Auguste Blanqui Au Début de la Iiie République (1871-1880)
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Table of contents :
AVANT-PROPOS
LA PRISON DE CLAIRVAUX ET LA CAMPAGNE POUR BLANQUI LIBRE (12 novembre 1871 — 10 juin 1879)
LA PREMIÈRE ÉLECTION DE BORDEAUX BLANQUI LIBRE
LA SECONDE ÉLECTION DE BORDEAUX ET LA TOURNÉE POUR L’AMNISTIE
ULTIME ACTION POLITIQUE (novembre 1879 — décembre 1880)
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
INDEX DES NOMS DE LIEUX
TABLE DES MATIÈRES

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AUGUSTE BLANQUI AU DÉBUT DE LA IIP RÉPUBLIQUE ( 1871 - 1880)

MAURICE DOMMANGET

AUGUSTE B L A N QU I AU DÉBUT DE LA DT RÉPUBLIQUE ( 1871- 1880)

Dernière prison et ultimes combats

PARIS • MOUTON • LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique.

Publication de Mouton Editeur Herderstraat 5 La Haye

7, rue Dupuytren Paris 6e

Diffusion en France par la Librairie Maloine S. A. Editeur : Librairie Maloine S. A. Librairie de la Nouvelle Faculté 8, rue Dupuytren 30, rue des Saints-Pères Paris 6* Paris 7e

© 1971, Mouton Co

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR sur

B lanqui, la Commune et la IIP République

Blanqui, Paris, 1924 ; Léningrad, 1925 ; Paris, E.D.I., 1970. Blanqui à Belle-Ile, Paris, Librairie du Travail, 1955. Blanqui, la guerre de 1870-187Î et la Commune, Paris, Domat, 1947 ; Belgrade, 1959. Un drame politique en 1848 : Blanqui et le document Taschereau, Paris, Deux Sirènes, 1948. Auguste Blanqui à la citadelle de Doullens, Paris, 1954. Blanqui calomnié, Paris, Spartacus, 1948. Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui, Paris, Marcel Rivière, 1957. Blanqui et l'opposition révolutionnaire à la fin du Second-Empire, Paris, A. Colin, 1960. Les blanquistes dans l'Internationale de la chute de la Commune à la conférence de Londres, Paris, Ed. du C.N.R.S., 1968. Auguste Blanqui, premiers combats, premières prisons, Paris-La Haye, Mouton, 1969. Les précurseurs du socialisme, Victor Considérant, Moscou, 1928 ; Paris, 1929. Edouard Vaillant, un grand socialiste, Paris, La Table Ronde, 1956. Histoire du l*r mai, Paris, Sudel, 1953 ; Buenos-Aires, 1956 ; Barcelone, 1971. La Chevalerie du Travail française, Lausanne, Ed. Rencontre, 1967. L'introduction du marxisme en France, Lausanne, Ed. Rencontre, 1969. Le « Droit à la Paresse » de Paul Laforgue, Paris, Maspero, 1970 ; Ed. japo­ naise, 1970 ; Milan, Feltrinelli, 1971. Eugène Pottier, membre de la Commune et chantre de V « Internatio­ nale > ; Paris, E.D.J., 1971. La Commune, Bruxelles, Ed. La Taupe, 1971.

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AVANT-PROPOS

Samuel Bernstein, le dernier en date des biographes de Blanqui, dans son ouvrage paru l’an dernier chez François Maspero, consacre une dizaine de pages à la vie et au rôle ultime du vieux révolution­ naire. Le présent livre, rédigé depuis au moins dix ans, traite spéciale­ ment de ce sujet. En un plus ample développement, il apporte bien des précisions et des détails qui sont loin d’être superflus. La période envisagée va du gouvernement personnel d’Adolphe Thiers à la présidence de Jules Grévy, autrement dit de la « Républi­ que des notables » à la « République des opportunistes ». D’abord et pendant plus de six ans et demi, Blanjqui J:::^condamné à-deux ^reprises pour l’affaire du 31 octobre 187Ô par lès 4* et 6* Conseils de guerre de Versailles — est enfermé à la prison centrale dê_Glairvaux. Sa santé, chancelante après tant d’épreuves, fait craindre un moment pour ses jours tandis qu’au dehors commence sur son nom cette campagne pour l’Amnistie qui devait aboutir au retour des combattants de la Commune. Son élection comme député de Bordeaux contraint le gouverne­ ment à le libérer. Mais bientôt invalidé et à nouveau victime des hai­ nes et des calomnies comme de son intransigeance, Blanqui est battu à la suite d’une seconde élection, par l’opportuniste Lavertugeon. Les foules qui lui gardent leur confiance l’acclament au cours d’une tournée triomphale en faveur de l’Amnistie dans le midi de la France. Elle s’achève à Lyon. Les amis présentent un moment, mais sans succès, sa candidature dans cette ville. Blanqui ne se décou­ rage pas. Il fonde à Paris sa célèbre^ feuille Ni Dieu ni Maître et se dépense, malgré son grand âge dans les réunions publiques. Sa mort, qui met fin à une vie de combat exemplaire et à un marty­ rologe politique sans doute unique de plus de quarante-trois ans, donne lieu à'des funérailles grandioses, les plus importantes depuis l’enterrement de Victor Noir. L’attitude du pionner fepublicain, du vieil insurgé, du socialiste révolutionnaire, le comportement à son égard des forces conser­ vatrices et des diverses fractions républicaines sont des plus instruc­ tifs et des plus curieux à suivre, à cette époque d’action anticléricale et de groupement ouvrier. Comme dans ses travaux précédents, l’auteur se base sur une

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Avant-propos

information étendue, neuve et sûre constituée avant tout par des faits et des documents restés jusqu’ici inconnus. Il ne s’est pas con­ tenté de dépouiller les journaux du temps, même les petites feuilles locales ou partisanes, il a recueilli des témoignages de survivants, il a utilisé largement la Bibliothèque et les Archives nationales ainsi que plusieurs dépôts départementaux. Enfin, il s’est servi de la cor­ respondance inédite de Blanqui e t . de son neveu Lacambre qui figure dans ce qu’on est convenu d’appeler le « fonds Dommanget ». L’auteur souligne qu’il se tient essentiellement et scrupuleuse­ ment à son sujet. Il s’est astreint à ne traiter du contexte, du cadre, de l’environnement de Blanqui que dans la stricte mesure nécessaire pour éclairer sa biographie.

CHAPITRE PREMIER

LA PRISON DE CLAIRVAUX ET LA CAMPAGNE POUR BLANQUI LIBRE (12 novembre 1871 — 10 juin 1879)

La prison de Clairvaux. Clairvaux n’existe que par la geôle. C’est un hameau de la commune de Ville-sous-la-Ferté (Aube) situé sur la rive gauche de l’Aube et qui pouvait comprendre 200 feux en 1872. On y accède par la voie ferrée Paris-Belfort distante de 3 kilomètres, et il n’y aurait point non plus de station de Clairvaux sans la prison. C’est à Clairvaux que saint Bernard fonda en 1114 ou 1115 son abbaye célèbre. Vendue comme bien national à la Révolution, elle fut démolie partiellement et transformée en asile puis en prison où passèrent avant Blanqui : Trélat, Louis Hubert, Georges Duchêne, Destéract et tant d’autres ; où passeront après lui Kropotkine, Emile Gautier, les blanquistes Ernest Roche et Jules-Louis Breton, l’anar­ chiste Sébastien Faure et, plus près de nous, André Marty et Charles Maurras. La Maison Centrale occupe l’emplacement de l’ancienne abbaye cistercienne, 24 hectares environ, entouré d’une double muraille éle­ vée de 5 mètres. L’espace compris entre ces deux murs est consacré à la culture maraîchère. Quant à l’établissement pénitentiaire, c’est un petit foyer industriel où, pour le compte d’entrepreneurs, on fa­ briquait au temps de Blanqui, du velours de soie, des lits de fer, de la toile métallique, des meubles en fer, des boutons de nacre \ En 1872, la « Maison de détention et de correction » ou, pour par­ ler comme ses habitants, fonctionnaires compris, la « Maison de dé­ tention et de corruption * » avait le même aspect que de nos jours. Aspect sévère et pesant. C’est ce qui frappe dès qu’on s’engage dans la rangée de bornes et d’arbres donnant sur l’entrée au fronton triangulaire que surmonte en arrière un clocheton en ardoise pourvu d’un cadran où les heures sonnent, mélancoliques. Il y avait, dans deux quartiers bien distincts, plus de 2 000 condamnés à la réclu­ sion et plus de 150 prisonniers politiques faisant vivre tout un per­ sonnel administratif : 60 gardiens, 600 soldats du 79* de ligne et les différents services de l’Etat : bureau de poste et télégraphe, per­ ception.12 1. Le National, 27 avril 1879. 2. P i e r r e K ropotkine, Autour d'une vie, 13* éd., t. II, p. 473.

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Le directeur M. Dussère, gros homme à face patibulaire, dur pour ses subordonnés mais capable de satisfaire les détenus politiques dans la mesure compatible avec son intérêt personnel, était, depuis plusieurs années, à la tête de l’établissement8. Les premiers temps du séjour. Dès son arrivée à Clairvaux, le 17 septembre 1872 au m atin34, Blan­ qui fut placé dans le quartier de l’isolement, cellule 1. Ce sont les cellules de punition de la Maison centrale, dit Mme An­ toine. Comparée à ces géhennes, les cabanons de Mazas seraient presque des boudoirs : 2 m 1/2 de long sur t m t/2 de large, pour fenêtre une fente horizontale fermée au-dehors par d’épais barreaux, au-dedans par un grillage à mailles serrées ; ni air, ni lumière : un tombeau ou plutôt un cercueil5. L’habitude était de retenir les détenus seulement quelques jours dans ces cellules. Blanqui y passa huit m ois6. A peine arrivé, il commença par demander l’autorisation de faire venir des vivres du dehors étant donné son état de santé. Le méde­ cin de la Maison l’examina et fit un rapport qui parvint au ministre de l’Intérieur avec le rapport du directeur de la prison. La réponse ministérielle en date du 30 septembre 1872 dit au préfet de l’Aube : Il résulte du rapport du médecin qu’aucun symptôme ne révèle l’existence des affections dont le nommé Blanqui se prétend atteint ni la nécessité du régime spécial qu’il réclame. Toutefois, M. Patenotre, en attendant qu’il ait pu se rendre compte de l’état de santé du condamné, a prescrit provisoirement, en sa faveur, une alimenta­ tion particulière qui est indiquée à la fin de son rapport. Il ne saurait être question, Monsieur le Préfet, d’accorder au nommé Blanqui la permission de faire venir des vivres du dehors. Mais, en donnant mon approbation à la mesure qui a été prise à son égard, je décide qu’il y aura lieu de continuer, sous forme de ré­ gime spécial d’infirmerie et aux frais de l’administration, l’alimen­ tation qui lui a été prescrite ; ou de. lui accorder tel autre régime ali­ mentaire que le médecin reconnaîtrait nécessaire7. Blanqui, tout en n’obtenant pas satisfaction, voyait tout de même son régime alimentaire sérieusement amélioré. Sa santé n’en dépérit pas moins à la suite de l’hiver, de toutes les souffrances endurées précédemment et peut-être aussi du lieu mal­ sain, car la prison est bâtie sur un sol marécageux. Le « Vieux » gardait un silence affecté, répondant aux gardiens par monosylla3. Une visite à Clairvaux, dans L'Echo nogentais, n° 44, 29 octobre 1874. 4. Lettre de Mme Antoine à Gabriel Deville. Fonds Dommanget. 5. Lettre de Mme Antoine datée du 27 avril. La Révolution française, 30 avril 1879. 6. La Révolution française, n° cité. 7. Archives départementales de l'Aube, Y (non coté).

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bes, ne leur adressant jamais la parole le premier. A le voir toujours taciturne et morose, on le prenait pour un misanthrope8. Il était pourtant disposé à communiquer avec les autres détenus politiques qu’il devinait logés, comme lui, dans l’établissement. Il y en avait effectivement, tels Fontaine, directeur des Domaines sous la Commune, l’ancien officier de marine Lullier et l’avocat Abel Peyrouton qui, à des heures différentes, se promenaient dans la cour commune. Blanqui, habitué aux ficelles de la prison, imagina en octobre de placer au pied d’un arbre de la cour une feuille de papier à lettre écrite et signée qu’il déplia et étendit intentionnellement avec une petite pierre placée dessus. La lettre attira l’attention de Lullier qui apprit ainsi, non seulement la présence du « Vieux » à Clairvaux, mais son logement probable dans le même bâtiment ou bâtiment voi­ sin. Lullier se mit alors aux aguets et, le lendemain, par une fente de sa porte, vit passer Blanqui se rendant à la promenade. Le surlende­ main au soir, après avoir calculé approximativement l’emplacement de la cellule du « Vieux », il vint lui souhaiter la bienvenue et lui remettre quelques journaux, profitant d’une querelle entre deux gar­ diens 9. Blanqui ignorait la conduite de Lullier en 1871. Il ne savait pas que ce mégalomane, de son propre aveu « avait toujours com­ battu la Commune 10123». Blanqui avait connu Lullier pendant le siège. Lullier avait même parlé le jour de l’ouverture du Club de la Patrie en Danger n. A la voix, il l’avait reconnu et, pendant plusieurs jours, avait laissé tomber vainement des lettres à son intention. Il mani­ festa une grande joie en recevant les journaux, tout en grimaçant quand il s’aperçut que c’était le Journal des Débats. Des communi­ cations fréquentes s’établirent dès lors entre les deux prisonniers au moyen de billets déposés dans un trou du mur de la cour Ce fut, dit Lullier, une grande distraction pour l’un et pour Vau­ tre. Blanqui ... était depuis longtemps façonné à la solitude. Quand une araignée se trouvait dans sa cellule, il ne se sentait plus seul et observait curieusement les mœurs de l’arachnide. Comme JeanJacques, il aimait et cultivait la botanique, et les moindres brimbo­ rions de plantes qu’il rencontrait dans la cour excitaient son intérêt. La nuit, pendu aux barreaux de sa cellule, il conversait avec les astres...1S. Blanqui profita de ces relations pour faire part à son compagnon de l’hypothhèse astronomique soutenue dans son Eternité par les as­ tres « conception de la dernière improbabilité, selon Lullier, mais que scientifiquement on ne peut déclarer impossible » ou plutôt qui 8. P. K ropotkine , t. II, p. 475. L’Echo nogentais, n° 44. 9. C h a rle s L u llie r , Mes cachots, p. 204.

10. La petite Presse, 6 octobre 1881. Protestation de Lullier. 11. Maxime V uillaume, Mes cachots rouges au temps de la Commune, 2« éd., p. 230. 12. Ch . L ullier , p. 205.

13. Ibid.

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est « scientifiquement soutenable ». Lullier ne contraria pas le vieux prisonnier, lui laissant savourer à son aise « le genre d’immortalité qu’il avait si ingénieusement découvert ». Il se contenta de lui de­ mander s’il pensait qu’on récoltât aussi du miel et du vin d’Espagne dans les autres mondes congénères. Blanqui se mit à rire, « en trem­ pant son doigt, avec une certaine jovialité, dans le gros pot de miel qu’on trouve invariablement dans toutes ces cellules ». Et comme le « Vieux », par suite d’un changement de cellule, se trouva placé à côté de Lullier, des relations plus fréquentes se poursuivirent entre les deux détenus li.*14. La question de l’évasion se posa, au dire de Lullier, qui affirme que « depuis son arrivée, M. Blanqui n’avait guère songé à autre chose ». Mais 1’ « Enfermé » n’avait point trouvé de solution. Les murs étaient trop hauts. Il n’avait aucun moyen à sa disposition pour les franchir, et la surveillance incessante le déconcertait. Lul­ lier tenta seul de lever le pied : il ne réussit qu’à se faire prendre et à précipiter son départ pour la Nouvelle-Calédonie (10 janvier 1873) 1S. A partir de ce jour, Blanqui n’eut plus comme diversion que la visite de ses sœurs, environ une fois par mois 18. C’était le grand jour. Les autres s’écoulaient entre l’étude, les menus travaux, la cor­ respondance et les deux sorties au promenoir. Le transfert à Nouméa repoussé. Blanqui n’était que « déposé provisoirement » à Clairvaux. Aussi bien, en février 1873, est-il question à nouveau de le joindre à la foule des condamnés politiques en partance pour Nouméa. On doit le visiter. Le 17 février 1873, le ministre de l’Intérieur écrit au pré­ fet de l’Aube : Jfai Vhonneur de vous faire connaître qufun médecin de la marine sera délégué prochainement à Clairvaux par mon collègue de ce dé­ partement afin dfexaminer de concert avec les médecins de la Mai­ son, Vétat de santé du condamné Blanqui et de constater si la peine de la déportation prononcée contre lui peut être mise à exécution. Je vous prie de donner confidentiellement avis de cette mesure au directeur de la Maison centrale de. Clairvaux qui sera informé de Varrivée dans rétablissement du médecin délégué17. Le 23 février, Charles Mosmant et Auguste Bonnefon, docteursmédecins de l’établissement, et le docteur Rey Henri, médecin de l re classe de la marine, délégué du ministre, examinent l’état de santé de Blanqui et concluent : La santé générale de ce détenu, malgré son âge assez avancé pâ­ li.

Ch . L ullier , pp. 205-207. 15. Ibid. 16. L*Echo nogentais, n° 44, 29 octobre 1874. 17. Archives départementales de VAubet Y.

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raît assez bonne ; la pâleur des muqueuses dénote seule un état peu prononcé d'anémie. Les fonctions digestives se font bien. Du côté de la respiration rien d'anormal. Il n'en est pas de même des fonctions de circulation, l'auscultation du cœur fait reconnaître une altération profonde des fonctions de cet organe caractérisée par des inter­ mittences irrégulières et des soubresauts du cœur à courts inter­ valles. En conséquence, nous estimons que l'affection dont il vient d'être question est de nature à entraîner par les faits d'une traversée de longue durée sous des températures élevées des accidents graves ou du moins une aggravation de l'état de ce détenu et qu'en somme il ne serait pas prudent de lui faire suivre sa destination10. Le l*r mars, en transmettant au ministre de l'Intérieur ce procèsverbal de visite avec le rapport du directeur de Clairvaux, le préfet de l’Aube exprime l’avis de maintenir Blanqui dans l’établissement « en lui accordant plus de latitude pour ses promenades qui pour­ ront avoir lieu dans le grand préau qui précède le quartier cellu­ laire 189201». Traitement plus humain du prisonnier. C’est vers cette époque que Blanqui, eu égard à sa maladie et peutêtre aussi à son âge, se trouva traité d’une façon plus humaine. C'était la fin de ce qu’il appelait son « ensevelissement vivant*0 ». D’abord, le préfet eut gain de cause : la promenade ne se fit plus dans un réduit. Ensuite, on fit droit à la réclamation de Mme An­ toine, au nom de Blanqui, pour obtenir l’autorisation de recevoir un journal, même incolore, comme La Petite Presse afin, par des nouvelles, de sortir un peu de la nuit noire du tombeau. A ce sujet, le ministre écrivait le 15 mars 1873 au préfet : J'ai accueilli cette demande. Mais en donnant connaissance de cette décision au nommé Blanqui, il conviendra de le prévenir que, si la faveur dont il est l'objet donnait lieu au moindre abus, elle lui serait immédiatement retirée.”. Blanqui, surtout, bénéficia d’un changement de local. On le trans­ féra au fond de la troisième cour, dans la salle Sainte-Marie, l’une des vastes salles de l'infirmerie, laissée intacte sur sa demande. Elle a plus de 15 mètres de long, 7 de large, 4 de haut et est pourvue de grandes fenêtres garnies de barreaux. Cinq dans la longueur don­ nent sur le promenoir et trois dans la largeur donnent sur le jardin. Des premières, par-dessus le double mur de ronde, on a vue en été sur des collines vertes couronnées par des bois de sapins qui lais18. Archives départementales de VAube, Y. 19. Ibid. 20. G. Geffroy , VEnfermé, éd. 1897, p. 414. Lettre de Mme Antoine, mars 1873. 21. Archives départementales de VAube, Y.

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sent entrevoir la vallée de l’Aube. Des secondes, au-delà d’un jardin fleuri, on aperçoit la cour du quartier cellulaire **. Cette salle, le prisonnier l’arrange à sa façon. Il la laisse vide et nue sur les deux tiers de son étendue, créant ainsi une sorte de pro­ menoir couvert venant s’ajouter au grand préau en plein air. Les planches, dans un coin, à partir de la quatrième croisée de la lon­ gueur, indiquent la « chambre » de Blanqui. Il y a là un lit de fer, quelques chaises de paille, un vieux fauteuil dont le siège est en paille, une table à jeu en acajou et, tout au long du mur, du côté opposé aux croisées, une longue planche couverte d’ustensiles, de bottes, cruchons, provisions, paquets de linge et vêtements. Ce n’est pas grand-chose, mais quelle aubaine comme vue, espace et ameu­ blement ! Jamais « l’Enfermé » n’a connu un tel traitement péni­ tentiaire *3. Il y a pourtant un revers à la médaille. La salle SainteMarie est située au-dessus de la chapelle mortuaire d’où monte pres­ que chaque jour l’office des morts dit par l’un des deux aumôniers de la prison. Petit inconvénient ! Il y en a un beaucoup plus grave, dangereux même, c’est que ce vieillard passera tout un hiver sans feu dans cette glacière, par un froid atteignant souvent —12 ou —15° *4. Heureusement l’année suivante, grâce aux démarches de Mme Antoine, le prisonnier pourra obtenir l’autorisation de placer un petit poêle de faïence dans son espèce de chambre22345 et, en 1879, il aura deux autres poêles à sa disposition dans le reste de la grande salle26. Jusqu’à sa sortie de Clairvaux, la vie de Blanqui est concentrée dans cette salle qui logeait jadis quinze ou seize malades. Le mobilier changera suivant les années : il y aura vers la fin une grande ar­ moire, une commode, une table de nuit, plusieurs caisses servant à la fois de caves et de malles. Un moment même, on remarquera une toile cirée sur la table de travail. Ce qui frappe surtout, c’est le déve­ loppement extraordinaire de planches à bagages. A ces planches sont fixés des clous et à chaque clou pend une grappe de raisin dis­ posée avec art pour sécher à loisir. Sur les planches sont entassés des fruits de tous genres suivant la saison : des poires et des pom­ mes, des citrons et des oranges que ses sœurs ou sa nièce lui en­ voient. Il y a aussi des choux, des choux-fleurs, des carottes, des pommes de terre, des salsifis, des asperges, étalés parfois également sur le plancher27. On se croirait chez un fruitier. A la belle saison, chaque matin en se levant vers dix heures, Blanqui fait un « voyage autour de sa chambre ». Il est là en gros sabots et en chaussettes de laine, coiffé d’une casquette de loutre, d’une calotte en taffetas noir ou d’un bonnet de coton, vêtu d’une 22. 23. 24. 25. 26. on

Le National, 27 avril 1879. Ibid. La Révolution française, 30 avril 1871. Ibid. Bibl. nat., Ln 27/31254. Auguste Blanqui [feuille de propagande]. T L .'J r sr o J

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grosse chemise en toile non empesée à long plis et sans col, d’un tricot et d’un pantalon de couleur marron. Le petit vieillard maigre, aux joues creusées, à la démarche chancelante, à la barbe en brous­ sailles, blanche comme ses cheveux touffus, se promène au milieu de ses réserves alimentaires et picore les grains qui lui paraissent à point. Il commence ensuite l’épluchage des légumes qui, avec les fruits, constituent à peu près sa nourriture exclusive pendant cinq mois de l’année. Comme boisson, il dédaigne le vin de l’établisse­ ment, préférant le vin sirupeux d’Alicante qui l’aide à recouvrer ses forces et que Lacambre lui expédie de Valence avec des caisses d’oranges. Il boit aussi du lait et du bouillon. Blanqui fait cuire des légumes à l’eau et ne les assaisonne que de sel et de poivre **. C’est lui-même qui balaie sa chambre et qui fend son bois avec une hachette très effilée. Les rondins coupés à 25 cm de long sont entassés autour du poêle en faïence. Hiver comme été, suivant sa vieille habitude, Blanqui couche les fenêtres ouvertes et dans la jour­ née, le plus souvent, sa croisée reste entrouverte *®. En dehors de la préparation des repas qui lui demande beaucoup de temps, Blanqui veille sur sa santé avec le même soin scrupuleux, ou plutôt les deux choses n’en font qu’une pour lui. Sa nourriture depuis toujours végétarienne, l’est plus encore en fonction de son état pathologique. C’est ainsi qu’à la suite des progrès de sa maladie de cœur il renonce au peu de viande qu’il prenait jusque-là, ainsi qu’au bouillon, et mange la salade sans assaisonnement. Fréquem­ ment il reçoit l’un des médecins de la maison, discutant avec lui de son état physique. Mais il se refuse à prendre les drogues et médica­ ments de tous genres, notamment la digitale, qui lui sont prescrits et que la pharmacie de l’établissement peut lui fournir282930. Blanqui isolé — Les rares visites. Avec le directeur et les inspecteurs, ce sont les seuls personnages qui entrent dans sa chambre. Il ne souffre point que d’autres y pé­ nètrent 3132.Quand, par extraordinaire, un détenu auxiliaire est amené pour faire un travail quelconque, il est escorté d’un gardien qui ne le quitte pas de l’œil, de crainte de communication3*. Mais, en ce cas, rarement Blanqui prononce une parole car il persiste dans son mutisme qui apparaît comme un système de préservation du mou­ chardage. Il ne se confie à personne, sauf à M..., tout au moins au début de 28. Le National, 27 avril 1879. — L’Echo de l’arrondissement de Bar-sur-Aube, 27 avril 1879. — Souvenirs de Mme Souty. 29. Ibid. 30. La Révolution française, 30 avril 1879. — Auguste Blanqui, feuille de propagande citée. 31. Auguste Blanqui, feuille de propagande. 32. La Révolution française, 30 avril 1879.

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1874. Quel est ce M... mystérieux signalé dans une lettre33345? Celui-là, suppose-ton, qui assure la liaison avec Lacambre et avec Clairet. C’est peut-être Mosmant (Charles), l’un des médecins du pénitencier qu’à défaut de la solidarité politique la solidarité professionnelle unit à Lacambre. D’après certains journaux, à partir de 1874, Blanqui aurait con­ senti à causer avec le directeur de la prison En somme, en dehors du confident mentionné ci-dessus, en dehors des trop rares visites de ses sœurs, c’était pour lui le silence sépulcral et l’on s’explique très bien qu’il se soit astreint à faire des lectures à haute voix pour ne pas perdre l’usage de la parole M. Ne parlant pas, ne faisant aucun bruit, ne descendant que rare­ ment au jardin bien qu’il en ait l’autorisation, on conçoit que Blan­ qui ait passé pour le « pensionnaire le plus tranquille de rétablisse­ m ent36. D’autant plus que, sauf Mme Antoine qui reste quelques jours à chaque voyage, et plus rarement Mme Barellier, personne ne vient le voir. Il n’est pas seulement 1’ « Enfermé », il est « l’Oublié ». Son fils, naturellement, continue de l’abandonner. Il vit toujours en bourgeois jouisseur, à Montreuil-aux-Lions où il est encore du Conseil municipal, ayant même été adjoint au maire de 1872 à 1876. C’est un républicain qui vote bien les crédits pour les réparations de l’église mais refuse tout supplément au desservant. Du reste, c’est lui qui fondera dans la localité une « Libre Pensée », et le journal de Léo Taxil signalera que le 6 mai 1879, exactement seize jours après l’élection de son père à Bordeaux, Estève prononça au premier enterrement civil du pays, devant une foule considérable, un dis­ cours « qui a produit la plus profonde impression37 ». Du 5 au 11 avril 1877 se produit en Italie le coup de main de Bénévent ayant à sa tête les libertaires Cafiero, Malatesta et Ceccarelli. Blanqui ne fut pas sans connaître sommairement cette tentative socialiste-révolutionnaire en lisant les journaux qui lui tombaient sous la main. Elle n’avait pas lieu dans une grande capitale et pour s’emparer du pouvoir comme au 12 mai 1839, mais dans une loin­ taine province et dans un but de propagande. C’était donc une forme collective et violente de « propagande par le fait » avant que l’ex­ pression fût créée. Blanqui ignorait certainement ce caractère du mouvement que nous ne connaissons du reste vraiment qu’aujourd’hui. Il est donc sûr qu’en apprenant la nouvelle il dut faire un retour sur son passé militant et évoquer bien des souvenirs pas­ sionnés. 33. Lettre à Ranc du 21 février 1874 dans L'Humanité, 2 juin 1919. 34. L'Echo nogentais, n° 44, 29 octobre 1874. 35. Lettre commune de Mme Antoine et Mme Barellier, dans La Révolution française, 29 janvier 1879. 36. L'Echo nogentais, numéro cité. — Auguste Blanqui, feuille de propa­ gande citée. 37. Archives communales de Montreuil-aux-Lions. Délibérations du Conseil. — L'Anticlérical, n° 1, 24 mai 1879, p.7.

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Au début de 1878, grand événement personnel : Blanqui reçoit la visite de Lacambre, visite que Mme Antoine avait pris soin d’annon­ cer en ces termes : Lacambre va te voir et je suis d'autant plus contente de cette visite que tu retrouveras en lui Vami fidèle et dévoué des anciens jours. Je craignais qu'une si longue et si implacable adversité n'ait aussi tiédi son affection, mais dans toutes ses paroles comme dans toutes ses actions, j'ai pu constater que s'il est complètement dégoûté des hommes et des choses, son culte (c'est le mot) pour toi a survécu intact à la perte de toutes ses illusions. Je te Vavais toujours dit, et aujourd'hui, je puis te le dire avec la même conviction ; tu en juge­ ras bien toi-même du reste. Informe-le de tout ce qui pourra contribuer à améliorer le sort atroce qu'on te fait subir depuis sept ans, il mettra ses soins et sa bonne volonté à alléger tes souffrances, et te répétera que je suis toujours prête à le seconderM. On devine le grand plaisir éprouvé par Blanqui en recevant cette lettre. Mais le « Vieux » qui n’avait pas vu son fidèle ami et neveu depuis la guerre, ne peut lui serrer la main qu’en présence d’un gar­ dien et dans la loge du concierge de l’infirmerie 3®. En raison du bruit qui l’entoura, on doit noter une visite tout à fait exceptionnelle faite à Blanqui le 25 avril 1879 par le correspon­ dant parisien du Times, M. de Blowitz, alias Mayr Oppert383940. Le vieux prisonnier, se départissant pour une fois de son mutisme habi­ tuel, voulut bien causer avec cet « échantillon le plus grotesque et le plus répugnant... de l’espèce humaine : un sphéroïde ambulant sur­ monté d’une petite tête 41 ». En quoi il eut tort, même s’il voulut se moquer poliment de lui, car le pseudo-correspondant du Times rap­ porta paroles et faits totalement « travestis et défigurés42 ». L’interview avait évidemment pour but de troubler l’opinion et de peser sur les décisions de la Chambre en effarouchant le public. Ce n’est point qu’une partie des propos attribués à Blanqui fussent contraires à ses convictions, mais la façon niaise et absurde dont ils étaient rapportés permettaient à la presse conservatrice une excel­ lente manœuvre politique. L’affaire donna lieu à un tapage assour­ dissant, d’autant plus que l’interview, qui devait paraître en primeur le 26 avril à Londres, parut, chose troublante, le 27 avril dans Le National, « le plus médiocre organe de la si médiocre presse offi­ cieuse ». Aussitôt, les feuilles réactionnaires, Le 19e Siècle en tête, emboîtèrent le pas, agrémentant le factum à l’envi, de commentaires 38. 39. 40. dans 41. 42.

Lettre du l ,r octobre 1878. Fonds Dommanget. La Révolution française, 29 janvier 1879. Le National, 27 avril 1879. — Blanqui et le correspondant du « Times », La Révolution française, 2 mai 1879. La Révolution française, 11 mai 1879. Ibid.

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malintentionnés48. On vit même le journal réactionnaire de l’arron­ dissement dont dépend Clairvaux prendre ou feindre de prendre au sérieux les « réponses folâtres » de Blanqui, dignes d’après lui d’être contresignées non pas par les pensionnaires de la Maison de Clairvaux, mais « par les malheureux irresponsables qui hantent l’éta­ blissement de Charenton 434 ». Les polémiques allèrent bon train. La Presse affirma que l’inter­ view avait été fabriquée de toutes pièces par la direction de la presse au ministère de l’Intérieur. La République française insinua que les nouveaux ministres étaient tombés au rang de ceux du 16 m ai45. Et le Times n’ayant publié le fameux factum dans sa feuille d’annonces qu’à la date du 30 avril, La Révolution française du 1er mai lui posa la question : Serait-il indiscret de demander qui a réglé au Times le prix de cette insertion tardive ? Gabriel Deville, dans le même journal, jeta la suspicion sur le récit de M. de Blowitz, Blanqui étant dépeint « d’une façon fantaisiste » et ses paroles « entachées d’une inexactitude plus ou moins voulue ». Deville dénonça « l’élucubra­ tion exotique » prouvant que le ministère se servait des mêmes moyens que « les flétris du 16 mai ». Il ajoutait : Si le gouverne­ ment de M. Grévg cherche à user de Vintimidation comme procédé gouvernemental, nous lui conseillons, dans son intérêt, dfagir une autre fois plus adroitement4*. Le travail intellectuel à Clairvaux. Blanqui, interrogé par ses sœurs, fustigea le « cucurbitacé du Times » en des propos spirituels rapportés par La Révolution fran­ çaise et de nature telle que Paul Lafargue, réfugié alors à Londres voyait dans le « Vieux » « toujours le même homme » 4748. C’est cet homme, précisément qu’il convient de montrer à Clairvaux pour en présenter un portrait fidèle, car si l’encombrement des planches de la salle Sainte-Marie décèle un végétarien, l’encombre­ ment de meubles, du parquet et aussi des planches décèle un intel­ lectuel. Il y a là des livres et quelques dictionnaires que ses sœurs lui ont procurés. Il y a toute une collection du Journal officiel, la collection de La Petite Presse depuis 1873, deux revues scientifiques. Il y a surtout des livres religieux empruntés à la bibliothèque de la prison et beaucoup de bouquins d’histoire et de géographie, des ou­ vrages militaires, des cartes d’état-major48, car c’est à Clairvaux que 43. Gabriel Deville, « Une mésaventure », dans ibid., 30 avril 1879. 44. Le Mémorial de Bar-sur-Aube, 3 mai 1879. 45. Le National, 30 avril 1879. 46. La Révolution française, 30 avril 1879. 47. A. Zévaès, « Blanqui et Marx. Une lettre inédite de Paul Lafargue », dans Monde, 28 novembre 1931. 48. UEcho de Varrondissement de Bar-sur-Aube, 27 avril 1879. — VEcho nogentais, 29 octobre 1874. — G. Geffroy , pp. 411-413. — Le Courrier de la Gironde, 11 avril 1879.

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Blanqui conçoit et rédige son Armée esclave et opprimée 49. Avant de donner lieu à deux éditions en brochure, l’essentiel en paraîtra au début de 1878 dans le journal de Jules Guesde L’Egalité*0, grâce à Gabriel Deville81 et en usant d’un subterfuge82 nécessité par la détention de Blanqui. Ainsi fit-on d’une pierre plusieurs coups. Le jeune organe socialiste, en usant du nom prestigieux de Blanqui, renouait la tradition du socialisme révolutionnaire français, tout en orientant le futur parti ouvrier contre les armées permanentes et en faisant connaître celui dont la plume était brisée depuis sept ans, par un texte où s’affirment son « style vif et alerte », sa « phrase lucide », son raisonnement serré » et ce « bonheur d’expres­ sion » vraiment exceptionnel8351. Dans la salle Sainte-Marie, Blanqui travaille à la table, mais sur­ tout sur son lit, placé tout auprès. Il y écrit, il y compose en se ser­ vant d’une planche posée sur ses genoux M, et rien n’est plus faux, à cet égard, que le propos rapporté par le correspondant du Times : « Ecrivez-vous beaucoup ? — Non, en prison un manuscrit n’est jamais à vous. » Le travail n’est-il pas la meilleure sauvegarde du vieux prisonnier ? Pas plus ici que dans les autres geôles, Blanqui ne s’abandonne et n’abandonne la partie. Il suit l’une de ses maxi­ mes favorites : « De la patience toujours ; de la résignation ja­ mais ». C’est de Mme Antoine que l’on tient ce renseignement88534et s’il était besoin d’en confirmer l’exactitude, on pourrait faire état de deux lettres à Arthur Ranc, alors en exil, écrites au début de 1874. Blanqui entretient son « jeune ami » de l’avenir du socialisme et des « institutions syndicales » comme de la situation en Europe et, pour éviter la guerre, préconise une « Fédération des Nations » sur une base démocratique56. Nous discutons ailleurs de ces vues vigoureu­ ses et prophétiques dont la profondeur contraste étrangement avec certaines platitudes que lui attribue M. de Blowitz. Mauvaise santé, grâce et départ de Clairvaux. Fin février 1876, les journaux répandent le bruit de la mort de Blanqui. Le directeur éprouve le besoin de rassurer le préfet : Il est à peine utile de démentir ce bruit auprès de vous. Blanqui continue à se porter aussi bien que possible pour un homme de son âge qui a passé quarante ans en prison. 49. Discours d*E. Granger à Vanniversaire de la mort de Blanqui, dans Le Cri du Peuple, 8 janvier 1884 . 50. Numéros du 10 février (note explicative) du 17 février (partie critique), du 2 mars (partie constructive). Sous le titre, Blanqui et les armées perma­ nentes, dans la rubrique « Variétés ». — Bibl. nat., Le 2/4505. 51. Compère-Morel, Jules Guesde, le socialisme fait homme, p. 125. 52. Voir supra, note 50. 53. VEgalité, n08 cités. 54. U Echo nogentais, 29 octobre 1874. 55. La Révolution française, 30 avril 1879. 56. Albert T homas, « Deux lettres de Blanqui », dans UHumanitè, 2 juin 1919.

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Il va sans dire que s’il tombait sérieusement malade, vous en seriez immédiatement informé Blanqui n’était pas malade, en effet, mais sa faiblesse et sa pâleur étaient extrêmes, ce qui incitait La Petite République française le 12 mai 1876 à demander sa grâce. Elle disait, pour la motiver : Est-ce qu’on ne permettra pas à ce vieillard de mourir en liberté, à ce prisonnier affaibli de se réchauffer au soleil qui ne pénètre pas dans les cellules de Clairvaux88 ? Ces questions d’une humanité élémentaire restèrent sans réponse. Blanqui lui-même repoussait toute grâce comme une lâche injure. On fit aussi courir le bruit que le « Vieux » serait banni. Puis, peu après, on prétendit — ce qui était plus solide — que, vu son état de santé, le ministre de l’Intérieur allait autoriser son transfert au château d’If, au large de Marseille. Blanqui, cette fois, prit sa plume, car la perspective d’une seconde édition du Taureau, même considérablement diminuée, l’inquiétait fortement. Il écrivit à Mme Antoine : Autorisé est bien touchant l non pas ordonné, mais autorisé comme demi-grâce le transfèrement du malade au cimetière pour rétablir sa santé ï J’ignore encore qui a sollicité cette prétendue fa­ veur de ma déportation sur un rocher de sinistre mémoire. Ce n’est ni toi, ni moi, ni Sophie, ni aucun membre de la famille. Je te prie de demander au ministère de l’Intérieur l’éclaircissement de cette affaire. Il faut que je sache à quoi m ’en tenir. Ne me fais pas atten­ dre ta réponse. Un brusque enlèvement me serait bien pénible. Le Château d’If ! quelle magnifique application de l’amnistie 5789 / Cette lettre du 15 février 1877 donne brièvement l’état du prison­ nier : « santé mauvaise ». Le 30 mai, une nouvelle lettre indique que la santé ne s’améliore pas : Il m ’est impossible de manger, non plus que de dormir. Des étouf­ fements toutes les nuits, avec des tumultes du coeur intolérables. Le poumon est engoué, le sang ne passe pas. Tout cela est en désor­ dre. Je. ne prends qu’un peu de riz avec du lait. S’il y avait des fraises, je prierais Sophie de m’en apporter. Autrefois cela me fai­ sait du bien, maintenant ce serait zéro selon toute apparence60. Le 28 juin, Blanqui travaillé par la maladie, refuse de donner un article à la Revue scientifique sur la mer saharienne, tout en se prononçant contre l’existence de cette mer, dans une lettre à sa sœur. Presque aussitôt son état s’aggrave au point de devenir alar­ mant. Par suite d’une nouvelle crise, le prisonnier doit garder le lit. Ses jambes enflent, il étouffe et a de rudes insomnies. Il passe cinq nuits « sans fermer l’œil ». C’est l’époque où La Petite Presse an-

57. 58. 59. 60.

Archives départementales de VAube, Y. Lettre n° 16979, 2 mars 1876. Gabriel Deville, Blanqui libre, p. 4. G. Geffroy, pp. 415-416. Ibid., p. 416 .

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nonce successivement sa mort et sa résurrection complète. C’est un double mensonge que Blanqui dénonce à sa sœ ur6162. La vérité c’est que sa maladie, l’ossification des valvules du cœur, avait fait en un mois des progrès considérables qui, joints à son état d’anémie profonde, à son amaigrissement arrivé aux dernières limites, faisaient présager une fin prochaine. Elle était attendue, pourrait-on dire, administrativement. Le docteur prédisait qu’elle pourrait venir inopinément, ce dont le directeur rendait compte à ses supérieurs. C’est au point que s’agitait déjà la question de l’in­ humation, car on ne doutait point que la famille réclamerait le cadavre. Fallait-il le lui livrer et aller au-devant de manifestations retentissantes ou faire enterrer le détenu dans le cimetière de la Maison centrale ? Le mois de juillet se passe à débattre ce macabre problème. Finalement, il est décidé que le corps sera remis à la famille si demande en est faite, quitte à prendre des mesures pour ce transport “ . Mais le vieux Blanqui une fois de plus résiste, se raidit, déroutant encore les prévisions médicales. Il revient peu à peu à la vie et, accroché aux barreaux de sa prison, humant l’air du dehors, renaît à l’espérance. Les premiers symptômes du mouvement qui le libé­ rera le raniment et, à mesure que la campagne pour l’amnistie s’af­ firme, il ressuscite positivement. Il est encore 1’ « Enfermé », il n’est plus P « Oublié ». Cette campagne que nous allons relater aboutit à la grâce, après l’élection de Bordeaux (20 avril 1879). La dépêche annonçant la grâce est du mardi 10 juin 1879. Elle arrive à Clairvaux vers 10 heures du soir. Immédiatement Mme Barellier qui attendait à l’hôtel voisin de la prison depuis une quin­ zaine est prévenue. Elle court vers son frère. Les préparatifs sont vite achevés. On monta en voiture, accompagné du directeur de la prison, pour prendre le premier train en partance pour Paris, à 3 heures du matin. Les voici sur le quai. Blanqui, silencieux jusquelà, remercie le directeur de l’avoir accompagné puis, avec sa sœur, choisit son wagon 6364. Cheminement de Vamnistie de 1876 à 1878. Dès le mois de décembre 1871, Jules Motte, conseiller municipal de Paris et directeur du Radical, avait posé dans ce journal la ques­ tion de l’amnistie tandis que la gauche radicale et la gauche républi­ caine préparaient à la Chambre un projet de loi M. Mais durant l’em­ prisonnement de Blanqui à Clairvaux, l’amnistie est réclamée pour la première fois d’une façon précise en février 1876 par le Comité 61. Geffroy , pp. 416-417. 62. Ibid., pp. 417-418. 63. UEcho de Varrondissement de Bar-sur-Aube, n° 99, 15 juin 1879.

64. Le Radical, n° 64, 17 décembre 1871.

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présentant dans le VI* arrondissement la candidature du professeur Emile Acollas. En tête du programme qui est, sur le plan électoral, la première affirmation nette de la théorie collectiviste, il est dit : Le candidat sfengage à provoquer ou à voter : Article premier. Amnistie pleine et entière pour toutes les condamnations, sans exception, même celles dites de droit commun, prononcées à propos des événements politiques qui se sont produits depuis le 4 septem­ bre 1870 sur tout le territoire français, avec les moyens d'existence assurés tout d'abord aux amnistiés à leur rentrée en France Le rédacteur de ce programme, Gabriel Deville, que nous retrou­ verons défendant avec chaleur et talent la cause de l’amnistie en général et de Blanqui en particulier, est un jeune homme de vingtdeux ans, ancien élève du lycée de Tarbes, qui était venu à Paris pour continuer son droit commencé à Toulouse où, déjà, il avait contribué à la fondation d’une section de l’Internationale6566678. Fait curieux, c’est le petit-fils du représentant du peuple à la Consti­ tuante de 48 et à la Législative de 49 qui se trouva emprisonné, en même temps que Blanqui à Doullens et à Belle-Ile6T. Il devait payer son ardeur à la cause de l’amnistie de six mois de prison et 1 000 francs d’amende (mai 1876) pour un article des Droits de l'homme, quotidien à tendance socialiste66. Acollas ne fut pas élu, mais la victoire républicaine des 20 février et 5 mars 1876 fit entrer à la Chambre un grand nombre de députés qui avaient inscrit l’amnistie dans leur programme. Et comme à Pâ­ ques 1876, le sénateur Victor Hugo s’était affirmé avec éclat par­ tisan de cette mesure de justice, deux propositions d’amnistie furent déposées pour ainsi dire simultanément au Palais-Bourbon et au Luxembourg. Elles furent repoussées malgré un discours étincelant du grand poète au Sénat et une intervention mesurée et étudiée de Georges Clemenceau à la Chambre. Le ministère Dufaure promit simplement que le président de la République userait largement du droit de grâce en faveur des condamnés considérés comme les plus dignes d’intérêt69. Cette promesse resta lettre morte et les luttes violentes préludant au 16 mai reléguèrent la cause de l’amnistie à l’arrière-plan. Elle n’en progressait pas moins du fait même de la poussée répu­ blicaine et du réveil socialiste. Le 14 octobre 1877, au cours des élec­ tions législatives, Blanqui recueillit des voix à Lyon. Dans le Mani­ feste-programme de la démocratie socialiste de la Seine élaboré par Hippolyte Buffenoir, l’article premier du programme Acollas était repris à peu près dans les mêmes termes 70. 65. A. Zévaès, Au temps du seize mai, p. 94. 66. Notes de l’auteur pour servir à la biographie de G. Deville. 67. M. Dommanget, Blanqui à Belle-Ile, passim. 68. Notes de l'auteur citées plus haut. 69. A. Zévaès, Au temps du seize mai, pp. 99-101. — Histoire de la ///• Répu­ blique, pp. 142-143. — G. Michon, Clemenceau, p. 14. 70. A. Zévaès, Histoire de la UU République, p. 160.

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Après la dissolution et la rentrée sinon des 363 tout au moins des 326 députés opposants, la dramatique bataille se poursuit entre MacMahon et la majorité républicaine, estompant toujours la cause de l'amnistie. Cependant, pour Blanqui, l'année 1878 débute par les c symptômes de pitié et de volonté 71723 ». Profitant du nouvel an, Saussard, de Bar-sur-Seine, ancien substitut du 4* Conseil de Guerre, par lettre formelle7*, et quelques députés influents de la majorité, de leur propre mouvement, sollicitent sa grâce. Le président du Conseil et Garde des Sceaux Dufaure toujours suivant le moment « le plus libéral des réactionnaires ou le plus réactionnaire des libé­ raux » ”, oppose aux députés un refus formel. Cette démarche parvenue à la connaissance de L'Egalité, grâce à une information de La Correspondance universelle, amena le nouvel organe « républicain socialiste » à protester contre toute grâce, re­ poussée depuis longtemps par Blanqui et ses vénérables sœurs : A Blanqui victime d'attachement sincère à ses convictions, de fidélité désintéressée à ses principes, de dévouement absolu à ses idées, à cet homme stoïque dont la haute intelligence, le grand savoir, le noble caractère, Vindomptable courage, la foi inébranlable ne peu­ vent qu'exciter Fadmiration, on ne doit pas chercher à faire infliger une grâce dédaigneuse ; c'est la fin de la terrible exception qui pèse sur lui, c'est un retour à la justice que l'on doit réclamer au profit de celui qui, ayant vécu pour la Révolution, a toute sa vie souffert pour elle. En effet, seul il expie depuis bientôt sept ans le crime d'avoir tenté de renverser un gouvernement sans sanction, sans autorité légitime, un gouvernement que ses juges honnissaient, vilipendaient ; seul il expie le crime d'avoir douté des hommes du 4 septembre. Vous êtes jurisconsulte, M. Dufaure, expliquez-nous donc comment il se fait qu'un citoyen — et des meilleurs— soit puni au nom des lois exis­ tantes pour avoir voulu renverser un pouvoir qui, suivant ces mêmes lois, était lui-même le résultat d'une usurpation ? On le voit, la condamnation impitoyable qui a frappé Auguste Blanqui ne supporte pas le raisonnement ; Blanqui a soixante-douze ans, Blanqui a passé quarante ans sous les verrous, Blanqui est malade, brisé par des angoisses de toute nature, des tortures de toute sorte, depuis sept ans consécutifs, il est enfermé, qu'importe à M. le Garde des Sceaux ? Il est en prison cet éternel vaincu, il y restera, peut-être, hélas ! jusqu'à sa mort, de par la volonté de ce ministre vieilli par l'abus de toutes les réactions, usé par les excès de mesures répressives, au cœur racorni par la pratique invétérée de la domination. Il est en pri­ son cet ardent républicain et il y restera demain, après-demain et toujours de par la volonté du Premier ministre de la République74 ! 71. 72. 73. 74.

G. Geffroy , p. 419. Archives nationales, BB 24/822. La Révolution française, 20 janvier 1879. Article de L éon Millot. L*Egalité, 20 janvier 1878. — Bibl. nat., Lc2/4,505.

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Cet article sans signature, probablement de Gabriel Deville, était assurément susceptible d’apitoyer l’opinion républicaine et socialiste sur le sort du prisonnier à tête blanche. Il n’avait qu’un tort : c’est de n’indiquer aucune solution libératrice en dehors de la grâce re­ poussée dignement et du vote d’amnistie générale qui tardait à venir. U élection de Marseille. La mort du vieux Raspail apporta la solution en suggérant l’idée d’une candidature Blanqui pour le siège législatif vacant dans le 4e canton de Marseille. Chose bizarre, eu égard à la tournure des évé­ nements, c’est le journal de Clovis Hugues qui, en un éditorial, atta­ cha le grelot : Lamennais, Barbés, Raspail, Ledru-Rollin, Blanqui, quels hommes, quels titans l Tous sont morts. Blanqui seul est vivant. Blanqui, le Mazzini français, qui, lui aussi, a donné sa vie pour une idée et, comme tant d’inventeurs et de créateurs, voit, à travers les barreaux de sa prison, le monde jouir de la liberté républicaine qu’il a conquise et que lui seul n’a pas... Blanqui plus malheureux que Raspail, car il s’éteint dans on ne sait quel ca­ chot, sans famille, sans amis autour de lui, avec l’oubli des ingrats qu’il a affranchis ; au lieu que Raspail avait sa famille naturelle làbas, et sa famille politique ici, dans les électeurs du Ÿ Canton. Qu’au moins on nous rende Blanqui". Il n’y a certes pas l’idée d’une candidature Blanqui dans cet arti­ cle, mais le rapprochement qu’il fait et les désirs qu’il suscite y mènent par voie d’insinuation. Sous le voile de l’anonymat, grâce à Gabriel Deville, l’idée prend corps d’une façon nette le 27 jan­ vier 1878. Victime incessante de tous les réacteurs coalisés, éternellement en butte à des haines couardes que n’ont pu asservir quarante ans de cachot, Blanqui de par les coryphées impitoyables d’une bourgeoisie apeurée, est condamné irrévocablement à la mort en cellule. Eh bien ! il est possible au peuple de faire manquer les porteparole de la classe des privilégiés à leur cruelle promesse de ven­ geance insatiable ; il est possible au peuple de faire voir avant de mourir, à celui dont on a muré l’horizon parce qu’il a eu le courage de combattre en faveur des opprimés et des souffrants, la Nature autrement que quadrillée par les noirs barreaux d’une Maison cen­ trale ; il est possible au peuple d’arracher au sombre engourdisse­ ment d’une vie désespérément monotone cette brillante intelligence dont la géniale clarté pourrait encore guider nos travaux, vivifier nos efforts, éclairer notre marche en avant : il est possible au peuple de délivrer Blanqui.75 75. La Jeune République, 9 janvier 1878. — Bibl. nat., mss français. N.A. 9597, liasse 14.

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Le moyen pour le peuple d'accomplir ce grand acte de justice, c'est de nommer Blanqui représentant, c'est de l'élire député. Il dépend des électeurs de la 2* circonscription de Marseille d'avoir le glorieux honneur d'effectuer cette réparation tardive. Eux, socia­ listes, puisqu'ils avaient choisi comme mandataire l'ex-candidat so­ cialiste à la présidence de la République en 1848, le compagnon de captivité de Blanqui, F.V. Raspail, qui pourraient-ils trouver plus digne de leurs suffrages que Blanqui, la personnification la plus complète et la plus haute incontestablement aujourd'hui du socia­ lisme révolutionnaire français ? En désignant Blanqui au vote des électeurs de Marseille, nous con­ vions simplement ceux-ci à une œuvre d'humanité urgente à l'égard de celui qui est, pour ainsi dire, leur concitoyen. Nous aimons à croire que, si cette candidature était adoptée, per­ sonne n'aurait le cœur assez bas placé pour oser venir disputer les voix à ce vieillard, martyr héroïque dont les souffrances inénarra­ bles doivent inspirer à tous une respectueuse admiration ; nous ai­ mons à croire qu'aucune feuille républicaine n'aurait l'inexorable audace de nuire en quoi que ce soit à son succès ; le grand électeur de France se souviendrait, nous l'espérons, que parmi ses amis, parmi les meilleurs rédacteurs de son organe officiel, La Républi­ que française, il est un écrivain qui a dédié un de ses ouvrages au détenu de Clairvaux et qui longtemps s'est déclaré un de ses plus fervents disciples 76. Après cette allusion à Ranc bien amenée, l’article réfutait l’objec­ tion de l’invalidité de Blanqui en rappelant la réplique de Gambetta à Raoul Duval le 6 avril 1876 77 et mettait au pied du mur les élec­ teurs marseillais. Au peuple d'abord à agir. Nous venons d'émettre l'idée. Aux élec­ teurs de la 2* circonscription de Marseille de la faire passer, s'ils l'approuvent dans le domaine des faits ; à eux à réaliser, ils le peu­ vent s'ils le veulent, cet ardent souhait des socialistes parisiens : Blanqui libre 78. A partir de ce moment, l’idée fait son chemin. Quelques sections marseillaises proposent la candidature Blanqui. Il y a toutefois de l’hésitation en raison de la prétendue inéligibilité du condamné. L'Egalité est contrainte de réfuter à nouveau cette objection en fai­ sant remarquer : que le peuple est souverain, qu’il n’a pas à s'in­ quiéter des condamnations et des déchéances, qu’au surplus c’est à

76. Blanqui libre, dans VEgalité, 27 janvier 1878. 77. € Quant à la jurisprudence parlementaire, vous le savez, messieurs, il est arrivé que des hommes qui avaient été frappés par la juridiction du pays pour des crimes et des délits politiques comportant surtout l'incapacité civile ont été nommés alors qu’ils étaient sous les verrous, et il a été reconnu que ces hommes étaient parfaitement et régulièrement élus. C’est le cas de notre vénéré collègue, M. Raspail ; il y en a d’autres que je pourrais citer. » 78. Voir supra, note 76.

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la Chambre de décider, qu’elle est républicaine et qu’elle l’a prouvé en validant l’élection de Douville-Maillefeu79. De son côté, Mme Barellier voit le député républicain socialiste de Vincennes, Alfred Talandier, qui eut pour maître Th. Bac, l’un des anciens défenseurs de Blanqui80. Talandier avait obtenu la signature de plusieurs de ses collègues de la Chambre en faveur de la candida­ ture Blanqui lorsqu’un député du Midi était survenu disant que tout était complètement inutile, vu l’inéligibilité de Blanqui. Les députés avaient alors retiré leur signature. Mais Talandier ne s’avouait pas vaincu. Il comptait faire jouer en cas de succès le 2* paragraphe de l’article 14 de la loi constitutionnelle spécifiant que « la détention ou la poursuite d’un membre de l’une ou l’autre Chambre est suspendue pendant la session et pour toute sa durée si la Chambre le re­ quiert 8182». Mme Antoine mise au courant par sa sœur pense que si Blanqui était élu, il pourrait bénéficier de cet article. En tout cas, elle estime avec Talandier qu’il faut, surmontant toute discussion juridique, profiter de l’occasion qui s’offre pour « protester énergiquement contre l’iniquité dont Blanqui est victime “ ». Malheureusement, Edouard Blanqui, le neveu de « l’Enfermé», demeurant à Marseille n’est pas des plus actifs. Il répond difficile­ ment aux lettres et aux télégrammes de sa tante Mme Antoine. Celleci pousse G. Deville à exercer sur lui « sa vivifiante influence » : Elle pourrait beaucoup peut-être : la conviction et la volonté ac­ complissent de si grandes choses838456. De son côté, Mme Barellier part pour Marseille et voit le député du Var, Daumas, qui lui aussi, presse Ed. Blanqui d’agir M. Finalement, sur les instances des deux sœurs de Blanqui et après l’acceptation d’Edouard, G. Deville, malgré son mauvais état de santé, part pour Marseille. Mme Antoine le pourvoit même du prix du voyage que lui envoie Mme Barellier. Comme on le voit et comme nous l’a confirmé par lettre G. Deville “, Guesde ne fut pour rien dans ce voyage et Compère-Morel s’est trompé en écrivant : D'accord avec la rédaction de l’Egalité, Guesde envoie Gabriel Deville à Marseille8#. A Marseille où il loge chez Edouard Blanqui, 49 rue Terrusse, Deville arrive en plein gâchis électoral, au point qu’il se demande pourquoi on l'a fait venir. Alfred Naquet, ancien député d’Apt (Vau­ cluse) qui jouit d’une grosse influence à Marseille, déploie « un rigo­ risme législatif voisin de l’hostilité ». Il ne se déclare certes pas 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85.

L'Egalité, 24 février 1878. André Gill, Les Hommes d'aujourd'hui, n° 132. Talandier. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 21 février 1878. Fonds Dommanget. Ibid. Ibid. Ibid, et lettre du 22 février 1878. Lettre de G. Deville à M. Dommanget, 26 mai 1937. Fonds Dommanget.

86. Compère-Morel, p. 125.

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opposé à la candidature de Blanqui, mais il désire rester étranger à ce qui se passe à Marseille, il déclare ne point vouloir « influencer » le suffrage universel, etc. Mme Antoine qui ne se trompe pas sur ses vrais sentiments et qui connaît les démarches qu’il a faites pour la candidature de Jean Saint-Martin, est révoltée par son attitude. O loyauté 1 O bonne foi qu'êtes-vous devenues ? Et que de disci­ ples compte aujourd'hui Loyola 878! D’autres personnalités sont consultées par le Comité central élec­ toral. Louis Blanc invité par dépêche à se prononcer sur l’éligibilité ne se presse pas de répondre. Le député Bouchet qui a fait échouer la démarche de Talandier se défile, laissant au collège électoral « le soin d’apprécier » la candidature. On peut juger de l’atmosphère d’hostilité par ce fragment de la lettre d’adieu de Camille Pelletan aux électeurs marseillais : Il ne m'appartient pas de me prononcer ici dans une lutte où je vois le débat porter sur des noms propres et sur les subtilités d'une procédure électorale toute locale plutôt que sur les grands intérêts politiques qui sont à l'ordre du jour “. Cependant, malgré toutes les mesquineries, la « brûlante question de justice et de réparation » s’impose à une « population indépen­ dante qui a soif de justice et de vérité 8990». La candidature Blanqui fait sa trouée et G. Deville entre en rapports avec ses partisans parmi lesquels il remarque un certain citoyen Bouisson « très dévoué » qui pourrait bien être le père du futur président de la Chambre ®°. Au vote du Comité central, 70 voix se prononcent pour Blanqui. Il y a 4 abstentions et 4 voix hostiles seulement91923. Mais le jeune poète Clovis Hugues qui a dû prendre du large comme rédacteur en chef de La Jeune République à la suite d’un duel retentissant, et qui vient d’être acquitté par la cour d’assises (21 février 1878) ”, se laisse pré­ senter comme candidat des intransigeants socialistes. En des vers poignants, il avait glorifié Alphonse Esquiros lors de ses obsèques (23 mai 1876) ”, il avait chanté Blanqui, le vieux lion toujours captif dans une « horrible cage de fer ». Plus récemment, de Gênes, il demandait aux vainqueurs du 16 mai d’ouvrir à deux battants « les portes d’or de l’Amnistie9495». C’est pourtant ce jeune socialiste de vingt-six ans qui refusa de s’incliner avec respect devant la candida­ ture du vétéran du socialisme ! Il trouva un appui en l’éminente personnalité de Victor Hugo ”, le 87. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 1er mars 1878. 88. Ib id . 89. Ibid. 90. Souvenirs et opinions de G. Deville recueillis par l’auteur. 91. Compère-Morel , p. 125. Lettre de Deville à Guesde. 92. Clovis H ugues, Poésies choisies. Introd. par A. Z évaès, p. 8. 93. La Petite Muse, p. 35. 94. Poésies choisies, pp. 61-63 et 99. 95. J acqueline Bretonnel, Clovis Hugues et le socialisme jusqu'à son entrée au Parlement en 1881, D.E.S. d’histoire, Université d’Aix-Marseille, juin 1967, in-4 dactyl, de 329 p., 191, 193.

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poète qui glorifia si magnifiquement les révolutions, ces € brutalités du progrès », en ajoutant : Quand elles sont achevées, on s9aperçoit que le genre humain a été rudoyé. Mais il a marché tout de même ! Quoi d’étonnant, après tout, quand on connaît les préventions de l’auteur des Misérables contre le vieil insurgé, préventions qu’attisait la haine brûlante de Barbés 90 ! Devant une telle levée de boucliers, les partisans de la candidature du prisonnier qui avaient pris l’engagement de se soumettre aux décisions du Comité, ne persistèrent pas à maintenir le vétéran au premier tour, se réservant de poser au second tour sa candidature au cas où Clovis Hugues, ne tenant pas la corde, se désisterait°7. Malgré cela, 596 électeurs se groupèrent sur le nom de Blanqui le 3 mars 1878, et Guesde put affirmer que si « l’Enfermé » avait été présenté, il aurait été élu avec un chiffre de voix respectable ". Ce qui est à noter encore, c’est que les abstentionnistes de principe s’étaient décidés à voter pour Blanqui, comme en témoigne ce pas­ sage du journal libertaire de La Chaux-de-Fonds fondé par Paul Brousse : Nos amis, quoique abstentionnistes, sont allés voter pour Blanqui. Nous les en félicitons sincèrement **. Le scrutin donna exactement96978100 : C. Hugues 4 024 voix Amat 3 733 voix Dupont 774 voix Blanqui 596 voix En présence de ce résultat on pressa Clovis Hugues de se désister au second tour, d’autant plus que le candidat opportuniste Amat déclarait qu’il se retirerait si son concurrent en faisait autant. Mais Clovis Hugues n’eut pas la modestie de se retirer devant le grand nom de Blanqui. Bien que se disant partisan de l’amnistie, il persista à maintenir sa candidature sans autre signification que celle de sa prétention personnelle faisant, comme l’écrivit L'Egalité, « de son ambitieuse personnalité un obstacle à la réusssite de la plus impo­ sante manifestation possible en faveur de cette grande mesure de justice 101102». Furieuse de voir Clovis Hugues par « son inhumaine obstination » empêcher par la candidature unique de Blanqui le ralliement massif de tous les partisans de l’amnistie, L'Egalité engagea les électeurs marseillais à déposer quand même, dans l’urne, des bulletins au nom de « l’illustre prisonnier de Clairvaux10* ». Le résultat fut que Ras96. Voir M. Dommanget, Auguste Blanqui, des origines à la révolution de I8A8, pp. 204, 252, 264. 97. Compère-Morel, p. 125. 98. Ibid., p. 126. 99. UAvanUGarde, n° 21, 10 mars 1878. 100. A. Zévaès, Ombres et silhouettes, p. 220. 101. VEgalité, 17 mars 1878. 102. Ibid., 17 mars 1878.

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pail eut pour successeur et Marseille — la cité révolutionnaire — pour représentant, un bourgeois libérâtre ami de Gambetta, ce qui permettra plus tard à Clovis Hugues, faisant bon marché de son atti­ tude, de qualifier le maintien de Blanqui de « manœuvre opportu­ niste », au grand scandale de Mme Antoine, de Gabriel Deville et de Paul Lafargue 10340S. Les résultats de l’élection du 17 mars étaientles suivants104 : Amat Henri 4 443 voix,élu Clovis Hugues 4 284 voix Blanqui 564 voix Ainsi comme l’écrivait L ’Egalité, tirant la leçon du scrutin : Blanqui a obtenu à peu près le même chiffre de voix qu’au Vr tour en dépit de manœuvres honteuses, de calomnies indignes ; déclarations fabriquées, lettres tronquées, propos dénaturés, mensonges de toute espèce, telles ont été les armes employées pour le combattre. La défaite de l’intransigeant Clovis Hugues ne nous chagrine en rien ; entre un franc opportuniste et un socialiste de contrebande, nous ne choisissons pas et sans réserve nous approuvons l’énergique affirmation qui s’est produite sur le nom d’Auguste Blanqui que les premiers nous avons désigné aux suffrages des électeurs marseil­ lais 10*. A la suite de son élection, M. Amat partit pour Paris en faisant à ses électeurs la promesse formelle de demander au Cabinet et à la Chambre l’élargissement de Blanqui, tandis que le préfet des Bouches-du-Rhône se montra décidé à appuyer les démarches du nouvel élu. M. Amat n’oublia point sa promesse car son premier soin en arrivant dans la capitale fut de commencer ses démarches. Il se ren­ dit notamment chez Mme Antoine le 27 mars, mais il dut renoncer à ses démarches à la suite d’une lettre pressante de Mme Antoine le suppliant de s’abstenir de toute proposition, comme de toute de­ mande visant à la mise en liberté du détenu, la famille Blanqui et Blanqui lui-même « ne voulant rien devoir au gouvernement ». On lui fit sentir qu’il blesserait profondément le prisonnier en passant outre, attendu que celui-ci était résolu « à n’accepter aucune grâce », laissant « au peuple seul, c’est-à-dire au suffrage universel, le soin de le délivrer ». La lettre de Mme Antoine, un modèle de dignité, disait : Nous éprouverions le deuil le plus profond d’une méprise sur nos sentiments à l’égard de mon frère. Non seulement lui-même ne nous autoriserait à aucun compromis, mais il ne nous absoudrait jamais d’avoir laissé planer un doute sur sa fermeté puisqu’il a toujours dominé les choses d’assez haut pour arriver à supporter comme 103. Lettre de Mme Antoine dn 24 août 1882, dans La Bataille, 29 août 1882. — Lettre de Lafargue à G. Deville, août 1882. Fonds Dommanget. 104. Aux élections générales du 21 août 1881, Clovis Hugues devait remporter sur le candidat gouvernemental. 105. L*Egalité, 24 mai 1878.

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gages de ses convictions cinquante années de luttes et quarante de cachots. S'il est encore aujourd'hui séquestré dans les prisons de la République après avoir consacré sa vie à la fonder et à la défendre ; si on l'g maintient au régime cellulaire assez absolu pour qu'il ignore même le premier mot de ces débats, il ne demande rien, ne regardant sa liberté comme possible que par la justice de l'amnistie ; hors de là et nous l’avons dit antérieurement déjà à plusieurs députés de la gauche qui pourraient l'attester tout est injure pour lui quelque forme que prenne la sollicitation. M. Amat devra le comprendre assez pour être convaincu qu'une demande quelle qu'elle soit auprès des autorités deviendrait pour mon frère comme pour nous la plus grave des offenses et, en homme d'honneur, le député de Marseille renoncera à toute espèce d'inter­ vention 10e. Tentative en Vaucluse — L'élection du VP. La délivrance de Blanqui par le suffrage universel restait donc à l’ordre du jour. Elle trouvait sa répercussion jusqu’en Allemagne puisque W. Bracke, imprimeur à Brunswig, se montrait disposé à éditer en brochures les articles de Blanqui que le réfugié allemand à Paris, Karl Hirsch, devait traduire10T. Une nouvelle tentative de délivrance de Blanqui par le vote se des­ sina dans le Vaucluse en avril 1878, où M. du Demaine avait été inva­ lidé. Les électeurs de l’Isle-sur-Sorgues, partisans de l’amnistie, se constituèrent en comité et décidèrent de poser la candidature de Blanqui. Dans ce but, ils firent appel au désintéressement de leur ancien député, le citoyen Jean Saint-Martin, lui demandant de se retirer. Pas plus que Clovis Hugues, Saint-Martin n’entendait aban­ donner le siège qu’il convoitait, et pour expliquer sa conduite, il eut recours aux plus grossiers subterfuges, à des manœuvres et des calomnies sans grandeur. Lui aussi invoqua l’inéligibilité. Pourtant, il savait mieux que personne, puisqu’il avait déjà siégé au PalaisBourbon, que ce prétexte était sans valeur, l’article 10 de la Consti­ tution disant formellement : « Chacune des Chambres est juge de l’éligibilité de ses membres et de la régularité de leur élection ». Il n’ignorait point non plus que la Commission de recensement avait, dans l’élection de Marseille, reconnu valables les bulletins au nom d’Auguste Blanqui. N’importe ! pour tenter d’expliquer son inexpli­ cable conduite, il laissa planer l’équivoque sur ce point tandis que, par ailleurs, laissant passer le bout de l’oreille, il déclarait qu’une candidature Blanqui contre un modéré pouvait se soutenir, mais qu’elle n’était pas soutenable contre un radical tel que lui. Il insi-1067 106. Blanqui et M. Amat, dans La Révolution, 1" mai 1879. 107. Archives de la Préfecture de Police, Paris, BA 29, scellés Hirsch.

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nuait, au demeurant, que s’il se retirait, non seulement Blanqui ne serait pas élu, mais qu’un candidat conservateur ou, à tout le moins modéré, passerait. Devant cette attitude, le Comité Blanqui abandonna la candida­ ture 108109. Elle devait être reprise à Paris, dans le VI* arrondissement, pour le siège laissé vacant par le décès du colonel Denfert-Rochereau et qui devait être pourvu à la date du 7 juillet. Le 16 mai, un groupe d’étudiants et d’ouvriers réunis salle des Ecoles décida la candidature de Gabriel Deville, celui-ci recherchant avant tout la libération de Blanqui et usant des moyens d’agitation propres à atteindre ce but. Deville était, de ce fait, investi « candidat de l’amnistie » Mais cette proposition fut mal accueillie par les blanquistes proscrits, et en tête Eudes, opposés à toute candidature. D’autre part, Jules Guesde et les rédacteurs de VEgalité voulaient donner à la candidature de Blanqui un caractère de classe, une signi­ fication très nettement socialiste révolutionnaire. Ernest Granger, malgré sa condamnation par contumace, risqua un voyage à Paris, se mit en rapport avec Mme Antoine et, par l’intermédiaire d’Octave Martinet, vit Deville. L’entrevue eut lieu au café qui s'appelait alors Du Gaz, au coin de la rue de la Coutellerie à l’autre coin de laquelle est le café de la Garde Nationale, rue de Rivoli, entre eux deux. En butte aux reproches des uns et des autres, Deville pria Mme Antoine de demander à Blanqui lui-même son avis. Ne voulant pas écrire, Mme Antoine fit à cet effet le voyage de Clairvaux où elle resta plusieurs jours chez Mme George, hôtel Saint-Bernard. Après con­ sultation du prisonnier, elle donna carte blanche à Deville : Vous avez toute liberté dfachever comme vous le jugerez convena­ ble ce que vous avez si bien commencé : tout ce que vous prendrez la peine de faire sera bien fait, soyez à ce sujet sans préoccupation. Granger s’inclina et Deville abandonna la candidature. L’investi­ ture acceptée par Blanqui sur son nom fut défendue dans de nom­ breuses réunions où des contradicteurs ne manquèrent pas de déclarer une fois de plus l’inéligibilité du prisonnier. Stephen Pichon, l’un des signataires du fameux manifeste Aux Communeux (de la Commune révolutionnaire) et futur ministre des Affaires étran­ gères soutenait ardemment la candidature Blanqui 1W. A Blanqui s’opposaient, outre le réactionnaire Victor Guérin, les deux candidats républicains Anne-Charles Hérisson et Hippolyte-Félicien-Paul de Jouvencel. Hérisson, qui avait les chances les plus sé­ rieuses était un ancien camarade de collège d'Henri Rochefort à Saint-Louis no. Devenu avocat, il avait été précisément maire du VI* arrondissement pendant le siège puis il était devenu représentant de 108. Bibl. nat., Ln 27/32047. Auguste Blanqui, feuille de propagande. — L’Ega­ lité, 12 mai 1878. Communication d'Emile Gautier. 109. Notes, souvenirs de G. Deville et lettre de Mme Antoine, 20 mai 1878. Fonds Dommanget. — G. Geffroy , p. 420. — E dmond L epelletier , Histoire de la Commune, t. III, p. 56. 110. H enri R ochefort, Les Aventures de ma vie, t. I, pp. 91-92. 2

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la Haute-Saône à l’Assemblée nationale. Elu conseiller municipal de Paris (XIX*) après son échec législatif, il était au moment de l’élec­ tion président du Conseil municipal de la capitale. De Jouvencel, an­ cien colonel d’infanterie, ancien commandant et ami de Jules Simon, avait été un an député de Seine-et-Marne au corps législatif où il s’était fait remarquer par des votes sans ferm etéin. Une feuille de propagande éditée spécialement pour l’élection fai­ sait remarquer qui si les deux candidats républicains étaient aussi sincèrement démocrates et aussi dévoués à la grande mesure de l’am­ nistie qu’ils se prétendaient, ils se garderaient bien de poser leur can­ didature face à celle de Blanqui. Bien mieux : « ils seraient les pre­ miers à soutenir le grand patriote qui n’a cessé de souffrir et de lut­ ter pour la liberté ». Surtout, ils n’invoqueraient pas les résistances au Sénat, car si le Sénat a le droit de s’opposer à l’amnistie, « il n’en­ tre pas dans ses attributions de s’opposer à la validation de Blan­ qui ». La feuille montrait l’importance de l’élection : Ce n9est plus seulement une question étroitement politique qui va se décider le 7 juillet. Cest une question capitale, engageant la res­ ponsabilité du parti républicain tout entier et dont Vopportunité n9est plus à examiner. Un appel à « tous les démocrates sincères », à « tous les vrais amis de l’amnistie » pour « inaugurer l’œuvre réparatrice » clôturait la feuille, car : Voter pour Blanqui ce n9est pas seulement affirmer Vamnistie : c9est la faire... C9est le seul mode de libération qui soit digne du grand caractère de ce martyr pour lequel une grâce octroyée serait le plus sanglant des outrages et la plus barbare des tortures L’élection ne fut pas seulement appuyée par ce tract, mais par une excellente brochure de Gabriel Deville : Blanqui libre, in-16 de 33 pa­ ges dont L*Egalité, parue le 8 juin, annonça la mise en vente. Elle retrace la vie du martyr qui « étouffe depuis sept ans entre les murs d’un cachot », après avoir sacrifié sa vie à la démocratie, et plaide sa cause avec talent et avec cœur. Mme Antoine, à qui elle est dédiée — ainsi qu’à Mme Barellier — remercia l’auteur de son attachement à Blanqui et des « généreux efforts » qu’il déployait sans relâche pour obtenir réparation d’un « monstrueux déni de justice ». Une telle ardeur, une si éloquente protestation au nom de la jus­ tice et du droit finiront peut-être par en assurer le triomphe. C9est mon vœu le plus cher puisque de sa réalisation dépendent pour mon frère la liberté dans ses derniers jours, et après de si cruelles souf­ frances, le bonheur de pouvoir peut-être encore servir la cause de la République et pour vous, Monsieur, dans ce succès la juste récom­ pense de votre chaleureux dévouement118.123* 111. Auguste Blanqui, feuille de propagande citée. — G. Vàpereau, Diction­ naire des contemporains..., éd. de 1893, pp. 785 et 855-856. 112. Feuille de propagande citée. 113. Lettre de Mme Antoine à Gabriel Deville, 21 juin 1878. Fonds Dommanget.

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Cette élection créa une agitation grandissante sur le nom de Blan­ qui. Elle déborda le cadre du VI* arrondissement. Des réunions se tinrent dans les divers quartiers de Paris, notamment à Belleville qui parut se ranimer. Il y en eut aussi à Marseille, à Persan-Beau­ mont, cependant que L'Egalité sous la rubrique « Blanqui socia­ liste » donnait régulièrement des extraits de l’œuvre du candidat. Une assemblée de délégués des vingt arrondissements de Paris décida même que la candidature, en cas d’échec, serait produite et appuyée dans toutes les circonscriptions qui pourraient devenir vacantes ll\ Le gouvernement Dufaure, de son côté, s’opposa de toutes ses for­ ces à l’éclat de cette manifestation populaire. Il savait la circonscrip­ tion peu favorable au socialisme révolutionnaire. Il voulut que Blan­ qui récoltât le minimum de suffrages en interdisant d’abord les affi­ ches électorales portant son nom, en empêchant de faire des procla­ mations expliquant la candidature, en obligeant ensuite de timbrer les affiches ne contenant que le nom m. Il suscita aussi l’hostilité de la presse, et La Marseillaise, par exemple, dans un article anonyme, attaqua hypocritement la candidature de « L’Emmuré » alléguant qu’on abusait d’un nom vénéré, traitant d* « esprits brouillons » les partisans de Blanqui118. On peut se rendre compte du bruit fait autour de cette élection en dépouillant les journaux départementaux qui, en grand nombre, s’y intéressaient. C’est ainsi que, dans l’Oise, une feuille conservatrice passant en revue les candidats, disait : Il y a des noms dont la signification est équivoque ; celui de M. Blanqui n'est pas de ce nombre. Sa vie entière s'est passée à prendre part à des conspirations et à préparer des émeutes contre les divers gouvernements qui se sont succédés en France, y compris celui de la République, en 1848. Il a toujours fait cela et il n'a jamais fait autre chose. Que pourront donc bien signifier les votes qui se porteront sur ce nom ? Nous recommandons à ceux qui nient le péril social de les compter avec soin et de se livrer à ce sujet à quelque sérieuse mé­ ditation, abstraction faite de toute idée préconçue et de tout système arrêté d'avance 111. Une autre feuille trouvait « bizarre » d’opposer la candidature Blanqui à celle de Hérisson et voyait dans cette manifestation un danger, une « occasion de discorde et de récriminations » à l’heure où la société française devait s’attacher à une « œuvre de construc­ tion ». Elle affirmait : Non seulement Blanqui ne représente plus aucune idée politique et sociale, mais l'ordre actuel des choses, quel qu'il soit et quels que soient les hommes qui le dirigent, ne peut obtenir que sa haine et son14567 114. 115. 116. 117.

Blanqui (feuille volante). — UEgalité, 14 juillet 1878. Ibid. UEgalité, 26 mai 1878. Journal de l’Oise, 9 juillet 1878.

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mépris ; car Blanqui a passé sa vie à haïr et à mépriser même ses coreligionnaires, Blanqui est un apôtre, soit ; c'est un martyr, soit encore, Il n'en est pas moins vrai qu'il serait difficile de comprendre en quoi il a jamais servi l'humanité et en quoi il pourrait désormais la servir. Son histoire est plutôt celle d'un jacobin mâtiné d'hébertiste ; il est né révolutionnaire, né pour renverser à tout prix, A un certain moment, ces hommes ont leur valeur, c'est indénia­ ble : ils donnent ce léger et dernier ébranlement qui amène la ruine que d'autres ont longuement et lentement préparée. Mais aujour­ d'hui, quelle démolition est donc souhaitable118 ? Les résultats du scrutin furent les suivants : Hérisson 8 931 voix, élu Victor Guérin 3 004 voix De Jouvencel 809 voix Blanqui 618 voix Analysant ces chiffres et notant les 618 voix obtenues par le candidat des énergumènes de la salle d’Arras », le Progrès de l'Oise y voyait un « symptôme heureux ». A son tour, le Journal de Senlis après avoir dénoncé la « candidature fantaisiste et illégale » de Blanqui, montrait « à quelle imperceptible minorité se trouvent réduits les intransigeants », tandis que l'indépendant de l'Oise, jour­ nal républicain ripostant au Journal de l'Oise, demandait à celui-ci si, après le maigre chiffre de voix obtenues par Blanqui sur 21 111 électeurs, il y avait vraiment « de quoi prendre peur ou de quoi faire peur aux autres119120». A Paris, L'Egalité commente le scrutin sans voiler sa déception : Nous n'avions jamais compté sur un grand nombre de voix dans l'arrondissement chéri des ecclésiastiques, des académiciens et des positivistes, mais l'on pouvait espérer mieux malgré les tracas sus­ cités par une administration partiale,,. Le nom de Blanqui était, ce nous semble, assez éclatant pour rallier les voix de tous ceux qui, ré­ volutionnaires et socialistes, ne pouvaient décemment voter en faveur d'un modéré, Le résultat n'a point répondu à notre attente, nous le regrettons sans nous laisser décourager par cet échec m. A Clairvaux, où l’une de ses nièces était allée le voir, Blanqui ne se décourageait pas non plus. Et pourtant il subissait une nouvelle crise de maladie de cœur de plus en plus aggravée par la séquestration, et se plaignait d’une prostration complète, conséquence d’un manque total de sommeil et d’appétitm. Cependant, écrit Mme Antoine à G. Deville, tant de souffrances n'ont diminué en rien le plaisir et la gratitude que lui a causé le sou­ venir dévoué de ceux qui s'associent à ses épreuves, témoignant un 118. L'Echo de l'Oise, 9 juillet 1878. 119. Le Progrès de l'Oise, 10 juillet 1878. — Le Journal de Senlis, 11 juillet. — L'Indépendant de l'Oise, 10 juillet. 120. L'Egalité, 14 juillet 1878. 121. Lettre de Mme Antoine, 4 août 1878. Fonds Dommanget.

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si sincère désir d’en abréger la durée. Il a recommandé les plus cha­ leureux remerciements à tous de sa part, et la vôtre est naturellement bien grande puisque vous avez le premier, à ces luttes pour sa délivrance, apporté le zèle d’un cœur tout filial m. Saint-Geniès-de~Malgoirès — La campagne de pétitionnement. En fait, l’échec de Blanqui était fâcheux. Après Marseille, à quelques mois d’intervalle, un arrondissement de Paris consulté se refusait à imposer au gouvernement la mise en liberté de Blanqui. Mais, sui­ vant la parole d’airain de Victor Hugo prononcée en 1876 précisé­ ment en revendiquant l’amnistie : « Persévérer c’est vaincre12123124». Le Comité Blanqui du VIe, tout battu qu’il était, ne s’estimait pas vaincu. Reprenant sous une autre forme la résolution prise par les délégués des arrondissements de la capitale, il décida que, tous frais payés, la somme qui lui restait provenant de la souscription électorale, serait transmise au premier Comité qui soutiendrait dans une autre cir­ conscription la même candidature IS\ C’était encourager les socialis­ tes à l’action persévérante après les jalons posés infructueusement à Marseille et à Paris. Il ne fallait pas, en effet, jeter le manche après la cognée. Des symptômes indiquaient que la délivrance de Blanqui par le scrutin populaire n’était plus qu’une question de temps. Le jour même de l'élection du VIe, à une autre élection législative partielle provoquée par l'invalidation du droitier Baragnon, ne trouva-t-on pas 25 bulle­ tins au nom de Blanqui dans l’urne de la commune rurale de SaintGeniès-de-Malgoirès 1251267, arrondissement d'Uzès, l'une des localités les plus « avancées » du Gard. C'était le berceau de la famille de Guizot et elle avait pour pasteur protestant, depuis 1856, Frédéric Desmons, futur sénateur du département et grand maître de la franc-maçon­ nerie 1S8. Les bulletins avaient été écrits à la main à l’instigation du « meneur » local Auguste Lautier, connu sous le sobriquet du « Tailleur » 1,7 et furent portés comme « perdus ». Un survivant, 122. Lettre citée. 123. La Révolution française, 2 mars 1879. 124. Ibid., 30 mars 1879. 125. VEgalité, 14 juillet 1878. 126. Annales révolutionnaires, 12* année, novembre-décembre 1935, p. 552. Une famille de bourgeoisie française de Louis XIV à Napoléon. — Daniel Ligou, Frédéric Desmons et la franc-maçonnerie sous la III• République. 127. L’année suivante (avril 1879), A. Lautier devait signer avec dix-sept de ses amis de Saint-Geniès-de-Malgoirès, dont Ernest Féline père dont il est fait mention ici, l’adresse et programme des socialistes révolutionnaires français rédigé à Sainte-Pélagie par Jules Guesde et Gabriel Deville et dont la diffusion avec les conférences de Guesde et le rayonnement de UEgalité prélude an succès du III* Congrès national ouvrier de Marseille comme à la constitution du parti ouvrier (A. Zévaès, Les Grands manifestes du socialisme français au 19e siècle, p. 915). En novembre 1898, A. Lautier qui signe maçonniquement et s’intitule « propriétaire gérant du cercle littéraire » de Saint-Geniès-de-

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Féline Ernest, qui avait neuf ans à cette époque, se rappelle en avoir fait car son père, partisan de Blanqui, ne savait pas écrire et nombre de ses amis également1*8. Bien que la loge maçonnique de SaintGeniès ait certainement joué un rôle en l’occurrence, le sens profond de cette petite manifestation était clair. La remarque en a été faite : c’est dans le Gard « la première affirmation de classe nettement for­ mulée » Et d’ailleurs, le journal collectiviste parisien donna sa pleine signification au vote de Saint-Geniès-de-Malgoirès en insérant la déclaration suivante d’un des électeurs de Blanqui : En votant pour Blanqui nous avons voulu mes amis et moi affir­ mer la nécessité pour la classe ouvrière de se séparer de la bour­ geoisie, quelle que puisse être son étiquette politique, qu’elle s’appelle Baragnon ou Mallet. Ce nrest qu’en rompant avec la classe dirigeante qui ne dirige pas parce qu’elle possède et en se consti­ tuant en parti distinct, que le prolétariat arrivera à ce capital qui est le droit de tous comme le travail est le devoir de chacun 18°. Le dimanche suivant, à Paris, nouvelle manifestation en faveur de Blanqui. On lui donne la présidence d’honneur d’un banquet célébrant la prise de la Bastille. Même présidence honorifique en septembre à Vaise et le 9 février 1879 à Marseille. Un moment, Mme Antoine avait espéré qu’à son tour Lyon entre­ rait en lice pour son frère par la voie du scrutin. Elle écrivait le 4 août à Gabriel Deville : Depuis votre départ, Lyon a perdu un de ses députés. Voilà une occasion favorable si la démocratie lyonnaise veut faire justice de l’iniquité dont mon frère est la victime et qui, peut-être, lui coûtera prochainement la vie. Je ne sais s’il y a quelque espoir de ce côté. En avez-vous appris quelque chose dans votre ville lointaine ? Avez-vous quelques rensei­ gnements sur les intentions du Comité lyonnais ? Je vous serais très obligée de me le dire181. Cette occasion ne fut point saisie, mais au début de 1879, nouvel aspect de la campagne pour Blanqui. Des pétitions commencent à circuler. L’une émanant du journal L’Egalité des Bouches-du-Rhône s’adresse au président de la République, Jules Grévy, qui vient d’en­ trer à l’Elysée et qui a choisi précisément comme gouverneur de ce palais un ancien compagnon de Blanqui. Elle est libellée comme suit : Confiants dans votre justice et dans vos sentiments d’humanité, Malgoirès contracte un abonnement de trois mois au Réveil du Peuple, hebdo­ madaire blanquiste-rochefortiste. Il se déclare encore au service du parti socialiste et prie de dire au citoyen Jules Guesde que sa devise est « toujours en avant ». (Papiers provenant de Mme Farjat. Fonds Dommanget). 128. Lettre d’Albert Hugues, instituteur en retraite à Saint-Geniès-de-Malgoi­ rès, membre de Rhôdania (7 juillet 1931). 129. H u b e rt R ouger, Simple aperçu historique du mouvement social dans le Gard, p. 3. —r C aubert, Souvenirs, p. 109. 130. L'Egalité, U juillet 1878. 131. Fonds Dommanget.

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les soussignés sollicitent auprès de vous, M. le Président, la mise en liberté de Blanqui, de cet ardent défenseur de la République, de ce vieillard qui supporte si dignement une aussi longue, une aussi dou­ loureuse captivité ; car ils sont convaincus que toute mesure d'apai­ sement et d'oubli ne peut que contribuer à l'affermissement du ré­ gime inauguré par votre élévation à la présidence de la Républi­ que m. Cette idée d’un pétitionnement comme ridée de l’élection fait son chemin. Toulouse et Lyon se mettent de la partie. Un grand quoti­ dien lyonnais écrit : Notre population si républicaine, si reconnaissante pour les pion­ niers de la démocratie, ne voudra pas rester en arrière. Il faut qu'à Lyon et dans notre département s'organise un vaste pétitionnement pour réclamer Vélargissement immédiat de Blanqui qui a droit à une place d'honneur au soleil de la République™. La pétition des républicains de La Palud (Vaucluse) est remise au président Grévy par le député Saint-Martin. Une autre émanant d’un grand nombre de Parisiens est déposée par le député Talandier. Rien que dans le VIII* arrondissement, le Comité républicain re­ cueille 1 200 signatures en quelques jours, que le citoyen Frébault, député, fait remettre à l’Elysée. Dans le VI* ce sont Aveline et Guillet, anciens membres du Comité Blanqui, qui provoquent le pétition­ nement. A Maisons-Alfort, commune d’Alfortville, la pétition revê­ tue de 55 signatures dont celle du maire, dit en parlant de Blanqui : Si les services que pendant le cours d'une existence si bien rem­ plie, il rendit à la démocratie ne l'ont fait aimer, les souffrances de sa vieillesse ne peuvent laisser indifférent tout cœur vraiment répu­ blicain. La pétition de Béziers couverte de 756 noms est remise à G. Cle­ menceau m. Celle de Nice avec 14 signatures au départ, rappelle les états de service républicains de 1’ « Enfermé » : Comme Mazzini en Italie et comme Garibaldi dans le monde en­ tier, il a été l'ardent apôtre et l'infatigable champion de l'idée répu­ blicaine. Elle ajoute : La France libre et Blanqui en prison : ce serait un anachronisme. Ce serait un excès d'ingratitude dont la généreuse nation française est incapable. Nous, démocrates niçois rattachés à la patrie française par l'idée républicaine, nous venons avec confiance vous demander la mise en liberté de notre compatriote, le citoyen Blanqui. Cette pétition insérée dans Le Progrès de Nice amena ce journal à regretter que les républicains niçois se fussent laissés distancer par Marseille et Toulouse, alors que le sol natal les reliait plus par-1324 132. Marseille, Imprimerie de VEgalité, s.d. (1879). — Bibl. nat., Lb 57/7166. 133. Le Progrès de Lyon, février 1879, cité par La Révolution française, 8 février 1879, puis par A. Z évaès, Auguste Blanqui, p. 106. 134. La Révolution française, 13 et 20 février, 24 mars, 4 et 7 avril, 18 avril 1879.

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ticulièrement au « chef de cette famille patriote et républicaine qui, dès 1790, réclamait l’incorporation à la France». Il proposa un vaste pétitionnement local afin que, par leurs signatures, les compa­ triotes d’Auguste Blanqui affirment « leurs convictions patrioti­ ques » et s’associent à « la mesure de clémence et de justice » tou­ jours attendue 1M. La pétition qui avait déjà recueilli 500 signatures à la date du 16 mars 1879 fut transmise à G. Clemenceau, et le dé­ puté Borriglione qui avait spontanément offert son concours à Mme Antoine l’appuya 13e. La « Révolution française » — Belle campagne de Gabriel Deville m. Le succès de ce pétitionnement en faveur de Blanqui est dû surtout à La Révolution française, quotidien qui paraît depuis le 13 janvier 1879. C’est au même journal qu’on est redevable en grande partie, du développement de ce fort courant pour l’amnistie et du large mouvement d’opinion qui aboutit à la libération de Blanqui. Là, aux côtés d’Arthur Arnould, Gustave Lefrançais, A. Jourde, Ch. Longuet, Jules Vallès, anciens membres de la Commune, écrivent Sigismond Lacroix, Jules Guesde, Stephen Pichon, Léon Millot, Gabriel Deville. C’est surtout ce dernier qui poursuit sur le nom de Blanqui la cam­ pagne persévérante commencée dans L ’Egalité, cet organe étant dis­ paru depuis le 14 juillet 1878. Dès le premier numéro, après l’article de tête de Lacroix, Emile Acollas consacre un article à l’amnistie. Puis, le 15 janvier Léon Millot, le 17 S. Lacroix, le 19 Stephen Pichon reviennent sur le même sujet. Le 20, G. Deville donne son premier article. Il rappelle la différence fondamentale entre l’amnistie et la grâce, et montre que l’amnistie est la seule mesure qui convienne à Blanqui : Blanqui n’est pas de ceux que l’on peut même sous l’apparence d’une bonne intention se risquer à gracier ; sa vie doit, en effet, ins­ pirer à tous un respect incompatible avec l’octroi d’une grâce. Néan­ moins à son égard quelque chose est à faire, une injustice mons­ trueuse à réparer. Seule l’amnistie peut dignement ouvrir à ce mar­ tyr les portes de sa cellule. Que l’on se presse lorsqu’il est encore temps. Si Blanqui, dont l’atroce condamnation n’a aucune base légale meurt en prison, porteront le poids de cette mort odieuse tous ceux qui, députés ou sénateurs, ayant le devoir de déposer une pro­ position d’amnistie auront failli à ce devoir, tous ceux qui, sem­ blable proposition étant déposée, oseront voter contre. Le 25 janvier commence la série des articles de G. Deville « Le cas de Blanqui ». Ils se succèdent de jour en jour alternant avec des13567 135. La Révolution française, 14 février 1879. 136. Ibid., 22 mars 1879. 137. Ibid., du 13 janvier au 1er mars 1879.

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discussions et des attaques parallèles soit du même rédacteur, soit d’autres rédacteurs du journal. Deville montre l’illégalité des pour­ suites qui amenèrent la condamnation de Blanqui, l’illégalité de la juridiction devant laquelle on l’a déféré, l'illégalité de la détention qui a précédé sa comparution. Dans ces conditions, le maintenir en prison « c’est accepter la responsabilité du traitement odieux qu’il a subi, c’est se faire complice d’une sentence prononcée par des juges incompétents ». Gabriel Deville poursuit sa démonstration en prouvant que la peine qui a frappé Blanqui est également illégale. La seule, en effet, qui pût lui être appliquée d'après l’article 71 du Code pénal, était la détention perpétuelle, et il a été condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Transporté à Clairvaux, il était embarqué pour la Nouvelle-Calédonie sans l’avis des médecins. Du fait de sa maladie de cœur « sa peine a donc été en réalité, ce qu’elle aurait dû être en droit, transformée en détention perpétuelle ». Mais, dans sa détention, le régime auquel il est soumis est encore illégal. C'est ce que montre le rédacteur en riposte aux affirmations de La Liberté. Le 29 janvier G. Deville attaque Gambetta, dont, la veille, le jour­ nal demandait qu’on décrétât l'apaisement, l’oubli, l’amnistie. S'ar­ mant de l’article imprudent, Deville s'étonne qu'à la Chambre le tribun se renferme dans un silence absolu. Alors il pose le dilemme : ou Gambetta veut l’amnistie ou il ne la veut pas. S’il ne la veut pas, qu’il épargne à l'opinion « d'hypocrites vœux ». S’il la veut, qu’il dépose lui-même à la prochaine séance une proposition en ce sens et qu'il mette au service de cette cause l’influence incontestable dont il jouit au Parlement. Dans le même numéro, Deville étudie la va­ leur respective des moyens envisagés pour la délivrance de Blanqui, car tous « ne sont pas dignes de celui dont nulle défaillance n’est venue ternir une vie qui n'est qu’un long martyre ». Il en profite pour blâmer la démarche que Clemenceau vient de faire au minis­ tère car « solliciter pour Blanqui l’affront d’une grâce, c’est profa­ ner son noble caractère ». Il rappelle qu'il n’y a pas d’autre solution que celle qu’il a proposée dans L ’Egalité : libérer Blanqui en le nommant député, le peuple étant libre d’honorer de ses suffrages qui bon lui semble sans s’inquiéter de savoir si l’homme qu’il élit a subi certaines condamnations. Après avoir relaté les deux pas de clerc de Marseille et du VIe, Deville termine en un acte de foi dans le scrutin populaire : Si la Chambre et le Sénat osent encore repousser Vamnistie, nous aimons à croire qu’il se trouvera en France une circonscription élec­ torale pour ordonner la mise en liberté du républicain qui depuis huit ans agonise dans les cachots de la République. Le 31 janvier, toute la presse parle de l'élection présidentielle. C’est le grand fait du jour et, par voie de conséquence, la question de la grâce revient sur le tapis. La Liberté parle de Blanqui et s’élève contre « ces longues et cruelles détentions qui rappellent la torture au Moyen Age ». Le Siècle, après Le Figaro, s’incline devant

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€ la grande figure » de 1' « Emmuré », tandis que Le Pays, bonapar­ tiste, à peu près seul s’efforce de salir Blanqui en rappelant le docu­ ment Taschereau. Tous ces articles sont une aubaine pour G. Deville qui en profite pour revenir à la charge, ainsi que Léon Millot. Tous deux estiment que la présidence de Jules Grévy « implique la fin des longues souffrances, le terme d’épouvantables représailles », et que l’amnistie « doit être le don de joyeux avènement du nouveau président de la République française ». Deville magnifie à nouveau la vie exemplaire de 1* « homme héroïque qui a sacrifié à ses prin­ cipes, réputation, fortune, bonheur domestique, avenir, tout enfin ». Puis, s’adressant aux élus républicains « à ceux qui ont la puissance d’agir et devraient en avoir la volonté », il les apostrophe rudement, leur demandant de s’inspirer un peu des principes inflexibles de Blanqui, de se dérober aux « graves petits soucis parlementaires », de libérer enfin le vétéran. Cet article est du 2 février. La veille, le prisonnier de Clairvaux avait reçu d’une dame étrangère inconnue un magnifique bouquet sans aucun doute d’un très grand prix pour sa rare beauté. L’envoi venait de Nice et, par une délicate attention, il arrive le jour anni­ versaire de la naissance de Blanqui. Ce bouquet, placé avec soin par le détenu dans le petit coin de la salle Sainte-Marie où le froid le confine, n’est pas seulement un témoignage d’affection et d’exquise délicatesse, c’est un doux présage de libération. Effectivement, en ce début de 1879, la campagne de La Révolution française commence à porter ses fruits. Des journaux de province, notamment Le Progrès de Lyon et Le Réveil de la Haute-Garonne prennent en mains la cause du prisonnier de Clairvaux. Louis Ménard intervient publi­ quement à son tour, s’élevant contre la grâce, repoussant même l'amnistie, demandant la « réparation monstrueuse d'une iniquité », terminant sur le mode pathétique : Il est temps que le doyen de la démocratie sache ce que cfest que Vair et le soleil. C’est l’époque où Saint-Geniès-de-Malgoirès se réveille. Les élec­ teurs de Blanqui ont fait boule de neige. Le Conseil municipal, maintenant s’affirme unanime pour l’amnistie et matérialise son désir en votant un crédit en faveur des déportés politiques. A son tour, le Conseil municipal de Paris par le vote de 100 000 francs le 11 février, fait jeter feu et flamme à la presse conservatrice. Un peu plus tard, le 26 février, se tient à la salle d'Arras une grande réunion pour l’amnistie au cours de laquelle Emile Gautier glorifie Blanqui et secoue l’opinion car « c’est au peuple de trancher en souverain maître cette question qu'on veut enterrer ». L*amnistie au Parlement, Entre-temps, le Conseil des ministres réuni chez Waddington, le nouveau chef de Cabinet, se trouve contraint de jeter du lest en dis-

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cutant un projet d’amnistie partielle élaboré par le Garde des Sceaux Le Royer. Mais l’infatigable Deville, immédiatement, attaque avec vigueur l’hypocrite mesure ravalant l’amnistie à « un acte indivi­ duel subordonné au pouvoir exécutif ». Il montre que de l’aveu même de son promoteur, Blanqui en est exclu puisque l’exposé des motifs laisse en dehors des grâces « des personnalités qui se procla­ ment elles-mêmes les ennemis de la société au milieu de laquelle elles prétendent vivre et qu’elles veulent détruire ». Puis le 19 fé­ vrier, harponnant Andrieux, rapporteur de la Commission à la Chambre, Deville souligne que celui-ci a été obligé de reconnaître que le projet de loi n’échappe pas au reproche « de faire part très large à l’arbitraire du gouvernement » 13°. La Commission d'amnistie ayant exprimé tout de même le désir de voir Blanqui bénéficier du projet de loi, le gouvernement ne pa­ rut pas vouloir céder. C’est dans ces conditions que s’ouvrit le débat à la Chambre (20 février). Il se déroula au milieu d’une affluence énorme, malgré la neige, et montra surabondamment que Blanqui 1' « Enfermé », le « Réprouvé », concentrait toujours sur sa tête blanche des haines qui ne désarment pas. Le parti-pris des gouver­ nants était évident mais, dans l’opposition ni Louis Blanc, ni Lockroy, ni Naquet ne prononcèrent dans leurs interventions le nom de Blanqui 189 qu'on chercherait en vain, au surplus, à l’époque, dans les lettres de Gambetta1381940. Le 21 on passe à la discussion des articles et le 22, plein de verve, G. Clemenceau dissèque comme un carabin expert l’argumentation du ministre de la Justice qui, par crainte de leur agitation, ne veut pas amnistier des condamnés à mort ou à perpétuité parce qu’ils le mettraient « dans le cas de les faire condamner à trois mois de prison ». Vous craignez, dit-il, que ces hommes ne parlent ; moi, je crains qu’ils se taisent. Il ajouta : Il est si vrai que vous êtes mus par une pensée de crainte qu’il me suffira pour vous en convaincre, de citer le cas d’un seul homme, celui de Blanqui (Ah ! Ah ! à droite). Blanqui a été condamné pour le fait du 31 octobre ; lui seul l’a été ; tous ses complices, si complices il g avait, ont été amnistiés... pardon, je me trompe, ils ont été acquittés. Personne n’a jamais entendu dire que Blanqui eût commis un dé­ lit de droit commun ; c’est un homme politique, et, nul ici ne le niera, un républicain éprouvé. Il a soixante-quatorze ans, il a passé trente-six ans de sa vie en prison (exclamations) pour la République. Vous pouvez penser qu’il a, de la République une conception mau­ vaise, c’est-à-dire différente de la vôtre ; mais personne ne pourra 138. La Révolution française, 13, 14, 19 février 1879. 139. Ibid., 19 et 22 février 1879. 140. Lettres de Gambetta 1868-1882, éd. Bernard Grasset.

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contester que ce soit un ferme républicain dont la dignité est de­ meurée intacte dans les plus dures épreuves, dont le caractère est à Vabri de toute atteinte (très bien à gauche). Et pourtant, si vous l’avez compris dans votre projet d’amnistie, vous l’avez fait à votre corps défendant, et aujourd’hui même que vous avez accepté l’amnistie pour les insurrections de 1870 qui n’ont dans les prisons d’autre représentant que le seul Blanqui, je ne suis pas sûr que vous consentiez à l’amnistie... (Réclamations au cen­ tre) ; je le souhaite pour vous, mais je n’en suis pas absolument convaincu. Si vous avez peur de tels hommes, comment donc entendez-vous gouverner ? Quelle est la raison au nom de laquelle vous les pros­ crivez ? C’est la raison d’Etat ! Et qu’est-ce que notre République si vous en êtes réduits à fonder votre politique républicaine sur la rai­ son d’Etat qui est d’essence absolument monarchique (très bien à gauche),tt. Ce discours, favorablement commenté par La Révolution fran­ çaise produisit une grande impression sur la Chambre. Cependant, au vote sur l’ensemble, le projet du gouvernement n’en fut pas moins accepté 1442. Au Sénat, le 28 février, après un bref discours de Victor Hugo rempli de formules frappées en médailles, mais où le nom de Blan­ qui ne figure pas, le clérical Fresneau monta à la tribune pour atta­ quer le vieux prisonnier. Au vote, après scrutin public, l’ensemble du projet gouvernemental recueillit 163 voix contre 85 143. Il était dit que la loi devait avoir son action effective pendant une période de trois mois seulement à compter du 5 mars. Le premier décret parut le 11 mars. Ranc, Elie et Elisée Reclus étaient graciés. Un nouveau décret graciait Alphonse Humbert, Melvil-Bloncourt et autres. Les journaux prétendaient que Jules Grévy, vu « Tage et l’état de santé du vieux conspirateur », était « disposé à l’indul­ gence », mais qu’il ne prenait aucune décision, son opinion n’étant pas partagée par tous les ministres. Le fait est que Blanqui restait toujours exclu des mesures qui intervenaient, et Charles Fauvety, dans sa revue jouissant d’une si grosse influence maçonnique, s’éton­ nait que personne à l’Assemblée n’ait fait une motion pour deman­ der l’élargissement d’un homme qui ne s’est rendu coupable d’au­ cun crime, d’aucun délit et qui est détenu depuis huit années uni­ quement parce qu’on le redoute. Il s’étonnait aussi que le président Grévy ne signât pas « bien vite la grâce de Blanqui » et que le Garde des Sceaux ne prît pas l’initiative de la mesure pendant son passage aux affaires. Enfin, Fauvety demandait par quelles « aberrations » un gouvernement républicain assis sur la volonté nationale pouvait 141. La Révolution française, 23-24 février 1879. Discours in-extenso d'après le Journal officiel. 142. Ibid. 143. Ibid., 2 mars 1879.

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redouter un homme, un vieillard, un octogénaire, un républicain sincère dévoué à la République qu’il a rêvée toute sa vie et pour la­ quelle il a passé quarante ans en prison 144. En même temps, Gabriel Deville harcelait les gouvernants, posant sans cesse la question « Et Blanqui ? », mettant en relief la mau­ vaise volonté, le parti-pris ou plutôt l’opposition aveuglante du ministère 14\ Mais c’est le peuple qui, cette fois, allait accomplir l’œuvre d’équité nécessaire en posant simultanément la candidature de 1’ « Enfermé » à Roanne, à Bordeaux et en la faisant triompher enfin dans cette dernière ville. L ’élection de Roanne. Depuis la perte de Mulhouse, le grand centre de production des cotonnades en France, Roanne prit un essor inattendu. L’industrie s’y développa extraordinairement ; les fabriques et les métiers s’y m ultiplièrent14S1467. Une classe ouvrière grandit, prenant conscience de ses intérêts distincts de ceux de la bourgeoisie républicaine. La preuve en est dans la présidence d’honneur donnée à Blanqui le 14 juillet 1878 au cours d’un banquet réunissant 80 travailleurs et dans la collecte qui fut faite au profit des détenus politiques14T. On ne doit donc pas s’étonner que plus de 300 électeurs roannais, dans une réunion privée, aient décidé mi-mars 1879 de poser la candida­ ture Blanqui à l’élection législative partielle148 du 6 avril et, sous l’égide de dix citoyens ayant assisté à la réunion opportuniste du 6 mars fut créé, dans les ateliers des frères Desbenoît, le « Comité des travailleurs roannais » 149. La nouvelle, accueillie avec joie par G. Deville, fut portée par lui à la connaissance des lecteurs de La Révolution française. Il disait en parlant des ouvriers de Roanne : Quel que soit le résultat de leur généreuse tentative, une protes­ tation se sera élevée et si le succès ne récompense pas leurs efforts, peut-être leur manifestation ouvrira-t-elle enfin les yeux de nos gouvernants 150 ? Dès lors, quotidiennement, Deville intervint de sa plume alerte pour soutenir l’initiative des travailleurs roannais qui n’allait pas tarder à se confondre avec celle des travailleurs bordelais. A son 144. Une dernière grâce, dans La Religion Laïque, 3e année, n° 38, mars 1879, p. 182.

145. La Révolution française, 13 et 25 mars 1879. — La Petite Presse, 12 mars. 146. Les Temps nouveaux, n° 25, 21 octobre 1905, article du docteur P ie r r o t. 147. L*ex-Comité Blanqui aux travailleurs roannais, dans le Journal de Roanne, 20 avril 1879. Bibl. nat., journaux départementaux, 1008/2. 148. La Candidature Blanqui, dans La Révolution française, 19 mars 1879. 149. Le Journal de Roanne, n° cité. 150. La Révolution française, 19 mars 1879.

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tour, Jules Guesde entra en lice le 28 mars pour expliquer le sens élevé de la candidature Blanqui, avec sa netteté coutumière : Deux hommes sont en présence dans la circonscription de Roanne. Je dis deux hommes et j ’aurais dû dire deux politiques, deux clas­ sesf deux principes, car M. Audiffred, avocat et secrétaire du conseil général, porté par la bourgeoisie libérale, représente le parlementa­ risme républicain tel qu’il fonctionne depuis 1871 au seul bénéfice de la gent sous-préfectorale, préfectorale et ministérielle, pendant que le « nommé Auguste-Louis Blanqui », selon l’expression du nommé Le Roger, est le candidat de la classe ouvrière et représente en face de la République-gouvernement la République-Révolution ou la République de tous, pour laquelle il fait actuellement sa 48e année de prison ou de forteresse. C’est entre ces deux candidatures qui n’ont de commun que le terrain républicain sur lequel elles se placent que les électeurs — en majeure partie prolétaires — ont à se prononcer. Augmenter, je ne dirai pas d’un zéro, mais d’une unité l’Union républicaine de la Chambre qui, on l’a vu... ne se distingue pas de la gauche... et persévérer ainsi dans une voie qui a démontré par ujie longue expérience ne mener à rien ; ou brouiller les cartes de l’opportunisme, rompre avec la duperie d’une République à l’image et à l’usage de la classe dirigeante, en arrachant à sa cellule de Clairvaux pour l’introduire triomphalement dans le Parlement, la Révolution faite homme et faite martyr, telle est l’alternative qui s’impose au suffrage universel roannais. D’un côté sont les revendications sociales, « cette universalisation du pouvoir et de la propriété » qui n’était pas seulement le but de la Commune, mais celui de toutes les prises d’armes auxquelles Blanqui a pris part de 1830 à 18k8 De l’autre, la conservation de l’ordre économique d’aujourd’hui, sous un simple changement d’éti­ quette politique. , D’un côté, la protestation la plus catégorique contre l’oubli systé­ matique dans lequel notre république monarchique ou notre monar­ chie républicaine tient les droits, les besoins, les réclamations du prolétariat. De l’autre la ratification de cet oubli, l’amnistie accor­ dée à des gouvernants qui n’ont pas seulement refusé l’amnistie aux vaincus du 18 mars, mais affirmé à plusieurs reprises et offi­ ciellement leur horreur pour ce qu’ils appellent « les utopies socia­ listes ». Blanqui, qui meurt lentement pour le peuple de râtelier et de la mine, dont l’émancipation économique a été l’unique objectif de toute sa vie ; Blanqui qui, dès 1832 déclarait que c’était « à celui qui faisait la soupe à la manger », affirmant ainsi pour les travail­ leurs le droit au produit intégral de leur travail ; Blanqui dont le nom seul fait trembler dans leur toute-puissance les repus de l’heure présente qui refusent de le laisser expirer à l’air libre ; Blanqui sera nommé. Agissez donc, ô travailleurs. Et agir dans le cas présent, lorsque

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le fusil a fait place au bulletin de vote, c’est voter ; c’est voter contre l’ennemi, contre la nouvelle féodalité industrielle ou terrienne dont vous êtes les salariés ; c’est voter contre ses candidats. En votant pour Blanqui contre M. Audiffred, c’est pour vousmêmes en réalité que vous voterez. Vous prouverez que vous avez conscience de votre condition d’exploités et de victimes. Vous affir­ merez, en même temps que votre droit, votre résolution invincible de le faire valoir. Sans compter que vous aurez eu l’honneur d’engager la France ouvrière dans la seule voie au bout de laquelle est le salut161. La personnalité de M. Audiffred, ancien sous-préfet de la Dé­ fense nationale à Roanne, conseiller général et adjoint au maire de la ville, un des plus anciens parmi les hommes qui ont entrepris de républicaniser le département de la Loire, constituait un lourd handicap pour la candidature Blanqui, et Gabriel Deville l’avait laissé pressentir en annonçant cette nouvelle. Malgré cela, malgré le défaut de propagande rurale, Blanqui recueillit 1 485 voix dont 1438 dans le seul canton de Roanne, sur 10 273 votants. M. Audif­ fred, élu, recueillait 8 462 voix dont 3 192 dans le canton de Roanne. C’était un succès relatif, eu égard aux conditions de la lutte, si l’on songe que Martin-Bernard, pourtant originaire du pays, n’obtenait à Montbrison, le même jour, que 621 voix contre 7 586 au candidat de la gauche républicaine Levet1M. La proclamation du scrutin dans la grande salle de l’hôtel de ville de Roanne fut accueillie par les cris répétés de « Vive Blan­ qui ! ». Un journal local commentant l’élection avouait : Personne ne s’attendait à un tel résultat, surtout quand on songe au peu de ressources et de moyens d’action dont pouvait disposer le « Comité des travailleurs roannais ». Si ce Comité ne voulait qu’une manifestation, il doit être largement satisfait. En 1872, ses candidats au Conseil municipal réunissaient à peine 500 voix... Cette élection est incontestablement un grave échec pour le Conseil municipal de Roanne dont la majorité avait signé une affiche toute spéciale en faveur de M. Audiffred...168. Les membres de 1* « Union républicaine », — la nuance de l’élu — ayant prétendu qu’un grand nombre de conservateurs avaient voté pour Blanqui, une polémique locale s’engagea entre L ’Avenir roan­ nais, organe de M. Audiffred distribué à profusion dans les rues, et le Journal de Roanne. Celui-ci dont l’attitude avait été plutôt neutre au cours de l’élection, mit les choses au point. Il admit qu’une tren­ taine de conservateurs, tout au plus, avaient voté pour Blanqui, car « si la vengeance était un plaisir pour les dieux, on doit bien penser qu’elle peut n’être pas sans charmes pour d’affreux réactionnai-1523 151. Nommez Blanqui, dans La Révolution française, 28 mars 1879. 152. Le Républicain de la Loire et de la Haute-Loire, 7 avril 1879. Bibl. nat., Journaux départementaux, 3889. 153. Journal de Roanne, 13 avril 1879.

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res ». Mais quant à croire que les conservateurs, en nombre, avaient voté ou fait voter pour Blanqui c’était, disait-il, leur prêter une énergie, une initiative, une influence dont il ne les croyait pas capables 15\ L’ex-Comité Blanqui, quoique dissous, intervint de son côté par la plume de son ancien secrétaire Darcy. Il montra « l’oligarchie bourgeoise » qui ne pouvait digérer les 1 500 voix données à 1’ « il­ lustre Blanqui », se livrant à une campagne de calomnies contre ceux ayant eu le courage de rompre avec une « discipline aveugle ». Puis, après avoir fustigé M. Audiffred pour avoir insulté Raspail en 1869, il lavait les travailleurs roannais de la bave éructée par les « disciples de Basile ». P out nous, disait Darcy, qui avons fait partie du Comité et qui avons vu les travailleurs de près et à l’œuvre, nous croyons à leur réveil ; nous avons pu voir qu’ils sont las d’être trompés et qu’ils n’ont nullement besoin d’être poussés par la réaction pour porter un bulletin de Blanqui dans l’urne. Les producteurs ont voulu don­ ner une leçon bien méritée à ceux qui jusqu’à présent ont prétendu les conduire à la prospérité Ce réveil électoral des travailleurs touchant Blanqui inspira au dessinateur verveux André Gill dans l’hebdomadaire satirique dont il était par ailleurs rédacteur en chef l’une de ses meilleures carica­ tures sous le titre « le vieux captif », avec la légende « 73 ans d’âge, 40 ans de cage ». On y voyait trois représentants de la trinité ré­ gnante : un capitaliste, un ratapoil et un curé, rassurés certes mais à la mine inquiète en regardant le vieux lion assoupi derrière les barreaux de sa cage. On sent qu’ils se disent in petto : « Pourvu qu’il reste là ! » 158. Il ne devait pas y rester bien longtemps. Les 1 500 voix recueillies par Blanqui à Roanne en toute hâte et dans des conditions difficiles apportaient un atout sérieux à la cause de l’amnistie sur le plan national. On le vit presque tout de suite par la répercussion locale du scrutin. Le mois n’était pas achevé que le Conseil municipal de Roanne était en pleine dislocation 154657.

154. 155. 156. 157.

Journal de Roanne, 20 avril 1879. Ibid. Fonds Dommanget. La Lune Rousse, 3e année, n° 124, 20 avril 1879. Journal de Roanne, 27 avril 1879.

CHAPITRE II

LA PREMIÈRE ÉLECTION DE BORDEAUX BLANQUI LIBRE

Le milieu politique et social bordelais. Comment expliquer que Bordeaux « ville calme par excellence, cité des Sybarites et des jouisseurs » \ ait rompu avec tout un passé de modération et de tiédeur pour se prendre d’une ardeur inconnue en faveur d'un homme oublié par beaucoup, et que beaucoup ne connaissaient pas ? Rien ne désignait plus particulièrement Bor­ deaux pour prendre en main la cause de Blanqui et la faire triom­ pher avec la rapidité de l'éclair dans une manifestation retentis­ sante. Il y avait bien eu à Bordeaux, dans les premières années du Se­ cond Empire, un partisan de Blanqui, le mécanicien Ramade qui avait fait parler de lui. Il avait affilié à La Marianne quelques ou­ vriers de la cité girondine et avait élaboré un projet portant création d'une armée révolutionnaire et d’un ministère du Travail chargé d’organiser le socialisme sous la garantie de l'Etat*. En 1867, une section de l'Internationale s’était créée à Bordeaux, avec le cordon­ nier Vézinaud comme président ; mais cette section, à la vérité peu active bien qu’elle ait été représentée au congrès de Lausanne, était disparue dès les premiers jours de la guerre. Reconstituée par Paul Lafargue en janvier 1871, elle était disparue à nouveau avec la chute de la Commune*. En 1872, une Union locale de syndicats est constituée à Bor­ deaux4 et en mars 1877, à l’occasion d’une élection législative com­ plémentaire, la candidature dite ouvrière du typographe et conseil­ ler prud’homme Pierre Castaing, ancien délégué au congrès ouvrier 1. E r n e s t B oche, La Justice du peuple ou Vélection de Blanqui à Bordeaux, Bordeaux, Imprimerie moderne Faure, 1879, in-8 de 56 p., p. 5. Cette brochure ne se trouve ni à la Bibliothèque nationale, ni aux Archives départementales de la Gironde, ni aux Archives communales de Bordeaux. Fonds Dommanget. 2. T c h b rn o ff, Le Parti républicain au coup d*Etat et sous le Second Empire, p. 249. — A. Z évaès, Auguste Blanqui, p. 189. 3. F rib o u rg , VAssociation internationale des travailleurs, p. 203. — P.-L. B e rth a u d , La Commune à Bordeaux, passim. — M. Dommanget, Hommes et choses de la Commune p. 221. A. Zévaès, Au temps du seize mai, p. 157. — His­ toire du socialisme et du communisme en France de 187i à 1947, pp. 50-51. 4. La C.G.T. et le mouvement syndical, Paris, 1925, p. 33.

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de 1876 est posée. Elle est posée, chose à noter, face au radical in­ transigeant Louis Mie et elle est encouragée par les opportunistes. En toute bonne foi, néanmoins, 30 villes participent aux frais de l’élection, et les chambres syndicales s’entendent pour l’appuyer. Castaing recueille péniblement 333 voix, et se voit chassé comme indigne de l’Union des chambres syndicales pour avoir jeté la per­ turbation dans les rangs des travailleurs *. La date du 23 octobre 1878 marque l’apparition du Prolétaire qui, à Paris, succède à UEgalitè mais, à sa différence, se montre éclecti­ que sur le plan de l’idéologie socialiste. Ce petit brûlot hebdoma­ daire trouve à Bordeaux des lecteurs qui ont l’idée de se concerter et de discuter des questions intéressant le prolétariat®. Justement arrivent les élections législatives pour la première circonscription de Bordeaux. Le siège du vieux Simiot, l’un des 363, est vacant : il est considéré comme acquis à l’opportunisme, et aucun ouvrier ne songe à faire de Blanqui un candidat. Des candidatures se dessi­ nent : d’abord celle d’André Lavertugeon, un Périgourdin dans la force de l’âge qui a fait ses premières armes de journaliste en 1849 dans Le Républicain de la Dordogne. Appelé à la rédaction en chef de La Gironde par son beau-frère M. Gounouilhou qui en est devenu propriétaire, il a combattu l’Empire et posé à deux reprises sans succès sa candidature au Corps Législatif. Après avoir tâté de la di­ plomatie, il devient rédacteur du bulletin politique au Temps. C’est un disciple de l’école positiviste et un grand ami de Gambetta. Il est pour la suppression des universités catholiques mais contre la sépa­ ration de l’Eglise et de l’Etat, et aussi contre le mandat impératif, contre l’amnistie. Il a des capacités, du talent même et, bien qu’il groupe contre lui de nombreuses et excessives répugnances, sa vic­ toire paraît certaine 56789. Les deux autres candidats sont Métadier et Octave Bernard. Le premier, très connu dans la circonscription, très estimé comme mé­ decin, mais manquant absolument de facultés oratoires, essaie de tenir un juste milieu entre le radicalisme et l’opportunisme. On lui reproche d’avoir été patronné par La Gironde. L’avocat O. Bernard est à peu près de la nuance de Métadier. On lui reproche ses votes pour le maintien des processions et des crédits aux constructions d’églises®. C’est le gendre du frère d’André Lavertugeon, de sorte qu’on a pu dire que l’élection était une « lutte de famille • >. Aucun de ces trois candidats ne satisfait les républicains vrai­ ment radicaux et à plus forte raison les socialistes qui, découragés. 5. G. W eill, Histoire du mouvement social en France, pp. 200-201. 6. E. R oche, pp. 9-10.

7. Histoire d*une imprimerie bordelaise. Les imprimeries G. Gounouilhou,

pp. 493-494. — E d. F éret , Statistique générale de la Gironde, l re partie, pp. 389390. — La Gironde, fin m ars 1879. — E. R oche, p. 8. 8. E. R oche, pp. 8-9.

9. Le Courrier de la Gironde, 5 et 13 avril 1879.

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penchent pour l’abstention. C’est précisément ce découragement qui donne l’idée de la candidature Blanqui10123. Le Comité Blanqui. La fable chrétienne raconte que Jésus naquit dans une étable. On peut dire que l’élection de Blanqui à Bordeaux naquit dans un pau­ vre atelier de graveur et grandit entre la forge et l’enclume d’une modeste serrurerie, hors des miasmes de l’arrivisme, dans un milieu en harmonie complète avec l’idéal et le caractère de l’emprisonné de Clairvaux. Le premier qui eut l’idée de cette candidature fut le citoyen Ernest Roche, un travailleur d’une trentaine d’années, expansif, passionné, à la parole chaude et prenante, au geste dramatique : une vraie nature méridionaleu. Il avait fait partie, jeune soldat passif, de l’armée de Versailles et il puisait une partie de son ardeur militante dans ce souvenir douloureux“. Benoît Malon ne tardera pas à en faire avec Lasserre et les fils Séret le correspondant et dépositaire bordelais de sa Revue socialiste1S. Un jour, dans son atelier de graveur, impasse Bardineau, vers le milieu de la rue Saint-Laurent, il dit aux camarades qui l’entou­ raient : « Si nous portions Blanqui ? » La plupart ne connaissaient Blanqui que de nom et Ernest Roche lui-même — il l’a avoué — ne savait pas grand-chose de la vie de Blanqui, mais il voyait en 1’ « Enfermé » « la personnification vivante de toutes les misères, de toutes les douleurs » du prolétariat, et cela suffisait. Les ouvriers furent séduits par sa proposition. Bientôt, cependant, les objections s’accumulèrent : Blanqui est inéligible. — Vous n'avez point d'ar­ gent. — La 2• circonscription qui est radicale n'élirait pas Blanqui, pourquoi espérer un résultat dans la première, opportuniste ? — Vous allez infliger à Blanqui l'affront d'un nouvel échec. — Qui défendra la candidature ? — Comment réussirez-vous contre la haute et puissante dame Gironde qui, à Bordeaux, fait la pluie, le beau temps ? et les opinions ? etc.14. Peu s’en fallut que l’idée de la candidature Blanqui ne fût aban­ donnée. Malgré tout, Ernest Roche tint bon et, à la réunion prépa­ ratoire tenue à l’Athénée par les partisans d’O. Bernard, un groupe d’ouvriers acclama à plusieurs reprises la candidature Blanqui, au grand scandale des autres assistants qui étaient là pour se prononcer sur des candidatures locales réputées sérieuses15. Il n’y avait plus qu’à créer un Comité, ce qui eut lieu le 15 mars dans les ateliers 10. E. R oche, p. 7.

11. 12. 13. 14.

La Révolution française, 16 avril 1879. Article de Massen. Interpellation d’Ernest Roche, 26 juin 1899, dans le Journal officiel. Histoire du socialisme, 1880, l*e livraison, 3e page de couverture. E. R oche, pp. 10-11. 15. Ibid., pp. 12-13. — La Gironde, 15 m ars 1879.

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du citoyen Ménard. Après discussion et vote à mains levées, la can­ didature Blanqui fut adoptée unanimement, les principaux meneurs du parti radical, venu là pour la combattre, s’étant finalement es­ quivés. A grand-peine un bureau se constitua avec Cairon comme président, Mourat secrétaire, Perbos trésorier, Ménard et Maurin, vice-présidents, Jean Castaing secrétaire-adjoint. Le Comité com­ prenait en outre une dizaine d’autres « hommes obscurs », mais ces hommes, qui se trempèrent dans la lutte, donneront au prolétariat deux députés socialistes, Ernest Roche et Jourde, ainsi que l’un des fondateurs de la Fédération des Métaux puis président du Parti socialiste de France, l’ouvrier forgeron Alexandre Andrieux16. Le Comité partait sans un sou et ses membres, « tous plus gueux les uns que les autres », n’avaient pas « le premier rouge liard en poche ». Des listes de souscription furent lancées et Ernest Roche, sa journée finie, « allait de porte en porte recueillir l’obole des mili­ tants » ou bien « adressait de chaleureux appels aux camarades de Marseille et d’ailleurs ». Aussi, au premier tour qui coûta 500 francs, cette somme, appréciable pour l’époque, était à peu près recueillie. Ensuite, La Révolution française et La Marseillaise ayant ouvert une souscription, de toutes parts les fonds affluèrent17. Le Comité n’avait pas de local. Ses membres en cherchèrent un, huit jours durant ; ils n’en trouvaient point en rapport avec les res­ sources dont ils disposaient. Alors, le citoyen Ménard offrit gratuite­ ment son atelier. On dérangea les outils, on les pendit à gauche le long de la muraille et la ligne des enclumes, au milieu, forma une double allée aboutissant à une petite salle au fond. C’est ce logis prolétarien meublé de quelques chaises, d’une table et d’une cré­ dence — où des plats de faïence, des tasses en porcelaine, des verroteries alignées piquaient leur note vive et blanche — qui ser­ vit de permanence. L’un s’asseyait sur une enclume, l’autre sur un étau, les uns sur l’établi parfois encore encombré de limes et de te­ nailles, les autres sur des marteaux à frapper devant. L’humble local et les rêves caressés là font penser, quinze ans plus tôt, aux premiers pas de l’Internationale à Paris dans la vieille maison du 44 de la rue des Gravilliers. Mais à la différence, pour attirer l’attention, car les temps étaient tout de même changés, on plaça une grande enseigne faite d’un morceau de tôle avec l’inscription « Comité Blanqui » sur le toit de la maison, et un drapeau tricolore — chose étrange — fut arboré au-dessus de la porte de l’atelier 18. Un local et des subsides, si maigres soient-ils, ne suffisaient point. Il fallait des orateurs pour plaider la cause de Blanqui dans les réu16. E. R oche, pp. 15-16. — La Révolution française, 28 mars 1879. — Notice sur Andrieux, dans Le Cri du peuple, 16 septembre 1885. Andrienx est mort en 1934. Voir L'Humanité du 28 novembre 1934. 17. E. R oche, pp. 32-33. — Charles Bernard , « Souvenirs d’antan », dans Ni Dieu ni Maître, nouvelle série, n° 1, 1” mai 1899. 18. E. R oche, p. 16. — Olivier P ain, « Le comité Blanqui », dans La Mar­ seillaise, l*r septembre 1879. — Ni Dieu ni Maître, n° cité.

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nions. Sur ce plan, le Comité se trouva favorisé. Ernest Roche devint le ténor de la troupe. En un langage correct, émaillé de formules heureuses, il sut admirablement surexciter l’émotion populaire par le récit des tortures de Blanqui. A lui se joignirent192013l’avocat Bertin, de tendance radicale, charmant causeur, plein de saillies spirituelles, et l’employé de commerce Antoine Jourde, aux paroles tranchantes comme une lame. Une place à part doit être faite au père Larnaudie, natif de Brives où on l’appelait « le père la Sociale », vieillard misé­ reux, privé d’instruction, mais doué d’une vaste mémoire, d’un juge­ ment lucide et d’un sens révolutionnaire remarquable. Il excellait dans la critique de l’opportunisme et des politiciens bourgeois en un langage essentiellement populaire, avec des expressions pittoresques tout à fait personnelles *°. C’était, avant la lettre, une sorte de Torte­ lier bordelais. Comme journaux, le Comité ne disposait d’aucune feuille locale ou régionale. C’était un lourd handicap, d’autant plus qu’il décida qu’aucune communication ne serait adressée aux journaux locaux, à la suite d’une note jetée au panier par ceux-ci. Trois cents petits pla­ cards informèrent l’opinion de l’ostracisme dont le Comité était l’objet11. La Gironde trouvant inexact, en ce qui la concerne, le re­ proche formulé par le Comité, protesta sur un ton patelin le 28 mars. Il faut dire qu’elle n’entendait ni faire la conspiration du silence sur la candidature Blanqui, ni lui donner dans ses colonnes une place normale. Ainsi le 20 mars, elle rendit compte de la réunion publique houleuse du 16 mars qui groupa 2 000 personnes dans la salle de l’Alhambra et au cours de laquelle Ernest Roche put difficilement se faire entendre et Lavertugeon ne put placer un mot. Mais elle ne parla pas de la grande réunion privée (1 200 personnes environ) tenue par le Comité Blanqui au Petit-Fresquet, qui se déroula dans un ordre et un calme parfaits “. Le 30 mars, procédant par voie d’insinuation, elle mit en relief l’étrange conduite de Métadier, se réclamant de 1’ « Union républicaine » et déclarant qu’au cas où il aurait une majorité relative, il se désisterait en faveur de Blanqui. Le 4 avril enfin, deux jours avant le scrutin, le grand article d’Eugène Ténot sur l’élection parle des trois candidats Lavertugeon, Métadier et O. Bernard et ne souffle mot de Blanqui. La vérité c’est que La Gironde, bien loin de craindre la candidature Blanqui, ne la voyait pas d’un mauvais œil, car elle était persuadée que les suffrages minimes de Blanqui se recruteraient soit parmi les ouvriers, soit parmi les électeurs qui eussent voté pour Métadier ou O. Bernard. Elle escomptait ainsi une baisse sensible des candidats locaux, les seuls qu’elle considérait comme sérieux, sans que son pro­ pre candidat vît en rien son chiffre de voix entamé 2S. Elle sous-esti19. 20. 21. 22. 23.

La Révolution française, 16 avril 1879. E. Roche, pp. 19, 20, 24, 25, 49. Ibid., p. 17-18. Ibid., p. 19. Ibid., p. 18.

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mait complètement la force du Comité Blanqui dont les ressources financières étaient, il est vrai, limitées, et qui par ailleurs ne pouvait organiser que des réunions privées, mais dont le dévouement et le dynamisme constituaient un facteur de succès. Chaque soir, après leur travail, les ouvriers qui le composaient se réunissaient et discu­ taient des moyens à employer pour faire triompher le nom de Blan­ qui *\ Ils tinrent régulièrement au courant de la situation les quatre journaux les plus démocrates de Paris : La Révolution française, Le Prolétaire, La Lanterne et La Marseillaise “ . Pour obvier au manque de journaux locaux, ils distribuèrent eux-mêmes ou firent distribuer dans les ateliers, les auberges, à rentrée des réunions 10 000 exem­ plaires d’un appel vibrant rappelant « la vie douloureuse » du « martyr du peuple » et demandant à chaque électeur d’accomplir « un devoir sacré » en nommant Blanqui*8. La semaine qui précéda le premier tour, deux réunions privées furent organisées par le Comité : le 3 avril, dans Les Chartrons, le 5 dans le quartier de Bacalan *7, puis une affiche fut apposée, insis­ tant sur la vie d’expiation de Blanqui et les conditions monstrueuses dans lesquelles il a été condamné. Elle se terminait sur cet appel : Quoi ! nous assisterions impassibles à ce spectacle étrange : les hommes du 16 mai libres et Blanqui dans les fers l En Vacclamant le peuple proteste contre cette détention cruelle, et, en face de cet arbitraire tribunal des graces, oppose ce grand tribunal de Vopinion publique qui est celui de la justice et de la vérité. Il n’y a que les ennemis de la République qui puissent avoir peur de lui. A nous de lui ouvrir les portes de son cachot. Ne croyez pas que Blanqui élu, la Chambre des députés oserait faire au suffrage universel Vaffront de lui renvoyer son mandataire. A nous de le rendre à la liberté et de lui permettre de couler le peu de jours qui lui reste à vivre entre les saintes joies de la famille et la vénération de ses concitoyens. A nous de substituer aux murs froids et nus de sa prison, l’hori­ zon large, l’air pur, le soleil de la liberté. A nous de le tirer de cette tombe où il est enterré vivant et de le rendre à la vie. Nous le pouvons. Et, en le faisant, nous aurons ac­ compli un acte réparateur, un acte d’humanité, un acte de justice. En le faisant, nous aurons donné satisfaction à la conscience pu­ blique indignée ; nous aurons doté la République d’un héroïque défenseur. Nous aurons fait notre devoir. Citoyens, chacun de vos bulletins de vote sera un verdict. Que votre conscience vous guide *8.245678 24. 25. 26. 27. 28.

E. Boche, p. 21.

La Révolution française, 28 m ars 1879. E. R oche, pp. 22-23.

Ibid., pp. 24-28. Ibid., pp. 29-30.

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Scrutin du 6 avril 1879 — Uattitude de « La Gironde ». Le 6 avril arriva, et le dépouillement du scrutin donna les résultats suivants bouleversant toutes les prévisions : Inscrits : 24 429. — Votants : 12 009. — Suffrages expri­ més : 11 616. Lavertugeon : 4665 Blanqui : 3698 Métadier : 1678 Octave Bernard : 1 562 Divers : 14 2930 Les premiers mouvements furent la stupeur et l’étonnement chez les uns, l’étonnement et la joie indescriptible chez les autres. La situation politique était renversée. Les obscurs mettaient en péril « le bel André » et rendaient malades La Grande et La Petite Gironde, « les deux bonnes commères de la rue Chevrerus80 ». Quant au vieux Blanqui, on avait enfin cette fois l’espérance de le démurer. En effet, Métadier fidèle à sa parole engageait les citoyens ayant voté pour lui à « continuer la lutte contre le candidat de La Gironde ». Il ajou­ tait, ripostant à cette feuille : Le danger pour la République n’est pas dans la personnalité de Blanqui mais il est dans cette politique hésitante, craintive, sans ini­ tiative, tremblante devant l’application même des principes que vous venez de condamner à une imposante majorité31. De son côté. Octave Bernard se retirait purement et simplement. Les voix de Métadier jointes aux voix de Blanqui donnaient à celui-ci environ 5 400 voix, face aux 4 665 de Lavertugeon, et il était à présu­ mer que la plupart des électeurs de Bernard ne voteraient pas pour le candidat opportuniste. Lavertugeon était donc en très mauvaise posture. Et comme beaucoup d’électeurs n’avaient point voté pour Blanqui, persuadés de l’inutilité de leur tentative, il s’avérait que Blanqui eût pu, au premier tour, serrer de près Lavertugeon, et qu’au deuxième il devait rallier les hésitants. La presse, la capitale, la province, le gouvernement, tous eurent les yeux tournés sur le scrutin de ballottage de Bordeaux. On suivait avec attention et parfois avec passion le déroulement de la lutte. Il n’y eut que l’emprisonné de Clairvaux dont le sort se jouait précisé­ ment dans cette élection qui, tout au plus au courant de l’usage fait de son nom, ne pouvait se passionner pour cette bataille. Ce change­ ment de situation détermina un changement d’attitude des uns et des autres. 29. Chiffres officiels rectifiés et proclamés à la suite du recensement général des votes à la préfecture le 10 avril. D'après Le Courrier de la Gironde du 13 avril 1879 et La Gironde du 12 avril. 30. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 10 avril 1879. 31. La Gironde, 9 avril 1879.

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A tout seigneur tout honneur. La Gironde ne chercha point à dis­ simuler son étonnement : Nous ne cacherons pas que nous étions loin de nous attendre au ré­ sultat qu'a donné le scrutin d'hier dans la première circonscription. Au premier abord nous en avons été fortement surpris et nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le sentiment général à Bordeaux a été un sentiment d'étonnement. L'événement a trompé les prévisions de tous, celles de nos adversaires comme les nôtres 323. L’émotion du premier moment dissipée, La Gironde s’employa à rechercher la cause d’un résultat « si étrange, si inattendu ». Com­ ment expliquer que 3700 voix se soient portées d’une manière impré­ vue sur celui des candidats « dont on ne parlait pas, dont personne ne semblait se préoccuper » ? Est-ce que, dans la première circons­ cription qui « passe pour la plus réfléchie » d’une ville « si sagement républicaine », il y aurait 3 700 partisans « de cette politique de né­ gation, de renversement, de destruction que Blanqui personnifie et a toujours personnifié » ? Non, mille fois non ! A Marseille, dans une circonscription radicale, Blanqui n’a recueilli que peu de voix. Or, il y a « une très grande différence entre le tempérament politi­ que de Marseille et celui de Bordeaux ». Tout au plus peut-on comp­ ter à l’élection du 6 avril cinq cents voix de « Blanquistes détermi­ nés ». Comment donc expliquer le résultat obtenu ? Il s'est produit — dans un certain milieu, où le cœur prévaut pres­ que toujours sur la raison — un véritable entraînement déterminé par un sentiment de pitié, de générosité, sentiment assez habilement surexcité, par la dernière affiche du Comité Blanqui. On a voulu faire une manifestation et on ne s'est pas rendu com­ pte de la gravité de la faute politique qu'on allait commettre. Les gé­ nérations nouvelles ne connaissent pas Blanqui. La masse n'a vu qu'une chose, celle-ci : que ce vieillard, ce vétéran de nos luttes répu­ blicaines, ce conspirateur incorrigible a passé quarante ans de sa vie en prison ; qu'à cette heure, ce martyr de la liberté, comme disait l'affiche, est encore sous les verrous, et cela sous la République. Il n'en a pas fallu davantage ; cela seul a suffi pour exciter en faveur de Blanqui l'intérêt de ceux, malheureusement en trop grand nom­ bre, qui font de la politique sentimentale et qui, étant naturellement enclins aux démonstrations, ont cru de très bonne foi faire acte de magnanimité en votant pour Blanqui, dans la pensée que, s'il était élu, les portes de sa prison s'ouvriraient d'elles-mêmes devant lui et qu'amnistié par le peuple il recouvrerait sa liberté par le seul fait de son élection. Ces électeurs ont été victimes d'une illusion. Notre devoir est de leur dire que Blanqui est inéligible, et que la Chambre ne pourrait pas valider son élection. Le premier devoir d'un républicain est de respecter la loi **. 32. La Gironde, 8 avril 1879. 33. Ibid.

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Quelques jours plus tard, La Gironde, pour soustraire sans doute les électeurs au sentiment aveugle comme à l’irréflexion, s’efforça de replacer l’élection sur le terrain des principes, opposant à la politi­ que de Blanqui celle des huit dernières années qui a substitué dans les traditions de la démocratie militante Vempire de la raison à celui de la passion, qui a remplacé Vémeute, le complot, la barricade par la résistance légale, le fusil de l'insurgé par le bulletin de vote. Elle insista ensuite sur la « nullité absolue » de tout vote en faveur du « vieux révolutionnaire captif » étant donné que c’est fouler aux pieds la loi que de donner sa voix à un homme inéligible M. Le lendemain, La Gironde pousse plus avant sa riposte. S’ap­ puyant sur « l’entrain avec lequel journaux du coup d’Etat et jour­ naux du jésuitisme se jettent à corps perdu dans la campagne en faveur de Blanqui », elle vise à établir que la candidature de « l’En­ fer mé » a perdu « le caractère de vœu de clémence pour revêtir fata­ lement celui de manifestation contre les principes les plus sacrés du droit républicain ». Assurément, dit-elle, ce n'est pas par amour de Blanqui que les ennemis de la République exultent si fort à Vidée de sa nomination. Ce n'est pas non plus une erreur de leur part ; ils savent à merveille ce qu'ils font et ils ne se trompent pas sur le parti qu'ils pourront tirer d'une pareille élection 345. Le 13 avril, La Gironde multiplie les arguments en faveur de l’inéligibilité de Blanqui et établit le plus clairement possible la contra­ diction flagrante entre le sentiment généreux qui pousse un grand nombre d’électeurs à renouveler leur vote en faveur de Blanqui « et la raison, la logique, le sens commun qui établissent avec la lumière de l’évidence les dangers d’un tel vote au point de vue de l’intérêt supérieur de la République et de l’intérêt particulier de Blanqui luimême ». Elle s’efforce, en effet, de montrer que le but libérateur poursuivi étant entaché d’illégalité est antirépublicain et ne peut aboutir qu’à prolonger la captivité du vieillard tandis qu’il constitue par ailleurs une sommation si intolérable au président Grévy qu’il interdit pour ainsi dire tout acte de clémence. Les 14 et 15 avril, La Gironde, prenant acte des interventions d’une « escouade d’intransigeants parisiens », entend montrer une fois de plus que l’élection a quitté le terrain humanitaire pour se placer sur le plan socialiste et démagogique. C’est le thème qu’elle soutient encore les 17 et 19 avril, pensant ainsi par l’agitation du spectre rouge faire pencher la balance de son côté, c’est-à-dire du côté de la « République démocratique et progressive » car, de l’autre, il y a le socialisme et la glorification de la Commune avec leur cortège de systèmes obscurs, confus, tous ayant un point commun : « la néga­ tion et la destruction de la liberté individuelle et des principes de 1789 ». Elle ajoutait : 34. La Gironde, 11 avril 1879. 35. Ibid., 12 avril 1879.

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Ce n’est pas pour la personne dfAndré Lavertugeon contre la personne d’Auguste Blanqui que les patriotes voteront dimanche, c’est pour la République et la loi contre le socialisme révolutionnaire et l’anarchie communaliste. Le 20, jour de l’élection, La Gironde devenue selon le mot d’Ernest Roche « la tigresse de l’opportunisme >88, sort ses griffes et se dé­ mène furieusement. D’une part, elle s’emploie à salir Blanqui, don­ nant un extrait du procès de Bourges, rappelant son attitude favora­ ble au drapeau rouge en février 1848 afin, si possible, de détruire l’influence sentimentale sur l’élection. D’autre part, en des termes qui sentent la peur du scrutin, par le cliquetis des grandes phrases, elle montre les électeurs de Blanqui faisant le jeu des bonapartistes, elle les transforme en alliés de la Réaction : De pieux jeunes gens confits en dévotion et en légitimité se démè­ nent avec un zèle discret mais actif afin d’amener à Blanqui les voix qu’ils recueillirent jadis en faveur de M. Druilhet-Lafargue contre Gambetta. La coalition est flagrante, elle est scandaleuse... Est-ce que ce spectacle n’est pas de nature à éclairer tout républi­ cain doué de raison ?... C’est le principe même de la République qui est en jeu... que nous ferons triompher en dépit de la monstrueuse coalition du communa­ lisme révolutionnaire et de la réaction bonapartiste. Attitude de la presse conservatrice. L'attitude des journaux conservateurs de toutes nuances, locaux ou nationaux, permettait, il faut bien le dire, de se livrer à cette ma­ nœuvre et de noircir ainsi les électeurs de Blanqui. L’orléaniste Courrier de la Gironde qui n'avait commencé à parler de l’élection qu’à la veille du scrutin et qui en avait même donné les résultats sans commentaires, entrait en lice le 11 avril, profitant du désarroi dans lequel se trouvaient les opportunistes. Que ces messieurs veuillent donc bien calmer leur émotion et ne s’interrogent pas sur leur conduite à tenir. C’est soulever à plaisir des questions bien inutiles. Leur conduite à tenir est bien simple ; c’est de demeurer tranquilles, et de laisser le suffrage universel qu’ils tiennent en grande estime, faire son œuvre en paix et en liberté. Quelques journaux de Paris prétendent que M. Blanqui est hors la loi et que son élection est illégale. C’est bien possible. Ils ajou­ tent que la Chambre ne la validera pas. Nous verrons bien. Mais en tout cas ce n’est pas à eux il nous semble à prendre part dans ce sens. Quand il a été question d’amnistie, ils se sont unanimement pro­ noncés en faveur du retour des scélérats qui ont assassiné isolé-36 36. E. Roche, p. 41.

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ment ou par troupeaux des malheureux sans défense qui ont pillé les caisses publiques et privées et mis le feu aux quatre coins de Paris, et aujourd'hui que le suffrage universel appelle leur attention sur un soldat de leur armée qui a pourri durant 40 ans dans les pri­ sons et qui s'éteint dans leur oubli, les voilà pris, tout à coup, d'hon­ nêtes scrupules et qui se font les défenseurs de la légalité étroite et rigoureuse. Tout cela fait pitié, pour ne pas dire plus. Le 13, dans un article-leader, le même journal ripostant à La Gironde se défendait de « sombres combinaisons » et se demandait en quoi des éloges prodigués à Blanqui pouvaient indiquer une trame odieuse contre la République « lorsqu’il est bien reconnu que M. Blanqui est un partisan de la vraie République et que tous les vrais républicains sont des amis de M. Blanqui ». Le 16, Le Courrier prenait à nouveau un malin plaisir à mettre les « admirateurs du suffrage universel » hostiles à Blanqui en présence de la situation fausse dans laquelle ils se trouvaient ; et le 17, dans un article tout à fait démagogique signé Emile Riffaud, il attaquait les opportunistes : Et contre qui tous ces repus, tous ces engraissés et tous ces satis­ faits se disposent-ils à employer des moyens auxquels n'avaient songé ni les Rouher, ni les Pinard ? Est-ce contre un bonapartiste ? contre un royaliste ? contre un réactionnaire ? contre un républi­ cain douteux ou nouvellement rallié ? C'est contre un vétéran de la démocratie, c'est contre un homme qui, depuis quarante ans, n'a pas cessé de lutter pour la République ; c'est contre un champion qui a déclaré la guerre à tous les régimes monarchiques, qui a payé de sa personne, en cent rencontres diverses, et qui, pour le triomphe de sa cause a passé dans les prisons les plus variées les trois quarts de son existence. Mais M. Blanqui est peut-être inintelligent et incapable de faire prévaloir les idées démocratiques ? Point. C'est au contraire un homme doué de rares aptitudes et d'un esprit remarquablement cul­ tivé ; violent, sans doute, mais destiné à trancher de la façon la plus brillante, au milieu des non-valeurs et des polichinelles qui encom­ brent le Parlement. Et puis, enfin, sommes-nous oui on non dans un pays de suf­ frage universel ? M. le président de la République s'est-il oui ou non moqué du public, quand il s'est déclaré dans son message le respec­ tueux serviteur de la volonté populaire ? Etant donné ce régime, étant donné ces déclarations, le peuple peut et doit se considérer comme le véritable souverain. Il a, par conséquent, lui qui fait les lois, le droit de les défaire. Il peut faire grâce, comme un roi ou comme un empereur. Il peut aller chercher celui-ci dans son exil, celui-là dans sa prison, pour en faire ses représentants et ses porteparoles... Que l'élection de Blanqui soit destinée à marquer, pour cette quié­ tude où ils s'endorment (gouvernement et ses amis) et s'engraissent,

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le commencement de la fin, cfest fort possible. Mais ils ne pouvaient compter sur la perpétuelle durée de cet état de choses. La démocratie a des revendications à exercer, et si Vharmonie des pouvoirs ne doit avoir pour résultat que de donner à d'anciens bohèmes des tail­ leurs dans le grand genre et des cuisiniers à douze mille francs, on voudra bien reconnaître que c'est insuffisant pour le bonheur du peuple. La feuille cléricale L'ami de l'Ouvrier et du Soldat intervenait, plus nettement encore. Bernard d’Izon y soutenait, le 10, qu’il n’y avait pas de comparaison entre « le grand martyr Blanqui qui a tant souffert pour une idée et le renégat de l’Empire, le domino rose Lavertugeon ». Ainsi s’expliquait la préférence du peuple, et le ré­ dacteur fixait en ces termes la position de ses amis : Pour nous, conservateurs cléricaux, si nous étions forcés de voter pour un candidat républicain, nous n'hésiterions pas à préférer le repris de justice à l'homme libre car nous sommes pour les principes et un radical désintéressé, franc, carré comme le citoyen Blanqui ne fera jamais autant de mal qu'un opportuniste ambitieux tout miel et tout sucre, comme l'enfant gâté des 2 Gironde. Le 15, la même feuille attaquait plus violemment encore la candi­ dature de Lavertugeon, « l’opportuniste servile, l’ex-bonapartiste, un citoyen qui, selon le temps, a changé plusieurs fois de vestes politi­ ques sans compter celle qu’il doit enfiler dimanche prochain ». L’article, dans sa conclusion, rejoignait le thème favori du Courrier : L'élection de Blanqui est le commencement de la rentrée par la force des communards exceptés de l'amnistie. Après Blanqui ce sera Rochefort qui, ne pouvant rentrer par la loi, rentrera par le trou du scrutin. C'est le peuple sfarrogeant un droit souverain sur les lois et don­ nant des leçons aux pouvoirs publics. Oh ! je sais, Vélection de Blanqui est un soufflet pour le gouverne­ ment et un autre pour La Gironde. A qui la faute ? Vous avez fait le peuple maître. Eh bien, il exerce son pouvoir. L’attitude du bonapartiste Journal de Bordeaux était plus réservée que celle de ses confrères en réaction. Il suivait — c’est le mot qu’il emploie — « avec désintéressement » les différentes phases de la lutte et préconisait en conséquence l’abstention mais sans user de bulletins blancs. Par ailleurs, pour faire pièce à Lavertugeon, il mon­ tait en épingle toutes les informations favorables à Blanqui. La presse conservatrice de la capitale faisait chorus avec les jour­ naux locaux réactionnaires. La Gazette de France, par exemple, con­ sacrait une colonne et demie à exalter Blanqui tout en avilissant Jules Ferry. L'Univers, de Veuillot, se sentant une sympathie sou­ daine pour le suffrage universel, s’exclamait « le peuple est souve­ rain » et déclarait que Blanqui pouvait et devait être proclamé député. Mais c’est surtout Paul de Cassagnac qui, voyant dans l’élec­ tion de Bordeaux une source d’embarras pour le gouvernement et un acte de rébellion à encourager, allait droit devant lui. Il écrivait :

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Nous souhaitons et nous désirons que Blanqui soit élu, et notre franchise ordinaire nous pousse à engager fortement les conserva­ teurs de la V* circonscription de Bordeaux à voter comme un seul homme pour Blanqui. Nous voulons que le gouvernement de la République se trouve aux prises avec toutes les difficultés qu'il a soulevées lui-même. € Ah ! messieurs les républicains, vous avez voulu l'amnistie, vous avez voté de l'argent pour fêter le retour de tous les bandits de la Commune, sur le compte desquels, en plein Parlement, vous avez eu l'impudeur d'essayer de nous apitoyer. Vous nous avez affirmé que votre gouvernement était fort, puissant et courageux ! C'est ce que nous allons bien voir. Il ne nous plaît pas, à nous, que vous fassiez des catégories de cri­ minels à votre fantaisie et suivant les besoins de la poltronnerie réelle qui s'abrite sous vos airs fanfarons. Vous avez gracié Ranc et tant d'autres. Pourquoi pas Blanqui ? Pourquoi pas Rochefort ? Nous voulons qu'ils rentrent, nous. Nous voulons que vous nous fas­ siez voir si vous êtes réellement aussi forts, aussi puissants et aussi courageux que vous le dites, et nous croyons vous être utiles en vous aidant à faire cette expérience, qui ne peut que réussir à vos souhaits et vous plonger dans l'admiration de votre génie et de votre prestige. Que si, au contraire, vous persistez par vos journaux officieux, à reculer devant l'élection de Blanqui, et le retour de l'arrière-garde des communards, vous prouvez, ce dont nous nous doutons déjà, à savoir : que la République est le gouvernement de l'effarement, de la faiblesse et de l'épouvante, obligé où. il est, pour pouvoir se mainte­ nir péniblement pendant quelques mois, de proscrire tout à la fois ses adversaires et ses amis, les conservateurs et les communards 37389». Cet article était évidemment une aubaine pour le candidat oppor­ tuniste. Ne se sentant plus très ferme sur ses étriers, il avait déjà invoqué Emilio Castelar, le Jules Simon de l’Espagne. Il mit en ve­ dette Paul de Cassagnac par voie d’affiche, essayant de déshonorer les républicains les plus fermes de La Gironde par quinze lignes de cet article *•. Attitude de la presse républicaine. A Paris, les journaux ministériels Le Temps, Le National, poussèrent des cris d’effarement, se trouvant réduits à plaider la cause de l’inéligibilité. Quant à La République française, elle prit grand soin d’évi­ ter toute discussion à ce sujet, ce qui amena Le Français à faire re­ marquer que le silence était la grande ressource de Gambetta quand il était embarrassé 89. 37. Le Pays, reproduit dans Le Phare du Littoral, 14 avril 1879. 38. La Révolution française, 24 avril 1879. — E. R oche, p. 43. 39. La Révolution française, 10 avril 1879.

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Une place à part doit être faite dans la presse républicaine au Rappel qui, par la plume d’Edouard Lockroy, attaqua ouvertement la candidature Lavertugeon et soutint énergiquement la candidature Blanqui : Cette fois, dit-il, le suffrage universel a raison. De tous les con­ damnés, Blanqui était le premier qufon aurait dû mettre en liberté ou amnistier. Les quarante ans de prison pèsent à la conscience publi­ que 40412. Sur La Révolution française, le scrutin du 6 avril fit l’effet d’un coup de fouet. Ce quotidien reprit avec une ardeur accrue sa cam­ pagne tenace pour Blanqui libre. Sigismond Lacroix et Gabriel Deville commentèrent le même jour les résultats obtenus. Le premier dit : Dans le ciel de la République opportuniste et satisfaite, Vélection de Bordeaux éclate comme un coup de tonnerre. Blanqui n’est pas élu, mais il est sur le point d’être élu... Blanqui du fond de sa prison, intéresse, émeut, remue encore le peuple indocile aux mots d’ordre officiels ou officieux ; son nom qui est celui d’une victime de toutes les réactions sert de drapeau à un parti en formation ; sa candidature qui signifie justice devient une protestation. L ’atmosphère asphyxiante du parlementarisme versaillais n’a donc point envahi toute la France. Il s’est trouvé un coin de la pro­ vince où l’air de la justice a vivifié les cœurs, où l’instinct populaire a pris le dessus sur les influences morbides de la politique de cou­ loirs et de coulisses. Cela peut être, cela doit être le signal du réveil. Bordeaux donne courageusement l’exemple ; d’autres grandes villes suivront. Roanne a marché déjà dans la même voie. Le peuple com­ mence à vouloir. Il voudra jusqu’au bout. Il faut que Blanqui soit élu ; il l’eût été hier si ses partisans avaient eu conscience de leur force, s’ils avaient eu foi dans la jus­ tice populaire ; il le sera dans quinze jours parce que maintenant on sait que la victoire est possible De son côté, Gabriel Deville écrivait : Le scrutin de Bordeaux a dépassé, nous le confessons, toutes nos espérances. C’était une campagne blanche que nous entreprenions ; notre but unique était d’arriver par le bulletin de vote comme par la pétition à une manifestation publique en faveur de l’élargissement immédiat du séquestré. Or, le succès sur lequel nous n’osions pas compter, nous l’entre­ voyons aujourd’hui possible ; et il est permis de croire au triomphe d’une candidature que la presse était unanime à qualifier de « fan­ taisiste »... Les électeurs bordelais ont bien mérité du Parti socialiste 40. La Révolution française, 10 avril 1879. 41. Ibid., 9 avril 1879. 42. Ibid., 9 avril 1879.

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Le 19* Siècle, Le National appuyés par Le Pays ayant — symptôme significatif — exhumé le document Taschereau, Gabriel Deville in­ tervint : Nous ne nous attarderons pas à une réfutation inutile. La vie de Blanqui, cette vie de dévouement et de souffrances, proteste assez haut contre de semblables soupçons". Et c’est cette vie qu’il retraçait à grands traits, comme il l’avait fait dans sa brochure de propagande434445diffusée à Bordeaux par le Comité Blanqui. Le 12 avril, Deville, qui avait appris qu’on préparait une amnis­ tie pour des condamnés de droit commun, adjurait les électeurs d’as­ surer l’élargissement du plus grand des condamnés politiques. Le 13, c’est Jules Guesde qui justifie le titre d* « Insurgé » dont on veut salir Blanqui, tandis que Sigismond Lacroix riposte au Temps. Le 16, Deville revient à la charge pour montrer que la candidature c n’a absolument rien d’illégal », et les articles de Guesde, Deville, Massen, les extraits de journaux favorables se succèdent sans inter­ ruption jusqu’au 20, date de l’élection. Ce jour-là, Deville clôt la campagne par un dernier appel pour Blanqui : Ne pas voter pour lui, c'est donner un tour de clé de plus à la porte de son cachot, c'est de gaieté de cœur, se constituer les geôliers d'un vieillard, se faire les complices de son étouffante détention, c'est assumer la lourde responsabilité de sa mort en cellule. Voter pour Auguste Blanqui c'est aussi, c'est surtout affirmer l'inéluctable nécessité de cette rénovation sociale dont il s'est efforcé d'avancer la réalisation, pour laquelle il a toujours combattu, pour laquelle il a tant souffert, à laquelle il a consacré prodigalement son existence entière. Que dans l'urne s'amoncellent les bulletins de délivrance et, pour son honneur, nous aimons à croire que le président de la République s'inclinerait devant Varrêt du suffrage universel et proclamerait enfin Blanqui libre. Bruits, intrigues et manœuvres. A toute cette presse déchaînée par le scrutin qui avait fait surgir Blanqui « comme un diablotin d’une boite à malices » ", il faut ajou­ ter des manœuvres, des bruits de tous genres, indices d’un grand trouble, si l’on veut se replacer vraiment dans l’atmosphère politi­ que précédant le second tour. 43. La Révolution française, 11 avril 1879. 44. Gabriel D eville, Blanqui libre, prix 20 centimes, Paris, 1878, in-16 de 33 p., dédiée à Mme Barellier et à Mme Antoine < comme témoignage public de ma respectueuse admiration pour les dignes soeurs de celui dont nous pour­ suivons obstinément la juste délivrance ». Bibl. nat., Lb 57/6818. 45. Le Courrier de la Gironde, 17 avril 1879 ; Times [A visit to Blanqui].

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Les hautes sphères gouvernementales étaient soucieuses et préoc­ cupées. Le Conseil des ministres, à plusieurs reprises, examina lon­ guement l’attitude qu’il devait prendre. Le principe de la grâce était admis mais pour ne pas avoir l’air d’obéir à des injonctions, il fut entendu que cette mesure de clémence n’interviendrait qu’après l’élection. Les radicaux ayant appris cette manière d’agir manifestè­ rent leur mécontentement. Ils affirmèrent que Blanqui pouvait et devait être validé à une très forte majorité. Mais le gouvernement ne l’entendait pas de cette oreille et se montrait décidé à demander à la Chambre l’annulation de l’élection46478. Sur quoi Le Phare du Lit­ toral affirmait qu’il n’y avait aucune raison de redouter la validation de Blanqui car ce dernier, disait-il, n’était appelé à avoir « aucune influence dans la Cham bre47». Divers journaux s’étonnaient, d’autre part, que la grâce ne fût pas accordée immédiatement puis­ qu’elle ne pouvait rien changer à la situation faite à Blanqui à la suite de l’élection4>. Entre-temps, Floquet, Clemenceau, Spuller, Lockroy entretenaient le président de la République de la situation de Blanqui. Cette dé­ marche résultait d’une délibération prise par les députés d’extrême gauche. Plus laborieuse avait été l’élaboration d’un manifeste aux électeurs de Bordeaux. Ce manifeste qui, en raison de l’intersession parlementaire ne recueillit que 18 signatures dont deux ou trois de membres de « l’Union républicaine », fut effectivement expédié à Bordeaux, mais il arrivait presque aussi tard que les carabiniers d’Offenbach. C’est sans doute pourquoi le Comité Blanqui ne crut pas devoir le publier, estimant avec La Révolution française qu’on doit négliger l’adhésion d’un groupe qui emboîte le pas à l’entraîne­ ment universel, alors qu’une initiative résolue de sa part en temps utile, eût pu peser peut-être sur les délibérations du gouvernement49501. En même temps que le gouvernement envisageait la conduite à tenir en cas d’élection de Blanqui, il s’employait à empêcher cette élection, rejoignant sur ce plan les intrigues opportunistes qui se nouaient à Paris comme à Bordeaux. Gambetta, dont la grande pré­ occupation, disait-on, était de faire échouer Blanqui, dépêchait des émissaires en Gironde80. D’autre part, des efforts étaient faits pour arriver au retrait de la candidature Blanqui. On assurait la liberté au détenu en échange. Les amis de Blanqui, est-il besoin de le dire, résistèrent à cette combinaison81. On suscita la division dans le Comité d’Octave Bernard sur la conduite à tenir pour le scrutin de ballottage, mais la fraction la plus importante de ce Comité vint 46. Courrier de la Gironde, 16 avril 1879. 47. Le Phare du Littoral, 27 avril 1879. 48. Le Courrier de la Gironde, 16 avril 1879. 49. Ibid,, 13 avril 1879. — Le Phare du Littoral, 12 avril 1879. — Journal de Bordeaux, 13 avril 1879. — La Révolution française, 18 avril 1879 _ E. R oche, p. 36.

50. L'Ami de VOuvrier et du Soldat, 16 avril 1879. 51. Le Courrier de la Gironde, 13 avril 1879.

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s’adjoindre au Comité Blanqui, et la manœuvre fit long feu M. On songea à une candidature Banc : celui-ci ne s’y prêta pointM. On exa­ mina s’il ne convenait pas de substituer la candidature de Branden­ b u rg , maire de Bordeaux, à la candidature Lavertugeon M. On fit courir le bruit d’un désistement de Blanqui, et sa sœur Mme Antoine se trouva dans l’obligation de télégraphier à Ernest Roche pour dé­ mentir cette fable 5234556. On prétendait que le préfet de la Gironde avait proposé au gouvernement de ne pas tenir compte des voix de Blan­ qui et de proclamer Lavertugeon élu. D’après certains, le président du Conseil, Waddington, trouvant le procédé incorrect et peu loyal, se serait opposé à cette suggestion. D’autres disaient que des instruc­ tions avaient été données au préfet pour qu’il fît connaître par voie d’affiche que l’élection serait nulle de piano, Blanqui n’étant pas éli­ gible. Mais il en étaient qui affirmaient au contraire que le ministre de l’Intérieur s’était opposé à cette suggestion, comme empiétant sur les droits de la Chambre La plus dangereuse des manœuvres contre Blanqui consistait à le représenter comme l’instrument d’une coalition monarchico-révolutionnaire. Elle s’étayait sur la position prise par la presse conserva­ trice, et le placard de Lavertugeon tirant parti de l’article de Cassagnac constituait à cet égard un coup de maître. Le comité Blanqui, tout dévoué à l’idée, n’avait pas l’expérience des luttes électorales. Il fut un moment surpris et même étourdi par ce placard. Répondre, pensait-il, c’est s’avilir. Il manqua de décision, puis finit par comprendre que se taire c’était comme se cacher. Il ri­ posta donc en avisant les électeurs qu’il éluderait « ce genre de polé­ mique », affectant de dédaigner « les inspirations d’un journalisme rétrograde ». Ce n’était point suffisant. C’est seulement dans les der­ niers jours précédant le scrutin qu’il se mit à répondre coup pour coup par trois placards. L’un contenait un extrait de l’article de Ranc dans La République française sur Blanqui et signalait l’adhé­ sion de tous les journaux sérieusement républicains à cette candida­ ture. Le second portait l’adhésion de Garibaldi. Enfin un troisième, simple mais tranchant comme un axiome, rappelant l’article 10 de la Constitution, détruisait en quatre lignes la thèse de l’inéligibilité de Blanqui57. Veillée d’armes. A ce moment, la campagne électorale battait son plein. Le Comité se tenait en étroite relation avec Paris. Un envoyé spécial de La Réuo52. 53. 54. 55. 56. 57.

La Révolution française, 18 avril 1879. Le Courrier de la Gironde, 16 avril 1879. Ibid., 16 avril 1879. Ibid., 16 avril 1879. Journal de Bordeaux, 14-15 avril 1879. La Révolution française, 24 avril 1879. — E. R oche, pp. 41-43. 3

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lution française, E. Massen, un délégué de La Marseillaise, Edmond Lepelletier, rendaient compte chaque jour dans leur feuille respec­ tive des progrès de la candidature. Plusieurs centaines de numéros en étaient distribuées quotidiennement. Le pauvre Prolétaire, lui, ne pouvait déléguer personne, mais il envoyait chaque semaine 500 exemplaires de diffusion M. Pour renforcer les orateurs locaux, des socialistes parisiens délé­ guèrent à Bordeaux les citoyens Emile Gautier et Couturat, proscrit du 2 décembre, qui venait de présider à Saint-Mandé un banquet de 700 couverts du Vendredi dit Saint convoqué par Goudenant au nom de la Ligue de la Libre Pensée, fondée en 1867 589. Mais Couturat fit défaut. Ernest Roche donne les noms d’Emile Gautier et Mijoul comme délégués. Il ne parle même que du premier dont il fait l’éloge comme ayant rendu vraiment des services 60612345. De fait, Emile Gautier était « un orateur de grand talent81 », un « très bon orateur » qui n’allait pas tarder à passer à l’anarchisme à mesure qu’il prenait ombrage de Jules Guesde “. Les réunions du Comité, soit dans une salle de la rue Saint-Bruno, soit à Bacalan ou à 1’Alhambra se dérou­ lèrent dans l’enthousiasme. Aucune salle n’était assez vaste pour contenir tous les assistants. On ne pouvait fermer les portes. Il y avait du monde partout, jusque sur des poutres et des planches sus­ pendues. La veille du scrutin, plus de 5 000 personnes s’entassèrent dans l’Alhambra et 1 000 restèrent dehors M. Pendant ce temps, Lavertugeon et son clan, peu soucieux d’affron­ ter le corps électoral, n’organisaient aucune réunion. Ils s’en tenaient à l’influence du journal, des affiches, des visites domiciliaires, à la terreur organisée dans les ateliers. Ils préparaient même un banquet en l’honneur de la victoire qu’ils escomptaient **. Pourtant, l’issue de la bataille n’était pas douteuse. Une lame de fond déferlait sur Bordeaux. L’élection de Blanqui était au centre des préoccupations. C’était le sujet des conversations. Chaque coin de rue formait un club et comme plus tard au temps de l’affaire Dreyfus, cette lutte ardente déchaînait querelles dans la cité et divi­ sions dans les familles. Bien mieux : des paris s’établissaient. Dans les quartiers ouvriers, le nom de Lavertugeon devenait une injure. Comme dans toutes les grandes circonstances, les femmes et les en­ fants partageaient la fièvre populaire. Ne vit-on pas un jour des gamins qui jouaient aux boules apostropher Ernest Roche et Emile Gautier — qu’ils prenaient pour des partisans de La Gironde — aux cris de « Vive Blanqui ! A bas Lavertugeon » •*. 58. E. R oche, p. 36. 59. La Révolution française, 15 avril 1879. 60. E. R oche, pp. 36 et 50-51. 61. Jacques P rolo , L es Anarchistes, p. 19.

62. Souvenirs et opinions de Gabriel Deville recueillis par l'auteur. 63. E. Roche, chap. XI, pp. 44 et suiv. 64. lbid.t pp. 42, 45, 51. 65. Ibid., p. 44.

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La même lame de fond balayait le pays. Elle faisait de Blanqui le porte-drapeau du parti socialiste, et il faut bien reconnaître que nul n’était plus qualifié pour représenter, pour symboliser la classe ou­ vrière, puisque depuis un demi-siècle, c’est par lui dans les grandes circonstances que la voix pressante ou irritée du prolétariat s’était fait entendre. Cette lame de fond résultait aussi pour une large part, de la crise industrielle et commerciale qui atteignait le pays. Il y avait du chômage. Des grèves éclataient à Lyon, à Vienne, à Rou­ baix, à Mâcon, dans le Nord. Le congrès ouvrier de Marseille qui allait faire date dans le prolétariat français, se préparait. Simultané­ ment paraissaient YHistoire de la Commune par Arthur Arnould, les Souvenirs d’un membre de la Commune, de Jourde, la première des brochures de la « Bibliothèque anticléricale », A bas la Calotte, tandis que s’annonçait Le Capital de Marx édité par Maurice Lachâtre. Bref, la poussée en avant pour Blanqui coïncidait avec la poussée socialiste ouvrière et avec la poussée anticléricale produi­ sant déjà ses effets en haut lieu. C’est ce qui permettait à des jour­ naux de droite de prédire que l’opportunisme était destiné à bref délai à être dévoré par le radicalisme. Et ils évoquaient la scène du loup et du petit chaperon rouge M. Pour être édifié sur la puissance de ce flot libérateur pour Blan­ qui, il suffit de parcourir La Révolution française. A Nice, le 16 mars, comme suite à la campagne de pétitions, s’était constitué un Comité Blanqui. Il écrivit au général Garibaldi afin d’obtenir un mot susceptible de « décider la démocratie bordelaise à se rallier autour du nom de Blanqui667 ». Et c’est ce qui explique le télégramme que, de Rome, fit parvenir Garibaldi en faveur du « martyr héroïque de la liberté humaine ». Cette dépêche dont la lecture fut accueillie en réunion publique par des tonnerres d’ap­ plaudissements 68 fut, comme on l’a vu, affichée. Le 14 avril, La Révolution française qui, pour sa quatrième liste de souscription est déjà parvenue à recueillir sou à sou 356 francs 60, publie les noms des souscripteurs. C’est des plus curieux : à côté d’un « clerc d’avoué socialiste » et d’un garçon de cuisine figurent un vétérinaire, un agent d’assurances, des docteurs, des ouvriers du Creusot et du faubourg Saint-Antoine, des transportés de 1852 et 1858, des anciens détenus de Belle-Ile, des proscrits de la Commune, des travailleurs ruraux, un socialiste espagnol, des étudiants russes, la fille d’un fusillé, un clairon du bataillon de Blanqui, « un vieil ami de Barbés qui se repent d’avoir cru à la calomnie Taschereau », des soldats socialistes. Des collectes d’ateliers, d’arrondissements, de communes, de groupes de libre pensée, des reliquats de consomma­ tions dans des cafés à Paris et à Sète, voisinent avec des oboles 66. La Révolution française, avril 1879. — Le Courrier de la Gironde, 21 avril, etc. 67. Ibid., 15 avril 1879. 68. E. R oche, p. 48.

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venant de Tourcoing, Grenoble, Brest, Asnières, Narbonne, Arles, Saint-Ouen, Corbie, Thiers, Saint-Geniès-de-Malgoirès, etc. L’ami de Varlin, Adolphe Clémence, a tenu à envoyer son obole « avec ses respectueuses sympathies pour l’inflexible citoyen Blanqui ». Comme le « Vieux » eût été réchauffé dans sa prison s’il avait pu prendre connaissance de tous ces témoignages de sympathie et de vénération, ainsi que des nombreuses suppliques en sa faveur69 qui parvenaient en haut lieu ! Le 15 avril, La Révolution française, est littéralement débordée. Son numéro est entièrement consacré à l’élection. Une note en in­ forme les lecteurs. En raison de Vimportance exceptionnelle de la candidature Blan­ qui à Bordeaux, nous n'insérons aujourd'hui que les communica­ tions relatives à cette élection et encore sommes-nous obligés d'en éliminer un grand nombre et de réserver la place dont nous dispo­ sons aux plus intéressantes. Les quatre premières colonnes, sous le titre c Le jour de la foule », donnent la parole aux citoyens qui ont fait parvenir des lettres au journal. On en remarque une de T. Hardouin qui a connu Blanqui et qui le dépeint « presque timide, indulgent, doux, pâle, presque sans voix, toujours aussi peu soucieux de lui-même qu’occupé du bien-être des autres ». Le futur anarchiste Emile Henry, qui lança la bombe de l’hôtel Terminus et mourut courageusement sous le couperet, était alors — il l’a reconnu — « attiré par le socialisme » 7071. On inséra sa lettre écrite au nom d’un « groupe d’amis, ouvriers de différentes professions ». La conception antiparlementaire y perce déjà. Il rappelle ceux qui sont « morts à la tâche » : Proudhon, Ledru-Rollin, Delescluze, Flourens et montre que de toute cette pléiade, il ne reste que Blanqui, ajoutant : Pour moi qui ai habité Bordeaux, je sais que son intelligente population est particulièrement animée de l'esprit de justice et d'hu­ manité et je crois que c'est à elle que reviendra l'honneur d'avoir rendu Blanqui à la liberté et à la démocratieT1. A la suite de ces lettres et d’un article de Deville, trois colonnes massives donnent des communications relatives à l’élection. Elles émanent de La Solidarité, organe des réfugiés de la Commune à Genève, du journal Le Droit social de Lyon, des radicaux de Béziers, du Comité Blanqui de Nice, de 500 amis de l’amnistie réunis salle Perot à La Chapelle, d’un banquet de Saint-Mandé, du cercle d’Etudes Sociales animé par Emile Gautier, d’un groupe de socialistes révolutionnaires de tous les arrondissements de Paris, du cercle des Droits de l’Homme de Sète, de la Commune libre de Montpellier, etc. Dans les numéros suivants, les adresses se multiplient. On ne s’éton­ nera pas d’en trouver une du Cercle des Travailleurs de Cuers 69. Archives nationales, BB 24/822. 70. J acques P rolo, op. cit., p. 64. 71. La Révolution française, 16 avril 1879.

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(Var), le pays de Flotte, et d’apprendre que Blanqui en était le président d’honneur”. C’est dans ces conditions, devenues extrêmement favorables à Blanqui que le suffrage universel fut appelé à rendre son verdict. Le scrutin du 20 avril — Blanqui élu — La presse. Les autorités locales inquiètes avaient consigné les troupes, mais rien d’anormal ne se produisit. Le scrutin du 20 avril donna les résultats suivants : Inscrits : 24 429. — Votants : 12 334. — Blanqui : 6 801. — Lavertugeon : 5 330. — Divers : 231 723. Cette élection consacrant la victoire de Blanqui mit en liesse la classe ouvrière et la démocratie bordelaise. Les résultats en étaient impatiemment attendus par tout le pays le soir même. Dans la capi­ tale, dit le correspondant parisien d’une feuille de Bordeaux, vers neuf ou dix heures les kiosques des marchands de journaux ont été entourés mais en vain ; à Vexception du Courrier du soir les autres feuilles nfont fait connaître que le résultat du 8• arrondissement. Cependant le bruit du succès de Blanqui sfest vite répandu. Au ministère, on faisait assez mauvaise m ine74. La Révolution française, de son côté, signale que toute la soirée de huit heures à minuit des citoyens anxieux des résultats ont sta­ tionné devant l’imprimerie ou sont montés dans les bureaux. Les résultats connus, ils acclamaient Blanqui ou discutaient avec anima­ tion les conséquences du scrutin 7*. A Roanne, 50 citoyens s’étaient réunis intimement dans l’attente des nouvelles. Quand ils apprirent la victoire, ce fut du délire. Les plus froids ne purent y résister. Au milieu des cris de « Vive Blanqui ! » ces hommes s’embrassèrent, se serrèrent les mains. Des larmes de joie coulèrent. La Révolution française et Le Prolétaire furent, au nom de tous, remerciés par l’un des membres du Comité local Blanqui76. Quant au prisonnier de Clairvaux, plusieurs jours après le scrutin il ignorait encore qu’il était élu. Le 23 avril à huit heures du soir, en tout cas, la famille n’avait reçu aucune lettre indiquant qu’il ait eu connaissance de son élection, bien que deux télégrammes d’informa­ tion lui eussent été adressés77. C’est Mme Antoine qui, le 25, remer­ cia Cairon, président du Comité électoral, Sigismond Lacroix pour la défense de l’amnistie plénière et celle de son frère « toutes les 72. La Révolution française, 15 et 20 avril 1879. 73. E. R oche, p. 52. — Chiffres officiels du recensement proclamé à la pré­ fecture le 24 avril 1879. — La Gironde, 26 avril 1879. 74. Le Courrier de la Gironde, 23 avril 1879. 75. La Révolution française, 22 avril 1879. 76. Ibid., 26 avril 1879. 77. Ibid., 25 avril 1879. — L’Ami de l’Ouvrier et du Soldat, 26 avril 1879. Correspondance de Paris datée du 24.

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deux inséparables » sans oublier Gabriel Deville qui défendit Blan­ qui «avec une énergie et une abnégation à toute épreuve7879». La République française fut contrainte, par la victoire de Blanqui de sortir du silence olympien qu’elle avait gardé jusqu’à la veille du scrutin. Elle découvrit subitement que Lavertugeon n’était plus « de­ puis longtemps à Bordeaux une personnalité populaire et que son programme restait presque sur tous les points au-dessous du diapa­ son de la circonscription ». Elle ajouta que si le pouvoir exécutif ne prononçait pas la mesure que la raison « réclamait depuis long­ temps », le pays serait doté d’une question Blanqui et que cette question serait «plus difficile à résoudre demain qu’aujourd’hui ». Le Rappel insista sur la faute que le gouvernement avait commise en repoussant l’amnistie. La Marseillaise demanda si le ministre allait continuer à rester sourd aux vœux de l’opinion. La France, par la plume d’Emile de Girardin, ne voulait pas douter de la vali­ dation du nouvel élu. Autrement, « ce serait greffer sur une compli­ cation qui n'aurait pas dû naître, des complications nouvelles sans nombre et sans issue ». Dans les organes ministériels on note des attitudes diverses. La Presse attend la grâce de Blanqui car il ne faut pas « pousser aux extrêmes limites l'acharnement contre les personnes ». Le National, au contraire, trouve la question bien posée : « d’un côté, la loi faite par les représentants de 535 circonscriptions ; de l’autre côté : une seule circonscription ». Il ne s'agit pas « d'accep­ ter un soufflet » et de tomber « dans le fédéralisme d'une espèce jusqu’ici non classée, la souveraineté des minorités violentes ». Le Temps établit un parallèle entre la candidature Blanqui et la candi­ dature de Godelle, ce bonapartiste élu dans le VIII* à Paris, le même jour. Il voit là le triompe de deux oppositions sur un principe qui leur est commun « à savoir qu’au-dessus de la légalité, il y a la jus­ tice et que lorsque la loi méconnaît le droit idéal, le droit absolu, c’est le devoir de ne tenir aucun compte de la loi ». L'Estafette ne voit qu’une solution pour le gouvernement, attendre l'invalidation qui ne saurait tarder. Blanqui amnistié sera peut-être réélu, tant pis pour les Bordelais, tant pis pour la République. Ce n'est point là une acquisition qui nous paraisse de nature à faire leurs affaires ni celles du pays. On notera que, mieux inspiré cette fois, le poète Clovis Hugues après avoir soutenu la candidature bordelaise de « l’auguste vieil­ lard » réclama la grâce du « lion captif » Quant aux journaux conservateurs et cléricaux parisiens, ils écument et s’efforcent de faire croire que la France est perdue si Blan­ qui entre à la Chambre. Bien entendu, ils ne manquent pas de sou­ ligner les fautes du gouvernement. Le Pays estime que celui-ci « par la mollesse de son attitude » a permis l’élection du « célèbre scélé78. La Révolution française, 27 avril 1879. 79. J. Bretonnel, op. cit., p. 25.

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rat ». La Défense trouve qu’on n’est pas gouverné, et UUnivers que si le gouvernement s’incline « il signe son abdication », que s’il résiste « c’est la lutte sans trêve ni repos avec le corps électoral ». UOrdre dit que cette victoire du « candidat de l’imbécillité et du sang prépare une catastrophe80 ». Sur le plan local, les journaux de même nuance maintiennent la politique du pire. Le Courrier de la Gironde demande que Blanqui soit gracié ainsi que Rochefort81. Le Journal de Bordeaux dit qu’un scrutin élisant le « farouche », le « sinistre Blanqui », justifie ses alarmes et dépasse ses espérances82. U Am i de VOuvrier et du Soldat répète, qu’après tout, il ne lui déplaît pas de voir les gouvernants dans l’embarras. Chose pi­ quante : ce propos figure dans le numéro qui donne les lieux du département où se fait « l’adoration perpétuelle », et la biographie de Bernadette Soubirous, « l’humble bergère de Lourdes, qui venait de m ourir83845». On le devine. Le Prolétaire et La Révolution française célèbrent avec enthousiasme la victoire de Blanqui. Pour Le Prolétaire c’est « la première élection socialiste » qui se soit produite en France depuis la Commune M. Dans La Révolution française, Sigismond La­ croix écrit : Le vieux révolté, le républicain indompté qu9aucune réaction n9a pu abattre reçoit enfin du peuple la récompense de son dévouement, de son inaltérable fidélité... Ce n9est pas seulement, comme on affectera de le dire, un acte de générosité et de justice que la démocratie girondine a accompli hier avec une décision vigoureuse et superbe ; c9est aussi, on le verra bientôt, un acte de ferme et clairvoyante politique. La République entre dcms une voie nouvelle. Les beaux jours du bavardage et des intrigues sont passés. Le peuple est entré en scène. Devant ce personnage, non pas nou­ veau mais oublié, les étoiles parlementaires, même les plus brillantes, pâlissent. Un parti nouveau a affirmé son existence. Derrière la République parlementaire on aperçoit la République populaire. L 9aveuglement serait de ne pas comprendre ou de ne pas paraître comprendre de tels avertissements donnés avec une telle hauteur, une telle netteté, je dirais presque une telle solennitéM. Deux jours après, le même rédacteur écrivait : Oui, Vélection de Bordeaux est un avertissement non dénué de sévérité à Vadresse du gouvernement et aussi à Vadresse de la Chambre. Il faisait remarquer que l’élection n'était ni antirépublicaine, ni 80. 81. 82. 83. 84. 85.

La Révolution française, 23 avril 1879. La presse et Pélection. Le Courrier de la Gironde, 22 avril 1879. Journal de Bordeaux, 23 avril 1879. LfAmi de VOuvrier et du Soldat, 23 avril 1879. Le Prolétaire, 26 avril 1879. La Révolution française, 22 avril 1879.

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modérée, ni radicale « dans le sens actuel du mot puisque les élec­ teurs ne l’ont pas qualifiée de cette façon », qu’elle n’était pas plus d’extrême gauche que de gauche puisque le Comité et les élec­ teurs à sa suite avaient évité soigneusement de placer leur candidat sous le patronage d’un groupe quelconque du Parlement. Il ajou­ tait : Si nous avions qualité pour donner à Vélection Blanqui une quali­ fication politique nous dirions que son caractère distinctif est d’être une élection extra-parlementaire M. D’accord, mais c’était aussi, on ne pouvait l’oublier, une élection d’amnistie ; et par le nom de l’élu, par ceux qui le patronnèrent, par le sens donné unanimement à la lutte, c’était une élection socialisterévolutionnaire, c’était la revanche de la Commune sur la républi­ que versaillaise. Cependant, comme au premier tour, plus qu’au premier tour, obéissant au dépit, les journaux opportunistes qui insistaient ou avaient insisté sur ce dernier point continuaient de brouiller les cartes en prétendant que Blanqui était élu grâce à l’appui des con­ servateurs. L’organe opportuniste de Clairvaux donne à peu près le ton des articles en ce sens quand il écrit : Est-ce que, en réalité, la victoire de Blanqui est une victoire répu­ blicaine ? Non. Pour faire une bonne farce à la République et au ministère les royalistes et les bonapartistes bordelais ont voté comme un seul homme en faveur du vieux pensionnaire de Clairvaux. Ainsi sfest consommée cette alliance moins monstrueuse qu’on ne pense et que nous avions prévue entre les paladins de Frohsdorf, les aventuriers de Chilchurst et les intéressants personnages qui revien­ nent de Nouméa. Les révolutionnaires blancs, violets et rouges ont trouvé un terrain commun : la haine du gouvernement actuel97. La Gironde, naturellement, menait la danse pour accréditer la légende86878. On devait lui pardonner, comme disait le Journal de Bor­ deaux : « Elle avait perdu la tête. » Et ce journal montrait le dé­ menti infligé par les chiffres mêmes du scrutin : en les comparant au vote du premier tour, il trouvait une différence en plus de cinq cents et quelques voix et il faisait remarquer qu’il y avait encore eu plus d’abstentions que de votants89. Le journal de Rouher, L’Ordre, faisait la même remarque et posait la question : Si l’on devait déduire les voix bonapartistes et réactionnaires du chiffre formidable des abstentions, alors que sont devenus les répu­ blicains de Bordeaux90 ? Quant au Courrier de la Gironde, en comparant les scrutins du premier et du second tour, il aboutissait à cette conclusion : Le nombre des électeurs non républicains qui ont pu prendre part 86. 87. 88. 89. 90.

La Révolution française, 24 avril 1879. Le Mémorial de Bar-sur-Aube, 26 avril 1879. La Gironde, 20 avril et jours suivants. Journal de Bordeaux, 22 avril 1879. La Révolution française, 23 avril 1879.

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au vote du 20 paraît avoir été peu considérable et dans aucun cas on ne peut lui attribuer la grosse majorité qui s'est portée sur le nom de M. Blanqui9192. Effarement des hautes sphères — Attitude de « l'Officiel ». Quoi qu’il en soit, l’élection de Blanqui fit l’effet d’un « terrible coup de massue pour le ministère ». C’est ainsi que le vicomte Mel­ chior de Vogüé, de Saint-Pétersbourg, commente la nouvelle sur ses carnets quotidiens. Il ajoute, manifestant sa mauvaise humeur à l’endroit des ministres sans volonté : C'est bien fait. Ils tomberont dans la crotte, comme des inverté­ brés qu'ils sont. Ils ont une position superbe à défendre, la loi, toute la loi. Non gracié, Blanqui est inéligible. Or, ils n'ont su ou voulu ni gracier avant, ni annuler après. Hués à gauche, lâchés à droite, ils vont tomber misérablement... 99. L’élection fut mal accueillie aussi par un nombre important de républicains peuplant les loges. On en trouve la preuve dans cet aveu de Charles Fauvety, ancien fouriériste devenu un personnage dans la franc-maçonnerie : Je déclare, même contre l'opinion de beaucoup de mes amis, que les électeurs de Bordeaux ont fait une grande et belle chose en portant leurs voix sur le vieux prisonnier de Clairvaux. Non pas que je veuille dire que le suffrage universel puisse se mettre au-dessus de la loi, mais je dis que dans le cas Blanqui le suffrage universel a protesté dignement contre la violation d'un principe supérieur à la loi même, le principe d'équité, de justice et d'égalité devant les lois 93. Dans les sphères officielles, l’élection jetait l’effarement, soule­ vait de grosses difficultés à l’heure où une crise ministérielle cou­ vait sous la cendre. Tout à fait significative est la façon dont deux journaux ministériels donnèrent les résultats du scrutin et dont le Journal officiel se comporta. Le 19e Siècle se borna à reproduire le nombre des suffrages et, contrairement à sa pratique pour les autres candidats ayant réuni la majorité, il ne faisait suivre le chiffre des votes en faveur de Blanqui d’aucune mention. Il était donc évident pour le journal d’Edmond About et de Francisque Sarcey que Blanqui n’était pas élu et ne pouvait être é lu 94. Le Moniteur universel, plus franc, déclarait que l’élection de Blanqui était « nulle ». Il demandait que le gouvernement fît mettre le lendemain en tête du Journal officiel : 91. 92. 93. 94.

Le Courrier de la Gironde, 22 avril 1879. Journal du Vicomte E. Melchior de Vogué publié par F. La Religion Laïque, 3® année, n° 33, juin 1879, p. 268. La Révolution française, 23 avril 1879.

de

Vogüé, p. 129.

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M. Lavertugeon : 5 333 voix, élu Voix nulles : 6 796 Cette idée vraiment géniale était « digne de figurer dans les colon­ nes du Tintamarre » comme le fit remarquer La Révolution fran­ çaise M. La « bouderie » de YOfficiel procédait sans doute du même état d’esprit. Elle mérite qu’on s’y arrête, le fait étant sans précédent. Le 20 avril, huit circonscriptions électorales avaient choisi leur mandataire à la Chambre. Le recensement des votes avait été opéré par les commissions instituées ad hoc. Les procès-verbaux étaient parvenus au ministère. Cependant, le Journal officiel qui devait publier les résultats électoraux et mentionner dans sa partie non officielle le fait constaté se renfermait dans un silence dont il n’avait pas l’air de vouloir sortir. La cause de ce mutisme inusité était l’élection de Blanqui. A la date du 29 avril, Gabriel Deville en signalant le fait étrange, ne manquait pas de protester : Quel pitoyable procédé ! Est-ce assez mesquin ? Et quelle étroi­ tesse d’esprit cela ne dénote-t-il pas chez nos gouvernants. Se les représente-t-on marmonnant avec des mines boudeuses d’enfant gâté : Puisqu’on a élu Blanqui malgré moi, je n’en dirai rien dans /’Officiel, na ! Soyez donc sérieux, messieurs, si vous ne savez pas être pré­ voyants M. Comprenant sans doute combien était ridicule cet enfantillage, le Journal officiel se décida enfin à rompre le silence, mais pour réci­ diver, si l’on peut dire. Il ne mentionnait effectivement que 7 élec­ tions sur 8. Quant à celle de Blanqui, il n’en était pas plus question que si elle n’avait jamais eu lieu. Le gouvernement, comme on dit vulgairement, continuait donc à faire la tête. Furieux du résultat des élections bordelaises, il montrait par son mutisme persistant son « dépit de gamin 9567 ». Blanqui était élu, proclamé élu par la Commission de recensement des votes, le Journal officiel devait en insérer le résultat. Cette inser­ tion qui paraissait dans la partie non officielle était d’autant plus incompréhensible qu’elle n’engageait ni le gouvernement, ni la Chambre, celle-ci, d’après la Constitution, décidant seule de l’éligi­ bilité. C’était, en somme, une immixtion du ministre dans une af­ faire qui lui était étrangère. Il émettait une opinion sur un sujet qui ne le regardait point. Le Temps le reconnut. Tout en attribuant au gouvernement le droit de « renseigner les députés sur la situa­ tion légale de l’élu », il lui déniait le droit d’ « aller au-delà98 ». Cette mesure mécontenta à ce point les partisans de l’élection Blanqui que la presse intransigeante menaça d’une interpellation 95. 96. 97. 98.

La Révolution française, 23 avril 1879. Ibid., 29 avril 1879. Ibid., 30 avril 1879. Ibid., 2 mai 1879.

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et prophétisa la chute du ministère. Les adversaires de Blanqui étaient mécontents aussi. L'un des journaux locaux lus à Clairvaux s'en expliquait en ces termes : On y voit une preuve de faiblesse du gouvernement qui nfose affirmer son opinion pour ou contre la légalité de Vèlection et qui eût dû, dans tous les cas, enregistrer les résultats matériels du scrutin 99. C’était plutôt bouderie que manque d'opinion car, à coup sûr, le gouvernement qui avait eu le temps de réfléchir, avait adopté une solution. Il en revenait à ce qu’il avait décidé avant le premier tour. La grâce pour la personne, l'invalidité pour l'élu. Mais fallait-il ac­ corder la grâce tout de suite ou après l’invalidation, quand serait expiré le bénéfice de la loi d’amnistie partielle qui, jusqu'au 5 juin, admettait la réintégration du gracié dans ses droits politiques ? Dans ce dernier cas, le prisonnier de Clairvaux serait rendu à la liberté mais resterait inéligible, sans compter qu’il aurait moins de chance de l'emporter sur le plan électoral. C'est que le gouverne­ ment considérait Blanqui comme un homme dangereux et n’était pas loin d'en faire une sorte de croquemitaine « par la violence inouïe de ses opinions, surtout par la réalité de sa conviction qui touche à la folie », comme aussi par « ses dévots qui le traitent d’apôtre, de prophète ». Sans doute, par la validation on lui enlevait son auréole de martyr et on le mettait en contact direct avec ses troupes ce qui, pensait-on, ne pouvait que nuire à son prestige. De plus, s'il se pliait à la vie parlementaire et légale, il pouvait se fon­ dre dans la Chambre et bientôt se modérantiser, donc se démoné­ tiser. La perspective était tentante et un certain nombre de journa­ listes l’envisagèrent. Jules Noriac, lui, était poussé par la curiosité. Il aurait voulu voir à la tribune « le vieux conspirateur devenu Girondin de par la volonté du peuple souverain ». Cet amant passionné de la liberté, dit-il, si mal payé de retour par cette déesse, doit avoir au grand jour une physionomie tout autre que celle qu’on lui connaît, ou plutôt qu’on lui suppose... 10°. Cette perspective ne séduisit pas les gouvernants. Avec ce diable d'homme, on ne pouvait répondre de rien. Si, en un mot Blanqui restait Blanqui, la Chambre qui l’aurait admis dans son sein se verrait obligée d’en parler à la justice et peut-être à la force pour le faire disparaître de nouveau de la scène politique101102*. Il se trouva à Bordeaux un dessinateur-journaliste et versifica­ teur, Gilbert Martin, qui fut enfermé deux mois sous l’Empire à Sainte-Pélagie 108, pour railler à coups de crayon et de verselets les 99. L’Echo de Varrondissement de Bar-sur-Aube, 4 mai 1879. 100. Le Monde illustré, 3 mai 1879, p. 274. 101. L’Echo de l’arrondissement de Bar-sur-Aube, 20 avril 1879. 102. Don Quichotte, 4 juillet 1879. — Gilbert Martin avait failli être candi­ dat à l’élection du 6 avril. Voir E. R oche, p. 12.

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gouvernants qu’alarmait le spectre de Blanqui. Dans son espèce d’Eclipse ou de Grelot local, Gilbert Martin représenta le « Vieux » dans sa cellule, prosaïquement coiffé du bonnet de coton, dont le spectre immense, grandissant toujours et avec un bonnet rouge cette fois, faisait sauver les principaux ministres. Le dessinateur glosait : Hé l s’il vous plaît, messieurs, tout doux ! Il est temps de changer d’allure. Au lieu de fuir, approchez-vous ; Cela vaudra mieux, je vous jure. Songez à ces bâtons flottants Dont parle le bon La Fontaine Et laissez les petits enfants Trembler devant Croquemitaine. On rit de votre désarroi, De vos longs nez, de votre air sombre, Car ce qui cause votre effroi, Ce n’est pas Blanqui... c’est son ombre103. Les débats parlementaires des 27 mai et 3 juin 1879 104105. Le gouvernement, soucieux de ne pas s’embarquer dans une aven­ ture et de réserver l’avenir, prit le parti d’accorder la grâce après le 5 juin et de laisser la Chambre se prononcer sur la validation, tout en affirmant qu’elle était contraire à la loi et qu’il la com­ battrait. Les députés, comme l’âne de Buridan, se trouvaient donc placés entre deux picotins : validation ou invalidation de Blanqui. C’est ce que Pépin montra en un dessin suggestif du Grelot 10\ Mais l’âne de la fable se laissa mourir plutôt que de choisir. Au Palais-Bourbon, la sous-commission du 6e bureau se prononça pour l’invalidation èn invoquant l’inéligibilité de Blanqui. De plus, par 15 voix contre 11, elle refusa d’entendre les explications de Blanqui. C’est alors que G. Clemenceau déposa un projet de réso­ lution pour lequel il demandait l’urgence et qui requérait la mise en liberté de Blanqui, « afin de lui permettre de venir présenter la défense de son élection ». La discussion de ce projet donna lieu à un vif débat en séance publique le 27 mai 1879. Le député du x v iii arrondissement donna lecture de son projet, puis déclara, approuvé par la gauche : *

103. Don Quichotte, 2 mai 1879. — Dans le même hebdomadaire illustré en couleurs, Gilbert Martin a donné le 6 mai un portrait de Blanqui, et le 6 juin un autre dessin satirique Jeu de saison dans lequel Blanqui est représenté. Archives communales de Bordeaux, 44 C 6. 104. Débats parlementaires, dans le Journal officiel du 28 mai et 4 juin 1879. 105. 9* année, n° 421, 4 mai 1879.

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Je n'ai rien à ajouter à l'exposé des motifs dont je viens de vous donner lecture. Ce serait douter de votre justice et de votre équité que de développer plus longuement les motifs qui vous obligent, selon moi, à entendre un de vos collègues dans la défense de son élection... qui vous y obligent dans l'intérêt de votre propre dignité, qui vous y obligent dans l'intérêt du verdict que vous êtes appelés à rendre. La Caze, rapporteur provisoire du 6# bureau combattit le projet comme insolite au point de vue juridique, aux applaudissements de la gauche et du centre, puis Clemenceau intervint à nouveau, disant entre autres : Si M. Blanqui s'évadait ou s'il était, non pas amnistié mais gracié et élu, si usant de son droit il se présentait dans cette enceinte, auriez-vous la prétention de lui refuser la parole ? Vous ne le pourriez pas. Vous ne pourriez pas restreindre sa discussion. Est-ce donc que vous voulez profiter de sa détention pour l'empêcher de présenter la défense de son élection ? S'il ne doit pas y avoir de discussion, je demande alors qu'on nous épargne le simulacre d'une discussion. Et s'il doit y avoir un libre débat, je demande que la partie intéressée soit entendue. Vous avez fait de beaux développements sur le respect dû à la loi. Vous me dites que vous invaliderez l'élection de M. Blanqui au nom de la loi. Je vous demande au nom de quelle loi vous l'empêcherez de se défendre. Cette intervention applaudie à l’extrême gauche et sur divers bancs à droite amena le Garde des Sceaux Le Royer à la tribune. Il s’opposa à l’audition de Blanqui et s’affirma une fois de plus pour l’invalidation. Alors une troisième intervention de Clemenceau se produisit. Le député du XVIIIe arrondissement souligna que le gou­ vernement se prononçait, n’ayant même pas la patience d’attendre l’heure où serait régulièrement débattue la question de l’invalida­ tion et il rappela fort opportunément l’incident du Journal officiel. Ici, citons le compte rendu sténographique . Ce n'est pas la première fois que le Gouvernement intervient dans cette affaire. Par une anomalie qu'il est très difficile, qu'il est im­ possible d'expliquer, on a omis au Journal officiel la mention du résultat des opérations électorales qui ont eu lieu dans la Ve circons­ cription de Bordeaux. Interrogé sur ce point, M. le Garde des Sceaux a répondu que le Journal officiel était un journal comme les autres ; qu'il n'avait qu'une spécialité ; celle de donner les nouvelles un peu plus tard que les autres journaux. M. le Garde des Sceaux. — J'ai parlé de la partie non officielle. Ne confondez pas ! Clemenceau. — Je ne parle que de la partie non officielle. Je cons­ tate d'ailleurs que le Journal officiel s'est très mal acquitté de cet emploi dans l'élection de M. Blanqui attendu qu'il n'a donné aucune nouvelle (sourires approbatifs à droite et sur plusieurs bancs à gau-

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che). Si la mention qui est faite au Journal officiel du résultat d’une opération électorale n’a d’autre valeur que celle d’un simple fait di­ vers on ne comprend pas comment le Gouvernement a pu craindre de paraître, suivant l’expression de M. le Ministre « approuver ou désapprouver ce qui s’était passé à Bordeaux » en faisant connaître aux lecteurs du Journal officiel qu’une élection avait eu lieu dans la V* circonscription de la Gironde et que la commission de recense­ ment avait proclamé M. Blanqui élu. Il me sera permis de regretter que le Gouvernement n’ait pas compris qu’en omettant de renseigner le public par l’entremise du Journal officiel il laissait préjuger son avis et semblait vouloir exer­ cer une pression sur l’opinion de la Chambre. Aujourd’hui, il n’y a plus d’équivoque. Clemenceau terminait en plaçant les députés devant leurs respon­ sabilités. Mais l’urgence fut repoussée par 261 voix contre 156 de droite et d’extrême gauche. On remarquait les abstentions d’Amat (Bouches-du-Rhône) et de Saint-Martin (Vaucluse). Ce n’était qu’une escarmouche, mais elle donna de meilleurs résul­ tats pour la cause de Blanqui que la vraie lutte sur le fond qui eut lieu le 3 juin 1879. Ce jour-là, Clemenceau demanda la validation des opérations électorales. J’écarte immédiatement la personnalité de M. Blanqui, d’abord parce que je n’ai pas entendu dire qu’il réclamât la pitié de per­ sonne, et ensuite parce qu’il a le droit d’exiger que sa dignité sorte intacte de ce débat. Lorsqu’un homme sacrifie sa vie tout entière a un idéal qu’il con­ sidère comme un idéal de justice, cet idéal fût-il chimérique ; lors­ qu’il paye ses convictions justes ou fausses de près de quarante an­ nées de prison, qui de nous contestera que cet homme est épris d’une noble chimère, si chimère il y a, qu’il nous donne un spec­ tacle plus sain, plus réconfortant que celui des monarchistes d’hier et d’aujourd’hui, dont le gouvernement fait quotidiennement, par un procédé dont le secret lui appartient, des républicains de de­ main ? Puis l’orateur fit état des précédents : Rochefort, emprisonné, privé de ses droits civils et politiques et qui, élu en 1869, fut admis à siéger au Corps législatif ; les princes d’Orléans, inéligibles en vertu de la loi du 26 mars 1848 et qui siégèrent à l’Assemblée natio­ nale. Reprenant ensuite l’argumentation de Gabriel Deville, il énu­ méra les injustices et les irrégularités dont Blanqui fut victime lors de sa comparution devant le Conseil de guerre de Versailles. Amené à parler du 31 octobre, il définit cette journée comme « un mouve­ ment spontané » inspiré par le patriotisme, et comme un député du centre l’interrompait il s’écria : Je suis bien certain que ceux de mes collègues qui protestent n’étaient pas à Paris pendant le siège. Je ne crois pas qu’il se trouve ici un seul député présent à Paris pendant le siège pour se lever et dire que le 3t octobre n’a pas été inspiré par le patriotisme.

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La validation, combattue par le rapporteur La Caze, le bonapar­ tiste Robert Mitchell, le Garde des Sceaux Le Royer et le vieux radi­ cal Madier de Montjau, ce dernier se plaçant à un point de vue étroitement juridique, fut repoussée par 354 voix contre 33. Ces 33 voix comprennent, à côté de six bonapartistes qui déclarèrent ne pas vouloir se mêler d’une querelle entre républicains, le petit groupe des radicaux comme Barodet et Georges Périn, les vieux démocra­ tes et socialistes de 1848 : Louis Blanc, Cantagrel, Martin Nadaud et l’ancien blanquiste Germain Casse. L’invalidation prononcée, la grâce devait suivre, ainsi qu’il était prévu. Elle résulta d’un décret du président de la République en date du 10 juin 106. Charles Fauvety qui, des premiers avait réclamé l’amnistie, salua dans la libération de Blanqui la fin de « la plus grande des iniqui­ tés » et remercia le ministère d’ « avoir eu assez d’humanité » pour donner la liberté à un vieillard « qui, sur 74 ans, en a passé 37 en prison, en l’honneur de la République ». Il fit remarquer toutefois que cette « grâce tardive » laissant Blanqui inéligible, n’était qu’une « demi-mesure » ne résolvant rien, ne réparant rien, ne pouvant satisfaire personne. Il en profita pour bénir les électeurs de Bor­ deaux sans lesquels Blanqui aurait pu mourir en prison, et pour faire l’éloge du vieillard « dont les doctrines peuvent être erronées en quelques points, mais dont le courage critique et le dévouement à la cause du peuple méritaient une autre récompense de la part d’un gouvernement républicain 107 ». Blanqui à Paris du l t au 24 juin Î879. Lettre de Lafargue. Le « Démuré » de Clairvaux est à Paris le 11 juin à 6 heures. Il dé­ barque coiffé d’une casquette de soie vieille et fripée, tenant dans ses bras un carton à chapeau tout neuf tandis que sa sœur porte quelques colis 108109. Pas le moindre groupe ne l’attend à la gare. Blanqui a défendu de prévenir qui que ce fût pour éviter toute manifestation. Quel­ ques personnes cependant le reconnaissent et le trouvent bien vieilli et cassé. Il se rend directement chez sa nièce, Mme Lacambre, 43 rue de Rivoli, puis chez Mme Antoine, 146 boulevard Montparnasse, en­ fin le soir, il couche chez Mme Barellier, 8 rue Linné, derrière le Jardin des Plantes m. Dans la journée, Mme Antoine s’empresse de sc rendre rue d’Aboukir pour porter la bonne nouvelle à Gabriel De106. Journal officiel, 11 ju in 1879. 107. Blanqui et la République, dans La Religion Laïque. 3* année, n° 33, ju in 1879, p. 268. 108. UEcho de Varrondissement de Bar-sur-Aube, n° 99, 15 ju in 1879. — G. G e ffro y , p. 424. 109. L*Echo de Varrondissement de Bar-sur-Aube, n° cité.

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ville et lui faire connaître c celui dont la liberté est [son] ouvrage ». Mais elle apprend que Deville, souffrant, est à la campagne, ce qui la peine et la déçoit110. Le lendemain commencent les visites. Blanqui remercie Georges Clemenceau — qu’il considère comme le futur chef des gauches — de ses interventions à la Chambre W1. Le « Vieux » voit aussi Emile Gautier qui a soutenu si chaleureusement sa candidature. Il se rend aux bureaux de La Révolution française où tous les rédacteurs pré­ sents lui serrent la main. Il y réclame Gabriel Deville mais celuici est toujours à Louveciennes. Et le mauvais temps comme l’état très précaire et bien chancelant de la santé du « Vieux » l’empê­ chent, à sa grande contrariété de le joindre113. Alors Blanqui fait parvenir à Deville la lettre suivante : Ma sœur me dit toutes les preuves d’amitié que vous avez depuis longtemps données à un pauvre prisonnier, sans le connaître. Je ne sais si je pourrai jamais vous en remercier de vive voix, les choses étant aussi sombres que jamais. Il faut donc me borner à ces quelques mots. A Belle-Ile, auprès de votre grand-père, je ne me doutais pas qurun jour son petit-fils serait pour moi un ami chaleureux, conquis par le malheur et par notre cause commune. Conservez-vous pour défendre cette cause qui est toujours en pé­ ril, mais qui triomphera. Vous verrez, vous, ce triomphe, et vous g aurez contribué. Vous n’oublierez pas alors ceux qui n’auront pu vous suivre jusques là. Tout à vous de cœ ur1M. Le vétéran voit enfin Deville. Il est tout rasé, sans doute encore pour éviter les effusions et son nez « paraît extraordinaire », Deville ne peut s’empêcher de lui dire qu’il devrait revenir à la barbe, ce que fit Blanqui. Celui-ci voit un peu plus tard Jules Guesde qui fait déjà figure de leader socialiste, un leader que Deville lui présente. L’entrevue a lieu rue Linné et Blanqui, toujours hanté par le soup­ çon, se donne la peine d’aller fermer la fenêtre. Le vieux et le jeune leader, idéologiquement d’accord sur bien des points, ne sympathi­ sent pas, du reste, en tant qu’individus. Heureusement, Deville res­ tera longtemps l’agent de liaison entre blanquistes et guesdistes 115 Le libéré loge le plus souvent chez sa sœur Mme Antoine, petite, maigre et habillée de noir et aux cheveux blancs, aux traits angu­ leux, aux lèvres fines, aux yeux profonds et luisants : un « Blanqui en femme » comme on a dit. Le logement du boulevard Montpar­ nasse, au rez-de-chaussée d’une cour étroite mais très longue que verdissent des arbustes plantés dans des caisses de bois, est des plus modestes. C’est un humble logis avec une fenêtre ornée de pots 110. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 12 juin 1879. Fonds Dommanget. 111. G. Geffroy, p. 424.

112. 113. 114. 115.

Lettre de Victor Marouck à G. Deville. Fonds Dommanget. Souvenirs de G. Deville recueillis par l'auteur. Lettre de Mme Antoine Fonds Dommanget. Souvenirs de G. Deville recueillis par l’auteur.

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de pensées et de roses. Dans la chambre de réception meublée d’un divan, d’un secrétaire et d’un fauteuil, le « Vieux » retrouve son portrait de jeunesse peint avec tant de ferveur par sa chère SuzanneAmélie 11617. C’est dans ces jours que Paul Lafargue, devenu gendre de Karl Marx, écrit de Londres au captif libéré une lettre11T, cordiale, affec­ tueuse même, d’autant plus intéressante qu’elle nous fait connaître, comme on l’a remarqué, en même temps que l’opinion de Paul La­ forgue, celle de Karl Marx lui-même sur « l’action et l’œuvre de Blan­ qui ». Elle paraît, en effet, inspirée par Marx. Non seulement Lafargue y parle à la première personne du singulier mais aussi à la première personne du pluriel puisqu’il s’exprime ainsi : Citoyen ; votre vie nous est trop précieuse pour que nous ne son­ gions pas à elle avant tout. Il vous faudra une période de repos pour vous habituer peu à peu à Vair libre. Vous devez résister à ceux qui voudraient peut-être vous lancer immédiatement dans Varène. Chose à noter, cet alinéa, est immédiatement complété par un pas­ sage où Marx est mis en jeu d’une façon significative. Qui plus est, il intervient en quelque sorte sous une forme indirecte. Lafargue écrit au « Démuré » : Quelques voyages vous seraient utiles. Londres devient habitable en ce moment : Vété y est très doux, le soleil n'y apparaît que cou­ vert d'un voile. Si vous nous faisiez le plaisir, à ma femme et à moi, de venir passer quelques semaines avec nous, nous nous arrange­ rions pour vous rendre tolérable le séjour de la capitale des brouil­ lards et de la pluie. Marx, qui a suivi avec tant d'intérêt toute votre carrière politique, serait heureux de faire votre connaissance. La lettre écrite dès l’annonce même de la libération débute très amicalement et se poursuit par une attaque contre les pleutres au pouvoir : Les journaux de Londres annoncent en gros caractères que vous êtes mis à la porte de Clairvaux. Je regrette de n'être pas parmi ceux qui, les premiers, iront vous serrer la main. Bonaparte ou Louis-Philippe vous auraient amnistié ; mais des pleutres tels que Ferry ou Le Royer ne pouvaient que vous gracier et il est bien heureux pour vous que les purs n'aient pas été au pou­ voir : leur grand amour de la légalité les aurait forcés, bien malgré eux, de faire exécuter la loi dans toute sa rigueur. Puis viennent ces compliments qui méritent d’être retenus puis116. La Lune Rousse, 3e année, 29 juin 1879 (la sœur de Blanqui par F.C.). — Bibl. nat., mass Blanqui. — Allusion dans André Marty, « Du nouveau sur Blanqui », dans La Nouvelle critique, mars 1951. L’auteur possède le portrait en peinture de Suzanne-Amélie par elle-même. 117. Bibl. Nat. 9.588 2 f® 678-679. Dans le chap. VII de VIntroduction du Marxisme en France de Dommanget, il n’est pas fait état de cette lettre pour éviter des redites avec le présent texte déjà composé.

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qu’ils constituent une apologie en règle de Blanqui, sacré le plus grand révolutionnaire du siècle et demeuré intact comme tempéra­ ment malgré la neige des années : La spirituelle manière dont vous avez traité le cucurbitacé du Times, les quelques articles si énergiques et si intenses que vous avez publiés, prouvent que vous êtes toujours le même homme et que, comme une épée au fourreau, vous avez conservé toute votre trempe révolutionnaire et tout le tranchant de votre esprit. Il n’y a pas dans notre siècle un autre homme contre qui la bourgeoisie au­ rait pu déchaîner toutes les tempêtes de ses calomnies et de ses per­ sécutions pendant plus de quarante ans sans l’entamer. C’est précisément parce que Blanqui est toujours le même que Lafargue — alias Marx — fonde les plus grands espoirs sur sa libé­ ration afin de constituer en France le parti prolétarien qui fait dé­ faut pour conquérir le pouvoir par la lutte des classes, cette lutte que tout jeune, le libéré proclamait déjà. Ici, tous les mots sont pesés. Il ne manque rien, pas même l’évocation des atroces calomnies lan­ cées par la bourgeoisie pour perdre son ennemi déclaré : Vous émergez à la surface au moment où nous avons le plus besoin d’un homme pour constituer le parti prolétarien et le lancer à la conquête du pouvoir politique. Notre république bourgeoise a prouvé, même aux plus aveugles, que la bourgeoisie a terminé son rôle révolutionnaire. Voici huit ans qu’ils sont là, les Louis Blanc, Langlois, Madier de Montjau, etc. et ils n’ont même pas pu formuler un programme embrassant les plus urgentes et les plus simples réformes pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière. D’un autre côté, la Commune et le branle-bas qu’elle a produit en Europe et en Amérique prouvent que le prolétariat a acquis cons­ cience de son rôle historique et que dans son sein se trouvent des éléments révolutionnaires qui ne demandent qu’à être organisés pour prendre la tête du mouvement humain. Déjà, dès avant k8, tandis qu’on était encore plongé dans les rêves utopiques des premiers communistes, vous avez eu l’honneur de pro­ clamer la lutte des classes. Aujourd’hui la lutte est engagée d’une manière terrible, et de nouveau vous apparaissez pour nous servir de porte-drapeau. Ils ne savaient que trop bien ce qu’ils faisaient, ces bourgeois, quand ils vous choisissaient comme bouc émissaire des crimes révolutionnaires de notre siècle... Cette lettre date du 12 juin. Jusqu’au 24, avant de partir remer­ cier ses électeurs de Bordeaux, Blanqui se refait un peu chez ses sœurs et surtout chez les Lacambre. On sait qu’il a toujours eu un faible pour Bérangère, la femme de son vieil ami. Là, en plein cœur de Paris, face au grand magasin Pygmalion, lui est ménagée une chambre, dans un cabinet du docteur. L’oncle Blanqui, adorant tou­ jours les enfants, dit à Lacambre en couvant du regard Laure et René : « C’est la plus belle œuvre à porter à votre actif 118. * 118. Témoignage de Mme Souty, née Laure Lacambre.

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Ravi d’être en liberté, Blanqui mène de front la vie d’un petit bourgeois tranquille choyé par ses proches, errant dans les vieilles rues, se promenant dans les allées du Jardin des Plantes, et la vie d’un homme politique que saluent ses partisans et qui reprend contact avec un mouvement dont il a été séparé par huit ans de séquestrationllf. Cependant, malgré les belles assurances de Lafargue, on ne saurait dissimuler qu’ « accablé par l’âge, brisé par trente-cinq années de prison, guetté par la mort, il n’était plus lui-même ». Nous emprun­ tons cette appréciation à Ranc qui la complète en disant : « Depuis sa sortie de Clairvaux on n’a pas pu le juger “°. » Blanqui, du reste, a fait l’aveu de sa déficience. Parlant de son retard à répondre aux félicitations que lui avait adressées le Cercle des Droits de l’Homme de Sète, il dit : Vous me plaindrez d’avoir soixante-quinze ans et une santé quel­ que peu minée par les tendres soins de notre gouvernement. Dans une autre lettre adressée à Mme Hardouin, chargée précisé­ ment de transmettre aux Sétois ses remerciements, Blanqui dit en s’excusant : Ces excuses sont toutes dans la brusque transition d’un repos sé­ pulcral à une vie d’agitations incessantes et de fatigues assez rudes pour mes soixante-quinze ans et mon état valétudinaire, quoique la cause soit des plus flatteuses111. Un beau poème de Clovis Hugues. A enregistrer, pendant ce séjour de Blanqui à Paris, l’entrée en lice de Clovis Hugues pour protester contre la grâce au nom de l’amnis­ tie. Cette intervention parut à beaucoup assez inattendue et même intempestive car on n’oubliait pas la malheureuse candidature de Marseille, datant d’un peu plus d’un an. Au fond, pourtant, le poète socialiste avait le droit de reprendre sa lyre pour se pencher sur la tremblante tête blanche du « doux vieillard châtié ». Le 4 avril 1876, dans la pièce que nous avons simplement signalée, au moment où semblait s’arrêter le courant favorable à la grâce de Blanqui, Clovis Hugues criait de tout son cœur : « Pitié ! » : Est-il bien utile qu’il meure Dans ce cachot, loin des humains, Et que sur lui la dernière heure Descende avec les fers aux mains “* ?1920 119. G. Geffroy , p. 425. 120. Auguste Blanqui, dans Le Voltaire, 3 janvier 1881. Article reproduit dans R anc, Souvenirs, correspondance. 121. La Guienne, 31 janvier 1879. 122. A. Z évaès et G. Kahm, « Pour Blanqui », dans Clovis H ugues, p. 62.

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Maintenant, la grace obtenue, le poète faisait un pas de plus en réclamant justice. Son poème 11S, d’une belle envolée, s’insère dans la campagne pour l’amnistie. Mais Clovis Hugues cherche en une première partie à se faire pardonner son attitude d’antan, car il sait qu’on lui a jeté et qu’on lui jette encore la pierre à ce sujet. Après avoir rappelé avec orgueil que quatre ans durant il fut emprisonné à Marseille dans la geôle même où passa le captif perpétuel, voici com­ ment il se justifie : Plus tard, lorsque le peuple, armé de bulletins, Engagea sur mon nom le combat des scrutins, Je dus, la tête haute, et Vâme déchirée, Lutter contre Blanqui, grande ombre vénérée. Je dus, me séparant de ses amis, les miens, Rebelle aux faux devoirs comme aux petits moyens A leurs traits fraternels présenter ma poitrine Et défendre contre eux, l’austère discipline Mais, ô triste vieillard ! je n’ai pas un remord. Je le dis fièrement, et quand vous serez mort, Sans trembler, sans pâlir devant votre cadavre, Condamnant vos bourreaux réels, les Jules Favre. Le cœur brisé, portant gravement votre deuil, J’irai baiser vos pieds dans la paix du cercueil. Et voilà pourquoi, ainsi blanchi, il s’arroge le droit d’attirer de nouvelles colères. Et de faire rugir [ses] rimes populaires. 11 s'en prend aux hommes d’Etat républicains qui pire que des rois, n’ont lâché Blanqui, que pour l’insulter en le privant de ses droits : O honte ! Nous n’avons déchiré de ses chaînes Ce captif, souffleté par le vent de nos haines, Ce martyr, ce vieillard, qu’après avoir jeté Le lourd manteau de plomb de la légalité Sur son épaule, hélas, cruellement meurtrie, Et qu’après avoir mis au ban de la Patrie ! O honte ! nous l’avons, tant nous sommes petits Traité comme un esclave au marché des partis ! C’était fort bien dit pour protester contre l’invalidation tenant tou­ jours courbé le vieux lutteur comme un maudit. C’était fort bien dit pour placer le second scrutin de Bordeaux sous le signe renforcé de l’amnistie.123

123. La Grace de Blanqui, dans La Lune Rousse, 22 juin 1879.

CHAPITRE III

LA SECONDE ÉLECTION DE BORDEAUX ET LA TOURNÉE POUR L’AMNISTIE

Blanqui à Bordeaux. A son arrivée à Bordeaux, avec Mme Antoine, Blanqui malgré l’incognito, car il ne voulait à aucun prix être accusé « d’agir en po­ seur 12», est acclamé à la gare par un groupe d’amis, puis entouré, embrassé par les membres de son Comité. L’émotion gagne la popu­ lation. Un immense banquet avait été prévu mais, sur les observa­ tions touchantes du premier intéressé, on y renonça. Blanqui ne voulait pas que restassent à la porte « ceux qu’une pauvreté exces­ sive aurait empêché de se procurer une carte de trois francs* ». Et comme la police interdit en fait la réunion de 1’Alhambra qui eût permis au « Démuré » d’offrir sa gratitude à ses sept mille électeurs, il lui fallut substituer vingt-cinq jours consécutifs d’audience parti­ culière à la grande audience envisagée34. On vit alors une partie de Bordeaux défiler dans la chambre du « Vieux ». On riait, on pleu­ rait. Les femmes touchaient ses vêtements, lui amenaient leurs en­ fants comme elles auraient fait auprès d’un thaumaturge. Les hom­ mes lui serraient la main, prononçaient quelques mots d’admiration. Blanqui, sorti miraculeusement de prison après tant d’années de cap­ tivité, était comme un moderne Latude \ II est impossible, écrit sur place Mme Antoine, de rencontrer des sentiments plus dévoués, plus loyaux, plus sincèrement démocrati­ ques que ceux de ces généreux citoyens au langage coloré, à la voix harmonieuse, du moins pour moi qui aime beaucoup leur accent. Avec quelle chaleur, ils parlent de leur élu invalidé ! Quelle ferme résolution de le porter quand même 5 / Ces effusions répétées, quoique pénibles vu son âge et sa santé, ré­ confortaient Blanqui. Il partageait la joie commune, il ressentait selon son expression « la commotion électrique » mais il n’en son­ geait pas moins à tous ceux qui attendaient encore leur libération, à Nouméa ou sur les routes de l’exil. 1. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 6 juillet 1879. Fonds Dommanget. 2. Le réveil de la Haute-Garonne, 18 juillet 1879. — Bibl. nat. mss Blanqui, N.A. 9597. 3. La Guienne, 31 juillet 1879. 4. G. G e ffro y , p. 425. 5. Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 6 juillet 1879. Fonds Dommanget.

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Uélu n’est rien, disait-il, mais Vénergique et soudaine levée de 7 000 électeurs est un véritable événement. Un événement qu’il traduisait par le cri de « Amnistie plénière et prochainee ! » Les remerciements individuels ne suffisant point, l'élu adresse aux électeurs de la première circonscription la circulaire suivante : Citoyens, Je vous dois la liberté et la vie, car fêtais de ceux dont Vagonie doit être le gage de réconciliation et d’alliance entre Vopportunisme et les factions monarchiques. Votre humanité nra pas permis contre moi la réalisation de ce noir calcul. Il faut maintenant qu’une amnis­ tie plénière n’en permette pas Vaccomplissement contre tant d’autres victimes. J’étais venu vous remercier de votre généreuse intervention. Deux fois mes efforts dans ce but ont été paralysés par les menées de la police. Devant cette attitude comminatoire, je ne dois pas insister davantage. J’espère que l’approbation si éclatante de la France républicaine suffira pour vous consoler de la mauvaise humeur et du mauvais vouloir des régions gouvernementales. Le pays n’est pas tenu de suivre dans leurs volte-face et leurs palinodies ses ex-serviteurs de la veille, devenus par l’enivrement du succès, de puissants et hautains seigneurs du lendemain. Il est désormais trop visible que le suffrage universel n’est qu’un marchepied pour monter à l’assaut du pouvoir, marchepied dédai­ gneusement repoussé dès qu’il a rempli son office. Le suffrage uni­ versel n’en reste pas moins l’expression de la souveraineté nationale. Malheur à qui en ferait le jouet de son ambition. Le mandat dont vous m’avez honoré, citoyens, a été brisé avec d’autant plus de colère qu’il était plus spontané, plus exempt à la fois de passion autoritaire et de brigue personnelle : double vice sans doute aux yeux de qui ne puise le sien qu’à l’une ou l’autre de ces deux sources, ou même à toutes deux. Eh bien, malgré le châtiment infligé à cette exception jugée si cou­ pable, je n’en demeure pas moins convaincu qu’elle devrait être la règle, et j ’ai l’espoir qu’elle le deviendra. Le gouvernement, dans ses visées monarchiques, a étendu sur ma tête le voile noir de la dégradation civique, de la flétrissure sociale, etc. Je n’accepte ces décorations que sous bénéfice de l’inventaire qu’il vous plaira d’en dresser par devant l’urne du scrutin. Vos déci­ sions seules sont pour moi souveraines. Je ne me réserve, comme acte de volonté personnelle, que ma pro-6 6. La Guienne, 31 juillet 1879.

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fonde reconnaissance pour la main libératrice qui m’a tiré vivant du tombeau. Juillet 1879 Votre ex-député invalidé Blanqui7 On remarque, au début de cette circulaire, l’attaque contre l’al­ liance opportuno-monarchique. C’est un coup droit contre ceux qui avaient tant parlé de l’alliance des réactionnaires et des révolution­ naires. Le brouillon de Blanqui portait même comme variante au lieu de « factions monarchiques », l’expression moins populaire mais plus précise « l’hydre monarchique aux trois têtes8 ». Cette flèche du Parthe ne fut pas du goût des conservateurs. La Guienne ne se cacha pas pour dire que, sur ce point, le citoyen Blan­ qui déraisonnait. Elle ajouta : Est-ce que le vieux maniaque qui paraît appelé à suppléer le vieux Raspail, son ennemi mortel, n’aurait entendu parler ni des lois Ferry ni des odieuses calomnies apportées à la tribune contre les catholi­ ques par les opportunistes Ferry et Paul Bert, ni des projets du citoyen Paul Bert ? Tout au plus le citoyen Blanqui et les autres exceptés de l’amnistie pourraient-ils dire qu’ils servent de « gage d’alliance » entre les di­ verses fractions de l’opportunisme qui s’étendent du centre gauche jusqu’aux intransigeants, car, par deux fois, le citoyen Madier de Montjau a fait le jeu des citoyens Gambetta et Ferry 9. Surveillé de très près par la police qui, depuis sa sortie de Clairvaux, fournissait sur lui chaque jour un rapport minutieux et dé­ taillé relatant ses moindres paroles, ses hésitations, les conseils de ses amis, etc. ; observé par le préfet qui avait reçu des ordres afin qu’à la moindre incartade des mesures fussent prises contre lui ; mis par l’autorité locale dans l’impossibilité de réunir ses partisans et de les haranguer 10, Blanqui n’avait plus qu’à quitter Bordeaux. C’est ce qu’il fit le 15 juillet, date où à Limoges, au cours d’une assemblée tenue sous la présidence de l’amnistié Dubois, le citoyen Malinvaud porta un toast en l’honneur de « l’immuable démocrate » qui ne sut « ni faiblir, ni pactiser 11 ». La situation électorale. Cependant, les électeurs bordelais avaient à relever le gant jeté par la Chambre et le gouvernement à la face du peuple. Le fait qu’on 7. La Guienne, 18 juillet 1879. 8. Papiers de Lacambre. Fonds Dommanget. 9. La Guienne, 18 juillet 1879. 10. Ibid., 5 juillet 1879. — VEcho de l'arrondissement de Bar-sur-Aube, 20 juil­ let 1879. 11. Le Prolétaire, 2 août 1879.

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n’avait pas accordé à Blanqui la grâce amnistiante entraînait tou­ jours sa mort civile, son inéligibilité. Déjà le bruit courait que, cette fois, tous les bulletins qui porteraient le nom de Blanqui seraient annulés, une affiche devant officiellement le faire savoir aux élec­ teurs 12. Par cette perspective, s’ajoutant à l’interdiction de l'affi­ chage, des réunions publiques et de la distribution des bulletins de vote à la porte des sections électorales, on pensait dresser tant d’obs­ tacles devant la candidature de Blanqui, que son Comité renoncerait à la lutte. Mais plus Blanqui se trouvait flétri, repoussé, espionné, plus les fondrières étaient creusées sous les pas de ses partisans, plus ceux-ci s'accrochaient à sa candidature. L'un d’eux s’écria à la réunion privée inaugurant la nouvelle campagne électorale : Qu’ils (les parlementaires) redoutent son entrée à la Chambre, je le comprends. Adieu les petits complots tramés dans les coulisses, adieu toutes ces machinations des partis divisés en apparence mais merveilleusement disciplinés lorsqu’il s’agit de pressurer la classe des travailleurs. Blanqui à la Chambre, c’est le peuple qui y entre avec lui, c’est l’œil du maître qui perce l’obscurité et va dans ces recoins que l’on ignore porter la lumière et l’éponge en même temps. Ce qu’ils craignent avant et par-dessus tout, c’est son attachement aux principes, la virilité de son caractère qui ne permettrait pas d’es­ pérer qu’on puisse jamais l’intimider par des menaces ou l’acheter par des promesses. L’intimider ? Il a trop souffert pour cela. L ’ache­ ter ? Le réduire ? Mais que ferait-il des honneurs qui plaisent tant aux hommes superficiels, lui qui est toujours plongé dans la médi­ tation des idées sociales ou des vérités scientifiques. Mais que feraitil de vos millions1314?... Tout de suite, La Gironde entra dans l’arène, manifestant sa ran­ cune. On vit Eugène Ténot « mollement assis sur son fauteuil de mo­ leskine oser insulter du haut de ses 12 000 francs d’appointements à l’austère vertu de celui qui fut pendant toute sa vie adulte le captif de toutes les réactions, la rançon de tous les peureux, la victime de tous les opportunistes ». C’est le Réveil de la Haute-Garonne qui ri­ postait ainsi à la feuille de Lavertugeon et, tout au long d’un article virulent, relevait les arguties du « polisson de lettres » Ténot. Celuici avait parlé de révolution à propos de Blanqui. Oui, répond Le Réveil, « il y a ceux qui les font et ceux qui en profitent ». Ténot avait parlé de la « générosité » des Bordelais. Non, répond Le Réveil. Ils ont nommé Blanqui « par justice et par politique ». Le peuple de Bordeaux a voulu se prononcer pour la révolution libératrice, pour la démolition des Bastilles modernes plus infâmes que celles des tyrans d’autrefois. Il a voulu se prononcer contre la Chambre actuelle M... 12. La Guienne, 5 juillet 1879. 13. Le Réveil de la Haute-Garonne, 18 juillet 1879. 14. Ibid., 21-22 juillet 1879. — Bibl. nat, mss Blanqui, 9597, liasse 14.

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C’est à ce vigoureux organe des radicaux toulousains que le Comité faisait l’envoi de ses communications, et c’est ce journal qu’il choisit comme tribune pour la période électorale. Charles Journet, son propriétaire, accepta l’offre « sans réserve, sans com­ pensation, sans condition », trop heureux de défendre « le vétéran de la démocratie ». Nul journal régional, à la vérité, n’était plus digne de soutenir la candidature Blanqui. Il travaillait au triomphe de la république démocratique et sociale ; il était « exclusivement soutenu par les ouvriers et point du tout par les hauts et puissants seigneurs de la démocratie ». Sa vie précaire le faisait ressembler comme un frère au Comité Blanqui15. L’élu invalidé n’avait plus contre lui Lavertugeon, mais Adrien Achard, maire de Lesparre, ce qui faisait dire que ce candidat n’avait pas l’envie d’être prophète en son pays. C’était un homme de la chi­ cane, avoué avant l’Empire, directeur d’assurances ensuite, de belle prestance. Il fut proscrit du 2 Décembre et se disait, dans son appel aux électeurs « compagnon d’exil de Barbés, Simiot, Marcou, Th. Boysset ». Il n’avait pas fait parler de lui depuis longtemps et entendait combattre « les théories empiriques des révolutionnaires socialistes qui ne craignent pas d’affirmer qu’il existe des procédés pour résoudre autoritairement les redoutables problèmes de la misère et du prolétariat16 ». Le Comité de l’Union républicaine présentait Métadier, dont la ren­ trée en scène après son désistement lors de l’élection précédente n’at­ testait pas précisément la poursuite du triomphe de la justice, mais plutôt la satisfaction d’une ambition personnelle. Il était ouverte­ ment dénoncé par Le Réveil de la Haute-Garonne comme un faux frère. Pour faire avaliser sa candidature, son Comité s’en prenait aux partisans de Blanqui, disant : De générosité et d’humanité il nrest plus question aujourd’hui, ils ne cherchent plus à faire vibrer la fibre sentimentale en faveur de Blanqui, ils déploient leur drapeau révolutionnaire socialiste... Vous ne les suivrez pas...17. Tout le monde à Bordeaux était frappé que La Gironde n’avait point de candidat. Quelle déchéance ! C’était bien la preuve, comme l’écrivait un confrère peu aimable, que « nulle part on ne vit un jour­ nal à la fois plus lu et plus méprisé, plus répandu et plus impuis­ s a n t1819». Les mauvaises langues prétendaient toutefois que pour le second tour La Gironde tenait un candidat en réserve, le septuagé­ naire Saujeon, conseiller général du 5e canton, qui avait pour lui l’administration préfectorale18. Comme nous le verrons, ce candidat tenta effectivement d’émerger. 15. 16. 17. 18. 19.

Le Réveil de la Haute-Garonne, 1er août 1879. La Victoire, 29 août 1879. Ibid. — Le Réveil de la Haute-Garonne, 11 août 1879. Le Réveil de la Haute-Garonne, 21-22 juillet 1879. La Guienne, 28 août et 2 septembre 1879.

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La campagne du premier tour. Le Comité Blanqui ouvrit la campagne électorale par la mise en vente d’une brochure d’Ernest Roche, La Justice du peuple qui retraçait à la fois sobrement et chaleureusement l’historique de la première élection de Bordeaux. La date du 14 juillet 1879 y figure in fine, au bas du dernier chapitre demandant aux électeurs bordelais de rele­ ver l’outrage et l’inique sentence prononcés par la Chambre contre Blanqui. Dès le 23 juillet, Le Réveil de la Haute-Garonne faisait à cette brochure la réclame qu’elle méritait. On la vendait cinquante centimes chez l’auteur rue des Pommiers ou chez le libraire-éditeur, F. Larnaudie, rue des Memits, qui fournissait les libraires202134. Il faut croire que cette humble plaquette ne fut pas jugée sans influence puisque les adversaires de Blanqui éprouvèrent le besoin de faire vendre sur la voie publique un factum intitulé La vérité sur le citoyen Auguste Blanqui. L’auteur, Gustave Naquet — frère d’Alfred Naquet, le père du divorce — devait devenir procureur général **. Il faisait de Blanqui, adversaire irréductible de l’Empire, un serviteur inconscient de Badinguet, puisqu’il trouvait dans la rigueur avec la­ quelle l’Empire tenait Blanqui en prison la preuve que celui-ci était « sans qu’il pût le savoir l’instrument des ténébreux projets du gou­ vernement ” ». Avec de tels raisonnements, on va loin ! Pour traîner l’artillerie destinée à conquérir la circonscription sur Blanqui, il fal­ lait un bon limonier, ce fut, comme on le voit, une haridelle qui servit de cheval de renfort. Encore est-il bon d’ajouter que ce cheval étique ne fut pas attelé avant la fin de la première décade de sep­ tembre. Sur le plan des réunions, la campagne débuta par le meeting privé tenu à l’Alhambra le 17 août. Bertin y plaida avec chaleur l’éligibilité de Blanqui, Larnaudie attaqua Métadier et les opportunistes, Ernest Roche développa les raisons qui militaient en faveur du maintien de la candidature Blanqui *3. A ce meeting succéda dans la même salle, le 23 août, une réunion qui groupa plus de 2 000 personnes. A Lar­ naudie, Bertin et Roche, Jourde se joignit cette fois. Blanqui y fut acclamé *\ C’est quelques jours après que le Comité lança son premier appel d’une concision qui fut trouvée « foudroyante » : Citoyens, Il n'a été tenu aucun compte de votre volonté si librement, si régu­ lièrement exprimée. 20. 21. 22. 23. 24.

E. R oche, passim. Fonds Dommanget. J. T chernoff, Dans le creuset des civilisations, t. II, p. 249. Journal de Bordeaux, 10 septembre 1879. Le Prolétaire, 23 août 1879. La Marseillaise, 30 août 1879.

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La lutte électorale recommence dans les mêmes conditions ou plutôt aggravée par cette obstination étrange. Notre devoir est de reparaître sur la brèche, arborant notre même drapeau sur lequel nous inscrivons comme devise : Souveraineté absolue du suffrage universel, la loi des lois*5. En même temps, le Comité publiait une lettre aux électeurs adres­ sée par Boichot. L’ancien représentant du peuple et compagnon de captivité de Blanqui disait : N’est-ce pas une honte que sous le régime du suffrage universel le doyen de la démocratie, le plus dévoué, le plus désintéressé des répu­ blicains soit considéré comme un ilote au milieu de ses concitoyens dont il n’a cessé de revendiquer les droits *8. L’appel de Boichot rejoignait celui que de New York, le 22 juillet, avait fait parvenir la Société des socialistes et des réfugiés de la Com­ mune. Cette adresse, revêtue d’un grand nombre de signatures, était ainsi conçue : Citoyens, En vous affranchissant des coteries électorales, vous avez ouvert au peuple un horizon nouveau ; vous avez montré que vouloir c’était pouvoir et que des hommes virils n’ont que faire de la tutelle des opportunistes qui croient la France à eux et se la partagent. Nous espérons que les villes démocratiques suivront votre exem­ ple. Votre décision a éclairci la situation ; elle a fait tomber les mas­ ques de cette fameuse majorité qui a validé l’élection de l’impéria­ liste Cassagnac, au nom d’une loi républicaine, et qui a invalidé l’élection du républicain Blanqui au nom d’une loi impériale. Les lois de l’Empire se sont effondrées avec le trône des Bona­ parte : prétendre que l’Empire était mauvais, mais que ses lois étaient bonnes et le sont encore, c’est tout simplement stupide. Citoyens, votre tâche n’est pas terminée. Vous avez élu Blanqui, mais les prétendus défenseurs du suffrage universel, au lieu d’annu­ ler la condamnation dont il a été victime, ont annulé votre vote. Il faut donc réélire le vieux démocrate, sans vous laisser influencer par les manœuvres des soi-disant républicains. Les électeurs de Condom ont défendu avec persévérance le régime impérial, qui fu t la honte de la France. Votre persévérance doit être d’autant plus grande qu’au lieu de soutenir une cause méprisable, vous luttez pour le triomphe des droits du Peuple, pour la Justice et la Liberté. Citoyens, n’oubliez pas que les prolétaires français comptent sur256 25. La Guienne, 26 août 1879. 26. Ibid.

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votre courage et sur votre civisme. Pas de défection l Votez tous pour Blanqui, Vimmuable républicain11 / A son tour, de Londres, le 21 août, le Comité des condamnés de la Commune exclus de l’amnistie faisait un appel pressant aux élec­ teurs de Bordeaux. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter l'amnistie plénière contre la grâce, pour le droit contre le bon plaisir. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter pour la politique des principes contre la politique de restrictions, d'expédients et d'in­ trigues. Vous voterez pour Blanqui parce que c'est voter pour la Républi­ que des travailleurs, de tous ceux qui souffrent et peinent sans cesse contre la République des spéculateurs, des budgétivores et des clas­ ses dirigeantes ”. Prenant acte de ces fraternels témoignages de solidarité, le jour­ naliste réactionnaire Fernand Mailhos était amené à faire les réflexions suivantes : Certes, Blanqui mérite à tous égards de pareils patrons et de sem­ blables recommandations, car Blanqui représente et incarne pour ainsi dire le brigandage politique et social. Mais, alors, encore une fois, pourquoi n'est-il pas candidat offi­ ciel ? ... Tout simplement parce que Blanqui veut faire du brigandage à ciel ouvert et que nos maîtres du jour trouvent qu'il est précisé­ ment « inopportun » et dangereux de faire du brigandage sans mas­ que M. Les journaux favorables à Blanqui, La Réforme de Lyon, La Mar­ seillaise de Paris, Le Réveil de la Haute-Garonne de Toulouse mon­ taient en épingle, naturellement, toutes ces adresses et beaucoup d’autres que nous passerons sous silence bien qu’elles présentent un intérêt pour l’histoire du mouvement socialiste en raison des noms qui y figurent *°. Les ouvriers assuraient à Bordeaux la distribution gratuite de toutes ces feuilles #1. Avec les adresses parvenaient généralement des subsides dont le montant était inscrit sur un registre ad hoc. C’est Marseille qui te­ nait la tête dans ces envois pécuniaires “. De son côté Le Prolétaire qui, plus heureux que La Révolution française, n’avait pas disparu sous le faix des amendes, continuait d’appuyer la candidature Blanqui. Dans un article, spécialement consacré à « Blanqui et le prolétariat », l’ouvrier ébéniste Chausse2789301 27. La Guienne, 12 août 1879. 28. Ibid., 26 août 1879. 29. Ibid. 30. L’adresse du Cercle d'Etudes sociales du V* (Panthéon) porte, par exemple, le nom d’un des frères d’Eugène Varlin. La Marseillaise, 30 août 1879. 31. La Marseillaise, l*r septembre 1879. 32. Ibid.

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répondait aux objections présentées par « quelques citoyens in­ quiets ». L’une de ces objections consistait à ne point considérer l’élu de Bordeaux comme sien par le parti ouvrier. Ainsi s’affirmait la tendance ouvriériste. Le futur doyen du Conseil municipal de Pa­ ris — frappé alors d’un peine de mille francs d’amende et un an de prison — ne dissimulait pas l’origine incontestablement bourgeoise de Blanqui. Mais, disait-il, est-ce qu’il convient « de considérer l’homme d’après la classe qui lui a donné le jour ou d’après celle pour laquelle il a sacrifié sa vie ? » Puis il examinait les deux ordres d’idées militant pour la réélection de Blanqui. En politique, Blanqui représente la fidélité, l’inflexibilité : « c’est la contrepartie exacte de la coterie qui se vautre au pouvoir ». Au point de vue social, Blan­ qui « représente la revendication permanente infatigable de l’op­ primé contre l’oppresseur, de quelque masque qu’il se pare ». D’après lui : La vie de Blanqui, c'est l'histoire des revendications du proléta­ riat avant même que les prolétaires aient ouvert les yeux. Chausse terminait en montrant que si l’on empêchait de siéger Blanqui, ce n’est point parce que la loi s’y opposait, mais bel et bien parce que Blanqui est socialiste et, qui plus est, un socialiste in­ domptable : La cause est que le député de Bordeaux est socialiste, qu'il est le premier élu du prolétariat depuis 1871, qu'on ne pourra pas le mas­ sacrer comme Varlin, et qu'il n'ira pas au Sénat s'asseoir à côté de Tolain M. Un organe Le Père Duchêne « journal républicain révolution­ naire » rédigé par Hippolyte Buffenoir à Sèvres, soutenait aussi la candidature Blanqui33435 mais, pratiquement, était sans influence locale, n’ayant pas d’abonnés à Bordeaux. Parmi les groupements qui épaulaient l’action du Comité de Bor­ deaux, une place spéciale doit être faite au Comité Blanqui de Nice formé de jeunes qui s’élevaient contre le parti radical niçois « la fine fleur des opportunistes d’outre-Var ». Ce Comité avait joué un rôle dans la première élection. Il continuait son effort. Son président Rasten Donat, ancien compagnon d’armes de Garibaldi, avait suivi ce dernier de Montevideo à Dijon. Son vice-président, Victor Garien, écrivait dans Le Progrès de Nice et des Alpes-Maritimes, polémi­ quant avec Le Patriote, prenant à parti le député-maire de Nice Borriglione, lançant à mots couverts l’idée d’une candidature locale de Blanqui. Ce Comité organisa le 29 août 1879 une réunion privée grou­ pant 150 personnes. Il encourageait moralement et financièrement le Comité-frère de Bordeaux**. A cette date, la campagne électorale du premier tour touchait à sa fin. La Victoire et La Gironde continuaient à combattre vigoureuse33. Le Prolétaire, 23 août 1879. 34. Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9596. 35. Le Progrès de Nice, 22 juin, 16 juillet 1879. — Bibl. nat., mss Blanqui, N.A. 9598.

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ment la candidature de Blanqui. Pour mieux nuire à l’élu invalidé, La Gironde s’abstenait de patronner aucun des candidats en pré­ sence. Nous voulons, disait-elle, qu’aucun des 6 800 électeurs qui ont voté pour M. Blanqui le 20 avril ne puisse redire : Ce n’est pas pour Blanqui que je vote, c’est contre tel groupe ou contre telle personnalité M. Explication originale ! Elle doit être enregistrée comme un aveu. La Victoire, elle, était navrée de la situation électorale qu’elle résumait ainsi : D’une part, une candidature moralement et politiquement impos­ sible ; de l’autre deux candidatures qui ont l’air de se faire concur­ rence l’une à l’autre, sans que l’on puisse comprendre comment l’une a surgi et sur quoi l’autre s’appuie. Et maintenant, électeurs, devines, si tu peux et choisis si tu l’oses87 / Quant à L’Ami de l’Ouvrier et du Soldat, par la plume de Raoul Desgranges, il montrait la portée politique de cette seconde élec­ tion : Elle marquera dans l’histoire du régime actuel. La question Barodet a tué la république conservatrice et son illustre patron. La ques­ tion Blanqui — qui ne fait que s’ouvrir — pourrait bien balayer l’opportunisme et les opportunistes. Sous l’apparence d’un incident personnel et local, c’est en effet la question organique, la question mère qui se pose aujourd’hui comme elle se pose au lendemain de toute révolution entre les repus et les affamés. C’est sous une autre forme le 3Î octobre qui se dresse en face du 4 septembre et lui dit : Qui t’a fait roi ? 88 L’utilisation du document Taschereau. Le fait important de cette campagne, dès le premier tour, c’est la reprise délibérée, voulue, systématique de toutes les calomnies d’antan contre Blanqui. Il s’agit de l’abattre à tout prix. On en fait une figure effarante. Il est rendu responsable de tous les maux. Aussi bien vit-on un rédacteur du journal d’André Gill railler la bêtise réactionnaire en reprenant pour l’adapter à Blanqui l’ancienne scie de 1870 : « La faute à qui ? ... A Bourbaki ». Les couplets spirituels se suivent. Le jeune prince impérial vient de mourir : c’est un coup monté par Blanqui. Un scandale vient d’éclater à Lyon : on le doit à Blanqui. Sarah Bernhardt va quitter la France : c’est la faute encore à Blanqui. Le temps est désastreux : c’est toujours à cause de Blanqui89.36789 36. 37. 38. 39.

La Guienne, 31 août 1879. Ibid. L’Ami de l’Ouvrier et du Soldat, 22 août 1879. Cric , « La faute à qui ? », dans La Lune Rousse, n° 137, 20 juillet 1879.

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Mais dans un contexte où la réaction et les républicains qui ne désarmaient pas contre le vieux lion se montraient très décidés à faire flèche de tout bois, le document Taschereau devait fatalement surnager. La presse hostile à Blanqui l’utilisa à plein. Le 19* Siècle attacha le grelot. Ainsi, suivant l’expression de Blan­ qui, MM. Sarcey et About repêchaient dans le lac de Bondy pour le servir au public un poisson d'avril de 18k8 en putréfaction depuis trente et un ans sous les résidus des indigestions parisiennes40. Il va sans dire que La Gironde et La Victoire firent tinter au ma­ ximum le grelot du 19* Siècle. C’est ce qui faisait dire au bonapar­ tiste Journal de Bordeaux : Etre accusé de trahison envers son parti par M. About et voir cette accusation reproduite dans le journal qui louait MM. Gounouilhou et Lavertugeon de n'avoir servi l'Empire et accepté ses faveurs que pour le trahir, c'est un peu fo r t4142! Comment Blanqui réagit-il devant cette offensive à retardement ? Pas plus vite qu’en 1848 lors du lancement du document Tasche­ reau, alors qu’une question de temps se posait impérieusement. Et, cette fois, avec une désinvolture qui ne pouvait que lui faire le plus grand tort ! Le coup de massue asséné par la Revue rétrospective le 1er avril 1848 l’avait étourdi, frappé de stupeur et comme paralysé. Se voir transformé en traître après tant de souffrances et d’immolations, après toute une vie sacrifiée à la cause populaire ! En être réduit à la défense de sa personne quand on ne connaît et qu’on ne pratique que l’attaque contre tous ! Quel renversement des choses ! N’y a t-il pas de quoi être désemparé ? Comme naguère, quinze jours durant, à son club, dans les jour­ naux, avec une fermeté dédaigneuse et comme un souverain mépris, il refusa les explications attendues impatiemment par l’opinion et réclamées à grands cris par ses ennemis barbèsistes. Les intrigants avaient beau jeu, la calomnie pouvait cheminer, tout restait en sus­ pens dans l’attente de la réponse décisive et foudroyante annoncée par Blanqui. Elle vint enfin rompant un mutisme qui déconcertait mais se faisait « attendre un peu trop longtemps » suivant la remar­ que de Raspail. Aussi, malgré le cri du cœur et la force de vérité qui s’en dégageaient, elle ne produisit qu’en partie l’effet escompté48. Cette faute psychologique pouvait s’expliquer chez Blanqui par la répugnance à se disculper quand toute sa vie répondait concrète­ ment aux calomnies. Or, non seulement il renouvela cette faute im­ pardonnable en 1879, il l’accrut encore car il ne se donna même pas la peine de répondre vraiment au 19* Siècle qui faisait cette fois l’of­ fice de la Revue rétrospective. A un rédacteur de La Marseillaise 40. La réponse de Blanqui au « 19e Siècle », dans La Marseillaise, n° 232, 20 août 1879. 41. Journal de Bordeaux, 29 août 1879. 42. Maurice D ommanget, Un drame politique en i$b&, chap. III. Blanqui et le document Taschereau.

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qui était allé l’interroger, il se contenta de faire justice « en quel­ ques mots » des « infamies rétrospectives » diverses sur son compte et finalement il lui remit une réponse ou plutôt une note écrite qui n’était même pas suivie de sa signature. Cette note43 est une riposte à l’article d’Eugène Liébert paru dans le numéro du 17-18 août 1879 et qui évoquait l’enquête judiciaire et l’enquête des clubs en 1848 au sujet du document Taschereau. Blanqui fait ressortir avec force que les juges ne se sont pas pro­ noncés sur la plainte en diffamation, déposée contre lui. C’est pour lui la preuve que le tribunal savait à quoi s’en tenir sur la valeur des accusations de Taschereau. Il écrit : Le prévenu n'a pas été amené sur les bancs. Pourtant, il était entre les mains de la justice, enfermé dans un donjon, et Paris était muet de terreur. Les juges n'ont pas jugé. Ils ont planté là le procès sans le vider. Pour Taschereau c'était bien pis que l'acquittement de sa victime. Cette abstention dédaigneuse est une note d'infamie lancée à la face du plaignant, des témoins et de la Chambre du Conseil. Tous impos­ teurs ou faussaires, voilà ce que disait d'autant plus rudement ce refus de juger qu'il était un manquement à la loi : il fallait un bien grave motif pour se décider à une pareille attitude. Tout ceci est bel et bien dit sur ce point particulier. Mais Blanqui ne fournit pas d’autres explications. Il termine sur le mode sarcas­ tique qu’il affectionne : Restons-en là pour aujourd'hui. Plus tard, bientôt, il sera temps de reprendre les verges et de flageller suivant leurs mérites les com­ pères de 1848 et de 1879, tous ennemis personnels, tous ennemis politiques scrupuleux comme le sont les conservateurs ou les palinodistes. Le comble du scrupule, chacun sait ça ! Pour le moment, les affaires de Bordeaux exigent de laisser ces dignes personnages en tête à tête avec le tribunal de police correc­ tionnelle de la Seine jusqu'au jour de son jugement. La Justice a le droit de faire attendre. Au revoir, honnêtes rétrospectifs \ La pro­ chaine entrevue ne manquera pas de charme. C’était plutôt inattendu et paradoxal de voir une victime cons­ tante de la « justice » s’en remettre au jugement plus qu’aléatoire d’un tribunal correctionnel ! Mais le plus singulier de l’affaire n’était pas là encore. En fait, Blanqui ne discutait pas au fond. Sa réponse n’était qu’une dérobade et contrairement à son affirmation, l’élec­ tion de Bordeaux exigeait que fût saisie, non pas un tribunal, mais l’opinion publique, spécialement les électeurs girondins surpris par l’accusation lancée. Si l’on veut apprécier équitablement les facteurs négatifs qui jouè­ rent dans l’élection, il convient de ne pas sous-estimer cette attitude. La vérité c’est que Le 19* Siècle, Le National et à leur suite La Gi­ ronde et La Victoire harponnèrent sans cesse Blanqui, son Comité et 43. La Marseillaise, 20 août 1879. Réponse citée.

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La Marseillaise, les sommant de répondre autrement que par une in­ terview, des articles sentimentaux ou des déclarations de tierces personnes. Ils n’obtinrent pas satisfaction. Une partie de l’opinion ne pouvait pas rester insensible à cette carence. On trouve un écho de ce trouble dans la dernière réunion privée organisée par le Co­ mité à l’Alhambra, la veille du scrutin. Il y avait bien 6 500 person­ nes, chiffre impressionnant, eu égard aux 300 partisans qu’Achard avait réunis la veille44. Bertin, Olivier Pain, correspondant de La Marseillaise, Antoine Jourde, un jeune étudiant Charles Bernard, futur député nationaliste de Clignancourt, passèrent en revue les principales raisons qu’on pouvait faire valoir en faveur de Blanqui, rétorquant au mieux les objections qu’on pouvait soulever contre sa candidature. Bertin notamment, soutint une discussion qui fut re­ marquée concernant l’éligibilité de Blanqui. Mais quand un auditeur demanda des explications sur le document Taschereau, Bertin eut recours à un subterfuge pour enterrer la réponse serrée qu’il aurait dû fournir Est-il vrai, demanda-t-il à Jourde, que vous avez fait savoir à qui de droit que vous possédiez la réponse de Blanqui au document Tas­ chereau ? Oui... — Quelqu'un de la rédaction de La Victoire s'est-il présenté pour en prendre connaissance ? — Non4546. Dans sa dernière affiche, le Comité ne manquait pas de logique en disant : Jamais élection ne fut plus pure, plus régulière, plus digne d'être respectée par des républicains. Il n'en a été tenu aucun compte. On vous demande aujourd'hui de confirmer votre verdict : vous n'y manquerez pas. Vous élirez Blanqui, citoyens, parce qu'il est le candidat du peu­ ple, le symbole de vos idées, la personnification de votre programme, le représentant légendaire de la justice opprimée par la brutalité. Vous l'élirez parce que vous êtes partisans de l'amnistie, parce qu'on refuse obstinément de prendre cette mesure d'équité qui seule peut éteindre les haines et rétablir la paix intérieure dont nous avons tous besoin ! Vous élirez Blanqui parce que le suffrage universel est inviolable, parce qu'à une balance républicaine il faut absolument que la vo­ lonté de 7 000 électeurs ait plus de poids que le caprice de sept ou huit bonapartistes transformés en officiers dans un conseil de guerre l Il n'est pas de loi qui vous impose un autre mandataire ! Il n'est pas de loi qui empêche de le valider : d'autres, inéligibles comme lui, le furent. Pourquoi Blanqui subirait-il seul Vexception 48 ? Tout cela, très valable, était à dire certes, mais la logique com44. La Marseillaise, 30 août 1879. 45. Ibid., 3 septembre 1879. 46. La Guienne, 31 août 1879.

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mandait aussi de relever l’accusation infâme portée contre le candi­ dat de l’amnistie, d’autant que les nouvelles générations éprouvaient le besoin de savoir. Une fois de plus, on éludait la question brûlante, la question pressante. Sans aucun doute, cette attitude, bien que con­ damnée par l’expérience de 1848, restait conforme à la tactique du « Vieux » touchant les calomnies. Elle n’en constituait pas moins une erreur extrêmement grave qui devait se payer par une chute appréciable des voix sur le scrutin du 20 avril. Gustave Geffroy regrette47 qu’aucun des hommes qui ont pris le pouvoir au 4 septembre et qui ont eu accès à la Préfecture de Police n’ait élevé la voix en faveur de Blanqui. Mais pourquoi un person­ nage officiel aurait-il fait ce geste puisque l’intéressé lui-même se tenait sur la réserve ? Et pourquoi serait-il intervenu puisque aucun des députés d’extrême gauche n’intervenait soit par la parole, soit par une adresse pour laver Blanqui de toute souillure ? En parlant de la sorte, Clemenceau, Duportal, Martin-Nadaud, à défaut de Louis Blanc, eussent prouvé leur sympathie agissante. Ils ne l’ont pas fait et nous mesurons ici la proscription pesant sur Blanqui. Il était traité en galérien par l’opportunisme, et il portait ombrage à ceuxlà mêmes qui le défendaient à la Chambre. La vérité c’est que € les républicains de salon » de l’extrême gauche, pour parler comme Martin-Nadaud en 185048, avaient peur que l’irréductible opposant ne vînt troubler leur « partie de campagne ». Cette abstention empêcha de sceller l’alliance des radicaux et des socialistes borde­ lais. Les indécis ne purent être entraînés et certains journaux ne cachèrent pas qu’on avait l’impression d’un échec pour la seconde candidature Blanqui49. Scrutin du 3Î août 1879. Les résultats proclamés le 31 août au soir furent les suivants : Inscrits : 24 429 Blanqui 3 929 Achard 1 852 Métadier : 1 37450 A Paris, dans les bureaux de ha Marseillaise, 19 rue Bergère, un grand nombre de citoyens attendaient la dépêche annonçant les chiffres. Sa lecture, par Olivier Pain, fut accueillie par d’unanimes et enthousiastes acclamations 51. Le lendemain, un leader du journal commentait ainsi le scrutin : 47. L'Enfermé, pp. 425-426. 48. L'Egalité du 30 juin 1878 donne les passages essentiels de la lettre de Martin-Nadaud à Blanqui. Article : Les 2 Nadaud. 49. La Petite Presse, 30 août 1879. 50. La Guienne, La Gironde, etc., 2 septembre 1879. 51. La Marseillaise, 2 septembre 1879.

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L'apôtre vénérable, le combattant sans peur et sans reproche de la démocratie, l'homme de cœur qui a passé quarante années de sa vie dans les cachots... a obtenu à lui seul plus de voix que ses deux concurrents réunis. Blanqui avait contre lui toutes les forces gouvernementales au service de ses concurrents ; contre toute justice Blanqui était en butte aux calomnies immondes des insulteurs de la presse conserva­ trice qui ramassaient sans pudeur toutes les infamies charriées par le ruisseau réactionnaire pour les jeter à la face du vieux républi­ cain ; Blanqui n'avait pas un journal qui le défendît à Bordeaux. Cependant il a triomphé. L'issue de ce ballottage n'est pas un seul instant douteuse et per­ sonne ne s'g trompera “. C’est surtout comme affirmation d’hostilité que le scrutin fut in­ terprété. Henry Maret, à l’extrême gauche, écrivit : L'échec du gouvernement est considérable. Si Blanqui avait eu plus de voix, on aurait cru qu'il y avait beaucoup de blanquistes. Ce qu'on dit et ce qui est certain, c'est qu'il y a une majorité énorme qui, blanquiste ou non, n'est ni ferryste, ni gambettiste M. A l’extrême droite, le Journal de Bordeaux, voit « le ministère battu, la Chambre battue aussi » et affirme qu’en conscience, ils devraient se retirer L'Union, cléricale et royaliste, trouva le résultat « excellent » et y vit le germe « d’espérances patriotiques M». Toute la presse réac­ tionnaire, du reste, voyait dans cette crise ouverte depuis six mois une source d’agitation et de perturbations susceptible d’amener « le réveil de la France chrétienne et monarchique525346 ». C’est ce qui per­ mettait au journal de Lavertugeon de railler La Victoire intronisant Blanqui « candidat d’Henri V et de l’Eglise5758». La Gironde s’écriait : C'est un spectacle tout à fait instructif que celui de l'intérêt que portent au vieux révolutionnaire les organes les plus confits en con­ servatisme politique et religieux. Blanqui est une des espérances de la Congrégation ! Nous ne serions pas surpris à lire les articles que L’Univers, L’Union, Le Pays, et autres saintes feuilles consacrent à l'élection de Blanqui que quelque cierge brûlât à Lourdes en vue du succès de l'ex-prisonnier de Clairvaux5\ La situation, en effet, paraissait inextricable du fait de la position de la question et bien digne de réjouir les droitiers. Ainsi qu’Henry Maret le faisait remarquer, il n’y avait pas un républicain sérieux 52. La Marseillaise, 2 septembre 1879. 53. Ibid., 3 septembre 1879. 54. Journal de Bordeaux, 2 septembre. 55. La victoire de la Démocratie, 4 ou 5 septembre. Bibl. nat. mss Blanqui, N.A. 9598. 56. Ibid. 57. La Gironde, 13 septembre 1879. 58. Ibid.

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qui osât se présenter contre Blanqui, et cependant l’élection de Blan­ qui était appelée à miner la Chambre et le ministère républicain5960. Quelles remarques peut-on faire sur le scrutin du 31 août ? D’abord, sur 24 429 inscrits, Blanqui ne recueille même pas 4 000 voix. Le succès est donc incomplet, fragile, tout à fait relatif et il n’y a pas lieu d’en triompher. Le fait saillant est le chiffre énorme et accru des abstentions. Les 12 362 suffrages exprimés le 20 avril tombent à 7 155, soit une chute de 5 207 voix. D’où provient cette chute ? Henry Maret dit que les opportunistes ne peuvent se féliciter de ces abstentions, qu’ils ne peuvent les revendiquer pour eux « puis­ qu’ils avaient deux candidats, l’un franchement modéré, l’autre faussement radical. Ceux qui ont aimé le visage-peuple ont voté pour Métadier. Ceux qui ont aimé le visage-bourgeois ont voté pour Achard eo ». Peut-être bien. Mais La Guienne prétend, au contraire, que les anciens électeurs de Lavertugeon se sont abstenus en grand nombre6162et l’on sait qu’effectivement, La Gironde préconisa cette tactique La « meilleure partie » des abstentionnistes est revendiquée par Henry Maret. Il dit : Beaucoup de vrais radicaux ont pu sfabstenir ; parmi eux ceux qui ont été dupes des calomnies du 19e Siècle, ceux qui ont pensé que Blanqui serait invalidé ; le reste comprend les dégoûtés qui voient que les républicains ne tiennent aucune de leurs promesses6364. En une matière aussi délicate, il est difficile de se prononcer. Néanmoins, l’aveu par Henry Maret de l’effet produit par l’exhuma­ tion du document Taschereau est à retenir. Peut-être aussi convientil de faire entrer en ligne de compte dans les abstentions des dégoû­ tés d’une autre catégorie que celle envisagée par H. Maret. Les jour­ naux locaux se sont plaints — fait à noter — de la « fanatique vio­ lence », des procédés autoritaires, du despotisme des « menaces du Comité Blanqui ». Cette « petite camarilla » aurait en quelques jours abaissé les mœurs électorales de Bordeaux « au niveau des pires mœurs américaines ». Dès les premiers discours, les réunions publi­ ques dégénéraient en bagarres, ce qui incitait de nombreux élec­ teurs à rentrer sous leur tente. Par ailleurs, certains des électeurs d’opinion accentuée ne pouvaient qu’être frappés de l’inconséquence de prôneurs du mandat impératif soutenant la candidature d’un homme auquel ils ne demandaient aucun engagement*\ Si l’on compare le premier tour du 5 avril au premier tour du 31 août, Blanqui gagne 231 suffrages, peu de chose en vérité. Mais si l’on compare ce premier tour du 31 août au second tour du 59. 60. 61. 62. 63. 64.

La Marseillaise, 6 septembre 1879. Ibid., 3 septembre 1879. La Guienne, 2 et 16 septembre 1879. La Gironde, 30 août 1879. La Marseillaise, 3 septembre 1879. La Victoire de la Démocratie, n° cité.

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20 avril, Blanqui perd 2 872 suffrages : chute très sérieuse. Les amis de Blanqui ne pouvaient pas ne pas être frappés de ce fait, et c’est bien ce qu’Henry Maret faisait sentir en écrivant : Tout peuple qui devient indifférent est à la merci d'une surprise". Le 19* Siècle6®, dans sa haine de Blanqui, affirme hardiment qu’une bonne moitié des suffrages recueillis par le vétéran prove­ naient d’électeurs réactionnaires. Ainsi Blanqui n’aurait même pas retrouvé la moitié de ses voix du premier tour ! Une telle énormité ne se discute pas et la « majorité de rencontre », résultat « bizarre et monstrueux des passions socialistes et des fureurs réactionnai­ res », est le produit de la féconde imagination du 19e Siècle. Au de­ meurant La Victoire, de même nuance que Le 19e Siècle, reconnut que ceux qui avaient voté pour Blanqui étaient des « républicains sincères 657689». Il reste établi cependant qu’au 31 août comme au mois d’avril, plusieurs conservateurs avérés votèrent ouvertement pour Blanqui, conformément au mot d’ordre discret donné dans certaines réunions cléricales M. Manœuvre entre les deux tours. Quand on examine froidement ce scrutin du 31 août, on conçoit très bien que La Gironde et La Victoire, les deux feuilles marchant sous la même bannière, se soient réjouies. On estime, par contre, que La Marseillaise, supputant l’issue du ballottage, se montait plu­ tôt la tête en prophétisant : Blanqui peut être considéré dès aujourd'hui comme l'élu de la première circonscription de Bordeauxn. Le succès de Blanqui était à la merci d’une manœuvre habile de concentration entre les deux tours de scrutin. Cette manœuvre, que certains bruits faisaient présager, se des­ sina tout de suite. Comme mus par un chef d’orchestre invisible, La Gironde, La Victoire, Le 19* Siècle préconisèrent pour faire échec à Blanqui, le ralliement de tous les groupes républicains autour d’une candidature dite « d’Union et d’extrême gauche ». Ecoutons Le 19e Siècle : Toute la question est de savoir s'il est possible de mettre en avant dans cette grande ville de Bordeaux un républicain honnête homme, capable de réunir sur son nom les quelques milliers de voix néces­ saires pour être élu ; ou bien si l'on renoncera à barrer le passage à M. Blanqui escorté des 3 900 socialistes, bonapartistes et réaction­ naires de toute nuance qu'il traîne après lu i70. 65. 66. 67. 68. 69. 70.

La Le La La La Le

Marseillaise, 3 septembre 1879. Î9* Siècle, 3 septembre 1879. Victoire, 2 septembre 1879. Gironde, 19 septembre 1879. Marseillaise, 2 septembre 1879. i9* Siècle, 3 septembre 1879.

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La Gironde écrivait de son côté : Une nécessité apparaît clairement à tous les yeux, celle de Vunion de tous les groupes non blanquistes et de leur cordiale entente en vue du scrutin du îk septembre. Cette union et cette entente seront aisées si chacun s’inspire, comme c’est le devoir, de Vintérêt supé­ rieur de la République 71273. Au cours d’une réunion préparatoire où les quatre journaux répu­ blicains de Bordeaux étaient représentés : La Gironde, La Petite Gironde, La Victoire, Don Quichotte, le principe d’un congrès pour le choix d’un candidat unique au second tour fut admis. Ce congrès devait être ouvert à tous les électeurs qui accepteraient de com­ battre la candidature Blanqui et d’admettre la candidature quelle qu’elle soit sortant du vote du congrès. La date en fut fixée au 5 septembre. Les électeurs invités répondirent presque tous à l’ap­ pel du Comité d’organisation. On comptait douze à quinze cents électeurs dans la salle de 1’Alhambra. Tout de suite, à l’unanimité moins quatre voix, le compte de Blanqui fut réglé par une motion d’ordre qui spécifiait qu’on ne discuterait que des candidatures lé­ gales. Après qu’on eut donné lecture de lettres d’O. Bernard et A. Lavertugeon déclinant toute candidature dans un esprit de conci­ liation, plusieurs noms de candidats éventuels se trouvèrent mis en avant : Steeg, Armand Lalande, Gustave Naquet, Jouffre, Gilbert Martin. Finalement, le débat s’étant circonscrit entre Saugeon et Achard, c’est ce dernier qui l’emporta à une majorité considéra­ ble w. Aussitôt, faisant preuve de discipline, La Gironde apporta son appui au candidat investi, tout en donnant le coup de pied de l’âne à Blanqui. M. Blanqui, en faveur duquel un sentiment d’humanité, de géné­ rosité put, lorsqu’il était encore prisonnier, entraîner les votes de républicains sincères, n’a plus aujourd’hui pour patrons que les communistes révolutionnaires d’une part, les monarchistes de toute couleur, de l’autre n. Action du Comité au second tour. Ces lignes paraissaient six jours à peine avant l’élection. Le même jour, les journaux donnaient l’affiche du Comité Blanqui ouvrant la campagne du second tour. Elle constituait à la fois une lettre de re­ merciements, une riposte au congrès du 5, une déclaration som­ maire de principe et une brève réponse à l’offensive de diffamation. On y reconnaît trop le style de Blanqui pour que nous n’en don­ nions pas le texte intégral : 71. La Gironde, art. : Après le premier tour. 72. Ibid., 4 sept. — La Guienne, 8 septembre. — La Victoire, 7 septembre. 73. La Gironde, 8 septembre 1879.

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Citoyens, Qui sommes-nous ? — Une poignée d’hommes du peuple ayant au cœur l’énergique sentiment du droit et de la justice. Que voulons-nous ? — Le suffrage universel a été violé, nous demandons qu’on le respecte. L ’amnistie est obstinément refusée, nous la réclamons obstiné­ ment. Un vieillard dont la vie n’a été qu’un long martyrologe, est dif­ famé, flétri, banni de la vie sociale, nous poursuivons sa réhabilita­ tion. Nous croyons être dans le devoir, dans le principe, dans la vérité. C’est pourquoi nous marchons le front haut et la conscience satis­ faite. Contre nous, tout a été mis en œuvre. Malgré la menace d’invalidation nouvelle, malgré l’épithète de ré­ volutionnaires socialistes perfidement transformée en épouvantail, malgré l’horrible machination puisée à la source impure de la police secrète et répudiée par tous les cœurs honnêtes ; malgré le flot dé­ chaîné de toutes les menaces, les injures, les haines et les calomnies, vous vous êtes groupés 4 000 autour du drapeau de nos revendica­ tions républicaines. Eu égard aux manœuvres employées, ce résultat est un triomphe. Cette poignée d’hommes résolus est devenue une phalange. Merci. Au mépris de toutes les traditions démocratiques, des hommes dont les candidats n’ont pu réunir ensemble autant de voix que le nôtre tout seul, osent, nouveaux Louis XIV, mettre en question le scrutin du 31 août et la volonté de 4 000 électeurs. Laissons ces agitations stériles se produire. Ayons la sérénité du droit. Poursuivons à travers le large chemin que nos pères ont tracé, le but suprême de l’émancipation du travail et de la répartition équi­ table des charges et des bienfaits de la civilisation. La République vraie, basée sur l’inviolabilité absolue du suffrage universel peut, seule, nous aider à l’atteindre. Que les clameurs impuissantes des ennemis de la justice glissent sur nous comme un tourbillon de poussière ; secouons notre habit et passons outre. Vive Blanqui ! — Vive la République 74 / Entré dans la voie de la riposte aux calomnies, le Comité Blanqui devait poursuivre sa marche en ce sens. Il fit placarder sur les murs la fameuse déclaration favorable à Blanqui émanant de 46 membres de sociétés secrètes, plus une lettre de Boichot. Le tout était précédé de la note : 74. La Guienne, 8 septembre 1879.

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En présence de la coalition des ennemis du peuple, au moment où vous allez élire Blanqui, il ne faut que rien, rien au monde, puisse troubler vos consciences honnêtes ou ternir Véclatante manifesta­ tion que vous allez faire sur le nom de ce martyr vénéré. C’est pourquoi nous croyons utile de placer sous vos yeux les do­ cuments irréfutables en réponse à l’infâme calomnie du bonapar­ tiste Taschereau le, faussaire ”. A la suite des textes venaient les réflexions suivantes : Et maintenant, rentrez dans l’ombre, calomniateurs à gages ; chapeau bas devant cette tête vénérable sur laquelle toutes les réac­ tions ont asséné tour à tour leur coup de massue. A cette légende héroïque, à cette grande et terrible existence, ne pouvait manquer et n’a pas manqué, vous le voyez, la plus écla­ tante, parce qu’elle est la plus douloureuse des auréoles : la calom­ nie 756 / C’était là ce que La Guienne appelait « l’éloquence démocratique portée jusqu’au lyrisme ». Une troisième et dernière proclamation montrait les résultats obtenus malgré les conditions difficiles, bafouait l’opportunisme, réclamait l’amnistie, faisait justice d’une nouvelle billevesée mise en circulation. Elle se terminait par une de ces formules tranchan­ tes dont Blanqui avait le secret : Citoyens, Vous avez vu se liguer pour nous combattre toutes les forces dont disposent nos ennemis : prestige de la richesse, publicité des journaux, candidatures multiples, pression policière, calomnies atroces ; rien n’a manqué. Et cependant sous cette avalanche fu­ rieuse, nous sommes restés calmes, debout, stoïques, triomphants ! Pourquoi des adversaires si puissants ont-ils produit tant de faiblesses ? Pourquoi nul homme de valeur n’a-t-il voulu affronter la lutte ? Qu’est-ce donc qui nous rend redoutables, nous pauvres hères, déshérités de la fortune, de l’instruction brillante et de la popula­ rité tapageuse ? Qu’est-ce ? Le Droit. Il y a neuf ans que l’opportunisme vous berce de paroles trompeu­ ses, pleines de promesses, vides de résultats. Les hommes succèdent aux hommes ; l’idole d’aujourd’hui remplace celle d’hier, mais les institutions monarchiques, religieusement respectées, continuent à fonctionner comme si rien n’était changé à notre organisation poli­ tique. On s’intitule républicain et on ne veut pas de la République. « La République est un Etat où le peuple n’obéit qu’aux lois qu’il a faites lui-même. » 75. La Guienne, 14 septembre 1879. 76. Ibid.

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Eh bien, citoyens nous vous le demandons la main sur la cons­ cience, est-ce le peuple qui a fabriqué cette loi de Bonaparte, cette loi qu'on n'a osé appliquer à personne, et en vertu de laquelle, Blanqui, au mépris d'un scrutin libre et régulier, est considéré comme inéligible ? Est-ce le peuple qui s'oppose à la proclamation de l'amnistie ? Le suffrage universel a, par trois fois, désigné son mandataire. En dehors et au-dessus de sa volonté souveraine, il ne peut y avoir qu'obstination factieuse et révolte coupable. « C'est un agitateur, c'est l'inconnu ! » s'écria furieux, l'acharné de l'opportunisme. Est-ce être un agitateur que de saper le trône des rois ? Est-ce être un agitateur que de s'opposer aux massacres des prolétaires ? Est-ce être un agitateur que d'avoir été martyrisé par l'Empire ? Est-ce être un agitateur, enfin, que de vouloir sauver la France en 1870 ?... Malheureux ! respectez ces cheveux blancs ! Le peuple ne vous croit pas, et lui garde, malgré vos injures, ses meilleurs senti­ ments de respect, de reconnaissance et d'amour l Citoyens, Nous défendons le suffrage universel contre la loi de Bonaparte. Eux défendent la loi de Bonaparte contre le suffrage universel. Choisissez 7778. Cet effort sérieux par voie d’affiche — qu’épaulaient à Paris Ro­ chefort dans La Marseillaise 78 et Guesde dans une réunion tenue le 12 salle P erot79 — fut complété à Bordeaux la veille du scrutin par une grande réunion privée. Elle groupa trois à quatre mille person­ nes. Larnaudie, Ernest Roche, Bertin y parlèrent. Au moment de l’exposé de ce dernier, un coup de théâtre évidemment préparé se produisit. Blanqui parut et ce fut du délire, des cris frénétiques, des trépignements. Le « Vieux » clôtura cette fois la séance parlant vingt minutes environ. C’était la première fois qu’il parlait à une tribune depuis le siège. Il commença par remercier ses électeurs, puis déclara — « très applaudi » dit un correspondant, « fort ap­ plaudi » dit La Gironde — qu’il poursuivrait énergiquement la réali­ sation de son programme, qu’on n’aurait jamais la liberté de la presse avec la Chambre en exercice, que seule la Révolution permet­ trait de faire la séparation de l’Eglise et de l’Etat, que l’article 7 n’était qu’une « bagatelle » insuffisante pour enrayer l’envahisse­ ment des robes noires, que les députés étaient des « valets de cham­ bre » de Jules Grévy. Un électeur lui ayant demandé ce qu’il pensait précisément du président Grévy, Blanqui de sa voix sèche et tran­ chante, sans mâcher les mots, fit une réponse à l’emporte-pièce. 77. La Guienne, 14 septembre 1879. 78. Une lettre de Rochefort fut lue en réunion privée par Olivier Pain. — Le Phare du Littoral, 15 septembre 1879. 79. Compère-Morel , Jules Guesde, p. 149.

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Qu’il ait dit : « Grévy est un despote » ou bien « Grévy gouverne par la force comme les souverains d’Orient » ou même « Grévy est un bandit80, la nuance importe peu. Le fait est bien dans sa ma­ nière. Blanqui n’était pas un candidat calculant diaboliquement ses chances, capable de pousser la roue de la fortune au prix d’une res­ triction mentale. Il n’ignorait pas qu’en traitant ainsi une haute personnalité qui, à tort ou à raison, passait pour un homme d’Etat et un vétéran fermement républicain, il blessait des susceptibilités et mettait un terme au maximum de concentration démocratique pouvant se faire sur son nom. On est en droit d’admettre que cette parole acheva de le perdre. Au vote, son adversaire l’emporta sur lui de 158 voix. Blanqui battu (ik septembre Î879). Le scrutin du 14 septembre se traduisit comme suit : Inscrits : 24149. — Votants : 9 350 Achard : 4 698 Blanqui : 4 540 81 Blanqui était battu, mais battu par un déplacement de 79 voix seulement, ce qui n’était pas très reluisant pour son adversaire. C’est ce qu’on faisait remarquer : Ce pauvre Blanqui I II a fini par rester sur le carreau. Mais fran­ chement les partisans de la candidature Achard nfont pas lieu de crier bien haut victoire...82. Pourtant Achard, qui avait eu chaud, faisait preuve de jactance. Dans une lettre à ses électeurs, il se déclarait « le soldat du droit et le représentant de la justice outragée ». C’était plutôt grotesque, eu égard à la position et au passé héroïque de son adversaire, comme le fit observer La Marseillaise. Le même journal souligna qu’au con­ traire le respect de la légalité et la sainte cause de la justice étaient tombés blessés à Bordeaux. Une blessure met hors de combat, il est vrai. La plaie pansée, guérie, le combat peut reprendre. La Marseil­ laise ajoutait que l’échec de Blanqui posait, d’une manière perma­ nente, sa candidature, laissant « suspendues sur la tête du gouver­ nement toutes les questions qui s’y rattachent83 ». Lfopportunisme l'emporte un jour mais le lendemain reste au ra­ dicalisme. De candidat à Bordeaux, Blanqui devient le candidat uni­ versel de la démagogie à tous les sièges vacants. Les opportunistes se félicitent de l'avantage obtenu hier, peut-être regretteront-ils un 80. La Gironde, 15 septembre 1879. — Le Petit Marseillais, 14 septembre. Lettre de F. — A. Z évaès, Auguste Blanqui, p. 113. 81. La Gironde, La Guienne, 16 septembre 1879. 82. La Guienne, 16 septembre 1879. 83. La Marseillaise, 16, 17, 21 septembre 1879.

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jour que Blanqui ne soit pas député de Bordeaux plutôt que candi­ dat à Paris*4. A côté de ces jugements, il est intéressant d’enregistrer l’opinion d’un organe de la presse étrangère, comme le Times qui, placé en dehors des luttes et des passions de parti, pouvait envisager la si­ tuation avec une plus grande impartialité. Dans un article de fond consacré aux affaires intérieures de la France, le Times commen­ tant l’élection de Bordeaux, constatait l’inquiétude des esprits en face de l’avenir. Il soulignait que « l’opinion française n’est pas en­ tièrement satisfaite de la République », que « le sentiment de la stabilité n’existe pas » et que « des éléments provenant des régimes précédents réunis dans une opposition commune peuvent devenir un grand embarras ». L’article se termine : Mais ce qui est bien plus grave, cfest qu’il règne parmi les hommes modérés des appréhensions sur Vavenir de la République, à savoir qu’elle doit tomber entre de mauvaises mains. Le communisme n’a pas été extirpé du sol français. Il est assez puissant pour être une cause d’alarme pour ceux qui en voient le b u tM. Une lettre, venant de Marseille et publiée par L’Evénement, sem­ blait corroborer ces noires précisions. Elle annonçait que l’échec de Blanqui avait produit dans quelques-uns des cercles extrémistes du grand port de la Méditerranée une « véritable exaspération » et que des paroles de colère avaient été proférées contre Gambetta rendu responsable 8456. Il était donc bien vrai que la lutte allait continuer, exacerbée par l’échec comme elle l’eût été par le succès. On en eut la preuve à Bordeaux même où les partisans de Blanqui se groupèrent au nombre de deux mille environ, salle du Petit-Fresquet, en un grand banquet populaire le 21 septembre, une semaine seulement après l’élection. Ce fut d’ailleurs un banquet vraiment populaire où, pour cinquante centimes, chacun put avoir un cassecroûte et deux verres de vin. Blanqui, qu’accompagnait Mme An­ toine, y fut acclamé président, mais vu son état de faiblesse, cette présidence resta honorifique à ce point que le « Vieux » chargea Ernest Roche de lire en son nom les remerciements d’usage aux électeurs. Le véritable but de la réunion était la fondation d’un jour­ nal destiné à consolider et étendre les résultats obtenus. Ernest Roche et Bertin, très applaudis, intervinrent en ce sens. Pour as­ seoir l’organe sur une base populaire, Bertin proposa le lancement de 4 000 actions de cinq francs qu’il invita les auditeurs à sous­ crire 87. La Voix du Peuple, issue de ce banquet, eut pour rédacteur en 84. 85. 86. 87.

D’après La Guienne, 16 septembre 1879. Ibid., 20 septembre 1879. D’après Le Phare du Littoral, 26 septembre 1879. L'Ami de l'Ouvrier et du Soldat, 24 septembre 1879.

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chef Ernest Roche. Mais, faute d’argent, l’organe succomba au bout de six m ois88. Cependant, le noyau blanquiste constitué à Bordeaux à la faveur de la candidature Blanqui, resta assez solide pour affron­ ter la lutte sur le terrain municipal en janvier 1881. Une liste de candidats poursuivant « la réalisation du socialisme » et compre­ nant Ernest Roche, l’ancien professeur de philosophie à l’Université Marty, le président de la Libre Pensée Bacqué, le déporté de 1852 Barbière, le capitaine au long cours Corfmat, recueillit de 3 578 à 1 509 voix, les premier et dernier élus de la liste opposée recueillant respectivement 14 270 voix et 6 709 voix89. Faut-il ajouter que la bourgeoisie bordelaise se vengea en réduisant Ernest Roche et sa famille à une noire misère 90 ? C’est alors qu’Ernest Roche se réfugia à Paris où il devint bientôt rédacteur à U Intransigeant de Rochefort, poste qu’il occupa jusqu’en octobre 1907, date du départ de Rochefort pour La Patrie 91. La tournée pour Vamnistie — Séjour à Marseille. L’échec de Blanqui était loin d’éluder la question de l’amnistie plé­ nière. En commentant un de ses dessins, Gilbert Martin le fit remar­ quer : C’est que dans cette, lutte altière Où triomphent enfin des lois, L’appel à Vamnistie entière S’est fait entendre quatre fois. Et qu’en avril comme en septembre Quel que fût l’état des esprits, Le scrutin a dit à la Chambre : « Pardonnez à tous les proscrits92 / » C’est précisément pour faire progresser la cause de l’amnistie en l’insérant dans la lutte contre l’opportunisme et ses soutiens directs ou indirects, c’est peut-être aussi « pour prendre une revanche de l’immobilité et du silence de toujours », qu’après les dures fatigues de Bordeaux, malgré sa faiblesse et son âge, Blanqui prit le bâton du propagandiste. Edmond Lepelletier dit qu’il « fut emmené par des amis » pour cette tournée de conférences et de banquets ajou­ tant : Sa présence intéressante, sa physionomie sombre, son maintien grave, sa parole faible, mais nette et précise, produisirent sur les auditeurs attentifs une impression vive. On le regarda avec l’émotion et la compassion qui s’attachaient après le tk juillet 1789, aux pri­ 88. 89. 90. 91. 92.

Le Cri du Peuple, 4 octobre 1885. La Victoire de la Démocratie, 4 et 6 janvier 1881. Le Réveil du Peuple, 19 août 1893. Article cI’H enri P lace. VHumanité, 13 octobre 1907. Don Quichotte, 19 septembre 1879.

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sonniers arrachés à la Bastille, promenés dans les rues de Paris 93945. Mais cette sorte d’exhibition ne plut pas à tout le monde, même dans le parti républicain, témoin cette réflexion de Don Quichotte : Ne vous semble-t-il pas que cette exploitation d’un vieillard décré­ pit, auquel reste à peine un souffle de vie, a quelque chose d’indécent qui choque la conscience w. Du 22 septembre au 10 novembre, date de son retour à Paris, le septuagénaire échappé à la claustration, fait tout un périple dans le Midi puis, de Lyon, rayonne dans les centres industriels entre Loire et Rhône. Le solitaire parle aux masses hantées par l’avenir, il égrène les vieux souvenirs avec les lutteurs qu’il a connus, visite des ateliers d’artisans, s’intéresse au fonctionnement des organisations ouvrières et laïques. Il connaît les ovations enthousiastes des foules méridio­ nales. C’est comme une apothéose, et peut-être ces effusions, ces ac­ clamations énormes et sincères montant du prolétariat et de l’avantgarde démocratique le payent-ils quelques instants de l’amertume des mauvais jours, du douloureux martyre de sa vie. On est tenté de le croire en le voyant affronter plus d’un mois et demi une tournée qui eût épuisé à coup sûr un jeune propagandiste. C’est par Marseille que débute ce voyage. Blanqui y est appelé pour le banquet anniversaire de la première République. Il arrive en gare le dimanche 21 septembre M, à quatre heures du soir. Un journal le peint : Petit, cassé, plus que modestement vêtu, les cheveux entièrement blancs, ainsi que la barbe. Cependant ses yeux sont vifs et aussi péné­ trants que lorsqu’il présidait son fameux club de 1848. On dirait que toute sa vigueur s’est concentrée dans son regard. Dès trois heures, une affluence qu’on a évaluée à cinq mille per­ sonnes avait envahi la cour de la gare. Il y avait là, prêt à le rece­ voir, un Comité composé d’une dizaine de membres de divers cercles ouvriers, portant un ruban rouge à la boutonnière ; et trois citoyen­ nes déléguées des femmes socialistes, coiffées de chapeaux garnis de rubans rouges et chargées de lui offrir des bouquets. Bremond, an­ cien conseiller municipal, le docteur Susini, Léonce Jean se trou­ vaient dans l’enceinte avec quelques membres du Comité. Signe caractéristique : comme pour un personnage officiel, des démarches avaient été faites auprès du chef de gare afin d’obtenir que les per­ sonnes chargées de recevoir Blanqui fussent admises sur les quais un peu avant l’arrivée du train, et qu’une salle fût mise à leur dis­ position. Le train fit son entrée en gare à 4 h 15, Blanqui se trouvait dans un compartiment de deuxième classe. Henry Maret, rédacteur à La Marseillaise le reçut. Aussitôt qu’il parut, la foule se porta vers 93. Histoire de la Commune, t. III, p. 57. 94. Don Quichotte, o c to b r e 1879. 95. Le Petit Marseillais, 23 se p te m b r e 1879. d u it d a n s La Guienne d u 28 se p te m b r e . — Le b r e . — La Petite Presse, 25 se p tem b re.

— La Gazette du Midi rep ro­ Phare du Littoral, 26 se p te m ­

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lui, le saluant des cris de : « Vive Blanqui ! Vive l’amnistie ! ». A ce moment, dit une feuille, « ce n’était plus de l’enthousiasme, c’était en quelque sorte du délire ». Et, en effet, un incident grotesque montre à quel diapason les têtes étaient montées : un apothicaire nommé Fleury, connu à Marseille pour ses excentricités, se présenta devant Blanqui la barbe peinte en rouge avec, comme coiffure, un tissu écar­ late figurant un bonnet phrygien. Blanqui, appuyé aux bras du docteur Susini et d’Henry Maret, se rendit dans la galerie vitrée donnant accès au buffet de la gare où des dames lui présentèrent des bouquets de fleurs rouges. Alors, les portes de la galerie laissèrent passer le cortège, et la foule envahit la grande cour en poussant des vivats. Trois voitures étaient là : Blan­ qui monta dans la première avec Bernard, son neveu, Henry Maret, Susini et un délégué du Comité. La foule était si compacte que les voitures eurent beaucoup de peine à se frayer un passage. Aussi, vers le milieu de l’avenue de la gare, plusieurs jeunes gens voulurent dé­ teler les chevaux, mais les membres du Comité s’y opposèrent, et les voitures escortées par une affluence considérable chantant La Mar­ seillaise, Les Girondins et le Chant du départ se mirent de nouveau en marche. Elles arrivèrent au Cercle socialiste de l’Indépendance, cours Belsunce, où Blanqui descendit de voiture. Il était 5 heures et demie. A ce moment, un nouvel incident se produisit mettant en lu­ mière les deux comportements des socialistes touchant le drapeau : l’un mariant le drapeau tricolore au drapeau rouge ; l’autre, plus exclusif, n’admettant pas le drapeau tricolore. Au balcon du Cercle, situé au coin de la rue d’Aix et de la rue Nationale, flottait un grand drapeau tricolore tout neuf avec, en guise de cravate, une immense écharpe rouge. Dès que Blanqui fut entré, un membre du Cercle en­ roula le drapeau autour de la hampe afin qu’il ne reste plus en vue que l’écharpe rouge « produisant l’effet du drapeau communard ». Blanqui parut alors au balcon et de sa voix faible mais précipitée par l’émotion, il dit : Citoyens, Je vous remercie du bienveillant accueil que vous venez de me faire. Je nfai éprouvé dans le cours de mon existence que des mal­ heurs et des souffrances. Aussi, ne vous étonnez pas de ce que je m'exprime si péniblement. Aujourd'hui, je suis libre, il n'est par con­ séquent plus nécessaire que vous vous préoccupiez de ma personne. Il n'en est pourtant pas ainsi de tous ceux qui, comme moi, ont subi la détention et l'exil ; plusieurs sont encore à Cayenne et à Nouméa, c'est de ceux-là que vous devez vous préoccuper. Le gouvernement hésite à les amnistier, et cette indécision, ces tergiversations, il faut que nous arrivions à les vaincre. Ne vous préoccupez par conséquent plus de moi, c'est à eux qu'il faut penser. Après qu’on lui eut souhaité la bienvenue, Blanqui, fatigué, partit avec M. et Mme Bernard, ses neveu et nièce, et le docteur Susini,

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pour se rendre au domicile de ce dernier. Tout le long du parcours, ce furent de nouvelles ovations. Le soir, à 9 heures, le banquet prévu réunissait cinq à sept cents convives dans la vaste salle Jarjaye. Cinq tables étaient disposées longitudinalement laissant au centre une plate-forme et un espace pour la table d’honneur qui était entourée d’arbustes et surmontée d’un buste de la République avec, au-dessus, le portrait de Blanqui. On remarquait plusieurs citoyennes parées d’un nœud rouge au corsage ; l’une était entièrement vêtue de rouge. Après les interventions de Delhon et Susini, et le calme relatif qui s’ensuivit, Blanqui fut en quelque sorte porté à la tribune. Il s’ex­ cusa de la faiblesse de sa voix, affirma que la République n’était pas en progrès, engagea les démocrates à veiller sur elle et les radicaux à rester fermes sur leurs principes. Ensuite, il quitta la salle avec un grand nombre d’assistants, tandis que plusieurs orateurs prenaient la parole, entre autres Clovis Hugues dont la place n’était certes pas là, après sa candidature intempestive de 1878. Le lendemain Blanqui, trop fatigué par son voyage et les émotions de la veille, dut renoncer à visiter les cercles ouvriers qui l’avaient invité. Dans l’après-midi cependant, il sortit seul, en voiture, pour aller rendre visite à sa famille et rassurer l’une de ses nièces qui avait préparé un appartement à son intention et à laquelle il avait répondu : « Je ne puis accepter : je ne m’appartiens p a s96. » Le 24 septembre, c’est à son tour de recevoir des visites, de nom­ breuses visites. Des dames lui portent des bouquets et même une magnifique palme à feuilles métalliques variées. Au nom du syndi­ cat des commis et employés, le citoyen Clément Roux, qui allait être délégué de cette organisation au congrès de Marseille, salua « l’ar­ dent défenseur des idées démocratiques et sociales». Blanqui demanda des détails sur le syndicat et félicita ses délégués d’avoir adopté cette forme d’organisation, les commis et employés n’étant «que des ouvriers comme les écrivains et les gens de lettres97». Remarque très intéressante pour l'époque si l’on prend en considé­ ration la place qu’occuperont plus tard employés et techniciens dans la C.G.T., ainsi que la fondation de la Confédération des Travailleurs intellectuels. C’est ce même jour que Blanqui vit Louis Combes qui lui présenta une photographie provenant de la police. Blanqui en fut d’autant plus étonné qu’il ne s’était jamais laissé photographier989. Ces réceptions incessantes, si réconfortantes qu’elles fussent, n’étaient pas pour améliorer la santé fragile du « Vieux ». Le 25 sep­ tembre, il dut remettre au train de 1 h 20 son départ pour Nice, tenant toutefois auparavant à visiter au cimetière les tombes d'Al­ phonse Esquiros et de Gaston Crémieux ". 96. 97. 98. 99.

Le Petit Marseillais, 24 septembre 1879. La Jeune République, 25 septembre 1879. Ibid, Le Petit Marseillais, 26 septembre 1879.

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Le séjour à Nice. Il arriva à Nice avec Henry Maret, Garien, Léotardi de Boyon, Rasteu. Les autres membres du Comité local l’attendaient à la gare. On cria « Vive l’amnistie 100 ! » Le 28 au soir, un grand banquet de 150 couverts lui est offert par ses compatriotes au restaurant Cours. Au-dehors, une foule nombreuse guette son arrivée. Il y a là des démocrates de Cannes, de Menton, de Puget-Théniers même. Le « Vieux » qui a été enfermé la première fois à Nice y reparaît en triomphateur. Garien, Henry Maret saluent le nouveau Latude, vic­ time, comme l’autre, de la raison d’Etat « la favorite des gouverne­ ments », mais un Latude « savant profond, philosophe de premier ordre ». Blanqui dresse sa fine tête blanche, après ces éloges et, levant son verre, les détourne habilement sur Garibaldi. Puis, évo­ quant le voyage du prince Jérôme en Italie, il en montre les consé­ quences possibles. Voici le texte de son toast : Au grand Garibaldi, le héros italien ! Puisse-t-il vivre encore de longues années ; il est le trait d’union entre la France et l’Italie, la personnification vivante de Vaccord dé­ sormais indispensable à leur existence. Garibaldi est un homme complet, ennemi passionné du surnatu­ rel, cette peste du genre humain, racine-pivot de toutes les supersti­ tions, de toutes les tyrannies. Libre de préjugés, il n’a jamais par­ tagé les irritations passagères de l’Italie contre la France, qu’il se garde de confondre avec son gouvernement. Il sait que les deux pays seraient perdus, s’ils commettaient la sot­ tise de sacrifier leur alliance naturelle de race et de principes à des motifs d’ambition territoriale, motifs d’un jour, bientôt suivis de déceptions cruelles et d’amers regrets. S’il venait à disparaître, la perte de ce lien précieux serait un grand malheur. Depuis peu, un nuage sombre se forme sur nos têtes et monte lentement à l’horizon, le mariage politique de la dynastie bonapartiste et de la dynastie de Savoie. La mort imprévue du jeune Louis Napoléon a été saluée en France comme le signal de la dissolution du bonapartisme. Erreur profonde. Quand deux héritiers sont aux prises, la mort de Fun fait la fortune de l’autre et non sa ruine. Ici, le plus faible a péri, un enfant avec sa mère, deux jouets aveugles des prêtres ; le plus fort survit, une politique façon Borgia, hier anticlérical dans son rôle de roué, aujourd’hui chrysalide endor­ mie pour accomplir sa métamorphose, demain insecte parfait avec toutes ses ailes. Les partisans de son rival, après quelques rancunes de bienséan­ ces, vont tous se rallier autour du survivant. Les deux branches du 100. Le Petit Mar&eilais, 27 septembre 1879. — Le Phare du Littoral, 26 27 30 septembre 1879.

Seconde élection de Bordeaux



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parti n’en formeront plus qu’une. Chez les monarchiens, les grimaces du scrupule ne durent guère. L ’empereur est mort l vive l’empe­ reur. De son côté la maison de Savoie trouve lourd à ses épaules l’appui de la Révolution. S’en débarrasser le plus vite possible est son vœu ardent, comme celui de toutes les royautés constitutionnelles. Mais le Napoléon son parent, déguisé en demi-révolutionnaire et oncle d’un héritier légitime, ne pouvait pas être un allié sérieux. Héritier légitime à son tour, réconcilié avec sa femme et ses enfants, c’est un associé de première classe. La princesse Clotilde de Savoie, épouse et mère d’héritiers successifs plébiscitaires conti­ nuera la tradition des femmes pieuses élevées sur les genoux de l’Eglise. Comme la duchesse d’Angoulême, la reine Marie-Amélie, l’impératrice Eugénie, elle sera une fille soumise et dévouée du Vati­ can. Le Vatican ne se pique pas de fidélité politique ; il sert unique­ ment qui lui obéit, il adopte toute vassalité puissante, il déserte toute vassalité déchue. Les Bourbons de France et d’Italie ne peuvent plus rien... Adieu Bourbons ! Vivent le roi Humbert et l’empereur Napo­ léon IV ou V, restaurateurs de l’autel et du trône. Les deux parents alliés, Humbert et Napoléon, proclament eux aussi l’immortelle devise : La Religion, la Famille, la Propriété ! et se constituent les champions des grands principes sociaux. Le con­ cours de quelque haute puissance ne leur fera pas défaut dans l’ac­ complissement de cette noble entreprise. On la voit déjà poindre au loin. Voici maintenant la perspective pour la France et pour l’Italie : Rétablissement de la sinistre Trinité ; César, Shylock et Loyola, avec leurs armes respectives, le sabre, le coffre-fort, le goupillon. Les trois cavernes bien connues : la Bourse, la Sacristie, la Caserne vont fonc­ tionner de concert en faveur des deux peuples. Tel sera notre avenir à délai assez bref. La mort de Garibaldi en rapprocherait encore l’échéance. Donc, Vive Garibaldi l — et périsse la faction ténébriste ! D’unanimes applaudissements accueillent ces paroles et après quelques allocutions, le banquet est levé au chant de La Marseil­ laise 1#1. C’est entre ce banquet et le retour par le Var que se situerait le séjour à Cannes, au cours duquel Blanqui aurait tué deux faisans dans une chasse gardée, ce qui incita un rimailleur anonyme à rédi­ ger des « Stances » dédiées au comte de Puyfontaine. Tout porte à croire d’ailleurs que les deux faisans ne sont que deux « canards » comme l’insinue l’auteur de la pièce dans l’une des stances 10*.102 101. La Marseillaise. — Le Petit Marseillais, 30 septembre 1879. 102. Annales de la Société scientifique et littéraire de Cannes, t. V, 19321933, p. 10.

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Blanqui à Cuers, Manosque et Toulon. En revenant de Nice, Blanqui s’arrête à Cuers pour saluer son vieil ami Flotte. Il y est reçu officiellement par le maire socialiste Casimir Matton et son adjoint Bertrand qui, pour ce fait, furent révoqués quelques jours après par le préfet du Var. Blanqui parut au balcon de l’hôtel de ville. C’est là qu’il aurait déclaré brutalement, parlant de Charles Méric, son ancien compagnon de captivité à Belle-Ile, le futur sénateur et grand-père de Victor Méric : « Je n’ai connu qu’un vrai républicain dans le Var, c’est Charles Méric », ajoutant ensuite malicieusement : « Mais, ce qu’il avait un sale caractère 10310456! » Il y eut un banquet en l’honneur de Blanqui, un cortège et une réu­ nion publique. Au repas assista même le commissaire de police de Cuers, Bertucci, payant son écot et s’installant au bout de la table malgré la réclamation de quelques convives qui le considéraient comme un intrus. Il fut, pour ce fait, révoqué lui aussi, bien qu’il ait reçu du préfet des instructions formelles et précises de rensei­ gner l’administration sur tout ce qui pourrait se passer à propos de Blanqui ? Or, n’ayant aucun agent à sa disposition, il avait pris le parti le plus pratique et le plus simple de voir tout par lui-même. C’est ce que fit observer le sous-préfet à son chef hiérarchique, vainement d’ailleurs, pour la défense de son subordonné 1. La Justice de Clemenceau se prononce pour la candidature que Le Citoyen d’Achille Secondigné soutient à fond par des articles de son directeur, de Casimir Bouis, d’Olivier Pain et de larges extraits des messages chaleureux parvenant de partout au journal ou aux Comi­ tés d’initiative. Mais, comme à Marseille, comme à Bordeaux, des manœuvres subalternes se produisent. Le Comité central républicain radical de Lyon s'élève contre « toute candidature exotique ». On presse le conseiller municipal et ouvrier tisseur Rochet de se présen­ ter. On veut mettre sur les rangs le conseiller prud’homme Chépier ; 23 groupes dissidents se rallient à une candidature Ferrer. C’est, pour reprendre les expressions de Bouis et de Pain, un véritable « coup de Jarnac » exécuté par de « tristes pygmées » et de « faux ouvriers ». La cause de l’amnistie plénière se confondant avec la cause de la Commune, Blanqui marque fortement dans son Manifeste aux élec­ teurs lyonnais la répression et la froide cruauté des Versaillais d’une part, des opportunistes de l'autre, leurs dignes successeurs. Il mon­ tre que « la soif de sang » qui dévore le parti conservateur n’a pas été étanchée par le massacre des 40 000 Parisiens, plus les 2 000 sol­ dats ralliés au peuple et fusillés avec lui. « Après le massacre en plein air », n'y a-t-il pas eu « l'assassinat juridique en chambre », la besogne des conseils de guerre ? Huit années durant, on a envoyé au bagne ou à la déportation, exterminé à plaisir hommes, femmes et enfants. Et puis, l’an passé, Gambetta n’a-t-il pas déclaré qu'on « écraserait » sans hésitation quiconque ferait obstacle à la politi­ que opportuniste ? A l’appui et comme commentaire, le chef des 33. Ni Dieu ni Maître, n° 24, 13 décembre 1880. Compte rendu financier pour les frais de la candidature Blanqui à Lyon. 34. W. Martel, pp. 126-128. — M. Dommanget, Edouard Vaillant, p. 63. 35. Le Citoyen, avril-mai 1880.

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opportunistes n’a-t-il pas investi d’une mission de confiance à Saint-Maixent et n’a-t-il pas nommé commandant d’armée à Bourges, siège d’une immense artillerie, son ami et protégé le marquis de Gallifet, le « monstre couvert du sang des enfants et des femmes » ? En une synthèse remarquable, Blanqui unit les soudards Mac-Mahon et Gallifet, exécuteurs des basses-œuvres de la bourgeoisie conserva­ trice, aux parlementaires et avocats félons, afin de convaincre le peuple que les uns et les autres sont de la même famille qui le dupe et le massacre. Chemin faisant, Blanqui prodigue des éloges aux soldats qui ont fraternisé avec le peuple ; il oppose « la discipline du dévouement qui sauve la patrie » à « la discipline de la trahison qui la livre à l’ennemi ». Il dénonce les turpitudes de l’opportunisme, menteur à toutes les promesses, ce qui l’amène, après avoir insisté sur le deuil de la République, à en souligner la servitude. Le passage est à retenir. Jamais, peut-être, on n’a mieux fait voir, sous une forme imagée et saisissante, le contenu réactionnaire de la Républi­ que bourgeoise : Depuis Î87I, le despotisme tripote la France en manière de gé­ rance, sans pouvoir y réinstaller son appareil royal, les trois dynas­ ties rivales se tenant réciproquement en échec. La République, petite servante, a pour besogne le balayage de la maison, Ventretien de la propreté, les soins du ménage, en attendant la venue du maître. Tout Vameublement est monarchique ; par conséquent interdit aux répu­ blicains. On n’en trouve que dans les écuries, les antichambres, les cuisines, les prisons, les bagnes, leurs places naturelles36378. Toutes ces âpres critiques devaient porter. Mais Blanqui, quelques jours avant le scrutin, ne put même pas les formuler verbalement. Il fut obligé d’interrompre sa campagne par suite du décès imprévu de sa sœur aînée, Mme Barellier, à laquelle il porta le dernier adieu au cimetière Montparnasse87. Au vote, le 23 mai 1880, Blanqui arrive en tête avec 5 956 voix contre 5 188 à M. Rochet, républicain, et 2 650 à M. Ferrer, radical *\ C’est un beau résultat, si l’on songe qu’à aucun moment Blanqui n’a flatté le peuple, n’a soigné sa popularité, qu’il n’a lancé ni pro­ gramme, ni promesses, qu’il n’a point leurré la masse électorale de ces mots et de ces belles paroles qui lui eussent assuré un succès foudroyant. La lutte au second tour. Le succès paraît assuré si la discipline républicaine joue au second lour. Mais réactionnaires et réacteurs, bien décidés à barrer la route à Blanqui, usent de tous les moyens pour arriver à leurs fins. Comme 36. Ni Dieu ni Maître, n° 44, 1er mai 1881. 37. Ed. Lepelletier , t. III, p. 57. — Lettre de Mme Antoine à G. Deville, 19 mai 1880. Fonds Dommanget. Le Citoyen, 18 mai 1880. 38. Le Citoyen, 25 mai 1880.

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à Bordeaux, ils suscitent entre les deux tours de scrutin une candida­ ture nouvelle qui, par le groupement maximum des suffrages doit, dans leur pensée, battre le vieux républicain. C’est ainsi que la can­ didature est offerte à Jules Roche, alors rédacteur à La Justice. Mais celui-ci la décline dans une lettre très digne et impersonnelle. Il commence par souligner que la majorité relative obtenue par Blanqui, représente une « protestation de l’opinion publique contre l’ajournement de l’amnistie, contre les fautes obstinées du gouverne­ ment et de la Chambre, contre leur refus d’entendre ce que les élec­ teurs de Bordeaux avaient déjà proclamé ». Il fait remarquer que cette majorité relative a vu dans l’élection de Blanqui « la manifes­ tation la plus éclatante possible de l’idée d’amnistie et qu’elle a placé avec raison cette idée au premier rang de celles que doit exprimer aujourd’hui la volonté nationale ». Puis il conclut : L'amnistie est, en effet, la mesure dont dépend toute la politique actuelle ; le refus de l'amnistie est la cause de l'équivoque et des contradictions dont vous gémissez les premiers. Le vote de l'amnistie serait non seulement une mesure de pacification et de justice néces­ saire, mais Vacte déterminant d'une politique nouvelle conforme aux principes essentiels de la démocratie que vous avez toujours si vail­ lamment défendus. Tels ont été certainement les motifs des 6 000 électeurs qui se sont prononcés pour M. Blanqui et tels sont les motifs pour lesquels je ne saurais accepter une candidature contre lui". Un ancien officier Auguste Ballue, arrière-petit-fils du conven­ tionnel girondin Valazé, directeur politique du journal Le Républi­ cain du Rhône accepte la candidature et entre en lice sous le pavil­ lon de « l’Union républicaine ». La bataille reprend, plus âpre. On trouve un indice de cette âpreté dans le double fait que Ballue fit revivre à plein la calomnie Taschereau3940 et que L'Anticlérical qui, jusque-là, se gardait avec soin de prendre parti entre les candidats anticléricaux, crut devoir recommander à ses lecteurs lyonnais de voter pour Blanqui. Léo Taxil, son directeur, reçut à ce sujet des lettres de reproche et dut s’expliquer4142. Le résultat de l’élection se solde comme su it431 : Votants 14 992 Inscrits 24 142. 8 280 voix, élu A. Ballue 5 947 voix Blanqui 765 voix Divers et nuis Dans aucune des sections de la Croix-Rousse Blanqui n’a la majo­ rité. Il ne l’a que dans l’une des sections des Terreaux. Ballue réunit 452 voix de plus qu’avaient eues ensemble au 1er tour les deux candi­ dats concurrents de Blanqui. Celui-ci perd 9 voix sur le 1er tour. Au 39. 40. 41. 42.

La Justice, 30 mai 1880. La Petite Presse, 24 mai 1880. L'Anticlérical, n° 60, 25 mai 1880 et n° 63, 4 juin 1880. La Petite Presse, 9 juin 1880.

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14 octobre 1877, Edouard Millaud, député républicain élu depuis sénateur et qu’il s’agissait de remplacer, avait été élu par 15 942 voix contre 3 752 au candidat conservateur Tapissier ". Le résultat des élections produisit quelque émoi à Lyon. On avait craint des désordres et même des manifestations violentes contre les journaux ayant combattu la candidature Blanqui. Quelques mesu­ res de police suffirent à calmer les esprits échauffés. Il n’y eut que quelques disputes et quelques rixes isolées entraînant plusieurs arrestations. Nulle part, en somme, de troubles sérieux434445. « La réponse ironique » donnée par les électeurs de la Croix-Rousse à l’appel lancé par les propagandistes d’extrême gauche qui avaient fait « un bruit énorme » autour de l’élection, était plutôt de nature à calmer leurs nerfs, comme le fit remarquer une feuille réactionnaire. Mais Blanqui, lui, n’était pas découragé. Son âme dure était trempée par les épreuves répétées. Trahi par la fortune, se souciant peu du succès, goûtant avant tout la satisfaction de servir jusqu’au bout la cause épousée depuis sa jeunesse, il restait fier et demeurait content de lui. On vit le vieillard intrépide « remonter * moralement Adrien Farj at qui s’abandonnait. Il chassa si bien les désillusions chez ce jeune homme qu’il le gagna pour la vie au blanquisme. C’est Adrien Far j at, après Bertholet, et sur la demande d’Eudes, qui avait fait parvenir à celui-ci pour le Centre blanquiste de Londres les rapports impatiemment attendus sur la bataille électorale de Lyon. En raison de son militantisme, il devait perdre sa place, ainsi du reste que son frère Gabriel — alors l’un des meilleurs artistes en tissage de Lyon dont la spécialité était de faire de beaux christs. Les deux frères furent même obligés de travailler sous de faux noms. Un peu plus tard, au retour d’Eudes dont il devait devenir le gendre, Adrien Farjat sans ressources, mais désireux de voir son correspondant, fera le voyage de Lyon à Paris à pied en passant par Vierzon où il joindra Vaillant. Pour se procurer des subsides, il vendra le long du chemin des paniers de Constant Martin dont il avait fait les modèles Le retour des amnistiés. Blanqui était battu, certes, mais la cause qu’il symbolisait sur le plan électoral n’en gagnait pas moins la partie. L’amnistie triom­ phait. Par la loi du 11 juillet 1880, Blanqui recouvrait enfin ses drois politiques et de partout ses amis, mêlés aux autres proscrits de la Commune, allaient rentrer en France. «Nous partons 172 et moi par le train de Dieppe», écrit de Pickham, Edouard Vaillant à Granger, le 18 juillet 188046. 43. 44. 45. 46.

La Petite Presse, 9 juin 1880. L'Oise républicaine, n® 47, 10 juin 1880. Témoignage de Mme Farjat. W. Martel, p. 129. — M. Dommanget, Edouard Vaillant, p. 64.

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Rochefort était arrivé de Genève le 12 juillet. On lui avait fait une réception triomphale à la gare de Lyon et, sur le quai de débarque­ ment, la présence de Blanqui parmi la centaine de personnes qui l’attendaient, avait été rem arquée41. A mesure que proscrits et déportés reprennent contact avec la population, se crée une atmosphère révolutionnaire qui pousse beau­ coup de républicains et de socialistes à un optimisme exagéré. Au punch d’honneur offert aux amnistiés par les étudiants, Blanqui supplie les hommes d’avant-garde de ne pas s’endormir sur le mol oreiller de la confiance : Ne nous réjouissons pas trop, s’écrie-t-il, il y a encore beaucoup à faire. Ne regardons pas le passé, ce qui est derrière nous est fait et c’est ce qui est devant nous et à faire qui doit attirer nos regards. Républicains, socialistes, ne soyez pas trop confiants. Croyez en ma vieille expérience, il est mauvais d’être trop optimiste. Défiezvous, car la réaction, elle, veille toujours et c’est ce trop de confiance qui a perdu le fruit de nos révolutions. Il est bon d’être pessimiste. Ne m ’accusez pas de jeter le trouble dans vos esprits. Je pense qu’il est toujours bon de prévenir d’un danger ceux auxquels toute sa vie on a été dévoué4*. A la salle d’Arras, à la salle Chaynes, Blanqui reparaît, toujours sur la brèche, plein de vitalité et de combativité, ne voulant « abso­ lument pas nous laisser tranquilles », comme l’avoue ingénuement un plumitif conservateur4®. Le 29 septembre il est avec Jules Guesde à la réunion organisée par le groupe collectiviste révolutionnaire de Reims. Il y a là trois mille personnes venues de tous les coins du département. C’est un succès considérable qui ne tardera pas, du reste, à se traduire par la création de plusieurs groupes nouveaux. Une ovation indescriptible est faite au « démuré de Clairvaux4748950 », en attendant que la munici­ palité rémoise donne le nom de Blanqui à l’une de ses places51. Et c’est en revenant de Reims que Blanqui « homme d’action doublé d’un observateur de premier ordre », selon Guesde, montra à ce der­ nier l’importance d’un noyau de députés résolus dans les moments de crise révolutionnaire. C’est toujours à l’extrême gauche des corps élus, disait-il, que dans les moments tragiques le peuple va chercher ses nouveaux chefs. Qu’au 24 février 1848, au lieu des libéraux à la Lamartine et à la Marie, il ait trouvé dans la Chambre envahie et dispersée une poignée seulement de révolutionnaires et au lieu d’un gouvernement provisoire faisant les journées de juin et l’Empire, nous aurions eu 47. H . R o c h e fo rt, Les Aventures de ma vie, t. IV , p. 188. C ita tio n d u Figaro. 48. UIntransigeant, 26 j u i l l e t 1880. 49. La Petite Presse, 9 j u in 1880. 50. Com père-M orel, p. 183. — Le Cri du Peuple, 11 fé v r ie r 1886. A rticle de

J. Guesde. 51. G ustave L a u re n t, Ville de Reims. Nouvelles dénominations des rues.

Rapport,

R e im s , 1925, pp. 11-12.

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i;u)

la vraie République définitivement fondée. Qu’au 4 septembre Î870, au lieu de capitulards à la Favre, d’affameurs à la Ferry et de mas­ sacreurs à la Jules Simon, l’extrême gauche du Corps législatif eût compté quelques Delescluze, quelques Millière et quelques Varlin et la dictature dans de pareilles mains eût été la fin de l’invasion, et le commencement de la Révolution “ . Pour le 12 octobre, le Comité socialiste d’aide aux amnistiés se propose de lancer le Journal des Amnistiés, feuille unique qui serait vendue trente centimes au bénéfice des victimes de la répression versaillaise. La collaboration de Benoît Malon, Gambon, Theiz, Amilcare Cipriani, Félix Pyat est sollicité. Adolphe Clémence doit faire un article sur « les Marcerou et leurs souteneurs » et Blanqui sur « les anniversaires se suivent et ne se ressemblent pas ». Mais on ignore si la feuille a vu le jour “. Le 31 du même mois, Blanqui préside une réunion au théâtre des Gobelins. Alphonse Humbert y fait son apologie en reliant l’action du « Vieux » aux luttes des socialistes du siècle, de Babeuf à Prou­ dhon et Cabet. Clovis Hugues déclame deux poésies roulant sur T « Enfermé » qu’il montre arraché de sa cage par le peuple M. Blanqui à Milan avec Garibaldi. Le 3 novembre 1880, c’est l’inauguration du monument de Mentana à Milan. A cette occasion, le Comité invite les champions de la démocratie française à participer à la grande solennité de la démo­ cratie italienne. Garibaldi, malgré les douleurs qui le paralysent et l’ankylosent a promis coûte que coûte d’être présent. Blanqui présu­ mant trop de ses forces, lui aussi, décide de participer à la cérémo­ nie. Il affronte le voyage avec Henri Rochefort, Olivier Pain, Gustave Isambert, Edmond Lepelletier et autres journalistes ou délégués des Comités républicains parisiens “ . Rochefort, en politique, n’a « jamais beaucoup aimé » Blanqui525346 et nous croyons que la réciproque est vraie. Mais, dans le train, avec Pain, il donne au vieillard « les mêmes soins qu’à un enfant ». Au débarcadère, vers minuit, une foule immense acclame Blanqui, mê­ lant à son nom le nom de Rochefort, tandis que le Comité des fêtes, au grand complet, le reçoit mieux qu’un souverain57. Blanqui est l’hôte de la famille Garibaldi qui lui a retenu — ainsi qu’à Rochefort et à Pain — une chambre à l’établissement où elle 52. 53. 54. 55.

Le La La H.

Cri du Peuple, 11 février 1886. Commune, septembre-octobre 1880. Commune, 1er novembre 1880. R ochefort, t. IV, pp. 219-222. — A. Z évaès, Auguste Blanqui, p. 115. — F ernand H ayward, Garibaldi, p. 33. — Ed. Lepelletier , t. III, p. 57. 56. Le Procès de la Commune, 2* série, p. 144. Déclaration de Rochefort devant le conseil de guerre de Versailles. 57. H. R ochefort, t. IV, pp. 224 et 223.

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loge elle-même, de sorte que deux jours pleins, il vit avec les proches du héros légendaire M. Mais le « Vieux » déjà déprimé par le voyage et les effusions, se trouve gêné et quelque peu dérouté par ce genre de vie. Il oublie l’heure des repas, se perd dans les couloirs de l’hôtel et quelquefois tombe dans les escaliers. « Un soir, écrit Rochefort, il lui fut impossible de retrouver sa chambre. » Il voulait absolument entrer dans celle de Mme Térésita Canzio, fille de Garibaldi5fl. Cependant, en présence de l’énorme foule italienne, Blanqui dans son élément retrouve la vigueur de sa pensée. Sa voix est « de plus en plus faible585960 » mais la force et la profondeur de ses réflexions frappent. Il traite à la fois de l’union des races latines et des moyens de mettre les institutions économiques en accord avec la justice sociale. Sur le premier point, le Niçois né Français dit à Garibaldi, Niçois né Italien : Vous êtes aussi Français qu’italien ; vous êtes à cheval sur la frontière ; vous avez un pied en Italie et l’autre en Francef vous êtes le trait d’union entre les deux pays car vous appartenez à l’un et à l’autre °162. Sur le second point, faisant preuve d’une « extrême sagesse » qui ne peut que surprendre ceux qui le connaissent mal •*, Blanqui sou­ ligne la complexité des choses et la lenteur des réalisations. Ainsi, au risque de nuire à sa popularité devant cette foule méridionale sous pression, il se garde de leurrer. C’est en terminant cet exposé d’un positivisme social peu commun chez les socialistes révolutionnaires, qu’il conclut par cette « image juste et belle6364» depuis si souvent reprise : Il ne faut pas essayer de faire des bonds, mais des pas humains, et marcher toujoursM. De retour à Paris, Blanqui rejoint son logement du boulevard d’Italie (aujourd’hui n° 25, boulevard Auguste-Blanqui) au coin de la rue du Moulin-desPrés, logement qu’il habite avec Granger depuis la mort de Mme Barellier. Le loyer est au nom d’Octave Martinet dont nous avons déjà parlé, ancien membre des groupes blanquistes de la fin du Second Empire, devenu pharmacien rue Geoffroy-SaintHilaire et qui contribue avec Granger non seulement aux frais du loyer, mais aux frais d’entretien et de voyage du « Vieux » 65. Car Blanqui est toujours sans ressources, sans aucun moyen d’existence, au terme d’une longue vie de sacrifices à la cause populaire, et l’on ne comprend pas la réflexion qu’Edmond de Concourt couchait sur ses tablettes le 16 août de la même année : 58. 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65.

H. R ochefort, op. eit. Ibid., p. 224. G. Geffroy , p. 434. Le Phare du Littoral, n° 5561, 4 janvier 1881. Ibid. G. Geffroy , p. 434. Ibid. Témoignages d’O. Martinet et de Mme Farjat.

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Combien d’aimeurs du peuple ont tiré de leur amour 25, 50, 75, 300, 500 pour 100. Et vraiment, je ne connais guère en ce temps qu’un homme qui ait véritablement aimé le peuple gratis : c’est Barbés ee. Cette réflexion étonne d’autant plus qu’Edmond de Goncourt était fort lié avec le neveu de Blanqui, Ernest Feydeau, qui n’a pas été sans lui faire part de la détresse matérielle du vieux révolutionnaire. Elle nous montre que malgré les effusions populaires, témoignage d’une gratitude instinctive, la vie de sacrifices de Blanqui reste mé­ connue de la bourgeoisie lettrée. Fondation de « Ni Dieu ni Maître ». Qu’importe ! Blanqui travaille au lancement du quotidien Ni Dieu ni Maître dont il caresse la création depuis longtemps. La chose est possible maintenant que presque tous les blanquistes sont rentrés dans la mère patrie. Martinet a contribué aux dépenses des voyages à Bordeaux et à Marseille. Son apport déjà sérieux l’exclut de tout financement pour le journal. C’est Edouard Vaillant qui fournit surtout les fonds ainsi que le révolutionnaire polonais Toursky — ancien membre des groupes blanquistes et combattant de la Commune — qui vient d’hé riter 8T. Grâce à ces ressources, les fondateurs peuvent s’assurer une imprimerie qui n’est autre que celle du Petit Parisien, 18 rue d’Enghien. Ils peuvent aussi louer des bureaux, galerie de l’Horloge, 18 passage de l'Opéra88. Pas d’embarras pour la rédaction. Certes, il ne faut plus compter sur la plume talentueuse de Gustave Tridon ; voilà neuf ans que l’auteur des Hébertistes s’est éteint à Bruxelles8®. Feuillâtre, devenu professeur à Louis-le-Grand et retiré du mouvement ne publie plus que des ouvrages classiques 678*0. Victor Pilhes, que le président Grévy a fait régisseur de l’Elysée, n'ose plus se présenter devant Blanqui7172. Quant à Lacambre, B. Flotte, Louis Ménard, Albert Regnard et tant d’autres amis ou admirateurs de Blanqui, on ne sait pourquoi leur nom ne figure point, ne fût-ce qu’à titre d’enseigne ou, si l’on veut, de soutien moral, sur la liste des collaborateurs. Celle-ci, néanmoins, reste importante. Il y a d’abord Rogeard, au nom prestigieux. Puis Eudes qui habite maintenant rue du Ban­ quier (XIIIe) et que le « Vieux » va voir de temps en temps ”, puis Ed. Vaillant, Frédéric Cournet et Constant Martin, trois autres mem66. Ed. et J. de Goncourt, Journal, éd. définitive, t. VI, p. 87. 67. Témoignages d’O. Martinet et de Mme Farjat. — La Commune, p. 230. 68. Ni Dieu ni Maître. — W. Martel, p. 131. 6H. M. D ommanget, Hommes et choses de la Commune, p. 226. La Commune. p. 230. 70. Catalogue

lâtre ».

des imprimés de la Bibliothèque nationale, Article « Feuil­

71. Ph. M o rère, Victor Pilhes, p. 232. Fonds Dommanget. 72. Témoignage de Mme Adrien Farjat.



M ém o ires in é d its d e L acam b re.

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bres de la Commune. Il y a encore E. Granger et A. Breuillé, comme secrétaire de rédaction, Albert Goullé, Gois, Ledrux, H. Francard, D. Benoît, Castelneau (Dr Lux), le baron E. Marguerittes, l’ancien clerc de notaire Michel, le futur syndicaliste Montaron, l’ouvrier cor­ donnier anarchisant J. Poisson w, Georges Feltesse à qui la parole a été refusée au congrès ouvrier de la salle d’Arras (1876)74, Rysto, ébéniste, originaire du faubourg Saint-Antoine, plus fier d’être mili­ tant blanquiste que s’il avait été nommé sénateur ”, sans oublier le jeune Lucien Pemjean qui commence une vie politique riche en co­ casseries par l’apologie du drapeau rouge 78. Sans doute, tous ces hommes n’écriront pas régulièrement dans le journal. Quelques-uns même n’y fourniront pas une ligne. Ils vien­ nent simplement s’ajouter au titre flamboyant et au nom du direc­ teur comme garantie d’orientation et comme caution révolution­ naire. Sur le plan international, Ni Dieu ni Maître comptera aussi comme collaborateurs G. Toursky et Nicolas Morosoff pour les révolution­ naires russes, Ralph pour la correspondance d’outre-Rhin, Andréas Scheu et Jean Most pour la correspondance d’Angleterre, et Pierre Nikititch Tkatchev pour les « lettres » sur le mouvement ouvrier en Russie. En fait, Tkatchev ne donna qu’une lettre sur le mouvement ouvrier russe mais, dans les premiers numéros du journal, il fit pa­ raître le début de la traduction du célèbre roman de Tchernychevski Que faire ?, début précédé d’une introduction dans laquelle est exposé le rôle joué par l’auteur dans le mouvement intellectuel russe 77. On ne saurait sous-estimer la collaboration de ces personnalités, notamment les trois dernières. André Scheu et Jean Most étaient, en effet, les pionniers du mouvement socialiste-révolutionnaire en Autriche, et Tkatchev le leader des blanquistes russes. André Scheu, ami de Vaillant, était surtout connu pour avoir publié avant son exil le journal Gleichheit (.L’Egalité) dont le nom sera repris en 1886 par Victor Adler, fondateur de la social-démocratie autrichienne, comme titre de son premier journal. Jean Most est le futur anarchiste alle­ mand qui écrira La Peste religieuse, l’une des brochures de propa­ gande qui ont fait le tour du monde. Enfin, Pierre Tkatchev, malgré ses trente-six ans, était déjà en cet automne de 1880 un vétéran du mouvement révolutionnaire russe. Il avait été impliqué dans le pro­ cès de Netchaïev et avait collaboré à la revue de Lavrov avant de fonder Nabat (Le Tocsin), journal qui ne fut pas sans influence sur la vieille garde bolcheviste 7*. 73. T é m o ig n a g e d ’O. M artin et. 74. F . P e l lo u t i e r , Histoire des Bourses du travail, p. 76. 75. Le Cri du Peuple, 3 o cto b r e 1825. 76. Le Pays libre, a o û t 1941. Souvenirs d'un vieux frondeur. — La Commune, n ° 45, 4 n o v e m b r e 1880. 77. Ni Dieu ni Maître, P r e m ie r s n ° \ 78. Max N e ttla u , Bibliographie de l'Anarchie, passim. — Les Temps Nou­ veaux, r e v u e , n ° 16, 15 o c to b re 1920. — D o s sie r p e r so n n e l su r T k atch ev.

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Même en cette période d’ascension révolutionnaire et de bouillon­ nement politique consécutif à la rentrée des proscrits, c’était une entreprise osée de lancer un quotidien étroitement blanquiste, à la fois franchement insurrectionnel, socialiste et athée. Un quotidien comme La Révolution française, l’année précédente, sur une base idéologique autrement large que Ni Dieu ni Maître n’avait duré que six mois 79. Tout récemment, La Commune de Félix Pyat, quoique plus éclectique que Ni Dieu ni Maître n’avait duré que deux mois 80. IJ Emancipation de Benoît Malon et Jules Guesde, fondée exprès à Lyon pour réduire les frais de cautionnement, allait disparaître après 25 jours d’existence81823. Enfin, depuis le 14 juillet 1880 parais­ sait VIntransigeant qui s’était acquis un grand rayonnement dans la classe ouvrière et l’avant-garde républicaine, tant par le prestige de Rochefort, son rédacteur en chef, que par ses vigoureuses cam­ pagnes et sa pléiade de rédacteurs, tous d’ailleurs plus ou moins partisans de Blanqui. D’autre part, sur le plan de la Libre Pensée, on ne saurait passer sous silence le fait bien significatif que Léo Taxil, malgré le grand succès de ses publications et malgré ses 2 000 dépositaires, se bornait à faire paraître U Anticlérical simple hebdo­ madaire, bien qu’il tirât presque à 60 000 exemplaires 8*. Sans récla­ mes productives et en l’absence d’un parti solidement organisé, ca­ pable de le tenir bien en mains, Ni Dieu ni Maître se trouvait donc dans l’impossibilité de vivre par ses propres moyens. L’échec était certain. Les difficultés du journal. Avant même de paraître, le journal connut du reste des difficultés. La première vint du propriétaire de l’immeuble où siégeaient les bureaux, le comte de Rohan-Chabot. L’enseigne, les affiches, les im­ primés de Ni Dieu ni Maître, suscitèrent sa hargne. En tant que « tu­ teur légal de deux enfants mineurs », il envoya à Blanqui un exploit d’huissier faisant défense d’apposer l’enseigne du journal et de tenir guichet ouvert pour la vente d’imprimés « blessant la mo­ rale et la religion », et outrageants pour « sa dignité et sa réputa­ tion de propriétaire ». Blanqui, dans son premier numéro, se gaus­ sera du « héraut d’armes d’Henri V » et en profitera pour attirer l’attention sur « l’armée clandestine » que les jésuites organisent sur toute l’étendue de la République M. Au fond, cette escarmouche préliminaire qui n’empêchait pas le journal de paraître n’était pas 79. A. Zévaès, « La p resse s o c ia lis te 21 m a i 1932. 80. Monde, 29 m a i. A rticle c ité.

de

1875 à

1900

», d a n s

le

Monde,

81. Compère-Morel, p. 189. — Ni Dieu ni Maître, n° 6. 82. L*Anticlérical, année 1880. — Léo T axil, Confessions d’un ex-libre pen­ seur, p. 191. 83. Ni Dieu ni Maître, n° 1.

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mauvaise pour le tirage. Le noble preux faisait d’ailleurs beaucoup de bruit, pour rien, car les bureaux de Ni Dieu ni Maître étaient des plus modestes, et son directeur y apparaissait rarement, les rédac­ teurs allant, en général, le trouver à son domicile 84. Une difficulté plus sérieuse vint de l'imprimeur : il annonça qu’il ne continuerait pas le tirage, refusant d’accorder un délai de huitaine 85. Enfin, les porteurs du journal se virent insultés et assail­ lis par ces gens « bien nés » qui se livrent volontiers à l’invective et aux voies de fait lorsqu’ils savent ne courir aucun risque. C’est ainsi que, place de la Madeleine, un porteur eut à essuyer les plus igno­ bles grossièretés. Ne pouvant arracher et lacérer ses journaux, les saints personnages se vengèrent en crachant dessus. Un autre por­ teur arrêté rue Drouot fut conduit au poste de police de cette rue. A Bordeaux, un pieux lecteur de VUnivers alla jusqu’à traiter de ca­ naille une marchande de journaux qui vendait Ni Dieu ni Maître 86. Toutefois, il faut bien le dire, la plus grosse difficulté venait de Blanqui en personne car « le doyen de la Révolution » — comme l'appelait Jean Most dans le Freiheit en saluant d'un cœur joyeuse­ ment ému la naissance du nouveau journal87— avait perdu sa puis­ sance de travail d’antan. D’autant plus qu'il ne s’astreignait point à sérier les tâches et qu’il répondait trop souvent à l’appel des organi­ sations pour parler dans les réunions. Aussi, le vit-on publier très peu d'articles d’actualité. La plupart de ses leaders sont des repro­ ductions de pages rédigées en prison. Ces fragments économiques ou anticléricaux sont d’une belle coulée, certes, mais ils n'en consti­ tuent pas moins des hors-d'œuvres. Ils font regretter les leaders de La Patrie en Danger serrant de si près la réalité quotidienne avec tant de clairvoyance et d’aisance. Il est certain que les articles super­ ficiels, à la petite semaine, pleins de verve et d'attaques personnel­ les d’Henri Rochefort devaient mieux plaire aux lecteurs des fau­ bourgs. Facture du journal. Le premier numéro de Ni Dieu ni Maître (20 novembre 1880) débute par une déclaration de guerre au gouvernement dont il dénonce l'anticléricalisme de façade. Le gouvernement se joue du pays et favorise le clergé qu’il a feint de vouloir réprimer. Cette grimace n’a pas été et ne pouvait pas aller loin. Le personnel qui nous gouverne est conservateur comme toute la bourgeoisie riche ou en voie de s’enrichir. Mais, par-delà le gouvernement d’un jour, enveloppe de l'Etat, c'est le système social permanent que combat impitoyablement Ni 84. 85. 86. 87.

Témoignage d’O. Martinet. W. Martel, p. 131. Ni Dieu ni Maître, nOB 2 et 5. Ibid., n° 3.

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Dieu ni Maître aux divers postes du journal et surtout à la rubrique des « Iniquités sociales » qui s’ouvre dès le numéro un. Il est pro­ bable que le filet servant d’introduction à cette rubrique a été com­ posé par le « Vieux ». Le dessein est clairement indiqué. Il s’agit de pousser les victimes des abus à « se révolter contre la société ac­ tuelle ». Comment ? « En étalant, au grand jour, les supplices de tous genres que la classe la plus utile et la plus honnête de la société subit de la part du Maître ». Il est certain, spécifie le filet, qu’on ne peut faire un pas dans la rue sans éprouver des tressaillements de douleur à la vue des spec­ tacles qu’on a continuellement devant les yeux, sans songer au chan­ gement complet de Vorganisation sociale. Et le rédacteur regrette que livré à ses propres forces il ne puisse « sonder que quelques-unes des plaies qui rongent l’humanité ». Dès les numéros suivants, la rubrique dénonce les méfaits des bureaux de placement, les abus de la paye, l’inhumanité des pro­ priétaires, l’exploitation des apprentis, la fréquence des accidents dans les chemins de fer et dans les mines d’un point de vue de classe car, dit-elle : On ne doit pas plus reconnaître le Patronat que la justice des conseils de guerre versaillais. Cette critique sociale est tenue par Georges Feltesse, Gustave Falliès, Albert Goullé, J. Poisson, Perreau, surtout par Montaron et D. Benoît. Elle déborde à d’autres postes du journal faits par H. Francard et se double, outre les articles de fond, de comptes ren­ dus de réunions et de congrès ouvriers, de chroniques parlementai­ res, de faits divers, de curiosités, de notes pour servir à l’histoire de la Commune, par Ledrux, de communications de groupements, d’une rubrique régulière sur les crimes versaillais comme riposte à l’enquête parlementaire, d’apologie de l’action révolutionnaire et de violentes tirades contre l’Eglise, la Divinité, les prétoriens et l’armée permanente. Le tout fait de Ni Dieu ni Maître le premier quotidien franchement socialiste-révolutionnaire de la IIIe République. A partir du 13 décembre 1880, c’st-à-dire au bout de 24 numéros seulement, Ni Dieu ni Maître est contraint de se transformer en hebdomadaire. En tant que tel il réduit son format, modifie son ta­ rif des abonnements et transporte son siège à Meudon (Seine-etOise), 24 rue Royale, tout en faisant du citoyen Poisson, 10 rue de Jouy, son agent à Paris. A partir du n° 59 (août 1881) c’est chez Pois­ son que passeront la rédaction et l’administration, Delattre, 10 rue du Croissant, étant en outre chargé de la vente en gros, Martinet et Rysto de la réception des abonnements. Le 6 novembre 1881, à bout de souffle au point de vue financier, l’organe disparaîtra à son 71e numéro exceptionnel, afin d’interrompre la prescription et de con­ server la propriété du titre. Le journal, devenu mensuel et organe du Comité central socialiste révolutionnaire et de la Jeunesse blanquiste formera une nouvelle série (1899-1900) à partir du 1er mai 1899 avec Ernest Roche, Gaston Da Costa, Adrien Farjat, Alfred

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UM

Gabriel, L. Ledrux, Poirier de Narçay, Auguste Bigot, H. Dex, Tarrida del Marmol, etc., comme collaborateurs. Une « troisième série » toujours mensuelle, avec le sous-titre « Organe du Parti blanquiste », et une partie des collaborateurs ci-dessus ne semble avoir eu que deux numéros : mars et avril 1906. Campagne de réunions publiques. En même temps qu’il assurait la direction du journal, Blanqui avec un beau courage, continuait sa campagne de réunions publiques. Le 24 novembre 1880, au matin, accompagné de Granger et d’Hubertine Auclerc qui avait présidé la quatrième séance du congrès ouvrier de Marseille, Blanqui arrive à Lille où la foule l’attend à la gare pour l’accompagner jusqu’à l’hôtel de l’Europe. Il doit recevoir des délé­ gations et paraître au balcon pour remercier la population, surtout les femmes qui se pressent autour de lui comme autour d’un nou­ veau Messie. La fanfare de la ville joue La Marseillaise. A cinq heu­ res du soir, devant cinq mille à six mille personnes remplissant la vaste enceinte de l’Hippodrome, le vieux lutteur qui avait déjà donné des signes de fatigue, se borne à prononcer quelques mots, laissant au citoyen Cambier le soin de commenter sa brochure L fArmée esclave et opprimée, éditée par Ni Dieu ni Maître. Quant à Hubertine Auclerc, elle traite du droit des femmes, et le soir, les organisateurs de la réunion offrent un banquet intime aux hôtes du prolétariat lillois 88. Le 28 novembre, Blanqui prend part à une manifestation orga­ nisée sur la tombe de Ferré, au cimetière de Levallois-Perret. Dès qu’il paraît, à deux heures de l’après-midi, des agents dissimulés derrière les tombes surgissent de tous côtés et lui intiment l’ordre, ainsi qu’à ses amis, de se disperser. Des incidents sont évités, mais la journée ne se termine pas sans des arrestations89. Le samedi 11 décembre, Blanqui parle à la salle des Ecoles rue d’Arras, décorée de drapeaux rouges pour la circonstance. La fan­ fare de Montsouris prête son concours. Louise Michel et Paule Minck prennent place aux côtés de Blanqui acclamé comme prési­ dent. L’assistance nombreuse avait envahi la salle longtemps avant l’ouverture de la séance. Blanqui glorifie d’abord les deux citoyennes « qui sont l’honneur de la France », en particulier Louise Michel dont il souligne l’hé­ roïsme « connu et admiré du monde entier » : Ne craignons pas de reconnaître que les femmes ont donné un grand exemple. Nul dévouement ne. peut être comparé à celui de Louise Michel. Elle a réconforté les courages de ceux qui défail­ laient. 88. A. Z évaès, p. 116. — G. Geffroy , p. 436. — Ni Dieu ni Maître, n0B 3, 4, 5 89. A. Zévaès, p. 116. — Ni Dieu ni Maître, n° 10, 29 novembre 1880.

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Passant à l’examen de la situation politique du moment, Blanqui trouve que les choses ne sont pas belles à regarder de près. Nous assistons aux fourberies de la politique menteuse de l'op­ portunisme. Ne soyons pas portés à regarder les choses du bon côté. Il vaut mieux être trompé en bien qu'en mal. L'illusion du bien est funeste. L'avenir est menaçant. Défions-nous du gouvernement qui cache des arrière-pensées et se livre à des menées qu'il faut surveiller. Nos gouvernants sont d'accord avec les cléricaux qu'ils feignent de com­ battre. Parlant de lui, Blanqui s’écrie : Je reste ce que j'ai été. J'ai la consolation d'être entouré de jeunes gens qui verront le jour du triomphe. La péroraison est une très nette profession de foi communiste et un cri d’espoir dans l’avenir immédiat, malgré les turpitudes de l’heure. Nous sommes en présence de deux causes : la cause du progrès et la cause rétrograde. Si nous suivons cette dernière, nous sommes menacés de remon­ ter jusqu'avant la Révolution française. Si, au contraire, nous suivons la première, nous arriverons à l'as­ sociation, je ne dirai pas universelle, mais au moins française, c'està-dire au communisme ou au collectivisme. C'est chez nous que la partie se jouera. Nous avons devant nous le collectivisme et derrière nous le Moyen Age. Soyons tenaces et opiniâtres pour arriver au but que nous pour­ suivons car ce sont les tenaces et les opiniâtres qui l'emportent tou­ jours. La science a parlé en nous montrant le communisme comme le but lumineux auquel nous devons tendre. La lutte se terminera par l'organisation de la communauté vers laquelle nous marchons de­ puis longtemps. Tous les progrès nous ont rapprochés du communisme. Tout le bien qui s'est fait a été dans le sens de la communauté. Les conser­ vateurs eux-mêmes, dès qu'ils font quelque chose de bon le font inconsciemment, et il est vrai, dans le sens de la communauté. Voilà ce qu'il m'a semblé voir dans l'avenir. J'espère vivre assez longtemps pour avoir la seule joie qu'un vieil­ lard peut ressentir ; assister au commencement du triomphe des idées qu'il a défendues toute sa vie. Cette allocution fréquemment interrompue par des applaudisse­ ments et des acclamations, a été saluée par un tonnerre de bravos et de cris enthousiastes de « Vive Blanqui ! ». Après quoi Louise Michel, Paule Minck et John Labusquière prirent successivement la parole #0.90 90. Ni Dieu ni Maître, n° 23, 12 décembre 1880. — L’Intransigeant, 12 décem­ bre 1880.

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Le 17 décembre, toujours en compagnie de Louise Michel et de Paule Minck, Blanqui est à la salle Rivoli, rue Saint-Antoine, où une assistance de mille huit cents personnes environ lui offre la prési­ dence. Il s’élève une fois de plus contre l’armée permanente « si dangereuse entre les mains du pouvoir9192». Le mardi 21 décembre Blanqui revient à la salle Rivoli présider une autre réunion. Il s’y occupe à nouveau de l’armée, en « républi­ cain ombrageux » et dit notamment : .4 u-dehors comme au-dedans, la République n’est pas en sûreté. Le point noir c’est l’armée, je ne veux pas dire qu’il faille se défier des soldats. Non, ils sont avec nous, mais leurs chefs nous ont laissé des souvenirs terribles ; ce sont toujours les mêmes à peu près. Ils sont prêts à recommencer. Voilà où est le danger. Je vois que je suis à peu près le seul à le signaler. L’armée est mal commandée, les chefs ne valent rien... Léonie Rouzade, Louise Michel et Paule Minck parlent après Blanqui. Deux jours après, salle Arnold, boulevard de la Gare, Blan­ qui préside une autre réunion au cours de laquelle Paule Minck et Louise Michel, s’étonnant que des trophées de drapeaux tricolores ornent la tribune, font l’apologie du drapeau rouge “. Toutes ces réunions, Blanqui les mène de front avec la direction du journal et une correspondance dont on a pu retrouver quelques bribes93. Ainsi, le 14 septembre, il écrit affectueusement à Ernest Roche : Entrerait-il encore dans votre idée de venir vous installer avec votre famille ? Ce n’est pas brillant car il faudrait reprendre la gra­ vure. Vous trouveriez de l’occupation politique qui vous ouvrirait l’avenir qui vous convient. J’en ai l’idée fixe. Ce n’était pas mal augurer eu égard à la carrière politique qui attendait Ernest Roche et quelque réserve qu’on fasse d’ailleurs sur les déviations qui la marquèrent. Un peu plus loin, Blanqui annonce la transformation du journal : On se propose de passer du quotidien à l’hebdomadaire. L’inverse vaudrait mieux peut-être. Que voulez-vous ? Une note du 19 décembre montre la persistance de son scepti­ cisme au sujet des programmes : Un programme est presque toujours un roman de l’avenir pour faire oublier l’histoire du passé. A propos de l’attitude des journaux dans l’affaire GambettaRochefort, il écrit en quelques phrases à l’emporte-pièce : Leurs citations, vrais chefs-d’œuvre de mensonge et d’effronterie. Tous plus ignobles les uns que les autres ces écrivains ! Le pauvre Fréron, un ange à côté d’eux !

91. Ni Dieu ni Maître, n° 25, 19 décembre 1880. 92. Ibid., n° 26, 26 décembre 1880. 93. Bilbl. nat., nouvelles acquisitions françaises, 1-9591, fos 6-7.

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Les derniers jours. Après chaque réunion, le vétéran revient à son domicile du boule­ vard d’Italie, toujours accompagné de quelques fidèles. Il lui faut alors gravir les cinq étages de cette maison faubourienne pour re­ trouver son modeste logement. C’est dur à son âge, surtout que pè­ sent sur ses épaules quarante-trois ans de résidence forcée et de surveillance policière dont plus de trente-quatre ans et demi de prison M. Mais le lendemain matin, de sa fenêtre, le « Vieux » peut contempler le plus beau des panoramas. Devant ses yeux se déroule le grand Paris des Révolutions, tandis qu’ami fidèle. Granger s’affaire dans la chambre voisine. Le « Vieux » et le jeune, en effet, font chambre à part, Blanqui tenant à ses habitudes d’encellulé. Mais ils se retrouvent aux repas où la conversation bat son plein. L’après-midi, le « Vieux » fait une prome­ nade dans la capitale ou bien travaille dans sa chambre, à moins qu’il ne cause avec des amis w. L’avenir le hante surtout, chose rare chez un vieillard. Bien qu’il lui inspire de « graves in­ quiétudes », Blanqui espère quand même « voir le commencement du mieux ». Cette formule dite à Albert Goullé94956 correspond bien à ses sentiments puisqu’il employa à peu près la même lors de son intervention à la salle des Ecoles. Quand, égrenant ses souvenirs Blanqui évoque le passé, c’est de Suzanne-Amélie, c’est de sa femme qu’il parle le plus souvent97. Et alors — suave vision qui illumine sa physionomie si parlante et si active —, apparaît la silhouette de celle qui porta sept ans son nom et lui avait dit un jour : Je sais bien que tu nfaimeras jamais que moi au monde989/ Il en fut ainsi, en effet, et Blanqui rappelait avec attendrissement qu’il avait été pour la dernière fois au théâtre avec elle près d’un demi-siècle auparavant ". Il confiait à Edouard Vaillant qui venait d’épouser une ouvrière, l’ancienne compagne de Constant Martin, que « le plus grand bonheur de la vie d’un homme de lutte, c’est d’avoir été aimé, d’avoir eu près de soi, dans l’incertitude et le dan­ ger, un cœur fidèle100 ». En cette fin d’année 1880, les groupes d’avant-garde songent à relever le drapeau socialiste révolutionnaire à l’occasion des élec­ tions municipales qui approchent. La grande cité conquise par Ver­ sailles n’ayant pas eu de représentants dignes d’elle depuis mai 94. M. Dommanget, Les idées politiques et sociales d*Auguste Blanqui, Annex«, pp. 404-407. Tableau récapitulatif des années de prison et de surveillance. 95. G. Geffroy, pp. 435-436. 96. Le Cri du Peuple, 5 janvier 1880. 97. G. Geffroy, p. 436. 98. T h . Silvestre, dans le Journal d'Indre-et-Loire, 6 jan v ie r 1881. 99. G. Geffroy, p. 436.

100. Ibid.

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1871, on offre la candidature à Blanqui, à la fois dans le XIII* (quartier de La Maison-Blanche) et dans le XX* (quartier de Charonne) 1011023. Le 27 décembre, Blanqui parle à Grenelle, rue Lecourbe, salle Ragache, sous les auspices de La Pensée Libre, au bénéfice de la propagande anticléricale. Là, des ouvriers réclament un drapeau tricolore pour pavoiser la réunion. Blanqui s’excuse, vu sa fatigue, de ne pouvoir faire l’historique de ce drapeau et proteste en défen­ dant l’étendard de l’émancipation. Le drapeau rouge est le drapeau de toute ma vie et vous ne vou­ drez pas me le voir renier sur mes vieux jours. Le drapeau tricolore, depuis longtemps, a perdu son prestige dans le sang du peuple. Aujourd’hui, la boue de Sedan Va maculé d’une manière ineffaçable. Quand je songe que ses plis ont abrité les massacreurs de la semaine sanglante, je suis étonné que quelques voix sorties des rangs du peuple réclament ce drapeau pour orner une réunion révo­ lutionnaire-socialiste 1