Auguste Blanqui au début de la IIIe République (1871–1880): Dernière prison et ultimes combats [Reprint 2018 ed.] 9783111507316, 9783111140179

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Auguste Blanqui au début de la IIIe République (1871–1880): Dernière prison et ultimes combats [Reprint 2018 ed.]
 9783111507316, 9783111140179

Table of contents :
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
AVANT-PROPOS
CHAPITRE I. LA PRISON DE CLAIRVAUX ET LA CAMPAGNE POUR BLANQUI LIBRE (12 novembre 1871 — 10 juin 1879)
CHAPITRE II. LA PREMIÈRE ÉLECTION DE BORDEAUX BLANQUI LIBRE
CHAPITRE III. LA SECONDE ÉLECTION DE BORDEAUX ET LA TOURNÉE POUR L'AMNISTIE
CHAPITRE IV. ULTIME ACTION POLITIQUE (novembre 1879 — décembre 1880)
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
INDEX DES NOMS DE LIEUX
TABLE DES MATIÈRES

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AUGUSTE BLANQUI AU DÉBUT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE (1871 - 1880)

MAURICE DOMMANGET

AUGUSTE BLANQUI AU DÉBUT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE (1871-1880)

Dernière prison et ultimes combats

PARIS

• MOUTON



LA H A Y E

Ouvrage publié avec le concours Centre National de la Recherche

du Scientifique

Publication de Mouton Editeur Herder&traat 5 La Haye

7, rue Dupuytren Paris 6e

Diffusion en France par la Librairie Maloine S. A. Editeur : Librairie de la Nouvelle Faculté Librairie Maloine S. A. 30, rue des Saints-Pères 8, rue Dupuytren Paris T Paris 6*

© 1971, Mouton Co

OUVRAGES

DU

MÊME

AUTEUR

SUR BLANQUI, LA C O M M U N E ET LA I I I *

RÉPUBLIQUE

Blanqui, Paris, 1924 ; Léningrad, 1925 ; Paris, E.D.I., 1970. Blanqui à Belle-Ile, Paris, Librairie du Travail, 1955. Blanqui, la guerre de 1870-1871 et la Commune, Paris, Domat, 1947 ; Belgrade, 1959. Un drame politique en 184-8 : Blanqui et le document Taschereau, Paris, Deux Sirènes, 1948. Auguste Blanqui A la citadelle de Doullens, Paris, 1954. Blanqui calomnié, Paris, Spartacus, 1948. Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui, Paris, Marcel Rivière, 1957. Blanqui et l'opposition révolutionnaire à la fin du Second-Empire, Paris, A. Colin, 1960. Les blanquistes dans l'Internationale de la chute de la Commune à la conférence de Londres, Paris, Ed. du C.N.R.S., 1968. Auguste Blanqui, premiers combats, premières prisons, Paris-La Haye, Mouton, 1969. Les précurseurs du socialisme, Victor Considérant, Moscou, 1928 ; Paris, 1929. Edouard Vaillant, un grand socialiste, Paris, La Table Ronde, 1956. Histoire du 1" mai, Paris, Sudel, 1953 ; Buenos-Air es, 1956 ; Barcelone, 1971. La Chevalerie du Travail française, Lausanne, Ed. Rencontre, 1967. L'introduction du marxisme en France, Lausanne, Ed. Rencontre, 1969. Le « Droit à la Paresse » de Paul Laforgue, Paris, Maspero, 1970 ; Ed. japonaise, 1970 ; Milan, Feltrinelli, 1971. Eugène Pottier, membre de la Commune et chantre de l' « Internationale > ; Paris, E.D.J., 1971. La Commune, Bruxelles, Ed. La Taupe, 1971.

AVANT-PROPOS

Samuel Bernstein, le dernier en date des biographes de Blanqui, dans son ouvrage paru l'an dernier chez François Maspero, consacre une dizaine de pages à la vie et au rôle ultime du vieux révolutionnaire. Le présent livre, rédigé depuis au moins dix ans, traite spécialement de ce sujet. En un plus ample développement, il apporte bien des précisions et des détails qui sont loin d'être superflus. La période envisagée va du gouvernement personnel d'Adolphe Thiers à la présidence de Jules Grévy, autrement dit de la « République des notables » à la « République des opportunistes ». D'abord et pendant plus de six ans et demi, Blanqui -— condamné à deux reprises pour l'affaire du 31 octobre 1870 par les 4e et 6* Conseils de guerre de Versailles — est enfermé à la prison centrale de Clairvaux. Sa santé, chancelante après tant d'épreuves, fait craindre un moment pour ses jours tandis qu'au dehors commence sur son nom cette campagne pour l'Amnistie qui devait aboutir au retour des combattants de la Commune. Son élection comme député de Bordeaux contraint le gouvernement à le libérer. Mais bientôt invalidé et à nouveau victime des haines et des calomnies comme de son intransigeance, Blanqui est battu à la suite d'une seconde élection, par l'opportuniste Lavertugeon. Les foules qui lui gardent leur confiance l'acclament au cours d'une tournée triomphale en faveur de l'Amnistie dans le midi de la France. Elle s'achève à Lyon. Les amis présentent un moment, mais sans succès, sa candidature dans cette ville. Blanqui ne se décourage pas. Il fonde à Paris sa célèbre feuille Ni Dieu ni Maître et se dépense, malgré son grand âge dans les réunions publiques. Sa mort, qui met fin à une vie de combat exemplaire et à un martyrologe politique sans doute unique de plus de quarante-trois ans, donne lieu à des funérailles grandioses, les plus importantes depuis l'enterrement de Victor Noir. L'attitude du pionner républicain, du vieil insurgé, du socialiste révolutionnaire, le comportement à son égard des forces conservatrices et des diverses fractions républicaines sont des plus instructifs et des plus curieux à suivre, à cette époque d'action anticléricale et de groupement ouvrier. Comme dans ses travaux précédents, l'auteur se base sur une

X

Avant-propos

information étendue, neuve et sûre constituée avant tout par des faits et des documents restés jusqu'ici inconnus. Il ne s'est pas contenté de dépouiller les journaux du temps, même les petites feuilles locales ou partisanes, il a recueilli des témoignages de survivants, il a utilisé largement la Bibliothèque et les Archives nationales ainsi que plusieurs dépôts départementaux. Enfin, il s'est servi de la correspondance inédite de Blanqui et de son neveu Lacambre qui figure dans ce qu'on est convenu d'appeler le « fonds Dommanget ». L'auteur souligne qu'il se tient essentiellement et scrupuleusement à son sujet. Il s'est astreint à ne traiter du contexte, du cadre, de l'environnement de Blanqui que dans la stricte mesure nécessaire pour éclairer sa biographie.

CHAPITRE PREMIER

LA PRISON DE CLAIRVAUX ET LA CAMPAGNE POUR BLANQUI LIBRE (12 novembre 1871 — 10 juin 1879)

La prison de Clairvaux. Clairvaux n'existe que par la geôle. C'est un hameau de la commune de Ville-sous-la-Ferté (Aube) situé sur la rive gauche de l'Aube et qui pouvait comprendre 200 feux en 1872. On y accède par la voie ferrée Paris-Belfort distante de 3 kilomètres, et il n'y aurait point non plus de station de Clairvaux sans la prison. C'est à Clairvaux que saint Bernard fonda en 1114 ou 1115 son abbaye célèbre. Vendue comme bien national à la Révolution, elle fut démolie partiellement et transformée en asile puis en prison où passèrent avant Blanqui : Trélat, Louis Hubert, Georges Duchêne, Destéract et tant d'autres ; où passeront après lui Kropotkine, Emile Gautier, les blanquistes Ernest Roche et Jules-Louis Breton, l'anarchiste Sébastien Faure et, plus près de nous, André Marty et Charles Maurras. La Maison Centrale occupe l'emplacement de l'ancienne abbaye cistercienne, 24 hectares environ, entouré d'une double muraille élevée de 5 mètres. L'espace compris entre ces deux murs est consacré à la culture maraîchère. Quant à l'établissement pénitentiaire, c'est un petit foyer industriel où, pour le compte d'entrepreneurs, on fabriquait au temps de Blanqui, du velours de soie, des lits de fer, de la toile métallique, des meubles en fer, des boutons de nacre \ En 1872, la « Maison de détention et de correction » ou, pour parler comme ses habitants, fonctionnaires compris, la « Maison de détention et de corruption s » avait le même aspect que de nos jours. Aspect sévère et pesant. C'est ce qui frappe dès qu'on s'engage dans la rangée de bornes et d'arbres donnant sur l'entrée au fronton triangulaire que surmonte en arrière un clocheton en ardoise pourvu d'un cadran où les heures sonnent, mélancoliques. Il y avait, dans deux quartiers bien distincts, plus de 2 000 condamnés à la réclusion et plus de 150 prisonniers politiques faisant vivre tout un personnel administratif : 60 gardiens, 600 soldats du 79' de ligne et les différents services de l'Etat : bureau de poste et télégraphe, perception. 1. Le National,

27 avril 1879. Autour d'une

2 . P I E R R E KROPOTKINE,

vie,

13*

éd., t. II, p. 473.

2

Auguste

Blanqui

au début de la IIIe

République

Le directeur M. Dussère, gros homme à face patibulaire, dur pour ses subordonnés mais capable de satisfaire les détenus politiques dans la mesure compatible avec son intérêt personnel, était, depuis plusieurs années, à la tête de l'établissement 3 . Les premiers temps du

séjour.

Dès son arrivée à Clairvaux, le 17 septembre 1872 au matin 4 , Blanqui f u t placé dans le quartier de l'isolement, cellule 1. Ce sont les cellules de punition de la Maison centrale, dit Mme Antoine. Comparée à ces géhennes, les cabanons de Mazas seraient presque des boudoirs :2m 1/2 de long sur 1 m 1/2 de large, pour fenêtre une fente horizontale fermée au-dehors par d'épais barreaux, au-dedans par un grillage à mailles serrées ; ni air, ni lumière : un tombeau ou plutôt un cercueil5. L'habitude était de retenir les détenus seulement quelques jours dans ces cellules. Blanqui y passa huit mois 6. A peine arrivé, il commença par demander l'autorisation de faire venir des vivres du dehors étant donné son état de santé. Le médecin de la Maison l'examina et fit un rapport qui parvint au ministre de l'Intérieur avec le rapport du directeur de la prison. La réponse ministérielle en date du 30 septembre 1872 dit au préfet de l'Aube : Il résulte du rapport du médecin qu'aucun symptôme ne révèle l'existence des affections dont le nommé Blanqui se prétend atteint ni la nécessité du régime spécial qu'il réclame. Toutefois, M. Patenotre, en attendant qu'il ait pu se rendre compte de l'état de santé du condamné, a prescrit provisoirement, en sa faveur, une alimentation particulière qui est indiquée à la fin de son rapport. Il ne saurait être question, Monsieur le Préfet, d'accorder au nommé Blanqui la permission de faire venir des vivres du dehors. Mais, en donnant mon approbation à la mesure qui a été prise à son égard, je décide qu'il y aura lieu de continuer, sous forme de régime spécial d'infirmerie et aux frais de l'administration, l'alimentation qui lui a été prescrite ; ou de lui accorder tel autre régime alimentaire que le médecin reconnaîtrait nécessaire7. Blanqui, tout en n'obtenant pas satisfaction, voyait tout de même son régime alimentaire sérieusement amélioré. Sa santé n'en dépérit pas moins à la suite de l'hiver, de toutes les souffrances endurées précédemment et peut-être aussi du lieu malsain, car la prison est bâtie sur un sol marécageux. Le « Vieux » gardait un silence affecté, répondant aux gardiens par monosylla3. Une visite à Clairvaux, dans L'Echo nogentais, n° 44, 29 octobre 1874. 4. Lettre de Mme Antoine à Gabriel Deville. Fonds Dommanget. 5. Lettre de Mme Antoine datée du 27 avril. La Révolution française, 30 avril 1879. 6. La Révolution française, n" cité. 7. Archives départementales de l'Aube, Y (non coté).

Prison de Clairvaux

et campagne

pour Blanqui

libre

3

bes, ne leur adressant jamais la parole le premier. A le voir toujours taciturne et morose, on le prenait pour un misanthrope e . Il était pourtant disposé à communiquer avec les autres détenus politiques qu'il devinait logés, comme lui, dans l'établissement. Il y en avait effectivement, tels Fontaine, directeur des Domaines sous la Commune, l'ancien officier de marine Lullier et l'avocat Abel Peyrouton qui, à des heures différentes, se promenaient dans la cour commune. Blanqui, habitué aux ficelles de la prison, imagina en octobre de placer au pied d'un arbre de la cour une feuille de papier à lettre écrite et signée qu'il déplia et étendit intentionnellement avec une petite pierre placée dessus. La lettre attira l'attention de Lullier qui apprit ainsi, non seulement la présence du « Vieux » à Clairvaux, mais son logement probable dans le même bâtiment ou bâtiment voisin. Lullier se mit alors aux aguets et, le lendemain, par une fente de sa porte, vit passer Blanqui se rendant à la promenade. Le surlendemain au soir, après avoir calculé approximativement l'emplacement de la cellule du « Vieux », il vint lui souhaiter la bienvenue et lui remettre quelques journaux, profitant d'une querelle entre deux gardiens 9 . Blanqui ignorait la conduite de Lullier en 1871. Il ne savait pas que ce mégalomane, de son propre aveu « avait toujours combattu la Commune 10 ». Blanqui avait connu Lullier pendant le siège. Lullier avait même parlé le jour de l'ouverture du Club de la Patrie en Danger A la voix, il l'avait reconnu et, pendant plusieurs jours, avait laissé tomber vainement des lettres à son intention. Il manifesta une grande joie en recevant les journaux, tout en grimaçant quand il s'aperçut que c'était le Journal des Débats. Des communications fréquentes s'établirent dès lors entre les deux prisonniers au moyen de billets déposés dans un trou du mur de la cour 12. Ce fut, dit Lullier, une grande distraction pour l'un et pour l'autre. Blanqui ... était depuis longtemps façonné à la solitude. Quand une araignée se trouvait dans sa cellule, il ne se sentait plus seul et observait curieusement les mœurs de l'arachnide. Comme JeanJacques, il aimait et cultivait la botanique, et les moindres brimborions de plantes qu'il rencontrait dans la cour excitaient son intérêt. La nuit, pendu aux barreaux de sa cellule, il conversait avec les astres...13. Blanqui profita de ces relations pour faire part à son compagnon de l'hypothhèse astronomique soutenue dans son Eternité par les astres « conception de la dernière improbabilité, selon Lullier, mais que scientifiquement on ne peut déclarer impossible » ou plutôt qui t. II, p. 4 7 5 . L'Echo nogentais, n° 4 4 . Mes cachots, p. 2 0 4 . 10. La petite Presse, 6 octobre 1881. Protestation de Lullier. 1 1 . M A X I M E V U I L L A U M E , Mes cachots rouges au temps de la Commune, p. 230. 8.

P.

KROPOTKINE,

9. CHARLES

12. CH.

13.

LULLIER,

LULLIER,

Ibid.

p.

205.

2' éd.,

4

Auguste Blanqui au début de la HI'

République

est « scientifiquement soutenable ». Lullier ne contraria pas le vieux prisonnier, lui laissant savourer à son aise « le genre d'immortalité qu'il avait si ingénieusement découvert ». Il se contenta de lui demander s'il pensait qu'on récoltât aussi du miel et du vin d'Espagne dans les autres mondes congénères. Blanqui se mit à rire, « en trempant son doigt, avec une certaine jovialité, dans le gros pot de miel qu'on trouve invariablement dans toutes ces cellules ». Et comme le « Vieux », par suite d'un changement de cellule, se trouva placé à côté de Lullier, des relations plus fréquentes se poursuivirent entre les deux détenus La question de l'évasion se posa, au dire de Lullier, qui affirme que « depuis son arrivée, M. Blanqui n'avait guère songé à autre chose ». Mais 1' « Enfermé » n'avait point trouvé de solution. Les murs étaient trop hauts. Il n'avait aucun moyen à sa disposition pour les franchir, et la surveillance incessante le déconcertait. Lullier tenta seul de lever le pied : il ne réussit qu'à se faire prendre et à précipiter son départ pour la Nouvelle-Calédonie (10 janvier 1873) ,s . A partir de ce jour, Blanqui n'eut plus comme diversion que la visite de ses sœurs, environ une fois par mois16. C'était le grand jour. Les autres s'écoulaient entre l'étude, les menus travaux, la correspondance et les deux sorties au promenoir. Le transfert à Nouméa repoussé. Blanqui n'était que « déposé provisoirement » à Clairvaux. Aussi bien, en février 1873, est-il question à nouveau de le joindre à la foule des condamnés politiques en partance pour Nouméa. On doit le visiter. Le 17 février 1873, le ministre de l'Intérieur écrit au préfet de l'Aube : J'ai l'honneur de vous faire connaître qu'un médecin de la marine sera délégué prochainement à Clairvaux par mon collègue de ce département afin d'examiner de concert avec les médecins de la Maison, l'état de santé du condamné Blanqui et de constater si la peine de la déportation prononcée contre lui peut être mise à exécution. Je vous prie de donner confidentiellement avis de cette mesure au directeur de la Maison centrale de Clairvaux qui sera informé de l'arrivée dans l'établissement du médecin délégué". Le 23 février, Charles Mosmant et Auguste Bonnefon, docteursmédecins de l'établissement, et le docteur Rey Henri, médecin de l r e classe de la marine, délégué du ministre, examinent l'état de santé de Blanqui et concluent : La santé générale de ce détenu, malgré son âge assez avancé pa14. C H . L U L L I E R ,

pp. 205-207.

15. Ibid. 16. L'Echo nogentais, n ° 44, 29 octobre 1874. 17. Archives départementales de l'Aube, Y.

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rait assez bonne ; la pâleur des muqueuses dénote seule un état peu prononcé d'anémie. Les fonctions digestives se font bien. Du côté de la respiration rien d'anormal. Il n'en est pas de même des fonctions de circulation, l'auscultation du cœur fait reconnaître une altération profonde des fonctions de cet organe caractérisée par des intermittences irrégulières et des soubresauts du cœur à courts intervalles. En conséquence, nous estimons que l'affection dont il vient d'être question est de nature à entraîner par les faits d'une traversée de longue durée sous des températures élevées des accidents graves ou du moins une aggravation de l'état de ce détenu et qu'en somme il ne serait pas prudent de lui faire suivre sa destination Le 1" mars, en transmettant au ministre de l'Intérieur ce procèsverbal de visite avec le rapport du directeur de Clairvaux, le préfet de l'Aube exprime l'avis de maintenir Blanqui dans l'établissement « en lui accordant plus de latitude pour ses promenades qui pourront avoir lieu dans le grand préau qui précède le quartier cellulaire " >. Traitement plus humain du

prisonnier.

C'est vers cette époque que Blanqui, eu égard à sa maladie et peutêtre aussi à son âge, se trouva traité d'une façon plus humaine. C'était la fin de ce qu'il appelait son « ensevelissement vivant ** » . D'abord, le préfet eut gain de cause : la promenade ne se fit plus dans un réduit. Ensuite, on fit droit à la réclamation de Mme Antoine, au nom de Blanqui, pour obtenir l'autorisation de recevoir un journal, même incolore, comme La Petite Presse afin, par des nouvelles, de sortir un peu de la nuit noire du tombeau. A ce sujet, le ministre écrivait le 15 mars 1873 au préfet : J'ai accueilli cette demande. Mais en donnant connaissance de cette décision au nommé Blanqui, il conviendra de le prévenir que, si la faveur dont il est l'objet donnait lieu au moindre abus, elle lui serait immédiatement retirée*1. Blanqui, surtout, bénéficia d'un changement de local. On le transféra au fond de la troisième cour, dans la salle Sainte-Marie, l'une des vastes salles de l'infirmerie, laissée intacte sur sa demande. Elle a plus de 15 mètres de long, 7 de large, 4 de haut et est pourvue de grandes fenêtres garnies de barreaux. Cinq dans la longueur donnent sur le promenoir et trois dans la largeur donnent sur le jardin. Des premières, par-dessus le double mur de ronde, on a vue en été sur des collines vertes couronnées par des bois de sapins qui lais18. 19. 20. 21.

Archives départementales de l'Anbe, Y . Jbid. G. GEFFROY, L'Enfermé, éd. 1897, p. 414. Lettre de Mme Antoine, mars 1873. Archives départementales de l'Aube, Y .

Auguste Blanqui

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au début de la IIIe

République

sent entrevoir la vallée de l'Aube. Des secondes, au-delà d'un jardin fleuri, on aperçoit la cour du quartier cellulaire **. Cette salle, le prisonnier l'arrange à sa façon. Il la laisse vide et nue sur les deux tiers de son étendue, créant ainsi une sorte de promenoir couvert venant s'ajouter au grand préau en plein air. Les planches, dans un coin, à partir de la quatrième croisée de la longueur, indiquent la « chambre » de Blanqui. Il y a là un lit de fer, quelques chaises de paille, un vieux fauteuil dont le siège est en paille, une table à jeu en acajou et, tout au long du mur, du côté opposé aux croisées, une longue planche couverte d'ustensiles, de boîtes, cruchons, provisions, paquets de linge et vêtements. Ce n'est pas grand-chose, mais quelle aubaine comme vue, espace et ameublement ! Jamais « l'Enfermé » n'a connu un tel traitement pénitentiaire ïS. Il y a pourtant un revers à la médaille. La salle SainteMarie est située au-dessus de la chapelle mortuaire d'où monte presque chaque jour l'office des morts dit par l'un des deux aumôniers de la prison. Petit inconvénient ! Il y en a un beaucoup plus grave, dangereux même, c'est que ce vieillard passera tout un hiver sans feu dans cette glacière, par un froid atteignant souvent —12 ou —15° S4 . Heureusement l'année suivante, grâce aux démarches de Mme Antoine, le prisonnier pourra obtenir l'autorisation de placer un petit poêle de faïence dans son espèce de chambre et, en 1879, il aura deux autres poêles à sa disposition dans le reste de la grande salle 26. Jusqu'à sa sortie de Clairvaux, la vie de Blanqui est concentrée dans cette salle qui logeait jadis quinze ou seize malades. Le mobilier changera suivant les années : il y aura vers la fin une grande armoire, une commode, une table de nuit, plusieurs caisses servant à la fois de caves et de malles. Un moment même, on remarquera une toile cirée sur la table de travail. Ce qui frappe surtout, c'est le développement extraordinaire de planches à bagages. A ces planches sont fixés des clous et à chaque clou pend une grappe de raisin disposée avec art pour sécher à loisir. Sur les planches sont entassés des fruits de tous genres suivant la saison : des poires et des pommes, des citrons et des oranges que ses sœurs ou sa nièce lui envoient. Il y a aussi des choux, des choux-fleurs, des carottes, des pommes de terre, des salsifis, des asperges, étalés parfois également sur le plancher On se croirait chez un fruitier. A la belle saison, chaque matin en se levant vers dix heures, Blanqui fait un « voyage autour de sa chambre ». Il est là en gros sabots et en chaussettes de laine, coiffé d'une casquette de loutre, d'une calotte en taffetas noir ou d'un bonnet de coton, vêtu d'une 22. 23. 24. 25. 26. 27.

Le National, 27 avril 1879. Ibid. La Révolution française, 30 avril 1871. Ibid. Bibl. nat., Ln 27/31254. Auguste Blanqui [feuille Ibid.

de

propagande].

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grosse chemise en toile non empesée à long plis et sans col, d'un tricot et d'un pantalon de couleur marron. Le petit vieillard maigre, aux joues creusées, à la démarche chancelante, à la barbe en broussailles, blanche comme ses cheveux touffus, se promène au milieu de ses réserves alimentaires et picore les grains qui lui paraissent à point. Il commence ensuite l'épluchage des légumes qui, avec les fruits, constituent à peu près sa nourriture exclusive pendant cinq mois de l'année. Comme boisson, il dédaigne le vin de l'établissement, préférant le vin sirupeux d'Alicante qui l'aide à recouvrer ses forces et que Lacambre lui expédie de Valence avec des caisses d'oranges. Il boit aussi du lait et du bouillon. Blanqui fait cuire des légumes à l'eau et ne les assaisonne que de sel et de poivre M. C'est lui-même qui balaie sa chambre et qui fend son bois avec une hachette très effilée. Les rondins coupés à 25 cm de long sont entassés autour du poêle en faïence. Hiver comme été, suivant sa vieille habitude, Blanqui couche les fenêtres ouvertes et dans la journée, le plus souvent, sa croisée reste entrouverte En dehors de la préparation des repas qui lui demande beaucoup de temps, Blanqui veille sur sa santé avec le même soin scrupuleux, ou plutôt les deux choses n'en font qu'une pour lui. Sa nourriture depuis toujours végétarienne, l'est plus encore en fonction de son état pathologique. C'est ainsi qu'à la suite des progrès de sa maladie de cœur il renonce au peu de viande qu'il prenait jusque-là, ainsi qu'au bouillon, et mange la salade sans assaisonnement. Fréquemment il reçoit l'un des médecins de la maison, discutant avec lui de son état physique. Mais il se refuse à prendre les drogues et médicaments de tous genres, notamment la digitale, qui lui sont prescrits et que la pharmacie de l'établissement peut lui fournir 30 . Blanqui isolé — Les rares

visites.

Avec le directeur et les inspecteurs, ce sont les seuls personnages qui entrent dans sa chambre. Il ne souffre point que d'autres y pénètrent 31. Quand, par extraordinaire, un détenu auxiliaire est amené pour faire un travail quelconque, il est escorté d'un gardien qui ne le quitte pas de l'œil, de crainte de communication 3S . Mais, en ce cas, rarement Blanqui prononce une parole car il persiste dans son mutisme qui apparaît comme un système de préservation du mouchardage. Il ne se confie à personne, sauf à M..., tout au moins au début de 28. Le National, 27 avril 1879. — L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Au.be, 27 avril 1879. — Souvenirs de Mme Souty. 29. Ibid. 30. La Révolution française, 30 avril 1879. — Auguste Blanqui, feuille de propagande citée. 31. Auguste Blanqui, feuille de propagande. 32. La Révolution française, 30 avril 1879.

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au début de la III'

République

1874. Quel est ce M... mystérieux signalé dans une lettre M ? Celui-là, suppose-ton, qui assure la liaison avec Lacambre et avec Clairet. C'est peut-être Mosmant (Charles), l'un des médecins du pénitencier qu'à défaut de la solidarité politique la solidarité professionnelle unit à Lacambre. D'après certains journaux, à partir de 1874, Blanqui aurait consenti à causer avec le directeur de la prison **. En somme, en dehors du confident mentionné ci-dessus, en dehors des trop rares visites de ses sœurs, c'était pour lui le silence sépulcral et l'on s'explique très bien qu'il se soit astreint à faire des lectures à haute voix pour ne pas perdre l'usage de la parole 35. Ne parlant pas, ne faisant aucun bruit, ne descendant que rarement au jardin bien qu'il en ait l'autorisation, on conçoit que Blanqui ait passé pour le « pensionnaire le plus tranquille de l'établissement S6. D'autant plus que, sauf Mme Antoine qui reste quelques jours à chaque voyage, et plus rarement Mme Barellier, personne ne vient le voir. Il n'est pas seulement 1' « Enfermé », il est « l'Oublié ». Son fils, naturellement, continue de l'abandonner. Il vit toujours en bourgeois jouisseur, à Montreuil-aux-Lions où il est encore du Conseil municipal, ayant même été adjoint au maire de 1872 à 1876. C'est un républicain qui vote bien les crédits pour les réparations de l'église mais refuse tout supplément au desservant. Du reste, c'est lui qui fondera dans la localité une « Libre Pensée », et le journal de Léo Taxil signalera que le 6 mai 1879, exactement seize jours après l'élection de son père à Bordeaux, Estève prononça au premier enterrement civil du pays, devant une foule considérable, un discours « qui a produit la plus profonde impression87 ». Du 5 au 11 avril 1877 se produit en Italie le coup de main de Bénévent ayant à sa tête les libertaires Cafiero, Malatesta et Ceccarelli. Blanqui ne fut pas sans connaître sommairement cette tentative socialiste-révolutionnaire en lisant les journaux qui lui tombaient sous la main. Elle n'avait pas lieu dans une grande capitale et pour s'emparer du pouvoir comme au 12 mai 1839, mais dans une lointaine province et dans un but de propagande. C'était donc une forme collective et violente de « propagande par le fait » avant que l'expression fût créée. Blanqui ignorait certainement ce caractère du mouvement que nous ne connaissons du reste vraiment qu'aujourd'hui. Il est donc sûr qu'en apprenant la nouvelle il dut faire un retour sur son passé militant et évoquer bien des souvenirs passionnés. 33. Lettre à Ranc du 21 février 1874 dans L'Humanité, 2 juin 1919. 34. L'Echo nogentais, n° 44, 29 octobre 1874. 35. Lettre commune de Mme Antoine et Mme Barellier, dans La Révolution française, 29 janvier 1879. 36. L'Echo nogentais, numéro cité. — Auguste Blanqui, feuille de propagande citée. 37. Archives communales de Montreuil-aux-Lions. Délibérations du Conseil. — L'Anticlérical, n° 1, 24 mai 1879, p.7.

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Au début de 1878, grand événement personnel : Blanqui reçoit la visite de Lacambre, visite que Mme Antoine avait pris soin d'annoncer en ces termes : Lacambre va te voir et je suis d'autant plus contente de cette visite que tu retrouveras en lui l'ami fidèle et dévoué des anciens jours. Je craignais qu'une si longue et si implacable adversité n'ait aussi tiédi son affection, mais dans toutes ses paroles comme dans toutes ses actions, j'ai pu constater que s'il est complètement dégoûté des hommes et des choses, son culte (c'est le mot) pour toi a survécu intact à la perte de toutes ses illusions. Je te l'avais toujours dit, et aujourd'hui, je puis te le dire avec la même conviction ; tu en jugeras bien toi-même du reste. Informe-le de tout ce qui pourra contribuer à améliorer le sort atroce qu'on te fait subir depuis sept ans, il mettra ses soins et sa bonne volonté à alléger tes souffrances, et te répétera que je suis toujours prête à le seconder". On devine le grand plaisir éprouvé par Blanqui en recevant cette lettre. Mais le « Vieux » qui n'avait pas vu son fidèle ami et neveu depuis la guerre, ne peut lui serrer la main qu'en présence d'un gardien et dans la loge du concierge de l'infirmerie 3B . En raison du bruit qui l'entoura, on doit noter une visite tout à fait exceptionnelle faite à Blanqui le 25 avril 1879 par le correspondant parisien du Times, M. de Blowitz, alias Mayr Oppert Le vieux prisonnier, se départissant pour une fois de son mutisme habituel, voulut bien causer avec cet « échantillon le plus grotesque et le plus répugnant... de l'espèce humaine : un sphéroïde ambulant surmonté d'une petite tête 41 » . En quoi il eut tort, même s'il voulut se moquer poliment de lui, car le pseudo-correspondant du Times rapporta paroles et faits totalement « travestis et défigurés 42 » . L'interview avait évidemment pour but de troubler l'opinion et de peser sur les décisions de la Chambre en effarouchant le public. Ce n'est point qu'une partie des propos attribués à Blanqui fussent contraires à ses convictions, mais la façon niaise et absurde dont ils étaient rapportés permettaient à la presse conservatrice une excellente manœuvre politique. L'affaire donna lieu à un tapage assourdissant, d'autant plus que l'interview, qui devait paraître en primeur le 26 avril à Londres, parut, chose troublante, le 27 avril dans Le National, « le plus médiocre organe de la si médiocre presse officieuse » . Aussitôt, les feuilles réactionnaires, Le 19' Siècle en tête, emboîtèrent le pas, agrémentant le factum à l'envi, de commentaires

38. 39. 40. dans 41. 42.

Lettre du 1 " octobre 1878. Fonds Dommanget. La Révolution française, 29 janvier 1879. Le National, 27 avril 1879. — Blanqui et le correspondant du c Times », La Révolution française, 2 mai 1879. La Révolution française, 11 mai 1879. Ibid.

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malintentionnés 43 . On vit même le journal réactionnaire de l'arrondissement dont dépend Clairvaux prendre ou feindre de prendre au sérieux les « réponses folâtres » de Blanqui, dignes d'après lui d'être contresignées non pas par les pensionnaires de la Maison de Clairvaux, mais « par les malheureux irresponsables qui hantent l'établissement de Charenton 44 ». Les polémiques allèrent bon train. La Presse affirma que l'interview avait été fabriquée de toutes pièces par la direction de la presse au ministère de l'Intérieur. La République française insinua que les nouveaux ministres étaient tombés au rang de ceux du 16 mai 45 . Et le Times n'ayant publié le fameux factum dans sa feuille d'annonces qu'à la date du 30 avril, La Révolution française du 1" mai lui posa la question : Serait-il indiscret de demander qui a réglé au Times le prix de cette insertion tardive ? Gabriel Deville, dans le même journal, jeta la suspicion sur le récit de M. de Bkrwitz, Blanqui étant dépeint « d'une façon fantaisiste » et ses paroles « entachées d'une inexactitude plus ou moins voulue». Deville dénonça « l'élucubration exotique » prouvant que le ministère se servait des mêmes moyens que « les flétris du 16 mai ». Il ajoutait : Si le gouvernement de M. Grévy cherche à user de l'intimidation comme procédé gouvernemental, nous lui conseillons, dans son intérêt, d'agir une autre fois plus adroitement4e. Le travail intellectuel

à

Clairvaux.

Blanqui, interrogé par ses sœurs, fustigea le « cucurbitacé du Times » en des propos spirituels rapportés par La Révolution française et de nature telle que Paul Lafargue, réfugié alors à Londres voyait dans le « Vieux » « toujours le même homme » C'est cet homme, précisément qu'il convient de montrer à Clairvaux pour en présenter un portrait fidèle, car si l'encombrement des planches de la salle Sainte-Marie décèle un végétarien, l'encombrement de meubles, du parquet et aussi des planches décèle un intellectuel. Il y a là des livres et quelques dictionnaires que ses sœurs lui ont procurés. Il y a toute une collection du Journal officiel, la collection de La Petite Presse depuis 1873, deux revues scientifiques. Il y a surtout des livres religieux empruntés à la bibliothèque de la prison et beaucoup de bouquins d'histoire et de géographie, des ouvrages militaires, des cartes d'état-major "8, car c'est à Clairvaux que 43. GABRIEL DEVILLE, « Une mésaventure », dans ibid., 30 avril 1879. 44. Le Mémorial de Bar-sur-Aube, 3 mai 1879. 45. Le National, 30 avril 1879. 46. La Révolution française, 30 avril 1879. 47. A. ZÉVAÈS, « Blanqui et Marx. Une lettre inédite de Paul Lafargue », dans Monde, 28 novembre 1931. 48. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 27 avril 1879. — L'Echo nogentais, 29 octobre 1874. — G. GEFFROY, pp. 411-413. — Le Courrier de la Gironde, 11 avril 1879.

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Blanqui conçoit et rédige son Armée esclave et opprimée "9. Avant de donner lieu à deux éditions en brochure, l'essentiel en paraîtra au début de 1878 dans le journal de Jules Guesde L'Egalité s \ grâce à Gabriel Deville 51 et en usant d'un subterfuge 52 nécessité par la détention de Blanqui. Ainsi fit-on d'une pierre plusieurs coups. Le jeune organe socialiste, en usant du nom prestigieux de Blanqui, renouait la tradition du socialisme révolutionnaire français, tout en orientant le futur parti ouvrier contre les armées permanentes et en faisant connaître celui dont la plume était brisée depuis sept ans, par un texte où s'affirment son « style vif et alerte », sa « phrase lucide », son raisonnement serré » et ce « bonheur d'expression » vraiment exceptionnel 53 . Dans la salle Sainte-Marie, Blanqui travaille à la table, mais surtout sur son lit, placé tout auprès. Il y écrit, il y compose en se servant d'une planche posée sur ses genoux et rien n'est plus faux, à cet égard, que le propos rapporté par le correspondant du Times : « Ecrivez-vous beaucoup ? — Non, en prison un manuscrit n'est jamais à vous. » Le travail n'est-il pas la meilleure sauvegarde du vieux prisonnier ? Pas plus ici que dans les autres geôles, Blanqui ne s'abandonne et n'abandonne la partie. Il suit l'une de ses maximes favorites : « De la patience toujours ; de la résignation jamais ». C'est de Mme Antoine que l'on tient ce renseignement 55 et s'il était besoin d'en confirmer l'exactitude, on pourrait faire état de deux lettres à Arthur Ranc, alors en exil, écrites au début de 1874. Blanqui entretient son « jeune ami » de l'avenir du socialisme et des « institutions syndicales » comme de la situation en Europe et, pour éviter la guerre, préconise une « Fédération des Nations » sur une base démocratique 56 . Nous discutons ailleurs de ces vues vigoureuses et prophétiques dont la profondeur contraste étrangement avec certaines platitudes que lui attribue M. de Blowitz. Mauvaise santé, grâce et départ de Clairvaux. Fin février 1876, les journaux répandent le bruit de la mort de Blanqui. Le directeur éprouve le besoin de rassurer le préfet : Il est à peine utile de démentir ce bruit auprès de vous. Blanqui continue à se porter aussi bien que possible pour un homme de son âge qui a passé quarante ans en prison. 49. Discours d'E. Granger à l'anniversaire de la mort de Blanqui, dans Le Cri du Peuple, 8 janvier 1884 . 50. Numéros du 10 février (note explicative) du 17 février (partie critique), du 2 mars (partie constructive). Sous le titre, Blanqui et les armées permanentes, dans la rubrique « Variétés ». — Bibl. nat., Le 2/4505. 51. C O M P È R E - M O R E L , Jules Guesde, le socialisme fait homme, p. 125. 52. Voir supra, note 50. 53. L'Egalité, n°» cités. 54. L'Echo nogentais, 29 octobre 1874. 55. La Révolution française, 30 avril 1879. 56. A L B E R T T H O M A S , « Deux lettres de Blanqui », dans L'Humanité, 2 juin 1919.

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Il va sans dire que s'il tombait sérieusement malade, vous en seriez immédiatement informé Blanqui n'était pas malade, en effet, mais sa faiblesse et sa pâleur étaient extrêmes, ce qui incitait La Petite République française le 12 mai 1876 à demander sa grâce. Elle disait, pour la motiver : Est-ce qu'on ne permettra pas à ce vieillard de mourir en liberté, à ce prisonnier affaibli de se réchauffer au soleil qui ne pénètre pas dans les cellules de Clairvauxs' ? Ces questions d'une humanité élémentaire restèrent sans réponse. Blanqui lui-même repoussait toute grâce comme une lâche injure. On fit aussi courir le bruit que le « Vieux » serait banni. Puis, peu après, on prétendit — ce qui était plus solide — que, vu son état de santé, le ministre de l'Intérieur allait autoriser son transfert au château d'If, au large de Marseille. Blanqui, cette fois, prit sa plume, car la perspective d'une seconde édition du Taureau, même considérablement diminuée, l'inquiétait fortement. Il écrivit à Mme Antoine : Autorisé est bien touchant ! non pas ordonné, mais autorisé comme demi-grâce le transfèrement du malade au cimetière pour rétablir sa santé I J'ignore encore qui a sollicité cette prétendue faveur de ma déportation sur un rocher de sinistre mémoire. Ce n'est ni toi, ni moi, ni Sophie, ni aucun membre de la famille. Je te prie de demander au ministère de l'Intérieur l'éclaircissement de cette affaire. Il faut que je sache à quoi m'en tenir. Ne me fais pas attendre ta réponse. Un brusque enlèvement me serait bien pénible. Le Château d'If ! quelle magnifique application de l'amnistie " / Cette lettre du 15 février 1877 donne brièvement l'état du prisonnier : « santé mauvaise ». Le 30 mai, une nouvelle lettre indique que la santé ne s'améliore pas : Il m'est impossible de manger, non plus que de dormir. Des étouffements toutes les nuits, avec des tumultes du cœur intolérables. Le poumon est engoué, le sang ne passe pas. Tout cela est en désordre. Je ne prends qu'un peu de riz avec du lait. S'il y avait des fraises, je prierais Sophie de m'en apporter. Autrefois cela me faisait du bien, maintenant ce serait zéro selon toute apparence 6°. Le 28 juin, Blanqui travaillé par la maladie, refuse de donner un article à la Revue scientifique sur la mer saharienne, tout en se prononçant contre l'existence de cette mer, dans une lettre à sa sœur. Presque aussitôt son état s'aggrave au point de devenir alarmant. Par suite d'une nouvelle crise, le prisonnier doit garder le lit. Ses jambes enflent, il étouffe et a de rudes insomnies. Il passe cinq nuits « sans fermer l'œil ». C'est l'époque où La Petite Presse an-

57. Archioes départementales de l'Aube, Y. Lettre n° 16979, 2 mars 1876. G A B R I E L D E V I L L E , Blanqui libre, p. 4.

58.

5 9 . G. GEFFROY, p p .

60. Ibid.,

p. 416 .

415-416.

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nonce successivement sa mort et sa résurrection complète. C'est un double mensonge que Blanqui dénonce à sa sœur 61. La vérité c'est que sa maladie, l'ossification des valvules du cœur, avait fait en un mois des progrès considérables qui, joints à son état d'anémie profonde, à son amaigrissement arrivé aux dernières limites, faisaient présager une fin prochaine. Elle était attendue, pourrait-on dire, administrativement. Le docteur prédisait qu'elle pourrait venir inopinément, ce dont le directeur rendait compte à ses supérieurs. C'est au point que s'agitait déjà la question de l'inhumation, car on ne doutait point que la famille réclamerait le cadavre. Fallait-il le lui livrer et aller au-devant de manifestations retentissantes ou faire enterrer le détenu dans le cimetière de la Maison centrale ? Le mois de juillet se passe à débattre ce macabre problème. Finalement, il est décidé que le corps sera remis à la famille si demande en est faite, quitte à prendre des mesures pour ce transport 6Î . Mais le vieux Blanqui une fois de plus résiste, se raidit, déroutant encore les prévisions médicales. Il revient peu à peu à la vie et, accroché aux barreaux de sa prison, humant l'air du dehors, renaît à l'espérance. Les premiers symptômes du mouvement qui le libérera le raniment et, à mesure que la campagne pour l'amnistie s'affirme, il ressuscite positivement. Il est encore 1' « Enfermé », il n'est plus ]' « Oublié >. Cette campagne que nous allons relater aboutit à la grâce, après l'élection de Bordeaux (20 avril 1879). La dépêche annonçant la grâce est du mardi 10 juin 1879. Elle arrive à Clairvaux vers 10 heures du soir. Immédiatement Mme Barellier qui attendait à l'hôtel voisin de la prison depuis une quinzaine est prévenue. Elle court vers son frère. Les préparatifs sont vite achevés. On monta en voiture, accompagné du directeur de la prison, pour prendre le premier train en partance pour Paris, à 3 heures du matin. Les voici sur le quai. Blanqui, silencieux jusquelà, remercie le directeur de l'avoir accompagné puis, avec sa sœur, choisit son wagon ,s . Cheminement

de l'amnistie de 1876 à 1878.

Dès le mois de décembre 1871, Jules Motte, conseiller municipal de Paris et directeur du Radical, avait posé dans ce journal la question de l'amnistie tandis que la gauche radicale et la gauche républicaine préparaient à la Chambre un projet de loi M. Mais durant l'emprisonnement de Blanqui à Clairvaux, l'amnistie est réclamée pour la première fois d'une façon précise en février 1876 par le Comité 6 1 . GEFFROY, p p .

416-417.

62. Jbid., pp. 417-418. 63. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 64. Le Radical, n° 64, 17 décembre 1871.

n° 99, 15 juin 1879.

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présentant dans le VI* arrondissement la candidature du professeur Emile Acollas. En tête du programme qui est, sur le plan électoral, la première affirmation nette de la théorie collectiviste, il est dit : Le candidat s'engage à provoquer ou à voter : Article premier. Amnistie pleine et entière pour toutes les condamnations, sans exception, même celles dites de droit commun, prononcées à propos des événements politiques qui se sont produits depuis le 4 septembre 1870 sur tout le territoire français, avec les moyens d'existence assurés tout d'abord aux amnistiés à leur rentrée en Francem. Le rédacteur de ce programme, Gabriel Deville, que nous retrouverons défendant avec chaleur et talent la cause de l'amnistie en général et de Blanqui en particulier, est un jeune homme de vingtdeux ans, ancien élève du lycée de Tarbes, qui était venu à Paris pour continuer son droit commencé à Toulouse où, déjà, il avait contribué à la fondation d'une section de l'Internationale m . Fait curieux, c'est le petit-fils du représentant du peuple à la Constituante de 48 et à la Législative de 49 qui se trouva emprisonné, en même temps que Blanqui à Doullens et à Belle-Ile 6T . Il devait payer son ardeur à la cause de l'amnistie de six mois de prison et 1 000 francs d'amende (mai 1876) pour un article des Droits de l'homme, quotidien à tendance socialiste 68 . Acollas ne fut pas élu, mais la victoire républicaine des 20 février et 5 mars 1876 fit entrer à la Chambre un grand nombre de députés qui avaient inscrit l'amnistie dans leur programme. Et comme à Pâques 1876, le sénateur Victor Hugo s'était affirmé avec éclat partisan de cette mesure de justice, deux propositions d'amnistie furent déposées pour ainsi dire simultanément au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Elles furent repoussées malgré un discours étincelant du grand poète au Sénat et une intervention mesurée et étudiée de Georges Clemenceau à la Chambre. Le ministère Dufaure promit simplement que le président de la République userait largement du droit de grâce en faveur des condamnés considérés comme les plus dignes d'intérêt 69 . Cette promesse resta lettre morte et les luttes violentes préludant au 16 mai reléguèrent la cause de l'amnistie à l'arrière-plan. Elle n'en progressait pas moins du fait même de la poussée républicaine et du réveil socialiste. Le 14 octobre 1877, au cours des élections législatives, Blanqui recueillit des voix à Lyon. Dans le Manifeste-programme de la démocratie socialiste de la Seine élaboré par Hippolyte Buffenoir, l'article premier du programme Acollas était repris à peu près dans les mêmes termes n . 65. A. ZÉVAÈS, Au temps du seize mai, p. 94. 66. Notes de l'auteur pour servir à l a biographie de G. Deville. 67. M. DOMMANGET, Blanqui à Belle-Ile, passim. 68. Notes de l'auteur citées plus haut. 69. A. ZÉVAÈS, Au temps du seize mai, pp. 99-101. — Histoire de la III' blique, pp. 142-143. — G. MICHON, Clemenceau, p. 14. 70. A. ZÉVAÈS, Histoire de la IIU République, p. 160.

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Après la dissolution et la rentrée sinon des 363 tout au moins des 326 députés opposants, la dramatique bataille se poursuit entre MacMahon et la majorité républicaine, estompant toujours la cause de l'amnistie. Cependant, pour Blanqui, l'année 1878 débute par les « symptômes de pitié et de volonté 71 ». Profitant du nouvel an, Saussard, de Bar-sur-Seine, ancien substitut du 4* Conseil de Guerre, par lettre formelle ra, et quelques députés influents de la majorité, de leur propre mouvement, sollicitent sa grâce. Le président du Conseil et Garde des Sceaux Dufaure toujours suivant le moment « le plus libéral des réactionnaires ou le plus réactionnaire des libéraux » oppose aux députés un refus formel. Cette démarche parvenue à la connaissance de L'Egalité, grâce à une information de La Correspondance universelle, amena le nouvel organe « républicain socialiste » à protester contre toute grâce, repoussée depuis longtemps par Blanqui et ses vénérables sœurs : A Blanqui victime d'attachement sincère à ses convictions, de fidélité désintéressée à ses principes, de dévouement absolu à ses idées, à cet homme stoïque dont la haute intelligence, le grand savoir, le noble caractère, l'indomptable courage, la foi inébranlable ne peuvent qu'exciter l'admiration, on ne doit pas chercher à faire infliger une grâce dédaigneuse ; c'est la fin de la terrible exception qui pèse sur lui, c'est un retour à la justice que l'on doit réclamer au profit de celui qui, ayant vécu pour la Révolution, a toute sa vie souffert pour elle. En effet, seul il expie depuis bientôt sept ans le crime d'avoir tenté de renverser un gouvernement sans sanction, sans autorité légitime, un gouvernement que ses juges honnissaient, vilipendaient ; seul il expie le crime d'avoir douté des hommes du 4 septembre. Vous êtes jurisconsulte, M. Dufaure, expliquez-nous donc comment il se fait qu'un citoyen — et des meilleurs— soit puni au nom des lois existantes pour avoir voulu renverser un pouvoir qui, suivant ces mêmes lois, était lui-même le résultat d'une usurpation ? On le voit, la condamnation impitoyable qui a frappé Auguste Blanqui ne supporte pas le raisonnement ; Blanqui a soixante-douze ans, Blanqui a passé quarante ans sous les verrous, Blanqui est malade, brisé par des angoisses de toute nature, des tortures de toute sorte, depuis sept ans consécutifs, il est enfermé, qu'importe à M. le Garde des Sceaux ? Il est en prison cet éternel vaincu, il y restera, peut-être, hélas ! jusqu'à sa mort, de par la volonté de ce ministre vieilli par l'abus de toutes les réactions, usé par les excès de mesures répressives, au cœur racorni par la pratique invétérée de la domination. Il est en prison cet ardent républicain et il y restera demain, après-demain et toujours de par la volonté du Premier ministre de la République " / 7 1 . G. GEFFROY, p .

419.

72. Archives nationales, BB 24/822. 73. La Révolution française, 20 janvier 1879. Article de LÉON MILLOT. 74. L'Egalité, 20 janvier 1878. — Bibl. nat., Lc2/4,505.

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Cet article sans signature, probablement de Gabriel Deville, était assurément susceptible d'apitoyer l'opinion républicaine et socialiste sur le sort du prisonnier à tête blanche. Il n'avait qu'un tort : c'est de n'indiquer aucune solution libératrice en dehors de la grâce repoussée dignement et du vote d'amnistie générale qui tardait à venir. L'élection de Marseille. La mort du vieux Raspail apporta la solution en suggérant l'idée d'une candidature Blanqui pour le siège législatif vacant dans le 4" canton de Marseille. Chose bizarre, eu égard à la tournure des événements, c'est le journal de Clovis Hugues qui, en un éditorial, attacha le grelot : Lamennais, Barbes, Raspail, Ledru-Rollin, Blanqui, quels hommes, quels titans ! Tous sont morts. Blanqui seul est vivant. Blanqui, le Mazzini français, qui, lui aussi, a donné sa vie pour une idée et, comme tant d'inventeurs et de créateurs, voit, à travers les barreaux de sa prison, le monde jouir de la liberté républicaine qu'il a conquise et que lui seul n'a pas... Blanqui plus malheureux que Raspail, car il s'éteint dans on ne sait quel cachot, sans famille, sans amis autour de lui, avec l'oubli des ingrats qu'il a affranchis ; au lieu que Raspail avait sa famille naturelle làbas, et sa famille politique ici, dans les électeurs du 4' Canton. Qu'au moins on nous rende Blanqui™. Il n'y a certes pas l'idée d'une candidature Blanqui dans cet article, mais le rapprochement qu'il fait et les désirs qu'il suscite y mènent par voie d'insinuation. Sous le voile de l'anonymat, grâce à Gabriel Deville, l'idée prend corps d'une façon nette le 27 janvier 1878. Victime incessante de tous les réacteurs coalisés, éternellement en butte à des haines couardes que n'ont pu asservir quarante ans de cachot, Blanqui de par les coryphées impitoyables d'une bourgeoisie apeurée, est condamné irrévocablement à la mort en cellule. Eh bien ! il est possible au peuple de faire manquer les porteparole de la classe des privilégiés à leur cruelle promesse de vengeance insatiable ; il est possible au peuple de faire voir avant de mourir, à celui dont on a muré l'horizon parce qu'il a eu le courage de combattre en faveur des opprimés et des souffrants, la Nature autrement que quadrillée par les noirs barreaux d'une Maison centrale ; il est possible au peuple d'arracher au sombre engourdissement d'une vie désespérément monotone cette brillante intelligence dont la géniale clarté pourrait encore guider nos travaux, vivifier nos efforts, éclairer notre marche en avant : il est possible au peuple de délivrer Blanqui. 75. La Jeune République, 9597, liasse 14.

9 janvier 1878. — Bibl. nat., mss français, N.A.

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Le moyen pour le peuple d'accomplir ce grand acte de justice, c'est de nommer Blanqui représentant, c'est de Félire député. Il dépend des électeurs de la 2e circonscription de Marseille d'avoir le glorieux honneur d'effectuer cette réparation tardive. Eux, socialistes, puisqu'ils avaient choisi comme mandataire l'ex-candidat socialiste à la présidence de la République en 1848, le compagnon de captivité de Blanqui, F.V. Raspail, qui pourraient-ils trouver plus digne de leurs suffrages que Blanqui, la personnification la plus complète et la plus haute incontestablement aujourd'hui du socialisme révolutionnaire français ? En désignant Blanqui au vote des électeurs de Marseille, nous convions simplement ceux-ci à une œuvre d'humanité urgente à l'égard de celui qui est, pour ainsi dire, leur concitoyen. Nous aimons à croire que, si cette candidature était adoptée, personne n'aurait le cœur assez bas placé pour oser venir disputer les voix à ce vieillard, martyr héroïque dont les souffrances inénarrables doivent inspirer à tous une respectueuse admiration ; nous aimons à croire qu'aucune feuille républicaine n'aurait l'inexorable audace de nuire en quoi que ce soit à son succès ; le grand électeur de France se souviendrait, nous l'espérons, que parmi ses amis, parmi les meilleurs rédacteurs de son organe officiel, La République française, il est un écrivain qui a dédié un de ses ouvrages au détenu de Clairvaux et qui longtemps s'est déclaré un de ses plus fervents disciples Après cette allusion à Ranc bien amenée, l'article réfutait l'objection de l'invalidité de Blanqui en rappelant la réplique de Gambetta à Raoul Duval le 6 avril 1876 77 et mettait au pied du mur les électeurs marseillais. Au peuple d'abord à agir. Nous venons d'émettre l'idée. Aux électeurs de la 2" circonscription de Marseille de la faire passer, s'ils l'approuvent dans le domaine des faits ; à eux à réaliser, ils le peuvent s'ils le veulent, cet ardent souhait des socialistes parisiens : Blanqui libre A partir de ce moment, l'idée fait son chemin. Quelques sections marseillaises proposent la candidature Blanqui. Il y a toutefois de l'hésitation en raison de la prétendue inéligibilité du condamné. L'Egalité est contrainte de réfuter à nouveau cette objection en faisant remarquer : que le peuple est souverain, qu'il n'a pas à s'inquiéter des condamnations et des déchéances, qu'au surplus c'est à

76. Blanqui libre, dans L'Egalité, 27 j a n v i e r 1878. 77. « Quant & l a jurisprudence parlementaire, vous le savez, messieurs, il est arrivé que des hommes qui avaient été frappés p a r l a juridiction d u pays pour des crimes et des délits politiques comportant surtout l'incapacité civile ont été nommés alors qu'ils étaient sous les verrous, et il a été reconnu que ces hommes étaient parfaitement et régulièrement élus. C'est le cas de notre vénéré collègue, M. Raspail ; il y en a d'autres que j e pourrais citer. » 78. V o i r supra, note 76.

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la Chambre de décider, qu'elle est républicaine et qu'elle l'a prouvé en validant l'élection de Douville-Maillefeu 79. De son côté, Mme Barellier voit le député républicain socialiste de Vincennes, Alfred Talandier, qui eut pour maître Th. Bac, l'un des anciens défenseurs de Blanqui M . Talandier avait obtenu la signature de plusieurs de ses collègues de la Chambre en faveur de la candidature Blanqui lorsqu'un député du Midi était survenu disant que tout était complètement inutile, vu l'inéligibilité de Blanqui. Les députés avaient alors retiré leur signature. Mais Talandier ne s'avouait pas vaincu. Il comptait faire jouer en cas de succès le 2" paragraphe de l'article 14 de la loi constitutionnelle spécifiant que « la détention ou la poursuite d'un membre de l'une ou l'autre Chambre est suspendue pendant la session et pour toute sa durée si la Chambre le requiert 81 ». Mme Antoine mise au courant par sa sœur pense que si Blanqui était élu, il pourrait bénéficier de cet article. En tout cas, elle estime avec Talandier qu'il faut, surmontant toute discussion juridique, profiter de l'occasion qui s'offre pour « protester énergiquement contre l'iniquité dont Blanqui est victime a ». Malheureusement, Edouard Blanqui, le neveu de «l'Enfermé», demeurant à Marseille n'est pas des plus actifs. Il répond difficilement aux lettres et aux télégrammes de sa tante Mme Antoine. Celleci pousse G. Deville à exercer sur lui « sa vivifiante influence » : Elle pourrait beaucoup peut-être : la conviction et la volonté accomplissent de si grandes choses 83. De son côté, Mme Barellier part pour Marseille et voit le député du Var, Daumas, qui lui aussi, presse Ed. Blanqui d'agir M. Finalement, sur les instances des deux sœurs de Blanqui et après l'acceptation d'Edouard, G. Deville, malgré son mauvais état de santé, part pour Marseille. Mme Antoine le pourvoit même du prix du voyage que lui envoie Mme Barellier. Comme on le voit et comme nous l'a confirmé par lettre G. Deville Guesde ne fut pour rien dans ce voyage et Compère-Morel s'est trompé en écrivant : D'accord avec la rédaction de l'Egalité, Guesde envoie Gabriel Deville à Marseille A Marseille où il loge chez Edouard Blanqui, 49 rue Terrusse, Deville arrive en plein gâchis électoral, au point qu'il se demande pourquoi on l'a fait venir. Alfred Naquet, ancien député d'Apt (Vaucluse) qui jouit d'une grosse influence à Marseille, déploie « un rigorisme législatif voisin de l'hostilité». Il ne se déclare certes pas 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86.

L'Egalité, 24 février 1878. Talandier. André G i l l , Les Hommes d'aujourd'hui, n° 132. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 21 février 1878. Fonds Dommanget. Ibid. Ibid. Ibid. et lettre du 22 février 1878. Lettre de G. Deville & M. Dommanget, 26 mai 1937. Fonds Dommanget. Compère-Morel, p. 125.

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opposé à la candidature de Blanqui, mais il désire rester étranger à ce qui se passe à Marseille, il déclare ne point vouloir « influencer » le suffrage universel, etc. Mme Antoine qui ne se trompe pas sur ses vrais sentiments et qui connaît les démarches qu'il a faites pour la candidature de Jean Saint-Martin, est révoltée par son attitude. O loyauté ! O bonne foi qu'êtes-vous devenues ? Et que de disciples compte aujourd'hui Loyola 87 ! D'autres personnalités sont consultées par le Comité central électoral. Louis Blanc invité par dépêche à se prononcer sur l'éligibilité ne se presse pas de répondre. Le député Bouchet qui a fait échouer la démarche de Talandier se défile, laissant au collège électoral « le soin d'apprécier » la candidature. On peut juger de l'atmosphère d'hostilité par ce fragment de la lettre d'adieu de Camille Pelletan aux électeurs marseillais : Il ne m'appartient pas de me prononcer ici dans une lutte où je vois le débat porter sur des noms propres et sur les subtilités d'une procédure électorale toute locale plutôt que sur les grands intérêts politiques qui sont à l'ordre du jour "8. Cependant, malgré toutes les mesquineries, la « brûlante question de justice et de réparation » s'impose à une « population indépendante qui a soif de justice et de vérité 8 " » . La candidature Blanqui fait sa trouée et G. Deville entre en rapports avec ses partisans parmi lesquels il remarque un certain citoyen Bouisson « très dévoué » qui pourrait bien être le père du futur président de la Chambre90. Au vote du Comité central, 70 voix se prononcent pour Blanqui. Il y a 4 abstentions et 4 voix hostiles seulement". Mais le jeune poète Clovis Hugues qui a dû prendre du large comme rédacteur en chef de La Jeune République à la suite d'un duel retentissant, et qui vient d'être acquitté par la cour d'assises (21 février 1878) se laisse présenter comme candidat des intransigeants socialistes. En des vers poignants, il avait glorifié Alphonse Esquiros lors de ses obsèques (23 mai 1876) il avait chanté Blanqui, le vieux lion toujours captif dans une « horrible cage de fer » . Plus récemment, de Gênes, il demandait aux vainqueurs du 16 mai d'ouvrir à deux battants « les portes d'or de l'Amnistie* 4 ». C'est pourtant ce jeune socialiste de vingt-six ans qui refusa de s'incliner avec respect devant la candidature du vétéran du socialisme ! Il trouva un appui en l'éminente personnalité de Victor Hugo le 87. L e t t r e d e M m e A n t o i n e à G. D e v i l l e , 1 e r m a r s 1878. 88. Ibid. 89. Ibid. 90. S o u v e n i r s et o p i n i o n s d e G. D e v i l l e r e c u e i l l i s p a r l ' a u t e u r . 91. COMPÈRE-MOREL, p. 125. L e t t r e de D e v i l l e à Guesde. 92. CLOVIS HUGUES, Poésies choisies. I n t r o d . p a r A . ZÉVAÈS, p. 8. 93. La Petite Muse, p. 35. 94. Poésies choisies, p p . 61-63 et 99. 95. JACQUELINE BRETONNEL, Clovis Hugues et le socialisme jusqu'à son entrée au Parlement en 1881, D.E.S. d'histoire, U n i v e r s i t é d ' A i x - M a r s e i l l e , j u i n 1967, in-4 dactyl. de 329 p., 191, 193.

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poète qui glorifia si magnifiquement les révolutions, ces « brutalités du progrès », en ajoutant : Quand elles sont achevées, on s'aperçoit que le genre humain a été rudoyé. Mais il a marché tout de même ! Quoi d'étonnant, après tout, quand on connaît les préventions de l'auteur des Misérables contre le vieil insurgé, préventions qu'attisait la haine brûlante de Barbès M ! Devant une telle levée de boucliers, les partisans de la candidature du prisonnier qui avaient pris l'engagement de se soumettre aux décisions du Comité, ne persistèrent pas à maintenir le vétéran au premier tour, se réservant de poser au second tour sa candidature au cas où Clovis Hugues, ne tenant pas la corde, se désisterait Malgré cela, 596 électeurs se groupèrent sur le nom de Blanqui le 3 mars 1878, et Guesde put affirmer que si « l'Enfermé » avait été présenté, il aurait été élu avec un chiffre de voix respectable Ce qui est à noter encore, c'est que les abstentionnistes de principe s'étaient décidés à voter pour Blanqui, comme en témoigne ce passage du journal libertaire de La Chaux-de-Fonds fondé par Paul Brousse : Nos amis, quoique abstentionnistes, sont allés voter pour Blanqui. Nous les en félicitons sincèrementm. Le scrutin donna exactement100 : C. Hugues 4 024 voix Amat 3 733 voix Dupont 774 voix Blanqui 596 voix En présence de ce résultat on pressa Clovis Hugues de se désister au second tour, d'autant plus que le candidat opportuniste Amat déclarait qu'il se retirerait si son concurrent en faisait autant. Mais Clovis Hugues n'eut pas la modestie de se retirer devant le grand nom de Blanqui. Bien que se disant partisan de l'amnistie, il persista à maintenir sa candidature sans autre signification que celle de sa prétention personnelle faisant, comme l'écrivit L'Egalité, « de son ambitieuse personnalité un obstacle à la réusssite de la plus imposante manifestation possible en faveur de cette grande mesure de justice 101 ». Furieuse de voir Clovis Hugues par « son inhumaine obstination » empêcher par la candidature unique de Blanqui le ralliement massif de tous les partisans de l'amnistie, L'Egalité engagea les électeurs marseillais à déposer quand même, dans l'urne, des bulletins au nom de « l'illustre prisonnier de Clairvaux ,,,, ». Le résultat fut que Ras96. Voir M. DOMMANGET, Auguste Blanqui, des origines à la révolution de pp. 204, 252, 264. 9 7 . COMPÈRE-MOREL,

p.

125.

98. Ibid., p. 126. 99. L'Avant-Garde, n° 21, 10 mars 1878. 1 0 0 . A . Z É V A È S , Ombres et silhouettes, p. 2 2 0 . 101. L'Egalité, 17 mars 1878. 102. Ibid., 17 mars 1878.

Î8i8,

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pail eut pour successeur et Marseille — la cité révolutionnaire — pour représentant, un bourgeois libérâtre ami de Gambetta, ce qui permettra plus tard à Clovis Hugues, faisant bon marché de son attitude, de qualifier le maintien de Blanqui de « manœuvre opportuniste », au grand scandale de Mme Antoine, de Gabriel Deville et de Paul Lafargue 103 . Les résultats de l'élection du 17 mars étaient les suivants104 : Amat Henri 4 443 voix, élu Clovis Hugues 4 284 voix Blanqui 564 voix Ainsi comme l'écrivait L'Egalité, tirant la leçon du scrutin : Blanqui a obtenu à peu près le même chiffre de voix qu'au i" tour en dépit de manœuvres honteuses, de calomnies indignes ; déclarations fabriquées, lettres tronquées, propos dénaturés, mensonges de toute espèce, telles ont été les armes employées pour le combattre. La défaite de l'intransigeant Clovis Hugues ne nous chagrine en rien ; entre un franc opportuniste et un socialiste de contrebande, nous ne choisissons pas et sans réserve nous approuvons l'énergique affirmation qui s'est produite sur le nom d'Auguste Blanqui que les premiers nous avons désigné aux suffrages des électeurs marseillais 1K. A la suite de son élection, M. Amat partit pour Paris en faisant à ses électeurs la promesse formelle de demander au Cabinet et à la Chambre l'élargissement de Blanqui, tandis que le préfet des Bouches-du-Rhône se montra décidé à appuyer les démarches du nouvel élu. M. Amat n'oublia point sa promesse car son premier soin en arrivant dans la capitale fut de commencer ses démarches. Il se rendit notamment chez Mme Antoine le 27 mars, mais il dut renoncer à ses démarches à la suite d'une lettre pressante de Mme Antoine le suppliant de s'abstenir de toute proposition, comme de toute demande visant à la mise en liberté du détenu, la famille Blanqui et Blanqui lui-même « ne voulant rien devoir au gouvernement ». On lui fit sentir qu'il blesserait profondément le prisonnier en passant outre, attendu que celui-ci était résolu « à n'accepter aucune grâce », laissant « au peuple seul, c'est-à-dire au suffrage universel, le soin de le délivrer ». La lettre de Mme Antoine, un modèle de dignité, disait : Nous éprouverions le deuil le plus profond d'une méprise sur nos sentiments à l'égard de mon frère. Non seulement lui-même ne nous autoriserait à aucun compromis, mais il ne nous absoudrait jamais d'avoir laissé planer un doute sur sa fermeté puisqu'il a toujours dominé les choses d'assez haut pour arriver à supporter comme 103. Lettre de Mme Antoine du 24 août 1882, dans La Bataille, 29 août 1882. — Lettre de Lafargue à G. Deville, août 1882. Fonds Dommanget. 104. Aux élections générales du 21 août 1881, Clovis Hugues devait l'emporter sur le candidat gouvernemental. 105. L'Egalité, 24 mai 1878.

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gages de ses convictions cinquante années de luttes et quarante de cachots. S'il est encore aujourd'hui séquestré dans les prisons de la République après avoir consacré sa vie à la fonder et à la défendre ; si on l'y maintient au régime cellulaire assez absolu pour qu'il ignore même le premier mot de ces débats, il ne demande rien, ne regardant sa liberté comme possible que par la justice de l'amnistie ; hors de là et nous l'avons dit antérieurement déjà à plusieurs députés de la gauche qui pourraient l'attester tout est injure pour lui quelque forme que prenne la sollicitation. M. Amat devra le comprendre assez pour être convaincu qu'une demande quelle qu'elle soit auprès des autorités deviendrait pour mon frère comme pour nous la plus grave des offenses et, en homme d'honneur, le député de Marseille renoncera à toute espèce d'intervention 1(K. Tentative

en Vaucluse — L'élection

du VI'.

La délivrance de Blanqui par le suffrage universel restait donc à l'ordre du jour. Elle trouvait sa répercussion jusqu'en Allemagne puisque W. Bracke, imprimeur à Brunswig, se montrait disposé à éditer en brochures les articles de Blanqui que le réfugié allemand à Paris, Karl Hirsch, devait traduire1OT. Une nouvelle tentative de délivrance de Blanqui par le vote se dessina dans le Vaucluse en avril 1878, où M. du Demaine avait été invalidé. Les électeurs de l'Isle-sur-Sorgues, partisans de l'amnistie, se constituèrent en comité et décidèrent de poser la candidature de Blanqui. Dans ce but, ils firent appel au désintéressement de leur ancien député, le citoyen Jean Saint-Martin, lui demandant de se retirer. Pas plus que Clovis Hugues, Saint-Martin n'entendait abandonner le siège qu'il convoitait, et pour expliquer sa conduite, il eut recours aux plus grossiers subterfuges, à des manœuvres et des calomnies sans grandeur. Lui aussi invoqua l'inéligibilité. Pourtant, il savait mieux que personne, puisqu'il avait déjà siégé au PalaisBourbon, que ce prétexte était sans valeur, l'article 10 de la Constitution disant formellement : « Chacune des Chambres est juge de l'éligibilité de ses membres et de la régularité de leur élection ». Il n'ignorait point non plus que la Commission de recensement avait, dans l'élection de Marseille, reconnu valables les bulletins au nom d'Auguste Blanqui. N'importe ! pour tenter d'expliquer son inexplicable conduite, il laissa planer l'équivoque sur ce point tandis que, par ailleurs, laissant passer le bout de l'oreille, il déclarait qu'une candidature Blanqui contre un modéré pouvait se soutenir, mais qu'elle n'était pas soutenable contre un radical tel que lui. Il insi106. Blanqui et M. Amat, dans La Révolution, 1 er mai 1879. 107. Archives de la Préfecture de Police, Paris, BA 29, scellés Hirsch.

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nuait, au demeurant, que s'il se retirait, non seulement Blanqui ne serait pas élu, mais qu'un candidat conservateur ou, à tout le moins modéré, passerait. Devant cette attitude, le Comité Blanqui abandonna la candidature 108. Elle devait être reprise à Paris, dans le VI' arrondissement, pour le siège laissé vacant par le décès du colonel Denfert-Rochereau et qui devait être pourvu à la date du 7 juillet. Le 16 mai, un groupe d'étudiants et d'ouvriers réunis salle des Ecoles décida la candidature de Gabriel Deville, celui-ci recherchant avant tout la libération de Blanqui et usant des moyens d'agitation propres à atteindre ce but. Deville était, de ce fait, investi « candidat de l'amnistie » Mais cette proposition fut mal accueillie par les blanquistes proscrits, et en tête Eudes, opposés à toute candidature. D'autre part, Jules Guesde et les rédacteurs de L'Egalité voulaient donner à la candidature de Blanqui un caractère de classe, une signification très nettement socialiste révolutionnaire. Ernest Granger, malgré sa condamnation par contumace, risqua un voyage à Paris, se mit en rapport avec Mme Antoine et, par l'intermédiaire d'Octave Martinet, vit Deville. L'entrevue eut lieu au café qui s'appelait alors Du Gaz, au coin de la rue de la Coutellerie à l'autre coin de laquelle est le café de la Garde Nationale, rue de Rivoli, entre eux deux. En butte aux reproches des uns et des autres, Deville pria Mme Antoine de demander à Blanqui lui-même son avis. Ne voulant pas écrire, Mme Antoine fit à cet effet le voyage de Clairvaux où elle resta plusieurs jours chez Mme George, hôtel Saint-Bernard. Après consultation du prisonnier, elle donna carte blanche à Deville : Vous avez toute liberté d'achever comme vous le jugerez convenable ce que vous avez si bien commencé : tout ce que vous prendrez la peine de faire sera bien fait, soyez à ce sujet sans préoccupation. Granger s'inclina et Deville abandonna la candidature. L'investiture acceptée par Blanqui sur son nom fut défendue dans de nombreuses réunions où des contradicteurs ne manquèrent pas de déclarer une fois de plus l'inéligibilité du prisonnier. Stephen Pichon, l'un des signataires du fameux manifeste Aux Communeux (de la Commune révolutionnaire) et futur ministre des Affaires étrangères soutenait ardemment la candidature Blanqui10®. A Blanqui s'opposaient, outre le réactionnaire Victor Guérin, les deux candidats républicains Anne-Charles Hérisson et Hippolyte-Félicien-Paul de Jouvencel. Hérisson, qui avait les chances les plus sérieuses était un ancien camarade de collège d'Henri Rochefort à Saint-Louis no. Devenu avocat, il avait été précisément maire du VI* arrondissement pendant le siège puis il était devenu représentant de 108. Bibl. nat., Ln 27/32047. Auguste Blanqui, feuille de propagande. — L'Egalité, 12 mai 1878. Communication d'Emile Gautier. 109. Notes, souvenirs de G. Deville et lettre de Mme Antoine, 20 mai 1878. Fonds Dommanget. — G . G E F F R O Y , p. 4 2 0 . — E D M O N D L E P E L L E T I E R , Histoire de la Commune, t. III, p. 56. 110. H E N R I R O C H E F O R T , Les Aventures de ma vie, t. I , pp. 91-92. 2

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la Haute-Saône à l'Assemblée nationale. Elu conseiller municipal de Paris (XIX*) après son échec législatif, il était au moment de l'élection président du Conseil municipal de la capitale. De Jouvencel, ancien colonel d'infanterie, ancien commandant et ami de Jules Simon, avait été un an député de Seine-et-Marne au corps législatif où il s'était fait remarquer par des votes sans fermeté m . Une feuille de propagande éditée spécialement pour l'élection faisait remarquer qui si les deux candidats républicains étaient aussi sincèrement démocrates et aussi dévoués à la grande mesure de l'amnistie qu'ils se prétendaient, ils se garderaient bien de poser leur candidature face à celle de Blanqui. Bien mieux : « ils seraient les premiers à soutenir le grand patriote qui n'a cessé de souffrir et de lutter pour la liberté ». Surtout, ils n'invoqueraient pas les résistances au Sénat, car si le Sénat a le droit de s'opposer à l'amnistie, « il n'entre pas dans ses attributions de s'opposer à la validation de Blanqui » . La feuille montrait l'importance de l'élection : Ce n'est plus seulement une question étroitement politique qui va se décider le 7 juillet. C'est une question capitale, engageant la responsabilité du parti républicain tout entier et dont l'opportunité n'est plus à examiner. Un appel à « tous les démocrates sincères », à « tous les vrais amis de l'amnistie » pour « inaugurer l'œuvre réparatrice » clôturait la feuille, car : Voter pour Blanqui ce n'est pas seulement affirmer l'amnistie : c'est la faire... C'est le seul mode de libération qui soit digne du grand caractère de ce martyr pour lequel une grâce octroyée serait le plus sanglant des outrages et la plus barbare des tortures "2. L'élection ne fut pas seulement appuyée par ce tract, mais par une excellente brochure de Gabriel Deville : Blanqui libre, in-16 de 33 pages dont L'Egalité, parue le 8 juin, annonça la mise en vente. Elle retrace la vie du martyr qui « étouffe depuis sept ans entre les murs d'un cachot », après avoir sacrifié sa vie à la démocratie, et plaide sa cause avec talent et avec cœur. Mme Antoine, à qui elle est dédiée — ainsi qu'à Mme Barellier — remercia l'auteur de son attachement à Blanqui et des « généreux efforts » qu'il déployait sans relâche pour obtenir réparation d'un « monstrueux déni de justice ». Une telle ardeur, une si éloquente protestation au nom de la justice et du droit finiront peut-être par en assurer le triomphe. C'est mon vœu le plus cher puisque de sa réalisation dépendent pour mon frère la liberté dans ses derniers jours, et après de si cruelles souffrances, le bonheur de pouvoir peut-être encore servir la cause de la République et pour vous, Monsieur, dans ce succès la juste récompense de votre chaleureux dévouement11S. 111. Auguste Blanqui, feuille de propagande citée. — G. VAPEREAU, Dictionnaire des contemporains..., éd. de 1893, pp. 785 et 855-856. 112. Feuille de propagande citée. 113. Lettre de Mme Antoine à Gabriel Deville, 21 juin 1878. Fonds Dommanget.

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Cette élection créa une agitation grandissante sur le nom de Blanqui. Elle déborda le cadre du VI" arrondissement. Des réunions se tinrent dans les divers quartiers de Paris, notamment à Belleville qui parut se ranimer. Il y en eut aussi à Marseille, à Persan-Beaumont, cependant que L'Egalité sous la rubrique « Blanqui socialiste » donnait régulièrement des extraits de l'œuvre du candidat. Une assemblée de délégués des vingt arrondissements de Paris décida même que la candidature, en cas d'échec, serait produite et appuyée dans toutes les circonscriptions qui pourraient devenir vacantes "4. Le gouvernement Dufaure, de son côté, s'opposa de toutes ses forces à l'éclat de cette manifestation populaire. Il savait la circonscription peu favorable au socialisme révolutionnaire. Il voulut que Blanqui récoltât le minimum de suffrages en interdisant d'abord les affiches électorales portant son nom, en empêchant de faire des proclamations expliquant la candidature, en obligeant ensuite de timbrer les affiches ne contenant que le nom "5. Il suscita aussi l'hostilité de la presse, et La Marseillaise, par exemple, dans un article anonyme, attaqua hypocritement la candidature de « L'Emmuré » alléguant qu'on abusait d'un nom vénéré, traitant d'« esprits brouillons » les partisans de Blanqui On peut se rendre compte du bruit fait autour de cette élection en dépouillant les journaux départementaux qui, en grand nombre, s'y intéressaient. C'est ainsi que, dans l'Oise, une feuille conservatrice passant en revue les candidats, disait : Il y a des noms dont la signification est équivoque ; celui de M. Blanqui n'est pas de ce nombre. Sa vie entière s'est passée à prendre part à des conspirations et à préparer des émeutes contre les divers gouvernements qui se sont succédés en France, y compris celui de la République, en 1848. Il a toujours fait cela et il n'a jamais fait autre chose. Que pourront donc bien signifier les votes qui se porteront sur ce nom ? Nous recommandons à ceux qui nient le péril social de les compter avec soin et de se livrer à ce sujet à quelque sérieuse méditation, abstraction faite de toute idée préconçue et de tout système arrêté d'avance Une autre feuille trouvait « bizarre » d'opposer la candidature Blanqui à celle de Hérisson et voyait dans cette manifestation un danger, une « occasion de discorde et de récriminations » à l'heure où la société française devait s'attacher à une « œuvre de construction ». Elle affirmait : Non seulement Blanqui ne représente plus aucune idée politique et sociale, mais l'ordre actuel des choses, quel qu'il soit et quels que soient les hommes qui le dirigent, ne peut obtenir que sa haine et son 114. 115. 116. 117.

Blanqui (feuille volante). — L'Egalité, Ibid. L'Egalité, 26 mai 1878. Journal de l'Oise, 9 juillet 1878.

14 juillet 1878.

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mépris ; car Blanqui a passé sa vie à haïr et à mépriser même ses coreligionnaires. Blanqui est un apôtre, soit ; c'est un martyr, soit encore. Il n'en est pas moins vrai qu'il serait difficile de comprendre en quoi il a jamais servi l'humanité et en quoi il pourrait désormais la servir. Son histoire est plutôt celle d'un jacobin mâtiné d'hébertiste ; il est né révolutionnaire, né pour renverser à tout prix. A un certain moment, ces hommes ont leur valeur, c'est indéniable : ils donnent ce léger et dernier ébranlement qui amène la ruine que d'autres ont longuement et lentement préparée. Mais aujourd'hui, quelle démolition est donc souhaitable 118 ? Les résultats du scrutin furent les suivants : Hérisson 8 931 voix, élu Victor Guérin 3 004 voix De Jouvencel 809 voix Blanqui 618 voix Analysant ces chiffres et notant les 618 voix obtenues par le candidat des énergumènes de la salle d'Arras » , le Progrès de l'Oise y voyait un « symptôme heureux » . A son tour, le Journal de Senlis après avoir dénoncé la « candidature fantaisiste et illégale » de Blanqui, montrait « à quelle imperceptible minorité se trouvent réduits les intransigeants », tandis que l'Indépendant de l'Oise, journal républicain ripostant au Journal de l'Oise, demandait à celui-ci si, après le maigre chiffre de voix obtenues par Blanqui sur 21 111 électeurs, il y avait vraiment « de quoi prendre peur ou de quoi faire peur aux autres119 » . A Paris, L'Egalité commente le scrutin sans voiler sa déception : Nous n'avions jamais compté sur un grand nombre de voix dans l'arrondissement chéri des ecclésiastiques, des académiciens et des positivistes, mais l'on pouvait espérer mieux malgré les tracas suscités par une administration partiale... Le nom de Blanqui était, ce nous semble, assez éclatant pour rallier les voix de tous ceux qui, révolutionnaires et socialistes, ne pouvaient décemment voter en faveur d'un modéré. Le résultat n'a point répondu á notre attente, nous le regrettons sans nous laisser décourager par cet échec A Clairvaux, où l'une de ses nièces était allée le voir, Blanqui ne se décourageait pas non plus. Et pourtant il subissait une nouvelle crise de maladie de cœur de plus en plus aggravée par la séquestration, et se plaignait d'une prostration complète, conséquence d'un manque total de sommeil et d'appétit" 1 . Cependant, écrit Mme Antoine à G. Deville, tant de souffrances n'ont diminué en rien le plaisir et la gratitude que lui a causé le souvenir dévoué de ceux qui s'associent à ses épreuves, témoignant un 118. L'Echo de l'Oise, 9 juillet 1878. 119. Le Progrès de l'Oise, 10 juillet 1878. — Le Journal de Senlis, 11 juillet. — L'Indépendant de l'Oise, 10 juillet. 120. L'Egalité, 14 juillet 1878. 121. Lettre de Mme Antoine, 4 août 1878. Fonds Dommanget.

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si sincère désir d'en abréger la durée. Il a recommandé les plus chaleureux remerciements à tous de sa part, et la vôtre est naturellement bien grande puisque vous avez le premier, à ces luttes pour sa délivrance, apporté le zèle d'un cœur tout filial Saint-Geniès-de-Malgoirès



La

campagne

de

pétitionnement.

En fait, l'échec de Blanqui était fâcheux. Après Marseille, à quelques mois d'intervalle, un arrondissement de Paris consulté se refusait à imposer au gouvernement la mise en liberté de Blanqui. Mais, suivant la parole d'airain de Victor Hugo prononcée en 1876 précisément en revendiquant l'amnistie : « Persévérer c'est vaincre 143 » . Le Comité Blanqui du VI", tout battu qu'il était, ne s'estimait pas vaincu. Reprenant sous une autre forme la résolution prise par les délégués des arrondissements de la capitale, il décida que, tous frais payés, la somme qui lui restait provenant de la souscription électorale, serait transmise au premier Comité qui soutiendrait dans une autre circonscription la même candidature lî4 . C'était encourager les socialistes à l'action persévérante après les jalons posés infructueusement à Marseille et à Paris. Il ne fallait pas, en effet, jeter le manche après la cognée. Des symptômes indiquaient que la délivrance de Blanqui par le scrutin populaire n'était plus qu'une question de temps. Le jour même de l'élection du VI e , à une autre élection législative partielle provoquée par l'invalidation du droitier Baragnon, ne trouva-t-on pas 25 bulletins au nom de Blanqui dans l'urne de la commune rurale de SaintGeniès-de-Malgoirès arrondissement d'Uzès, l'une des localités les plus « avancées » du Gard. C'était le berceau de la famille de Guizot et elle avait pour pasteur protestant, depuis 1856, Frédéric Desmons, futur sénateur du département et grand maître de la franc-maçonnerie 126. Les bulletins avaient été écrits à la main à l'instigation du « meneur » local Auguste Lautier, connu sous le sobriquet du « Tailleur » m et furent portés comme « perdus » . Un survivant, 122. Lettre citée. 123. La Révolution française, 2 mars 1879. 124. Ibid., 30 mars 1879. 125. L'Egalité, 14 juillet 1878. 126. Annales révolutionnaires, 12« année, novembre-décembre 1935, p. 552. Une famille de bourgeoisie française de Louis XIV à Napoléon. — DANIEL LIGOU, Frédéric Desmons et la franc-maçonnerie sous la III' République. 127. L'année suivante (avril 1879), A. Lautier devait signer avec dix-sept de ses amis de Saint-Geniès-de-Malgoirès, dont Ernest Féline père dont il est fait mention ici, l'adresse et programme des socialistes révolutionnaires français rédigé à Sainte-Pélagie par Jules Guesde et Gabriel Deville et dont la diffusion avec les conférences de Guesde et le rayonnement de L'Egalité prélude au succès du III* Congrès national ouvrier de Marseille comme à la constitution du parti ouvrier (A. ZÉVAÈS, Les Grands manifestes du socialisme français au 19e siècle, p. 915). En novembre 1898, A. Lautier qui signe maçonniquement et s'intitule « propriétaire gérant du cercle littéraire » de Saint-Geniès-de-

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Féline Ernest, qui avait neuf ans à cette époque, se rappelle en avoir fait car son père, partisan de Blanqui, ne savait pas écrire et nombre de ses amis également1*8. Bien que la loge maçonnique de SaintGeniès ait certainement joué un rôle en l'occurrence, le sens profond de cette petite manifestation était clair. La remarque en a été faite : c'est dans le Gard « la première affirmation de classe nettement formulée » Et d'ailleurs, le journal collectiviste parisien donna sa pleine signification au vote de Saint-Geniès-de-Malgoirès en insérant la déclaration suivante d'un des électeurs de Blanqui : En votant pour Blanqui nous avons voulu mes amis et moi affirmer la nécessité pour la classe ouvrière de se séparer de la bourgeoisie, quelle que puisse être son étiquette politique, qu'elle s'appelle Baragnon ou Mallet. Ce n'est qu'en rompant avec la classe dirigeante qui ne dirige pas parce qu'elle possède et en se constituant en parti distinct, que le prolétariat arrivera à ce capital qui est le droit de tous comme le travail est le devoir de chacun 13'). Le dimanche suivant, à Paris, nouvelle manifestation en faveur de Blanqui. On lui donne la présidence d'honneur d'un banquet célébrant la prise de la Bastille. Même présidence honorifique en septembre à Vaise et le 9 février 1879 à Marseille. Un moment, Mme Antoine avait espéré qu'à son tour Lyon entrerait en lice pour son frère par la voie du scrutin. Elle écrivait le 4 août à Gabriel Deville : Depuis votre départ, Lyon a perdu un de ses députés. Voilà une occasion favorable si la démocratie lyonnaise veut faire justice de l'iniquité dont mon frère est la victime et qui, peut-être, lui coûtera prochainement la vie. Je ne sais s'il y a quelque espoir de ce côté. En avez-vous appris quelque chose dans votre ville lointaine ? Avez-vous quelques renseignements sur les intentions du Comité lyonnais ? Je vous serais très obligée de me le dire131. Cette occasion ne fut point saisie, mais au début de 1879, nouvel aspect de la campagne pour Blanqui. Des pétitions commencent à circuler. L'une émanant du journal L'Egalité des Bouches-du-Rhône s'adresse au président de la République, Jules Grévy, qui vient d'entrer à l'Elysée et qui a choisi précisément comme gouverneur de ce palais un ancien compagnon de Blanqui. Elle est libellée comme suit : d'humanité, Confiants dans votre justice et dans vos sentiments Malgoirès contracte un abonnement de trois mois au Réveil du Peuple, hebdomadaire blanquiste-rochefortiste. Il se déclare encore au service du parti socialiste et prie de dire au citoyen Jules Guesde que sa devise est « toujours en avant ». (Papiers provenant de Mme Farjat. Fonds Dommanget). 128. Lettre d'Albert Hugues, instituteur en retraite à Saint-Geniès-de-Malgoirès, membre de Rhôdania (7 juillet 1931). 1 2 9 . H U B E R T R O U G E R , Simple aperçu historique du mouvement social dans le Gard, p. 3 . — C A U B E R T , Souvenirs, p. 1 0 9 . 130. L'Egalité, 14 juillet 1878. 131. Fonds Dommanget.

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les soussignés sollicitent auprès de vous, M. le Président, la mise en liberté de Blanqui, de cet ardent défenseur de la République, de ce vieillard qui supporte si dignement une aussi longue, une aussi douloureuse captivité ; car ils sont convaincus que toute mesure d'apaisement et d'oubli ne peut que contribuer à l'affermissement du régime inauguré par votre élévation à la présidence de la République im. Cette idée d'un pétitionnement comme l'idée de l'élection fait son chemin. Toulouse et Lyon se mettent de la partie. Un grand quotidien lyonnais écrit : Notre population si républicaine, si reconnaissante pour les pionniers de la démocratie, ne voudra pas rester en arrière. Il faut qu'à Lyon et dans notre département s'organise un vaste pétitionnement pour réclamer l'élargissement immédiat de Blanqui qui a droit à une place d'honneur au soleil de la République 133. La pétition des républicains de La Palud (Vaucluse) est remise au président Grévy par le député Saint-Martin. Une autre émanant d'un grand nombre de Parisiens est déposée par le député Talandier. Rien que dans le VHP arrondissement, le Comité républicain recueille 1 200 signatures en quelques jours, que le citoyen Frébault, député, fait remettre à l'Elysée. Dans le VP ce sont Aveline et Guillet, anciens membres du Comité Blanqui, qui provoquent le pétitionnement. A Maisons-Alfort, commune d'Alfortville, la pétition revêtue de 55 signatures dont celle du maire, dit en parlant de Blanqui : Si les services que pendant le cours d'une existence si bien remplie, il rendit à la démocratie ne l'ont fait aimer, les souffrances de sa vieillesse ne peuvent laisser indifférent tout cœur vraiment républicain. La pétition de Béziers couverte de 756 noms est remise à G. Clemenceau 134. Celle de Nice avec 14 signatures au départ, rappelle les états de service républicains de 1' « Enfermé » : Comme Mazzini en Italie et comme Garibaldi dans le monde entier, il a été l'ardent apôtre et l'infatigable champion de l'idée républicaine. Elle ajoute : La France libre et Blanqui en prison : ce serait un anachronisme. Ce serait un excès d'ingratitude dont la généreuse nation française est incapable. Nous, démocrates niçois rattachés à la patrie française par l'idée républicaine, nous venons avec confiance vous demander la mise en liberté de notre compatriote, le citoyen Blanqui. Cette pétition insérée dans Le Progrès de Nice amena ce journal à regretter que les républicains niçois se fussent laissés distancer par Marseille et Toulouse, alors que le sol natal les reliait plus par132. Marseille, Imprimerie de L'Egalité, s.d. (1879). — Bibl. nat., Lb 57/7166. 133. Le Progrès de Lyon, février 1879, cité par La Révolution française, 8 février 1879, puis par A. ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, p. 106. 134. La Révolution française, 13 et 20 février, 24 mars, 4 et 7 avril, 18 avril 1879.

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ticulièrement au « chef de cette famille patriote et républicaine qui, dès 1790, réclamait l'incorporation à la France ». Il proposa un vaste pétitionnement local afin que, par leurs signatures, les compatriotes d'Auguste Blanqui affirment « leurs convictions patriotiques » et s'associent à « la mesure de clémence et de justice » toujours attendue 1SS. La pétition qui avait déjà recueilli 500 signatures à la date du 16 mars 1879 fut transmise à G. Clemenceau, et le député Borriglione qui avait spontanément offert son concours à Mme Antoine l'appuya 136.

La « Révolution

française » — Belle campagne de Gabriel Deville

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.

Le succès de ce pétitionnement en faveur de Blanqui est dû surtout à La Révolution française, quotidien qui paraît depuis le 13 janvier 1879. C'est au même journal qu'on est redevable en grande partie, du développement de ce fort courant pour l'amnistie et du large mouvement d'opinion qui aboutit à la libération de Blanqui. Là, aux côtés d'Arthur Arnould, Gustave Lefrançais, A. Jourde, Ch. Longuet, Jules Vallès, anciens membres de la Commune, écrivent Sigismond Lacroix, Jules Guesde, Stephen Pichon, Léon Millot, Gabriel Deville. C'est surtout ce dernier qui poursuit sur le nom de Blanqui la campagne persévérante commencée dans L'Egalité, cet organe étant disparu depuis le 14 juillet 1878. Dès le premier numéro, après l'article de tête de Lacroix, Emile Acollas consacre un article à l'amnistie. Puis, le 15 janvier Léon Millot, le 17 S. Lacroix, le 19 Stephen Pichon reviennent sur le même sujet. Le 20, G. Deville donne son premier article. Il rappelle la différence fondamentale entre l'amnistie et la grâce, et montre que l'amnistie est la seule mesure qui convienne à Blanqui : Blanqui n'est pas de ceux que l'on peut même sous l'apparence d'une bonne intention se risquer à gracier ; sa vie. doit, en e f f e t , inspirer à tous un respect incompatible avec l'octroi d'une grâce. Néanmoins à son égard quelque chose est à faire, une injustice monstrueuse à réparer. Seule l'amnistie peut dignement ouvrir à ce martyr les portes de sa cellule. Que l'on se presse lorsqu'il est encore temps. Si Blanqui, dont l'atroce condamnation n'a aucune base légale meurt en prison, porteront le poids de cette mort odieuse tous ceux qui, députés ou sénateurs, ayant le devoir de déposer une proposition d'amnistie auront failli à ce devoir, tous ceux qui, semblable proposition étant déposée, oseront voter contre. Le 25 janvier commence la série des articles de G. Deville « Le cas de Blanqui ». Ils se succèdent de jour en jour alternant avec des 135. La Révolution française, 14 février 1879. 136. Ibid., 22 mars 1879. 137. Ibid., du 13 janvier au 1 er mars 1879.

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discussions et des attaques parallèles soit du même rédacteur, soit d'autres rédacteurs du journal. Deville montre l'illégalité des poursuites qui amenèrent la condamnation de Blanqui, l'illégalité de la juridiction devant laquelle on l'a déféré, l'illégalité de la détention qui a précédé sa comparution. Dans ces conditions, le maintenir en prison « c'est accepter la responsabilité du traitement odieux qu'il a subi, c'est se faire complice d'une sentence prononcée par des juges incompétents ». Gabriel Deville poursuit sa démonstration en prouvant que la peine qui a frappé Blanqui est également illégale. La seule, en effet, qui pût lui être appliquée d'après l'article 71 du Code pénal, était la détention perpétuelle, et il a été condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Transporté à Clairvaux, il était embarqué pour la Nouvelle-Calédonie sans l'avis des médecins. Du fait de sa maladie de cœur « sa peine a donc été en réalité, ce qu'elle aurait dû être en droit, transformée en détention perpétuelle ». Mais, dans sa détention, le régime auquel il est soumis est encore illégal. C'est ce que montre le rédacteur en riposte aux affirmations de La Liberté. Le 29 janvier G. Deville attaque Gambetta, dont, la veille, le journal demandait qu'on décrétât l'apaisement, l'oubli, l'amnistie. S'armant de l'article imprudent, Deville s'étonne qu'à la Chambre le tribun se renferme dans un silence absolu. Alors il pose le dilemme : ou Gambetta veut l'amnistie ou il ne la veut pas. S'il ne la veut pas, qu'il épargne à l'opinion « d'hypocrites vœux ». S'il la veut, qu'il dépose lui-même à la prochaine séance une proposition en ce sens et qu'il mette au service de cette cause l'influence incontestable dont il jouit au Parlement. Dans le même numéro, Deville étudie la valeur respective des moyens envisagés pour la délivrance de Blanqui, car tous « ne sont pas dignes de celui dont nulle défaillance n'est venue ternir une vie qui n'est qu'un long martyre ». Il en profite pour blâmer la démarche que Clemenceau vient de faire au ministère car « solliciter pour Blanqui l'affront d'une grâce, c'est profaner son noble caractère ». Il rappelle qu'il n'y a pas d'autre solution que celle qu'il a proposée dans L'Egalité : libérer Blanqui en le nommant député, le peuple étant libre d'honorer de ses suffrages qui bon lui semble sans s'inquiéter de savoir si l'homme qu'il élit a subi certaines condamnations. Après avoir relaté les deux pas de clerc de Marseille et du VIe, Deville termine en un acte de foi dans le scrutin populaire : Si la Chambre et le Sénat osent encore repousser l'amnistie, nous aimons à croire qu'il se trouvera en France une circonscription électorale pour ordonner la mise en liberté du républicain qui depuis huit ans agonise dans les cachots de la République. Le 31 janvier, toute la presse parle de l'élection présidentielle. C'est le grand fait du jour et, par voie de conséquence, la question de la grâce revient sur le tapis. La Liberté parle de Blanqui et s'élève contre « ces longues et cruelles détentions qui rappellent la torture au Moyen Age ». Le Siècle, après Le Figaro, s'incline devant

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« la grande figure » de 1' « Emmuré », tandis que Le Pays, bonapartiste, à peu près seul s'efforce de salir Blanqui en rappelant le document Taschereau. Tous ces articles sont une aubaine pour G. Deville qui en profite pour revenir à la charge, ainsi que Léon Millot. Tous deux estiment que la présidence de Jules Grévy « implique la fin des longues souffrances, le terme d'épouvantables représailles », et que l'amnistie « doit être le don de joyeux avènement du nouveau président de la République française ». Deville magnifie à nouveau la vie exemplaire de 1' « homme héroïque qui a sacrifié à ses principes, réputation, fortune, bonheur domestique, avenir, tout enfin ». Puis, s'adressant aux élus républicains « à ceux qui ont la puissance d'agir et devraiènt en avoir la volonté », il les apostrophe rudement, leur demandant de s'inspirer un peu des principes inflexibles de Blanqui, de se dérober aux « graves petits soucis parlementaires », de libérer enfin le vétéran. Cet article est du 2 février. La veille, le prisonnier de Clairvaux avait reçu d'une dame étrangère inconnue un magnifique bouquet sans aucun doute d'un très grand prix pour sa rare beauté. L'envoi venait de Nice et, par une délicate attention, il arrive le jour anniversaire de la naissance de Blanqui. Ce bouquet, placé avec soin par le détenu dans le petit coin de la salle Sainte-Marie où le froid le confine, n'est pas seulement un témoignage d'affection et d'exquise délicatesse, c'est un doux présage de libération. Effectivement, en ce début de 1879, la campagne de La Révolution française commence à porter ses fruits. Des journaux de province, notamment Le Progrès de Lyon et Le Réveil de la Haute-Garonne prennent en mains la cause du prisonnier de Clairvaux. Louis Ménard intervient publiquement à son tour, s'élevant contre la grâce, repoussant même l'amnistie, demandant la « réparation monstrueuse d'une iniquité », terminant sur le mode pathétique : Il est temps que le doyen de la démocratie sache ce que c'est que l'air et le soleil. C'est l'époque où Saint-Geniès-de-Malgoirès se réveille. Les électeurs de Blanqui ont fait boule de neige. Le Conseil municipal, maintenant s'affirme unanime pour l'amnistie et matérialise son désir en votant un crédit en faveur des déportés politiques. A son tour, le Conseil municipal de Paris par le vote de 100 000 francs le 11 février, fait jeter feu et flamme à la presse conservatrice. Un peu plus tard, le 26 février, se tient à la salle d'Arras une grande réunion pour l'amnistie au cours de laquelle Emile Gautier glorifie Blanqui et secoue l'opinion car « c'est au peuple de trancher en souverain maître cette question qu'on veut enterrer ». L'amnistie

au

Parlement.

Entre-temps, le Conseil des ministres réuni chez Waddington, le nouveau chef de Cabinet, se trouve contraint de jeter du lest en dis-

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cutant un projet d'amnistie partielle élaboré par le Garde des Sceaux Le Royer. Mais l'infatigable Deville, immédiatement, attaque avec vigueur l'hypocrite mesure ravalant l'amnistie à « un acte individuel subordonné au pouvoir exécutif ». Il montre que de l'aveu même de son promoteur, Blanqui en est exclu puisque l'exposé des motifs laisse en dehors des grâces « des personnalités qui se proclament elles-mêmes les ennemis de la société au milieu de laquelle elles prétendent vivre et qu'elles veulent détruire». Puis le 19 février, harponnant Andrieux, rapporteur de la Commission à la Chambre, Deville souligne que celui-ci a été obligé de reconnaître que le projet de loi n'échappe pas au reproche « de faire part très large à l'arbitraire du gouvernement » 1S*. La Commission d'amnistie ayant exprimé tout de même le désir de voir Blanqui bénéficier du projet de loi, le gouvernement ne parut pas vouloir céder. C'est dans ces conditions que s'ouvrit le débat à la Chambre (20 février). Il se déroula au milieu d'une affluence énorme, malgré la neige, et montra surabondamment que Blanqui 1' « Enfermé », le « Réprouvé », concentrait toujours sur sa tête blanche des haines qui ne désarment pas. Le parti-pris des gouvernants était évident mais, dans l'opposition ni Louis Blanc, ni Lockroy, ni Naquet ne prononcèrent dans leurs interventions le nom de Blanqui 138 qu'on chercherait en vain, au surplus, à l'époque, dans les lettres de Gambetta140. Le 21 on passe à la discussion des articles et le 22, plein de verve, G. Clemenceau dissèque comme un carabin expert l'argumentation du ministre de la Justice qui, par crainte de leur agitation, ne veut pas amnistier des condamnés à mort ou à perpétuité parce qu'ils le mettraient « dans le cas de les faire condamner à trois mois de prison ». Vous craignez, dit-il, que ces hommes ne parlent ; moi, je crains qu'ils se taisent. Il ajouta : Il est si vrai que vous êtes mus par une pensée de crainte qu'il me suffira pour vous en convaincre, de citer le cas d'un seul homme, celui de Blanqui (Ah ! Ah ! à droite). Blanqui a été condamné pour le fait du 31 octobre ; lui seul l'a été ; tous ses complices, si complices il y avait, ont été amnistiés... pardon, je me trompe, ils ont été acquittés. Personne n'a jamais entendu dire que Blanqui eût commis un délit de droit commun ; c'est un homme politique, et, nul ici ne le niera, un républicain éprouvé. Il a soixante-quatorze ans, il a passé trente-six ans de sa vie en prison (exclamations) pour la République. Vous pouvez penser qu'il a, de la République une conception mauvaise, c'est-à-dire différente de la vôtre ; mais personne ne pourra 138. La Révolution française, 13, 14, 19 février 1879. 139. Ibid., 19 et 22 février 1879. 140. Lettres de Gambetta Î868-1882, éd. Bernard Grasset.

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contester que ce soit un ferme républicain dont la dignité est demeurée intacte dans les plus dures épreuves, dont le caractère est à l'abri de toute atteinte (très bien à gauche). Et pourtant, si vous l'avez compris dans votre projet d'amnistie, vous l'avez fait à votre corps défendant, et aujourd hui même que vous avez accepté l'amnistie pour les insurrections de 1870 qui n'ont dans les prisons d'autre représentant que le seul Blanqui, je ne suis pas sûr que vous consentiez à l'amnistie... (Réclamations au centre) ; je le souhaite pour vous, mais je n'en suis pas absolument convaincu. Si vous avez peur de tels hommes, comment donc entendez-vous gouverner ? Quelle est la raison au nom de laquelle vous les proscrivez ? C'est la raison d'Etat ! Et qu'est-ce que notre République si vous en êtes réduits à fonder votre politique républicaine sur la raison d'Etat qui est d'essence absolument monarchique (très bien à gauche) Ce discours, favorablement commenté par La Révolution française produisit une grande impression sur la Chambre. Cependant, au vote sur l'ensemble, le projet du gouvernement n'en fut pas moins accepté142. Au Sénat, le 28 février, après un bref discours de Victor Hugo rempli de formules frappées en médailles, mais où le nom de Blanqui ne figure pas, le clérical Fresneau monta à la tribune pour attaquer le vieux prisonnier. Au vote, après scrutin public, l'ensemble du projet gouvernemental recueillit 163 voix contre 85 143. Il était dit que la loi devait avoir son action effective pendant une période de trois mois seulement à compter du 5 mars. Le premier décret parut le 11 mars. Ranc, Elie et Elisée Reclus étaient graciés. Un nouveau décret graciait Alphonse Humbert, Melvil-Bloncourt et autres. Les journaux prétendaient que Jules Grévy, vu « l'âge et l'état de santé du vieux conspirateur », était « disposé à l'indulgence », mais qu'il ne prenait aucune décision, son opinion n'étant pas partagée par tous les ministres. Le fait est que Blanqui restait toujours exclu des mesures qui intervenaient, et Charles Fauvety, dans sa revue jouissant d'une si grosse influence maçonnique, s'étonnait que personne à l'Assemblée n'ait fait une motion pour demander l'élargissement d'un homme qui ne s'est rendu coupable d'aucun crime, d'aucun délit et qui est détenu depuis huit années uniquement parce qu'on le redoute. Il s'étonnait aussi que le président Grévy ne signât pas « bien vite la grâce de Blanqui » et que le Garde des Sceaux ne prît pas l'initiative de la mesure pendant son passage aux affaires. Enfin, Fauvety demandait par quelles « aberrations » un gouvernement républicain assis sur la volonté nationale pouvait française, 141. La Révolution le Journal officiel. 142. Ibid. 143. Ibid., 2 mars 1879.

23-24 février 1879. Discours in-extenso d'après

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redouter un homme, un vieillard, un octogénaire, un républicain sincère dévoué à la République qu'il a rêvée toute sa vie et pour laquelle il a passé quarante ans en prison144. En même temps, Gabriel Deville harcelait les gouvernants, posant sans cesse la question « Et Blanqui ? », mettant en relief la mauvaise volonté, le parti-pris ou plutôt l'opposition aveuglante du ministère Mais c'est le peuple qui, cette fois, allait accomplir l'œuvre d'équité nécessaire en posant simultanément la candidature de 1' « Enfermé » à Roanne, à Bordeaux et en la faisant triompher enfin dans cette dernière ville. L'élection de

Roanne.

Depuis la perte de Mulhouse, le grand centre de production des cotonnades en France, Roanne prit un essor inattendu. L'industrie s'y développa extraordinairement ; les fabriques et les métiers s'y multiplièrent 146 . Une classe ouvrière grandit, prenant conscience de ses intérêts distincts de ceux de la bourgeoisie républicaine. La preuve en est dans la présidence d'honneur donnée à Blanqui le 14 juillet 1878 au cours d'un banquet réunissant 80 travailleurs et dans la collecte qui fut faite au profit des détenus politiques 147. On ne doit donc pas s'étonner que plus de 300 électeurs roannais, dans une réunion privée, aient décidé mi-mars 1879 de poser la candidature Blanqui à l'élection législative partielle 148 du 6 avril et, sous l'égide de dix citoyens ayant assisté à la réunion opportuniste du 6 mars fut créé, dans les ateliers des frères Desbenoît, le « Comité des travailleurs roannais » 149. La nouvelle, accueillie avec joie par G. Deville, fut portée par lui à la connaissance des lecteurs de La Révolution française. Il disait en parlant des ouvriers de Roanne : Quel que soit le résultat de leur généreuse tentative, une protestation se sera élevée et si le succès ne récompense pas leurs efforts, peut-être leur manifestation ouvrira-t-elle enfin les yeux de nos gouvernants 150 ? Dès lors, quotidiennement, Deville intervint de sa plume alerte pour soutenir l'initiative des travailleurs roannais qui n'allait pas tarder à se confondre avec celle des travailleurs bordelais. A son 144. Une dernière grâce, d a n s La Religion Laïque, 3e année, n° 38, m a r s 1879, p. 182. 145. La Révolution française, 13 et 25 m a r s 1879. — La Petite Presse, 12 mars. 146. Les Temps nouveaux, n° 25, 21 octobre 1905, article du docteur PIERROT. 147. L'ex-Comité Blanqui aux travailleurs roannais, d a n s le Journal de Roanne, 20 avril 1879. Bibl. nat., j o u r n a u x départementaux, 1008/2. 148. La Candidature Blanqui, dans La Révolution française, 19 m a r s 1879. 149. Le Journal de Roanne, n" cité. 150. La Révolution française, 19 m a r s 1879.

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tour, Jules Guesde entra en lice le 28 mars pour expliquer le sens élevé de la candidature Blanqui, avec sa netteté coutumière : Deux hommes sont en présence dans la circonscription de Roanne. Je dis deux hommes et j'aurais dû dire deux politiques, deux classes, deux principes, car M. Audiffred, avocat et secrétaire du conseil général, porté par la bourgeoisie libérale, représente le parlementarisme républicain tel qu'il fonctionne depuis 1871 au seul bénéfice de la gent sous-préfectorale, préfectorale et ministérielle, pendant que le «nommé Auguste-Louis Blanqui», selon l'expression du nommé Le Roger, est le candidat de la classe ouvrière et représente en face de la République-gouvernement la République-Révolution ou la République de tous, pour laquelle il fait actuellement sa 48" année de prison ou de forteresse. C'est entre ces deux candidatures qui n'ont de commun que le terrain républicain sur lequel elles se placent que les électeurs — en majeure partie prolétaires — ont à se prononcer. Augmenter, je ne dirai pas d'un zéro, mais d'une unité l'Union républicaine de la Chambre qui, on l'a vu... ne se distingue pas de la gauche... et persévérer ainsi dans une voie qui a démontré par ujxe longue expérience ne mener à rien ; ou brouiller les cartes de l'opportunisme, rompre avec la duperie d'une République à l'image et à l'usage de la classe dirigeante, en arrachant à sa cellule de Clairvaux pour l'introduire triomphalement dans le Parlement, la Révolution faite homme et faite martyr, telle est l'alternative qui s'impose au suffrage universel roannais. D'un côté sont les revendications sociales, « cette universalisation du pouvoir et de la propriété » qui n'était pas seulement le but de la Commune, mais celui de toutes les prises d'armes auxquelles Blanqui a pris part de 1830 à 18M De l'autre, la conservation de l'ordre économique d'aujourd'hui, sous un simple changement d'étiquette politique. , D'un côté, la protestation la plus catégorique contre l'oubli systématique dans lequel notre république monarchique ou notre monarchie républicaine tient les droits, les besoins, les réclamations du prolétariat. De l'autre la ratification de cet oubli, l'amnistie accordée à des gouvernants qui n'ont pas seulement refusé l'amnistie aux vaincus du 18 mars, mais affirmé à plusieurs reprises et officiellement leur horreur pour ce qu'ils appellent « les utopies socialistes ». Blanqui, qui meurt lentement pour le peuple de l'atelier et de la mine, dont l'émancipation économique a été l'unique objectif de toute sa vie ; Blanqui qui, dès 1832 déclarait que c'était « à celui qui faisait la soupe à la manger », affirmant ainsi pour les travailleurs le droit au produit intégral de leur travail ; Blanqui dont le nom seul fait trembler dans leur toute-puissance les repus de l'heure présente qui refusent de le laisser expirer à l'air libre ; Blanqui sera nommé. Agissez donc, ô travailleurs. Et agir dans le cas présent, lorsque

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le fusil a fait place au bulletin de vote, c'est voter ; c'est voter contre l'ennemi, contre la nouvelle féodalité industrielle ou terrienne dont vous êtes les salariés ; c'est voter contre ses candidats. En votant pour Blanqui contre M. Audiffred, c'est pour vousmêmes en réalité que vous voterez. Vous prouverez que vous avez conscience de votre condition d'exploités et de victimes. Vous affirmerez, en même temps que votre droit, votre résolution invincible de le faire valoir. Sans compter que vous aurez eu l'honneur d'engager la France ouvrière dans la seule voie au bout de laquelle est le salut1". La personnalité de M. Audiffred, ancien sous-préfet de la Défense nationale à Roanne, conseiller général et adjoint au maire de la ville, un des plus anciens parmi les hommes qui ont entrepris de républicaniser le département de la Loire, constituait un lourd handicap pour la candidature Blanqui, et Gabriel Deville l'avait laissé pressentir en annonçant cette nouvelle. Malgré cela, malgré le défaut de propagande rurale, Blanqui recueillit 1 485 voix dont 1438 dans le seul canton de Roanne, sur 10 273 votants. M. Audiffred, élu, recueillait 8 462 voix dont 3 192 dans le canton de Roanne. C'était un succès relatif, eu égard aux conditions de la lutte, si l'on songe que Martin-Bernard, pourtant originaire du pays, n'obtenait à Montbrison, le même jour, que 621 voix contre 7 586 au candidat de la gauche républicaine Levet La proclamation du scrutin dans la grande salle de l'hôtel de ville de Roanne fut accueillie par les cris répétés de « Vive Blanqui ! ». Un journal local commentant l'élection avouait : Personne ne s'attendait à un tel résultat, surtout quand on songe au peu de ressources et de moyens d'action dont pouvait disposer le « Comité des travailleurs roannais ». Si ce Comité ne voulait qu'une manifestation, il doit être largement satisfait. En 1872, ses candidats au Conseil municipal réunissaient à peine 500 voixCette élection est incontestablement un grave échec pour le Conseil municipal de Roanne dont la majorité avait signé une affiche toute spéciale en faveur de M. Audiffred...1". Les membres de 1' « Union républicaine », •— la nuance de l'élu — ayant prétendu qu'un grand nombre de conservateurs avaient voté pour Blanqui, une polémique locale s'engagea entre L'Avenir roannais, organe de M. Audiffred distribué à profusion dans les rues, et le Journal de Roanne. Celui-ci dont l'attitude avait été plutôt neutre au cours de l'élection, mit les choses au point. Il admit qu'une trentaine de conservateurs, tout au plus, avaient voté pour Blanqui, car « si la vengeance était un plaisir pour les dieux, on doit bien penser qu'elle peut n'être pas sans charmes pour d'affreux réactionnai151. Nommez Blanqui, dans La Révolution française, 28 mars 1879. 152. Le Républicain de la Loire et de la Haute-Loire, 7 avril 1879. Bibl. nat., Journaux départementaux, 3889. 153. Journal de Roanne, 13 avril 1879.

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res ». Mais quant à croire que les conservateurs, en nombre, avaient voté ou fait voter pour Blanqui c'était, disait-il, leur prêter une énergie, une initiative, une influence dont il ne les croyait pas capables 154. L'ex-Comité Blanqui, quoique dissous, intervint de son côté par la plume de son ancien secrétaire Darcy. Il montra « l'oligarchie bourgeoise » qui ne pouvait digérer les 1 500 voix données à 1' « illustre Blanqui », se livrant à une campagne de calomnies contre ceux ayant eu le courage de rompre avec une « discipline aveugle ». Puis, après avoir fustigé M. Audiffred pour avoir insulté Raspail en 1869, il lavait les travailleurs roannais de la bave éructée par les « disciples de Basile ». Pour nous, disait Darcy, qui avons fait partie du Comité et qui avons vu les travailleurs de près et à l'œuvre, nous croyons à leur réveil ; nous avons pu voir qu'ils sont las d'être trompés et qu'ils n'ont nullement besoin d'être poussés par la réaction pour porter un bulletin de Blanqui dans l'urne. Les producteurs ont voulu donner une leçon bien méritée à ceux qui jusqu'à présent ont prétendu les conduire à la prospérité 15\ Ce réveil électoral des travailleurs touchant Blanqui inspira au dessinateur verveux André Gill dans l'hebdomadaire satirique dont il était par ailleurs rédacteur en chef l'une de ses meilleures caricatures sous le titre « le vieux captif », avec la légende « 73 ans d'âge, 40 ans de cage ». On y voyait trois représentants de la trinité régnante : un capitaliste, un ratapoil et un curé, rassurés certes mais à la mine inquiète en regardant le vieux lion assoupi derrière les barreaux de sa cage. On sent qu'ils se disent in petto : « Pourvu qu'il reste là ! » 156. Il ne devait pas y rester bien longtemps. Les 1 500 voix recueillies par Blanqui à Roanne en toute hâte et dans des conditions difficiles apportaient un atout sérieux à la cause de l'amnistie sur le plan national. On le vit presque tout de suite par la répercussion locale du scrutin. Le mois n'était pas achevé que le Conseil municipal de Roanne était en pleine dislocation157.

154. 155. 156. 157.

Journal de Roanne, 20 avril 1879. Ibid. Fonds Dommanget. La Lune Rousse, 3e année, n° 124, 20 avril 1879. Journal de Roanne, 27 avril 1879.

CHAPITRE II

LA PREMIÈRE ÉLECTION DE BORDEAUX BLANQUI LIBRE

Le milieu politique

et social

bordelais.

Comment expliquer que Bordeaux « ville calme par excellence, cité des Sybarites et des jouisseurs » \ ait rompu avec tout un passé de modération et de tiédeur pour se prendre d'une ardeur inconnue en faveur d'un homme oublié par beaucoup, et que beaucoup ne connaissaient pas ? Rien ne désignait plus particulièrement Bordeaux pour prendre en main la cause de Blanqui et la faire triompher avec la rapidité de l'éclair dans une manifestation retentissante. Il y avait bien eu à Bordeaux, dans les premières années du Second Empire, un partisan de Blanqui, le mécanicien Ramade qui avait fait parler de lui. Il avait affilié à La Marianne quelques ouvriers de la cité girondine et avait élaboré un projet portant création d'une armée révolutionnaire et d'un ministère du Travail chargé d'organiser le socialisme sous la garantie de l'Etat 2 . En 1867, une section de l'Internationale s'était créée à Bordeaux, avec le cordonnier Vézinaud comme président ; mais cette section, à la vérité peu active bien qu'elle ait été représentée au congrès de Lausanne, était disparue dès les premiers jours de la guerre. Reconstituée par Paul Lafargue en janvier 1871, elle était disparue à nouveau avec la chute de la Commune 3. En 1872, une Union locale de syndicats est constituée à Bordeaux 4 et en mars 1877, à l'occasion d'une élection législative complémentaire, la candidature dite ouvrière du typographe et conseiller prud'homme Pierre Castaing, ancien délégué au congrès ouvrier 1 . E R N E S T R O C H E , La Justice du peuple ou l'élection de Blanqui à Bordeaux, Bordeaux, I m p r i m e r i e moderne Faure, 1879, in-8 de 56 p., p. 5. Cette brochure ne se trouve ni à la Bibliothèque nationale, ni a u x Archives départementales de la Gironde, ni a u x Archives communales de Bordeaux. Fonds Dommanget. 2 . T C H E R N O F F , Le Parti républicain au coup d'Etat et sous le Second Empire, p. 2 4 9 . — A . Z É V A È S , Auguste Blanqui, p. 1 8 9 . 3 . F R I B O U R G , L'Association internationale des travailleurs, p. 2 0 3 . — P . - L . B E R T H A U D , La Commune à Bordeaux, passim. — • M . D O M M A N G E T , Hommes et choses de la Commune p. 2 2 1 . A . Z É V A È S , AU temps du seize mai, p. 1 5 7 . — Histoire du socialisme et du communisme en France de 1871 à 19i7, pp. 5 0 - 5 1 . 4. La C.G.T. et le mouvement syndical, Paris, 1925, p. 33.

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Auguste Blanqui

au début de la IIIe

République

de 1876 est posée. Elle est posée, chose à noter, face au radical intransigeant Louis Mie et elle est encouragée par les opportunistes. En toute bonne foi, néanmoins, 30 villes participent aux frais de l'élection, et les chambres syndicales s'entendent pour l'appuyer. Castaing recueille péniblement 333 voix, et se voit chassé comme indigne de l'Union des chambres syndicales pour avoir jeté la perturbation dans les rangs des travailleurs s . La date du 23 octobre 1878 marque l'apparition du Prolétaire qui, à Paris, succède à L'Egalité mais, à sa différence, se montre éclectique sur le plan de l'idéologie socialiste. Ce petit brûlot hebdomadaire trouve à Bordeaux des lecteurs qui ont l'idée de se concerter et de discuter des questions intéressant le prolétariat 6 . Justement arrivent les élections législatives pour la première circonscription de Bordeaux. Le siège du vieux Simiot, l'un des 363, est vacant : il est considéré comme acquis à l'opportunisme, et aucun ouvrier ne songe à faire de Blanqui un candidat. Des candidatures se dessinent : d'abord celle d'André Lavertugeon, un Périgourdin dans la force de l'âge qui a fait ses premières armes de journaliste en 1849 dans Le Républicain de la Dordogne. Appelé à la rédaction en chef de La Gironde par son beau-frère M. Gounouilhou qui en est devenu propriétaire, il a combattu l'Empire et posé à deux reprises sans succès sa candidature au Corps Législatif. Après avoir tâté de la diplomatie, il devient rédacteur du bulletin politique au Temps. C'est un disciple de l'école positiviste et un grand ami de Gambetta. Il est pour la suppression des universités catholiques mais contre la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et aussi contre le mandat impératif, contre l'amnistie. Il a des capacités, du talent même et, bien qu'il groupe contre lui de nombreuses et excessives répugnances, sa victoire paraît certaine 7. Les deux autres candidats sont Métadier et Octave Bernard. Le premier, très connu dans la circonscription, très estimé comme médecin, mais manquant absolument de facultés oratoires, essaie de tenir un juste milieu entre le radicalisme et l'opportunisme. On lui reproche d'avoir été patronné par La Gironde. L'avocat O. Bernard est à peu près de la nuance de Métadier. On lui reproche ses votes pour le maintien des processions et des crédits aux constructions d'églises *. C'est le gendre du frère d'André Lavertugeon, de sorte qu'on a pu dire que l'élection était une « lutte de famille" » . Aucun de ces trois candidats ne satisfait les républicains vraiment radicaux et à plus forte raison les socialistes qui, découragés,

5. G. WEILL, Histoire du mouvement social en France, pp. 200-201. 6. E. ROCHE, pp. 9-10. 7. Histoire d'une imprimerie bordelaise. Les imprimeries G. Gounouilhou, pp. 493-494. — ED. FÉRET, Statistique générale de la Gironde, 1 " partie, pp. 389390. — La Gironde, f i n mars 1879. — E. ROCHE, p. 8. 8. E. ROCHE, pp. 8-9. 9. Le Courrier de la Gironde, 5 et 13 avril 1879.

Bordeaux — Blanqui

Première élection de

libre

41

penchent pour l'abstention. C'est précisément ce découragement qui donne l'idée de la candidature Blanqui10. Le Comité

Blanqui.

La fable chrétienne raconte que Jésus naquit dans une étable. On peut dire que l'élection de Blanqui à Bordeaux naquit dans un pauvre atelier de graveur et grandit entre la forge et l'enclume d'une modeste serrurerie, hors des miasmes de l'arrivisme, dans un milieu en harmonie complète avec l'idéal et le caractère de l'emprisonné de Clairvaux. Le premier qui eut l'idée de cette candidature fut le citoyen Ernest Roche, un travailleur d'une trentaine d'années, expansif, passionné, à la parole chaude et prenante, au geste dramatique : une vraie nature méridionale Il avait fait partie, jeune soldat passif, de l'armée de Versailles et il puisait une partie de son ardeur militante dans ce souvenir douloureux a . Benoît Malon ne tardera pas à en faire avec Lasserre et les fils Séret le correspondant et dépositaire bordelais de sa Revue socialisteia. Un jour, dans son atelier de graveur, impasse Bardineau, vers le milieu de la rue Saint-Laurent, il dit aux camarades qui l'entouraient : « Si nous portions Blanqui ?» La plupart ne connaissaient Blanqui que de nom et Ernest Roche lui-même — il l'a avoué — ne savait pas grand-chose de la vie de Blanqui, mais il voyait en 1' « Enfermé » « la personnification vivante de toutes les misères, de toutes les douleurs » du prolétariat, et cela suffisait. Les ouvriers furent séduits par sa proposition. Bientôt, cependant, les objections s'accumulèrent : Blanqui est inéligible. — Vous n'avez point d'argent. — La 2' circonscription qui est radicale n'élirait pas Blanqui, pourquoi espérer un résultat dans la première, opportuniste ? — Vous allez infliger à Blanqui l'affront d'un nouvel échec. — Qui défendra la candidature ? — Comment réussirez-vous contre la haute et puissante dame Gironde qui, à Bordeaux, fait la pluie, le beau temps ? et les opinions ? etc. Peu s'en fallut que l'idée de la candidature Blanqui ne fût abandonnée. Malgré tout, Ernest Roche tint bon et, à la réunion préparatoire tenue à l'Athénée par les partisans d'O. Bernard, un groupe d'ouvriers acclama à plusieurs reprises la candidature Blanqui, au grand scandale des autres assistants qui étaient là pour se prononcer sur des candidatures locales réputées sérieuses". Il n'y avait plus qu'à créer un Comité, ce qui eut lieu le 15 mars dans les ateliers 1 0 . E . ROCHE, p .

7.

11. La Révolution française, 16 avril 1879. Article de MASSEN. 12. Interpellation d'Ernest Roche, 26 juin 1899, dans le Journal officiel. 13. Histoire du socialisme, 1880, Ire livraison, 3e page de couverture. 1 4 . E . ROCHE, p p .

15.

Ibid.,

10-11.

pp. 12-13. —

La Gironde,

15 mars 1879.

42

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République

du citoyen Ménard. Après discussion et vote à mains levées, la candidature Blanqui fut adoptée unanimement, les principaux meneurs du parti radical, venu là pour la combattre, s'étant finalement esquivés. A grand-peine un bureau se constitua avec Cairon comme président, Mourat secrétaire, Perbos trésorier, Ménard et Maurin, vice-présidents, Jean Castaing secrétaire-adjoint. Le Comité comprenait en outre une dizaine d'autres « hommes obscurs », mais ces hommes, qui se trempèrent dans la lutte, donneront au prolétariat deux députés socialistes, Ernest Roche et Jourde, ainsi que l'un des fondateurs de la Fédération des Métaux puis président du Parti socialiste de France, l'ouvrier forgeron Alexandre Andrieux 16 . Le Comité partait sans un sou et ses membres, « tous plus gueux les uns que les autres », n'avaient pas « le premier rouge liard en poche ». Des listes de souscription furent lancées et Ernest Roche, sa journée finie, « allait de porte en porte recueillir l'obole des militants » ou bien « adressait de chaleureux appels aux camarades de Marseille et d'ailleurs » . Aussi, au premier tour qui coûta 500 francs, cette somme, appréciable pour l'époque, était à peu près recueillie. Ensuite, La Révolution française et La Marseillaise ayant ouvert une souscription, de toutes parts les fonds affluèrent Le Comité n'avait pas de local. Ses membres en cherchèrent un, huit jours durant ; ils n'en trouvaient point en rapport avec les ressources dont ils disposaient. Alors, le citoyen Ménard offrit gratuitement son atelier. On dérangea les outils, on les pendit à gauche le long de la muraille et la ligne des enclumes, au milieu, forma une double allée aboutissant à une petite salle au fond. C'est ce logis prolétarien meublé de quelques chaises, d'une table et d'une crédence — où des plats de faïence, des tasses en porcelaine, des verroteries alignées piquaient leur note vive et blanche — qui servit de permanence. L'un s'asseyait sur une enclume, l'autre sur un étau, les uns sur l'établi parfois encore encombré de limes et de tenailles, les autres sur des marteaux à frapper devant. L'humble local et les rêves caressés là font penser, quinze ans plus tôt, aux premiers pas de l'Internationale à Paris dans la vieille maison du 44 de la rue des Gravilliers. Mais à la différence, pour attirer l'attention, car les temps étaient tout de même changés, on plaça une grande enseigne faite d'un morceau de tôle avec l'inscription « Comité Blanqui » sur le toit de la maison, et un drapeau tricolore — chose étrange — fut arboré au-dessus de la porte de l'atelier 18. Un local et des subsides, si maigres soient-ils, ne suffisaient point. Il fallait des orateurs pour plaider la cause de Blanqui dans les réu16. E. ROCHE, pp. 15-16. — La Révolution française, 28 mars 1879. — Notice sur Andrieux, dans Le Cri du peuple, 16 septembre 1885. Andrieux est mort en 1934. Voir L'Humanité du 28 novembre 1934. 17. E. ROCHE, p p . 32-33. —

CHARLES BERNARD,

«

Souvenirs

Ni Dieu ni Maître, nouvelle série, n° 1, 1 " mai 1899. 18. E . ROCHE, p. 16. —

OLIVIER PAIN,

« L e comité B l a n q u i

seillaise, 1ER septembre 1879. — Ni Dieu ni Maître, n° cité.

d'antan

»,

» , dans La

dans Mar-

Première

élection de

Bordeaux — Blanqui

libre

43

nions. Sur ce plan, le Comité se trouva favorisé. Ernest Roche devint le ténor de la troupe. En un langage correct, émaillé de formules heureuses, il sut admirablement surexciter l'émotion populaire par le récit des tortures de Blanqui. A lui se joignirent 19 l'avocat Bertin, de tendance radicale, charmant causeur, plein de saillies spirituelles, et l'employé de commerce Antoine Jourde, aux paroles tranchantes comme une lame. Une place à part doit être faite au père Larnaudie, natif de Brives où on l'appelait « le père la Sociale », vieillard miséreux, privé d'instruction, mais doué d'une vaste mémoire, d'un jugement lucide et d'un sens révolutionnaire remarquable. Il excellait dans la critique de l'opportunisme et des politiciens bourgeois en un langage essentiellement populaire, avec des expressions pittoresques tout à fait personnelles C'était, avant la lettre, une sorte de Tortelier bordelais. Comme journaux, le Comité ne disposait d'aucune feuille locale ou régionale. C'était un lourd handicap, d'autant plus qu'il décida qu'aucune communication ne serait adressée aux journaux locaux, à la suite d'une note jetée au panier par ceux-ci. Trois cents petits placards informèrent l'opinion de l'ostracisme dont le Comité était l'objet". La Gironde trouvant inexact, en ce qui la concerne, le reproche formulé par le Comité, protesta sur un ton patelin le 28 mars. Il faut dire qu'elle n'entendait ni faire la conspiration du silence sur la candidature Blanqui, ni lui donner dans ses colonnes une place normale. Ainsi le 20 mars, elle rendit compte de la réunion publique houleuse du 16 mars qui groupa 2 000 personnes dans la salle de l'Alhambra et au cours de laquelle Ernest Roche put difficilement se faire entendre et Lavertugeon ne put placer un mot. Mais elle ne parla pas de la grande réunion privée (1 200 personnes environ) tenue par le Comité Blanqui au Petit-Fresquet, qui se déroula dans un ordre et un calme p a r f a i t s L e 30 mars, procédant par voie d'insinuation, elle mit en relief l'étrange conduite de Métadier, se réclamant de 1' « Union républicaine » et déclarant qu'au cas où il aurait une majorité relative, il se désisterait en faveur de Blanqui. Le 4 avril enfin, deux jours avant le scrutin, le grand article d'Eugène Ténot sur l'élection parle des trois candidats Lavertugeon, Métadier et O. Bernard et ne souffle mot de Blanqui. La vérité c'est que La Gironde, bien loin de craindre la candidature Blanqui, ne la voyait pas d'un mauvais œil, car elle était persuadée que les suffrages minimes de Blanqui se recruteraient soit parmi les ouvriers, soit parmi les électeurs qui eussent voté pour Métadier ou O. Bernard. Elle escomptait ainsi une baisse sensible des candidats locaux, les seuls qu'elle considérait comme sérieux, sans que son propre candidat vît en rien son chiffre de voix entamé 23. Elle sous-esti19. La Révolution

française,

16 avril 1879.

20. E.

19,

25,

ROCHE,

pp.

21. Ibid., p. 17-18. 22. Ibid., p. 19. 23. Ibid., p. 18.

20,

24,

49.

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République

mait complètement la force du Comité Blanqui dont les ressources financières étaient, il est vrai, limitées, et qui par ailleurs ne pouvait organiser que des réunions privées, mais dont le dévouement et le dynamisme constituaient un facteur de succès. Chaque soir, après leur travail, les ouvriers qui le composaient se réunissaient et discutaient des moyens à employer pour faire triompher le nom de Blanqui M. Ils tinrent régulièrement au courant de la situation les quatre journaux les plus démocrates de Paris : La Révolution française, Le Prolétaire, La Lanterne et La Marseillaise Pour obvier au manque de journaux locaux, ils distribuèrent eux-mêmes ou firent distribuer dans les ateliers, les auberges, à l'entrée des réunions 10 000 exemplaires d'un appel vibrant rappelant « la vie douloureuse » du « martyr du peuple » et demandant à chaque électeur d'accomplir « un devoir sacré » en nommant Blanqui *•. La semaine qui précéda le premier tour, deux réunions privées furent organisées par le Comité : le 3 avril, dans Les Chartrons, le 5 dans le quartier de Bacalan puis une affiche fut apposée, insistant sur la vie d'expiation de Blanqui et les conditions monstrueuses dans lesquelles il a été condamné. Elle se terminait sur cet appel : Quoi ! nous assisterions impassibles à ce spectacle étrange : les hommes du 16 mai libres et Blanqui dans les fers l En l'acclamant le peuple proteste contre cette détention cruelle, et, en face de cet arbitraire tribunal des grâces, oppose ce grand tribunal de l'opinion publique qui est celui de la justice et de la vérité. Il n'y a que les ennemis de la République qui puissent avoir peur de lui. A nous de lui ouvrir les portes de son cachot. Ne croyez pas que Blanqui élu, la Chambre des députés oserait faire au suffrage universel l'affront de lui renvoyer son mandataire. A nous de le rendre à la liberté et de lui permettre de couler le peu de jours qui lui reste à vivre entre les saintes joies de la famille et la vénération de ses concitoyens. A nous de substituer aux murs froids et nus de sa prison, l'horizon large, l'air pur, le soleil de la liberté. A nous de le tirer de cette tombe où il est enterré vivant et de le rendre à la vie. Nous le pouvons. Et, en le faisant, nous aurons accompli un acte réparateur, un acte d'humanité, un acte de justice. En le faisant, nous aurons donné satisfaction à la conscience publique indignée ; nous aurons doté la République d'un héroïque défenseur. Nous aurons fait notre devoir. Citoyens, chacun de vos bulletins de vote sera un verdict. Que votre conscience vous guide2". 24. E . ROCHE, p. 21.

25. La Révolution

française,

2 6 . E . ROCHE, pp. 2 2 - 2 3 .

27. Ibid., pp. 24-28. 28. Ibid., pp. 29-30.

28 mars 1879.

Première élection de Bordeaux — Blanqui

Scrutin du 6 avril 1879 — L'attitude

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de « La Gironde ».

Le 6 avril arriva, et le dépouillement du scrutin donna les résultats suivants bouleversant toutes les prévisions : Inscrits : 24 429. — Votants : 12 009. — Suffrages exprimés : 11 616. Lavertugeon : 4 665 Blanqui : 3 698 Métadier : 1678 Octave Bernard : 1 562 Divers : 14 29 Les premiers mouvements furent la stupeur et l'étonnement chez les uns, l'étonnement et la joie indescriptible chez les autres. La situation politique était renversée. Les obscurs mettaient en péril « le bel André » et rendaient malades La Grande et La Petite Gironde, « les deux bonnes commères de la rue Chevrerus80 ». Quant au vieux Blanqui, on avait enfin cette fois l'espérance de le démurer. En effet, Métadier fidèle à sa parole engageait les citoyens ayant voté pour lui à « continuer la lutte contre le candidat de La Gironde ». Il ajoutait, ripostant à cette feuille : Le danger pour la République n'est pas dans la personnalité de Blanqui mais il est dans cette politique hésitante, craintive, sans initiative, tremblante devant l'application même des principes que vous venez de condamner à une imposante majorité31. De son côté, Octave Bernard se retirait purement et simplement. Les voix de Métadier jointes aux voix de Blanqui donnaient à celui-ci environ 5 400 voix, face aux 4 665 de Lavertugeon, et il était à présumer que la plupart des électeurs de Bernard ne voteraient pas pour le candidat opportuniste. Lavertugeon était donc en très mauvaise posture. Et comme beaucoup d'électeurs n'avaient point voté pour Blanqui, persuadés de l'inutilité de leur tentative, il s'avérait que Blanqui eût pu, au premier tour, serrer de près Lavertugeon, et qu'au deuxième il devait rallier les hésitants. La presse, la capitale, la province, le gouvernement, tous eurent les yeux tournés sur le scrutin de ballottage de Bordeaux. On suivait avec attention et parfois avec passion le déroulement de la lutte. Il n'y eut que l'emprisonné de Clairvaux dont le sort se jouait précisément dans cette élection qui, tout au plus au courant de l'usage fait de son nom, ne pouvait se passionner pour cette bataille. Ce changement de situation détermina un changement d'attitude des uns et des autres. 29. Chiffres officiels rectifiés et proclamés à la suite du recensement général des votes & la préfecture le 10 avril. D'après Le Courrier de la Gironde du 13 avril 1879 et La Gironde du 12 avril. 30. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 10 avril 1879. 31. La Gironde, 9 avril 1879.

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A tout seigneur tout honneur. La Gironde ne chercha point à dissimuler son étonnement : Nous ne cacherons pas que nous étions loin de nous attendre au résultat qu'a donné le scrutin d'hier dans la première circonscription. Au premier abord nous en avons été fortement surpris et nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le sentiment général à Bordeaux a été un sentiment d'étonnement. L'événement a trompé les prévisions de tous, celles de nos adversaires comme les nôtres32. L'émotion du premier moment dissipée, La Gironde s'employa à rechercher la cause d'un résultat « si étrange, si inattendu ». Comment expliquer que 3 700 voix se soient portées d'une manière imprévue sur celui des candidats « dont on ne parlait pas, dont personne ne semblait se préoccuper » ? Est-ce que, dans la première circonscription qui « passe pour la plus réfléchie » d'une ville « si sagement républicaine », il y aurait 3 700 partisans « de cette politique de négation, de renversement, de destruction que Blanqui personnifie et a toujours personnifié » ? Non, mille fois non ! A Marseille, dans une circonscription radicale, Blanqui n'a recueilli que peu de voix. Or, il y a « une très grande différence entre le tempérament politique de Marseille et celui de Bordeaux ». Tout au plus peut-on compter à l'élection du 6 avril cinq cents voix de « Blanquistes déterminés ». Comment donc expliquer le résultat obtenu ? Il s'est produit — dans un certain milieu, où le cœur prévaut presque toujours sur la raison — un véritable entraînement déterminé par un sentiment de pitié, de générosité, sentiment assez habilement surexcité, par la dernière affiche du Comité Blanqui. On a voulu faire une manifestation et on ne s'est pas rendu compte de la gravité de la faute politique qu'on allait commettre. Les générations nouvelles ne connaissent pas Blanqui. La masse n'a vu qu'une chose, celle-ci : que ce vieillard, ce vétéran de nos luttes républicaines, ce conspirateur incorrigible a passé quarante ans de sa vie en prison ; qu'à cette heure, ce martyr de la liberté, comme disait l'affiche, est encore sous les verrous, et cela sous la République. Il n'en a pas fallu davantage ; cela seul a s u f f i pour exciter en faveur de Blanqui l'intérêt de ceux, malheureusement en trop grand nombre, qui font de la politique sentimentale et qui, étant naturellement enclins aux démonstrations, ont cru de très bonne foi faire acte de magnanimité en votant pour Blanqui, dans la pensée que, s'il était élu, les portes de sa prison s'ouvriraient d'elles-mêmes devant lui et qu'amnistié par le peuple il recouvrerait sa liberté par le seul fait de son élection. Ces électeurs ont été victimes d'une illusion. Notre devoir est de leur dire que Blanqui est inéligible, et que la Chambre ne pourrait pas valider son élection. Le premier devoir d'un républicain est de respecter la loi 32. La Gironde, 8 avril 1879. 33. Ibid.

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élection de Bordeaux

— Blanqui

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Quelques jours plus tard, La Gironde, pour soustraire sans doute les électeurs au sentiment aveugle comme à l'irréflexion, s'efforça de replacer l'élection sur le terrain des principes, opposant à la politique de Blanqui celle des huit dernières années qui a substitué dans les traditions de la démocratie militante l'empire de la raison à celui de la passion, qui a remplacé l'émeute, le complot, la barricade par la résistance légale, le fusil de l'insurgé par le bulletin de vote. Elle insista ensuite sur la « nullité absolue » de tout vote en faveur du « vieux révolutionnaire captif » étant donné que c'est fouler aux pieds la loi que de donner sa voix à un homme inéligible M. Le lendemain, La Gironde pousse plus avant sa riposte. S'appuyant sur « l'entrain avec lequel journaux du coup d'Etat et journaux du jésuitisme se jettent à corps perdu dans la campagne en faveur de Blanqui », elle vise à établir que la candidature de « l'Enfermé » a perdu « le caractère de vœu de clémence pour revêtir fatalement celui de manifestation contre les principes les plus sacrés du droit républicain ». Assurément, dit-elle, ce n'est pas par amour de Blanqui que les ennemis de la République exultent si fort à l'idée de sa nomination. Ce n'est pas non plus une erreur de leur part ; ils savent à merveille ce qu'ils font et ils ne se trompent pas sur le parti qu'ils pourront tirer d'une pareille élection 35. Le 13 avril, La Gironde multiplie les arguments en faveur de l'inéligibilité de Blanqui et établit le plus clairement possible la contradiction flagrante entre le sentiment généreux qui pousse un grand nombre d'électeurs à renouveler leur vote en faveur de Blanqui « et la raison, la logique, le sens commun qui établissent avec la lumière de l'évidence les dangers d'un tel vote au point de vue de l'intérêt supérieur de la République et de l'intérêt particulier de Blanqui luimême ». Elle s'efforce, en effet, de montrer que le but libérateur poursuivi étant entaché d'illégalité est antirépublicain et ne peut aboutir qu'à prolonger la captivité du vieillard tandis qu'il constitue par ailleurs une sommation si intolérable au président Grévy qu'il interdit pour ainsi dire tout acte de clémence. Les 14 et 15 avril, La Gironde, prenant acte des interventions d'une « escouade d'intransigeants parisiens », entend montrer une fois de plus que l'élection a quitté le terrain humanitaire pour se placer sur le plan socialiste et démagogique. C'est le thème qu'elle soutient encore les 17 et 19 avril, pensant ainsi par l'agitation du spectre rouge faire pencher la balance de son côté, c'est-à-dire du côté de la « République démocratique et progressive » car, de l'autre, il y a le socialisme et la glorification de la Commune avec leur cortège de systèmes obscurs, confus, tous ayant un point commun : « la négation et la destruction de la liberté individuelle et des principes de 1789 ». Elle ajoutait : 34. La Gironde, 11 avril 1879. 35. Ibid., 12 avril 1879.

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Ce n'est pas pour la personne d'André Lavertugeon contre la personne d'Auguste Blanqui que les patriotes voteront dimanche, c'est pour la République et la loi contre le socialisme révolutionnaire et l'anarchie communaliste. Le 20, jour de l'élection, La Gironde devenue selon le mot d'Ernest Roche « la tigresse de l'opportunisme J>36, sort ses griffes et se démène furieusement. D'une part, elle s'emploie à salir Blanqui, donnant un extrait du procès de Bourges, rappelant son attitude favorable au drapeau rouge en février 1848 afin, si possible, de détruire l'influence sentimentale sur l'élection. D'autre part, en des termes qui sentent la peur du scrutin, par le cliquetis des grandes phrases, elle montre les électeurs de Blanqui faisant le jeu des bonapartistes, elle les transforme en alliés de la Réaction : De pieux jeunes gens confits en dévotion et en légitimité se démènent avec un zèle discret mais actif afin d'amener à Blanqui les voix qu'ils recueillirent jadis en faveur de M. Druilhet-Lafargue contre Gambetta. La coalition est flagrante, elle est scandaleuse... Est-ce que ce spectacle n'est pas de nature à éclairer tout républicain doué de raison ?... C'est le principe même de la République qui est en jeu... que nous ferons triompher en dépit de la monstrueuse coalition du communalisme révolutionnaire et de la réaction bonapartiste. Attitude de la presse

conservatrice.

L'attitude des journaux conservateurs de toutes nuances, locaux ou nationaux, permettait, il faut bien le dire, de se livrer à cette manœuvre et de noircir ainsi les électeurs de Blanqui. L'orléaniste Courrier de la Gironde qui n'avait commencé à parler de l'élection qu'à la veille du scrutin et qui en avait même donné les résultats sans commentaires, entrait en lice le 11 avril, profitant du désarroi dans lequel se trouvaient les opportunistes. Que ces messieurs veuillent donc bien calmer leur émotion et ne s'interrogent pas sur leur conduite à tenir. C'est soulever à plaisir des questions bien inutiles. Leur conduite à tenir est bien simple ; c'est de demeurer tranquilles, et de laisser le suffrage universel qu'ils tiennent en grande estime, faire son œuvre en paix et en liberté. Quelques journaux de Paris prétendent que M. Blanqui est hors la loi et que son élection est illégale. C'est bien possible. Ils ajoutent que la Chambre ne la validera pas. Nous verrons bien. Mais en tout cas ce n'est pas à eux il nous semble à prendre part dans ce sens. Quand il a été question d'amnistie, ils se sont unanimement prononcés en faveur du retour des scélérats qui ont assassiné isolé3 6 . E . ROCHE, p . 4 1 .

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ment ou par troupeaux des malheureux sans défense qui ont pillé les caisses publiques et privées et mis le feu aux quatre coins de Paris, et aujourd'hui que le suffrage universel appelle leur attention sur un soldat de leur armée qui a pourri durant 40 ans dans les prisons et qui s'éteint dans leur oubli, les voilà pris, tout à coup, d'honnêtes scrupules et qui se font les défenseurs de la légalité étroite et rigoureuse. Tout cela fait pitié, pour ne pas dire plus. Le 13, dans un article-leader, le même journal ripostant à La Gironde se défendait de « sombres combinaisons » et se demandait en quoi des éloges prodigués à Blanqui pouvaient indiquer une trame odieuse contre la République « lorsqu'il est bien reconnu que M. Blanqui est un partisan de la vraie République et que tous les vrais républicains sont des amis de M. Blanqui ». Le 16, Le Courrier prenait à nouveau un malin plaisir à mettre les « admirateurs du suffrage universel » hostiles à Blanqui en présence de la situation fausse dans laquelle ils se trouvaient ; et le 17, dans un article tout à fait démagogique signé Emile Riffaud, il attaquait les opportunistes : Et contre qui tous ces repus, tous ces engraissés et tous ces satisfaits se disposent-ils à employer des moyens auxquels n'avaient songé ni les Rouher, ni les Pinard ? Est-ce contre un bonapartiste ? contre un royaliste ? contre un réactionnaire ? contre un républicain douteux ou nouvellement rallié ? C'est contre un vétéran de la démocratie, c'est contre un homme qui, depuis quarante ans, n'a pas cessé de lutter pour la République ; c'est contre un champion qui a déclaré la guerre à tous les régimes monarchiques, qui a payé de sa personne, en cent rencontres diverses, et qui, pour le triomphe de sa cause a passé dans les prisons les plus variées les trois quarts de son existence. Mais M. Blanqui est peut-être inintelligent et incapable de faire prévaloir les idées démocratiques ? Point. C'est au contraire un homme doué de rares aptitudes et d'un esprit remarquablement cultivé ; violent, sans doute, mais destiné à trancher de la façon la plus brillante, au milieu des non-valeurs et des polichinelles qui encombrent le Parlement. Et puis, enfin, sommes-nous oui on non dans un pays de suffrage universel ? M. le président de la République s'est-il oui ou non moqué du public, quand il s'est déclaré dans son message le respectueux serviteur de la volonté populaire ? Etant donné ce régime, étant donné ces déclarations, le peuple peut et doit se considérer comme le véritable souverain. Il a, par conséquent, lui qui fait les lois, le droit de les défaire. Il peut faire grâce, comme un roi ou comme un empereur. Il peut aller chercher celui-ci dans son exil, celui-là dans sa prison, pour en faire ses représentants et ses porteparoles... Que l'élection de Blanqui soit destinée à marquer, pour cette quiétude où ils s'endorment (gouvernement et ses amis) et s'engraissent,

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le commencement de la fin, c'est fort possible. Mais ils ne pouvaient compter sur la perpétuelle durée de cet état de choses. La démocratie a des revendications à exercer, et si l'harmonie des pouvoirs ne doit avoir pour résultat que de donner à d'anciens bohèmes des tailleurs dans le grand genre et des cuisiniers à douze mille francs, on voudra bien reconnaître que c'est insuffisant pour le bonheur du peuple. La feuille cléricale L'ami de l'Ouvrier et du Soldat intervenait, plus nettement encore. Bernard d'Izon y soutenait, le 10, qu'il n'y avait pas de comparaison entre « le grand martyr Blanqui qui a tant souffert pour une idée et le renégat de l'Empire, le domino rose Laver tu geon ». Ainsi s'expliquait la préférence du peuple, et le rédacteur fixait en ces termes la position de ses amis : Pour nous, conservateurs cléricaux, si nous étions forcés de voter pour un candidat républicain, nous n'hésiterions pas à préférer le repris de justice à l'homme libre car nous sommes pour les principes et un radical désintéressé, franc, carré comme le citoyen Blanqui ne fera jamais autant de mal qu'un opportuniste ambitieux tout miel et tout sucre, comme l'enfant gâté des 2 Gironde. Le 15, la même feuille attaquait plus violemment encore la candidature de Lavertugeon, « l'opportuniste servile, l'ex-bonapartiste, un citoyen qui, selon le temps, a changé plusieurs fois de vestes politiques sans compter celle qu'il doit enfiler dimanche prochain ». L'article, dans sa conclusion, rejoignait le thème favori du Courrier : L'élection de Blanqui est le commencement de la rentrée par la force des communards exceptés de l'amnistie. Après Blanqui ce sera Rochefort qui, ne pouvant rentrer par la loi, rentrera par le trou du scrutin. C'est le peuple s'arrogeant un droit souverain sur les lois et donnant des leçons aux pouvoirs publics. Oh ! je sais, l'élection de Blanqui est un soufflet pour le gouvernement et un autre pour La Gironde. A qui la faute ? Vous avez fait le peuple maître. Eh bien, il exerce son pouvoir. L'attitude du bonapartiste Journal de Bordeaux était plus réservée que celle de ses confrères en réaction. Il suivait — c'est le mot qu'il emploie — « avec désintéressement » les différentes phases de la lutte et préconisait en conséquence l'abstention mais sans user de bulletins blancs. Par ailleurs, pour faire pièce à Lavertugeon, il montait en épingle toutes les informations favorables à Blanqui. La presse conservatrice de la capitale faisait chorus avec les journaux locaux réactionnaires. La Gazette de France, par exemple, consacrait une colonne et demie à exalter Blanqui tout en avilissant Jules Ferry. L'Univers, de Veuillot, se sentant une sympathie soudaine pour le suffrage universel, s'exclamait « le peuple est souverain » et déclarait que Blanqui pouvait et devait être proclamé député. Mais c'est surtout Paul de Cassagnac qui, voyant dans l'élection de Bordeaux une source d'embarras pour le gouvernement et un acte de rébellion à encourager, allait droit devant lui. Il écrivait :

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Nous souhaitons et nous désirons que Blanqui soit élu, et notre franchise ordinaire nous pousse à engager fortement les conservateurs de la i" circonscription de Bordeaux à voter comme un seul homme pour Blanqui. Nous voulons que le gouvernement de la République se trouve aux prises avec toutes les difficultés qu'il a soulevées lui-même. « Ah l messieurs les républicains, vous avez voulu l'amnistie, vous avez voté de l'argent pour fêter le retour de tous les bandits de la Commune, sur le compte desquels, en plein Parlement, vous avez eu l'impudeur d'essayer de nous apitoyer. Vous nous avez affirmé que votre gouvernement était fort, puissant et courageux ! C'est ce que nous allons bien voir. Il ne nous plaît pas, à nous, que vous fassiez des catégories de criminels à votre fantaisie et suivant les besoins de la poltronnerie réelle qui s'abrite sous vos airs fanfarons. Vous avez gracié Ranc et tant d'autres. Pourquoi pas Blanqui ? Pourquoi pas Rochefort ? Nous voulons qu'ils rentrent, nous. Nous voulons que vous nous fassiez voir si vous êtes réellement aussi forts, aussi puissants et aussi courageux que vous le dites, et nous croyons vous être utiles en vous aidant à faire cette expérience, qui ne peut que réussir à vos souhaits et vous plonger dans l'admiration de votre génie et de votre prestige. Que si, au contraire, vous persistez par vos journaux officieux, à reculer devant l'élection de Blanqui, et le retour de l'arrière-garde des communards, vous prouvez, ce dont nous nous doutons déjà, à savoir : que la République est le gouvernement de l'effarement, de la faiblesse et de l'épouvante, obligé où il est, pour pouvoir se maintenir péniblement pendant quelques mois, de proscrire tout à la fois ses adversaires et ses amis, les conservateurs et les communards37 ». Cet article était évidemment une aubaine pour le candidat opportuniste. Ne se sentant plus très ferme sur ses étriers, il avait déjà invoqué Emilio Castelar, le Jules Simon de l'Espagne. Il mit en vedette Paul de Cassagnac par voie d'affiche, essayant de déshonorer les républicains les plus fermes de La Gironde par quinze lignes de cet article M. Attitude

de la presse

républicaine.

A Paris, les journaux ministériels Le Temps, Le National, poussèrent des cris d'effarement, se trouvant réduits à plaider la cause de l'inéligibilité. Quant à La République française, elle prit grand soin d'éviter toute discussion à ce sujet, ce qui amena Le Français à faire remarquer que le silence était la grande ressource de Gambetta quand il était embarrassé 3". 37. Le Pays, reproduit dans Le Phare du Littoral, 14 avril 1879. 38. La Révolution française, 24 avril 1879. — E. ROCHE, p. 43. 39. La Révolution française, 10 avril 1879.

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République

Une place à part doit être faite dans la presse républicaine au Rappel qui, par la plume d'Edouard Lockroy, attaqua ouvertement la candidature Lavertugeon et soutint énergiquement la candidature Blanqui : Cette fois, dit-il, le suffrage universel a raison. De tous les condamnés, Blanqui était le premier qu'on aurait dû mettre en liberté ou amnistier. Les quarante ans de prison pèsent à la conscience publique Sur La Révolution française, le scrutin du 6 avril fit l'effet d'un coup de fouet. Ce quotidien reprit avec une ardeur accrue sa campagne tenace pour Blanqui libre. Sigismond Lacroix et Gabriel Deville commentèrent le même jour les résultats obtenus. Le premier dit : Dans le ciel de la République opportuniste et satisfaite, l'élection de Bordeaux éclate comme un coup de tonnerre. Blanqui n'est pas élu, mais il est sur le point d'être élu... Blanqui du fond de sa prison, intéresse, émeut, remue encore le peuple indocile aux mots d'ordre officiels ou officieux ; son nom qui est celui d'une victime de toutes les réactions sert de drapeau à un parti en formation ; sa candidature qui signifie justice devient une protestation. L'atmosphère asphyxiante du parlementarisme versaillais n'a donc point envahi toute la France. Il s'est trouvé un coin de la province où l'air de la justice a vivifié les cœurs, où. l'instinct populaire a pris le dessus sur les influences morbides de la politique de couloirs et de coulisses. Cela peut être, cela doit être le signal du réveil. Bordeaux donne courageusement l'exemple ; d'autres grandes villes suivront. Roanne a marché déjà dans la même voie. Le peuple commence à vouloir. Il voudra jusqu'au bout. Il faut que Blanqui soit élu ; il l'eût été hier si ses partisans avaient eu conscience de leur force, s'ils avaient eu foi dans la justice populaire ; il le sera dans quinze jours parce que maintenant on sait que la victoire est possible 41. De son côté, Gabriel Deville écrivait : Le scrutin de Bordeaux a dépassé, nous le confessons, toutes nos espérances. C'était une campagne blanche que nous entreprenions ; notre but unique était d'arriver par le bulletin de vote comme par la pétition à une manifestation publique en faveur de l'élargissement immédiat du séquestré. Or, le succès sur lequel nous n'osions pas compter, nous l'entrevoyons aujourd'hui possible ; et il est permis de croire au triomphe d'une candidature que la presse était unanime à qualifier de « fantaisiste »... Les électeurs bordelais ont bien mérité du Parti socialiste **. 40. La Révolution française, 10 avril 1879. 41. Ibid., 9 avril 1879. 42. Ibid., 9 avril 1879.

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Le 19' Siècle, Le National appuyés par Le Pays ayant — symptôme significatif — exhumé le document Taschereau, Gabriel Deville intervint : Nous ne nous attarderons pas à une réfutation inutile. La vie de Blanqui, cette vie de dévouement et de souffrances, proteste assez haut contre de semblables soupçons Et c'est cette vie qu'il retraçait à grands traits, comme il l'avait fait dans sa brochure de propagande 44 diffusée à Bordeaux par le Comité Blanqui. Le 12 avril, Deville, qui avait appris qu'on préparait une amnistie pour des condamnés de droit commun, adjurait les électeurs d'assurer l'élargissement du plus grand des condamnés politiques. Le 13, c'est Jules Guesde qui justifie le titre d' « Insurgé » dont on veut salir Blanqui, tandis que Sigismond Lacroix riposte au Temps. Le 16, Deville revient à la charge pour montrer que la candidature « n'a absolument rien d'illégal », et les articles de Guesde, Deville, Massen, les extraits de journaux favorables se succèdent sans interruption jusqu'au 20, date de l'élection. Ce jour-là, Deville clôt la campagne par un dernier appel pour Blanqui : Ne pas voter pour lui, c'est donner un tour de clé de plus à la porte de son cachot, c'est de gaieté de cœur, se constituer les geôliers d'un vieillard, se faire les complices de son étouffante détention, c'est assumer la lourde responsabilité de sa mort en cellule. Voter pour Auguste Blanqui c'est aussi, c'est surtout affirmer l'inéluctable nécessité de cette rénovation sociale dont il s'est efforcé d'avancer la réalisation, pour laquelle il a toujours combattu, pour laquelle il a tant souffert, à laquelle il a consacré prodigalement son existence entière. Que dans l'urne s'amoncellent les bulletins de délivrance et, pour son honneur, nous aimons à croire que le président de la République s'inclinerait devant l'arrêt du suffrage universel et proclamerait enfin Blanqui libre. Bruits, intrigues et

manœuvres.

A toute cette presse déchaînée par le scrutin qui avait fait surgir Blanqui « comme un diablotin d'une boîte à malices » **, il faut ajouter des manœuvres, des bruits de tous genres, indices d'un grand trouble, si l'on veut se replacer vraiment dans l'atmosphère politique précédant le second tour. 43. La Révolution

française, 11 avril 1879. Blanqui libre, prix 2 0 centimes, Paris, 1878, in-16 de 33 p., dédiée à Mme Barellier et à Mme Antoine « comme témoignage public de ma respectueuse admiration pour les dignes sœurs de celui dont nous poursuivons obstinément la juste délivrance ». Bibl. nat., Lb 57/6818. 45. Le Courrier de la Gironde, 17 avril 1879 ; Times [A visit to Blanqui]. 4 4 . GABRIEL DEVILLE,

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Les hautes sphères gouvernementales étaient soucieuses et préoccupées. Le Conseil des ministres, à plusieurs reprises, examina longuement l'attitude qu'il devait prendre. Le principe de la grâce était admis mais pour ne pas avoir l'air d'obéir à des injonctions, il fut entendu que cette mesure de clémence n'interviendrait qu'après l'élection. Les radicaux ayant appris cette manière d'agir manifestèrent leur mécontentement. Ils affirmèrent que Blanqui pouvait et devait être validé à une très forte majorité. Mais le gouvernement ne l'entendait pas de cette oreille et se montrait décidé à demander à la Chambre l'annulation de l'élection 46. Sur quoi Le Phare du Littoral affirmait qu'il n'y avait aucune raison de redouter la validation de Blanqui car ce dernier, disait-il, n'était appelé à avoir « aucune influence dans la C h a m b r e 4 7 » . Divers journaux s'étonnaient, d'autre part, que la grâce ne fût pas accordée immédiatement puisqu'elle ne pouvait rien changer à la situation faite à Blanqui à la suite de l'élection Entre-temps, Floquet, Clemenceau, Spuller, Lockroy entretenaient le président de la République de la situation de Blanqui. Cette démarche résultait d'une délibération prise par les députés d'extrême gauche. Plus laborieuse avait été l'élaboration d'un manifeste aux électeurs de Bordeaux. Ce manifeste qui, en raison de l'intersession parlementaire ne recueillit que 18 signatures dont deux ou trois de membres de « l'Union républicaine », fut effectivement expédié à Bordeaux, mais il arrivait presque aussi tard que les carabiniers d'Offenbach. C'est sans doute pourquoi le Comité Blanqui ne crut pas devoir le publier, estimant avec La Révolution française qu'on doit négliger l'adhésion d'un groupe qui emboîte le pas à l'entraînement universel, alors qu'une initiative résolue de sa part en temps utile, eût pu peser peut-être sur les délibérations du gouvernement En même temps que le gouvernement envisageait la conduite à tenir en cas d'élection de Blanqui, il s'employait à empêcher cette élection, rejoignant sur ce plan les intrigues opportunistes qui se nouaient à Paris comme à Bordeaux. Gambetta, dont la grande préoccupation, disait-on, était de faire échouer Blanqui, dépêchait des émissaires en Gironde 50. D'autre part, des efforts étaient faits pour arriver au retrait de la candidature Blanqui. On assurait la liberté au détenu en échange. Les amis de Blanqui, est-il besoin de le dire, résistèrent à cette combinaison On suscita la division dans le Comité d'Octave Bernard sur la conduite à tenir pour le scrutin de ballottage, mais la fraction la plus importante de ce Comité vint 46. Courrier de la Gironde, 16 avril 1879. 47. Le Phare du Littoral, 27 avril 1879. 48. Le Courrier de la Gironde, 16 avril 1879. 49. Ibid., 13 avril 1879. — Le Phare du Littoral, 12 avril 1879. — Journal de Bordeaux, 13 avril 1879. — La Révolution française, 18 avril 1879. E . ROCHE, p .

36.

50. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 16 avril 1879. 51. Le Courrier de la Gironde, 13 avril 1879.

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s'adjoindre au Comité Blanqui, et la manœuvre fit long feu On songea à une candidature Rane : celui-ci ne s'y prêta point On examina s'il ne convenait pas de substituer la candidature de Brandenbourg, maire de Bordeaux, à la candidature Lavertugeon On fit courir le bruit d'un désistement de Blanqui, et sa sœur Mme Antoine se trouva dans l'obligation de télégraphier à Ernest Roche pour démentir cette fable 55. On prétendait que le préfet de la Gironde avait proposé au gouvernement de ne pas tenir compte des voix de Blanqui et de proclamer Lavertugeon élu. D'après certains, le président du Conseil, Waddington, trouvant le procédé incorrect et peu loyal, se serait opposé à cette suggestion. D'autres disaient que des instructions avaient été données au préfet pour qu'il fît connaître par voie d'affiche que l'élection serait nulle de piano, Blanqui n'étant pas éligible. Mais il en étaient qui affirmaient au contraire que le ministre de l'Intérieur s'était opposé à cette suggestion, comme empiétant sur les droits de la Chambre56. La plus dangereuse des manœuvres contre Blanqui consistait à le représenter comme l'instrument d'une coalition monarchico-révolutionnaire. Elle s'étayait sur la position prise par la presse conservatrice, et le placard de Lavertugeon tirant parti de l'article de Cassagnac constituait à cet égard un coup de maître. Le comité Blanqui, tout dévoué à l'idée, n'avait pas l'expérience des luttes électorales. Il fut un moment surpris et même étourdi par ce placard. Répondre, pensait-il, c'est s'avilir. Il manqua de décision, puis finit par comprendre que se taire c'était comme se cacher. Il riposta donc en avisant les électeurs qu'il éluderait « ce genre de polémique », affectant de dédaigner « les inspirations d'un journalisme rétrograde » . Ce n'était point suffisant. C'est seulement dans les derniers jours précédant le scrutin qu'il se mit à répondre coup pour coup par trois placards. L'un contenait un extrait de l'article de Rane dans La République française sur Blanqui et signalait l'adhésion de tous les journaux sérieusement républicains à cette candidature. Le second portait l'adhésion de Garibaldi. Enfin un troisième, simple mais tranchant comme un axiome, rappelant l'article 10 de la Constitution, détruisait en quatre lignes la thèse de l'inéligibilité de Blanqui Veillée

d'armes.

A ce moment, la campagne électorale battait son plein. Le Comité se tenait en étroite relation avec Paris. Un envoyé spécial de La Révo52. 53. 54. 55. 56.

La Révolution française, 18 a v r i l 1879. Le Courrier de la Gironde, 16 a v r i l 1879. Ibid., 16 a v r i l 1879. Ibid., 16 a v r i l 1879. Journal de Bordeaux, 14-15 a v r i l 1879.

57. La Révolution 3

française,

24 a v r i l 1879. —

E. ROCHE, pp. 41-43.

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lution française, E. Massen, un délégué de La Marseillaise, Edmond Lepelletier, rendaient compte chaque jour dans leur feuille respective des progrès de la candidature. Plusieurs centaines de numéros en étaient distribuées quotidiennement. Le pauvre Prolétaire, lui, ne pouvait déléguer personne, mais il envoyait chaque semaine 500 exemplaires de diffusion 58 . Pour renforcer les orateurs locaux, des socialistes parisiens déléguèrent à Bordeaux les citoyens Emile Gautier et Couturat, proscrit du 2 décembre, qui venait de présider à Saint-Mandé un banquet de 700 couverts du Vendredi dit Saint convoqué par Goudenant au nom de la Ligue de la Libre Pensée, fondée en 1867 Mais Couturat fit défaut. Ernest Roche donne les noms d'Emile Gautier et Mijoul comme délégués. Il ne parle même que du premier dont il fait l'éloge comme ayant rendu vraiment des services eo . De fait, Emile Gautier était « un orateur de grand talent 81 », un « très bon orateur » qui n'allait pas tarder à passer à l'anarchisme à mesure qu'il prenait ombrage de Jules Guesde Les réunions du Comité, soit dans une salle de la rue Saint-Bruno, soit à Bacalan ou à l'Alhambra se déroulèrent dans l'enthousiasme. Aucune salle n'était assez vaste pour contenir tous les assistants. On ne pouvait fermer les portes. Il y avait du monde partout, jusque sur des poutres et des planches suspendues. La veille du scrutin, plus de 5 000 personnes s'entassèrent dans l'Alhambra et 1 000 restèrent dehors "3. Pendant ce temps, Lavertugeon et son clan, peu soucieux d'affronter le corps électoral, n'organisaient aucune réunion. Ils s'en tenaient à l'influence du journal, des affiches, des visites domiciliaires, à la terreur organisée dans les ateliers. Ils préparaient même un banquet en l'honneur de la victoire qu'ils escomptaient M . Pourtant, l'issue de la bataille n'était pas douteuse. Une lame de fond déferlait sur Bordeaux. L'élection de Blanqui était au centre des préoccupations. C'était le sujet des conversations. Chaque coin de rue formait un club et comme plus tard au temps de l'affaire Dreyfus, cette lutte ardente déchaînait querelles dans la cité et divisions dans les familles. Bien mieux : des paris s'établissaient. Dans les quartiers ouvriers, le nom de Lavertugeon devenait une injure. Comme dans toutes les grandes circonstances, les femmes et les enfants partageaient la fièvre populaire. Ne vit-on pas un jour des gamins qui jouaient aux boules apostropher Ernest Roche et Emile Gautier — qu'ils prenaient pour des partisans de La Gironde — aux cris de « Vive Blanqui ! A bas Lavertugeon » es. 5 8 . E . ROCHE, p .

36.

59. La Révolution française, 15 avril 1879. 60. E. R O C H E , pp. 36 et 50-51. 6 1 . Jacques P R O L O , L E S ANARCHISTES, p. 1 9 . 62. Souvenirs et opinions de Gabriel Deville recueillis par l'auteur. 63. E. R O C H E , chap. XI, pp. 4 4 et suiv. 64. Ibid., pp. 42, 45, 51. 65. Ibid., p. 44.

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La même lame de fond balayait le pays. Elle faisait de Blanqui le porte-drapeau du parti socialiste, et il faut bien reconnaître que nul n'était plus qualifié pour représenter, pour symboliser la classe ouvrière, puisque depuis un demi-siècle, c'est par lui dans les grandes circonstances que la voix pressante ou irritée du prolétariat s'était fait entendre. Cette lame de fond résultait aussi pour une large part, de la crise industrielle et commerciale qui atteignait le pays. Il y avait du chômage. Des grèves éclataient à Lyon, à Vienne, à Roubaix, à Mâcon, dans le Nord. Le congrès ouvrier de Marseille qui allait faire date dans le prolétariat français, se préparait. Simultanément paraissaient l'Histoire de la Commune par Arthur Arnould, les Souvenirs d'un membre de la Commune, de Jourde, la première des brochures de la « Bibliothèque anticléricale », A bas la Calotte, tandis que s'annonçait Le Capital de Marx édité par Maurice Lachâtre. Bref, la poussée en avant pour Blanqui coïncidait avec la poussée socialiste ouvrière et avec la poussée anticléricale produisant déjà ses effets en haut lieu. C'est ce qui permettait à des journaux de droite de prédire que l'opportunisme était destiné à bref délai à être dévoré par le radicalisme. Et ils évoquaient la scène du loup et du petit chaperon rouge M. Pour être édifié sur la puissance de ce flot libérateur pour Blanqui, il suffit de parcourir La Révolution française. A Nice, le 16 mars, comme suite à la campagne de pétitions, s'était constitué un Comité Blanqui. Il écrivit au général Garibaldi afin d'obtenir un mot susceptible de « décider la démocratie bordelaise à se rallier autour du nom de Blanqui 67 » . Et c'est ce qui explique le télégramme que, de Rome, fit parvenir Garibaldi en faveur du « martyr héroïque de la liberté humaine » . Cette dépêche dont la lecture fut accueillie en réunion publique par des tonnerres d'applaudissements 68 fut, comme on l'a vu, affichée. Le 14 avril, La Révolution française qui, pour sa quatrième liste de souscription est déjà parvenue à recueillir sou à sou 356 francs 60, publie les noms des souscripteurs. C'est des plus curieux : à côté d'un « clerc d'avoué socialiste » et d'un garçon de cuisine figurent un vétérinaire, un agent d'assurances, des docteurs, des ouvriers du Creusot et du faubourg Saint-Antoine, des transportés de 1852 et 1858, des anciens détenus de Belle-Ile, des proscrits de la Commune, des travailleurs ruraux, un socialiste espagnol, des étudiants russes, la fille d'un fusillé, un clairon du bataillon de Blanqui, « un vieil ami de Barbés qui se repent d'avoir cru à la calomnie Taschereau » , des soldats socialistes. Des collectes d'ateliers, d'arrondissements, de communes, de groupes de libre pensée, des reliquats de consommations dans des cafés à Paris et à Sète, voisinent avec des oboles 66. La Révolution française, avril 21 avril, etc. 67. Ibid., 15 avril 1879. 68. E . R O C H E , p . 48.

1879. —

Le

Courrier

de la

Gironde,

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venant de Tourcoing, Grenoble, Brest, Asnières, Narbonne, Arles, Saint-Ouen, Corbie, Thiers, Saint-Geniès-de-Malgoirès, etc. L'ami de Varlin, Adolphe Clémence, a tenu à envoyer son obole « avec ses respectueuses sympathies pour l'inflexible citoyen Blanqui ». Comme le « Vieux » eût été réchauffé dans sa prison s'il avait pu prendre connaissance de tous ces témoignages de sympathie et de vénération, ainsi que des nombreuses suppliques en sa faveur 68 qui parvenaient en haut lieu ! Le 15 avril, La Révolution française, est littéralement débordée. Son numéro est entièrement consacré à l'élection. Une note en informe les lecteurs. En raison de l'importance exceptionnelle de la candidature Blanqui à Bordeaux, nous n'insérons aujourd'hui que les communications relatives à cette élection et encore sommes-nous obligés d'en éliminer un grand nombre et de réserver la place dont nous disposons aux plus intéressantes. Les quatre premières colonnes, sous le titre « Le jour de la foule », donnent la parole aux citoyens qui ont fait parvenir des lettres au journal. On en remarque une de T. Hardouin qui a connu Blanqui et qui le dépeint « presque timide, indulgent, doux, pâle, presque sans voix, toujours aussi peu soucieux de lui-même qu'occupé du bien-être des autres ». Le futur anarchiste Emile Henry, qui lança la bombe de l'hôtel Terminus et mourut courageusement sous le couperet, était alors — il l'a reconnu — « attiré par le socialisme » 70. On inséra sa lettre écrite au nom d'un « groupe d'amis, ouvriers de différentes professions ». La conception antiparlementaire y perce déjà. Il rappelle ceux qui sont « morts à la tâche » : Proudhon, Ledru-Rollin, Delescluze, Flourens et montre que de toute cette pléiade, il ne reste que Blanqui, ajoutant : Pour moi qui ai habité Bordeaux, je sais que son intelligente population est particulièrement animée de l'esprit de justice et d'humanité et je crois que c'est à elle que reviendra l'honneur d'avoir rendu Blanqui à la liberté et à la démocratie A la suite de ces lettres et d'un article de Deville, trois colonnes massives donnent des communications relatives à l'élection. Elles émanent de La Solidarité, organe des réfugiés de la Commune à Genève, du journal Le Droit social de Lyon, des radicaux de Béziers, du Comité Blanqui de Nice, de 500 amis de l'amnistie réunis salle Perot à La Chapelle, d'un banquet de Saint-Mandé, du cercle d'Etudes Sociales animé par Emile Gautier, d'un groupe de socialistes révolutionnaires de tous les arrondissements de Paris, du cercle des Droits de l'Homme de Sète, de la Commune libre de Montpellier, etc. Dans les numéros suivants, les adresses se multiplient. On ne s'étonnera pas d'en trouver une du Cercle des Travailleurs de Cuers 69. Archives nationales, BB 24/822. 70. JACQUES PROLO, op. cit.,

71. La Révolution

française,

p. 5 4 .

15 avril 1879.

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(Var), le pays de Flotte, et d'apprendre que Blanqui en était le président d'honneur' 2 . C'est dans ces conditions, devenues extrêmement favorables à Blanqui que le suffrage universel fut appelé à rendre son verdict. Le scrutin du 20 avril — Blanqui élu — La

presse.

Les autorités locales inquiètes avaient consigné les troupes, mais rien d'anormal ne se produisit. Le scrutin du 20 avril donna les résultats suivants : Inscrits : 24 429. — Votants : 12 334. — Blanqui : 6 801. — Lavertugeon : 5 330. — Divers : 231 Cette élection consacrant la victoire de Blanqui mit en liesse la classe ouvrière et la démocratie bordelaise. Les résultats en étaient impatiemment attendus par tout le pays le soir même. Dans la capitale, dit le correspondant parisien d'une feuille de Bordeaux, vers neuf ou dix heures les kiosques des marchands de journaux ont été entourés mais en vain ; à l'exception du Courrier du soir les autres feuilles n'ont fait connaître que le résultat du 8' arrondissement. Cependant le bruit du succès de Blanqui s'est vite répandu. Au ministère, on faisait assez mauvaise mine La Révolution française, de son côté, signale que toute la soirée de huit heures à minuit des citoyens anxieux des résultats ont stationné devant l'imprimerie ou sont montés dans les bureaux. Les résultats connus, ils acclamaient Blanqui ou discutaient avec animation les conséquences du scrutin A Roanne, 50 citoyens s'étaient réunis intimement dans l'attente des nouvelles. Quand ils apprirent la victoire, ce fut du délire. Les plus froids ne purent y résister. Au milieu des cris de « Vive Blanqui ! » ces hommes s'embrassèrent, se serrèrent les mains. Des larmes de joie coulèrent. La Révolution française et Le Prolétaire furent, au nom de tous, remerciés par l'un des membres du Comité local Blanqui Quant au prisonnier de Clairvaux, plusieurs jours après le scrutin il ignorait encore qu'il était élu. Le 23 avril à huit heures du soir, en tout cas, la famille n'avait reçu aucune lettre indiquant qu'il ait eu connaissance de son élection, bien que deux télégrammes d'information lui eussent été adressés C'est Mme Antoine qui, le 25, remercia Cairon, président du Comité électoral, Sigismond Lacroix pour la défense de l'amnistie plénière et celle de son frère « toutes les 72. La Révolution française, 15 et 20 avril 1879. 73. E. ROCHE, p. 52. —- Chiffres officiels du recensement proclamé à la préfecture le 24 avril 1879. — La Gironde, 26 avril 1879. 74. Le Courrier de la Gironde, 23 avril 1879. 75. La Révolution française, 22 avril 1879. 76. Ibid., 26 avril 1879. 77. Ibid., 25 avril 1879. — L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 26 avril 1879. Correspondance de Paris datée du 24.

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deux inséparables » sans oublier Gabriel Deville qui défendit Blanqui « avec une énergie et une abnégation à toute épreuve " » . La République française fut contrainte, par la victoire de Blanqui de sortir du silence olympien qu'elle avait gardé jusqu'à la veille du scrutin. Elle découvrit subitement que Lavertugeon n'était plus « depuis longtemps à Bordeaux une personnalité populaire et que son programme restait presque sur tous les points au-dessous du diapason de la circonscription » . Elle ajouta que si le pouvoir exécutif ne prononçait pas la mesure que la raison « réclamait depuis longtemps » , le pays serait doté d'une question Blanqui et que cette question serait « plus difficile à résoudre demain qu'aujourd'hui » . Le Rappel insista sur la faute que le gouvernement avait commise en repoussant l'amnistie. La Marseillaise demanda si le ministre allait continuer à rester sourd aux vœux de l'opinion. La France, par la plume d'Emile de Girardin, ne voulait pas douter de la validation du nouvel élu. Autrement, « ce serait greffer sur une complication qui n'aurait pas dû naître, des complications nouvelles sans nombre et sans issue » . Dans les organes ministériels on note des attitudes diverses. La Presse attend la grâce de Blanqui car il ne faut pas « pousser aux extrêmes limites l'acharnement contre les personnes » . Le National, au contraire, trouve la question bien posée : « d'un côté, la loi faite par les représentants de 535 circonscriptions ; de l'autre côté : une seule circonscription » . Il ne s'agit pas « d'accepter un soufflet » et de tomber « dans le fédéralisme d'une espèce jusqu'ici non classée, la souveraineté des minorités violentes » . Le Temps établit un parallèle entre la candidature Blanqui et la candidature de Godelle, ce bonapartiste élu dans le VIII* à Paris, le même jour. Il voit là le triompe de deux oppositions sur un principe qui leur est commun « à savoir qu'au-dessus de la légalité, il y a la justice et que lorsque la loi méconnaît le droit idéal, le droit absolu, c'est le devoir de ne tenir aucun compte de la loi » . L'Estafette ne voit qu'une solution pour le gouvernement, attendre l'invalidation qui ne saurait tarder. Blanqui amnistié sera peut-être réélu, tant pis pour les Bordelais, tant pis pour la République. Ce n'est point là une acquisition qui nous paraisse de nature à faire leurs affaires ni celles du pays. On notera que, mieux inspiré cette fois, le poète Clovis Hugues après avoir soutenu la candidature bordelaise de « l'auguste vieillard » réclama la grâce du « lion captif » Quant aux journaux conservateurs et cléricaux parisiens, ils écument et s'efforcent de faire croire que la France est perdue si Blanqui entre à la Chambre. Bien entendu, ils ne manquent pas de souligner les fautes du gouvernement. Le Pays estime que celui-ci « par la mollesse de son attitude » a permis l'élection du « célèbre scélé78. La Révolution

française,

79. J . BnETONNEL, op.

cit.,

27 avril 1879.

p. 25.

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rat ». La Défense trouve qu'on n'est pas gouverné, et L'Univers que si le gouvernement s'incline « il signe son abdication », que s'il résiste « c'est la lutte sans trêve ni repos avec le corps électoral ». L'Ordre dit que cette victoire du « candidat de l'imbécillité et du sang prépare une catastrophe 80 ». Sur le plan local, les journaux de même nuance maintiennent la politique du pire. Le Courrier de la Gironde demande que Blanqui soit gracié ainsi que Rochefort 81 . Le Journal de Bordeaux dit qu'un scrutin élisant le « farouche », le « sinistre Blanqui », justifie ses alarmes et dépasse ses espérances 82 . L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat répète, qu'après tout, il ne lui déplaît pas de voir les gouvernants dans l'embarras. Chose piquante : ce propos figure dans le numéro qui donne les lieux du département où se fait « l'adoration perpétuelle », et la biographie de Bernadette Soubirous, « l'humble bergère de Lourdes, qui venait de mourir 8 8 ». On le devine, Le Prolétaire et La Révolution française célèbrent avec enthousiasme la victoire de Blanqui. Pour Le Prolétaire c'est « la première élection socialiste » qui se soit produite en France depuis la Commune M. Dans La Révolution française, Sigismond Lacroix écrit : Le vieux révolté, le républicain indompté qu'aucune réaction n'a pu abattre reçoit enfin du peuple la récompense de son dévouement, de son inaltérable fidélitéCe n'est pas seulement, comme on affectera de le dire, un acte de générosité et de justice que la démocratie girondine a accompli hier avec une décision vigoureuse et superbe ; c'est aussi, on le verra bientôt, un acte de ferme et clairvoyante politique. La République entre dans une voie nouvelle. Les beaux jours du bavardage et des intrigues sont passés. Le peuple est entré en scène. Devant ce personnage, non pas nouveau mais oublié, les étoiles parlementaires, même les plus brillantes, pâlissent. Un parti nouveau a affirmé son existence. Derrière la République parlementaire on aperçoit la République populaire. L'aveuglement serait de ne pas comprendre ou de ne pas paraître comprendre de tels avertissements donnés avec une telle hauteur, une telle netteté, je dirais presque une telle solennité". Deux jours après, le même rédacteur écrivait : Oui, l'élection de Bordeaux est un avertissement non dénué de sévérité à l'adresse du gouvernement et aussi à l'adresse de la Chambre. Il faisait remarquer que l'élection n'était ni antirépublicaine, ni 80. 81. 82. 83. 84. 85.

La Révolution française, 23 avril 1879. La presse et l'élection. Le Courrier de la Gironde, 22 avril 1879. Journal de Bordeaux, 23 avril 1879. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 23 avril 1879. Le Prolétaire, 26 avril 1879. La Révolution française, 22 avril 1879.

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République

modérée, ni radicale « dans le sens actuel du mot puisque les électeurs ne l'ont pas qualifiée de cette façon », qu'elle n'était pas plus d'extrême gauche que de gauche puisque le Comité et les électeurs à sa suite avaient évité soigneusement de placer leur candidat sous le patronage d'un groupe quelconque du Parlement. Il ajoutait : Si nous avions qualité pour donner à l'élection Blanqui une qualification politique nous dirions que son caractère distinctif est d'être une élection extra-parlementaire 86. D'accord, mais c'était aussi, on ne pouvait l'oublier, une élection d'amnistie ; et par le nom de l'élu, par ceux qui le patronnèrent, par le sens donné unanimement à la lutte, c'était une élection socialisterévolutionnaire, c'était la revanche de la Commune sur la république versaillaise. Cependant, comme au premier tour, plus qu'au premier tour, obéissant au dépit, les journaux opportunistes qui insistaient ou avaient insisté sur ce dernier point continuaient de brouiller les cartes en prétendant que Blanqui était élu grâce à l'appui des conservateurs. L'organe opportuniste de Clairvaux donne à peu près le ton des articles en ce sens quand il écrit : Est-ce que, en réalité, la victoire de Blanqui est une victoire républicaine ? Non. Pour faire une bonne farce à la République et au ministère les royalistes et les bonapartistes bordelais ont voté comme un seul homme en faveur du vieux pensionnaire de Clairvaux. Ainsi s'est consommée cette alliance moins monstrueuse qu'on ne pense et que nous avions prévue entre les paladins de Frohsdorf, les aventuriers de Chilchurst et les intéressants personnages qui reviennent de Nouméa. Les révolutionnaires blancs, violets et rouges ont trouvé un terrain commun : la haine du gouvernement actuel". La Gironde, naturellement, menait la danse pour accréditer la légende 8S. On devait lui pardonner, comme disait le Journal de Bordeaux : « Elle avait perdu la tête. » Et ce journal montrait le démenti infligé par les chiffres mêmes du scrutin : en les comparant au vote du premier tour, il trouvait une différence en plus de cinq cents et quelques voix et il faisait remarquer qu'il y avait encore eu plus d'abstentions que de votants 89 . Le journal de Rouher, L'Ordre, faisait la même remarque et posait la question : Si l'on devait déduire les voix bonapartistes et réactionnaires du chiffre formidable des abstentions, alors que sont devenus les républicains de Bordeaux90 ? Quant au Courrier de la Gironde, en comparant les scrutins du premier et du second tour, il aboutissait à cette conclusion : Le nombre des électeurs non républicains qui ont pu prendre part 86. La Révolution française, 24 a v r i l 1879. 87. Le Mémorial de Bar-sur-Aube, 26 a v r i l 1879.

88. La Gironde, 20 avril et jours suivants.

89. Journal de Bordeaux, 22 a v r i l 1879. 90. La Révolution française, 23 a v r i l 1879.

Première

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au vote du 20 paraît avoir été peu considérable et dans aucun cas on ne peut lui attribuer la grosse majorité qui s'est portée sur le nom de M. Blanqui'1. Effarement

des hautes sphères — Attitude

de « l'Officiel

».

Quoi qu'il en soit, l'élection de Blanqui fit l'effet d'un « terrible coup de massue pour le ministère » . C'est ainsi que le vicomte Melchior de Vogué, de Saint-Pétersbourg, commente la nouvelle sur ses carnets quotidiens. Il ajoute, manifestant sa mauvaise humeur à l'endroit des ministres sans volonté : C'est bien fait. Ils tomberont dans la crotte, comme des invertébrés qu'ils sont. Ils ont une position superbe à défendre, la loi, toute la loi. Non gracié, Blanqui est inéligible. Or, ils n'ont su ou voulu ni gracier avant, ni annuler après. Hués à gauche, lâchés à droite, ils vont tomber misérablement...92. L'élection fut mal accueillie aussi par un nombre important de républicains peuplant les loges. On en trouve la preuve dans cet aveu de Charles Fauvety, ancien fouriériste devenu un personnage dans la franc-maçonnerie : Je déclare, même contre l'opinion de beaucoup de mes amis, que les électeurs de Bordeaux ont fait une grande et belle chose en portant leurs voix sur le vieux prisonnier de Clairvaux. Non pas que je veuille dire que le suffrage universel puisse se mettre au-dessus de la loi, mais je dis que dans le cas Blanqui le suffrage universel a protesté dignement contre la violation d'un principe supérieur à la loi même, le principe d'équité, de justice et d'égalité devant les lois 93. Dans les sphères officielles, l'élection jetait l'effarement, soulevait de grosses difficultés à l'heure où une crise ministérielle couvait sous la cendre. Tout à fait significative est la façon dont deux journaux ministériels donnèrent les résultats du scrutin et dont le Journal officiel se comporta. Le 19" Siècle se borna à reproduire le nombre des suffrages et, contrairement à sa pratique pour les autres candidats ayant réuni la majorité, il ne faisait suivre le chiffre des votes en faveur de Blanqui d'aucune mention. Il était donc évident pour le journal d'Edmond About et de Francisque Sarcey que Blanqui n'était pas élu et ne pouvait être élu M . Le Moniteur universel, plus franc, déclarait que l'élection de Blanqui était « nulle ». Il demandait que le gouvernement fît mettre le lendemain en tête du Journal officiel : 91. 92. 93. 94.

Le Courrier de la Gironde, 22 a v r i l 1879. Journal dxi Vicomte E. Melchior de Vogué publié par F . DE VOGUÉ, p. 129. La Religion Laïque, 3e année, n° 33, j u i n 1879, p. 268. La Révolution française, 23 a v r i l 1879.

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République

M. Lavertugeon : 5 333 voix, élu Voix nulles : 6 796 Cette idée vraiment géniale était « digne de figurer dans les colonnes du Tintamarre t> comme le fit remarquer La Révolution française 8S. La « bouderie » de l'Officiel procédait sans doute du même état d'esprit. Elle mérite qu'on s'y arrête, le fait étant sans précédent. Le 20 avril, huit circonscriptions électorales avaient choisi leur mandataire à la Chambre. Le recensement des votes avait été opéré par les commissions instituées ad hoc. Les procès-verbaux étaient parvenus au ministère. Cependant, le Journal officiel qui devait publier les résultats électoraux et mentionner dans sa partie non officielle le fait constaté se renfermait dans un silence dont il n'avait pas l'air de vouloir sortir. La cause de ce mutisme inusité était l'élection de Blanqui. A la date du 29 avril, Gabriel Deville en signalant le fait étrange, ne manquait pas de protester : Quel pitoyable procédé ! Est-ce assez mesquin ? Et quelle étroitesse d'esprit cela ne dénote-t-il pas chez nos gouvernants. Se les représente-t-on marmonnant avec des mines boudeuses d'enfant gâté : Puisqu'on a élu Blanqui malgré moi, je n'en dirai rien dans /'Officiel, na ! Soyez donc sérieux, messieurs, si vous ne savez pas être prévoyants Comprenant sans doute combien était ridicule cet enfantillage, le Journal officiel se décida enfin à rompre le silence, mais pour récidiver, si l'on peut dire. Il ne mentionnait effectivement que 7 élections sur 8. Quant à celle de Blanqui, il n'en était pas plus question que si elle n'avait jamais eu lieu. Le gouvernement, comme on dit vulgairement, continuait donc à faire la tête. Furieux du résultat des élections bordelaises, il montrait par son mutisme persistant son « dépit de gamin " ». Blanqui était élu, proclamé élu par la Commission de recensement des votes, le Journal officiel devait en insérer le résultat. Cette insertion qui paraissait dans la partie non officielle était d'autant plus incompréhensible qu'elle n'engageait ni le gouvernement, ni la Chambre, celle-ci, d'après la Constitution, décidant seule de l'éligibilité. C'était, en somme, une immixtion du ministre dans une affaire qui lui était étrangère. Il émettait une opinion sur un sujet qui ne le regardait point. Le Temps le reconnut. Tout en attribuant au gouvernement le droit de «renseigner les députés sur la situation légale de l'élu », il lui déniait le droit d' « aller au-delà 98 ». Cette mesure mécontenta à ce point les partisans de l'élection Blanqui que la presse intransigeante menaça d'une interpellation 95. La Révolution

française,

96. Ibid., 29 avril 1879. 97. Ibid., 30 avril 1879.

98. Ibid.,

2 mai 1879.

23 avril 1879.

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Bordeaux — Blanqui

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et prophétisa la chute du ministère. Les adversaires de Blanqui étaient mécontents aussi. L'un des journaux locaux lus à Clairvaux s'en expliquait en ces termes : On y voit une preuve de faiblesse du gouvernement qui n'ose affirmer son opinion pour ou contre la légalité de l'élection et qui eût dû, dans tous les cas, enregistrer les résultats matériels du scrutin M. C'était plutôt bouderie que manque d'opinion car, à coup sûr, le gouvernement qui avait eu le temps de réfléchir, avait adopté une solution. Il en revenait à ce qu'il avait décidé avant le premier tour. La grâce pour la personne, l'invalidité pour l'élu. Mais fallait-il accorder la grâce tout de suite ou après l'invalidation, quand serait expiré le bénéfice de la loi d'amnistie partielle qui, jusqu'au 5 juin, admettait la réintégration du gracié dans ses droits politiques ? Dans ce dernier cas, le prisonnier de Clairvaux serait rendu à la liberté mais resterait inéligible, sans compter qu'il aurait moins de chance de l'emporter sur le plan électoral. C'est que le gouvernement considérait Blanqui comme un homme dangereux et n'était pas loin d'en faire une sorte de croquemitaine « par la violence inouïe de ses opinions, surtout par la réalité de sa conviction qui touche à la folie », comme aussi par « ses dévots qui le traitent d'apôtre, de prophète ». Sans doute, par la validation on lui enlevait son auréole de martyr et on le mettait en contact direct avec ses troupes ce qui, pensait-on, ne pouvait que nuire à son prestige. De plus, s'il se pliait à la vie parlementaire et légale, il pouvait se fondre dans la Chambre et bientôt se modérantiser, donc se démonétiser. La perspective était tentante et un certain nombre de journalistes l'envisagèrent. Jules Noriac, lui, était poussé par la curiosité. Il aurait voulu voir à la tribune « le vieux conspirateur devenu Girondin de par la volonté du peuple souverain ». Cet amant passionné de la liberté, dit-il, si mal payé de retour par cette déesse, doit avoir au grand jour une physionomie tout autre que celle qu'on lui connaît, ou plutôt qu'on lui suppose... 10°. Cette perspective ne séduisit pas les gouvernants. Avec ce diable d'homme, on ne pouvait répondre de rien. Si, en un mot Blanqui restait Blanqui, la Chambre qui l'aurait admis dans son sein se verrait obligée d'en parler à la justice et peut-être à la force pour le faire disparaître de nouveau de la scène politique101. Il se trouva à Bordeaux un dessinateur-journaliste et versificateur, Gilbert Martin, qui fut enfermé deux mois sous l'Empire à Sainte-Pélagie 102, pour railler à coups de crayon et de verselets les 99. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 4 mai 1879. 100. Le Monde illustré, 3 mai 1879, p. 274. 101. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 20 avril 1879. 102. Don Quichotte, 4 juillet 1879. — Gilbert Martin avait failli être candidat à l'élection du 6 avril. Voir E. R O C H E , p. 12.

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gouvernants qu'alarmait le spectre de Blanqui. Dans son espèce d'Eclipsé ou de Grelot local, Gilbert Martin représenta le « Vieux » dans sa cellule, prosaïquement coiffé du bonnet de coton, dont le spectre immense, grandissant toujours et avec un bonnet rouge cette fois, faisait sauver les principaux ministres. Le dessinateur glosait : Hé ! s'il vous plaît, messieurs, tout doux ! Il est temps de changer d'allure. Au lieu de fuir, approchez-vous ; Cela vaudra mieux, je vous jure. Songez à ces bâtons flottants Dont parle le bon La Fontaine Et laissez les petits enfants Trembler devant Croquemitaine. On rit de votre désarroi, De vos longs nez, de votre air sombre, Car ce qui cause votre effroi, Ce n'est pas Blanqui... c'est son ombre103. Les débats parlementaires

des 27 mai et 3 juin 1879

1M

.

Le gouvernement, soucieux de ne pas s'embarquer dans une aventure et de réserver l'avenir, prit le parti d'accorder la grâce après le 5 juin et de laisser la Chambre se prononcer sur la validation, tout en affirmant qu'elle était contraire à la loi et qu'il la combattrait. Les députés, comme l'âne de Buridan, se trouvaient donc placés entre deux picotins : validation ou invalidation de Blanqui. C'est ce que Pépin montra en un dessin suggestif du Grelot 10\ Mais l'âne de la fable se laissa mourir plutôt que de choisir. Au Palais-Bourbon, la sous-commission du 6e bureau se prononça pour l'invalidation en invoquant l'inéligibilité de Blanqui. De plus, par 15 voix contre 11, elle refusa d'entendre les explications de Blanqui. C'est alors que G. Clemenceau déposa un projet de résolution pour lequel il demandait l'urgence et qui requérait la mise en liberté de Blanqui, « afin de lui permettre de venir présenter la défense de son élection ». La discussion de ce projet donna lieu à un vif débat en séance publique le 27 mai 1879. Le député du X V I I I e arrondissement donna lecture de son projet, puis déclara, approuvé par la gauche : 103. Don Quichotte, 2 mai 1879. — Dans le même hebdomadaire illustré en couleurs, Gilbert Martin a donné le 6 mai un portrait de Blanqui, et le 6 juin un autre dessin satirique Jeu de saison dans lequel Blanqui est représenté. Archives communales de Bordeaux, 44 C 6. 104. Débats parlementaires, dans le Journal officiel du 28 mai et 4 juin 1879. 105. 9" année, n° 421, 4 mai 1879.

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élection

de Bordeaux

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Je n'ai rien à ajouter à l'exposé des motifs dont je viens de vous donner lecture. Ce serait douter de votre justice et de votre équité que de développer plus longuement les motifs qui vous obligent, selon moi, à entendre un de vos collègues dans la défense de son élection... qui vous y obligent dans l'intérêt de votre propre dignité, qui vous y obligent dans l'intérêt du verdict que vous êtes appelés à rendre. L a Caze, rapporteur provisoire du 6" bureau combattit le projet comme insolite au point de vue juridique, aux applaudissements de la gauche et du centre, puis Clemenceau intervint à nouveau, disant entre autres : Si M. Blanqui s'évadait ou s'il était, non pas amnistié mais gracié et élu, si usant de son droit il se présentait dans cette enceinte, auriez-vous la prétention de lui refuser la parole ? Vous ne le pourriez pas. Vous ne pourriez pas restreindre sa discussion. Est-ce donc que vous voulez profiter de sa détention pour l'empêcher de présenter la défense de son élection ? S'il ne doit pas y avoir de discussion, je demande alors qu'on nous épargne le simulacre d'une discussion. Et s'il doit y avoir un libre débat, je demande que la partie intéressée soit entendue. Vous avez fait de beaux développements sur le respect dû à la loi. Vous me dites que vous invaliderez l'élection de M. Blanqui au nom de la loi. Je vous demande au nom de quelle loi vous l'empêcherez de se défendre. Cette intervention applaudie à l'extrême gauche et sur divers bancs à droite amena le Garde des Sceaux Le Royer à la tribune. Il s'opposa à l'audition de Blanqui et s'affirma une fois de plus pour l'invalidation. Alors une troisième intervention de Clemenceau se produisit. Le député du XVIII e arrondissement souligna que le gouvernement se prononçait, n'ayant même pas la patience d'attendre l'heure où serait régulièrement débattue la question de l'invalidation et il rappela fort opportunément l'incident du Journal officiel. Ici, citons le compte rendu sténographique . Ce n'est pas la première fois que le Gouvernement intervient dans cette affaire. Par une anomalie qu'il est très difficile, qu'il est impossible d'expliquer, on a omis au Journal officiel la mention du résultat des opérations électorales qui ont eu lieu dans la 1" circonscription de Bordeaux. Interrogé sur ce point, M. le Garde des Sceaux a répondu que le Journal officiel était un journal comme les autres ; qu'il n'avait qu'une spécialité ; celle de donner les nouvelles un peu plus tard que les autres journaux. M. le Garde des Sceaux. — J'ai parlé de la partie non officielle. Ne confondez pas ! Clemenceau. — Je ne parle que de la partie non officielle. Je constate d'ailleurs que le Journal officiel s'est très mal acquitté de cet emploi dans l'élection de M. Blanqui attendu qu'il n'a donné aucune nouvelle (sourires approbatifs à droite et sur plusieurs bancs à gau-

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che). Si la mention qui est faite au Journal officiel du résultat d'une opération électorale n'a d'autre valeur que celle d'un simple fait divers on ne comprend pas comment le Gouvernement a pu craindre de paraître, suivant l'expression de M. le Ministre « approuver ou désapprouver ce qui s'était passé à Bordeaux » en faisant connaître aux lecteurs du Journal officiel qu'une élection avait eu lieu dans la 1" circonscription de la Gironde et que la commission de recensement avait proclamé M. Blanqui élu. Il me sera permis de regretter que le Gouvernement n'ait pas compris qu'en omettant de renseigner le public par l'entremise du Journal officiel il laissait préjuger son avis et semblait vouloir exercer une pression sur l'opinion de la Chambre. Aujourd'hui, il n'y a plus d'équivoque. Clemenceau terminait en plaçant les députés devant leurs responsabilités. Mais l'urgence f u t repoussée par 261 voix contre 156 de droite et d'extrême gauche. On remarquait les abstentions d'Amat (Bouches-du-Rhône) et de Saint-Martin (Vaucluse). Ce n'était qu'une escarmouche, mais elle donna de meilleurs résultats pour la cause de Blanqui que la vraie lutte sur le fond qui eut lieu le 3 juin 1879. Ce jour-là, Clemenceau demanda la validation des opérations électorales. J'écarte immédiatement la personnalité de M. Blanqui, d'abord parce que je n'ai pas entendu dire qu'il réclamât la pitié de personne, et ensuite parce qu'il a le droit d'exiger que sa dignité sorte intacte de ce débat. Lorsqu'un homme sacrifie sa vie tout entière a un idéal qu'il considère comme un idéal de justice, cet idéal fût-il chimérique ; lorsqu'il paye ses convictions justes ou fausses de près de quarante années de prison, qui de nous contestera que cet homme est épris d'une noble chimère, si chimère il y a, qu'il nous donne un spectacle plus sain, plus réconfortant que celui des monarchistes d'hier et d'aujourd'hui, dont le gouvernement fait quotidiennement, par un procédé dont le secret lui appartient, des républicains de demain ? Puis l'orateur fit état des précédents : Rochefort, emprisonné, privé de ses droits civils et politiques et qui, élu en 1869, f u t admis à siéger au Corps législatif ; les princes d'Orléans, inéligibles en vertu de la loi du 26 mars 1848 et qui siégèrent à l'Assemblée nationale. Reprenant ensuite l'argumentation de Gabriel Deville, il énuméra les injustices et les irrégularités dont Blanqui f u t victime lors de sa comparution devant le Conseil de guerre de Versailles. Amené à parler du 31 octobre, il définit cette journée comme « u n mouvement spontané » inspiré par le patriotisme, et comme un député du centre l'interrompait il s'écria : Je suis bien certain que ceux de mes collègues qui protestent n'étaient pas à Paris pendant le siège. Je ne crois pas qu'il se trouve ici un seul député présent à Paris pendant le siège pour se lever et dire que le 3i octobre n'a pas été inspiré par le patriotisme.

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La validation, combattue par le rapporteur La Caze, le bonapartiste Robert Mitchell, le Garde des Sceaux Le Royer et le vieux radical Madier de Montj au, ce dernier se plaçant à un point de vue étroitement juridique, fut repoussée par 354 voix contre 33. Ces 33 voix comprennent, à côté de six bonapartistes qui déclarèrent ne pas vouloir se mêler d'une querelle entre républicains, le petit groupe des radicaux comme Barodet et Georges Périn, les vieux démocrates et socialistes de 1848 : Louis Blanc, Cantagrel, Martin Nadaud et l'ancien blanquiste Germain Casse. L'invalidation prononcée, la grâce devait suivre, ainsi qu'il était prévu. Elle résulta d'un décret du président de la République en date du 10 juin 106 . Charles Fauvety qui, des premiers avait réclamé l'amnistie, salua dans la libération de Blanqui la fin de « la plus grande des i n i q u i tés » et remercia le ministère d' « avoir eu assez d'humanité » pour donner la liberté à un vieillard « qui, sur 74 ans, en a passé 37 en prison, en l'honneur de la République ». Il fit remarquer toutefois que cette « grâce tardive » laissant Blanqui inéligible, n'était qu'une « demi-mesure » ne résolvant rien, ne réparant rien, ne pouvant satisfaire personne. Il en profita pour bénir les électeurs de Bordeaux sans lesquels Blanqui aurait pu mourir en prison, et pour faire l'éloge du vieillard « dont les doctrines peuvent être erronées en quelques points, mais dont le courage critique et le dévouement à la cause du peuple méritaient une autre récompense de la part d'un gouvernement républicain 107 ». Blanqui à Paris du 11 au 24 juin 1879. Lettre de

Lafargue.

Le « Démuré » de Clairvaux est à Paris le 11 juin à 6 heures. Il débarque coiffé d'une casquette de soie vieille et fripée, tenant dans ses bras un carton à chapeau tout neuf tandis que sa sœur porte quelques colis 108. Pas le moindre groupe ne l'attend à la gare. Blanqui a défendu de prévenir qui que ce fût pour éviter toute manifestation. Quelques personnes cependant le reconnaissent et le trouvent bien vieilli et cassé. Il se rend directement chez sa nièce, Mme Lacambre, 43 rue de Rivoli, puis chez Mme Antoine, 146 boulevard Montparnasse, enfin le soir, il couche chez Mme Barellier, 8 rue Linné, derrière le Jardin des Plantes 109 . Dans la journée, Mme Antoine s'empresse de se rendre rue d'Aboukir pour porter la bonne nouvelle à Gabriel De106. Journal officiel, 11 j u i n 1879. 107. Blanqui et la République, d a n s La Religion j u i n 1879, p. 268. 108. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, G.

GEFFROY,

p.

Laïque.

n° 99, 15 j u i n 1879. —

424.

109. L'Echo de l'arrondissement

de Bar-sur-Aube,

3« année, n° 33,

n° cité.

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ville et lui faire connaître « celui dont la liberté est [son] ouvrage » . Mais elle apprend que Deville, souffrant, est à la campagne, ce qui la peine et la déçoit110. L e lendemain commencent les visites. Blanqui remercie Georges Clemenceau — qu'il considère comme le futur chef des gauches — de ses interventions à la Chambre m . L e « Vieux » voit aussi Emile Gautier qui a soutenu si chaleureusement sa candidature. Il se rend aux bureaux de La Révolution française où tous les rédacteurs présents lui serrent la main. Il y réclame Gabriel Deville " 2 , mais celuici est toujours à Louveciennes. Et le mauvais temps comme l'état très précaire et bien chancelant de la santé du « Vieux » l'empêchent, à sa grande contrariété de le joindre 113 . Alors Blanqui fait parvenir à Deville la lettre suivante : Ma sœur me dit toutes les preuves d'amitié que vous avez depuis longtemps données à un pauvre prisonnier, sans le connaître. Je ne sais si je pourrai jamais vous en remercier de vive voix, les choses étant aussi sombres que jamais. Il faut donc me borner à ces quelques mots. A Belle-Ile, auprès de votre grand-père, je ne me doutais pas qu'un jour son petit-fils serait pour moi un ami chaleureux, conquis par le malheur et par notre cause commune. Conservez-vous pour défendre cette cause qui est toujours en péril, mais qui triomphera. Vous verrez, vous, ce triomphe, et vous g aurez contribué. Vous n'oublierez pas alors ceux qui n'auront pu vous suivre jusques là. Tout à vous de cœur114. Le vétéran voit enfin Deville. Il est tout rasé, sans doute encore pour éviter les effusions et son nez « paraît extraordinaire » , Deville ne peut s'empêcher de lui dire qu'il devrait revenir à la barbe, ce que fit Blanqui. Celui-ci voit un peu plus tard Jules Guesde qui fait déjà figure de leader socialiste, un leader que Deville lui présente. L'entrevue a lieu rue Linné et Blanqui, toujours hanté par le soupçon, se donne la peine d'aller fermer la fenêtre. L e vieux et le jeune leader, idéologiquement d'accord sur bien des points, ne sympathisent pas, du reste, en tant qu'individus. Heureusement, Deville restera longtemps l'agent de liaison entre blanquistes et guesdistes 115 L e libéré loge le plus souvent chez sa sœur Mme Antoine, petite, maigre et habillée de noir et aux cheveux blancs, aux traits anguleux, aux lèvres fines, aux yeux profonds et luisants : un « Blanqui en femme » comme on a dit. Le logement du boulevard Montparnasse, au rez-de-chaussée d'une cour étroite mais très longue que verdissent des arbustes plantés dans des caisses de bois, est des plus modestes. C'est un humble logis avec une fenêtre ornée de pots 110. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 12 juin 1879. Fonds Dommanget.

111. G. G e f f r o y , p. 424. 112. 113. 114. 115.

Lettre de Victor Marouck à G. Deville. Fonds Dommanget. Souvenirs de G. Deville recueillis par l'auteur. Lettre de Mme Antoine Fonds Dommanget. Souvenirs de G. Deville recueillis par l'auteur.

Première

élection de Bordeaux

— Blanqui

libre

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de pensées et de roses. Dans la chambre de réception meublée d'un divan, d'un secrétaire et d'un fauteuil, le « Vieux » retrouve son portrait de jeunesse peint avec tant de ferveur par sa chère SuzanneAmélie " 6 . C'est dans ces jours que Paul Lafargue, devenu gendre de Karl Marx, écrit de Londres au captif libéré une lettre cordiale, affectueuse même, d'autant plus intéressante qu'elle nous fait connaître, comme on l'a remarqué, en même temps que l'opinion de Paul Lafargue, celle de Karl Marx lui-même sur « l'action et l'œuvre de Blanqui •». Elle paraît, en effet, inspirée par Marx. Non seulement Lafargue y parle à la première personne du singulier mais aussi à la première personne du pluriel puisqu'il s'exprime ainsi : Citoyen ; votre vie nous est trop précieuse pour que nous ne songions pas à elle avant tout. Il vous faudra une période de repos pour vous habituer peu à peu à l'air libre. Vous devez résister à ceux qui voudraient peut-être vous lancer immédiatement dans l'arène. Chose à noter, cet alinéa, est immédiatement complété par u n passage où Marx est mis en jeu d'une façon significative. Qui plus est, il intervient en quelque sorte sous une forme indirecte. Lafargue écrit au « Démuré » : Quelques voyages vous seraient utiles. Londres devient habitable en ce moment : l'été y est très doux, le soleil n'y apparaît que couvert d'un voile. Si vous nous faisiez le plaisir, à ma femme et à moi, de venir passer quelques semaines avec nous, nous nous arrangerions pour vous rendre tolérable le séjour de la capitale des brouillards et de la pluie. Marx, qui a suivi avec tant d'intérêt toute votre carrière politique, connaissance. serait heureux de faire votre La lettre écrite dès l'annonce même de la libération débute très amicalement et se poursuit par une attaque contre les pleutres au pouvoir : Les journaux de Londres annoncent en gros caractères que vous êtes mis à la porte de Clairvaux. Je regrette de n'être pas parmi ceux qui, les premiers, iront vous serrer la main. Bonaparte ou Louis-Philippe vous auraient amnistié ; mais des pleutres tels que Ferry ou Le Royer ne pouvaient que vous gracier et il est bien heureux pour vous que les purs n'aient pas été au pouvoir : leur grand amour de la légalité les aurait forcés, bien malgré eux, de faire exécuter la loi dans toute sa rigueur. Puis viennent ces compliments qui méritent d'être retenus puis116. La Lune Rousse, 3e année, 29 juin 1879 (la sœur de Blanqui par F.C.). — Bibl. nat., mass Blanqui. — Allusion dans A N D R É MARTY, « Du nouveau sur Blanqui », dans La Nouvelle critique, mars 1951. L'auteur possède le portrait en peinture de Suzanne-Amélie par elle-même. 117. Bibl. Nat. 9.588 2 f» 678-679. Dans le chap. VII de L'Introduction du Marxisme en France de DOMMANGET, il n'est pas fait état de cette lettre pour éviter des redites avec le présent texte déjà composé.

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République

qu'ils constituent une apologie en règle de Blanqui, sacré le plus grand révolutionnaire du siècle et demeuré intact comme tempérament malgré la neige des années : La spirituelle manière dont vous avez traité le cucurbitacé du Times, les quelques articles si énergiques et si intenses que vous avez publiés, prouvent que vous êtes toujours le même homme et que, comme une épée au fourreau, vous avez conservé toute votre trempe révolutionnaire et tout le tranchant de votre esprit. Il n'y a pas dans notre siècle un autre homme contre qui la bourgeoisie aurait pu déchaîner toutes les tempêtes de ses calomnies et de ses persécutions pendant plus de quarante ans sans l'entamer. C'est précisément parce que Blanqui est toujours le même que Lafargue — alias Marx — fonde les plus grands espoirs sur sa libération afin de constituer en France le parti prolétarien qui fait défaut pour conquérir le pouvoir par la lutte des classes, cette lutte que tout jeune, le libéré proclamait déjà. Ici, tous les mots sont pesés. Il ne manque rien, pas même l'évocation des atroces calomnies lancées par la bourgeoisie pour perdre son ennemi déclaré : Vous émergez à la surface au moment où nous avons le plus besoin d'un homme pour constituer le parti prolétarien et le lancer à la conquête du pouvoir politique. Notre république bourgeoise a prouvé, même aux plus aveugles, que la bourgeoisie a terminé son rôle révolutionnaire. Voici huit ans qu'ils sont là, les Louis Blanc, Langlois, Madier de Montjau, etc. et ils n'ont même pas pu formuler un programme embrassant les plus urgentes et les plus simples réformes pour l'amélioration du sort de la classe ouvrière. D'un autre côté, la Commune et le branle-bas qu'elle a produit en Europe et en Amérique prouvent que le prolétariat a acquis conscience de son rôle historique et que dans son sein se trouvent des éléments révolutionnaires qui ne demandent qu'à être organisés pour prendre la tête du mouvement humain. Déjà, dès avant 48, tandis qu'on était encore plongé dans les rêves utopiques des premiers communistes, vous avez eu l'honneur de proclamer la lutte des classes. Aujourd'hui la lutte est engagée d'une manière terrible, et de nouveau vous apparaissez pour nous servir de porte-drapeau. Ils ne savaient que trop bien ce qu'ils faisaient, ces bourgeois, quand ils vous choisissaient comme bouc émissaire des crimes révolutionnaires de notre siècle... Cette lettre date du 12 juin. Jusqu'au 24, avant de partir remercier ses électeurs de Bordeaux, Blanqui se refait un peu chez ses sœurs et surtout chez les Lacambre. On sait qu'il a toujours eu un faible pour Bérangère, la femme de son vieil ami. Là, en plein cœur de Paris, face au grand magasin Pygmalion, lui est ménagée une chambre, dans un cabinet du docteur. L'oncle Blanqui, adorant toujours les enfants, dit à Lacambre en couvant du regard Laure et René : « C'est la plus belle œuvre à porter à votre actif » 118. Témoignage de Mme Souty, née Laure Lacambre.

Première

élection de Bordeaux

— Blanqui

libre

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Ravi d'être en liberté, Blanqui mène de front la vie d'un petit bourgeois tranquille choyé par ses proches, errant dans les vieilles rues, se promenant dans les allées du Jardin des Plantes, et la vie d'un homme politique que saluent ses partisans et qui reprend contact avec un mouvement dont il a été séparé par huit ans de séquestration119. Cependant, malgré les belles assurances de Lafargue, on ne saurait dissimuler qu' « accablé par l'âge, brisé par trente-cinq années de prison, guetté par la mort, il n'était plus lui-même ». Nous empruntons cette appréciation à Ranc qui la complète en disant : « Depuis sa sortie de Clairvaux on n'a pas pu le juger 120. » Blanqui, du reste, a fait l'aveu de sa déficience. Parlant de son retard à répondre aux félicitations que lui avait adressées le Cercle des Droits de l'Homme de Sète, il dit : Vous me plaindrez d'avoir soixante-quinze ans et une santé quelque peu minée par les tendres soins de notre gouvernement. Dans une autre lettre adressée à Mme Hardouin, chargée précisément de transmettre aux Sétois ses remerciements, Blanqui dit en s'excusant : Ces excuses sont toutes dans la brusque transition d'un repos sépulcral à une vie d'agitations incessantes et de fatigues assez rudes pour mes soixante-quinze ans et mon état valétudinaire, quoique la cause soit des plus flatteuses U1. Un beau poème de Clovis

Hugues.

A enregistrer, pendant ce séjour de Blanqui à Paris, l'entrée en lice de Clovis Hugues pour protester contre la grâce au nom de l'amnistie. Cette intervention parut à beaucoup assez inattendue et même intempestive car on n'oubliait pas la malheureuse candidature de Marseille, datant d'un peu plus d'un an. Au fond, pourtant, le poète socialiste avait le droit de reprendre sa lyre pour se pencher sur la tremblante tête blanche du « doux vieillard châtié ». Le 4 avril 1876, dans la pièce que nous avons simplement signalée, au moment où semblait s'arrêter le courant favorable à la grâce de Blanqui, Clovis Hugues criait de tout son cœur : « Pitié ! » : Est-il bien utile qu'il meure Dans ce cachot, loin des humains, Et que sur lui la dernière heure Descende avec les fers aux mains m ? 1 1 9 . G . GEFFROY, p .

425.

120. Auguste Blanqui, dans Le Voltaire, 3 janvier 1881. Article reproduit dans R A N C , Souvenirs, correspondance. 121. La Guienne, 31 janvier 1879. 122. A. ZÉVAÈS et G. KAHM, « Pour Blanqui », dans CLOVIS H U G U E S , p. 62.

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Maintenant, la grâce obtenue, le poète faisait u n pas de plus en réclamant justice. Son poème 123 , d'une belle envolée, s'insère dans la campagne pour l'amnistie. Mais Clovis Hugues cherche en une première partie à se faire pardonner son attitude d'antan, car il sait qu'on lui a jeté et qu'on lui jette encore la pierre à ce sujet. Après avoir rappelé avec orgueil que quatre ans durant il f u t emprisonné à Marseille dans la geôle même où passa le captif perpétuel, voici comment il se justifie : Plus tard, lorsque le peuple, armé de bulletins, Engagea sur mon nom le combat des scrutins, Je dus, la tête haute, et l'âme déchirée, Lutter contre Blanqui, grande ombre vénérée. Je dus, me séparant de ses amis, les miens, Rebelle aux faux devoirs comme aux petits moyens A leurs traits fraternels présenter ma poitrine Et défendre contre eux, l'austère discipline Mais, ô triste vieillard ! je n'ai pas un remord. Je le dis fièrement, et quand vous serez mort, Sans trembler, sans pâlir devant votre cadavre, Condamnant vos bourreaux réels, les Jules Favre. Le cœur brisé, portant gravement votre deuil, J'irai baiser vos pieds dans la paix du cercueil. Et voilà pourquoi, ainsi blanchi, il s'arroge le droit d'attirer de nouvelles colères. Et de faire rugir

[ses] rimes

populaires.

Il s'en prend aux hommes d'Etat républicains qui pire que des rois, n'ont lâché Blanqui, que pour l'insulter en le privant de ses droits : O honte ! Nous n'avons déchiré de ses chaînes Ce captif, souffleté par le vent de nos haines, Ce martyr, ce vieillard, qu'après avoir jeté Le lourd manteau de plomb de la légalité Sur son épaule, hélas, cruellement meurtrie, Et qu'après avoir mis au ban de la Patrie ! O honte 1 nous l'avons, tant nous sommes petits Traité comme un esclave au marché des partis ! C'était fort bien dit pour protester contre l'invalidation tenant toujours courbé le vieux lutteur comme un maudit. C'était fort bien dit pour placer le second scrutin de Bordeaux sous le signe renforcé de l'amnistie.

123. La Grâce de Blanqui,

dans La Lune Rousse, 22 juin 1879.

CHAPITRE III

LA SECONDE ÉLECTION DE BORDEAUX ET LA TOURNÉE POUR L'AMNISTIE

Blanqui

à Bordeaux.

A son arrivée à Bordeaux, avec Mme Antoine, Blanqui malgré l'incognito, car il ne voulait à aucun prix être accusé « d'agir en poseur 1 », est acclamé à la gare par un groupe d'amis, puis entouré, embrassé par les membres de son Comité. L'émotion gagne la population. Un immense banquet avait été prévu mais, sur les observations touchantes du premier intéressé, on y renonça. Blanqui ne voulait pas que restassent à la porte « ceux qu'une pauvreté excessive aurait empêché de se procurer une carte de trois francs 2 » . Et comme la police interdit en fait la réunion de l'Alhambra qui eût permis au « Démuré » d'offrir sa gratitude à ses sept mille électeurs, il lui fallut substituer vingt-cinq jours consécutifs d'audience particulière à la grande audience envisagée 3 . On vit alors une partie de Bordeaux défiler dans la chambre du « Vieux » . On riait, on pleurait. Les femmes touchaient ses vêtements, lui amenaient leurs enfants comme elles auraient fait auprès d'un thaumaturge. Les hommes lui serraient la main, prononçaient quelques mots d'admiration. Blanqui, sorti miraculeusement de prison après tant d'années de captivité, était comme un moderne Latude 4 . Il est impossible, écrit sur place Mme Antoine, de rencontrer des sentiments plus dévoués, plus loyaux, plus sincèrement démocratiques que ceux de ces généreux citoyens au langage coloré, à la voix harmonieuse, du moins pour moi qui aime beaucoup leur accent. Avec quelle chaleur, ils parlent de leur élu invalidé ! Quelle ferme résolution de le porter quand même 5 ! Ces effusions répétées, quoique pénibles vu son âge et sa santé, réconfortaient Blanqui. Il partageait la joie commune, il ressentait selon son expression « la commotion électrique » mais il n'en songeait pas moins à tous ceux qui attendaient encore leur libération, à Nouméa ou sur les routes de l'exil. 1. 2. N.A. 3.

Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 6 juillet 1879. Fonds Dommanget. Le réveil de la Haute-Garonne, 18 juillet 1879. — Bibl. nat. mss Blanqui, 9597. La Guienne, 31 juillet 1879.

4. G.

GEFFROY,

p.

425.

5. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 6 juillet 1879. Fonds Dommanget.

Auguste Blanqui

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au début de la IIIe

République

L'élu n'est rien, disait-il, mais l'énergique et soudaine levée de 7 000 électeurs est un véritable événement. Un événement qu'il traduisait par le cri de « Amnistie plénière et prochaine 6 ! » Les remerciements individuels ne suffisant point, l'élu adresse aux électeurs de la première circonscription la circulaire suivante : Citoyens, Je vous dois la liberté et la vie, car j'étais de ceux dont l'agonie doit être le gage de réconciliation et d'alliance entre l'opportunisme et les factions monarchiques. Votre humanité n'a pas permis contre moi la réalisation de ce noir calcul. Il faut maintenant qu'une amnistie plénière n'en permette pas l'accomplissement contre tant d'autres victimes. J'étais venu vous remercier de votre généreuse intervention. Deux fois mes efforts dans ce but ont été paralysés par les menées de la police. Devant cette attitude comminatoire, je ne dois pas insister davantage. J'espère que l'approbation si éclatante de la France républicaine suffira pour vous consoler de la mauvaise humeur et du mauvais vouloir des régions gouvernementales. Le pays n'est pas tenu de suivre dans leurs volte-face et leurs palinodies ses ex-serviteurs de la veille, devenus par l'enivrement du succès, de puissants et hautains seigneurs du lendemain. Il est désormais trop visible que le suffrage universel n'est qu'un marchepied pour monter à l'assaut du pouvoir, marchepied dédaigneusement repoussé dès qu'il a rempli son office. Le suffrage universel n'en reste pas moins l'expression de la souveraineté nationale. Malheur à qui en ferait le jouet de son ambition. Le mandat dont vous m'avez honoré, citoyens, a été brisé avec d'autant plus de colère qu'il était plus spontané, plus exempt à la fois de passion autoritaire et de brigue personnelle : double vice sans doute aux yeux de qui ne puise le sien qu'à l'une ou l'autre de ces deux sources, ou même à toutes deux. Eh bien, malgré le châtiment infligé à cette exception jugée si coupable, je n'en demeure pas moins convaincu qu'elle devrait être la règle, et j'ai l'espoir qu'elle le deviendra. Le gouvernement, dans ses visées monarchiques, a étendu sur ma tête le voile noir de la dégradation civique, de la flétrissure sociale, etc. Je n'accepte ces décorations que sous bénéfice de l'inventaire qu'il vous plaira d'en dresser par devant l'urne du scrutin. Vos décisions seules sont pour moi souveraines. Je ne me réserve, comme acte de volonté personnelle, que ma pro6. La Guienne, 31 juillet 1879.

Seconde

élection de Bordeaux

fonde reconnaissance tombeau.

— Tournée

pour l'amnistie

77

pour la main libératrice qui m'a tiré vivant Juillet 1879 Votre ex-député Blanqui 7

du

invalidé

On remarque, au début de cette circulaire, l'attaque contre l'alliance opportuno-monarchique. C'est un coup droit contre ceux qui avaient tant parlé de l'alliance des réactionnaires et des révolutionnaires. Le brouillon de Blanqui portait même comme variante au lieu de « factions monarchiques », l'expression moins populaire mais plus précise « l'hydre monarchique aux trois têtes 8 ». Cette flèche du Parthe ne fut pas du goût des conservateurs. La Guienne ne se cacha pas pour dire que, sur ce point, le citoyen Blanqui déraisonnait. Elle ajouta : Est-ce que le vieux maniaque qui paraît appelé à suppléer le vieux Raspail, son ennemi mortel, n'aurait entendu parler ni des lois Ferry ni des odieuses calomnies apportées à la tribune contre les catholiques par les opportunistes Ferry et Paul Bert, ni des projets du citoyen Paul Bert ? Tout au plus le citoyen Blanqui et les autres exceptés de l'amnistie pourraient-ils dire qu'ils servent de « gage d'alliance » entre les diverses fractions de l'opportunisme qui s'étendent du centre gauche jusqu'aux intransigeants, car, par deux fois, le citoyen Madier de Montjau a fait le jeu des citoyens Gambetta et Ferry 9. Surveillé de très près par la police qui, depuis sa sortie de Clairvaux, fournissait sur lui chaque jour un rapport minutieux et détaillé relatant ses moindres paroles, ses hésitations, les conseils de ses amis, etc. ; observé par le préfet qui avait reçu des ordres afin qu'à la moindre incartade des mesures fussent prises contre lui ; mis par l'autorité locale dans l'impossibilité de réunir ses partisans et de les haranguer 10 , Blanqui n'avait plus qu'à quitter Bordeaux. C'est ce qu'il fit le 15 juillet, date où à Limoges, au cours d'une assemblée tenue sous la présidence de l'amnistié Dubois, le citoyen Malinvaud porta un toast en l'honneur de « l'immuable démocrate » qui ne sut « ni faiblir, ni pactiser 11 ». La situation

électorale.

Cependant, les électeurs bordelais avaient à relever le gant jeté par la Chambre et le gouvernement à la face du peuple. Le fait qu'on 7. La Guienne, 18 juillet 1879. 8. Papiers de Lacambre. Fonds Dommanget. 9. La Guienne, 18 juillet 1879. 10. Ibid., 5 juillet 1879. — L'Echo de l'arrondissement let 1879. 11. Le Prolétaire, 2 août 1879.

de Bar-sur-Aube,

20 juil-

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Auguste

Blanqui

au début de la IIIe

République

n'avait pas accordé à Blanqui la grâce amnistiante entraînait toujours sa mort civile, son inéligibilité. Déjà le bruit courait que, cette fois, tous les bulletins qui porteraient le nom de Blanqui seraient annulés, une affiche devant officiellement le faire savoir aux électeurs Par cette perspective, s'ajoutant à l'interdiction de l'affichage, des réunions publiques et de la distribution des bulletins de vote à la porte des sections électorales, on pensait dresser tant d'obstacles devant la candidature de Blanqui, que son Comité renoncerait à la lutte. Mais plus Blanqui se trouvait flétri, repoussé, espionné, plus les fondrières étaient creusées sous les pas de ses partisans, plus ceux-ci s'accrochaient à sa candidature. L'un d'eux s'écria à la réunion privée inaugurant la nouvelle campagne électorale : Qu'ils (les parlementaires) redoutent son entrée à la Chambre, je le comprends. Adieu les petits complots tramés dans les coulisses, adieu toutes ces machinations des partis divisés en apparence mais merveilleusement disciplinés lorsqu'il s'agit de pressurer la classe des travailleurs. Blanqui à la Chambre, c'est le peuple qui y entre avec lui, c'est l'œil du maître qui perce l'obscurité et va dans ces recoins que l'on ignore porter la lumière et l'éponge en même temps. Ce qu'ils craignent avant et par-dessus tout, c'est son attachement aux principes, la virilité de son caractère qui ne permettrait pas d'espérer qu'on puisse jamais l'intimider par des menaces ou l'acheter par des promesses. L'intimider ? Il a trop souffert pour cela. L'acheter ? Le réduire ? Mais que ferait-il des honneurs qui plaisent tant aux hommes superficiels, lui qui est toujours plongé dans la méditation des idées sociales ou des vérités scientifiques. Mais que feraitil de vos millions 13 ?... Tout de suite, La Gironde entra dans l'arène, manifestant sa rancune. On vit Eugène Ténot « mollement assis sur son fauteuil de moleskine oser insulter du haut de ses 12 000 francs d'appointements à l'austère vertu de celui qui fut pendant toute sa vie adulte le captif de toutes les réactions, la rançon de tous les peureux, la victime de tous les opportunistes ». C'est le Réveil de la Haute-Garonne qui ripostait ainsi à la feuille de Lavertugeon et, tout au long d'un article virulent, relevait les arguties du « polisson de lettres » Ténot. Celuici avait parlé de révolution à propos de Blanqui. Oui, répond Le Réveil, « il y a ceux qui les font et ceux qui en profitent ». Ténot avait parlé de la « générosité » des Bordelais. Non, répond Le Réveil. Ils ont nommé Blanqui « par justice et par politique ». Le peuple de Bordeaux a voulu se prononcer pour la révolution libératrice, pour la démolition des Bastilles modernes plus infâmes que celles des tyrans d'autrefois. Il a voulu se prononcer contre la Chambre actuelle14... 12. La Guienne, 5 juillet 1879. 13. Le Réveil de la Haute-Garonne, 18 juillet 1879. 14. Ibid., 21-22 juillet 1879. — Bibl. nat, mss Blanqui, 9597, liasse 14.

Seconde élection de Bordeaux

— Tournée pour l'amnistie

79

C'est à ce vigoureux organe des radicaux toulousains que le Comité faisait l'envoi de ses communications, et c'est ce journal qu'il choisit comme tribune pour la période électorale. Charles Journet, son propriétaire, accepta l'offre « sans réserve, sans compensation, sans condition », trop heureux de défendre « le vétéran de la démocratie ». Nul journal régional, à la vérité, n'était plus digne de soutenir la candidature Blanqui. Il travaillait au triomphe de la république démocratique et sociale ; il était « exclusivement soutenu par les ouvriers et point du tout par les hauts et puissants seigneurs de la démocratie ». Sa vie précaire le faisait ressembler comme un frère au Comité Blanqui 15 . L'élu invalidé n'avait plus contre lui Lavertugeon, mais Adrien Achard, maire de Lesparre, ce qui faisait dire que ce candidat n'avait pas l'envie d'être prophète en son pays. C'était un homme de la chicane, avoué avant l'Empire, directeur d'assurances ensuite, de belle prestance. Il fut proscrit du 2 Décembre et se disait, dans son appel aux électeurs « compagnon d'exil de Barbès, Simiot, Marcou, Th. Boysset ». Il n'avait pas fait parler de lui depuis longtemps et entendait combattre « les théories empiriques des révolutionnaires socialistes qui ne craignent pas d'affirmer qu'il existe des procédés pour résoudre autoritairement les redoutables problèmes de la misère et du prolétariat 16 ». Le Comité de l'Union républicaine présentait Métadier, dont la rentrée en scène après son désistement lors de l'élection précédente n'attestait pas précisément la poursuite du triomphe de la justice, mais plutôt la satisfaction d'une ambition personnelle. Il était ouvertement dénoncé par Le Réveil de la Haute-Garonne comme un faux frère. Pour faire avaliser sa candidature, son Comité s'en prenait aux partisans de Blanqui, disant : De générosité et d'humanité il n'est plus question aujourd'hui, ils ne cherchent plus à faire vibrer la fibre sentimentale en faveur de Blanqui, ils déploient leur drapeau révolutionnaire socialiste... Vous ne les suivrez pas... Tout le monde à Bordeaux était frappé que La Gironde n'avait point de candidat. Quelle déchéance ! C'était bien la preuve, comme l'écrivait un confrère peu aimable, que « nulle part on ne vit un journal à la fois plus lu et plus méprisé, plus répandu et plus impuissant 18 ». Les mauvaises langues prétendaient toutefois que pour le second tour La Gironde tenait un candidat en réserve, le septuagénaire Saujeon, conseiller général du 5e canton, qui avait pour lui l'administration préfectorale Comme nous le verrons, ce candidat tenta effectivement d'émerger. 15. 16. 17. 18. 19.

Le Réveil de ta Haute-Garonne, 1 " août 1879. La Victoire, 29 a o û t 1879. Ibid. — Le Réveil de la Haute-Garonne, 11 a o û t 1879. Le Réveil de la Haute-Garonne, 21-22 juillet 1879. La Guienne, 28 août et 2 septembre 1879.

Auguste Blanqui au début de la IIIe

80

La campagne du premier

République

tour.

Le Comité Blanqui ouvrit la campagne électorale par la mise en vente d'une brochure d'Ernest Roche, La Justice du peuple qui retraçait à la fois sobrement et chaleureusement l'historique de la première élection de Bordeaux. La date du 14 juillet 1879 y figure in fine, au bas du dernier chapitre demandant aux électeurs bordelais de relever l'outrage et l'inique sentence prononcés par la Chambre contre Blanqui. Dès le 23 juillet, Le Réveil de la Haute-Garonne faisait à cette brochure la réclame qu'elle méritait. On la vendait cinquante centimes chez l'auteur rue des Pommiers ou chez le libraire-éditeur, F. Larnaudie, rue des Memits, qui fournissait les librairess0. Il faut croire que cette humble plaquette ne fut pas jugée sans influence puisque les adversaires de Blanqui éprouvèrent le besoin de faire vendre sur la voie publique un factum intitulé La vérité sur le citoyen A uguste Blanqui. L'auteur, Gustave Naquet — frère d'Alfred Naquet, le père du divorce — devait devenir procureur général Il faisait de Blanqui, adversaire irréductible de l'Empire, un serviteur inconscient de Badinguet, puisqu'il trouvait dans la rigueur avec laquelle l'Empire tenait Blanqui en prison la preuve que celui-ci était « sans qu'il pût le savoir l'instrument des ténébreux projets du gouvernement M ». Avec de tels raisonnements, on va loin ! Pour traîner l'artillerie destinée à conquérir la circonscription sur Blanqui, il fallait un bon limonier, ce fut, comme on le voit, une haridelle qui servit de cheval de renfort. Encore est-il bon d'ajouter que ce cheval étique ne fut pas attelé avant la fin de la première décade de septembre. Sur le plan des réunions, la campagne débuta par le meeting privé tenu à l'Alhambra le 17 août. Bertin y plaida avec chaleur l'éligibilité de Blanqui, Larnaudie attaqua Métadier et les opportunistes, Ernest Roche développa les raisons qui militaient en faveur du maintien de la candidature Blanqui !3 . A ce meeting succéda dans la même salle, le 23 août, une réunion qui groupa plus de 2 000 personnes. A Larnaudie, Bertin et Roche, Jourde se joignit cette fois. Blanqui y fut acclamé C'est quelques jours après que le Comité lança son premier appel d'une concision qui fut trouvée « foudroyante » : Citoyens, Il n'a été tenu aucun compte de votre volonté si librement, si régulièrement exprimée. 2 0 . E . R O C H E , passim. Fonds Dommanget. 21. J. T C H E R N O F F , Dans le creuset des civilisations,

22. Journal de Bordeaux, 10 septembre 1879. 23. Le Prolétaire, 23 août 1879. 24. La Marseillaise, 30 août 1879.

t. II, p. 249.

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La lutte électorale recommence dans les mêmes conditions ou plutôt aggravée par cette obstination étrange. Notre devoir est de reparaître sur la brèche, arborant notre même drapeau sur lequel nous inscrivons comme devise : Souveraineté absolue du suffrage universel, la loi des lois En même temps, le Comité publiait une lettre aux électeurs adressée par Boichot. L'ancien représentant du peuple et compagnon de captivité de Blanqui disait : N'est-ce pas une honte que sous le régime du suffrage universel le doyen de la démocratie, le plus dévoué, le plus désintéressé des républicains soit considéré comme un ilote au milieu de ses concitoyens dont il n'a cessé de revendiquer les droits L'appel de Boichot rejoignait celui que de New York, le 22 juillet, avait fait parvenir la Société des socialistes et des réfugiés de la Commune. Cette adresse, revêtue d'un grand nombre de signatures, était ainsi conçue : Citoyens, En vous affranchissant des coteries électorales, vous avez ouvert au peuple un horizon nouveau ; vous avez montré que vouloir c'était pouvoir et que des hommes virils n'ont que faire de la tutelle des opportunistes qui croient la France à eux et se la partagent. Nous espérons que les villes démocratiques suivront votre exemple. Votre décision a éclairci la situation ; elle a fait tomber les masques de cette fameuse majorité qui a validé l'élection de l'impérialiste Cassagnac, au nom d'une loi républicaine, et qui a invalidé l'élection du républicain Blanqui au nom d'une loi impériale. Les lois de l'Empire se sont effondrées avec le trône des Bonaparte : prétendre que l'Empire était mauvais, mais que ses lois étaient bonnes et le sont encore, c'est tout simplement stupide. Citoyens, votre tâche n'est pas terminée. Vous avez élu Blanqui, mais les prétendus défenseurs du suffrage universel, au lieu d'annuler la condamnation dont il a été victime, ont annulé votre vote. Il faut donc réélire le vieux démocrate, sans vous laisser influencer par les manœuvres des soi-disant républicains. Les électeurs de Condom ont défendu avec persévérance le régime impérial, qui fut la honte de la France. Votre persévérance doit être d'autant plus grande qu'au lieu de soutenir une cause méprisable, vous luttez pour le triomphe des droits du Peuple, pour la Justice et la Liberté. Citoyens, n'oubliez pas que les prolétaires français comptent sur 25. La Guienne, 26 août 1879. 26. Ibid.

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votre courage et sur votre civisme. Pas de défection Blanqui, l'immuable républicain27 /

République

! Votez tous pour

A son tour, de Londres, le 21 août, le Comité des condamnés de la Commune exclus de l'amnistie faisait un appel pressant aux électeurs de Bordeaux. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter l'amnistie plénière contre la grâce, pour le droit contre le bon plaisir. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter pour la politique des principes contre la politique de restrictions, d'expédients et d'intrigues. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter pour la République des travailleurs, de tous ceux qui souffrent et peinent sans cesse contre la République des spéculateurs, des budgétivores et des classes dirigeantes Prenant acte de ces fraternels témoignages de solidarité, le journaliste réactionnaire Fernand Mailhos était amené à faire les réflexions suivantes : Certes, Blanqui mérite à tous égards de pareils patrons et de semblables recommandations, car Blanqui représente et incarne pour ainsi dire le brigandage politique et social. Mais, alors, encore une fois, pourquoi n'est-il pas candidat officiel ? ... Tout simplement parce que Blanqui veut faire du brigandage à ciel ouvert et que nos maîtres du jour trouvent qu'il est précisément « inopportun » et dangereux de faire du brigandage sans masque Les journaux favorables à Blanqui, La Réforme de Lyon, La Marseillaise de Paris, Le Réveil de la Haute-Garonne de Toulouse montaient en épingle, naturellement, toutes ces adresses et beaucoup d'autres que nous passerons sous silence bien qu'elles présentent un intérêt pour l'histoire du mouvement socialiste en raison des noms qui y figurent 30 . Les ouvriers assuraient à Bordeaux la distribution gratuite de toutes ces feuilles 31. Avec les adresses parvenaient généralement des subsides dont le montant était inscrit sur un registre ad hoc. C'est Marseille qui tenait la tête dans ces envois pécuniaires De son côté Le Prolétaire qui, plus heureux que La Révolution française, n'avait pas disparu sous le faix des amendes, continuait d'appuyer la candidature Blanqui. Dans un article, spécialement consacré à « Blanqui et le prolétariat », l'ouvrier ébéniste Chausse 27. La Guienne, 12 août 1879. 28. Ibid., 26 août 1879. 29. Ibid.

30. L'adresse du Cercle d'Etudes sociales du Ve (Panthéon) porte, par exemple, le nom d'un des frères d'Eugène Varlin. La Marseillaise, 30 août 1879. 31. La Marseillaise, 1*' septembre 1879. 32. Ibid.

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répondait aux objections présentées par « quelques citoyens inquiets ». L'une de ces objections consistait à ne point considérer l'élu de Bordeaux comme sien par le parti ouvrier. Ainsi s'affirmait la tendance ouvriériste. Le futur doyen du Conseil municipal de Paris — frappé alors d'un peine de mille francs d'amende et un an de prison — ne dissimulait pas l'origine incontestablement bourgeoise de Blanqui. Mais, disait-il, est-ce qu'il convient « de considérer l'homme d'après la classe qui lui a donné le jour ou d'après celle pour laquelle il a sacrifié sa vie ? » Puis il examinait les deux ordres d'idées militant pour la réélection de Blanqui. En politique, Blanqui représente la fidélité, l'inflexibilité : « c'est la contrepartie exacte de la coterie qui se vautre au pouvoir ». Au point de vue social, Blanqui « représente la revendication permanente infatigable de l'opprimé contre l'oppresseur, de quelque masque qu'il se pare ». D'après lui : La vie de Blanqui, c'est l'histoire des revendications du prolétariat avant même que les prolétaires aient ouvert les yeux. Chausse terminait en montrant que si l'on empêchait de siéger Blanqui, ce n'est point parce que la loi s'y opposait, mais bel et bien parce que Blanqui est socialiste et, qui plus est, un socialiste indomptable : La cause est que le député de Bordeaux est socialiste, qu'il est le premier élu du prolétariat depuis 1871, qu'on ne pourra pas le massacrer comme Varlin, et qu'il n'ira pas au Sénat s'asseoir à côté de Tolain 33. Un organe Le Père Duchêne « journal républicain révolutionnaire » rédigé par Hippolyte Buffenoir à Sèvres, soutenait aussi la candidature Blanqui 34 mais, pratiquement, était sans influence locale, n'ayant pas d'abonnés à Bordeaux. Parmi les groupements qui épaulaient l'action du Comité de Bordeaux, une place spéciale doit être faite au Comité Blanqui de Nice formé de jeunes qui s'élevaient contre le parti radical niçois « la fine fleur des opportunistes d'outre-Var ». Ce Comité avait joué un rôle dans la première élection. Il continuait son effort. Son président Rasten Donat, ancien compagnon d'armes de Garibaldi, avait suivi ce dernier de Montevideo à Dijon. Son vice-président, Victor Garien, écrivait dans Le Progrès de Nice et des Alpes-Maritimes, polémiquant avec Le Patriote, prenant à parti le député-maire de Nice Borriglione, lançant à mots couverts l'idée d'une candidature locale de Blanqui. Ce Comité organisa le 29 août 1879 une réunion privée groupant 150 personnes. Il encourageait moralement et financièrement le Comité-frère de Bordeaux 35 . A cette date, la campagne électorale du premier tour touchait à sa fin. La Victoire et La Gironde continuaient à combattre vigoureuse33. Le Prolétaire, 23 août 1879. 34. Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9596. 35. Le Progrès de Nice, 22 juin, 16 juillet 1879. — Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9598.

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ment la candidature de Blanqui. Pour mieux nuire à l'élu invalidé, La Gironde s'abstenait de patronner aucun des candidats en présence. Nous voulons, disait-elle, qu'aucun des 6 800 électeurs qui ont voté pour M. Blanqui le 20 avril ne puisse redire : Ce n'est pas pour Blanqui que je vote, c'est contre tel groupe ou contre telle personnalité 3°. Explication originale ! Elle doit être enregistrée comme u n aveu. La Victoire, elle, était navrée de la situation électorale qu'elle résumait ainsi : D'une part, une candidature moralement et politiquement impossible ; de l'autre deux candidatures qui ont l'air de se faire concurrence l'une à l'autre, sans que l'on puisse comprendre comment l'une a surgi et sur quoi l'autre s'appuie. Et maintenant, électeurs, devines, si tu peux et choisis si tu l'oses37 ! Quant à L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, par la plume de Raoul Desgranges, il montrait la portée politique de cette seconde élection : Elle marquera dans l'histoire du régime actuel. La question Barodet a tué la république conservatrice et son illustre patron. La question Blanqui -— qui ne fait que s'ouvrir — pourrait bien balayer l'opportunisme et les opportunistes. Sous l'apparence d'un incident personnel et local, c'est en effet la question organique, la question mère qui se pose aujourd'hui comme elle se pose au lendemain de toute révolution entre les repus et les affamés. C'est sous une autre forme le 3Î octobre qui se dresse en face du 4 septembre et lui dit : Qui t'a fait roi ?88 L'utilisation

du document

Taschereau.

Le fait important de cette campagne, dès le premier tour, c'est la reprise délibérée, voulue, systématique de toutes les calomnies d'antan contre Blanqui. Il s'agit de l'abattre à tout prix. On en fait une figure effarante. Il est rendu responsable de tous les maux. Aussi bien vit-on un rédacteur du journal d'André Gill railler la bêtise réactionnaire en reprenant pour l'adapter à Blanqui l'ancienne scie de 1870 : « La faute à qui ? ... A Bourbaki ». Les couplets spirituels se suivent. Le jeune prince impérial vient de mourir : c'est un coup monté par Blanqui. Un scandale vient d'éclater à Lyon : on le doit à Blanqui. Sarah Bernhardt va quitter la France : c'est la faute encore à Blanqui. Le temps est désastreux : c'est toujours à cause de Blanqui 39 . 36. La Guienne, 31 août 1879. 37. Ibid. 38. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 22 août 1879. 3 9 . CRIC, « La faute à qui ? », dans La Lune Rousse, n°

137, 20

juillet

1879.

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Mais dans un contexte où la réaction et les républicains qui ne désarmaient pas contre le vieux lion se montraient très décidés à faire flèche de tout bois, le document Taschereau devait fatalement surnager. La presse hostile à Blanqui l'utilisa à plein. Le 19* Siècle attacha le grelot. Ainsi, suivant l'expression de Blanqui, MM. Sarcey et About repêchaient dans le lac de Bondy pour le servir au public un poisson d'avril de 1848 en putréfaction depuis trente et un ans sous les résidus des indigestions parisiennes40. Il va sans dire que La Gironde et La Victoire firent tinter au maximum le grelot du 19" Siècle. C'est ce qui faisait dire au bonapartiste Journal de Bordeaux : Etre accusé de trahison envers son parti par M. About et voir cette accusation reproduite dans le journal qui louait MM. Gounouilhou et Lavertugeon de n'avoir servi l'Empire et accepté ses faveurs que pour le trahir, c'est un peu fort41 ! Comment Blanqui réagit-il devant cette offensive à retardement ? Pas plus vite qu'en 1848 lors du lancement du document Taschereau, alors qu'une question de temps se posait impérieusement. Et, cette fois, avec une désinvolture qui ne pouvait que lui faire le plus grand tort ! L e coup de massue asséné par la Revue rétrospective le 1 " avril 1848 l'avait étourdi, frappé de stupeur et comme paralysé. Se voir transformé en traître après tant de souffrances et d'immolations, après toute une vie sacrifiée à la cause populaire ! En être réduit à la défense de sa personne quand on ne connaît et qu'on ne pratique que l'attaque contre tous ! Quel renversement des choses ! N'y a t-il pas de quoi être désemparé ? Comme naguère, quinze jours durant, à son club, dans les journaux, avec une fermeté dédaigneuse et comme un souverain mépris, il refusa les explications attendues impatiemment par l'opinion et réclamées à grands cris par ses ennemis barbèsistes. Les intrigants avaient beau jeu, la calomnie pouvait cheminer, tout restait en suspens dans l'attente de la réponse décisive et foudroyante annoncée par Blanqui. Elle vint enfin rompant un mutisme qui déconcertait mais se faisait « attendre un peu trop longtemps » suivant la remarque de Raspail. Aussi, malgré le cri du cœur et la force de vérité qui s'en dégageaient, elle ne produisit qu'en partie l'effet escompté Cette faute psychologique pouvait s'expliquer chez Blanqui par la répugnance à se disculper quand toute sa vie répondait concrètement aux calomnies. Or, non seulement il renouvela cette faute impardonnable en 1879, il l'accrut encore car il ne se donna même pas la peine de répondre vraiment au 19* Siècle qui faisait cette fois l'office de la Revue rétrospective. A un rédacteur de La Marseillaise 40. La réponse de Blanqui

20 août 1879. 41. Journal

de Bordeaux,

42. M A U R I C E DOMMANGET,

document

Taschereau.

au « Í9* Siècle » , d a n s La Marseillaise,

2 9 a o û t 1879. Un drame politique en 18í8,

chap.

III.



232,

Blanqui et le

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qui était allé l'interroger, il se contenta de faire justice « en quelques mots » des « infamies rétrospectives » diverses sur son compte et finalement il lui remit une réponse ou plutôt une note écrite qui n'était même pas suivie de sa signature. Cette note 43 est une riposte à l'article d'Eugène Liébert paru dans le numéro du 17-18 août 1879 et qui évoquait l'enquête judiciaire et l'enquête des clubs en 1848 au sujet du document Taschereau. Blanqui fait ressortir avec force que les juges ne se sont pas prononcés sur la plainte en diffamation, déposée contre lui. C'est pour lui la preuve que le tribunal savait à quoi s'en tenir sur la valeur des accusations de Taschereau. Il écrit : Le prévenu n'a pas été amené sur les bancs. Pourtant, il était entre les mains de la justice, enfermé dans un donjon, et Paris était muet de terreur. Les juges n'ont pas jugé. Ils ont planté là le procès sans le vider. Pour Taschereau c'était bien pis que l'acquittement de sa victime. Cette abstention dédaigneuse est une note d'infamie lancée à la face du plaignant, des témoins et de la Chambre du Conseil. Tous imposteurs ou faussaires, voilà ce que disait d'autant plus rudement ce refus de juger qu'il était un manquement à la loi : il fallait un bien grave motif pour se décider à une pareille attitude. Tout ceci est bel et bien dit sur ce point particulier. Mais Blanqui ne fournit pas d'autres explications. Il termine sur le mode sarcastique qu'il affectionne : Restons-en là pour aujourd'hui. Plus tard, bientôt, il sera temps de reprendre les verges et de flageller suivant leurs mérites les compères de 1848 et de 1879, tous ennemis personnels, tous ennemis politiques scrupuleux comme le sont les conservateurs ou les palinodistes. Le comble du scrupule, chacun sait ça ! Pour le moment, les affaires de Bordeaux exigent de laisser ces dignes personnages en tête à tête avec le tribunal de police correctionnelle de la Seine jusqu'au jour de son jugement. La Justice a le droit de faire attendre. Au revoir, honnêtes rétrospectifs ! La prochaine entrevue ne manquera pas de charme. C'était plutôt inattendu et paradoxal de voir une victime constante de la « justice » s'en remettre au jugement plus qu'aléatoire d'un tribunal correctionnel ! Mais le plus singulier de l'affaire n'était pas là encore. En fait, Blanqui ne discutait pas au fond. Sa réponse n'était qu'une dérobade et contrairement à son affirmation, l'élection de Bordeaux exigeait que fût saisie, non pas un tribunal, mais l'opinion publique, spécialement les électeurs girondins surpris par l'accusation lancée. Si l'on veut apprécier équitablement les facteurs négatifs qui jouèrent dans l'élection, il convient de ne pas sous-estimer cette attitude. La vérité c'est que Le 19e Siècle, Le National et à leur suite La Gironde et La Victoire harponnèrent sans cesse Blanqui, son Comité et 43. La Marseillaise,

20 août 1879. Réponse citée.

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La Marseillaise, les sommant de répondre autrement que par une interview, des articles sentimentaux ou des déclarations de tierces personnes. Ils n'obtinrent pas satisfaction. Une partie de l'opinion ne pouvait pas rester insensible à cette carence. On trouve un écho de ce trouble dans la dernière réunion privée organisée par le Comité à l'Alhambra, la veille du scrutin. Il y avait bien 6 500 personnes, chiffre impressionnant, eu égard aux 300 partisans qu'Achard avait réunis la veille 44 . Bertin, Olivier Pain, correspondant de La Marseillaise, Antoine Jourde, un jeune étudiant Charles Bernard, futur député nationaliste de Clignancourt, passèrent en revue les principales raisons qu'on pouvait faire valoir en faveur de Blanqui, rétorquant au mieux les objections qu'on pouvait soulever contre sa candidature. Bertin notamment, soutint une discussion qui fut remarquée concernant l'éligibilité de Blanqui. Mais quand un auditeur demanda des explications sur le document Taschereau, Bertin eut recours à un subterfuge pour enterrer la réponse serrée qu'il aurait dû fournir Est-il vrai, demanda-t-il à Jourde, que vous avez fait savoir à qui de droit que vous possédiez la réponse de Blanqui au document Taschereau ? Oui... — Quelqu'un de la rédaction de La Victoire s'est-il présenté pour en prendre connaissance ? — Non45. Dans sa dernière affiche, le Comité ne manquait pas de logique en disant : Jamais élection ne fut plus pure, plus régulière, plus digne d'être respectée par des républicains. Il n'en a été tenu aucun compte. On vous demande aujourd'hui de confirmer votre verdict : vous n'y manquerez pas. Vous élirez Blanqui, citoyens, parce qu'il est le candidat du peuple, le symbole de vos idées, la personnification de votre programme, le représentant légendaire de la justice opprimée par la brutalité. Vous l'élirez parce que vous êtes partisans de l'amnistie, parce qu'on refuse obstinément de prendre cette mesure d'équité qui seule peut éteindre les haines et rétablir la paix intérieure dont nous avons tous besoin ! Vous élirez Blanqui parce que le suffrage universel est inviolable, parce qu'à une balance républicaine il faut absolument que la volonté de 7 000 électeurs ait plus de poids que le caprice de sept ou huit bonapartistes transformés en officiers dans un conseil de guerre ! Il n'est pas de loi qui vous impose un autre mandataire l II n'est pas de loi qui empêche de le valider : d'autres, inéligibles comme lui, le furent. Pourquoi Blanqui subirait-il seul l'exception46 ? Tout cela, très valable, était à dire certes, mais la logique com44. La Marseillaise, 30 août 1879. 45. /bld., 3 septembre 1879. 46. La Guienne, 31 août 1879. 4

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mandait aussi de relever l'accusation infâme portée contre le candidat de l'amnistie, d'autant que les nouvelles générations éprouvaient le besoin de savoir. Une fois de plus, on éludait la question brûlante, la question pressante. Sans aucun doute, cette attitude, bien que condamnée par l'expérience de 1848, restait conforme à la tactique du « Vieux •» touchant les calomnies. Elle n'en constituait pas moins une erreur extrêmement grave qui devait se payer par une chute appréciable des voix sur le scrutin du 20 avril. Gustave Geffroy regrette 47 qu'aucun des hommes qui ont pris le pouvoir au 4 septembre et qui ont eu accès à la Préfecture de Police n'ait élevé la voix en faveur de Blanqui. Mais pourquoi un personnage officiel aurait-il fait ce geste puisque l'intéressé lui-même se tenait sur la réserve ? Et pourquoi serait-il intervenu puisque aucun des députés d'extrême gauche n'intervenait soit par la parole, soit par une adresse pour laver Blanqui de toute souillure ? En parlant de la sorte, Clemenceau, Duportal, Martin-Nadaud, à défaut de Louis Blanc, eussent prouvé leur sympathie agissante. Ils ne l'ont pas fait et nous mesurons ici la proscription pesant sur Blanqui. Il était traité en galérien par l'opportunisme, et il portait ombrage à ceuxlà mêmes qui le défendaient à la Chambre. La vérité c'est que « les républicains de salon » de l'extrême gauche, pour parler comme Martin-Nadaud en 1850 avaient peur que l'irréductible opposant ne vînt troubler leur « partie de campagne ». Cette abstention empêcha de sceller l'alliance des radicaux et des socialistes bordelais. Les indécis ne purent être entraînés et certains journaux ne cachèrent pas qu'on avait l'impression d'un échec pour la seconde candidature Blanqui 49 . Scrutin du 31 août 1879. Les résultats proclamés le 31 août au soir furent les suivants Inscrits 24 429 Blanqui 3 929 Achard 1 852 Métadier 1 374 50 A Paris, dans les bureaux de La Marseillaise, 19 rue Bergère, un grand nombre de citoyens attendaient la dépêche annonçant les chiffres. Sa lecture, par Olivier Pain, fut accueillie par d'unanimes et enthousiastes acclamations Le lendemain, un leader du journal commentait ainsi le scrutin : 47. L'Enfermé, pp. 425-426. 48. L'Egalité du 30 juin 1878 donne les passages essentiels de la lettre de Martin-Nadaud à Blanqui. Article : Les 2 Nadaud. 49. La Petite Presse, 30 août 1879. 50. La Guienne, La Gironde, etc., 2 septembre 1879. 51. La Marseillaise, 2 septembre 1879.

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L'apôtre vénérable, le combattant sans peur et sans reproche de la démocratie, l'homme de cœur qui a passé quarante années de sa vie dans les cachots... a obtenu à lui seul plus de voix que ses deux concurrents réunis. Blanqui avait contre lui toutes les forces gouvernementales au service de ses concurrents ; contre toute justice Blanqui était en butte aux calomnies immondes des insulteurs de la presse conservatrice qui ramassaient sans pudeur toutes les infamies charriées par le ruisseau réactionnaire pour les jeter à la face du vieux républicain ; Blanqui n'avait pas un journal qui le défendît à Bordeaux. Cependant il a triomphé. L'issue de ce ballottage n'est pas un seul instant douteuse et personne ne s'y trompera C'est surtout comme affirmation d'hostilité que le scrutin f u t interprété. Henry Maret, à l'extrême gauche, écrivit : L'échec du gouvernement est considérable. Si Blanqui avait eu plus de voix, on aurait cru qu'il y avait beaucoup de blanquistes. Ce qu'on dit et ce qui est certain, c'est qu'il y a une majorité énorme qui, blanquiste ou non, n'est ni ferryste, ni gambettiste A l'extrême droite, le Journal de Bordeaux, voit « le ministère battu, la Chambre battue aussi » et affirme qu'en conscience, ils devraient se retirer M. L'Union, cléricale et royaliste, trouva le résultat « excellent » et y vit le germe « d'espérances patriotiques 55 ». Toute la presse réactionnaire, du reste, voyait dans cette crise ouverte depuis six mois une source d'agitation et de perturbations susceptible d'amener « le réveil de la France chrétienne et monarchique 5 8 ». C'est ce qui permettait au journal de Lavertugeon de railler La Victoire intronisant Blanqui « candidat d'Henri V et de l'Eglise 57 ».La Gironde s'écriait : C'est un spectacle tout à fait instructif que celui de l'intérêt que portent au vieux révolutionnaire les organes les plus confits en conservatisme politique et religieux. Blanqui est une des espérances de la Congrégation ! Nous ne serions pas surpris à lire les articles que L'Univers, L'Union, Le Pays, et autres saintes feuilles consacrent à l'élection de Blanqui que quelque cierge brûlât à Lourdes en vue du succès de l'ex-prisonnier de Clair vaux™. La situation, en effet, paraissait inextricable du fait de la position de la question et bien digne de réjouir les droitiers. Ainsi qu'Henry Maret le faisait remarquer, il n'y avait pas u n républicain sérieux 52. 53. 54. 55. N.A. 56. 57. 58.

La Marseillaise, 2 septembre 1879. Ibid., 3 septembre 1879. Journal de Bordeaux, 2 septembre. La victoire de la Démocratie, 4 ou 5 septembre. Bibl. nat. mss Blanqui, 9598. Ibid. La Gironde, 13 septembre 1879. Ibid.

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qui osât se présenter contre Blanqui, et cependant l'élection de Blanqui était appelée à miner la Chambre et le ministère républicain 59 . Quelles remarques peut-on faire sur le scrutin du 31 août ? D'abord, sur 24 429 inscrits, Blanqui ne recueille même pas 4 000 voix. Le succès est donc incomplet, fragile, tout à fait relatif et il n'y a pas lieu d'en triompher. Le fait saillant est le chiffre énorme et accru des abstentions. Les 12 362 suffrages exprimés le 20 avril tombent à 7 155, soit une chute de 5 207 voix. D'où provient cette chute ? Henry Maret dit que les opportunistes ne peuvent se féliciter de ces abstentions, qu'ils ne peuvent les revendiquer pour eux « puisqu'ils avaient deux candidats, l'un franchement modéré, l'autre faussement radical. Ceux qui ont aimé le visage-peuple ont voté pour Métadier. Ceux qui ont aimé le visage-bourgeois ont voté pour Achard 60 ». Peut-être bien. Mais La Guienne prétend, au contraire, que les anciens électeurs de Lavertugeon se sont abstenus en grand nombre 61 et l'on sait qu'effectivement, La Gironde préconisa cette tactique 82 . La « meilleure partie » des abstentionnistes est revendiquée par Henry Maret. Il dit : Beaucoup de vrais radicaux ont pu s'abstenir ; parmi eux ceux qui ont été dupes des calomnies du 19e Siècle, ceux qui ont pensé que Blanqui serait invalidé ; le reste comprend les dégoûtés qui voient que les républicains ne tiennent aucune de leurs promesses63. En une matière aussi délicate, il est difficile de se prononcer. Néanmoins, l'aveu par Henry Maret de l'effet produit par l'exhumation du document Taschereau est à retenir. Peut-être aussi convientil de faire entrer en ligne de compte dans les abstentions des dégoûtés d'une autre catégorie que celle envisagée par H. Maret. Les journaux locaux se sont plaints — fait à noter — de la « fanatique violence », des procédés autoritaires, du despotisme des « menaces du Comité Blanqui». Cette «petite camarilla » aurait en quelques jours abaissé les mœurs électorales de Bordeaux « au niveau des pires mœurs américaines ». Dès les premiers discours, les réunions publiques dégénéraient en bagarres, ce qui incitait de nombreux électeurs à rentrer sous leur tente. Par ailleurs, certains des électeurs d'opinion accentuée ne pouvaient qu'être frappés de l'inconséquence de prôneurs du mandat impératif soutenant la candidature d'un homme auquel ils ne demandaient aucun engagement M . Si l'on compare le premier tour du 5 avril au premier tour du 31 août, Blanqui gagne 231 suffrages, peu de chose en vérité. Mais si l'on compare ce premier tour du 31 août au second tour du 59. 60. 61. 62. 63. 64.

La Marseillaise, 6 septembre 1879. Ibid., 3 septembre 1879. La Guienne, 2 et 16 septembre 1879. La Gironde, 30 août 1879. La Marseillaise, 3 septembre 1879. La Victoire de la Démocratie, n° cité.

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20 avril, Blanqui perd 2 872 suffrages : chute très sérieuse. Les amis de Blanqui ne pouvaient pas ne pas être frappés de ce fait, et c'est bien ce qu'Henry Maret faisait sentir en écrivant : Tout peuple qui devient indifférent est à la merci d'une sur prise e°. Le 19e Siècle66, dans sa haine de Blanqui, affirme hardiment qu'une bonne moitié des suffrages recueillis par le vétéran provenaient d'électeurs réactionnaires. Ainsi Blanqui n'aurait même pas retrouvé la moitié de ses voix du premier tour ! Une telle énormité ne se discute pas et la « majorité de rencontre », résultat « bizarre et monstrueux des passions socialistes et des fureurs réactionnaires », est le produit de la féconde imagination du 19e Siècle. Au demeurant La Victoire, de même nuance que Le 19" Siècle, reconnut que ceux qui avaient voté pour Blanqui étaient des « républicains sincères 67 ». Il reste établi cependant qu'au 31 août comme au mois d'avril, plusieurs conservateurs avérés votèrent ouvertement pour Blanqui, conformément au mot d'ordre discret donné dans certaines réunions cléricales Manœuvre

entre les deux

tours.

Quand on examine froidement ce scrutin du 31 août, on conçoit très bien que La Gironde et La Victoire, les deux feuilles marchant sous la même bannière, se soient réjouies. On estime, par contre, que La Marseillaise, supputant l'issue du ballottage, se montait plutôt la tête en prophétisant : Blanqui peut être considéré dès aujourd'hui comme l'élu de la Bordeaux69. première circonscription de Le succès de Blanqui était à la merci d'une manœuvre habile de concentration entre les deux tours de scrutin. Cette manœuvre, que certains bruits faisaient présager, se dessina tout de suite. Comme mus par un chef d'orchestre invisible, La Gironde, La Victoire, Le 19' Siècle préconisèrent pour faire échec à Blanqui, le ralliement de tous les groupes républicains autour d'une candidature dite « d'Union et d'extrême gauche ». Ecoutons Le 19' Siècle : Toute la question est de savoir s'il est possible de mettre en avant dans cette grande ville de Bordeaux un républicain honnête homme, capable de réunir sur son nom les quelques milliers de voix nécessaires pour être élu ; ou bien si Von renoncera à barrer le passage à M. Blanqui escorté des 3 900 socialistes, bonapartistes et réactionnaires de toute nuance qu'il traîne après luin. 65. 66. 67. 68. 69. 70.

La Le La La La Le

Marseillaise, 3 septembre 1879. 19e Siècle, 3 septembre 1879. Victoire, 2 septembre 1879. Gironde, 19 septembre 1879. Marseillaise, 2 septembre 1879. l f r Siècle, 3 septembre 1879.

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République

La Gironde écrivait de son côté : Une nécessité apparaît clairement à tous les yeux, celle de l'union de tous les groupes non blanquistes et de leur cordiale entente en vue du scrutin du li septembre. Cette union et cette entente seront aisées si chacun s'inspire, comme c'est le devoir, de l'intérêt supérieur de la République 71. Au cours d'une réunion préparatoire où les quatre journaux républicains de Bordeaux étaient représentés : La Gironde, La Petite Gironde, La Victoire, Don Quichotte, le principe d'un congrès pour le choix d'un candidat unique au second tour fut admis. Ce congrès devait être ouvert à tous les électeurs qui accepteraient de combattre la candidature Blanqui et d'admettre la candidature quelle qu'elle soit sortant du vote du congrès. La date en fut fixée au 5 septembre. Les électeurs invités répondirent presque tous à l'appel du Comité d'organisation. On comptait douze à quinze cents électeurs dans la salle de l'Alhambra. Tout de suite, à l'unanimité moins quatre voix, le compte de Blanqui fut réglé par une motion d'ordre qui spécifiait qu'on ne discuterait que des candidatures légales. Après qu'on eut donné lecture de lettres d'O. Bernard et A. Lavertugeon déclinant toute candidature dans un esprit de conciliation, plusieurs noms de candidats éventuels se trouvèrent mis en avant : Steeg, Armand Lalande, Gustave Naquet, Jouffre, Gilbert Martin. Finalement, le débat s'étant circonscrit entre Saugeon et Achard, c'est ce dernier qui l'emporta à une majorité considérable 72. Aussitôt, faisant preuve de discipline, La Gironde apporta son appui au candidat investi, tout en donnant le coup de pied de l'âne à Blanqui. M. Blanqui, en faveur duquel un sentiment d'humanité, de générosité put, lorsqu'il était encore prisonnier, entraîner les votes de républicains sincères, n'a plus aujourd'hui pour patrons que les communistes révolutionnaires d'une part, les monarchistes de toute couleur, de l'autre ra. Action du Comité au second

tour.

Ces lignes paraissaient six jours à peine avant l'élection. Le même jour, les journaux donnaient l'affiche du Comité Blanqui ouvrant la campagne du second tour. Elle constituait à la fois une lettre de remerciements, une riposte au congrès du 5, une déclaration sommaire de principe et une brève réponse à l'offensive de diffamation. On y reconnaît trop le style de Blanqui pour que nous n'en donnions pas le texte intégral : 71. La Gironde, art. : Après le premier tour. 72. Ibid., 4 sept. — La Guienne, 8 septembre. — La Victoire, 73. La Gironde, 8 septembre 1879.

7 septembre.

Seconde

élection de Bordeaux

— Tournée

pour l'amnistie

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Citoyens, Qui sommes-nous ? — Une poignée d'hommes du peuple ayant au cœur l'énergique sentiment du droit et de la justice. Que voulons-nous ? — Le suffrage universel a été violé, nous demandons qu'on le respecte. L'amnistie est obstinément refusée, nous la réclamons obstinément. Un vieillard dont la vie n'a été qu'un long martyrologe, est diffamé, flétri, banni de la vie sociale, nous poursuivons sa réhabilitation. Nous croyons être dans le devoir, dans le principe, dans la vérité. C'est pourquoi nous marchons le front haut et la conscience satisfaite. Contre nous, tout a été mis en œuvre. Malgré la menace d'invalidation nouvelle, malgré l'épithète de révolutionnaires socialistes perfidement transformée en épouvantait, malgré l'horrible machination puisée à la source impure de la police secrète et répudiée par tous les cœurs honnêtes ; malgré le flot déchaîné de toutes les menaces, les injures, les haines et les calomnies, vous vous êtes groupés 4 000 autour du drapeau de nos revendications républicaines. Eu égard aux manœuvres employées, ce résultat est un triomphe. Cette poignée d'hommes résolus est devenue une phalange. Merci. Au mépris de toutes les traditions démocratiques, des hommes dont les candidats n'ont pu réunir ensemble autant de voix que le nôtre tout seul, osent, nouveaux Louis XIV, mettre en question le scrutin du 31 août et la volonté de 4 000 électeurs. Laissons ces agitations stériles se produire. Ayons la sérénité du droit. Poursuivons à travers le large chemin que nos pères ont tracé, le but suprême de l'émancipation du travail et de la répartition équitable des charges et des bienfaits de la civilisation. La République vraie, basée sur l'inviolabilité absolue du suffrage universel peut, seule, nous aider à l'atteindre. Que les clameurs impuissantes des ennemis de la justice glissent sur nous comme un tourbillon de poussière ; secouons notre habit et passons outre. Vive Blanqui ! — Vive la République 74 / Entré dans la voie de la riposte aux calomnies, le Comité Blanqui devait poursuivre sa marche en ce sens. Il fit placarder sur les m u r s la fameuse déclaration favorable à Blanqui émanant de 46 membres de sociétés secrètes, plus une lettre de Boichot. Le tout était précédé de la note : 74. La Guienne, 8 septembre 1879.

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En présence de la coalition des ennemis du peuple, au moment où vous allez élire Blanqui, il ne faut que rien, rien au monde, puisse troubler vos consciences honnêtes ou ternir l'éclatante manifestation que vous allez faire sur le nom de ce martyr vénéré. C'est pourquoi nous croyons utile de placer sous vos yeux les documents irréfutables en réponse à l'infâme calomnie du bonapartiste Taschereau le. faussaire n. A la suite des textes venaient les réflexions suivantes : Et maintenant, rentrez dans l'ombre, calomniateurs à gages ; chapeau bas devant cette tête vénérable sur laquelle toutes les réactions ont asséné tour à tour leur coup de massue. A cette légende héroïque, à cette grande et terrible existence, ne pouvait manquer et n'a pas manqué, vous le voyez, la plus éclatante, parce qu'elle est la plus douloureuse des auréoles : la calomnie re / C'était là ce que La Guienne appelait « l'éloquence démocratique portée jusqu'au lyrisme ». Une troisième et dernière proclamation montrait les résultats obtenus malgré les conditions difficiles, bafouait l'opportunisme, réclamait l'amnistie, faisait justice d'une nouvelle billevesée mise en circulation. Elle se terminait par une de ces formules tranchantes dont Blanqui avait le secret : Citoyens, Vous avez vu se liguer pour nous combattre toutes les forces dont disposent nos ennemis : prestige de la richesse, publicité des journaux, candidatures multiples, pression policière, calomnies atroces ; rien n'a manqué. Et cependant sous cette avalanche furieuse, nous sommes restés calmes, debout, stoïques, triomphants I Pourquoi des adversaires si puissants ont-ils produit tant de faiblesses ? Pourquoi nul homme de valeur n'a-t-il voulu affronter la lutte ? Qu'est-ce donc qui nous rend redoutables, nous pauvres hères, déshérités de la fortune, de l'instruction brillante et de la popularité tapageuse ? Qu'est-ce ? Le Droit. Il y a neuf ans que l'opportunisme vous berce de paroles trompeuses, pleines de promesses, vides de résultats. Les hommes succèdent aux hommes ; l'idole d'aujourd'hui remplace celle d'hier, mais les institutions monarchiques, religieusement respectées, continuent à fonctionner comme si rien n'était changé à notre organisation politique. On s'intitule républicain et on ne veut pas de la République. « La République est un Etat où le peuple n'obéit qu'aux lois qu'il a faites lui-même. » 75. La Guienne, 76. Ibid.

14 septembre 1879.

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Eh bien, citoyens nous vous le demandons la main sur la conscience, est-ce le peuple qui a fabriqué cette loi de Bonaparte, cette loi qu'on n'a osé appliquer à personne, et en vertu de laquelle, Blanqui, au mépris d'un scrutin libre et régulier, est considéré comme inéligible ? Est-ce le peuple qui s'oppose à la proclamation de l'amnistie ? Le suffrage universel a, par trois fois, désigné son mandataire. En dehors et au-dessus de sa volonté souveraine, il ne peut y avoir qu'obstination factieuse et révolte coupable. « C'est un agitateur, c'est l'inconnu ! » s'écria furieux, l'acharné de l'opportunisme. Est-ce être un agitateur que de saper le trône des rois ? Est-ce être un agitateur que de s'opposer aux massacres des prolétaires ? Est-ce être un agitateur que d'avoir été martyrisé par l'Empire ? Est-ce être un agitateur, enfin, que de vouloir sauver la France en 1870 ?... Malheureux ! respectez ces cheveux blancs ! Le peuple ne vous croit pas, et lui garde, malgré vos injures, ses meilleurs sentiments de respect, de reconnaissance et d'amour ! Citoyens, Nous défendons le suffrage universel contre la loi de Bonaparte. Eux défendent la loi de Bonaparte contre le suffrage universel. Choisissez Cet effort sérieux par voie d'affiche — qu'épaulaient à Paris Rochefort dans La Marseillaise 78 et Guesde dans une réunion tenue le 12 salle Perot 79 — fut complété à Bordeaux la veille du scrutin par une grande réunion privée. Elle groupa trois à quatre mille personnes. Larnaudie, Ernest Roche, Bertin y parlèrent. Au moment de l'exposé de ce dernier, un coup de théâtre évidemment préparé se produisit. Blanqui parut et ce fut du délire, des cris frénétiques, des trépignements. Le « Vieux » clôtura cette fois la séance parlant vingt minutes environ. C'était la première fois qu'il parlait à une tribune depuis le siège. Il commença par remercier ses électeurs, puis déclara — « très applaudi » dit un correspondant, « fort applaudi » dit La Gironde — qu'il poursuivrait énergiquement la réalisation de son programme, qu'on n'aurait jamais la liberté de la presse avec la Chambre en exercice, que seule la Révolution permettrait de faire la séparation de l'Eglise et de l'Etat, que l'article 7 n'était qu'une « bagatelle » insuffisante pour enrayer l'envahissement des robes noires, que les députés étaient des « valets de chambre •» de Jules Grévy. Un électeur lui ayant demandé ce qu'il pensait précisément du président Grévy, Blanqui de sa voix sèche et tranchante, sans mâcher les mots, fit une réponse à l'emporte-pièce. 77. La Guienne, 14 septembre 1879. 78. Une lettre de Rochefort fut lue en réunion privée par Olivier Pain. — Le Phare du Littoral, 15 septembre 1879. 79. COMPÈRE-MOREL, Jules Guesde, p. 149.

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Qu'il ait dit : « Grévy est un despote » ou bien « Grévy gouverne par la force comme les souverains d'Orient » ou même « Grévy est un bandit80, la nuance importe peu. Le fait est bien dans sa manière. Blanqui n'était pas un candidat calculant diaboliquement ses chances, capable de pousser la roue de la fortune au prix d'une restriction mentale. Il n'ignorait pas qu'en traitant ainsi une haute personnalité qui, à tort ou à raison, passait pour un homme d'Etat et un vétéran fermement républicain, il blessait des susceptibilités et mettait un terme au maximum de concentration démocratique pouvant se faire sur son nom. On est en droit d'admettre que cette parole acheva de le perdre. Au vote, son adversaire l'emporta sur lui de 158 voix. Blanqui

battu

(14 septembre

1879).

Le scrutin du 14 septembre se traduisit comme suit : Inscrits : 24149. — Votants : 9 350 Achard : 4 698 Blanqui : 4 540 81 Blanqui était battu, mais battu par un déplacement de 79 voix seulement, ce qui n'était pas très reluisant pour son adversaire. C'est ce qu'on faisait remarquer : Ce pauvre Blanqui 1 II a fini par rester sur le carreau. Mais franchement les partisans de la candidature Achard n'ont pas lieu de crier bien haut victoire...M. Pourtant Achard, qui avait eu chaud, faisait preuve de jactance. Dans une lettre à ses électeurs, il se déclarait « le soldat du droit et le représentant de la justice outragée ». C'était plutôt grotesque, eu égard à la position et au passé héroïque de son adversaire, comme le fit observer La Marseillaise. Le même journal souligna qu'au contraire le respect de la légalité et la sainte cause de la justice étaient tombés blessés à Bordeaux. Une blessure met hors de combat, il est vrai. La plaie pansée, guérie, le combat peut reprendre. La Marseillaise ajoutait que l'échec de Blanqui posait, d'une manière permanente, sa candidature, laissant « suspendues sur la tête du gouvernement toutes les questions qui s'y rattachent 83 ». L'opportunisme l'emporte un jour mais le lendemain reste au radicalisme. De candidat à Bordeaux, Blanqui devient le candidat universel de la démagogie à tous les sièges vacants. Les opportunistes se félicitent de l'avantage obtenu hier, peut-être regretteront-ils un 80. La Gironde, 15 septembre 1879. — Le Petit Marseillais, Lettre de F. — A. ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, p. 113. 81. La Gironde, La Guienne, 16 septembre 1879. 82. La Guienne, 16 septembre 1879. 83. La Marseillaise, 16, 17, 21 septembre 1879.

14 septembre.

Seconde élection de Bordeaux — Tournée pour l'amnistie

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jour que Blanqui ne soit pas député de Bordeaux plutôt que candidat à Paris**. A côté de ces jugements, il est intéressant d'enregistrer l'opinion d'un organe de la presse étrangère, comme le Times qui, placé en dehors des luttes et des passions de parti, pouvait envisager la situation avec une plus grande impartialité. Dans un article de fond consacré aux affaires intérieures de la France, le Times commentant l'élection de Bordeaux, constatait l'inquiétude des esprits en face de l'avenir. Il soulignait que « l'opinion française n'est pas entièrement satisfaite de la République », que « le sentiment de la stabilité n'existe pas » et que « des éléments provenant des régimes précédents réunis dans une opposition commune peuvent devenir un grand embarras ». L'article se termine : Mais ce qui est bien plus grave, c'est qu'il règne parmi les hommes modérés des appréhensions sur l'avenir de la République, à savoir qu'elle doit tomber entre de mauvaises mains. Le communisme n'a pas été extirpé du sol français. Il est assez puissant pour être une cause d'alarme pour ceux qui en voient le but**. Une lettre, venant de Marseille et publiée par L'Evénement, semblait corroborer ces noires précisions. Elle annonçait que l'échec de Blanqui avait produit dans quelques-uns des cercles extrémistes du grand port de la Méditerranée une « véritable exaspération s> et que des paroles de colère avaient été proférées contre Gambetta rendu responsable 86. Il était donc bien vrai que la lutte allait continuer, exacerbée par l'échec comme elle l'eût été par le succès. On en eut la preuve à Bordeaux même où les partisans de Blanqui se groupèrent au nombre de deux mille environ, salle du Petit-Fresquet, en un grand banquet populaire le 21 septembre, une semaine seulement après l'élection. Ce fut d'ailleurs un banquet vraiment populaire où, pour cinquante centimes, chacun put avoir un cassecroûte et deux verres de vin. Blanqui, qu'accompagnait Mme Antoine, y fut acclamé président, mais vu son état de faiblesse, cette présidence resta honorifique à ce point que le « Vieux » chargea Ernest Roche de lire en son nom les remerciements d'usage aux électeurs. Le véritable but de la réunion était la fondation d'un journal destiné à consolider et étendre les résultats obtenus. Ernest Roche et Bertin, très applaudis, intervinrent en ce sens. Pour asseoir l'organe sur une base populaire, Bertin proposa le lancement de 4 000 actions de cinq francs qu'il invita les auditeurs à souscrire La Voix du Peuple, issue de ce banquet, eut pour rédacteur en 84. 85. 86. 87.

D'après La Guienne, 16 septembre 1879. Ibid., 20 septembre 1879. D'après Le Phare du Littoral, 26 septembre 1879. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 24 septembre 1879.

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chef Ernest Roche. Mais, faute d'argent, l'organe succomba au bout de six mois 88. Cependant, le noyau blanquiste constitué à Bordeaux à la faveur de la candidature Blanqui, resta assez solide pour affronter la lutte sur le terrain municipal en janvier 1881. Une liste de candidats poursuivant « la réalisation du socialisme » et comprenant Ernest Roche, l'ancien professeur de philosophie à l'Université Marty, le président de la Libre Pensée Bacqué, le déporté de 1852 Barbière, le capitaine au long cours Corfmat, recueillit de 3 578 à 1 509 voix, les premier et dernier élus de la liste opposée recueillant respectivement 14 270 voix et 6 709 voix 89 . Faut-il ajouter que la bourgeoisie bordelaise se vengea en réduisant Ernest Roche et sa famille à une noire misère 90 ? C'est alors qu'Ernest Roche se réfugia de Rocheà Paris où il devint bientôt rédacteur à L'Intransigeant fort, poste qu'il occupa jusqu'en octobre 1907, date du départ de Rochefort pour La Patrie 91. La tournée pour l'amnistie

— Séjour à Marseille.

L'échec de Blanqui était loin d'éluder la question de l'amnistie plénière. En commentant un de ses dessins, Gilbert Martin le fit remarquer : C'est que dans cette lutte altière Où triomphent enfin des lois, L'appel à l'amnistie entière S'est fait entendre quatre fois. Et qu'en avril comme en septembre Quel que fût l'état des esprits, Le scrutin a dit à la Chambre : « Pardonnez à tous les proscrits 92 / » C'est précisément pour faire progresser la cause de l'amnistie en l'insérant dans la lutte contre l'opportunisme et ses soutiens directs ou indirects, c'est peut-être aussi « pour prendre une revanche de l'immobilité et du silence de toujours », qu'après les dures fatigues de Bordeaux, malgré sa faiblesse et son âge, Blanqui prit le bâton du propagandiste. Edmond Lepelletier dit qu'il « fut emmené par des amis » pour cette tournée de conférences et de banquets ajoutant : Sa présence intéressante, sa physionomie sombre, son maintien grave, sa parole faible, mais nette et précise, produisirent sur les auditeurs attentifs une impression vive. On le regarda avec l'émotion et la compassion qui s'attachaient après le î4 juillet 1789, aux pri88. 89. 90. 91. 92.

Le Cri du Peuple, 4 octobre 1885. La Victoire de la Démocratie, 4 et 5 janvier 1881. Le Réveil du Peuple, 19 août 1893. Article D'HENRI PLACE. L'Humanité, 13 octobre 1907. Don Quichotte, 19 septembre 1879.

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sonniers arrachés à la Bastille, promenés dans les rues de Paris °3. Mais cette sorte d'exhibition ne plut pas à tout le monde, même dans le parti républicain, témoin cette réflexion de Don Quichotte : Ne vous semble-t-il pas que cette exploitation d'un vieillard décrépit, auquel reste à peine un souffle de vie, a quelque chose d'indécent qui choque la conscience Du 22 septembre au 10 novembre, date de son retour à Paris, le septuagénaire échappé à la claustration, fait tout un périple dans le Midi puis, de Lyon, rayonne dans les centres industriels entre Loire et Rhône. Le solitaire parle aux masses hantées par l'avenir, il égrène les vieux souvenirs avec les lutteurs qu'il a connus, visite des ateliers d'artisans, s'intéresse au fonctionnement des organisations ouvrières et laïques. Il connaît les ovations enthousiastes des foules méridionales. C'est comme une apothéose, et peut-être ces effusions, ces acclamations énormes et sincères montant du prolétariat et de l'avantgarde démocratique le payent-ils quelques instants de l'amertume des mauvais jours, du douloureux martyre de sa vie. On est tenté de le croire en le voyant affronter plus d'un mois et demi une tournée qui eût épuisé à coup sûr un jeune propagandiste. C'est par Marseille que débute ce voyage. Blanqui y est appelé pour le banquet anniversaire de la première République. Il arrive en gare le dimanche 21 septembre 95 , à quatre heures du soir. Un journal le peint : Petit, cassé, plus que modestement vêtu, les cheveux entièrement blancs, ainsi que la barbe. Cependant ses yeux sont vifs et aussi pénétrants que lorsqu'il présidait son fameux club de 1848. On dirait que toute sa vigueur s'est concentrée dans son regard. Dès trois heures, une affluence qu'on a évaluée à cinq mille personnes avait envahi la cour de la gare. Il y avait là, prêt à le recevoir, un Comité composé d'une dizaine de membres de divers cercles ouvriers, portant un ruban rouge à la boutonnière ; et trois citoyennes déléguées des femmes socialistes, coiffées de chapeaux garnis de rubans rouges et chargées de lui offrir des bouquets. Bremond, ancien conseiller municipal, le docteur Susini, Léonce Jean se trouvaient dans l'enceinte avec quelques membres du Comité. Signe caractéristique : comme pour un personnage officiel, des démarches avaient été faites auprès du chef de gare afin d'obtenir que les personnes chargées de recevoir Blanqui fussent admises sur les quais un peu avant l'arrivée du train, et qu'une salle fût mise à leur disposition. Le train fit son entrée en gare à 4 h 15, Blanqui se trouvait dans un compartiment de deuxième classe. Henry Maret, rédacteur à La Marseillaise le reçut. Aussitôt qu'il parut, la foule se porta vers 93. Histoire de la Commune, t. III, p. 57. 94. Don Quichotte, octobre 1879. 95. Le Petit Marseillais, 23 septembre 1879. — La Gazette du Midi reproduit dans La Guienne du 28 septembre. — Le Phare du Littoral, 26 septembre. — La Petite Presse, 25 septembre.

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lui, le saluant des cris de : « Vive Blanqui ! Vive l'amnistie ! ». A ce moment, dit une feuille, « ce n'était plus de l'enthousiasme, c'était en quelque sorte du délire ». Et, en effet, un incident grotesque montre à quel diapason les têtes étaient montées : un apothicaire nommé Fleury, connu à Marseille pour ses excentricités, se présenta devant Blanqui la barbe peinte en rouge avec, comme coiffure, un tissu écarlate figurant un bonnet phrygien. Blanqui, appuyé aux bras du docteur Susini et d'Henry Maret, se rendit dans la galerie vitrée donnant accès au buffet de la gare où des dames lui présentèrent des bouquets de fleurs rouges. Alors, les portes de la galerie laissèrent passer le cortège, et la foule envahit la grande cour en poussant des vivats. Trois voitures étaient là : Blanqui monta dans la première avec Bernard, son neveu, Henry Maret, Susini et un délégué du Comité. La foule était si compacte que les voitures eurent beaucoup de peine à se frayer un passage. Aussi, vers le milieu de l'avenue de la gare, plusieurs jeunes gens voulurent dételer les chevaux, mais les membres du Comité s'y opposèrent, et les voitures escortées par une affluence considérable chantant La Marseillaise, Les Girondins et le Chant du départ se mirent de nouveau en marche. Elles arrivèrent au Cercle socialiste de l'Indépendance, cours Belsunce, où Blanqui descendit de voiture. Il était 5 heures et demie. A ce moment, un nouvel incident se produisit mettant en lumière les deux comportements des socialistes touchant le drapeau : l'un mariant le drapeau tricolore au drapeau rouge ; l'autre, plus exclusif, n'admettant pas le drapeau tricolore. Au balcon du Cercle, situé au coin de la rue d'Aix et de la rue Nationale, flottait un grand drapeau tricolore tout neuf avec, en guise de cravate, une immense écharpe rouge. Dès que Blanqui fut entré, un membre du Cercle enroula le drapeau autour de la hampe afin qu'il ne reste plus en vue que l'écharpe rouge « produisant l'effet du drapeau communard ». Blanqui parut alors au balcon et de sa voix faible mais précipitée par l'émotion, il dit : Citoyens, Je vous remercie du bienveillant accueil que vous venez de me faire. Je n'ai éprouvé dans le cours de mon existence que des malheurs et des souffrances. Aussi, ne vous étonnez pas de ce que je m'exprime si péniblement. Aujourd'hui, je suis libre, il n'est par conséquent plus nécessaire que vous vous préoccupiez de ma personne. Il n'en est pourtant pas ainsi de tous ceux qui, comme moi, ont subi la détention et l'exil ; plusieurs sont encore à Cagenne et à Nouméa, c'est de ceux-là que vous devez vous préoccuper. Le gouvernement hésite à les amnistier, et cette indécision, ces tergiversations, il faut que nous arrivions à les vaincre. Ne vous préoccupez par conséquent plus de moi, c'est à eux qu'il faut penser. Après qu'on lui eut souhaité la bienvenue, Blanqui, fatigué, partit avec M. et Mme Bernard, ses neveu et nièce, et le docteur Susini,

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pour se rendre au domicile de ce dernier. Tout le long du parcours, ce furent de nouvelles ovations. Le soir, à 9 heures, le banquet prévu réunissait cinq à sept cents convives dans la vaste salle Jarjaye. Cinq tables étaient disposées longitudinalement laissant au centre une plate-forme et un espace pour la table d'honneur qui était entourée d'arbustes et surmontée d'un buste de la République avec, au-dessus, le portrait de Blanqui. On remarquait plusieurs citoyennes parées d'un nœud rouge au corsage ; l'une était entièrement vêtue de rouge. Après les interventions de Delhon et Susini, et le calme relatif qui s'ensuivit, Blanqui fut en quelque sorte porté à la tribune. Il s'excusa de la faiblesse de sa voix, affirma que la République n'était pas en progrès, engagea les démocrates à veiller sur elle et les radicaux à rester fermes sur leurs principes. Ensuite, il quitta la salle avec un grand nombre d'assistants, tandis que plusieurs orateurs prenaient la parole, entre autres Clovis Hugues dont la place n'était certes pas là, après sa candidature intempestive de 1878. Le lendemain Blanqui, trop fatigué par son voyage et les émotions de la veille, dut renoncer à visiter les cercles ouvriers qui l'avaient invité. Dans l'après-midi cependant, il sortit seul, en voiture, pour aller rendre visite à sa famille et rassurer l'une de ses nièces qui avait préparé un appartement à son intention et à laquelle il avait répondu : « Je ne puis accepter : je ne m'appartiens pas 86 . » Le 24 septembre, c'est à son tour de recevoir des visites, de nombreuses visites. Des dames lui portent des bouquets et même une magnifique palme à feuilles métalliques variées. Au nom du syndicat des commis et employés, le citoyen Clément Roux, qui allait être délégué de cette organisation au congrès de Marseille, salua « l'ardent défenseur des idées démocratiques et sociales ». Blanqui demanda des détails sur le syndicat et félicita ses délégués d'avoir adopté cette forme d'organisation, les commis et employés n'étant « que des ouvriers comme les écrivains et les gens de lettres " ». Remarque très intéressante pour l'époque si l'on prend en considération la place qu'occuperont plus tard employés et techniciens dans la C.G.T., ainsi que la fondation de la Confédération des Travailleurs intellectuels. C'est ce même jour que Blanqui vit Louis Combes qui lui présenta une photographie provenant de la police. Blanqui en fut d'autant plus étonné qu'il ne s'était jamais laissé photographier 98 . Ces réceptions incessantes, si réconfortantes qu'elles fussent, n'étaient pas pour améliorer la santé fragile du « Vieux ». Le 25 septembre, il dut remettre au train de 1 h 20 son départ pour Nice, tenant toutefois auparavant à visiter au cimetière les tombes d'Alphonse Esquiros et de Gaston Crémieux M. 96. 97. 98. 99.

Le Petit Marseillais, 24 septembre 1879. La Jeune République, 25 septembre 1879. Ibid. Le Petit Marseillais, 26 septembre 1879.

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Le séjour à Nice. Il arriva à Nice avec Henry Maret, Garien, Léotardi de Boyon, Rasteu. Les autres membres du Comité local l'attendaient à la gare. On cria « Vive l'amnistie 100 ! » Le 28 au soir, u n grand banquet de 150 couverts lui est offert par ses compatriotes au restaurant Cours. Au-dehors, une foule nombreuse guette son arrivée. Il y a là des démocrates de Cannes, de Menton, de Puget-Théniers même. Le « Vieux » qui a été enfermé la première fois à Nice y reparaît en triomphateur. Garien, Henry Maret saluent le nouveau Latude, victime, comme l'autre, de la raison d'Etat « la favorite des gouvernements », mais u n Latude « savant profond, philosophe de premier ordre ». Blanqui dresse sa fine tête blanche, après ces éloges et, levant son verre, les détourne habilement sur Garibaldi. Puis, évoquant le voyage du prince Jérôme en Italie, il en montre les conséquences possibles. Voici le texte de son toast : Au grand Garibaldi, le héros italien l Puisse-t-il vivre encore de longues années ; il est le trait d'union entre la France et l'Italie, la personnification vivante de l'accord désormais indispensable à leur existence. Garibaldi est un homme complet, ennemi passionné du surnaturel, cette peste du genre humain, racine-pivot de toutes les superstitions, de toutes les tyrannies. Libre de préjugés, il n'a jamais partagé les irritations passagères de l'Italie contre la France, qu'il se garde de confondre avec son gouvernement. Il sait que les deux pays seraient perdus, s'ils commettaient la sottise de sacrifier leur alliance naturelle de race et de principes à des motifs d'ambition territoriale, motifs d'un jour, bientôt suivis de déceptions cruelles et d'amers regrets. S'il venait à disparaître, la perte de ce lien précieux serait un grand malheur. Depuis peu, un nuage sombre se forme sur nos têtes et monte lentement à l'horizon, le mariage politique de la dynastie bonapartiste et de la dynastie de Savoie. La mort imprévue du jeune Louis Napoléon a été saluée en France comme le signal de la dissolution du bonapartisme. Erreur profonde. Quand deux héritiers sont aux prises, la mort de l'un fait la fortune de l'autre et non sa ruine. Ici, le plus faible a péri, un enfant avec sa mère, deux jouets aveugles des prêtres ; le plus fort survit, une politique façon Borgia, hier anticlérical dans son rôle de roué, aujourd'hui chrysalide endormie pour accomplir sa métamorphose, demain insecte parfait avec toutes ses ailes. Les partisans de son rival, après quelques rancunes de bienséances, vont tous se rallier autour du survivant. Les deux branches du 100. Le Petit Marseilais, 27 septembre 1879. — Le Phare du Littoral, 30 septembre 1879.

26, 27,

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parti n'en formeront plus qu'une. Chez les monarchiens, les grimaces du scrupule ne durent guère. L'empereur est mort l vive l'empereur. De son côté la maison de Savoie trouve lourd à ses épaules l'appui de la Révolution. S'en débarrasser le plus vite possible est son vœu ardent, comme celui de toutes les royautés constitutionnelles. Mais le Napoléon son parent, déguisé en demi-révolutionnaire et oncle d'un héritier légitime, ne pouvait pas être un allié sérieux. Héritier légitime à son tour, réconcilié avec sa femme et ses enfants, c'est un associé de première classe. La princesse Clotilde de Savoie, épouse et mère d'héritiers successifs plébiscitaires continuera la tradition des femmes pieuses élevées sur les genoux de l'Eglise. Comme la duchesse d'Angoulême, la reine Marie-Amélie, l'impératrice Eugénie, elle sera une fille soumise et dévouée du Vatican. Le Vatican ne se pique pas de fidélité politique ; il sert uniquement qui lui obéit, il adopte toute vassalité puissante, il déserte toute vassalité déchue. Les Bourbons de France et d'Italie ne peuvent plus rien... Adieu Bourbons ! Vivent le roi Humbert et l'empereur Napoléon IV ou V, restaurateurs de l'autel et du trône. Les deux parents alliés, Humbert et Napoléon, proclament eux aussi l'immortelle devise : La Religion, la Famille, la Propriété ! et se constituent les champions des grands principes sociaux. Le concours de quelque haute puissance ne leur fera pas défaut dans l'accomplissement de cette noble entreprise. On la voit déjà poindre au loin. Voici maintenant la perspective pour la France et pour l'Italie : Rétablissement de la sinistre Trinité ; César, Shylock et Loyola, avec leurs armes respectives, le sabre, le coffre-fort, le goupillon. Les trois cavernes bien connues : la Bourse, la Sacristie, la Caserne vont fonctionner de concert en faveur des deux peuples. Tel sera notre avenir à délai assez bref. La mort de Garibaldi en rapprocherait encore l'échéance. Donc, Vive Garibaldi ! — et périsse la faction ténébriste ! D'unanimes applaudissements accueillent ces paroles et après quelques allocutions, le banquet est levé au chant de La Marseillaise C'est entre ce banquet et le retour par le V a r que se situerait le séjour à Cannes, au cours duquel Blanqui aurait tué deux faisans dans une chasse gardée, ce qui incita un rimailleur anonyme à rédiger des « Stances » dédiées au comte de Puyfontaine. Tout porte à croire d'ailleurs que les deux faisans ne sont que deux « canards » comme l'insinue l'auteur de la pièce dans l'une des stances iœ . 101. La Marseillaise. — Le Petit Marseillais, 30 septembre 1879. 102. Annales de la Société scientifique et littéraire de Cannes, t. V, 19321933, p. 10.

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à Cuers, Manosque

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et

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Toulon.

En revenant de Nice, Blanqui s'arrête à Cuers pour saluer son vieil ami Flotte. Il y est reçu officiellement par le maire socialiste Casimir Matton et son adjoint Bertrand qui, pour ce fait, furent révoqués quelques jours après par le préfet du Var. Blanqui parut au balcon de l'hôtel de ville. C'est là qu'il aurait déclaré brutalement, parlant de Charles Méric, son ancien compagnon de captivité à Belle-Ile, le futur sénateur et grand-père de Victor Méric : « Je n'ai connu qu'un vrai républicain dans le Var, c'est Charles Méric », ajoutant ensuite malicieusement : « Mais, ce qu'il avait un sale caractère 103 ! » Il y eut un banquet en l'honneur de Blanqui, un cortège et une réunion publique. Au repas assista même le commissaire de police de Cuers, Bertucci, payant son écot et s'installant au bout de la table malgré la réclamation de quelques convives qui le considéraient comme un intrus. Il fut, pour ce fait, révoqué lui aussi, bien qu'il ait reçu du préfet des instructions formelles et précises de renseigner l'administration sur tout ce qui pourrait se passer à propos de Blanqui ? Or, n'ayant aucun agent à sa disposition, il avait pris le parti le plus pratique et le plus simple de voir tout par lui-même. C'est ce que fit observer le sous-préfet à son chef hiérarchique, vainement d'ailleurs, pour la défense de son subordonné 1M. Quant aux deux magistrats municipaux révoqués, ils adressèrent une protestation au ministre, s'affirmant prêts, malgré la mesure dont ils étaient victimes, « à défendre la Bépublique ». Et nous ne cesserions, disaient-ils, de nous tenir devant cette avant-garde radicale toujours plus nombreuse et qui finira par devenir le pays tout entier dans un délai plus rapproché qu'on ne croit. Ils ajoutaient : Nous n'avons pas attendu d'être au pouvoir pour être républicains ; notre révocation ne saurait donc avoir d'autre influence sur nos opinions que de les rendre encore plus fermes et plus inébranlables im. Blanqui, de son côté, envoya une lettre de félicitations au maire et à l'adjoint frappés 106. A Cuers, Blanqui fut rejoint par Casimir Bouis qui l'accompagna dans le train jusqu'à Toulon, puis le « Vieux » se rendit à Marseille chez le docteur Susini 107 . Une dépêche le porta à ce moment comme 103. Lettre de Victor Méric à l'auteur, 20 janvier 1932. — Dans son ouvrage A travers la jungle politique et littéraire, pp. 248-249, Victor Méric place cet incident au Luc et le rapporte quelque peu différemment. 104. Archives départementales du Var. Lettre du sous-préfet de Toulon, 25 octobre 1879. 105. Le Progrès du Var, 25 octobre 1879. 106. La Petite Presse, 22 octobre 1879. 107. Le Progrès du Var, 2 octobre 1879.

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sérieusement malade et devant rester sur un point du littoral « à cause du climat10,1 ». A la vérité, si l'on croit le docteur Susini, Blanqui sentant le besoin de repos et désireux de ne pas déranger une seconde fois ses amis les travailleurs, voulait rester à Marseille incognito 1OT. Il consentit néanmoins à se rendre à Manosque où il présida un banquet le dimanche 5 octobre 1879, en compagnie du docteur Susini et le dimanche suivant, cédant aux sollicitations de quelques amis, il arrivait à Toulon le tantôt. Il y fut reçu par les républicains accourus en nombre et prononça tout d'abord quelques paroles pour rappeler que son objectif immédiat était le soulagement de ceux qui souffrent, c'est-à-dire l'amnistie plénière. Il prit place dans une calèche découverte, ayant avec lui le député Daumas, Casimir Bouis, le docteur Susini et Melchion, président du Cercle de la Jeune Montagne. Il se rendit à ce cercle, précédé d'un chœur qui faisait entendre des chants patriotiques, acclamé tout le long du parcours par la population. Au Cercle, Blanqui prononça un discours intime, après quoi il se rendit à l'hôtel de France, place Puget, où il dut paraître au balcon, réclamé par une foule compacte m . Là, d'une voie vibrante, avec une mâle énergie et « des éclairs dans les yeux », le vétéran s'exprima ainsi : Tout à l'heure, citoyens, en remerciant de son affectueux accueil cette grande foule amoncelée autour de nous, je la pressais de solliciter infatigablement, sans crainte des refus, la délivrance des milliers de républicains ensevelis dans les bagnes de la Nouvelle-Calédonie, au nom et au prétendu profit de la République. Mais soudain une pensée m'a serré le cœur, et, le rouge me montant au front, je me suis demandé si cet humble ton de la prière était convenable pour le peuple français parlant en face au gouvernement, le subordonné du suffrage universel. Elle a mal réussi cette attitude de supplication à la première demande d'amnistie portée devant la Chambre des députés. Les injures, les outrages des Leblond, des Dufaure, et autres orléanistes, furent l'unique réponse du gouvernement. La clémence, pour parler l'insolent argot du conservatisme, la clémence avait ramassé 22 voix sur 536. Quelle stupeur dans le pays qui s'attendait tout entier à une amnistie plénière. Et quel méprisant coup de botte de MacMahon au derrière de cette assemblée ingrate et renégate. Et puis quelle éruption de basses flagorneries chez tous ces 363 mendiants de pardons et de suffrages auprès des électeurs, ces éternels dupés ! Et le tour joué, le mandat rempoché, quelle reprise furieuse d'ignratitude et de haine ! (sensation générale). Qui ne s'est senti arraché des larmes de douleur et d'indignation 108. 109. 110. 111.

L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 5 octobre 1879. Le Petit Marseillais, 3 et 4 octobre 1879. Ibid., 12 octobre 1879. — Le Progrès du Var, 13-14 octobre 1879. Le Progrès du Var, 15 octobre 1879. — Le Petit Marseillais, 13 octobre.

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par la presse immonde des Ferry, des Andrieux, des Le Roger, torrents de fange débordant sur les républicains pour entraîner et noyer la République dans les égouts / (grande émotion et applaudissements frénétiques. Cris : A bas les calomniateurs, Vive Blanqui !). La voilà l'amnistie telle que les lanières monarchistes maniées par la valetaille des prétendants, l'ont appliquée aux épaules saignantes des vaincus ! (cris : Vive amnistie plénière, Vive la Commune !). Derrière ces flagellateurs, le trône vide, mais prêt, attend le plus fourbe ou le plus féroce des conjurés. Sortira-t-il de la caserne, de la sacristie ou de la Bourse. Regardez ! Voici le héraut du droit divin enjoignant au général en chef de ralentir les manœuvres en attendant que le roi en personne donne le signal de l'action. Ils parlent et agissent en plein soleil, au su et au vu de toute la nation. Celui-ci c'est Bonaparte qui assure la République de ses plus courtois égards tandis que les soudards de la bande promettent aux républicains le plus complet et le plus cordial étripement. Contemplez ensuite le troisième prétendant, M. le duc d'Aumale, par la grâce de Dieu et le gouvernement Grévy, inspecteur général des armées françaises, appuyé sur les grands états-majors, et la foule des fonctionnaires dévoués à la royale famille d'Orléans. Ainsi, d'un côté les républicains partout proscrits et bafoués, de l'autre toutes les forces publiques aux mains de la faction d'Orléans. Comment nier le péril imminent de la République et l'approche rapide d'une catastrophe ? Il reste aux républicains la force morale et la conscience de leur bon droit qui les fera triompher d'une trahison réduite à s'appuyer sur les protestations misérablement mensongères. Qu'ils y joignent le courage et la fermeté. Plus de supplications ! Elles n'attirent que le mépris et la violence. Tous les bons citoyens doivent demander la voix haute, sans relâche, des garanties contre la conspiration flagrante qui plane sur toutes les têtes. La première de ces garanties c'est l'expulsion immédiate du territoire français des trois familles de prétendants, les Bourbons, les d'Orléans, les Bonaparte. Aucun des rejetons de ces races royales et impériales qui considèrent la France comme leur propriété personnelle, et ses habitants comme les troupeaux de cette propriété, ne peut ni ne doit rester sur le sol républicain. Il est temps que les princes sortent de France et que tous les républicains y entrentm. Pour mieux situer ce discours dans l'ambiance du temps, comme pour mieux montrer les progrès très sérieux faits par la cause de l'amnistie plénière, il suffira d'observer que le même jour, 12 octobre, Alphonse Humbert était élu conseiller municipal de Paris, tandis 112. La Jeune République donne seule le texte intégral. Reproduction dans Le Progrès du Var du 15 octobre.

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qu'à Port-Vendres, pour la réception du Calvados — le dernier transport ramenant des amnistiés — le député Escarguel plaidait la cause que soutenait également Louis Blanc à Béziers. Par ailleurs, La République française, avec l'assentiment de Gambetta, venait de poser nettement la question de l'amnistie plénière. Le 12, dans la soirée, Blanqui devait quitter Toulon, mais il est probable qu'il resta dans cette ville plusieurs jours encore. C'est pendant ce laps de temps qu'il aurait logé dans l'hôtel tenu par Charles Méric, grand-père de Victor Méric. Blanqui, épié, voyait des mouchards partout, ne se sentant en sûreté que là, ce qui ne l'empêchait pas, du reste, de fermer soigneusement la porte de sa chambre " 3 . Sa visite à La Seyne se place sans doute vers le même temps 114. Le séjour à Lyon. Le 18 octobre, Blanqui est à nouveau à Marseille, et le dimanche 19, à 8 heures et demie du matin, il arrive à Lyon en gare de Perrache, descendant d'un compartiment de troisième classe, une valise à la main " 5 . En cet automne de 1879, la classe ouvrière de Lyon, héritière de tout un passé de luttes, était déjà fortement organisée sur le triple plan politique, syndical et laïc. Elle venait de le faire voir au comte Albert de Mun dont la réunion aux Folies-Bergère avait été fortement troublée. Rien qu'en parcourant un numéro du Petit Lyonnais 116, on note l'existence de syndicats dans les corporations suivantes : les apprêteurs, les limonadiers-garçons de restaurants et d'hôtels, la métallurgie, les chevriers-maroquiniers, les maçons, les bronziers, les travailleurs en manches de parapluie, les ouvriers en voiture, les tisseurs, les crocheteurs, les tailleurs. Les femmes mêmes ne restaient pas à l'écart du groupement. Le syndicat des Dames réunies ayant à sa tête la citoyenne Fayolle, tenait un bureau de placement gratuit à son siège social, 7, rue Lanterne et se faisait représenter dans les congrès ouvriers. Sur le plan politique, le Comité dit de l'Alliance républicaine socialiste réclamait la fin de la politique « de capitulation et d'atermoiement continuels » . Il s'élevait contre la « République monarchiste » des « opportunistes et des satisfaits » . Il demandait que la Commune fût libre et que le programme social fût abordé 1 ". Ce Comité représentait la tendance favorable à Blanqui. Il s'appuyait sur le journal La Réforme politique et sociale qui s'intitulait « républicain radical, organe des intérêts ouvriers » et dont le rédacteur en chef était le comptable Marc Guyaz. Il pouvait aussi compter sur la 113. Lettre de Victor Méric déjà citée. 1 1 4 . G . GEFFROY, p .

428.

115. Lyon libre, 20 octobre 1879. 116. Le Petit Lyonnais, 25 octobre 1879. 117. Ibid., 25 octobre 1879.

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sympathie du quotidien Lyon Libre, qui allait bientôt disparaître et dont le principal rédacteur était P. Lecomte. Les hommes les plus représentatifs de cette tendance étaient, avec Marc Guyaz, l'avocat Abel Peyrouton, né à Pau, qui avait été détenu à Sainte-Pélagie en 1868, puis à Clairvaux en même temps que Blanqui père du trop célèbre ministre de l'Intérieur (la III* République), l'ancien médecin-major de la 2" Légion du Rhône, le docteur Fontan ; le publiciste Louis Garel, auteur d'une brochure sur La Révolution lyonnaise depuis le 4 septembre11', ancien secrétaire du Comité de salut public, ancien membre de la Commune de Lyon, amnistié récemment de sa condamnation à la déportation dans une enceinte fortifiée 1M. Parmi les militants actifs ou sympathisants de la même tendance, on doit citer Deschamps, Combet et Charles Jeantet, conseillers municipaux ; Charcot et Péclet, du Comité de l'Alliance ; Albert Renaud et Morel de La Réforme ; Fillon, de la Commission de secours aux amnistiés ; Ramboz, Milleron, Rogelet, Camus, Blanc, Michaloud, Remilleux, Constant, Barons, Gramusset et la citoyenne Vincent. Il est probable que le futur guesdiste Gabriel Farjat, alors ouvrier canut et obscur militant, se rangeait déjà sous la même bannière. Au moment où Blanqui arrive à Lyon-Perrache, la cour de la gare est envahie par 5 000 personnes. Des agents sont contraints de faire la haie, comme pour la réception d'un personnage officiel. Blanqui monte dans une voiture découverte avec Peyrouton, Charvet et Péclet, pour se rendre aux bureaux de La Réforme. Une dizaine d'autres voitures avec les délégations suivent. Tout le long du parcours par la place Bellecour, la rue de la République et la rue de l'Hôpital, tandis que des acclamations montent vers le vétéran, de nombreux agents en tenue et en bourgeois bourdonnent comme des mouches. Une foule énorme stationne devant La Réforme pavoisée de drapeaux français, suisses et américains. Lorsque Blanqui descend, tout le monde se découvre et les chapeaux s'agitent. Trois membres de l'Union des chambres syndicales lyonnaises le saluent. Mais bientôt il est réclamé par la foule et doit paraître à la fenêtre. Il déclare qu'il faut adopter le cri de « Vive l'amnistie ! », car tant qu'il y aura des proscrits en Angleterre, en Suisse, en Nouvelle-Calédonie, la République ne sera pas consolidée. Il ajoute pour son compte les cris de « Vivent les Lyonnais ! Vive Lyon qui depuis quatre-vingts ans est le second foyer de la Révolution ». Ces quelques paroles, Blanqui les prononce en se reprenant, car il est visiblement fatigué. Il se retire et la foule, tranquillement, entonne La Marseillaise. On offre au « Vieux » une collation, quelques toasts

118. Le procès de la Commune. Compte rendu des débats du Conseil de 2* série, pp. 82, 98-99, 116. Portrait, p. 153. 119. Lyon, 1871, in-12 de 96 p. 120. Le procès de la Commune, op. cit., p. 26 et suiv., p. 77.

Guerre,

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sont prononcés et le cortège se rend au siège du Comité des Dames réunies où Blanqui reçoit de nombreuses délégations 1U . Cette réception, par son ampleur et son caractère populaire, fut remarquée. Après avoir défini ce qu'on entendait ordinairement par un homme politique — c'est-à-dire un homme qui vit « dans le calcul et le sous-entendu », traitant la politique comme une affaire —, une feuille locale dit : Lyon n'a pas reçu Blanqui comme un homme ordinaire par la raison toute simple que la personnalité de Blanqui ne correspond en rien à l'idée qu'on peut se faire d'un homme politique proprement dit... Blanqui n'est pas un politicien. Il n'a pas dans sa poche un talisman pour ouvrir les portes closes du pouvoir et de toutes les jouissances ; les coureurs de place, les ambitieux, les intrigants de tout genre n'ont rien à voir en sa compagnie. Ils savent qu'il n'a pas à sa disposition la plus petite place de garde champêtrem. Une autre feuille locale démocratique analysant l'accueil enthousiaste fait à Blanqui écrivit : Il a été reçu par le peuple. Rien de brillant, rien d'officiel, ni calme et respectueuse, fracs, ni tambours, mais une manifestation la manifestation du peuple qui attend le jour de la justice123. Le même jour à trois heures se tint au théâtre des Variétés, dans la même salle où avait eu lieu en janvier 1878 le deuxième congrès ouvrier, une réunion privée organisée par les groupements ayant reçu Blanqui. Il y avait bien 1 500 personnes. La salle était décorée : de chaque côté de la scène, avec les drapeaux suisses et américains, figuraient deux écussons, l'un portant « Union et Solidarité », l'autre « Paix et Travail ». La scène était ornée de trophée de drapeaux et, au fond, d'un magnifique buste de la République portant audessus un écusson avec, en lettres d'or, la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ». Trinquet, ancien membre de la Commune, fut acclamé président d'honneur et Bonnet-Duverdier — seul député du Rhône ayant voté la validation de Blanqui — vice-président d'honneur. La présidence effective fut confiée au conseiller municipal Deschamps. Les orateurs locaux Garel, Abel Peyrouton, le docteur Fontan prirent tour à tour la parole, liant la cause de l'amnistie et la vie exemplaire de Blanqui à la critique politique et aux aspirations sociales. Puis, on fit une collecte en faveur des amnistiés, et des jeunes filles ornées d'écharpes rouges ou de cocardes tricolores présentèrent des bouquets au vétéran qui, très ému, s'écria après avoir embrassé une jeune fille : Lyon vient de témoigner qu'il sait combattre par l'enfance timide 121. Le Petit Marseillais, 20 octobre 1879. — Lyon libre, 20 octobre 1879. 122. Lyon libre, 20 octobre 1879. Article de P.L. (Paul Lecomte, rédacteur en chef). Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9597, liasse 14. 123. La Réforme, numéro supplément du 21 octobre 1879. Article de tête non signé.

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et par la beauté. Il saura prouver qu'il sait combattre par la virilité et par l'énergie Après quelques mots d'Henry Maret sur l'union nécessaire entre Paris et Lyon, les deux villes sœurs par le régime d'exception, par la même souffrance et les mêmes revendications, Blanqui prit la parole, écouté dans le plus profond recueillement. Une fois de plus, celui qu'on appela « l'oracle des séditions » parla en homme d'Etat. Citoyens, vous le savez, la République est engagée dans un duel à mort avec la monarchie. C'est la monarchie qui a le dessus aujourd'hui, citoyens ; elle l'a par une raison que vous connaissez, mais à laquelle, peut-être, ne faites vous pas assez attention. Quand deux individus se livrent un duel à mort, si l'un des deux se borne à la parade et ne riposte jamais, c'est un homme mort dans un temps donné ; la défensive sans l'offensive, c'est la mort. Voyez ce qu'a fait la monarchie et ce qu'elfe fait encore. Permettez-moi de vous dire que nous tenons à adopter une maxime sans laquelle il n'y a point de salut pour nous ; cette maxime, la voici : Il faut que, sans délai, tous les princes sortent de France et que les républicains y rentrent (salve d'applaudissements et de bravos, cris : Vive Blanqui !). Sous peine de ruine, citoyens, telle doit être la conclusion et la clôture des huit années de violence que nous venons de subir. Ces violences sont l'œuvre du monarchisme. Cette fois son crime a été complet : dans l'empêchement de la défense, il a d'abord livré le pays à l'ennemi ; par une propagande infâme, perfide, il s'est ensuite emparé du pouvoir. Au moyen de cette double trahison, maître de l'Assemblée de malheur, Assemblée Bordeaux-Versailles, il a pris Paris avec une armée franco-prussienne, et l'a noyé dans le sang (bravos et interruptions). Je répète, il l'a noyé dans le sang. Depuis quatre-vingts ans, c'était le rêve des monarchistes. Caton, l'ancien, disait sans cesse : « Il faut détruire Carthage. » Les Catons royaux disent sans cesse : « Il faut détruire Paris. » A ussi, sur 30 000 cadavres parisiens : vieillards, hommes, femmes, enfants, le monarchisme a prononcé la déchéance de Paris et le rétablissement du cabinet de Versailles, c'est-à-dire l'ancien régime. Le cabinet de Versailles a déjà fourni trois monarques ; l'un aujourd'hui à l'étranger, deux ayant abdiqué, dont un mort. Le monarque régnant, en fulminant le 5 mars 1879 la loi de proscription qui est en train de s'exécuter, et, malgré leur terrible acte, tous trois n'auront été, pourtant, que des monarques d'interrègne : le trône est resté vacant, et cette vacance prolongée exaspère jusqu'à la rage les monarchistes, qui redoublent leurs complots, leurs embûches, leurs attaques contre la République et les républicains. Par contre, les républicains redoublent de crédulité et d'incrédulité, c'està-dire que chez eux on croit aveuglément aux effrontés mensonges 124. Lyon libre, 20 octobre 1879. — Le Petit

Marseillais.

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des traîtres républicains, on croit que la République est désormais inébranlable, on ne veut pas croire au danger de cette République. C'est de la crédulité, aussi fatale que l'incrédulité. La République est enveloppée tout entière et possédée par ses mortels ennemis, car l'administration et la magistrature appartiennent à ces ennemis, l'armée est commandée par eux ; le ministère, la Chambre des députés, le Sénat leur appartiennent : Il n'y a pas un sénateur, un député, un ministre qui soit républicain. La France demande l'amnistie plénière à grands cris pour ses enfants proscrits, entendez-vous la réponse ? Ce sont les réponses de l'innombrable presse monarchique ; ce sont des outrages, des imprécations, des calomnies, des dénonciations sans fin suivies de poursuites judiciaires. que la Constitution, la Ils ont déjà subi, les pauvres républicains, sacro-sainte constitution de février 1875 a prononcé d'avance l'arrêt de la République dans l'article qui permet de changer la forme du gouvernement et qui en autorise la demande régulière et légale. Cet article, œuvre infâme de trahison, est l'évangile de poche des monarchistes. D'où vient leur force et leur audace ? Du libre séjour des prétendants sur le sol français. Par la coupable indifférence du gouvernement envers les chefs avoués d'une restauration, la conspiration est en permanence contre la République et les gouvernants sont de connivence criminelle avec les ennemis publics. Des trois conditions que je vais examiner, la plus redoutable n'est pas celle de l'orgueilleux, ni celle du brutal, mais celle de l'hypocrite qui traîne à sa remorque en arborant la cocarde tricolore seule, une armée de fonctionnaires depuis le plus haut placé jusqu'au plus humble : qu'un pareil homme soit placé sous le nom d'inspecteur général à la tête de l'armée, c'est là un acte de trahison qui doit être dénoncé au Parlement et à la nation. L'unique remède à la situation que ce péril fait courir à la France, c'est d'expulser de France les trois familles princières : Bourbons, Orléans, Bonaparte. Si les républicains, j'entends les vrais, ne se liguent pas pour obtenir l'expulsion de ces trois monarchies conspiratrices, s'ils ne subordonnent pas toutes les autres questions à celle-là, ils commettent un parricide et un suicide Après cet exposé salué de salves d'applaudissements et de cris répétés, le vieillard se retira. Il fut reçu chez Abel Peyrouton où un dîner intime était préparé à son intention et à l'intention de quelques militants, mais Blanqui dîna seul, selon son goût et ses habitudes, buvant de l'eau sucrée. Questionné sur la situation, il se montra pessimiste, affirmant que le gouvernement conduirait à la mo125. Lyon

libre,

20 octobre 1879.

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narchie. Mais il faisait fond sur les proscrits de retour qui allaient infuser un sang nouveau à la démocratie Le soir, il retourna chez la citoyenne Fayolle. Et le lendemain, tôt il parcourait le quartier révolutionnaire de la Croix-Rousse, en compagnie de Charles Jantot, conseiller municipal, Péclet et Marc Guyaz. Après avoir visité l'école laïque du Sou des Ecoles, rue de Vendôme, et les membres de la Commission du secours aux amnistiés, il se rendit rue du Chariot-d'Or, chez Bouchacourt m . Une foule nombreuse l'acclama sur la place de la Croix-Rousse. A partir de ce moment, sa voiture dut marcher au pas en raison de l'affluence et des mains tendues. Chez Bouchacourt, Blanqui retrouva des partisans et des anciens prisonniers de Belle-Ile : Couturier et Bonefoy. Un vin d'honeur lui fut offert. Mais dehors on le réclamait ; il dut paraître à la fenêtre du deuxième étage d'où, ne pouvant se faire entendre, il dicta quelques mots au docteur Fontan qui les prononça à sa place. Devant de nouveaux cris, il dut se montrer à nouveau et, en sortant fut encore l'objet d'une ovation Blanqui passa le reste de l'après-midi à visiter l'atelier de velours d'ameublement du citoyen Guichard, rue Gigodot, et les ateliers de tissage Barsus, s'intéressant aux dessins, s'enquérant des causes de la crise du textile. Le soir, plus alerte, plus communicatif que la veille, Blanqui se rendit au Cercle des Travailleurs, et comme de nombreuses citoyennes étaient présentes, il en profita pour s'adresser particulièrement à elles 129. Tarare, Vienne, Roanne, Saint-Etienne

et

Saint-Chamond.

Le mardi 21 octobre, Blanqui se rend à Tarare accompagné de Péclet et Fillon de la Commission du secours aux amnistiés. Il s'arrête quelques instants à L'Arbresle où il est admirablement reçu bien que personne ne connaisse son arrivée. Au départ six cents personnes sont là. Il arrive à Tarare vers une heure. De nombreux citoyens sont à la gare qui le reçoivent en l'acclamant et au chant de La Marseillaise. Un dîner intime réunit des militants à l'hôtel de l'Europe, puis une réunion privée se tient salle des Variétés. Il y a mille auditeurs environ. Une heure durant Blanqui réclame l'amnistie plénière et la République gouvernée par les républicains. Une délégation de Roanne l'accompagne jusqu'à L'Arbresle, lui faisant promettre d'aller à Roanne ; et aussitôt arrivé à Lyon, une délégation de Vienne fait auprès de lui une démarche analogue 1S0 . Le 24 octobre, Blanqui répond à l'appel des ouvriers de Vienne, débarquant accompagné de deux militants lyonnais. Cinq ou six 126. 127. 128. 129. 130.

Lyon libre, 21 octobre 1879. Ibid., 21 octobre 1879. Ibid. Ibid. Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9596 et 9597 (coupures diverses).

Seconde

élection de Bordeaux

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cents personnes l'attendent dans la cour de la gare, poussant des cris de bienvenue, acclamant l'amnistie. A l'hôtel Vivet, un petit repas intime lui est offert. Dans la journée, le vétéran se rend au Cercle progressif des Travailleurs et visite l'atelier de filature Burdy. Le soir, au théâtre bondé, Blanqui est accueilli par les applaudissements, et deux jeunes filles parées d'une écharpe rouge lui présentent des fleurs. Après un exposé de Charvet, Blanqui prend la parole et prononce « un important discours sur la question sociale et les moyens d'arriver à l'émancipation des travailleurs ». On n'en sait pas plus, malheureusement, car un tel thème développé dans une cité industrielle qui a déjà fait ses preuves et qui ne tardera pas à faire parler d'elle sur le plan de l'action révolutionnaire, mériterait d'être connu, au moins dans ses grandes lignes. Le 26 octobre, Blanqui est à Roanne. Au buffet, on lui offre des rafraîchissements, et de nombreux curieux sont là. Une feuille locale peint ainsi le vétéran : Blanqui marche avec beaucoup de peine et presque courbé en deux. Il est, comme Louis Blanc, de très petite taille. On le dirait exténué. Il faut qu'il y ait en lui une foi bien ardente pour continuer l'incroyable voyage qu'il a entrepris ; des apôtres plus robustes que lui, succomberaient aux fatigues. Si, debout ou marchant, Blanqui semble écrasé par les années, par les privations, par son séjour prolongé dans toutes les prisons d'Etat, assis ou en voiture, il fait encore une certaine figure. Sa tête a conservé tous ses cheveux devenus absolument blancs ; son regard est d'une extrême vivacité ; l'ensemble de ses traits annonce l'énergie et la résolution Quand Blanqui apparaît, se dirigeant vers la voiture découverte qui doit le mener au restaurant Turge, place du Marché, les huit à neuf cents personnes présentes l'acclament. Des citoyennes lui offrent un bouquet de fleurs rouges, tandis qu'un groupe d'ouvriers formé sur deux rangs chante La Marseillaise, et que deux coups de sifflet retentissent. La voiture escortée d'une centaine de personnes parvient au restaurant où la délégation chargée de recevoir Blanqui a fait préparer un repas. Le tantôt, Blanqui parle dans une réunion privée rue des Acacias, puis la foule le ramène place du Marché au chant de la Ça ira et de l'hymne de Rouget de l'Isle. Le soir, il préside un banquet organisé en son honneur, éprouvant, dit-il « une satisfaction sans mélange » de voir les Roannais animés des principes capables de ramener en France les « malheureux frères qui gémissent encore sur la terre d'exil ». Ne les oubliez pas, conclut-il, car ces frères nous aideront à conquérir cette République sociale qui un jour illuminera l'Europe entière Le lendemain, à midi, Blanqui prenait modestement l'omnibus 131. Le Petit Lyonnais, 25 octobre 1879. 132. Le Journal de Roanne, 1 " novembre 1879. — Bibl. nat., journaux départementaux, 1008/2.

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République

pour Lyon où, le soir, avec Bonnet-Duverdier, il parlait aux Variétés devant 1 500 personnes. C'était une réunion électorale d'ordre municipal pour le scrutin devant avoir lieu le lendemain. Blanqui recommanda aux électeurs la candidature de Marc Guyaz et de Louis Garel133 qui trouvaient en face d'eux la liste Aubertin et du Comité central des républicains radicaux lyonnais, composée de républicains teintés d'opportunistes et adversaires déclarés des intransigeants. Sur quatre sièges à pourvoir, le Comité central en enleva trois ; Marc Guyaz n'eut que 224 voix contre 425 au professeur d'Université Clavel, et le docteur Fontan ne recueillit que 54 voix contre 870 à son concurrent. Le blanquiste Garel fut élu seul par 801 voix contre 625 au fabricant Vally 134. Le 26 octobre, invité par les Dames réunies, Blanqui assiste à une réunion privée où, devant un grand nombre d'adhérentes, il se fait expliquer le fonctionnement de l'organisation. Dans une causerie intime, il « invite les citoyennes courageuses qui ont entrepris la tâche difficile de l'émancipation féminine, à persévérer dans cette voie et à redoubler d'énergie et de courage lorsqu'un nouvel obstacle viendra entraver leur marche en avant ». Sur sa proposition, une quête fut faite au profit des amnistiés ls5. Le 1er novembre, Blanqui est à Saint-Etienne. Dix mille personnes l'attendent à la gare le matin. Sur le quai, il est reçu par une délégation ouvrière comprenant Bessey, Reydon et Valentín. Quand il prend place en voiture, une petite fille vêtue de rouge et coiffée d'un bonnet phrygien surgit pour lui réciter un compliment et lui offrir un magnifique bouquet. Le vieillard respire longuement le bouquet, embrasse la fillette qu'il fait placer à ses côtés dans la voiture et, se tournant vers les citoyens de sa suite, s'écrie en montrant l'enfant et le bouquet : « J'en suis comme enivré. République sociale voilà bien tes parfums 136 ! » Après le discours de réception, Blanqui dit en substance : Il est vrai que la plus grande partie de ma vie s'est passée en souffrances dans les prisons de l'Etat, mais les quelques instants que je passerai parmi vous me séront une large compensation à ces tyrannies de partis politiques dont j'ai été trop longtemps la victime. A ce moment, les acclamations redoublent, et c'est péniblement que la voiture peut avancer, « le cortège ayant de la peine à se frayer un passage dans cette foule 137 ». Le lendemain matin, salle du Prado, après l'exécution du chœur Le Proscrit, par une chorale de citoyennes, Blanqui parle encore et même pendant plus de deux heures, rappelant les principales phases 133. Le Petit Marseillais, 26 octobre 1879. 134. Ibid., 27 octobre 1879. — Le Petit Lyonnais, 25 octobre 1879. — Petite Presse, 28 octobre 1879, etc. 135. La Réforme, 2 novembre 1879. 136. Le Journal de Roanne, 9 novembre 1879. Reproduit dans le Mémorial la Loire. 137. Le Petit Lyonnais, 2 novembre 1879.

La de

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de sa vie politique, indiquant les progrès qu'ont fait les opinions démocratiques et l'idée socialiste depuis 1848, traitant la Chambre, le Sénat et la bourgeoisie française d'orléanistes. Dans le cours de son exposé, il cite à plusieurs reprises pour l'approuver, la fameuse parole de Thiers : « La République est le gouvernement qui nous divise le moins. » Cette réunion prend fin, après quelques paroles de Bordet, par une collecte au profit des amnistiés 138. Tout de suite après, Blanqui prend le train et, à deux heures il est à Saint-Chamond où il assiste, salle de la Halle, à une conférence de Tournier sur l'utilité des syndicats ouvriers. Il ne prend pas la parole et même se retire avant la fin de la conférence. Le soir, au local de la Chambre syndicale, il préside un banquet, puis un lunch lui est offert. Le lendemain matin, il repart pour Lyon 139 . On avait annoncé sa participation à une réunion organisée pour le 4 novembre au soir, salle du Nouvel Alcazar, sous l'égide de la coopérative du journal Le Droit social. Mille deux cents personnes se pressaient dans la salle ; mais Blanqui n'ayant pas été consulté s'abstient d'y paraître. Il en résulta des incidents 14°. Eugène Fournière qui traita à cette réunion de l'histoire du socialisme M1, arrivait du congrès de Marseille qui venait de prendre fin, marquant une date importante puisqu'il consacrait la victoire des formules devant présider désormais aux destinées du mouvement ouvrier et socialiste français. Au cours d'une de ses séances, l'un des deux délégués de Bordeaux, Ernest Roche, avait énergiquement affirmé le caractère révolutionnaire et émancipateur du syndicalisme, à condition qu'il se tienne dans l'indépendance et ne craigne pas de combattre « l e s jésuites rouges et les opportunistes 142 ». Le citoyen Clément Roux, l'un des organisateurs du congrès au côté de Jean Lombard, était celui-là même qui avait salué Blanqui au nom des ouvriers syndiqués de Marseille 143. Le « faux Blanqui

».

En somme, il eût suffi que Blanqui prolongeât quelque temps son séjour dans le Midi pour qu'il pût suivre les travaux du congrès. On avait cru un moment qu'il resterait à Marseille dans ce but. Des journaux se posèrent la question. La chose était tentante, en effet, pour Blanqui. Mais peut-être le « Vieux » a-t-il su que l'inspirateur du congrès était Benoît Malon. Peut-être en a-t-il pris ombrage. Peut-être a-t-il été mis en défiance aussi, du fait que les organi138. Le Petit Lyonnais, 3 novembre 1879. — L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 15 novembre 1879. 139. Le Petit Lyonnais, 3 et 4 novembre 1879. 140. Ibid., 5 novembre 1879. 141. Ibid. 142. La Petite Presse, 26 octobre 1879. 143. JEAN LOMBARD, AU berceau du socialisme français, chap. I V : Benoit Malon.

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République

sateurs refusaient par tactique et sur le conseil de Malon, de donner au congrès le titre de socialiste, se réservant au cours des débats de le muer en congrès socialiste Plus probablement Blanqui ne voulut pas faire attendre les Lyonnais qui, déjà, s'apprêtaient à lui faire une réception pour le 12, date où il dut satisfaire les Toulonnais 145. On doit à ce prolongement du séjour de Blanqui dans le Midi, comme au désir réactionnaire de minimiser le succès incontestable de la tournée, une rocambolesque histoire de faux Blanqui, laquelle mérite d'être contée. C'est un journal de Lyon 146 qui accrédita cette légende. Il raconta qu' « un bruit étrange » se répandait à la Croix-Rousse. On prétend, disait-il, que le Blanqui qu'on a vu ou plutôt qu'on a peu vu à Lyon n'est pas Blanqui lui-même mais un faux Blanqui. Et voici la version qu'il donnait : Blanqui, malade à Marseille, était dans l'impossibilité de continuer son voyage. Ses frères et amis lui firent entendre de quel effet déplorable serait pour la démocratie socialiste la suppression de sa visite à Lyon. Ce serait une douche glacée sur l'enthousiasme qui débordait déjà dans le parti. Il se trouvait dans la réunion, par un bonheur extraordinaire, un vieux lutteur des barricades de 1848 qui ressemble, à s'y méprendre, à l'ex-détenu de Clairvaux. Le lutteur se nomme, paraît-il, M. Darneaud. Darneaud aurait consenti à se faire passer pour Blanqui, pendant le reste du voyage annoncé. Il a si bien joué son rôle, que presque tout le monde s'y trompe. C'est même pour cela, dit-on, que Blanqui ne se montre que de loin, la tête enfouie dans un vaste chapeau, et qu'il évite le plus possible de prendre la parole. Le journal ajoutait prudemment : Inutile de dire que nous ne produisons que sous les plus expresses réserves les bruits que nous avons entendu murmurer dans le quatrième arrondissement. Malgré cette précaution prise dans la partie finale, l'histoire rocambolesque fit le tour de la presse de droite. Le Petit Caporal et même Le Petit Marseillais du 29 octobre s'en firent l'écho. Le Soleil fit plus : il lui consacra un article spécial signé Jean de Nivelle, dans lequel au milieu de quelques réticences, il glissait le nom de Dousseaud et non plus Darneaud comme sosie de Blanqui. Sur un ton patelin, le rédacteur plaignait ce pauvre Blanqui : Ce n'est pas un crime d'être vieux ou malade, ni d'avoir perdu pour l'une ou l'autre cause une activité jadis sans pareille. Mais c'est un malheur quelquefois de vivre trop longtemps et de ne pas 144. JEAN LOMBARD, AU berceau du socialisme français, chap. IV. Malon. 145. Le Petit Marseillais, 12 octobre 1879. 146. Le Courrier de Lyon, 28 octobre 1879.

Benoit

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s'apercevoir que l'on vieillit... Que ce soit dans la politique ou dans toute autre carrière, arrive un moment où bon gré mal gré il faut s'effacer. C'est une mesure de dignité et aussi de prudence. Il y avait pesque de la barbarie à traîner ainsi de ville en bourgade et de bourgade en village un homme de cet âge et à lui faire prononcer inter pocula de petits discours anodins mais toujours durs à débiter pour un homme éprouvé par l'âge et par les déceptions, peut-être aussi un peu par une popularité sur laquelle il ne plus. comptait Jean de Nivelle ajoutait sur le fond même de l'histoire : Il fallait évidemment que ce fût bien fait pour que la fraude ait eu un si long succès14''. Evidemment, c'était si bien fait que c'était invraisemblable 148 ! On comprend mieux le sens politique de l'affaire quand on lit dans les journaux parus vers le même temps « que les pérégrinations de M. Louis Blanc et de M. Blanqui aboutissent à un fiasco complet, notamment à Lyon où l'exhibition de M. Blanqui a produit sur les ouvriers le plus piteux effet14" ». La note du Courrier de Lyon fut traitée de « plaisanterie » par une feuille roannaise : En e f f e t , dit-elle, à Roanne Blanqui a fait son entrée en ville, tête découverte et a pris plusieurs fois la parole. Une personne qui a assisté à la conférence de la rue des Acacias nous a même assuré que la parole vive, énergique et passionnée du vieux démocrate avait son auditoire150. très vivement impressionné

Effets

de la tournée

Blanqui.

La vérité, c'est que les avertissements et les attaques de Blanqui au sujet des prétendants, comme sa défense tenace de l'amnistie plénière commençaient à donner des résultats qui inquiétaient la presse de droite. D'un côté, républicains modérés et réactionnaires s'opposaient à toute expulsion des princes, sous prétexte que l'heure n'était pas aux prétendants, qu'il n'y avait pas de danger à craindre vis-à-vis d'eux, qu'au surplus des lois pouvaient leur être appliquées 151. Le Petit Marseillais, reflet de ce courant, ne voyait pas en quoi la République se trouverait fortifiée par leur proscription. Ne vaut-il pas mieux, disait-il, que ces hommes agissent sous nos yeux qu'au-delà des frontières : 147. Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9596 (coupure). 148. Martinet et Gabriel Deville interrogés au sujet du < faux Blanqui » déclarèrent n'en avoir jamais eu connaissance. 149. L'Echo de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 2 novembre 1879. 150. Le Journal de Roanne, 1" novembe 1879. 151. Le Petit Lyonnais, 3 novembre 1879.

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Auguste Blanqui

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République

Un homme qui conspire au milieu de Paris sous l'œil du gouvernement est infiniment moins dangereux qu'un homme qui conspire à l'étranger1". Tel n'était pas l'avis du gouvernement puisqu'il envisageait l'expulsion du prince Jérôme pour avoir trempé dans l'élection du maréchal Canrobert, en Charente, ou tout au moins pour être l'auteur involontaire de cette coïncidence : son avènement comme chef du parti bonapartiste et le succès électoral de ce parti en Charente 163. Cette expulsion n'eut pas lieu. Mais on sait que devant l'agitation grandissante des princes, le gouvernement De Freycinet déposa et fera voter en juin 1885 une loi interdisant le territoire de la République aux chefs de famille ayant régné en France et à leurs héritiers directs. Le vœu ardent de Blanqui se trouva donc exaucé 154. En ce qui concerne le danger maintes fois dénoncé, de laisser entre les mains des monarchistes et plus généralement des réactionnaires les leviers de commande de la République, Blanqui voyait juste. La débâcle de 1940 l'a prouvé, comme elle a montré la perspicacité et le sens politique profond du « Vieux » au sujet de l'utilisation réactionnaire de l'article 8 des lois constitutionnelles de février 1875. Il a fallu plus de soixante ans pour qu'on se rendît vraiment compte de la valeur prophétique des avertissements de Blanqui Quant à l'amnistie plénière, objectif principal de la tournée, Blanqui pouvait constater les progrès considérables qu'elle avait faits depuis son élection. L'ex « Emmuré » n'avait pas en vain plaidé cette cause ; la victoire n'était plus qu'une question de temps. On sentait que la porte jusque-là entrebâillée n'allait pas tarder à s'ouvrir à deux battants. L'émotion et la sympathie qui avaient accueilli les revenants de Nouméa gagnaient des couches toujours plus nombreuses de la population. Le Conseil général de la Seine venait d'émettre un vœu significatif et il était question pour la rentrée prochaine des Chambres d'une nouvelle proposition d'amnistie plénière. Mais les vicissitudes de la politique ne permirent le vote de la loi qu'en juillet 1880.

152. Le Petit Marseillais, 16 novembre 1879. 153. Ibid. 154. A . Z É V A È S , Histoire de la III' République, 1 " éd., pp. 256-257.

CHAPITRE

IV

ULTIME ACTION POLITIQUE (novembre 1879 — décembre 1880)

Le séjour à Paris en novembre

1879.

De retour de son grand périple, Blanqui est à Paris vers le 6 novembre 1879. On annonce un banquet en son honneur \ mais l'idée fait long feu. Blanqui a surtout besoin de repos et l'on se demande, en vérité, comment un vieillard de près de soixante-quinze ans, usé par plus de 33 ans de prison, a pu résister presque quatre mois aux fatigues d'une âpre bataille électorale, immédiatement suivie d'un voyage extrêmement pénible. Ne nous étonnons donc pas que durant trois semaines, on n'ait point entendu parler du « Vieux » dans la capitale. Pendant ce laps de temps, ses deux sœurs si dévouées, Mme Barellier, rue Linné et Mme Antoine, boulevard Montparnasse, s'empressent autour du vieillard, le soignant comme un enfant, veillant à ce qu'il se « refasse » un peu, passant probablement une consigne aux journalistes amis, car on a peine à croire que le silence généralisé est l'effet d'un hasard. Une exception pour Gabriel Deville : non seulement la consigne n'est pas observée, mais Blanqui sollicite luimême des entretiens Blanqui ne sort même pas de la réserve pour appuyer la protestation de ses amis Henri Maret, Alphonse Humbert, Edmond Lepelletier, Olivier Pain contre « la réaction républicaine et la réaction monarchiste » à l'occasion de la rentrée de la Chambre qui se fait sous la présidence de Gambetta dans l'ancien palais du Corps législatif vacant depuis dix ans 3. Il ne répond pas non plus à Jules Vallès, toujours proscrit, qui lui écrit de venir à son secours pour la réapparition de La Rue à Bruxelles « avec ses conseils ou sa copie signée ou non signée ». A défaut de copie, Vallès désire obtenir de Blanqui l'autorisation de « publier des pages doucement éloquentes, pleines de charme, qui sont les miettes de son autobiographie ». Enfin, si Blanqui recule devant cette reproduction, Vallès compte que Louis Ménard fera un portrait frappant « du grand citoyen et I'U grand martyr ». Il presse Callet et Ménard d'aller voir le 1. Le Petit Marseillais, 10 novembre 1879. 2. Lettres de Mme Antoine, 7 et 27 novembre 1879. Fonds Dommanget. 3. La Petite Presse, 29 novembre 1879. 5

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République

« Vieux » à la fois pour obtenir son concours et pour le rassurer sur l'origine de la lettre restée sans réponse, car il craint que le révolutionnaire soupçonneux n'attende « qu'on lui fasse un signe plus sûr ». On ne sait si Ménard rend à Vingtras le « service spécial » que celui-ci réclame. Toujours est-il que le 22 novembre, Blanqui répond à Vallès qu'il se fait « fête » de le rencontrer. Il lui prédit que la reproduction d'une simple page des manuscrits en possession de Watteau lui « fera de durs ennemis », car « on verra là une coalition redoutable 4 ». En conclusion, rien ne figure ni de Blanqui ni de Ménard dans les deux seuls numéros de La Rue qui paraissent alors 5 . Dès qu'il est rétabli, le « Vieux » reprend peu à peu contact avec la vie politique qui est pour lui la vie tout court. Pourtant l'hiver exceptionnellement précoce et froid est « resté célèbre 6 » provoquant d'une façon massive, décès, misères et dommages de tous ordres. Il fut « terrible entre tous 7 » avec des températures tombant à —18° à Paris, —21° en Ille-et-Villaine, —30° en Meurthe-et-Moselle. L'épaisse couche de glace — 40 à 60 centimètres — et qui tint suivant les lieux de 60 à 90 jours, permit l'utilisation des traîneaux dans les rues de la capitale 8. Malgré la rigueur du froid, fatale à tant de vieillards, tous les lundis matin, Blanqui « enfermé dans son pardessus comme dans un sac 9 », vient frapper à sept heures précises à la porte de Gabriel Deville, 18 rue Dauphine. Dans le logement de Deville, non loin de l'ancien domicile de Varlin, Blanqui reste une heure et demie, deux heures, parlant de tout, d'histoire le plus souvent, cherchant à « endoctriner » le jeune journaliste qui a tant fait pour sa libération 10 . Pendant deux à trois mois de ce rude hiver, par le gel, puis la neige tombant en flocons drus et serrés comme en 1830, et enfin le dégel, Blanqui ne manque pas le rendez-vous. Le jeune et le vieux discutent. Mais ce dernier ne parvient pas à faire un de ses fidèles du militant gagné aux conceptions de Marx, et Deville dira plus tard avoir eu l'impression de heurter le « Vieux » en émettant des opinions conformes à l'orthodoxie marxiste Les réunions de décembre

1879.

A partir du 7 décembre 1879, dans ce « Paris moscovite 12 » sortant à peine du blocus provoqué par la rigueur du temps, Blanqui, plein 4. Bibl. nat., mss Blanqui, 9591 2, f° 63. 5. Lettres inédites de Louis Ménard, publiées et présentées par HENRI PEYRE, pp.

115-118.

6. Saint GEORGES DE BOUHELIER, Le Printemps d'une génération, p. 46. 7. G. DE CHÉDEVILLE, Les contes de ma campagne, p. 145. 8. La Petite Presse, 29 novembre et les jours suivants. — PIERRE FROMONT, « Les méfaits de l'hiver 1879-1880 », dans Le Figaro, 24 février 1956. 9. G . GEFFROY, p .

432.

10. Témoignage de G. Deville. 11. Ibid. 12. La Petite Presse, 7 décembre 1879.

Ultime

action

politique

121

de courage et de dynamisme, recommence son apostolat révolutionnaire, face aux nantis, aux arrivés et aux arrivistes. Le même dimanche où son neveu par alliance Hippolyte Maze 13 est choisi par le Comité républicain de Versailles comme candidat à la députation, Blanqui préside à Puteaux, salle David, une réunion au bénéfice des amnistiés de Courbevoie. Trois cents personnes y assistent. A son entrée, la fanfare « l'Industrielle » de Puteaux joue La Marseillaise. Les amnistiés présents sont invités à monter sur l'estrade. Une enfant lit un petit compliment et présente un bouquet à l'ancien pensionnaire de Clairvaux qui accepte avec la meilleure grâce. Emile Gautier, Penet et Guesde prennent la parole. Blanqui se borne à prononcer une allocution ; il demande qu'il soit alloué une indemnité de dix francs par jour aux condamnés de la Commune ; il précise que cette indemnité devrait être prélevée sur les deniers des membres de l'ex-Assemblée nationale et que, si la somme obtenue n'était point suffisante, on ait recours à la bourse des députés siégeant encore, à condition qu'ils n'aient pas voté l'amnistie plénière. Il termine son exposé en récitant le dernier couplet du chant de Rouget de Lisle 14. La proposition du « prisonnier perpétuel » provoque naturellement un tollé dans la presse réactionnaire qui en profite pour tenter de faire disparaître « aux yeux des naïfs », le « faux prestige rayonnant » du « tribun » . Victor Cochinat trouve que « l'ogre politique » au lieu de « tout dévorer » a apporté en ce dimanche lugubre un « éclair de joie inattendu » . Il achève son papier en posant l'alternative : ou bien Blanqui a voulu s'amuser aux dépens de ses auditeurs, ou bien il a cru parler sérieusement. Dans le premier cas, sa réputation est sauve ; dans le second, « il faut constater que les progrès de l'âge ont fameusement affaibli sa raison » . Dans les deux cas, il perd « cette réputation de croquemitaine qui a jusqu'ici trop fait peur aux gens raisonnables15 » . Les railleries n'arrêtent point le vieillard qui en a connu d'autres. Sans souci des brocards, il va partout où des groupements l'appellent, reprenant inlassablement le bâton du pèlerin. Le 10 décembre, par un froid très vif (le thermomètre marquant 11 au-dessous de zéro 16 ), l'après-midi il parle au salon des Mille-Colonnes rue de la Gaîté ; le 14 à la salle des Ecoles rue d'Arras ; le 21 à la salle Graffard, boulevard Ménilmontant Les réunions succèdent aux réunions dans tous les quartiers, dans toutes les salles de l'époque. C'est à croire que l'immobilité à laquelle fut condamné l'ancien prisonnier a accumulé chez lui des réserves d'énergie. Gustave Gef13. H. Maze avait épousé Jane Blanqui, l'une des filles d'Adolphe B l a n q u i , en 1870. Hippolyte Maze, in-12, s.l. ni date, ni éditeur, pp. 34 et 47. A u témoignage de M m e Souty, elle n'aimait « qu'à parader » . 14. La Petite Presse, 10 décembre 1879. — G. GEFFROY, p. 429. 15. Un tribun à Puteaux, dans La Petite Presse, 11 décembre 1879. 16. L'hiver, Ibid., 11 décembre 1879. 17. G .

GEFFROY,

p.

429.

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République

froy — qui a observé et entendu Blanqui alors — note en son style plein de relief : Il arrivait, entouré de quelques jeunes gens de physionomies sérieuses et volontaires. Un mouvement se produisait : les premiers rangs reculaient pour lui faire passage, ceux qui étaient derrière se jetaient en avant pour le voir. Ou bien il apparaissait brusquement, à la place présidentielle, comme s'il eût surgi du plancher de l'estrade. Certes, ceux-là qui criaient d'enthousiasme, ceux-là qui applaudissaient dans le délire, ne voyaient pas l'être singulier qui restait rigide et attentif dans le fracas des bravos et des clameurs. Et même l'attention soutenue de ceux pour lesquels il n'est pas d'autre besogne que de voir se brisait vite à cet indéchiffrable. Le corps petit, vêtu de noir, la main gantée de noir, dessinant des gestes courts, la tête, blanche de cheveux et de barbe drus, coupés ras, le profil écrasé comme une face de lion, l'attitude tour à tour inquiète et tranquille, auprès de lui un chapeau et un parapluie de savant pauvre, il avait l'air d'un très ancien chef de bureau de l'émeute, d'un avoué de la Révolution. Pendant que les orateurs parlaient, que la foule remuait, il était là, tout petit, tout ramassé, sur la haute chaise où on l'avait placé, semblant se réchauffer sous le gaz fumeux, comme autrefois les bourgeois parisiens au bon soleil de la petite Provence 1S. Geffroy le montre très calme, très sage, bouche close, paupières abaissées, semblant rêver ou sommeiller, au milieu des grondantes passions, des tumultes et des appels. Mais voici son tour de parole. Le « Vieux » se lève et d'une « voix cassée » fait un sobre exposé en termes des plus simples, dépouillés de grandes phrases, avec les doutes, les perspectives de déception trop souvent tenus sous le boisseau par les orateurs populaires. Il ne craint pas de se répéter, revenant « avec une douceur entêtée » sur le thème qu'il a choisi, s'arrêtant même pour voir si les assistants suivent. Les oreilles prévenues s'attendaient à plus d'éloquence, néanmoins, le vieux lutteur est acclamé. Alors il se résume et cette fois touche vraiment l'auditoire, soit par un accent, soit par un geste, soit par une évocation puisée dans le passé tragique « faisant courir un frisson et une ombre sur les fronts 19 ». La réunion terminée, le septuagénaire passe avec les organisateurs et les autres orateurs dans le café attenant à la salle de conférence, selon la coutume. Là, on retrouve le « tranquille bonhomme ». Il écoute, il regarde, prenant part à peine à la conversation des ardents combattants de la plus ardente des causes. Ils n'en peuvent croire leurs yeux. C'est bien le révolutionnaire farouche qui a fait trembler à ce point tous les pouvoirs qu'il est devenu leur otage, l'extraordinaire puissance de son regard en est la révélation 20 . 18. L'Enfermé,

pp. 430-431.

19. Ibid., p. 431. 20. Ibid., p. 432.

Ultime action

Réunions

123

politique

de janvier à mars 1880 et candidature

à Lyon.

Le 28 janvier 1880 au soir, Blanqui préside une nouvelle réunion socialiste à la salle d'Arras où Emile Gautier et Gréard prennent la parole. Il attaque le président Grévy, met dans le même sac la gauche et la droite de la Chambre et renouvelle sa proposition d'indemnité aux amnistiés Il reprend encore cette proposition (février 1880) dans une lettre adressée à l'un des citoyens qui sont allés attendre à Brest les fédérés arrivant par la Loire : Qui sait si nos malheureux amis ne vont pas trouver la misère assise à leurs foyers ! Et que deviendront les bannis ? Il faut que la conviction s'implante dans tous les esprits que des dommages-intérêts considérables sont dus par les persécuteurs aux persécutés. Le parti républicain a trop longtemps pris l'habitude de la souffrance imméritée sans réparation, et la faction monarchiste celle de la violence criminelle sans châtiment. Tant que l'idée de pleine et complète justice pour les martyrs et contre les bourreaux n'aura pas pris corps dans les faits, la cause du droit sera sous les pieds. Il ne faut pas l'y laisser. Voilà ce que le cri public doit proclamer par toute la France 22. Le 3 mars suivant, nous retrouvons Blanqui à la salle d'Arras. La réunion est organisée par les étudiants en faveur d'Edouard Maier (Hartmann) sur lequel pèse une demande d'extradition à la suite de l'attentat contre le tsar. Dans l'assemblée nombreuse et houleuse, après une longue lutte pour se faire entendre, Blanqui peut dire quelques mots M. A la sortie, la jeunesse enthousiaste, entourant la voiture de Blanqui, bousculant les sergents de ville, fait une belle manifestation en l'honneur du plus héroïque combattant de la Révolution Mais voici un siège de député vacant dans la l r e circonscription de Lyon (Croix-Rousse). D'enthousiasme, la candidature du vieux révolutionnaire est portée dans le quartier au glorieux passé révolutionnaire. L'élection doit avoir lieu le 23 mai. Dès le début d'avril, s'ouvre en fait la campagne électorale. L'initiative est partie le 29 mars à Paris d'une réunion, salle des Ecoles rue d'Arras, groupant six à sept cents citoyens, et dont la présence était assurée par l'ouvrier tourneur Drain, habitant de Saint-Ouen et vétéran blanquiste du Second Empire. Il invita les Lyonnais à poser la candidature de Blanqui ; Martinet rédigea une adresse en ce sens. Feltesse fit nommer un comité 21. La Petite Presse, 31 janvier 1880. 22. Ibid., 25 février 1880. 23. Ibid., 3 mars 1880. 24. Ni Dieu ni Maître, n° 43, 24 avril 1881. Déclaration de Breuillé, salle Hébert.

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qui choisit Francard comme secrétaire 25. On veut faire de la candidature Blanqui à la fois une plate-forme de protestation contre l'opportunisme, et une plate-forme de vaste initiative en faveur de l'amnistie plénière. Blanqui, on le sait, est inéligible : il sera donc invalidé. L'idée vient de le porter candidat à toutes les élections partielles se présentant sous des auspices favorables puis, si possible, aux élections générales dans les trente circonscriptions populaires que compte la France. Par cette persistance, par cet esprit de suite, on pense amener à composition le gouvernement et conquérir de haute lutte l'amnistie. D'aucuns escomptent même, au bout de cette agitation, la création d'un climat révolutionnaire 26. A Paris, les journaux favorables appuient la candidature dès qu'elle se dessine et Ernest Granger en devient vite la cheville ouvrière. En bon « chien du mont Saint-Bernard de Blanqui » il est prêt — pour reprendre une expression de Gabriel Deville — à suivre le « Vieux » pas à pas dans sa campagne et à s'occuper de tous les problèmes matériels posés par elle. Mais d'abord, il met en branle les amis. Granger voit David, près de la place de la mairie du XIII e . Le dévouement de David est absolu ; au-dessus de son rez-de-chaussée, il y a un dortoir où d'anciens communards trouvent asile2S. Excellent milieu pour déclencher un mouvement en profondeur dans l'arrondissement du regretté Duval. Il y a aussi l'émigration en Belgique qui compte beaucoup de blanquistes. Granger passe la frontière. En Belgique, il touche notamment Eugène Bertholet, mauvais rédacteur mais excellent organisateur qui est devenu blanquiste depuis qu'il a travaillé chez le fin joaillier Amiel. Il est mort le 12 octobre 1935 à Beauchamp (Seine-et-Oise) Granger décide Bertholet à partir pour préparer l'élection sur place30. Occasion exceptionnelle : dans le train qui l'amène à la cité des Canuts, Bertholet rencontre le jeune Gabriel Farjat, déjà séduit par Guesde et adhérent au parti ouvrier depuis le congrès de Marseille. Gabriel emmène Bertholet chez sa mère. C'est à cette circonstance qu'Adrien Farjat, frère de Gabriel et futur gendre d'Eudes, doit d'être devenu blanquiste31. Un Comité d'amnistie plénière est constitué à Lyon avec BessyPlaget, Alexis Delache et Gabriel Farjat comme secrétaires. C'est ce Comité qui, appuyé chaudement par Justin Pecclet 32 , mène la lutte que dirige à Paris une Commission d'initiative dont le trésorier est Octave Martinet. 720 listes de souscription sont mises en circula25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32.

Le Citoyen, W . MARTEL, Témoignage Témoignage Ibid. Ibid. Ibid. Ni Dieu ni

2 avril 1880. Mes entretiens avec Granger, de Gabriel Deville. de M m e Adrien F a r j a t .

Maître,

pp. 128-129.

n ° 30, 23 j a n v i e r 1881.

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tion, dont 497 publiées par le journal Le Citoyen, produiront la somme de 2 116,25 francs. 74 autres listes qui n'ont pas été publiées se sont élevées à 125,10 francs. Les collectes faites aux différentes réunions se montent à 399,15 francs. Le total donne 3 393,20 francs, dont 903,40 francs ont été versés au Comité électoral de l'amnistie plénière 33. Blanqui et Granger s'installent à Lyon au modeste hôtel du Cheval Noir, 16 rue du Port-du-Temple, près de la place des Jacobins. Les réunions se succèdent avec Edmond Lepelletier, Ernest Roche, Olivier Pain, Marc Guyaz comme orateurs.t De partout parviennent les encouragements, les appels, les ordres du jour enthousiastes, notamment de la proscription. Journellement, de Londres, Edouard Vaillant communique ses impressions et demande des renseignements. De Genève, Alavoine, F. Cournet, Martelet, Ostyn, Ledrux, Piéron, Avrial, Gaillard père et fils, Ledroit, Henri Rochefort, suivent avec un intense intérêt une campagne qui sur le nom du « martyr indompté de toutes les réactions » symbolise « avec autant de force, de netteté et d'élévation cette grande pensée nationale : l'Amnistie 34 ». La Justice de Clemenceau se prononce pour la candidature que Le Citoyen d'Achille Secondigné soutient à fond par des articles de son directeur, de Casimir Bouis, d'Olivier Pain et de larges extraits des messages chaleureux parvenant de partout au journal ou aux Comités d'initiative. Mais, comme à Marseille, comme à Bordeaux, des manœuvres subalternes se produisent. Le Comité central républicain radical de Lyon s'élève contre «toute candidature exotique». On presse le conseiller municipal et ouvrier tisseur Rochet de se présenter. On veut mettre sur les rangs le conseiller prud'homme Chépier ; 23 groupes dissidents se rallient à une candidature Ferrer. C'est, pour reprendre les expressions de Bouis et de Pain, un véritable « coup de Jarnac » exécuté par de « tristes pygmées » et de « faux ouvriers 35 ». La cause de l'amnistie plénière se confondant avec la cause de la Commune, Blanqui marque fortement dans son Manifeste aux électeurs lyonnais la répression et la froide cruauté des Versaillais d'une part, des opportunistes de l'autre, leurs dignes successeurs. Il montre que « la soif de sang » qui dévore le parti conservateur n'a pas été étanchée par le massacre des 40 000 Parisiens, plus les 2 000 soldats ralliés au peuple et fusillés avec lui. « Après le massacre en plein air », n'y a-t-il pas eu « l'assassinat juridique en chambre », la besogne des conseils de guerre ? Huit années durant, on a envoyé au bagne ou à la déportation, exterminé à plaisir hommes, femmes et enfants. Et puis, l'an passé, Gambetta n'a-t-il pas déclaré qu'on « écraserait » sans hésitation quiconque ferait obstacle à la politique opportuniste ? A l'appui et comme commentaire, le chef des 33. Ni Dieu ni Maître, n° 24, 13 décembre 1880. Compte rendu financier pour les frais de la candidature Blanqui à Lyon. 3 4 . W . MARTEL, p p . 1 2 6 - 1 2 8 . — M. DOMMANGET, Edouard

35. Le Citoyen,

avril-mai 1880.

Vaillant,

p. 6 3 .

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opportunistes n'a-t-il pas investi d'une mission de confiance à Saint-Maixent et n'a-t-il pas nommé commandant d'armée à Bourges, siège d'une immense artillerie, son ami et protégé le marquis de Gallifet, le « monstre couvert du sang des enfants et des femmes » ? En une synthèse remarquable, Blanqui unit les soudards Mac-Mahon et Gallifet, exécuteurs des basses-œuvres de la bourgeoisie conservatrice, aux parlementaires et avocats félons, afin de convaincre le peuple que les uns et les autres sont de la même famille qui le dupe et le massacre. Chemin faisant, Blanqui prodigue des éloges aux soldats qui ont fraternisé avçc le peuple ; il oppose « la discipline du dévouement qui sauve la patrie » à « la discipline de la trahison qui la livre à l'ennemi ». Il dénonce les turpitudes de l'opportunisme, menteur à toutes les promesses, ce qui l'amène, après avoir insisté sur le deuil de la République, à en souligner la servitude. Le passage est à retenir. Jamais, peut-être, on n'a mieux fait voir, sous une forme imagée et saisissante, le contenu réactionnaire de la République bourgeoise : Depuis 1871, le despotisme tripote la France en manière de gérance, sans pouvoir y réinstaller son appareil royal, les trois dynasties rivales se tenant réciproquement en échec. La République, petite servante, a pour besogne le balayage de la maison, l'entretien de la propreté, les soins du ménage, en attendant la venue du maître. Tout l'ameublement est monarchique ; par conséquent interdit aux républicains. On n'en trouve que dans les écuries, les antichambres, les cuisines, les prisons, les bagnes, leurs places naturelles36. Toutes ces âpres critiques devaient porter. Mais Blanqui, quelques jours avant le scrutin, ne put même pas les formuler verbalement. Il fut obligé d'interrompre sa campagne par suite du décès imprévu de sa sœur aînée, Mme Barellier, à laquelle il porta le dernier adieu au cimetière Montparnasse Au vote, le 23 mai 1880, Blanqui arrive en tête avec 5 956 voix contre 5 188 à M. Rochet, républicain, et 2 650 à M. Ferrer, radical 38 . C'est un beau résultat, si l'on songe qu'à aucun moment Blanqui n'a flatté le peuple, n'a soigné sa popularité, qu'il n'a lancé ni programme, ni promesses, qu'il n'a point leurré la masse électorale de ces mots et de ces belles paroles qui lui eussent assuré un succès foudroyant. La lutte au second

tour.

Le succès paraît assuré si la discipline républicaine joue au second tour. Mais réactionnaires et réacteurs, bien décidés à barrer la route à Blanqui, usent de tous les moyens pour arriver à leurs fins. Comme 36. Ni Dieu ni Maître, n° 44, 1" mai 1881. 37. ED. LEPELLETIER, t. III, p. 57. — Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 19 mai 1880. Fonds Dommanget. Le Citoyen, 18 mai 1880. 38. Le Citoyen, 25 mai 1880.

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à Bordeaux, ils suscitent entre les deux tours de scrutin une candidature nouvelle qui, par le groupement maximum des suffrages doit, dans leur pensée, battre le vieux républicain. C'est ainsi que la candidature est offerte à Jules Roche, alors rédacteur à La Justice. Mais celui-ci la décline dans une lettre très digne et impersonnelle. Il commence par souligner que la majorité relative obtenue par Blanqui, représente une « protestation de l'opinion publique contre l'ajournement de l'amnistie, contre les fautes obstinées du gouvernement et de la Chambre, contre leur refus d'entendre ce que les électeurs de Bordeaux avaient déjà proclamé ». Il fait remarquer que cette majorité relative a vu dans l'élection de Blanqui « la manifestation la plus éclatante possible de l'idée d'amnistie et qu'elle a placé avec raison cette idée au premier rang de celles que doit exprimer aujourd'hui la volonté nationale ». Puis il conclut : L'amnistie est, en e f f e t , la mesure dont dépend toute la politique actuelle ; le refus de l'amnistie est la cause de l'équivoque et des contradictions dont vous gémissez les premiers. Le vote de l'amnistie serait non seulement une mesure de pacification et de justice nécessaire, mais l'acte déterminant d'une politique nouvelle conforme aux principes essentiels de la démocratie que vous avez toujours si vaillamment défendus. Tels ont été certainement les motifs des 6 000 électeurs qui se sont prononcés pour M. Blanqui et tels sont les motifs pour lesquels je ne saurais accepter une candidature contre lui39. Un ancien officier Auguste Ballue, arrière-petit-fils du conventionnel girondin Valazé, directeur politique du journal Le Républicain du Rhône accepte la candidature et entre en lice sous le pavillon de « l'Union républicaine ». La bataille reprend, plus âpre. On trouve un indice de cette âpreté dans le double fait que Ballue fit revivre à plein la calomnie Taschereau 40 et que L'Anticlérical qui, jusque-là, se gardait avec soin de prendre parti entre les candidats anticléricaux, crut devoir recommander à ses lecteurs lyonnais de voter pour Blanqui. Léo Taxil, son directeur, reçut à ce sujet des lettres de reproche et dut s'expliquer Le résultat de l'élection se solde comme suit 42 : Inscrits 24 142. — Votants 14 992 A. Ballue : 8 280 voix, élu Blanqui : 5 947 voix Divers et nuls : 765 voix Dans aucune des sections de la Croix-Rousse Blanqui n'a la majorité. Il ne l'a que dans l'une des sections des Terreaux. Ballue réunit 452 voix de plus qu'avaient eues ensemble au 1" tour les deux candidats concurrents de Blanqui. Celui-ci perd 9 voix sur le 1" tour. Au 39. 40. 41. 42.

La Justice, 30 mai 1880. La Petite Presse, 24 mai 1880. L'Anticlérical, n° 60, 25 mai 1880 et n° 63, 4 juin 1880. La Petite Presse, 9 juin 1880.

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14 octobre 1877, Edouard Millaud, député républicain élu depuis sénateur et qu'il s'agissait de remplacer, avait été élu par 15 942 voix contre 3 752 au candidat conservateur Tapissier 43 . Le résultat des élections produisit quelque émoi à Lyon. On avait craint des désordres et même des manifestations violentes contre les journaux ayant combattu la candidature Blanqui. Quelques mesures de police suffirent à calmer les esprits échauffés. Il n'y eut que quelques disputes et quelques rixes isolées entraînant plusieurs arrestations. Nulle part, en somme, de troubles sérieux **. « La réponse ironique » donnée par les électeurs de la Croix-Rousse à l'appel lancé par les propagandistes d'extrême gauche qui avaient fait « un bruit énorme » autour de l'élection, était plutôt de nature à calmer leurs nerfs, comme le fit remarquer une feuille réactionnaire. Mais Blanqui, lui, n'était pas découragé. Son âme dure était trempée par les épreuves répétées. Trahi par la fortune, se souciant peu du succès, goûtant avant tout la satisfaction de servir jusqu'au bout la cause épousée depuis sa jeunesse, il restait fier et demeurait content de lui. On vit le vieillard intrépide « remonter » moralement Adrien Farjat qui s'abandonnait. Il chassa si bien les désillusions chez ce jeune homme qu'il le gagna pour la vie au blanquisme. C'est Adrien Farjat, après Bertholet, et sur la demande d'Eudes, qui avait fait parvenir à celui-ci pour le Centre blanquiste de Londres les rapports impatiemment attendus sur la bataille électorale de Lyon. En raison de son militantisme, il devait perdre sa place, ainsi du reste que son frère Gabriel — alors l'un des meilleurs artistes en tissage de Lyon dont la spécialité était de faire de beaux christs. Les deux frères furent même obligés de travailler sous de faux noms. Un peu plus tard, au retour d'Eudes dont il devait devenir le gendre, Adrien Farjat sans ressources, mais désireux de voir son correspondant, fera le voyage de Lyon à Paris à pied en passant par Vierzon où il joindra Vaillant. Pour se procurer des subsides, il vendra le long du chemin des paniers de Constant Martin dont il avait fait les modèles 45. Le retour des

amnistiés.

Blanqui était battu, certes, mais la cause qu'il symbolisait sur le plan électoral n'en gagnait pas moins la partie. L'amnistie triomphait. Par la loi du 11 juillet 1880, Blanqui recouvrait enfin ses drois politiques et de partout ses amis, mêlés aux autres proscrits de la Commune, allaient rentrer en France. « Nous partons 172 et moi par le train de Dieppe », écrit de Pickham, Edouard Vaillant à Granger, le 18 juillet 1880 4e . 43. 44. 45. 46.

La Petite Presse, 9 juin 1880. L'Oise républicaine, n° 47, 10 juin 1880. Témoignage de Mme Farjat. W. MARTEL, p. 129. — M. DOMMANGET, Edouard Vaillant, p. 64.

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Rochefort était arrivé de Genève le 12 juillet. On lui avait fait une réception triomphale à la gare de Lyon et, sur le quai de débarquement, la présence de Blanqui parmi la centaine de personnes qui l'attendaient, avait été remarquée * A mesure que proscrits et déportés reprennent contact avec la population, se crée une atmosphère révolutionnaire qui pousse beaucoup de républicains et de socialistes à un optimisme exagéré. Au punch d'honneur offert aux amnistiés par les étudiants, Blanqui supplie les hommes d'avant-garde de ne pas s'endormir sur le mol oreiller de la confiance : Ne nous réjouissons pas trop, s'écrie-t-il, il y a encore beaucoup à faire. Ne regardons pas le passé, ce qui est derrière nous est fait et c'est ce qui est devant nous et à faire qui doit attirer nos regards. Républicains, socialistes, ne soyez pas trop confiants. Croyez en ma vieille expérience, il est mauvais d'être trop optimiste. Défiezvous, car la réaction, elle, veille toujours et c'est ce trop de confiance qui a perdu le fruit de nos révolutions. Il est bon d'être pessimiste. Ne m'accusez pas de jeter le trouble dans vos esprits. Je pense qu'il est toujours bon de prévenir d'un danger ceux auxquels toute sa vie on a été dévoué4". A la salle d'Arras, à la salle Chaynes, Blanqui reparaît, toujours sur la brèche, plein de vitalité et de combativité, ne voulant « absolument pas nous laisser tranquilles », comme l'avoue ingénuement un plumitif conservateur 4*. Le 29 septembre il est avec Jules Guesde à la réunion organisée par le groupe collectiviste révolutionnaire de Reims. Il y a là trois mille personnes venues de tous les coins du département. C'est un succès considérable qui ne tardera pas, du reste, à se traduire par la création de plusieurs groupes nouveaux. Une ovation indescriptible est faite au « démuré de Clairvaux 50 », en attendant que la municipalité rémoise donne le nom de Blanqui à l'une de ses places51. Et c'est en revenant de Reims que Blanqui « homme d'action doublé d'un observateur de premier ordre », selon Guesde, montra à ce dernier l'importance d'un noyau de députés résolus dans les moments de crise révolutionnaire. C'est toujours à l'extrême gauche des corps élus, disait-il, que dans les moments tragiques le peuple va chercher ses nouveaux chefs. Qu'au 24 février 1848, au lieu des libéraux à la Lamartine et à la Marie, il ait trouvé dans la Chambre envahie et dispersée une poignée seulement de révolutionnaires et au lieu d'un gouvernement provisoire faisant les journées de juin et l'Empire, nous aurions eu 47. 48. 49. 50. J.

H. ROCHEFORT, Les Aventures de ma vie, t. IV, p. 188. Citation du Figaro. L'Intransigeant, 26 juillet 1880. La Petite Presse, 9 juin 1880. COMPÈRE-MOREL, p. 183. — Le Cri du Peuple, 11 février 1886. Article de

GUESDE.

51. GUSTAVE LAURENT, Ville de Reims. Rapport, Reims, 1925, pp. 11-12.

Nouvelles

dénominations des rues.

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la vraie République définitivement fondée. Qu'au 4 septembre 1870, au lieu de capitulards à la Favre, d'affameurs à la Ferry et de massacreurs à la Jules Simon, l'extrême gauche du Corps législatif eût compté quelques Delescluze, quelques Millière et quelques Varlin et la dictature dans de pareilles mains eût été la fin de l'invasion, et le commencement de la Révolutions2. Pour le 12 octobre, le Comité socialiste d'aide aux amnistiés se propose de lancer le Journal des Amnistiés, feuille unique qui serait vendue trente centimes au bénéfice des victimes de la répression versaillaise. La collaboration de Benoît Malon, Gambon, Theiz, Amilcare Cipriani, Félix Pyat est sollicité. Adolphe Clémence doit faire un article sur « les Marcerou et leurs souteneurs » et Blanqui sur «les anniversaires se suivent et ne se ressemblent pas». Mais on ignore si la feuille a vu le jour Le 31 du même mois, Blanqui préside une réunion au théâtre des Gobelins. Alphonse Humbert y fait son apologie en reliant l'action du « Vieux » aux luttes des socialistes du siècle, de Babeuf à Proudhon et Cabet. Clovis Hugues déclame deux poésies roulant sur 1' « Enfermé » qu'il montre arraché de sa cage par le peuple M. Blanqui à Milan avec Garibaldi. Le 3 novembre 1880, c'est l'inauguration du monument de Mentana à Milan. A cette occasion, le Comité invite les champions de la démocratie française à participer à la grande solennité de la démocratie italienne. Garibaldi, malgré les douleurs qui le paralysent et l'ankylosent a promis coûte que coûte d'être présent. Blanqui présumant trop de ses forces, lui aussi, décide de participer à la cérémonie. Il affronte le voyage avec Henri Rochefort, Olivier Pain, Gustave Isambert, Edmond Lepelletier et autres journalistes ou délégués des Comités républicains parisiens 55. Rochefort, en politique, n'a «jamais beaucoup aimé » Blanqui 56 et nous croyons que la réciproque est vraie. Mais, dans le train, avec Pain, il donne au vieillard « les mêmes soins qu'à un enfant ». Au débarcadère, vers minuit, une foule immense acclame Blanqui, mêlant à son nom le nom de Rochefort, tandis que le Comité des fêtes, au grand complet, le reçoit mieux qu'un souverain 57 . Blanqui est l'hôte de la famille Garibaldi qui lui a retenu — ainsi qu'à Rochefort et à Pain — une chambre à l'établissement où elle 52. Le Cri du Peuple, 11 février 1886. 53. La Commune, septembre-octobre 54. La Commune, 1 er novembre 1880. —

1880.

5 5 . H . ROCHEFORT, t . I V , p p . 2 1 9 - 2 2 2 . — A . ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, FERNAND HAYWARD, Garibaldi, p . 3 3 . — ED. LEPELLETIER, t . I I I , p .

p. 57.

115.

56. Le Procès de la Commune, 2* série, p. 144. Déclaration de Rochefort devant le conseil de guerre de Versailles. 5 7 . H . ROCHEFORT, t. I V , p p . 2 2 4 e t

223.

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loge elle-même, de sorte que deux jours pleins, il vit avec les proches du héros légendaire 58 . Mais le « Vieux » déjà déprimé par le voyage et les effusions, se trouve gêné et quelque peu dérouté par ce genre de vie. Il oublie l'heure des repas, se perd dans les couloirs de l'hôtel et quelquefois tombe dans les escaliers. « Un soir, écrit Rochefort, il lui fut impossible de retrouver sa chambre. » Il voulait absolument entrer dans celle de Mme Térésita Canzio, fille de Garibaldi 5 \ Cependant, en présence de l'énorme foule italienne, Blanqui dans son élément retrouve la vigueur de sa pensée. Sa voix est « de plus en plus faible 60 » mais la force et la profondeur de ses réflexions frappent. Il traite à la fois de l'union des races latines et des moyens de mettre les institutions économiques en accord avec la justice sociale. Sur le premier point, le Niçois né Français dit à Garibaldi, Niçois né Italien : Vous êtes aussi Français qu'Italien ; vous êtes à cheval sur la frontière ; vous avez un pied en Italie et l'autre en France, vous êtes le trait d'union entre les deux pays car vous appartenez à l'un et à l'autre Sur le second point, faisant preuve d'une « extrême sagesse » qui ne peut que surprendre ceux qui le connaissent mal M , Blanqui souligne la complexité des choses et la lenteur des réalisations. Ainsi, au risque de nuire à sa popularité devant cette foule méridionale sous pression, il se garde de leurrer. C'est en terminant cet exposé d'un positivisme social peu commun chez les socialistes révolutionnaires, qu'il conclut par cette « image juste et belle 63 » depuis si souvent reprise : Il ne faut pas essayer de faire des bonds, mais des pas humains, et marcher toujours De retour à Paris, Blanqui rejoint son logement du boulevard d'Italie (aujourd'hui n° 25, boulevard Auguste-Blanqui) au coin de la rue du Moulin-desPrés, logement qu'il habite avec Granger depuis la mort de Mme Barellier. Le loyer est au nom d'Octave Martinet dont nous avons déjà parlé, ancien membre des groupes blanquistes de la fin du Second Empire, devenu pharmacien rue Geoffroy-SaintHilaire et qui contribue avec Granger non seulement aux frais du loyer, mais aux frais d'entretien et de voyage du « Vieux » 65. Car Blanqui est toujours sans ressources, sans aucun moyen d'existence, au terme d'une longue vie de sacrifices à la cause populaire, et l'on ne comprend pas la réflexion qu'Edmond de Goncourt couchait sur ses tablettes le 16 août de la même année : 58.

H . ROCHEFORT,

59. Ibid., 60.

G.

GEFFROY,

61. Le Phare 62. Ibid. 63.

G.

op.

cit.

p. 224. p.

434.

du Littoral,

GEFFROY,

p.

n° 5561, 4 janvier 1881.

434.

64. Ibid. 65. Témoignages d'O. Martinet et de Mme Farjat.

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Combien d'aimeurs du peuple ont tiré de leur amour 25, 50, 75, 300, 500 pour 100. Et vraiment, je ne connais guère en ce temps qu'un homme qui ait véritablement aimé le peuple gratis : c'est Barbés68. Cette réflexion étonne d'autant plus qu'Edmond de Goncourt était fort lié avec le neveu de Blanqui, Ernest Feydeau, qui n'a pas été sans lui faire part de la détresse matérielle du vieux révolutionnaire. Elle nous montre que malgré les effusions populaires, témoignage d'une gratitude instinctive, la vie de sacrifices de Blanqui reste méconnue de la bourgeoisie lettrée. Fondation

de « Ni Dieu ni Maître ».

Qu'importe ! Blanqui travaille au lancement du quotidien Ni Dieu ni Maître dont il caresse la création depuis longtemps. La chose est possible maintenant que presque tous les blanquistes sont rentrés dans la mère patrie. Martinet a contribué aux dépenses des voyages à Bordeaux et à Marseille. Son apport déjà sérieux l'exclut de tout financement pour le journal. C'est Edouard Vaillant qui fournit surtout les fonds ainsi que le révolutionnaire polonais Toursky — ancien membre des groupes blanquistes et combattant de la Commune — qui vient d'hé riter Grâce à ces ressources, les fondateurs peuvent s'assurer une imprimerie qui n'est autre que celle du Petit Parisien, 18 rue d'Enghien. Ils peuvent aussi louer des bureaux, galerie de l'Horloge, 18 passage de l'Opéra Pas d'embarras pour la rédaction. Certes, il ne faut plus compter sur la plume talentueuse de Gustave Tridon ; voilà neuf ans que l'auteur des Hébertistes s'est éteint à Bruxelles6". Feuillâtre, devenu professeur à Louis-le-Grand et retiré du mouvement ne publie plus que des ouvrages classiques 70. Victor Pilhes, que le président Grévy a fait régisseur de l'Elysée, n'ose plus se présenter devant Blanqui 71 . Quant à Lacambre, B. Flotte, Louis Ménard, Albert Regnard et tant d'autres amis ou admirateurs de Blanqui, on ne sait pourquoi leur nom ne figure point, ne fût-ce qu'à titre d'enseigne ou, si l'on veut, de soutien moral, sur la liste des collaborateurs. Celle-ci, néanmoins, reste importante. Il y a d'abord Rogeard, au nom prestigieux. Puis Eudes qui habite maintenant rue du Banquier (XIIIe) et que le « Vieux » va voir de temps en temps n , puis Ed. Vaillant, Frédéric Cournet et Constant Martin, trois autres mem66. 67. 68. 61).

ED. et J. de GONCOURT, Journal, éd. définitive, t. VI, p. 87. Témoignages d'O. Martinet et de Mme Farjat. — La Commune, p. 230. Ni Dieu ni Maître. — W. MARTEL, p. 131. M. DOMMANGET, Hommes et choses de la Commune, p. 226. La Commune.

p. 2 3 0 . 70. Catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale, Article « Feuillâtre ». 71. PH. MORÈRE, Victor Pilhes, p. 232. — Mémoires inédits de Lacambre. Fonds Dommanget. 72. Témoignage de Mme Adrien Farjat.

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bres de la Commune. II y a encore E. Granger et A. Breuillé, comme secrétaire de rédaction, Albert Goullé, Gois, Ledrux, H. Francard, D. Benoît, Castelneau (Dr Lux), le baron E. Marguerittes, l'ancien clerc de notaire Michel, le futur syndicaliste Montaron, l'ouvrier cordonnier anarchisant J. Poisson 73, Georges Feltesse à qui la parole a été refusée au congrès ouvrier de la salle d'Arras (1876) Rysto, ébéniste, originaire du faubourg Saint-Antoine, plus fier d'être militant blanquiste que s'il avait été nommé sénateur sans oublier le jeune Lucien Pemjean qui commence une vie politique riche en cocasseries par l'apologie du drapeau rouge '6. Sans doute, tous ces hommes n'écriront pas régulièrement dans le journal. Quelques-uns même n'y fourniront pas une ligne. Ils viennent simplement s'ajouter au titre flamboyant et au nom du directeur comme garantie d'orientation et comme caution révolutionnaire. Sur le plan international, Ni Dieu ni Maître comptera aussi comme collaborateurs G. Toursky et Nicolas Morosoff pour les révolutionnaires russes, Ralph pour la correspondance d'outre-Rhin, Andréas Scheu et Jean Most pour la correspondance d'Angleterre, et Pierre Nikititch Tkatchev pour les « lettres » sur le mouvement ouvrier en Russie. En fait, Tkatchev ne donna qu'une lettre sur le mouvement ouvrier russe mais, dans les premiers numéros du journal, il fit paraître le début de la traduction du célèbre roman de Tchernychevski Que faire ?, début précédé d'une introduction dans laquelle est exposé le rôle joué par l'auteur dans le mouvement intellectuel russe " . On ne saurait sous-estimer la collaboration de ces personnalités, notamment les trois dernières. André Scheu et Jean Most étaient, en effet, les pionniers du mouvement socialiste-révolutionnaire en Autriche, et Tkatchev le leader des blanquistes russes. André Scheu, ami de Vaillant, était surtout connu pour avoir publié avant son exil le journal Gleichheit (L'Egalité) dont le nom sera repris en 1886 par Victor Adler, fondateur de la social-démocratie autrichienne, comme titre de son premier journal. Jean Most est le futur anarchiste allemand qui écrira La Peste religieuse, l'une des brochures de propagande qui ont fait le tour du monde. Enfin, Pierre Tkatchev, malgré ses trente-six ans, était déjà en cet automne de 1880 un vétéran du mouvement révolutionnaire russe. Il avait été impliqué dans le procès de Netchaïev et avait collaboré à la revue de Lavrov avant de fonder Nabat (Le Tocsin), journal qui ne fut pas sans influence sur la vieille garde bolcheviste 73. T é m o i g n a g e d'O. Martinet. 74. F . PELLOUTIER, Histoire des Bourses du travail, p. 76. 75. Le Cri du Peuple, 3 octobre 1825. 76. Le Pays libre, août 1941. Souvenirs d'un vieux frondeur. — La Commune, n ° 45, 4 n o v e m b r e 1880. 77. Ni Dieu ni Maître, P r e m i e r s n " . 78. MAX NETTLAU, Bibliographie de l'Anarchie, passim. — Les Temps Nouveaux, revue, n° 16, 15 octobre 1920. — Dossier personnel sur Tkatchev.

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Même en cette période d'ascension révolutionnaire et de bouillonnement politique consécutif à la rentrée des proscrits, c'était une entreprise osée de lancer un quotidien étroitement blanquiste, à la fois franchement insurrectionnel, socialiste et athée. Un quotidien comme La Révolution française, l'année précédente, sur une base idéologique autrement large que Ni Dieu ni Maître n'avait duré que six mois Tout récemment, La Commune de Félix Pyat, quoique plus éclectique que Ni Dieu ni Maître n'avait duré que deux mois 80. L'Emancipation de Benoît Malon et Jules Guesde, fondée exprès à Lyon pour réduire les frais de cautionnement, allait disparaître après 25 jours d'existence 81 . Enfin, depuis le 14 juillet 1880 paraissait L'Intransigeant qui s'était acquis un grand rayonnement dans la classe ouvrière et l'avant-garde républicaine, tant par le prestige de Rochefort, son rédacteur en chef, que par ses vigoureuses campagnes et sa pléiade de rédacteurs, tous d'ailleurs plus ou moins partisans de Blanqui. D'autre part, sur le plan de la Libre Pensée, on ne saurait passer sous silence le fait bien significatif que Léo Taxil, malgré le grand succès de ses publications et malgré ses 2 000 dépositaires, se bornait à faire paraître L'Anticlérical simple hebdomadaire, bien qu'il tirât presque à 60 000 exemplaires 82. Sans réclames productives et en l'absence d'un parti solidement organisé, capable de le tenir bien en mains, Ni Dieu ni Maître se trouvait donc dans l'impossibilité de vivre par ses propres moyens. L'échec était certain. Les difficultés

du

journal.

Avant même de paraître, le journal connut du reste des difficultés. La première vint du propriétaire de l'immeuble où siégeaient les bureaux, le comte de Rohan-Chabot. L'enseigne, les affiches, les imprimés de Ni Dieu ni Maître suscitèrent sa hargne. En tant que « tuteur légal de deux enfants mineurs », il envoya à Blanqui un exploit d'huissier faisant défense d'apposer l'enseigne du journal et de tenir guichet ouvert pour la vente d'imprimés « blessant la morale et la religion », et outrageants pour « sa dignité et sa réputation de propriétaire ». Blanqui, dans son premier numéro, se gaussera du « héraut d'armes d'Henri V » et en profitera pour attirer l'attention sur « l'armée clandestine » que les jésuites organisent sur toute l'étendue de la République 8S. Au fond, cette escarmouche préliminaire qui n'empêchait pas le journal de paraître n'était pas 79. A . Z É V A È S , « La presse socialiste de 1875 à 1900 », dans le Monde, 21 mai 1932. 80. Monde, 29 mai. Article cité. 8 1 . C O M P È R E - M O R E L , p. 1 8 9 . — Ni Dieu ni Maître, n° 6 . 82. L'Anticlérical, année 1880. —• L É O TAXIL, Confessions d'un ex-libre penseur, p. 191. 83. Ni Dieu ni Maître, n° 1.

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mauvaise pour le tirage. Le noble preux faisait d'ailleurs beaucoup de bruit, pour rien, car les bureaux de Ni Dieu ni Maître étaient des plus modestes, et son directeur y apparaissait rarement, les rédacteurs allant, en général, le trouver à son domicile M. Une difficulté plus sérieuse vint de l'imprimeur : il annonça qu'il ne continuerait pas le tirage, refusant d'accorder un délai de huitaine 85. Enfin, les porteurs du journal se virent insultés et assaillis par ces gens « bien nés » qui se livrent volontiers à l'invective et aux voies de fait lorsqu'ils savent ne courir aucun risque. C'est ainsi que, place de la Madeleine, un porteur eut à essuyer les plus ignobles grossièretés. Ne pouvant arracher et lacérer ses journaux, les saints personnages se vengèrent en crachant dessus. Un autre porteur arrêté rue Drouot fut conduit au poste de police de cette rue. A Bordeaux, un pieux lecteur de L'Univers alla jusqu'à traiter de canaille une marchande de journaux qui vendait Ni Dieu ni Maître 8e. Toutefois, il faut bien le dire, la plus grosse difficulté venait de Blanqui en personne car « le doyen de la Révolution » — comme l'appelait Jean Most dans le Freiheit en saluant d'un cœur joyeusement ému la naissance du nouveau journal 87 — avait perdu sa puissance de travail d'antan. D'autant plus qu'il ne s'astreignait point à sérier les tâches et qu'il répondait trop souvent à l'appel des organisations pour parler dans les réunions. Aussi, le vit-on publier très peu d'articles d'actualité. La plupart de ses leaders sont des reproductions de pages rédigées en prison. Ces fragments économiques ou anticléricaux sont d'une belle coulée, certes, mais ils n'en constituent pas moins des hors-d'œuvres. Ils font regretter les leaders de La Patrie en Danger serrant de si près la réalité quotidienne avec tant de clairvoyance et d'aisance. Il est certain que les articles superficiels, à la petite semaine, pleins de verve et d'attaques personnelles d'Henri Rochefort devaient mieux plaire aux lecteurs des faubourgs. Facture du

journal.

Le premier numéro de Ni Dieu ni Maître (20 novembre 1880) débute par une déclaration de guerre au gouvernement dont il dénonce l'anticléricalisme de façade. Le gouvernement se joue du pays et favorise le clergé qu'il a feint de vouloir réprimer. Cette grimace n'a pas été et ne pouvait pas aller loin. Le personnel qui nous gouverne est conservateur comme toute la bourgeoisie riche ou en voie de s'enrichir. Mais, par-delà le gouvernement d'un jour, enveloppe de l'Etat, c'est le système social permanent que combat impitoyablement Ni 84. Témoignage d'O. Martinet. 85. W .

MARTEL,

p.

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86. Ni Dieu ni Maître, n"" 2 et 5. 87. Ibid., n" 3.

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Dieu ni Maître aux divers postes du journal et surtout à la rubrique des « Iniquités sociales » qui s'ouvre dès le numéro un. Il est probable que le filet servant d'introduction à cette rubrique a été composé par le « Vieux ». Le dessein est clairement indiqué. Il s'agit de pousser les victimes des abus à « se révolter contre la société actuelle ». Comment ? « En étalant, au grand jour, les supplices de tous genres que la classe la plus utile et la plus honnête de la société subit de la part du Maître ». Il est certain, spécifie le filet, qu'on ne peut faire un pas dans la rue sans éprouver des tressaillements de douleur à la vue des spectacles qu'on a continuellement devant les yeux, sans songer au changement complet de l'organisation sociale. Et le rédacteur regrette que livré à ses propres forces il ne puisse « sonder que quelques-unes des plaies qui rongent l'humanité ». Dès les numéros suivants, la rubrique dénonce les méfaits des bureaux de placement, les abus de la paye, l'inhumanité des propriétaires, l'exploitation des apprentis, la fréquence des accidents dans les chemins de fer et dans les mines d'un point de vue de classe car, dit-elle : On ne doit pas plus reconnaître le Patronat que la justice des conseils de guerre versaillais. Cette critique sociale est tenue par Georges Feltesse, Gustave Falliès, Albert Goullé, J. Poisson, Perreau, surtout par Montaron et D. Benoît. Elle déborde à d'autres postes du journal faits par H. Francard et se double, outre les articles de fond, de comptes rendus de réunions et de congrès ouvriers, de chroniques parlementaires, de faits divers, de curiosités, de notes pour servir à l'histoire de la Commune, par Ledrux, de communications de groupements, d'une rubrique régulière sur les crimes versaillais comme riposte à l'enquête parlementaire, d'apologie de l'action révolutionnaire et de violentes tirades contre l'Eglise, la Divinité, les prétoriens et l'armée permanente. Le tout fait de Ni Dieu ni Maître le premier quotidien franchement socialiste-révolutionnaire de la IIP République. A partir du 13 décembre 1880, c'st-à-dire au bout de 24 numéros seulement, Ni Dieu ni Maître est contraint de se transformer en hebdomadaire. En tant que tel il réduit son format, modifie son tarif des abonnements et transporte son siège à Meudon (Seine-etOise), 24 rue Royale, tout en faisant du citoyen Poisson, 10 rue de Jouy, son agent à Paris. A partir du n° 59 (août 1881) c'est chez Poisson que passeront la rédaction et l'administration, Delattre, 10 rue du Croissant, étant en outre chargé de la vente en gros, Martinet et Rysto de la réception des abonnements. Le 6 novembre 1881, à bout de souffle au point de vue financier, l'organe disparaîtra à son 71* numéro exceptionnel, afin d'interrompre la prescription et de conserver la propriété du titre. Le journal, devenu mensuel et organe du Comité central socialiste révolutionnaire et de la Jeunesse blanquiste formera une nouvelle série (1899-1900) à partir du 1er mai 1899 avec Ernest Roche, Gaston Da Costa, Adrien Farjat, Alfred

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Gabriel, L. Ledrux, Poirier de Narçay, Auguste Bigot, H. Dex, Tarrida del Marmol, etc., comme collaborateurs. Une « troisième série » toujours mensuelle, avec le sous-titre « Organe du Parti blanquiste », et une partie des collaborateurs ci-dessus ne semble avoir eu que deux numéros : mars et avril 1906. Campagne de réunions

publiques.

En même temps qu'il assurait la direction du journal, Blanqui avec un beau courage, continuait sa campagne de réunions publiques. Le 24 novembre 1880, au matin, accompagné de Granger et d'Hubertine Auclerc qui avait présidé la quatrième séance du congrès ouvrier de Marseille, Blanqui arrive à Lille où la foule l'attend à la gare pour l'accompagner jusqu'à l'hôtel de l'Europe. Il doit recevoir des délégations et paraître au balcon pour remercier la population, surtout les femmes qui se pressent autour de lui comme autour d'un nouveau Messie. La fanfare de la ville joue La Marseillaise. A cinq heures du soir, devant cinq mille à six mille personnes remplissant la vaste enceinte de l'Hippodrome, le vieux lutteur qui avait déjà donné des signes de fatigue, se borne à prononcer quelques mots, laissant au citoyen Cambier le soin de commenter sa brochure L'Armée esclave et opprimée, éditée par Ni Dieu ni Maître. Quant à Hubertine Auclerc, elle traite du droit des femmes, et le soir, les organisateurs de la réunion offrent un banquet intime aux hôtes du prolétariat lillois 88. Le 28 novembre, Blanqui prend part à une manifestation organisée sur la tombe de Ferré, au cimetière de Levallois-Perret. Dès qu'il paraît, à deux heures de l'après-midi, des agents dissimulés derrière les tombes surgissent de tous côtés et lui intiment l'ordre, ainsi qu'à ses amis, de se disperser. Des incidents sont évités, mais la journée ne se termine pas sans des arrestations Le samedi 11 décembre, Blanqui parle à la salle des Ecoles rue d'Arras, décorée de drapeaux rouges pour la circonstance. La fanfare de Montsouris prête son concours. Louise Michel et Paule Minck prennent place aux côtés de Blanqui acclamé comme président. L'assistance nombreuse avait envahi la salle longtemps avant l'ouverture de la séance. Blanqui glorifie d'abord les deux citoyennes « qui sont l'honneur de la France », en particulier Louise Michel dont il souligne l'héroïsme « connu et admiré du monde entier » : Ne craignons pas de reconnaître que les femmes ont donné un grand exemple. Nul dévouement ne peut être comparé à celui de Louise Michel. Elle a réconforté les courages de ceux qui défaillaient. 88. A. ZÉVAÈS, p. 116. — G. GEFFROY, p. 435. — Ni Dieu ni Maître, n° s 3, 4, 5. 89. A. ZÉVAÈS, p. 116. — Ni Dieu ni Maître, n° 10, 29 novembre 1880.

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Passant à l'examen de la situation politique du moment, Blanqui trouve que les choses ne sont pas belles à regarder de près. Nous assistons aux fourberies de la politique menteuse de l'opportunisme. Ne soyons pas portés à regarder les choses du bon côté. Il vaut mieux être trompé en bien qu'en mal. L'illusion du bien est funeste.. L'avenir est menaçant. Défions-nous du gouvernement qui cache des arrière-pensées et se livre à des menées qu'il faut surveiller. Nos gouvernants sont d'accord avec les cléricaux qu'ils feignent de combattre. Parlant de lui, Blanqui s'écrie : Je reste ce que j'ai été. J'ai la consolation d'être entouré de jeunes gens qui verront le jour du triomphe. La péroraison est une très nette profession de foi communiste et un cri d'espoir dans l'avenir immédiat, malgré les turpitudes de l'heure. Nous sommes en présence de deux causes : la cause du progrès et la cause rétrograde. Si nous suivons cette dernière, nous sommes menacés de remonter jusqu'avant la Révolution française. Si, au contraire, nous suivons la première, nous arriverons à l'association, je ne dirai pas universelle, mais au moins française, c'està-dire au communisme ou au collectivisme. C'est chez nous que la partie se jouera. Nous avons devant nous le collectivisme et derrière nous le Moyen Age. Soyons tenaces et opiniâtres pour arriver au but que nous poursuivons car ce sont les tenaces et les opiniâtres qui l'emportent toujours. La science a parlé en nous montrant le communisme comme le but lumineux auquel nous devons tendre. La lutte se terminera par l'organisation de la communauté vers laquelle nous marchons depuis longtemps. Tous les progrès nous ont rapprochés du communisme. Tout le bien qui s'est fait a été dans le sens de la communauté. Les conservateurs eux-mêmes, dès qu'ils font quelque chose de bon le font inconsciemment, et il est vrai, dans le sens de la communauté. Voilà ce qu'il m'a semblé voir dans l'avenir. J'espère vivre assez longtemps pour avoir la seule joie qu'un vieillard peut ressentir ; assister au commencement du triomphe des idées qu'il a défendues toute sa vie. Cette allocution fréquemment interrompue par des applaudissements et des acclamations, a été saluée par un tonnerre de bravos et de cris enthousiastes de « Vive Blanqui ! ». Après quoi Louise Michel, Paule Minck et John Labusquière prirent successivement la parole w . 90. Ni Dieu ni Maître, bre 1880.

n° 23, 12 décembre 1880. — L'Intransigeant,

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Le 17 décembre, toujours en compagnie de Louise Michel et de Paule Minck, Blanqui est à la salle Rivoli, rue Saint-Antoine, où une assistance de mille huit cents personnes environ lui offre la présidence. Il s'élève une fois de plus contre l'armée permanente « si dangereuse entre les mains du pouvoir 91 ». Le mardi 21 décembre Blanqui revient à la salle Rivoli présider une autre réunion. Il s'y occupe à nouveau de l'armée, en « républicain ombrageux » et dit notamment : A u-dehors comme au-dedans, la République n'est pas en sûreté. Le point noir c'est l'armée, je ne veux pas dire qu'il faille se défier des soldats. Non, ils sont avec nous, mais leurs chefs nous ont laissé des souvenirs terribles ; ce sont toujours les mêmes à peu près. Ils sont prêts à recommencer. Voilà où est le danger. Je vois que je suis à peu près le seul à le signaler. L'armée est mal commandée, les chefs ne valent rien... Léonie Rouzade, Louise Michel et Paule Minck parlent après Blanqui. Deux jours après, salle Arnold, boulevard de la Gare, Blanqui préside une autre réunion au cours de laquelle Paule Minck et Louise Michel, s'étonnant que des trophées de drapeaux tricolores ornent la tribune, font l'apologie du drapeau rouge 92 . Toutes ces réunions, Blanqui les mène de front avec la direction du journal et une correspondance dont on a pu retrouver quelques bribes w. Ainsi, le 14 septembre, il écrit affectueusement à Ernest Roche : Entrerait-il encore dans votre idée de venir vous installer avec votre famille ? Ce n'est pas brillant car il faudrait reprendre la gravure. Vous trouveriez de l'occupation politique qui vous ouvrirait l'avenir qui vous convient. J'en ai l'idée fixe. Ce n'était pas mal augurer eu égard à la carrière politique qui attendait Ernest Roche et quelque réserve qu'on fasse d'ailleurs sur les déviations qui la marquèrent. Un peu plus loin, Blanqui annonce la transformation du journal : On se propose de passer du quotidien à l'hebdomadaire. L'inverse vaudrait mieux peut-être. Que voulez-vous ? Une note du 19 décembre montre la persistance de son scepticisme au sujet des programmes : Un programme est presque toujours un roman de l'avenir pour faire oublier l'histoire du passé. A propos de l'attitude des journaux dans l'affaire GambettaRochefort, il écrit en quelques phrases à l'emporte-pièce : Leurs citations, vrais chefs-d'œuvre de mensonge et d'effronterie. Tous plus ignobles les uns que les autres ces écrivains ! Le pauvre Fréron, un ange à côté d'eux !

91. Ni Dieu ni Maitre, n° 25, 19 décembre 1880. 92. Ibid., n° 26, 26 décembre 1880. 93. Bilbl. nat., nouvelles acquisitions françaises, 1-9591, f° s 6-7.

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jours.

Après chaque réunion, le vétéran revient à son domicile du boulevard d'Italie, toujours accompagné de quelques fidèles. Il lui faut alors gravir les cinq étages de cette maison faubourienne pour retrouver son modeste logement. C'est dur à son âge, surtout que pèsent sur ses épaules quarante-trois ans de résidence forcée et de surveillance policière dont plus de trente-quatre ans et demi de prison 94 . Mais le lendemain matin, de sa fenêtre, le « Vieux » peut contempler le plus beau des panoramas. Devant ses yeux se déroule le grand Paris des Révolutions, tandis qu'ami fidèle, Granger s'affaire dans la chambre voisine. L e « Vieux » et le jeune, en effet, font chambre à part, Blanqui tenant à ses habitudes d'encellulé. Mais ils se retrouvent aux repas où la conversation bat son plein. L'après-midi, le « Vieux » fait une promenade dans la capitale ou bien travaille dans sa chambre, à moins qu'il ne cause avec des amis 95 . L'avenir le hante surtout, chose rare chez un vieillard. Bien qu'il lui inspire de « graves inquiétudes » , Blanqui espère quand même « voir le commencement du mieux » . Cette formule dite à Albert Goullé 96 correspond bien à ses sentiments puisqu'il employa à peu près la même lors de son intervention à la salle des Ecoles. Quand, égrenant ses souvenirs Blanqui évoque le passé, c'est de Suzanne-Amélie, c'est de sa femme qu'il parle le plus souvent Et alors — suave vision qui illumine sa physionomie si parlante et si active — , apparaît la silhouette de celle qui porta sept ans son nom et lui avait dit un jour : Je sais bien que tu n'aimeras jamais que moi au monde" ! Il en fut ainsi, en effet, et Blanqui rappelait avec attendrissement qu'il avait été pour la dernière fois au théâtre avec elle près d'un demi-siècle auparavant Il confiait à Edouard Vaillant qui venait d'épouser une ouvrière, l'ancienne compagne de Constant Martin, que « le plus grand bonheur de la vie d'un homme de lutte, c'est d'avoir été aimé, d'avoir eu près de soi, dans l'incertitude et le danger, un cœur fidèle 100 » . En cette fin d'année 1880, les groupes d'avant-garde songent à relever le drapeau socialiste révolutionnaire à l'occasion des élections municipales qui approchent. L a grande cité conquise par Versailles n'ayant pas eu de représentants dignes d'elle depuis mai 94. M. DOMMANGET, Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui, Annexe, pp. 404-407. Tableau récapitulatif des années de prison et de surveillance.

95.

G.

97.

G . GEFFROY, p .

GEFFROY,

pp. 435-436.

96. Le Cri du Peuple, 5 janvier 1880. 436.

98. TH. SILVESTRE, dans le Journal 99. G . GEFFROY, p .

100. Ibid.

436.

d'Indre-et-Loire,

6 janvier

1881.

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1871, on offre la candidature à Blanqui, à la fois dans le XIII* (quartier de La Maison-Blanche) et dans le XX' (quartier de Charonne) 101. Le 27 décembre, Blanqui parle à Grenelle, rue Lecourbe, salle Ragache, sous les auspices de La Pensée Libre, au bénéfice de la propagande anticléricale. Là, des ouvriers réclament un drapeau tricolore pour pavoiser la réunion. Blanqui s'excuse, vu sa fatigue, de ne pouvoir faire l'historique de ce drapeau et proteste en défendant l'étendard de l'émancipation. Le drapeau rouge est le drapeau de toute ma vie et vous ne voudrez pas me le voir renier sur mes vieux jours. Le drapeau tricolore, depuis longtemps, a perdu son prestige dans le sang du peuple. Aujourd'hui, la boue de Sedan l'a maculé d'une manière ineffaçable. Quand je songe que ses plis ont abrité les massacreurs de la semaine sanglante, je suis étonné que quelques voix sorties des rangs du peuple réclament ce drapeau pour orner une réunion révolutionnaire-socialiste 1