installe l’état d’urgence au cœur des pratiques politiques de la cité : cette guerre est « nouvelle et insolite » (Sermons sur les Psaumes,

et grand ennemi de Savonarole, en est un bon exemple (voir, à ce propos, l’étude de Marc Deramaix, avec sa bibliographie, intitulée « Consumantum est. Rhétorique et prophétie dans un sermon de Mariano da Gennazzaro contre Savonarole » in Savonarole. Enjeux, débats, questions, A. Fontes, J.-L. Fournel et M. Plaisance (éds), CIRRI, vol. 22, Paris, 1997, p. 174-197). 22 Cf Apocalypse III, 15. Sur ce point, voir J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, op. cit., p. 55-73.

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VII, p. 123-2423) et impose de « bien penser les modalités de l’innovation et ta nouvelle façon de te régir » (Sermons sur Aggée, XV, p. 249). Savonarole définit ainsi l’importance d’une conjoncture (« qualité des temps » selon Machiavel ou « condition des temps » selon Guicciardini) dans laquelle même si les mêmes mots et les mêmes figures reviennent ils le font dans une syntaxe différente puisqu’il s’agit, selon son expression métaphorique, de « chanter au seigneur un cantique nouveau ». D’où une lancinante interrogation du prêcheur appelant à dévoiler, derrière les apparences des mots proclamés, les vraies réalités (qui sont les « vrais » pécheurs, les « vrais » repentis, les « vrais » tièdes, les « vrais » enragés ?). Ce faisant, Savonarole entend proposer aux Florentins presque vingt ans avant le Prince et plus de quarante ans avant l’Histoire d’Italie, une lecture en temps réel, dirions-nous aujourd’hui, de ce qui est en train de se passer et qui échappe aux canons de la politique traditionnelle italienne telle qu’elle sera dénoncée en 1521 par Machiavel dans la dernière page de l’Art de la Guerre. Si, comme le rappelle Paul Ricœur, l’histoire est un récit, effectué le plus souvent post res perditas, la politique s’affirme dans ce cas elle aussi comme un récit mais un récit qui s’effectue en même temps que les choses dont elle traite (voire avant elles) et qui participe de ces choses-ci. Dès lors, il devient essentiel de prendre garde aux mots que l’on utilise.

Guicciardini et l’ère du soupçon Or, il existe à cette époque-là une forme de méfiance par rapport au patrimoine langagier qui est à la disposition des acteurs. L’instance de Savonarole pour repasser au crible de sa propre analyse les idées et les mots traditionnels des Florentins n’est pas seulement le fait d’un homme d’Eglise qui voudrait purifier le vocabulaire des laïcs, l’exorciser de ses dérives profanes. Elle naît de l’incapacité des formes habituelles de raisonnement à rendre compte de façon crédible et productive de ce qui est en train d’advenir. Et frère Jérôme n’est pas le seul à le dire au même moment : on en trouve des traces dans un des lieux où s’exprime une parole politique républicaine diversifiée et représentative par excellence du fonds commun de pensée des citoyens, les réunions des pratiche (sur lesquelles Félix Gilbert attirait l’attention24 et dont les précieux procès-verbaux, conservés dans les archives, ont été récemment mis à la disposition des chercheurs par le remarquable travail d’édition de Denis Fachard25). Il n’est d’ailleurs pas indifférent de rappeler que ce n’est qu’à partir de 1494 que l’usage de la langue vulgaire devient systématique dans les pratiche. Dans une de ces réunions, l’un des participants Guido Manelli s’exprime ainsi, le 5 octobre 1496 : « nous venons souvent à cette tribune pour faire nos longues cicéronades (tulliane) et néanmoins on ne pourvoit pas à l’argent : les médecins discutent entre eux et le malade se meurt »26. 23 Je cite, en traduisant, à partir de l’édition nationale des oeuvres de Savonarole (Rome, Belardetti). 24 Voir Felix Gilbert, Machiavelli e il suo tempo, Bologna, Il Mulino, 1977, p. 64-114. 25 Consulte e pratiche della repubblica fiorentina (1494-1512), 4 volumes, Genève, Droz, 1988, 1993, 2002. 26 Ibid. Volume Consulte e pratiche 1495-1497, op. cit., 2002, p. 296 (“noi vegnamo spesso in su questa aringhiera a ffare lunghe tulliane, et nientedimeno à danari non si provede, e’ medici disputano insieme e llo infermo si muore”).

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Ces tulliane – dans lesquelles Stefano Telve a montré la prégnance de l’ars concionandi classique27 - s’avèrent inutiles parce qu’on n’y prend pas le risque de mettre des phrases nouvelles sur les nouvelles choses et parce que le discours dominant y reste celui de la sagesse mercantile traditionnelle qui regarde à la dépense, préférant voir venir, car l’argent peut toujours en dernier recours acheter la paix, et qui bannit des réunions tout débat contradictoire. C’est de ce constat que part Francesco Guicciardini pour entreprendre de remettre en cause l’ensemble de la tradition républicaine florentine à commencer par les mots de cette tradition. A cet égard, et pour aller vite, le texte le plus achevé est son unique dialogue intitulé Dialogue sur la façon de régir Florence. Dans ce texte, écrit entre 1521 et 1525, Guicciardini entreprend de théoriser cette ère du soupçon qui frappe la langue de la politique républicaine à Florence. Tout comme la république est trop jeune pour une cité trop vieille, la langue de la politique est pour Guicciardini à la fois trop jeune et trop vieille : vieille de sa lointaine origine communale et jeune de sa récente traduction en langue vulgaire ; faible de ses mots usés jusqu’à la trame mais forte de l’usage nouveau et nécessaire qui est fait de ces mêmes mots. Voilà pourquoi Bernardo del Nero, principal interlocuteur du dialogue de Guicciardini, se méfie des mots tirés des « livres » écrits par les « politiques » (où les politici sont pour lui les philosophes qui se sont occupés de penser la cité – même si Cicéron dans le De oratore se méfiait déjà du discidium quasi linguae et cordis, de la dissociation entre dire et faire). De fait, « la douceur des mots » peut étendre sur les faits un voile d’illusion et de dissimulation faisant perdre de vue leurs effets : dès lors : « les hommes se laissent souvent tellement tromper par les mots qu’ils ne comprennent pas les choses »28. Le caractère « substantiel » des « effets » s’oppose dans cette perspective aux « noms et opinions vains »29. La locution sotto nome di, récurrente dans l’Histoire d’Italie, renvoie d’ailleurs à une apparence trompeuse. D’ailleurs, si les mêmes choses dans l’histoire peuvent revenir, cela se fait soit avec les mêmes mots, soit avec des mots différents, soit enfin avec des mots qui changent de sens tout en restant apparemment les mêmes : seul le « bon œil » de l’analyste sait donc les reconnaître et faire ainsi les distinctions nécessaires entre le passé, le présent et le futur (ce qui permet tout ensemble de ne pas opposer conscience de la nouveauté et compréhension de l’héritage, de mettre en place un nouage différent de la politique et de l’écriture de l’histoire et d’entraîner un autre fonctionnement de la caté27

Stefano Telve, Testualità e sintassi del discorso trascritto nelle consulte e pratiche fiorentine (1505), Roma, Bulzoni, 2000. 28 In F. Guicciardini, Opere, vol. 1, Torino, UTET, 1970, p. 336. 29 Quelques exemples dans l’Histoire d’Italie : opposition parole/effetti (“le provisioni de’ franzesi amplissime di parole riuscivano, ogni di’ più, scarsissime di effetti” XVIII, 5), parole/fatti (II, 1 “il duca rispondeva non essere in sua podestà, secondo i capitoli che aveva co’ genovesi, di proibirle, e sforzandosi di sodisfare loro con le parole e dando varie speranze, non cessava d’operare co’ fatti tutto il contrario”), parole/verità (XVIII, 12 “benché con le parole dimostrasse essergli molestissima, nondimeno si raccoglieva che in secreto gli era stata gratissima”), parole/risoluzione (XVIII, 12 “ riportò benignissime parole ma incerta e varia risoluzione”) ; parole/senso (XX, 2 “interpretorono, osservando forse la superficie delle parole ma cavillando il senso”) ; parole/forze (I, 15 “non avendo ardire che con la volontà aderivano a Piero di opporsi, né con le parole né con le forze a tanta inclinazione”).

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gorie d’imitation)30. Du même coup, tous les mots clés du vocabulaire républicain doivent être passés au crible de l’analyse : il faut redire ce que l’on peut entendre aujourd’hui par libertà (puisque Florence n’a jamais connu une « vraie » république31) ou par equalità, popolo, stato, vivere largo (ou stretto), virtù, ragione, bene, male, fama, onore, utile, riputazione, ambizione32. Selon une procédure qui sera capitale dans l’écriture de l’histoire, il ne s’agit pas à chaque fois de reproposer une nouvelle définition abstraite et univoque mais de distinguer en deux temps, successifs ou mêlés, l’énonciation de ce qui est faux (et qui relève souvent des usages que nous dirions aujourd’hui idéologiques, ou moralisateurs, de la notion) et la description de ce à quoi peut renvoyer ledit terme dans une situation donnée (avec comme corollaire la variabilité de la définition au gré des circonstances) : plus que de définitions il s’agit ici de descriptions des mots et des réalités multiples qu’ils recouvrent, et d’une description qui entend confronter des points de vue divers – comme dans une perspective cubiste. Le politique doit procéder à l’image de ces juges qui ne doivent pas chercher les sentences dans les codes mais examiner les faits et construire la sentence au fil du procès en s’appuyant sur la juris-prudentia et grâce, déjà, à leur discrezione33. Alors on peut s’approcher de la « nature des choses en vérité » (la natura delle cose in verità), quitte à parler contre la religion chrétienne, puisque ce qui prévaut reste « la raison et l’usage des États » (cette « force », impensé de Savonarole et horizon de la réflexion de ses successeurs florentins, « force » qui, chez Guicciardini, est d’ailleurs souvent l’opposé des « noms », dans un binôme aussi récurrent que celui qui oppose « noms » et « faits »). Dans les réflexions institutionnelles, cette posture débouche sur le recours fréquent à des adjectifs qui nuancent la rigidité des substantifs, parfois jusqu’à des solutions sophistiquées allant jusqu’à l’oxymore – lequel, évidemment, n’est pas perçu comme tel (Guicciardini évoque ainsi la « tyrannie douce » de Laurent le Magnifique dans ses Storie fiorentine ; on sait qu’un des chapitres fondamentaux du Prince – le chapitre IX – est consacré au « principat civil »). Souvent l’adjectif ou l’adverbe, seuls, peuvent aussi aider à mieux dire que le substantif ce que l’on cherche à exprimer : s’il est malaisé de définir ce que sont le bien ou le mal, Machiavel ou Guicciardini essaient de nous dire ce qui « est bien » ou ce qui « est mal » ; c’est l’homme « vertueux » ou « fortuné » qui dessine les contours de la « vertu » ou de la « fortune » ; l’état bien ou

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Voir aussi dans le dialogue (op. cit.,p. 134) : “el mondo è condizionatocin modo che tutto quello che è al presente è stato sotto diversi nomi in diversi tempi e diversi luoghi altre volte. E così tutto quello è stato per el passato, parte è al presente parte sarà in altri tempi e ogni dì ritorna in essere ma sotto varie coperte e vari colori in modo che chi no ha l’occhio molto buono lo piglia per nuovo e non lo riconosce”. 31 Op. Cit., p. 441. 32 A ce propos, outre le dialogue le discours de Logrogno ou les ricordi sont riches en illustrations sur ce point. 33 Sur la présence de la tradition juridique dans les écrits de Guicciardini, voir Paolo Carta « Guicciardini scettico ? », in Bologna nell’età di Carlo Quinto e Guicciardini, a cura di Pasquini (Emilio) e Prodi (Paolo), Bologna, Il Mulino, 2002, p. 265-282, et Diego Quaglioni, “Politica e diritto in Guicciardini”, ibid., p. 181-197 ainsi que, de ce même D. Quaglioni, A une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, préface et traduction de Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, notamment p. 112-116. Voir enfin le récent volume de Paolo Carta, Francesco Guicciardini, tra diritto e politica, Padova, Cedam, 2007.

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mal « ordonné » nous dit ce que sont les « ordres » ; l’acte « raisonnable » nous rapproche de la « raison » ; la mesure « sûre » est porteuse de « sécurité » ; ce qui est « digne de mémoire ou memorabile » traduit les usages politiques de la mémoire. En d’autres lieux, quand il faut sortir du champ sémantique considéré car aucun adjectif ou adverbe n’est disponible pour dire la complexité, réelle ou souhaitée, du monde, c’est le mot qui se charge de multiples sens (stato, legge, popolo, dominio, umore) ou encore la réalité, espérée ou décrite, qui est dite « tempérée », pour Guicciardini, ou « mixte » pour Machiavel. Bref, seul le temps des choses, la conjoncture dont nous parlions plus haut, est la bonne mesure des mots (ce que Guicciardini nomme dans son dialogue les humeurs, gli umori, de la cité34, reprenant au passage un terme de Machiavel en lui conférant un tout autre sens). D’où l’importance des modi, des façons de faire, des modalités d’agir35. D’où aussi, parfois, une conséquence dramatique : il arrive que l’histoire en cours échappe à la nouvelle rationalisation de la fortune qui permet « l’examen » (traduction possible du mot discorso) et retrouve ce caractère indicible que Savonarole tentait de dépasser : faute de posséder les informations nécessaires sur les événements récents, Machiavel fait brièvement semblant de se trouver dans cette situation en 1513 dans quelques unes de ses lettres à Vettori ; c’est ce qui arrive aussi à Guicciardini en 1527 quand il s’exclame dans une lettre à son frère Luigi « non ho parole pari à concetti miei » (je n’ai pas de mots qui soit à la hauteur de mes idées). On peut aussi rapporter à ce questionnement sur la mobilité des nécessaires et complexes usages de la langue de la politique la place qu’occupe pour Guicciardini dans ses projets de réforme l’introduction de débats contradictoires au sein du Sénat qu’il appelle de ses vœux pour la nouvelle république : ainsi, non seulement l’assemblée peut s’approcher plus près de la vérité des choses grâce à la confrontation dialectique des diverses analyses, mais elle devient une sorte de lieu de formation à la politique comme lieu de formation à la parole publique contradictoire (alors que dans les assemblées traditionnelles de la république les discours se suivent et se juxtaposent sans se répondre pour maintenir la fiction de l’unité de la république dans laquelle factions et partis n’ont, théoriquement, pas droit de cité)36. Et, en définitive, la longue écriture infinie et inachevée de l’Histoire d’Italie, sur laquelle Guicciardini meurt en 1540, n’est-elle pas d’ailleurs –entre autres choses – une tentative tragique de retrouver ce sens qui parfois s’échappe en l’enserrant dans la vision panoptique d’une langue qui se sert de la syntaxe classique pour enfermer l’Histoire, autant que faire se peut, dans les rets de l’historien ?

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Op. cit., p. 399. Voir sur ce point, notre introduction au Prince (op. cit., p. 17-20) ainsi que notre postface « Sur la langue du Prince : des mots pour comprendre et pour agir » (p. 545-610). 36 A la différence de Machiavel, Guicciardini utilise d’ailleurs les différences composante de la rhétorique classique, notamment les deux grands axes de la rhétorique aristotélicienne – judiciaire et délibérative. Voir, sur ce point, son usage des discours en partie double ainsi que sa conception du tribunal de l’histoire et de la conscience telle qu’elle s’exprime dans ses textes de 1527, Consolatoria, Accusatoria et Defensoria. Sur ces trois textes brefs, je renvoie à mon étude intitulée « L’analyse immédiate de la défaite : Francesco Guicciardini du jugement de soi au tribunal de l’Histoire », L’actualité mise et sa en écriture, CIRRI, D. Boillet et C. Lucas-Fibrato (eds.), Paris, 2005, p. 85-102. Seul l’épidictique est laissé par Guicciardini de côté. 35

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Machiavel et la langue des armes Guicciardini explicite donc, notamment dans son dialogue, cet état de la langue de la politique dont il va tirer des conséquences de façon plus systématique dans ses œuvres suivantes (on se contentera d’évoquer ici, faute de temps, les diverses strates des ricordi comme fragments de sens, les cose fiorentine et leur usage des concioni, les harangues fictives et la consolatoria comme examen et critique de la langue républicaine traditionnelle, les considérations et la critique du langage machiavélien, l’Histoire d’Italie)37. Machiavel, quant à lui, avait déjà mis en place cet état de la langue. Il l’avait fait de façon implicite et sans discours de la méthode ou plutôt avec un discours de la méthode limité d’une part au rejet la rhétorique ornée et d’autre part à la défense de la langue florentine naturellement belle et vigoureuse (dans son bref Dialogo o discorso intorno alla nostra lingua qui n’aura aucune circulation). Mais cette langue ne relève pas pour autant d’une génération spontanée. On comprend en effet difficilement le type d’écriture de ses œuvres majeures si l’on néglige le fait que durant ses quatorze années d’apprentissage du « métier de l’état », le Secrétaire Florentin (pour reprendre une antonomase dont on oublie trop souvent l’origine et le sens profond) a exercé justement un métier particulier à la chancellerie, métier qui l’a conduit à écrire des centaines de messages, lettres, instructions, avis, souvent très brefs (dont bonne part sont encore inédits), dans lesquels il devait adopter une langue aussi claire, rapide et précise38 que celle qui est revendiquée dans le Prince.39 37 En 1527, Guicciardini abandonne sa Defensoria en la laissant inachevée au moment de justifier l’entrée en guerre contre les Impériaux et la Ligue de Cognac : pour ce faire, il aura besoin non de quelques dizaines de pages mais de plusieurs centaines de pages d’autres textes (cose fiorentine, considérations, ricordi et surtout Histoire d’Italie) qui lui permettront d’aborder la question sous différents angles et avec de multiples stratégies discursives. C’est dans ces autres textes qu’il va tenter de redonner aux mots leurs sens et d’échapper à ce doute sur la parole républicaine qu’a introduit le réquisitoire de l’accusatoria, de dépasser les calunnie, gridi, sospetti, opinioni vane et autres romori qui brouillent – comme l’ostinazione – la connaissance des faits. La guerre devient un catalyseur, le révélateur chimique d’une existence individuelle qui, dans la charge historique qui lui incombe, perd bonne part de sa singularité et acquiert, par cette perte même, un statut, une position, un lieu d’où il lui est possible de parler et dire l’indicible et l’incompréhensible. L’examen de soi ne débouche pas sur un repli vers l’autobiographie, encore moins sur une prise de distance par rapport à la nécessaire action politique dans ce siècle. Le jugement accepté de ses propres actes ouvre à un recours au tribunal de l’Histoire. 38 Au cours de ces écrits Machiavel insiste souvent sur la nécessité pour lui de décrire des faits par le menu, en faisant la part de ce qui est illusoire, dissimulé, manipulé, sans se préoccuper de juger ni de décider, rôle qui revient aux membres du Conseil des Dix. Pourtant, plus son expérience croît et plus la narration se compose avec les discours (pour reprendre les catégories qui structurent l’importante étude de Andrea Matucci, Machiavelli nella storiografia fiorentina. Per la storia di un genere letterario - Firenze, Olschki, 1991). 39 On pourrait ainsi distinguer deux périodes chez Machiavel : a) Dans un premier temps, celui de la formation et de l’accumulation d’expérience, de la rhétorique à l’état brut où les mots et la syntaxe se cherchent, où l’écriture est en prise directe sur l’activité politique, où la forme de tous les textes est unique même si les écrits sont différents (à l’exception des Decennale comme si l’on avait un seul grand texte non détaché de la pratique) aussi foisonnant qu’infini. Voir sur ce point Machiavelli senza i Medici. Scrittura del potere/Potere della scrittura, J.J. Marchand (ed.), Roma, Salerno, 2006.

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A la construction guichardinienne d’une distance progressive par rapport à son objet (distance qui, pour Guicciardini, culmine dans le dédoublement des harangues de 1527) fait ainsi pendant une forme de dramatisation de la phrase machiavélienne, avec une tension et un rythme qui donne à sa prose une rapidité comparable à celle des armées déployées dans les guerres de conquête. Machiavel a d’ailleurs conscience des effets nouveaux de cette parole et revendique le droit d’emprunter une voie nouvelle en s’écartant de ses prédécesseurs humanistes (critiqués dans son proemio aux Discours) avec une forte vis polemica (qui est moins présente chez Guicciardini)40. Les refus de la neutralité et du juste milieu sont une des traductions politiques de cette attitude (et ce n’est pas un hasard s’ils seront fortement critiqués par Guicciardini… et fortement nuancés par Machiavel à l’occasion – par exemple dans sa défense de la théorie du gouvernement mixte dans les Discours). Les conséquences rhétoriques sont manifestes. Ainsi la syntaxe machiavélienne privilégie ce que l’on peut appeler une cohérence locale, par blocs, par rapport à une cohérence globale (cela est évident dans les Discours du fait de la forme choisie, profondément inédite, mais cela est aussi vrai dans le Prince). Ainsi le lexique choisi laisse une large place à la pluralité des sens de chaque terme, la chose désignée étant définie par des approximations successives qui ne sont pas explicitées. Ainsi encore ce que l’on a cru déceler comme une logique pré-ramiste, quasi scientifique, appuyée sur un questionnement dilemnique fondé sur le tiers exclu, se craquelle vite pour ouvrir le raisonnement à une troisième, une quatrième ou une énième possibilité, parce qu’il est malaisé de soumettre la réalité à un carcan trop systématique. Ces nuances apportées à la structure dilemnique ont leur pendant dans l’écriture historiographique de Machiavel mais surtout de Guicciardini avec le refus d’une causalité unique, qui a sa traduction stylistique dans l’Histoire d’Italie avec les longues phases dites « latinisantes » mais qui sont en fait le reflet d’un processus d’analyse. Cette écriture est ainsi au service d’une tentative pour rationaliser le poids de la fortune grâce à l’analyse des temps et caractères respectifs de l’Etat et de ses hommes. Le vraisemblable devient le but de recherche crédible et cette vérité-là n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ce « tableau de la vérité », cher à un rhéteur comme Sperone Speroni41, que suppose une posture rhétorique au « poing ouvert » (par opposition au « poing fermé » de la philosophie). A la question du pouvoir des mots s’ajoute celle de leur pertinence et de leurs effets, depuis qu’il est clair que la nécessité des temps contraires (i tempi avversi de la

b) Dans un second temps, après 1512, les grands textes de Machiavel, plus achevés mais écrits quasiment tous d’une traite, ou presque, sont chacun uniques à la recherche à chaque fois d’une forme singulière : traité dialogique (le Prince), discours, dialogue, théâtre, historiographie (Istorie fiorentine). On retrouve quasiment la même bipartition – mais sans chronologie aussi claire – chez Guicciardini entre, d’un côté, l’accumulation des discours de circonstances, écrits « de famille » et ricordi, et, d’un autre côté, le Dialogue, la dernière version des Ricordi et la Storia d’Italia ? 40 Même si on remarquera que cette nouveauté ne passe pas par l’introduction de néologismes (voir sur ce point la postface de notre édition du Prince). 41 Voir à ce propos, Jean-Louis Fournel, Les dialogues de Sperone Speroni : Libertés de la parole et règles de l’écriture, Marburg, Hitzeroth Verlag, 1990.

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guerre) s’impose à la langue comme nous le rappelle Machiavel en Discours III, 1242. La rhétorique de la virtù, du courage et de la décision conjugue à nouveau faire et dire, introduisant un nouveau lien entre mots et choses grâce à un troisième terme : les hommes43 . La remise en cause des paradigmes dominants (religion, romanité et tradition communale) est conduite au nom de l’impératif de ne pas tenir comme acquis le lexique et les procédures d’analyse que ces trois héritages ont transmis. De ce fait, si le nouveau paradigme proposé est profondément « rhétorique », ce n’est pas seulement parce qu’il serait tout entier tendu vers la conviction de ses lecteurs potentiels (selon ce qu’écrivent K. Burke et V. Kahn ou, dans une autre perspective, G. Barberi Squarotti), mais parce qu’il s’appuie sur une logique de la probabilité et sur la mise en scène des mots dans une conjoncture donnée par des individus particuliers, eux-mêmes chargés d’une responsabilité historique déterminée, d’une énergie propre et d’un système de valeurs passé au crible des faits et des effets.

Conclusion : une philologie du temps présent Le mot est ici subordonné/postérieur aux cas et aux circonstances, il n’est pas un héritage ingénu et disponible. Pour retrouver une union des res et des verba comme le veulent tous les rhéteurs il faut repartir des res et non des verba. Plus que le lien entre rhétorique et politique, ce qui est subverti est le lien entre philosophie, rhétorique, philologie, littérature et politique voulu par Politien et ébranlé, entre autres, par les coups de boutoir de Savonarole contre les « sages de ce temps ». Les mots pour les Florentins d’après 1494 ne peuvent être l’objet premier de la réflexion, contrairement à ce que sera encore le projet de Manuzio et de Bembo, ce sont les faits et leurs effets qui sont premiers. Et la seule question qui vaille à propos des mots concerne leur capacité à « dire » ces faits, condition sine qua non pour qu’ils deviennent à leur tour des actes (la qualité du mot en soi ne suffit pas pour ce faire), d’où une attention aux circonstances, aux cas, aux détails (les particolari de Guicciardini) et une tension vers les effets de la parole – toutes 42 « quando sia utile alle umane azioni la necessità, ed a quale gloria siano sute condutte da quella ; e, come da alcuni morali filosofi è stato scritto, le mani e la lingua degli uomini, duoi nobilissimi instrumenti a nobilitarlo, non arebbero operato perfettamente, né condotte le opere umane a quella altezza si veggono condotte, se dalla necessità non fussoro spinte ». 43 Il s’agit certes d’abord des hommes d’exception mais pas seulement si l’on pense au statut du « peuple » chez Machiavel et à ce qui nous est dit par le Florentin de la justesse de « l’instinct rhétorique » de celui-ci évoqué par Ezio Raimondi (« La retorica del guerriero », in Politica e commedia, Bologna, Il Mulino, 1998. p. 145-164). Raimondi parle dès lors d’un « extrémisme de la vertu » chez Machiavel et peut affirmer que « la retorica in questo senso non può mentire. Essa suscita un’energia nascosta, la porta a prendere coscienza in se stessa, la mobilita verso un fine mentre mette in gioco la personalità del locutore e decide del suo destino » (Ibid., p. 154). Voir à ce propos le livre IV de l’Arte della guerra où Fabrizio Colonna déclare pour défendre la formation rhétorique des capitaines et le recours aux concioni : « A persuadere o a dissuadere pochi una cosa è molto facile perché, se non bastano le parole, tu vi puoi usare l’autorità e la forza ; ma la difficoltà è rimuovere da una multitudine una sinistra opinione e che sia contraria o al bene comune o all’opinione tua ; dove non si può usare se non le parole le quali conviene che sieno udite da tutti, volendo persuadergli tutti. Per questo gli eccellenti capitani conveniva che fussono oratori, perché, senza sapere parlare a tutto l’esercito, con difficoltà si può operare cosa buona, il che al tutto in questi nostri tempi è dismesso. »

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choses qui sont au cœur d’une posture rhétorique mais en reprenant la question par un autre bout que celui des humanistes : non plus la question de la langue réinventée comme matière de l’imitation tout ensemble des mots et des choses des Anciens, mais la question de la compréhension des choses des modernes et l’adaptation de la langue nouvelle à cette compréhension. La littérature est mise hors jeu, la philologie est placée au service de la critique des sources historiques, la philosophie doit plier devant l’expérience. Cette rhétorique de l’état d’urgence sait à l’occasion reprendre une partie de l’héritage humaniste, par exemple le recours au dialogisme et à la philologie comme interrogation critique sur les mots au service d’une historicisation de la langue. Mais elle réhabilite le conflit et pense la force plus que le droit ou l’éthique44. Cette rhétorique de la guerre est ainsi mise au service d’une histoire du temps présent45 dans laquelle les mots tentent de retrouver un lien nécessaire avec les choses. La leçon de bonne méthode historiciste de la philologie humaniste a été bien retenue mais elle est transmise des textes aux mots et choses de la réalité contemporaine46 : pourquoi ne pas parler de philologie du temps présent ?47 JEAN-LOUIS FOURNEL Université de Paris VIII - UMR 5206 Triangle (ENS LSH)

44 En ce sens V. Kahn a raison de souligner qu’il existe une sorte d’ « anti-humanisme » de Machiavel en affirmant que « Machiavelli’s political thought is inseparable from his rhetorical or internal critique of humanism ». 45 Sur ce point on trouve des réflexions fondamentales dans l’essai récent de François Hartog sur les régimes d’historicité (Régimes d’historicité, Paris, Seuil, 2003). 46 D’où deux conséquences. En premier lieu, Machiavel et Guicciardini se posent à propos du discours historico-politique, en définitive, un problème qui sera au cœur de l’interrogation d’une partie des sciences exactes ou expérimentales aux XIXe et XXe siècles : elle concerne les conditions linguistiques de la pertinence de leurs énoncés ( ou de l’interrogation postérieure des historiens sur la fiabilité de leurs sources – interrogation initiée par Lorenzo Valla), c’est-à-dire sur la nature de leurs discursivités (on pourrait rappeler ici l’opposition de type foucaldien entre nappes discursives et auteurs ou événements). En second lieu, la littérature n’est pas si loin de ces énoncés-là puisqu’ils nous livrent leur vérité des temps dans un propos où la nécessité de l’action peut laisser aussi la place à l’ironie du désespoir quand les mots peinent à se traduire en actes. Carlo Dionisotti a même pu dire à propos de l’écriture machiavélienne qu’il s’agissait de « l’atto istituzionale » qui fondait la nouvelle littérature florentine, spécifique car « prosastica, politica, storica e morale » (voir Machiavellerie, op. cit., p. 120). Notons pourtant, mais le discours à ce propos serait trop long, que cette langue de Machiavel ou Guicciardini, bien qu’elle soit reprise dans la deuxième moitié du siècle par certains lettrés et historiens florentins comme Borghini, Segni, Nerli ou Varchi, n’a pas de grand avenir, car à ces mots-ci manque le substrat historique qui les rendait « nécessaires ». Dès lors, se produit une nouvelle dissociation des res et des verba. 47 La proposition ne relève pas d’une simple boutade ou d’un usage métaphorique du terme de « philologie », même si, pour mieux l’étayer, je renverrai à d’autres travaux en cours. On remarquera que l’on peut relever en effet, au-delà même des questions de formation et d’héritage culturel des auteurs concernés, une certaine communauté de procédure entre leurs méthodes et celles prônées par les humanistes philologues du siècle précédent : appel à recouper les sources, insistance sur les distinctions de conjonctures linguistiques, pratique de la conjecture pour établir le texte (ou, ici, l’analyse des faits), recherche de la meilleure « leçon » etc. … Voir sur ce point le récent numéro monographique de Laboratoire italien, no 7, Philologie et Politique, Lyon, ENS Éditions, 2007, C. Del Vento et J.-L. Fournel.

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LES « HISTOIRES » DE LA SILVA DE VARIA LECCIÓN DE PEDRO MEXÍA : VARIETAS ET ÉVIDENCE, POUR UN ESPACE DE LA PAROLE DANS L’ESPAGNE DU seiziÈme SIÈCLE La Silva de varia lección du Sévillan Pedro Mexía, ouvrage célèbre dans les différents pays d’Europe et en particulier en France sous l’appellation des Diverses Leçons de Pierre Messie gentilhomme de Séville, est incontestablement l’un des livres les plus remarquables du XVIe siècle. Avec son titre délibérément paradoxal, à la fois latin Silva et castillan de varia lección, c’est le premier ouvrage miscellanée en langue vernaculaire castillane. Son auteur, le magnífico caballero Pedro Mexía, comme il se dénomme lui-même, né en 1497, est un homme célèbre dans sa ville de Séville et dans l’Espagne de son temps. Aucun historien ou laudateur de la ville de Séville ne saurait oublier de le mentionner. En juillet 1540, lorsque paraît la première version de la Silva en trois parties et 117 chapitres à Séville, chez l’imprimeur Domingo de Robertis, dédiée à Charles Quint, Pedro Mexía est alcalde, c’est-à-dire juge, de la Santa Hermandad, membre du conseil municipal de Séville, et également cosmographe de la Casa de Contratación de Séville, qui est à la fois maison de commerce entre l’ancien monde et le nouveau monde, bureau de douane, arsenal, lieu de dépôt et d’examen des objets en provenance du nouveau monde, école de cartographie et de navigation. Pedro Mexía participe donc aux activités politiques et économiques de son temps. Il a choisi de se retirer à Séville après avoir étudié pendant dix ans le droit à l’université de Salamanque et sans doute exercé pendant quelques années une charge dans l’administration impériale. Il est fier de sa « patrie » et « nation » sévillane et espagnole, fier de la noblesse de sa famille et de sa pureté de sang, fier de sa connaissance revendiquée de la langue latine et des auteurs classiques, très attaché à la foi catholique. Ses compatriotes lui vouent généralement une grande admiration. Ils retiennent de lui qu’il est « admirable en l’art des mathématiques et de l’astrologie », et ils le dénomment « l’astrologue », « de la même façon qu’Aristote était dénommé le philosophe »1. Ils vantent son immense savoir cosmographique, hydrographique et historique qu’il met au service des gens de mer de Séville2. Mexía apparaît ainsi d’emblée lié aux théories de la connaissance de son époque, cependant que la Silva marque son appartenance au milieu

1 Francisco Pacheco, Libro de descripción de verdaderos retratos de ilustres y memorables varones, 1599. Édition par Pedro M. Piñero Ramírez et Rogelio Reyes Cano, Séville, Diputación Provincial, 1985, p. 309. La notice concernant Pedro Mexía figure p. 307-313. 2 Rodrigo Caro, Varones ilustres en letras, naturales de Sevilla, 1686. Manuscrit de la Bibliothèque Colombine de Séville, cote 84-7-17, p. 22 r et v. Édition par Santiago Montoto, Séville, Real Academia Sevillana de Buenas Letras, 1915, p. 33.

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des humanistes et des hommes de lettres. En particulier, Mexía est un familier de don Fernando Colón, le fils du découvreur de l’Amérique, qui s’est constitué une remarquable bibliothèque. Quelques Espagnols exilés l’accusent d’avoir contribué à l’arrestation et à la condamnation pour luthéranisme d’un savant chanoine de la cathédrale de Séville, Juan Gil, d’être superstitieux et intolérant, sans aucune compétence scientifique. Dès décembre 1540 la Silva de varia lección est réimprimée à Séville chez Juan Cromberger avec dix nouveaux chapitres. Pedro Mexía travaille à son livre jusqu’à ses derniers jours et y ajoute une quatrième partie en vingt-deux chapitres, la plus courte, qui est publiée après les trois premières, séparée, dans la neuvième édition de Juan de Villaquirán à Valladolid au début de janvier 1551. Il y a alors en tout 149 chapitres dans l’ouvrage. Mexía meurt quelques jours plus tard, le 17 janvier 1551. En un peu plus d’un siècle, la Silva de varia lección connaît au moins 32 éditions en langue castillane (29 complètes jusqu’en 1673), et au moins 75 en langues étrangères, parmi lesquelles 30 en italien, 31 en français, 5 en anglais, 5 en hollandais, 4 en allemand. On peut comparer ce succès à celui d’autres ouvrages de la même époque : les livres de Antonio de Guevara, la Célestine ou le Lazarillo de Tormes. En 1576 la Silva fait partie d’une vente de livres à Mexico. Le Sire de Gouberville lit et fait connaître en son manoir normand les Diverses Leçons de Pierre Messie. Montaigne lit-il la Silva sous sa forme castillane ou sous sa forme italienne de Selva di varia lettione,3 ou comme les Diverses Leçons de Pierre Messie ? La Silva de varia lección, dédiée à Charles Quint, n’est pas la seule œuvre de Pedro Mexía. Dès 1545, il publie à Séville chez Juan de León une Historia imperial y cesárea et en 1547, toujours à Séville, chez Domingo de Robertis le premier éditeur de la Silva, des Coloquios o Diálogos, composés de six pièces dialoguées, qui sont également traduits et lui assurent une définitive renommée. En 1548 Pedro Mexía est nommé par Charles Quint chroniqueur impérial « en lengua romance ». Désormais la langue latine n’est plus la seule langue des chroniques du pouvoir. Pedro Mexía, chroniqueur de l’empereur, participe à la représentation, à la figuration du pouvoir. Quelle rhétorique est donc à l’œuvre dans la Silva de varia lección qui a contribué à faire de son auteur l’un des hommes les plus célèbres de son époque, pour le pouvoir royal comme pour ses contemporains, chroniqueur impérial en langue castillane, pour la première fois ainsi qualifié dans l’histoire des chroniques de la monarchie espagnole, et savant sollicité et écouté dans l’une des plus grandes villes d’Espagne et d’Europe, majeure en ce temps d’intenses échanges avec le nouveau monde ? Il est remarquable que ce livre, qui a été un véritable best-seller en Europe et en Nouvelle Espagne pendant plus d’un siècle, est ensuite tombé dans l’oubli, jusqu’à faire l’objet du mépris de certains historiens. Mais cela s’explique aussi par le déclin du genre des miscellanées dans l’histoire de la pensée. Je traiterai de la Silva de varia lección en son édition de janvier1551 intitulée Silva de varia lección, compuesta por el magnífico caballero Pero Mexía. Nuevamente agora, en el año de mil y quinientos y cinquenta y uno, añadida en ella la quarta parte,

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La première traduction italienne de Mambrino Roseo da Fabriano paraît à Venise en 1544 chez Michele Tramezzino.

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por el mismo autor. En la qual se tractan muchas cosas y muy agradables y curiosas. Con privilegio.4.

La rhétorique de la varietas : un savoir mélangé commun, un langage commun Dans les deux textes préliminaires de l’œuvre, c’est-à-dire le « Prólogo dirigido a la Sacra, Cessárea, Cathólica Magestad del emperador y rey nuestro señor don Carlos, quinto deste nombre » et le « Prohemio y prefación de la obra » adressé au « christiano y amigo lector », Pedro Mexía s’adresse aux instances lectrices, l’empereur et ses contemporains, et il indique ses intentions d’auteur. En un temps d’affirmation de l’absolutisme impérial et royal du pouvoir castillan dans la péninsule ibérique et, plus généralement, de la puissance espagnole en Europe, il a une conception des buenas letras en langue castillane -c’est-à-dire dans la langue qui doit être celle de la Magestad du monarque- qui est liée à sa conception du pouvoir et d’un espace public de la parole. Il convient de rappeler ici que la constitution de l’État moderne en Espagne est due aux Rois Catholiques (1474-1516), prédécesseurs de Charles Quint. C’est à leur époque que se mettent en place des structures politiques et sociales appelées à durer et qui ont profondément marqué l’histoire de la culture du XVIe siècle. Déjà quelques siècles auparavant, l’Espagne a acquis une littérature en langue castillane consciente de son originalité. La fin de la Reconquête de la péninsule sur les maures, l’expulsion des juifs et la découverte du nouveau monde, en 1492, sont proches de l’année 1499 où paraît la Célestine. Dans l’ensemble des territoires espagnols -les Espagnes, la Castille occupe une situation prépondérante due à sa position géographique centrale, à son expansion démographique jusque dans les dernières années du XVIe siècle, à son dynamisme économique. Charles Quint, pour s’affirmer maître du pays, doit mener une politique nationale et une politique castillane. Mais la défense de la chrétienté contre les luthériens et contre les Turcs est pendant longtemps le grand souci de l’empereur qui affirme également, par là, sa solidarité avec les Habsbourg d’Autriche. Philippe II (1556-1598) restera fidèle aux orientations de Charles Quint. Comme ce fut le cas entre Rome et le latin, la langue castillane prolonge l’effet de l’influence politique de l’Espagne et de la Castille hors de la péninsule ibérique, et la Castille s’ouvre ainsi au monde et à l’altérité. C’est ce que signifie la célèbre formule du grammairien et philologue Antonio de Nebrija à la fin du XVe siècle : la lengua compañera del imperio. Dès les premières phrases de son prologue adressé à Charles Quint, Pedro Mexía rappelle que c’est selon une « coutume très ancienne et très établie » que les

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Toutes les citations de la Silva de varia lección sont extraites ou traduites de l’édition de Antonio Castro Díaz, Madrid, Ed. Cátedra, 1989-1990, 2 vol. Il s’agit là de la plus récente édition de la Silva en attendant celle d’Isaias Lerner à paraître aux Ed. Castalia à Madrid. Castro a édité le texte de la neuvième édition de Valladolid de 1550-1551, le dernier corrigé par l’auteur lui-même.

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hommes de lettres offrent leurs ouvrages aux princes et que les princes s’en trouvent honorés. Ainsi est bien déclarée l’« importance majeure et profitable des lettres ». Si le discours doit être l’instrument opératoire de la communication humaine, avec sa capacité de persuasion et une efficacité bien propre à ordonner les notions de ceux qui opèrent dans la société « civile », vaquent à ses officia et à ses negotia ou en remémorent les événements historiques, l’homme de lettres se trouve nécessairement lié aux institutions politiques et sociales nouvelles et tourné vers un savoir de caractère philologique et historique. Les exemples précis immédiatement donnés par Pedro Mexía sont destinés à prouver que sa Silva de varia lección s’inscrit dans la suite de traités très pratiques sur l’architecture, la pêche et les poissons, la grammaire et l’agriculture qui ont été offerts à des princes puissants. Le choix de ces quatre disciplines souligne d’emblée que la Silva de varia lección propose un savoir pratique, qui a des applications directes. Également, l’auteur de la Silva déclare qu’il ne saurait donner à son royal et impérial dédicataire des louanges qui pourraient sembler être les paroles vaines et viles de la flatterie ; il préfère rappeler « les faits et toutes les choses » qui désignent concrètement les vertus et grandeurs de Charles Quint : par exemple « la justice si juste, et la paix et sérénité en laquelle vivent vos États », « l’observance et la rectitude dans la foi qui manifestent votre bonté et votre religion » (Prólogo, p. 158), etc. À deux reprises Mexía revient sur l’histoire du roi Artaxerxes acceptant de boire de l’eau dans les mains d’un humble laboureur. L’auteur de la Silva est bien ici celui qui, au centre des savoirs et des sagesses, a la fonction médiatrice de donner par son livre l’eau, c’est-à-dire une forme et un sens bien propres à étancher la soif, c’est-à-dire à éclairer de façon éminemment pratique les savoirs et les sagesses des princes et de tous les hommes. De l’image du roi qui accepte de boire dans les mains du laboureur on passe immédiatement à une autre image et à la conclusion de l’adresse à Charles Quint : l’auteur supplie l’empereur de bien vouloir pénétrer dans la Silva qu’il a plantée de ses propres mains, cette merveilleuse forêt du savoir universel : « Car tout ce que j’écris ici, je l’ai pris chez des auteurs célèbres et approuvés, semblable en cela à celui qui plante de très bons arbres pour son verger ou son jardin ». Et il ajoute encore : « Et bien que cela ne soit pas aussi bien que cela devrait l’être, cependant on y trouve des histoires et matières (ou sujets) bonnes- algunas historias y materias buenas » (Prólogo, p. 159-160). Cette affirmation dans l’Espagne du XVIe siècle évoque inéluctablement l’art de la topique de Raymond Lulle, que les théologiens n’ont jamais négligé. Les historias y materias buenas ce sont aussi les loci lulliens -lugares selon le terme également employé par Pedro Mexía dans la Silva. On peut dire de Dieu tout ce qui est positif, bon, et le dessein de Raymond Lulle, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, est effectivement de faire la liste de toutes les « bontés » de Dieu et de les ordonner en « arbres » merveilleux, chargés d’un irrésistible pouvoir de conversion. Dans les années 15201530, un livre connaît un intense succès, le De inventione dialectica de Rodolphe Agricola de 1480 : lui aussi insiste sur l’importance des lieux du savoir, considérant que dialectique et rhétorique ne font qu’un tout, indiquant par des arbres qui illustrent les éditions de ses ouvrages les données objectives ou arguments nécessaires pour donner un contenu à tout échange d’idées entre toutes sortes de groupements sociaux 28

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et politiques5. Dans la première moitié du XVIe siècle, le Sévillan Pedro Mexía, prenant en compte les nouvelles expériences intellectuelles du langage et l’avènement de nouvelles formes d’organisation publique par l’établissement d’un pouvoir monarchique fort et centralisé, plante des « arbres » qui ne sont plus les « bontés » de Dieu mais les « bontés » du monde et des hommes, non plus l’histoire sainte mais les « histoires », telles que les auteurs anciens les ont eux-mêmes racontées. Pedro Mexía veut, dit-il, « servir Votre Majesté et rendre compte à Dieu du talent qu’il m’a donné, en communiquant ce que j’ai appris dans les livres à ceux de ma patrie et nation » (Prólogo, p. 160). Tels sont les derniers mots par lesquels il clôt son prologue à l’empereur, annonçant ainsi un art paradoxal du discours qui, d’une part, est explicitement lié à la majestas et donc à la dignitas royale –ce qui n’est pas sans rappeler les caractéristiques de la parole divine- et qui, d’autre part, consiste à mettre un savoir utile, pratique, agréable, donc persuasif, à la portée d’un auditoire toujours plus vaste, composé de gens qui ne se rattachent plus à l’exercice exclusif des lettres, profanes ou sacrées. Et les premiers mots de la préface qui suit l’adresse à l’empereur, destinée à expliciter la méthode et l’argument de l’auteur de la Silva, reprennent le même thème presque dans les mêmes termes : « Ce fut la sentence -sentencia- et l’avis du grand philosophe Platon que l’homme n’est pas né pour lui tout seul, mais qu’il a été formé aussi pour être utile et profitable à sa patrie et à ses amis ». C’est ainsi que l’auteur, qui a passé une grande partie de sa vie à lire et à étudier, en ayant acquis une certaine « érudition ou connaissance des choses » -erudición o noticia de cosas, que cierto es todo muy poco-, a décidé d’écrire « une œuvre qui fût commune et rendue publique à tous » (Prefación, p. 161). Parce que le livre touche un « public », établit une culture partagée, constitue un bien commun, il marque l’accord et la jonction des sciences pratiques et rationnelles et de la narration. L’utilisation de la langue vernaculaire castillane, explicitement et fièrement revendiquée dans les deux textes préliminaires, par l’auteur sévillan versé dans les questions juridiques et devenu mathématicien et astrologue, cosmographe, mais également ami des humanistes de Séville et grand lecteur de livres classiques, est la condition du comunicar, à la fois par accumulation rapide des connaissances et accroissement d’un patrimoine d’expériences. Le savoir est nécessairement varié – varia lección-, comme le sont les intelligences des hommes –ingenios varios, comme l’est Fernando Colón, « homme savant et de varia lección » (III, 3, p. 30), comme l’est aussi l’auteur Pedro Mexía, comme doit l’être tout honnête homme, le discreto lector, surtout grâce à sa lecture de la Silva de varia lección. Le discours en langue castillane qui expose ce savoir dans un livre est destiné à atteindre perpétuellement des gens « variés » qui sont en grande majorité étrangers au langage latin des spécialistes. L’humaniste Pedro Mexía adhère ainsi aux modes immédiats de la communication humaine comme permettant l’efficace divulgation des doctrines les plus variées, philosophiques et scientifiques. Il écrit : «  J’ai choisi et il m’a semblé bon d’écrire ce livre de la sorte, par discours et chapitres sur divers sujets –por discursos y capítulos de diversos propósitos, sans m’y étendre ni instaurer d’ordre entre eux ; c’est pourquoi j’ai nommé

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Cf. Rodolphe Agricola, Écrits sur la dialectique et l’humanisme, choix de textes, introduction, édition, traduction et notes par Max van der Poel, Paris, Éd. Champion, 1997.

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mon livre Sylve puisque, dans les forêts et dans les bois, les plantes et les arbres se présentent sans ordre ni règle. Et même si cette manière d’écrire est nouvelle dans notre langue castillane et que je crois être le premier à l’avoir inventée en celle-ci –soy yo el primero que en ella aya tomado esta invención, en revanche, de nombreux grands auteurs écrivirent ainsi dans les langues grecque et latine : ce fut le cas d’Athénée, de Vindicius Cecilius, d’Aulu-Gelle, de Macrobe et, à notre époque, de Pietro Riccio, de Luigi Ricchieri, de Nicolao Leonico et de quelques autres » (Prefación, p. 161-162). L’auteur indique ainsi quelles sont les sources majeures des muchas cosas y muy agradables y curiosas qu’il réunit dans sa Sylve. Ainsi se met en place une rhétorique de la varietas, pouvant exprimer à la fois la personne du locuteur, son jugement et ses connaissances, et le monde qui l’entoure. Rappelons rapidement qu’Athénée (IIe-IIIe s.) est un philosophe et rhéteur grec, né en Égypte, renommé par son Banquet des Sophistes. Vindicius Cecilius est peut-être Cecilius Calactinus, rhéteur et grammairien grec, esclave d’origine juive, affranchi par un romain nommé Cécilius. Aulu-Gelle (125-175) est un célèbre écrivain et grammairien romain, auteur des Nuits attiques en vingt livres dans lesquels il traite de matières très diverses ; Mexía le cite 44 fois. Macrobe (fin IVe-début Ve s.) est un philosophe néoplatonicien, philologue et politique du Bas Empire, auteur du Songe de Scipion et des Saturnales destinés également à vulgariser les matières les plus diverses : Mexía le cite explicitement 20 fois et ne cesse de l’utiliser. Petrus Crinitus ou Pietro Riccio est un écrivain italien né à Florence vers 1465 et mort au début du XVIe s. Disciple de Politien, il écrit les Commentarii de honesta disciplina, publiés à Florence en 1504. Ludovicus Celius ou Luigi Ricchieri, dit Rhodiginus, (1450-1525) est un philologue italien, protégé par François Ier, auteur d’une œuvre encyclopédique, les Antiquarum lectionum libri XXX parus à Venise en 1516 et à Paris en 1517. Nicolao Leonico ou Nicolas Thomaeus (1456-1531), d’origine grecque, occupe en 1497 la chaire de philosophie de l’université de Padoue et est l’auteur du De varia disciplina libri tres paru à Florence en 1524. D’autres textes non mentionnés ici par Mexía marquent les grandes orientations de la Silva : l’Histoire naturelle de Pline, le Polyhistor ou Collectanea rerum mirabilium de Caius Julius Solinus ou Solin, géographe latin du IIIe s., les Factorum et dictorum memorabilium libri novem de Valère Maxime (Ier s.), également le De nuptiis Philologiae et Mercurii libri IX de Marcianus Cappela (Ve s.), la Officina vel potius naturae historia de Jean Teissier sieur de Ravisi, ou Ravisius Textor, parue en 1522, et les Geniales dies de 1522 de Alexandre d’Alexandre. Sans oublier les Apophtegmes d’Érasme, qu’il est périlleux de citer en Espagne après 1525, et les Epístolas familiares de Antonio de Guevara de 15396. Tous ces textes utilisés par Mexía, et plus particulièrement ceux qu’il prend soin de citer au principe même de sa propre écriture, ressortissent à un humanisme classique, principalement romain, qui ne conçoit pas de sagesse ni de savoir s’il n’a accès au sens commun, au langage commun, et cela sans se vulgariser mais en se parachevant dans la forme qui lui convient, qui le contient et qui le fait agréer ; inversement 6

Pour plus de détails je me permets de renvoyer ici à mon article « Le mélange des savoirs : pour la connaissance du monde et la connaissance de soi au milieu du XVIe siècle dans la Silva de varia lección du Sévillan Pedro Mexía », dans Ouvrages miscellanées et théories de la connaissance à la Renaissance, Paris, Éd. de l’École nationale des chartes, coll. « Études et rencontres à l’École des chartes, 2003, p. 103-115.

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les mêmes rhéteurs romains ont donné à leur art les richesses propres à la réflexion philosophique, philologique, historique, artistique. L’« homme universel » de la Renaissance n’est-il pas directement l’héritier de Cicéron et Quintilien ? De fait, ces deux auteurs sont fréquemment cités par Mexía. Cette rhétorique des mélanges, de la varietas, fixe ainsi la disposition du discours de Mexía, elle lui donne sa légitimité, sa validité. Il est remarquable que, dans l’édition de 1551, un poème fait suite immédiatement aux deux textes préliminaires de l’auteur de la Silva, signé par un certain Franciscus Leardus, dont aucun historien n’a su déceler l’existence historique, et adressé au « lecteur latin » ou latiniste, destiné à vanter le choix linguistique de Mexía : « Ille quidem poterat Latinis componere verbis,/ Ut qui inter doctos est numerandus eques,/ Sed voluit librum multis prodesse, vel illis/ Qui innumeri capiunt verba latina minus » (p. 166). La langue castillane ressortit à un choix épistémologique de l’auteur : elle doit devenir, grâce aux arbres de la Silva, un nouvel « inventeur » des grands récits du savoir, c’est-à-dire à l’origine, au principe, à la fondation, à l’institution du savoir, selon les résonances que le mot inventio a chez les Latins. Après tous les grands ouvrages miscellanées en langue latine des auteurs anciens ou proches, elle entre dans la rhétorique de la varietas. Car l’invention relève d’un art, la topique. Premier recueil de miscellanées écrit en langue castillane, la Silva de varia lección ne saurait être comparée aux Epístolas familiares publiées en 1539 par le religieux franciscain Antonio de Guevara, dans la mesure où ce dernier a substitué au cadre de la « leçon » ou « histoire » humaniste celui de la lettre et a mis l’accent sur les questions morales et religieuses, ce qui n’est absolument pas le cas de l’auteur de la Silva. Pedro Mexía compare volontiers son œuvre en langue castillane à certaines des « Italiens et autres nations » : « Puisque la langue castillane n’a pas à être considérée comme inférieure à aucune autre, je ne sais pas pourquoi nous n’oserions pas lui donner les inventions –invenciones- qu’il y a dans les autres langues et traiter de grands sujets –materias grandes-, comme le font les Italiens et les autres nations en leur propre langue, car les esprits aigus et élevés –agudos y altos ingenios- ne font pas défaut en Espagne » (Prefación, p. 163). L’art topique, dont relève l’invention, est en effet l’exercice élaboré d’une faculté naturelle innée, l’ingenio, dont la pointe -agudeza- est la pénétration ; Luis Vivès au début du XVIe siècle en fait l’universa nostrae mentis vis, ou encore la vis intelligendi, destinée à ce que notre esprit examine les choses une par une, sache ce qui est bon à faire et ce qui ne l’est pas7. Depuis la fin du XVe s. l’Arte de la lengua castellana de Antonio de Nebrija (1492)8, et, plus récemment, le Diálogo de la lengua de Juan de Valdés (1535) ont affirmé la dignité et la grandeur de la langue castillane. En 1541,

Au début du XVIIe siècle, l’ingenio est la faculté baroque par excellence et Baltasar Gracián lui consacre son traité Agudeza y arte del ingegno. 8 Le même Antonio de Nebrija est l’auteur d’une compilation en langue latine des textes rhétoriques d’Aristote, Cicéron et Quintilien, publiée en 1515 : Artis rhetoricae compendiosa coaptatio ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano. Antonio Nebrissense concinnatore. Compluti. Imprimenda Arnaldo Guillelmo. 1515. En décembre 1529, Miguel de Eguía réédite à Alcalá de Henares le texte de Nebrija, accompagné d’autres textes : Artis rhetoricae compendiosa coaptatio, ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano. Antonio Nebrissense concinnatore. Tabulae de Schematibus et tropis, Petri Mosellani. In rhetorica Philippi Melanchthonis. In Eras. Rot. Libellum de duplici Copia. Eiusdem dialogus Ciceronianus : sive de optimo genere dicendi. 7

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donc presque en même temps que la Silva, est publié à Alcalá de Henares chez Juan de Brocar un volume de 117 folios intitulé Rhetórica en lengua castellana, premier traité de rhétorique en langue castillane publié en Espagne, par Miguel de Salinas (15011567), religieux hiéronymite, qui est à la fois savant en belles lettres et savant en théologie9. L’Ordre de saint Jérôme participe alors activement à la politique culturelle de Charles Quint et le traité de Salinas s’inscrit donc dans un contexte de défense de la langue vernaculaire castillane, sans que l’on sache si Salinas a pu lire le traité de Juan de Valdés10. Citons un extrait du prologue de Salinas qui explique qu’il convient désormais de s’intéresser à l’art des discours en langue vulgaire, car la connaissance de la langue latine est trop peu répandue : « Les manuels de rhétorique que l’on a composés jusqu’à maintenant sont toujours en latin et, pour s’en instruire et les utiliser, il est nécessaire d’avoir une parfaite connaissance de la langue latine, ce qui est le cas de peu de personnes, c’est pourquoi on ne se risque pas à entreprendre l’étude de la rhétorique. Et pour ceux qui l’entreprennent, cette étude est si difficile qu’elle les épuise et leur fait perdre tout espoir d’y arriver et ils ne peuvent pas s’en sortir. De sorte que, faute de latin, on remet toujours à plus tard l’étude de la rhétorique »11. En 1605, Fray José de Siguenza, historien de l’Ordre, qualifiera Miguel de Salinas de « hombre de mucha lección »12, sans pour autant mentionner sa Rhetórica. Bien dire est le facteur commun au savoir bien vivre et au savoir. Charles Faulhaber a montré que les textes rhétoriques latins circulent intensément en Espagne dans la première moitié du XVIe siècle13. Le savant Pedro Mexía s’est donné beaucoup de peine pour écrire la Silva, pour faire partager son savoir et sa sagesse. Il décrit ainsi son art de la médiation : « C’est pourquoi en recourant autant à la langue que j’ai apprise de mes pères qu’à celle que m’enseignèrent mes précepteurs (c’est-à-dire le latin), j’ai voulu offrir ces nuits de veille à ceux qui ne comprennent pas les livres latins, et je souhaite que ces derniers me soient principalement reconnaissants de ce travail, car ils sont les plus nombreux et ceux qui ont communément le plus de besoin et de désir de savoir ces choses. Pour ma part je me suis assurément efforcé de traiter soit de sujets qui ne seraient pas très ordinaires et pas très répandus chez le commun des hommes, soit de sujets qui, en eux-mêmes, seraient grands et profitables, du moins à mon avis » (Prefación, p. 163-164). C’est ainsi que sont présentes dans la Silva plusieurs notions rhétoriques : la « convenance », dans la mesure où les « choses très agréables et curieuses » sont utiles à ceux qui en prennent connaissance ; de façon essentielle, le « lieu commun », puisqu’il s’agit pour Mexía de transformer en sujets partagés et répandus des sujets qui ne

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Cf. Miguel de Salinas, Rhetórica en lengua castellana, edición, introducción y notas de Encarnación Sánchez García, L’Orientale Editrice, Napoli, 1999. 10 Pour plus de détails on peut se reporter à Juan Rico Verdú, La retórica española de los siglos XVI y XVII, Madrid, CSIC, 1973. 11 Ouvr. cit., p. 14. 12 Tercera parte de la Historia de la Orden de san Gerónimo, Madrid, Imprenta Real, 1605, p. 450. Mais Sigüenza ne cite pas la Rhetórica. 13 Charles Faulhaber, « Retóricas clásicas y medievales en bibliotecas castellanas », Abaco, 4, Madrid, Castalia, 1973, p. 151-300. C’est ainsi que plusieurs manuscrits de l’Institutio oratoria de Quintilien sont attestés en Castille à partir du XIIe siècle.

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le sont pas forcément ; également l’« ornement », puisque la délectation des sens est nécessaire à la lecture des histoires, qui est aussi l’écoute d’une parole et la visualisation d’images ; enfin l’« action » puisque les lecteurs ou auditeurs solidaires et particuliers de la Silva, ayant désormais le même savoir « varié », peuvent dialoguer et s’engager en fonction des histoires du monde et des hommes qu’ils ont apprises. L’auteur Pedro Mexía a pour but avoué le « profit public » -público provecho ; son livre, c’est-à-dire ses mots et ses « histoires », lui confèrent ainsi un véritable pouvoir. L’homme de lettres apparaît très proche du roi, de la Majesté sacrée impériale et catholique, en reprenant à son propre compte la figure ancienne d’une proximité de l’homme de savoir et du prince. Politique et philologie, politique et narration sont liées. Il est avec Charles Quint dans un rapport de complémentarité et de suppléance. Il déclare : « Et s’il devait y avoir quelqu’un pour lire mon livre avec la seule intention de le dénigrer et de le condamner, je veux le prévenir qu’il offense Dieu en agissant de la sorte ; il serait bien meilleur de se disposer à écrire quelque chose pour le profit public plutôt que d’empêcher et d’intimider ceux qui se risquent et se disposent à le faire » (Prefación, p. 164). Le verbe de l’auteur de l’ouvrage miscellanée en langue vernaculaire s’inscrit dans la ligne d’un verbe incontestable, d’un verbe absolu, s’appropriant sans la montrer une théologie du Verbe, laïcisant la théologie. D’où son autorité et sa vérité. Mais qu’est-ce que cette autorité et cette vérité ? Immédiatement après, en conclusion de l’adresse au lecteur, Pedro Mexía affirme : « En ce qui concerne la vérité des histoires et des choses qui s’y traitent -la verdad de las historias y de las cosas que se tractan, il est certain que je ne dis ni n’écris rien que je n’ai lu en livre de grande autorité, comme je l’affirmerai à maintes reprises. Aussi sera-t-il juste, avant de condamner ce qui est lu, de considérer d’abord l’autorité et la raison qui s’y exposent –el auctoridad y razón que se da » (Prefación, p. 164-165). L’expérience réfléchie de la parole s’appuie sur une véritable jurisprudence de très longue durée. Tel est peut-être l’un des accomplissements de la rhétorique divine en cette première moitié du XVIe s., dans une Espagne où le contrôle des consciences se fait de plus en plus rigoureux et où la langue vernaculaire devient la langue du savoir. Pedro Mexía ne signifie sans doute rien d’autre en déclarant pour conclure que, puisque la Silva est « dédiée à la Majesté de l’empereur » et est « chose offerte à un si haut nom », ce qui constitue le véritable contrepoint terrestre de la Majesté divine et du Nom divin, il faut la traiter avec une juste considération, à la mesure qui est la sienne –comedimiento. Alors se succèdent en quatre livres les « histoires » du monde et des hommes qui constituent aussi l’histoire de la raison et de l’élaboration du savoir universel selon l’auteur Pedro Mexía, un « je » qui pense : « Yo pienso que… (I, 32, p. 456) » et qui donne à penser les pensées des auteurs : « J’ai dit combien il y avait d’âges selon les normes et l’avis des astrologues ; que chacun y donne le crédit et l’autorité qu’il voudra... Venons-en maintenant aux opinions des philosophes de la nature et des médecins sur le même sujet » (I, 44, p. 523). Chaque situation rhétorique est unique.

La question du temps : probabilité, curiosité, vision verbale En 1392, Coluccio Salutati, élève de Pétrarque, chancelier de Florence, écrivant au noble Juan Fernández de Heredia, opposait aux vanités des dialecticiens la connais33

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sance de l’histoire, maîtresse de sagesse politique et morale et seule vérité qui permette de comprendre la vertigineuse histoire des événements, des institutions et des civilisations humaines. La rhétorique judiciaire et politique d’Aristote avait fait entrer les fables dans la rhétorique, la rhétorique philosophique de Platon avait fait entrer le récit allégorique et mythique dans la connaissance des choses divines ; Mexía, à sa mesure, fait entrer l’histoire, toutes les histoires du monde et des hommes dans sa Sylve comme autant de bons arbres, propres à l’argumentation et au jugement. L’histoire est ellemême un genre littéraire et ses choix rhétoriques font partie de son épistémologie. Il y a une légitimité cognitive de la littérature d’histoires en langue vernaculaire. Invenciones et materias grandes se combinent donc au fil des pages, des chapitres, des livres du livre. Il y a de la part de l’auteur la recherche attentive des différentes catégories d’arguments, des différents lieux, afin d’établir leur succession et connexion dans l’ensemble organique de la Sylve, ce recueil d’un savoir universel. Dans l’épilogue de la deuxième édition de la Silva réalisée en décembre 1540 par Juan Cromberger, Mexía a expliqué : « Sont si variés les jugements et avis des hommes que ce qui déplaît aux uns contente les autres. Et il est vrai que certains chapitres que je tenais pour inférieurs et jugeais peu substantiels ont plu… les auteurs antiques que j’ai imités lorsque j’ai inventé d’écrire ma sylve on fait la même chose : parmi les chapitres consacrés à des choses importantes et profondes, ils ont inséré des chapitres qui traitent de choses légères et peu consistantes, qui paraissent indignes d’eux… ceci, afin que l’esprit ne se fatigue pas en étant toujours occupé à des choses graves »14. La variété et la brièveté, concourant à l’alternance savamment ordonnée des sujets graves et des sujets légers, ce qui suscite le plaisir du lecteur, sont les deux principes majeurs de l’ouvrage de Pedro Mexía : « Je ne veux pas donner davantage d’exemples, parce que, si j’avais dû écrire tous ceux qui ont été écrits, j’aurais beaucoup fatigué le lecteur. Et pour cela, prenant le plus notable qu’il me semblait, j’ai toujours choisi la brièveté, afin que la variété ait plus de place dans mon travail » (II, 15, p. 632). Et encore : « Je raconterai peu de choses, afin de suivre ma coutume qui est de pratiquer la brièveté » (II, 19, p. 655). La variété jointe à la brièveté permet d’intégrer dans une « histoire » entière et complète des événements variés, c’est-à-dire multiples et dispersés, et de schématiser ainsi la signification intelligible qui s’attache à l’« histoire » prise comme un tout. Telles sont les règles de la rhétorique de la Silva. La question du temps est alors essentielle et ressortit à la rhétorique de la varietas, qu’il s’agisse du temps des hommes, qui fait l’objet de plusieurs chapitres de la Silva et en particulier des deux premiers chapitres du premier livre, du temps propre aux différents événements racontés qui est le temps de la variété, du temps de la narration proprement dite. Le temps, c’est aussi celui de l’origine par rapport au présent fondateur et scène primitive d’une nouvelle rationalité, celle d’un ouvrage de mélanges en langue castillane qui participe de la redécouverte et de la reconstruction des textes littéraires, philosophiques, juridiques, historiques, scientifiques. Examinons par exemple les premiers chapitres du premier livre de la Silva qui désignent naturellement les grandes tendances de l’œuvre. Ils sont intitulés, pour le premier : « Combien la vie des hommes dans les premiers temps et au commencement

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Cf. l’édition de Antonio Castro, ouvr. cit., p. 290.

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du monde était plus longue qu’aujourd’hui ; et quelles sont les raisons, naturelles, de ce fait. Et combien ils nous dépassaient aussi en taille et membres », et pour le deuxième : « Dans lequel est démontrée la fausseté de l’opinion de ceux qui ont cru que les années des premiers temps étaient plus courtes que celles d’aujourd’hui. Et aussi on y dit quelle fut la première ville du monde ; et comment les saints patriarches ont eu beaucoup d’autres enfants, sans que l’Écriture ne les nomme, avant et après ceux qui sont nommés ». Par ces titres qui annoncent les « lieux variés » des chapitres, il est manifeste que chaque chapitre comporte en soi des « matières » différentes, c’està-dire des sujets ou des événements différents, qui se succèdent, comme autant d’arguments qui ont des statuts eux-mêmes différents pour celui qui les écrit. Le premier chapitre du premier livre de la Silva commence par cette remarque : « Qu’on ait lu cela dans la Sainte Écriture, ou même sans qu’on l’ait lu, il n’y a presque personne qui ignore à quel point la vie des hommes au début du monde était longue, avant que, par les péchés de ces mêmes hommes, un déluge universel n’ait recouvert toute la terre… Les hommes de lettres qui traitent de ce thème, tant théologiens que philosophes de la nature, voyant que la nature humaine est la même qu’en ces temps anciens… cherchent des raisons et des causes… » (I, 1, p. 169-170). L’argumentation, tout au long des quatre livres de la Silva de varia lección, progresse par affirmations successives, comme autant de contradictions ou de paradoxes. On lit au début du deuxième chapitre du livre I : « Comme ce que nous avons dit dans le précédent chapitre paraît impossible à certains, parce qu’ils ne savent ou ne peuvent accepter les raisons ou causes naturelles, et comme ils n’osent pas récuser le nombre des années, parce que cela a été attesté et déclaré par les Écritures, ils ont essayé de dire que… » (I, 2, p. 178). Dans le deuxième chapitre par exemple, selon la technique qui sera la sienne tout au long du livre, questions et réponses se font suite de façon continue : « Comme le raconte Lactance dans le deuxième livre des Divines institutions… (I, 2, p. 178)… Et Pline, dans le livre VII (I, 2, p. 179)... dans la Sainte Écriture (I, 2, p. 180)… saint Augustin dans le livre XV de la Cité de Dieu, dont les authoridades y razones nous permettront de confondre les authoridades citées plus haut et erronées, et ainsi restera prouvée -probada la nôtre qui est vraie -la nuestra verdadera (authoridad)... » (I, 2, p. 180). L’enunciatio des erreurs est liée à une dialectique de l’approbation ou de la désapprobation par l’auteur qui est ici l’autorité, la probatio produit ici une vérité certaine, une conclusion nécessaire. Mais cette probatio est-elle durablement liée à une « vérité » certaine et une conclusion nécessaire ? On peut en douter. Immédiatement après son exposition, on découvre en effet : « Quant à la première opinion de ceux qui ont pensé… » (I, 2, p. 180) et ensuite : « Et bien qu’il y ait là plus grande et moins supportable contradiction que… » (I, 2, p. 181) ; « Il faut aussi bien noter cette autre considération et opinion, à savoir que… » (I, 2, p. 184). Mexía n’hésite pas à déclarer d’emblée : « Le Texte (c’est-à-dire l’Écriture) ne raconte que ce dont il a besoin pour développer son argumentation » (I, 2, p. 186), ce qui suppose la reconnaissance de critères philologiques. Ainsi peut se développer la méthode socratique continue de questions et de réponses, d’histoires qui se juxtaposent sans fin, mais également est présente la technique aristotélicienne et thomiste des contradictions ; il s’agit là d’une nouvelle approche des sources et des traditions du savoir. Même l’autorité de saint Augustin en cette fin du deuxième chapitre de la première partie est de l’ordre du particulier et non de l’universel : « Le raisonnement et l’argument est de saint Augus35

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tin, en ce qui concerne les lieux -lugares cités plus hauts, et donc il est digne d’être cru et adopté, puisque c’est lui qui le dit » (I, 2, p. 186). La vérité est de l’ordre du crédible. Le secret de « faire foi » consiste dans le bon choix des arguments et aussi dans leurs lieux, qui sont ici les histoires des auteurs « approuvés ». Pedro Mexía, en tant qu’écrivain de la Sylve, est naturellement le pourvoyeur des erreurs et leur rectificateur, conférant ainsi à son livre une remarquable énergie, puisqu’il ne cesse de solliciter le jugement et l’engagement du lecteur15 : « La décision revient au jugement de l’avisé lecteur » (I, 18, p. 338) ; « Chacun aura l’opinion qu’il voudra, et cela engage à peu de chose » (I, 25, p. 383) ; « Tout est possible dans le monde ; celui qui en est le plus détaché et a le moins de convoitise est le plus assuré dans les moments critiques. J’ai lu que beaucoup de ceux qui, ayant convoité beaucoup de choses, les avaient enfin obtenues, en avaient perdu la vie après » (II, 37, p. 789) ; « Il me semble que cette histoire peut servir d’exemple et d’avis pour les familiers et favoris des princes, puisque l’on a observé ce qui accompagne communément la faveur et à quel point elle est fragile » (IV, 9, p. 387). Ainsi se réorganise et se sélectionne le savoir en langue vernaculaire dans l’Espagne du XVIe siècle, formant un type d’intellectuel bien différent de celui qui est formé dans les universités. L’ouvrage miscellanée, la Sylve, est un instrument dialectique approprié au domaine de la probabilité. Toutes choses peuvent à juste titre susciter des opinions divergentes. Le paradoxe est un exercice de virtuosité verbale, l’instrument d’une connaissance dynamique, de la découverte de l’ambiguïté de l’homme et des énigmes de l’univers. L’histoire du maître de rhétorique à qui son élève donne des arguments aussi forts que les siens est pour Mexía une occasion parmi d’autres de donner clairement la parole au lecteur : « Tels sont les cas. Maintenant, que les lecteurs discutent à leur propos » (I, 18, p. 341). Ce qui importe, c’est d’user d’histoires « communes, de lieux « communs », c’est-à-dire accessibles à tout homme, afin de trouver un crédible qui est aussi un vraisemblable, dans un monde d’incertitudes et de conflits. L’art de communiquer de Pedro Mexía consiste en ce que la Silva de varia lección soit à la fois argumentative et persuasive, pour permettre de se rapprocher d’une vérité probable : « Et, afin de répondre au doute ou à la question de savoir comment cela se passe et doit se comprendre, il convient d’observer et de savoir que… » (IV, 6, p. 364). Rappelons que pour Érasme, confronté à Luther à propos du libre arbitre, chaque texte devait être le résultat d’une entreprise de persuasion, d’une délibération. Le cinquième chapitre du premier livre de la Silva est intitulé : « Combien est louable et constitue une grâce singulière le fait de parler peu et brièvement ; et au contraire les parleurs et péroreurs sont détestables. En preuve de quoi on a placé ici des histoires et dits de sages ». Les sages qui sont aussi des savants -car le terme sabios est ambivalent- parlent peu et savent garder un secret, c’est-à-dire se taire. Dans deux cas seulement, la parole est justifiée : quand un homme parle de ce qu’il sait et comprend et quand il est nécessaire de parler. Ce que, précisément, s’efforce d’accomplir l’auteur de la Silva . Il s’en explique à plusieurs reprises : « Parce que je n’ai pas l’habitude de m’attarder sur un sujet, parce que cela constitue un désordre dans l’ordon-

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Pour une rhétorique de l’erreur, on se reportera à : François Rigolot, L’Erreur de la Renaissance : perspectives littéraires, Paris, Éd. Champion, 2002.

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nance de mon livre, je veux maintenant passer à d’autres propos dans les prochains chapitres, où j’espère bien traiter avec bonheur de certaines choses qui ne laisseront pas d’être profitables » (II, 23, p. 682). Ici, le lecteur est conduit de l’histoire d’un homme sorti de sa prison par un diable à des observations sur la puissance du sang de taureau, motif particulièrement présent depuis un lointain passé dans l’imaginaire espagnol. Les très nombreux récits historiques de la Silva correspondent à des demandes faites à l’auteur : « J’écris dans ma Sylve certaines choses que je n’ai pas moi-même choisies et que je n’aurais pas pensé y inclure, si, par hasard, je n’en avais été prié par certaines personnes curieuses et désireuses de savoir les choses anciennes, qui ont considéré que, parce que je suis un homme adonné à la lecture, je les saurais ou pourrais les savoir très rapidement en consultant mes propres livres » (II, 4, p. 552). Ici il s’agit de l’histoire de l’Ordre des Templiers ; ailleurs, Pedro Mexía racontera la fondation des grands empires et des grandes villes du monde, l’origine des langues et des arts, les histoires des papes, du sac de Rome, des guelfes et des gibelins, des grands capitaines, des sages et des philosophes, des sibylles, l’histoire de la traduction de l’Ancien Testament, etc. ; il décrira les sept merveilles du monde, les mouvements des astres, les « merveilleuses propriétés » de tel phénomène ou de telle chose, vivante ou non. Car il est important que les Espagnols soient informés de tout ce qui existe ou s’est passé de notable dans le monde, en Italie par exemple : « Il semble que les Espagnols soient peu concernés par les conflits d’Italie ; mais, comme nous désirons tous naturellement connaître une histoire aussi célèbre que celle des Gibelins et des Guelfes en Italie, il se trouvera heureusement dans la Sylve de quoi permettre de savoir pourquoi ils se sont dénommés ainsi et comment leur histoire a commencé. Et, à cette fin, sera écrit ce chapitre » (II, 45, p. 834). L’auteur a évidemment et surtout le souci de satisfaire à la curiositas des lecteurs, ressort dynamique de l’acte de lecture : « Je ne voudrais pas écrire des choses trop banales, mais des choses qui soient curieuses et ne soient pas facilement accessibles à tous… Que les fourmis, entre tous les animaux, jouissent de ce privilège, à savoir que nous les laissions entrer dans notre Sylve, puisqu’il n’est pas de jardin si bien gardé que, malgré ou grâce à leur gardien, elles ne puissent y entrer » (IV, 5, p. 347). En remontant à un passé plus lointain, ce qui est une forme de censure du temps présent, mais avec un pragmatisme certain, car il lui faut susciter la curiosité et la délectation, Mexía fait en réalité appel à des textes, à des histoires, qui n’ont jamais cessé d’être dans la mémoire de ses contemporains. Les concepts, sous-jacents dans toute l’œuvre, de novation, de stabilité, de transmission engagent la question du temps. Par exemple, dans le troisième chapitre du premier livre de la Silva : « L’adoration que l’on doit à la figure de la croix, qui a été l’instrument de notre Rédemption… notre Sainte Mère l’Église nous le donne à comprendre dans ses fêtes et solennités… Avant cela la croix était estimée et tenue en grande importance par plusieurs nations… Il faut savoir d’abord que les anciens Arabes, très savants dans les choses du ciel et dans les forces des astres, pour diverses raisons et effets sculptaient dans les pierres ou les métaux des images et figures de croix… Et de façon surprenante, ils avaient bien raison, parce que, comme l’indique Marsile Ficin (évoquant ce fait dans son livre De triplici vita), la figure de la croix prise en soi, par seule considération géométrique, est une figure parfaite et excellente, qui a égale longitude et latitude ; elle se compose de deux lignes droites et égales, dont l’intersection et la jonction constituent le centre, par ses extrémités et pointes, d’un 37

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cercle parfait ; cette figure contient en soi quatre angles droits et c’est pourquoi sur elle les effets des astres sont majeurs… tout cela est digne de considération » (I, 3, p. 188189). Si la symbolique de la croix est un thème fréquent dans la littérature du bas Moyen Age, cette description de la croix dans le temps et dans l’espace par Mexía est bien représentative de la générale prise en compte dans la Silva de varia lección d’une prépondérance du visuel, mais d’un visuel spectaculaire. Nous avons montré plus haut comment, dès les préliminaires de son œuvre, le Sévillan invitait l’empereur à boire l’eau dans ses mains et à entrer dans la belle forêt du savoir universel. Quintilien dans l’Institutio oratoria avait demandé à l’orateur de joindre l’èthos au pathos pour créer une « vision verbale » grâce à laquelle l’auteur puisse devenir véritablement le spectateur : quae non tam dicere videtur quam ostendere16. L’écrivain anime l’objet de son discours. Ainsi les trois premiers chapitres du premier livre de la Silva montrent bien quel est le fonctionnement rhétorique de l’œuvre : Mexía confronte par juxtaposition tous les récits transmis à la culture occidentale, qu’ils soient chrétiens ou païens, ce qui est une manière de confronter l’intelligence narrative, forgée par la fréquentation des récits, avec la rationalité qu’il cherche à mettre en œuvre dans la Silva. Ainsi, dans le deuxième livre de la Silva, l’histoire de Socrate persuadant Alcibiade de devenir orateur doit être utile aux « prédicateurs de notre temps » : « Du raisonnement par lequel Socrates cherchait à convaincre Alcibiade d’être orateur ; ce qui pourrait être utile aux prédicateurs de notre temps » (II, 44, p. 832). Le temps des choses racontées et le temps de l’acte de raconter est une façon de dédoubler le temps qui ouvre des possibilités infinies et indéfinies de discussion « commune » et « publique », pour reprendre les termes mêmes par lesquels Pedro Mexía définit sa Silva, et de spectacle auquel participent l’auteur et le lecteur, tous les lecteurs. Cette rhétorique de la variété et de la contradiction est essentiellement une rhétorique de la vision verbale. C’est la « description vive » des traités de rhétorique anciens où l’on croit voir plutôt qu’entendre17. Dans son traité Della pittura, vers 1431, Leon Battista Alberti, qui appelait de ses vœux le développement d’une prose scientifique en langue vulgaire, définissait ainsi la notion d’istoria : « L’istoria qui mérite louange et admiration sera si agréablement attirante qu’elle captivera l’œil de toute personne, savante ou non, qui la regarde et mettra son âme en mouvement ». C’est bien ainsi que Pedro Mexía, grâce à ses historias y materias buenas, peut captiver les hommes de son temps, l’empereur et ses sujets. Docere, commovere, delectare sont bien les trois finalités de la Silva. L’enthousiasme de l’auteur qui est lui-même captivé par les « histoires » de la Silva ne cesse de s’exprimer : « Pourquoi s’étonner –Qué maravilla- que l’eau, qui lave et pénètre la terre et les pierres, les métaux, les herbes et les racines des arbres, prenne et partage leurs qualités et propriétés, bonnes ou mauvaises et étonnantes et étranges… d’autant plus qu’à cela 16

IX 2, 40.

Institutio oratoria VI, 2. Voir aussi IV, 2, 63 ; IV, 2, 123 ; VI, 2, 29-31 ; VIII, 3, 70 ;

17 Sur la valeur théorique que la littérature espagnole accorde à la connaissance par la vue, on peut se reporter à Mark D. Johnston, « La retórica del saber en el « Jardín de flores curiosas » de Antonio de Torquemada », dans JHPh, 3, 1978, p. 69-83 ; Luisa López Grigera, « Sobre el realismo literario del siglo de oro », dans AIH, Madrid, 1986, p. 201-209.

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se joignent les dispositions et forces des planètes et des étoiles ? » (II, 31, p. 735). Et l’on sait que le mot maravilla en espagnol connote à la fois l’étonnement et l’admiration, qui mènent à la connaissance. « L’essentiel pour émouvoir les sentiments est d’être ému soi-même », a écrit Quintilien18. C’est ainsi que la question du temps combine dans la Silva la probabilité de la vérité, le sentiment, c’est-à-dire à la fois la curiosité et l’émotion, quelle qu’elle soit, toujours en éveil des lecteurs, et les successives visions verbales.

L’évidence ou l’art de « naviguer dans la mer ouverte » La première partie de la Silva de varia lección en quarante-six chapitres est consacrée aux grands événements de l’histoire du monde, aux âges de l’homme et à l’éducation, à l’histoire des langues, à l’art de la parole et de la communication. La deuxième partie en quarante-cinq chapitres est consacrée aux lignages, aux puissances de la nature et des hommes, aux combats entre les êtres ; sont évoquées les questions du mariage, des rapports entre hommes et femmes. La troisième partie en trente-six chapitres qui, selon l’auteur, est particulièrement utile aux princes et aux chefs de guerre, reprend les grands thèmes humanistes de la mémoire, de l’imagination, des facultés humaines et des grandes réalisations de l’histoire. La quatrième et dernière partie en vingt-deux chapitres, écrite peu avant la mort de l’auteur, s’intéresse très particulièrement aux principes et à l’origine des choses et des êtres et à la puissance ou à l’autorité qui en découlent, qu’il s’agisse de l’usage des anneaux, de la noblesse, de la traduction de la Septante, de la vie humaine, de la sagesse, du temps favorable aux entreprises, de Jérusalem, des mers et des vents, etc. Telle est l’immense rerum varietas. La Sylve sans ordre ni règle est un lieu de méditation sur les possibilités humaines d’investigation et d’élaboration du monde : comme les jardins botaniques de Séville chers aux promeneurs humanistes, comme la rhétorique des mélanges et de la variété. Mêlée à la vie politique, sociale et artistique dans tous ses événements, mais aussi contenu de la science éducative, elle propose un art de penser, critique et dynamique comme un art de bien dire et comme un art de bien vivre. Elle accompagne le « discret lecteur » dans les moindres détails de la vie quotidienne. Elle est une rhétorique universelle, apte à évaluer et re-créer le monde. Elle apparaît en tant que telle comme un langage complet, capable d’exprimer simultanément le sensible et l’abstrait. Il y a là une éloquence véritablement pluridimensionnelle qui ouvre à tous les champs de la connaissance et à toutes les tonalités de l’expressivité : des rythmes de l’architecture à la chasse des poissons dans les eaux mouvantes, au travail de la terre et bien sûr à la clarté et au sens pratique de la science du grammairien. La résurrection méthodique du passé par les histoires garantit la progression du savoir et de la raison, donne également un accès original à la créativité poétique. Pedro Mexía est ainsi amené à reprendre la technique de l’evidentia, chère à Quintilien, cet effet de présence associé à la perspicuitas, transparence du texte aisément intelligible, où le signifiant -le mot- s’efface devant le signifié -la chose. C’est bien ainsi que la Silva assure une progression 18

Intitutio oratoria VI, 2, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 29-30.

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dans le savoir et la transmission persuasive de ce savoir. L’assentiment est donné par le jugement à l’évidence19. Nous avons observé plus haut comment, en tant que rhétorique de la varietas -et l’on sait que c’était là la vertu majeure de Virgile selon Politien après Macrobe-, la Silva est aussi une rhétorique de la vision verbale, de l’image verbale, liée en cela à la poétique à laquelle elle emprunte son enthousiasme et son art de l’exemplum, sans perdre sa lucidité démonstrative. Citons ici Quintilien : « Ce que les Grecs appellent φαντασία, nous pourrions bien l’appeler visio, la faculté de nous représenter les images des choses absentes au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous… De là procédera l’ένάργεια (clarté) que Cicéron appelle inlustratio (illustration) et evidentia (évidence), qui nous semble non pas tant raconter que montrer… » (VI, 2, 29). Et ailleurs il explique : « On croit voir plutôt qu’entendre… cette figure je l’ai liée à l’evidentia » (IX, 2, 40). Dans la Rhetórica en lengua castellana de 1541, l’evidencia est traitée dans le chapitre intitulé De los affectos et ressortit à l’invencion. Miguel de Salinas rappelle l’exemple de saint Augustin pleurant en lisant les vers de Virgile consacrés à l’amour malheureux de Didon pour Énée. Il estime que… « c’est un très grand avantage, quand ceux qui écrivent représentent la chose avec une telle évidence –con tanta evidenciaqu’il semble réellement à ceux qui l’entendent qu’ils la voient –realmente parezca a los oidores que la veen » (chap. 29, p. 109). Dans l’un des petits traités qu’il ajoute à la Rhetórica proprement dite et qu’il dénomme Tratado de las maneras de dilatar la materia con palabras y sentencias… una de la abundancia de las palabras, otra de la abundancia de las cosas., en s’inspirant du De duplici Copia d’Érasme, l’evidencia ressortit à la abundancia de las cosas. « L’abondance consiste à savoir dilater la matière traitée, soit par un plus grand nombre de sentences, raisonnements, arguments, comparaisons et exemples, soit en développant ou en s’attardant habilement sur ceux-ci qu’ils soient peu ou beaucoup… de sorte que cela paraisse absolument nécessaire ». Quant à l’évidence, elle est ainsi définie : « La cinquième manière de dilatar un sujet importe principalement à l’évidence et à la connaissance en vérité et perfection -para la evidencia y conoscimiento verdadero y cumplido- de la chose que l’on place devant les yeux, et cela se produit quand, pour l’amplifier, l’ornementer ou l’embellir, on ne la raconte pas simplement –no simplemente- mais avec toutes ses particularités et accidents –mas con todas sus particularidades y circunstancias-, comme quelqu’un qui en ferait une représentation de peinture, de sorte que à celui qui l’entend il semble que non seulement il l’entend mais bien plutôt qu’il la voit, et que à celui qui la dit il semble que non seulement il la dit ou l’écrit mais surtout qu’il la peint… En cela se sont illustrés principalement les poètes et parmi eux Homère » (p. 169). De ces deux passages il ressort clairement que l’evidentia est de l’ordre de l’émotion, passe par le pathos, tout en étant aussi de l’ordre de la connaissance.

19 Remarquons ici que le critère de l’évidence se retrouve aussi bien dans le domaine de l’exégèse, avec le postulat luthérien de la claritas ou perspicuitas scripturae, l’Écriture se suffisant ainsi à elle-même pour sa propre compréhension : sola scriptura.

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Je donnerai ici quatre exemples pris chacun dans un des quatre livres de la Silva, et bien représentatifs, chacun à sa mesure, de l’evidentia selon Pedro Mexía des historias y materias buenas de la Silva. Dans le premier livre, les chapitres 30 et 31 sont consacrés à l’histoire de Rome et en particulier aux sièges et saccages subis par la ville. Les narrations qui se succèdent comme autant de tableaux complets d’une scène donnent par les mots la chose même au lecteur qui devient ainsi spectateur de la Silva, comme on est spectateur d’une pièce de théâtre ou d’un film. Citons quelques extraits de l’histoire de la prise de Rome par Alaric : «  Tandis qu’Alaric, chrétien mais sauvage et cruel, s’avançait vers Rome à la tête de son armée, avec le projet qu’il réalisa par la suite, soudain surgit sur son chemin un saint moine de grande autorité, dont on ne put savoir d’où il était ; et comme Alaric lui accorda un entretien, il le réprimanda et l’engagea à abandonner le si mauvais projet qui l’amenait ici, à considérer qu’il était chrétien, à apaiser pour l’amour de Dieu sa colère et à ne pas montrer qu’il se divertissait à un tel point, comme il le faisait, avec les meurtres et les effusions de sang ; puisque Rome ne l’avait aucunement offensé, il devait renoncer à cheminer vers elle et ne pas y aller. On dit qu’Alaric répondit à ces paroles : Sache, homme de Dieu, que ce n’est pas par ma volonté que je marche sur Rome ; devant toi j’atteste que chaque jour m’apparaît un homme qui me contraint et me harcèle, en me disant : ‘Pars, va, chemine vers Rome, détruis et désole la ville’. Stupéfait, le religieux n’osa rien lui dire de plus, et Alaric poursuivit sa route » (I, 30, p. 429). A ce tableau dramatique de la rencontre et du dialogue entre le moine et Alaric, dans lequel est inclus le récit par Alaric lui-même de sa propre vision, ce qui renforce et met en abîme le caractère visuel de la narration de Pedro Mexía, succèdent, de la même façon que les piliers encadrent et soutiennent pour chaque spectateur d’un théâtre baroque la scène, les citations dont procède directement le tableau énoncé. Puis, après les citations, arrive un nouveau tableau, composant une nouvelle vision verbale : « Revenons donc à notre récit. Alaric tenait Rome très strictement enserrée de toutes parts… Et l’angoisse et la misère et la faim des Romains furent si grandes et supportées avec tant de courage et de constance que, lorsque Rome fut prise, rapporte saint Jérôme, il ne restait que peu de gens à prendre, parce que la faim épouvantable les avait épuisés et leur avait fait consommer des nourritures défendues : les uns mangeaient la chair et les membres des autres, la mère n’avait pas pitié du fils qu’elle tenait sur sa poitrine et la faim la poussait à rendre à son ventre ce qui venait d’en sortir… » (I, 30, p. 431). Quintilien remarquait pour sa part : « Quand on dit qu’une ville a été prise d’assaut, on embrasse tout ce que comporte un tel sort, mais cette espèce d’annonce concise pénètre les cœurs moins profondément. Si l’on développe ce qui était contenu dans un seul mot, apparaîtront alors les flammes qui se répandent par les maisons et les temples, les toits qui s’écroulent avec fracas, les cris divers qui se fondent en une rumeur unique, la fuite des uns en désordre, les ultimes embrassements des autres étreignant les leurs, les lamentations des enfants et des femmes et, maudissant le destin qui a prolongé leur vie jusque là, les vieillards » (VIII, 3, 67 ; 68, p. 78-79). Il est évidemment très significatif que, lorsqu’il s’agit du sac de Rome de mai 1527, si difficile à justifier pour les consciences espagnoles catholiques, Pedro Mexía se montre extrêmement concis et raconte l’événement en deux longues phrases, niant ici explicitement que ses mots puissent donner des choses terribles à voir : « Et finalement, aujourd’hui, à notre époque, l’armée impériale, Espagnols et Allemands, par secret jugement et ordonnance de 41

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Dieu, contre la volonté et les instructions de l’empereur, notre seigneur -car il est notoire que cela fut pour lui une lourde épreuve-, donc ses capitaines et son armée, ayant été irrités et offensés par le pape Clément qui ne voulut jamais accepter aucun bon moyen de paix, s’en vinrent à la ville de Rome qui était toute prête et bien armée, et ils l’attaquèrent et la prirent en l’espace de trois heures seulement, alors qu’il y avait à l’intérieur de très nombreux défenseurs et gens de guerre et alors que notre capitaine général était mort au combat. Ce n’est qu’après sa mort que l’on entra dans la ville, et les soldats, livrés à eux-mêmes en raison de la disparition du capitaine, commirent de nombreux vols et autres violences et dommages, sans cependant aller jusqu’à brûler les églises ni les maisons, comme d’autres armées l’avaient fait, et sans tuer les vaincus ni ceux qui s’étaient rendus, et sans emmener de prisonniers ni dévaster la terre » (I, 31, p. 443-444). Pedro Mexía prend soin de reprendre pour les annuler les faits mentionnés par Quintilien comme étant le nécessaire développement du mot « prise de la ville ». Le parti pris rhétorique de Pedro Mexía, son souci de gommer ici l’evidentia et sa clarté et de ne donner qu’une narration, ressortit ici à une herméneutique politique de l’histoire. Ailleurs Pedro Mexía s’attache à décrire les merveilles du monde, à la fois étranges et surprenantes. Par exemple, le chapitre 12 du deuxième livre de la Silva est intitulé : « Où l’on traite de certaines choses très étranges que l’on découvrit dans les montagnes et dans les pierres, qui paraissent être demeurées là depuis le déluge universel ou, sinon, dont la cause est très obscure et inconnue » (II, 12, p. 606). Différents tableaux de cosas muy estrañas vont alors se succéder, ainsi introduits : « Chaque œuvre de nature est merveilleuse et témoigne de la toute puissance du Créateur des choses ; mais celles qui sont ordinaires et déjà bien étudiées par les savants ne suscitent pas l’admiration. Ainsi en est-il du fait de voir naître et croître les hommes, les bêtes et les plantes, et produire leurs fruits et tout le reste des choses ordinaires ; mais il y a d’autres choses dont nous ne nous étonnons pas en raison de leur nature, mais, ce qui nous émerveille, c’est de voir quelle est leur cause qui semble aller à l’encontre de l’être et ordre commun des choses. Ainsi en est-il de celles que je vais dire maintenant, qu’affirment et écrivent des hommes de grande autorité ». Cinq tableaux se succèdent alors, comme des échos et se faisant écho. Le premier est tiré de l’œuvre intitulée Urania de l’humaniste, poète et philosophe italien, Giovanni Giovanno Pontano (1426-1503), fondateur d’une académie à Naples, secrétaire des rois aragonais Ferdinand Ier et Alphonse II de Naples : « homme très érudit, que j’ai déjà cité à plusieurs reprises » : « Il y a une haute montagne dominant la mer, près de la ville de Naples, dont, lors d’une grande tempête, était tombé un grand morceau de roche, à l’intérieur même de la pierre, une pièce de bois de bonnes dimensions, entourée de toutes parts de la pierre vive, enchâssée et unie avec la pierre de telle manière qu’elle paraissait avoir été créée et s’être développée conjointement avec elle et être un même corps... » (II, 12, p. 606). La description donne vraiment à voir la chose surprenante et difficile à expliquer de façon rationnelle. Le deuxième tableau de la narration de Pedro Mexía renforce l’effet visuel du premier tableau en redoublant tout en la différenciant la vision verbale donnée par ce dernier ; il est extrait du livre d’un autre Napolitain, Alessandro Alessandri (1461-1523) jurisconsulte, auteur des Genialum dierum libri VI, parus à Rome en1522, qui sont une imitation des Nuits Attiques d’AuluGelle : « Il se trouve qu’en taillant un bloc de marbre pour une construction ceux qui le taillaient découvrirent au centre et à l’intérieur du marbre une pierre de diamant très 42

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singulière, qui était polie et taillée par la main des hommes… comment elle avait pu être ici enfermée, je ne le comprends pas ni n’oserais dire mon avis ; le lecteur peut exercer son intelligence à le deviner ». Le troisième tableau, donné à partir du De dictis factisque memorabilibus collectanea de 1501 d’un autre Italien, Giovanni Baptista Fregoso ou Fulgosio, doge de Gênes mort en 1502, fait également appel au sens de la vue à partir des mots : «  Ceci fut révélé par de nombreux témoins oculaires –muchos testigos de vista… En certaines mines d’argent ou de métal, dans les montagnes de Suisse, très loin de la mer, en l’une d’elles déjà si profonde qu’elle avait cent bras de profondeur, là dans les entrailles de la terre, alors qu’on creusait peu à peu, on découvrit un bateau enterré, déjà perdu et abîmé par la terre, mais non pas au point qu’on ne pût plus voir sa taille et sa forme ; on découvrit encore ses ancres de fer et ses mâts, bien que brisés et en morceaux ; et, ce qui est le plus étonnant, c’est que l’on découvrit à l’intérieur du bateau les os et les crânes de quarante hommes. Et cela arriva en l’an du Seigneur 1460. Parmi ceux qui ont vu et su cela, la plupart estiment que la terre a recouvert cette nef lors de l’universel cataclysme du déluge… » (II, 12, p. 607-608). Le quatrième tableau provient de la même source précédemment citée : il s’agit d’un serpent trouvé vivant à l’intérieur d’un bloc de pierre et n’ayant pu se maintenir en vie que par la pierre. Enfin le cinquième tableau évoque : «  Des figures et images d’hommes et de choses se sont parfois vues naturellement sculptées sur les pierres, comme si elles avaient été faites de la main d’artisans » (II, 12, p. 609). Pour clore l’« histoire », Pedro Mexía donne luimême son témoignage visuel, libre écho de ce qui précède : « J’ai moi-même vu -Yo he visto un marbre de jaspe, dans lequel, alors que j’observais attentivement la diversité des couleurs et leur clair et obscur, j’ai vu et trouvé représentées des têtes d’hommes -yo vi y hallé cabeças humanas figuradas- et des jambes et des bras, et ainsi plusieurs autres choses qui naissent comme des jeux et passe-temps de la nature -como juegos y passatiempos de naturaleza » (II, 12, p. 609). Qu’il s’agisse des « jeux et passe temps » de la nature – et il est évidemment significatif que les termes ici choisis par Mexía ressortissent à l’art dramatique, au spectaculaire, encore plus qu’au visuel, et à la question du temps- ou des événements des civilisations et des hommes, la phrase de Quintilien appréciant Cicéron mérite d’être citée ici : « Qui pourrait être assez dépourvu d’imagination pour ne pas voir les personnages eux-mêmes et le cadre et les attitudes, et même se représenter des détails complémentaires qui ne sont pas indiqués ? » (VIII, 3, 64, p. 77-78). Ici encore le discours est si clair, provoquant un sentiment si fort, qu’il semble mettre les choses sous les yeux. La Silva est saturée de micro- narrations comme autant de discourstableaux dont la qualité dramatique est éprouvée ; on y avance d’arbre en arbre comme autant d’évidences. L’auteur marche à côté du lecteur. Il n’y a pas d’actions orientées vers des fins, mais seulement des situations ouvertes dans toutes les directions. On est dans le réel d’une communication entre l’auteur et le lecteur, qui en appelle aux sens, aux sentiments de l’un et de l’autre, ce qui n’a donc rien à voir avec l’ekphrasis qui donne l’illusion du réel mais n’est pas pathétique et surtout est dépourvue de visée persuasive20. Il y aura d’autres prises de Rome et d’autres pillages, d’autres massacres.

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Je suis ici la position de Francis Goyet qui distingue ekphrasis et enargeia, l’ekphrasis relevant du docere et l’enargeia relevant du movere, dans « De la rhétorique à la création :

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On trouvera d’autres bois ou pierres précieuses ou navires ou serpents enclos dans les blocs de pierre du monde. Il y a un mouvement long, continu, celui du marcheur dans la forêt de leçon variée, fait d’une infinité de micro- mouvements, de verbales visions, véritables images mobiles dans le temps de la marche du discours, claires et évidentes. Cette évidence qui est aussi la vérité de la vie a ainsi trouvé l’art capable de l’exprimer : la Silva de varia lección, que je rapprocherai volontiers de la « fable cinématographique » dont parle Jacques Rancière21. Cette infinité d’histoires comme une infinité de mouvements fait un drame cent fois plus « évident » que la seule histoire d’un changement dramatique de fortune. C’est le primat des visions sur les intrigues et la puissance cognitive de l’image qui y sont affirmés. Le style de la Silva a les vertus par lesquelles l’œil de l’esprit fonctionne comme l’œil externe. La certitude s’impose dans l’évidence de la représentation. Le chapitre 27 de la troisième partie de la Silva traite d’un thème particulièrement cher à l’auteur cosmographe et sur lequel il revient en de nombreux passages de son œuvre, celui de l’origine du monde rejoignant le thème du mouvement des planètes et des étoiles : « Où se traite et se détermine en quelle partie et signe du Zodiaque se trouva le Soleil à l’instant de sa création ; et de même pour la Lune et les autres planètes. Et quel fut le principe de l’année et des temps ; et en quelle partie de notre année fut alors le commencement » (III, 27, p. 177). Avec ce type de sujet l’auteur de la Silva souligne sa propre identité de savant et ses compétences, et également il rompt avec la pompe ancienne des grands sujets et des actions d’éclat. Il en a parfaitement conscience : « Comme dit le philosophe, les hommes sont naturellement avides de savoir –cobdiciosos de saber ; et l’avidité et l’audace –cobdicia y atrevimiento- de l’esprit humain sont si grandes qu’il ne se contente pas de s’enquérir des choses qui peuvent se comprendre bonnement et facilement, mais il prétend et il s’attache à découvrir et à connaître même les choses impossibles et très difficiles. Mon travail n’a pas été vain, même si parfois il est fautif et démesuré, parce que l’étude et la contemplation continuelles sont parvenues à de tels résultats qu’il paraît miraculeux et surnaturel d’avoir pu les obtenir, comme, par exemple, en ce qui concerne les mouvements des cieux et les courses des planètes et des étoiles… Et, certes, c’est bien parmi les choses très difficiles que se trouve celle que j’ai voulu maintenant traiter –ésta que yo he querido agora tractar… » (III, 27, p. 177). Mexía n’hésite pas à suggérer la satisfaction qu’il a éprouvée devant les résultats de son propre labeur. Désormais, il lui faut tâcher de satisfaire le désir de savoir des lecteurs, leur curiosité : « Ce sujet, je présume, sera un propos agréable aux hommes curieux. Mais il sera nécessaire de l’abréger en raison de la variété des opinions qui s’y rapportent et que, selon ma coutume, j’évoquerai en m’attardant à celle que je trouve la meilleure » (III, 27, p. 177-178). Dès lors le Sévillan va lier le jeu quasi abstrait des signes du Zodiaque et des planètes à la saisie des gestes et émotions essentiels de la vie du lecteur castillan et chrétien : c’est ainsi qu’il explique que, selon certains théoriciens, le Soleil à l’instant de sa création se serait trouvé hypotypose, type, pathos », La Rhétorique, enjeux de ses résurgences, Bruxelles, Éd. Ousia, 1998, p. 46-67. A rapprocher du livre d’Ann Vasaly, Representations : Images of the World in Ciceronian Oratory, Berkeley, Univ. of California Press, 1993. Vasaly rapporte l’effet produit par l’evidentia aux lieux de mémoire : ce serait la même façon d’impressionner l’imagination. 21 Jacques Rancière, La fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001.

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dans l’équinoxe d’automne, cependant que la terre était couverte de fruits mûrs et prêts à être cueillis, mais que pour d’autres, dont il est, le Soleil aurait plutôt été dans l’équinoxe de printemps, au moment même où s’effectueraient ultérieurement la régénération et création du monde, Dieu souffrant alors dans sa chair d’homme la mort et la passion. Tous les lecteurs peuvent voir ce qu’il décrit : « Dans toutes les parties du monde on peut le voir… » (III, 27, p. 182). En ce qui concerne la Lune, il déclare : « Mais, pour résumer, à mon avis, Dieu a placé la Lune, au premier jour de sa création, tout à fait pleine et en opposition au Soleil » (III, 27, p. 184). Et encore : « Je considèrerais, à ce propos, que Dieu a placé les planètes en telle posture et distance avec le Soleil et entre elles que chacune d’elles pût ce jour là participer à éclairer la Terre de leurs rayons… » (III, 27, p. 186). La vision verbale est ici celle d’une multiplicité entrelacée des temps originaires, des objets et des symboles de la vie humaine, celle de l’origine du monde, des planètes et des étoiles, des âges de la vie et de la transmission de ses formes. Tout cela, déclare en conclusion l’auteur qui se réfère à saint Augustin, a été créé « parfait et bon et selon une ordonnance parfaite par Dieu, dont les œuvres sont en tout très parfaites » (III, 27, p. 186). Il y a une vérité de ce monde de visions, d’images verbales, dont les mouvements s’ordonnent les uns par rapport aux autres, que Pedro Mexía conçoit à la manière phénoménologique , une intériorité claire des formes du monde, qui permet à toutes ces formes d’exprimer une vie collective, interdépendante. L’histoire est bien ici une manière de voir, d’éprouver la coappartenance des formes et des expériences. L’avant-dernier chapitre du quatrième livre de la Silva, qui fait suite à un chapitre consacré à l’histoire florentine de la conjuration des Pazzi d’après Machiavel, rapporte, également d’après Machiavel, une tragique histoire : « Quel excellent capitaine fut Castrucho Astracano : son extraordinaire naissance, et ses grandes prouesses, et comment il finit » (IV, 21, p. 506). Il s’agit de l’histoire de Castruccio Castracani (1281-1328), qui, au sommet de la gloire, après maintes aventures et difficiles batailles, ayant vaincu et fait prisonnier le fils du roi de Naples et tué bon nombre de ses ennemis, meurt brutalement, saisi de fièvre en traversant une rivière glacée : « Alors qu’il avait remporté une si éclatante victoire, il ne fait aucun doute qu’il serait alors devenu seigneur de Florence et que lui était ouverte la voie pour l’être aussi d’une très grande partie de l’Italie. Mais ici se verra la petitesse et la faiblesse des pouvoirs et forces de ce monde et comment ils se brisent et se défont comme du verre, lorsque Dieu les laisse tomber de sa main » (IV, 21, p. 516-517). « Alors que la nuit approchait, il se dirigea à cheval vers l’embouchure du fleuve, afin d’y attendre et réunir ses gens, comme un bon capitaine. Et comme il se trouvait transpirant et épuisé d’aller en armes et combattant tout le jour, et que l’air du fleuve était très froid, il lui prit un tel refroidissement et il en fut si atteint que, bientôt, dès la nuit, il en eut une très forte fièvre. Dieu voulut qu’elle augmentât en lui à tel point qu’il mourut au bout de sept jours. Et ainsi finit ce vaillant capitaine, en la fleur de sa prospérité et de son âge » (IV, 21, p. 517). Telle est l’évidence, jointe à la transparence, qui dans ce récit produit un effet de présence tout à fait tragique. Quintilien notait : « Je me plains qu’un homme a été tué : ne pourrai-je me représenter tout ce qui a dû vraisemblablement se produire dans la réalité ? Voir l’assassin bondir brusquement ? La personne traquée pâlir, crier, demander grâce ou fuir ? Ne verrai-je pas l’assaillant frapper, la victime tomber ? N’aurai-je pas présent à l’esprit le sang et la pâleur, et les gémissements, et enfin la bouche ouverte, pour la 45

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dernière fois, de l’agonisant ? » (VI, 2, 31, p. 31-32). Une fois encore, ce que l’on peut désigner comme l’iconisation accomplie par la Silva recompose les histoires de la tradition et introduit entre les images et leurs mots, les images et leurs référents, toutes les liaisons qui permettent de projeter sur l’histoire d’un temps, entrée dans l’imaginaire des lecteurs, des éclairs de significations inédites, propres au dessein de l’auteur cosmographe, Pedro Mexía. Il y a une puissance cognitive des visions verbales que le lecteur conçoit à la lecture de la Silva. Car Pedro Mexía, auteur de la Silva, est celui qui enregistre les historias y materias buenas, sans qu’il s’agisse de reproduction ; il les enregistre telles qu’elles viennent à l’état de visions verbales : des mots qui donnent les choses. Tel est son art des « histoires » et de l’évidence. La pensée et les choses sont prises dans la même texture indistinctement sensible et intelligible qui constitue la Silva de varia lección. Comme l’art du cinéma, la littéraire Silva utilise sa puissance visuelle et ses moyens expérimentaux pour illustrer de vieilles histoires ; elle fait un film composé avec les éléments des autres, sur le corps des autres ; elle re-figure les histoires et les matières anciennes, dans le rêve esthétique, scientifique et politique d’un monde nouveau, d’une histoire nouvelle, où Séville -et toute l’Espagne, à la jonction de l’ancien monde et du nouveau monde, aurait évidemment la place centrale ; elle leur confère des éclairs de significations inédites. C’est ainsi qu’elle est un véritable film documentaire qui traite le réel, invente des connexions nouvelles entre les documents, joint et disjoint visible, parole et mouvement en essentielles visions verbales. Parce que la Silva est « sans ordre ni règle », toute vision verbale comme chaque arbre de la Sylve est en rapport d’association et d’entre-expression avec toute autre. La Silva a la puissance de faire de toute image le commentaire qui transforme une autre image. Pedro Mexía est celui qui découpe et colle toutes les historias y materias buenas pour en faire comme les personnages d’un même drame, occupant un espace commun ; il réussit à en faire de pures icônes d’une présence non manipulée des choses, d’une évidence, par la force de son montage. C’est ainsi que l’on parvient au terme de la Silva de varia lección. A travers les séductions de la sensibilité et de l’imagination c’est la lucide raison qui, en fin de compte, en fin de Silva, est visée. « A eux je m’en remets », conclut Pedro Mexía, qui vient de citer en tant que ses sources de l’histoire de l’infortuné capitaine les noms de Leonardo Bruni (13691444), disciple de Coluccio Salutati, Flavio Biondo (1388-1463), historien et philosophe, saint Antonin de Florence (1389-1459), dominicain puis archevêque de Florence, et surtout Machiavel (1469-1527), auteur, entre autres œuvres, des Histoires florentines et peut-être d’une Vie de Castruccio Castracani. Et immédiatement il enchaîne avec le vingt-deuxième et dernier chapitre de la Silva de varia lección : «  De l’histoire des vents : où l’on traite de ce qu’ils sont et quelles sont leurs causes, et combien ils sont et quels sont leurs noms, anciens et modernes, et leurs qualités » (IV, 22, p. 518). « Les vents sont chose utile et nécessaire… » –exactement comme la Silva- « …parce que, comme le dit Sénèque, on en a besoin et Dieu les a donnés au monde pour conserver la tempérance du ciel et de la terre et pour apporter et écarter les pluies et les nuages, pour aider à produire et mûrir les fruits des arbres, en concourant avec d’autres choses qui le font. Les vents ont également été donnés pour la navigation… je ne veux pas maintenant m’occuper de les louer, mais dire quels et combien sont les vents, et leurs lieux et positions et leurs qualités et leurs noms, afin que le sachent et l’apprennent 46

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ceux qui n’en ont pas connaissance, et pour l’usage et la pratique des navigateurs » (IV, 22, p. 518). C’est désormais à lui-même que s’en remet Pedro Mexía, cosmographe de la Casa de Contratación de Séville, dans ce dernier chapitre, peu avant l’heure de sa propre mort et disparition. Car c’est lui qui est ici le spécialiste incontesté des vents qui aident à traverser l’Océan de l’ancien monde au nouveau monde et du nouveau monde à l’ancien monde, image de l’ultime passage : « Je dis que… » (IV, 22, p. 519) ; « Comme je l’ai dit… » (IV, 22, p. 523). Le jour du jugement n’a-t-il pas précisément été annoncé par les Écritures en ces termes : « Il enverra ses anges avec des trompettes pour rassembler les élus des quatre vents et parties de la terre » (IV, 22, p. 523). Il n’est plus question ici de s’attarder à des opinions erronées. L’énumération minutieuse des différents vents, de tous les vents du monde, produit une ultime vision verbale inattendue, mais évidente, propre à ramasser en elle-même toutes les visions verbales de la Silva de varia lección. Il fallait que la Silva fût ainsi close. Le changement, la mouvance, la fluidité sont de règle pour les vents, comme pour le capitaine Castrucci Castracani, comme pour le monde et les hommes : « En certaines parties du monde (par la disposition de la terre, des montagnes et des neiges, ou des plaines et des sécheresses, et des lacs et des lagunes, et par d’autres choses particulières), parfois changent en partie et se modèrent, s’altèrent ou s’améliorent les qualités ordinaires susdites de quelques-uns de ces vents, ce qui produit divers effets. Lesquels il faut aussi savoir… » (IV, 22, p. 531). Oui, il faut le savoir. Ainsi se confirment au terme de la Silva aussi bien la radicale immanence de la pensée dans la matérialité des formes et le redoublement à l’infini des historias y materias buenas, des juegos y passatiempos du monde et des hommes, redoublement qui en fin de compte se prend lui-même pour objet. La Silva, par la puissance visuelle de ses mots, par les magnifiques visions qu’elle suscite, met toute image en liaison avec toute autre, permet d’être là où l’on n’a pas été, de produire toutes les connexions qui n’ont pas été produites, de rejouer autrement toutes les histoires et les sujets du monde et des hommes. Il est possible pour l’écrivain de la Silva et pour tout lecteur d’agir au présent de la performance, sur fond d’impassibilité fluide des connexions qui n’en finissent pas des mots et des choses. La variété du monde et des hommes constitue désormais le fond, comme une immense carte de lieux et d’itinéraires, sur lequel s’écrit la présence active de l’écrivain cosmographe, ses attitudes bigarrées et contradictoires comme sa virtuelle harmonie, sa pensée. L’evidencia est une qualité politique, c’est aussi une qualité philosophique. La mort, puisque l’écrivain mourra quelques jours avant la publication des quatre parties de sa Silva, manifeste la docilité à la varia lección de la nature des choses et de la condition humaine, des empires et des hommes. Comme au vent changeant qui permet de parcourir la mer. Le dernier chapitre propose une philosophie de l’évidence. Lorenzo Valla n’avait-il pas écrit dans la Dialectica longuement remaniée que la rhétorique est capable de naviguer dans la mer ouverte, en se confiant à la puissance de ses voiles qui bruissent dans le vent, tandis que la dialectique des scolastiques « amie de la certitude » ne s’éloigne pas de la côte et regarde la terre plutôt que la mer ?22

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Éd. de G. Zippel, Laurentii Valle Repastinatio Dialectice et Philosophie, Patavii, 1982, liv. I, p. 176-177 ; liv. II, p. 448.

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Ainsi la Silva de varia lección, en proposant un savoir commun et un langage commun en langue castillane fondés, d’une part, sur les histoires de la tradition grecque et romaine comme sur les histoires les plus récentes et, d’autre part, sur les données de l’expérience politique, sociale et culturelle de l’auteur cosmographe, en donnant à la question du temps une place centrale dans la sollicitation du jugement des lecteurs qui parcourent ses chemins et ne manquent pas de contempler chaque arbre, est porteuse d’une nouvelle épistémologie qui n’est pas sans conséquences politiques et spirituelles. Le temps des histoires racontées et le temps de l’advenue espérée d’une nouvelle rationalité dans l’Espagne du XVIe siècle comme le temps de la narration proprement dite se joignent pour démontrer que toute vérité est de l’ordre du crédible et du probable, que cette démonstration est bien la condition de la curiosité toujours en éveil du lecteur et que les choses l’emportent sur les mots en raison de la prééminence du visuel, de visions verbales et d’émotions sans cesse renouvelées. Le lecteur de la Silva, majesté impériale et tout sujet qui entend et parle le castillan, peut s’exercer à penser, savoir comment penser dans son siècle, par un parler incessant et toujours ranimé sur le monde et les choses du monde. L’evidentia, chère à Quintilien, cet effet de présence associé à la transparence du texte, est bien la technique majeure de l’écrivain cosmographe, mettant toute image en liaison avec toute autre, permettant toute association, tout conviction et toute émotion, faisant de toute autorité, en fin de Silva, du vent. Parce que le Sévillan Pedro Mexía est un homme intégralement politique, mais aussi à sa mesure un philosophe, il soutient que la vérité ne peut être que là où chacun dit ce qui lui semble être la vérité. Un tel dire est lié à un espace à plusieurs voix, celui de la Silva, image et préfiguration de ce que pourrait être l’espace politique, de ce que doit être l’espace politique. Si l’on tire les conséquences de cette situation, toute vérité située hors de cet espace est inhumaine au sens littéral du terme, selon l’analyse qu’en donne Hannah Arendt, « parce qu’elle pourrait avoir pour conséquence que tous les hommes s’accordent soudain sur une opinion unique, en sorte que la pluralité deviendrait une »23, ce qui est la définition même du totalitarisme, bien éloigné de la merveilleuse forêt de tous les savoirs offerte en lecture à la majesté impériale pour constituer le fond propre à son exercice du pouvoir. DOMINIQUE DE COURCELLES Centre National de la Recherche Scientifique UMR 5037-CERPHI

23 Hannah Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974 pour la traduction française, « De l’humanité dans de ‘sombres temps’ : réflexions sur Lessing », trad. de l’allemand par Barbara Cassin et Patrick Lévy, p. 41.

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ROMAN DE FRAGMENT : AMORCES DE L’AMADIS DE GAULE (1548) Dans « Parole de fragment », lecture patiente et percutante de l’œuvre de René Char, Maurice Blanchot constate que, pour tout poète digne de ce nom : « écrire, lire… c’est accepter de ployer l’entente du langage à une certaine expérience morcellaire ».1 Dans « Commune présence » ou « La Parole en archipel », le dépaysement ne signifie guère une « perte du pays » mais, plutôt, « une manière plus authentique de résider, d’habiter sans habitude » (452), de vivre dans « le questionnement ou dans quelque affirmation irrésistible à l’unité » (ibid.). Char écrit à partir d’un mode de disjonction qui fait que ses poèmes se muent en une nouvelle forme d’arrangement. Il s’agit d’un arrangement « qui ne compose pas, mais juxtapose » (453). Il en résulte une écriture insulaire, d’une géographie labile et parcellaire, dans laquelle les phrases deviennent des « îles de sens », et d’une telle manière qu’elles accueillent « l’inconnu sans le retenir » (454). La poésie est ainsi une écriture d’espace, écriture qui crée un monde dans lequel la parole qui le génère, du même coup, s’y trouve et s’y perd. Le fragment est donc d’une totalité paradoxalement lacunaire : en chacun, il y a du tout, sans qu’il s’y trouve un Tout et, si tout y est, ce tout est toujours ouvert et à venir. Il serait tentant, et peut-être à la fois périlleux et fructueux, de lire le roman à la Renaissance sous cet angle. Le lecteur moderne ne saurait être, comme les meilleurs lecteurs de Mallarmé ou de Ponge, un « amateur » ou un simple « enthousiaste » littéraire : car, avant tout, ce lecteur aurait à s’isoler dans les salles de livres rares et précieux afin d’avoir accès au roman qu’il désire. En plus, il faudrait qu’il dispose de tranches de temps si larges et copieuses que, si l’on n’est pas universitaire ou spécialiste cherchant à dévoiler une vérité esthétique ou historique recelée dans les premières éditions (comme l’auteur et le lecteur de ces lignes), on ne pourrait être autre qu’oisif, ou dilettante n’ayant en sa vie aucune fin pratique ou utile. Le meilleur lecteur du roman fleuve serait celui qui « feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues », de sorte que la lecture se ferait pour le plaisir pur de suivre des méandres et des entrelacs. Elle équivaudrait de nos jours à une espèce de péché originel dont la tare disparaîtrait seulement au fur et à mesure que l’on apprend à savoir perdre son temps.2 Or, la lecture du roman en son entier ne pourrait se faire sans quelque visée pratique, ne serait-ce que pour que le lecteur se rende compte qu’il gaspille bien son temps. Ce serait, peut-être, du temps entendu dans le sens de ce qui donne lieu à la L’Entretien infini (Paris : Gallimard, 1969), p. 452. Dans « Leisure as Commodity : The Amadis Serial », in : Idle Pursuits : Literature and ‘Oisiveté’ in the French Renaissance (London : Associated University Presses, 2003), Virginia Krause souligne combien le roman invite le lecteur à spéculer sur le désir en tant que matière commodifiable. C’est grâce au temps que l’on perd en lisant l’Amadis que le lecteur se rend compte d’un ensemble de contradictions sociales à l’assise même du roman. 1 2

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commodification, à la production de denrées à la fois édifiantes et rentables. Comme le lecteur d’À la recherche du temps perdu, celui qui entreprend l’Amadis de Gaule éprouve le plaisir—aussitôt qu’il s’y engage — de perdre et de gagner du temps. Mais, si l’on traite du roman à la Renaissance comme une sorte de « parole de fragment », un autre élément, isolite, voire inconnu, se voit : celui d’un perpétuel commencement, d’une différence fondée en répétition, qui s’incarnent au fur et à mesure que le texte dévoile son « arrangement », mode de production aussi parcellaire ou mosaïque que diégétique ou narratif. Ceci veut dire que le texte du roman pourrait se parcourir d’au moins deux points de vue, sinon de deux manières ou styles, simultanés, de lecture. L’un qui voudrait suivre le fils tortueux du discours, en allant d’un épisode aux autres sans arriver à ce qui serait une fin, aurait comme complément cet autre, lecture qui va de bloc en bloc, d’un fragment l’autre, tout en « inventant » le roman dans les multiples intervalles servant à conjoindre et à isoler les unités romanesques. Parmi celles-ci, il y aurait la matière paratextuelle ou préfacière qui cadre le projet de l’Amadis mis en français, ce qui va le déplier ou expliquer tout en trahissant son imaginaire ; les épisodes qui se charpentent par les gestes, rencontres, arrivées ou départs d’amants, d’amantes, et de nobles chevaliers ; les gravures sur bois insérées dans le texte, y comprises les fréquences de leur répétition ou réutilisation ; le rapport du texte aux blancs et aux initiales qui marquent des coupures qui divisent la matière en strates ou couches ; les pages consacrées aux images architecturales ou aux plans, au sens quasiment cartographique du mot. 3  Dans ce contexte nouveau, il serait donc à voir si l’Amadis obéit, quand bien même, aux principes de conjointure pour lesquels le roman courtois d’antan avait été célèbre, longtemps avant qu’une conscience d’un tel passé ne soit prise au début du seizième siècle : qu’il aurait pu—ou qu’il aurait dû—exister une littérature romanesque de souche nationale dans la nuit du temps. Dans les années consacrées au « combat pour la langue française », les poètes et auteurs d’arts poétiques remontaient à Jean de

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Jean-Marc Chatelain et Laurent Pinon remarquent que le livre illustré parisien du milieu du seizième siècle témoigne d’un « souci ‘pictorialiste’ », inspiré par le Songe de Poliphile (1546), traduit par Jean Martin et de Jacques Kerver, et qu’une nouvelle scansion textuelle découle des images qui sont dotées « d’une fonction de repérage », in : Henri-Jean Martin, éd., La Naissance du livre moderne : XIV-XVIIe siècles (Paris : Editions du Cercle de la Librairie, 2000) 243-44. Dans son remarquable «  Illustration d’Amadis de Gaule dans les éditions françaises du XVIe siècle », in : Les ‘Amadis’ en France au XVIe siècle, Cahiers V.L. Saulnier 17 (2000), 41-52, Chatelain note qu’un rapport visuel nouveau s’instaure moins dans le rapport entre l’image et le texte du roman que dans celui mettant en tension iconographie et typographie. La première édition du livre chez Denys Janot est imprimée en une composition à lignes longues, et non plus sur deux colonnes comme d’habitude, et elle isole les vignettes, de sorte que la page fait voir du blanc et la fait rompre « avec ce principe de remplissage maximal…qui jusque-là régissait la composition traditionnelle des éditions des romans de chevalerie » (44). Le texte du roman souligne donc un principe d’arrangement et de parataxe visuelle préconisant « le véritable manifeste d’un esprit nouveau » (42). Pour ce qui concerne l’architecture et ses secrets, Rosanna Gorris engage une belle analyse du palais d’Apolidon, dans : « Pour une lecture stéganographique des Amadis de Jacques Gohory », Cahiers V.L. Saulnier, op. cit. p. 127-36, surtout p. 134-37.

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Meung, mais pas plus loin. Mais, pour le roman de « chevalerie », l’esthétique avait eu sa maîtrise passée dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, surtout dans le Chevalier de la charrette. C’est ce mode de composition qui semble remis en jeu. Dans l’ouvrage de Chrétien, nous le rappelait Eugène Vinaver, « le récit se poursuit comme dans n’importe quel autre roman d’aventure, mais une profondeur nouvelle s’y ajoute », telle que l’événement, à vrai dire le noyau d’un épisode, n’est plus ce qui véhicule le discours ; plutôt, il incombe au narrateur de mettre un nouvel accent sur « les diverses façons d’expliquer cet événement ».4 Pour le lecteur à l’écoute des dialogues dans le texte, il s’agit de laisser émerger des réseaux de rapports autrement invisibles ou inconscients, en effet, de participer à la création du roman sans être sous l’emprise de ses effets. Vinaver ajoute ailleurs que la conjointure comprend « le désir d’écarter le voile qui cache le sens des choses, de trouver quelque part un système intelligible de relations » surgissant des digessions et des dévisations, des « retours inattendus en arrière », et des « thèmes repris et approfondis » (138). Sur le plan visuel des initiales peintes, les incipit de ces textes, la conjointure se voit dans un système qui met côte à côte des entrelacs, legs d’un style classique (serré, orthogonal) et des spirales (d’origines gothiques). A l’intérieur de la lettre, des courbes « multipliées prennent naissance les unes dans les autres » (137), la manière « labyrinthique » de la spirale emportant sur sa contrepartie sans la faire disparaître. Il en résulte des compositions polycentriques. La lecture de ces lettres du treizième siècle fait ressortir un ordre de sorte que « [t]out commencement est un recommencement, rien ne saurait être négligé de ce qui le précède ou de ce qui pourra un jour venir s’y ajouter » (138). Chaque épisode ou événement se charge d’un surplus de sens « grâce aux rapports qu’il soutient avec les antécédents et ses suites possibles » (ibid.). Le médiéviste recoupe Blanchot, et Blanchot le roman à la Renaissance. Il y va d’un « double principe de cohésion et de juxtaposition » (148). Sans entrer dans le labyrinthe de l’Amadis on pourrait cerner dans la préface de la traduction par Herberay des Essarts une double postulation. L’une, esthétique, mise sur un agencement qui va par « arrangement » et juxtaposition ; l’autre, idéologique, voudrait loger l’éloge du projet du livre — surtout de l’usage du français et de matière gauloise censée appartenir à une topographie française — dans un ensemble de fragments paratextuels.5 Le livre porte en exergue un sonnet — on dirait un des plus précoces de la langue française — par Mellin de Saint Gelais, dédié au « Seigneur des Essars, N. de Herberay traducteur du present livre d’Amadis de Gaule ».6 Celui-ci est suivi par deux dizains destinés

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Eugène Vinaver, A la recherche d’une poétique médiévale (Paris : Nizet, 1970) 115. Dans Reading in the Renaissance : ‘Amadis de Gaule’ and the Lessons of Memory (London : Associated University Presses, 1999), 42-45, Marion Rothstein souligne combien Amadis de Gaule équivaut à un « Amadis de France ». L’esprit nouveau (v. n. 3 ci-dessus) est affublé d’un sentiment national et fait appel donc à la politique de François Ier. Rothstein trace l’itinéraire des inflexions de ce sentiment d’un volume à l’autre. 6 Le Premier livre de Amadis de Gaule, traitant de maintes avantures d’Armes & d’Amours, qu’eurent plusieurs Chevaliers & Dames, tant du royaume de la Grand Bretaigne, que d’autres païs : Traduit nouvellement d’Espagnol en Françoys, par le Seigneur des Essars Nicolas de Herberay (Paris : Jan Longis, 1548) [f. a. ii r°]. [Houghton Library Typ 515.46.138F. v. 1]. 5

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« Aux lecteurs », le premier par Michel le Clerc, Seigneur de Maisons, et le deuxième, situé au-dessous, par Antoine Macault, Secretaire & valet de chambre du Roy (f. a. iii r° et v°). Ensuite un prologue, portant sur la tâche du traducteur qu’Herberay dédie à Charles, duc d’Orléans, est suivi par un autre, « de l’Autheur Espagnol d’Amadis, traduit en Françoys » (f. a iii r° et v°) qui porte, lui aussi, sur son obligation de restituer et de bien traduire un ouvrage qui remonte à un glorieux passé antique. La préface est donc de l’ordre de deux palinodies. La juxtaposition de poésie et de prose fait souligner les enjeux de rhétorique qui animent et mobilisent le roman fleuve qui va suivre. Le prologue d’Herberay insiste, d’une part, sur le fait qu’Amadis est de souche gauloise et non espagnole, et, d’autre part, que la matière qu’il va mettre en français, traitant d’armes et d’amours, ne peut qu’édifier le lecteur. Ainsi l’ouvrage vaut donc tout autant pour sa rhétorique, pour sa manière ou sa forme de contenu, que pour sa matière. Le lecteur a l’impression que celle-ci n’existe que pour être mise en mouvement, pour être traduit, en effet, pour faire partie d’un nouveau mode de composition. Pour cette raison, il paraît que l’esthétique que préconise l’auteur doit être repérée et située dans l’histoire actuelle.7 Une trêve accordée par les rois Henri II et Charles Quint permet à l’auteur de s’écarter de « de l’impetueuse vie des armes » et de retrouver assez de « repos & loisir » pour réaliser son projet. Là où il risque de tomber dans l’oisiveté, il se met à traduire, à traduire afin de retrouver une origine française dans un ouvrage espagnol : [M]e suis mis (pour eviter la trop pernicieuse oysiveté) à lire plusieurs sortes de livres, tant vulgaires qu’estranges. Entre lesquelz, m’estant tombé es mains celuy d’Amadis de Gaule en langue Castillane, lequel maintesfois plusieurs Gentilzhommes d’Espaigne, m’avoient loué & estimé sur tous le Roman, & trouvant tel qu’ilz me avoient assuré, tant pour la diversité des plaisantes matieres, dont il traite, que de representation subtilement descrite qu’il fait des personnes suyvant les armes, ou amours : ay pris plaisir à le communiquer par translation (soubz vostre auctorité) à ceux qui n’entendront le langage Espagnol, pour faire revivre la renommée d’Amadis (lequel par l’injure & antiquité du temps, estoit estainte en ceste notre France). Et aussi pource qu’il est tout certain, qu’il fut premier mis en nostre langue Françoyse, estant Amadis Gaulois, & non Espagnol. (f. ã iii r°)8

La représentation d’armes et d’amours — de larmes et de sang, de gestes périlleux et de sentiments nobles — va constituer la matière rhétorique, mais d’une sorte de rhétorique qui se prête à la fois à l’exemplarité et à une écriture qui n’a ni

7 Comme le remarque Chatelain à propos des illustrations, l’Amadis de Janot et de ses avatars immédiats « est moins un modèle qu’un moment » (52) dans une entreprise qui voudrait s’inscrire dans un contexte de sa propre création (c’est moi qui souligne). 8 Krause observe qu’Herberay met en scène une sorte d’oisiveté à deux faces héritée de Christine Pizan. Une face, décadente, « ‘fait la vie fole et impotent a toutes bonnes œuvres ‘ » tandis que l’autre, « ’ sans vice’ », vise la récréation et du loisir créateur (op. cit. 124-25). Ici la « trop pernicieuse oysiveté » aurait comme remède la lecture—peut-être même oculaire, silencieuse, et en privé—du livre imprimé selon le nouveau dessein inauguré par Janot et son équipe.

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origine ni fin. La paradoxe d’une parole lacunaire mais continue se rend manifeste : la rhétorique inspire l’écriture, mais elle n’en fait pas partie. Le traducteur a l’air d’avouer que les discours parlés, d’un ordre efficace pour l’amplification ou l’émulation, charpentés selon les fortunes de circonstance, seraient étrangers à la forme du roman, du moins s’il ne les intégrait dans les plis de l’écriture. Traduire veut dire écrire. La rhétorique s’affecte au travail qu’engage Herberay : comment parler en écrivant ? comment édifier en mots ineffables un édifice-objet qui servira aux fins de la nation ? Ces questions se posent dans ce qu’il dit de la restitution du livre. C’est une mise en scène rappelant ce que Rabelais avait déjà parodié, au début de son Gargantua, treize ans auparavant — lorsque son historiographe Alcofrybas trouvait dans un pré, « neuf flaccons en tel ordre qu’on assiet les quilles en Guascoigne. Des quelz celluy qui au mylieu estoit, couvroit un gros, gras, grand, gris, joy, petit, moisy livret, plus mais non mieulx sentent que roses »9 — à l’exception près que le narrateur souligne l’efficacité récréative de son entreprise : Et qu’ainsi soit j’en ay trouvé encores quelque reste d’un viel livre escrit à la main en langage Picard, sur lequel j’estime que les Espagnolz ont fait leur traduction, non pas du tout suyvant le vray original, comme l’on po[u]rra voir par cestuy : car ilz en ont obmis en d’aucuns endroitz, & augmenté aux autres : parquoy supliant à leur obmission, elle ce trouvera en ce livre. Dans lequel je n’ay voulu coucher la plus part de leur dite augmentation, qu’ilz nomment en leur langage Consiliaria, qui vault autant à dire au nostre, comme avis, ou conseil, semblans telz sermons mal propres à la matiere dont parle l’histoire : laquelle j’ay expressement mis en lumiere, non pour esperance d’en raporter louange (estant l’œuvre de trop peu de merite) mais seulement pour tesmoigner à tout le monde, combien je voudrois pouvoir pour vous faire treshumble service, mesmement pour vous donner quelquefois dequoy recréer vostre gentil esprit lors qu’il sera ennuyé de lire choses plus hautes & ardues. (ibid.)

Quelle serait la qualité du langage picard d’où vient la version espagnole ? Serait-elle un langage d’images miroitantes, d’épigrammes et de rébus provenant du milieu d’anciens rhétoriqueurs ? Le lecteur est porté à le croire, car l’aspect mosaïque d’un livre où des lacunes accompagnent des augmentations ou « alongeails », ce que le traducteur traduit à l’intérieur des mots traitant de la traduction, souligne que la forme du livre à venir sera ondoyant et divers, tantôt à lire et à recréer à haute voix, tantôt à voir ou à suivre comme le dessin ou l’épure d’un domicile entouré de jardins et proche aux forêts et aux rivières du paysage français. Le traducteur voudrait, semblet-il, cerner une écriture dans laquelle le travail du style serait doux et chatoyant, propre à l’écoute du rêveur dont l’ennui et la fatigue font « recréer » l’esprit, qui vont le faire divaguer ou errer grâce au charme même des mots. C’est, en sourdine, un rappel à la conjointure du roman médiéval. Les effets de traduction, ajoute Herberay, vont enjoliver le projet — le propre de la tâche du rhéteur — de louer son noble destinataire et de marquer comment et

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Gargantua, dans Œuvres complètes de Rabelais, éd. Mireille Huchon (Paris : Gallimard/Pléiade, 1994) 10.

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combien le traducteur fait partie d’une campagne nationale. Mais là où la guerre fait place au loisir et où une rhétorique cède le pas à la véracité, ce qui serait la fin d’une représentation de l’histoire n’a plus de lieu. Et combien que ce qui s’offre en ceste traduction d’Amadis, ne soit tiré de nul auteur fameux pour luy donner couleur de verité, si trouvera l’on en elle tant de rencontres chevalereuses, & plaisantes, qu’avecq’infiniz propoz d’amours, si delectables à ceux qui ayment, ou sont dignes d’aymer, que toute personne de bon jugement se doit persuader (voyre quasi constraindre) à lire son histoire, pour le passetemps & plaisir qu’il pourra recevoir en la bienvoyant. A ceste cause, mon Seigneur, je m’ose asseurer, que si elle treuve grace devant voz yeux, ou soit quelque peu favorisée de vous, que non seulement elle sera estimée beaucoup : mais aquerra le premier lieu entre toutes les autres histoires semblables. Qui est en partie la cause, pour laquelle j’ay entrepris la traduire, & aussi pour faire cognoistre à chacun mon intention, qui tend à exalter la Gaule, en laquelle passe de present un siecle bien heureux, par la grace que Dieu nous donne de nous avoir fait naitre en voz jours. (ibid.)

Le livre ne sera pas jalonné d’exemples ou de dictons de nobles auteurs ; plutôt, il sera une suite d’événements, de rencontres qui donnent lieu au discours exemplaires et de réflexions qu’inspire le lieu où ils ont lieu. Le livre sera lu, non entièrement pour des événements qui s’enchevêtrent ou s’entrecroisent sans suture, mais pour le plaisir de leur routine ou de leurs effets de rupture. Le discours et la quadrature qui inspirent et enchâssent un épisode va valoir autant que son événement même. Il est à croire que la rupture se ressentira dans la différence, perçue à la fois sciemment et inconsciemment, au fond des mots qui se transportent d’un idiome ou d’un régime à des autres. Essarts souligne que la différence sera perçue là où le lecteur « bienvoit » les mots, à savoir, là où il — le lecteur — aura la bonne et généreuse volonté de souhaiter leur bienvenue d’aires étrangères. Le fait de « bienvoir » signale que le texte sera reçu de manière à la fois active et passive, par persuasion et par le plaisir de séduction. Ce qui se traduit déjà dans le travail des vocables, dans leur manière, est à voir aussi dans leur écoute. Il suffit de voir l’assonance de la moindre des phrases : « A ceste cause, mon Seigneur, je m’ose asseurer, que si elle treuve grace devant voz yeux… ». La traduction aura du succès, mais seulement quand le lecteur est assez distrait pour être à l’écoute des mots ou en vue du sens qui multiplie. Dans les plis ondoyants et, pour ainsi dire, dans les ourlets de phrases d’un sens anodin ou léger, il y aura du plaisir que refoule la lecture de « choses plus hautes & ardues » (f. ã iii r°).10 Le primat du style que préconise Herberay est en dialogue, sinon en concurrence, avec le prologue de l’auteur espagnol qui suit. Mais, en même temps, c’est lui qui le traduit et qui le tourne à ses propres fins. Le traducteur convoque son lecteur en signalant que l’historien de première qualité, embellissant des faits remarquables du passé, court le risque (et trouve le plaisir) d’ajouter des effets allant au-delà de la vrai10 On ose dire ourlet, en rappelant le sens que portait « amadis » selon Diderot, nom « que les couturières en linge donnent à une façon de manche ou de poignet qui n’est gueres d’usage qu’aux chemises de nuit », cité par Michel Simonin, « La Disgrâce d’Amadis », repris dans L’Encre & la lumière (Genève : Droz, 2004), p.190-91.

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semblance. En employant et en projetant leur « parler eloquent », ces auteurs attribuent aux personnes du passé « une force surnaturelle », « comme l’on peult lire en Homere, & autres escrivants des faitz des Grecz, Troyens, que Romains » (f. ã iiii r°). Il s’agit du discours des historiens, selon Salluste, qui font voler, à des hauteurs inouïes, grâce aux plumes des mots, les exploits des Athéniens. Les mots sont empennés « par leur bien dire » (ibid.). Le chroniqueur, c’est un rhéteur mais, en tapinois ou dans le miroitement des mots, le traducteur l’est aussi. Selon le fil de l’argument, l’endroit du discours qui enfle les faits et dits des anciens a comme envers un autre discours qui trivialise ceux des rois de nos jours, à l’exception près de « nostre magnamime Roy catholique don Fernand, en la glorieuse conqueste du royaume de Grenade » (f. ã iiii r°). C’est un roi lui-même, ayant le talent de séduire en « les grandes persuasons qu’il donnoit à ses Capitaines & Souldatz, sufisantes pour animer les plus timides à combatre virilement » (ibid.). Le portrait de Ferdinand est-il aussi celui du traducteur qui double le portrait d’Herberay ? La suite du deuxième prologue nous porte à le croire. Tite-Live, dit-il, a élagué de son histoire toute description de la force et hardiesse de ses sujets. Mais le traducteur les supplée (Mucius Scevola se brûla le bras, Quintus Curcius « de sa propre volunté se precipita dans le perilleux gouffre » [f. ã iiii. V°]), ajoutant au texte ce que le bon sens de l’historien aurait supprimé pour rester fidèle aux fins véridiques. Lorsqu’il ne se trouve « nulle mention en ses œuvres de ces grans coups espouventables, ou rencontres d’aventures » (ibid.), le lecteur est dépourvu des merveilles et mensonges — la rhétorique — qui fait de l’histoire une belle fiction. Comment décorer, c’està-dire, comment écrire l’histoire de sorte qu’elle s’amplifie et se plaise aux lecteurs contemporains ? Comment façonner des lecteurs qui voudraient voir dans les chroniques du siècle passé des gestes modernes, comparables aux anciens ? Voilà la tâche du traducteur : il doit travailler comme l’historien, mais il doit aussi suivre l’exemple des « moindres Orateurs », ceux qui ont le don d’être incapables d’enfler leur matière, ceux aussi qui traitent des faits de fraîche mémoire. Le texte louvoie. Tantôt il vise l’exemple de Tite-Live qu’il imite, tantôt il le rejette ou le supplée dans la figure qu’il donne de son entreprise : Et qu’il soit vray considerons si les avantures des armes du siecle present, aprochent en riens à celles d’alors : toutesfois ilz ne sont à rejeter : car il s’y trouvera maints bon exemples, qui peuvent servir pour la salutation de noz ames, desquelz nous ayderons, pour aquerir la grace du Seigneur avecq’ laquelle nous parviendrons, au lieu de beatitude, qui nous est promis. Parquoy considerant ce que dessus, voulant plustost laisser de moy quelque memoire que d’estre oysif, me suis adressé aux choses faciles, en imitant les moindres Orateurs, pour estre mon sçavoir au leur plus conforme. (f. ã iiii v°).

Il avoue donc que l’Amadis sera de la rhétorique, qu’il sera vrai, sans amplification, tout en s’amplifiant puisqu’il doit à tout prix éviter la pernicieuse oisiveté au lieu où il veut en produire autant qu’il peut. Or, la fin du prologue présente l’image du traducteur en tant que diligent déchiffreur et éclaireur, voire, « essarteur » de textes obscurs. « Et pour ce faire me suis mis à corriger les trois premiers livres d’Amadis, lesquelz, par la faute des mauvais escrivains, ou traducteurs trop corrumpuz & vicieux, ont esté jusques à maintenant de peu 55

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de fruit » (f. ã iiii v°-ã v r°). Le texte, quasiment illisible en l’état où on l’avait trouvé, a été exhumé de dessous un tombeau et transporté en Espagne par un marchand Hongrois avant que l’auteur n’y ait mis la main là-dessus. L’histoire que raconte le traducteur espagnol à propos des origines de son texte ressemble bel et bien à celle du traducteur français. Deux décrypteurs de quintessence, Essarts et son double se ressemblent. L’arrangement ou disposition des deux prologues invite à une comparaison et, en même temps, fait ressortir de la voix du traducteur des attributs dialogiques. C’est Herberay qui traduit l’avant-propos de l’auteur espagnol, donc c’est lui qui corrige ses corrections. Il fait croire que le texte a eu ses vraies origines en France—le titre indiquant qu’il s’agit d’Amadis de Gallia—malgré sa parution en Espagne. Dans l’histoire et la géographie du texte, il y va d’un heureux « malaise dans l’esthétique », quand les origines espagnoles et françaises se mélangent et, en même temps, sont en concurrence.11 Il se peut qu’en se dédoublant l’auteur mette en scène l’histoire de la réception et de la migration du livre. Connu d’abord par François Ier lors de sa captivité à Madrid après sa défaite à Pavie aux mains de Charles Quint, son apprentissage du texte générait, disait-on, dans l’ambiance carcérale une oisiveté fructueuse. Le temps et l’espace lui avaient permis d’écouter et de lire le roman en attendant son retour en France en 1526. Sur le plan rhétorique et historique, la traduction équivaut à une récupération. L’auteur du premier prologue, essayant de « recréer le gentil esprit » du lecteur, ne veut guère l’assommer de « choses plus hautes et ardues ». Ici, le propos ressemble à celui du début du deuxième prologue qui faisait l’éloge de « choses faciles » en entérinant les vertus d’un mode de lecture à la fois oisive et récréative. La réitération et la légère différence dans l’articulation ont l’effet de créer un public idéal, celui d’une noblesse à laquelle, grâce à l’Amadis, tout lecteur de bonne volonté pourrait avoir accès. Entre ces deux textes on voit l’imaginaire d’un monde où nobles, chevaliers et lecteur sont d’un même ordre. Du coup, l’auteur se charge d’une tâche nouvelle (du moins dans la perspective de la modestie affectée, topos qui fait partie intégrante de la rhétorique d’un avant-propos), celle de faire plaire au public. Il est à croire que, dans l’espace ouvert entre les deux prologues, on voit pourquoi l’Amadis serait d’un style et d’une manière de fiction ayant de nouvelles orientations, mais, en même temps, il est clair que la forme du contenu remonte à des origines, anciennes et quasiment inconnues semble-t-il, dans le roman d’aventures de l’époque de Chrétien de Troyes. Les enjeux d’une esthétique politique se trouvent dans l’intervalle de l’autre couple de textes, à vrai dire une seconde palinodie, celle où deux dizains se juxtaposent, l’un en décasyllabe, l’autre en alexandrins. Le premier, d’un vol pétrarquiste, annonce la supériorité d’un Amadis français vis-à-vis de son patron espagnol : si la France est inférieure à l’Espagne dans les faits d’armes et d’exploits militaires, sur le plan littéraire (remarque l’auteur Michel le Clerc) elle dépasse de loin l’ennemi qui l’aurait subjuguée au champ de bataille :

11 Voir Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (Paris : Galilée, 2004), pour qui toute esthétique moderne (on est tenté d’élargir les cadres de son analyse afin d’inclure la naissance de l’Amadis français) ne peut pas ne pas traiter d’une dimension politique. La cause d’un malaise dans l’esthétique serait l’obnubilation de son aspect politique.

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Qui voudra voir maintes lances briser, Harnois froisser, escuz tailler & fendre. Qui voudra voir, l’Amant amour priser, Et par amour les combatz entreprendre, Viennes Amadis visiter & entendre, Que des Essars, par diligent ouvrage, A retourné en son premier langage : Et soit certain, qu’Espagne en cest afaire Cognoistra bien, que France a l’avantage Au bien parler, autant comme au bien faire.

Le second dizain, d’Antoine Macault, de forme héroïque, insiste davantage sur la précellence naturelle du « premier Françoys » qu’a restituée le bien nommé défricheur, élagueur et traducteur : Divins espritz Françoys de hault sçavoir comblez, Qui par vive vertu & merite louable, En bien escrivant ceux, qui bien sont, ressemblez, Prenez exemple icy certain & honorable, Que loz immortel vient d’œuvre non perissable, Comme est le present livre : Et vous oysifz cessars Suyuez ce translateur, qui des branchuz Essars Du parler Espagnol, en essartant, defriche, Nostre Amadis de Gaule, & le rend par ses artz En son premier Françoys, doux, orné, propre, & riche. (f. ã ii v°)

Les deux poèmes se prêtent à une lecture de regard. Dans le premier dizain, on est invité à lire le texte en tant qu’emblème latent, forme composite munie d’éléments ou de formations à la fois lisibles et visibles. C’est le mélange du lisible et du visible dans ce poème qui met en valeur, dans le second, le sens de l’« ornement » du français, les adjectifs « doux, orné, propre, & riche » faisant allusion au nouvel aspect typographique d’un livre incarnant un caractère national. De par sa forme et son architecture, le paratexte implique que, dans le roman qui suit, le lecteur va voir la création de nouveaux espaces, tous d’un caractère français, qui seront à la fois cernés et ouverts, d’une époque passée et d’un temps présent. Ils auront, comme indique le nom du traducteur, les propriétés d’un jardin « herbé » ou « essarté ».12 La langue et la forme du Suivant le fil du signifiant et de l’esthétique du roman chevaleresque on serait tenté de voir dans le nom d’Herberay des Essarts un rappel lointain à l’espace clos, clairière qu’un essarteur a défrichée, que découvre, forcené, Yvain dans le Chevalier au lion : Et tant conversa el boschage Come hon forsené et sauvage, Qu’une meison a un hermite Trouva mout basse et mout petite, Et li mermites essartoit. [Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion, éd. Michel Rousse (Paris : Garnier/Flammarion, 1990) v. 2827-2831.] 12

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livre seront ceux d’un « champ fleury », d’un vernaculaire défriché, dessiné, sculpté et limé selon un programme qui fait du livre la miniature d’un château et de ses alentours.13 Les événements et les épisodes, tels qu’ils se cantonnent aux chapitres — dont les titres sont mis en une table sommaire de matières après le deuxième prologue — , se distinguent et se mêlent selon les bois illustrant le texte et l’ouvrant sur un plan spatial. Ils s’ajoutent les uns aux autres, se répètent et se varient, selon un principe de série ou de différence et répétition. Ils ressemblent en quelque sorte aux énigmes peintes des cartouches et du stuc en relief ornant des murs de la Galerie François Ier à Fontainebleau, à des caissons et lambrissages aux parois et aux plafonds ou à des lucarnes du décor des châteaux contemporains qui figurent, comme Anet et Chambord, dans le texte du roman. La juxtaposition de ces deux dizains et de deux morceaux de prose signale déjà la présence d’une structure quadrangulaire, sinon « modulaire », réglée par contiguïté et addition et, en plus, par une rhétorique graphique qui devient la signature « française » de l’ouvrage espagnol. C’est cet aspect qu’entérine Mellin de Saint Gelais dans son sonnet liminaire, sonnet qui, en même temps, compare l’auteur à celui des Trois Gaules : Au grand desir, à l’instante requeste, De tant d’amys, dont tu peux disposer, Voudrois-tu bien (ó amy) t’oposer Par un refus de chose treshonneste ? Chacun te prie & je t’en amonneste, Que l’Amadis, qu’il t’a pleu exposer, Veuilles permettre au monde & exposer : Car par tes faitz gloire & honeur aqueste. Estimes-tu que Caesar, ou Camile, Doivent le cours de leur claire memoire Au marbre, ou fer, à cyseau, ou enclume ? Toute statue, ou medaille, est fragile Au fil des ans, mais la durable gloire Vient de main docte, & bien disante plume. (f. ã ii r°)

Sonnet dédicatoire adressé à l’auteur, l’incipit fait du désir une raison d’être du projet, en un mot, tout ce qui attise la narration et capte le public. Sans désir, mot-clef de l’Amadis, il n’y aurait ni livre ni circulation. Le poète désire ce que désire le traducteur. La tâche de médiatiser la vraisemblance et l’ornement, ce que, dans son prologue, met en jeu le traducteur espagnol, est enjolivée par la « gloire et honeur » que peut acquérir Herberay. C’est, effectivement, ce que désire tout rhéteur, et c’est ce que

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Timothy Hampton remarque que dans les textes du premier tiers du seizième siècle la figure du « jardin » est à charnière entre rhétorique, géographie, et idéologie, celle-ci étant le reflet des programmes culturels des rois Valois : « the connection between the two images, between rhetoric as garden and France as garden, may be linked to the ideology of the Valois monarchy », Literature and Nation in the Sixteenth Century : Inventing Renaissance France (Ithaca et Londres : Cornell University Press, 2001) 16. A cet égard le projet d’Amadis serait une réalisation des plus réussies du jardin de lettres françaises.

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l’historien ou l’écrivain obtiennent, quand ils savent bien orner leur écriture.14 Or, la métaphore qui compare les arts plastiques — sculpture et orfèvrerie, produits du ciseau et l’enclume — à l’écriture veut que ceux-là soient d’une vie courte et fragile, vis-à-vis de la « durable gloire » de la plume. Ici, le comparant s’assimile au comparé, et viceversa, de sorte que le livre se figure assimilé aux autres arts. Suivant la mention d’Amadis, nom propre et titre mis en écharpe dans le texte du poème, vient celle de Caesar. Serait-ce à la fois Jules Caesar, fondateur et chroniqueur des origines de Gaule, et Herberay des « Essarts », nom rappellant et rimant avec Caesar ? Serait-ce aussi « ces arts », au pluriel, qui anticipent sur l’énumération du matériau du fournisseur d’armes et d’ornements architecturaux ? Le jeu de mots indique qu’un tel méandre d’associations libres serait licite et même voulu. Il s’agit d’une préface qui voudrait mettre la forme du livre en abyme en même temps, en raison de sa forme, que le sonnet de Saint-Gelais annonce un programme iconographique et langagier qui se voudra entièrement français, même si la signature se greffe sur un modèle espagnol. Caesar, clef de la voûte du poème, est aussi à l’axe de deux rhétoriques : d’une part, celle des chroniqueurs qui amplifient les gestes des hommes illustres d’antan, dans la mesure où Caesar compterait parmi eux et, d’autre part, une cartographie romanesque qui sera consacrée aux Trois Gaules du conquérant et patron des chevaliers qui vont peupler le texte qui suit. Le dialogisme du poème infléchit aussi la lecture du « cours » de la « claire memoire » de César et de Camille. D’emblée, on dirait que la fluidité du liquide ferait contraste avec la dureté du marbre (qui recèle quand même des rivières et des glaciers blancs), ou que la formule, « ou fer, à cyseau » (v. 11) serait l’écho inconscient de Caesar, de sorte que le roman serait fait — grâce à sa forme composite d’images et de mots savamment conçus, imprimés et agencés — d’un travail d’oubli allant de pair avec des retours à des lieux-dits et à des épisodes réitérés et reconnus. De toute façon « le cours de leur claire memoire » serait au figuré ce que l’on voit, au propre, à l’axe du quatrième volume : ce qui ne veut pas dire que la métaphore de Saint-Gelais qui laisse voir le tracé d’un fleuve invoque l’oubli de la mémoire volontaire et involontaire ; mais que, peut-être, il réside dans les mots la vertu de se concrétiser ou de revenir ailleurs, dans d’autres lieux, dans les figures ou les passages des mots charriant les épisodes à venir. En tant que roman-fleuve avant le nom, l’Amadis doit le plaisir de sa lecture, fait déjà souligné par les traducteurs, à l’aspect ondoyant et divers de sa matière. Comme dans un jardin ou dans les pièces décorées d’un château, le lecteur s’y perd afin de s’y retrouver et, de nouveau, s’y reperdre ; et, du même coup, s’y repérer aussi. Ici et ailleurs, le principe d’arrangement, opérant dès le paratexte de l’Amadis, inaugure ce que l’on est tenté d’appeler un roman de fragment. TOM CONLEY Department of Romance Languages, Harvard University

14 Voir François Cornilliat, Or ne mens (Paris : Champion, 1996), analyse de l’économie — du langage, de l’ornement, de la véracité — parmi les historiens/chroniqueurs de la grande rhétorique.

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Deuxième partie Oser témoigner de l’expérience subjective

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“LE FLEUVE ET LE PRÉ” : RHÉTORIQUE DU CŒUR ET RHÉTORIQUE DE L’ESPRIT CHEZ MARGUERITE DE NAVARRE “Où est l’esprit, là est la liberté” (2, Ep. aux Cor., 3, 17). “Ubi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum” “La source des grands fleuves se trouve sur le sommet des monts qui avoisinent le ciel” (Chateaubriand)

Décaméron, Heptaméron : entre le soleil et l’ombre Si la nouvelle traduction du Décaméron, évoquée dans le Prologue de l’Heptaméron, publiée par Le Maçon, chez Estienne Roffet, dit le Faucheur, libraire et relieur du Roy, en 1545, se signale par la qualité de sa typographie,1 ce livre, composé à

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LE DECAMERON/de Messire Jehan Bocace/Florentin,/NOUVELLEMENT TRADUICT/d’Italien en Françoys par Maistre Anthoine le Maçon conseiller/du Roy et tresorier de l’extraodinaire de ses guerres./Avec privilege du Roy/Pour six ans./Imprimé à Paris pour Estienne Roffet dict le Faulcheur Libraire/demeurant sur le pont sainct Michel à l’enseigne de la Roze blanche./1545. Un exemplaire de cette traduction est conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan (S.C.Y.X.64), à la B.N. de Paris (Rés. Y² 206, microfilm 109 45/R 96405), à l’Arsenal (en double exemplaire : Fol. 943 Rés et Fol. Bl 942) et à la B.N. de Florence (B° Rari 113). Ce dernier exemplaire possède une très belle reliure française en maroquin rouge foncé richement orné et il fut exposé à l’occasion de l’exposition sur les reliures de la B.N. de Florence (Mostra storica della legatura, Palazzo Pitti, Florence, 1922, n. 444, “bellissima legatura francese in marocchino rosso cupo con ricco disegno, esemplare mediceo in marocchino di colore marrone, giallo oliva e rosso, ritocchi d’oro”). L’exemplaire de Florence est richement relié mais surtout le texte est remarquable pour ses annotations et ses corrections manuscrites, très nombreuses et très intéressantes que nous allons étudier et publier ailleurs. La traduction fut rééditée une vingtaine de fois : chez Roffet, en 1548 ; à Paris, chez Groulleau en 1551 ; à Lyon, chez Roville en 1551, 1552 et 1558 (ex. numérisé, nos citations sont tirées de cette édition) ; à Paris, chez Thibout, 1554 et 1556 ; à Paris, chez Martin Le Jeune, 1559. Sur la traduction de Le Maçon, cf. : J. BALSAMO, Le Décaméron à la Cour de François Ier, “Op. cit.”, n. 7, 1996, pp. 231-239 ; L. SOZZI, Per la fortuna del Boccaccio in Francia, testi introduttivi alle edizioni e traduzioni cinquecentesche, Studi sul Boccaccio, 1971, pp. 11-80 ;

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l’ombre de Marguerite, est magnifiquement illustré par dix grandes vignettes à tiers de page, gravées sur métal, qui s’inspirent de l’édition vénitienne de Giolito de 1542.2 Or, deux parmi les plus belles gravures formant une petite anthologie en images du Décaméron représentent les devisants assis dans un pré, écoutant de la musique, une espèce de concert champêtre (f. biij v°) et une scène entre gentilhommes et dames se promenant dans le bois (f. 26, f. eij). Les illustrateurs avaient donc bien compris l’importance de la cornice du roman de Boccace, “l’homme de toute l’Italie qui a par adventure le mieux escrit en sa langue que nul autre fit onques, voyre jusques à soustenir que Ciceron, ne Demostene, n’avoient point mieus, ne plus proprement, et aysément parlé, l’un en latin, et l’autre en Grec ; que Boccace avoit fait en Tuscan” (f. 3). La dédicace A Treshaute et Tresillustre Princesse Marguerite de France (ff. 3-6) du “Receveur general des finances, Tresorier de l’Extraordinaire des guerres, et treshumble secretaire” (f. 3) consacre donc Boccace comme un auteur classique et son ouvrage, enfin traduit correctement en français “si bon, si courtisan”, comme une œuvre où l’on “peust plus cueillir de fruict qu’on fera de ceste-ci, s’ilz l’y veulent bien chercher”. De même l’édition lyonnaise, publiée par Guillaume Rouillé, présente une suite de dix vignettes sur bois (attribuées à Pierre Vase) aux formes bellifontaines pleines de dames charmantes, de fontaines, de palais, de forêts et de cerfs qui, encore une fois, focalisent leur attention sur le groupe de devisants plus que sur les anecdotes des nouvelles, vouées désormais à devenir une collection d’histoires scabreuses ou “oscene”. L’édition lyonnaise de 1555 du Decameron en italien3 sera dédiée à Marguerite de France, nouvelle

Il Boccaccio nella cultura francese, Actes réunis par C. Pellegrini, Florence, Olschki, 1971 ; L. SOZZI, Boccaccio in Francia nel Cinquecento, Genève, Slatkine, 1999 et l’article “Boccace en France”, in GRENTE, Dictionnaire des lettres française. Le XVIe siècle, réed. dirigée par M. SIMONIN, Paris, Le Livre de Poche, 2001, s.v. 2 IL DECAMERONE/DI MESSER GIOVANNI/BOCCACCIO CON NUOVE/E VARIE FIGURE/ NUOVAMETE STAMPATO E RICORRETTO PER MESSER/ANTONIO BRUCIOLI/CON LA DICHIARATIONE DI TUTTI I VOCABOLI/DETTI PROVERBI FIGURE E MODI DI/DIRE INCOGNITI ET DIFFICILI CHE/SONO IN ESSO LIBRO AMPLIATI IN GRAN NUMERO PER IL/MEDESIMO/, CON NUOVA DICHIARATIONE DI PIU REGOLE/DELLA LINGUA TOSCANA NECESSARIE A/SAPERE A CHI QUELLA VUOL PARLAR/O SCRIVERE/CON GRATIA E PRIVILEGIO/IN VENETIA/per Gabriel Iolito di Ferrarij/ MDXLII// 1542, [12], CCLX ff., ill., in-4°. Des exemplaires de cette édition sont conservés : à la B.N. Braidense de Milan, à la Bibliothèque Marciana de Venise, à la B.N. de Florence, à la B.U. de Bologne, à l’Arsenal (4° BL 4398). L’édition de Brucioli est dédiée Alla Valorosa et virtuosa Signora Maddalena de Buonaiuti (f. *ii). La même année, Giolito publia une autre édition de Il Decamerone. Nuovamente corretto per Antonio Brucioli, In Venetia, per Gabriel Iolito de Ferrarii (a spese di Gabriel Iolito di Ferrarii. Carateribus Bernardini Stagnini sibi accomodatis), 1542, in -16°. Exemplaires à la B.N. de Florence et à la Bib. Apostolica Vaticana. 3 Il Decamerone ... Aggiunteci le annotazioni di tutti quei luoghi che di queste cento novelle da monsig. Bembo ... sono stati nelle sue prose allegati, In Lione, appresso Gulielmo Rovillio, 1555, 932, [26] p., ill, in -16°. Exemplaires à la : Bibliothèque Ambrosiana de Milan, B.N. de Florence, Bib. du Musée Poldi Pezzoli de Milan, B.N. de Rome, Bib. Royale de Turin et Bib. Arsenal. Les belles illustrations ornent les ff. 17, 93, 224, 414n. 498, 592, 614, 716 et le début de la dernière journée.

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Muse des poètes, entourée de “nuovo e celeste choro di Muse” et esprit très proche de celui de sa tante. Or, cette attention des illustrateurs focalisée sur le groupe des devisants est tout à fait importante pour comprendre la structure binaire, “le dispositif d’alternance”,4 de l’Heptaméron qui fait suivre à chaque récit, parfois anodin, un débat qui est bien l’illustration des réactions des “devisants”, des narrataires, des effets (larmes, rire, silences, alllusions, non-dits...), une rhétorique des passions,5 que Marguerite, “ouvrière de persuasion”, en dépit de son refus apparent de la rhétorique, utilise magistralement au profit d’une langue plus orale, dialoguée et émotive, où dominent le pathos et l’orientation judiciaire. Le paratexte de la traduction de Le Maçon est enrichi d’une épître A la Serenissima Mad. Margarita, Regina di Navarra, mia Signora Osservandissima (ff. aiij r°- aiiij v°) d’Emilio Ferretti, célèbre juriste et interprète de Tacite,6 sorte de caution savante à Boccace (“libro...necessario, ricco, utilie e vario”) et surtout à son traducteur, qui met en évidence le parcours symbolique du récit, le passage de la maladie, de la “somma noia” au “sommo diletto” - et ce mot “ennui” reviendra souvent sous la plume de Marguerite - car, écrit le juriste et maître de Gouvéa : “il piacere e il dispiacere son congiuntissimi di natura, seguitandosi sempre l’un l’altro”, de la peste au cadre bucolique des collines de Toscane. Marguerite, qui éclaire le Décaméron parlant françoys de son secrétaire de tout son rayonnement, suit dans son Prologue un parcours ascendant, des déluges d’eau boueuse à la montagne de l’esprit, à l’abbaye où les cinq dames et les cinq gentilhommes se retrouvent après avoir affronté la violence déchaînée des éléments et des hommes, la terrible inondation de la montagne pyrénéenne,7 en passant de la souffrance au ravissement, de la terre au ciel : “volendo insegnare al mondo, che l’huomo non è creato per gioco e per trastullo, ma per contemplare e operar virtuosamente... Poi la andò conducendo sempre per luoghi, la descrittion de quali potessi ridurgli a mente l’Architettor di ogni cosa Dio, e l’huomo imitator di lui ne le fabriche mondane” (f. aiij r°). Roman-échelle, comme le Miroir et le Dialogue sont des poèmes-échelles, sur laquelle montent et descendent des multitudes d’anges qui, touchant la terre, se trans-

Sur Marguerite de France qui deviendra, en 1559, duchesse de Savoie, voir notre ouvrage en préparation : R. GORRIS, La Muse et les poètes : Renée et Marguerite de France et leurs cours francophones. 4 G. MATHIEU-CASTELLANI, La conversation conteuse. Les Nouvelles de Marguerite de Navarre, Paris, PUF, 1992, p. 36. 5 ID., La rhétorique des passions, Paris, PUF, 2000. 6 Sur Emilio Ferretti, cf. R. GORRIS, “Toujours il a frayé avec des hommes de cette farine” : André de Gouvéa, principal du Collège de Guyenne et ses “Bordaleses”, in La Familia de Montaigne, études offertes à Michel Simonin, éd. par John O’Brien et Philippe Desan, Chicago, “Montaigne Studies”, vol. XIII, 2001, pp. 13-43 et G. P. NORTON, The Emilio Ferretti letter : a critical preface for Marguerite de Navarre, in “The Journal of Medieval and Renaissance Studies”, IV, 1974, pp. 287-300. 7 Sur les Pyrénées au XVIe siècle, voir M. BIDEAUX, Les Pyrénées : la montagne escamotée, in Les montagnes de l’esprit, imaginaire et histoire de la montagne à la Renaissance, Actes du Colloque de Saint-Vincent, les 22-23 novembre 2002, réunis par R. Gorris, Aoste, Musumeci, 2005, pp. 137-153.

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forment souvent et changent leurs ailes pour de misérables chaussures, leur lumière angélique en terrible masque diabolique. Mais la parole humaine, le style bas et apparemment sans art, sont mis au service de la vérité et de la critique évangélique pour que l’homme, face à Dieu et à sa Parole, ne soit rien que pathos ou réceptivité.8 À la “beaulté de la rhétorique”, Marguerite oppose la vérité qui est, selon nous, non seulement la vérité des histoires (un topos du genre), tant soulignée à toute occasion,9 mais la vérité, l’authenticité du cœur. Mais si la montagne du Décaméron est “une petite montaignette pleine de divers arbrisseaulx sur la cyme de laquelle y avoit ung palays avec une belle et grande court au millieu accompaignée de galleries, salles et chambres toutes et chascune d’icelles à part soy, tres belles et enrichies de plaisantes painctures à veoir : ... et les jardins beaux à merveille avec puyz de tresfresches caves” (f. 8 r°, traduction de Le Maçon), la montagne de Marguerite est haute et sauvage, peuplée d’ours et de contrebandiers, une montagne terrible et noire comme le climat “à la Bergman”10 de la nouvelle allemande (n. 32),11 une montagne dont on ne peut atteindre le sommet que par des efforts surhumains, par la mort des hommes et des bêtes, des épreuves dignes d’une quête chevaleresque et romanesque. Or, même dans ce “désert”12 (thème esleu de Briçonnet, il suffit de voir sa Correspondance avec Marguerite,13 et que nous retrouvons à plusieurs reprises dans l’Heptaméron) d’eau, de boue et de rochers escarpés, la compagnie des “devisants” trouve un havre de paix qui n’est pas tellement l’abbaye, isolée, entourée d’une nature hostile et connotée négativement ainsi que son abbé, avare et hypocite, mais le pré, ce “pré (....) qui estoit si beau et plaisant, qu’il avoit besoing d’un Bocace, pour le depeindre à la verité, mais vous vous contenterez que jamais n’en fut vu un pareil. Quand l’assemblée fut toute assise sur l’herbe verte si mole et delicate, qu’il ne leur falloit ny carreau ny tapis” (p. 67). Or, ce pré évoque le merveilleux “pratello nel quale l’erba era verde e grande né vi poteva d’alcuna parte il sole. E quivi, sentendo un soave venticello venire, sì come volle la lor reina, tutti sopra la verde erba si puosero in cerchio a sedere.”14 Néanmoins au climat solaire du recueil florentin (“il sole è alto e il caldo è grande, né altro s’ode che le cicale su per gli ulivi... Qui è bello e fresco stare...”), le pré aux histoires de Marguerite est un lieu ambigu, “beau et plaisant ” (p. 67) mais le long de la rivière du

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Sur la rhétorique réformée voir le beau livre de O. MILLET, Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhétorique réformée, Paris, Champion, 1992. 9 Cf. G. MATHIEU-CASTELLANI, La conversation..., op. cit., passim. 10 Cf. Heptaméron, éd. S. de Reyff, Paris, Garnier Flammarion, 1982, p. 19. 11 Cf. Heptaméron., éd. N. Cazauran, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, pp. 353-359 (nos citations, sauf indication différente, sont tirées de cette édition). Très importante et indis­ pensable la belle édition de Renja Salminen, L’Heptaméron, Genève, Droz, 1999. 12 L’Heptaméron, éd. cit., p. 64. 13 G. BRIÇONNET- M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. Christine Martineau et Michel Veissière, avec le concours de Henry Heller, Genève, Droz, I-II, 1975 et 1979. Cf. aussi C. MARTINEAU, La Lectio Divina dans l’Heptameron, in Etudes sur l’Heptameron de Marguerite de Navarre, Actes du Colloque de Nice, organisé par C. Martineau-Génieys, les 15-16 février 1992, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts, et Sciences Humaines de Nice, 1996, pp. 21-42. 14 G. BOCCACCIO, Il Decamerone, éd. V. Branca, Turin, Einaudi, 1992, p. 47.

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Gave, donc dangereux, et “où les arbres sont si feuillus que le soleil ne sçauroit percer l’ombre, ny eschauffer la frescheur”. Ce pré est le lieu de la parole thérapeutique, le lieu des secrets du cœur et du corps, des récits blancs et surtout noirs, évoquant les péchés de la chair, incestes et adultères, meurtres et viols, les tourbillons de ce “fleuve nommé désir”15 qui souvent emporte les hommes dans un vertige de sang et de mort, des récits que les abbés écoutent morbidement, cachés derrière les haies, et qui démontrent toute leur ignorance en n’écoutant que les histoires et pas les débats qui les suivent.

Margherita, “lucentissima donna” Mais si jusqu’à aujourd’hui on a toujours pensé que l’intérêt de Marguerite pour le Décameron a toujours été lié à une sorte de jeu de cour qu’elle évoque dans son Prologue : “Je croy, dit Parlamente, qu’il y a nulle de vous qui n’ait leu les cent nouvelles de Jean Bocace.... : desquelles le Roy treschrestien François premier de ce nom, monseigneur le Daulphin, ma dame la Daulphine, ma dame Marguerite ont faict tant de cas, que si Bocace du lieu où il estoit les eust peu ouir il eust deu resusciter à la louenge de telles personnes” (p. 65), personne n’a jamais remarqué une étrange coïncidence. Si l’on connaît désormais un peu mieux, grâce à de nombreux travaux, les rapports entre Marguerite et la Réforme italienne, via Lyon et via la cour de sa parente Renée, lieux de rencontre d’exilés et de toutes sortes de bannis du monde, de “luthériens” italiens, français ou allemands,16 l’on connaît moins bien les rapports d’ Antonio 15

Cf. G. MATHIEU-CASTELLANI, La conversation..., op. cit., p. 41. Sur A. Brucioli : G. SPINI, Tra Rinascimento e Riforma : Antonio Brucioli, Florence, 1940 et D.B.I, s.v. A la B.N. de Turin (A II noeud Savoie 69-74 et A I 113-114) nous avons retrouvé deux exemplaires de I Sacrosanti Libri del Vecchio Testamento, tradotti dalla Ebraica verità in lingua italiana, et con breve et catholico commento dichiarati. Per Antonio Brucioli ...., [ 1540] qui appartenaient bien probablement à la Bibliothèque de Marguerite de France, duchesse de Savoie. Marguerite possédait aussi dans sa Bibliothèque un Manuscrit du Miroir de Jhesus Christ crucifié (B.N. Turin, Ms. L V 4) qu’elle avait apporté de France à l’occasion de son mariage (en 1559) avec Emmanuel-Phlibert de Savoie, cf. l’édtion du Miroir par L. Fontanella, Alessandria, Dall’ Orso, 1984, p. 370. Aucun exemplaire de Brucioli n’est par contre conservé ni à Ferrare ni à Modène, tous les livres de Renée furent brûlés. Voir B. FONTANA, Renata di Francia duchessa di Ferrara, sui documenti dell’Archivio Estense, del Mediceo, del Gonzaga e dell’Archivio segreto vaticano, Roma, Forzani, 1889, III, p. 357 : “Non appena si seppe ... che i libri della duchessa erano stati ritrovati nel Palazzo dei Diamanti, delizia estense, ornamento della città, l’inquisitore di Modena ne riferì al papa e al S. Officio, e, dopo consulto fatto, fu spedito l’ordine che i libri ereticali fossero dati alle fiamme” et U. ROZZO, Il rogo postumo di due biblioteche cinquecentesche, in Bibliologia e critica dantesca. Saggi dedicati a Enzo Esposito, Ravenna, Longo, 1997, pp. 159-186. Sur ses rapports des réformés italiens avec Marguerite de Navarre, voir R. Cooper, “Marguerite de Navarre et la Réforme Italienne” in Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du colloque international de Pau (1992), réunis par N. Cazauran et J. Dauphiné, Mont-de-Marsan, Ed. Interuniversitaires, 1995, p. 159-188. Voir aussi sur Brucioli, les importantes contributions récentes de : G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo. La censura ecclesiastica e i volgarizzamenti della Scrittura (1471-1605), Bologne, Il Mulino, 1998 ; E. BARBIERI, Le Bibbie italiane del 16

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Brucioli, le plus célèbre traducteur de la Bible en italien, et les milieux réformés lyonnais et le cercle de Marguerite. Sa Bible, la Bible qui a le plus eu d’influence sur la Réforme italienne,17 parut en 1532 à Venise chez Giunti, et elle est dédiée à François Ier, une dédicace qui n’est pas simplement une demande de soutien matériel (Spini) mais surtout une réponse polémique, opposant la loi de Dieu à la loi des hommes, au Parlement de Paris qui avait profité de l’absence du Roi, en 1526, pour interdire toute traduction de la Bible. Or, Brucioli qui avait fréquenté les milieux proches de la reine de Navarre à Lyon (notamment Sante Pagnini et Jean de Vauzelles),18 après son exil de Florence (il était impliqué avec Alamanni, Battista della Palla et d’autres florentins dans la conjuration contre Julien de Médicis) publie, à Venise, trois nouvelles éditions du Decamerone (1538, 1542, 1543)19 et c’est justement du Boccace de Brucioli, publié chez Giolito, en 1542, que le Maçon (ou Marguerite ?) s’inspire pour les vignettes dont nous avons parlé. En effet, Marguerite avait déjà connu les Dialogi, écrits par Brucioli

Quattrocento e del Cinquecento, Milano, Bibliografica, 1991-1992 ; M. FIRPO, Riforma protestante ed eresie nell’Italia del Cinquecento, Bari, Laterza, 2001 et V. L. SAULNIER, Marguerite de Navarre, Vittoria Colonna et quelques autres amis italiens, in Mélanges Simone, 1980, pp. 281-295. Sur la Cour de Renée, voir : R. GORRIS, La Corte di Renata di Francia a Ferrara, in Palazzo Renata di Francia, a cura di Loredana Olivato, Ferrara, Il Corbo Editore, 1997, pp. 139-173 ; “Un franzese nominato Clemente” : Marot à Ferrare, in Clément Marot, “Prince des Poëtes françois”, 1496-1996, Actes du Colloque de Cahors, 21-25 mai 1996, réunis par G. Defaux et Michel Simonin, Paris, Champion, 1997, pp. 339-364, maintenant in Alla Corte del Principe : romanzo, alchimia, scienza e politica tra Italia e Francia nel tardo Rinascimento, con una Préface di Jean Balsamo, Ferrara, “Annali dell’Università di Ferrara”, sezione VI Lettere, IX, 1, 1996, pp. 19-44 et ID., “Va lettre, va ... droict à Clément” : Lyon Jamet, sieur de Chambrun, du Poitou à la ville des Este, un itinéraire religieux et existentiel, in Les Grands Jours de Rabelais en Poitou. Actes du Colloque de Poitiers réunis par Marie-Luce Demonet, Genève, Droz, “Etudes Rabelaisiennes”, 2006, pp. 45-172. 17 Sur la Bible de Brucioli et pour la description bibliographique des ouvrages de Brucioli, voir : G. SPINI, “Bibliografia delle opere di Antonio Brucioli”, La Bibliofilia, (XLII) maijuillet 1940, p. 17-180 et le précieux travail de E. BARBIERI, op. cit., qui signale 6 éditions ainsi que G. FRAGNITO, op. cit. qui complète le travail de ce dernier. Les Fonds Magliabecchiano et Guicciardini de la Bibliothèque Nationale de Florence sont, par contre, très riche en précieux exemplaires d’Antonio Brucioli, par exemple : Commento sui quattro evangelisti, Venise Brucioli, 1542 (Magliabecchiano, 20.II.5.109) ; Dialoghi, Venise, 1526 et 1529 (I.5.237 et 3 K 6 431) ; Dialoghi moral filosofia, Venezia, Brucioli, 1544 (3 K 2 386) ; Commento in tutte l’epistole di San Paolo, Venezia, Brucioli, 1544, in-folio (10. I.100) et plusieurs exemplaires des éditions de la célèbre Bible : éd. Venise, 1539 ; éd. Venise, 1541 ; Ancien Testament, Genève, 1562 ; Nouveau Testament, Venise, 1541. On trouve à la B.N. de Florence une intéressante traduction de Brucioli de l’espagnol de Juan de Valdès, Due dialoghi. L’uno di Mercurio et Caronte... L’altro di Lattantio, et divino archidiacono, di spagnolo in italiano tradotti e revisti, Venise, 1545 (3.6.116). 18 Cf. sur Sante Pagnini, les travaux récents de E. KAMMERER, Deux témoignages sur Sante Pagnini de Lucques : les Éloges de Bartholomeus Ruffus et de Symphorien Champier, “BHR”, LXIV, 2002, n. 3, pp. 639-651 ; E. BARBIERI, op. cit., p. 109, n. 8 et N. Z. DAVIS, Les cultures du peuple, chap. II, “Assistance, humanisme et hérésie : le cas de Lyon”, Paris, 1979, pp. 40-112. 19 Cf. n. 2 supra.

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bien probablement à Lyon, il les publie en effet dès son retour à Venise en 1526, le premier livre, en 1529 le second livre et notamment le Dialogo tredecimo della Resurettione Dei Corpi, interlocutori Battista della Palla (le même qui l’avait suivi à Lyon et qui fréquentait le cercle de Marguerite) et Antonio Brucioli,20 qui met en scène Marguerite, “sola e unica erede d’ogni virtù che in valorosa donna regnare possa” et l’ombre de la Reine Claude, morte en 1524, et où Marguerite dialogue, en rêve, dans un Temple, avec l’âme de sa belle-sœur sur le problème de la résurrection des corps, un dialogue qui est bien probablement la source intertextuelle du Dialogue en forme de vision nocturne où Charlotte, morte à huit ans, juste après sa mère, parle avec sa tante pour essayer de la consoler et surtout pour lui révéler sa “vérité”. Or, non seulement Marguerite est la dédicataire de deux commentaires bibliques italiens de Brucioli, dont des exemplaires très rares sont rescapés de la destruction systématique de ses ouvrages,21 mais Brucioli décrit dans son dialogue une mystérieuse rencontre dans le temple qui évoque la rencontre de Bonaventure Des Périers,22 secré-

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DIALOGI DI/ ANTONIO BRUCIOLI DELLA NA-/TURALE PHILOSOPHIA/ LIBRO SECONDO/IN VENETIA MDXXXVII// (exemplaire consulté : BN Braidense de Milan, sous la cote : 25-15.01) où l’on trouve f. XXXVI : Dialogo Tredecimo della Resurrettione De Corpi, Interlocutori, Battista della Palla e Antonio Brucioli. 21 IL LIBRO DI JOB,/tradotto dalla Ebraica/verità, in lingua Ita-/liana, et con nuov/vo commento/dichiarato./PER ANTONIO BRUCIOLI/MDXXXIIII//. Colophon : Stampato in Vinegia per Aurelio Pincio Veneto, fece stampare Antonio Brucioli, nel anno del Signore MDXXXIIII nel mese di Ottobre, in-8° (un exemplaire est conservé à la B.N. de Florence, Fonds Guicciardini et un autre à la B.N. de Paris (Rés. A 6741). La dédicace Alla serenissima Regina Margherita, Regina di Navarra, Antonio Brucioli Salute, et pace souligne la “fama ... in Italia, anzi per tutta la christianità passata, con chiara e sonora tromba predica quella, non solamente sopra l’altre Regine, et Signore del mondo, amare, et venerare le sacro sante lettere divine, ha anchora sopra molti di quegli che hanno il regimento, et governo dei popoli christiane, et di tanta pietà in Dio, et charità verso gli afflitti.” L’autre commentaire est : LA/CANTICA/DI SALOMO, TRADOTTA DAL-/la Ebraica verità in lingua Toscana, et con/nuovo commento dichiarata./ PER ANTONIO BRUCIOLI/ IN VENETIA. M.D.XXXVI// (B.N. Florence, Fonds Guicciardini,1.5.14 et B.N. de Rome). Colophon : Fine del commento di Antonio Brucioli sopra il libro della Cantica. Impresso in Venetia per B. Zanetti, Casterzagense. Anno MDXXXVI. Au feuillet suivant la page de titre, l’on trouve la dédicace Alla Serenissima Regina Margarita, Regina di Navarra : “una mente pia, e tutta dedita a Christo, e sempre mi è occorsa nell’animo vostra maiestà, unica nella afflitta christianità, alla quale si debbino credere simili libri, delle divine lettere, come quella, che di pietà verso Iddio, et di benignità, et charità risplende verso i servi suoi, maravigliosamente risplende. 22 RECUEIL /DES ŒUVRES/DE FEU/BONAVEN/TURE DES PE-RIERS,/Vallet de Chambre de Treschrestienne Prin-/cesse Marguerite de France, Royne/de Navarre./A LYON,/ Par Jean de Tournes./1544/Avec Privilege//, f. 148 sq. (exemplaire à l’ Arsenal, 8° BL 8765 Rés). Le recueil posthume est dédié, par Antoine de Moulin, “A Tresilluste Princesse Marguerite de France Royne de Navarre” (f. *2A) qu’il définit, dans sa dédicace, “heritiere universelle des petitz biens par luy delaissez”, c’est-à-dire de ses poèmes. Voir aussi l’édition Lacour, p. 130 où, dans “La Preface à la Royne de Navarre” de la Prognostication des Prognostications par tous temps, à jamais, sur toutes autres véritable, laquelle descœuvre l’impudence des prognostiqueurs, Des Périers évoque sa rencontre avec la Reine : Car je t’ay veue au milieu de l’eglise (Où, quelque jour, fault qu’on evangelise),

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taire de Marguerite, avec cette dame illustre, “lucentissima donna” et “unico refugio di quei miseri christiani, a’i quali in questi maligni secoli soprastanno gravissime avversità”.23 Que la rencontre entre Brucioli et Marguerite soit réelle ou intime, dans le cœur (“i veri templi, écrit Serlio à Marguerite, siano i cuori dei pietosi cristiani, dentro dei quali abita per fede Gesù Cristo Salvator nostro (come ne dà buon testimonio il vaso d’elezione Divo Paolo tra tutti gli Apostoli predicatore degnissimo della nostra sacra religione”),24 il est indéniable que, plus on approfondit les recherches, entre Marguerite et Brucioli, les fils rouges sont nombreux et se multiplient, et signalent une connivence profonde, un esprit commun qui est celui du cœur, ce “spirito di Paolo” qui souffle puissant dans les pages de l’Heptaméron (les premières cinq journées s’ouvrent sur la lecture de la part d’Oisille de l’Epître aux Romains de l’apôtre Paul). Il est d’ailleurs significatif qu’un autre réformé italien, Giuseppe Betussi, n’hésite pas à insérer dans sa traduction de Boccace, Il libro delle Donne Illustri,25 Marguerite, Menant ta soeur, la noble Elienor, Qui de son cueur soubz or aliène or. 23 A. BRUCIOLI, Dialogi, op. cit, f. XXXXVI. 24 S. SERLIO, Quinto libro d’architettura di Sabastiano Serlio bolognese, Nel quale si tratta de diverse forme di Tempij sacri secondo il costume Christiano, e al modo antico, A la Serenissima Regina di Navarra, Traduict en François par Jan Martin, Secretaire du Monseigneur le Reverendissime Cardinal de Lenoncourt, Paris, Vascosan, 1547, f. 1. Cf. M. CARPO, “Venezia, Lione, Ginevra”, in La Maschera e il modello, Milan, Jaca Book, 1994, pp. 85-139 ; L. OLIVATO, Sebastiano Serlio e Ferrara, in Il duca Ercole I e il suo architetto Biagio Rossetti. Architettura e città nella Padania tra Quattro e Cinquecento, Roma, Kappa, 1995, pp. 89-93 et R. GORRIS, “Non è lontano a discoprirsi il porto” : Jean Martin, son oeuvre et ses rapports avec la ville des Este, in Jean Martin, un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, Actes du XVIe Colloque international du Centre de recherches V.-L. Saulnier réunis par M.M. Fontaine, Université de Paris IV-Sorbonne, “Cahiers Saulnier”, n. 16, Paris, PENS, 1999, pp. 43-83. Voir aussi pour le même thème du temple le poète Charles Fontaine, A Madame Renée de France, duchesse de Ferrare, in S’ENSUYVENT/LES RUIS-/SEAUX DE FON-/TAINE :/ Oeuvre contenant Epistres, Elegies, Chants/divers, Epigrammes, Odes, et Etrenes/pour cette presente année 1555/ Par Charles Fontaine,/Parisien./A LYON/PAR THIBAULD PAYAN/1555/ Avec privilege du Roy// (Bib. Arsenal, 8° BL 8818 Rés.), f. 47 v. : Mais JesuChrist, vray Salomon le sage En a ici un [temple] riche à l’avantage : Edifié d’industrie naïve, Et si l’a fait de belle pierre vive, Et consacré de son sang précieux, Qui le fera eslever jusqu’aux cieux. Eureux donc l’œil qui voit et qui contemple Les dons de Dieu dedans ce sacré temple ; Et plus eureux qui par immortel nom Luy en rendra grace, gloire et renom. 25 Sur Giuseppe BETUSSI (1512-vs.1572) qui a travaillé longtemps à Venise chez Giolito, traducteur de Boccace (I casi de gli huomini illustri, Venise, Arrivabene, 1545 ; Genealogia dei Dei, Venise, Comin da Trino, 1554 et nombreuses rééditions), de l’ Énéide (Venise, 1546), d’un Ragionamento sopra il Cathaio (Padoue, Pasquati, 1573) , cf. DBI, s.v. A. NUOVO-C. COPPENS, I Giolito e la stampa nell’Italia del XVI secolo, Genève, Droz, 2005, pp. 93 n., 105, 110, 119-120, 122n., 132, 396 et L. NADIN BASSANI, Il Poligrafo veneto Giuseppe Betussi,

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en compagnie de Renée de France et de Vittoria Colonna dans une galerie de femmes de son siècle qui suivent “lo spirito di Paolo” e “amano l’Evangelio”.26 A Margherita di Valesia, Betussi consacre un portrait saisissant (ff. 429-431), peut-être inspiré par l’éloge de Vergerio, évoquant toute l’admiration que ces milieux hétérodoxes éprouvaient pour Marguerite, pour sa Vie, entre Marthe et Marie,27 ainsi que de nombreux thèmes qui sous-tendent l’Heptaméron et l’œuvre de Marguerite : [Margherita] ha dimostrato quanto larga, e ampia sia la strada di seguitar Christo, che a molti pare angusta, et intricata. Imperoché col rinchiudersi, non solamente ne i muri, e nei monasteri, ma vivendo anche mondanamente nello stato che l’huomo con moglie et la donna con marito, e l’uno e l’altro senza, si trova, e si può seguir i precetti di Dio, e oprar bene, senza sotto fintione di religione, e santimonia ingannare il vulgo, non già Iddio, ma bene se stessi. Questi secondo occasioni sono di que veri mezzi, per li quali si diventa illustri appo il mondo, e chiarissimi in cielo, non bastando solamente l’essere uscite di nobil sangue, quanto anco si conviene operar cose degne del grado. (f. 191 v°)

Comment ne pas penser en lisant ce “cammeo”, cet éloge sans réserve de cette femme dont “l’intelletto molto elevato, et molto pieno di carità et molto acceso di Christo”, écrit P.P. Vergerio,28 avait frappé et encouragé, comme Renée, chez laquelle Padova, Antenore, 2002. Ami de Lodovico Domenichi, l’un des protégés de Renée de France (il en fait l’un des personnages de son dialogue il Raverta), il fréquentait Vittoria Colonna et Giovanna d’Aragona. La Bibliothèque Civica de Vérone conserve presque tous les ouvrages de cet auteur, né à Bassano del Grappa mais qui vécut surtout dans les milieux des imprimeurs vénitiens et plus tard à Milan. 26 LIBRO DI M. GIO./BOCCACCIO DELLE DON-/NE Illustri, Tradotto per Messer/ Giuseppe Betussi./CON UNA ADDITIONE FATTA/del medesimo delle donne Famose del Tempo di/M. Giovanni fino a i giorni nostri e, alcune altre state per inanzi,/CON LA VITA DEL BOCCACCIO,/e la Tavola di tutte l’historie, et cose principali, che nell’opra si contengono./ALL’ILLUSTRISS. S. CAMILLA/Pallavicina Marchesa di Corte Maggiore./IN VENETIA MDXLVII.// Con la vita del Boccaccio, In Venetia, per Pietro Nicolini da Sabbio, 1547 (ex. Bibliothèque Municipale de Vérone, Cinq. F. 4). La première édition : Libro delle donne illustri, tradotto per Giuseppe Betussi. Con una additione fatta dal medesimo delle donne famose dal tempo di m. Giovanni fino a i giorni nostri, In Vinegia, per Comin da Trino a istanza di Andrea Arrivabene, 1545, [20], 139 [i.e. 239] c., in-8° compte de nombreux exemplaires Bergame, Florence, Modène, Naples, Pérouse, Rome BN et Apostolica, Rovigo, Trento, Marciana de Venise et à Bassano del Grappa (lieu de naissance de l’auteur) et Paris B.N., Résac G 20205. Nous travaillons actuellement sur les femmes ajoutées par Betussi au XVIe siècle, voir la Tavola de i nomi delle donne illustri che si contengono nella Additione fatta da M. Giuseppe Betussi parmi lesquelles nous trouvons : Marguerite de Navarre, Renée de France, Vittoria Colonna, etc. A la Bibliothèque de Vérone l’on trouve deux éditions : Venise, 1558 (Cinq. E 669) et Florence, Giunti, 1596 (Cinq. E 565), dédiée à Christine de Lorraine. 27 Cf. G. BRIÇONNET- M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. cit., I, 25. Voir aussi le beau livre de : R. D. COTTRELL, La Grammaire du silence. Une lecture de la poésie de Marguerite de Navarre, Paris, Champion, 1995, p. 9 sq. 28 Carteggio di Vittoria Colonna, éd. E. Ferrero et G. Muller, Turin, 1889, p. 196 et la lettre de P. P. VERGERIO in Lettere volgari di diversi nobilissimi huomini, Vinegia, 1542, f. 102.

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Brucioli va se réfugier après avoir été chassé de Venise, l’espoir de tant d’hommes en une renovatio profonde de l’Eglise. Un espoir de renovatio que les innombrables nouvelles contre les cordeliers (souvent censurées ainsi que les passages trop “hérétiques” par le pauvre Gruget qui offrait pourtant son édition de 1559 à Jeanne d’Albret)29 semblent évoquer dans l’Heptaméron. Même son style accusé d’aridité, de monotonie, de maladresse est un choix rhétorique précis, le fruit d’une recherche acharnée d’une parole dure, escarpée comme le paysage environnant, décharnée mais animée d’un pathos, d’une tension intérieure qui la conduit du silence et de l’aphasie, qui naissent de l’insuffisance de notre parole, à son utilisation, mais en s’effaçant autant que possible derrière la Parole de Dieu.

“Ubi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum” Marguerite, comme Oisille qui semble (son nom pourrait évoquer celui d’un oiseau)30 envoyée du Ciel avec sa Bible portative31 et la dame de Robertval de la nouvelle 67, abandonnée dans un désert, cette fois non plus une montagne mais une île au milieu de l’Océan, avec sa Bible, se nourrit de “viande angelique” et lit incessamment les textes sacrés. La rhétorique, apparemment refusée, est mise au service d’un seul Avocat, le Christ, et de la Théologie. Marguerite connaît bien les dangers et les techniques de la parole efficace, son choix de la forme dialoguée dans la Vision nocturne, dans son théâtre et dans l’Heptaméron rend compte d’une exploitation de la parole, d’une rhétorique centrée sur le bien et le vrai, sur un principe antithétique (ciel/terre, 29 Voir L’HEPTAMERON/DES NOUVEL-/LES DE TRESILLU-STRE ET TRESEXCELLENTE/ PRINCESSE MARGUERITE DE VALOIS/Royne de Navarre,/ Remis en son vray ordre, confus au paravant en sa premiere impres-/sion, et dedié à tresillustre et tresvertueuse Prin-/cesse Jeanne de Foix, Royne de Navarre, par Claude Gruget Parisien./ A PARIS/Pour Vincent Serternas, en la rue neufve nostre Dame, à l’en-/seigne S. Jean l’Evangeliste, Et au Palais, en la Galerie/ par où on va à la Chancellerie./1559./Avec privilege du Roy.// (Bib. Arsenal. Rés. 4° BL 4332), édition partagée par J. Caveiller, rue Frementel, pres le cloz Bruneau, à l’enseigne de l’Estoille d’or, 1559. - Avec privilege du Roy. In-4°, de X et 214 ff. Lettres initiales ornées. 30 Cf. C.-G. DUBOIS, Fonds mythique et jeu des sens dans le Prologue de l’ Heptaméron, Études seiziémistes offertes à V.-L. Saulnier par plusieurs de ses anciens doctorants, THR, CLXXVII, Genève, Droz, 1980, pp. 151-168. 31 Ces portatifs, des livres in-8° et in-16° mobiles, légers, qui se déplacent facilement, virent le jour sous l’impulsion du cercle de Meaux. Briçonnet faisait distribuer aux pauvres de son diocèse le Nouveau Testament de Lefèvre d’Etaples Cf. G. BEDOUELLE, Lefèvre d’Etaples et l’Intelligence des Écritures, Genève, Droz, 1978, p. 113, n. 56). Il est évident que Oisille ne pouvait apporter avec elle sur les sentiers escarpés et difficiles de la montagne l’un de ces “gros bréviares empantophlé, pesant, tant en gresse que en fermoirs et parchemin, poy plus poy moins, unze quintauls six livres dont parle Rabelais dans son Gargantua. Cf. C. MARTINEAU, La Lectio divina, op. cit., pp. 28-29. Bien probablement il s’agissait du Nouveau Testament de Lefèvre d’Étaples, dans sa traduction française, que l’Église avait condamnée dès 1523 avant même la fin de sa publication chez Simon de Colines (juin 23, Les Evangiles, oct. Les Epitres fin oct. Les Actes, nov. L’Apocalypse), il fut néanmoins réédité en 1524 et au début de 1525 chez Colines et Simon du Boys en petit format. En 1526, le 5 février, toute traduction en français de la Bible fut strictement interdite. Brucioli dédia sa Bible en italien à François Ier ; il espérait que le roi aurait pu révoquer l’arrêt de 1526 .

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ange/démon), sur l’exploitation de toutes les ressources du pathos plutôt que sur le beau.32 On assiste ainsi à un déplacement sensible de l’ethos humain vers Dieu, l’homme prisonnier de ce monde (cf. Les Prisons où 30 vv. sont consacrés à la rhétorique et 1000 vv. à la théologie)33 et de son orgueil, son “cuyder”, ne devient face à Dieu que pathos, pure réceptivité et l’œuvre littéraire un chemin, souvent en côte, vers la vérité divine. La fiction littéraire devient ainsi une sorte de “poliphonique allégorie du divin”.34 Le langage humain dont elle ne peut faire paradoxalement à moins, ainsi que des règles de dame Rhétorique qu’elle connaît bien - il suffit de lire ses lettres à Briçonnet- mais qu’elle oriente toutefois dans une seule et unique direction, vers la lumière de Dieu. Marguerite excelle d’ailleurs dans la demonstratio qui “consiste à narrer un fait” comme s’il venait de se “passer sous nos yeux”, ainsi définie par la Rhétorique a Herennius, autre ouvrage traduit et édité par Brucioli en 1538 et que Gruget évoque dans le paratexte de son édtion de 1559 :35 Si vous lisez cette œuvre tout entière, Arrêtez-vous sans plus, à la matière, En excusant la rime et le langage, Voyant que c’est d’une femme l’ouvrage, Qui n’a en soi science ni sçavoir, Fors un désir, que chacun puisse voir Que fait le don de DIEU le Créateur , Quant il lui plaît justifier un coeur.36

Le Miroir tout comme ses différents ouvrages - et l’Heptaméron ne fait pas exception - est un tissu de textes scripturaires qu’elle reprend, “grande brodeuse de tapisserie devant l’Eternel”,37 via sa correspondance avec Briçonnet mais surtout de sa 32

Cf. G. MATHIEU-CASTELLANI, La rhétorique des passions, op. cit, passim. Cf. M. DE NAVARRE, Les Prisons, éd. S. Glasson, Genève, Droz, 1978. 34 Cf. J. MIERNOWSKI, Signes dissimilaires. La quête des noms divins dans la poésie française de la Renaissance, Genève, Droz, 1997, p. 63. 35 RHETORI-/CA DI MARCO TULLIO CI-/CERONE, TRADOTTA/DI LATINO IN LIN-/GUA TOSCANA/PER ANTONIO BRUCIOLI../CON GRATIA ET PRIVILEGIO/ dello Inclito Senato Veneto. che nessuno pos-/sa stampare questo libro per anni dieci/ne altrove stampato qui vende/re, sotto le pene che in /esso privilegio si con-/tengono/MDXXXVIII (ex. à la Bib. Civica de Vérone dans le Fonds Giolito 363, deux exemplaires à la B.N. de Florence, Palatino, 12.13.1.24 et 12.13.1.25). Gruget écrit dans le paratexte de son édtion de l’ Heptaméron de 1559, f. aij (cf. n. 28 supra) : “De quoy elle merite louenge, non seulement par dessus les plus excellentes dames, mais aussi entre les plus doctes hommes ; car des trois stiles d’oraison, descrits par Ciceron, elle a choisy le simple, semblable à celui de Terence en Latin, qui semble à chacun fort aisé à imiter, mais à qui l’experimente, rien moins.” Cf. aussi la traduction moderne de la Rhétorique à Hérennius, Paris, Les Belles Lettres, 1989. 36 Le Miroir de l’ame pécheresse, éd. R. Salminen, Helsinki, Suomalainen tiedeakatemia, 1979. 37 L. FEBVRE, Autour de l’Heptaméron : Amour sacré, amour profane, Paris, Gallimard, “Folio Histoire”, n. 74, 1996, p. 68. 33

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longue fréquentation des textes sacrés qu’elle cite souvent de mémoire en les tirant de son propre fonds, de son cœur. Elle parle la Bible qui est, comme pour son Père spirituel Briçonnet, la Parole de Vie, leur vraie nourriture, leur manne qu’il faut interpréter selon l’esprit, la vraie clé du Verbum, et non selon la lettre “qui occit”. La rhétorique du cœur et la réthorique de l’esprit dominent cette œuvre où chaque texte est métaphore du Christ, du Verbum. Le cœur38 est l’abri le plus sûr, le plus écarté, une sorte de forteresse intérieure, un espace clos, un castillo interior, mais si “la bonne œuvre c’est le bon cueur naif” (Dialogue, v. 604) il reste néanmoins que ce for intérieur est loin, chez Marguerite, d’être un havre de paix mais reste un lieu où luttent en secret les lumières et les ombres, notre force et notre fragilité. Charlotte la “chapitre” à ce propos dans le Dialogue : N’ayez le cueur orgueilleux, sot ou dur, Mais humble et doux, croyant la verité, Et en Foy serez plus ferme qu’ung fort mur. (vv. 499-501)

Déjà pour Aristote d’ailleurs la rhétorique “ne peut combattre l’immoralité qu’en la connaissant”, pour l’exigence de pénétrer les secrets du cœur. “Sa parole par qui nous avons été dits, c’est son Fils ; pour que nous puissions, tant bien que mal le dire, nous autres infirmes, il s’est fait infirme” (Saint Augustin).39 Théologie et rhétorique ne sont pas inconciliables ainsi que le démontrent Saint Augustin et Calvin, auquel Millet a consacré son beau livre sur la “rhétorique réformée”.40 La parole humaine, sanctifiée par le Logos, c’est le lieu où le sujet s’exprime se rend présent mais Dieu “ est et seul est”, “l’un seul est nécessaire” (Luc, 10,42), c’est le début de la première lettre de Marguerite à Briçonnet où, dans un moment d’incertitude, elle demande l’aide de l’évêque.41 La Parole de Dieu s’infiltre ainsi dans ses poèmes et dans ses proses. Les devisants de l’Heptaméron, non seulement lisent tous les matins la Bible sous la direction d’Oisille et surtout Saint Paul mais ils parlent la Bible. Même Hircan, le porte-parole cynique et machiste du désir, dès le prologue non seulement accepte la proposition d’Oisille de lire tous les matins la Bible, mais utilise dans son discours, apparemment anti-Oisille, le mot paulinien “mortifiez” (p. 64). La littérature, la parole humaine deviennent en quelque sorte perméables à la Parole de Dieu, le miroir déformé et Sur le cœur, voir Il Cuore/The Heart, “Micrologus, XI, 2003, Florence, Sismel, Edizioni del Galluzzo, 2003 ; L. SOZZI, L’espace intérieur dans l’Heptaméron, in Etudes sur l’Heptaméron, Actes du Colloque de Nice, op. cit., pp. 43-50 et maintenant in Rome n’est plus Rome. La polémique anti-italienne et autres essais sur la Renaissance suivis de “La dignité de l’homme”, Paris, Champion, 2002, pp. 251-260 et J- D. LYONS, The “Cueur” in the Heptaméron : the Ideology of Concealment, in Les visages et les voix de Marguerite de Navarre, Colloque de Duke University, 10-11 avril 1992, textes réunis et présentés par M. Tetel, Paris, Klincksieck, 1995, pp. 107-121. 39 SAINT AUGUSTIN, Enarratio in Psalmum, XCIX, 6, Corpus Christianorum, 39, 1396-97. SAINT AUGUSTIN, Priez Dieu : les psaumes, trad. Jacques Perret, Paris, Le Cerf, 1982, p. 193. 40 Cf. n. 8 supra. 41 G. BRIÇONNET-M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. cit., I, 25. 38

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déformant d’une vérité transcendante.42 C’est ainsi que les “torrens spirituels et angeliques” de Briçonnet - l’eau est l’une de ses métaphores esleues -43 se transforment dans le Prologue indiciaire de l’Heptaméron, se gonflent à démesure et deviennent des fleuves en crue où se mêlent l’eau, la terre et le sang des hommes. 44

Le fleuve et le pélerin. L’homme est un pélerin à la recherche de Dieu, tout comme les curistes de Cauterets, perdus dans la tempête, fragile comme un navire “loin du port assablé”, comme “une feuille agitée par l’impétueux vent”, comme un voyageur “perdu dans le buisson de tribulation, comme un vagabond qui dans son “coeur n’a de plaisir une goutte”. Les hommes et les femmes, perdus dans la montagne accomplissent un voyage allégorique “pour chercher chemin nouveau”, un voyage marqué par la mort, la terreur des bêtes sauvages (des ours, sorte de divinité de la montagne, animal lunaire sacré à Artémis, en rapport avec nos instincts et les aspects les plus troubles de notre inconscient, p. 57) mais aussi des hommes assassins, une “marche vers Dieu”45 qui est une sorte de via Crucis que Oisille, le guide spirituel de la compagnie, accomplit, avec moins de difficulté que les autres, nonobstant “son aage et sa pesanteur” (p. 56) : Mais une dame vefve de longue experience (nommée Oisille) se delibera d’oublier toute crainte pour les mauvais chemins, jusques à ce qu’elle fust venuë à Nostre Dame de Serrance, non qu’elle fut si supersticieuse qu’elle pensast que la glorieuse Vierge laissat la dextre de son filz où elle est assize pour venir demourer en terre deserte, mais seulement pour envye de voir ce devot lieu dont elle avoit tant ouy parler. (p. 56)

Tout ce passage contre la superstition est encore une fois biffé par Gruget qui ne laisse échapper aucune “hérésie” sans la censurer. Mais si pour Saint Paul, qui est simplement “partout” dans l’ Heptaméron, “l’amplitude de la source [divine] est si exubérante en laquelle ... vous êtes excellentement noyés”, dans le prologue l’inondation acquiert une double signification : eaux de l’épreuve et de la purification mais

42 Sur l’image paulinienne du Miroir, voir R. COTTRELL, op. cit., p. 20 et G. FERGUSON, Mirroring Belief : M. de Navarre Devotional Poetry, Edimburgh, Edimburgh U.P, 1992. 43 Cf. R. COTTRELL, op. cit., p. 22 et Ph. DE LAJARTE, Autour d’un paradoxe : les Nouvelles de Marguerite de Navarre et sa correspondance avec Briçonnet, in Marguerite de Navarre 1492-1992, Actes du Colloque international de Pau (1992), textes réunis par N. Cazauran et James Dauphiné, Mont-de-Marsan, Editions Interuniversitaires-SPEC, 1995, pp. 595-634. 44 Sur le prologue, voir : C. G. DUBOIS, art. cit. et Ph. DE LAJARTE, Le Prologue de l’Heptameron et le processus de production de l’œuvre, in La Nouvelle française à la Renaissance. Études réunies par Lionello Sozzi et présentées par V. L. Saulnier, Centre d’Études Franco-Italien, Univ. de Turin et de Savoie, Bib. Franco Simone II, Genève, Slatkine, 1981, pp. 397-423 ; Y. DELÈGUE, Autour de deux prologues : l’Heptaméron est-il un Anti-Boccace ?, “Travaux de linguistique et de littérature”, Université de Strasbourg, IV, 2, 1966, pp. 23-37. 45 L. FEBVRE, op. cit., p. 42.

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aussi eaux troubles, “paradigme de la violence”, de ce “fleuve du désir” qui déborde, qui nous trouble et nous emporte très loin de notre volonté (cf. la nouvelle 30 sur un double inceste : “Et tout ainsi que l’eau par force retenue, a plus d’impetuosité quand on la laisse aller, que celle qui ordinairement court : ainsi cette pauvre dame tourna sa gloire à la contraincte qu’elle donnoit à son corps.” (p. 339) Or, si pour M. Tetel les images de l’eau sont rares dans l’ Heptameron (ce qui est faux) et associées à “la passion vulgaire, incestueuse” et si pour G. Mathieu-Castellani elles sont importantes, ce qui est vrai d’un côté, mais ne représentent que les eaux troubles de notre conscience,46 le fleuve et l’eau nous semblent, par contre, véhiculer d’autres connotations : des idées de fertilité (cf. n. 30) , de mort (cf. le Prologue où les morts se multiplient) mais aussi de renouvellement, de renovatio. En effet, si le fleuve représente un courant de vie et de mort, de descente vers l’indifférenciation, il évoque aussi une idée de remontée vers la source divine, une remontée difficile, soumise à des difficultés extrêmes, vers ce fleuve d’en haut qui purifie tout.47 Et ce n’est pas un hasard, ni un clin d’œil ironique, l’allusion du prologue à la Genèse et au Déluge universel (“il sembloit que Dieu eust oublié la promesse qu’il avoit faicte à Noé, de ne destruire plus le monde par eau”, p. 55 (Gen. 9,15)). D’ailleurs les fleuves ont toujours fasciné les hommes, qui en ont fait des divinités qu’ils admirent et qu’ils craignent, et leur ont consacré des rituels, en Grèce, par exemple, on y jetait des chevaux et des taureaux vivants (et nous rappelons que les serviteurs et les chevaux des gentilhommes sont emportés par l’eau qu’ils essaient de “rompre” (p. 60)). Ils n’avaient pas lu Hésiode qui dit : “Ne traversez jamais les eaux des fleuves au cours éternel, avant d’avoir prononcé une prière, les yeux fixés sur leurs magnifiques courants ... celui qui franchit un fleuve sans purifier ses mains du mal dont elles sont souillées attire sur lui la colère des dieux, qui lui envoient un terrible châtiment”. L’eau est d’ailleurs chez Marguerite en rapport dialogique et intertextuel avec deux hypotextes : les Epîtres de Saint Paul et les lettres de Briçonnet, inondées de “charité en torrents... qui ne sèchent et tarissent”, “d’eaue refrigerante et saciative” car “Dieu est eaue feu et manne” (cf. lettre du 22 décembre 1521),48 et si Moïse signifie “prins de l’eau”, Jésus est “le vrai Moyse qui est venu par eau et sang qui a esté osté des eaues de peché”. L’eau est “beneficque et salvifique (purgative, illuminative et perficiente” et les dix “sauvés des eaux”, “mortifiez” et, comme Simon-tault qui a le nom d’un apôtre,49 “non sans boire beaucoup d’eaue, se trainant à quatre pied, sailli[s] dehors sur les durs cailloux”(p. 60), accomplissent, dès le prologue “indiciel”, un

46 M. TETEL, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : thèmes, langage et structure, Paris, Klincksieck, 1991, p. 33 ; G. MATHIEU-CASTELLANI, op. cit., p. 41 sq. 47 Cf. G. LE FEVRE DE LA BODERIE, “Du Grand Quaternaire”, v. 10, in Diverses Meslanges Poetiques, éd. Rosanna Gorris, Genève, Droz, 1993, p. 325, v. 10 et p. 326, n. 11. Les quatre fleuves du Paradis, selon Genèse, 2,10 arrosent et délimitent l’univers habitable. Postel dans son Candelabre, p. 405 et Pic, Oratio de hominis dignitate, éd. Garin, p. 128 nous en révèlent la signification mystique. Blaise de Vigenère, Traicté des chiffres, f. 116 r° explique le réseau de correspondances existant entre les quatre fleuves, les quatre éléments et les quatre animaux. 48 G. BRIÇONNET-M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. cit., I, 76 sq. 49 Cf. DUBOIS, art. cit., p. 160.

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premier parcours de purification, de la mortification à la joie : “La joye fut si grande en ceste compagnie miraculeusement assemblée, que la nuit leur sembla courte à loüer Dieu, de la grace qu’il leur avoict faicte” (p. 61). Si l’Heptaméron s’ouvre donc sur un premier miracle, douze hommes et femmes (dix plus deux serviteurs) sauvés des eaux, nouvelles incarnation de famille de Noé, il s’achèvera, à la VIIe journée, l’une des plus importantes50 et la dernière complète, par un autre miracle, le miracle de la Pentecôte, célébrée le 7e dimanche après Pâques, en mémoire de la descente du Saint-Esprit sur les apôtres.

“Du grand septenaire” ou “repos parfaict en la parfaicte fécondité” En effet en la septième journée, “mère” Oisille donne, “en salutaire pasture” à ses petits oiseaux, “impatients de faim” (cf. Briçonnet, lettre du 5 février 1522 sur le thème la manne),51 “lecture des actes et vertueux faicts des glorieux chevaliers et apostres de Jésus-Christ”. Or, ce chiffre sept, est aussi le jour du sabbat que Briçonnet évoque dans sa lettre du 5 février, si importante pour comprendre l’Heptaméron et non seulement, le jour de la semaine “où estoit permis aultre chose faire que sans interruption louer le Seigneur” car, a écrit Francesco Giorgio Veneto, “le repos parfaict en la parfaicte fécondité est fait au septenaire” (cf. H.M., chap. 17, f. 324 “De la consonante fecondité au nombre septenaire des Planetes”).52 Sept : 7 jours de la création, 7 planètes, 7 sphères ou degrés, 7 pétales de la rose, 7 branches de l’arbre, 7 orifices, 7 vertus, 7 hiérarchies angéliques.... Le sept marque la naissance d’un homme nouveau et annonce la victoire de l’Agneau qui par sa “Pierre à sept yeux” (Ap., 5, 6) et par “sept Flambeaux” (Ap.. 3,1 et 8,2), symboles de la connaissance que le Christ possède en plénitude, de la totalité et de la fécondité et des sept anges de la face, rétablit la paix et la justice sur terre. Jesus Christ nostre vray sabbath contenant parfaitement ce septenaire nous fait entrer en l’octave. C’est pourquoy non sans grand mystère S. Jehan élevé en esprit vid les sept chandeliers d’or, à sçavoir les sept planetes et toute force

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Cf. aussi J. MIERNOWSKI, op. cit., p. 65 sq. G. BRIÇONNET-M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. cit., I, 138. 52 Sur le septenaire, cf. L’Harmonie du monde, divisée en trois cantiques, œuvre singulier, et plein d’admirable erudition, premièrement composé en Latin par François-Georges Vénitien, et depuis traduict et illustré par Guy Le Fevre de La Boderie, secrétaire de Monseigneur, frère unique du Roy, et son interprete aux langues estrangeres ; plus l’Heptaple de Jean Picus, Comte de Mirande, translaté par Nicolas Le Fevre de La Boderie, a paru en 1578 et en 1579 chez Jean Macé, in-fol., 878 pp. (B.N., Fol. R. 1148) et en 1588 chez Barthélemy Macé. Voir l’édition de 1579 (ex. AHR d’Aoste), ff. 68c, 165c 200d, 317b, 324c, 411d, 324-325, 420de, 537d, 574cd, 63d. Cf. aussi le Sefer Ietsirah ou le Livre de la Création, Exposé de cosmogonie hébraïque ancienne, traduit de l’hébreu, présenté et annoté par Paul B. Fenton, Paris, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2002 et la Declaration de la Revelation de S. Jean deduicte du regard en vision à la vraye essence de Jesus Christ) (Arsenal, 8° T 8006 2), f. 21, f. 24. Cf. aussi R. GORRIS, “La stella dalle maraviglie” : un poète et une étoile, in Mélanges Céard, Genève, Droz, 2007. 51

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septenaire, et au milieu un semblable au fils de l’homme vestu d’une longue robbe qui luy descendoit jusques aux talons, et luy couvroit toutes les parties du corps,53 par là demontrant qu’il a couvert tous nos pechez, nostre vergongne et nudité, et qu’il a parfaict l’ouvrage et l’embrasse jusques à la fin, et estant au milieu donne à tous geniture et fruict tant en la premiere geniture des choses qu’en leur regeneration. C’est pourquoy declarant qu’il l’avoit parfaicte, ayant conduit l’œuvre jusques à la fin il s’ecria : C’est fait, l’ouvrage est consommé. Le septenaire est donc tresfecond aux choses, combien qu’aux nombres il semble sterile et non fecond. [n.m. Christ] (H.M., ff. 324-325)

Après lecture de Francesco Giorgio (son Harmonia mundi date de 1525 et ses amis, Serlio par exemple, étaient en relation avec Marguerite sans parler des ambassadeurs de France à Venise, comme Georges d’Armagnac, créature de Marguerite) il est frappant de voir que dans le prologue de La Huictiesme Journée, qui s’achève après deux récits, ainsi qu’on le sait, Oisille donne “la pasture spirituelle, comme elle avoit accoustumé” mais “elle les tint plus long temps, qu’auparavant. Car elle vouloit, avant que partit, avoir mise fin à la Canonicque de sainct Jean. A quoy elle s’acquita si tresbien, qu’il sembloit que le Saint Esprit plein d’amour et de douceur, parlast par sa bouche” (p. 586). Le miracle avait eu lieu, à la VIIe journée, la journée de l’oubli de soi, “qui fait entrer en l’octave”, et la Mère “Oiselle” est, comme Saint Jean qu’elle mache à ses petits oiseaux, Ravie en l’esprit de Dieu, ivre de Dieu. Elle parle comme un ange. Il n’a d’ailleurs jamais été souligné comme l’Heptaméron est non seulement peuplé de diables, ce qui a été bien mis en évidence par Gisèle Mathieu-Castellani pour laquelle le “diable taquine tous” et relève, avec ironie, “les jeux du diable” qui s’amuse pas mal et batifole par-ci par-là, mais d’anges. Or, ces anges, comme ces jeux en noir et blanc, ces jeux d’ombre et de lumière que Marguerite, “Regina pietate morum quam generis stemmatibus ac diademate clarior” (lettre d’Érasme à Marguerite),54 se plaît à alterner dans ses nouvelles (à la nouvelle blanche, n. 24, s’oppose la nouvelle noire, n. 32),55 montent et descendent de l’échelle (cf. la belle vision de Brucioli “vidi come una scala ... et per quella gran moltitudune di angeli scendiano posandosi intorno alla felicissima, et bene nata alma, e con dolce melodia dicieno, ritorna anima benedetta in cielo”, Dialogo tredecimo, f. 21). Si les anges de lumière se transforment souvent en “diable de midi” (cf. Paul, II, Corinthiens, 11,14) (n. 46, n. 22 ), les humbles, nourris de cette “angelorum esca” dont parle Briçonnet (I, 138 sq.), comme la muletière de la

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Voir, par antithèse, la nouvelle 26 où Hircan parle des femmes et de “leurs robbes ... si longues, et si bien tissues de dissimulation, que l’on ne peult cognoistre ce qui est dessoubs” (p. 327). 54 Lettre d’Érasme à Marguerite du 13 août 1527, Opera omnia, pp. 118-119. Nous remercions le conservateur de la Maison du Musée Érasme, M. Alexandre Vanautgaerden, qui nous a envoyé les deux lettres d’Érasme à Marguerite. Voir aussi sur ces lettres : M. MANN PHILIPS, Marguerite de Navarre et Érasme. Une rencontre, “Revue de Littérature comparée”, 52, 1978, pp. 194-201. 55 Sur ces contrastes et ces jeux entre noir et blanc, cf. Heptaméron, éd. cit, pp. 200, 215, 296, 670.

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n. 2, sœur Marie Heroët de la n. 22, la dame de Robertval de la n. 67 et tant d’autres femmes et hommes vertueux ont acquis, grâce à la Parole et à la Grâce de Dieu, “la sapience des anges” (p. 474). “Il faut donc conclure, écrit Marguerite dans le débat de la nouvelle 51, Perfidie et cruauté d’un Duc italien – ce récit est consacré à la cruauté des hommes (et notamment du duc d’Urbin) dans lequel s’emboîte, dans le débat, la terrible anecdote du gentilhomme de Rivole qui tue et torture ses ennemis, pp. 472-473) plus diabolique que le diable même – que ceux qui sont humbles et bas, et de petite portée (...) seront rempliz de la sapience des anges”. D’ailleurs le prologue de La sixiesme journée est tout à fait important parce que, après cinq jours de mystérieuses lectures bibliques, Oisille, qui commence à connaître le cœur de ses compagnons, “leut l’epistre de sainct Jean l’Evangeliste[I Epître], qui n’est pleine que d’amour pource que les jours passez elle leur avoit declairé celle de saint Paul aux Romains” (p. 468), une révélation-clé qui nous dit beaucoup sur le programme spirituel de Mère Oisille et que Gruget se garde bien de garder dans son édition 1559 en censurant le nom de Saint Paul, “pierre angulaire de la Théologie des Réformés”.56 “Pour les hommes du XVIe siècle, plusieurs éléments de l’Heptaméron devaient sentir le fagot”, dit Salminen, l’excellente éditrice de Marguerite, ce qui a souvent échappé aux critiques contemporains (à part les travaux de Cottrel, de Salminen, de Miernowski, de Martineau, de Lajarte et de Defaux sur Marot) qui se sont perdus dans la lettre et ont laissé de côté l’esprit de l’œuvre et, notamment, “ce spirito di Paolo che cerchi di drizzar nella strada del Signore” ceux qui se sont perdus, que les réformés italiens et non seulement avaient décelé sans difficulté, en lecteurs acharnés de la Parole de Dieu, dans l’œuvre-testament de la Reine qui, arrivée à la fin des sa “prison”, ne cache plus sa vérité (voilà peut-être la raison de ce refrain inlassable de l’ouvrage qui doit être : “rien que pure vérité”, p. 67).57

“Lo spirito di Paolo” La présence de Saint Paul, comme l’eau, inonde l’Heptaméron nourrit et colore l’intertexte de l’ œuvre de Marguerite qui est une sorte de tissu ou de mosaïque royal de textes bibliques. Dès le Prologue la coloration paulinenne de l’Heptaméron est évidente, tout comme dans les poèmes et dans sa correspondance avec Briçonnet. Pour elle, comme pour les Briçonnet, nourris de la Bible et en relation épistolaire avec la milanaise Arcangela Panigarola, autre “Mère” au mysticisme enflammé et que Denis Briçonnet cherchera à retrouver en Marguerite (pour des raisons qui ne sont pas exclusivement de caractère spirituel mais aussi de caractère politique).58 Saint Paul est la 56

Cf. Heptaméron, éd. Salminen, p. 765. Cf. les travaux de R. COTTRELL, op. cit. ; les excellentes éditions de R. SALMINEN ; les travaux de J. MIERNOWSKI, op. cit., de C. MARTINEAU qui a édité la Correspondance de Briçonnet et écrit de nombreux articles sur Marguerite et l’èvangélisme, de Ph. DE LAJARTE et de G. DEFAUX sur la poétique de Marot. Voir aussi l’ouvrage Anteros, Actes du colloque de Madison (Wisconsin), mars 1994, sous la direction de Ullrich Langer et de Jan Miernowski, Orléans, Paradigme, 1994. 58 V. MELLINGHOFF-BOURGERIE, L’échange épistolaire entre Marguerite d’Angoulême et Guillaume Briçonnet : discours mystiques ou direction spirituelle ? in Marguerite 57

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douceur irrésistible, le centre rayonnant et vibrant de force et de charité de sa doctrine christocentrique : “Autre chose n’est l’Evangile que la Croix du debonnaire Jesus, dulcifiant de jour en jour les amaritudes et amertumes des péchés” et “n’y a d’autres science qui ait ce pouvoir. De laquelle se glorifie Monseigneur Saint Pol disant rien fors Jesus, et icelui crucifié.”59 Elle et ses amis “bibliens” professent tous, comme ce “chevalier du Christ” aux certitudes inattaquables et qui ne craint pas de s’égarer et de perdre de vue son but,60 que “la lettre occit” et que “l’esprit” seul est la clé de la Parole divine (Ep. aux Romains, 6,7) et aussi, nous ajoutons, de la rhétorique du cœur et de l’esprit que Marguerite fait sienne dans cet ouvrage si souvent lu pour ses anecdotes, pour sa lettre et non pour son esprit. Saint Paul, pour Marguerite comme pour Oisille, est une sorte de manne qui fait corps avec son esprit et qu’elle porte dans son coffre le plus secret, son cœur tant et si bien qu’elle le cite de mémoire, dans une imitatio Pauli qui est aussi une imitatio Christi (Saint Paul, conscient de la grandeur terrible de sa tâche, n’hésitait pas à s’identifier à celui dont il était le prophète). D’ailleurs, dès sa jeunesse, elle pouvait lire, dans la belle bibliothèque du château de Cognac, un manuscrit relié en velours “changeant” contenant Les Epistres de Saint Pol,61 ces Epistres que Le Fèvre va éditer et publier à la Noël 1512, chez Estienne.62 Briçonnet les lui envoie, d’ailleurs dans un exemplaire tiré et relié expressément pour elle avec ces mots : “Elles sont mets royal, engraissant 1492-1992, Actes du Colloque de Pau, op. cit., p. 135-157. Sur Arcangela Panigarola, voir les recherches de E. GIOMMI, La monaca Arcangela Panigarola, madre spirituale di Denis Briçonnet (1512-1520). L’attesa del “pastore angelico” annunciato dall’Apocalyspsis nova del beato Angelico fra il 1514 e il 1520, Thèse de doctorat, Florence, 1967-1968. 59 G. BRIÇONNET, cit. in L. FEBVRE, op. cit., pp. 115-116. 60 Voir les belles pages du poète Mario LUZI, Sul discorso paolino, in SAN PAOLO, Le Lettere, Turin, Einaudi, 1999, p. 7-14. Merci à notre amie Mariangela Miotti qui nous a offert ce livre “al momento giusto”. 61 Heptaméron, éd. R. Salminen , éd. cit., p. 682 62 Beati Pauli Epistolae, cum commentariis Jabobi Fabri Stapulensis, Parisiis, Henricus Stephanus, 1512, in-folio (B.N., Rés. Vélins 89). Un exemplaire de l’édition de Cologne est conservé à la Bib. de l’Arsenal (4° T 403) : Iacobi Fabri Stapulensis in Omneis D. Pauli epistolas commentariorum, Coloniae, ex officina Eucharij, anno MLXXXI. Sur les autres éditions, cf. G. BEDOUELLE, op. cit., p. 139. Le Fèvre est si fier de son paulinisme qu’il ouvre ses deux Epistres exortatoires à tous chrestiens et chrestiennes par des citations de Saint-Paul. Voir les deux parties de la traduction du Nouveau testament de 1523-1524 (Arsenal, 8° T 596 ; B.N., Rés. A 10456 et A 6516). L’ Epistre Exhortatoire. A tous Chrestiens et Chrestiennes grace illumination et salut en JesuChrist (f. a ii et sq.) de l’exemplaire de l’Arsenal est émaillée de citations pauliniennes : “Quant Saint Pol estoit sur terre preschant et annonceant la parolle de Dieu avec ses autres apostres et disciples : il disoit. Ecce nunc tempus acceptabile : ecce nunc dies salutis. (II Corint., VI). Ainsi maintenant le temps est venu : que nostre Seigneur Jesuchrist seul salut/verité/et vie/ veult que son Evangile soit purement annoncée par tout le monde affin que on ne se desvoye plus par autres doctrines des hommes qui cuydent estre quelque chose : et (comme dict Sainct Pol) ilz ne sont rien mais se deçoivent eux mesmes. Parquoy maintenant pouvons dire comme il disoit Ecce nunc tempus acceptabile/ecce nunc dies saluti. Voicy maintenant le temps acceptable : voicy maintenant les jours de salut.” Le commentaire de Brucioli : Commento in tutte l’epistole di San Paolo, Venise, Brucioli, 1544 est conservé à la B.N. de Florence (Magliabecchiano, 10.I.100)

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sans corruption, et guérissant de toute maladie. Plus on en goute, plus la faim croit”.63 Or, dans ses “prisons” et dans ses “solitudes”, elle ne les a jamais abandonnées car “ceux qui sont menés par l’esprit de Dieu”, comme dit Saint Paul, “ne sont sous la loi de capitvité et de prison” car “où est l’esprit là il y a la liberté”, la belle formule paulinienne que Maguerite adopte comme une sorte de devise, elle qui est forte, puissante, Reine et en même temps humble comme Paul et comme les pauvres femmes de son livre. “L’agonismo assoluto” (M. Luzi, p. X), la foi qui trempe l’homme ne pouvaient que fasciner cette femme d’exception, qui est Marthe et Marie en même temps , bien qu’elle sache “qu’un seul est nécessaire”.64 Mais Paul est bien conscient, dans sa force tourmentée, inquiète mais doucement péremptoire, de la tendance naturelle de l’homme au péché et le recueil de Marguerite est hanté de diables couverts d’un visage d’ange et parlant comme des anges (cf. n. 56 où l’ange Raphaël n’est que le masque d’un infâme cordelier, cf. aussi la nouvelle de Boccace où un homme se déguise en ange pour conquérir une femme) ou de personnages qui se démontrent impuissants à résister à “la loi du péché”, en dépit de leur volonté, de leur désir de suivre “la loi de Dieu” (Romains 7,15). Ces personnages, comme la mère incestueuse où la galerie de femmes et d’hommes emportés par ce fleuve nommé désir, par les eaux troubles et boueuses de vie charnelle, par ce corps qui pèse lourd et surtout par ce péché qui s’appelle orgueil (ou “cuyder”) et qui hante l’esprit de Marguerite (cf. Dialogue), sont nombreux dans le recueil. L’antidote, indiqué par le catéchisme de Charlotte, par les poèmes, par les lettres dédicaces de Briçonnet et, enfin, et par ce recueil, n’est rien d’autre que le Christ, ce “bénéfice du Christ” - c’est le titre, Il Beneficio di Cristo, du livre-emblème de la Réforme italienne qu’on traduisit, et on publia à Lyon, en 1545, chez De Tournes.65 Le Verbum est le seul remède qui puisse nous guérir du péché universel, l’unique certitude émergeant du Chaos du péché et des espoirs inquiets : “Laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle”, car l’esprit (V, Ep. aux Galates) apporte “charité, joie, paix” alors que la chair est source de “fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magies, haines, discordes, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables”, les sujets donc de nombreu-

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A.-L. HERMINJARD, Correspondance des réformateurs dans les pays de langue française, I, p. 162. 64 G. BRIÇONNET-M. DE NAVARRE, Correspondance, éd. cit., I, 25 et R. COTTRELL, op. cit., chap. I. 65 Du Benefice de Jesus Christ crucifié envers les chrestiens, traduict de vulgaire italien en françois, Lyon, Jean de Tournes, 1545. Le livre, censuré le 1er mars 1546, a disparu (cf. DE BUJANDA, pp. 325-26). Le seul exemplaire connu a été détruit (CARTIER, De Tournes, I, n. 41). Sur l’original italien, Il Beneficio di Cristo, cf. : Benedetto da MANTOVA, Il Beneficio di Cristo con le versioni del secolo XVI, documenti e testimonianze, par Salvatore CAPONETTO, Florence-Chicago, 1972 ; C. GINZBURG - A. PROSPERI, Giochi di pazienza. Un seminario sul “Beneficio di Cristo”, Turin, Einaudi, 1975 ; A. PROSPERI, L’eresia del Libro Grande. Storia di Giorgio Siculo e della sua setta, Milan, Feltrinelli, 2000, p. 38 sq. et M. FIRPO, Riforma protestante ed eresie, op. cit, chap. VI “Da Erasmo al Beneficio di Cristo”, p. 89. Le Beneficio di Cristo a été publié de nouveau à Paris, chez Antoine Jurien, en 1548, et reproduit dans E. DROZ, Chemins de l’hérésie, III, pp. 111-118.

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ses nouvelles.66 Or, cet “enivrement paulinien” (seul le Miroir compte sur 147 références bibliques, 83 références au Nouveau Testament, 49 citations de Saint Paul et 21 de l’Epître aux Romains)67 bien que de façon moins visible que dans les poèmes où les références bibliques sont imprimées en marge du texte,68 n’épargne ni les devisants ni les actants de l’Heptaméron et on le retrouve dans les choix lexicaux (“mortifiez”, p. 64, c’est-à-dire “mort à soi même et au monde pour vivre en Dieu” nous le retrouvons dans le prologue et dans les nn. 33 et 38), dans les citations intertextuelles directes et indirectes69 et dans le programme de renouvellement spirituel d’Oisille qui, pendant cinq jours, lit et explique l’Epître aux Romains à son “conventicule” de chrétiens. Or, ces passages sont systématiquement censurés par le pauvre Gruget, qui biffe par exemple, dans la n. 2, où Oisille évoque la “piteuse et chaste mort de la femme de l’un des muletiers de la Royne de Navarre”, le fondement de la doctine paulinienne : le salut obtenu par la seule grâce de Dieu. La femme, “martyre de la chasteté”, meurt, “le visage joyeux, les yeux eslevez au ciel” , en “l’esperance de son salut par Jesus Crist seul” (p. 79), leçon donnée par tous les mss. et biffée par l’éditeur trop zélé, ainsi que le passage sur la prédestination des élus (cf. aussi un autre passage sur la grâce, censuré par l’éditeur, n. 23, p. 291) dans le débat de la même nouvelle. Gruget élimine en effet le passage : “nous sommes escripts au livre de vie, duquel ne nous peult effacer mort, enfer ne peché” (p. 81) mais il laisse passer (pp. 80-81) une véritable gerbe de formules pauliniennes sur le même “rocher” de l’Evangile de Paul : “Dieu n’est point accepteur de personne, lequel eslit ce qu’il veut”, Rom., 2, 11 ; “la couronne de sa gloire” (Hébreux, 2,7) ; “souvent eslit choses basses” (I Cor., 1, 27-28), les dangers de l’orgueil (I Cor., I, 29-31 ; II Cor. 4, 7 ; Ephésiens, 2,9). Le débat de cette nouvelle démontre d’ailleurs le système intertextuel de l’œuvre de Marguerite qui reflète comme un miroir “alcune rocciose certezze” (“les certitudes rocheuses” Luzi, p. IX)70 de son apôtre esleu, source de la vraie révélation. Elle le cite de mémoire en faisant plus attention à l’esprit qu’au texte, il est difficile par ex. d’établir si elle utilise une édition précise (la traduction de Lefèvre, effectuée à sa demande, et publiée en 1523, la Bible d’Olivétan, de 1535, qui est la source évidente des poèmes de Bonaventure Des Périers qui avait travaillé pour cette Bible).71 Elle fabrique une sorte de marqueterie biblique en mêlant dans une seule phrase des élé-

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Voir l’Oraison de Marguerite et R. COTTRELL, op. cit., p. 72. Miroir de l’âme pécheresse, éd. R. Salminen, éd. cit., passim. 68 Sur l’intertexte et les citations bibliques de Marguerite, parfois peu exactes, car ce qui compte pour elle est l’esprit et non la lettre, elle cite de mémoire, sans se référer à un texte précis et, souvent, traduit elle-même le texte latin, qui est celui qu’elle a appris. Elle réunit d’ailleurs dans une seule phrase des éléments de plusieurs sources différentes. Voir sur cet aspect : C. MARTINEAU, art. cit., p. 28 ; R. SALMINEN, Heptaméron, éd. cit., notamment l’ “Introduction” et les “Notes”, p. 683-684 et la belle édition du même auteur du Miroir, éd. cit, pp. 31-40 et L. FEBVRE, op. cit., p. 138, n. 2. Voir aussi l’article de N. CAZAURAN, Les citations bibliques dans l’ Heptaméron, in Mélanges Aulotte, Paris, 1988, pp. 153-163. 69 Voir, par exemple, l’ Heptaméron, éd. cit, pp. 64, 80, 241, 243, 291, 320, 363, 389, 436, 447, 551, 473. 70 Voir M. LUZI, op. cit, p. IX. 71 Cf. L. SOZZI, Rome n’est plus Rome, op. cit., et notamment l’essai “Remarques sur la poésie religieuse de Des Périers”, p. 285 sq. 67

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ments de différentes sources bibliques.72 La n. 19, l’histoire de Pauline (le nom est intéressant), encore une fois fait écho à Saint Paul à plusieurs reprises, par ex. à propos du “vieil Adam” (Rom. 13-14 et Ga. 3,27) et de son corps de péché dont il doit se dépouiller “avant de se vestir du nouveau qui est Jésus”, réminiscences de Briçonnet (I, p. 51 et 107). L’histoire est aussi l’occasion pour insister de nouveau sur le salut par la foi, sur l’opération de la grâce et les moyens que Dieu a “pour nous tirer à lui” (p. 242, 4 fois dans la n. 19, cf. aussi l’ Oraison à N.S.J.C., vv. 238-240 où Marguerite demande une longue corde “pour me tirer” et Dialogue, vv. 2220-22, où elle évoque “l’arbre de la croix” par lequel “tout est tiré”) : “Car par tel chemin que vous irez en paradis, je vous veux suivre : estant asseurée que celuy qui est le vray, parfaict et digne d’estre nommé amour, nous a tirez à son service par une amitié honneste et raisonnable, laquelle il convertira par son Sainct Esprit du tout en luy” (p. 241), sur la “vraye charité” ( p. 241) (cf. eros et agape) qui pour Paul est la “fin de la loi”, le Christ (p. 242, I, Thimotée, 1,5). Des passages qui échappent à Gruget (qui semble jouer au censeur en amateur) mais biffe le long passage, bien plus explicite, où Oisille analyse les causes du désespoir fou de la mademoiselle violée par un cordelier : elle se tue pour la honte ignorant (à cause des cordeliers) que la grâce n’est pas donnée pour les bonnes œuvres mais que “la grace de Nostre bon Seigneur [est] donnée par le mérite de son Filz, la remission des pechez par son sang, la reconsiliation du pere avecques nous par sa mort, la vie donnée au pecheur par sa seule bonté et misericorde” (p. 291). Or, cette terrible n. 23 (la première nouvelle écrite par Marguerite, cf. Ms. et reprise par Bandello II, 24, qui l’aurait eue de Jules César Scaliger, rencontré à Bassens en 1542, chez Costanza Fregoso - 1542-44) et la n. 19 semblent se répondre et reprendre les mêmes principes pauliniens sur la justification par la foi (cf. le début de l’Epistre aux Rom. I, 2-22) et sur l’ “oeil de la foy” (n. 19, p. 243 et n. 23, p. 291 ) ou de l’esprit que seul Dieu peut ouvrir (cf. Briçonnet, Corr. I, p. 34-35, Miroir, vv. 54-56 et Navire vv. 136365 et 1405-7).73 Marguerite n’hésite pas d’ailleurs, selon le précepte paulinien (I, Cor., I ,28) : “Et ignobilia mundi, et contemptibilia elegit Deus, et ea quae non sunt, ut ea quae sunt destrueret”, à élire des femmes de basse condition (batelière, muletière, etc.), les humbles et les déshérités (et n’oublions pas que Boccace commençait son Proemio par ces mots : “Umana cosa è aver compassione degli afflitti : e come che a ciascuna persona stea bene, a coloro è massimamente richiesto li quali già hanno di conforto avuto mestiere...”, p. 5), un incipit qui ne pouvait que (bien que topique de la rhétorique médiévale) plaire à cette femme de grande charité. Ces histoires de femmes fortes et vertueuses permettent à Marguerite, comme l’histoire de sœur Marie Heroët de la nouvelle 22, de tirer de leurs vies exemplaires une leçon paulinienne : “Voilà, mes dames, une histoire qui est bien pour monstrer ce que dict l’Evangile et sainct Paul aux Corinthiens (I, Cor. I, 27-28) : “que Dieu par les choses foibles, confond les fortes et par les inutiles aux yeux des hommes, la gloire de ceux qui cuident estre quelque chose, et ne sont rien. Et pensez mes dames que sans la 72 Sur Marguerite et la Bible, voir N. CAZAURAN, art. cit. et les belles éditions de R. SALMINEN de l’Heptaméron et du Miroir déjà citées. 73 Sur ce thème de l’“Œil intérieur”, cf. L. SOZZI, op. cit., p. 259 qui cite Saint Augustin, Ficin et Castelvetro.

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grace de Dieu, il n’y a pas homme où l’on doive croire nul bien, ne si forte tentation” (pp. 284-285). Leçon qui, théologiquement peu dangereuse, n’est pas censurée par Gruget qui, cette fois, préfère s’acharner sur les critiques contre les cordeliers qu’il élimine systématiquement en arrivant à remplacer des nouvelles où Marguerite les attaquait sans hésiter par d’autres récits de ton gaulois (ex. les nouvelles 11 et 46, celle du cordelier marié). Or, ces cordeliers parlant comme des anges pratiquent une sorte de détournement de la Parole divine pour justifier “le desordre de leurs corps” (n. 34), oubliant et pervertissant la Parole de Dieu qu’elle oppose aux vaines “parolles de prescheur” (p. 438, n. 44 - cette nouvelle a été remplacée par Gruget). Une utilisation perverse de leur savoir (que l’on retrouvera par exemple chez le Pasteur de la Symphonie pastorale de Gide)74 que Marguerite condamne, tout comme Oisille, qui, paraphrasant Rom. I, 21-28, réprimande ses auditeurs : Ne vous ay-je pas leu au matin, ... que ceux, qui ont cuidé estre plus sages, que les autres hommes, et qui par une lumière de raison, sont venuz à cognoistre un Dieu, createur de toutes choses, toutesfois pour s’attribuer ceste gloire, et non à celuy dont elle venoit, estimans par leur labeur avoir gaigné ce sçavoir, ont esté faicts non seulement plus ignorans et desraisonnables que les autres hommes, mais que les bestes brutes ? Car ayans erré en leurs esprits se sont attribué ce qu’à Dieu seul leur appartient, et ont monstré leurs erreurs, par le desordre de leurs corps, oublians et pervertissans l’ordre de leur sexe, comme Sainct Paul nous monstre en l’epistre qu’il escript aux Romains (p. 368).

Marguerite est consciente du danger de cette utilisation perverse de la Parole de Dieu qui conduit à une falsification du langage divin et au mensonge (ex. n. 45 “bailler les Innocens”, n. 26 les propos sacrilèges de M. D’Avannes citant saint Jean et saint Paul pour confondre la vertu de sa mère adoptive (p. 320), la n. 61 le chanoine est défini “son Dieu” par la femme adultère). Car si “la parolle de Dieu est la vraye touche pour sçavoir les parolles vrayes ou mensongeres” (p. 436, passage biffé par Gruget, cf. aussi Prisons III, vv. 2003-2004 : “Car L’Evangile est la pierre de touche,/ où du bon or on connaît la valeur”), elle peut être pervertie, “tirée” avec malice, pour appuyer de fausses doctrines ou pour tromper les autres : et monstrer “par la foy la lepre d’infidelité cachée en nostre cueur” (p. 368). Oisille le dit avec sa vigueur habituelle, citant cette fois, Saint Jean : “Il n’y a si beau passage en l’Escriture que vous ne tiriez à vostre propos : mais gardez vous de faire comme l’araigne qui convertit toute bonne viande en venin : et si vous advise qu’il est dangereux d’alleguer l’Escriture sans propos et necessité” (p. 382).

Fleuves, îles et montagnes de l’esprit. Mais ce voyage qui a l’allure d’un parcours sinueux du “fleuve désir”, entre vérité et mensonge, masques, voiles, manteaux, couvertures et longues robes qui ne 74

Cf. R. GORRIS, La Symphonie pastorale, collection “Lire”, Rapallo, CIDEB, 1997.

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peuvent cependant cacher la vérité, est savamment orchestré par la Reine et par Dame Rhétorique dont elle nous démontre risques et hypocrisies mais aussi techniques et procédés sophistiqués. Or, cet itinéraire au milieu du “venin”, de la “lèpre”, de la boue et du sang, qui peut empoisonner et miner la parole vraie et la rendre fausse et dangereusement détournée au profit du Mal et de ce diable qui se promène un peu partout dans ces pages en tendant ses guets-apens et ses pièges à tous ceux qui n’ont pas le cœur pur, à tous ceux qui ne lisent “ humblement et souvant” la Parole de Dieu, semble s’achever dans un autre désert, non plus sur la montagne maudite mais sur “une petite isle75 sur la mer où n’habitoient que bestes sauvages”. Ce désert sauvage, symétrique au désert du Prologue et à celui de Saint Hierosme (p. 345) devient le cadre d’un autre miracle qui annonce celui de la Pentecôte qui aura lieu quelques pages plus loin. La n. 67 - “Extreme amour, et austérité de femme, en terre estrange” -76 évoque l’histoire de la Dame de Robertval qui, pour suivre son mari condamné dans sa disgrâce, n’hésite pas à rester seule avec lui sur cette île déserte ayant “recours à Dieu seul”. En effet, elle “porta pour sa saulve garde, nourriture et consolation, le Nouveau Testament, lequel elle lisoit incessamment.” Une histoire tragique et pathétique que Thevet et Belleforest reprendront dans leurs ouvrages mais qui acquiert ici une coloration paulinienne très nette. La dame de l’île-désert, comme Oisille et comme la Reine qui émaille de références pauliniennes ce texte (p. 551, 552), est l’une de ces “dames qui ont beaucoup labouré l’Evangile” auxquelles Saint Paul se recommande (cf. aussi Érasme qui encourage l’accession de la femme,“omnes mulierculae”, aux textes sacrés, cf. Paraclesis ad lectorem pium qui suit la préface du Nouveau Testament de 1516).77 Vraie interprète de la Parole de Dieu dont elle se nourrit quotidiennement car elle sait bien “que Dieu nourrit ses serviteurs dans le désert” (cf. la longue lettre de Briçonnet sur la manne, Ex. 16), cette “Forte femme” sert son mari, en médecin de l’âme et du corps, jusqu’à la mort et veille sur son passage de “ce desert en la celeste patrie” (He, 11,16). Dieu aussi veille sur elle qui lutte contre les lions et “bestes sauvages et cruels” (on a l’impression d’être, plutôt qu’en Nouvelle-France, dans les déserts bibliques) mais, comme Oisille grimpant les rochers escarpés, elle n’abandonne jamais son Nouveau Testament portatif (le cercle de Meaux en publia plusieurs éditions, 1523 chez Simon de Colines, 1524 chez Simon de Colines, en 1525 chez Colines et Simon du Boys, et Briçonnet distribuait aux pauvres de son diocèse gratuitement ces livres en petit format, in-8° ou in-16°).78 Son “corps maigry et demi-mort”, mais l’esprit glorieux et joyeux car elle sait que Dieu “n’abandonne par les siens au besoing”,

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Sur le thème de l’île, cf. F. LESTRINGANT, Le livre des îles. Atlas et récits insulaires (XV -XVIIIe siècle) de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2003. 76 Sur cette nouvelle, voir : A. P. STABLER, The Legend of Marguerite de Robertval, Seattle, Washington State U.P., 1972 et M.-C. GOMEZ-GERAUD, Fortunes de l’infortunée damoiselle de Robertval, in La Nouvelle. Définitions, Transformations, éd. B. Alluin et F. Suard, Coll. UL3, Travaux et Recherche, P.U. de Lille, voir pp. 181-192. 77 Cf. ÉRASME, Paraclesis ad lectorem pium (suit la préface du Nouveau Testament. de 1516) et L. FEBVRE, op. cit, p. 136 78 Sur les différentes éditions du Nouveau Testament par Lefèvre d’Étaples, voir C. MARTINEAU, art. cit., p. 27 et G. BEDOUELLE, op. cit., p. 113, n. 56. e

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elle met en pratique la Scriptura sola, tant condamnée par la Sorbonne, que Oisille professe à plusieurs reprises dans les assemblées du matin. Incarnation de la “forte femme” de Salomon (“Mulierem fortem quis inveniet ?”, Prov. 31, 1) que son secrétaire Dedalus (pseudonyme de Des Périers)79 évoque dans son “Le cri touchant de trouver la bonne femme. A la Royne de Navarre” et qu’elle rappelle dans le débat de la n. 26 (p. 420), Oisille, femme oiseau, rêve mystiquement de s’envoler, prophète du Christ comme son apôtre esleu, hantée par son “désir d’absence de la terre” (Corr., I, 5). Marguerite fait de cette femme et de ses différentes incarnations, notamment de la dame de l’île-désert, le symbole esleu de ses aspirations. De la colombe, rescapée du Déluge, au Saint-Esprit, qui descend sur les Apôtres de la VIIe Journée, ces oiseaux ou esprits rayonnants de lumière et de feu sont le symbole de la rhétorique du cœur et de l’esprit qui domine l’ Heptaméron. Du Déluge au miracle de la Pentecôte que l’Esprit, volant dans le ciel sous forme de langues de feu (Ac. 2, 1-13), accomplit, allégorie de la trasformation, de la renovatio profonde de l’homme par le Christ, Marguerite effectue un voyage en compagnie du chevalier Paul, de l’aveuglement à la lumière. Ce parcours de l’homme, de la taupe à l’aigle, mis en scène par Briçonnet dans sa Correspondance, est une initiation aux secrets de l’Esprit et du Cœur. L’Heptaméron est une sorte de thérapie de groupe, de via Christi pour trouver la vérité qui se cache dans notre cœur et que seul le Christ peut nous révéler. Entre la colombe et l’oiseau-esprit, Marguerite eslit l’Aigle “clervoyant en la lumiere du Soleil de justice, se communiquant par grace et douceur” (Corr. I, p. 228) que chante Moïse, “saulvé des eaux”.80 Mais pour traverser le désert pour monter au sommet de la montagne par ce vol de l’aigle, par ce livre-échelle, elle n’hésite pas paradoxalement à utiliser la parole des hommes, sa rhétorique du cœur et de l’esprit tout en affirmant : “mes larmes, mes soupirs mes cris, / Car je n’ai autre rhétorique”. Mais Paul lui avait appris qu’elle devait être “ouvrière de persuasion” au service de sa cause qui est la cause. ROSANNA GORRIS CAMOS Université de Vérone

79 B. DES PERIERS, éd. cit, f. 102, éd. Lacour, pp. 103-107. Sur ces poèmes, voir L. SOZZI, op. cit., p. 285 sq. 80 Sur l’aigle, voir G. LE FEVRE DE LA BODERIE, L’Encyclie des secrets de l’éternité, Anvers, Plantin, s.d, ff. 18-19, qui voit dans ce merveilleux voyage cosmique : “les oyseaus planer, et raser les estangs, et l’Aigle tant connue/D’œil percer le Soleil, et des ailes la nue.” Voir aussi F. GEORGES DE VENISE, Cantique, in Harmonie du monde, op. cit, f. 283. Sur ce thème du vol de l’aigle, voir aussi le beau livre de Dominique DE COURCELLES, Langages mystiques et avènement de la modernité, Paris, Champion, 2003, p. 51 sq.

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MANIÉRISME ET ANTI-MANIÉRISME DANS LA RHÉTORIQUE ET LA POÉTIQUE DE L’ERREUR If this be error, and upon me prov’d, I never writ, nor no man ever lov’d. Shakespeare1 Es irrt der Mensch, solang er strebt. Goethe2

Dans l’épître dédicatoire adressée à Don Michel de Silva qui figure au seuil de son Cortegiano, Castiglione évoque les accusations dont Boccace a été l’objet à cause du caractère « artificiel » de son style : Se adunque io avessi imitato quella manera di scrivere che in lui è ripresa, […] non poteva fuggire almen quelle medesime calunnie […]. Ed io tanto maggiori le meritava, quanto che l’error suo allor fu credendo di far bene ed or il mio sarebbe stato conoscendo di far male. (I, p.26)

[Si donc j’avais imité cette manière d’écrire qui est blâmée chez lui, […] je n’aurais pu du moins éviter les mêmes reproches […]. Et je les aurais d’autant plus mérités que son erreur, il la commit alors en pensant bien faire, tandis que la mienne l’aurait été en sachant que je faisais mal.] (F, p.10)3

Deux pages plus loin, aux lecteurs qui pourraient penser que son livre est une perte de temps parce qu’il est inutile d’enseigner à ceux qui sont incapables d’apprendre, Castiglione lance non sans ironie : A questi rispondo che mi contentarò aver errato con Platone, Senofonte e Marco Tullio… (I, p.28) [Je réponds à ceux-là que je me contenterai de m’être trompé avec Platon, Xénophon et Cicéron…] (F, p.13) 1 « Que cela soit une erreur et qu’on me le prouve,/ alors jamais je n’écrivis et personne n’aima jamais. » The Sonnets, éd. John Dover Wilson (Cambridge University Press, 1966), sonnet 116, vv.13-14, p.60. 2 Faust, « Prolog in Himmel, » v.86. 3 Les citations du texte original italien sont empruntées à Il Libro del cortegiano, a cura di Ettore Bobora (Milan : Mursia, 1972). La traduction française est la nôtre ; mais nous renvoyons par commodité à celle qu’a procurée Alain Pons dans Le Livre du Courtisan (Paris : Gérard Lebovici, 1987). La pagination sera désormais placée entre parenthèses dans le texte avec les lettre I pour le texte italien, et F, pour le français.

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Ainsi, pour l’écrivain de la Renaissance et son public d’élite, l’erreur peut signifier une faute regrettable, ou, au contraire, un faux pas dont on peut être fier parce qu’il connote un ordre différent de véracité que le lecteur ordinaire n’aurait pu saisir s’il avait été formulé dans le langage habituel du discours véridique. Une telle duplicité illustre puissamment le conflit qui réside au cœur d’une catégorie cognitive importante de la première modernité et à l’égard de laquelle se manifeste, au moins dans le milieu aristocratique d’Urbin, une attitude ambiguë, à la fois de rejet et d’accueil, de sévérité et d’indulgence, et qui invite à appliquer ou à déjouer la censure. Plus loin encore, à la fin du second livre, lorsque la Duchesse d’Urbin lui demande de « former une dame de la Cour avec toutes les perfections » (I, p.204 ; F, p.225), de la même façon que le Comte et Federico avaient formé le parfait Courtisan, Julien de Médicis, dit le Magnifique, lui répond : Pur, se a voi piace ch’io abbia questo carico, sia almen con quei patti che hanno avuti quest’altri signori : cioè che ognun possa dove gli parerà contradirmi, ch’io questo estimarò non contradizione, ma aiuto ; e forse col correggere gli errori mei, scoprirarsi quella perfezion della donna di palazo, che si cerca. (I, p.205) Toutefois, s’il vous plaît que j’aie cette charge, au moins que ce soit aux conditions que ces autres seigneurs ont eues, à savoir que chacun puisse me contredire quand il le jugera bon, car je verrai là non pas une contradiction mais une aide, et peut-être qu’en corrigeant mes fautes on découvrira cette perfection de la dame de palais que l’on cherche. (F, p.226)

Le paradoxe veut qu’un certain degré d’égarement soit nécessaire au développement même du progrès. Dans le milieu aristocratique où se meut l’amorevole compagnia, les erreurs ne sauraient être condamnées. On peut aisément les souffrir puisqu’elles ne sont qu’intermittentes. Bien plus, une certaine ironie veut qu’on les encourage, ne serait-ce que pour éviter toute sécheresse dogmatique et préserver aux échanges le ton naturel que peut assurer une rhétorique du tâtonnement. Le membre le plus noble des Médicis admet lui-même qu’il commet des erreurs. Il trouve normal qu’on le corrige - même si chacun reconnaît que c’est là, de sa part, l’un des plus beaux artifices de la sprezzatura. *** L’erreur est de tous les temps ; mais elle n’a probablement jamais mobilisé autant d’énergie, suscité autant de passions et finalement connu autant d’avatars qu’à une époque que nous continuons d’appeler, non sans une part d’arbitraire, la Renaissance.4

4 Si la tendance actuelle, en histoire et même en critique littéraire, est de parler de première modernité (« early modern period » en anglais), nous continuons à employer ici le terme de Renaissance pour deux raisons principales : par souci d’économie (les autres options sont encore moins satisfaisantes) et par fidélité à une conception traditionnelle des « grandes œuvres de l’esprit » que traverse l’humanisme. Les autres productions culturelles, dont on reconnaît aussi bien l’importance, n’entreront que tangentiellement dans notre propos.

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Érasme disait que le nombre des folies est infini ;5 celui des erreurs ne l’est pas moins ; il est inséparable de la condition humaine : errare humanum est. Dans l’Éthique à Nicomaque Aristote remarquait les « mille formes que présentent nos erreurs » alors que la vérité est unique.6 La Renaissance prendra plaisir à faire l’inventaire de ce fouillis avant que le statut philosophique de l’erreur ne soit fixé par le discours rationaliste.7 Il serait sans doute trop ambitieux de vouloir s’interroger sur la place qu’occupe l’erreur, avant Descartes, dans la conception du savoir et la quête de la sagesse. Plus modestement, je me contenterai d’examiner dans quelle mesure et sous quelle forme ce phénomène se reflète dans quelques textes que nous considérons aujourd’hui, à tort ou à raison, comme appartenant au « canon littéraire » de la Renaissance.8 A l’époque de la Réforme et de la Contre-Réforme, théologiens, philosophes, médecins, artistes et poètes consument leurs veilles à répertorier les avatars dangereux ou pittoresques de ce « curieux désir » de déviance : les papistes dénoncent les erreurs de Luther ; les huguenots celles de Rome ; les pétrarquistes celles des amoureux et les néo-platoniciens celles des poètes. Le Prince de Machiavel est avant tout un répertoire de conseils visant à éviter des erreurs politiques jugées suicidaires. Le traité que Luther adresse à la noblesse allemande dresse une liste impressionnante des fautes de la Curie romaine ; mais quand il parle du Réformateur tchèque, Jean Huss, c’est pour nous dire qu’il se gardera bien de taxer d’erreur les égarements de son sublime prédécesseur : Je ne porterai pas ici de jugement sur les articles de Jean Huss et ne défendrai pas non plus ses erreurs, bien que je n’en ai pas encore trouvé dans ses écrits selon ma façon de penser.9

Dans plusieurs de ses Essais, Montaigne fera aussi des commentaires sur notre tendance à commettre des erreurs et notre incapacité à en tirer des leçons : parce que certaines de nos fautes tiennent à notre nature profonde et qu’il est vain de vouloir corriger celle-ci : On se sejourne volontiers de tout autre bien faire sur ces reformations externes arbitraires, de moindre coust et de plus grand merite ; et satisfait-on par là à bon marché les autres vices naturels consubstantiels et intestins.10

5 « Stultitiae plena omnia. » Eloge de la folie, éd. Pierre de Nolhac & Maurice Rat (Paris : Garnier, 1953), p.30. 6 « Faire erreur [harmartanein] prend mille formes [...] ; il n’y a qu’une façon de prendre le droit chemin. » II.6, 1107 a 14. Toutes nos références à l’Ethique à Nicomaque se rapportent, avec quelques modifications, à la traduction de J. Tricot (Paris : Vrin, 1979). 7 Voir la « Quatrième Méditation » intitulée « De vero & falso » : Meditationes de prima philosophia in Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam & Paul Tannery (Paris : Vrin, 1996), tome VII, pp.52-62. Méditations métaphysiques, éd. Florence Khodoss (Paris : PUF, 1986), pp.81-95. 8 Voir L’Erreur de la Renaissance. Perspectives littéraires (Paris : Champion, 2002). 9 Martin Luther, « An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes, » in D. Martin Luthers Werke (Weimar Ausg. 2000), 6 (381), p.444. C‘est nous qui traduisons. 10 « Du Repentir » in Les Essais de Montaigne, ed. P. Villey (Paris : Presses Universitaires de France, 1978), III, 2, p.811.

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Laurent Joubert et Thomas Browne dressent de vastes catalogues d’« erreurs populaires » tandis qu’Ambroise Paré recense les malformations qu’il attribue aux « erreurs de nature. »11 Les erreurs judiciaires préoccupent les juristes ; les erreurs politiques inquiètent les conseillers des princes ; les erreurs comiques ou tragiques passionnent les amateurs de nouvelles ou de théâtre. Le caractère ab-errant des cavallieri erranti et des wandering knights obligent ceux-ci à se livrer à des quêtes et enquêtes sans fin. Les doctes épurent le langage d’erreurs que les poètes récupèrent volontiers ou même, comme nous le verrons, multiplient à plaisir. Hors d’Italie,Érasme, qui se voulait, à la suite de Lorenzo Valla, le grand modèle de la critique textuelle, passa sa vie à expurger les livres saints des erreurs les plus flagrantes. Dans sa fameuse lettre à Maarten van Dorp, digne représentant des théologiens de Louvain, l’humaniste de Rotterdam cultive une ironie impitoyable pour critiquer la Vulgate de saint Jérome and se faire l’avocat du retour aux sources grecques : Num hujusmodi verbis conceptum fuit decretum a Patribus ? «  Haec aeditio cujus sit autoris nescimus, sed tamen eam approbamus, nec obstare volumus, si quid secus habent Graeci codices, quantumvis emendati […] etiam si illud magis quadraverit ad sensum evangelium. […] Quin etiam quicquid in posterum quocumque modo vel a semidoctis et audaculis, vel ab imperitis, ebriis, oscitantibus librariis fuerit viciatum, depravatum, additum, omissum, eadem probamus autoritate, neque cuiquam volumus licere mutare scripturam semel inductam. » Ridiculum decretum, inquis. At hujusmodi necesse est fuisse, si nos autoritate synodi deterres ab hac industria. (L, p.248) [Je suppose que la décision des Pères [d’approuver la Vulgate et seulement la Vulgate de saint Jérôme] a été formulée en ces termes : “Nous ne permettrons aucun changement, même si les textes grecs les plus sûrs offrent une lecture différente […] et qui s’accorde mieux avec le sens des Évangiles. […] Bien plus, nous approuvons avec la même autorité tout ce qui a été corrompu, altéré, ajouté ou omis par l’ignorance ou la présomption des scribes, leur incompétence, ivresse ou négligence. Nous ne permettrons à personne de changer le texte une fois qu’il a été accepté.” Un tel décret est absurde, dis-tu. Et pourtant ce doit être quelque chose comme cela si tu invoques l’autorité d’une assemblée pour me détourner de la tâche que j’ai entreprise. (F,p.249)12

11 En 1578 paraît la première partie des Erreurs populaires au fait de la medecine et regime de santé de Laurent Joubert (Bordeaux : S. Millanges ; réimpression 1579, 1584). Les Pseudodoxia epidemica or Enquiries into the very many tenents and commonly presumed truths ont été réédités en deux tomes par Robin Robbins (Oxford : Clarendon Press, 1981). Pour l’ouvrage Des Monstres et des prodiges d’Ambroise Paré, nous renvoyons à l’édition procurée par Jean Céard (Genève : Droz, 1971). 12 Les citations du texte original latin sont empruntées à l’édition de l’Éloge de la Folie, suivie de la lettre d’ Érasme à Dorpius, par P. de Nolhac et M. Rat (Paris : Garnier, 1953). La traduction française est de nous ; mais nous renvoyons par commodité à celle qu’a procurée Maurice Rat dans l’édition citée. La pagination est placée entre parenthèses dans le texte avec les lettre L pour le texte latin, et F, pour le français.

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En fait, l’édition du Nouveau Testament à laquelle travailla Érasme est loin d’être parfaite et, avec le temps, ses propres erreurs ont acquis elles-mêmes un statut canonique. Mais pour les humanistes du XVIe siècle, la chasse aux erreurs philologiques était au centre de leurs préoccupations et devait contribuer pour une large part à constituer leur identité. Ainsi le soin que prit Lorenzo Valla à étudier le texte de la prétendue Donation de Constantin lui permit d’établir la preuve de son inauthenticité. Cependant, comme l’a montré Anthony Grafton dans son étude sur les faussaires et les philologues, il existe de nombreux rapprochements troublants entre érudition et falsification.13 Comment définir alors le domaine de l’erreur ? On hésite devant l’ampleur et la diversité du phénomène. Elle est représentée sous les traits d’Occasio dans les Emblèmes d’Alciat ;14 prend l’aspect de Fraus et d’Insidia dans les traductions latines de Lucien ;15 adopte ailleurs la trompe de chasse et le filet de Fallacia, symboles des charmes de la séduction.16 Depuis l’Antiquité on cherche à préciser les limites de son territoire à partir de notions empiriques comme l’intentionnalité et l’acceptabilité.17 Dans l’Ethique à Nicomaque Aristote oppose aux concepts généraux d’hamartia et d’hamartèma ceux d’adikèma (délit, délibéré ou non) et d’atuchèma (méprise, malheur causé par une faute involontaire).18 Saint Thomas d’Aquin reprendra cette opposition, faisant correspondre culpa à hamartèma, dolus à adikèma, casus à atuchèma, et renforçant la distinction entre error involuntarius, faute accidentelle, et error voluntarius, qui correspond alors au péché.19 À la Renaissance, la notion aristotélicienne d’hamartia fait l’objet d’interprétations diverses chez les commentateurs. Robortello la rapproche de l’imprudentia ; Cavalcanti l’éloigne de l’ignorantia. Castelvetro penche pour le cas clinique (la furore di mente) alors que Denores y voit simplement un exemple de fragilità humana.20 Certaines erreurs sont plus excusables que d’autres. On considère comme normales les fausses manœuvres, jugées inévitables, parce qu’intrinsèques à une 13 Voir Forgers and Critics. Creativity and Duplicity in Western Scholarship (Princeton UP, 1990). 14 Emblemata (Augsbourg, 1531), Voir Daniel Russell, The Emblem and Device in France (Lexington, Ky : French Forum, 1985) et Alison Saunders, The Sixteenth-Century French Emblem Book (Genève : Droz, 1988). 15 Calumniae non temere credendum (Venise : B. Bordon, 1494), 5. Dans un célèbre tableau, Apelle, sans doute le plus grand peintre de l’Antiquité, aurait représenté la Calomnie entourée de deux jeunes femmes appelées Insidia et Fraus. Voir Jean-Michel Massing, Erasmian Wit and Proverbial Wisdom. An Illustrated Moral Compendium for François Ier (Londres : The Warburg Institute, 1995), p.132. 16 Massing, op. cit., p.68. 17 Voir Hamartia : The Concept of Error in the Western Tradition. Essays in Honor of John M. Crossett, éd. Donald V. Stump, et al. (New York : Edwin Mellen Press, 1983). 18 Éthique à Nicomaque V.10.1135 b 12-25. Voir aussi Rhétorique I.13.1373 b 1 - I.13.1374 b 26. 19 Summa theologica, éd. léonine (Rome, 1888-1906), Prima Secundae [PS], Quaestio 19. Art.16c. 20 Francisco Robortello, In librum Aristotelis de arte poetica explicationes (Florence : Lorenzo Torrentino, 1548), p.129-130 ; Bartolomeo Cavalcanti, Giuditio sopra la tragedia di Canace e Macareo [...] (Lucca : Vincentio Busdrago, 1550), fo 7vo-8ro ; Ludovico Castelvetro, Poe-

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pratique, provenant d’un manque d’information ou d’une insuffisance de moyens techniques. En revanche, on regarde comme anormales celles qui viennent d’une négligence ou d’un manque de compétence impardonnables. Distinction théorique mais qui n’est pas aussi claire dans la pratique. Dans tous les cas il faudra s’en remettre à une autorité qui décide de la gravité de la faute et en administre la sanction. Cela postule un discours social qui établit des normes, enregistre des écarts et se prononce sur leur degré d’acceptabilité. La production d’erreurs est liée à une dialectique de l’approbation et de la désapprobation - doublée d’une exigence explicite ou implicite de réparation. La culture de la première modernité semble avoir été séduite par le caractère involontaire de l’erreur et, en particulier, par l’idée antique d’un malheur provoqué par une force majeure où les victimes assistent, impuissantes, à la tragédie qui s’abat sur elles : Œdipe a épousé Jocaste et assassiné Laïus en ignorant qu’ils étaient ses parents ; Sappho est tombée amoureuse de Phaon sans savoir le malheur qui l’attendait. Le juge Coras est prêt à innocenter un imposteur sans connaître l’identité du véritable Martin Guerre. Par ignorance ou crédulité le peuple se fie aux remèdes factices des charlatans, aux promesses fallacieuses des tyrans. C’est qu’on ne se trompe jamais en connaissance de cause : mensonge n’est pas erreur, pas plus que ne l’est le crime prémédité ; et cela même si, dans une culture chrétienne, error et peccatum font parfois cause commune.21 Mais l’erreur est, le plus souvent, considérée comme une déviance par rapport à une visée intentionnelle.22 A une époque où le vernaculaire rivalise non seulement avec le latin mais avec divers dialectes et patois dans la vie quotidienne, les erreurs de langage peuvent entraîner nombre de malentendus. La littérature de l’époque regorge de quiproquos linguistiques souvent croustillants. Guillaume Bouchet raconte, par exemple, qu’un groupe de charretiers du Poitou, passant par la Saintonge, est arrêté par des « gens d’armes » qui leur demandent où ils vont. Les Poitevins leur répondent qu’ils vont « à la sau, » voulant dire « au grenier de sel. » Erreur fatale car les « gens d’armes » ont entendu « à l’assaut » et, les prenant à tort pour leurs adversaires, ils leur administrent une injuste bastonnade.23 Pour les spécialistes de la parole, le lapsus est la forme la plus commune (et la plus spectaculaire) de ce faux pas. Marguerite de Navarre en donne un savoureux

tica d’Aristotele vulgarizzata (Bâle : Pietro de Sedabonis, 1570), p.288 ; Giason Denores, Poetica [...] (Padoue : Paulo Meietti, 1588), p.12vo. 21 En fait peccatum a le sens de « déviance » autant que de « péché, » même si le sens chrétien se superpose pour donner un connotation religieuse à la faute en question. 22 Dans son grand ouvrage, Recognitions : A Study in Poetics (Oxford : Clarendon Press, 1988) Terence Cave relie très justement l’histoire de la notion de « reconnaissance » (anagnorisis) à celle d’ »erreur » (hamartia). Pour les antécédents dans la culture et la pensée grecques, voir Nicholas Denyer, Language, Thought, and Falsehood in Ancient Greek Philosophy (London : Routledge, 1990). Voir aussi l’entrée « Error » dans l’Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd. Gert Ueding (Tübingen : Max Niemeyer, 1994), tome 2, pp.1419-21. 23 Les Sérées, Livre III, 35e dialogue, éd. C. E. Roybet (Paris : Alphonse Lemerre, 1873-82), tome 5, pp.94-5. Pour une étude de ces incompréhensions linguistiques voir Paul Cohen, Courtly French and Peasant Patois : The Making of a National Language in Early Modern France, chapitre IV (Princeton University : Thèse de Ph.D., 2000).

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exemple dans son Heptaméron.24 Le récit tourne court lorsque la conteuse se déclare par mégarde : elle passe à son insu du « elle » au « je, » révélant qu’elle est elle-même la victime du viol qu’elle avait attribué à une tierce personne. La peine est lourde puisque la dame y perd son honneur.25 La règle de la dissimulation a été rompue. Le conte n’est pas étanche : la fuite révèle la faute ; et la peur du lapsus hante tout esprit qui, dans une société mondaine, doit savoir « tenir sa langue. »26 L’erreur de la Princesse de Clèves ne sera pas différente. L’anagnorisis est tragique pour la malheureuse qui n’a pas pu ou su garder son secret jusqu’au bout ; mais, pour les « devisants » de l’Heptaméron qui écoutent, le récit de l’erreur et de son dévoilement est une compensation plaisante. On sait que dans sa psychopathologie Freud examinera le pouvoir d’auto-incrimination que révèle cette perturbation du langage chez ceux dont la langue a fourché. Paradoxalement - et Lacan le notera avec délices - « la vérité surgit par ce qui est le représentant le plus manifeste de la méprise - le lapsus, l’action qu’on appelle improprement manquée. »27 Les fictions de la Renaissance sauront tirer parti de cette Fehlleistung dont la fonction fautive gouverne la production de la parole.28 Ce sera, en particulier, le cas des poètes. Dans le sillage des lyriques gréco-latins qu’ils admirent, les pétrarquistes européens représentent les effets de la passion sous le nom d’erreurs amoureuses. Pétrarque qui s’inspire de la poésie des troubadours avait commencé ses Rime sparse par un aveu : celui de son giovenile errore, cette erreur fatale qui correspondait à sa rencontre avec Laure.29 Toute une tradition poétique devait sortir de ce premier discours sur l’erreur amoureuse. Nous examinerons donc maintenant quelques-uns des textes lyriques les plus riches sur l’égarement provoqué par la puissance du « coup de foudre, » autrement dit, de l’innamoramento. *** Au XVIe siècle, la domination culturelle de l’Italie est à la fois reconnue et mise en question par les autres nations d’Europe. Pétrarque et Boccace ont montré la voie en choisissant leur volgare plutôt que le latin. Il convient maintenant de les imiter dans d’autres langues, non pas simplement en les adaptant au nouvel idiome mais en les

24 25

Heptaméron, éd. M. François (Paris : Garnier, 1967), nouvelle 62, pp.377-9. « Son honneur en demora tellement taché que jamais elle ne le peut reparer. » Ibid.,

p.377. 26

Voir Richard Regosin, « Leaky Vessels : Secrets of narrative in the Heptameron, » Mediaevalia XXII, 1999, pp.181-200 ; et Giselle Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions (Paris : PUF, 2000), p.113. 27 Sigmund Freud, The Psychopathology of Everyday Life, trad. Alan Tyson & éd. James Strachey (New York : Avon Books, 1965), p.67. Jacques Lacan, Les Ecrits techniques de Freud 1953-1954, éd. Jacques-Alain Miller, Le Séminaire (Paris : Editions du Seuil,1975), tome I, p.292. Comme le note Gilbert D. Chaitin, Lacan reprendra à Heidegger l’idée de Freud selon laquelle l’erreur est la condition nécessaire de l’émergence de la vérité. Rhetoric and Culture in Lacan (Cambridge UP, 1996), p.133. 28 La production de la parole a aussi sa contre-partie visuelle. Voir Tom Conley, « Legs de l’erreur : vers une cartographie politique, » Rue Descartes 19 (1999), pp.29-42. 29 Canzoniere, édition bilingue de Pierre Blanc (Paris : Bordas, 1988) XXXV, Sonnet I, vers 4, p.52.

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« assimilant » de telle façon qu’ils ne seront plus Pétrarque et Boccace parlant allemand, espagnol ou français. A cet égard, dans le fameux manifeste de Joachim Du Bellay, La Deffence et Illustration de la langue françoyse (1549), les métaphores de la digestion occupent une place primordiale. L’apprenti poète devra « dévorer » les grands modèles grecs, latins ou italiens, et, après les avoir digérés, il lui faudra les « convertir en sang & nourriture »30 Pratiquement ceci veut dire que la simple traduction des textes étrangers ne fera pas le poids. Nous le savons, Du Bellay lui-même et ses amis de la Pléiade pillèrent copieusement les poètes italiens dans leurs recueils de sonnets néo-pétrarquistes tout en rejetant l’art de la traduction comme un art de trahison. Reprenant ironiquement en français le motto italien « traduttore tradittore », Du Bellay pose justement la question : Mais que diray je d’aucuns, vrayement mieux dignes d’estre appellés « traditeurs » que « traducteurs » ? (I.vi, p.39)

Les traducteurs trahissent les grands poètes parce qu’ils veulent reproduire leurs œuvres dans leur propre langue étrangère ; ils les copient, sans se soucier des exigences de la copia et sans se méfier des duplicités de la lingua.31 La critique a peut-être trop insisté sur le paradoxe de la condamnation des traducteurs chez Du Bellay, oubliant les côtés positifs que comportait cet apparent rejet. Car, à la vérité, ce que Du Bellay condamne impitoyablement c’est la transposition littérale, sans flair et sans imagination des grandes œuvres de la tradition littéraire. Par définition, l’art de la traduction requiert un tempérament effacé, modeste et soumis. Humilitas et simplicitas en sont les vertus cardinales : « La loy de traduyre [...] est n’espacier point hors des limites de l’aucteur » (I.v,p.36). Un tel art exige un esprit de soumission qui ne s’accorde nullement avec les projets ambitieux des poètes de la Pléiade. Ceux-ci, au contraire, prônent une vitalité débordante, une créativité sans limites, qui relève de l’inspiration divine. La marque de leur génie tient justement, comme le dit encore Du Bellay, à « ceste energie, & ne scay quel esprit [...] que les Latins appelleroient genius » (I.vi, p.40). Paradoxalement, le traduction est inadmissible parce qu’elle prétend rester fidèle. Une fois traduits, les textes étrangers garderont leur étrangéité, la langue française n’étant là que pour leur fournir un habit de fortune. Ce ne sont que des simulacres du modèle : leur physionomie d’emprunt dénonce ouvertement leur infériorité par rapport à la plénitude de l’origine ; ils prétendent remplacer de grands absents mais en exhibant sans cesse cette absence. One pense à Politien se moquant des imitateurs de son temps :

30 Ed. H. Chamard (Paris : Didier, 1948) I.vii., p.42. Further references to La Deffence are given between round brackets in the text. 31   Sur cette question, voir Terence Cave, The Cornucopian Text. Problems of Writing in the French Renaissance (Oford : Clarendon Press, 1979) ; trad. française : Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIe siècle : Érasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne, trad. G. Morel (Paris : Macula, 1997).

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Mihi certe quicumque tantum componunt ex imitatione, similes esse vel psittaci vel picae videntur, proferentibus quae non intellegunt.32 [À la vérité, leurs écrits reposent tellement sur l’imitation qu’à mon avis ils ressemblent à des pies ou à des perroquets proférant des mots qu’ils ne comprennent pas]

Autrement dit, ce que propose ici Du Bellay c’est un art de la traduction volontairement erronée, capable de dénier aux chefs-d’œuvre du canon étranger leur statut exemplaire, leur supériorité immémoriale, leur monople indépassable. Aux yeux du théoricien, la distance linguistique qui sépare le texte original de sa version imitée est d’importance secondaire. Ce qui compte vraiment c’est la distance épistémologique, telle qu’elle se reflète dans la non-étrangéité de la traduction erronée. En commettant des erreurs délibérées, les poètes français pourront enrichir leur patrimoine littéraire, faire reconnaître l’historicité de leur culture et problématiser la conception ontologique du texte exemplaire. Les exemples de traduction volontairement erronée abondent ; mais les plus étonnants sont ceux qui mettent en scène leur propre erreur pour s’en vanter et montrer tout le profit qu’ils peuvent tirer de cette infidélité. En poésie, l’origine d’une telle invitation à s’égarer est sans doute à chercher dans le texte fondateur de la tradition dite pétrarquiste. Pétrarque, en effet, avait ouvertement repris la tradition augustinienne des erreurs de jeunesse : celles-ci, on s’en souvient, avaient précédé la conversion spectaculaire qui allait transformer le cours de sa vie. En tombant amoureux de Laure, le jeune insouciant mettait fin à ses premières errances pour consacrer ses forces vitales à une seule passion. Pour tous les amoureux du monde les « erreurs de jeunesse » précédaient désormais la « rencontre fatale » qui leur révélait une vérité jusque là méconnue et qui les autorisait à devenir poètes. Relisons les premiers vers des Rime sparse : Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono di quei sospiri ond’io nudriva ‘l core in sul mio primo giovenile errore quand’era in parte altr’uom da quel chi’i’ sono, [...] del vario stile in ch’io piango et ragiono fra le vane speranze e ‘l van dolore, ove si chi per prova intenda amore, spero trovar pietà, non che perdono. [Vous qui au fil des rimes éparses écoutez le son de ces soupirs dont j’ai repu mon cœur lors de ma juvénile et première erreur, quand j’étais en partie autre homme que ne suis,

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« Prosatori latini del Quattrocento, » éd. E. Garin (Milan-Naples : Ricciardi, 1952),

p.902.

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de ce style divers où je pleure et je parle entre les vains espoirs et la vaine douleur, auprès de qui saurait par épreuve l’amour j’espère rencontrer pitié sinon pardon.]33

Quand en 1544 Maurice Scève publiera à son tour un canzoniere en langue vulgaire, ses lecteurs ne seront pas surpris d’y trouver une allusion transparente au « giovenile errore » de son illustre devancier. Dès le dizain initial de la Delie, on lit en effet : L’Oeil trop ardent en mes jeunes erreurs Girouettoit, mal cault, à l’impourveue...34

L’expression que choisit le Pétrarque lyonnais est presque une traduction de l’original italien, même si le pluriel français (« erreurs ») remplace le singulier (« errore »). Les vers scéviens donnent pourtant un sens différent au texte fondateur en laissant entendre que ces « erreurs de jeunesse » se réfèrent aux égarements du jeune naïf, en proie au « vague des passions » avant que le « coup de foudre » ne vienne fixer son sort. Les « erreurs » deviennent désormais synonymes d’ »errances. » L’œil qui ne savait jusque là où diriger son regard est soudain atteint par la flèche de Cupidon qui va l’hypnotiser.35 En outre, Scève se sépare de Pétrarque en revendiquant ses « erreurs stylistiques ; » et c’est sur cette étrange conception qu’il veut bâtir l’esthétique de son nouveau canzoniere. Tel est le sens du huitain initial qu’il adresse « à sa Delie » et, au-delà, à tout lecteur putatif : Je scay asses que tu y pourras lire Mainte erreur mesme en si durs Epygrammes. Amour (pourtant) les me voyant escrire En ta faveur, les passa par ses flammes.36

La situation sera différente dans les Rymes qu’écrit Pernette du Guillet, autre poète de Lyon, en réponse à la Délie scèvienne. Brodant sur l’ »errore » du texte fondateur de Pétrarque, la « bonne écolière » se met à retraduire le sens de ce mot-clé d’un point de vue féminin, en marge à la fois de son maître Scève et du modèle italien que celui-ci avait suivi.37 S’identifiant à Laure, origine du canzoniere, elle adapte naturel33

  Canzoniere. Le Chansonnier, éd. P. Blanc (Paris : Bordas, 1988), sonnet I, vv.1-8,

pp.52-3. 34

Maurice Scève, Delie, éd. E. Parturier et C. Alduy (Paris : STFM, 2001), dizain 1, v.1,

p.5. 35 Voir à ce sujet l’étude de Terence Cave, « Scève’s Delie : Correcting Petrarch’s Errors, » Pre-Pléiade Poetry, éd. Jerry C. Nash (Lexington : French Forum Publishers, 1985), pp. 112-124. Sur le thème de l’oeil dans la poésie amoureuse de la Renaissance on consultera l’étude de Lance K. Donaldson-Evans, Love’s Fatal Glance : A Study of Eye Imagery in the Poets of the Ecole Lyonnaise (University of Mississippi : Romance Monographs, 1980). 36 Delie, éd. cit., huitain initial, vv.5-8, p.3. 37 L’image d’une Pernette écolière est excessivement développée par V.-L. Saulnier dans son article, au demeurant fondamental, « Etude sur Pernette du Guillet et ses Rymes, » Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, IV (1944), 7-119. Pour des lectures correctives appropriées voir,

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lement un rôle prédéterminé à ses propres fins. Jouant sur le triple anagramme du nom de son maître (MAURICE SCEVE = LE VICE A SE MUER = CE VICE MUERAS), elle reprend la notion d’erreur dans son discours en l’attribuant à ses propres écrits et en faisant croire que seule la « main » du maître pourra en « muer le vice, » c’est-à-dire en corriger le style inadéquat : Puis qu’il t’a pleu de me faire congnoistre, Et par ta main, le VICE A SE MUER, Je tascheray faire en moy ce bien croistre, Qui seul en toy me pourra transmuer : C’est à sçavoir de tant m’esvertuer Que congnoistras que par egal office Je fuiray loing d’ignorance le vice, Puis que desir de me transmuer as De noire en blanche, et par si hault service En mon erreur CE VICE MUERAS.38

Bien que le sens du dernier vers soit difficile à traduire en clair à cause du raccourci subit imposé à la forme, il est possible d’en proposer la lecture suivante : « parce que tu te nommes MAURICE SCEVE [anagramme de ‘CE VICE MUERAS’], tu sauras corriger mes écrits [tu mueras mon style pour le rendre acceptable] ». C’est bien « le vice d’ignorance » qui préoccupe ici la femme écrivain, puisqu’elle est prompte à admettre son incapacité à émuler la haute poésie savante de son mentor. Même si elle ne perd pas espoir de remédier à une telle « erreur » formelle en s’ »esvertuant » à imiter le maître, elle insiste sur le « bandeau d’ignorance » qui continue à lui voiler la vue, et donc à lui soustraire la science de la poésie, malgré les efforts redoublés qu’elle déploie. Elle appelle donc de ses voeux l’ultime « correcteur » de ses Rymes : Ainsi l’erreur, qui tant me fait avoir Devant les yeulx le bandeau d’ignorance, Ne m’a permis d’avoir la congnoissance De celuy là que, pour près le chercher, Les Dieux avoient voulu le m’approcher.39

La « parole chétive » de Pernette du Guillet est affectée d’une ambivalence suggestive.40 Cependant cette subtilité procède de l’état de subordination au Maître

en particulier, les études d’Ann Rosalind Jones, « Assimilation with a Difference : Renaissance Women Poets and Literary Influence, » Yale French Studies, 62 (1981), 135-153 ; Gisèle MathieuCastellani, « La Parole chétive : les Rymes de Pernette du Guillet, » Littérature 73 (1989), 47-60 ; Colette H. Winn, « Le chant de la nouvelle née : les Rymes de Pernette du Guillet, » Poétique 78 (avril 1989), 207-217 ; et Karen Simroth James, « ‘On veut response avoir’ : Pernette du Guillet’s Dialogic Poetics, » in A Dialogue of Voices : Feminist Theory and Bakhtin, éd. Karen Hohne & Helen Wussow (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1994), 171-197. 38 Rymes, éd. Victor E. Graham (Genève : Droz, 1968), “Epigramme V”, p.12. 39 « Epigramme XI », éd. cit., p. 19. 40 Cf. G. Mathieu-Castellani, art. cit., p.60.

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qu’elle se devait d’accepter, même si c’était pour en jouer et en jouir.41 Le schème obsessionnel de l’erreur atteindra son apogée dans une épigramme où l’heureuse prononciation de la lettre « R » (« erre ») s’accorde parfaitement avec le thème de l’errance amoureuse du recueil : R, au dizain toute seule soubmise M’a, à bon droict, en grand doubtance mise De mal, ou bien, que par R on peult prendre. Car, pour errer, R se peult comprendre, Signifiant que le loz qu’on me preste Soit une erreur, ou que R est Riens, ou Reste : Mais si par R on veult Responce avoir, Je dy, combien que n’aye le sçavoir, Ne les vertus que ton R m’advoue, Qu’errer je fais tout homme qui me loue.42

On ne peut comprendre ce dizain qu’en supposant que Scève ait préalablement marqué d’un « R » un autre poème de son élève. Pernette interprète cette lettre R comme la marque non d’une invitation à répondre (une sorte de « RSVP ») mais de la désapprobation du Maître. Celui-ci lui reproche tout simplement ses imperfections de style : « Car, pour errer, R [= « erre »] se peult comprendre » (vers 4). Autrement dit, R signifie : « vous faites erreur, vous vous trompez. » La dissémination de la lettre « R » dans l’ensemble du dizain a pour effet de redoubler au niveau de la graphie du poème l’omniprésence de la faute. Du même coup, en devenant hyperbolique et coextensive à la création poétique, l’erreur reçoit sa véritable consécration. Retournement subtil qui ôte le caractère dépréciatif à une poésie féminine qui, au premier abord, se plaisait à avouer ses tares : « Signifiant que le loz [la louange] qu’on me preste/ Soit une erreur » (vv.5-6). Pernette a beau jouer les modestes et avouer l’insuffisance de son « sçavoir » (v.8), elle y met tant de talent qu’on finit par admirer ses artifices. Si Laure avait répondu à Pétrarque, elle n’aurait sans doute pas fait mieux. Quelques années plus tard, Pontus de Tyard, poète de Lyon mais affilié à la Pléiade, veut lui aussi jouer à ce « jeu des erreurs » dans son propre canzoniere. En cherchant à minimiser le caractère fictif de ses Erreurs amoureuses - tel est le titre qu’il donne à son recueil en 1549 - il s’ingénie à diminuer la valeur artistique de ses poèmes, invitant le lecteur à juger de la vérité de son expérience qu’il prétend d’autant plus grande que la forme en est moins élaborée.43 En dédiant le premier sonnet de son recueil à Maurice Scève, Tyard ménage un contraste frappant entre deux manières d’imiter le Pétrarque du giovanile errore : Donne, sans plus, une heure à tes deux yeux Pour voir l’ardeur, qui me brusle et consume

41 Sur les motivations psychologiques de cette jouissance complexe voir Lawrence D. Kritzman, « Pernette du Guillet and a Voice of One’s Own, » The Rhetoric of Sexuality and the Literature of the French Renaissance (Cambridge University Press, 1991), 11-28. 42 « Epigramme VII », éd. cit., p.14. 43 Cf. Jean-Claude Carron, Discours de l’errance amoureuse. Une Lecture du « canzoniere » de Pontus de Tyard (Paris : Vrin, 1986), pp.11-31.

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En ces erreurs, qu’Amour sur son enclume Me fait forger, de travail ocieux.44

A l’opposé de Scève, qui avait voulu nettement séparer le discours de l’amant de celui du poète, Tyard tente de retrouver l’unité mimétique du sonnet pétrarquien d’origine. Ses propres Erreurs partent de l’idée selon laquelle l’intensité de l’expérience amoureuse doit nécessairement se refléter dans les imperfections du style. Il se souvient que Pétrarque avait demandé qu’on l’absolve non seulement de ses égarements moraux mais des variations regrettables de son style (« del vario stile [...]/ spero trovar pietà, non che perdono » vv. 5 & 8). Si Tyard reconnaît à son tour les « erreurs de [sa] jeunesse vaine » c’est pour en exhiber le mot-clé qui détermine à la fois le titre du recueil et le sonnet d’ouverture : Tu y pourras recongnoitre la flame Qui enflama si hautement ton ame, Mais non les traits de ta divine veine. [...] Aussi je prens le blasme en patience, Prest d’endurer honteuse penitence Pour les erreurs de ma jeunesse vaine.45

En d’autres termes, Tyard tente de corriger Scève pour ramener les « erreurs » de l’auteur de Delie à leur sens primitif, à la dimension essentiellement morale du « giovenile errore » pétrarquien. Pourtant, en ranimant la « flame » de l’origine, il n’échappe pas au piège de l’allégorie qui transforme sa tentative de restauration en symbole de l’échec poétique. Ses Erreurs amoureuses deviennent le lieu d’une tension irrésolue entre la quête nostalgique d’un retour à la source et la constatation d’un impossible accès à l’inspiration authentique (« Mais non les traits de ta divine veine » v.11). On pourrait parler ici d’un repli obsessionnel sur la forme, d’une sorte de pis aller maniériste, faute de mieux. Un parcours encore plus sinueux et, il faut bien employer à nouveau le mot, encore plus maniériste dans le labyrinthe de l’« erreur » sera tenté par Ronsard. On en trouve le reflet exemplaire dans un poème de la seconde édition des Amours (1553). Dans le sonnet-préface qu’il dédie à Pontus de Tyard, le poète vendômois définit le cours erratique de sa propre imitation pétrarquiste, en jouant sur la polysémie du mot « erreur » que venait justement d’illustrer son ami Pontus de Tyard dans ses Erreurs amoureuses : Heureuse erreur, douce manie heureuse, Ou la raison errante ne defaut, Seule tu erre’, en t’égarant si haut Au droit chemin de l’erreur amoureuse. [...]

44 Les Erreurs amoureuses in Œuvres poétiques complètes, éd. cit., Livre I, sonnet I, vv.5-8, p.7. 45 Ibid., vv. 9-14.

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françois rigolot

Pour contr’errer tu fais errer mes pas Apres l’erreur de ton erreur si sainte.46

Par cette fabuleuse jonglerie verbale, inspirée des circonvolutions hermétiques du grand néo-platonicien lyonnais, Ronsard neutralisait la valeur morale de l’expérience amoureuse pour s’enfermer dans la copia de l’« erreur » et de la « contr’erreur », métaphores puissantes de sa propre écriture. Il abandonnait ainsi définitivement l’illusion mimétique de l’original pétrarquien. Le compagnonnage étroit entre l’amant et le poète prenait fin ; seule comptait désormais la référence maniériste au « primo giovenile errore, » à l’erreur amoureuse fondatrice. C’est contre cet effacement de la passion devant les savantes préoccupations de la forme qu’entend réagir, en définitive, Louise Labé, en faisant paraître ses Œuvres en 1555. La nouvelle poétesse de Lyon n’a plus besoin d’une autorité masculine qui lui serve à « muer » le prétendu « vice » de son écriture poétique. La correction ne sera plus administrée par un « maître » mais par elle-même ; car la Belle Cordière entend se passer d’un mentor. Au début de la dernière élégie des Evvres, la figure de correctio vient remettre en question les présupposés pétrarquistes qui avaient été eux-mêmes revus et corrigés par Scève et qui postulaient l’existence d’une erreur première à l’origine de l’œuvre poétique : Quand vous lirez, ô Dames Lionnoises, Ces miens escrits pleins d’amoureuses noises, [...] Ne veuillez pas condamner ma simplesse, Et jeune erreur de ma fole jeunesse, Si c’est erreur...47

« Erreur... si c’est erreur » : comment ne pas voir dans cette forme de palinodie la manifestation d’une hésitation qui marque un écart ironique par rapport au ton résigné qu’on aurait pu attendre d’une admiratrice de Scève ? Revendication timide, certes, mais qui remet en question le statut prétendument erroné des folles amours. Les variations sur ce thème se multiplieront dans la poésie pétrarquiste européenne et l’on retrouvera encore cette figure de correctio dans les sonnets de Shakespeare : If this be error, and upon me prov’d, I never writ, nor may I ever lov’d.48

Coupant court aux tours recherchés du magicien du verbe, Louise Labé rappelle avec une “simplesse” fulgurante (Elégie III, v.5, p. 115) les enjeux immédiats

46 Ronsard, Œuvres complètes, éd. P. Laumonier (Paris : Hachette, 1928), vol.V, pp. 163-4, vv. 5-8, 13-14. 47 « Élégie III » in Œuvres complètes de Louise Labé, éd. François Rigolot (Paris : Flammarion, 1986), p.115, vv.1-2, 5-7. Toutes références subséquentes au texte de Labé se rapportent à cette édition. 48 The Sonnets, éd. John Dover Wilson (Cambridge University Press, 1966), sonnet 116, vv.13-14, p.60. Voir Harriett Hawkins, “If this be error : Imagination and Truth in Shakespeare and Marlowe,” Poetic Freedom and Poetic Truth (Oxford : Clarendon Press, 1976), p.78-104.

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maniérisme et anti-maniérisme

de sa parole de femme amoureuse. Relisons son dernier sonnet pour nous en convaincre : Ne reprenez, Dames, si j’ay aimé : Si j’ay senti mile torches ardentes, Mile travaus, mile douleurs mordentes : Si en pleurant, j’ay mon tems consumé. Las que mon nom n’en soit par vous blamé. Si j’ay failli, les peines sont presentes […]49

Lorsqu’elle écrit « Si j’ay failli... » ce n’est pas pour jouer une fois de plus, à la manière de ses prédécesseurs, sur la tradition usée et abusée de l’errore. Elle ne dit plus, comme dans la troisième élégie, « si c’est erreur » mais « si j’ay failli. » Ce passage de l’erreur à la faute retrace bien le parcours dangereux que représente sa volonté d’écrire, et d’écrire sur les ravages de son témoignage. Comme pour bien montrer sa « différence » essentielle elle insiste sur le hic et nunc de sa passion : « les peines sont presentes » (sonnet XXIV, v.6). Le rappel soudain de la souffrance vécue dans l’immédiat (« torches ardentes, » « douleurs mordentes » vv. 2-3) opère un retour paradoxal aux sources vives du lyrisme primitif. Loin de se faire oublier, l’illustration poétique de l’erreur est portée à une nouvelle température. Louise Labé corrige donc les erreurs de Pernette et de sa cohorte d’admirateurs en sortant du cercle vicieux où ceux-ci s’étaient enfermés. Elle ose replacer sur le plan moral la questione dell’errore que ses prédécesseurs avaient cru pouvoir reléguer à un débat sur le style : en avouant ouvertement la passion qui l’habite et en célébrant les charmes qui l’ont fait souffrir. Elle sait qu’on ne peut sortir du jeu maniériste de l’erreur que par un retour radical à l’expression d’un sujet qui ose témoigner de son expérience vécue. Quod vidimus, testamur, ce que nous avons vu, nous l’attestons, écrivait saint Jean.50 Sur la colline de Fourvière, dont l’origine -- croyait-on alors -- remontait non pas au Forum Vetus mais au Forum Veneris, s’instaure une phénoménologie de la présence qui, refusant le maniérisme de ses prédécesseurs, régénère la tradition de l’erreur exemplaire et la ramène, mutatis mutandis, à son incandescence première, augustinienne et pétrarquiste. Peut-être fallait-il une femme pour opérer ce redressement.51 FRANÇOIS RIGOLOT Université de Princeton

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Ed. cit., p.135, sonnet xxiv, vv.1-6. Cette parole de l’évangéliste (Jean 3 :11) était si connue que le narrateur de Rabelais l’avait plaisamment citée dans le Prologue de Pantagruel. Œuvres complètes, éd. M. Huchon (Paris : Gallimard, 1994), p.215. 51   Et cela même si l’on souscrit partiellement à la thèse que soutient Mireille Huchon dans Louise Labé, une créature de papier (Genève : Droz, 2006). 50

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TWO VERSIONS OF ANTONY AND CLEOPATRA : PASSION, DUTY AND DEATH

Introduction Emotions are hot property at the moment, as contemporary examples from the advertising world illustrate. Companies rely on passion and feeling to promote Spanish wine, French cars and even German TV stations. One could easily list further examples such as popular magazines, conduct and advice books but also serious novels and academic studies. Literary critics have of course always been interested in the way humans express their feelings. Unfortunately, in the past they have shared with the advertisements a rather simplistic approach to emotion. Shakespeare is a perfect example for the lack of sophistication that some literary critics from Ben Jonson and John Dryden onwards have shown. Shakespeare is acknowledged everywhere as ‘the master over our hearts’, he is considered as the authority on human feeling and this interpretation set in shortly after his death and has continued to dominate to this day. However, what such a universalist view does not take account of is the context in which Shakespeare wrote. Perhaps even more damaging is the fact that such a universalist reading of an author’s oeuvre closes itself to any historicist approach, in other words : when a critic writes about Shakespeare as the universal genius of the human heart, his or her own writing partakes as it were of the universal and no longer stands in need of being placed in a historical context. This, however, is necessary if we want to understand more than that people in Shakespeare’s times also had feelings. Intellectually, it is much more appealing to find out why people felt the way they are represented to feel in his plays, how emotional expression was judged and how it was related to other areas of human experience, e.g. religion and politics, gender and society in general.1 That it has taken us so long to acknowledge the need to go beyond universalism says something about the laziness of literary studies to tackle this fascinating topic in a way that moves beyond the simple dictum that everyone has emotions, that we are dealing with anthropological constants and that therefore we need not concentrate on the specific aspects, the culture and context of feeling.

1 For an extended version of this argument and a reflection on Shakespeare’s iconic status as universal authority on the passions see Gesa Stedman, “’The noblest comment on the human heart’ : Shakespeare and the Theories of Emotion”. In : Shakespeare-Jahrbuch 2004. Theater der Leidenschaften, ed. by Ina Schabert, Bochum : Kamp 2004, pp. 115-129.

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Almost equally problematic is the slapdash manner with which literary critics have in the past conceptualised emotion : namely, not at all.2 While other areas of literary theory and criticism have become so complex as to be almost unintelligible to the uninitiated, the emotions are treated as simple ‘objects’ of study. Advances in emotions theory in such diverse disciplines as neuroscience, anthropology, history and sociology are simply ignored and a common sense model of emotions is applied to the analysis of literary texts. Often, this is not even explicitly stated or explained. So why do we need more than the knowledge that emotion is somehow ‘there’, that humans feel and therefore characters in literary texts feel ? We need a sophisticated approach because emotions themselves are sophisticated. Neither the history of ideas nor deterministic physiological explanations suffice. What is called for is an integrated approach where science and cultural and historical analysis can interact. This is difficult, not least because emotions theorists among themselves fight long and hard battles as to whether emotions are unchanging and universal, biological facts or whether biology apart it is the varying cultural values we attach to emotions which make them important. But for all the difficulties we encounter when we try to profit from advances in emotions research, the way forward can only lie in a historically aware approach to the of analysis of feelings, as the leading historians of emotion, Carol and Peter Stearns, eloquently put it : Without question, efforts to recover the past ... can never replicate the sort of certainty achieved by some ‘hard’ scientists, and yet, the desirability of comprehending the total experience, including the emotional experience of the past, is so clear that we must continue to make the effort.3

As literary critics, another question poses itself : can one really reconstruct ‘the emotional experience of the past’ on the basis of literary texts ? While the jury is still out on this question, I would like to follow Stearns and Stearns again in focusing on what they have aptly called ‘emotionology’. ‘Emotionology’ refers to the emotional standards, the feeling rules of a given period, as opposed to actual emotional experience which may no longer be accessible to us.4 From a literary critic’s point of view, this distinction allows one to focus on texts, on the language or the rhetoric employed in these texts, and this in turn leads one to observe the process of constructing emotional standards which took place not least with the help of written works.5 Although in itself an interesting topic, I will not look at the way in which rhetorical handbooks concep2 For examples of simplistic accounts of literature and emotion see Gesa Stedman, Stemming the Torrent. Expression and Control in the Discourses on Emotions, 1830-1872, Aldershot : Ashgate 2002, in particular chapter 1. 3 Stearns, C.Z. and Stearns, P.N., “Introduction”. In : Stearns and Stearns (eds.), Emotion and Social Change : Toward a New Psychohistory, New York/Oxford : Holmes and Meier 1988, pp. 1-21. 4 Stearns, P.N. with Stearns, C.Z., “Emotionology : Clarifying the History of Emotions and Emotional Standards”. In : American Historical Review, vol. 90, 1985, pp. 813-836. 5 Cf. Ingrid Kasten, Gesa Stedman, Margarete Zimmermann : “Einleitung. Lucien Febvre und die Folgen. Zu einer Geschichte der Gefühle und ihrer Erforschung“. In : Kasten/ Stedman/Zimmermann (eds.), Kulturen der Gefühle in Mittelalter und Früher Neuzeit (Querelles 7), Stuttgart : Metzler 2002, pp. 9-25.

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tualised human feeling and developed rules on how to play on the emotions in the early modern period.6 Instead, I will analyse two plays in order to find out how the authors of these works speak of the feelings and what functions they ascribe to them. Thus far in terms of theory and concepts. Now for a more specific look at my 16th-century examples and as Lucien Febvre once put it in a seminal article on the history of human feeling, the ‘difficult yet fascinating’ topic of emotions history.7

Two versions of Antony and Cleopatra Although unable to provide a comprehensive overview of 16th-century English emotionology I will, however, contrast two examples which focus on passion and power, duty and death. Shakespeare will reappear, but I will compare him with a contemporary woman writer, Mary Sidney Herbert, and since Shakespeare does not need an introduction, I will focus on Mary Sidney Herbert first. Mary Sidney’s Antonius Mary Sidney Herbert was born in Tickenhall in Worcestershire on 27 October 1561 ; she died in London in 1621. Between these two dates lies a life of letters, politics and patronage which makes her one of the most important learned women of the later Elizabethan period. In 1577, at the age of fifteen, Mary Sidney was married to the Earl of Pembroke and before she was able to embark on her literary career, she had to fulfil her duty as a wife and bear children. Yet her Wiltshire residence, Wilton House, was to become an important literary centre of the period where her brother Philip Sidney, poet and epitome of the Elizabethan courtier, was to reside often. It was there that he first wrote his ‘Arcadia’, known at the time as ‘The Countess of Pembroke’s Arcadia’ and it was there that Philip Sidney began the translation of the psalms which Mary Sidney was to continue, transform and circulate in manuscript after his death in 1586. In the same year, her parents had died in short succession, she herself fell dangerously ill and her brother succumbed to a war wound acquired in the Anglo-Spanish war. Mary Sidney retired for two years in deep mourning. She returned to public life in 1588 and till 1601 became involved not only in important translations but also exerted considerable influence as a literary patron. A well-known portrait of Mary Sidney illustrates very well her powerful role which extends by far the image we have of her which the famous epitath ‘Sidney’s sister, Pembroke’s mother’ encapsulates : Mary Sidney proudly looks at the observer in the engraving by Simon van de Passe, dated 1618. Attired in the rigid if splendid Spanish courtly fashion, she holds in her hand a book, clearly inscribed ‘Davids Psalmes’, thus indicating her status as an author. In the cartouche at the bottom of the print, she not only acknowledges her marriage to Henry Herbert Earl of Pembroke, but more 6

See e.g. Marion Müller, ‘These savage beasts become domestick’. The Discourse on the Passions in Early Modern England. Trier : WVT 2004. 7 Lucien Febvre, “Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et l’histoire”. In : Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris : Librairie Armand Colin 1953 [1941], pp. 221-238. Reprinted from Annales d’Histoire Sociale 3.

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importantly, her claim to the Sidney family. This is also visualised in the form of the Sidney family emblem at the top of the engraving. Mary Sidney’s extensive knowledge of ancient and modern languages made it easy for her to move into translation and her religious interests as a fervent protestant at a time of religious unrest will have been one of her motives to take up the art of rendering in English what others had written in another language. Translation was a means for women to voice their religious and political concerns and should by no means be considered inferior to ‘original’ creation.8 Writing was a brave act in itself and the authority that a male author could lend a translation made it easier for women to move into print, something that Mary Sidney Herbert did with some of her works. One of them, her translation of Robert Garnier’s play Marc Antoine shall serve as my main text. Mary Sidney translated the play in 1590, twelve years after Robert Garnier (1534-1590) had published it in French. It was to be the first English-language version of the Antony-and-Cleopatra-story. Another adaptation of the famous story is available by the hand of Samuel Daniel, a poet and playwright who belonged to the Sidney circle and as whose patron Mary Sidney Herbert acted.9 Both her version and his were known to Shakespeare, who wrote his Tragedy of Antony and Cleopatra in or around 1606-07.10 A source which both Mary Sidney and Shakespeare were familiar with is North’s translation of Plutarch where the first account of Antony and Cleopatra’s complicated story of love and duty, passion and death is to be found.11 Robert Garnier’s and Mary Sidney Herbert’s version of the Antony-and-Cleopatra story begins when Antony’s second wife Octavia, Caesar’s sister whom he married for political reasons, has died.12 Antony is in despair because he has fled a Cf. Douglas Robinson, “Theorizing Translation in a Woman’s Voice”. In : The Translator 1 (2), 1995, pp. 153-175 and Danielle Clarke, “The Politics of Translation and Gender in the Countess of Pembroke’s Antonie”. In : Translation and Literature 6 (2), 1997, pp. 149166. 9 Cf. Gesa Stedman, “Mary Sidney Herbert, Gräfin von Pembroke (1561-1621)”. In : Gesa Stedman (ed.), Englische Frauen der Frühen Neuzeit. Darmstadt : WBG 2001, pp. 3948. 10 The First Folio was published in 1623, a print edition of the play was announced for 1608 but probably never appeared. See Ina Schabert (ed.), Shakespeare-Handbuch. Die Zeit – der Mensch – das Werk, Stuttgart : Kröner, 4th ed. 2000, p. 514 f. 11 With this translation, Mary Sidney moved into print, as we can see from the bold assertion on the plays frontispiece. Both this and her translation of Philip de Mornay’s Discours sur la vie et la mort were published by the printer-publisher Ponsonby, where Mary Sidney had published a number of her brother’s works. That she uses her own name on the frontispiece is quite unusual since aristocratic writers were afraid of the stigma which was still attached to printed works at the time. See [Mary Sidney Herbert], A Discourse of Life and Death. Written in French by Ph. Mornay. Antonius, A Tragœdie written also in French by Ro. Garnier. Both done in English by the Counteße of Pembroke. At London. Printed for William Ponsonby. 1592 (The Early Modern English Woman : A Facsimile Library of Essential Works, vol. 6, selected and introduced by Gary Waller, Aldershot : Scolar 1996). 12 Strictly speaking, a comparison between Shakespeare’s play and Mary Sidney Herbert’s version should also include Garnier’s original Marc Antoine. However, the English translation follows the French text closely so that for the purposes of this article, the differences 8

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battle with his main rival by following Cleopatra’s ships. He now believes that she is unreliable and fears for his reputation as a soldier. He rages against the negative consequences of his love for Cleopatra and accuses her - in her absence - of being inconstant. She defends herself - in his absence - and is shown to be a loyal supporter of Antony, a defender of her love for him till the end. The end comes when Cleopatra decides to have herself entombed prior to committing suicide. Antony believes she is dead and attempts to kill himself. Before he dies, he is brought to Cleopatra’s tomb. Cleopatra laments what she has done and that because of her apparent death, Antony killed himself. She ends with a powerful speech which once again invokes their love. Emotions run high throughout the drama, which incidentally was intended to be read rather than acted and therefore is more restrained in tone than Shakespeare’s version, as befits the aristocratic readers and listeners it would have had rather than the popular crowd which would have watched Shakespeare’s play. Love, rage, anger, jealousy and grief are all described and felt in Antonie. The so-called hydraulic metaphor of feeling is employed for love as well as rage, anger and jealousy. These passions are said to boil, to burn, to fire the heart - the seat of the feelings. Grief and despair in contrast produce streams of tears and sighs, lamenting, pain and a wracked heart. In one case, two common metaphors interact : the naturalising metaphor of the ‘tempest’ of the emotions which ‘boils’ as in the hydraulic metaphor.13 Mary Sidney leaves us in no doubt that feelings as passionate as these deserve pejorative connotations and indeed, the negative consequences of Antony’s and Cleopatra’s love are explicitly discussed and implicitly rendered with the help of the metaphors and similes mentioned above. Another common rhetorical device is the use of personifications - Cupid and Venus represent love and pleasure and make frequent appearances. The extremity of feeling is expressed by Antony when he laments what he alleges is Cleopatra’s interest in power which has led to his betrayal. Epanalepsis and anadiplosis are the rhetorical devices Sidney employs in this passage in order to show how Cleopatra ‘augments’ Antony’s torments, as he calls them : Yet, yet, which is of grief extreamest grief, Which is yet of mischiefe highest mischiefe, It’s Cleopatra alas ! alas, it’s she, It’s she augments the torment of thy paine, Betraies thy love, thy life alas !) betraies, Caesar to please, whose grace she seekes to gaine :

between the translation and the French original seem less relevant. But cf. Margaret Hannay, “Methods of Composition and Translation”. In : Hannay (ed.), The Collected Works of Mary Sidney Herbert Countess of Pembroke, vol. I, Oxford : Clarendon Press 1998, pp. 55-77. See also Howard B. Norland, “Englishing Garnier : Mary Sidney’s Antonie and Daniel’s Cleopatra. In : Tudor Theatre. Emotion in the Theatre. L’émotion au theatre. (Collection Theta 3) Bern : Peter Lang 1996, pp. 161-169. 13 On emotion metaphor see the stimulating article by J. R. Averill, “Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show : Six Metaphors of Emotion and Their Theoretical Extensions”’. In David E. Leary (ed.), Metaphors in the History of Psychology, Cambridge : Cambridge UP 1990, pp. 104-132.

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With thought her Crowne to save, and fortune make Onely thy foe which common ought haue beene.14

Antony thinks Cleopatra only followed her political interests in fleeing the battle scene and he lists the many negative consequences his love for her has produced : their love has led to provoking Ceasar to war, to the abandonment of life, to his despising honour, to the disdain of his friends and of Rome, to despoiling the empire of ‘her best attire’, as he calls it, to the condemnation of the power that made him and finally, it has made him ‘A slave [...] unto her feeble face’.15

Antony’s claim that Cleopatra is false is refuted by his sole remaining friend Lucius, who defends her. But even he admits that love leads to ill-health16 and he complains that Antony’s love has reduced him in stature. When Antony remarks on the fact that only Lucius is left, the latter warns him that nothing in life is meant to last17 - a first intimation of a key preoccupation of the play, namely, death. Yet Cleopatra has not won Antony by coercing him but by charm and the importance of her eyes is stressed repeatedly. Nevertheless the loss of liberty is foremost in Antony’s description of his feelings : Cleopatra has won him not by force ‘but by sweete baites / Of thy eyes graces, which did gaine so fast / upon my libertie, that nought remain’d.’18 His feelings are so strong that he no longer thinks of war but only of love which has turned ‘Trumpets to pipes : field tents to courtly bowers : / Launces and Pikes to daunces and to feastes.’19 This leads to a loss of self-esteem, because he is ‘scarce’ master of himself. Passion has gained the upper hand and is contrasted explicitly with reason. And the impact of pleasure (or sex) lies at the heart of this loss of freedom. Not even the great kings of former times were able to overcome the overwhelming power of pleasure which is even stronger than the forces of nature, as Antony explains with this chiastic simile : ‘The wolfe is not so hurtfull to the folde, / Frost to the grapes, to ripened fruits the raine : / As pleasure is to Princes full of paine.’20

Cleopatra however defends her love for Antony and by using rhetorical questions, she is given the power to refute his allegations. Neither is she inconstant nor unfaithful, his love is most important to her, and she is even willing to die for and with him. To be reunited with him in death is her aim, since death is the only solution in a situation in which she can no longer support the pain of his accusations and their separation.21 Her attendant Eras recommends striving against the pain of her feelings

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Mary Sidney Herbert, Antonius. In : Hannay (ed.), The Collected Works, p. 157, lines

131-139. 15

Op. cit., p. 154, line 17. Op. cit., p. 178, lines 941 ; 943-44. 17 Op. cit., p. 178, line 999. 18 Op. cit., p. 154, lines 35-37. 19 Op. cit., p. 155, lines 70-71. 20 Op. cit., p. 185, lines 1210-1212. 21 Op. cit., p. 165, lines 432-433. 16

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but does not have the last word.22 Cleopatra laments her own beauty which is one cause of the disastrous misunderstanding between herself and Antony, but also accuses herself of unnecessary jealousy. It is important, however, that we continuously hear her speaking of her love, her loyalty and constancy while she only mentions her beauty and jealousy in passing. The lasting impression is of her positive feelings for Antony, expressed by the powerful rhetorical device of questions-and-answers taking the form of stichomythia which always give Cleopatra the last word. What troubles Cleopatra is the debate about duty to her children and her country, once she has decided to kill herself as the ultimate expression of her love for Antony. Her attendants accuse her of selfishness and of not following the demands of family and country but Cleopatra is adamant that her duty lies with death, although she does lament at the end what consequences her demise may have for her children. Yet she sees death as a form of redemption. Death, then, is a focal point of the play, and incidentally this was a preoccupation which Mary Sidney Herbert shared with many women in the troubled 16th century and beyond.23 The play intimates that death is to be preferred to life24, that death will end all earthly troubles. This lends support to Cleopatra’s opinion that it is shameful to outlive Antony25 because people might think she was only hankering after his empire.26 She also stresses that she does not wish to profit from her death27 when asked by her attendant Eras, she thinks it is her duty and her aim28 and that this is virtuous in itself ; Cleopatra merely asks her friends to honour her and Antony’s memories and to look after their graves29, she also wants them to stay alive when they threaten to follow her in death since it is her pain only that needs to be alleviated.30 In her final speech, Cleopatra laments her fate but still emphasises that the love for Antony is greater than that for her sons and in spite of the fact that her beautiful and formerly alluring eyes have now been transformed into dried wells which no longer hold any tears, she still rejoices at the possibility of being joined with him in death. Although emotion is clearly problematic in Mary Sidney Herbert’s translation, and not the least indication of this are the largely pejorative metaphors used to explain the power of the passions, Cleopatra and her defence of love and the joy of death are allowed the last word. Her attendants and their calls for duty, for self-control or even abandonment of the lover in favour of the children or the nation are in the end not heeded by Cleopatra. And although Antony accuses her of fickleness, Cleopatra is never shown to be changeable or manipulative. The rhetorical devices on the contrary allow 22

Op. cit., p. 165, lines 433 ff. Cf. Mary Ellen Lamb on Sidney and the art of dying : “The Countess of Pembroke and the Art of Dying”. In : Mary Beth Rose (ed.), Women in the Middle Ages and the Renaissance. Literary and Historical Perspectives. Syracuse, NY : Syracuse UP 1986, pp. 207-226. 24 Mary Sidney Herbert, Antonius. In : Hannay (ed.), The Collected Works, p. 159, lines 207 ff. 25 Op. cit., p. 170, lines 626-629. 26 Op. cit., p. 170, lines 630 ff. 27 Op. cit., p. 170, line 645. 28 Op. cit., p. 170, line 649. 29 Op. cit., p. 170, lines 660 ff. 30 Op. cit., p. 179, line 672. 23

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her to have the final say. The dialogic mode and the use of rhetorical questions which she then may answer authoritatively and once and for all thus support her claims to constancy and love rather than undermine them. Whether the spectator or rather listener of the play was meant to be overwhelmed by the pejorative impact of the emotion metaphors or rather by the more explicit answers Cleopatra gives in defence of love we can no longer know. But what we can know is that by contrasting Mary Sidney Herbert’s translation with Shakespeare’s version of the same story, a gender bias with regard to emotion becomes visible. This goes some way to explain what the emotionology of the period may have constructed as appropriate emotional behaviour and possibly, experience. Shakespeare’s Tragedy of Antony and Cleopatra31 Although Shakespeare’s tragedy sets in earlier even when Antony’s first wife Fulvia is still alive, there are of course many structural similarities between Shakespeare’s play and Mary Sidney’s version. What interests me, however, are the differences, in particular concerning the representation of emotion and gender. Some of the differences between the plays derive quite simply from the different audiences. This accounts for the greater decorum in Sidney’s translation and the absence of bawdy so prevalent in Shakespeare’s play. Other differences are less easily explained by the theatrical or literary context. Shakespeare for instance spends much more time on battle scenes and on male competition between the main contenders for the leadership of the Roman empire. He includes more scenes where men are allowed to lambaste women in general, and Cleopatra in particular. But most importantly, these men are shown to be justified in that Cleopatra is represented as a fickle, lascivious and jealous, powerhungry creature whose feelings are unreliable. In Mary Sidney’s version, this accusation is also levelled at Cleopatra, but it is refuted, not least by the fact that Cleopatra never acts in any disloyal fashion. Shakespeare’s Cleopatra however dissembles more than she is her true self, is constantly seen to be manipulative and does not even shy away from flying into a violent rage when a messenger tells her that Antony has married Caesar’s sister Octavia. Like Mary Sidney’s Antony, Shakespeare’s principal character and his friends also complain about the negative consequences of his love for Cleopatra. His love for her is also associated with the loss of liberty (‘fetters’, 1.2.105) but interestingly, a threat to his masculinity is added to this image (1.4.1-9). The central metaphor for love in Shakespeare’s tragedy is the heart and it is joined with metaphors derived from the military context in which the plot is set. Thus does Antony’s friend Philo explain how Antony has been transformed from a powerful captain to a simple ‘bellows’ to fire up Cleopatra’s lust : ‘His captain’s heart, / Which in the scuffles of great fights hath burst / The ­buckles on his breast, reneges all temper, / And is become the bellows and the fan / To cool a gipsy’s lust.’ (1.1.6-9)

31 William Shakespeare, The Tragedie of Antony and Cleopatra. In : Stephen Greenblatt et al. (eds.), The Norton Shakespeare Based on the Oxford Edition. The Tragedies. New York/London : W. W. Norton & Co. 1997. The numbers in brackets refer to this edition.

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two versions of antony and cleopatra

When Antony accuses Cleopatra of untruthfulness, he calls her the false ‘armourer of my heart’ (4.4.8), taking up the uneasy conjunction of the soft, feeling heart and the hardness of armour and the buckles of a military uniform. In both quotations, Cleopatra is seen as the sole source of trouble and the focus on her falseness and on her lustfulness, as well as her ‘foreign’ origin is repeated again and again throughout the play. In fact, it is repeated so often that the audience will have found it difficult to believe Cleopatra’s defence of her actions. She is a ‘gipsy’, an ‘Egyptian dish’ (2.6.123), the beds in the East are (too) soft (2.6.50), Cleopatra’s ability for multiple orgasm and never-ending availability is punned upon in not very subtle manner (1.2.125-131 ; 2.2.240-245), she is called ‘a triple-turned whore’ (4.13.13), ‘a foul Egyptian’ (4.13.10) and the ‘riband-red nag of Egypt’ (3.10.10). Similarly misogynist comments are also directed at women in general (e.g. 2.6.100-101 ; 3.10.17ff ; 3.12.29 ff). Cleopatra herself is not adverse to a spot of bawdy with the eunuch Mardian (1.5.), she is shown to be merely frivolous when she talks about recapturing Antony (2.5.10-14) and constantly attempts to manipulate everyone. At the end, she is made to say herself that women are inconstant. She comments on her own proclivity and thus provides justification for Antony’s (and his friends’) accusations against her. When she remarks on her resolve to kill herself with a poisonous snake, this is what she says : What poor an instrument / May do a noble deed ! He brings me liberty. [She means the guard who brings her figs containing the venomous snakes, G.S.] / My resolution’s placed, and I have nothing / Of woman in me. Now from head to foot / I am marble-constant. Now the fleeting moon / No planet is of mine. (5.2.232-237)

The reference to the moon is of course a reference to a conventional symbol for womanhood - the changeable female moon contrasted with the unchanging male sun. While Mary Sidney’s Cleopatra asserts her femininity by defending her feelings shortly before she dies, Shakespeare’s Cleopatra finds support in the fact that she now no longer wavers : in other words she sheds what she considers to be her femininity. Since this wavering is associated with the fickleness of women’s emotions in general, it is thus only logical that her resolution now has to be associated with masculine firmness. As befits a play-text rather than a drama to be read, Shakespeare’s tragedy contains fewer soliloquies and more action scenes, although in some cases action is replaced by messengers giving an account of events. Yet strangely enough, the psychological motivation of Shakespeare’s characters is less clear although we see them act in more situations than is the case in Sidney’s translation which furthermore concentrates on the love plot even more than Shakespeare does. Paradoxically, Sidney’s approach to action makes the character’s emotional turmoil more believable, rather than less so. Behind all the noise of the battle-scenes and the multiple voices in Shakespeare, behind the bawdy and the at times almost tragicomic interludes, Antony and Cleopatra and the rules by which they love or against which they rail are never made quite clear. Incidentally, the discrepancy between feeling and language is commented on in the play. It is a topic which recurs again and again in Shakespeare’s plays, e.g. in Othello, which shares other similarities with Antony and Cleopatra with its focus on jealousy, marriage, duty and ultimately, death. Antony’s friend Enobarbus explains 111

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how Antony and Caesar compare in the love of the third member of their triumvirate, Lepidus : ‘Hoo ! Hearts, tongues, figures, scribes, bards, poets, cannot / Think, speak, cast, write, sing, number - hoo - / His love to Antony. But as for Caesar - / Kneel down, kneel down, and wonder.’ (3.2.15-16 ff). The insertion of the expressive ‘hoo’ indicates that the list of ‘normal’ expressive devices such as the heart, the tongue, or poetry is insufficient and the inarticulate sound has to stand in for that which cannot be expressed. The contrast with the inability to speak is created by the length of the list and the rapidity with which one has to read it due to the lack of direct articles or conjunctions which would slow the lines down when spoken. Another important difference between the two versions is the way in which both plays treat death. While Sidney’s Cleopatra focuses on her duty to Antony and on death as the best place for them both to be finally joined, Shakespeare’s characters do not court death in that way. Antony talks about death as a solution and links it to the marriage bed (4.15.99-103) only once - death is presented as a fact rather than as an aim to be attained. The art of dying well which so concerned Mary Sidney Herbert in virtually all her works is no consideration for Shakespeare in this play. What is a consideration, however, is the comment Cleopatra makes about herself : When Caesar visits her in the final act of the play, she kneels to him and says : ‘... but do confess I have / Been laden with like frailties which before / Have often shamed our sex.’ (5.2.118 ff). Not her emotional strength is emphasised her - although she does of course kill herself at the end - but rather her weakness. And it is Caesar who has the last word in the play, thus effectively closing off the possibility of a female voice defending her own acts.

Conclusion Both plays of course contain strong warnings against too powerful emotion and both seem to advocate stoicism in the face of passion rather than succumbing to pleasure. Both worry about the negative impact that uncontrolled emotion may have on the body politic, let alone the body individual. But because Shakespeare’s play is so explicit in the manner in which it links gender and emotion, the fault, the source of these too strong passions seem to lie solely with the woman who misleads the man. While Mary Sidney Herbert’s Cleopatra is allowed to refute a common element of the period’s emotionology - namely, that women are inconstant in their feelings towards men - this element is reasserted in Shakespeare’s version because Cleopatra, for all her defence of love, is mostly manipulative, power-hungry and just that : inconstant. So what is new in this reading of the two texts ? They have been compared before, of course32, but most critics have been interested in the similarities, not least because they wanted to prove that Shakespeare had actually read Mary Sidney’s version. If one focuses on emotion however, a new picture emerges. But as I have shown, emotions cannot be approached in a simplistic and universalist way, with no interest 32

See Hannay, “Methods of Composition and Translation”.

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in their relation to other aspects of human experience, most notably gender and power. Emotions need to be approached in a sophisticated, complex way in order to do justice to the complexity of the subject. If we accept that the interesting aspects of emotionality lie more with the cultural, changeable aspects of feelings, we need to focus on emotionology rather than on emotions. This in turn implies that we focus on the socially constructed aspects and not the least important of these is gender and language as my approach to the textual examples has illustrated.33 GESA STEDMAN Humboldt Universität Berlin

33 On the relation between gender and emotion, cf. e.g. Catherine Lutz, “Emotions and Feminist Theories”. In : Kasten/Stedman/Zimmermann (eds.), Kulturen der Gefühle in Mittelalter und Früher Neuzeit, pp. 104-121.

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RHÉTORIQUE MATÉRIELLE DANS L’ŒUVRE D’ÉRASME. MISE EN PAGE ET FORME DU DISCOURS Ce n’est pas la forme du discours1 mais la forme du livre (au service du discours) dans le chef-d’œuvre d’Érasme, l’Éloge de la Folie, qui retiendra ici mon attention. J’ai pu montrer ailleurs que l’humaniste des Pays-Bas n’était pas ignorant des procédés typographiques de son temps et des ruses de l’imprimerie2. Érasme est en effet familier des inventions de mise en page de son époque et participe à quelques-unes des plus belles créations du début du XVIe siècle dont l’édition aldine des Adages en 1508. Il m’a semblé intéressant dans ce contexte d’évoquer le « best seller » d’Érasme dans l’un des plus célèbres exemplaires de ce livre : l’édition bâloise de 1515, enrichie de son triple commentaire : manuscrit (de Myconius), imprimé (de Gérard Listre) et dessiné (de Hans Holbein)3. Cet ouvrage est devenu célèbre davantage par la présence des dessins de Holbein que par le commentaire inédit de Gérard Listre, bien que ces annotations crayonnées n’aient été « redécouvertes » qu’à la fin du XVIIe siècle et soient demeurées inconnues pour la majorité des contemporains d’Érasme4. À l’inverse, le

1 Thème magistralement traité notamment par Walter Kaiser (Walter Kaiser, Praisers of Folly,Cambridge, Mass., 1963) et Jacques Chomarat (Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1982, 2 vol.). 2 Cf. mon article « Mise en page et espace blanc : diffusion de la pratique philologique chez Érasme », in La philologie humaniste et ses représentations dans la théorie et dans la fiction, Perrine et Fernand Galand-Hallyn (éd.), coll. Romanica Gandensia, Genève, Droz, 2005. 3 Cette édition est conservée aujourd’hui dans la bibliothèque universitaire de Bâle sous la cote Inv. 1662.166. Il s’agit de l’exemplaire in-4° imprimé en 1515 sous le titre Erasmi Rote. i. Stulticiæ laus, libellus uere aureus, nec minus eruditus, & salurodami taris, quam festiuus, nuper ex ipsius autoris archetypis diligentissime restitutus, tum Gerardi Listrij, Rhenensis, Romanæ, Græcæ, & Hebraicæ literaturæ, ad prime periti, ad hæc Medicæ rei non uulgariter edocti, Nouis & exquisitissimis commentarijs explanatus. Un facsimile a été édité en 1931 chez Henning Oppermann Verlag à Bâle avec un volume de commentaires de Heinrich Alfred Schmid. En complément de la traduction française de Jacques et Anne-Marie Yvon illustrées par Jean Chièze en 1967, L’Union Latine d’Éditions à Paris a réédité un facsimile de l’édition de 1515. 4 La bibliographie concernant Hans Holbein est immense, aussi, je ne citerai que le catalogue Hans Holbein d. J. Die Druckgraphik im Kupferstichkabinett Basel, Ausstellung 14 Mai-7 September 1997, Christian Müller (ed.), Bâle, Herausgegeben von der Öffentliche Kunst­ sammlung Basel, 1996 qui consacre plusieurs notices à ces illustrations, ainsi que le catalogue de la dernière grande exposition consacrée à Hans Holbein le Jeune 1497/98-1543. Portraitiste de la Renaissance, Essais de Stephanie Buck & Jochen Sander, catalogue Ariane van Suchtelen, Quentin Buvelot, Peter van der Ploeg, Zwolle & La Haye, Éditions Waanders & Cabinet Royal de Peintures Mauritshuis, 2003. On consultera également la thèse de Eika Betty Good

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commentaire de Gérard Listre a marqué considérablement la perception que les contemporains d’Érasme avaient de ce texte5. Aujourd’hui, notre attention est tellement attirée par les dessins marginaux de Holbein que nous oublions de remarquer que la mise en page de ce texte, dans le corpus des livres érasmiens, est tout à fait surprenante. À bien des égards, elle peut être considérée comme archaïque. Cette disposition du texte encerclé par un commentaire « dévorant la page » nous fait davantage songer à un quelconque ouvrage médiéval assorti de son commentaire scolastique qu’à la mise en texte d’une déclamation humaniste appelée à entrer dans le panthéon restreint des « chefs d’œuvre » de la littérature universelle. En effet, dans les éditions princeps érasmiennes, nous ne pouvons trouver aucun autre exemple d’un texte de l’humaniste qu’étouffe un commentaire aussi dense. Celuici se présente généralement le plus épuré possible, sola scriptura, et, quand les moyens et l’habileté du typographe le permettaient, dans un caractère italique afin de bien marquer la « modernité » de l’ouvrage qui venait de paraître. Érasme choisissait ses officines avec soin, les sélectionnant à partir de trois critères : leur puissance financière, la qualité des correcteurs « de la maison » et le soin qu’elles mettaient en œuvre dans le choix du papier et des caractères d’imprimerie6. À ces trois critères se rajoutait

Michael, The Drawings by Hans Holbein the Younger for Erasmus’ ‘Praise of Folly’, New York & Londres, 1981 disponible en microfilm. 5 Cf. Joseph August Gavin, The Commentary of Gerardus Listrius on Erasmus’ ‘Praise of Folly’ : A critical Edition and Translation with Introduction and Commentary, A Dissertation Presented to the Faculty of the Graduate School of Saint Louis University in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of Doctor of Philosophy, Ann arbor, Michigan, University Microfilms International,1973. 6 En 1515, Érasme, évoquant son entreprise d’éditeur des Lettres de saint Jérôme, justifie son choix de la ville de Bâle pour imprimer cette œuvre dans les termes suivants : «  Bien entendu, je considérais l’Italie comme devant m’être très utile et grâce à l’aide des bibliothèques, et grâce au prestige du pays ; mais à Bâle, j’ai trouvé à point nommé quelques hommes déjà préparés à ce genre de travail, ou, plus exactement, qui s’y étaient déjà mis ; en ordre principal, Jean Froben, dont l’habileté technique autant que la mise de fonds assurent pour une bonne part la marche de l’entreprise ; sans oublier trois jeunes gens très cultivés, les frères Amerbach ; qui sont, en plus, joliment experts en langue hébraïque ; et c’est cette langue-là dont se sert Jérôme, dans des passages qui sont loin d’être rares. Et, ma foi, j’ai eu dans ce domaine besoin de quelque aide, comme selon un proverbe des Grecs, il en a fallut à Thésée, puisque c’est à peine du bout des lèvres - comme on dit - que j’avais goûté à cette littérature. » Les références des lettres renvoient, sauf indication contraire, à l’édition établie par Percy Stafford Allen aidé de son épouse et de son collègue H. W. Garrod. Cf. Opus Epistolarum Desiderii Erasmi Roterodami denuo recognitum et auctum, Oxford, Clarendon Press, 1906-1947, 11 vol. (+ 1 vol. d’index en 1965) ; ouvrage cité désormais Allen. La traduction française suit, à quelques modifications près, l’édition de La Correspondance d’Érasme. Traduite et annotée d’après le texte latin de l’Opus epistolarum de P. S. Allen, H. M. Allen, et H. W. Garrod, Aloïs Gerlo (éd.), 12 vol., Bruxelles, Institut pour l’Étude de la Renaissance et de l’Humanisme, 1967-1984 : ouvrage cité désormais Gerlo, suivi de la pagination et (éventuellement) des numéros de lignes citées, ce qui donne Allen 334 II L 93 pour la citation précédente. De la même façon quand il contactera pour la première fois Alde Manuce, il lui demandera d’être édité dans ses caractères italiques : Allen 207, I 439/31-33 : Existimarim lucubrationes meas immortalitate donatas, si tuis excusæ formulis in lucem exierint, maxime minutioribus illis omnium nitidissimis (« J’estimerais l’im-

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occasionnellement l’amitié particulière liant Érasme à l’imprimeur, dans le cas, par exemple, de sa collaboration avec Dirk Martens d’Alost — amitié commune que renforçait leur passion réciproque pour la dive bouteille. Avant d’en venir au cœur de mon propos, je serai obligé de faire deux digressions (la première retracera de façon synthétique l’histoire des éditions de la Moria au XVIe siècle, la seconde mettra en lumière les raisons de la présence du commentaire de Gérard Listre dans cet ouvrage) afin de montrer comment Érasme va publier son texte dans une forme inhabituelle pour lui mais qui lui convenait parfaitement du point de vue du sens qu’il désirait communiquer (suggérer) à son lecteur. On remarquera dans le tableau dressé de ces éditions, fourni en annexe, qu’Érasme n’intervint notablement que sur 7 éditions : il révisa en 1512 la princeps « non autorisée » de Gourmont pour Josse Bade (l’édition numéro 4 de notre liste), en 1514 pour Schürer (n°6) puis à cinq reprises pour son imprimeur bâlois Jean Froben en 1515 (n°9), 1516 (n°10), 1521 (n°24), 1522 (n°26) et 1532 (n°35)7. Il convient chez Érasme d’être attentif non seulement à l’établissement du texte mais également, avant de se pencher sur la mise en page, à l’ordre du volume qui édite le texte qui nous intéresse. On gagnerait beaucoup à envisager certains livres du XVIe siècle comme des synopsis de film. Ce faisant, on ressentirait mieux l’organisation rhétorique et le développement de la pensée qui règne entre les pièces liminaires et les différents textes contenus dans un livre. On sait Érasme particulièrement soucieux de l’ordre d’édition de ses œuvres, comme en témoignent ses remarques pour l’établissement de ses Œuvres complètes après sa mort. Bien souvent, on ne peut manquer d’être surpris, quand on travaille dans l’édition bâloise de 1540, du tome et de l’ordre dans lequel l’humaniste désire que nous lisions ses textes. Tel recueil, par exemple, que l’on s’attendrait à trouver dans l’ordre regroupant les œuvres morales, se trouve dans le tome abritant les œuvres religieuses. Nous avons perdu l’habitude aujourd’hui d’apprécier les œuvres de l’humaniste dans la relation des textes qui formaient à ses yeux un corpus particulier à l’intérieur de la matrice générale.8 À côté de cette vision macroscopique, on peut observer des univers singuliers créés à l’intérieur d’un seul livre par l’entrechoquement de sphères diverses défiant les époques et les styles. Si l’on prend l’exemple de la composition du volume de l’Institutio principis christiani, mis sur le marché par Jean Froben en juin 1516, ce ne sont pas

mortalité accordée à mes œuvres, si elles venaient au jour imprimées dans tes caractères, de préférence les plus petits qui sont les plus éclatants de tous. »). 7 On renverra à la très belle édition de Clarence Miller et à son “Introduction” in Moriæ encomium id est stultitiæ laus. Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami, C. H. Miller (ed.), Amsterdam-Oxford, North-Holland Publishing Company, 1979, IV-3, pp. 13-64. On consultera avec grand profit les notices consacrées à la Moria dans la Bibliotheca Belgica : Bibliographie générale des Pays-Bas. Fondée par Ferdinand Van der Haeghen. Rééditée sous la direction de Marie-Thérèse Lenger, Bruxelles, Culture et civilisation, 1964. 8 Cf. Cornelis Reedijk, Tamen bona causa triumphat. Zur Geschichte des Gesamtwerkes des Erasmus von Rotterdam, Bâle et Stuttgart, Vorträge der Aeneas-Silvius-Stiftung an der Universität Basel, 16, 1980.

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moins de 14 textes9 qui étaient offerts au futur acquéreur de ce qui allait devenir rapidement un succès de librairie. Ceux-ci apparaissent dans la succession suivante10 : 1. Dédicace à Charles11 (1516) 2. Isocrates, Ad Nicoclem regem (1516) 3. Institutio Principis Christiani (1515-1516) 4. Panégyrique de Philippe le Beau (1504) 5. Lettre à Paludanus = Jean Desmarez12 (1504) 6. Poème (Philippo gratulatorium carmen)13 (1504) 7. Lettre à Ruterius = Nicolas Ruistre, Allen I 179 - (1504) 8. Poème (Illustrissimo principi Philippo Reduci homerocenton, en grec)14 (1504) 9. Dédicace à Henry VIII de l’opuscule suivant15 (1513) 10. Plutarchus, Quo pacto possis adulatorem ab amico dignoscere, 1514 11. Dédicace à Thomas Wolsey16 (1514) 12. Plutarchus, In principe requiri doctrinam (1514) 13. Plutarchus, Cum princibus maxime philosophum debere disputare (1514) 14. Gerardus Neomagus = Gérard Geldenhouwer, Epigrammata (1515) Ce volume rassemble trois ouvrages écrits à des périodes différentes : le Panégyrique de Philippe le Beau (1504), une édition de textes moralistes de Plutarque (1514) et l’Institutio (1516). Le tout constitue un formidable outil de propagande politique puisque l’on y trouve, outre Charles, son père (Philippe le Beau), le souverain d’Angleterre (Henry VIII) et son « premier ministre », cardinal et archevêque d’York (Wolsey) ; l’influent évêque d’Arras à la cour de Philippe le Beau (Nicolas Ruistre) et Jean Desmarez président du Collège Saint Donatien à l’Université de Louvain. Sans oublier, à partir de l’édition de 1518, rien moins que le chancelier de Bourgogne (Jean Le Sauvage). L’Institutio est donc aussi, à côté de son entreprise pédagogique, une valorisation de la couronne d’Angleterre et des Habsbourg. Le livre, dans un bel esprit humaniste, propose, après la dédicace à Charles, une méditation antique avec le texte d’Isocrate, Ad Nicoclem regem. Cette traduction du grec fonctionne comme une mise en bouche d’une quinzaine de pages, sur le même sujet de la formation du Prince, préludant au développement érasmien. Développement qui explicite un texte antérieur sous le couvert du masque douze ans plus tôt. Ainsi, dans le catalogue de ses écrits envoyés au chanoine de Constance Jean Botzheim, Érasme écrit-il :

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14 textes en 1516, 15 en 1518, après l’adjonction d’une lettre au chancelier Jean Le Sauvage, Allen III 853 (1518). 10 Entre parenthèse, je mentionne l’année de rédaction du texte. 11 Allen II 393. 12 Allen I 180. 13 Cf. Harry Vredeveld, “Carmina”, in Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami, North-Holland, Amsterdam - Londres - New York - Tokyo, 1995, Ordre I - Tome 7, n° 64. 14 Op. cit., n° 63. 15 Allen I 272. 16 Allen I 297.

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« Les œuvres que je viens de passer en revue contiennent bien des choses qui concernent la conduite de la vie ; mais celles que je vais rappeler ont été écrites dans l’intention précise de servir la morale et la piété. Dans cette catégorie est le Panégyrique que je présentai au prince Philippe à son retour d’Espagne ; tout en le louant, je lui glissai des conseils sur ce qu’un bon prince doit prendre en considération : de quoi témoigne assez clairement l’épître à Jean Desmarez, que j’ai jointe à l’ouvrage. Puis le livre Du prince Chrétien, que j’offris à Charles, actuellement empereur, alors que je venais d’être inscrit dans le personnel de la cour royale et que je figurais parmi les conseillers du prince. Je commençais ainsi sous de bons auspices mon rôle de loyal conseiller. Cet adjectif est traditionnellement ajouté à ce nom, alors que la plupart des princes n’aiment rien moins que des conseillers véritablement loyaux et que la plupart des conseillers ne tiennent à rien moins qu’à mériter leur dénomination. Et cependant la franchise de mon petit livre n’a offensé aucun des grands. Les bons princes supportent un avertissement sincère, mais ne supportent pas une hardiesse turbulente.17 »

Érasme couplera souvent certains textes afin de préciser sa pensée (ce qui est le cas ici entre le Panégyrique et l’Institutio) ou toucher un autre public (l’Enchiridion et la Moria). Les traductions de Plutarque, dans la seconde partie du volume, reprennent en écho les problématiques liées à la formation du Prince ; ainsi, le traité Quo pacto possis adulatorem ab amico dignoscere nourrit la deuxième partie de l’Institutio, « La flatterie doit être évitée par le prince »18. J’ai pu remarquer, notamment pour l’édition des lettres de saint Jérôme en 1516, qu’il y a un lien très étroit entre la dédicace et la vie du saint placée en tête de l’ouvrage mais également entre ces deux textes et les sept épîtres aux lecteurs qui amplifient, selon la théorie érasmienne de la copia, terme à terme des parties de la Vie de saint Jérôme. Ces résonances, tels des leitmotivs wagnériens, ramènent une sonorité familière, parfois plusieurs centaines de pages in-folio après avoir entendu le premier énoncé de la mélodie19. La composition des volumes qui contiennent la Moria n’est pas sans signification. Les huit premières éditions, de 1511 à août 1515 (l’édition aldine), contiennent la Moria seule. En septembre 1515, paraît à Louvain chez Thierry Martens une édition qui ne reprend pas le texte de la Moria mais deux lettres à propos de la Moria, en complément de l’Enarratio in psalmum I ‘Beatus vir’20. Il s’agit de l’épître du théolo-

17

Allen 1 I I p. 18/12-19-29, à Jean Botzheim, 30 janvier 1523. De adulatione vitanda principi. 19 Cf. Alexandre Vanautgaerden, “Croire à tout, croire à rien : la question du style dans les lettres préfaces d’Érasme à son édition de saint Jérôme (Bâle, Jean Froben, 1516), in Philologie et subjectivité, Actes de la journée d’études organisée par l’École nationale des chartes (Paris, 5 avril 2001), Dominique de Courcelles (éd.), Paris, École des chartes, Études et rencontres de l’École des chartes, n° 10, 2002, pp. 53-77. 20 L’ouvrage, dédié à Beatus Rhenanus, paraît en septembre 1515 sous le titre : Contenta in hoc libro. D. Erasmi Roterodami Sacrae Theologiae Professoris vndecunque doctissimi 18

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gien louvaniste Martin Dorp à Érasme et de la réponse de ce dernier. Cette lettre célèbre de Dorp conteste également la prétention d’Érasme à réviser le texte du Nouveau Testament, comme nous l’indique son titre (Epistola de Moriae Encomio deque Noui Testamenti ad Graecos Codices emendatione ad Erasmum). À partir de cette édition, Érasme, avec prudence, va modifier entièrement le contenu et la mise en page de son texte, afin d’échapper à la vindicte des théologiens qui va aller croissant, à partir de l’entrée en scène de Luther. Dans un premier temps, comme il l’a fait pour l’Institutio principis christiani, il va veiller à inscrire sa Moria dans la perspective de l’histoire et dans le champ rhétorique de la déclamation. Pour parvenir à ses fins, il va commander à Gérard Listre un commentaire qui veillera à lever les ambiguïtés dont la Moria est farcie, puis adjoindre à sa déclamation moderne deux déclamations antiques (L. Annei Senecae De morte Claudii Caesaris et Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete), elles-mêmes encadrées par des éclaircissements de Beatus Rhenanus (cum scholiis Beati Rhenani). Après cette première édition bâloise parue chez Froben, il va adopter une position encore plus défensive en enrichissant personnellement le commentaire de Listre (qui n’est plus à Bâle) et en ajoutant après la Moria sa lettre de réponse à Martin Dorp (en omettant de publier celle du théologien louvaniste). À partir de cette édition, cette lettre apologétique servira de façon quasi permanente de postface à la Moria afin de lever les interrogations qui pouvaient demeurer chez le lecteur quant à l’orthodoxie de l’humaniste batave. Seul un éditeur, et non des moindres, publiera à deux reprises la Moria avec la « postface » d’Érasme mais également avec la critique de Dorp : Josse Bade à Paris. La chose n’est pas surprenante en soi, car l’on sait à quel point les relations entre l’humaniste et le typographe s’étaient refroidies avec le temps21. On peut s’étonner du petit nombre d’éditions frobéniennes existantes de la Moria car cet imprimeur n’hésitait pas à remettre très fréquemment sur le marché des ouvrages à peine modifiés (cf. le cas des Colloques et des Adages). Après les succès importants des éditions de 1515 et de 1516, on devra attendre cinq ans avant de décou-

Ennaratio in primum Psalmum Dauidicum, potissimum iuxta Tropologium. ¶ Martini Dorpii itidem sacrae Theologiae Professoris ad eundem Epistola, de Moriae Encomio, deque noui testamenti ad Graecos codices emendatione. ¶ Erasmi ad Dorpium suos labores defendentis copiosa & plaena eloquentiae Apologia. ¶ Theo. Mar. Alustensis ad Studiosos. Quo vestris non iam studiis modo, verum & crumenis consulam studiosi, (quod quotus est typographus qui faciat ?) id circo haec vobis separatim impressimus, vt nummulo emi possint, Nam quae in Germania sunt hiis coimpressa, plurimos scio vestrum olim comparasse, Eadem denuo ob tantillam appendicis accessionem emere, vobis (si vos noui) graue foret. Omnes siquidem optimos libros vultis, vultis & multos, sed qui paruo constent, At qui nos nihil emimus paruo, non vilissimarum rerum vllam, librorum comparatione, Proinde vos nostram industriam adiuuate, qui contra Mimi illius sententiam, Magno emimus, & vendimus paruo Valete. 21 Cf. R. Wiriath, “Les rapports de Josse Bade Ascensius avec Érasme et Lefèvre d’Étaples”, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 1949, XI, p. 66-71 et Isabelle Diu, “Medium typographicum et Respublica literaria : le rôle de Josse Bade dans le monde de l’édition humaniste”, in Le livre et l’historien, Études offertes en l’honneur du Professeur HenriJean Martin, Génève, Librairie Droz, 1997.

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vrir une nouvelle édition révisée en octobre 1521, qui paraît quand l’humaniste termine son séjour dans la maison campagnarde d’Anderlecht dans laquelle je rédige ce texte. Selon Clarence Miller, l’éditeur scientifique de la Moria, il n’est pas certain qu’Érasme soit à l’initiative de cette édition (sur la page de titre, Froben ne cite pas l’intervention d’Érasme, se contentant du pro castigatissimo castigatius). Pour ma part, j’inclinerais plutôt à le croire, si l’on observe un détail (qui est la seule réelle nouveauté du volume) : la présence d’un index qui achève de convertir la Moria en un volume possédant une dimension encyclopédique. Le propos d’Érasme, lorsqu’il laisse la Moria se publier en 1511, est très clairement lucianesque. Érasme est en pleine effervescence après son séjour romain, il vient d’achever les Adages et commence à endosser le personnage de « Prince des humanistes ». À partir de 1515 et des premières critiques contre son ambition d’actualiser la Vulgate, il contre-attaque en entourant son texte d’un commentaire mais aussi en l’asseyant sur le socle antique des textes de Sénèque et de Synesius. Le procédé qui vise à demander à un humaniste contemporain de commenter son texte est, en soi, une nouveauté qui souligne la dimension classique à laquelle Érasme aspire22. Ce faisant, il désire aussi s’extirper de la polémique et observer du haut de cet Olympe philologique les débats théologiques dans lesquels on essaie, malgré lui, de l’attirer. La présentation matérielle des textes ajoute encore un poids supplémentaire à cette élévation érasmienne, en le détournant de ces petits volumes qu’il affectionne tant, où le texte se déroule sans heurts dans un beau caractère italique aldin, sans commentaire autre que celui, inspiré, des marges blanches. À partir de 1515, l’humaniste édite son texte dans l’encadrement du commentaire de Gérard Listre qui vise à dissiper la moindre équivoque. Procédé très éloigné du fonctionnement habituel de ses œuvres, où le dialogue est mis sans cesse à l’honneur, en ceci qu’il favorise l’exposé des contraires et bannit les énoncés ex cathedra afin de permettre au lecteur de se forger sa propre opinion. Comme Victor É. Telle le faisait justement remarquer, Érasme emploie peu le verbe latin iudicare,il n’est pas là pour nous obliger à suivre sa pensée mais, bien au contraire, nous l’offre comme un incitant afin que nous soyons en mesure de mieux penser par nous-même. Tout dans la présentation et le contenu des volumes frobéniens va à l’encontre de cette façon de raisonner. Il est intéressant de noter qu’à partir de 1515, ce n’est pas Érasme qui prend la parole en premier pour présenter sa Folie dans les éditions frobéniennes, mais Gérard Listre qui présente son commentaire et semble ravir le rôle titre à Érasme… qu’on ne peut soupçonner de modestie… L’édition de 1515 porte au verso de la page de titre la dédicace de Listre à Desmarais avant la dédicace d’Érasme à More. L’édition frobénienne de 1516 (qui a pour titre une lettre de Froben)23 renvoie loin la Moria. Érasme choisit d’ouvrir son volume par les deux déclamations antiques (d’abord Sénèque, puis Synesius) avant de placer en exergue, sur la page de droite, la lettre de Listre précédée d’un titre en forme

22 Dans un esprit proche, on rappellera les notes de Jacques Toussaint aux lettres grecques et latines de Guillaume Budé en 1526 ou les commentaires de Ronsard par Muret en 1553 et Belleau en 1560. 23 Ioannes Frobenius Lectori. Habes iterum Morias Encomium pro castigatissimo castigatius una cum Listrii commentarijs, & alijs complusculis libellis, non minus eruditis quam festiuis, quorum catalogum proxima mox indicabit pagella. Bene uale.

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de triangle (Gerardus Listrius Rhenensis Ioanni Paludano, Inclytae Lovanienisum (sic) Academiae Publico Rhetori S. D.). Le nom d’Érasme apparaît très modestement au verso du feuillet dans l’adresse de sa dédicace à More). On retrouvera l’humaniste au folio z v° dans l’adresse de sa lettre apologétique à Martin Dorp qui clôt le volume. On retrouve le même synopsis en 1517, 1519, 1521 chez Froben. L’édition de 1532, la dernière révision de l’auteur, renverse la scénographie de l’ouvrage. La lettre de Froben qui faisait office de titre est remplacée par une page mettant l’accent sur les premiers mots du titre de l’œuvre24, la première ligne en capitale proclame MORIAE. Après la blancheur du verso, le lecteur retrouve la lettre de Listre à nouveau mise en évidence, tant par son adresse sous forme de triangle que par le beau caractère italique. À nouveau, Érasme apparaît seulement à la page 5, dans l’adresse de sa dédicace à More. Ensuite sont typographiés sa réponse à Dorp, la déclamation de Synesius, celle de Sénèque et enfin l’index. Si Érasme décide de laisser à son glossateur le soin d’ouvrir le feu d’artifice et d’adopter la stature distante de l’auteur commenté, c’est qu’il y trouvait un intérêt immédiat. La figure de Listre en glossateur est en grande partie une fiction car, dans sa lettre à l’ex-dominicain Martin Bucer, Érasme explique qu’il a commencé à écrire une série de notes développées ensuite par Gérard Listre25. De plus, quand, pour une raison inconnue, ce dernier prend du retard, Érasme nous relate qu’il est obligé de fournir ses propres notes directement à Froben. Remarquons en outre que le commentaire de Listre ne fut jamais imprimé séparément. Sa vocation était de protéger le texte érasmien lors de sa publication, non de vivre en solitaire. À l’exception des éditions italiennes, le commentaire de Listre devient le traditionnel cicerone de la Moria. Le 29 août 1517, Érasme, dans une lettre à Georges de Halewijn, le traducteur de la Moria en français, écrit que : « La Moria n’était comprise que de très peu de gens jusqu’au moment où Listre y ajouta des commentaires…26 ». Listre clarifie ce point dans sa dédicace à Jean Desmarais. Il y raconte qu’il écrivit ce commentaire parce que beaucoup de choses dans ce livre n’étaient comprises que de personnes très lettrées : d’une part en raison du grec qui est partout, d’autre part à cause de la fréquence des allusions non identifiées, sans compter les blagues pleines de finesses. Les additions érasmiennes que l’on observe dans le commentaire de Listre sont souvent de nature défensive et visent à protéger l’humaniste des accusations d’hérésie ou préviennent le lecteur de ne pas s’abriter derrière les paroles de la Moria pour condamner les ordres religieux, les théologiens, les prédicateurs et les pratiques de la piété. Ce qu’il y a de plus tragique pour un penseur, c’est de voir ses idées englouties sous le masque encyclopédique du savoir. Or, si l’on observe la façon dont les manchettes ne cessent d’augmenter d’une édition à l’autre, on doit constater qu’elles trans-

24

Moriae encomium, id est, stulticiæ laudatio, ludicra declamatione tractata per Des. Erasmum Roterodamum, per ipsum autorem etiam atque etiam recognita, adiectis quibusdam appendicibus nouis. 25 Comme la vie et la carrière de Gérard Listre ne sont pas au cœur de mon article mais qu’il n’appartient pas au monde des humanistes les plus connus, je me permets de renvoyer le lecteur à l’annexe 2 de cet article. 26 Allen 641 III, ll. 62-63 Gerlo p. 71, ll. 3-5.

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forment la Moria en une sorte de recueil d’Adages en miniature. La constitution d’un index en octobre 1521 finit d’ôter à la Moria la légèreté qui lui donnait sa saveur. Dans cette mise en page étouffante, rythmée par ces manchettes qui vous rappellent sans cesse à l’ordre de votre cahier de lieux communs, on a parfois l’impression que la Moria a perdu sa sottise et son impertinence pour endosser les habits du professeur d’école qui compile pour mieux détourner ses élèves du grand vent libertaire de la pensée. Cette édition d’octobre 1521 est répétée neuf mois plus tard presque à l’identique et formera la version classique de la Moria qui ne sera retouchée par Érasme que dix ans plus tard en 1532. J’ai conscience que cette stratégie érasmienne d’enfouissement de son œuvre (sous la gangue des commentaires, des marginalia et de l’index), si elle visait à éloigner de son chef-d’œuvre les théologiens prompts à s’effaroucher, ne trompait pas son public. Preuve en est du succès dont se réjouit Érasme en 1522, où il écrit, le 13 juin, que plus de 20.000 copies de la Moria ont été imprimées (LB IX 360 C-D et Allen IV appendice XV, p. 622). Érasme choisit naturellement un chiffre rond pour dire “beaucoup” mais, si le tirage de 1800 copies imprimées pour l’édition de 151527 peut être pris comme un nombre habituel pour ce genre d’édition, l’estimation d’Érasme était assez modérée, car, pour les 24 premières éditions, cela aurait produit au moins le double de copies dont il se vante. En conclusion, nous pouvons donc observer que l’humaniste manipulait parfaitement à la fois le fond et la forme du discours. Érasme exploite avec une grande originalité, dans ces premières années du XVIe siècle, les règles antiques de la rhétorique et les règles modernes de la typographie considérée, dans l’ordre de ses discours, comme une suasoria. ALEXANDRE VANAUTGAERDEN Bruxelles, Musée de la Maison d’Érasme

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Allen 328 I/47-48.

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Annexe 1. Les éditions de la Moria au seizième siècle 1

Moriae Encomium

Parisiis, Ægidius Gourmont pour Ioannes Paruus

1511

1

Moriae Encomium

Parisiis, Ioannes Paruus

1511

2

Moriae Encomium

Argentorati, Matthias Schurerius

1511

3

Moriae encomium

Louanii, Theodoricus Martinus

1512

4

Moriae encomium

Parisiis, Iodocius Badius Ascensius

1512

5

Moriae encomium

Argentorati, Matthias Schurerius

1512

6

Moriae encomium

Argentorati, Matthias Schurerius

1514

7

Moriae encomium

Venetiis, Ioannes Tacuinus de 1515 Tridino

8

Moriae Encomium

Venetiis, Aldus Manutius

9

Basileae, Ioannes Frobenius Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani (cf. L. Pernot, « Beatus Rhenanus commentateur de Synésios », in Beatus Rhenanus lecteur et éditeur de textes anciens, Turnhout, Brepols, 2000, p. 67-81)

1515 ca

10

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani

Basileae, Ioannes Frobenius

1516 ca

1515

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11

Moriae encomium cum Gerardi Basileae, Ioannes Frobenius Listrii commentariis + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani

1517

12

Moriae encomium + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria

Argentorati, Matthias Schurerius

1517

13

Moriae Encomium

Florentiæ, Per hæredes Philippi Iuntæ

1518

14

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Martini Dorpii Epistola de Moriae Encomio deque Noui Testamenti ad Graecos Codices emendatione ad Erasmum + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani + cum indice

Parisiis, Iodocius Badius Ascensius

1519

15

Moriae encomium + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria

Argentorati, Matthias Schurerius

1519

16

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani

Basileae, Ioannes Frobenius

1519

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Moriae encomium + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria

Coloniæ Agrippinæ, Seruatus Cruphtanus

1520

18

Moriae encomium

Deventer, Albert Paffraet

1520

19

Moriae encomium

Venetiis, Gregorius de Rusconiis impensis Nicolai & Vicentii Zopini

1520

20

Moriae encomium + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria

Selestensis, Lazarus Schurerius

1520

21

Moriae encomium

Parisiis, Jehan Lalyseau

1520 ca

22

Moriae encomium

Coloniæ Agrippinæ siue Moguntiæ ?, s. n.

1520 ca

23

Moriae encomium

Argentorati, Ioannes Knobloch

1521

24

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani + Frobenius lectori + cum indice

Basileae, Ioannes Frobenius

1521

25

Moriae encomium

Argentorati, Ioannes Knobloch

1522

26

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani + Frobenius lectori + cum indice

Basileae, Ioannes Frobenius

1522

27

Moriae encomium + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria

Moguntiæ, Ioannes Schoeffer 1522

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Moriae encomium

Coloniæ Agrippinæ, Seruatus Cruphtanus

1522

29

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis cum indice

Coloniae Agrippinae, Ioannes Soterius

1523

30

Moriae encomium

Argentorati, Ioannes Knobloch

1523

31

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Martini Dorpii Epistola de Moriae Encomio deque Noui Testamenti ad Graecos Codices emendatione ad Erasmum + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani

Parisiis, Iodocius Badius Ascensius

1524

32

Moriae Encomium

Venetiis, Bernardus Vidalus

1525

33

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + cum indice

Coloniae Agrippinae, Eucherius Ceruicornus aux frais de Godefridus Hittorpius

1526

34

Moriae Encomium

Lugduni, Sebastianus Gryphius

1529 ca

35

Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + Epistola apologetica ad Martinum Dorpium pro Moria + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani + cum indice

Basileae, Hieronymus Frobenius & Nicolaus Episcopius

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Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis

Coloniae Agrippinae, Ioannes Soterius

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Moriae encomium cum Gerardi Listrii commentariis + L. Annei Senecæ De morte Claudii Caesaris cum scholiis Beati Rhenani + Synesii Cyrenensis De laudibus caluitii oratio, Ioanne Phrea Britanno interprete, cum scholiis Beati Rhenani + cum indice

Basileae, Hieronymus Frobenius & Nicolaus Episcopius

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Opera omnia - tomus 04 Quae ad morum institutionem pertinent : Moriae encomium

Basileae, Hieronymus Frobenius & Nicolaus Episcopius

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Opera omnia - tomus 04 Quae ad morum institutionem pertinent : Moriae encomium

Basileae, Hieronymus Frobenius & Nicolaus Episcopius

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Annexe 2. Gérard Listre On trouvera la plupart des renseignements signalés ici dans la thèse de Joseph August Gavin, The Commentary of Gerardus Listrius on Erasmus’ ‘Praise of Folly’ : A critical Edition and Translation with Introduction and Commentary, A Dissertation Presented to the Faculty of the Graduate School of Saint Louis University in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of Doctor of Philosophy, Ann arbor, Michigan, University Microfilms International, 1973, p. xxvi sqq. ainsi que dans la notice « Gerardus Listrius » rédigée par C. G. Van Leijenhorst dans les Contemporaries of Erasmus, éd. Peter Bietenholz, Toronto, Toronto Univ. Press., 1985-1987, vol. 2 (1986), pp. 335-336. On possède peu de données biographiques sur Gerard (Gerrit or Geert) Lister ; nous devons nous contenter des quelques lettres qu’il écrivit à Érasme et à d’autres humanistes qu’il rencontra durant son séjour à Bâle en 1514-1515. Sa date de naissance est inconnue mais les historiens néerlandais la placent entre 1470 et 1480, à Rhenen, près d’Utrecht. Si ces dates sont exactes, cela voudrait dire qu’il appartient à la même génération qu’Érasme. Érasme, toutefois, parle en 1515 (Allen IX /449) de Lister comme « iuvenis ». Lister se forma à Deventer à l’école St Lebuin chez Alexander Hegius, Jean Osstendorp et Jean Sinthius. On ne sait pas à quelle date il se rend à Louvain. En 1505, on retrouve son nom sur un registre d’étudiants. Il nous apprend, par sa lettre dédicace à son commentaire, qu’il a suivi les cours de Jean Paludanus (Desmarais). À Bâle, il avait déjà acquis l’épithète de « trilinguis ». Le 27 février 1506, il est immatriculé à Louvain. Nous ignorons quand il quitte Louvain. Il étudie plus tard à Cologne chez Ioannes Cæsarius. Le 8 avril 1514, il est licencié et docteur en médecine à Pavie. En août 1514 (AK II ep. 500), il est étudiant en médecine à Bâle. En 1514, nous sommes certain qu’il réside à Bâle. Dans sa fameuse lettre à Jacques Wimpheling décrivant son voyage triomphal sur le Rhin, Érasme mentionne les amis érudits qu’il retrouve dans l’officine frobénienne. Allen 305 II, 179-80 Gerlo 30/249-253 (Bâle, le 21 septembre 1514) : Item Giraerdus Listrius, medicæ rei non vulgaliter peritus, ad hæc Latinæ, Græcæ, et Hebraicæ litteraturæ pulchre gnarus, denique iuuenis ad me amandum natus (« de même Gérard Listre qui, en matière médicale, possède une expérience qui n’est pas ordinaire, avec cela joliment versé en littérature latine, grecque et hébraïque, bref un jeune homme né pour m’aimer… ») On ne sait pas depuis quand Listre est à Bâle quand Érasme écrit cela. Allen suppose (Allen 495 II, p. 407) qu’il était en train d’étudier la médecine à Bâle en 1514 et collabore aux vers grecs sur la page de titre des traductions de Plutarque par Érasme, mais l’ep. 272 ne mentionne rien de cela. Allen suggère également qu’il était correcteur chez Froben. Il travaille comme correcteur pour l’édition des Adages de 1515 (AK II ep. 512) et participe au commentaire de la Moria en (mars) 1515. Listre était également familier de Zasius (Allen 306, 307) et de Thomas More (Allen 388). De 1516 à 1522, Listre est recteur à l’école secondaire des Frères de la vie commune de Zwolle. L’école avait été créée en 1516 et Listre prononça le discours d’inauguration (Discours imprimé à Zwolle, Oratio in Coetu schol. Swollensium). Durant ces années il écrivit un certain nombre d’ouvrages scolaires en collaboration avec l’imprimeur Simon Corver. On ne sait pas s’il pratiqua la médecine. 131

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Il continue à garder le contact avec Érasme (Epp. 495, 500, 504) et édite plusieurs ouvrages d’Érasme pour Simon Corver, dont les Sileni, en 1520. Son séjour à Zwolle est marqué par son mariage avec une certaine Justina (1517 ; 335b : autour de 1519) et une accusation d’empoisonnement contre un collègue Ioannes Murmellius, cf. la lettre d’Érasme de septembre 1517 (Allen 660 III, ll. 3-4). Peu après cela, Listre expose sa pauvre condition à Érasme et manifeste son désir de quitter Zwolle. Érasme lui répond très amicalement (Allen 641 III, ll. 3-4) et lui conseille de prendre patience à Zwolle, le temps que la rumeur s’éteigne, ce qu’il fit. Peu après, Listre entre en conflit avec les Dominicains de Zwolle sur la question de la Réforme. En 1522, Listre quitte Zwolle pour devenir recteur de l’école latine d’Amersfoort. On ignore combien de temps il y demeure. Nous ne possédons plus aucune information sur Listre après 1522. Rogge suggère qu’il quitta Amersfoort pour Anvers, car deux livres de Listre furent publiés dans cette cité en 1526. De ses livres, on peut déduire qu’il abandonna la profession de médecin pour se consacrer à l’enseignement. Il semble que ses opinions religieuses se tournèrent vers Luther avec qui il correspondait. Malheureusement nous n’en connaissons qu’une lettre datée de 1520. La réputation de Listre est alors établie, non seulement par son amitié avec Érasme, mais parce qu’il fait partie des réformateurs de la pédagogie qui attaquent vers 1520 le contrôle scolastique sur les méthodes d’enseignement. Listre est un pédagogue qui travaille en harmonie avec d’autres humanistes, tels Alde en Italie, Amerbach à Bâle, John Sturm en Allemagne et Colet en Angleterre, pour rétablir un cursus basé sur la grammaire classique, la rhétorique et les études bibliques.

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Liste des travaux de Gérard Listre Moriae encomium Erasmi cum Gerardi Listrii commentariis Oratiuncula habita in coetu scholasticorum Suollensium Oratio habita in ennaratione Dionysii Halicarnasii Elegie III Carmen in malas et venenosas linguas De figuris et tropis opusculum De octo figuris constructionis Commentarioli in Dialecticen Petri Hispani Elegiae II Opusculum de quantitatibus syllabarum et metris

Basileae, Ioannes Frobenius

1515 ca

Zwolle, Lubb. Rensink

1516 ca

Deventer, Albert Paffraet

1517 ca

Deventer, Theod. de Borne Deventer, Iacobus Breda Zwolle, Simon Corver Zwolle, Simon Corver Zwolle, Simon Corver

1517 ca 1517 ca 1519 1519 ca 1520

Zwolle, Simon Corver Zwolle, Simon Corver

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L’AUTODAFÉ ET SON LEXIQUE : ÉLABORATION DE LA NOTION DANS LES TEXTES ESPAGNOLS ET EUROPÉENS L’autodafé constitue le « rite majeur » du Tribunal inquisitorial, selon Francisco Bethencourt, l’un des meilleurs spécialistes de la question1. Ce phénomène spécifiquement espagnol et portugais était pratiquement inconnu en Italie (sauf dans les territoires soumis à l’autorité du Saint-Office espagnol)2, a fortiori dans les pays qui ne connurent pas d’Inquisition : nul hasard si le terme est passé en français par emprunt au portugais auto da fe, semble-t-il par le canal du médecin français Charles Dellon dont la Relation de l’Inquisition de Goa, publiée en 1687, bénéficia d’un succès immédiat3. Le terme fut repris en 1714 par Lesage, puis par Voltaire, toujours sous sa forme portugaise4. Aupa-

1 L’inquisition à l’époque moderne (Paris, Fayard, 1995, p. 286) : je renvoie en particulier au ch. 7, p. [241] et sq. Les analyses de M. Jiménez Monteserín : « Modalidades y sentido histórico del auto de Fe », in J. Pérez Villanueva - B. Escandell Bonet : Historia de la Inquisición en España y América (Madrid, BAC, 1984, t. II, ch. 3, p. 559-87) constituaient un premier jalon important ; le livre de C. Maqueda Abreu : El auto de fe (Madrid, Istmo, 1992), très riche en informations, souffre d’une présentation parfois confuse. On pourra compléter par D. Moreno Martínez : « Cirios, trompetas y altares. El auto de fe como fiesta », in Espacio, Tiempo y Forma, serie IV, « Historia Moderna », t. 10, 1997, p. 143-71, et bien sûr par les pages que Jean-Pierre Dedieu y consacre dans sa Thèse (L’Administration de la Foi. L’Inquisition de Tolède (XVIe -XVIIe siècles), Madrid, Casa de Velázquez, XIV, 1978, notamment p. 274 et sq.). 2 L’expression « atto da fide » n’y était habituellemement employée qu’en Sicile. 3 Je renvoie à l’édition critique de Ch. Amiel et A. Linna : L’Inquisition de Goa. La relation de Charles Dellon (1687) (Paris, Chandeigne, 1997). 4 Le terme est d’abord attesté sous la forme « auto-da-fé », dans les dictionnaires, avant d’adopter une forme plus francisée, sans tirets, à partir de l’édition de 1878 de l’Académie. Selon The Oxford english dictionary (Clarendon Press, 1989), en anglais aussi, la première forme attestée est « auto-da-fé ». Pour M. Escamilla-Colin, c’est la cruauté de l’Inquisition portugaise qui a dû induire le triomphe du terme portugais (Crimes et châtiments dans l’Espagne inquisitoriale, Paris, Berg International, 1992, vol. I, p. 58). S’il est vrai que celle-ci fut particulièrement féroce - Ch. Amiel rappelle que le taux de condamnés à mort avoisine les 6% au Portugal (4% en personne, 2% en effigie), contre 3,5% pour l’Inquistion espagnole (1,8% en personne, 1,7% en effigie) : « Inquisitions modernes : le modèle portugais », in Histoire du Portugal, histoire européenne (Paris, Fondation Gulbenkian, 1987, p. 43-58) - , cette interprétation me paraît peu convaincante. Selon J. - P. Dedieu, si c’est à Lisbonne que se déroule l’autdafé au cours duquel Candide est fessé et Pangloss pendu, c’est le signe qu’à l’époque de Voltaire, le Saint-Office espagnol a perdu son hégémonie (L’Inquisition, Cerf, 1987, p. 103) ; mais F. Bethencourt souligne que le dernier autodafé sur le Terreiro do Paço a eu lieu en 1683, et que dans les premières décennies du XVIIe siècle, au Portugal également on constate un repli : les grands-places ne sont plus utilisées (L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 305). L’adoption de la forme portugaise n’est-elle pas avant tout liée à la diffusion du texte de Dellon

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ravant, ce rite hispanique était connu en français sous l’expression « acte de foi », ou plus simplement « acte », comme c’est le cas chez d’Aubigné5. Précisons d’emblée qu’il existe plusieurs variétés d’autodafé. A ce sujet, les distinctions opérées par Llorente, premier véritable historien de l‘Inquisition, et d’autant mieux informé puisqu’il avait été lui-même inquisiteur, restent valables6. Llorente distingue quatre types principaux : -l’auto general -l’auto particular -l’auto singular -l’autillo. Pour faire vite, le premier se caractérise par un nombre important de condamnés et la présence fréquente de relajados (destinés à l’exécution, en personne ou, à défaut, en effigie)7 ainsi que par la présence des autorités civiles et ecclésiastiques, et il a lieu normalement à ciel ouvert, généralement sur la place publique, de façon à permettre l’assistance la plus nombreuse possible, tandis que le second concerne un nombre de condamnés plus restreint et beaucoup moins souvent condamnés à la peine de mort, et a lieu le plus souvent dans des espaces fermés (églises, monastères), sans l’invitation officielle des autorités8. L’auto singular ne concerne qu’une personne et a lieu de préférence dans les locaux du tribunal (il est alors appelé autillo), parfois à huis clos, même s’il peut arriver à titre exceptionnel qu’il se déroule sur la place publique avec presque autant de faste que pour un auto general9.

et également à une raison d’euphonie (auto-da-fé, en français, est plus facile à prononcer que auto-de-fé) ? 5 Huguet, dans son Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle (Paris, Champion, 1925), cite un passage de son Histoire Universelle (t. II, 30) : « l’acte de Séville [...] eut pour spectateur le Roi mesme » [1616-20]. Le terme est déjà employé dans la traduction française anonyme du Reginaldus Montanus, l’un des premiers pamphlets anti-inquisitoriaux dont il sera question plus loin : « Les derniers exploits de l’Inquisition ou actes qu’ils nomment de la foy » (Histoire de l’Inquisition d’Espagne. Exposée par exemple pour mieux entendre en ces derniers temps, s. l., 1568, p. 128). C’est ce même terme, et non celui d’autodafé, qui est encore enregistré par Furetière dans son dictionnaire de 1690, et du reste, Dellon lui-même l’utilise en alternance avec « autodafé » (ch. XXVI, p. 199 : « l’acte de foi »). 6 Historia crítica de la Inquisición en España (Madrid [1822], ed. Hisperión, 1980, t. I, p. 19-20). 7 On fait parfois appel à des condamnés d’autres tribunaux de la péninsule pour présenter un meilleur « plateau », selon le mot de Dedieu. 8 Un texte de la Suprema précisera en 1568 que lorsqu’il y a relajación, l’autodafé doit s’effectuer sur la place publique (H. Ch. Lea, Historia de la Inquisición española, trad. esp. Madrid, F.U.E., 1983, t. II, p. 747). Cette règle ne sera pas toujours respectée et la Suprema, à la fin du XVIIe siècle, reviendra sur cette prescription en admettant qu’on puisse dicter des jugements de relajación dans les églises pourvu que les condamnés soient livrés au bras séculier à l’extérieur, l’interdiction de principe des jugements de sang dans l’enceinte sacrée étant au centre de la question. 9 J.- P. Dedieu cite le cas de la condamnation de B. Ferrer, à Madrid, en 1624 (L’ad­ ministration de la foi..., p. 273). Mais, comme le souligne l’historien, tous les procès inquisitoriaux n’ont pas donné lieu, loin s’en faut, à une comparution en autodafé : en principe, seules les condamnations les plus graves étaient réservées à l’autodafé ; il faut donc se garder d’extra-

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Même s’il n’existait plus à l’époque de Llorente, le plus intéressant de ces quatre types, et aussi le plus complexe, celui qu’on évoque plus ou moins systématiquement lorsque le terme n’est pas suivi d’adjectif10, est l’autodafé général. Les historiens disposent d’assez peu de renseignements sur les premiers d’entre eux, dans les années immédiatement postérieures à la fondation de l’Inquisition espagnole, en 1478. Les nombreuses relaciones qui ont été conservées portent essentiellement sur les XVIIe ou XVIIIe siècles11, moins souvent le fruit de récits spontanés à usage semi-privé que de commandes de la Suprema soigneusement contrôlées12. Pour le XVIe siècle, elles sont rares13, et pour la fin du XVe, époque où la répression fut la plus féroce, elles le sont plus encore. L’autodafé général ne semble pas avoir eu d’emblée une forme aboutie. Michèle Escamilla-Colin écrit avec raison : « On oppose d’ordinaire la rusticité de celui qui traîna par les rues de Tolède, dans le matin glacial du 12 février 1486, sept cent cinquante condamnés presque nus, hurlants et gémissants, devant une foule hostile, au grand autodafé madrilène, modèle accompli du genre, qui déroula deux siècles plus tard ses fastes de l’aube au couchant du 30 juin 1680 »14.

Ces transformations, ou plutôt ces « enrichissements » successifs n’ont pas été dictés d’en haut, comme on pourrait s’y attendre de la part d’une institution connue pour son sens aigu de la hiérarchie15, mais relèvent plutôt d’un « bricolage » des plus

poler à partir des seuls autodafés, « a fortiori à partir des seuls autodafés généraux pour lesquels la distorsion est encore plus forte » (ibid.). Les causes mineures étaient souvent jugées dans les salles des tribunaux, et plus encore les solicitaciones mettant en cause des prêtres accusés de vouloir séduire leurs pénitentes, qu’il eût été scandaleux d’exposer au grand jour. 10 Cf. J.-P. Dedieu, L’administration de la foi..., p. 273. 11 La bibliographie de Van der Vekene (Bibliotheca bibliographica historica Sanctae Inquisitionis, Vaduz, Verlag, 1982-1992, 3 vols.) le suggère fortement, et celle de F. Bethencourt confirme cette impression (L’Inquisition..., p. 517 et sq.). 12 Je renvoie sur ce point à J. Contreras : « Fiesta y auto de fe : un espacio sagrado y profano », in Las relaciones de sucesos (canards) en Espagne (1500-1750), Ed. A. Redondo, Actes du 1er Coll. international, Alcalá, 8-10 juin 1995 (Paris, Publications de la Sorbonne, 1996), notamment p. 84. En 1724, la Suprema décida de centraliser les licences de publication, de sorte que les tribunaux de district perdirent le contrôle de la diffusion de ces textes. F. Bethencourt souligne justement que ces relaciones se multiplient à une époque où le rite est en déclin : à ses yeux, il s’agit précisément de reconstruire la mémoire d’un cérémonial en voie de disparition. Un recensement complet de ces relaciones, manuscrites et imprimées, dans toutes les langues de l’époque, reste à faire. 13 Sauf pour les grands autodafés de 1559 - mais il s’agit surtout, il est vrai, de récits étrangers. 14 Crimes et châtiments..., vol. I, p. 88. 15 Sauf peut-être pour ce qui est de l’emplacement (c’est seulement vers 1515 qu’on centralise les autodafés aux sièges des tribunaux, de façon à les rendre plus impressionnants, et qu’on exige la comparution de tous les pénitents, selon Lea, Historia de la Inquisición..., t. II, ch. V, p. 733 et sq.), ou de la date (Valdés impose de fixer l’autodafé un jour férié, alors qu’en Italie, fidèle sur ce point à la position d’Eymerich, on y répugne, jugeant inconvenant de répandre le sang le jour du Seigneur, d’autant que la cérémonie a lieu à l’église).

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pragmatiques, comme le souligne Bethencourt16, ce qui suppose des variations et même, à une époque donnée, des variantes. Malgré tout, on constate une assez rapide et générale uniformisation du cérémonial, suivant en cela une évolution caractéristique de l’appareil inquisitorial dans son ensemble17. Il s’agit d’une macro-structure comprenant une série de séquences relativement autonomes qui s’enchaînent selon un ordre assez strictement codifié (comme toute cérémonie d’Ancien Régime) mais pas absolument intangible : certains éléments sont permutables, d’autant qu’il est nécessaire, pour que la cérémonie garde son suspense et sa force dramatique, qu’une part d’imprévu existe : vociférations incontrôlées d’un accusé, repentir imprévu d’un autre qui peut conduire le Tribunal à réexaminer son cas18... Précédé d’une phase préparatoire pouvant se prolonger pendant plus d’un mois (au cours de laquelle toutes les forces vives du tribunal et de la cité sont mobilisées, ne serait-ce que pour bâtir l’échafaud), l’autodafé général est d’ordinaire suivi19 de l’exécution d’une partie des condamnés, à laquelle bon nombre de spectateurs ne manquent pas d’assister, exécution qui a toutefois lieu dans un espace autre, situé généralement hors de la ville pour ne pas souiller l’espace sacré de la cité - c’est souvent le même quemadero où sont exécutées les personnes condamnées par la justice civile. La célébration en tant que telle comprend : -l’installation codifiée sur le cadalso (ann. I) des inquisiteurs et de leurs secrétaires, des autorités invitées, ainsi que des condamnés que l’on a fait sortir des prisons au petit matin, encadrés de familiers, chacun portant sur lui clairement visibles, notamment grâce au sambenito diversement peint, les signes codés de la peine qui va lui être infligée. -le début d’une messe suspendue juste après l’introït, ce qui signifie tout de même que toute la cérémonie est enchâssée dans une célébration religieuse, dimension confirmée sur l’échafaud par l’assistance massive d’ecclésiastiques, mais aussi par la présence d’une chaire pour le sermon ou du symbole de la Croix verte, installée sur un autel (ann. I)20. -le sermon apologétique d’un prédicateur. -le serment collectif de l’assistance (des autorités, y compris le roi, s’il est présent, et du peuple)21 jurant de défendre la foi, de soutenir l’Inquisition et de pour-

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L’inquisition à l’époque moderne..., p. 286. Les relaciones ont sans doute joué un rôle dans cette uniformisation, incitant également les tribunaux locaux à la surenchère. 18 cf. F. Bethencourt : « on connaît des cas de suspension de la sentence pour supplément d’enquête postérieure, ce qui impliquait le renvoi du prisonnier au cachot » (L’inquisition à l’époque moderne..., p. 270). 19 Il pouvait y avoir des exceptions : une certaine latitude temporelle était laissée au bras séculier, qui devait malgré tout exécuter les relajados sous peine d’excommunication, alors même que la formule officielle prônait la bienveillance à l’égard des condamnés... 20 C. Maqueda Abreu : El auto de fe..., p. 161. 21 Les deux serments semblent parfois dissociés : le serment du souverain peut avoir lieu avant le sermon, au tout début de l’autodafé (C. Maqueda Abreu, ibid., p. 361). Exceptionnellement, le serment collectif peut se dérouler à la fin de la cérémonie (ibid., p. 362). 17

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suivre les hérétiques22 : implication orale et gestuelle de tous, main levée et doigts formant le signe de croix23. -la lecture des sentences, qui constitue l’axe central de l’autodafé : les accusés, appelés individuellement dans l’ordre croissant des peines, descendent de leur estrade en passant par un couloir en bois couramment appelé « calleja de la amargura »24 pour rejoindre l’espace central, un espace qui ne cessera de se développer au cours du temps. Parmi eux, les relajados sont remis au bras séculier25. -un intermède destiné à sustanter messieurs les inquisiteurs et les autorités présentes. Car au moment même où se déroule cette tragédie humaine, on ne manque pas de se livrer à des agapes. Cet aspect est mis en valeur avec une ironie mordante dans le récit bien informé de Leonardo Sciascia intitulé : « Mort de l’Inquisiteur »26. C’était là une source de dépenses importante dont se plaignaient régulièrement les fonctionnaires inquisitoriaux, si bien que la Suprema dut imposer des restrictions. Dans sa grande bienveillance, du reste, l’Inquisition n’oubliait pas les condamnés eux-mêmes : au petit matin, après leur avoir coupé les cheveux, les avoir rasés et revêtus de vêtements propres, les geôliers leur offraient un bon repas, et parfois un verre de vin, pour leur donner du courage27. -l’abjuration des pénitents et leur réconciliation (c’est-à-dire le renouvellement de leur engagement dans la foi catholique et la promesse de ne plus retomber dans l’hérésie, qu’ils devront signer dans un livre ad hoc aussitôt après ou le lendemain)28, accompagnée des instructions concernant les pénitences à observer (jours de prison, temps pendant lequel ils devront porter le sambenito, etc.). -la fin de la célébration : chant du Miserere, prières diverses, cantiques d’actions de grâce, Croix verte dépouillée de son voile noir, absolution ad cautelam des condamnés réintégrés dans le giron de l’Eglise (le crime de lèse-majesté divine étant réparé) ; fin de la messe marquant la fin de l’autodafé ; cris de joie inondant la place ; retour des inquisiteurs et des pénitents au siège du Tribunal, tandis que se disperse la foule.

22 F. Bethencourt note que cette phase est inexistante au Portugal, où elle est remplacée par la lecture de l’édit de foi (L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 267). 23 D. Moreno Martínez : « Cirios... », p. 162. 24 Cité par D. Moreno Martínez, ibid., p. 162. Ce couloir ne figure pas dans le schéma de C. Maqueda Abreu (ann. I). 25 Cette opération donne lieu à un rituel spécifique : « le geôlier de l’Inquisition touchait la poitrine des condamnés pour signifier que le tribunal abandonnait toute juridiction (F. Bethencourt : L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 276). Apparemment, dans certains cas, on se « débarrasse » des relajados dès le début. 26 Je renvoie à la traduction française publiée chez Gallimard (Folio, 2001). 27 M. I. Pérez de Colosia Rodríguez : « Los gastos en el auto de fe inquisitorial » (Baetica, 1984 (7), p. 275-76 (n. 20)). Selon d’autres témoignages, cette collation était distribuée la nuit précédente (D. Moreno Martínez : « Cirios... », p. 156). 28 Les cierges des pénitents sont allumés. Au début, l’abjuration avait lieu tout de suite et individuellement, mais progressivement, elle va devenir un acte collectif occupant une séquence autonome (d’où la configuration progressive de l’autel de l’abjuration au centre de la scène, selon F. Bethencourt : l’Inquisition à l’époque moderne..., p. 272).

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Toutefois, il ne suffit pas de délimiter et d’énumérer ces séquences pour saisir la signification de l’autodafé. Celle-ci est complexe et multiforme, et à mes yeux, les analyses des historiens pèchent souvent par plusieurs défauts : -tendance à mal identifier les divers éléments du rite, et à ne mettre l’accent que sur une de ses facettes, ce qui fausse la signification globale. -tendance à gommer l’évolution diachronique qui modifie pourtant l’ordre intrinsèque des significations de l’autodafé entre le XVe et le XVIIIe siècle. -tendance à superposer aux significations déjà diverses et changeantes de l’époque des interprétations anachroniques. Une analyse lexicologique systématique du mot ou plutôt des mots et des choses qu’ils recouvrent (car les uns et les autres sont bien entendu indissociables) fait encore défaut : elle peut pourtant nous aider à y voir plus clair. Je m’attacherai ici à tenter de reconstruire la généalogie de ces significations telles qu’elles semblent s’ordonner et s’organiser historiquement. Mes instruments favoris seront bien sûr les dictionnaires, qui constituent le degré de codage du sens le plus fort, le codage linguistique qui nous livre les dénotations, mais aussi des textes contemporains, notamment les comptes rendus d’autodafés..., qui complètent et nuancent ces dernières en donnant accès à des significations culturelles répandues à l’intérieur d’une société donnée (c’est le codage culturel qui met en évidence un certain nombre de connotations) ; enfin, à un troisième niveau de codage, il faudra considérer les associations personnelles, ces interprétations marginales qui vont jusqu’à remotiver entièrement les sens antérieurs29.

I Les premiers mots (fin quinzième, première moitié du seizième siècle) Les premiers dictionnaires espagnols semblent muets sur la question. Rien dans l’Universal Vocabulario en latín y en romance d’Alfonso de Palencia de 149030 ni dans le Vocabulario de romance en latín de Nebrija31. Le Diccionario de vocablos castellanos aplicados a la propiedad latina de Sánchez de la Ballesta (1587) comporte une entrée inquisición, mais on ne trouve rien sur l’autodafé. De même, le Vocabulario de las lenguas toscana y castellana de Cristóbal de las Casas (1570)32 ne comprend aucune entrée de ce type, tout comme le dictionnaire anglais-espagnol de Percival (1599)33. L’introduction du terme dans la lexicographie espagnole et européenne est tardive : il faut attendre le début du XVIIe siècle pour que Covarrubias indique dans son Tesoro de la lengua castellana, o española (1611) :

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Je renvoie à O. Ducrot - T. Todorov, « Typologie des faits de sens », in Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage (Paris, Seuil, 1972, p. 325 et sq.). 30 J’ai consulté l’édition sévillane en fac-similé (Madrid, Comisión permanente de la asociación de academias de la lengua española, 1967). 31 Je renvoie à la transcripción crítica de la edición revisada por el autor (Sevilla, 1516), con una introd. de G. J. Macdonald (Madrid, Castalia, 1973). 32 J’ai consulté l’édition de la BNF (Sevilla, F. de Aguilar) : Rés p. X-347. 33 On ne trouve rien non plus dans l’édition augmentée procurée par John Minsheu en 1623 (A dictionary in Spanish and English first published into the English tongue by Ric. Percivale. Now enlarged...) (London, John Haviland for Edward Blount) : BNF : Rés X-258 (1).

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auto de fe : « el que la santa Inquisición haze, sacando a un cadhalso y público tribunal los penitentes y condenados y relaxados, y allí se leen públicamente sus culpas y sus sentencias. Díxose ab agendo, por ser acto de gran importancia y de tanta veneración ».

L’élogieuse définition de ce génial érudit qui s’honore du titre de « consultor del Santo Oficio » sur la page de titre de son dictionnaire fait porter l’accent principal sur la publicité de la cérémonie, à très juste titre : dénouement d’une procédure pénale, l’autodafé s’oppose à la prédominance du secret inquisitorial qui la caractérisait jusqu’alors. Il est précédé, je ne m’y attarderai pas ici, de la proclamation d’un ban, une ou plusieurs semaines avant la date prévue, par l’intermédiaire de pregones parcourant la ville34. A) Plusieurs formes voisines : abto, acto, auto, aucto D’emblée, ont coexisté plusieurs formes voisines pour désigner la même réalité. La forme savante acto de fe ou acto de la fe semble la plus fréquente au départ35 ; mais auto existe aussi36, et même aucto ou abto. Dans un récit contemporain anonyme des autodafés tolédans célébrés en 1486, le terme aucto apparaît en concurrence avec acto37, tandis que dans les notes marginales aux actes notariés rédigées par des greffiers sévillans au début du XVIe siècle, domine abto38, dont Martín Alonso nous dit qu’il fut utilisé du XVe au XVIIe siècle au sens de : « Auto, documento y resolución judicial »39. Ces éléments indiquent que le sens juridique (qu’on retrouve aujourd’hui en espagnol, mais aussi en français dans des expressions telles que : « acte exécutoire »

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F. Bethencourt insiste sur le fait que cette proclamation est devenue de plus en plus solennelle, au cours du temps (L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 245 et sq.). 35 C’est celle qu’utilisera Felipe Díez dans ses Quinze tratados en los quales se contienen muchas y muy excelentes consideraciones sobre los actos generales que se celebran en la Iglesia de Dios (Salamanca, por J. Fernández, 1597) : « Tratado tercero de las consideraciones que qualquier fiel christiano puede considerar quando se celebran los actos de la Sancta Inquisición, o se leen sus edictos, en las ciudades y pueblos particulares » (je souligne, p. 128 et sq.). 36 La même hésitation se retrouvera en portugais, si l’on en croit la liste de sermons d’autos da fé citée par F. Bethencourt (ibid., p. 518). 37 Ce texte, repris et annoté par Sebastián de Horozco au XVIe siècle, a été publié par Fidel Fita (« La Inquisición toledana. Relación contemporánea de los autos y autillos que celebró desde el año 1485 hasta el de 1501 », BRAH, XI, 1887, p. 289-322) : « Domingo, quinze días del mes de octubre de dicho año se fizo un acto en la iglesia mayor [...] Domingo diez días del mes de diziembre del dicho año se fizo un aucto de la sancta inquisición » (p. 301). 38 Je renvoie à l’article de K. Wagner : « La Inquisición en Sevilla (1481-1524) », in Homenaje al Profesor Carriazo (Univ. de Sevilla, 1973, t. III, p. 439-60). Le terme abto (très rarement orthographié avto) apparaît sous deux formes : « fizieron abto » ou « ovo abto (de la santa ynquisición) ». Notons toutefois que les premières expressions se référant à l’autodafé n’utilisent aucun des termes de cette famille lexicale : jusqu’en 1508, le terme le plus courant est « quemar » : « En este día quemaron quarenta y siete erejes » (16/5/1483). 39 Enciclopedia del Idioma (Madrid, Aguilar, 1982).

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ou « acte illégal », ou au pluriel au sens de « recueils où sont consignées les décisions de l’autorité »40) est le noyau sémantique originel de l’autodafé. Cette dimension juridique, du reste, est rendue visible sur la scène par les différentes estrades réservées aux membres du Tribunal et aux condamnés, ou encore par la présence de la justice civile41. Cela explique que chez l’un des principaux juristes de l’Inquisition espagnole du XVIe siècle, Diego de Simancas, le concept d’autodafé, désigné au moyen d’une longue périphrase - « sententiae contra haereticos latae, recitari debent, convocato clero et populo. Quia expedit ut id fiat publice ad instructionem et terrorem »42-, soit identifié à la publication des sentences, avec une insistance patente sur la dimension exemplarisante et dissuasive de la cérémonie, cette « pédagogie de la peur » dont a justement parlé Bartolomé Bennassar pour définir le travail en profondeur exercé par le Saint-Office sur la société espagnole de son temps43. B) L’héritage médiéval Précisons toutefois qu’au Moyen Age, a existé un ancêtre de l’autodafé : c’est le sermo generalis (de fide) ou sermo publicus (de fide), dont l’appellation mettait l’accent sur l’importance du sermon44. Dès le départ, la cérémonie s’effectue en présence de l’ensemble d’une communauté : c’est très probablement le sens des adjectifs generalis ou publicus45. Le concept d’autodafé est donc déjà présent sous forme embryonnaire, même si les termes pour le désigner ne sont pas ceux que l’on connaîtra à l’âge classique46, et l’on constate, dans l’Espagne de la fin du XVe siècle, comme pour d’autres aspects de l’institution inquisitoriale (en particulier la procédure, déjà largement codifiée par Gui et Eymerich), une forte prégnance de l’héritage médiéval. Non seulement le 40

Le Grand Robert de la langue française. C. Maqueda Abreu le souligne bien (El auto de fe..., p. 161). 42 Institutiones catholicae in quibus ordine ac brevitate diseritur quicquid ad praecavendas et extirpendas haereses necessarium est (Vallisoleti, ex off. A. de Colomies, 1552, cap. LVIII : « De sententiis »). 43 « La Inquisición o la pedagogía del miedo », ch. 4, in Inquisición española : poder político y control social (Barcelona, Crítica, 1981). 44 La cérémonie est longuement décrite par Bernard Gui dans son Manuel de l’Inquisiteur (éd. et trad. par G. Mollat, Paris, Les Belles-Lettres, t. II, 1964, p. 123-31). Une différence est qu’à l’époque moderne, ce sermon est confié d’ordinaire à un prédicateur de renom, alors qu’à l’époque médiévale, c’est un inquisiteur qui s’en chargeait. De plus, ces autodafés primitifs avaient généralement lieu dans des églises et non pas sur la place publique (où se produisait, assez souvent, la remise au bras séculier des condamnés à mort, sur une plate-forme érigée à cet effet). Je renvoie sur ce point à H. Ch. Lea : Histoire de l’Inquisition au Moyen Age, trad. de l’américain par S. Reinach (Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 333 et sq.). 45 L’auteur valencien anonyme du Dictionnaire des inquisiteurs, publié en 1494, va dans le même sens lorsqu’il écrit, à l’entrée « publiquement » : « En disant « publique », ne diton pas « peuple » ? L’étymologie ne triche pas. Voilà donc un argument contre les allégations défavorables à l’abjuration « devant tout le monde ». Publiquement signifie « devant tout le monde », « face au peuple » » (édition et traduction par L. Sala-Molins, Paris, Galilée, 1981, p. 366). 46 C’est sans doute Philippe Limborch qui, le premier, a insisté sur cette continuité dans son Historia Inquisitionis publiée à Amsterdam apud H. Wetstenium en 1602 : « solemnitas illa olim sermo generalis de fide appellata est. Hodie Actio de fide appellari solet » (p. 368). 41

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sermon va rester, nous l’avons dit, l’une des premières séquences de l’autodafé « moderne », mais la formule utilisée par Torquemada dans ses premières Instrucciones sévillanes de 1484 pour désigner l’autodafé n’est autre que : « sermón de la fe »47. Et l’on retrouve l’expression « el sermón y auto » au beau milieu du XVIe, sous la plume de Fray Antonio de la Carrera, témoin oculaire et même participant actif à l’autodafé de Valladolid de 1559, où il assiste le prédicateur Agustín Cazalla dans ses derniers instants48. Dans ses Observations sur l’Inquisition de Goa publiées en 1611, le Français François Pyrard de Laval parlera encore de l’autodafé en des termes voisins : « On les mène droit en la grande église, ou à Sé, qui est assez près de la prison, et sont là durant la messe et le sermon, auquel on leur fait de grandes remontrances ; après, on les mène au Campo Santo Lázaro, et là on en brûle les uns en présence des autres qui y assistent »49.

II L’enrichissement du concept à la grande époque de l’autodafé général (1559-1680) Il semble, de l’avis de la plupart des historiens - mais les données de comparaison manquent pour la première période - que ce soit la découverte et l’élimination des foyers protestants ou supposés tels de Valladolid et de Séville qui ait donné lieu aux premiers grands autodafés espagnols dans toute la complexité et la solennité du rite. « C’est vraisemblablement après le milieu du XVIe siècle que la cérémonie acquit sa forme normative »,

écrit Michèle Escamilla-Colin50. A Séville, de façon emblématique, c’est à cette occasion que l’on modifia son emplacement : alors qu’ils avaient lieu jadis dans un espace jouxtant la Bibliothèque Colombine, les autodafés eurent lieu désormais place San Francisco51.

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in M. Jiménez Monteserín : Introducción a la Inquisición española, Documentos básicos para el estudio del Santo Oficio (Madrid, Ed. Nacional, 1980, p. 86). Dans tous les textes de Torquemada, il semble que acto ou auto ne soient pas utilisés au sens d’autodafé, mais toujours au sens juridique habituel : « fue acordado [...] que todos los Inquisidores de los dichos Reinos y Señorío sean conformes en la forma de procesar y hacer las otras cosas y autos del dicho Oficio » (p. 106-107) ; « Asimismo acordaron que todas las Escrituras de la Inquisición [...] estén a buen recaudo en sus arcas, en lugar público, donde los Inquisidores acostumbran hacer los actos de la Inquisición [...] (p. 110). Dans son Dictionnaire des inquisiteurs de 1494, l’anonyme valencien ne fait pas figurer d’entrée correspondant à l’autodafé. 48 Cité in Antología de textos. La « Monarquía Católica » de Felipe II y los españoles. Selección de textos y presentación por R. Carrasco y A. Milhou (Paris, Eds. du Temps, 1998, p. 352-56). 49 Discours du Voyage des Français aux Indes orientales, cité in Ch. Amiel - A. Linna : L’Inquisition de Goa..., p. 325. 50 Crimes et châtiments..., p. 88. 51 A. Domínguez Ortiz cite une note de 1611 : « los autos se hacían en las Gradas, a las espaldas del Sagrario, donde por lo largo de la librería se hacía el cadahalso de los penitenciados, y frontero de él, donde se venden lo zapatillos, el tablado de los señores inquisidores, y el

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A) Le noyau sémantique : le sens juridique Si le terme initial dominant était acto de (la) fe, c’est auto qui va s’imposer peu à peu. L’entrée du Tesoro de Covarrubias, nous l’avons vu, est auto de fe. Cabrera de Córdoba, en 1604, utilise le même terme52, ainsi que l’écrasante majorité des relaciones des XVIIe et XVIIIe siècles, dans leur page de titre53. C’est déjà le terme employé par Valdés dans ses Ordenanzas de 156154. L’expression auto de fe est assez souvent abrégée en auto, par exemple chez Juan de Luna, l’auteur de la Segunda parte de Lazarillo de Tormes publiée en 162055. Certains textes continuent pourtant de privilégier la forme aucto, telle cette relation d’un autodafé catalan de 157756, ou plus encore acto : au chapitre V de la première partie du Quichotte, devant les conséquences néfastes de la lecture des romans de chevalerie, le curé propose de faire un autodafé de la bibliothèque du héros : « a fee que no se pase el día de mañana sin que dellos no se haga acto público, y sean condenados al fuego »57.

Et c’est le même terme, accompagné cette fois d’une épithète plus précise58, qui sera utilisé au chapitre XXVI, lorsque sera rappellée la destruction effective de la collection du héros : « Y conociéronle tan bien como aquellos que eran el cura y el barbero de su mismo lugar y los que hicieron el escrutinio y acto general de los libros »59.

Le premier dictionnaire de l’Académie, dans les année 1730, confirmera que dans son emploi juridique, auto est devenu plus fréquent que l’ancienne forme acto,

último que allí se hizo fue el domingo 25 de febrero del año 1549 ». (Autos de fe de la Inquisición de Sevilla (siglo XVII), Sevilla, 1081, p. 59). 52 Cf. J.-M. Delolme : Inquisition : littérature, textualité : éléments de répertoire (Lille, ANRT, 1996, p. 71). 53 Je renvoie à la bibliographie de E. Van der Vekene : Bibliotheca bibliographica « Berichte und Beschreibungen von Autodafé », p. 151 et sq., ainsi qu’à celle F. Bethencourt (L’Inquisition..., p. 517 et sq.). 54 § 42 : « haciéndose en auto público » ; § 62 : « su sentencia se leerá en Auto público » ; § 77 : « el día feriado que se debe hacer el Auto de la Fe » (in M. Jiménez Monteserín : Introducción..., p. 220 et sq.). Toutefois, dans ce texte, le terme auto ne renvoie pas toujours à l’autodafé : « póngase en el proceso el auto en que se manda prender al reo » (p. 201). 55 « Dentro de quince días se hizo auto público en Valladolid » (ibid., p. 223). 56 Exemple cité par D. Moreno Martínez : « huvo gente desde el principio hasta el cabo del aucto, que no se podía pasar por ninguna parte » (« Cirios... », p. 167). 57 Ed. dir. por F. Rico (Barcelona, Insituto Cervantes - Crítica, 1998, t. I, p. 75). 58 L’adjectif « público » est en effet ambigu : il peut s’appliquer aussi bien aux autodafés généraux qu’aux particuliers et même à certains autodafés singuliers, comme y insiste très justement C. Maqueda Abreu : El auto de fe..., p. 70. 59 Ed. F. Rico, t. I, p. 294. Selon une note de cette édition (t. II, p. 282, n. 75.30), Clemencín proposait la lecture « auto ». Il s’agit probablement d’une modernisation arbitraire.

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même si d’après Corominas, les deux termes sont en réalité toujours restés en concurrence sur ce plan, et ce jusqu’à nos jours60. Ajoutons que dès le début du XVIIe siècle, on trouve mentionnée dans le Tesoro de las dos lenguas francesa y española de César Oudin (1607) une expression synonyme que reprendra le Diccionario de Autoridades : auto de Inquisición : « acte public de l’Inquisition où l’on prononce la condamnation à ceux qui ont encouru la peine d’icelle, et d’autres sont absous ou punis selon leur démérite ».

Définition moins louangeuse que celle de Covarrubias, mais qui n’en demeure pas moins très mesurée à l’égard du Saint-Office. Le Vocabolario español e italiano de Lorenzo Franciosini (1620) confirme l’existence de l’expression synonyme dans son entrée auto de fe o de Inquisición, et accentue les précisions concernant l’utilisation de l’espace du jugement à des fins implicitement exemplarisantes : « quando l’Inquisizione fa legger le sentenze in luogo alto e eminente da quelli che sono stati inquisiti »61.

B) Un sens religieux pluriel 1) L’interprétation courante de l’« acte de foi » La plupart des historiens, prenant l’expression « acte de foi » au sens générique de manifestation d’adhésion à la religion catholique, comme on parle d’« acte de dévotion » ou d’ « acte de repentir », ont vu dans l’autodafé la réunion, sous les auspices du Saint-Office, des élites et du peuple, destinée à faire la démonstration d’une même convergence de valeurs et d’intérêts face à ceux qui se sont écartés du droit chemin. Comme le souligne Doris Moreno Martínez, la volonté d’inspirer de la terreur - au centre du discours d’un Peña62 - n’est pas le seul élément qui motive l’autodafé : il y a également une dimension positive de l’appel à l’identité communautaire face à toute forme de déviance religieuse, voire morale63. Cette opposition unanime face à l’hérésie ou se voulant telle est d’ailleurs passée dans la langue sous l’expression « cara de hereje », mentionnée par Deleito y Piñuela dans La vida religiosa española bajo el IV Felipe, pour désigner « un rostro de expresión torva y sombría ».

60 « En la acción judicial, se halla « acto » como sinónimo de « auto » desde Alfonso el Sabio hasta hoy mismo ». (Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, con la colab. de J. A. Pascual, Madrid, Gredos, 1980). 61 Les deux expressions concurrentes sont encore citées par Mme d’Aulnoy à la fin du XVIIe siècle et par Esteban Terreros y Pando dans son Diccionario castellano con las voces de Ciencias y Artes y sus correspondientes en las tres lenguas francesa, latina e italiana (Madrid, Viuda de Ibarra, 1786-93) : « Auto de Inquisición o de Fe ». 62 « Aucun doute que d’instruire et de terroriser le peuple avec la proclamation des sentences, l’imposition des sacs bénis, etc., ne soit une bonne action » (Le manuel de Inquisiteurs, éd. et trad. L. Sala-Molins, Paris, Albin Michel, 2001, p. 218). 63 « Una apacible idea de la gloria. El auto de fe barroco y los escenarios simbólicos », in Manuscrits. Revista de Historia Moderna, 1999 (17), p. 175.

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Le serment collectif, autrement appelé « protestación de fe »64, qui, dans une phase initiale de l’autodafé, symbolise l’adhésion du public à l’orthodoxie, rend bien compte de cette signification. Et c’est sur elle que fait encore porter l’accent Mme d’Aulnoy, à la fin du XVIIe siècle65, soulignant la participation des monarques à ces cérémonies - présence en réalité distribuée au compte-goutte, même sous les Habsbourg -, à raison d’une ou deux fois par règne seulement66 : « Les actes généraux de l’Inquisition en Espagne [...] passent parmi les Espagnols pour une cérémonie religieuse, dans laquelle le Roi Catholique donne des preuves publiques de son zèle pour la religion »67.

Cette fonction religieuse est donc indissociable d’une dimension sociale et même politique : réaffirmation de l’unité de la communauté face aux réprouvés. Ainsi, pour Werner Thomas, le rôle « socialisateur » de l’autodafé prime sur tout autre68 : à ce sujet, il faudrait insister sur l’humiliation que constitue, en tant que telle, quelle que soit la peine encourue, toute comparution en autodafé. Mais à mes yeux, cette dimension de contrôle social n’est pas première : elle est surtout la manifestation a posteriori de l’ancrage du Saint-Office dans la société espagnole. 2) La référence au Jugement dernier En arrière-plan à la cérémonie, figure également la référence au Jugement dernier, explicite non seulement dans de nombreux sermons d’autodafés, mais perceptible aussi dans le déroulement du rite lui-même. C’est Maureen Flynn qui, la première, a attiré l’attention sur la dimension escatologique de l’autodafé69, soulignant qu’elle compta pour beaucoup dans son succès70. Ainsi, des détails tels que les coffres richement décorés renfermant les sentences destinées à être lues ne sont pas sans évoquer un célèbre passage de l’Apocalypse 20,12 :

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cf. M. Jiménez Monteserín : « Modalidades y sentido histórico del auto de Fe... »,

p. 584. 65

« Le 30 juin, il y eut à Madrid un « auto de inquisición, c’est à dire une exécution générale des Juifs ». (Mémoires de la Cour d’Esp, cité par M. Escamilla-Colin : Crimes et châtiments..., p. 58). 66 F. Bethencourt le souligne justement, p. 247. Philippe II déclare à ce propos à un de ses secrétaires : « es cosa de ver, para los que no lo han visto » (cité par J. Pérez : Crónica de la Inquisición en España, Barcelona, Eds. Martínez Roca, 2002, p. 344). 67 Cité par M. Escamilla-Colin : Crimes et châtiments..., p. 59. 68 Los protestantes y la Inquisición en España en tiempos de Reforma y Contrarreforma (Leuven Univ. Press, 2001, p. 36-37 et passim). J. B. Given formulait déjà la même opinion concernant l’Inquisition médiévale (Inquisition and medieval society, Ithaca - New York - London : Cornell Univ. Press, 1997, p. 90). 69 « Mimesis of the last judgment : The spanish Auto de fe » (16th Century Journal, XXII (2), 1991, p. 281-97). 70 Celle-ci juge superficielle l’argumentation de Lea selon qui le spectacle attirait avant tout en raison de son faste.

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« Et je vis les morts, les grands et les petits, debout devant le trône, et des livres furent ouverts ; un autre livre fut ouvert : le livre de vie, et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d’après ce qui était écrit dans les livres »71.

D’une façon générale, dans l’autodafé comme au confessionnal, l’âme est soumise au jugement d’un juge transcendant : Maureen Flynn, citant Ricœur, rappelle que c’est l’image du tribunal qui a configuré l’expérience du mal en Occident. Deux groupes opposés de condamnés se partagent ainsi la scène : tandis que les relajados, remis au bras séculier, quittent l’échafaud par la gauche pour être conduits au bûcher, les reconciliados sortent par la droite pour abjurer. Un théoricien tel que Luis de Páramo explicite cette composante : il s’agit d’une anticipation du Dernier Jour, où le Dieu justicier séparera les bons des méchants. Comme y insiste Jaime Contreras : « El auto de fe, si algo demostraba, era una visión terrestre de la paruxia final, la de aquel momento terrible, el del último día »72.

3) L’interprétation polémique des auteurs du Reginaldus Montanus (1567) Toutefois, les auteurs anonymes de l’un des tout premiers pamphlets anti-inquisitoriaux, le Reginaldus Montanus, publié en latin à Heidelberg en 1567 et bientôt traduit en plusieurs langues, interprètent l’expression « acte de foi » dans un autre sens. Dans ce texte dû semble-t-il à deux « luthériens » espagnols réchappés de l’autodafé sévillan, Casiodoro de Reina et Antonio del Corro, l’interprétation, au sens fort du terme, de l’expression autodafé s’accompagne de la conscience d’une distorsion volontaire à visée polémique : « on l’appelle action ou acte de foi (couramment auto), et non sans raison, car dans cet acte, la foi des prisonniers est explorée jusqu’au tréfonds, que soit niée publiquement et par un témoignage très solennel la vérité divine, ou bien qu’elle soit énergiquement confessée, telle qu’elle est et avec la même solennité, en présence de tout le peuple qui accourt en masse à ce spectacle. Que les Pères de la foi interprètent le terme comme ils veulent, nous autres choisirons l’interprétation le plus en accord avec les résolutions divines »73. 71

Je donne la traduction de la TOB (Paris, Alliance Biblique Universelle - Le Cerf,

1988). 72

« Fiesta y auto de fe... », p. 81, et p. 88. J. Contreras rappelle que la veille de l’autodafé, a lieu la procession des justes, celle de la Croix Verte, depuis le siège du Tribunal jusqu’à l’échafaud, à laquelle s’oppose la procession des réprouvés, revêtus de leurs sambenitos. L’auteur anonyme d’une Relación de l’autodafé de Valladolid de 1559 fait déjà référence au Jugement dernier, référence motivée par l’afflux d’une population bigarrée : « [...] la plaza, calles, tejados i ventanas del pueblo estaban tan llenas de jentes de diversas Naziones i tan congregados, que parezia propio retrato del Juizio » (cité par D. Moreno Martínez : « Cirios... », p. 161). 73 « Actionem sive Actum fidei (Auto vulgo vocant) neque inmerito, quando in ea actione vinctorum fides ad ipsas usque faeces explorata aut abnegata publico ac longe sollemnissimo testimonio Dei veritate aut eadem sollemnitate strenue asserta ob oculos universi populi ad spectaculum certatim concurrenti, qualis re vera fuerit, sese prodit. Interpretentur nomenclaturam suam Patres fidei, ut voluerint, nos hanc interpretationem, quae divino utique

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4) La remotivation par l’étymologie de Fray Pedro de Herrera (1665) Dans une perspective opposée et à une date beaucoup plus tardive, le Dominicain Fray Pedro de Herrera, relatant l’autodafé de Cordoue du 29 juin 1665, s’attache en préambule à remotiver le terme « Auto » au moyen de ce qu’il prétend être son étymologie : « Esta voz Auto, aunque según la práctica de su inteligencia común significa pronunciación y expresión del decreto judicial [constat tout à fait pertinent], no se dará por agraviada de mi pluma, si [...] le descubre en el verbo Augeo un abalorio [une verroterie], pues al fin significa augmentarse [...], con que esta voz Auto [...] quiere decir augmento y Auto General, augmento universal de todos »74.

Herrera va faire feu de tout bois : la remotivation d’auto par sa pseudo-origine -augeo - va lui permettre de distinguer plusieurs types d’« accroissements » dont l’autodafé est la manifestation : 1) « Lo primero lo es de la Fe, porque no hay ligaduras de prisionero, despojos de subyugado, ni cenizas del vencido, que siendo adorno del Carro, no sean augmento del triunfador. [...] Un Auto de Fe, en que sus sagradas plantas huellan errores y en que sus rayos desvanecen sombras, brilla augmento a la luz de triunfo y vuela más el triunfo, mientras lleva más peso de cadenas el carro ».

Au moyen d’une rhétorique très imagée et très ampoulée, fondée notamment sur l’utilisation systématique de l’antithèse, l’auteur affirme donc que l’autodafé a pour premier effet de grandir la foi en assurant son triomphe sur l’Hérésie. 2) « Significa lo segundo esta voz Auto, augmento de el Tribunal del Santo Oficio, lo uno porque se augmentan los méritos con el celo, vigilancia y afán de sus ministros, lo otro, porque en día que su ambidiextra judicatura ofrece con una mano la Oliva y con otra esgrime la Espada crece a dos manos su estimación, por el lado de la rama verde su misericordia, augmentando en el arrepentido la esperanza del perdón, crece su justicia, cuando en la hoja vengativa imprime con los moldes del terror, para convencer a el protervo [...] ».

Le rappel de l’emblème de l’Inquisition - d’un côté, le rameau d’olivier, symbole (tout théorique) de clémence75, de l’autre, l’épée, symbole de justice - lui permet consilio est affinior, recipiemus » (je traduis, citant d’après l’édition latin-espagnol procurée par N. Catrillo Benito : El « Reginaldo Montano », primer libro polémico contra la Inquisición española, Madrid, CSIC, 1991, p. 306-07). 74 Auto General de la fe laureadas las triunfadoras sienes de la religión católica... celebrado en Córdoba Lunes veinte y nuebe de junio de los Apóstoles y Príncipes de la Iglesia S. Pedro, y S. Pablo, in R. Gracia Boix : Autos de fe y causas de la Inquisición de Córdoba (Córdoba, Pub. de la Excma. Diputación provincial, 1983, p. 451-52). 75 Il est vrai qu’à l’époque médiévale, avant la proclamation des sentences, l’autodafé débutait par la commutation des peines de personnes antérieurement condamnées, de façon à donner une image miséricordieuse de l’institution, comme le rappelle J. Buchanan Given (Inquisition and medieval society..., p. 73 et sq.).

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de développer l’argument selon lequel l’autodafé accroît les mérites des juges inquisitoriaux mais aussi de leurs condamnés (leur condamnation, plus ou moins sévère, est prononcée dans tous les cas pour le bien de ces derniers). Notre Dominicain a bien saisi à quel point l’autodafé est la grand-messe de l’Inquisition, à quel point il cristallise une démonstration de force à visée d’exaltation de la Foi et d’auto-propagande, d’autant plus soignée que les inquisiteurs locaux, pour qui l’autodafé sert aussi de bilan d’activité (annuel voire bi-annuel, aux plus forts moments de la répression), ont toujours des comptes à rendre à l’instance dirigeante, la Suprema. 3) « Es también un Auto para todos los Fieles Católicos, augmento de su honor, de su firmeza y de su confianza, de su honor en la justa venganza, con que se ve desagraviada la religión que profesa en la firmeza, pues más áncoras de fidelidad debe fijar en su ley, cuando ve sufridos por Dios tan abominables y enormes delitos contra Dios ».

Herrera en vient à dire à présent que l’autodafé rejaillit sur toute l’assemblée des catholiques, réconfortés non seulement dans leur foi, mais dans leur honneur, une notion dont on sait les puissants échos dans l’Espagne du Siècle d’Or. Au terme de cette gradation, Herrera récapitule en une formule synthétique son propos en forme de triptyque : « Siendo pues un Auto General un augmento universal, de la Fe, para sus triunfos, del Tribunal para sus veneraciones, y de todos los católicos para sus honores, firmezas y confianzas ».

C) L’essor du sens théâtral : auto de fe et auto sacramental Comme le souligne Jean Canavaggio, le théâtre primitif espagnol, au XVIe siècle, bénéficiait d’une dénomination variée : auto, coloquio, égloga, ou encore farsa ; mais à partir des années 1575-80, une ligne de partage tend à réserver auto à des sujets religieux76, actualisant en cela un des sens anciens du terme, puisque selon Corominas, auto a très tôt désigné une composition dramatique à caractère biblique ou allégorique77. Dans le Códice de autos viejos, ensemble hétérogène d’une centaine de pièces,

76 « Introduction générale », in Théâtre espagnol du XVIe siècle, pub. sous la dir. de R. Marrast (Paris : Gallimard (Pléiade), 1983, p. XIX, n. 2). P. Teyssier rappelle qu’en portugais, du moins au début du XVIe siècle, auto avait une signification théâtrale plus étendue qu’en Espagne, désignant toute pièce de théâtre, qu’il s’agisse de moralité religieuse, de comédie romanesque ou même de farce populaire : Gil Vicente appelle ainsi « autos » toutes ses pièces (ibid., p. 881, n. 1). Le terme auto est également passé en italien sous sa signification théâtrale, selon S. Battaglia (Grande Dizionario della lingua italiana, Unione Tipografica-editrice Torinese, 1961) : « Dramma sacro in un atto, di origine spagnola e portoghese ; sacra rappresentazione ». 77 Dès 1300 environ. Toutefois, selon J. Canavaggio, il semble qu’il n’y ait pratiquement pas eu de théâtre religieux castillan au Moyen Age, ni d’ailleurs véritablement de théâtre profane (« Introduction générale... »). Dans le Tesoro de Covarrubias, cette acception figure clairement : « la representación que se haze de argumento sagrado, en la fiesta de Corpus Christi y otras fiestas ».

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généralement anonymes, composées dans la seconde moitié du XVIe siècle à partir de situations empruntées à la Bible ou à la vie quotidienne, l’action conduit le spectateur de la simple curiosité à l’acte de foi78. Certaines de ces œuvres, habituellement en un seul acte, constituent les premières ébauches d’auto sacramental, un genre centré sur l’eucharistie qui s’affirme en même temps que le théâtre profane, alors qu’on voit se répandre les premières troupes d’acteurs professionnels79. On ne peut qu’être frappé par l’homonymie entre l’autodafé au sens ou nous l’entendons et l’intitulé d’une courte pièce de Timoneda à la gloire du Saint-Sacrement publiée à Valence en 1575 : Aucto de la fe80. Elle témoigne probablement, en tant que telle, d’une assimilation partielle, tout au moins de la conscience d’une appartenance à une même famille d’événements. Car une véritable parenté existe entre ce type de spectacles et les autodafés : - tous deux ont lieu un jour férié (officiellement depuis les Ordenanzas de Valdés, mais sans doute déjà avant, ce qui constitue une autre différence avec l’Inquisition italienne), et il n’est pas rare que les autodafés aient lieu le jour même du Corpus Christi81. Du reste la procession de la Croix Verte qui a lieu la veille de l’autodafé, voire celle qui conduit les condamnés jusqu’à l’échafaud82, passe souvent par le même itinéraire que celle du Corpus. - l’espace utilisé est fréquemment le même : la place publique, sorte de « corral de comedias de grandes dimensiones », selon Doris Moreno Martínez83, avec ses 78

J. Canavaggio, ibid., p. LI. L’adjectif sacramental semble dater du XVIIe siècle et n’est pas encore mentionné par Covarrubias. L’auto sacramental a été la clé de voûte de l’organisation financière du théâtre espagnol, comme l’a montré M. Bataillon, dans la mesure où les pièces étaient le plus souvent commandées et financées par les municipalités (« Essai d’une explication de l’Auto sacramental », Bulletin Hispanique, vol. XLII, juillet-septembre 1940, p. 193-212). Il est très difficile de dater la naissance du genre : pour F. González Ollé, la Farsa sacramental en coplas au nom de Fernán López de Yanguez, composée vers 1520, en serait l’un des tous premiers exemples, car elle réunit les deux principales composantes : motif eucharistique et traitement allégorique. (« El primer auto sacramental del teatro español », Segismundo, n°5-6, 1967, p. 179-84). Dans la péninsule ibérique, jamais peut-être l’influence réciproque du profane et du sacré ne fut aussi forte qu’au théâtre. Les deux types de spectacles, d’ailleurs, furent soumis à une étroite surveillance inquisitoriale. Je renvoie sur ce point à l’instructif article de J.- L. Fleckniakoska : « Spectacles religieux dans les « Pueblos » à travers les dossiers de l’Inquisition de Cuenca (1526-1588) » (Bulletin Hispanique, LXXVII, 1975, p. 269-92). 80 Je renvoie à la notice de J. Canavaggio consacrée au Códice de autos viejos, in Théâtre espagnol du XVIe siècle..., p. 929 et sq. Le personnage de la Foi sera l’une des figures typiques de tout auto sacramental. Déjà, une pièce de Gil Vicente portait un nom semblable : Auto da Fe. 81 Cf. D. Moreno Martínez : « una apacible idea de la gloria... ». 82 M. Jiménez Monteserín cite l’exemple de Tolède : « Modalidades... », p. 565. 83 Les autos sacramentales ont parfois été joués dans les corrales de comedias (apparus seulement dans le dernier tiers du XVIe siècle), à la fin du XVIe siècle et au XVIIe siècle, notamment pendant les périodes de deuil où les pièces profanes étaient interdites (cf. B. Wardropper : Introducción al teatro religioso del Siglo de Oro (La evolución del Auto sacramental 1500-1648), Salamanca, Revista de Occidente, 1967). En revanche, l’échafaud des autodafés généraux est fixe : D. Moreno Martínez précise que ses dimensions étaient généralement immenses : 38/30 m pour l’autodafé de Cordoue de 1655, 40/33 m pour celui de Grenade de 79

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balcons, ses fenêtres, en tout cas un espace à ciel ouvert où sont présentes les autorités civiles et religieuses. On observe, du reste, une évolution parallèle (quoique décalée dans le temps) concernant le déplacement du « lieu scénique » de l’intérieur vers l’extérieur. A Séville, au XVIe siècle, on représentait des œuvres liturgiques inspirées de la Fête-Dieu dans la cathédrale, avant qu’elles ne soient jouées sur la place publique84. De même, alors qu’un Lope de Rueda, qu’admirerait tant Cervantes, se contente de quelques tréteaux dans une cour d’auberge, les autos religieux réclament des dispositifs plus ambitieux85 : dès l’époque de Sánchez de Badajoz, l’habitude consiste à les mettre en scène sur des chars mobiles, et ce sera le plus souvent le cas pour les autos sacramentales, comme l’illustrent les croquis de l’ann. II. Cette mobilité constitue certes une différence par rapport à la fixité de l’échafaud destiné à l’autodafé, comme le souligne Bethencourt86, mais cette distinction doit être nuancée par la similitude de la disposition des cérémonies qui se déroulent à la Cour : lors des autodafés, on avait coutume d’édifier l’échafaud parallèlement au palais, de façon à permettre au roi et aux autorités installés aux fenêtres des étages élevés de bénéficier d’une vue plongeante, et l’on observe une orientation identique pour l’auto sacramental87. - d’un point de vue visuel, la richesse croissante des ornements du tablado des Inquisiteurs (avec surenchère de tapisseries, de soies, de velours brodés d’or et d’argent) et la variété des nuances de leurs vêtements, face à la sobriété de l’estrade des condamnés (revêtus malgré tout de sambenitos aux dominantes jaunes et rouges, et munis de cierges blancs ou verts) offre une richesse chromatique qu’on retrouve de plus en plus fréquemment au théâtre, à mesure que l’on avance dans le Siècle d’Or (à l’époque de Lope, on dit encore fréquemment « oír la comedia », tandis que chez un Calderón, s’imposera la dimension visuelle liée à l’emploi d’une machinerie complexe de tramoyas). - d’un point de vue dramatique, il y a bien entendu une différence fondamentale, qu’il convient de rappeler : comme le souligne Bethencourt, les acteurs de l’autodafé ne le sont pas au sens propre du terme ; « ils ne font pas de répétitions : pour eux, le spectacle est définitif et unique. Les seuls acteurs permanents sont les inquisiteurs eux-mêmes, qui cumulent ce rôle avec celui de metteurs en scène »88. Mais on constate l’exploitation, dans les deux cas, d’un ressort d’ordre théâtral : dans l’autodafé, même quand aucun imprévu ne vient troubler l’ordonnance, on garde habituellement les « pires » hérétiques pour la fin, de façon à maintenir la tension et à s’assurer par ce crescendo l’assistance du public jusqu’au terme. - enfin, le contenu religieux et même théologique n’est pas sans rapport : même lien étroit avec l’office divin, même exaltation de la foi catholique (le jour du Corpus

1672. Quant aux tablados édifiés sur l’estrade, ils pouvaient atteindre de 7 à 9 m, parvenant à la hauteur des premiers balcons. (« Cirios... », p. 151). 84 B. Wardropper, dans son Teatro religioso del siglo de oro..., précise que si l’on a continué à représenter des pièces dans les églises, au XVIIe siècle, c’étaient surtout des comédies de collégiens ou des divertissements pour religieux. 85 J. Canavaggio : « Introduction générale... ». 86 L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 298. 87 Ibid., p. 252. 88 Ibid., p. 249.

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constituant un moment clé de l’année liturgique), avec cette différence que l’autodafé passe avant tout par la négation de l’hérésie, alors que l’auto sacramental, centré sur un élément spécifique du dogme89, aura un contenu fondamentalement positif90. Dans la pièce de Timoneda que j’évoquais plus haut, la tonalité du propos n’est pas sans rappeler l’univers inquisitorial, quand par exemple la Justice s’adresse à l’Homme repentant : « J’arrête que tu as purgé la peine encourue par ta malice et que tu dois recevoir la communion. Quant au Monde, qui vend le pain interdit par Dieu, j’arrête qu’il soit, avec son associé Satan, soumis à la torture et jeté au feu éternel »91. Pour Calderón, l’auto sacramental n’est rien d’autre qu’un sermon mis en scène pour frapper le peuple. Comme l’observe Michèle Escamilla, « Si dans l’auto sacramental, l’espace scénique devenait en quelque sorte espace liturgique, dans le sermon de l’autodafé [et j’ajouterais, dans l’autodafé dans son ensemble], s’opérait le glissement inverse : l’espace liturgique devenait aussi espace scénique »92.

III L’autodafé comme emblème de barbarie : dérives interprétatives et significations polémiques (fin XVIIe- XIXe siècle) A) L’autodafé, spectacle païen L’époque de l’épanouissement maximal du rite correspond paradoxalement à son déclin, d’abord pour des raisons de coût93. Comme l’écrit Dedieu,

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Ce trait le différencie des moralités françaises ou anglaises. Selon M. Bataillon, l’auto sacramental n’est pas fait pour lutter contre l’hérésie protestante et ces pièces contiennent très peu d’allusions à la Réforme ; il est le fruit non pas de la Contre-Réforme, mais de la Réforme catholique qui veut instruire le peuple : les autorités religieuses se contentent d’épurer et de contrôler une tradition antérieure. B. Wardropper va dans le même sens (Introducción al Teatro religioso..., notamment p. 114), tout en précisant très justement que l’histoire du genre est fortement liée au contexte tridentin (le décret sur la vénération de l’Eucharistie date de 1551). 91 Je cite dans la traduction de J. Canavaggio, in Théâtre espagnol du XVIe siècle... 92 Crimes et châtiments..., p. 116. 93 Je renvoie à l’article de M. I. Pérez de Colosio Rodríguez : « Los gastos en el auto de fe inquisitorial », ainsi qu’à M. V. González de Caldas : El poder y su imagen. La Inquisición Real (Univ. de Sevilla, 2001, p. 232 et sq. : « En el siglo XVI era un espectáculo habitual, mientras que se contemplará en contadas ocasiones en el siglo XVII, quizás una vez en cada generación », p. 232). Ainsi, à Séville, il n’y eut au XVIIe siècle que 4 autodafés généraux, alors qu’il y en avait eu un voire deux par an pendant la période 1559-1599. L’auteur cite une lettre d’avril 1690 adressée par la Suprema à Charles II lui faisant part de « l’impossibilité de célébrer les autodafés avec le cérémonial et la solennité d’antan » (« la imposibilidad de celebrar los autos con el ceremonial y la grandiosidad de los antiguos ») (cité p. 234). L’arrogance des inquisiteurs, soucieux de manifester leur ascendant sur toute autre institution à travers l’autodafé général, constitue une autre explication du déclin : des couches de plus en plus larges, même au sein des élites, l’acceptaient de plus en plus mal (ibid., p. 235 et sq.). Etant donné le lien entre relajación et autodafé general, on peut penser, comme le suggère Lea (Historia de la Inquisición española..., t. II, p. 347), que le déclin de ce dernier n’a pas été sans répercussions sur le taux des condamnations à mort. 90

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« Ce que l’auto général gagne en somptuosité, il le perd en fréquence »94.

A partir de la fin du XVIIe siècle, en Espagne, ce déclin entraîne une modification de la perception de l’autodafé : la signification théâtrale se renforce au détriment des autres, mais dans un sens mondain. La solennité originelle est encore présente lors du dernier grand autodafé de 1680 à Madrid, en présence de Charles II et de sa jeune épouse, comme en témoigne le célèbre tableau de Francisco Rizi95, mais déjà, une représentation de l’autodafé sévillan de 1660 suggère que cette solennité n’est plus toujours perçue96. Si l’autodafé est devenu un spectacle, comme y insiste Henríquez dans son Thesaurus utriusque linguae hispanae et latinae de 1679 : auto de Inquisición : « publicum fidei spectaculum, publica quaesitorum fidei sententia pronunciata, dicta, lata in Haereticos in fidei desertores »,

c’est une cérémonie publique de moins en moins attrayante et en concurrence avec d’autres cérémonies97. A l’étranger, par contre, sous l’effet de la légende noire, le sens théâtral de l’autodafé s’infléchit dans une autre direction : celle de spectacle barbare par excellence. Cet aspect constitue un angle d’attaque privilégié du Reginaldus Montanus : les auteurs parlent, dès 1567, de « sollemnem victimam » (sacrifice solennel), de « spectaculum », de « triumphus » (« actus trumphales ob Lutheranos » : actes triomphaux à l’encontre des Luthériens). A travers diverses allusions à l’autodafé, Voltaire sera l’un des plus éminents représentants de ce courant parvenu à son apogée à l’époque des Lumières. Ainsi, dans un célèbre chapitre de Candide (1759)98, l’autodafé est doublement assimilé à une manifestation de paganisme : 1) rabaissé au rang de jeux du cirque (l’expression « donner au peuple un bel auto-da-fé » n’est que la traduction du latin « munus dare populo », façon de souligner les contradictions d’une religion qui prétend justement aller à l’en94

L’Administration de la foi..., p. 276. Je renvoie au commentaire minutieux de M. V. Caballero Gómez : « El Auto de Fe de 1680. Un lienzo para Francisco Rizi » (Revista de la Inquisición, 1994 (3), p. 69-140). 96 Cette représentation, attribuée à Fernando de Herrera el Mozo, est reproduite par M. V. González de Caldas : « Nuevas imágenes del Santo Oficio en Sevilla : el auto de fe », in A. Alcalá y otros : Inquisición española y mentalidad inquisitorial (Barcelona, Ariel, 1984, p. 23765). Selon A. Domínguez Ortiz : « Un siglo después de los autos de 1559-62 el clima de excitación religiosa se había apaciguado bastante, y la mayoría de los autos eran, para el tribunal, un incidente en la rutina administrativa, y para los sevillanos un episodio con escasa incidencia en la vida de la ciudad » (Autos de la Inquisición de Sevilla..., p. 56). 97 Dans le tableau sévillan cité plus haut et même dans celui de F. Rizi, on perçoit, selon M. V. González de Caldas, « el divorcio, la falta de comunicación, de resonancia, entre lo que acontece en la ceremonia, incluidos sus oficiantes - que están en lo suyo - y el público que la contempla » (El poder y su imagen..., p. 240-41) ; « La ceremonia litúrgica del Auto de Fe general terminaría resultándole cansada y monótona » (p. 241). En 1729, le tribunal de Séville se plaindra d’un tel déclin et de la concurrence d’autres cérémonies : « van perdiendo el respeto del pueblo que las compara desventajosamente con las exhibiciones públicas de la Audiencia y de las autoridades civiles » (cité p. 241). 98 Candide, ch. VI. 95

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contre des cruautés du paganisme ; 2) perçu comme un sacrifice destiné à apaiser la divinité en colère - notons-le au passage, Voltaire touche ici du doigt un des sens profonds de l’autodafé : selon Maureen Flynn et Francisco Bethencourt, le coupable livré au bras séculier joue le rôle de victime expiatoire afin de laver la tache dont il a souillé la société99 ; 3) assimilé à une recette de magie (« le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu en grande cérémonie, est un secret infallible pour empêcher la Terre de trembler ») : habileté de plume qui consiste à attribuer aux inquisiteurs une mentalité de sorciers, quand ils prétendent faire de la sorcellerie une de leurs cibles... Jaime Contreras s’interroge sur les raisons qui ont fait que la dénonciation de l’autodafé chez les Encyclopédistes n’a pas porté également sur les châtiments publics effectués avec une cruauté non moins grande par les justices civiles européennes100. Il croit relever chez Voltaire un certain préjugé commun à beaucoup d’ilustrados101. Pourtant, par-delà le discrédit croissant non seulement de l’Inquisition102 mais de l’Espagne en général sous l’effet de la légende noire, ce rejet est logique : c’est son lien avec la sphère religieuse et la forme spectaculaire que revêtait ce lien qui rendait sans doute l’autodafé totalement inacceptable aux yeux des Lumières, et qui allait faire de Goya, influencé par ces dernières, le premier espagnol à peindre des scènes d’Inquisition sous un jour critique. B) L’autodafé identifié au bûcher Cette inflexion générale s’accompagnera le plus souvent d’une identification assez systématique de l’autodafé à une exécution par le feu : évolution qui repose sur une falsification partielle de la réalité, fruit d’une dérivation par métonymie. Semifalsification, car s’il est vrai que l’exécution par le feu (avec strangulation préalable dans le cas des repentis) n’a jamais fait partie de l’autodafé au sens strict et ne se déroulait pas au même endroit que lui, et s’il est vrai par ailleurs que les autos particulares conduisaient rarement à des condamnations à mort, il était rare qu’un autodafé général ne s’achève pas par quelque exécution103. Dans le célèbre tableau de Pedro Berruguete, « l’autodafé présidé par Saint Dominique de Guzmán » peint vers 1495, qui, conformément à la peinture narrative 99 Respectivement : « Mimesis of the last judgment... » et L’inquisition à l’époque moderne..., n. 84, p. 491. A l’inverse, l’abjuration, pour ceux qui échappent au bras séculier, est un rite de réintégration dans l’Eglise et la société (ibid., p. 274). 100 « Fiesta y auto de fe... », p. 82. Sur ce point, il faut renvoyer au grand ouvrage de M. Foucault : Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975). 101 « Fiesta y auto de fe... », p. 85. 102 En français, le terme inquisiteur perd le sens positif de « personne qui fait des recherche, des études minutieuses » qu’il pouvait avoir chez Rabelais : l’acception péjorative d’Inquisition est attestée dès la fin du XVIIe siècle dans le Dictionnaire de Bayle (1686), selon Le Dictionnaire hitorique de la langue française. 103 Bien entendu, cet aspect a été nié par les partisans de la légende rose. L’exemple suivant se fonde précisément sur l’interprétation de l’expression auto de fe : « jamás había tales carneros, que son cuentos inventados por la calumnia... Si los autos de fe hubieran sido quemas de herejes, se les llamaría autos de fuego, de muerte, o de ejecución y no de fe (ceremonia en que se hace profesión de fe) » (La Inquisición fotografiada por un amigo del pueblo, Barcelona, 1874, texte cité par C. Maqueda Abreu : El auto de fe..., p. 188).

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de son temps, est une représentation synoptique d’événements qui se sont déroulés en des temps et des lieux différents, c’est tout naturellement que sont associées, seulement séparées en deux espaces sensiblement égaux par un axe horizontal, la lecture des peines et, dans la partie inférieure, l’exécution des condamnés remis au bras séculier104. Les toutes premières relaciones évoquant le sort des victimes du Saint-Office, alors quasi exclusivement judéo-converses, vont dans le même sens. Dans celle que voici, datée de 1488, tout le processus est retracé d’une façon qui fait froid dans le dos : « En veinte cinco días del mes de Julio, día de Santiago, año de mil y quatro cientos ochenta y ocho años fue fecho un acto de la sancta inquisición en que sacaron a quemar veinte hombres y diez y siete mugeres. Sacáronlos de la forma que ya es dicha que a los otros avían sacado, atados y con sanbenitos amarillos de lienço e coroças en las cabeças ; e fueron traydos a la plaça ; e los pusieron en un cadahalso ; e allí fueron leydos todos los proçessos que hizieron contra nuestra sancta fe catholica ; e los publicaron por herejes ; e los entregaron a la justicia seglar. E de allí fueron llevados a la vega, adonde fueron quemados ; que no quedó memoria de güesso de ellos ; y assí fenesçieron ellos y sus heregías con ellos »105.

Et tout en adoptant un point de vue opposé, Hernando del Pulgar, chroniqueur des Rois Catholiques d’origine conversa, qui fut l’un des rares, à la Cour, à émettre des protestations en termes à peine voilés, insiste sur les mêmes éléments : « Algunos de los parientes de los presos e de los condenados notificaron al Rey e a la Reyna que aquella ynquisiçión e execuçión no se hacía en la forma que devía ser fecha por justiçia »106.

A des dates plus tardives, bien des relaciones, même lorsqu’il ne s’agit pas de commandes officielles, mettent tout naturellement l’accent sur la partie « exécution »,

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Je renvoie à l’article de P. Civil : « L’Auto da fé présidé par Saint Dominique de Guzmán de Pedro Berruguete », in Autour de l’Inquisition. Etudes sur le Saint-Office. Sous la dir. de R. Amran (Univ. de Picardie, Indigo, 2002), notamment p. 64. Civil rappelle que la confusion des espaces s’accompagne parallèlement d’une confusion des époques : la présence de saint Dominique situe la scène au début du XIIIe siècle, et les hérétiques sont clairement des Albigeois, mais le dispositif cérémoniel est conforme à l’Inquisition moderne et les costumes des personnages sont de la fin du XVe siècle. Confusion délibérée à fonction de propagande, destinée à légitimer l’action du Saint-Office par le rappel de sa première époque et à affirmer la prééminence des Dominicains. M. Scholz-Hänsel, pour sa part, rappelle que dans cette version primitive de l’autodafé, la représentation des masses est pratiquement absente, à l’inverse de ce que l’on trouvera dans le tableau de Rizi de 1683 (« Propaganda de imágenes al servicio de la Inquisición. El auto de fe de Pedro Berruguete en el contexto de su tiempo », Norba-Arte, 1992 (12), p. 71). 105 Cité par F. Fita : « La Inquisición toledana... », p. 305. 106 Crónica de los Reyes Católicos por su secretario Fernando del Pulgar, versión inédita, ed. y estudio J. de Mata Carriazo (Madrid, Espasa-Calpe, 1943, t. I, cap. CXX, p. 439 : je souligne). Notons que ce chapitre ne figure pas dans la version imprimée au XVIe siècle. Chez Pulgar, l’expression auto de fe ne semble pas utilisée.

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qui constitue le clou du spectacle, alors qu’il s’agit en principe d’un événement second, annexe. Il en va ainsi dans le récit de l’autodafé tolédan de 1562 rédigé par l’érudit humaniste Sebastián de Horozco, le père de l’auteur du Tesoro107. Et ce lien entre autodafé général et bûcher, facilité par la férocité de la répression dans les premières décennies, semble être resté vigoureux dans les imaginaires à une époque où le nombre de condamnations à mort avait beaucoup baissé. Du reste, il n’y a sans doute pas que des raisons morbides qui puissent expliquer ce trait dans lequel le grand Unamuno croyait reconnaître une constante typiquement espagnole. Comme le souligne Maureen Flynn, ces flammes étaient comme un rite de passage vers la damnation éternelle et voir brûler un hérétique revenait à jeter un œil dans l’enfer108. Rien d’étonnant malgré tout qu’à l’étranger, l’autodafé, assimilé à une exécution, ait pris durablement sa place de symbole privilégié de la barbarie inquisitoriale : Jean-Michel Delolme souligne avec raison qu’au sein de notre mythologie de l’Inquisition, « la palme revient de loin à l’autodafé »109. Par extension, il finira par symboliser toute forme de barbarie idéologique. Par un second processus métonymique, le concept d’autodafé s’étendra à toute forme de destruction par le feu. Le lien entre activité inquisitoriale et action de brûler est implicitement reconnu dans la langue espagnole dès la fin du XVIIe siècle, comme l’atteste l’expression mentionée par Autoridades : Hacer inquisición : « Phrase que analógicamente significa quemar algunas cosas : como papeles, versos o libros »110...

Plus tard, au début du XIXe siècle en France111, au début du XXe en Espagne112, les termes autodafé ou auto de fe prendront eux-mêmes la signification que l’on trouve déjà, exceptionnellement et à titre métaphorique, sous la plume de Cervantès : celle de « bûcher de livres » qu’on retrouvera dans le célèbre roman d’Elias Canetti traduit en français sous le titre Autodafé113. C’est d’ailleurs le seul sens du terme autodafé ou de ses équivalents toujours en vigueur dans nos langues européennes.

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Ce texte figure dans l’Antología de textos. La Monarquía Católica de Felipe II..., p.

232-33. 108

« Mimesis of the Last judgment... », p. 293 Inquisition : littérature, textualité..., p. 10. 110 Le tableau de Berruguete intitulé « Saint Dominique et les Albigeois », conservé au Prado, met déjà en scène le thème du bûcher de livres : ceux des hérétiques se consument tandis que le livre catholique se maintient en l’air au-dessus des flammes. 111 Le Robert historique date cette acception de 1826. 112 L’édition de la RAE de 1925 y insiste : « Hacer auto de fe una cosa : fr. fig. quemarla », tandis que l’édition de 1897 du Diccionario de la lengua castellana de E. Zerolo, M. de Toro y Gómez, E. Isaza (Paris, Garnier), n’en fait pas état. Ce sens sera au centre de la définition de María Moliner, dans les années 1960 : « Auto de fe : Ejecución en público de una sentencia de la Inquisición. Por extensión, acción de quemar algo por considerarlo malo, perjudicial o inútil : estoy dispuesto a hacer con todos estos libros un auto de fe ». 113 The Oxford english dictionary cite cet exemple de D. H. Lawrence tiré de Last Poems (1932) : « Help ! Help ! They want to burn my pictures, they want to make an auto da fe ! ». Au 109

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En conclusion Au terme de cette rapide exploration des champs lexical et sémantique de l’autodafé, il apparaît qu’on a affaire à une notion complexe, désignée en espagnol par plusieurs termes concurrents, une notion polysémique. A cheval sur les domaines du sacré et du profane114, sa signification s’est enrichie et a fini par comprendre trois composantes principales, déjà présentes sous forme embryonnaire au Moyen Age : 1) juridique 2) religieuse 3) théâtrale Si elles furent généralement superposées (ainsi, la dimension religieuse de « jugement dernier » est inséparable d’une dramaturgie), leur poids respectif a pu varier, comme l’indique le bilan schématique de l’ann. III. Ces trois volets ont toutefois en commun la faculté de s’inscrire dans une durée, celle du déroulement de la cérémonie, durée elle-même dotée d’une forte signification symbolique, puisqu’elle équivaut le plus souvent à une journée115. Ces sens n’épuisent pas toutes les significations du rite (culturelles, sociales, ou politiques), liées à des contextes plus larges dont les historiens, à l’aide de concepts tels que celui de « baroque » ou de « Contre-Réforme », ont tenté plus ou moins adroitement de rendre compte, mettant en avant leur imbrication institutionnelle au sein de la Monarchie Hispanique116... Mais mon propos avait ici une visée avant tout archéologique. Le premier sens, qui est aussi le sens premier, fait de l’autodafé la dernière phase d’un processus juridique et nous rappelle la fonction avant tout juridictionnelle de ce tribunal ecclésiastique qu’est le Saint-Office117. Il est au centre de la vision de l’autodafé de tous les théoriciens contemporains de l’Inquisition118. Il va progressivement s’estomper, sans jamais disparaître : il reste au centre de la définition du Diccionario de Autoridades, dans les années 1730, et la périphrase latine fournie par les Académiciens est significative de la permanence de cette dimension : « Damnatorium judicium S. Inquisitionis in haereticos et judaeos pronunciatum »119.

début du XXe siècle, en italien, le terme auto-da-fé est également utilisé au sens de bûcher de livres par De Amicis (et non pas atto da fide, apparemment inusité), selon S. Battaglia (Grande Dizionario della lingua italiana, éd. 1961). 114 J. Contreras : « Fiesta y auto de fe... », p. 86. 115 Il arrivait que l’autodafé se prolonge pendant plusieurs jours, quand le nombre de condamnés était très élevé (cf. F. Bethencourt : L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 271). 116 Je pense en particulier au best-seller de J. A. Maravall : La cultura del barroco (Barcelona, Ariel, 1986, 4e éd.). 117 « La Inquisición fue una institución coercitiva que tuvo una enorme influencia en la orientación de conductas privadas y públicas ; pero ante todo fue un tribunal de justicia », rappelle justement J. Contreras (« Fiesta y auto de fe... », p. 81). 118 Pour ces « tratadistas », l’autodafé se limite même à la lecture, publique et solennelle, des procès et sentences, comme le souligne D. Moreno Martínez (« Cirios... », p. 147). 119 Elle l’est également, du reste, de la principale cible de l’Inquisition espagnole tout au long de son histoire. Sur ce dernier point, l’édition de l’Académie de 1780 aura toutefois une

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Et lorsqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les autodafés abandonneront de plus en plus souvent la place publique pour céder la place aux autos particulares, dans les églises, les monastères, voire les locaux du Saint-Office, ils retrouveront ce sens juridique originel de lecture publique de sentences. Le troisième sens, le moins important au départ, va progressivement occulter les deux autres : l’autodafé s’inscrit, au XVIIe siècle et peut-être même dès la seconde moitié du XVIe siècle, dans ce vaste ensemble festif120 de spectacles de masses auxquels les Espagnols du Siècle d’Or semblent avoir pris un intérêt et un plaisir tout particuliers : théâtre, processions (en particulier lors de Semaine Sainte ou de la Fête-Dieu), cérémonies de béatification ou de canonisation, entrées royales, corridas (il n’est d’ailleurs pas rare que pour récompenser l’assistance, les municipalités en organisent dans les jours qui suivent un autodafé, sur la plaza mayor)121. A ces formidables machineries médiatiques122 fortement encadrées par l’institution qui y préside que constituent ainsi les autodafés, participent d’une façon ou d’une autre toutes les couches sociales - c’est une autre caractéristique de la société espagnole de l’époque -, les plus élevées se voyant naturellement attribuer les meilleurs emplacements123. L’autodafé sera longtemps une des cérémonies les plus marquantes, non seulement par son impact immédiat mais parce que son souvenir va perdurer, notamment grâce à la visibilité prolongée des sambenitos sur les corps des pénitents ayant échappé à la mort - emblème de cette marginalisation sociale à laquelle conduit presque inévitablement la comparution en autodafé -, ou bien sur les murs des églises où on les suspend - c’est la logique du trophée, pour reprendre le terme de Bethencourt124 -, pour ceux qui ont fini sur le bûcher. Rien d’étonnant si le terme espagnol qui s’est peu à peu imposé ait été auto de fe : non seulement le sens judiciaire a été de plus en plus porté par auto au détriment de acto, mais auto avait l’avantage d’inclure une acception théâtrale étrangère à acto. On peut aussi faire l’hypothèse inverse, qui n’invalide pas la précédente, selon laquelle le mot a également pu influer sur le rite : le vaste champ sémantique de auto (incluant ce sens théâtral qu’on trouve dans auto sacramental ou auto del nacimiento) a pu accentuer par contagion le côté spectaculaire de la cérémonie.

formulation moins restrictive : « Publica lectio actorum in causa religionis et sententiae in ejus reos latae ex judicato tribunalis S. Inquisitionis »...  120 Le terme même de fiesta revient dans les relaciones, et selon José del Olmo, c’est cet esprit qui présida à l’organisation de l’autodafé de 1680 : « El espíritu de travesura y de chanzoneta que ha distinguido siempre a los jueces y ministros del Tribunal de la fe le hizo concebir la idea de dar una fiesta casera [...] » (cité par C. Maqueda Abreu : El auto de fe..., p. 36. 121 C. Maqueda Abreu, ibid., p. 429-30. 122 Cf. D. Moreno Martínez : « una apacible idea de la gloria... », p. 175. 123 Les meilleures places sont bien entendu réservées aux notables. Dans le tableau sévillan de 1660 cité plus haut, l’aspect mondain de l’autodafé est particulièrement mis en avant. J. Contreras souligne la dimension fondamentalement urbaine de l’autodafé, et le mélange qui s’y produit d’éléments savants et populaires : « La holganza, el tono festivo del acontecimiento, los excesos en el beber y en el comer carnavalesco se expresan con gran expresividad en el mismo espacio en el que se alza el cadalso y las hogueras » (« Fiesta y auto de fe... », p. 85). 124 L’Inquisition à l’époque moderne..., p. 285.

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Face à la diversité des termes espagnols désignant l’autodafé, soulignons pour finir qu’il a également donné lieu à diverses solutions dans la terminologie néo-latine utilisée en Espagne et en Europe à l’âge classique. Car si les textes normatifs fondamentaux, ceux de Torquemada et de Valdés, furent rédigés en espagnol, les commentateurs utilisaient tout aussi bien le latin. Le juriste Francisco Peña n’emploie semble-t-il que actio fidei125, mais d’autres, tel Luis de Páramo, utilisent tour à tour actus fidei et actio fidei (ou plus souvent publica fidei actio)126. Cette hésitation semble moins liée à un effort de traduction littérale du doublet espagnol acto/auto de fe qu’elle ne reflète la façon plurielle dont la cérémonie est envisagée : même si les champs d’actus et d’actio se recoupent largement en latin classique, il semble qu’actus soit utilisé pour mettre l’accent sur le sens juridique et qu’actio fasse plutôt référence à l’idée de cérémonie et surtout de discours : l’actio, rappelons-le, est la quatrième partie de la technè rhétorikè, après l’inventio, la dispositio, et l’elocutio ; c’est cette partie de la rhétorique qui concerne la production orale du discours (agere signifiant jouer le discours commme un acteur), c’est elle qui renvoie à une « dramaturgie de la parole (c’est-à-dire à une hystérie et à un rituel) », pour reprendre les mots de Roland Barthes127... FRANÇOIS GÉAL École Normale Supérieure Ulm

acte (action), acte(s) (jur.), acte charnel, acte(philo)

ACTO

actes (procès), cérémonie

pièce de théâtre, acte (partie de la pièce)

AUTO

Dans son édition augmentée de l’ouvrage de Eymerich (Directorium Inquisitorum F. Nicolai Eymerici Ordinis Praed. cum Commentariis Francisci Pegnae, Sacrae Theologia ac Juris utriusque Doctoris) on trouve le terme, notamment p. 512, quand Peña traduit des passages du § 77 des Ordenanzas de Valdés : « diem feriatum, in quo fiat publica fidei actio [...] » (je cite d’après l’édition romaine de 1587 : BNF D1-110). 126 De origine et progressu Sanctae Inquisitionis ejusque dignitate et utilitate libri tres (Matriti, ex Typographica regia, 1598). Ainsi, p. 138, il évoque un autodafé célébré en 1485 à Guadalupe : « insignes Inquisitionis actus habiti sunt », et p. 241, il évoque des « solennes fidei actiones » célébrés à México en 1574. Cette alternance se trouve déjà, nous l’avons vu, dans le Reginaldus Montanus : « Actionem sive Actum fidei (Auto vulgo vocant) », éd. N. Castrillo Benito, p. 306-07. 127 « L’ancienne rhétorique (Aide-mémoire) », in L’aventure sémiologique (Paris, Seuil, 1985, p. 123 et sq.). 125

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Annexe I : disposition de l’échafaud lors de l’autodafé (d’après C. Maqueda Abreu : El auto de fe, Madrid, Istmo,1992). 160

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Annexe II : dispositif pour la représentation des autos sacramentales (d’après Le lieu théâtral à la Renaissance, dir. J. Jacquot, Paris, Ed. du CNRS, 1986). 161

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Annexe III : évolution des principales significations de l’autodafé concept d’autodafé 1481-1558

1559-1680

1681-1834

sens juridique

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sens religieux

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sens théâtral

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POUR UNE RENAISSANCE DE L’ART CITOYEN DE RHÉTORIQUE. QUELQUES REMARQUES Qu’est-ce que la rhétorique, et comment pratique-t-on l’art de parler persuasivement ? Une anecdote. La scène est en Sicile, au Ve siècle avant l’ère chrétienne. Corax, un des premiers rhéteurs de profession, promet à un jeune homme qui veut se lancer dans la politique, qu’il le formera à l’art de parler ; il lui promet qu’il gagnera son premier procès – la litigation était alors, comme de nos jours aux Etats-Unis, un puissant instrument politique ; elle accompagna, comme l’ombre le corps, l’apparition de la démocratie. Ses leçons terminées, Corax demande à être payé. L’étudiant refuse net : « Je n’en sais pas assez. Je ne paierai pas. » Le litige passe devant le tribunal populaire. Voici la scène, fondatrice de la rhétorique judiciaire. Corax.– Si je gagne ce procès, il doit me payer mes honoraires ; et si je le perds, il doit également me payer. Un juré. – Comment cela ?  Corax.– Si je gagne, la loi dit que j’ai raison ; et si je perds, j’aurai rempli mon contrat, lui faire gagner son premier procès. Consternation des uns, jubilation des autres. L’étudiant se lève et réplique : – Si je gagne mon procès, je ne lui dois rien ; et si je le perds, je ne lui dois également rien. Un autre juré. – Comment cela ?  L’étudiant. – Si je gagne, la loi dit que j’ai raison ; et si je perds, il n’aura pas rempli son contrat, me faire gagner mon premier procès.

Jubilation des premiers, consternation des seconds. L’assemblée prend alors la décision de renvoyer les plaideurs dos à dos, en demandant au héraut de proclamer sur l’agora : « À Corax, coriace et demi. » Cette fable est riche d’enseignement pour comprendre, sans entrer dans les méandres d’une histoire de la rhétorique et de l’art de parler, ce qui n’est pas l’objet de mon propos, pourquoi la tradition persuasive et la pratique politique occidentale sont fusionnées avec la rhétorique, l’éloquence, l’art de parler, l’art oratoire. Considérons ces termes comme quasiment synonymes. La rhétorique est, d’origine et de tradition, un phénomène « européen ». Autres cultures, autres formes persuasives. Par exemple, pour le monde chinois, François Jullien a montré comment la persuasion y fonctionne autrement que par la rhétorique1. Les anthropologues ont, eux, proposé, pour certaines cultures orales d’Afrique ou d’Australasie, d’autres modèles de persua1

François Jullien, Le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Paris, Grasset, 1995, rééd. Le Livre de Poche, 1997.

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sion2. Sans parler même des sociétés religieuses, anciennes comme l’Égypte pharaonique et la culture hébraïque, ou contemporaine comme l’Islam, qui assignent à la parole publique et humaine d’autres modes encore3. Bien des conflits de culture politique actuels s’éclairent dès qu’on les comprend comme la difficulté qu’éprouvent à entrer en communication des formes persuasives, étrangères les unes aux autres, de la tractation, de la transaction, de l’argumentation verbales. L’opposition entre le « ministère de la parole » calviniste et le Christus Orator catholique se donne, à la Renaissance, entièremenmt ici. Concernant l’enracinement rhétorique de la prise de parole4 dans la tradition occidentale, Dumézil ouvrait naguère son magistral Apollon sonore sur un commentaire du Ŗg Veda, l’hymne à la déesse Vāc, la Voix, qui anime les trois fonctions de la mytho-politique indo-européenne : Vāc fait la justice, elle argumente la guerre, elle alimente le social. Génialement, se donne, dans ces très anciens textes védiques, la triple partition de l’art de parler que la Grèce de la démocratie développera plus tard, avant de nous en remettre le legs : la rhétorique judiciaire (argumenter pour et contre pour établir la vérité, toujours relative aux évidences produites par les parties adverses, concernant un fait accompli, le « crime ») ; la rhétorique politique (délibérer entre égaux afin de déterminer la marche à suivre la plus utile dans les affaires communes) ; la rhétorique dite épidictique qui nous fait réfléchir, le plus souvent dans des moments fortement marqués, rituels ou festifs, sur les valeurs, le lien social. Mais, traversant ces trois arts de la parole, l’hymne védique insiste sur leur unité organique, l’égalité d’accès à leur pouvoir, ou pour citer, Vāc : « C’est sur moi qu’on vit tranquillement »5. La rhétorique assure le bien commun. La fable de Corax nous place en effet directement au cœur, politique, de ce qu’est l’art de parler. De fait, le litige lui-même n’aurait pas été possible sans l’avènement grec de la démocratie, qui donnait à chaque citoyen le droit de se défendre, par la parole, s’il s’estimait lésé, mais qui imposait aux autres, entre citoyens égaux, de juger du litige. Parler, convaincre, argumenter devant ses concitoyens et produire un effet (une décision politique ou une décision de justice) sur la vie publique est du domaine de tout un chacun. Parler remplace la violence, c’est ainsi que le « contrat

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Citons, à titre d’exemple, pour l’Australasie : Ellen E. Facey, Nguna Voices.Text and Culture from Central Vanuatu, Calgary, The University of Calgary Press, 1988 ; et, pour l’Afrique : David B. Coplan, In the Time of Cannibals, The Word Music of South Africa’s Basotho Migrants, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1994. 3 Concernant l’Égypte, voir David Hutto, « Ancient Egyptian Rhetoric in the Old and Middle Kingdoms », Rhetorica, 20(3), 2002, pp. 213-233 ; sur la culture des Hébreux, Yehoshua Gitay, Isaiah and his Audience, Assen et Maastricht, Van Gorcum, 1991 ; à propos de l’Islam, William Smyth, « Rhetoric and ‘Ilm al-Balāgha : Christianity and Islam » , Muslim World, 82 (3-4), 1992, pp. 242-255. 4 Sur les formes de la parole politique, au sens « anthropologique », le volume dirigé par Marcel Detienne et préfacé par Pierre Rosanvallon, Qui vent prendre la parole ?, Le Genre humain, 40-41, Paris, Gallimard, 2003. 5 Georges Dumézil, Apollon sonore et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie, Paris, Gallimard, 1987 (1ère éd. 1982), pp. 11- 24 ; la citation de l’hymne X 125 du Ŗg Veda, p. 15.

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social » de Rousseau peut effectivement exister. Pour cette même raison, comme l’a montré Luciano Canfora6, la démocratie est, aux yeux de ses détracteurs, Platon et toute tradition aristocratique ou, dirions-nous, technocratique, une extrême violence : la démocratie donne la parole à tous, et la rhétorique instrumente cette égalité de parole ; plus avant, la conjonction entre la démocratie et l’art de parler revient à affirmer, et à consolider, l’idée que la politique est de l’ordre de l’individuel, du transitoire, du transactionnel, que tout est toujours débattable, ce qu’évidemment l’élitisme des acquis et l’arrogance des expertises ressentent comme une violence ou une perte d’énergie. Parler, argumenter, remplace effectivement la croyance en des vérités absolues, aux mains de ceux qui savent mieux que les autres, par la tractation entre égaux : « Tu veux que je vote ainsi, il faut m’en convaincre, ce que tu dis ne va jamais de soi. » Telle est l’écologie de parole inventée par la démocratie, et l’art de parler, conçue par la Grèce, reprise par la République romaine et qui, après la longue, et complexe, éclipse de la rhétorique politique sous l’Empire romain et durant le Moyen Âge, regagne le devant de la scène sous la Renaissance, dans la pratique des cités italiennes puis la culture centralisatrice des États modernes, avant de s’imposer à la fin des Lumières comme, de nouveau, l’instrument fondamental de la démocratie. 1789 c’est aussi une révolution rhétorique. L’ONU, qui affirme résoudre les possibilités de violence politique par la seule parole persuasive, c’est l’essence même de sa Charte, aura donc poussé à sa plus grande extension la géniale invention grecque. La récente guerre en Irak est, à ce titre, une défaite de l’art de parler ; mais elle illustre aussi comment des traditions politiques différentes, pourtant issues d’une même souche, l’américaine, l’européenne, n’usent pas des mêmes instruments de persuasion et ne conçoivent pas de la même manière l’efficacité des arguments et, simplement, leur style de présentation7. Etudier l’art de la parole c’est devenir attentif à ces questions. La fable de Corax contient une autre leçon : l’art de parler cela s’enseigne, Corax est un professeur, et persuader est un art, ou pour user du terme grec, une technique, mise à la disposition de tous, et c’est bien pour cette raison que l’étudiant, au fond, refuse de payer. Tout le monde y a droit. La pensée civique grecque est en effet tout imprégnée du souci de relativiser les actes publics par la formation de tous à la délibération publique. Pour reprendre le néologisme de Barbara Cassin, grâce à la rhétorique « je citoyenne, nous citoyennons »8. Être citoyen c’est non pas seulement pouvoir argumenter, mais savoir argumenter. La vie politique se soutient de ce savoir, une formation qui s’apprend chez le rhéteur. Toute l’histoire politique et rhétorique européenne est parcourue d’une tension, souvent insoutenable, entre l’exigence d’une formation des citoyens (ou d’une communauté d’égaux, comme les moines médiévaux) à l’art de la parole et l’exigence de

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Luciano Canfora, La Démocratie comme violence, Paris, Desjonquères, 1989 (1ère éd. italienne, 1982). 7 Les études de rhétorique comparative moderne sont encore rares, je me permets donc de citer mon ouvrage, An African Athens. Rhetoric and the Shaping of Democracy in South Africa, Mahwah, NJ, et Londres, Lawrence Erlbaum Associates, 2002. 8 Voir son analyse, à la fois ample et décisive, dans L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995. Cassin reprend ce néologisme verbal au sophiste Antiphon.

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croyance dogmatique affirmée par les idéologues, les puissants. La Renaissance a connu ce drame plus que toute autre période. Cette tension se nourrit elle-même d’une véritable aporie sur la nature du lien politique : vivre en démocratie c’est accepter que tout un chacun a la même capacité de formuler ce qui est juste (rhétorique judiciaire), utile (rhétorique délibérative), valable (rhétorique épidictique). Cette égalité de parole est le principe même de l’idée de « représentation » par l’élection populaire : un député, un président, n’est pas censé être plus sensé qu’un citoyen, sinon le modèle devient oligarchique. Ou, pour paraphraser Platon dans le dialogue du Protagoras qui met en scène cette question : « La vertu est-elle également partagée ? » En démocratie, elle l’est, c’est sa condition. Un vote en vaut un autre. Mais, il saute aux yeux que certains réussissent mieux que d’autres à faire admettre leur point de vue. Ce qui est également partagé souffre d’être inégalement « performé ». La formation rhétorique sert à rétablir, autant que possible, un équilibre entre la notion fondamentale, en démocratie, que le sens commun est également partagé et la réalité brutale que ce partage s’effectue mal. L’art de parler agit alors comme un agent puissant de stabilité politique, un système d’auto-régulation qui permet aux futurs citoyens, lorsque son art est enseigné à l’école, de mieux comprendre, de mieux reproduire, de mieux articuler le lien politique – afin d’éviter que certains ne s’arrogent la délibération ou, du moins, afin d’imposer aux passionnés du pouvoir des limites communes. L’art de la parole s’est souvent trouvé pris dans une telle tenaille. Quelques exemples rapidement esquissés : de saint Augustin et à Érasme, l’Église, qui est naturellement dogmatique, eut ainsi grand mal à incorporer la rhétorique, délibérative, à son enseignement, même à la haute époque des prédicateurs, d’un saint Antoine de Padoue ; la Réforme encore plus ; et il faudra la crise rationaliste de la Renaissance pour que les Églises s’arment, et avec quelle rapidité, des ressources de la rhétorique. Par ailleurs, la république américaine a été voulue, par ses fondateurs, comme une remise en jeu de la rhétorique romaine (la rhétorique y est continûment enseignée depuis le XVIIIe siècle), mais dans une tension consciemment cultivée entre une conception cicéronienne à l’intérieur et machiavélienne (ou réaliste) à l’extérieur9 ; autrement, le républicanisme français oscille, durant le XIXe siècle, entre un rejet de l’art de parler et son apologie dans la formation citoyenne. Le déclin de l’enseignement de l’art de parler, de la rhétorique civique, en France depuis le début du siècle dernier a souvent été l’objet de vifs regrets, il est périodiquement question de réintroduire cette matière10.

9 Sur la vision « romaine » des fondateurs de la République américaine, inspirés souvent par la lecture de Cicéron, et sur leur pratique assidue de la rhétorique, qui reste essentielle pour comprendre la vie politique aux Etats-Unis, voir Kenneth Cmiel, Democratic Eloquence : The Fight over Popular Speech in Nineteenth-Century America, New York, W. Morrow, 1990, et l’admirable ouvrage de Robert A. Ferguson, Law and Letters in American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1984. 10 Une circulaire ministérielle provoqua un furieux débat dans Libération, en févriermars 2000 (www.libération.com/quotidiens/débats).

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Mais la fable de Corax porte plus loin encore. Les plaideurs, le rhétoricien et l’étudiant, à Corax coriace et demi, sont renvoyés dos à dos. En rhétorique, il n’existe cependant pas de match nul. L’objet même de la formation éloquente est qu’un orateur l’emporte sur un autre ou que, du moins, l’un produise un effet plus énergique que l’autre. Si l’art de parler sert à instrumenter la justice, à activer la politique, à provoquer l’ identification à des valeurs, l’ex æquo est extrêmement dangereux : c’est concéder que la justice ne sait plus distinguer coupable et criminel, c’est affirmer que toute politique en vaut bien une autre, c’est dire que les valeurs sont interchangeables. Argumenter, délibérer, persuader, bref mettre en jeu la rhétorique, c’est, précisément, l’inverse. Le renvoi moqueur des deux plaideurs par le peuple assemblé permet donc de mieux faire comprendre comment fonctionne la preuve rhétorique. Persuader, c’est prouver ce que l’on affirme de manière à ce que tout ou partie de l’auditoire (on parle d’auditoire homogène ou composite) admette que l’orateur a raison, et à ce que de cette admission découle une action (juger, voter, s’engager). L’orateur qui ne persuade pas a perdu la partie ; de plus, l’orateur qui persuade mais dont l’effet persuasif ne se traduit pas par des actes a gagné pour rien ; enfin, l’orateur qui atteint ce double but (persuader et pousser à l’action) mais le fait sans règle n’est simplement pas un orateur. Ce triple nœud mérite explication. L’art de parler persuasivement exige que l’orateur produise en effet des preuves, pour un auditoire donné, dans une situation donnée, et qu’il rende évident ce qu’il propose. Mettre en paroles cette évidence est un processus complexe, réglé par la formation oratoire, laquelle impose trois mécanismes que l’art de rhétorique nomme justement « techniques » . D’abord, l’orateur doit tenir une argumentation qui, dans l’enchaînement des phrases, l’articulation des propositions, la cadence des paragraphes, paraisse de bon sens, « fasse sens » (un auditoire peut n’être pas d’accord, mais s’il accorde à l’orateur que celui-ci « fait sens », c’est déjà un effet rhétorique d’acquis) ; c’est ce que la rhétorique nomme les preuves « logiques ». De plus, l’orateur doit faire en sorte que son discours établisse son autorité morale, que son auditoire lui accorde qu’outre parler de manière sensée, il inspire confiance ou estime (un auditoire peut trouver un orateur homme de bon sens mais douter de son autorité) ; ce sont les preuves « éthiques ». Enfin, comme un auditoire ne sera poussé à agir que s’il peut s’identifier aux propositions que formule un orateur, celui-ci doit savoir stimuler les émotions. Susciter la colère ou l’indignation dans un public ce n’est pas « manipuler » son auditoire, c’est rendre évident ce que l’orateur avance, attacher à des affirmations au fond abstraites le suc même de la vie politique ou publique – la passion. Ce sont les preuves « pathétiques ». Mais, comme le souligne Eugene Garver, persuader à l’encan, ce n’est pas persuader11. Il faut savoir comment persuader. Il convient de le faire selon les règles de l’art, non pas pour satisfaire une vanité esthétique ou technique mais afin que tout un chacun, dans le public, puisse reprendre à son compte ce qu’a dit l’orateur, le faire sien, le reproduire, l’adapter. La vie politique se nourrit de cette transaction rhétorique, par quoi l’orateur persuade de manière réglée afn que ceux qui sont persuadés puissent,

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Eugene Garver, Aristotle’s Rhetoric. An Art of Character, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1994.

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à leur tour, persuader d’autres. C’est là le sens profond de l’adage : « L’orateur est homme de bien qui parle bien, » traduisons : l’orateur parle selon les règles de l’art pour le bien commun, et ce bien, tel est précisément l’art de parler. Dans la fable de Corax, ce que ne dit pas celui qui la rapporte ainsi, le philosophe sceptique Sextus Empiricus (c’est une « aporie » dit-il, la rhétorique produit des situations insolubles)12, c’est qu’il n’en rapporte que le premier niveau de preuves, l’effet logique. On devrait en effet récrire la scène, en imaginant que Corax, loin de s’en tenir à sa pirouette verbale, argumente alors de son prestige et donne à voir la ruine de l’enseignement, si tous les étudiants se mettent à litiger ainsi, et qu’usant donc de preuves éthiques et pathétiques il gagne son procès. Ou que son étudiant arrive à mettre les rieurs de son côté. Bref, ce que la fable ne dit pas, c’est que l’art de parler est plus complexe qu’un simple tac au tac. C’est un art complexe mais parfaitement maîtrisable par ceux qui font l’effort de s’y plier. Il est peut-être utile de rappeler ici que la critique, virulente, de Sextus Empiricus ouvre une brèche anti-rhétorique, oublieuse des vertus éthiques et pathétiques de la parole publique, et désireuse de réduire la parole à la logique, une porte où vont s’engouffrer ses plus violents opposants, les logiciens du Moyen Âge et de la Renaissance, les rationalistes des Lumières, et la philosophie dite analytique anglo-saxonne. Et cela, en dehors de la tension, fondatrice, entre rhétorique et philosophie qui, issue de Platon, finira par sonner le glas de l’enseignement de la rhétorique en France, en 190213, au grand dam de tous les orateurs. On aura noté que nous ne parlons que d’« orateurs ». Le terme d’oratrice est inusité, même si la figure mythique de Vāc est femme, et que l’emblème classique de l’art de la parole, Eloquentia, est aussi une déesse, une Muse – à qui Charles Perrault donne le beau rôle dans son conte des Fées14. Il reste que l’art de parler est marqué. Il est du côté de l’homme : l’orateur public, le prédicateur, l’avocat sont des hommes. On trouvera bien, dans le Ménexène de Platon, la présence d’Aspasie, mais c’est une présence vite occultée15. Il semble en effet que la culture européenne, telle qu’elle se reconstitue à la Renaissance et s’affermit à l’Âge classique, distingue entre deux régimes de la parole publique. Le premier, masculin, oratoire, rhétorique, qui instrumente la parole politique, diplomatique, parlementaire, judiciaire et religieuse. Le second, féminin, qui répand ses lumières par l’art de la conversation. Marc Fumaroli l’a nommé, cet art de la conversation, si justement français, une « institution »16, au même titre que l’« Institution oratoire » de la tradition romaine17. Sans vouloir forcer le trait, on peut dire qu’au moins dans la civilisation à la française l’art de la parole et l’art de la conversation ont toujours cohabité, fixant har-

12 Sextus Empiricus, Contre les rhéteurs, dans Contre les professeurs, éd. de P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, 2002, p. 289. Il existe d’autres versions, on le sait, de cette fable. 13 Voir Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995. 14 Charles Perrault, Contes, éd. par J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1981, pp. 165-167. 15 Dans le Ménexène. 16 Marc Fumaroli, « La conversation », dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994 (1ère éd. de « La conversation », 1992). 17 Chez Quintilien et le Tacite du Dialogue des orateurs.

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monieusement les rôles et délimitant heureusement les territoires (l’église et le palais, le salon et la ruelle), permettant ainsi aux hommes de la parole de dialoguer avec les dames de la conversation, assouplissant la véhémence des premiers au contact de la politesse de celles-ci, introduisant aussi ces dernières aux duretés et aux stratagèmes des orateurs. Pour tout Bossuet il existe une Sévigné et pour tout Clemenceau une Anna de Noailles. D’autres cultures ont conçu autrement cette harmonie. En Suède, il existe, depuis le XIXe siècle, une tradition oratoire féminine que nous n’avons pas18. Aux Etats-Unis, Robert Hariman a finement analysé la politique contemporaine américaine, l’artistry of power, comme l’imbrication de styles rhétoriques (le style réaliste, le style courtisan, le style républicain et le style bureaucratique) ; mais, typiquement fixé sur la tradition « romaine » et protestante des Etats-Unis19, il en oublie la conversation20. Dans le meilleur de l’Europe, la vie politique, la vie en commun, qui exige constamment de persuader, d’émouvoir, d’amener l’autre à nos vues, et de savoir comment écouter, admettre, rephraser pour nous-mêmes des vues qui nous semblent irascibles, est la plus libre, la plus heureuse, la plus française en un mot, quand elle se nourrit à cette double source, l’art de parler et l’art de converser. Reste que l’art de la conversation, lorsqu’ il atteint son plein effet civilisateur, humain, civil, ainsi chez le chevalier de Méré au XVIIe siècle, est ressenti par ses protagonistes comme une forme de l’éloquence, la branche plus souple et plus fruitée d’un arbre commun, l’arbre de la parole. Les « journaux de conversation » se rangeaient naturellement sur les mêmes rayons que les manuels (au sens le plus large) de rhétorique21. Tous ces choix donnent à la Renaissance, dans les textes de Calvin22, d’Érasme23, de Ramus24, d’Amyot25 ou du cardinal du Perron26, une valeur d’injonction moderne à réfléchir sur l’efficacité citoyenne de l’art oratoire en dépit de sa complexité qui reflète l’amplitude de la civilisation européenne, sur un art de la parole qui a subi des inflexions parfois extrêmement fortes (pensons au destin du livre IV de la Doctrine chrétienne de saint Augustin), souvent si subtiles que nous les percevons mal (ainsi, dans le manuel de Robert de Basevorn27). Sa monotonie est simplement due au fait que rien n’est plus servile que l’édition scolaire : on pourrait remplir des rayons entiers de « manuels d’éloquence », resucées d’Aristote ou de Cicéron, allant du recueil de citations au

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Les travaux de Brigitte Mral, dont Talande kvinnor. Kvinnliga retoriker från Aspasia till Ellen Key, Nora, Nya Doxa, 1999. 19 Voir ci-dessus, note 11. 20 Robert Hariman, Political Style. The Artistry of Power, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1995. 21 René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours, I, Paris, 1679. 22 Dans L’Institution chrétienne, IV, 4-6. 23 Eloge de la folie, la parodie du mauvais prédicateur. 24 Surtout dans la Dialectique (1555). 25 Son Projet d’éloquence royale, réédition, Paris, Belles Lettres, 1992. 26 Le Traité de l’éloquence ( dans Œuvres diverses, 1633). 27 Forma praedicandi, trad. partielle dans Ph.-J. Salazar, L’art de parler. Anthologie de manuels d’éloquence, Paris, Klincksieck, coll. « cadratin », pp. 105-109.

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résumé de cours, en passant par l’anthologie des meilleurs morceaux28. C’est aussi cela l’héritage de la Renaissance. Et puis, il faut avoir présent à l’esprit qu’un tel legs, comparé à l’héritage américain, pour prendre l’exemple d’une culture où la rhétorique fait partie des études secondaires et supérieures, suit, en France, des enjeux spécifiques. Il est d’ailleurs regrettable que nous ignorions la vivacité de cette tradition et de cette pratique d’outre-Atlantique29. Il est encore plus regrettable que, depuis l’abolition de la rhétorique en France en 1902, nous ignorions notre propre tradition, issue de la Renaissance, la pratique s’étant, elle, éteinte. Il reste que, depuis le renouveau spectaculaire des études historiques et littéraires portant sur la rhétorique, depuis trente ans, un intérêt croissant pour l’art de la parole est apparu, sans que cet intérêt se soit encore traduit par son rétablissement dans la culture, l’éducation, la citoyenneté. Un peu de Renaissance ne serait point de trop, pour ironiser sur la repartie de Charlemagne à Alcuin, dans cette Leçon de rhétorique 30 encore connue des Renaissants : « Rien de trop ». PHILIPPE-JOSEPH SALAZAR Université de Cape Town

Voir Françoise Douay-Soublin, «  La rhétorique en France au XIXe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », pp. 1071-1214, dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne. 1450-1950, sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, Presses Universitaires de France, 1999. 29 Commencer par consulter l’Encyclopedia of Rhetoric, sous la direction de Thomas O. Sloane, New York, Oxford University Press, 2001. 30 Trad. partielle dans Ph.-J. Salazar, L’art de parler, pp. 100-104. 28

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Quatrième partie Subvertir et moraliser par la tradition rhétorique

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TALIS ORATIO, QUALIS VITA: RHETORICAL STRATEGY & POLITICAL THEORY IN THE APOLOGIE OF THOMAS BASIN (1412-1491) During his lifetime, the fifteenth-century Norman bishop Thomas Basin was known as a canon and civil jurist whose arguments swayed kings and kingdoms, and redeemed the Maid of Orlean’s good name. In more recent years, Basin’s reputation has derived from his extraordinary bitterness towards Louis XI. Of the texts written after his 1471 exile from France, Basin’s Latin histories of Charles VII and Louis XI are best known.1 A smaller work, the Apologia, or Apologie, has been generally overlooked by historians and literary critics alike.2 In the Apologie Basin recounts his trajectory from just fame to unjust infamy at the hands of Louis XI. The narrative is an autobiographical one, marked by the same ire as his Histories. Yet Basin’s obsessive complaints belie the greater subtlety of argument shaping the text.

The Life of Thomas Basin Born in war-ravaged English Normandy in 1412, Basin’s career as a canon and civil jurist earned him early recognition.3 After studies in Paris, Pavia, and Louvain, Basin made his entry into diplomacy in Italy.

1 Thomas Basin, Histoire de Charles VII, trans. and ed. Charles Samaran, CHFM, 2 vols. (Paris: Les Belles Lettres, 1933-44) and Histoire de Louis XI, trans. and ed. Charles Samaran and M.-C. Garand, CHFM, 3 vols (Paris: Les Belles Lettres, 1963-72). Samaran’s facing-page French translations have supplanted Jules Quicherat’s Latin-only editions. Thomas Basin , Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI, ed. Jules Quicherat, 4 vols. (Paris, 1855-59). 2 Thomas Basin, Apologie ou plaidoyer pour moi-même, trans. and ed. Charles Samaran and Georgette de Groër, CHFM (Paris: Belles Lettres, 1974). 3 The synthetic biography which follows is indebted to Bernard Guenée, Between Church and State, trans. Arthur Goldhammer (Chicago and London: University of Chicago Press, 1991). On Basin’s early biography, see in particular pages 268-94. Mark Spencer, Basin’s History of Charles VII and Louis XI (Nieuwkoop: De Graaf, 1997), chapter one, “A Wanderer in the Desert,” presents further biographical information, including additional details only alluded to by Guenée. See also, Georgette de Groër, “La Formation de Thomas Basin en Italie et le début de sa carrière,” BEC 142.2 (1984); Adalbert Maurice, Un Grand Patriote: Thomas Basin, Evêque de Normandie (Dieppe: Imprimerie commerciale de la Vigie, 1953); Jules Quicherat, “Vie de Thomas Basin” in Thomas Basin, Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI, ed. Jules Quicherat, 4 vols. (Paris: 1855-59), vol. 1; Charles Samaran, “Documents inédits sur la jeunesse de Thomas Basin,” BEC 94 (1933); and Charles Samaran, “La Châsse de Thomas Basin, . . .” Humanisme Active, Mélanges . . .Julien Cain, vol. 2 (Paris, 1968).

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[C]hargé de diverses missions en plusieurs pays européens et entre autres au concile de Florence où avait paru un moment réalisée l’union des Eglises[ ;] il était l’une des figures les plus en vue du clergé normand. Des mémoires de doctrine et de politique religieuse n’allaient pas tarder à le faire connaître comme l’un des consulteurs les plus écoutés en matière administrative, financière, judiciaire et même théologique.4

Named Rector of the newly formed university in Caen in 1442, Basin became Bishop of Lisieux in 1447, at the age of thirty-five. In 1449-1450 he rose to further prominence for his leadership during Normandy’s transition from English to French rule, during which time his personal negotiation of his own town’s peaceful surrender served as a model for the transfer of power in others. His arguments to both the French and the English on this occasion were founded on the responsibility of a crown towards its subjects and the respective capacities of the British and French to fulfill those responsibilities towards the town of Lisieux. Jean Chartier, Robert Blondel, and the Berry Herald all praised Basin’s leadership and acuity in their respective chronicles.5 Under Charles VII, Basin occupied a seat on the conseil royal, for which he received a 1000livre pension. He participated in the king’s hearings on juridical reform. Not least, in 1453 the bishop wrote one of the major consultations in Joan of Arc’s Rehabilitation Trial.6 These years were “les plus stables de son existence.”7 In September 1461, Louis XI ascended to the French throne and a new period began in Basin’s life. The two men had first come into contact during the Praguerie (1440). Louis, then Dauphin, solicited the influential bishop’s support in his conspiracy against Charles VII. Basin refused, then revealed to Charles VII the solicitation he had received. In the Apologie Basin claims that this display of his integrity was odious to Louis XI, and provided the first seed of the king’s hatred of him. The two men did not meet in person until Louis’s coronation, when the influential bishop was amongst those who received audiences with the new king in the days following his sacre. Basin gives significant attention to the contents of this meeting and its later reverberations in the Apologie, citing it as another incendiary spark in the conflict between king and subject.8

Charles Samaran, “Introduction,” Apologie, ix. See Guenée, 310-12. On August 16, 1449 Lisieux became the first town in Normandy to surrender to the French. The surrender negotiated by Basin protected the townspeople and their belongings. There was no violence and no looting. During moments of decisive action, Basin’s skill as a legal thinker remains that which comes to the forefront. 6 Basin gives a summary of this consultation, the original of which has not survived, in Book II, chapter sixteen of his Histoire de Charles VII (ed. Samaran, 1:161-67). For further indications, see Samaran’s “Introduction,” Histoire de Charles VII, 1: xi. 7 Philippe Contamine, “Charles le Téméraire vu par un adversaire de Louis XI, Thomas Basin,” Le Pays Lorrain 58.1 (1977) 45. Contamine’s comment refers more broadly to the years 1441-1461. However, the summit of Basin’s professional success came during the final years of Charles VII’s reign. 8 This meeting and the Discours au roi Basin wrote following it are the subject of “The Treatise within the Treatise,” below. 4 5

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The point of no return for Basin’s relations with Louis XI came during the events of the guerre du Bien Public (1465). As in 1449-50, Basin brought all of his influence in Normandy to bear — on behalf of the insurgent aristocracy. He describes his purpose in Normandy during the uprising in terms of the duty to “lutter contre une oppression si barbare,”9 and portrays himself as the last and most devoted of Charles de France’s protectors. The patriotic Basin is keen to emphasize his own importance in the alliance’s attempt to establish a ducal government in Normandy capable of undermining Louis XI’s power there. When Louis completed his recapture of Normandy at the beginning of 1466, Basin was in Louvain on an ambassadorial mission seeking reinforcements from the Burgundian court. Later that year he was persuaded to return to France. Yet when Basin arrived, Louis XI refused to allow Basin to return to Normandy. Instead, the king dispatched him to Perpignan in a gesture of unofficial internal exile. It was from Perpignan that Basin eventually fled when in 1471 he “escaped” into exile, eventually settling in Trier. Basin never again returned to Normandy or to France.

On the origins and destiny of the Apologie It was in exile, at a moment when he knew he would likely never return home to his beloved Normandy, that Basin, trying his hand at a new genre, began to write his Histories. The Histoire de Charles VII was begun almost immediately upon the author’s arrival in Trier in 1471 and completed in 1472. The Histoire de Louis XI was begun in 1473. Basin interrupted work on this history several times, not completing the final chapters until after the king’s death in 1483. The redaction of the Apologie fits neatly between two periods in Basin’s work on the Histoire de Louis XI. However, the exact circumstances in which Basin undertook the Apologie contribute significantly to the interpretation of his text. Basin had been away from his diocese for at least seven years, if not longer, when in March 1474 he traveled from Trier to Rome. There, in a special meeting with the Pope, he relinquished the bishopric of Lisieux in exchange for the honorary title archbishop of Caesarea. Basin accepted his title “avec d’autant plus de plaisir que j’ai toujours cultivé la mémoire du bienheureux martyr Pamphile et du vénérable Eusèbe, son disciple et son compagnon. Eusèbe enrichit l’église du Christ des monuments écrits les plus remarquables et les plus utiles tirés de ses laborieux travaux.”10 The Apologie

9 “tam immani et calamitose oppressioni per medium germani regis .et illustrium tocius regni posse mederi, et oppressis subveniri” (181). Quotations from the Apologie appear in the text as translated by Samaran and Groër; Basin’s Latin appears in the footnotes. Page numbers cited refer to the French (odd numbered) side of Samaran and Groër’s facing-page translation. Thus for the passage quoted above the reader can consult Basin’s Latin sentence on page 180. Where Basin’s lexical choices or syntax are the object of critical analysis the Latin passage has also been included within the body of the text. The page numbers cited in these instances nonetheless refer to the odd-numbered page on which the corresponding French passage appears. 10 “. . titulum acceptavimus, et eo lebencius quod nobis semper fuit memoria venerabilis beati Pamphili martyris atque venerabilis Eusebii, ejusdem discipuli et contubernalis, [et qui] . . . toti Christi ecclesie insignissima suorum studiosorum laborum atque utilissima

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was written between the beginning of Basin’s preparations for this voyage and his return from it in July of the same year.11 Eusebius (b. 260, d. before 341), bishop of Caesarea, survived the great persecutions of the Emperor Diocletian. He also cared for the library at Caesarea, one of antiquity’s greatest. Most importantly, he wrote dozens of works of exegesis, dogma, sermons, apologetics, and history, most notably his inestimable Chronicle and Church History. Politically, Eusebius was extremely well connected; only personal ties to the Emperor could have protected him from the torture and martyrdom suffered by his fellow Christians. Many of Eusebius’s writings were directly concerned with the political events of his day. He also carried out painstaking and tireless labors copying, correcting, and glossing the Bible and the work of earlier Christians in order to ensure the survival of their teachings. Thomas Basin clearly saw himself as the inheritor of Eusebius’s mission. The Apologie survives only in a manuscript copy commissioned by Basin himself and on whose pages the autograph traces of his re-reading are patent.12 The text appears to have been forgotten entirely afterwards, and remains outside of the traditions by which the Histoires were known and circulated.13 The first edition was given by Jules Quicherat in the nineteenth century; Charles Samaran and Georgette de Groër’s translation into French did not come until the 1970s. Basin addresses his Apologie to an unnamed dedicatee whom he addresses as “dulcissime in Christo frater.” The note “ad quemdam amicum suum” is joined to the manuscript’s opening rubric in Basin’s own hand.14 Later in the prologue Basin adds, “Ma dette envers votre amitié est, je l’avoue, si grande quand je songe aux années d’étude passées autrefois ensemble et aux liens confraternels qui nous ont unis dès notre adolescence qu’il ne me semble ni raisonnable ni juste de vous rien refuser de ce que vous attendez de moi chétif.”15 Samaran identified this dedicatee as David of Bourgogne, a bastard son of Philippe le Bon who served as bishop of Thérouanne from

monimenta (sic) reliquit”(203). Samaran notes that Pamphile, who was tortured and killed in Caesarea in 309, was never bishop of Caesarea. Eusebius was bishop there from 315 until his death in 338. 11 Scholars differ in their opinions of how long Basin worked on the Apologie. Charles Samaran proposed the period late 1473-early 1474, which would place the redaction of the Apologie immediately before the Rome voyage, as if Basin wrote in anticipation of his future title. Bernard Guenée suggests that Basin began his narrative upon his return from Rome in the second half of 1474, completing it in 1475 (cf. Apologie, 163, n. 1; Guenée, 262). 12 Bibliothèque Nationale ms lat 5970A. For further precisions, see Samaran’s “Introduction,”Apologie, xi-xii. 13 The most thorough study of the manuscripts by which Basin attempted to ensure the survival of his own work is that of Mark Spencer in Basin’s History of Charles VII and Louis XI, chapter two, “An Author and His Work Revealed.” 14 3. 15 “Tantum enim reverencie amicicie vestre nos debere profitemus pro communibus olim studiis et sodalitatibus, quibus, ab ineunte adolescencia una exercitati fuimus, ut nichil eorum que de parvitate nostra desiderare potestis, ullo pacto abnuere posse racionabie vel equum existimemus”(7).

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1451-57 before assuming the see of Utrecht, the city where Basin spent his final years. The narrative comprises three parts: a brief prologue, followed by two distinct “books” of uneven length. The first, composed of thirty chapters, retraces “les motifs et les excuses de ma vie si longtemps errante ou, si l’on veut, de mon exil,”16 beginning with the “Début de l’animosité du roi à mon égard,”17 and concluding with the 1474 appointment to the archbishopric of Caesarea. The second book, a philosophical consolatio, occupies only twelve chapters.18 It is characteristic of Basin to write and publish discourses which others might present orally on the basis of more informal manuscripts. Like his contemporary Philippe de Commynes, Basin presents his narrative as a response to a question about personal experience to be delivered to a familiar, if not intimate, destinataire. Yet, in both cases, the stated private nature of the narrative is quickly shed in favor of a personal vision of panoramic history. Basin claims to write a defense of his innocence in the face of unjust accusations. However, the surviving manuscript of the Apologie was commissioned during the 1480s, after Louis XI’s death and during the last years of Basin’s own life. Moreover, the Apologie did not circulate; none of Basin’s writings concerning Louis XI did. Each of these dislocations—between stated audience and discourse, and between stated purpose and chronology—present enigmas which plane over any reading of the text.

Scenes from a reign One of the few unequivocal assertions that can be made about Basin’s historical writings is that the unassimilated trauma of exile is evident on nearly every page, along with fury at the man he saw as responsible for that exile. If it were possible to speak of a narration as being “contorted with rage,” the description might fairly be applied to the Apologie. This narrative wrath invests the text with a certain vividness, and even a degree of power to elicit empathy. From the first pages of his account, Basin busies himself recounting the subterfuges and deceits into which the dauphin Louis XI attempted to seduce him and how the king has sought to extract vengeance for his refusals ever since. Basin’s presentation of the causes of his troubles is unambigous. “Je pense que c’est uniquement par amour de la justice et haine de l’iniquité et de de la tyrannie que j’ai été exposé aux calomnies des impies et que j’ai subi la persécution.”19 Basin perceives himself as having been personally betrayed by Louis XI, whom he portrays as the successor of

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“causas atque excusationes tam longinque peregrinacionis et, ut vulgus estimare solet, exilii”(3). 17 “Prima racio unde credi potest regis istius primum inchoasse odium”(11). 18 The two parts constitute a pair of very distinct narratives bound by a single title. This article is almost exclusively concerned with Book I. 19 “amore justicie et odio iniquitatis atque tyrannidis nos impiorum incurrisse calumpnias et persecucionem passos, et non alia ex causa putamus atque in Domino confidimus”(221).

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Nebuchadnezzar and Nero.20 Basin plays himself with vicious sincerity. However, Basin’s speech does not simply “mean what it says.” Despite Basin’s portrayal of what he insistently saw, or at least insistently pretended to see, as a personal conflict between himself and Louis XI, his narrative taps into some of the most contentious political issues of his generation. For Louis XI Basin was a traitor, a man who had seditiously helped to establish Charles de France’s short-lived ducal government in Normandy during the guerre du Bien Public, a man known for repeated acts of lèse majesté, who had not hesitated to question publicly, in speech and in writing, Louis’s use of his royal authority. Basin takes it for granted that the king has duties to his kingdom, just as his subjects have duties to him. Loyalty and obedience may be absolute, but they are also contractual. The tyrant is a traitor; the man who resists tyranny is a loyal subject. The conflicting views of the relation between crown and state which cause Louis XI to see Basin as a traitor cause Basin to see the king as one.21

Genre as argument The first element in a greater understanding of the Apologie resides in the title itself, which denotes a genre rather than a specific title. When Charles Samaran and Georgette de Groër published their French translation of the Apologie they added the subtitle “ou Plaidoyer pour moi-même.” The Apologie is indeed a plaidoyer, a juridical argument on behalf of the defense. In spite of the subtitle to Samaran and Groër’s translation, the importance of legal thought in the autobiographical Apologie has yet to be explored. The Apologie puts into play the concerns of the canon and civil jurist that Basin was. At the outset of his narration Basin claims to write “par manière de justification et d’explication de mon pèlerinage et de mon départ du poste qui m’avait été assigné.”22 The fact that Basin so explicitly presents this motive to his reader does not hinder him from repeatedly restating it throughout his account and even including it as a refrain to his closing arguments, reminding the reader: 20 Basin counts amongst his consolations that Providence has rescued him from “une domination tyrannique et une lourde servitude comparables à celle d’Egypte, d’Ur en Chaldée ou de Bablylone” (“de tyrannica dominacione et gravi servitute, tamquam de Egypto vel de Ur Caldeorum et medio Babilonis”)(227). 21 Fifteenth-century French debate on tyranny, obedience to the crown, and constitutional monarchy form an ever-present intellectual background to the pages which follow, but exploration of this subject lies outside of the boundaries of discussion possible here. The reader is referred to Jean Barbey, La Fonction royale: essence et légitimité d’après le Tractatus de Jean de Terrevermeille (Paris: Nouvelles Editions latines, 1983); Alfred Coville, Jean Petit: La Question du tyrannicide au commencement du XVe siècle (Paris: Picard, 1932); P. S. Lewis, “Common Literary Attitudes towards Tyranny,” Medium Aevum 34.2 (1965) 103-21; Walter Ullmann, Law and Politics in the Middle Ages: An Introduction to the Sources of Medieval Political Ideas (Ithaca, NY: Cornell UP, 1975); and Jean Jouvenal des Ursins, Ecrits politiques, ed. P. S. Lewis, 2 vols (Paris: Klincksieck, 1978-85). 22 “excusationem seu apologiam nostre peregricionis et discessionis ab injuncta stacione libellum hunc apologeticum conscribentes”(5-7).

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J’ai été conduit à le rédiger afin de faire connaître la raison de mon départ et de la persécution que j’ai subie à ceux qui ne l’ont pas clairement comprise, pour leur éviter de juger prématurément et de condamner à la légère et sans réflexion ma conduite. Ils ignorent en effet que j’ai subi des persécutions violentes au mépris de la justice et du droit, que j’ai été chassé de mon pays, de ma province et de mon diocèse par les accusations calomnieuses, les manoeuvres et les violences de gens malhonnêtes.23

Although this explanation largely fails to exhaust the content of the Apologie, it is the only one acknowledged explicitly by Basin: The jurist will make known the persecutions suffered; explain the malevolence in the causes of Louis’s XI persecution; and demonstrate that other accounts of his actions are malicious slander. In doing so, he will successfully defend himself against the charge that he abandoned—betrayed—his diocese and justify his exile. Basin purports to continue a tradition begun by models whom he explicitly names in chapter one of the Apologie: Gregory of Nazianzus, Saint Athanasius of Alexandria, Saint Jerome, and Rufin. Each of these men “et d’autres encore ont écrit des livres en guise d’Apologie dans des circonstances où ils se savaient pouvoir être faussement accusés de quelque mauvaise action par leurs rivaux ou détracteurs.”24 Basin did not have his complete library with him in exile. He strikes closest to the mark when he refers to Saint Athanasius of Alexandria (295-373), considered one of the Fathers of the Church in the West.25 Athanasius, whose own Apologie recounts the saint’s escape from persecution by the emperor Constantine, played a pivotal role at the Nicean council, was appointed bishop of Alexandria in 328, and was an energetic opponent of Arianism. He was also was twice exiled. During the persecutions which plagued the Church during the third and fourth centuries it was a matter of impassioned debate whether a bishop had the right to flee his diocese when faced with mortal danger, or if he had the obligation to remain with his congregation regardless of the persecutions he might face. Many bishops stayed, becoming martyrs to the persecutions of successive Roman emperors. By beginning his narrative with these evocations, Thomas Basin plants in his reader’s mind a parallel between his own case with Louis XI and those of early martyrs who died on account of relentless persecution by pagan tyrants. 23

“Sed hoc ideo duximus faciendum ut agnoscant, quibus nostre secessionis atque p­ ersecutionis racio minus perspecta fuerit, ne temere ac facile ad judicandum et dampnandum quod eos latet prosiliant, nos absque justicia et juris ordine persecuciones non modicas pertulisse, improborumque et impiorum hominum calumpniis, dolis atque violenciis toto regno, patria et ecclesia pulsos, et tandem nobis ad ipsam revertendi omni prorsus facultate negata …”(271). 24 “atque alii quamplures libros in apologiam sui conscripserunt, ubi ab emulis et obtrectaribus de aliquo probro vel inimulatos se, vel insimularis posse cognoscerent. Quorum ad exemplus . . .”(7). 25 The works of Gregory of Nazianzus, Jerome, and Rufin do not correspond to the impressions Basin seeks to give. Gregory of Nazianzus was a bishop who retreated into a life of solitude. The Apologies of Jerome and Rufin are works of religious polemic and not personal justification (see 7, n. 2-4).

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Athanasius spent one period of his exile in Trier, the same city where Basin chose to live during the first years of his exile and where he wrote the Apologie. The knowledgeable reader would understand that Basin, like Athanasius, participated in Councils at which the fate of the Church was decided; championed Holy Doctrine; was persecuted by an impious tyrant; and was ultimately forced to flee, leaving his episcopal see behind him. The parallels implied by Basin’s allusion to Athanasius argue that he, like Athanasius, was a great man who played a critical role in shaping the Church of his times and was persecuted for his defense of Christian doctrine. Basin’s semihistorical text is marked from the outset by the author’s confident claim to a position at the center of History. Basin’s comparison of himself to Athanasias or other bishops is not only flattering, it is also a potent narrative strategy. When Basin cites patristic authors on the Bishop’s right to leave his see when his life is threatened, he aggrandizes his own role within Church leadership, sharpens the picture of the suffering caused him by Louis XI, and draws a parallel between the suffering of early Roman Christians and contemporary French ones. The question of whether Basin’s flight from France is justified becomes a question of appropriate Christian response to tyranny. Basin believes that if he had continued to obey Louis XI “je n’aurais absolument pas pu échapper au danger de mort”; “je fus donc forcé par la nécessité de quitter les territoires soumis au roi pour assurer mon salut, ma liberté et sauver ma vie.”26 The more the reader understands Basin’s defense of his 1471 escape into exile, the greater the detail and relief he obtains from the reverse-image portrait of Louis XI. More than an ecclesiastical issue, Basin’s flight into exile constitutes a withdrawal of obedience to the king.

Intertext and shadows Basin situates himself as the inheritor of a literary tradition born out of righteous men’s accounts of confrontations between men of justice and righteous faith and “impious” tyrants. He establishes the continuity between his own work and those of his predecessors through his frequent citations of Christian sources, whether the Bible, Church fathers, or others. Basin also cites pagan, classical authors such as Sallust, Cicero, Ovid, M. Porcius Cato, Terence, and Seneca.27 The most important and most frequently cited of these is Seneca (4 BC-65 AD), who appears seven times on the pages of the Apologie — more than any other single author. Although many of the passages cited by Basin had also been included in compilations or become proverbial,

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“Quoniam igitur certo sciebamus quod, si cum hujusmodi mandatis sub dicione regia nos nuncius ille apprehendisset, mortis periculum, quod ille impius satelles cum suis nobis intentabat consortibus, nullatenus vitare aut effuger potuissemus”(119). 27 Basin’s Histoires are equally rich with the flavors of his preferred classical historians. Paul Archambault offers a provocative study of Basin’s debt to passages from Sallust and Cicero in the Histoires. Paul Archambault, “Sallust in France: Thomas Basin’s Idea of History and the Human Condition,” Papers on Language and Literature 4.3 (1968) 227-57.

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Basin cited directly from a manuscript housed in his own library and carried with him into exile.28 In addition to his literary and philosophical works, Seneca is known for having been Nero’s tutor. Exiled for a number of years by that same emperor, Seneca, too, wrote a philosophical consolatio from which Basin cites in Book II of the Apologie.29 The philosopher was eventually ordered by Nero to kill himself. Basin’s extensive use of exempla and literary borrowings reflects the common practices of his intellectual milieu. What merits note is the way that Basin makes use of the passages he cites to create an alternate, more polemic, text running in silent parallel to his own narrative. Thus, the critic must distinguish between citations which are used to reinforce an argument and citations which are used to articulate an argument. The citation which reinforces an argument brings prior concordant views to bear on the persuasive force of the author’s narrative. Although the author uses citations from other texts to show that men before him have thought in a similar manner, the argument he advances is fully articulated within the primary text, so that the citation serves as a reference or reinforcement of an explicit statement. However, Basin also uses citations to articulate his arguments. A quotation can be said to “articulate” an argument when the extracted passage viewed in situ alters the way that the argument made in the primary text is understood. This strategy relies on the reader’s familiarity with the referenced text to “fill in the blanks,” opening the possibility of referencing a direct criticism without voicing one. Sometimes this is effected through Basin’s selection of references or citations as brief as a few words, as when seemingly ornamental phrases from Ovid or Boethius are inserted with apparent casualness. Basin’s imaginary reader knows that both Boethius and Ovid were exiled under trumped-up charges of treason, even though the passages used by Basin in the Apologie contain no explicit references to exile or betrayal. At other moments, Basin leaves parts of his enunciation in the shadows, such that his intended thought is only fully enunciated when the cited passage is examined in the context from which it has been extracted. Basin uses intertextual references to the tragedies of Seneca in this latter manner. Basin’s first citation of Seneca is taken from his Oedipus. “Souvent les rois s’irritent qu’on leur ait dit ce qu’ils vous ont ordonné de leur dire.”30 The citation 28 Charles Samaran and André Vernet, “Les Livres de Thomas Basin,” Hommages à André Boutemy, ed. Guy Cambier, vol. 145, Collection Latomus (Brussels: Revue d’Etudes Latines, 1976), 336. Samaran and Vernet accorded Basin’s copy of Seneca’s tragedies a special place in their study of his library. “[L]es volumes peuvent se répartir en trois groupes: les écrits de Basin, les ouvrages de littérature patristique et médiévale, les textes de l’antiquité classique, dont un exemplaire des Tragédies de Sénèque mérite une attention particulière”(324). For an introduction to the reception of Seneca in the Middle Ages, see G. M. Ross, “Seneca’s Philosophical Influence,” Seneca, ed. C. D. N. Costa (London and Boston: Routledge and Kegan Paul, 1974) 116-66. On the tragedies in particular see A. J. Boyle, Tragic Seneca: An Essay in the Theatrical Tradition (London and New York: Routledge, 1997). 29 “. . . et sapientissimus Seneca, ‘Magna,’ inquit, ‘servitus est magna fortuna’”(20709). The passage is taken from Seneca, Ad Polybium de consolatione VI, 4. 30 “Odere reges dicta quae dici iubent” (41). The quotation is taken from Seneca, Oedipus, v. 520. All translations and further supporting quotations from Seneca are taken from Léon

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appears in the text of the Apologie during Basin’s recollections of the consequences he incurred from the publication of his Discours au roi, the same treatise Louis had asked him to write.31 The first layer of implication strikes the reader directly, and initially appears to be merely yet another lament that the righteous man’s fate is to suffer the particular hatred of kings. However, when Basin’s reader goes to the site of the citation in Seneca’s text, he discovers that the significance of the classical author’s sentence is very different therein. The quoted words are spoken by Creon of his aversion to revealing anything which could bring Oedipus into a knowledge of his crimes, specifically that Oedipus is Laius’s murderer. In Seneca’s tragedy the dialogue surrounding the extracted passage concerns the individual’s obligation to speak publicly. Seneca’s lines are not primarily about the relation between Oedipus and Creon; they question the nature of speech and political action and the individual’s obligation or freedom to participate or abstain therefrom. A few lines below Oedipus responds to Creon’s hesitation, saying “Est rebelle quiconque se tait alors qu’on lui ordonne de parler.”32 Intertextual references allow Basin to color the political and juridical questions that ground his text. The reader is immersed in a debate about legitimate and illegitimate rule, and what may be anachronistically described by the expression “civil duties.” Is resistance the loyal subject’s obligation? Basin is saying that it is not disobedience to speak out about the cause of troubles in a kingdom. Disobedience is remaining silent when there is something to be said. This particular passage from Seneca’s play is so important to Basin that he actually cites it twice.33 The next quotation from one of Seneca’s tragedies to appear in the Apologie is taken from Thyestes: “Il est bien tard pour se garder quand on est au milieu même du péril.”34 This passage occurs in the Apologie during Basin’s account of his return from Louvain in 1466 following the conclusion of the guerre du Bien Public, when he discovers with certainty that Louis’s pardon has been a trap to lure him away from Bourgogne. Once again the context from which the borrowed passage emerges tells the reader what Basin does not make explicit. Thyestes speaks these words as he prepares to seek reconciliation with his brother Atreus. Thyestes is without throne or kingdom. He must appear before Atreus as a supplicant but fears his brother’s vengeful hatred. The outcome of Thyestes’s wary trust is well known. In the next frame of Seneca’s drama Atreus speaks apart to himself and describes the net which he has laid out to trap his prey. Atreus describes his excitement as that of a dog who smells blood. Then he enjoins himself to conceal, for the moment, his plans. Basin’s reference alludes to

Hermann, editor and translator, Sénèque, Tragédies, vol. 2, (Paris: Editions les Belles Lettres, 1926). References to the Apologie concern page numbers and point to the French facing-page translation. References to Seneca’s tragedies are to verse number. 31 See below, “The Treatise within the Treatise.” 32 “Imperia soluit qui tacet iussus loqui” (Oedipus, v. 527). 33 41, 101. 34 “Serum est cavendi tempus in mediis malis”(77). The passage occurs in Thyestes, v. 487.

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a king who murders the brother who has sought reconciliation.35 Basin likens Charles de France to Thyestes and Louis XI to the murderous Atreus. Another quoted passage from Seneca’s tragedies makes clear the extent to which Basin understood these theatrical works as indirect addresses to Nero by the philosopher. Basin’s citation adapts a line from Thyestes. The original verse reads, “Que le roi veuille ce qui est honnête et il n’est personne qui ne conformera sa volonté à la sienne.”36 Basin writes, “‘Commande avec équité’, dit Sénèque à Néron; ‘tous sans exception conformeront leur volonté à la tienne’.”37 However, in Seneca’s play the dialogue between Atreus and one of his servants at court makes no mention of Nero. Basin slips when he deforms Seneca’s verse, revealing the extent to which he views himself as Seneca’s heir, a philosopher and voice of wisdom in a tyrannic realm.38 Basin includes this adapted passage from Thyestes in chapter twenty-four of the Apologie, a chapter broadly concerned with the legal justifications of Basin’s abandonment of his Lisieux see. “En effet, d’après certains, je n’aurais pas dû refuser d’obtempérer aux instructions royales, étant donné que l’Apôtre a prescrit ‘que chacun doit se soumettre aux autorités supérieures’ et que celui qui s’oppose au pouvoir s’oppose, comme le dit le même auteur, à l’ordre établi par Dieu.”39 Chapter twenty-four responds to debates over whether the bad ruler as well as the good must be obeyed. When the critic turns to Seneca’s play and looks at the context from which Basin has extracted his quotation, he reads the following dialogue between the servant and Atreus. Le courtisan: Que le roi veuille ce qui est honnête et il n’est personne qui ne conformera sa volonté à la sienne. Atrée: Lorsque celui qui a le pouvoir ne se voit permettre que les choses honnêtes, c’est que son règne est précaire ! Le courtisan: Et lorsque il n’y a ni réserve, ni souci de justice, ni pureté, ni piété, ni bonne foi, son trône n’est pas stable !40

The original context within Seneca’s tragedy nuances the significance of the verse Basin extracts. This passage also brings forward another topos in fifteenth-century

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Louis XI.

See below for further development of the image of the hunt in Basin’s portrait of

“Rex velit honesta, nemo non eadem volet”(Thyestes, v. 213). “‘Juste impera’, ait Seneca ad Neronem; ‘nemo non eadem volet’”(165). 38 Both authors, Seneca and Basin, look to earlier (mythologized) historical periods and use intertexts as the framework for political criticism. 39 “Non enim, ut videri aliquibus poterit, mandato principis obaudire detractare debuimus, cum, ut Apostolus precipit ‘omnis anima potestatibus sublimioribus subdita esse debeat’ et ‘qui potestati resistit, Dei’ ut idem inquit ‘ordiniacioni resistit’”(165). The passage quoted comes from Romans 13: 1-2. 40 Sa.: Rex velit honesta, nemo non eadem volet. At.: Umbicumque tantum honesta dominanti licent, precario regnatur. Sa.: Ubi non est pudor nec cura iuris, sanctitas, pietas, fides, instabile regnum est. (Thyestes, vv. 213-16). 36

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debates on the limits of just rule. The king should voluntarily submit to the law, imitating the submission of Christ. “The will of a prince is a true will only when it is good. Otherwise it is a tyrant’s will.”41 Whereas in the truncated, quoted version, Basin seems to utter near-banalities about kingly benevolence, the original context shows otherwise. The jurist gives indirect warning to the French king: A despot’s reign is unstable; Louis XI must desire what is honest if he wishes to keep his crown.

The treatise within the treatise Basin also introduces an element of “intratextuality” into the Apologie. In the first chapters of the Apologie Basin writes of an earlier treatise, prepared for the king during the first months of his reign. He refers to this now-lost Discours au roi repeatedly in the Apologie, describing its presentation, contents, publication, and reception, using this extended intratextual reference in a manner not unlike his use of Seneca’s tragedies.42 When Louis XI was crowned in 1461 Thomas Basin received an audience with the new king outside of Reims on the very day following his annointment.43 Basin took advantage of this opportunity in order to share his ideas for improving the state of the realm and its government with the new king. He expressed his hope that Louis XI would take pity on his subjects, exhausted and reduced to extreme poverty by years of war, and that he would “les décharger de ces impôts insupportables.”44 The bishop tactfully expressed his hope that the years Louis spent at the Burgundian court would have been “une école et maison d’apprentissage de l’art de gouverner et de pratiquer toutes les vertus héroïques.”45 Perhaps thinking of his own appointment under Louis’s father, he also voiced his desire that the king would continue “[à] réformer et à remettre dans le meilleur état et ordre possible l’administration de la justice.”46 According to Basin’s account in the Apologie, the monarch’s response to this discourse was to ask the jurist to produce a treatise on the same subject. If at first Louis was eager to hear more of Basin’s good ideas, his subsequent alliance with the rebellious faction in the guerre du Bien Public caused the king to reconsider Basin’s earlier 41 Lewis, “Common Literary Attitudes,” 108. Lewis’s synthesis will serve here as a unified reference point for assertions about the context of Basin’s own literary attitude towards tyranny. 42 The French title of this now–lost work was seemingly invented by Samaran. Basin’s Latin reads, “Libellum igitur ad modum oraciuncule ad eum latino sermone edidimus, cujus eciam sentenciam atque summam gallico vulgari breviter perst[r]rinximus”(28). 43   This prime audience reminds the modern reader of Basin’s very real political importance at the time. In fact, this audience following the sacre was Basin’s second interview with the king in the space of a few days. Basin also saw Louis on the day of Charles VII’s funeral and participated in the king’s sacre. 44 “eos hujusce gravissimis oneribus relevare vellet”(21). 45 “quadam velut in scola et disciplina moderande rei publice omniumque heroycarum virtutum alitus et confotus”(19). 46 “Secundum, ut justicie cultum et observanciam atque ordinem, tam in supremis quam in aliis quibusque curiis et tribunalibus regni sui . . . in meliorem statum et formam reformare atque redintegrare studeret”(21).

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advice from a less generous viewpoint. “N’osait-il pas proférer publiquement que c’était dans un mauvais esprit et en sujet déloyal que je lui avais donné jadis le conseil de réduire son armée?”47 Basin’s account of the contents and fortunes of his Discours au roi present a theatricalized mise en abîme of an intellectual labor present throughout the larger text. The critiques which by his own admission Basin developed in this libellum gave voice to several of the predominant issues and opinions shaping fifteenth-century debates about what constituted tyranny.48 He puts forward his consciousness that his Discours was a political act, but proposes that writings on government such as his own are the labor of the good subject. Both the nature of good rule and action of the good subject are at stake. “Dans ce petit livre j’exhortais le roi à agir dans ce sens, et c’était là, du moins je le croyais, le conseil d’un sujet très fidèle. D’avoir parlé comme je l’ai fait je ne puis avoir le repentir que procurent les mauvaises actions, non les bonnes.”49 The political critiques made by Basin in summarizing the earlier Discours are highly conventional. He first evokes Sallust’s analysis of the burden “des aides et de la milice” on the Roman people, commenting on both military expenditures and pensions.50 He puts forward an image of an ailing Roman Empire, crippled by tax burdens imposed by despotic rulers in order to pay tributes to protect against the threat of foreign invasion. Making use of a metaphor no less ideologically motivated for its familiarity, Basin twice compares France to a sick body in need of a doctor’s healing. “[L]es guerres, tant civiles qu’étrangères,” says Basin, gave rise to France’s current poverty.51 Louis’s prolonged residence with Philippe le Bon was sufficient evidence that there was no longer any need to dwell in the rivalries of previous reigns. Now that the two factions had been reconciled, the wartime tax burden imposed on the population should be lightened. The standing army should likewise be dissolved and the people relieved of its expense. Je m’efforçais dans ce petit livre de convaincre le roi qu’il n’y avait à ce momentlà aucune obligation ni d’entretenir une si imposante armée à solde ordinaire ni de grever ses sujets de tant et de si fortes pensions dont la la levée leur valait un si lourd fardeau d’impôts et de taxes qui, en y ajoutant l’entretien de l’armée,

47 “quod et palam ex stomacho evomuit quod non bene neque fideliter sibi concilium olim dederamus quod numerum milicie sue moderari et diminuere deberet”(39). 48 It ought to be noted that all of these topoi in contemporary political debate are repeatedly touched upon in the broader narrative of the Apologie. 49 “Hec in libello antedicto regem ut faceret hortabamur; hoc, uti credimus, fidelissime consulebamus. Nec, quod ita egerimus, penitudinem de hoc gerere possumus, que de malis, non de bonis est operibus assumenda”(37). 50 “Nam ut hostium invasionibus resisteretur, de eorumque manibus, quas armis conquisierant, terre recuperarentur necessarium fuerat populo regni hec duo gravissima simul onera, tributum scilicet et miliciam tolerare; que gravissima ad tolerandum aliquando fuisse populo romano Salustius, nobilis historiographis scribit”(31). 51 “quod ex guerris tam civilibus quam hostilibus”(29).

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accablait depuis si longtemps le royaume et ses habitants et les avait réduits à la plus extrême misère.52

Basin intimates that the dissolution of the army would enable the events of 1407 and 1419 finally to sink into the past, opening a new era of peace. Inevitably, the bishop writes as if unaware that the continued existence of the standing army was a central theme in artistrocratic resistance to expanding monarchical power.53 The contents of Basin’s Discours were probably not what Louis XI was hoping to hear from a loyal subject. Nonetheless, the Spider King assured his interlocutor that “les remontrances que je lui faisais là portaient sur des choses qu’il désirait réaliser plus que tout au monde. Rien ne pouvait lui plaire d’avantage, mieux répondre à ses vues ni sonner plus agréablement à ses oreilles que d’être exhorté et conseillé sur ces deux chapitres.”54 It is difficult not to agree with Jules Quicherat’s half-mocking tone when he reflects on the ease with which the king exploited the well-known bishop’s well-known vanity. Le roi semblait ravi; il trépignait, il accablait de remercîments et d’éloges l’orateur qui avait si bien deviné le fond de sa pensée; puis alléguant avec une modestie câline sa propre inexpérience, il le supplia de réfléchir encore sur cette matière importante, de façon à pouvoir indiquer le remède après avoir signalé le mal. Et le prélat, qui prit au sérieux ces flatteuses paroles, s’empressa de partir pour Paris, où, en attendant la solennelle entrée du roi, il écrivit un mémoire sur l’objet proposé.55

Since a great deal of Basin’s life-time would later be spent denouncing Louis’s lies, the reader might pause to wonder whether Basin retained a certain resentment against his own naiveté. On the other hand, the reader familiar with Louis XI’s character might wonder whether the king might not have provoked the obstinate and outspoken bishop into writing his treatise in order to lay a trap for him. The king and Basin already had some personal knowledge of each other’s characters from the events of the Praguerie.

52 “sibi libello antedicto suadere nitebamus, minime tum opus fore quod tantam ad stipendia ordinaria miliciam retineret; minime eciam opus quod tot et tam grandibus regnum suum pensionibus pregravaret, pro quibus exsolvendis tot tantisque pressum vectigalibus et collectis, que simul cum milicia per tot annos regnum ipsum et ejusdem accole tolerarant, ad extremam pene pauperiem et inanicionem devenerant”(37). 53 The cost of paying and maintaining a standing army was primary source of popular and aristocratic resentment, seconded by the vices of idle soldiers. As P. S. Lewis notes, it was the standing army’s “inefficiency rather than its efficiency and the king’s lack of control over it rather than using it as a ready weapon of oppression that constituted its tyrannies in Jean ­Jouvenal’s eyes” (Lewis, “Common Literary Attitudes,” 116). See also, Paul D. Solon, “Popular Response to Standing Military Forces in Fifteenth-Century France” Studies in the Renaissance 19 (1976) 78-111. 54 “Aiebat nempe et affirmabat se de hiis rebus per nos commonitum, quas pre cunctis rebus temporalibus amplius perficere cuperet et affectaret, nullamque rem sibi posse gracius afferri, nec que menti sue atque auribus jocundior atque suavior insonare posset, quam ubi de duabus hujuscemodi rebus patrandis et perficiendis adhortaretur atque commoneretur”(21-23). 55 Jules Quicherat, “Thomas Basin, sa vie et ses écrits,” BEC 3 (1841-42) 339.

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Did the king wish to compromise Basin by obtaining concrete evidence of of the bishop’s seditious views? The Discours au roi seems to have served both Basin and Louis XI as a litmus test for the extent of the other’s treachery. For Louis, Basin’s Discours proves its author a traitor. For Basin, Louis’s condemnation of the treatise the king ordered him to write confirms the king’s tyrannical and treacherous nature. Both the Discours au roi, and Basin’s exploitation in the Apologie of his fortunes on its account, deserve a touch of skepticism. Basin’s reaction to Louis’s apparent enthusiasm and his seeming shock and indignation over Louis’s later accusations constitute either monumental proof of either Basin’s gullibility or of his guile. Not only in the fifteenth century but in all times, the quest to define the limits of legitimate power entails a quest to articulate the range of possible responses to uses of power perceived as illegitimate. Debate over the boundaries of legitimate resistance in turn shapes perceptions of illegimate resistance. One of the most pressing questions for Frenchmen of the fifteenth century concerned the proper limits bounding the legitimate exercise of monarchical power. The question of what kinds of response were appropriate when those limits were breached was a question more pressing still. Jean Petit’s Justificatio defended Jeans sans Peur’s 1407 assassination of Louis d’Orléans as the voie de fait. Yet even those initially sympathetic to the arguments contained therein soon wondered whether the consequences of the Duke’s actions did not show that resistance to tyranny could be more dangerous than tyranny itself. In the wake of the ensuing years of civil war, legal theorists of Basin’s generation largely conceded that the pen was the sword with which tyranny should be fought.56 In a context in which recourse to arms has been abjured, the treatise becomes an act of resistance and an arm against tyranny. The way that Basin sets his Discours au roi into the larger Apologie reveals additional, self-reflexive layers in the narrative. By the very fact of presenting and then publishing his Discours, Basin enters into the arena of debate, manifesting his views on the just relations between crown and state in word and action. The Apologie belongs doubly to the late medieval tradition of treatises on tyranny and resistance, once by this embedded Discours and once by the whole of the framing narration. Thus the manner in which Basin describes the punishment exacted of him for expressing his patriotic views traces a further critique of Louis XI’s tyranny, a tyranny so vicious that it will not tolerate the conscientious words of those it oppresses. “Given his hatred for Louis XI his views were a model of Gersonian discretion; and however faintly the old Gersonian battle-cry of vim vi repellere licet was heard once more in France.”57 Basin writes a treatise not only on resistance but also of resistance.

That Louis XI took verbal resistance to royal authority as sedition and was liable to punish it as such is reflected in R. Fédou’s « Fidélité Lyonnaise et propagande bourguignonne au temps de Louis XI, » Mélanges d’histoire André Fugier (Clermont, Lyon, Grenoble: Editions des Cahiers d’Histoire, 1968) 71-80. 57 Lewis, “Common Literary Attitudes,” 113. 56

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Epilogue To write about Thomas Basin and only notice the obsessive rage which haunts his work is grievously unjust to the richness of his texts. However, to write about Basin without mentioning his bitterness against Louis XI is to act as if the prose itself did not count, only the ideas. Basin the Author, the one it is difficult not to construct after long familiarity with his texts, is a perplexing, frustrating, fascinating figure. The bishop was so powerfully subtle as to convince the English monarchy to cede a town it “owned” on the basis of theoretical arguments. At the same time, he so lacked a quality one might call “keenness” that he butted against Louis XI with a despairingly out-ofplace frontalness. Ironically, it was the bishop’s passion for the Word which rendered him so maladroit with a different sort of rhetoric. Years after the surrender of Lisieux to the French in 1449, Basin praised the importance of his own leadership in the event in the description given in his Histoire de Charles VII. Without acknowledging that the subject of praise is none other than the author, Basin describes himself as “homme très versé dans les lettres divines et humaines, mais ce qui était mieux encore, renommé pour sa sagesse, sa prudence et a piété sincère envers Dieux et son prochain, bref l’un d’un plus fameux parmi les autres évêques de France.”58 Bernard Guenée comments “It is hardly an overstatement to say that Thomas was not a modest man. Throughout his work he exhibits a vanity as immense as it is ingenuous. His value, his virtus, is something he takes for granted. And the most important quality he recognizes in himself is a moral one: his only motives were love of God and of his neighbor.”59 The means by which Basin realizes this virtus, the locus in which he invests the whole of his moral confidence, is in his rhetorical mastery.60 When the bishop explains his 1466 return to France from Louvain after the guerre du Bien Public, he claims that he needed access to his library in order to protect his diocese from the king’s persecutions. “Je m’étais inquiété en effet, dans la mesure de mes forces, de m’armer, principalement dans ce dessein, de toutes les ressources possibles, et en particulier de celles tirées de mes livres.”61

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Histoire de Charles VII, ed. Samaran, 2: 97. Guenée, 295. 60 It is not without significance that Basin strongly preferred written to oral displays of this mastery. About the Discours au roi he claims, “Je pensais, en effet, qu’une consultation orale n’aurait que peu de résultats ou pas du tout parce que les paroles ont tôt fait d’être emportées par le vent et aussi parce que, . . . des mots seraient très vraisemblablement sortis rapidement de sa mémoire” (“tandem calamum ad mandandum litteris mentis nostre conceptum carte admovimus. Parum enim et absque fructu concilium fore reputabamus, quod, verbis in aere ad momentum sonantibus prestitum, pro ingentium tunc multitudine rerum agendarum que sese pene innumere sibi oefferebant, elabi facile a memoria ejus versimiliter potuisset”)(29). Bernard Guenée offers a provocative view of Thomas Basin and public speaking, suggesting that Basin’s mistrust of the spoken word had much to do with his own ineptness as a public orator (Guenée, 297). 61 “Ad hoc enim precipue et librorum instrumenta, et cetera ad hujusmodi negociacionem pro modulo virium parare solliciti fueramus”(75). 59

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However, Basin’s sense of language as a weapon remains strangely narrow. Indeed, he appears only to understand a single aspect of rhetoric, perceiving all use of language through a monolithic vision of the relationship between signifier and Truth. Basin at first believes Louis XI’s exageratedly flattering, highly improbable response to his Discours. When he realizes his deception, he does not know how to blame his own misinterpretation, only how to decry the king’s perfidy. Despite of his agile use of intertexuality, Basin does not seem to have been at ease with the uses of ironic distance. The comparison with Philippe de Commynes is once again revealing. Commynes, amongst Louis XI’s most intimate favorites for many years, describes how the king does not hesitate to promise what he knows his interlocutor to desire. Yet Commynes rarely, if ever, expresses a judgement on the moral value of the king’s duplicity. For Commynes, what matters in evaluating the speech of those whom he calls “les Grands” is the suppleness of a man’s discourse, its power to reach, and thereby control, the person addressed. Basin writes as if doctrinal piety and the absolute, performative truth value of a man’s speech were the only scales on which the man speaking could be weighed. For Basin, when Louis XI speaks ear-pleasing lies, or cleverly plays to his interlocutor’s weaknesses, he betrays language itself. Basin’s prose lends material attributes to abstract notions and images. Basin’s description of the rendition of Normandy in 1466 is a veritable battle scene in which Basin literally turns away the false council which besieges Charles de France. Sed nos cum multis eidem principi fidelibus et devotississimis, satis multis ex conjecturis advertentes quorsum hujuscemodi fraudulenta concilia contenderent, de veritate rerum quas retulimus, certissimam habentes nocionem, facile eadem concilia evertimus, et, Domino volente, salubriter eisdem obstitimus.62

Elsewhere he describes the letters he receives from Louis XI, “remplie[s] de sa colère et de sa hargne.”63 At other times, he uses the king’s passion for hunting as an extended metaphor for his bloodthirsty pursuit of human prey. Si quelqu’un me demandait ce que je pense de ces lettres d’abolition, je répondrais simplement qu’elles ne me semblent pas avoir été conçues et publiées à d’autres fins que de servir de lacs et de pièges tendus à seule fin d’attirer et de prendre ceux qui se seraient jetés inconsidérément aux pieds du roi.64

62 “Mais nombreux étaient ses fidèles, dévoués à sa personne, qui n’ignoraient pas plus que moi à quoi tendaient ces conseils perfides. Sachant donc parfaitement la vérité sur ce que j’ai rapporté, j’écartai facilement ces conseils et, Dieu aidant, j’y fis facilement obstacle” (55). The italics are my own. 63 “Porro cum ipsam predictam regis epistolame furore et colera plenam legissemus” (91). 64 “De quibus si quod veraciter sentimus, a nobis quis poposcerit, non aliud ei respondere possumus, nisi quod nobis non ad alium finem excogitate et publicate videntur, cum eis non alia fiedes quam prediximus servaretur, quam ut essent velut decipule quedam aut pedice ad eos circumveniendos et capiendos, qui minus caute et consulte in easdem pedes suos inicerent”(83).

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In Basin’s rhetorical universe the word has substance. Basin was born just before Agincourt and died just before the Italian wars. His lifespan embraced one of the most revolutionary centuries in Western history. Yet at middle age Basin found himself in the margins of a rapidly transforming world in which he once moved at the center. The virtus Basin takes for granted in himself, and in particular which he sees in the moral quality of his speech, has no currency with a man as quick-tongued as Louis XI. Narrating the long series of events which led him to flee France, Basin writes over and over again, “that’s when Louis began to hate me” or “then his fury against me was inflamed.” Basin gropes for some defining moment when the contract between himself and Louis XI was ruptured. The bishop seems to want to have been important enough in Louis’s eyes to have occupied the king’s attention fully, even if just for one (breaking) moment. But when Basin struggles to identify the rupture between himself and the king, he is also floundering to define when and how the two were united. It would seem that for all the finesse of Basin’s pen, he offered no service of value to Louis XI. There perhaps never was an encounter between the two in the moral sense Basin desired. They did not, quite simply, speak the same language. IRIT KLEIMAN Boston University

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CERVANTES RHÉTORICIEN. LES FONCTIONS PARODIQUES ET SATIRIQUES DE L’ART DE PARLER DANS DON QUIJOTE Introduction : Cervantes, ingenio lego Cervantes, on le sait bien, est considéré comme ingenio lego, comme esprit qui n’a joui d’éducation ni académique ni cléricale. Le biographe Jean Canavaggio suppose – sans en être sûr – que, tout petit, Cervantes aurait pu avoir l’occasion de se familiariser avec les notions les plus élémentaires de grammaire et de rhétorique chez les jésuites à Cordoue1. L’année 1568 le trouve à Madrid, au Collège de l’humaniste López de Hoyos – qui servait de préparation à l’accès à la faculté –, mais Cervantes y reste peu de temps, pas plus de quelques mois, et plus dans la fonction de surveillant que dans celle d’élève. Si son éducation est donc incertaine, il est tout à fait certain qu’il lisait beaucoup. Comme son héros Don Quijote, il a été véritablement un fanatique de lecture ; les deux sont, donc, autodidactes, « fous » de livres et ingénieux, leur ingenium leur servant à inventer et à créer des réalités à partir de la littérature. En tant qu’ingenio lego, Cervantes se trouve à la hauteur des discussions esthétiques de son temps, comme le prouvent, dans Don Quijote, les fréquentes conversations entre personnages cultivés – le curé et le chanoine de Tolède, ou le chanoine et Don Quijote – portant avant tout sur la poétique aristotélicienne2, mais comme le prouve aussi, certainement de façon moins explicite, le dispute « dialogique » entre les différentes voix narratrices qui suivent des modèles esthétiques divergents. Dans ces débats, le texte du Don Quijote ne formule pas de doctrine et, usant d’une « sage dialogicité »3, il ne conclue pas. C’est-à-dire que ce (méta)-roman de la pluralité met en scène, sur différents niveaux narratifs, une polyphonie de voix sans les réduire à une « vérité » monologique. Mais Cervantes n’est pas seulement connaisseur de la poétique contemporaine, il est aussi extrêmement informé de la rhétorique. Même si l’on ne sait pas au juste où et quand il aura appris la techné de bien parler, il démontre à chaque page de son roman 1 Canavaggio, Jean, Cervantes, en busca del perfil perdido, trad. Mauro Armiño, Madrid : Espasa Calpe 21992 ; p. 34. 2 La meilleure mise au point se trouve toujours dans Alban K. Forcione, Cervantes, Aristotle, and the Persiles, Princeton : Princeton UP 1970. Le point essentiel des débats est la rivalité entre une poétique néo-aristotélicienne, propagée par Alonso López Pinciano, Philosophia antigua poética (1596), et la poétique non-aristotélicienne, caractéristique de la littérature espagnole du Siècle d’Or en général, propagée, par exemple, dans l’art poétique de Lope de Vega, Arte nuevo de hacer comedias (1609). 3 Bakhtine loue Don Quijote pour „sa dialogisation profonde mais sagement équilibrée du discours parodié“ ; Bakhthine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris : Gallimard 1978, p. 225.

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qu’il domine ce « modo de hablar con harte y compostura »4. Il met en scène des personnages intradiégétiques comme orateurs qui semblent savoir leur Aristote et leur Quintilien sur le bout des doigts. Don Quijote, par exemple, qui agit souvent de façon inadéquate et au mauvais endroit, mais qui parle parfois bien et au moment juste, prononce ses deux fameux discours, le « Discurso de la Edad de Oro » et le « Discurso de las armas y letras » après s’être alimenté, comme digestifs. Son premier discours (DQ I,11) s’adresse aux bergers accueillants qui, à l’air libre, ont partagé leur repas frugal avec le chevalier affamé. Obéissant au genus demonstrativum, ce discours a pour fonction l’éloge et le blâme : éloge d’un siècle d’or, passé depuis belle lurette, où régnait le partage communautaire des biens, et blâme du monde contemporain, arène de rivalités égoïstes. Le second discours s’adresse à la société nombreuse réunie dans l’auberge de Palomeque (DQ I,37-38). Ici, Don Quijote brille dans le genus deliberativum, car il s’agit de savoir laquelle des deux professions – celle du lettré ou celle du soldat – mérite davantage de respect. Malgré le fait que Don Quijote échoue régulièrement dans l’exercice pratique des armes, il réussit à prouver avec éloquence, alléguant dans une lucide probatio les arguments pour et contre, que l’état de soldat est à coup sûr le plus noble des états, conclusion à laquelle se joint même le curé, représentant des lettres. Le « fou » fait montre d’un raisonnement sage dont l’effet est l’admiration de son public. Le genus iudiciale, finalement, appartient à une voix féminine : celle de la riche paysanne et bergère Marcela. Comme, lors de l’enterrement de Grisóstomo, on l’accuse d’avoir provoqué malignement la mort de celui qui était mortellement tombé amoureux d’elle, elle apparaît sur le haut d’un rocher et prononce un discours de défense dans lequel elle réfute de façon fondée et prudente, point par point, l’accusation, jugeant à son tour défavorablement le monde masculin. De tels « soli » rhétoriques constituent un paradigme qui s’insère fréquemment dans le syntagme du roman. Certes, Cervantes ne les a pas inventés, il les prend dans ses hypo-genres, l’épopée et surtout et immédiatement le roman de chevalerie, où de tels discours constituent de fréquents morceaux de bravoure bien propres à déployer tant l’art rhétorique que le savoir encyclopédique5. Mais même si ces discours ont souvent une fonction didactique et moralisatrice, il me semble être typique que Cervantes, loin de suivre cet art de parler « monologique », le rompt allègrement. C’està-dire qu’il joue sur un double registre ; orthodoxe et hétérodoxe à la fois, il donne à comprendre que, tout en maîtrisant les règles de l’art et tout en obéissant aux virtutes dicendi, il procède en même temps à leur subreptice parodie et à leur carnavalisation. Je veux démontrer que ce jeu suit, d’une part, une fonction parodique dans la mesure où Cervantes se moque du schéma littéraire, de la convention rhétorique, et, de l’autre, une fonction satirique dans la mesure où il se moque astucieusement de l’ordre social instauré et contrôlé par les autorités de l’Espagne « monologique » de la Contreréforme. Pour illustrer cette thèse, j’analyserai deux pratiques rhétoriques : celle de Don Quijote esquissant le portrait épidéictique de Dulcinea (DQ I,13), et celle de Marcela réfutant une accusation (DQ I,14). C’est derrière ces pratiques de personnages

4 Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española (1611), ed. Martín de Riquer, Barcelona : Alta Fulla 1998, p. 908. 5 Cf. les recherches de Sylvia Roubaud.

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diégétiques que se fait entendre, dans le sens d’un dédoublement dialogique, typique de l’art cervantin, la voix discordante et joyeusement critique de leur auteur. Une brève comparaison de l’original avec la traduction très répandue de Filleau de Saint-Martin (1677-78) me permettra enfin de souligner le fait que le double registre du baroque espagnol n’est plus compris à l’époque du classicisme français qui, obéissant à une épistémologie de la transparence et de la clarté, se met à réduire Don Quijote à un seul registre. Ce qui signifie que ce Don Quichotte français, transposé du Siècle d’Or de Philippe III au Grand Siècle de Louis XIV et qui était lu, plus que l’original, dans toute l’Europe, supprime systématiquement la seconde voix, la voix parodique du discours, propre au grand roman cervantin.

Don Quijote rhétoricien : l’éloge de Dulcinea Don Quijote, accompagné de quelques bergers, s’achemine vers le lieu de l’enterrement de Grisóstomo. Le noble Vivaldo se joint au cortège, se rendant vite compte de la folie du nouveau chevalier errant. Comme Vivaldo connaît parfaitement le schéma des romans de chevalerie, il le questionne non seulement sur sa mission, mais aussi sur la dame de son cœur. Avec cette question, il le « fait marcher » littéralement, et Don Quijote marche mécaniquement dans le bon sens de la rhétorique. Sur le dernier point, il esquisse un portrait pétrarquisant : Yo no podré afirmar si la dulce mi enemiga gusta o no de que el mundo sepa que yo la sirvo ; sólo sé decir, respondiendo a lo que con tanto comedimiento se me pide, que su nombre es Dulcinea ; su patria, el Toboso, un lugar de la Mancha ; su calidad, por lo menos, ha de ser de princesa, pues es reina y señora mía ; su hermosura, sobrehumana, pues en ella se vienen a hacer verdaderos todos los imposibles y quiméricos atributos de belleza que los poetas dan a sus damas : que sus cabellos son oro, su frente campos elíseos, sus cejas arcos del cielo, sus ojos soles, sus mejillas rosas, sus labios corales, perlas sus dientes, alabastro su cuello, mármol su pecho, marfil sus manos, su blancura nieve, y las partes que a la vista humana encubrió la honestidad son tales, según yo pienso y entiendo, que sólo la discreta consideración puede encarecerlas, y no compararlas. (DQ I,13, p.141-1426)

L’oxymore « la dulce mi enemiga » signale, dès le départ, le discours pétrarquiste. Afin de gagner du temps pour réfléchir à ce qu’il dira, Don Quijote commence avec quelques ambages ; car son problème est qu’il doit, une fois de plus, inventer Dulcinea7. Comme l’éloge de la beauté féminine est un topos hautement conventionnalisé au XVIIe siècle, tant dans le contenu (res) comme dans la forme (verba), et comme Don Quijote a une excellente mémoire, il profère prestement le portrait de sa

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Le roman est cité d’après Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, ed. Francisco Rico, Barcelona : Crítica 1998, dans l’ordre partie, chapitre, page. 7 Don Quijote orateur se retrouve donc dans la première phase d’un discours, l’inventio. Ce principe se trouve comiquement potentié plus tard (DQ I,31) dans le ‚duel’ entre don Quijote et Sancho qui chacun invente sa Dulcinée.

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dame en énumérant ses beautés selon les règles de la rhétorique. Qu’il les suive à la lettre, c’est ce que montre bien la comparaison avec les préceptes sur la descriptio personae systématisés par Quintilien et résumés par Heinrich Lausberg : § 245. Laudantur vel vituperantur homines I. ex tempore quod ante eos fuit, speciatim A) e genere (patria, maioribus, parentibus) 1. eos laudando a) ex claritate generis, si facta responderint claritati generis [...] 2. eos vituperando a) ex turpitudine generis [...] II. ex tempore quo ipsi vixerunt (vivunt), speciatim : A) ex animo, i.e. ex virtutibus (vitiis) circa res gestas [...] b) vel dividendo laudem (vituperationem) in species virtutum (vitiorum), laudando α) fortitudinem, β) iusititiam, γ) continentiam, δ) ceteras virtutes [...] B) ex corpore, speciatim : 1) ex pulchritudine, describendo et enumerando singula membra [...]8.

Don Quijote commence par I.A, l’origine de sa dame, le genus : il énumère sans ornement nom, patrie et classe sociale. Seulement pour cette dernière, il donne une explication : la classe de Dulcinée dépendrait de la relation que lui-même entretient avec elle. Ne s’attardant pas sur les vertus de Dulcinée, ses valeurs intérieures (la descriptio intrinseca), il déploie longuement ses vertus « extérieures », sa beauté physique (descriptio extrinseca). Il saute donc le point II.A pour en arriver tout de suite à II.B. Ici, il cite en forme d’énumération assyndétique et elliptique le « catalogue de beauté » pétrarquiste. Dulcinea apparaît comme synthetic lady9, fragmentée par la synecdoque en disiecta membra. Mais ceux-ci ne sont pas tellement disiecta, car ils se trouvent plutôt, comme le recommande la rhétorique depuis toujours, ordonnés selon l’axe verticale10 ; l’énumération suit méticuleusement le mouvement du haut vers le bas : « cabellos », « frente », « cejas », « ojos », « mejillas », « labios », « dientes », « cuello », « pecho », « manos » ; arrêtons-nous ici pour le moment. Pour orner sa description, Don Quijote utilise la métaphore. Tandis que les membres sont nommés par les verba propria, leur qualité est indiquée par des verba impropria : « oro », « campos elíseos », « arcos del cielo », « soles », « rosas », « corales », « perlas », « alabastro », « mármol », « marfil ». Il suit étroitement le schéma pétrarquiste de l’éloge de la beauté féminine en variant légèrement son discours par une inversion syntactique, un chiasme : la série commence par l’ordre : membre – qualité métaphorique, et, à partir de « perlas sus dientes », cet ordre est inverti. Don Qui-

8 Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, München : Hueber 21973, t.1, p. 133-134. 9 Cf. A.H. Schutz, „Ronsard’s Amours XXXII and the Tradition of the Synthetic Lady“, Romance Philology 1 (1947-48), p. 125-135. 10 Cf. Rudolf Baehr, „Zum Einfluß der lateinischen Beschreibungslehre (descriptio) auf einige Porträts der provenzalischen und französischen Literatur des Mittelalters“, dans : J. Sarrailh, A. Marchionini, W. Trummert, éds., Münchener Universitätswoche an der Sorbonne zu Paris vom 13. bis 17. März 1956, s.l, s.d., p.122-134.

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jote s’avère donc être pétrarquiste ; il connaît la convention et il l’applique finalement sans art. Reproduisant ce qu’on peut lire dans mille textes déjà, il n’est nullement original. Il ne cherche ni variation insolite ni pointe surprenante. Au lieu de pratiquer l’ingénieux principe du celare artem, il applique une technique plutôt mécanique pour produire un discours préfabriqué. Lancé par un stimulus, il fournit un « catalogue de beauté » (le terme technique exprimant excellemment son procédé) qui n’est, comme l’indique l’ellipse du verbe, rien d’autre qu’une simple liste. Aurora Egido a bien vu cette mécanisation du héros, dans lequel « opera la máquina mnemotécnica » qui le rend « capaz de sacar un discurso partiendo de una palabra » 11. À cause de ce « mécanique plaqué sur du vivant »12, Don Quijote s’avère être un orateur comique. On peut noter ici, déjà, une claire bi-vocalité : si le discours de don Quijote veut être un éloge sérieux de Dulcinea, la contre-voix auctoriale (de l’auteur implicite) s’y superpose et démontre le schéma, la convention, le mécanisme – or, la « mécanisation du schéma » est, depuis les formalistes russes, le trait caractéristique de la parodie13. Nous avons donc deux voix : la voix manifeste élogieuse de Don Quijote est rompue dialogiquement par la voix latente parodique de l’auteur implicite. L’insistance sur la véracité du portrait, avec laquelle Dulcinea « hac[e] verdaderos todos los imposibles y quiméricos atributos de belleza que los poetas dan a sus damas » est, pour Don Quijote, garante de l’authenticité ; pour l’auteur implicite, par contre, elle fonctionne comme « signal de mensonge »14. Ce jeu sur double registre continue. Dans la suite de son discours, Don Quijote lui-même rompt le schéma : « su blancura nieve ». La neige est une métaphore typique, mais « blancura » n’est pas un membre ; elle désignera métonymiquement, sans doute, la peau. Le syntagme est tautologique : la blancheur est blanche, et cette répétition du même se lit à nouveau comme un « signal de parodie » de la part de l’auteur implicite, de la seconde voix auctoriale. La description est arrivée à un point crucial : le beau milieu du corps. Le discours pétrarquiste a ici, bien sûr, un blanc : l’abdomen n’est pas nommé, ni même évoqué. Don Quijote nomme « las partes », mais il les voile pudiquement devant le regard des hommes, comme il se doit : « encubrió la honestidad » ; et il suppose que « sólo la discreta consideración puede encarecerlas y no compararlas » ; ce qui signifie : seulement une pudique contemplation spirituelle peut les louer, sans qu’elles aient de comparaisons. Une première lecture de l’éloge de Dulcinea mène donc à la conclusion qu’il s’agit d’un portrait pétrarquiste, clairement schématique, qui est rompu dialogiquement par des signaux de parodie, et qui se trouve, à la fin, anobli par une pointe néoplatonicienne. Mais cette pointe finale vaut une seconde réflexion, car l’ascendance néopla-

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Aurora Egido, „La Memoria y el Quijote“, dans : A.E., Cervantes y las puertas del sueño. Estudios sobre la Galatea, el Quijote y el Persiles, Barcelona : PPU 1994, 93-135, p. 107 et 106. 12 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris 3331975, p. 29. 13 Jurij Tynjanov, „Dostoevskij und Gogol’ (Zur Theorie der Parodie)“, dans : Jurij Striedter, éd., Russischer Formalismus. Texte zur allgemeinen Literaturtheorie und zur Theorie der Prosa, München : Fink 1971, 301-371, p. 331. 14 Harald Weinrich explique que l’affirmation de vérité est le signal de mensonge par excellence („das Lügensignal par excellence : die Wahrheitsbeteuerung“), Linguistik der Lüge, Heidelberg : Lambert Schneider 51974, p. 69.

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tonicienne se trouve croisée avec une descendance hédoniste. Puisque les « partes » ne sont pas simplement n’importe quelles parties du corps, mais, en espagnol comme en français, les « parties honteuses », la discreta consideración formule en même temps un acte de voyeurisme, une fixation du regard sur les pudenda15. La discreta consideración désigne, à mon avis, une minutieuse taxation de l’objet pour juger de sa valeur. Subrepticement s’introduit une isotopie mercantile, qui est confirmée par la présence du verbe « encarecer », dont Covarrubias note comme sens premier : « Subir de precio la mercadería » (p. 512). Le corps, le sexe de Dulcinea, se convertit ainsi en objet de valeur, il n’est pas seulement « or » dans le sens figuré, mais il vaut littéralement de l’or ; la princesse du début n’est, à la fin du portrait, pas loin d’une fille publique. Que cette ultime « partie » du discours de don Quijote ne soit pas « catholique », qu’elle offense précisément la honestidad qu’elle prétend garder, montre le petit détail éditorial d’une expurgation : « El final de la descripción, desde y las partes..., fue expurgado por la Inquisición portuguesa en 1624 ». (DQ, p. 142, N. 50). Les inquisiteurs de l’époque étaient bien conscients de ce que les discours amoureux « nobles », le pétrarquisme et le néoplatonisme, se trouvaient contaminés ici par un discours hédoniste et crûment sexuel16. L’éloge de Dulcinea est donc doublement rompu : sur le plan esthétique par la contre-voix parodique qui expose le schéma et, sur le plan idéologique, par le croisement de Dulcinea avec une fille de joie. La parodie du discours pétrarquiste en tant que rhétorique mécanique va de pair avec un rabaissement de son objet. L’éloge manifeste est une latente vitupération ; dans un mouvement déconstructif, typique du mode carnavalesque, le discours est à la fois éloge et blâme, élévation et rabaissement de Dulcinea. Le texte continue. Vivaldo ne se contente pas de la réponse de Don Quijote et veut en savoir plus : –El linaje, prosapia y alcurnia querríamos saber – replicó Vivaldo. A lo qual respondió don Quijote : –No es de los antiguos Curcios, Gayos y Cipiones romanos, ni de los modernos Colonas y Ursinos, ni de los Moncadas y Requesenes de Cataluña, ni menos de los Rebellas y Villanovas de Valencia, Palafoxes, Nuzas, Rocabertis, Corellas, Lunas, Alagones, Urreas, Foces y Gurreas de Aragón, Cerdas, Manriques, Mendozas y Guzmanes de Castilla, Alencastros, Pallas y Meneses de Portugal ; pero es de los del Toboso de la Mancha, linaje, aunque moderno, tal, que puede dar generoso principio a las más ilustres familias de los venideros siglos. [...]

Covarrubias définit : considerar : „pensar bien las cosas, reparando en ellas“ (p. 350) ; discreto/discernir : „del verbo latino discerno [...]. Vale vulgarmente distinguir una cosa de otra y hazer el juyzio dellas“ (p. 475). 16 Pour cette polyphonie du discours amoureux, typique de la poésie du Siècle d’Or, cf. p. ex. Horst Weich, „La polifonía del discurso amoroso en Juan Boscán : La Canción LII ‚Gentil señora mía’”, dans : Christoph Strosetzki, éd., Actas del V Congreso de la Asociación internacional del Siglo de Oro. Münster 1999, Madrid, Frankfurt/M. : Vervuert 2001, p. 1371-1384. 15

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–Aunque el mío es de los Cachopines de Laredo – respondió el caminante –, no le osaré yo poner con el del Toboso de la Mancha, puesto que, para decir verdad, semejante apellido hasta ahora no ha llegado a mis oídos.

Vivaldo revient donc, selon la théorie développée par Quintilien, au point I.A que Don Quijote a sagement laissé en blanc ; il veut mieux savoir l’origine et la généalogie de Dulcinea. Cette question n’est pas innocente au Siècle d’Or, car elle touche à un idéologème central de la société raciste de l’époque, la limpieza de sangre que doit prouver une ascendance impeccable. La triple énumération de synonymes (linaje, prosapia y alcurnia) souligne l’importance du concept. Encore une fois, stimulé par la question, le héros « remonté » comme une horloge mécanique, débite une liste. Dans une énumération presque sans fin, il déploie le catalogue des lignées nobles et très nobles du monde antique ainsi que du monde hispanique contemporain. Sa figure rhétorique est l’antithèse, car, contre ce catalogue il pose, comme émulation typique du discours laudatif, la lignée de « ceux du Toboso », qui n’a pas encore de passé, puisque c’est un « linaje moderno », mais un avenir splendide devant elle, un « generoso principio ». Par son effort rhétorique, don Quijote veut souligner l’équivalence, voire même la suprématie de la lignée de Dulcinée en comparaison avec les noblesses espagnoles de très vieille souche. Mais sa voix se trouve à nouveau contredite par la voix auctoriale qui est, maintenant, satirique. L’excès rhétorique révèle un subtexte qui dit précisément le contraire. Qu’est-ce qu’un linaje moderno dans l’Espagne autour de 1600 ? Certainement pas un linaje viejo de cristianos viejos de rancio abolengo, comme aimaient à le dire les Espagnols de l’époque ; ce sont au contraire des convertis, des cristianos nuevos. Avec cela, dans l’Espagne qui fétichise la limpieza de sangre, Dulcinea se trouve contaminée par la mancha « de los del Toboso », elle est maculata, « impure » de sang. C’est ce que le toponyme « de la Mancha » révèle, contre l’intention de l’orateur. La pointe astucieuse réside dans le fait qu’en insistant sur la claritas generis de la haute aristocratie espagnole, Don Quijote met, sans le vouloir, l’accent sur la turpitudo generis de la dame de son cœur. Encore une fois, l’éloge manifeste est une vitupération latente. Dulcinea est une fausse catholique ; s’il est dit en un passage du roman qu’elle est en train de saler du porc, c’est parce que c’est une action typique par laquelle elle veut faire voir son caractère de « vieille catholique »17. Le fait de saler le porc aussi bien que l’effort rhétorique de don Quijote se rejoignent dans ce qu’on a appelé, pour le roman picaresque, le « stigma-management »18 : les sans-honneur, les « impurs » de

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Comme souvent chez Cervantès, le moment où est introduit cet élément n’est pas innocent : „Está, como he dicho, en el margen escrito esto : »Esta Dulcinea del Toboso, tantas veces en esta historia referida, dicen que tuvo la mejor mano para salar puercos que otra mujer de toda la Mancha.«“ (DQ I,9, p. 108). C’est ce que dit le morisque consulté par le „segundo autor“ qui vient justement de trouver, chez un fabricant de papier tolédan, le précieux manuscrit arabe de Cide Hamete Benengeli. La présence tant du morisque que du „historiador arábigo“ contamine la pureté de race de Dulcinea, qui se trouve diminuée, en outre, par „la fama de moriscos de la población del Toboso“ (DQ, p. 108, N. 25). 18 Ainsi, en citant Erving Goffmann, Matthias Bauer, Der Schelmenroman, Stuttgart/ Weimar : Metzler 1994, p. 8-31.

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sang font tout pour cacher leur mancha, tant par l’action (souvent engañosa) comme par la parole (également engañosa), ce qui les transforme en personnages tragicomiques mais ce qui sert surtout à satiriser la société raciste de l’époque. Vivaldo voit très bien le double registre et la bi-vocalité dialogique. Lui-même étant probablement noble cristiano viejo, il suit le jeu en s’attribuant à son tour, ironiquement, une identité carnavalesque : il dit être du lignage « de los Cachopines de Laredo ». Ce lignage jouit en Espagne d’une « cómica celebridad » et désigne proverbialement des parvenus d’origine douteuse qui veulent faire croire à une illustre descendance19. La rhétorique cervantine joue donc sur un double registre, elle a deux voix : la voix manifeste de don Quijote, qui fait l’éloge de Dulcinée, se voit contredite par la voix latente auctoriale qui parodie le discours en déployant sa mécanique et rabaisse comiquement l’objet loué. Le chevalier fou procède donc, contre son gré, à une carnavalisation du portrait pétrarquiste. Ceci est la fonction intertextuelle, littéraire, à laquelle s’ajoute, comme souvent chez Cervantes, une fonction extra-littéraire et historique, dans la mesure où il lance une pointe satirique contre les règles qui régissent la société raciste de son temps. Avec sa question portant sur « linaje, prosapia y alcurnia », Vivaldo se présente visiblement comme un inquisiteur qui demande aux dénoncés la preuve de leur limpieza de sangre. L’insistance sur le point I.A, initial dans la théorie de Quintilien, ne semble donc pas être une anodine répétition, mais une question vitale qui touche à une réalité historique contraignante. Le flot rhétorique de Don Quijote se comprend, sous ce jour, comme une réponse justificatrice devant le Tribunal du Saint Office à une accusation qui n’a même pas encore été formulée explicitement. Mais Don Quijote échoue, car, loin de cacher habilement la turpitudo generis qui est en jeu, il met le stigma au grand jour dans l’excès même, dans l’hyperbole de son discours. Que fait Filleau de Saint-Martin de cet éloge carnavalesque ? Il en supprime la bi-vocalité, il réduit la dialogicité à un seul registre, perdant ainsi toute la grâce de l’art rhétorique cervantin. Cette nouvelle « monologicité » à l’âge classique se montre surtout dans la stratégie rhétorique qui tend à revitaliser la mécanique du portrait et à cacher le côté « catalogue » du catalogue de beauté : Pour sa beauté, c’est un miracle, où tout ce que les poètes ont imaginé de chimérique et d’impossible pour vanter leurs maîtresses, se trouve vrai au pied de la lettre. Ses cheveux sont de fin or, son visage est un raccourci des Champs-Elysées, ses sourcils des arcs célestes, et ses yeux de véritables soleils ; les roses naissent sur ses joues, ses lèvres sont des branches de corail, et ses dents autant de perles ; elle a le cou d’albâtre, la gorge de marbre, et les mains d’ivoire : la blancheur de la neige auprès de la sienne n’est rien. Et par tout ce qu’on voit, en un mot, on juge aisément que ce qu’on ne voit point est sans prix et sans comparaison. (Filleau, p. 130-13120)

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Rodríguez Marín explique dans son édition du roman, en citant Clemencín : „Este de los Cachopines [...] se hizo una especie de apellido proverbial, con que se tildaba a las personas nuevas, que, habiendo adquirido riquezas, se entonaban y preciaban de ilustre prosapia“ (El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, nueva edición crítica dispuesta por Francisco Rodríguez Marín, Madrid : Atlas 1947, p. 367-368, N. 17. 20 Histoire de Don Quichotte de la Manche. Traduite de l’espagnol par Filleau de Saint-Martin, t.1, Paris : A. Sautelet 1826, p. 130-131.

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Pour désautomatiser le schéma, Filleau varie ; il pallie les ellipses en ajoutant des verbes et il essaie de rompre le conventionnalisme des métaphores en y ajoutant quelque adjectif. Par ces additions, il rend son portrait plus « vraisemblable ». Avec le procédé complémentaire de la subtraction, il le rend plus « bienséant ». L’  « abdomen » a disparu dans le texte français, il est littéralement invisible : « Et par tout ce qu’on voit, en un mot, on juge aisément que ce qu’on ne voit point est sans prix et sans comparaison ». Tout comme les inquisiteurs portugais, Filleau censure l’original et supprime les « partes » jugées indécentes ainsi que leur « discreta consideración ». Ainsi il agit comme bon sujet de son roi absolu. Tandis que Cervantes, avec son art de la rhétorique sur double registre, s’oppose joyeusement aux règles de son temps, Filleau s’empresse d’y satisfaire en se soumettant aux normes de la doctrine classique. Si ses contemporains estimaient sa traduction parce qu’elle semblait être « écrite d’un même style, avec un art pareil [à Cervantes] et des procédés semblables », il est tout de même évident qu’au contraire « Filleau trahit son auteur, se substitue à lui »21.

Marcela rhétoricienne : la raison féminine Lors de l’enterrement de Grisóstomo au bas du rocher où il a vu Marcela pour la première fois, Vivaldo lit à haute voix la « Canción desesperada », la dernière chanson rédigée par Grisóstomo, dans laquelle ce dernier annonce son suicide et accuse Marcela d’en être responsable. Vivaldo doute de la véracité de ces propos : « No le [a Vivaldo] parecía que conformaba [la Canción] con la relación que él había oído del recato y bondad de Marcela, porque en ella se quejaba Grisóstomo de celos, sospechas y de ausencia, todo en perjuicio del buen crédito y buena fama de Marcela » (DQ I,14, p.151). Celle-ci a été jugée jusque-là par d’autres personnes – défavorablement par les gentilshommes Grisóstomo et Ambrosio, son intime ami (« que sabía bien los más escondidos pensamientos de su amigo », DQ I,14, p.151), favorablement par le simple chevrier Pedro qui loue « su honestidad y recato » (DQ I,12, p.133). À cause de ces perspectives contradictoires surgit donc un « cas » au sens juridique du terme ; la question est de savoir si Marcela a bon ou mauvais caractère et si elle est coupable ou innocente. Pour se défendre de l’accusation de Grisóstomo et Ambrosio, Marcela ellemême fait son apparition sur le haut du rocher, empêchant ainsi que les hommes puissent continuer à juger d’elle entre eux. Dès qu’il la voit, Ambrosio lui adresse la parole : ¿ Vienes a ver, por ventura, ¡ oh fiero basilisco destas montañas !, si con tu presencia vierten sangre las heridas deste miserable a quien tu crueldad quitó la vida ? ¿ O vienes a ufanarte en las crueles hazañas de tu condición ? ¿ O a ver desde esa altura, como otro despiadado Nero, el incendio de su abrasada Roma ? ¿ O a pisar arrogante este desdichado cadáver, como la ingrata hija al de su padre Tarquino ? (DQ I,14, p.152)

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Ainsi Maurice Bardon, Don Quichotte en France au XVIIe et au XVIIIe siècle. 16051815 (1931), Genève : Slatkine 1974, p. 328 et 335.

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Le noyau thématique de son intervention est le topos pétrarquiste de la belle cruelle qui tue. Son invocation initiale, « fiero basilisco », exprime cette idée métaphoriquement, l’instrument mortel typique de l’innamoramento fatal étant les yeux. Il lui lance une série de questions qui portent sur le motif de sa venue et qui insinuent en même temps la réponse : elle serait venue pour jouir de sa propre cruauté. Le principe rhétorique est la simple énumération de quatre éléments sémantiquement équivalents (donc une amplification), ordonnés dans le sens d’une gradation : Ambrosio allègue deux éléments généraux qui concernent Marcela : 1. témoignage de la saignée de la blessure, 2. jouissance de sa cruauté ; et il continue à illustrer le reproche avec deux exempla historiques : 3. jouir comme Néron de la catastrophe causée par elle, 4. déprécier et piétiner le mort, comme le fit l’ingrate fille de Tarquin avec le corps de son père. Ce dernier élément est émotionnellement le plus fort, car la perversion de la relation fille-père, très intime et « naturelle », souligne la monstruosité de la fille. Ambrosio tient donc un discours persuasif et clairement manipulateur. Au lieu de formuler directement son accusation, il recourt au moyen de la question rhétorique qui présuppose la réponse, laquelle, selon Ambrosio, ne peut être qu’affirmative. La répétition du même renforce l’affirmation et augmente l’indignation d’Ambrosio qui doit se transmettre au public. L’accusation est formulée indirectement : la saignée de la blessure prouverait la culpabilité de Marcela. Par son discours Ambrosio insinue que Marcela est coupable et qu’elle est l’incarnation moderne d’illustres et mauvais exemples ; elle répète ce que l’histoire a déjà vu, elle est un monstre de cruauté. L’accusation est donc, indirectement et en même temps, une condamnation. Au lieu de fournir des preuves, Ambrosio pose quatre questions suggestives et use de la force persuasive de l’analogie pour mettre en « évidence » (evidentia) la faute de Marcela. Dans sa longue réponse, Marcela commence par réfuter clairement Ambrosio : No vengo, ¡ oh Ambrosio !, a ninguna cosa de las que has dicho – respondió Marcela –, sino a volver por mí misma y a dar a entender cuán fuera de razón van todos aquellos que de sus penas y de la muerte de Grisóstomo me culpan ; y, así, ruego a todos los que aquí estáis me estéis atentos, que no será menester mucho tiempo ni gastar muchas palabras para persuadir una verdad a los discretos. (DQ I,14, p.153)

Son interpellation est simple, non métaphorique : « oh Ambrosio ». Contrairement à Ambrosio, elle ne cherche pas à insinuer un message par l’emploi de la métaphore (« fiero basilisco »), qui est un moyen traditionnel de transporter une sémantique connotative ; au lieu de parler avec des verba impropria, elle habla llana, avec les mots propres, sans ambages et sans amplification. Cette différence dans l’interpellation indique déjà la différence entre deux stratégies rhétoriques : l’une, masculine, indirecte et manipulatrice, qui en appelle aux émotions, et l’autre, féminine, directe, qui en appelle à la raison. Si, dans la conception des genres, l’homme est défini comme animal rationale et la femme comme animal imperfecto22, Marcela démentit cette conception en

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L’infériorité de la femme est un topos remanié au moins depuis Aristote et se trouve ‚confirmée’ dans les traités auriséculaires sur la femme (Juan Luis Vives, Luís de León) ; cf.,

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tenant un discours discursif ; au lieu d’insinuer, elle argumente et raisonne. Comme elle sait bien qu’il existe de fausses opinions à son sujet, elle apparaît en personne (« volver por mí misma ») pour prendre la parole et pour démontrer la déraison (« cuán fuera de razón ») de ceux qui l’accusent. L’inversion des rôles sexuels se voit ainsi renforcée : déraison du côté masculin, vs. raison du côté de la femme. Au début de son discours, déjà, elle montre qu’elle maîtrise les préceptes d’une rhétorique atticiste : avec des mots justes, elle s’adresse à son adversaire et elle réclame l’attention de l’auditoire dont elle flatte le bon sens : elle sera brève « para persuadir una verdad a los discretos ». Son exorde se limite au strict minimum : interpellation de l’adversaire, interpellation du public comme juge avec captatio benevolentiae et formulation de son sujet (propositio) : son innocence. Et c’est de cette vérité (« verdad ») qu’elle va convaincre son public par une argumentatio extensive. Je ne peux suivre cette argumentation en détail. Son thème principal est la beauté et ses effets, donc un topos remanié infiniment dans la littérature du Siècle d’Or, en poésie comme dans le roman. Ce qui caractérise son discours, c’est qu’elle argumente dans le sens propre du terme, comme le signalent les fréquents mots-clefs qui indiquent une progression discursive : « mas », « pero » (conjonctions adversatives), « puesto que », « no por eso » (conjonctions causales), « si » (conjonction conditionnelle), « pues » (indique une conclusion). Elle discute donc des arguments pour et contre, elle formule des hypothèses, elle donne des raisons, elle tire des conclusions. Si Ambrosio insinue, Marcela réfléchit et raisonne. Dans le cadre d’une argumentation platonicienne sur la nature et les effets de l’amour, Marcela insiste sur l’attrait et le danger de la beauté. Si la beauté attire naturellement l’amour, celui-ci n’est pas nécessairement réciproque et ne doit absolument pas être contraint. Elle souligne le droit au libre choix. Puisqu’elle a toujours dit à Grisóstomo avec des mots clairs que son amour n’était pas réciproque, c’est de sa propre faute s’il a persisté dans son fou désir. En plus, elle confirme ses paroles par son action : elle fuit les hommes et vit en dehors de la société, dans l’enclos de la nature sauvage, « por lo más cerrado de un monte » (DQ I,14, p.155), afin de ne plus risquer, involontairement, de blesser par sa beauté. Mais malgré cette double désillusion, Grisóstomo a persisté : « Porfió desengañado » (DQ I,14, p. 155). Pour renforcer sa position, elle recourt à un outil rhétorique très prestigieux dans la littérature du Siècle d’Or, la correlación23. C’est une figure syntactique qui, par sa structure de parallélisme et de reprise, sert surtout à enchaîner des arguments le long d’une progression logique dans le but de convaincre. Marcela commence par une correlación bimembre, une corrélation binaire par laquelle elle insiste sur son inoffensivité. Elle part de la communis opinio sur l’usage que doit faire, en général, la femme honnête de sa beauté dangereuse : la tenir à l’écart : « la hermosura en la mujer honesta es como el fuego [A] apartado o como la espada [B] aguda » (DQ, I,14, p. 154), et dans la reprise, peu après, elle applique ces préceptes à sa propre existence, avec un précis parallélisme : « Fuego [A] soy apartado y espada [B] puesta lejos ». (DQ I,14, p.154). Comme elle par ex., Petra Dodell, Frauenbilder in der spanischen Novellistik des Siglo de Oro, Berlin : tranvía 2005, p. 44-80. 23 Cf. surtout Alonso, Dámaso, Carlos Bousoño, Seis calas en la expresión literaria española, Madrid : Gredos 41970.

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est belle, elle est dangereuse, et, à cause de cela, elle se retire du monde afin de ne pas causer de malheur. Plus spectaculaire encore est, vers la fin de son discours, son double emploi de la correlación cuatrimembre, la corrélation quaternaire, avec laquelle elle répond visiblement, pour se défendre, aux quatre questions suggestives d’Ambrosio : Quéjese el engañado [A], desespérese aquel a quien le faltaron las prometidas [B] esperanzas, confíese el que yo llamare [C], ufánese el que yo admitiere [D] ; pero no me llame cruel ni homicida aquel a quien yo no prometo [B], engaño [A], llamo [C] ni admito [D]. (DQ I,14, p.155)

Il s’agit de l’amplification de l’idée que Grisóstomo, bien qu’il ait été détrompé par Marcela, a persisté dans son désir (« Porfió desengañado »). La stratégie rhétorique est la concessio : Marcela énumère quatre cas parallèles, en général, où une certaine attitude est légitime ; mais seulement pour y opposer son propre cas concret : « Yo no prometo, engaño, llamo ni admito ». Elle ne fait pas de fausses promesses, elle ne trompe pas, elle ne demande pas l’amour ni ne l’accepte. C’est là une façon claire de souligner ses deux qualités majeures : être libre et honnête. Il s’agit donc d’une amplification destinée à mettre en évidence son caractère qui se manifeste tant dans ses propos comme dans ses actions, dans ce qu’elle fait, ou plutôt, dans ce qu’elle ne fait justement pas, contrairement à ce qu’on lui suppose. Elle utilise cette corrélation quaternaire une seconde fois : El que me llama fiera [A1] y basilisco [A2] déjeme [a] como cosa perjudicial y mala ; el que me llama ingrata [B] no me sirva [b] ; el que desconocida [C], no me conozca [c] ; quien cruel [D], no me siga [d] ; que esta fiera [A1], este basilisco [A2], esta ingrata [B], esta cruel [D] y esta desconocida [C] ni los buscará [a], servirá [b], conocerá [c] ni seguirá [d] en ninguna manera. (DQ I,14, p.155)

Ici, Marcela joue sur l’opposition paraître vs. être, ser llamado vs. ser. Le parallélisme « el que me llama » souligne le fait qu’il s’agit d’attributions sémantiques ; les hommes définissent Marcela (c’est ce qu’a fait précisément Ambrosio, dont elle cite explicitement l’interpellation « fiero basilisco »). Une seconde fois, elle concède que les hommes la définissent ainsi ; mais elle oppose à cette définition son vrai être. Elle cite, ironiquement, les fausses attributions contre lesquelles elle est impuissante (« esta fiera, este basilisco, esta ingrata, esta cruel y esta desconocida »), pour les démentir par son action : « ni los buscará, servirá, conocerá ni seguirá en ninguna manera ». Avec ce moyen rhétorique prestigieux, Marcela met l’accent sur un problème vital de son temps : que la femme n’a pas le droit d’exister par elle-même, qu’elle est une construction sémantique de l’homme. En même temps, elle fait comprendre qu’elle a bien vu la manipulation rhétorique d’Ambrosio ; elle ne réfute pas seulement son accusation, mais elle réfute aussi son discours manipulateur. Aux quatre questions manipulatrices qui prétendent la définir et la condamner, elle oppose, dans deux séries de corrélations quaternaires, sa propre définition : elle démentit les paroles masculines tant par son discours démystificateur que par son action qui confirme ses paroles. Cervantes, ainsi, donne la voix à la femme, chose assez inouïe au Siècle d’Or. Marcela démontre 202

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aux hommes leur prétention à vouloir la définir, à l’enfermer dans un moule fait par les hommes et au profit des hommes. Elle élève la voix et elle dit non à tout ce que les hommes lui attribuent ; ce n’est donc pas un hasard si la négation est la figure dominante de son discours. Avec cela, elle dérange l’univers discursif des hommes ; ce n’est pas un hasard, non plus, si son apparition est introduite par le verbe estorbar : « Y queriendo leer [Vivaldo] otro papel [de Grisóstomo], lo estorbó una maravillosa visión » (DQ I,14, p.152). Marcela dérange la construction patriarcale de la relation des sexes (gender), car elle ne se contente pas de la place que celle-ci prévoit pour elle. Ce qui frappe, c’est qu’elle incarne tout à fait les vertus que la société patriarcale de la Contre-réforme exige d’une femme et qui servent à contrôler sa sexualité : honra, honestidad, recato, limpieza. Or, ce sont des normes qui garantissent la dépendance féminine du gouvernement masculin. La transgression de Marcela réside dans le fait qu’elle réclame son autonomie, sa liberté : « Tengo libre condición, y no gusto de sujetarme » (DQ I,14, p.155). Elle prétend donc être honrada et, à la fois, libre, chose très difficile dans la société espagnole pour une femme, impossible même, car sa place est uniquement sous la tutelle masculine. Pour la société du Siècle d’Or, les deux concepts s’excluent ; l’honneur de la femme implique sa subordination à l’autorité du père ou à celle du mari, tandis que la femme célibataire, indépendante, est nécessairement considérée comme deshonrada, comme femme publique24. Marcela est un scandale car, dans son intention de concilier honneur et liberté, elle représente, pour ainsi dire, un oxymore ambulant qui offense les règles discursives de la société de son temps. De plus, elle en est parfaitement consciente ; elle sait très bien qu’elle ne peut réaliser son intention qu’en dehors de la société, dans l’enclos solitaire des montagnes. Le but que poursuit Ambrosio avec ses questions rhétoriques est clair : il s’agit de la disqualification morale de Marcela qui paraît dès le début justifiée par son simple refus de la domination masculine. La seconde transgression de Marcela réside dans le fait qu’elle n’obéit pas à la loi du silence que les hommes infligent aux femmes25 et qu’au contraire, elle élève la voix pour « déranger » et corriger le discours masculin qui prétend la bannir, la fixer à sa place prévue. Et qu’en fait le traducteur français Filleau à l’âge classique ? Selon sa méthode, il rajoute et il supprime, ce qui donne la version suivante du discours d’Ambrosio : Que cherches-tu ici, monstre de cruauté, le plus dangereux de ces montagnes ; fier basilic, dont les seuls regards empoisonnent ; viens-tu voir si les plaies de ce malheureux, que ta cruauté met dans le tombeau, se rouvriront en ta présence ? ou viens-tu insulter à ses malheurs, et te glorifier des funestes effets de ton ingratitude ? (Filleau p.143)

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L’incompabilité de ces deux états ne concerne évidemment pas seulement la société du Siècle d’Or, mais toute époque où règne le patriarcat. Tristana, par exemple, est un personnage prototypique du XIXe siècle qui échoue tragi-comiquement dans ce désir : „Ya sé, ya sé que es difícil eso de ser libre... Y honrada.“ (Benito Pérez Galdós, Tristana, Madrid : Alianza 3 1978, chap. 5, p.30). 25 Cf., par exemple, Luis de León qui recommande le silence tant aux simples qu’aux femmes savantes : „es justo que se precien de callar todas, así aquellas a quien les conviene encubrir su poco saber, como aquellas que pueden sin vergüença descrubrir lo que saben ; porque en todas es, no sólo condición agradable, sino virtud devida, el silencio y el hablar poco“ (La perfecta casada, éd. Javier San José Lera, Madrid : Espasa Calpe 131992, p. 175).

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D’une part, il renforce l’accusation en dénommant Marcela non seulement « fier basilic », mais aussi « monstre de cruauté », métaphore qui n’existe pas dans le texte original. De plus, il explique, assez pédant, les regards venimeux du basilic. D’autre part, il élimine ; il rompt surtout la série des quatre questions en omettant les deux exempla. Avec cela, il réduit le principe paradigmatique, il supprime l’analogie, il se concentre sur l’essentiel, la dénotation. Ce qui lui paraît redondant, superflu, est coupé. Il procède de la même façon avec le discours de Marcela. Je m’attarde seulement sur les deux corrélations quaternaires. Là encore, Filleau réduit : Si j’ai abusé quelqu’un, qu’il s’en plaigne, à la bonne heure ; et s’il y en a qui se désespèrent, parce que je les ai trahis, que l’on m’accable de reproches et d’injures ; mais que l’on ne m’appelle ni trompeuse, ni cruelle, si je n’ai jamais engagé personne, ni rien promis à qui que ce soit. (Filleau p.146)

Les quatre membres sont réduits à deux, le parallélisme cervantin est rompu. Filleau ne respecte pas la subtile stratégie de Marcela : celle-ci a attribué les mauvaises actions à un sujet neutre (« Quéjese el engañado »), tandis que Filleau la fait parler en première personne (« Si j’ai abusé quelqu’un ») ; l’opposition adversative entre le cas général (« la mujer deshonesta ») et le cas individuel de Marcela, qui est mise en scène par l’impressionnante correlación cuatrimembre, se perd. Filleau, qui prétend être plus clair et plus concis, brouille en fait le discours dans la mesure où, précisément, il ne laisse pas à Marcela sa propre voix ; il falsifie son discours, il diminue le caractère persuasif de son argumentation. La même chose arrive dans la deuxième correlación qui se trouve également réduite à deux membres : Enfin que celui qui m’appelle un monstre, un basilic, me fuie tant qu’il voudra, et que ceux qui me traitent d’ingrate cessent de me servir, je leur réponds que je ne me mettrai pas en peine de les rappeler. (Filleau p. 146)

La force discursive de Marcela est complètement annulée. La Marcela espagnole affirmait son autonomie par l’énumération assyndétique de quatre verbes, et elle affirmait par la répétition « ni, ni », renforcée par « en ninguna manera », sa négation : sa négation face au monde masculin. La Marcela de Filleau, par contre, semble être une femme blasée, narcissique, correspondant bien à la topique de la belle cruelle ; elle tend donc à confirmer la fausse image imposée par les hommes contre laquelle la Marcela espagnole ne cessait d’argumenter. Filleau, dans son désir classiciste de transparence, perd surtout l’ironie subtile de Cervantes qui se dirige contre Ambrosio et qui renforce la position de Marcela. Car la série initiale des questions rhétoriques d’Ambrosio n’est pas sans venin. Il s’agit là encore d’un discours bi-vocal dans le sens de Bakhtine, dialogicité cervantine que Filleau supprime à nouveau.

L’erreur d’Ambrosio : tromperie et mensonge Les érudits ont remarqué que la quatrième question d’Ambrosio, au moment du climax, comporte une erreur : l’ingrate fille est, en fait, Tullia, la femme de Tarquin et non pas sa fille ; l’assassiné est son père Tullius Severus, tué par Tarquin. On peut, certes, négliger cette méprise et la voir comme une des fameuses, mais anodines, 204

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erreurs de Cervantes qui, dans Don Quijote, paraît se tromper à plusieurs reprises. Cervantes, lecteur ingénu, aurait simplement repris le début d’un romance populaire, « Tulia, hija de Tarquino,/ que en Roma rey residía », où se trouve la même faute26. Mais il est utile de se rappeler que, dès le paratexte du « Prólogo », est formulée une poétique de l’erreur. Au « seuil » du roman, le lecteur est donc averti qu’il doit compter avec des fautes. Dans le prologue, l’ami qui donne des conseils à l’écrivain en manque d’inspiration recommande, par exemple, de truffer son texte d’exemples et de citations qu’il suffit de copier ailleurs ; ainsi, s’il s’agit d’illustrer l’instabilité des amis, « ahí está Catón, que os dará su dístico : ‚Donec eris felix, multos numerabis amicos./ Tempora si fuerint nubila, solus eris‘ » (DQ I, p.15). Les érudits ont, ici aussi, donné une correction : « Son versos de Ovidio (Tristia, I, ix, 5-6), convertidos en lugar común [...]. La atribución a Catón puede ser intencionadamente falsa, pues a él se prohijaron multitud de sentencias de tipo moral ».27 L’ami pratique lui-même ce qu’il conseille à l’écrivain de faire : inventer des auteurs pour des citations dans le but de « dar de improviso autoridad al libro. Y más, que no habrá quien se ponga a averiguar si los seguistes o no los seguistes » (DQ I, p.17). Si, d’un côté, l’ami donne la licence de mentir pour simuler l’autorité, l’auteur implicite, de son côté, avertit le lecteur de ne surtout pas être simple et dupe de ces tromperies intentionnelles28. Puisqu’il y a erreur, c’est d’abord l’erreur du personnage diégétique et pas forcément celle de l’auteur empirique. Ma thèse est donc qu’ici se produit à nouveau le dédoublement des voix ; derrière l’amplification analogique d’Ambrosio, qui sert à mettre au grand jour l’evidentia de la culpabilité de Marcela, se fait entendre la voix discordante de Cervantes qui signale justement le contraire. D’abord, par son erreur, le docte Ambrosio s’avère être moins docte ; il recourt à un exemple historique, mais il le falsifie par ignorance29, par simple répétition d’un topos. Ce qui caractérise l’art rhétorique de Cervantes, c’est qu’au moment même où Ambrosio est au plus pathétique de son discours, Cervantes fait voir sa fausseté. C’est ainsi que la voix d’Ambrosio est, de façon très élégante, démontrée comme peu fiable. La voix diégétique se trompe ; la

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Ainsi l’explication de Francisco Rico, DQ I,14, p.152, N.49. Rico, DQ I, p.15, N.60. 28 Il est assez amusant de voir comment la critique cervantine essaie toujours de plausibiliser les ‚erreurs’ dans Don Quijote au lieu de de les fonctionnaliser dans le sens d’une dialogicité joyeuse qui fait entrer en conflit de différentes voix sur différents niveaux narratifs (dialogicité intratextuelle) ou parodie des conventions romanesques (dialogicité intertextuelle). Ainsi, Javier Blasco mentionne dans son commentaire qu’on a voulu expliquer la manifeste discrépance entre la Marcela telle que la présente Grisóstomo dans sa Chanson et telle qu’elle se présente elle-même, par la génétique du texte : la chanson serait antérieure à Don Quijote (Javier Blasco, „Notas complementarias“, in Don Quijote de la Mancha, ed. Francisco Rico, Barcelona : Crítica 1998, Volumen complementario, p.309). Cervantes qui se fait un plaisir de semer des contradictions et des erreurs voulues dans son texte suit avec cela évidemment Arioste qui en donne le modèle dans son Orlando furioso ; cf. Klaus W. Hempfer, Diskrepante Lektüren : Die Orlando-Furioso-Rezeption im Cinquecento. Historische Rezeptionsforschung als Heuristik der Interpretation, Wiesbaden : Steiner 1987. 29 Comme Tarquin, qui porte le surnom de superbus, firme dans la rhétorique comme exemple standard du tyran dont l’histoire devrait être bien connue, la culture d’Ambrosio se révèle comme assez superficielle. 27

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voix extradiégétique, auctoriale, signale, par cette erreur, au public averti que l’accusation d’Ambrosio est aussi fausse que son exemple. Ambrosio est subtilement démasqué comme un rhéteur qui se trompe et qui trompe son public. La disqualification morale que le rhéteur projette sur Marcela retombe, ainsi, sur lui-même. Le jeu de Cervantes gagne encore, si l’on s’en tient aux noms propres. En mentionnant, par erreur, Tarquin, Ambrosio introduit non seulement le prototype du tyran, mais évoque possiblement aussi son fils Sextus, célèbre pour avoir violé la chaste Lucrèce qui, à la suite de ce forfait, s’est suicidée. Entrent ainsi en scène deux éminents machos de l’Antiquité qui prouvent la supériorité cruelle de l’homme par la force et la violation des lois, mais surtout son infériorité morale. Contre son gré, Ambrosio avoue donc indirectement : ce sont les hommes qui, par leur irréfrénable désir, soumettent les femmes et provoquent la mort. Or, c’est bien l’inverse qu’il voudrait reprocher à Marcela. Les noms d’Ambrosio et de son intime ami défunt Grisóstomo ne sont pas, non plus, dépourvus de significations. Les deux désignent des pères de l’Église réputés pour leur éloquence : saint Ambrosius, évêque de Milan, porte à cause de son art de parler le surnom de « doctor mellifluus », et « Chrysostomos », nom du saint patriarche de Constantinople, « célèbre pour ses prédications à Antioche », signifie « bouche d’or »30 ; de cette bouche dorée sortent historiquement les paroles misogynes contre lesquelles Marcela se défend31. Ces noms ingénieusement choisis par Cervantes ne trouvent donc pas leur raison suffisante dans un supposé caractère pastoral idéalisé et utopique32, mais dans l’intention de dénoncer le discours misogyne patriarcal et, en particulier, de dénoncer subrepticement le discours clérical, de satiriser la rhétorique manipulatrice des orateurs professionnels et puissants que sont les membres du clergé au Siècle d’Or. C’est ici que la situation communicative trouve sa raison : Marcela apparaît en haut, sur le rocher, comme une épiphanie, « una maravillosa visión », que tous « miraban con admiración y silencio » (DQ I,14, p.152) ; elle fait l’effet d’un ange, d’un être divin. Sa position élevée et privilégiée la met, à la fois, à la place du juge et à la place du prédicateur monté en chaire ; elle prêche dans son sermon la vérité, qui est, selon ma lecture, une vérité féministe, dirigée contre les hommes laïcs et contre les hommes du clergé qui, avec leurs discours falsificateurs où res et verba ne concordent pas, répriment les femmes et les enferment dans une prison discursive. La voix auctoriale se désolidarise, donc, d’Ambrosio et se solidarise avec Marcela. Le public aussi se met du côté de la belle bergère ; ceux qui l’écoutent sont « admirados tanto de su discreción como de su hermosura » (DQ I,14, p.156). Toute-

30 Dominique Reyre, Dictionnaire des Noms des personnages du Don Quichotte de Cervantes, Paris : Éditions Hispaniques 1980, p.73. 31 „Sobre el tópico de la condición maligna de la mujer, San Juan Crisóstomo : ‚Intolerabilis vipera, immedicale venenum, mulier mala’ ; ‚Corpus mulieris ignis est’, etc.“, Javier Blasco, DQ, „Notas complementarias“, p.312. 32 Dominique Reyre, pour une fois, ne voit pas l’ironie et la pointe satirique de Cervantes. Dans sa présentation d’Ambrosio, elle adopte simplement la fausse auto-vision du personnage : „Ambrosio est caractérisé par sa sagesse [...]. [Cervantes] utilise ce prénom pour désigner un personnage de berger idéalisé, symbole des vertus de l’humanité de l’âge d’or“ (Dictionnaire des Noms des personnages du Don Quichotte de Cervantes, Paris : Éditions Hispaniques 1980, p.39 ; cf. aussi p.183).

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fois, contre la volonté déclarée de Marcela, il y en a qui veulent suivre la fugitive, « sin aprovecharse del manifiesto desengaño que habían oído » (DQ I,14, p.156). Aprovechamiento est le terme technique pour désigner l’effet d’un sermon, d’un enseignement, d’une leçon morale. La clarté du discours n’empêche pas l’illusion, l’attraction de la beauté de celle qui parle l’emporte sur la dissuasion proférée par la parole. Cet écart entre leçon reçue et action qui la contredit, se répète finalement dans le cas de don Quijote qui, lui aussi, se solidarise avec Marcela. Don Quijote cuerdo confirme le discours de Marcela comme raisonné et véridique : « Ella ha mostrado con claras y suficientes razones la poca o ninguna culpa que ha tenido en la muerte de Grisóstomo » (DQ I,14, p.156). Mais en tant que loco, il se met aussitôt à ses trousses : « Determinó de ir a buscar a la pastora Marcela y ofrecerle todo lo que él podía en su servicio » (DQ I,14, p.157). Marcela, qui est « revenue en sa propre personne » pour détromper avec sa propre voix les fausses attributions qui circulent, réussit donc à convaincre intellectuellement son auditoire de la véracité de sa position, mais l’effet de son discours est le même que celui exercé sur Grisóstomo : tous les hommes qui l’écoutent « porfían desengañados », résistent à la désillusion manifeste et persévèrent, contre toute évidence et contre toute raison, dans leur loco deseo. Avec sa rhétorique « clara y suficiente », la discreta Marcela réussit et échoue à la fois. Sa défense, qui obéit aux « vertus » rhétoriques claritas, aptum, et use d’un ornatus modéré et fonctionnel (la corrélation), est par là un exemple de l’art de bien parler (féminin) et en même temps un exemple de l’impuissance de la parole (devant un public masculin entêté). Incapable de « profiter » de l’enseignement, les hommes persistent dans leur folie amoureuse. Cet épisode se révèle donc, une fois de plus, comme le miroitement, comme la mise en abyme du sujet principal du roman : la folie du héros. La folie chevaleresque réapparaît sous le jour de la folie amoureuse qui, même désillusionnée, ne cesse pas de chérir la douce fiction de l’auto-engaño. La force de l’imagination l’emporte sur le principe de réalité. C’est d’ailleurs, et de façon surprenante, ce qu’admet Ambrosio dès le départ. Il reconnaît que Grisóstomo a écrit sa chanson sous l’impression de l’absence de sa bien-aimée, « y como al enamorado ausente no hay cosa que no le fatigue ni temor que no le dé alcance, así le fatigaban a Grisóstomo los celos imaginados y las sospechas temidas como si fueran verdaderas » (DQ I, 14, p.152). Ainsi l’accusation de Marcela se révèle, dès le début, fondée sur une fausse image, elle résulte de la pure imagination d’un esprit malade, malade d’amour et donc incapable de juger de la réalité33. Si Ambrosio, malgré son savoir, s’érige en avocat de son ami et accuse Marcela, il agit consciemment contre la vérité et contre la raison. Si Marcela, à chaque moment de son discours, fait preuve de la concordance entre parole et action, Ambrosio se révèle comme un menteur pour qui

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Si la folie chevaleresque de Don Quijote est la suite d’un excès de sécheresse et de chaleur, d’un excès de bile noire et de bile jaune (cf. Harald Weinrich, Das Ingenium Don Quijotes. Ein Beitrag zur literarischen Charakterkunde, Münster : Aschendorff 1956), Grisóstomo souffre de la maladie d’amour dont l’un des symptômes principaux est une disfonction de la vis estimativa qui produit la suspension du discernement et du jugement ; cf. Joachim Küpper, „(H)ER(E)OS. Petrarcas Canzoniere und der medizinische Diskurs seiner Zeit“, Romanische Forschungen 111 (1999), 178-224, p.190-193.

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res et verba, parole et action sont dissociés, pour qui la parole sert à créer de fausses réalités et à manipuler le public.

Conclusion Cervantes rhétoricien est donc un méta-rhétoricien averti. Il prouve qu’il sait magnifiquement appliquer les préceptes de la rhétorique, tout en démontrant les mécanismes de la manipulation. Quand il met en scène des hommes orateurs, il carnavalise leur discours ; la voix diégétique sérieuse se voit doublée et rompue par la contre-voix de l’auteur implicite qui transforme le discours en parodie (l’éloge de Dulcinea) ou qui mine l’autorité faussement arrogée de l’orateur (l’accusation d’Ambrosio). À cause de ce dédoublement dialogique, les rhéteurs disent toujours plus qu’ils ne veulent. L’art de bien parler cervantin a alors une dimension subversive, satirique. D’un côté, il sert à remettre en question ce qui, de son temps, est affirmé par les autorités : la limpieza de sangre, la domination de l’homme sur la femme, la vérité catholique qui émane comme le miel (Ambrosio) ou l’or (Grisóstomo) de la bouche des hommes d’Église. Il inverse l’ordre des sexes quand il fait prononcer à Marcela un discours « masculin » raisonné et convaincant, contre lequel les hommes qui l’écoutent sont pourtant immunisés à cause de leur folie amoureuse irrationnelle. De l’autre côté, il fait voir aussi comment la rhétorique fonctionne pour maintenir, de façon engañosa et manipulatrice, l’ordre établi. Si Filleau, qui ne veut rien comprendre au double jeu de Cervantes et qui, en plus, censure la voix de Marcela, obéit aux normes « classiques » de son siècle, en revanche Cervantes rhétoricien, usant de sa sage dialogisation, ne cesse pas d’attaquer l’ordre établi avec au moins autant de ingenium que Don Quijote quand il attaque les moulins à vent. HORST WEICH Université de Munich

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LA RHÉTORIQUE DES RITUELS POLITIQUES ET RELIGIEUX DANS LA COUR SAINTE DE NICOLAS CAUSSIN Mon titre propose un ‘parallèle’ entre les rituels politiques et religieux dans La Cour sainte de Nicolas Caussin, père jésuite de renommée européenne au XVIIe siècle, mais tombé dans l’oublie dès le siècle des Lumières. Que signifie ici le terme de rituel ? Caussin n’est spécialiste ni du cérémonial de cour ni de la liturgie catholique, mais il s’occupe des manifestations typiques de la vie des grands, surtout de la noblesse, et de leurs rapports avec le prince qui, lui, n’est qu’indirectement le destinataire de l’ouvrage. Il ne s’agit donc pas d’un miroir des princes, genre littéraire florissant dès le Moyen Age et toujours en faveur au XVIIe siècle dans la république des lettres1. Il s’agit plutôt d’un manuel de civilité chrétienne puisque « Caussin et ses confrères accordent à l’instruction, à l’« honnêteté », une importance capitale »2. Ce n’est cependant pas une introduction à la manière de se comporter à la cour, mais une analyse complexe des problèmes que le style de vie des grands soulève pour tous ceux qui voudraient vivre selon les principes de la foi chrétienne. Les réflexions s’attaquent à la relation problématique entre maximes de la foi et maximes d’action à la cour et partent, dans la plupart des cas, d’un aspect concret de l’existence des grands ; les rituels de la vie quotidienne constituent donc le point de cristallisation de toute la doctrine du père jésuite qui se propose de jeter un pont entre théorie et pratique en développant des éléments de doctrine qui débouchent sur les principes déterminant le comportement des nobles. Cette entreprise présuppose un certain nombre de données qu’il ne met pas en évidence car elles lui semblent aller de soi, mais qui de nos jours, ne nous sont plus familières et qui, par ailleurs, cessent d’être acceptées dès le siècle des Lumières. Aussi nous faut-il défricher le terrain des présupposés avant d’entrer dans le vif du sujet pour pouvoir véritablement cerner le programme de l’auteur. Caussin aborde les rituels politiques et religieux dans la perspective du rhétoricien et du théologien qui veut instruire la noblesse sur ses devoirs en matière de religion et rappeler le point de vue chrétien dans les affaires de ce monde. Son point de repère est un genre littéraire dont la légitimité est contestée par les philosophes : le livre de dévotions particulièrement est un type spécifique qui associe les développements doctrinaires à la fiction littéraire, basée le plus souvent sur un fond historique. Ces livres de dévotions s’apparentent aux épopées dont la fable vient également de l’histoire, mais ils se distinguent de leur poésie puisqu’ils sont en prose et affichent 1 Voir notre Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tübingen, Narr - Paris, Place, 1982, p. 50-67, 209-220. 2 Alain Couprie, « Courtisanisme » et christianisme au XVIIesiècle, dans : XVIIe siècle 33 (1981), p. 382.

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résolument leur finalité pédagogique que les poèmes épiques cherchent à occulter bien qu’elle fasse partie de leur programme poétique. La postérité s’est désintéressée rapidement de cette section de la production littéraire bien qu’elle soit abondante et fort appréciée au XVIIe siècle. Jean-Pierre Camus, qui se distingue dans ce genre, est un des rares auteurs que la critique littéraire d’aujourd’hui juge digne de son égard. Il faut ici attirer l’attention sur l’évêque de Belley puisqu’il existe bien des points communs entre lui et Caussin. Signalons d’abord une proximité temporelle. L’éditeur Claude Chappelet publie en 1621 de Camus Agathonphile ou les martyrs siciliens, Agathon, Philargiryppe, et leurs associez. Histoire dévote, où se descouvre l’Art de bien aymer, pour antidote aux deshonnêtes affections : et où par des succez admirables, la saincte amour du martyre triomphe du martyre de la mauvaise amour ; trois ans plus tard, l’éditeur Sebastien Chappelet publie La Cour sainte de Caussin3. L’histoire dévote camusienne est rééditée à la fin du règne de Louis XIV. En 1712, Jean Baptiste Cusson, « Imprimeur-libraire de S. A. R. », présente une édition abrégée de l’ouvrage de Camus sous le titre Agathon et Tryphine, en le transformant, suivant l’éditeur de la Bibliothèque des romans en « Roman moral et dévot ». La Bibliothèque des romans, qui réimprime maints romans dépassés par l’évolution du genre, qualifie Agathonphile de « fiction morale […] chargée […] de réflexions et de faits assomans et insupportables »4. Cette exécution du « Roman moral » révèle un changement dans le domaine littéraire qui affecte autant les « livres de dévotions ». La dernière édition française de La Cour sainte sort en 1691 à Lyon ; une exécution analogue à celle d’Agathonphile dans la Bibliothèque des romans serait impensable parce que l’ouvrage est tombé dans l’oubli. Camus nomme son Agathonphile une histoire dévote et il termine son ouvrage par un « Éloge des histoires dévotes »5, qu’il range ailleurs parmi les « Livres spirituels »6. Cette catégorie avancée par l’évêque de Belley permet de cerner le contexte littéraire, historique et religieux qui explique bien des particularités de La Cour sainte. Les rares critiques de notre époque qui s’occupent du marché des livres au XVIIe siècle aiment souligner l’abondance des publications théologiques. La préface de l’Acheminement à la Dévotion civile assume une position différente puisque Camus se plaint de la pénurie de « livres spirituels ». Est-il mal informé sur les titres disponibles chez les libraires ou faut-il interpréter son témoignage comme la jérémiade d’un théologien insatiable de publications sur sa discipline ? L’évêque de Belley n’est ni marginal dans la vie littéraire de son époque ni trop ambitieux. Il constate cependant le peu d’attention que les bibliothécaires consacrent aux « livres spirituels », et cela même

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C’est la première édition que j’ai pu repérer pendant mes recherches sur la genèse de La cour sainte. 4 Toutes ces citations se trouvent dans l’introduction de Agathonphile. Récit de Philargyrippe, publié par Pierre Sage, Genève, Droz – Lille, Giard, 1951, p. LIX. 5 Cet éloge est publié en extraits dans l’édition présentée par Sage (éd. cit., p. 108128). 6 Acheminement à la Dévotion civile, Toulouse, R. Colomiez, 1624, « Préface : Que le lecteur est convié de lire, avant que passer outre en cet Acheminement » cité par Sylvie RobicDe Baecque, Le salut par excès. Jean-Pierre Camus (1584-1652), la poétique d’un évêque romancier, Paris, Champion, 1999, p. 157.

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dans les bibliothèques des monastères. De plus, il aimerait attirer l’attention sur le statut précaire des « livres spirituels » dans l’ordre du savoir que reflète la disposition des volumes sur les rayons des bibliothèques. Esprit lucide, il scrute les motifs et met le doigt sur un défaut des spécialistes eux-mêmes. La situation désastreuse provient d’un changement du concept de théologie, puisque les ouvrages théologiques perdent de vue les besoins des fidèles et se concentrent sur les aspects qui n’ont rien à faire avec la vie dévote. Son maître François de Sales réagit contre cette évolution en publiant une Introduction à la vie dévote (1609) où il cherche à allier la vraie dévotion et la vie mondaine. L’immense succès de cet ouvrage, écrit avec élégance mais exempt de fiction littéraire, confirme qu’il en existe une demande de la part des lecteurs. L’essor des « livres spirituels » signale un défaut des livres théologiques. L’accusation de Camus est nette sur ce point. S’imaginant une visite dans une grande bibliothèque, il s’adresse à un interlocuteur et se plaint d’une lacune : « Marquez-moi les endroits où j’apprenne à me bien confesser, et communier, et bien entendre la sainte Messe, la méthode de l’Oraison mentale, la façon de réciter dévotement mes Heures, de me bien conduire dans les récréations, les conversations, les affaires ; de purger mon âme de ses fautes, de l’illuminer par l’acquisition des Vertus, de l’unir à Dieu par la Grâce, et d’arriver au comble de la parfaite Charité qui est la Dévotion »7.

Camus insiste dans ce passage sur les pratiques de dévotion qu’il distingue nettement de la théologie en tant que « science » 8. Il soutient que les « livres spirituels » sont beaucoup plus rares que les livres théologiques et se révolte contre le mépris avec lequel on les déprécie. Les publications s’adressent aux théologiens de profession et oublient la masse des fidèles qui ne s’intéresse pas aux subtilités des spécialistes. Cette situation lui semble insupportable car elle nuit à l’exercice de la piété. Suivant l’exemple de François de Sales, Camus s’efforce de combler cette lacune qu’il déplore « dans les plus fameuses Librairies »9 en publiant des ouvrages sur la pratique de la foi dans la vie quotidienne. L’évêque de Genève développe dans ce contexte un nouveau type d’épistolarité, la lettre spirituelle10, et encourage son disciple à compléter la gamme des « livres spirituels » par des « histoires dévotes » qui assortissent l’instruction sur les devoirs religieux au divertissement de la fiction littéraire.

Acheminement à la Dévotion civile cit., p. 155-156. Ce problème se pose dès le XIIe siècle quand la théologie acquiert le statut de « science ». M.-D. Chenu qui a étudié la transformation de la théologie en « science » souligne que de « l’abstraction » dans le domaine religieux ne peut pas évacuer « le réalisme de la communion personnelle […] puisqu’il est […] intérieur au travail théologique » (La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, p. 369). Le rhétoricien ne peut ignorer la méthode des théologiens puisqu’elle concerne l’évolution du concept de lieu commun. Voir à ce propos Francis Goyet, Aux origines du sens actuel de ‘lieu commun’, in : Cahiers de l’Association internationale des études françaises 49 (1997), p. 59-74. 9 Acheminement à la Dévotion civile cit., p. 155. 10 Voir Viviane Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622) un homme de lettres spirituelles. Culture – Tradition – Épistolarité, Genève, Droz, 1999, 153-267. 7 8

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La polémique de Camus s’inscrit dans le décalage croissant entre théologie et sainteté11 ; elle s’explique aisément par l’évolution de la théologie qui, face à l’émancipation de la philosophie et des sciences de sa tutelle, s’efforce de maintenir ses prétentions scientifiques en s’éloignant de ses bases spirituelles. Le XVIIe siècle se caractérise par l ‘essor d’une production de « livres spirituels » qui s’occupent de la vie religieuse dans le monde et transmettent l’expérience spirituelle des religieux à la grande masse des laïcs sans que leurs auteurs y apportent eux-mêmes la caution d’une vie religieuse exemplaire. La Cour sainte de Nicolas Caussin fait partie de ces « livres spirituels » et doit être lue dans l’optique qui les caractérise. L’humanisme dévot de François de Sales et de Jean-Pierre Camus ne reste pas sans écho dans la Compagnie de Jésus. Louis Richeome et Étienne Binet poursuivent en même temps des efforts analogues qui servent de modèle à leur cadet Nicolas Caussin. Caussin se conforme à l’habitude des jésuites d’occulter les sources contemporaines en faveur des autorités, Pères de l’Église, théologiens reconnus ou literae de l’héritage humaniste. Rares sont les auteurs contemporains qui figurent dans le réseau intertextuel avoué ; Binet est une de ces exceptions. Traitant de la « pratique de l’amour de Dieu », Caussin souligne que « l’infusion du sainct Esprit est plus eloquente que toutes les langues, & plus sçavante que toutes les plumes »12, tournure du langage religieux qui exprime la distinction entre la théologie en tant que science et l’instruction dispensée par les « livres spirituels », dont parle l’auteur dans la suite sans utiliser le terme : « Les graves discours & les bons livres ne laissent pas de contribuer beaucoup à ce dessein [= apprendre l’amour de Dieu], comme nous l’avons peu experimenter fraischement par les traictez que le R. P. Estienne Binet en a donné au public, qui sont si remplis des sainctes ardeurs d’une devotion extraordinaire, qu’ils semblent avoir esté dictez par l’Amour mesme, conceus dans ce feu que Jesus est venu allumer en terre pour embrazer le monde » (I, 503).

Binet, ami de François de Sales et provincial des jésuites, a publié beaucoup de « livres spirituels » parmi lesquels figure une Consolation et réjouissance pour les malades et personnes affligées en forme de dialogue (Pont-à-Mousson 1617)13. Cet ouvrage combine la forme littéraire du dialogue avec une « histoire » dont l’exemple raconté illustre les développements du dialogue et dont le récit sert à « soulager »14 le malade. L’œuvre de Binet est sans doute un des modèles de Caussin. Défenseur adroit de son ordre lors de la campagne contre les jésuites et enraciné profondément dans les

11 Cf. Hans Urs von Balthasar, Verbum Caro. Skizzen zur Theologie I, Freiburg, Johannes, 31990, p. 195-225. 12 Je cite La Cour sainte d’après l’édition en deux volumes Bruxelles, François Foppens, 1664, en indiquant le volume et la page, ici I, 503. 13 Accessible dans une édition présentée et annotée par Claude Louis-Combet (Grenoble, Millon, 1995) dont la préface énumère les nombreuses publications de ce jésuite (ibid., p. 17-19). 14 Consolation et réjouissance, p. 86.

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querelles religieuses et littéraires de son époque15, Binet permet d’évaluer les racines de La Cour sainte dans la littérature des jésuites, bannie du « Panthéon laïc »16. La Cour sainte correspond aux critères qui sont avancés par Camus pour définir les « livres spirituels ». La focalisation sur la pratique de la vie religieuse caractérise cet ouvrage bien que cette intention se cache souvent, pour le lecteur d’aujourd’hui, derrière la surabondance de développements sur des problèmes dont s’occupent de nos jours les sciences politiques, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie ou l’histoire. Ajoutons à ces disciplines, la fiction littéraire que Caussin n’apprécie pas moins que Camus mais qu’il utilise d’une manière différente que l’évêque de Bellay, et le récit historique dont son confrère Binet lui montre les possibilités. Ranger La Cour sainte parmi les « livres spirituels » ne signifie nullement détacher l’ouvrage de la théologie morale, dont relève toujours à cette époque ce que nous appelons les sciences politiques, discipline que Machiavel cherche à émanciper de la morale religieuse et dont le statut est l’objet de controverses violentes au XVIIe siècle. En combinant la prétention scientifique de la théologie morale avec la visée pratique des « livres spirituels », Caussin se met sur le plan de Machiavel qui cherche également à allier théorie et pratique de la politique. Mais il s’intéresse moins à la politique qu’à la vie spirituelle et préconise l’instruction dans un domaine que Camus dénommera « la dévotion civile ». Le terme de civil détermine chez Camus un public plus large que celui auquel Caussin s’adresse : la noblesse. Mais, on peut rattacher l’entreprise de Caussin à la tradition des traités de civilité italiens et particulièrement à celui de Stefano Guazzo La Civil Conversazione publiée à Brescia en 1574 et en deux traductions françaises différentes à Lyon et à Paris en 1579. Guazzo y développe un idéal de la vie en société en interprétant les deux éléments du syntagme « conversation » et « civil » comme pivots d’une théorie de la société qui présuppose une rhétorique de la conversation17. Le programme de Guazzo aurait pu servir de modèle à La Cour sainte si son auteur l´avait connu ; mais il n’avait lu probablement que l’Acheminement à la Dévotion civile de Jean-Pierre Camus. Ce qui apparente La Civil Conversazione de Guazzo à La Cour sainte, c’est la perspective du rhétoricien dans laquelle la civilité est abordée. En effet, la rhétorique sert de cadre à toute l’entreprise de Caussin. À l’époque, elle englobait toujours la vaste gamme des disciplines que j’ai nommée plus haut pour cerner la spécificité de l’ouvrage. Caussin a enseigné la rhétorique dans différents collèges de son ordre. L’art oratoire lui ouvre également le domaine littéraire où il se distingue par ses tragédies sacrées, réunies dans un volume publié en 1620. Caussin ne renie pas ses travaux de rhétoricien dans La Cour sainte. La preuve la plus évidente en est fournie par sa tragédie Herme-

15 Marc Fumaroli trace un panorama de ces débats dans sa préface à Étienne Binet, Essay des merveilles de nature, et des plus nobles artifices, Evreux, « Dés Opérations » Association du théâtre de la ville d’Évreux, 1987, p. 9-50. 16 Fumaroli dans sa préface à Binet, Essay des merveilles, p 15. 17 Cf. notre article Die Konversation als Sehnsuchtsort bei Scipione Bargagli und Stefano Guazzo, in : Sehnsuchtsorte. Festschrift zum 60. Geburtstag von Titus Heydenreich. Herausgegeben von Thomas Bremer und Jochen Heymann, Tübingen, Stauffenburg, 1999, p. 33-48.

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negildus qu’il appelle une « Actio oratoria »18. Le même personnage d’Hermenigilde tient une large place dans la biographie de Clotide, reine de France, qui figure parmi les « personnages illustres » traités dans La Cour sainte. L’auteur y reprend même une scène de son « Actio oratoria », l’apologie d’Hermenigilde. Cet extrait avait figuré auparavant à la fin de la série des exempla illustrant les « caractères » de l’éloquence civile dans son manuel de rhétorique De eloquentia sacra et humana, où il renvoie explicitement à sa tragédie sacrée. Il reprend la même apologie dans La Cour sainte en transformant le dialogue en discours19. Son manuel De eloquentia sacra et humana libri XVI, paru en 1619 à Paris chez Sebastien Chappelet, est élargi sans arrêt jusqu’à la septième édition de 1643 et réimprimé jusqu’en 1681. Il bénéficie d’une grande estime même chez les réformés20 Caussin s’est déjà fait remarquer par ses compétences en rhétorique21, ses travaux sur la tradition hiéroglyphique22, ses dons littéraires et sa veine de controversiste lorsque La Cour sainte sort dans une première version, de 800 pages in – 8, en 1624. La seconde moitié du titre l’Institution chrestienne des grands rappelle le célèbre ouvrage de Calvin Institution de la religion chrétienne paru à Genève en 154123. C’est un best-seller avant la lettre puisqu’on compte quatorze éditions jusqu’à la mort de son auteur en 165124. Il est traduit - partiellement ou en entier - en neuf langues. La version latine assure la diffusion dans la république des lettres tandis que les versions en langue vernaculaire visent le grand monde de l’époque et particulièrement les femmes qui ne savent pas le latin. Son but déclaré est d’enseigner aux grands la possibilité de se sanctifier à la cour. C’est donc moins un traité de cour qu’un « Livre[…] de devotion »25 comparable à L’introduction à la vie dévote de François de Sales. Je nomme cet évêque

18 Tragoediae sacrae, Parisiis, Sebastianum Cramoisy, 1620, chaque pièce a sa pagination et Hermenegildus est la dernière de ce volume. 19   Cf. : II, 335-337. 20 Voir : Franz Günter Sieveke, Eloquentia sacra. Zur Predigttheorie des Nicolaus Caussinus S. J., in : Rhetorik. Beiträge zu ihrer Geschichte in Deutschland vom 16. – 20. Jahrhundert. Hrsg. von Helmut Schanze, Frankfurt, Athenäum - Verlag, 1974, p. 51. 21 En 1650, Matteo Peregrini le qualifie de « rèttore eloquentissimo de’ nostri tempi » (Delle Acutezze. Testo e note a cura di Erminia Ardissimo, Torino, Res, 1997, p. 22). 22 Voir Hans-Jürgen Schings, Die patristische und stoische Tradition bei Andreas Gryphius. Untersuchungen zu den Dissertationes funebres und Trauerspielen, Köln-Graz, 1966, p. 110-112 ; 118-120. 23 Cette deuxième partie du titre ne figure plus dans les éditions augmentées. La polémique contre les réformés est un thème récurrent de La Cour sainte, c’est pourquoi l’allusion à Calvin n’est pas totalement dépourvue de vraisemblance. 24 Un exemplaire du Centre Sèvres à Paris, dont la page de titre manque malheureusement, mais qui doit être sortie avant le tome II publié en 1627, contient un « Advis au Lecteur » où l’auteur déclare : « Cette cinquiesme Edition sort plus viste que ie ne m’estois figuré, car ie m’attendois de l’accompagner de quelque suitte du dessein commencé » (p. 16). 25 Au début du tome I dans : « Le dessein et l’ordre du livre » (non pag.). La bibliothèque du Centre Sèvres à Paris possède une édition où La Cour sainte (764 p.) est reliée aux ouvrages du même auteur Le Triomphe de la piété à la gloire des Armes du Roy, et l’amiable reduction des Ames errantes, Paris, Sebastien Chappelet, 1630) et à La journée chrestienne (Paris, Chappelet, 1630). Malheureusement, la page de titre de La Cour sainte manque dans ce volume, qui semble dater de 1630.

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parce qu’il lui inspire son Traicté de la conduite spirituelle selon l’esprit du B. François de Sales26. Ce Traité témoigne de la lecture approfondie des œuvres de l’évêque de Genève que l’auteur érige en modèle du prélat de l’Église romaine27. La cour est un centre d’action de la Compagnie de Jésus, où se recrutent également les traducteurs de Caussin. Un ouvrage italien au titre analogue, Institutione civile e christiana per uno, che desidera vivere tanto in Corte, come altrove honoratamente e Christianamente du jésuite Bernardino Castori sort en 1622 à Rome chez Alessandro Zannetti, mais il n’obtient pas la même audience européenne que La Cour sainte, dont il se distingue par ailleurs nettement par sa structure traditionnelle de traité de cour et par son érudition qui se manifeste dans les citations latines dépourvues de traduction28. La narration tient une place minime chez Castori tandis que Caussin consacre, d’édition en édition, un espace de plus en plus grand aux exempla, histoires de personnes célèbres qui illustrent les analyses plus abstraites de l’auteur et leur apportent la caution historique du vécu. C’est dans les biographies que la rhétorique des rituels s’épanouit, moins pourtant dans le comportement que dans les paroles des personnages, qui, grâce à la figure oratoire de l’hypotypose, font valoir leur point de vue et leurs intérêts sous forme de dialogue, de monologue, de prière et surtout de discours proprement dit. Le rituel légitime le choix du genre et des procédés oratoires. Un florilège d’extraits de discours grecs et latins formait déjà le treizième livre du De eloquentia sacra et humana. Il y sert à illustrer les registres du genre délibératif et judiciaire et révèle ainsi les bases oratoires du rituel politique auquel La Cour sainte ajoute un rituel religieux que notre jésuite élabore largement par opposition au monde politique. Le rituel religieux le préoccupe à tel point qu’il ne se donne même pas la peine de définir véritablement la notion de politique qu’il utilise sans arrêt et, dans la plupart de cas, dans un sens négatif. La Cour sainte peint un tableau monumental des grands qui vivent à la cour, de leurs défauts mais également de leurs vertus et de l’état admirable où ils peuvent parvenir s’ils font preuve d’une piété égale à l’élévation de leur rang social. Les différentes manifestations du rituel politique et religieux sont mis en ‘parallèle’, manière de penser qui avait déjà marqué De eloquentia sacra et humana. Cette façon d’encadrer les faits dans un modèle global, pourrait être interprétée comme un symptôme de la sécularisation de la pensée. Est-ce que l’éloquence religieuse se surajoute à l’éloquence profane ? Loin de vouloir diviser l’univers oratoire en une sphère profane et une sphère religieuse, le père jésuite combine le parallélisme avec une ligne ascendante des différents genres pour mettre en évidence la valeur incomparable de l’orateur sacré, réunissant en sa personne tous les avantages des formes inférieures de rhétorique. Imbu

26 Paris, Sebastien Chappellet, 1637, repris dans le tome I in-fol. des Œuvres du bienheureux François de Sales, Paris, Jacques Dallin, 1647, p. 28-70. 27 La traduction italienne est dédiée à l’évêque Carlo Fabrizio Giustiniani qui a encouragé le traducteur à réaliser cette entreprise parce que Giustiniani reconnaît, suivant la dédicace, « una nobile Idea di perfetto Prelato » (Trattato della guida spirituale secondo lo spirito di S. Francesco Di Sales, Roma, Tinassi, 1675, non pag.). 28 Caussin annonce parmi les « enrichissements » de la neuvième édition « que tous les passages Latins qui estoient au texte sont rangez aux marges, pour rendre le discours plus coulant & plus aisé » (Paris, Sebastien Chappelet, 1633, p. 31).

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de culture humaniste, Caussin sait bien que, depuis la Renaissance, Démosthène et Cicéron passent pour les modèles de l’orateur et que l’éloquence sacrée se greffe sur l’arbre de l’éloquence païenne, assumée, en la modifiant, par une partie des chrétiens ou récusée, en conservant malgré tout quelques principes essentiels, par une autre partie des chrétiens. Face à ce dilemme, notre jésuite cherche un modèle de l’orateur sacré et le trouve en la personne du saint Père de l’Église Jean Chrysostome. Les pages qu’il lui consacre, forment le dernier livre du De eloquentia sacra et humana. C’est le point culminant de sa large fresque de l’éloquence humaine, dont la description remplit la partie la plus grande du gros volume. Sa démarche est moins linéaire dans La Cour sainte puisqu’il se sert sans arrêt de l’analyse des comportements ordinaires dans la vie à la cour pour montrer l’alternative enthousiasmante qu’offre la foi chrétienne aux grands qui ont le courage de vivre dans le monde sans renier les principes que, d’après l’auteur, leurs convictions religieuses leur imposent. La forme du ‘parallèle’ devient en vogue dans la seconde moitié du XVIIe siècle grâce au Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault qui rejette le passé pour exalter le présent. Caussin adopte une perspective différente en opposant l’optique religieuse à une mentalité qualifiée de « politique » parce qu’elle met entre parenthèses la foi chrétienne, voire l’écarte. Cette manière d’envisager les problèmes a de quoi irriter le lecteur d’aujourd’hui qui se sent dépaysé par les deux versions du discours épidictique, l’éloge hyperbolique des vertus héroïques et le blâme sans appel des déviants, que ce soit les réformés ou les libertins, traités globalement d’athées, ou que ce soit les indifférents en matière de religion ou les ambitieux et les lâches qui ignorent la morale chrétienne. La manière de traiter ces problèmes est de nos jours bien plus nuancée. C’est donc moins la proximité que l’altérité de cet univers qui attire notre attention et suscite notre curiosité. J’ai jusqu’à présent esquissé la tradition littéraire dans laquelle La Cour sainte s’inscrit et circonscrit la manière de penser de son auteur. Ces réflexions préliminaires peuvent fournir une base solide pour cerner de plus près la rhétorique des rituels politiques et religieux. Entrons donc maintenant dans le vif du sujet. Le programme de Caussin s’inscrit dans la grande lutte en vue de la reconquête du terrain occupé par les réformés et de l’évangélisation des élites, efforts dont les jésuites se font les hérauts. C’est un produit typique de ce mouvement que les historiens qualifient de Contre-Réforme. Les lecteurs de l’époque y ont trouvé un charme qui distingue La Cour sainte des innombrables livres de controverses qui s’adonnent également à l’invective des autres confessions ou de la mentalité qui s’imposera dès le siècle des Lumières. Caussin s’oppose au processus de la différentiation fonctionnelle au cours duquel les principes religieux perdent la prétention d’universalisme. Il adopte la forme du ‘parallèle’ des rituels politiques et religieux afin de mettre en évidence des analogies entre les domaines de la « politique » et de la religion et se sert des archives de l’invention oratoire pour faire prévaloir la vision chrétienne traditionnelle aux dépens des mentalités qui sont en train de se substituer à elle. La Cour sainte n’est certainement pas étrangère à la décision de Richelieu d’appeler son auteur à la cour et de le nommer, à sa grande surprise et contre l’avis de ses supérieurs, en 1637 confesseur de Louis XIII, fonction qu’il ne peut assurer que pendant huit mois. Exilé et humilié pendant six ans à Quimper-Corentin, où il termine 216

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la dernière version de l’ouvrage29, il est dénigré par Richelieu, dont les accusations sont perpétuées jusqu’à nos jours par la plupart de biographes du Cardinal, bien que Pierre Bayle parle en sa faveur dans son Dictionnaire historique et critique30 et que Camille de Rochemonteix se soit efforcé, au début du XXe siècle, de réhabiliter son confrère par une vaste documentation qui parle en sa faveur31. Richelieu ne partage certainement pas les vues de notre jésuite mais il espère profiter de son ignorance totale de la vie à la cour et des affaires politiques. S’il n’a pas lu lui-même La Cour sainte, il n’a probablement pas ignoré les intentions répétées de l’auteur de se baser exclusivement sur son savoir livresque. Caussin oppose la Cité « de la fausse Police » à la « Cité de la Verité » en se référant à La Cité de Dieu de saint Augustin. Il affirme ne vouloir « ny louër, ny blasmer ; mon naturel & ma profession m’ayant mis dans une grande ignorance des affaires du siècle » (II, 448). Dans la section sur l’homme d’État, il refuse de parler « du maniment des finances, des artilleries, ny des armes, de la marine, & des fortifications, des requestes, & des arrests : estans choses esloignées de ma profession, dont je ne puis tirer gloire que par la confession de mon ignorance » (II, 468). Dans la partie sur les reines et les dames, il souligne son manque d’expérience « ayant ordinairement tant d’entretien avec mes livres, & mes occupations, qu’il ne me reste point de loisir pour estudier les mœurs de ce sexe » (II, 179). Richelieu peut donc présumer que Caussin n’a pas la moindre ambition de s’ingérer dans la politique du roi, que le Cardinal dirige d’une main ferme. Si cette prévision est détrompée par la droiture de notre jésuite, c’est que Richelieu a sous-estimé la vigueur de la foi de son confesseur et qu’il a méconnu la cohérence du programme développé dans La Cour sainte, qui range, avec un esprit de système, l’idéal religieux au-dessus des maximes de conduite profanes dans le domaine politique. Traitant « Les maximes de la foi »32, Caussin présente « un combat des deux Cours, la Sainte & la Feinte, la Religieuse, & la Profane » (I, 211), parallélisme révélateur qui nie à la cour profane le droit d’exister33. Cette section de l’ouvrage contient 29 « Enfin apres plusieurs Editions de la Cour Sainte, comme je desirois y mettre la derniere main, je me suis veu dans la solitude de Quimpercorentin pour l’amour de la verité, où l’honnesteté des habitans m’a fait trouver une Patrie, au lieu que d’autres prenoient pour un exil. Là sur le rivage de l’Ocean, aux pieds d’un bon Saint, qui est le tutelaire de la Ville, sentant que Dieu m’adoucissoit toute l’aigreur des hommes & des temps, par l’infusion de ses consolations paternelles, pour rendre en quelque façon mon silence utile au public, j’ay composé plusieurs Traitez de Doctrine & de Pieté […] Et entr’autres choses, j’ay mis en un bel ordre ce travail de la Cour Sainte, & l’ay enrichy d’une augmentation notable, des Vies & Eloges des Illustres personnes de la Cour, tant du Vieil que du nouveau Testament » (« Le dessein et l’ordre du livre » dans le tome I, non pag.). 30 Éd. Genève 1969, vol. IV, p. 607. 31 Nicolas Caussin, confesseur de Louis XIII et le Cardinal de Richelieu, Paris, Picard, 1911. 32 On y trouve une diatribe contre les libertins qui, d’après Louise Godard de Donville, est ajoutée « après 1630 » (Le libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, ParisSeattle – Tübingen, Biblio17, 1989, p. 351). 33 Bernardino Castori assume la même attitude quand il commence son ouvrage en déclarant : « Intendo per profani coloro, i quali usurpandosi indegnamente trà li Christiani nome di politici, ò d’instruttori di vita politica, e di quelli, che trattano di cose civili, e politiche ; gl’incaminano per principij alienissimi da ogni buono, e politico governo ; […] ponendo

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un abrégé de la théologie catholique sous forme d’opposition entre la cour sainte et la cour profane34. Ce serait une bonne occasion d’opposer les rituels religieux aux rituels politiques, mais l’auteur se libère rapidement de l’obligation de parler de la « cour profane » pour se concentrer sur la « cour sainte » qu’il illustre ensuite d’un « exemple », c’est-à-dire d’un récit qui met en scène l’antagonisme entre les maximes religieuses et profanes. Ce récit amplifie une anecdote, tandis que, dans d’autres parties de son ouvrage, le noyau épisodique d’exemplum est conservé. Les remarques sur la colère respectent le laconisme de l’anecdote35. Caussin y parle de la reine Anne de Bretagne qui, au moment d’une maladie dangereuse de son époux, Louis XII, fait « équipper un vaisseau chargé de grandes richesses » (I, 672), qu’elle veut faire envoyer dans sa patrie afin de pouvoir s’y retirer après la mort du roi, resté sans héritier masculin. Le commandant d’une ville s’oppose au passage de ce transport. La reine lui fait faire un procès au Parlement de Toulouse, qui le condamne à l’exil. Mais la reine change d’opinion puisque, sa colère étant passée, elle reconnaît « qu’il s’estoit porté en tout ce qu’il avoit fait par raison d’Estat » (I, 673). Caussin fait entrer ici le concept de « raison d’État » dans la morale religieuse et conclut en qualifiant de « déraisonnables » (I, 673) ceux qui « ne demordent jamais d’une haine injuste » (I, 673). Cette « sagesse » est inspirée à la reine par la « magnanimité » de son mari, sujet de l’exemplum suivant. Louis XII est invité par des « flatteurs » à se venger de ceux qui avaient aidé son prédécesseur, Charles VIII, à le maltraiter. Il répond « [q]u’il n’appartient pas au Roy de France de venger les querelles du Duc d’Orleans » (I, 673). L’exemplum est focalisé dans les deux cas sur une « parole memorable » (I, 673) qui, loin d’être un simple ornement de la narration, met en évidence le rituel religieux qui est censé inspirer le comportement des grands. Ce procédé oratoire de recourir aux « paroles mémorables » caractérise également les miroirs de Princes, les panégyriques des grands et les traités de morale politique. Tous ces genres qui, à cette époque, entrent toujours dans le domaine des literae puisent dans les ressources de l’invention oratoire et se ressemblent beaucoup. Lorsqu’on est un peu familier de cette production littéraire, abondante au XVIIe siècle, La Cour sainte produit un certain effet de déjà vu, effet, qui ne devait pas forcément rebuter les lecteurs de l’époque. Sa particularité consiste dans les portraits qui élargissent un noyau épisodique jusqu’aux dimensions d’une véritable histoire et transmettent à un large public le savoir livresque et les résultats de l’érudition, particulièrement de Baronius et d’autres promoteurs de la Contre-Réforme. Deux longues histoires terminent la première édition de 1624. L’auteur s’y explique sur ses intentions à la fin de la section consacrée au « politique malheureux ». Il déclare « avoir proposé les motifs & les obstacles que les gens de qualité ont à la

per fondamento in ogni genere di vita l’utile, & il bene di ciascuno sì ; ma in luogo del vero, e sicuro ; il falso, e l’apparente » (Institutione civile e christana, p. 1). 34 Les éditions in-folio et in-8 impriment les débuts de chapitre qui opposent les deux cours en deux colonnes parallèles. 35 Caussin ne cesse de conjurer l’idéal de brièveté pour son ouvrage volumineux. Je me contente d’un seul exemple : « J’ay raccourcy de grands sujets en de petits traitez, ce qui ne m’a pas donné peu de peine » (I, 211).

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perfection Chrestienne »36 et avoir fourni un précis « des plus salutaires instructions, qui les guident à la sagesse du Ciel »37. Il annonce ensuite son projet d’écrire « l’histoire des Cours saintes »38 et s’excuse que le volume soit déjà devenu trop vaste pour pouvoir tenir actuellement cette promesse. Les « deux livres d’histoires graves & admirables » qu’il appelle « un eschantillon »39 de ce qu’il préconise, forment un diptyque qui reprend l’opposition entre politique et religion. Caussin s’autorise d’une « belle sentence » de saint Augustin : « Qu’il n’y a rien de si miserable que la félicité des impies, rien de si heureux que la vraye & solide pieté »40 pour faire voir dans la cour d’Hérode « les desastres de l’impieté » et dans la cour de Théodose le jeune « la félicité des vertus »41. Cette dichotomie caractérise toutes les histoires de La Cour sainte bien qu’elle soit occultée dès le second tome, paru en 1627, dont le sous-titre Le Prelat. Le Cavalier. L’Homme d’Estat. La Dame annonce la nouvelle structure. L’auteur y tient sa promesse d’augmenter le nombre d’histoires : le volume comprend en effet 484 pages. La structure bipartite cède cependant à d’autres principes : une dimension historique puisque l’attention se focalise sur « les six premiers siecles du Christianisme »42 et un critère sociologique parce qu’il traite « quatre personnages qui composent la vie des grands »43 pour montrer les « modelles des vertus convenables à tous les Ordres, & à tous les Estats de la vie des personnes les plus eminentes »44. Ces modèles sont : saint Ambroise, le prélat ; Constantin, le cavalier ; Boèce, l’homme d’État ; Clotilde, la dame et « la premiere Reyne Chrestienne de France » (II, 295)45. Cette section des histoires s’accroît dans les éditions ultérieures et comprend la moitié du texte entier dans les dernières éditions. Elle renforce par là l’importance des rituels politiques et religieux qui marquent la narration en tant que moments de cristallisation de l’action où le récit divertissant débouche sur la pratique de la vie et transmet une instruction censée être concrète. Les analogies avec la tragédie sacrée du théâtre des jésuites sont aussi évidentes qu’avec la fiction littéraire de Jean-Pierre Camus, auquel Caussin rend hommage46. Le procédé du ‘parallèle’ se 36 La Cour sainte ou l’Institution chrestienne des grands, avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleury dans la saincteté, Paris, Sebastien Chappelet, 1624, p. 551 (BNF Réserve D-21280. C’est la seule copie de la première édition, reliée aux fleurs de lys, qui semble se trouver en France. Un autre exemplaire se trouve à Oxford.). 37 Ibid., p. 551. 38 Ibid., p. 551. 39 Ibid., p. 552. 40 Ibid., p. 552. 41 Ibid., p. 552. 42 La seule édition que j’ai pu consulter est celle du Centre Sèvres à Paris, qui porte l’indication : Seconde édition, Paris, Sebastien Chappelet, 1627, p. 10. 43 Ibid., p. 10. 44 Ibid., p. 10. 45 Caussin précise qu’elle est la « femme de nostre Grand Clovis, qui de vray est extrement obligée au Ciel, d’avoir esté choisie pour avancer les affaires du Christianisme dans cette florissante Monarchie, avec des proüesses & des succez incomparables : aussy luy avons nous une immortelle obligation, d’avoir jetté les premieres semences de la pieté à la Cour de nos Roys, pour les faire passer avec plus d’authorité dans l’ame de tous leurs sujets » (II, 295). 46 « Et j’avoüe bien que je serois stupide ou ingrat, si je ne confessois avoir esté fort incité à continuer ce travail par les honorables semonces que Monsieur l’Evesque du Bellay

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trouve également dans Agathonphile de Camus47. Ainsi se vérifie ce que La Cour sainte doit à cet ouvrage et surtout à l’Éloge des histoires dévotes que Camus ajoute à son Agathonphile, mais une analyse plus poussée dépasserait largement les limites de cette communication. Il faut toutefois ouvrir ici une parenthèse pour jeter quelques jalons d’une recherche future sur les rapports entre les deux auteurs de « livres spirituels ». Une chose me semble, dès maintenant, évidente à savoir que le regret exprimé par Camus que Caussin ne poursuive pas son projet, n’indique pas un désaccord fondamental comme Sylvie Robic - de Baecque veut le reconnaître. Il faut tenir compte de l’histoire de la publication de La Cour sainte lorsque l´on interprète les jugements de Camus sur Caussin. Reprenons donc les citations alléguées par Sylvie Robic -de-Baecque. La première provient de la Défense de Cléoreste qui date de 1626. L’évêque de Bellay renvoie d’abord au Pèlerin de Lorette (1604) du père Richeome en regrettant qu’on « n’y trouverait peut-être pas cent pages de fait historié »48. Il poursuit en parlant du père Caussin : « Depuis j’ai été suivi en temps, mais devancé en beaucoup d’autres parties par le R. Père Nicolas Caussin de la même Compagnie [sc. que Richeome], aux deux derniers livres de sa Cour Sainte, où il exerce son style, qui est clair, limé, pressant et judicieux, sur les Histoires d’Hérode et de l’Empereur Théodose ; où il fait la dévotion et l’impiété de ces deux cours si différentes, appelant l’un le Politique malheureux, et donnant à l’autre narré le nom de la Piété fortunée. O combien j’ai chèrement et précieusement accueilli cet ouvrage, qui m’a fait voir un échantillon de ce que je désire si passionnément voir manié de plusieurs styles […]. »49

Camus ne peut juger que d’après la première édition de La Cour sainte qui ne contient, comme nous avons vu, que ces deux histoires dont il entonne l’éloge hyperbolique. Caussin y avertit pourtant le lecteur qu’il aimerait écrire « selon l’ordre des siecles les Eloges des grandes ames, qui dans le train du monde ont fleury en Piété » (II, 294) mais qu’il ne peut « rien promettre » (II, 294). Cinq ans plus tard, l’évêque de Belley revient à cet argument dans la préface de Les Relations morales. Il connaît maintenant le second tome de La Cour sainte, publié en 1627 et croit Caussin « inimi-

m’en a faites dans ses œuvres ; je ne pouvois faire trop d’estime de sa recommandation en tel sujet ; car c’est bien l’un des plus vigoureux & plus feconds esprits qui ait jamais manié la plume. A voir le nombre de ses livres, on diroit qu’il auroit commencé à écrire aussi-tost qu’à vivre, & à considerer leur merite, c’est merveille comme tant de graces & de beautez, que les autres ne possedent qu’avec beaucoup de travail, croissent chez luy comme en un terroir naturel à l’éloquence » (II, 344). 47 Agathonphile ou les matyrs siciliens, Agathon, Philargiryppe, Triphyne, & leurs Associez. Histoire dévote, oùse descouvre L’ART DE BIEN AYMER, pour antidote aux deshonnestes affections : et où par des succez admirables, la Saincte Amour du Martyre triomphe du Martyre de la mauvaise Amour, Paris, Claude Chappelet, 1621. 48 Cité par Robic - de Baecque, Le salut par l’excès, p. 250. 49 Cité ibid., p. 251.

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table » en ce qui concerne « ce genre d’écrire des Histoires particulières, et les orner de moralités »50. Il énonce cependant un regret : « Mais ce qui me jette un peu de tristesse en l’âme, est de voir que ce docte et éloquent personnage, de qui je pensais avoir excité la plume à la poursuite de cette entreprise, se rebute de ce labeur, et semble vouloir borner de ses six Histoires, le grand projet qu’il avait promis […]. »51

En effet, Caussin tarde à accomplir sa promesse et la suite de ses « histoires » se fait attendre, mais le jésuite s’excuse, dès le premier volume, de l’excès de travail et d’un manque de talent. Il allègue que « l’exercice de la predication, & des autres ministeres [lui] donnent assez peu de loisir d’écrire » (II, 294) et qu’il poursuit « quelque autre labeur sur la sainte Escriture » (II, 294). Fait-il allusion à son Regnum Dei, seu Dissertationes in Libros Regum, in quibus quae ad institutionem principum illustriumque virorum, totamque politicen sacram attinent, insigni methodo tractantur (Paris, du Bray, 1650) ? Ce miroir des Princes complète d’une manière heureuse La Cour sainte, mais il faudrait des recherches ultérieures pour vérifier la date de la composition de cet ouvrage. Quant à l’affirmation que son « talent est petit, & [sa] plume tardive » (II, 294), elle relève de la rhétorique de la modestie affectée. Il faut attribuer plus d’importance à sa plainte que « ce n’est pas un petit labeur de trouver tant de Saints dans les Cours » (II, 294) et surtout à la sentence par laquelle il termine ce paragraphe : « […] je dois plustost m’etudier à graver la sainteté dans mes mœurs que dans mes écrits » (II, 294). Ce développement passe de la première édition aux éditions ultérieures sans être modifiée. Reste une divergence fondamentale mise en relief par Robic-de Baecque, la quasi absence d’« Histoires modernes »52. Caussin se hasarde sur ce terrain dans son Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du B. François de Sales, mais il ne l’intègre jamais dans La Cour sainte. Le Traité est publié en 1637, c’est-à-dire six ans après Les Relations morales de Camus. Est-ce une réponse à la critique avancée par Camus ? Je ne saurais le dire, mais il est évident qu’il préfère le recul historique dans sa Cour sainte. Il existe cependant une exception à cette règle : l’histoire de Marie Stuart53. Caussin admet cette « histoire moderne » parce qu’elle fait partie des controverses théologiques. Caussin semble préconiser une autre disposition des matières que Jean-Pierre Camus, si l’on s’en tient à ce qu’il déclare dans La journée chrétienne. Dans l’édition

Cité ibid., p. 251 Cité ibid., p. 251. 52 Le salut par l’excès, p. 252. 53 Il faudra des recherches ultérieures pour établir à quelle date elle est entrée dans La Cour sainte. Elle manque dans le volume intitulé : La Cour sainte. Tome V, selon l’ordre ancien, contenant les vies et éloges des personnes illustres qui ont esté ajoustées et insérées dans l’ordre nouveau de la dernière édition, Paris, Claude Sonnuis & Denis Bechet, 1645. Elle est plus ancienne parce qu’en 1645 en sort une traduction italienne : Historia di Maria Stuarda Regina di Francia, e di Scotia, Bologna, Carlo Zenero, 1645. Le jésuite Carlo Antonio Berardi l’a traduite et dédiée à Beatrice Bentivogli. 50 51

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de 1630 déjà mentionnée, où figurent également La Cour sainte et Le Triomphe de la piété, le « Dessein de l’Auteur » soutient : « J’ay parlé de la pratique des vertus au livre de La Cour sainte. En voicy un petit échantillon touchant les actions journalieres, qui doit plus occuper vostre cœur, que vos yeux , & que vos mains, il est court en la lecture : mais si vous le considerez en l’action, vous trouverez dans une Journée, des années & des siecles de felicité »54

À en croire Caussin, La Journée chrétienne complète les développements de La Cour sainte par une prise en considération des « actions » quotidiennes. En revanche, notre jésuite hésite à illustrer ce thème par des « histoires modernes » et il s’explique sur cette question, selon lui fort délicate, dans la préface des éditions tardives. Il y rappelle sa dédicace de l’édition de 1624 à Louis XIII en avouant : « […] je considerois encore en sa Cour de belles & éclatantes lumieres en tous les Ordres qui pouvoient servir de modelles à mes traittez »55. Est-ce que sa brève expérience de la vie de cour l’a fait changer d’opinion ? Il est maintenant toutefois plus prudent qu’auparavant puisqu’il veut « éviter l’affectation de toute complaisance mondaine » (ibid.). Il justifie son attitude en renvoyant à son statut de religieux et à son « naturel » grâce auxquels il est « si éloigné de toutes les pretensions du monde [qu’il aurait] de la peine à courtiser un homme s’il n’avoit le Ciel & les Astres à [lui] donner » (ibid.). Caussin préfère la distance historique qui lui semble plus appropriée quand il traite de la vie des grands. Il se rend donc compte que son projet de focaliser l’attention sur la cour s’accorde difficilement avec les « histoires modernes » chères à Jean-Pierre Camus. Si Camus invite à écrire des livres de dévotions, Caussin réagit contre une inflation de « livres spirituels »56 en critiquant que le « siècle est autant fecond en parolles qu’il est sterile en bonnes œuvres, & semble qu’il vueille tout dire pour ne rien faire »57. Cette attaque ne vise pas Jean-Pierre Camus, mais elle révèle une préoccupation de Caussin craignant perdre de vue le côté pratique en s’abandonnant à sa veine de narrateur. Fermons cette parenthèse pour revenir à l’argument des « histoires ». Lors de la publication du second tome, l’auteur ajoute un grand nombre d’histoires et modifie, comme nous l’avons signalé, la structure de La Cour sainte en accentuant la fonction de la rhétorique dans l’ouvrage. Les histoires d’Hérode et de Théodose changent alors de place et de titre et entrent dans la section des « reines et dames » où elles figurent sous les noms de Mariamne et de Pulchérie sans que le texte soit remanié sensiblement. Ce déplacement s’explique aisément par le rôle que ces deux femmes jouent dans les événements concernant Hérode et Théodose. Plus significative est encore l’histoire de Constantin qui passe, dans les éditions ultérieures, de la section des cavaliers du second tome à celle des monarques, transposition très justifiée qui révèle pourtant l’embarras de Caussin, obligé de traiter le cavalier qui est un personnage important à la cour, mais peu présent dans les archives de l’invention oratoire Paris, Sebastien Chappelet, 1630, p. 837. « Le dessein et l’ordre du livre » au début du tome I, non pag. 56 La journée chrestienne, Paris, Sebastien Chappelet, 1630, p. 837. 57 Ibid., p. 837. 54 55

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érudite dont l’auteur se sert. Cet embarras du jésuite nous invite à réfléchir sur les rapports entre les rituels politiques ou religieux et la forme littéraire de l’œuvre. L’édition de 1624, dédiée à Louis XIII, commence par une adresse à la noblesse où l’auteur s’explique sur le titre : « Ce n’est pas l’excez de la Saincteté des Cours, qui le fait appeler La Cour sainte : mais ce frontispice en porte seulement le nom, d’autant que ce livre en porte le modelle, qui de vray se jette plus facilement en moule sur le papier, qu’il ne s’imprime sur les mœurs des hommes »58.

Cet aveu de Caussin doit être pris à la lettre parce que la doctrine de l’ouvrage transmet un savoir livresque que notre jésuite s’efforce de métamorphoser en instruction religieuse et en civilité de la « cour sainte » grâce aux exempla qui mettent devant les yeux du lecteur les rituels politiques et religieux. Les rituels politiques sont l’objet d’attaques mais l’auteur est loin de les condamner totalement. Il affirme d’une part que la cour d’Hérode ressemble plutôt « à la caverne de Polypheme, qu’au Palais d’un Roy » (II, 257), mais prétend en même temps de la cour de Théodose que « la conduite de la pieté, & des autres vertus, en font un vray Paradis » (II, 257), bien que les bons rois et les grands dévots ne soient pas exempts de défauts. Théodose compte parmi ceux « qui portans le monde sur le dos par necessité, le mettent sous les pieds par mespris des vanitez » (II, 257-258). Le jésuite souligne par ailleurs que « le monde » ne favorise pas l’établissement d’une « cour sainte ». En vérité, c’est en premier lieu Pulchérie qui lutte contre le « monde » et c’est grâce à l’influence qu’elle exerce sur son frère que la cour de Théodose acquiert le statut d’un modèle de la « cour sainte ». Théodose lui-même pourrait servir aussi bien d’exemple négatif que de modèle d’une « cour sainte » puisque ses bonnes actions ne proviennent pas simplement de ses maximes de gouvernement ou de sa droiture morale mais surtout de la bonne influence de sa sœur érigée par Caussin en sainte. Sous ces prémisses, il ne surprend pas que le rituel politique s’avère entraver le rituel religieux que l’auteur s’efforce de faire valoir. Le point de vue politique devient un obstacle à la mise en évidence du rituel religieux dans un point central de l’histoire de Pulchérie. Dès l’âge de quinze ans, celle-ci devient la Régente de son frère Théodose. Elle se résout alors à renoncer au mariage et engage ses trois sœurs cadettes à faire de même. Ce vœu bénéficie d’un grand prestige dans le catholicisme étant donné que le mariage, quoique sacrement, range dans la hiérarchie des valeurs au-dessous du renoncement à la vie matrimoniale. Caussin souligne qu’elle se résout à « vivre en une perpétuelle virginité, non point, comme ont pensé quelques uns, pour oster la jalousie d’un mary à son frère, & tenir tousjours le gouvernement dans lequel elle reüssissoit avec tant d’avantage ; mais par une pure inclination qu’elle avoit à la chasteté » (II, 263).

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La Cour sainte 1624, p. 9.

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Délaisser le mariage pour éviter des jalousies dans la famille royale, voilà une décision qui peut relever autant d’une intention politique que du zèle religieux. Les divisions au sein d’une maison royale et les luttes pour obtenir ou conserver le pouvoir sont un argument traité abondamment dans La Cour sainte. Les mesures qui préviennent un tel risque peuvent donc être dictées par un calcul purement humain. Aussi faut-il analyser les motifs dont Pulchérie s’inspire. Caussin reconnaît que certains soupçonnent ce vœu de virginité inspiré par l’ambition de gouverner, mais il s’efforce de repousser cette interprétation malveillante qui n’est pas dépourvue d’une certaine vraisemblance puisque Pulchérie épouse Marcian, le successeur de Théodose. Le jésuite constate qu’elle s’était « renduë trop necessaire à l’Etat, & n’avoit pas encore perdu l’appetit de gouverner » (II, 281). Mais il se presse d’affirmer qu’elle épouse Marcian « sous titre seulement de mariage, avec un mutuel consentement des parties de garder la virginité » (II, 281), contrat qui se comprend facilement vu qu’elle a cinquante ans. Ce mariage nourrit pourtant le soupçon des dénigreurs étant donné qu’elle « avoit manié l’Estat environ trente-sept ans » (II, 281). Caussin lui atteste d’être « faite pour gouverner les hommes & les Empires » (II, 281), mais il souligne ailleurs que Pulchérie se « dépoüilla franchement du maniement des affaires » (II, 278) et se retira « dans une maison éloignée de Constantinople » (II, 278), lorsque, sous l’influence de Chrysaphius, Théodose, voulant l’écarter du pouvoir, prie le patriarche Flavian de la « mettre […] au rang des Vierges qui se dédioient au ministere de l’Eglise » (II, 279). Cette « sagesse » n’empêche pas que, dès son retour après quatre ans d’exil, Pulchérie fasse arrêter Chrysaphius et le fasse « envoyer par arrest de Justice en l’autre monde » (II, 280). Bien que qualifiée de sainte, Pulchérie peut agir selon les principes politiques les plus sévères sans être blâmée par son thuriféraire. La « prudente dissimulation » (II, 275) qu’elle adopte au moment d’une crise à la cour, correspond effectivement à la mentalité de l’époque59, mais Caussin préfère la « simplicité » à la dissimulation qu’il assimile à l’hypocrisie60. Dans l’épisode de Pulchérie, le rituel politique ne s’accorde avec le rituel religieux que parce que l’Église en profite. L’auteur touche un point délicat du gouvernement royal quand il exalte le dévouement de Pulchérie en tant que régente préoccupée de l’avenir du royaume, et surtout quand il loue sa participation au gouvernement de l’empereur. Un tel développement se prête à être appliqué à la France où, à cette époque, Marie de Médicis est écartée par Richelieu du pouvoir parce qu’elle ne cesse de s’ingérer dans la politique de Louis XIII. Le Cardinal n’a certainement pas pensé que l’auteur se propose de prendre parti en faveur de Marie de Médicis, autrement il ne l’aurait pas nommé confesseur de Louis XIII. Est-ce que Caussin s’ingénie à donner une leçon à Marie de Médicis ? Une telle intention semble peu probable puisque l’histoire de Pulchérie ne contient aucune réflexion sur ce problème et que toute l’attention est focalisée sur la

Voir Margot Kruse, Justification et critique du concept de la dissimulation dans l’œuvre des moralistes du XVIIe siècle, in : Manfred Tietz – Volker Kapp (éd.), La pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVIIe siècle en France, Paris – Seattle – Tübingen, Biblio 17, 1984, p. 147-168. 60 Cf. II, 74-77. 59

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lutte contre l’hérésie, problème crucial de la Contre-Réforme et thème obsédant dans La Cour sainte. La première version de l’ouvrage se termine par ce récit. Est-ce que notre jésuite se propose de fortifier le dédicataire dans sa lutte contre les réformés ? Il n’avoue pas cette finalité mais il se hasarde sur le terrain politique pour vanter en Pulchérie une personne qui sait sauvegarder les intérêts des catholiques : « Pulcheria, qui avait veu naistre quelques années auparavant l’heresie de Nestorius, & l’avoit estouffée en partie, par sa bonne conduite, estant alors dans le maniement des affaires, ne se trompoit jamais au choix du party, mais s’attachoit fort constamment à la doctrine du S. Siege. Cela donnoit une benediction particuliere à toutes ses entreprises, & la faisoit regner au cœur des peuples, comme elle faisoit dominer la vraye Religion sur les Autels. Tout le Clergé d’Orient & d’Occident la cherissoit, & prestoit l’épaule à maintenir son authorité ; ce n’est pas un petit appuy. Tous ceux qui ont voulu heurter ces puissances, y ont perdu leurs efforts » (II, 279).

L’éloge de Pulchérie pour avoir combattu l’hérésie sert à mettre en évidence les avantages de l’orthodoxie religieuse pour les affaires politiques afin de faire profiter ses lecteurs de cette leçon d’histoire. Ce procédé caractérise bien sa méthode. La vérité de l’histoire est soulignée dans La Cour sainte aux dépens du style élevé de l’épopée ou de la tragédie. Le merveilleux est rarement utilisé, par exemple pour opposer l’intervention divine à la magie des païens et aux « horoscopes », jugés « frivoles » (I, 254)61. Notre jésuite aime invoquer la providence divine mais repousse ordinairement les procédés littéraires de la légende. Les années juvéniles de Théodose représentent une exception à cette règle, et cela pour des raisons évidentes. Le programme de cette « histoire dévote » nécessite le recours au merveilleux : « Sa nativité fut predite par la bouche des Saints, sa plus tendre enfance, consacrée par la destruction des Idoles » (II, 258). Comme au théâtre des jésuites, la prophétie et le songe y sont utilisés pour faire intervenir Dieu dans la vie du futur empereur. Caussin raconte une scène où, après le baptême du petit Théodose, deux évêques glissent subrepticement une requête en faveur de l’Église sur la poitrine du bébé qui réagit par un mouvement que les hommes d’Église transforment en assentiment. L’auteur commente cette fraude astucieuse : « Le peuple credule, & desireux de flatter l’Empereur, pensant que l’enfant eust fait cette inclination de son mouvement, se mit sur l’heure à esclater avec de grands cris d’allegresse, & applaudir l’Empereur de ce qu’il avoit un fils, qui par avance de jugement, enterinoit desia les requestes » (II, 261).

Ce prodige représente une manœuvre de tromperie qui permet d’évaluer à quel point les deux types opposés de cour se ressemblent. Caussin souligne lui-même l’importance de la tromperie dans le rituel politique. Dans l’histoire de Mariamne, Hérode fait également preuve de ruses parce que, selon l’auteur, il « ne cedoit en rien aux ruses

Caussin se garde cependant de « blasmer ceux qui traitent l’Astrologie dans les termes permis par l’Eglise » (I, 254), pratique très répandue à l’époque dans la Société de Jésus. 61

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de son Pere » (II, 220) et obtient ainsi le royaume de Judée. Mais, les puissants de la « cour politique » ne pensent qu’à satisfaire leurs ambitions égoïstes tandis que les protagonistes de la « cour sainte » se mettent au service désintéressé de la bonne cause. Reste pourtant le malaise du lecteur face à une action où la bonne intention justifie la ruse, pieuse mais funeste pour les païens. La similitude des rituels politique et religieux a certainement poussé l’auteur à se débarrasser rapidement des uns pour se concentrer sur les autres. Elle ne peut pourtant pas être éclipsée au niveau de l’art oratoire. Pulchérie cherche à son frère Théodose une femme qu’elle trouve grâce à une série d’aventures dans lesquelles notre jésuite veut reconnaître l’intervention de Dieu. Cette femme, qui doit se faire baptiser avant de devenir impératrice, est belle et vertueuse. Ces qualités n’empêchent pas l’Empereur de devenir infidèle et jaloux. La femme de Théodose adresse alors à Dieu une prière qui ressemble à un discours pathétique : « Helas ! Dieu de Justice, car je n’ose plus reclamer vos misericordes, vous m’avez bien pris par la partie qui estoit la plus sensible en moy. Quand bien j’eusse veu mon diadéme foudroyé de vostre main, tomber en poudre à mes pieds, quand vous eussiez enlevé de mes costez cette creature que vous nous avez donnée pour arrhes de nostre mariage, quand toutes les maladies, & toutes les morts eussent conjuré ne moy, je pensois toujours avoir assez de courage pour me porter au dessus du vent, & de la tempeste » (II, 275).

Ce discours pourrait servir de monologue dans une scène tragique. L’impératrice Eudoxie invoque la justice de Dieu et décrit son malheur par une triple anaphore qui énumère les plus grandes catastrophes, qui pourraient la foudroyer, pour évoquer ensuite le comble de son désespoir. Elle se justifie alors en soutenant : « Et toutefois, mon Dieu, vous scavez que mes yeux ont esté toujours chastes, & que jamais autre amour n’entra dans mon cœur que celuy d’un legitime mary ; il vaut mieux souffrir dans l’innocence, que dans le crime : Mais toujours est-ce une chose digne de compassion, de voir une chasteté si indignement persecutée » (II, 275).

La sentence qui se trouve au centre de ce développement oppose l’autodéfense à l’accusation dont l’empereur a le tort d’accabler sa femme fidèle. Eudoxie veut émouvoir autant qu’elle est émue. Le pathos oratoire sert donc dans la prière d’arme de combat. Caussin enrichit ses « histoires dévotes » de nombreux discours de défense, de délibération ou de requête, de lettres et de prières. Ces pièces d’éloquence civile ou sacrée sont imprimées en italique pour attirer l’attention du lecteur. De tels feux d’artifice oratoires sont nécessaires afin que la cour de Théodose surmonte les péripéties trop humaines et devienne une « cour sainte ». Les mêmes pièces d’éloquence se retrouvent cependant dans l’histoire de Mariamne. Hérode l’a épousée par un mélange de passion amoureuse et de calcul politique, condamnés tous les deux par notre jésuite. C’est un « monstre qui taschoit de donner toujours couleur de justice à ses plus desraisonnables actions » (II, 236). Ses défauts se manifestent dans « une assez longue harangue » (II, 236) que ce roi est censé avoir prononcé devant son Conseil pour cacher sa colère : 226

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« Seigneurs, il semble que Dieu veut contrebalancer les prosperitez de mon Estat par les infortunes de ma maison. J’ay trouvé la seureté dans les vents & les orages, dans tant de laborieux voyages que j’ay entrepris, & parmy tant d’espineuses affaires dont je suis venu à bout, pour trouver la tempeste dans mon Palais. » (II, 236).

La structure de cette pièce d’éloquence ressemble bien à celle de la prière de l’impératrice. La sentence est cette fois intégrée dans la deuxième phrase où l’auteur intercale entre les deux volets de l’opposition une amplification, procédé oratoire qui sert à occulter l’insertion de la sentence dans la période et prépare du même coup la fausse accusation de Mariamne d’avoir voulu empoisonner son époux. Celle-ci réplique avec fermeté, mais l’auteur recourt à une manière différente de présenter son discours : « Le breuvage d’amour, qu’on luy objectoit, estoit une chose aux jugemens de tous ceux qui la voudroient considerer, tres-esloigne de sa pensée : veu qu’elle avoit tousjours davantage redouté l’amour du Roy Herodes, que sa haine. Au reste qu’elle ne faisoit point cas de la vie, où elle n’avoit que trop souffert de douleurs, moins encore de la Cour, d’où jamais elle n’avoit tiré de plaisir ; & que si on la vouloit opprimer par faux tesmoignage, il estoit tres-aysé de vaincre en un sujet qui ne rendoit point de combat ; tres-aysé de luy oster le diadéme de dessus la teste, & la teste de dessus les espaules, mais tres-mal aisé de luy ravir la reputation de Princesse d’honneur, qu’elle tenoit de ses peres, & qu’elle feroit passer jusques aux cendres de son tombeau » (II, 237-238).

Cette longue citation représente toute la réponse de Mariamne, ou plutôt le résumé de ce qu’elle aurait pu dire pour se défendre. Imprimée également en italique, elle condense l’apologie présumée de la reine en signalant des procédés oratoires, comme par exemple la gradation et l’opposition, que notre jésuite juge indispensables à un tel discours. Ces résumés sont aussi fréquents dans La Cour sainte que les versions élaborées. La cour de Théodose est autant marquée par les grandes qualités morales de l’empereur que celle d’Hérode par la bassesse de ce roi. Théodose a pourtant des faiblesses évidentes et commet des fautes qui le rapprochent d’Hérode. Pulchérie et Mariamne possèdent des dons, selon l’auteur, typiquement féminins qui contrebalancent, dans une certaine mesure, l’influence néfaste des ambitieux, des adulateurs, et des femmes intrigantes. Une fonction déterminante revient aux hommes d’État bien intentionnés et aux hommes d’Église. Ainsi s’explique le fait que le « prélat » est situé au début du second tome, publié en 1627 et qu’il reste dans une position privilégiée, à savoir à la fin de l’ouvrage gigantesque, lors de la dernière modification importante de la structure de l’ensemble, où le titre change de « prélat » en « homme de Dieu », qualification plus générale et en même temps plus éminente. Le gros volume contenant les « histoires dévotes » commence, dans la version finale, par les monarques et se termine par les « hommes de Dieu ». Caussin choisit saint Ambroise comme « modèle » du « prélat », l’érige ensuite en « modèle » de l’« homme de Dieu », sans modifier le texte, et le met toujours en 227

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une position privilégiée de La Cour sainte. Pourquoi cette prédilection pour saint Ambroise ? Il existe certainement plusieurs raisons. Ambroise a converti saint Augustin, dont la Cité de Dieu est probablement plus déterminante pour la structure de La Cour sainte que les quelques citations littérales et les rares renvois plus généraux ne pourraient faire croire62. Les rituels religieux s’inspirent d’un concept de ‘Cité de Dieu’, marqué par ce Père de l’Église et servant toujours de fondement à l’argumentation. Une deuxième raison est de même importance, à savoir que l’évêque de Milan a joué un rôle important dans les affaires politiques de son époque. C’est l’occasion pour notre jésuite de développer sa rhétorique du rituel religieux. Prenons un exemple significatif : la révolte de Maxime et ses efforts pour conquérir le pouvoir après la mort de l’empereur Gratien. C’est un moment crucial de l’Empire où l’« homme de Dieu » remplit des fonctions prestigieuses. Saint Ambroise effectue deux ambassades auprès de Maxime, assassin de Gratien. Une première a pour but de solliciter la restitution du cadavre de l’empereur et de dissuader le révolté de faire la guerre à l’impératrice Justine, régente de son fils Valentinien, encore mineur. Maxime refuse de rendre le cadavre mais renonce pour le moment à la guerre. La deuxième ambassade devient pourtant nécessaire parce que Maxime menace toujours d’envahir l’Italie. Caussin passe rapidement sur la première ambassade en s’excusant que ses « actes […] sont perdus » (II, 729) et s’arrête longuement à la deuxième puisque nous en avons, selon l’auteur, « un tres-fidelle narré de la plume du Saint mesme, en une epistre qu’il escrit à l’Empereur Valentinien pour luy rendre compte de sa commission » (II, 729). Notre jésuite mentionne cette lettre pour donner une caution historique à son élaboration de cet épisode dans son « histoire dévote ». Des phrases entières de cette lettre sont traduites en transposant le rapport à la première personne en un récit historique à la troisième personne. Ambroise écrit : « Cum pervenissem Treveros, postridie processi ad palatium. Egressus est ad me vir Gallicanus […]. Poposci adeundi copiam. […] Rettulit non posse me nisi in consistorio videri »63.

Caussin traduit : « […] estant arrivé en la ville de Treves […], dés le lendemain il fut au Palais pour luy parler seul à seul. Le perfide […] luy envoye un de ses valets de chambre pour luy demander s’il avoit des lettres de la part de Valentinien, qu’il les delivrast, & qu’on y feroit response : mais qu’il ne pourroit pas parler à l’Empereur, sinon en plein conseil » (II, 729).

62 Voir notre article La théologie des réalités terrestres dans La Cour sainte de N. Caussin, in : G. et G. Demerson, B. Dompnier et A. Regond (éd.), Les jésuites parmi les hommes au XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1987, p. 141-152. 63 Epistulae et acta, tom. I, epistularum libri I-VI, recensuit Otto Faller S.I., Vindobonae, Hoelder-Pichler-Tempsky, 1968, p. 208.

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Le jésuite suit assez fidèlement la lettre d’Ambroise en ajoutant surtout des commentaires pour mettre en lumière les traits caractéristiques des deux interlocuteurs. La rencontre se métamorphose, dès le début, en affrontement violent. Maxime se lève de son trône pour lui « donner le baiser » (II, 730) mais l’évêque refuse ce geste de politesse. Caussin s’en tient à la lettre d’Ambroise qui rapporte : « Ubi sedit in consistorio, ingressus sum. Adsurrexit, ut osculum daret »64. Le jésuite raconte : « Il vient donc au Conseil, où Maxime estoit assis dans son throsne, lequel voyant S. Ambroise, se leva pour lui donner le baiser […] » (II, 730). L’ambassadeur lui dit alors : « Je m’estonne comme vous presentez le baiser de paix à un homme que vous ne connaissez point : car si j’estois connu de vous au rang que je tiens, vous ne me verriez pas icy » (II, 730). Maxime lui reproche alors : « Evesque, vous estes en colere » (II, 730) mais Ambroise riposte : « J’ay plus de honte que de colere » (II, 730) et ose dire qu’il est venu : « Pour vous demander la paix […] que je vous ai demandée comme à un inferieur, & que faites maintenant rechercher comme d’un égal » (II, 730). Ce dialogue se trouve dans la lettre d’Ambroise65 aussi bien que l’essentiel du discours de l’ambassadeur par lequel se termine cet entretien. Il faudrait chercher l’édition des lettres d’Ambroise, consultée par notre auteur, et vérifier ensuite comment il la contamine avec les autres hypotextes. Une telle étude dépasserait le cadre de cette communication. Une hypothèse peut toutefois être écartée dès à présent : l’auteur ne se contente pas de réécrire des discours ou des dialogues déjà existants, mais il invente beaucoup de discours (mis en italique) pour rendre plus vivantes ses « histoires dévotes ». Ces exercices oratoires lui permettent de faire preuve de ses dons d’orateur, mais elles servent de même à mettre en évidence les rituels politiques et religieux. Ces rituels entrent au premier plan quand Caussin commente ensuite cet épisode : « Cette liberté de nostre admirable Prelat estonna tout le Conseil : & Maxime qui n’eust jamais pensé qu’un Prestre, au cœur de son Estat, au milieu de ses legions, en presence de sa Cour, eust eu la hardiesse de luy dire ce qu’il n’avoit pas voulu ouïr en son cabinet, luy fit commandement de partir promptement de sa Cour » (II, 732).

Ce commentaire reflète bien l’idée des rituels de la « cour sainte » selon Nicolas Caussin. Ces rituels ajoutent à ceux du monde politique un surplus qui vient d’une part de la référence à l’instance divine, d’autre part de l’intrépidité avec laquelle ceux que l’auteur qualifie de « saints » font valoir la justice, même au risque de leur vie. À en croire Caussin, les rituels religieux n’irritent pas seulement ceux qui doivent les affronter, comme Maxime, mais également ceux qui en profitent. L’impératrice Epistulae, p. 209. « Respondi ego : ‘Quid oscularis eum, quem non agnoveris ? Si enim me agnovisses, non hoc loco videres’. –’Commotus es’, inquit, ‘episcope’. – ‘Non , inquam, ‘iniuria, sed verecundia, quod alieno consisto loco’ […]. – ‘Cur’, inquit, ‘ingressus es ?’ - ‘Quia tunc ut inferiori pacem petebam, nunc ut aequali’ » (Epistulae, p. 209). 64 65

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Justine « pensant que S. Ambroise avoit esté trop violent, envoya en troisième Ambassade Domnin, un de ses conseillers » (II, 732). L’auteur commente laconiquement : Domnin « voulant plastrer les affaires avec des douceurs serviles, les mit au desespoir de remede » (II, 732). Les rituels religieux autorisent une véhémence oratoire qui choque ceux qui sont accoutumés aux rituels politiques. Les rituels politiques respectent mieux les règles de la politesse sous lesquelles se déguise cependant souvent la violence. Ils se caractérisent par un haut degré de dissimulation dont la feinte est dévoilée par la sincérité des rituels religieux. La rhétorique des rituels religieux est déterminée par cette méfiance vis-à-vis des conventions de la diplomatie et de la civilité du monde profane. C’est pourquoi la douceur de François de Sales est rare dans La Cour sainte tandis qu’elle se trouve dans les rituels politiques où notre jésuite la rapproche de la bassesse des flatteurs et de la grandiloquence des ambitieux rusés. Caussin ne cesse cependant de recommander la douceur des mœurs, qui se manifeste surtout dans la haute capacité de supporter patiemment les méchancetés des partisans de la « cour profane ». Si Caussin appelle la cour « une belle eschole de Vertu » (I, 2), il ne s’imagine pas naïvement une cour de vertueux. Selon lui, il faut se battre, dans la vie privée autant que dans la vie politique. La noblesse est définie comme une noblesse d’épée à laquelle l’auteur veut « representer le Palais de la vertu Militaire » (II, 389). Les vertus sont héroïques et l’esprit de combat imprègne tout le rituel religieux de La Cour sainte. Le pathos oratoire est par conséquent plus fréquent dans La Cour sainte que le style moyen de l’entretien spirituel. Cette fougue s’inspire d’une mission prophétique destinée à contrebalancer la violence latente des rituels politiques, mais elle nécessite également la douceur de l’esprit charitable pour compenser la basse flatterie politique. L’image des rituels politiques est sinistre ; l’auteur ne connaît toutefois aucune cour véritablement « sainte », même pas dans l’Ancien Testament dont il extrait, dans les éditions tardives de La Cour sainte, l’histoire de David et de Salomon. D’après lui, « David est un grand meslange de diverses avantures, de biens, de maux, de joyes, de douleurs, de mépris, de gloires, de vices, de vertus, d’actions, de passions, d’accidens estranges, & de merveilles » (II, 1). Salomon, qui « a fait la saincteté du Temple » (II, 21), trouve difficilement une place dans la « cour sainte » puisque l’amour joue un rôle funeste dans sa vie, et que son règne est marqué, dès le début, par ses « grandes souplesses de Cour […], un Prophete adroit à la Cour, une femme artificieuse, un vieux Courtisan deffait, & point de fraternité où il y va de la Royauté » (II, 21). Judith et Esther sont érigées en modèles des « reines et dames », mais Judith n’a « rien […] de feminin » (II, 190) et l’histoire d’Esther est « merveilleusement tragique » (II, 215). Josué et Judas Macabée rangent parmi les « cavaliers », mais notre jésuite ne les métamorphose pas en courtisans. Joseph et Moïse, « hommes d’État », souffrent des vicissitudes de la « cour profane ». La liste des prophètes est longue dans la section des « hommes d’État » et des « hommes de Dieu » : Samuel, Daniel, Élie, Élisée, Isaïe, Jérémie, Jean-Baptiste. Ces prophètes et saint Paul pratiquent la rupture avec ce que la Bible appelle le monde. Les rituels politiques sont envisagés par Caussin dans une perspective religieuse. La section des « hommes d’État » suit l’exemple de La Cité de Dieu de saint 230

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Augustin en opposant Babylone et la Cité de Dieu appelée « Agathopolis »66 (II, 460). Caussin y distingue quatre types de vertus ; une d’entre elles, appelée « civile », consiste à « rendre le devoir à chacun selon son degré, dans une bonne conversation d’hommes parmy les hommes » (II, 446), une autre, appelée « exemplaire », est la « vertu politique ». Celle-ci distingue les « hommes d’État » éminents selon la doctrine de notre jésuite parce qu’elle provient de « l’essence la plus épurée de la Sagesse » (II, 446) et « met la main à l’œuvre pour establir, orner & affermir le monde civil par la conservation de la Justice » (II, 446). Cette « vertu politique » n’est pas réservée au rituel religieux, elle inspire également les robins et les magistrats. Caussin leur rend hommage en la personne de Guillaume Du Vair67 et pense ainsi perpétuer la bonne tradition de la France très catholique dont l’éloge dans La Cour sainte mériterait d’être étudiée. Il prête une telle éloquence politique au cardinal Pole, « homme d’État » parce qu’il soutient le Pape dans son conflit avec le roi d’Angleterre, Henri VIII, et prononce une harangue (II, 572-573) qui « fut receu avec un applaudissement general pour la creance Catholique » (II, 573). Grâce à lui, les Anglais retournent sous Marie Tudor, pendant cinq ans, dans l’Église romaine. En lisant l’histoire du cardinal Pole, on pourrait penser que l’auteur préfère l’alliance du pouvoir séculier avec la dignité ecclésiastique dans la personne du cardinal de Richelieu à tout autre type d’« homme d’État ». Il sait pourtant bien distinguer le gouvernement de l’État des affaires de l’Église. Les affirmations dans l’histoire de Clotilde sont nettes à ce propos : « Nous avons tousiours rendu au Pape l’honneur qu’il meritoit, comme au souverain Pasteur de l’Eglise universelle […]. Nous avons reconnu & reconnoissons le Roy vray & absolu Monarque au gouvernement de son temporel […] » (II, 314).

Cette déclaration correspond bien à l’attitude de la Société de Jésus en France. Aussi, Boèce est le grand modèle de l’« homme d’État », que Caussin a choisi « comme le plus accomply personnage qui ait fleury en qualité d’homme de longue robbe, dans la Chrestienté » (II, 526). L’auteur entonne l’éloge de la maison des Manlius dont il est descendant68 et affirme que « ç’a esté une providence de Dieu bien particuliere sur cét admirable personnage, que le voulant porter à la condition d’un grand homme d’Estat, elle l’a fait naistre si noblement » (II, 528). Il est fasciné par sa grande érudition, mais il invoque l’« Experience qui est la plus sage maistresse du monde » (II, 529) pour s’opposer à Platon selon lequel le gouvernement des philosophes rend « les Republiques heureuses » (II, 529), et préfère le « sens commun » (II, 529) à l’érudition des « hommes de lettres » (II, 530). Boèce représente à ses yeux les « doctes hommes

66 Caussin grécise ici le terme de cité des bons. Est-ce qu’il se souvient du titre Agathonphile de Jean-Pierre Camus qui grécise également une tournure française ? 67 « [...] ecce prae oculis, & manibus omnium, vir, quo neque auctoritate quisquam gravior, neque acrior iudicio, nec usu civilis eloquentiae limatior » (De eloquentia sacra et humana. Editio secunda, non ingnobili accessione locupleta, Colonia Agrippina, Iohannes. Kinckius, 1626, p. 625). Caussin y renvoie à De l’éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse (1595) de Du Vair. 68 Cf. II, 517-518.

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d’Estat » (II, 531), comparables à Sénèque et Cicéron (II, 530). Il ne reste pas moins vrai que les « lettres […] sont capables de relever hautement le lustre d’un excellent Gouverneur qui s’est voüé à la Robbe & à la vie pacifique » (II, 530). L’opposition de la robe gallicane à l’établissement des jésuites en France n’empêche pas notre jésuite de s’aligner à leur idéal professionnel. Boèce donne à Théodoric des conseils pour une « belle Police » (II, 539) de l’État, conseils que Caussin condense en dix « maximes » (II, 539-546.). Il n’est pas surprenant que la première regarde le combat contre l’hérésie des Ariens. Les autres se réfèrent « au soulagement du peuple » (II, 541), à « l’exercice de la justice » (II, 541), aux « charges » (II, 543), aux « finances » (II, 543), aux différentes mesures à prendre pendant la paix69 et à la lutte contre le « luxe » (II, 546). Théodoric doit aussi soutenir les « lettres » (II, 545). Ce catalogue correspond aux idées les plus répandues de la morale politique. L’histoire de Boèce abonde en discours, pour lesquels tant Cassiodore70 que les lettres du même Boèce servent souvent d’hypotexte71. Un discours adressé à Théodoric en sénat semble être composé par notre jésuite ; il n’indique toutefois aucune source. Boèce y commence à se défendre en disant : « Sire, Je n’ignore pas que nous sommes en un temps où il est plus assuré de se taire, que de parler de l’estat de cét Empire, sans offenser personne, & que tout discours qu’on puisse faire pour le present sera tousjours suspect à ceux qui ont rendu nos pensées criminelles à vostre Majesté » (II, 549).

Boèce parle « avec toute liberté » (II, 549) et se présente « né d’un sang qui n’a jamais appris à flatter personne » (II, 550). Il soutient que sa franchise « a esté tousjours le plus precieux heritage de cét Empire » (II, 551). Passant aux principes du gouvernement, il rappelle à Théodoric une sentence primordiale : « Souvenez-vous que vous estes fait pour regner sur les hommes, non comme un homme, mais comme la loy, pour porter vos sujets dans vostre sein, & non pas sous les pieds, pour enseigner d’exemple, & non pas pour contraindre de force, pour estre Pere des citoyens, & non maistre des esclaves » (II, 552).

Boèce passe dans ce paragraphe de sa défense à l’instruction du roi sur le bon gouvernement et incite ainsi Théodoric à répondre : « Je n’ay pas son eloquence pour amplifier des impostures, mais j’ay quelque force d’esprit pour juger une vérité » (II, 553)

Le roi oppose à l’éloquence de Boèce les faits, c’est-à-dire les preuves (falsifiées) de sa trahison. La chute de ce dernier vient bien à propos pour notre jésuite qui ne se lasse pas de dénigrer les rituels politiques. Le grand « homme d’État » apporte à

Cf. II, 545. Boèce « choisissoit les plus entiers & incorruptibles Gouverneurs qu’il pouvoit, & leur disoit ces paroles rapportées par Cassiodore » (II, 541). 71 « Nous pouvons voir la pratique de cecy en une quantité de lettres qui se trouvent sur ce sujet » (II, 543). 69 70

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la cité terrestre la bénédiction de sa droiture d’esprit mais il ne peut pas la transformer en « Cité de Dieu ». Le modèle de la « cour sainte » est réservé à la « Cité de Dieu », mais Caussin se garde bien de le classer parmi les idées utopiques. Il renvoie tout au contraire à la France de son époque en écrivant : « Maintenant que nous avons un Roy qui a tant de bonnes inclinations à la justice, & auprès de sa personne un si sage Conseil ; un Parlement si zelé au bien public, & tant de gens d’honneur, doüez de si sinceres intentions, quand pourrons-nous raisonnablement esperer le soulagement des peuples, si ce n’est à cette heure où les miseres sont notoires, les clameurs perçantes, & les volontez tresbonnes ! » (II, 467).

L’auteur s’adonne autant que possible à l’éloge de la France catholique, et il ne cessera d’inculquer à son roi ce qu’il juge juste quand il en devient le confesseur. Il s’efforce alors avec le zèle de prophète qu’il décrit dans La Cour sainte d’aligner le souverain au rituel religieux de son « Institution chrétienne »72. C’est ce cas que le Cardinal n’avait pas prévu dans ses calculs politiques, c’est pourquoi Richelieu l’écarte au bout de peu de mois et le dénigre comme ambitieux ou simple d’esprit. C’est ainsi qu’on punit dans la France du XVIIe siècle au nom du roi ‘très chrétien’ un homme d’Église qui voulait mettre en pratique sa vision du rituel religieux dans les affaires politiques. VOLKER KAPP Université de Kiel

Voir notre article Politique chrétienne au XVIIe siècle, in : Manfred Tietz – Volker Kapp (éd.), La pensée religieuse, p. 201-207. 72

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TABLE DES MATIÈRES

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Gérard FREYBURGER, Laurent PERNOT, Préface

1

Dominique de COURCELLES, Introduction

3

Première partie Les nouveaux espaces vernaculaires de la rhétorique

5

Jean-Louis FOURNEL, Quels sont les vrais péchés des hommes ? Rhétoriques de l’état d’urgence dans la Florence des guerres d’Italie (Savonarole, Machiavel, Guicciardini)

7

Dominique de COURCELLES, Les « histoires » de la Silva de varia lección de Pedro Mexía : varietas et évidence, pour un espace de la parole dans l’Espagne du XVIe siècle

25

Tom CONLEY, Roman de fragment : amorces de L’Amadis de Gaule (1548)

49

Deuxième partie Oser témoigner de l’expérience subjective

61

Rosanna GORRIS CAMOS, « Le fleuve et le pré » : rhétorique du cœur et rhétorique de l’esprit chez Marguerite de Navarre

63

François RIGOLOT, Maniérisme et anti-maniérisme dans la rhétorique et la poétique de l’erreur

87

Gesa STEDMAN, Two Versions of Antony and Cleopatra : Passion, Duty and Death

103

Troisième partie Dramaturgie de la parole

115

Alexandre VANAUTGAERDEN, Rhétorique matérielle dans l’œuvre d’Érasme. Mise en page et forme du discours

117

François GÉAL, L’autodafé et son lexique : élaboration de la notion dans les textes espagnols et européens

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table des matières

Philippe-Joseph SALAZAR, Pour une renaissance de l’art citoyen de rhétorique. Quelques remarques

163

Quatrième partie Subvertir et moraliser par la tradition rhétorique

171

Irit KLEIMAN, Talis oratio, qualis vita: rhetorical strategy and political theory in the Apologie of Thomas Basin (1412-1491) 173 Horst WEICH, Cervantes rhétoricien. Les fonctions parodiques et satiriques de l’art de parler dans Don Quijote

191

Volker KAPP, La rhétorique des rituels politiques et religieux dans La Cour sainte de Nicolas Caussin

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