Auguste Blanqui Et La Révolution de 1848 3111186946, 9783111186948

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Auguste Blanqui Et La Révolution de 1848
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Table of contents :
AUGUSTE BLANQUI
AVANT-PROPOS
LES DÉBUTS DE LA RÉVOLUTION
LA SOCIÉTÉ RÉPUBLICAINE CENTRALE
LA QUESTION DES ÉLECTIONS ET LA JOURNÉE DU 17 MARS
L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : LE DOCUMENT TASCHEREAU
L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : MANŒUVRES ET OSTRACISME
LA MANIFESTATION DU 16 AVRIL ET SES EFFETS
LA JOURNßE DU 15 MAI
DU DONJON DE VINCENNES A BOURGES LES JOURNÉES DE JUIN
LA RÉVOLUTION DE 1848 DANS LA TACTIQUE RÉVOLUTIONNAIRE DE BLANQUI
BLANQUI, HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION DE 1848
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
INDEX DES NOMS DE LIEUX
TABLE DES MATIÈRES

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AUGUSTE BLANQUI ET LA RÉVOLUTION DE 1848

MAURICE DOMMANGET

AUGUSTE BLANQUI ET LA REVOLUTION DE 1848

PARIS • MOUTON • LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Publication de Mouton Editeur Herderstraat 5 La Haye

7, rue Dupuytren Paris 6*

Diffusion en France par la Librairie Maloine S.A. Editeur : Librairie Maloine S.A. Librairie de la Nouvelle Faculté 8, rue Dupuytren 30, rue des Saints-Pères Paris T Paris 6*

© 1972, Mouton Co

DU MÊME AUTEUR Principaux ouvrages non cités dans ce volume

MOYEN AGE ET ANCIEN RÉGIME

La Jacquerie, Creil, Imprimerie nouvelle 1958 ; Paris, Maspero, 1971. Le curé Meslier, athée, communiste, révolutionnaire sous Louis XIV, Paris, Julliard, 1965. RÉVOLUTION FRANÇAISE

La Révolution dcms le canton de Neuilly-Saint-Front, Beauvais, 1913. La Déchristianisation à Beauvais et dans VOise, Paris, Alcan, 1918, 1922, 2 vol. Table des dix premières années des « Annales Révolutionnaires », Paris, Alcan, 1922. Le symbolisme et le prosélytisme révolutionnaires dans VOise, Beau­ vais, 1932. Les clubs de jacobins en province. Le mouvement ouvrier sous la Constituante, Paris, s.d. Les grèves de moissonneurs du Valois sous la Révolution, Reims, 1925. L'idée de grève générale au 18e siècle et sous la Révolution, Paris, Rivière, 1963. Jacques Roux et le Manifeste des Envoyés, Paris, Spartacus, 1948. Saint-Just, Paris, Ed. du Cercle, 1971. H ISTO IR E DU SOCIALISME ET DU MOUVEMENT OUVRIER

Histoire du V r Mai, Paris, Sudel, 1955 ; Buenos Aires, 1956 ; Bar­ celone, 1971. BABOUVISME

Babeuf et la conjuration des Egaux, Paris, 1924 ; Léningrad, 1925 ; Paris, Spartacus, 1969. Pages choisies de Babeuf, Paris, Armand Colin, 1935. Sylvain Maréchal, Paris, Spartacus, 1950. Sur Babeuf et la conjuration des Egaux, Paris, Maspero, 1970.

FOURIÉRISME

Victor Considérant, Moscou, 1928 ; Paris, 1929. BLANQUISME

Blanqui, la guerre de 1870-7î et la Commune, Paris, Domat, 1947 ; Zagreb, 1959. Blanqui et Vopposition révolutionnaire à la fin du Second-Empire, Paris, Armand Colin, 1960. Auguste Blanqui, premiers combats, premières prisons, Paris-La Haye, Mouton, 1969. Auguste Blanqui au début de la IIP Bèpublique, Paris - La Haye, Mouton, 1971. MARXISME

Vintroduction du marxisme en France, Lausanne, Ed. Rencontre, 1969. L’INTERNATIONALE, LA COMMUNE, LA III* RÉPUBLIQUE

Edouard Vaillant, Paris, La Table Ronde, 1956. « Le Droit à la Paresse » de Lafargue, Paris, Maspero, 1970 ; Japon, Milan, 1971. Eugène Pottier, membre de la Commune, chantre de V « Interna­ tionale », Paris, E.D.I., 1971. La Commune, Bruxelles, La Taupe, 1971. ÉDUCATION SOCIALISTE ET SYNDICALISME ENSEIGNANT

Histoire du Syndicalisme universitaire [en collaboration], Grenoble, 1969. Les grands socialistes et Vèducation, Paris, Armand Colin, collec­ tion U, 1970 ; Madrid, 1971.

AVANT-PROPOS

La révolution de 1848 surprit la plupart des contemporains et, après quarante ans de réflexions, Albert de Broglie la trouvait « toujours incompréhensible ». Ce n’était pourtant que la résultante histo­ rique d’une c longue période de fermentation », un aboutissant dû, selon Tocqueville, à des « causes générales fécondées si l’on peut parler ainsi par des accidents ». Parmi les causes générales, Tocqueville distingue l’antagonisme entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière. Et il voit dans le socialisme l’expression idéologique — ou comme il écrit « la phi­ losophie » — de la nouvelle classe révolutionnaire. Or, de l’aveu de Karl Marx, quel fut dans la révolution de 1848 l’homme qui tint le drapeau rouge, quel fut — pour reprendre ses expressions — le représentant authentique du prolétariat, du com­ munisme, de la dictature de classe révolutionnaire, de la Révolution permanente ? Ce fut Auguste Blanqui, ce sombre apôtre qui, à 43 ans, nanti de 13 ans 1/2 de prison ou résidence forcée, apparais­ sait déjà comme un vétéran et un martyr des luttes républicaines et populaires. En des pages lumineuses, Marx précise que Blanqui incarnait en 1848 le socialisme révolutionnaire face à la bourgeoisie, certes, mais aussi face au socialisme doctrinaire abaissant la lutte révolu­ tionnaire des classes avec ses nécessités terribles à de petits arti­ fices ou à de grosses sentimentalités. Blanqui fut l’âme de toutes les grandes journées de la Révolu­ tion de 1848, aussi bien des combats d’avant-garde du 17 mars, du 16 avril et du 15 mai que de la grande bataille de juin mettant aux prises implacablement les deux grandes classes rivales. Suivant le mot d’Amédée Langlois à son ami Barbés, « après la force des choses », c’est Blanqui « plus que personne » qui, au fond, a fait naître ces journées. Il a fait marcher la Révolution [...] Sans lui, nous ne serions ni toi ni moi où nous en sommes, mais la question révolutionnaire serait moins avancée qu’elle ne l’est. Toutes les paroles de sagesse révolutionnaire, les appels lucides et virils, Blanqui les a lancés dans les premiers mois de la Révolu­ tion, quand il était temps encore. Avec lui, selon le mot si expressif

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Avant-propos

d’Hippolyte Castille : « c’était la Révolution saisie au collet ». L’un des socialistes français les plus instruits de la III® République a très bien noté le réalisme de Blanqui en 1848. Il fut « le seul » a dit Gustave Rouanet dans la Revue Socialiste de 1887 (t. II, p. 515) c qui eut conscience et prescience de l’abîme où l’inaction entraî­ nait le Parti socialiste » tout en étant « prêt à se joindre pour faire masse commune avec ceux qui voudraient aller de l’avant ». Etant donné le rapport des forces, on peut se demander si Blan­ qui ne serait point parvenu au pouvoir sans le lancement du docu­ ment Taschereau. Poser la question, ce n’est pas nier les enseigne­ ments du c matérialisme historique », mais tenir compte des par­ ticularités individuelles et des contingences dans la mesure où elles se greffent sur les conditions sociales existantes. Tout ce qu’on peut dire à ce sujet, c’est que Blanqui joua de malchance. Il se trouva qu'au plus haut de son prestige « la lutte sociale n’avait encore atteint qu’une consistance vaporeuse, celle de la parole, de la phrase » (K. Marx) et qu'en juin, au moment où la réalité brutale prit la place de la phrase et où il ne manqua peut-être qu’un chef à l’insurrection pour vaincre, Blanqui, une fois de plus, se débattait, impuissant, derrière les barreaux d’une cellule. On ne saurait donc traiter valablement de la Révolution de 1848 sans éclairer la plus forte personnalité républicaine et socialisterévolutionnaire du temps, l’homme qui a eu pour ennemis mortels tous ceux qui ont trahi, souillé ou abandonné la Révolution, le lut­ teur enfin qu’on ne pouvait frapper sans retarder le destin du peuple. Le présent ouvrage basé sur un grand nombre de documents iné­ dits introuvables dans les dépôts publics, fruit de longues années de recherches et d’intimité avec Blanqui, n’a pas d'autre dessein que de répondre à ce besoin. Il ne saurait être question d'en dissi­ muler les lacunes et les faiblesses, notamment l’absence d’un tableau préalable peignant la structure économique et la situation des clas­ ses laborieuses à la veille de la Révolution. Mais on ne peut tout traiter, et il a paru préférable de s’en tenir strictement au sujet. On trouvera en appendice une sorte de chapitre complémentaire sur « Blanqui, historien de la Révolution de 1848 ». C’est avec quelques additions, la reproduction d’une étude parue dans U Actualité de l’Histoire, n° 13, novembre 1955, p. 6-25. Les références ont été supprimées, la plupart étant tirées de la correspondance Blanqui-Lacambre du fonds Dommanget.

CHAPITRE PREMIER

LES DÉBUTS DE LA RÉVOLUTION

Première passe d}armes. Le 24 février 1848, quand la monarchie de juillet s’écroule sous les coups de bélier du peuple parisien, Blanqui est encore à Blois en résidence surveillée. Le lendemain, il est dans la capitale qu’il n’a pas revue depuis son départ au Mont-Saint-Michel le 4 février 1840. Quel changement ! Quelle surprise, mais aussi quelle inquiétude et quelle colère, car l’équipe du National s’est emparée des princi­ paux leviers de commande et la République attend toujours sa proclamation franche et nette. Du reste, Blanqui n’est pas sans connaître l’ostracisme dont il a été l’objet quand il s’est agi de constituer le Gouvernement pro­ visoire. Son nom, en effet, ne figurait que sur un brouillon de liste trouvé à l’Hôtel de Ville lors de l’arrivée de Ledru-Rollin et de Lamartine. On l’avait « oublié » dans la liste lue par LedruRollin à la Chambre avant le départ pour l’Hôtel de Ville, puis à l’Hôtel de Ville dans la liste de La Réforme lue par Louis Blanc, et finalement dans la liste définitive résultant d’un compromis entre Le National et La Réforme \ Une grande agitation règne parmi le peuple en armes qui tient toujours non pas cinq cents barricades — « un labyrinthe de 500 Thermopyles » comme dit Proudhon —, mais bel et bien, 1 512 barricades d’après l’estimation du colonel du génie Leblanc. Les nerfs de la population sont ébranlés par les combats, l’insomnie, les nouvelles et les bruits les plus contradictoires. On interprète la réserve de l’Hôtel de Ville touchant la République non comme un ajournement, mais comme un abandon. On craint, d’autre part, un mouvement de la garnison de Vincennes qui n’a pas fait sa soumission. Le mont Valérien, de son côté, inspire de vives inquié­ tudes. Des colloques se tiennent sur les boulevards, les quais, les places, les barricades, dans les carrefours, véritables clubs en plein air. C’est ce qui a fait encore dire à Proudhon que « le bavardage triomphe*. »12 1. Alfred Delvau, Histoire de la révolution de février, t. I, pp. 229, 237-239. — Louis B lanc, Histoire de la Révolution de Î&b8, t. I, p. 66. 2. P. J. P roudhon, Lettres choisies et annotées par Daniel H alévy et Louis Guilloux, p. 83, 86. — Auguste N ouoarêde, La Vérité sur la Révolution de

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Auguste Blanqui et la révolution de 1848

A l’Hôtel de Ville, sur la place de Grève, au milieu de cris et de coups de feu tirés à l’aventure, la surexcitation est extrême. Une clameur formidable monte *. Du côté du Palais-Royal, Blanqui, entouré de vieux compagnons de lutte, écoute les critiques, les récriminations, les invectives et les menaces à l’adresse des nou­ veaux gouvernants4. Il les résume bientôt en une harangue qui est une déclaration de guerre à l’Hôtel de Ville. Un assistant nous en donne ainsi la substance. Si nous laissons faire, la Révolution avortera ce soir. Nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut les sommer de nous donner un gouvernement républicain sur la plus large base. Il ne suffit pas de changer les mots, il faut changer radicalement les choses. Et la preuve que le Gouvernement veut lancer le pays dans des voies rétrogrades, cfest qu’il n’a pas daigné appeler près de lui aucun des vieux prisonniers, et qu’il ne s’entoure que de corrompus. Mes amis, il faut lui demander compte de ses intentions et, s’il ne marche pas droit, il faut le briser5. L’après-midi, à quatre heures, de l’Hôtel de Ville survient Vilcoq, ancien détenu du Mont-Saint-Michel, amputé de la jambe droite6. Ce messager boiteux apporte d’étranges nouvelles. Il raconte l’inci­ dent du drapeau rouge, le discours de Lamartine, montre l’éten­ dard des barricades arraché sur le perron de la Maison commune et conclut : Si nous laissons ces gredins-là à leur pente rétrograde, je parie que nous retournerons au Mont-Saint-Michel avant un mois. On juge de l’effet produit par ces ardentes paroles sur tous ces hommes ardents. Les cris redoublent, l’indignation est à son paroxysme. Pour couper court à cette situation, Blanqui, séance tenante, rédige un manifeste reflétant les sentiments de tous et demande à l’un des assistants de se charger de l’impression. Il donne ensuite rendez-vous pour le soir même, en armes, à la salle du Prado qui a été retenue. Ce n’est, dans son esprit, qu’un rassem­ blement. Il définit le but visé : Nous irons en nombre suffisant pour connaître par nous-mêmes ce qu’on fait là-bas et y mettre ordre au besoin 7. février 18&8, plan annexe. — G ra n ie r de Cassagnac, Histoire de la chute du roi Louis-Philippe..., t. I, p. 320-327. — Eugène P e lle ta n , Histoire des trois journées de février Î8U8, p. 162-163. — Daniel S te rn , Histoire de la Révolution de 18U8, t. I, p. 292 sq. 3. Daniel Stern, op. cit., t. I, p. 292-293. 4. Victor Bouton, La Patrie en danger au 25 février 1818, p. 35-36. 5. Ibid., p. 36. 6. Ibid., p. 37. — L’Hommedé, Le Mont-Saint-Michel prison politique sous la Monarchie de juillet, p. 179. — Pour tout ce qui concerne la lutte des deux drapeaux du début de la Révolution aux Journées de juin, voir M. Dommanget, La Révolution de 1848 et le drapeau rouge, Paris, Spartacus, 1948. 7. Victor Bouton, op. cit., p. 40.

Les débuts de la révolution

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Le texte de Blanqui, mis au point chez l’imprimeur dans la soi­ rée, dès que fut connue la proclamation du Gouvernement provisoire prescrivant le drapeau tricolore, sortit des presses sous la forme suivante : Au Gouvernement provisoire : Les combattants républicains ont lu avec une douleur profonde la proclamation du Gouvernement provisoire qui rétablit le coq gau­ lois et le drapeau tricolore. Le drapeau tricolore, inauguré par Louis XVI, a été illustré par la première République et par VEmpire : il a été déshonoré par Louis-Philippe. Nous ne sommes plus, d'ailleurs, ni de VEmpire ni de la Première République. Le peuple a arboré la couleur rouge sur les barricades de 1848. Qu'on ne cherche pas à la flétrir. Elle n'est rouge que du sang généreux versé par le peuple et la garde nationale. Elle flotte étincelante sur Paris, elle doit être maintenue. Le peuple victorieux n'amènera pas son pavillon 89. Cette affiche sur papier rouge, peut-être la seule de la Révolution de février sans aucun nom d’imprimeur, d’auteur ou d’organisation quelconque, fut nuitamment placardée et même déposée sur la table du Gouvernement provisoire ®. Elle nous apparaît, avec le recul du temps, comme la contre-proclamation gouvernementale touchant le même sujet. Toutefois, elle est plus : sa finale énergique lui donne l’allure d’un ultimatum. C’est, au fond, comme on l’a reconnu, une « proclamation insurrectionnelle1012 », proclamation d’autant plus sérieuse qu’elle émane de citoyens éprouvés, et prêts à tout. Démarches à la préfecture de Police et à l'Hôtel de Ville. L’auditoire dispersé, Blanqui n’a plus autour de lui que Vilcoq et Victor Bouton “, ancien employé et ennemi mortel de ce Pagnerre qui va devenir secrétaire général du Gouvernement provisoirelt. Le calme est revenu. On cause. Blanqui réfléchit et songe à utiliser au mieux les deux heures dont il dispose avant la réunion pour s’in­ former, et s’assurer des concours. Il ne faut pas aller comme çà à l'Hôtel de Ville. On ne s'em8. Victor Bouton, op. cit., p. 39-40. — Daniel Stern , op. cif., t. I, p. 326. — Alfred D elvau, Les Murailles révolutionnaires, t. I, p. 67 ; t. II. 9. Les Murailles révolutionnaires, ibid. — Victor P ierre , Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 65. — P. E. Laviron n*en parle pas dans son Récit

authentique de la séance révolutionnaire tenue à VHôtel de Ville pendant la nuit du 24 au 25 février 18k8, in-8 de 32 p. 10. Daniel Stern , op. cit., t. I, p. 305. 11. Victor Bouton, op. cit., p. 42. 12. Bulletin des Lois de la République, n# 3, p. 38, mars.

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barque pas sans biscuit. Nous ferions bien de voir Caussidière et Raspail13... En ce qui concerne Raspail, Bouton. explique que la démarche est inutile. Il a juré, le matin, de ne pas remettre les pieds dans la pétaudière de l’Hôtel de Ville. Reste l’ancien membre des sociétés secrètes passé à la tête de la police. Tous trois se dirigent vers la rue de Jérusalem. Ils sont reçus assez rudement par les gardes improvisés. Après avoir décliné leurs noms, ils pénètrent à l’entresol dans la grande pièce servant de bureau au secrétaire général de la préfecture de Police. Il y a là, avec Caussidière, l’un de ses vieux amis, l’ouvrier Albert, intronisé depuis la veille membre de l’aréopage gouvernemental. Ils sonl dégoûtés, prêts à signer leur démission et informent Blanqui que la situation est très critique, que le pouvoir est à deux doigts de sa perte. C’était vrai. La division se faisait déjà jour dans son sein ; les barricades étaient dégarnies ; un peu d’audace de la part d’un officier et l’échafaudage branlant de vingt-quatre heures tombait comme un château de cartes141567. Blanqui se fait délivrer par Caussidière un laissez-passer afin qu’aucune porte ne se ferme devant lui, et ses deux compagnons obtiennent un sauf-conduit du même genre de Lucien de la Hodde, installé dans une salle voisine comme « délégué de la République au département de la Police ». Ils se dirigent vers la place de Grève ”. A la grille de l’Hôtel de Ville, Blanqui monte seul. Avec qui prend-il langue ? On l’ignore. Rien n’a transpiré à ce sujet. Tout ce qu’on peut dire, par la voie des recoupements, c’est que Blanqui n’a vu ni Lamartine, ni Louis Blanc, ni Garnier-Pagès, qui n’auraient pas manqué dans leurs récits de rapporter l’entretien. Le fait que Martin de Strasbourg veillait alors à la transmission des ordres, dans l’ancien cabinet du préfet, que ce citoyen, précisément, fut dépêché par le Gouvernement à la réunion du Prado et que la pre­ mière partie de son exposé concorde avec le sens général de l’inter­ vention de Blanqui au même lien, tout cela porterait à croire que Blanqui s’est entretenu avec lui. Mais ce n’est, naturellement, qu’une conjecture. Une chose est certaine c’est que, d’une part, Blanqui reçut des nouveaux maîtres un « accueil glacial » 1#, c’est que, d’autre part, en rejoignant ses deux compagnons aux approches de sept heures, Blanqui parut ébranlé et dissimula mal son émotion. Il aurait dit : Ah ! quelle position difficile, quelle œuvre surhumaine, que de prudence, que de sang-froid il faut garder1T/ 13. Victor Bouton, op. cif., p. 43. 14. Victor Bouton, op. cit., p. 43-45. 15. Ibid., p. 45-46. 16. Réponse du citoyen Auguste Blanqui (au document Taschereau), verso, 1" colonne. 17. Victor Bouton, op. cit., p. 49.

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Si l’on rapproche ces paroles du discours qu’il fera bientôt on acquiert la conviction qu’à ce moment Blanqui est pénétré avant tout du danger que court la République naissante. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il apprécie les embûches semées sur la route et qu’il ne voit pas d’autre moyen de les écarter qu’en gagnant du temps sans rien céder aux tenants du passé ou, si l’on veut, en donnant libre cours à la dynamique révolutionnaire. Le danger pour lui est donc double : objectif, dans la mesure où il provient des conditions de temps et de lieu ; subjectif, dans la mesure où il provient de la fai­ blesse gouvernementale. C’est dans cet état d’esprit que Blanqui retourne, mais seul cette fois, à la préfecture de Police18. Nouvelle entrevue avec Caussidière. Sur cette nouvelle entrevue avec Caussidière, nous sommes en pré­ sence de deux versions. L’une y voit des ouvertures de Blanqui pour un coup de force contre le pouvoir 19201, l’autre simplement une sortie contre l’orientation des nouveaux gouvernants2#. Mais les deux versions se rejoignent en ce qu’elles reconnaissent que, de toute façon, Blanqui et Caussidière se heurtèrent violemment. Le seul texte qui rende compte de l’entrevue est de Fulgence Girard, vieux camarade de Blanqui. A une époque où il importe de ne pas trop mettre en cause les personnalités, il dit que Blanqui s’entretint avec « deux anciens chefs du parti démocratique devenus de hauts fonctionnaires du pouvoir nouveau11 ». Il y aurait donc eu, présente à l’entrevue, une tierce personne qui n’était plus Albert. Probablement qu’il s’agit de Recurt avec lequel Blanqui reconnaît avoir discuté le 25 et que Ch. Robin désigne expressément2223. C’est du texte de F. Girard, origine de la seconde version, que Victor Bouton s’est inspiré dans son court récit de l’entrevue, ce qui n’empêche pas Bouton, se basant sans doute sur d’autres informa­ tions, d’avoir véhiculé la première version. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas lieu de récuser les appréciations d’ordre politique que Girard met dans la bouche de Blanqui puisqu’un journal de celui-ci les a reproduites complaisamment, et que Bouton en a fait partiel­ lement état. Elles intéressent au premier chef car elles précisent, en ce début de la Révolution, la position de Blanqui28. Blanqui dénonce avec amertume « la comédie de 18.30 qui recom­ mence ». Victor Bouton, op. cit., p. 52. Ibid., p. 52-53, et Daniel Stern , op. cit., t. I, p. 305. Les Veillées du Peuple, n* 2, p. 111. [Le premier pas de la réaction.] Ibid. Réponse du citoyen Auguste Blanqui, recto, l r* col., et Charles R obin, Histoire de la Révolution française de 1818, t. II, p. 237. 23. Les Veillées du Peuple, n* 2, p. 111. 18. 19. 20. 21. 22.

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Aujourd'hui, c'est le drapeau qu'on renverse, demain ce sera le principe ; on proscrit l'image, en attendant qu'on puisse proscrire la réalité. A l’objection classique qu’il ne faut pas effrayer, Blanqui répond : Ainsi, c'est par prudence, tranchons le mot, c'est par peur... Peur de la guerre civile, je le veux bien, que vous relevez ces couleurs vaincues ; c'est par peur que la République emprunte à la garde municipale son drapeau !... A quel titre pouvez-vous donc com­ mander la confiance, si vous commencez par avoir peur de vos prin­ cipes ? L’aveu qu’il s’agit d’une concession à d’ombrageuses susceptibi­ lités, suscite cette réponse : Les concessions vous tueront. On ne transige que sur des droits douteux ou compromis. Douteriez-vous de la puissance ou de la légitimité des nôtres ? Alors, retirez-vous. Les révolutions veulent des hommes qui aient foi en elles ; douter de leur triomphe, c'est déjà les trahir. C'est par la logique et l'audace qu'on les réalise et qu'on les sauve. Si vous en manquez, vos ennemis en auront pour vous ; ils ne verront qu'une chose dans vos faiblesses : la mesure de leur force. Et leur courage se relèvera en raison directe de votre timidité. L’un des interlocuteurs ayant énoncé que Blanqui prophétisait déjà des malheurs, celui-ci rétorque : Je ne les prophétise pas, je les prévois ; c'est assez simple pour qu'il ne faille pas d'autre sortilège que la raison. Comment ! vous ne voyez point que ce sont les premiers pas qui déterminent la route où vous vous engagez ! qu'il s'agit de décider si vous êtes pour la République égalitaire ou pour le constitutionalisme bourgeois ; qu'aujourd'hui, vous êtes maîtres, complètement maîtres de la situa­ tion ; que, dans huit jours, la décision que vous prenez sera irrévo­ cable ; que vous vous prononciez pour le peuple ou contre lui. Là-dessus, Blanqui esquisse un programme de réalisations des­ tiné à prouver au peuple que la République est un « gouvernement bienfaisant » et il montre qu’hors de cette voie, il n’y a point de salut pour la Révolution. Investissez-le de tous ses droits, assurez son existence, affranchissez-le de tout impôt, et vous le pouvez ; car, en organisant seulement le crédit, vous émancipez le travail et créez à l'Etat des revenus suffisants pour faire face à ses besoins. Alors vous n'avez besoin ni de concessions, ni de faiblesses... Si vous n'entrez pas dans cette voie — et vous venez de vous en éloigner — vous vous jetez dans celle des abîmes. Quels ont été les obstacles qui ont retardé si long­ temps l'avènement de la démocratie, si ce ne sont les préjugés au

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moyen desquels toutes les oligarchies qui se sont succédé depuis le 9 thermidor se sont efforcées d’allumer des haines contre elle ? Si vous ne vous hâtez de les dissiper, vos ennemis ne négligeront rien pour les aigrir et les enflammer ; ils sfempareront de toutes vos fautesy de toutes les concessions que vous ferez à leurs égoïsmes, de tous les sacrifices que vous imposerez au peuple dans leur intérêt. Ils sont en cela plus habiles que vous, n’en doutez pas ; ils se ser­ viront de vous pour vous frapper les uns les autres ; ils s’allieront dfabord aux révolutionnaires de La Réforme contre les socialistes, puis aux politiques du National contre les révolutionnaires de La Réforme ; les libéraux du Siècle leur serviront au besoin contre les girondins du National, jusqu*à ce qu’ils puissent les emporter euxmêmes dans le flot de toutes les haines absolutistes. Ne riez pas..., mes paroles sont pour votre optimisme, les menaces d’un esprit morose. Erreur ! erreur ! ce sont les aperçus d’un œil clairvoyant..., les déductions d’un esprit logique, soyez-en sûrs *\ De ces vues brutalement réalistes, l’un des interlocuteurs tira la conclusion que Blanqui se séparait du Provisoire, ce qui lui attira cette réponse : Je fais ce que j ’ai toujours fait, je ne me mets pas à la suite des personnes, mais bien à la suite des principes ; je marche avec le peuple **. Tout en ménageant l’avenir avec une loyauté et un sentiment des réalités remarquables, Blanqui accepta avec franchise le reproche de se rejeter dans l’opposition. Je le crains. Cela, du reste, dépendra de vos actes. Allez en avant, vous aurez tout mon concours ; si, au contraire, vous voulez reculer... vous me trouverez là pour vous couper la route du passé M. De cette ultime entrevue, Caussidière et Blanqui se quittèrent ennemis et, du même coup, les chances d’une action pour le soir même devenaient problématiques. Du reste, en quittant la préfecture de Police, Blanqui fit part de ses intentions de fonder un club, ce qui était tout autre chose. C’est avec cet objectif en tête qu’il se rendit à deux pas, dans l’établissement du bal du Prado qui occupait l’emplacement actuel du Tribunal de Commerce. Première réunion au Prado. A cette époque de l’année, c’était là que se réunissait la jeunesse estudiantine, la rigueur de la température ne permettant pas de s’ébattre dans les bosquets de la Grande Chaumière. Mais depuis2456 24. Les Veillées du Peuple, n° 2, p. 112. 25. Ibid. 26. Ibid.

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que Paris s'était couvert de barricades, étudiants, grisettes et jeunes filles qu'attirait naguère le flon-flon de l'orchestre, avaient fait place à des hommes armés, à des vétérans révolutionnaires qui y siégeaient en permanence « pour suivre la marche déjà inquiétante des événements*7 ». On y pénétrait par deux couloirs obscurs donnant l’un rue de Constantine, l'autre rue de la Barillerie 2*. La réunion se tenait dans une salle oblongue, pièce de dégagement de la salle de bal. Pour tout mobilier, une table et des banquettes29 ; comme éclairage, la lueur rougeâtre des quinquets30. L’auditoire offrait le spectacle le plus pittoresque. Les baïonnettes s'agitaient au-dessus des bonnets rouges. La crosse des fusils retentissait sur le plancherS1. Il y avait là tout le ban et l’arrière-ban des démocrates chevronnés et plusieurs chefs d’école ou de sectes socialistes : le docteur Lacambre, « âme d’élite dont le courage ne reculait devant aucun danger » ; Théodore Dézamy, « âme de fer dans un corps maladif », auteur du Code de la Communauté ; Gabriel Laviron qui devait trouver la mort à Rome en combattant pour Mazzini ; l’ex-prêtre Pillot, futur maire com­ munard du 1er arrondissement, auteur de Ni châteaux ni chaumiè­ res ; l’ouvrier horloger communiste Simard, type du sans-culotte de 48 ; le professeur Feuillâtre, « cœur d’or et corps de fer » ; le portier Fomberteaux ancien collaborateur du Moniteur républicain ; le vieux Caunes ; le capitaine Collet, l’un des communistes les plus influents du faubourg Saint-Marceau ; le colosse Delente ; Grandménil, Vilcoq, etc. ”. En l'absence de Blanqui impatiemment attendu, un bureau avait été constitué ; il siégeait au-dessous de l'orchestre. Crousse présidait. C’était — non pas un docteur en médecine — mais un clerc d’avoué à la figure pâle, à l’œil voilé « qui dirigeait les débats avec une len­ teur calculée ». Il avait à sa droite Victor Bouton, les yeux cachés par ses lunettes, la tête couverte d'un bonnet phrygien, l’ouvrier Savary qui voyait dans le blanquisme une résurgence du babou­ visme 83. Que s’était-il passe. Martin de Strasbourg s’étant présenté au nom du Gouvernement provisoire avait pu obtenir la parole. S’efforçant de démontrer la nécessité de l’extrême prudence du peuple parisien et le besoin d’obtenir l’assentiment de la France il avait, en s’appuyant sur cette considération, tenté de justifier la proscription2789301 Les Veillées du Peuple, p. 108. V. P ierre , op. cit.f t. I, p. 66. Les Veillées du Peuple, p. 108. D. Stern , op. eit., t. I, p. 306. V. Bouton, op. cif., p. 64. Ibid., p. 55. — Les Veillées du Peuple, p. 108 et passim. — Suzanne W assermann, Les clubs de Barbés et de Blanqui en IShS, p. 47. Comme le fait remarquer cette dernière (p. 17 et 47), la liste des présents que donne Lucas (p. 212) est fantaisiste. Flotte par exemple est cité bien qu’il ne soit arrivé à Paris que le 28 février au soir. 33. V. Bouton, op. cit., p. 55. — A. Delvau, op. cit., t. I, p. 311. 27. 28. 29. 30. 31. 32.

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du drapeau rouge. Une tempête d’imprécations lui avait répondu, le contraignant au silence. Alors l’orateur dégageant son opinion parti­ culière du mandat dont il était investi, avait indiqué que le personnel gouvernemental pouvait être modifié dans un sens révolutionnaire et qu’il ne tenait qu’à l’assemblée de concourir à la combinaison nouvelle. Cette proposition n’ayant pas obtenu plus de succès que la première, une motion avait été acclamée préconisant la défense, par les armes, du drapeau rouge 8\ Après les violences de Dézamy et de PillotM, Crousse avait parlé non moins violemment : Nous représentons la République et la Révolution ; nous sommes dfanciens détenus politiques. La cause pour laquelle nous avons cent fois risqué notre vie et notre liberté triomphe ; c9est à nous de diriger la République que nous avons faite. Si nous ne nous empa­ rons pas du pouvoir dans ce premier moment d’hésitation qui nous le livre, il nous échappe à jam ais*•. Après avoir encore touché la corde sensible en évoquant l’abandon du drapeau rouge « tombé à la voix de Lamartine, un poète royaliste hier et qui, aujourd’hui, vient de se réveiller républicain », Crousse avait conclu en proposant la marche sur l’Hôtel de Ville. Il s’agis­ sait dans sa pensée, et il l’avait dit sans ambages, de se mettre « à la place des eunuques impuissants » pour sauver la République. Il avait ajouté : Cela est facile ; nous sommes tous armés ; accoutumés depuis longtemps aux coups de main ; les hommes de VHôtel de Ville n’ont pu réunir autour d’eux aucune troupe. Tout nous protège, notre audace et les ténèbres de la nuit 8T. La proposition était nette et, d’après un assistant, fut « adoptée avec enthousiasme 88 ». Intervention de Blanqui. C’est dans cette atmosphère surchauffée, au milieu de 4 à 500 hom­ mes intrépides, prêts à faire parler la poudre, que parut Blanqui34356789. Dès qu’on le vit, un frisson parcourut l’auditoire. Se dirigeant vers le bureau, il traversa l’assemblée lentement, sans que sa physio­ nomie pût déceler ses intentions. L’aspect de ce petit homme chétif et exténué, à la tête grisonnante, au visage pâli dans les cachots, au front soucieux contrastait étrangement avec la force et la fréné34. 35. 36. 37. 38. 39.

Les Veillées du Peuple, p. 108. A. D elvau, op. cit., t. I, p. 311. Alphonse L ucas, Clubs et clubistes, p. 213. Ibid. Ibid. V. Bouton , op. cit., p. 56. — A. Delvau, op. cit., t. I, p. 320.

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sie de la plupart des assistants. Comme par enchantement, le silence succéda bientôt à la clameur. Mais Blanqui prit son temps, le front penché sur la poitrine, son attitude ordinaire. Réfléchissait-il encore ? Etait-il déjà las de cette première journée d’épreuves ? Sachant sa puissance, la savourait-il ? Qui le saura ? Aussitôt qu’il lève sa main gauche gantée de noir, en souvenir de sa chère Suzanne-Amélie, geste familier connu des intimes, ceux-ci comprennent qu’enfin il va parler. Alors, de sa voix sifflante, stridente et nette — comme on l’a remarqué — « tout de suite il s’affirme, il tranche, il décide40». Et il préconise juste le contraire de ce qu’on attendait. Aux rugissements de la passion, il opposa le calme de la raison. Il ramena ces hommes à la réalité brutale. Il leur fit comprendre que la France n’était pas encore républicaine, qu’il fallait lui laisser le temps de s’acclimater au nouveau régime, qu’il fallait se garder de brusquer les choses, qu’il fallait aussi laisser les gouver­ nants éphémères s’user. Il montra que ce que la violence pouvait éta­ blir par la surprise, la violence pouvait le détruire dans les mêmes conditions et qu’enfin, ce n’est point une minorité, si audacieuse qu’elle fût, mais le peuple tout entier qui doit marcher à l’assaut du pouvoir. Enfin, bref, il dit tout ce qui convenait pour sauver les conquêtes fragiles du présent tout en sauvegardant l’avenir, il dit tout ce qu’il fallait pour empêcher le coup de main médité contre le Gouvernement provisoire. Afin que le lecteur puisse se faire une idée aussi exacte que pos­ sible de sa harangue, nous en reproduisons les passages qui en ont été reconstitués d’après des témoins auriculaires. Les voici : La France n’est pas républicaine ; la Révolution qui vient de s’accomplir est une surprise heureuse, rien de plus ; si nous voulons, aujourd’hui, mettre au pouvoir des noms compromis aux yeux de la bourgeoisie par des condamnations politiques, la province aura peur, elle se souviendra de la Terreur et de la Convention et rappel­ lera peut-être le roi fugitif. La garde nationale elle-même n’a été que notre complice involontaire ; elle est composée de boutiquiers peu­ reux qui, demain, pourraient bien défaire ce qu’ils ont laissé faire hier aux cris de Vive la République... Abandonnez les hommes de l’Hôtel de Ville à leur impuissance ; leur faiblesse est le signe certain de leur chute. Ils ont entre les mains un pouvoir éphémère ; nous, nous avons le peuple et les clubs, et nous l’organiserons révolutionnairement comme jadis les Jaco­ bins l’organisèrent. Sachons attendre quelques jours encore, et la Révolution nous appartiendra ! Si nous nous emparions du pouvoir par un audacieux coup de main, comme des voleurs au milieu des ténèbres de la nuit, qui nous répondrait de la durée de notre puis­ sance ? Au-dessous de nous n’y aurait-il pas des hommes énergiques et ambitieux qui brûleront de nous remplacer par de semblables moyens ? 40. Pierre Dominique, Les Journées de quarante-huit, p. 138.

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Ce qu’il nous faut, à nousf c’est le peuple immense, les faubourgs insurgés, un nouveau Dix-Août. Nous aurons au moins le prestige de la force révolutionnaire41. Grâce à son ascendant et à la force de son argumentation, Blanqui rallia à son point de vue l’assemblée presque unanime. Il ne se trouva que Delente, ancien membre du Comité central de la Société des Droits de l’Homme, pour s’élever en son langage coloré et vibrant contre les paroles pacificatrices de Blanqui. En fait, l’ultimatum terminant l’affiche rouge était annulé. Ainsi s’explique que Blanqui ait obtenu la suppression de l’affiche « et en un quart d’heure, dit un assistant, la plupart des exemplaires impri­ més jonchèrent la salle de leurs débris ». C’est sans doute après que furent jetés les premiers jalons de l’organisation du club4243. Vers dix ou onze heures du soir, Blanqui sort du Prado, toujours accompagné de Vilcoq et Bouton. Tous trois errent durant une heure et, par la rue de La Harpe, parviennent aux Thermes de Cluny. — Avez-vous dîné ? leur dit Blanqui. Bouton répond : — Voilà plusieurs jours que je ne sais plus ce que c’est que dîner. Nous avons, nous deux Vilcoq, ce soir, au bas du Prado, mangé et bu un verre de vin ; c’est tout. — Eh bien, je n’ai rien pris depuis midi. Les deux compagnons fouillent leurs goussets. L’un trouve soixante-dix centimes, l’autre un peu plus de vingt sous. Blanqui ouvre une bourse tricotée : c J’ai à peu près trente sous, dit-il, c’est assez pour demain. » Alors, dans une boulangerie encore ouverte, il achète un petit pain de deux sous qu’il mange chemin faisant, car les trois noctam­ bules continuent leur promenade jusqu’au boulevard Poissonnière. La séparation se fit là et l’on ignore où Blanqui se reposa des émo­ tions de la journée Le revirement de Blanqui. Explications et conséquences. On a beaucoup discuté ce revirement de Blanqui ; on a cherché à l’expliquer ; on en a supputé les conséquences, ce qui a valu à l’inté­ ressé tour à tour des éloges et des critiques. Il est toujours aléatoire de faire découler les événements des actes de quelques personnalités 41. J. Breynat, Les Socialistes depuis février, p. 207-208. — A. L ucas, p. 214. 42. A. L ucas, op. cit., p. 214. — A. Delvau, op. cit., t. I, p. 312, S. W assermann, op. cit., p. 50. Delente devait fonder un peu plus tard des Incorruptibles, rue Saint-Honoré (A. L ucas, op. cit., p. 171). 43. V. Bouton, La Patrie..., op. cit., p. 59-60, — V. Bouton, Profils tionnaires, p. 135. — G. G effroy CVEnfermé , p. 133) a suivi ce récit.

op. cit., 323. — le Club

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et, par conséquent, de faire retomber sur leurs épaules les respon­ sabilités qui incombent à Tétât social et, pour les coups de force, au degré de maturité des peuples. Mais enfin, comme a dit Mme de Staël, un homme est parfois « une grande circonstance > et son action sur le cours des événements suffit pour empêcher, retarder ou précipiter la marche des choses. Du reste, Blanqui ne s’étant pas fait faute d’attribuer aux individus un rôle de premier plan et de dénoncer les trahisons du Provisoire, il y aurait mauvaise grâce à ne pas user, en ce qui le concerne, de la même méthode. On a supposé que Blanqui se croyait encore « possible » en rai­ son des difficultés que le Gouvernement avait à vaincre et qu’il espé­ rait qu’on l’appellerait aux affaires44. Creusant cette hypothèse, on a même été jusqu’à prétendre que « quelques furtives paroles » lui auraient permis d’escompter son introduction prochaine au sein du Gouvernement45. C’est le sens de l’exposé de Martin de Strasbourg dans sa seconde partie. Nous notons simplement la connexion. Est-ce que Blanqui, le soir du 25 février, n’aurait pas manqué à cette combativité, à cet élan révolutionnaire dont on le gratifie à l’ordinaire ? Serait-il vrai que ce petit homme, qui se servait des masses pour les lancer à l’émeute, n’aurait jamais su « par son cou­ rage personnel et l’enjeu de sa vie, tenter jusqu’au bout les hasards des coups de m ain46 » ? C’est Victor Bouton, présent à la séance historique du Prado, qui a écrit ces mots en 1850 et il ne les a pas revêtus de la forme dubitative que nous leur donnons en posant la question. S’appuyant sur les exemples du 17 mars, du 16 avril, du 15 mai 1848, il affirme qu’au moment décisif Blanqui ne sut pas oser et il rattache à cette particularité l’intervention du Prado47. Mais Bouton, il faut croire, n’est pas très sûr de cette explication puisqu’il s’abstient de la fournir dans un autre écrit où il passe également en revue les mobiles qui ont poussé Blanqui au freinage le soir du 25 février ". Delvau, lui, rejette formellement l’hypothèse d’un manque de cran à cette heure décisive : Blanqui pesa dans sa tête et dans son cœur de citoyen la respon­ sabilité qu’il allait encourir ; il la trouva lourde, et il recula, non pas eff™yê — l’effroi ne montant jamais à la surface d’une organisa­ tion de cette trempe — mais attristé. S’il eut peur en cet instant suprême, ce ne fut pas pour lui mais pour les autres "... Hippolyte Castille a repris à son compte l’explication de Victor Bouton. Il a dit en parlant de Blanqui : C’est un des aspects de ce caractère... de manquer d’audace en 44. 45. 46. 47. 48. 49.

V. Bouton, La Patrie..., op. cit., p. 67. D. Stern , op. cit., t. I, p. 305. V. Bouton, La Patrie..., op. cit., p. 58. Ibid., p. 57-58. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 135. A. Delvau, op. cit., t. I, p. 322.

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des circonstances où il semble que la Providence se plaise à lui met­ tre aux mains la destinée des partis ®°. Evoquant cette soirée décisive du 25 février, il écrit, toujours au sujet de Blanqui : Sa croyance dans la force lui faillit à cette heure propice où nulle installation sérieuse n’existait encore 505I*. Castille a même généralisé l’explication. Par-delà le cas de Blan­ qui, il envisage celui de presque tous les chefs de parti de l’époque et il n’en voit guère qui aient fait montre de l’énergie nécessaire à l’heure opportune : N’est-ce pas une chose misérable que, depuis vingt ans, la plupart des hommes qui ont agité le pays et ambitionné l’honneur de gou­ verner leurs semblables n’aient pas eu le courage de leurs désirs alors que la faculté de les réaliser s’offrait à eux ? Ce que M. Blanqui pouvait faire et ne fit pas le lendemain de la Révolution, M. Louis Blanc fu t maître de l’accomplir le 28 février M. Vermorel, tout en faisant de Blanqui c le chef le plus résolu » du peuple en 1848 M, n’en rejoint pas moins H. Castille puisqu’il trouve que Raspail, Blanqui et Barbés que l’on présente comme des pertur­ bateurs, des conspirateurs farouches, ont été à ses yeux depuis le 24 février, modérés, timides plutôt qu’audacieux, aimant mieux sacrifier leur cause même à des scrupules de légalité qu’assu­ mer la responsabilité redoutable d’une initiative révolutionnaire M. De son côté le poète Leconte de Lisle, robespierriste en politique et qui fut, comme nous le verrons, de la Société Républicaine Centrale, attribue l’échec de 1848 aussi bien à l’insuffisance de la mentalité populaire qu’à « l’insuffisance des chefs, même de Blanqui55 ». Si l’on veut comprendre le manque de décision de Blanqui au Prado il convient, croyons-nous, non point de s’en référer à son caractère qui fournit précisément, en d’autres circonstances, la preuve contraire, non point d’invoquer nous ne savons quel scru­ pule de légalité, parfaitement absent, au moins ce soir-là. C’est sur son état d’esprit à la suite des démarches relatées plus haut qu’il est préférable de faire fond. Certes, en cette nuit du 25 février, malgré la défection de Caussidière, Blanqui pouvait à la tête de ses hommes résolus et fort de quelques intelligences dans la place, s’emparer de l’Hôtel de Ville et chasser le Gouvernement provisoire. L’entreprise était tentante. Il 50. H. Castille, Histoire de la Seconde République française, t. I, p. 339. 51. H. Castille, Histoire,.,, op. cit., t. II, p. 20. 53. Vermorel, Les Hommes de Î8i8, p. 132. 54. Ibid., p. 275-276. 55. La Revue socialiste, i. XXXV, janvier 1902, p. 36. [L*Idéal socialiste de Leconte de Lisle.]

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préféra s’abstenir, c’est-à-dire attendre. Bien plus, lui, le partisan des coups de force, le chef de la minorité agissante, s’affirma nette­ ment pour l’action des grandes masses. Il fallait, on le conçoit, de très sérieux motifs à Blanqui pour rompre ainsi en visière avec la tactique qu’il avait employée jusque-là et pour heurter de front ses partisans impatients à se battre. A n’en pas douter, ce n’est point la conquête de haute lutte du pouvoir qui effarouchait le révolution­ naire. Il y avait poussé en des circonstances moins favorables. C’était le maintien au pouvoir après le triomphe de l’insurrection qui l’intri­ guait. Il n’y a qu’à relire dans son exposé les quelques passages parvenus jusqu’à nous : ils sont formels. Aujourd’hui que l’histoire a mis entre nos mains la documenta­ tion qui permet de juger, il ne fait pas de doute que Blanqui n’a pas sous-estimé la grandeur du péril tout proche. D’abord, il y aurait eu une résistance, si faible qu’elle eût été qui, de l’Hôtel de Ville eût gagné et réveillé les puissantes forces de réaction assoupies. Celles-ci, profitant de la division des républicains comme de la panique des classes moyennes, se fussent vite ressaisies en s’appuyant sur les régiments stationnés vers la plaine Saint-Denis, sur le mont Valérien, velléitaire, sur Vincennes encore sur le qui-vive et bientôt sur la province avec ses levées de fourches. On peut conjecturer que les éléments les plus révolutionnaires de Paris auraient été vite anéan­ tis. C’eût été déjà les journées de juin. La perte de la République était certaine. Ne valait-il pas mieux laisser s’acclimater la République et, en utilisant le terrain légal, conquérir rapidement l’opinion ? La chose était aisée. Blanqui n’ignorait pas que dans toutes les révolutions, les ouvriers de la première heure sont vite impuissants. Il escomp­ tait leur propre usure que le temps approfondirait. En somme, à l’aube de cette Révolution qui égara tant d’esprits dans les sentiers d’une sorte de romantisme politique, Blanqui ne se départit point de son froid réalisme. Aux impatients qui ne comprenaient pas la portée du mot « atten­ dre », il demandait de suivre un moment les événements pour les dominer plus sûrement. Aux sectaires qui voyaient la terre promise à portée de la main, il demandait de réfléchir et à la grandeur de la tâche et au peuple immense qu’il fallait soulever pour en faire le levier du monde nouveau. Bouton a touché juste en soulignant qu’aux yeux de Blanqui. Un gouvernement — en fût-il le dictateur — improvisé par les sections de Paris lui sembla suranné ; il voulait du grandiose, un grand concours de forces, il lui fallut attendre Proudhon, lui aussi, semble avoir compris l’attitude de Blan­ qui. Après avoir montré le caractère spontané des grandes journées de la Révolution de 1848 et la part « infiniment petite » des indi-56 56. V. Bouton, Profils.... op. cit., p. 135 ; cf. La Patrie..., op. cit., p. 67.

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vidualités et des formations politiques dans leur déroulement, il note que < Blanqui, l’homme des conseils, loin de donner l’impul­ sion, l’a toujours suivie 57 ». Ce jugement peut certes prêter à la confusion, mais il s’éclaire singulièrement quand on le replace dans son contexte. Proudhon, dans ses explications préalables laisse entendre, en effet, que Blanqui, homme de jugement, de perspi­ cacité, de faculté compréhensive, savait, précisément en raison de ces qualités, subordonner son ardeur révolutionnaire aux nécessi­ tés impérieuses. Il justifie donc sa prudence en des circonstances comme le 25 février, mais il ne dénie pas pour autant à Blanqui le rôle général de propulseur dans la Révolution. Du reste, les amis de Proudhon ont clairement indiqué que c’est parce qu’ils considéraient ainsi Blanqui, qu’ils l’ont constamment ménagé dans Le Peuple et La Voix du peuple La vérité, c’est que par son attitude expectante le 25 février, Blanqui se réservait l’avenir immédiat et l’on doit avouer que sans le 15 mai — auquel Blanqui participa malgré lui — la bataille de juin pouvait se gagner. Or, chose curieuse, c’est justement en invoquant la défaite de juin que Sylvain Molinier a cru devoir dénoncer « l’erreur » de Blanqui le 25 février. A cette heure décisive de la Révolution, nul doute qu’il mécon­ nut la véritable situation ; c’était une lourde faute que d’accorder du répit aux hommes de l’Hôtel de Ville. Il était vain d’espérer que le temps travaillerait pour les insurgés. Le 24 février n’était que le prologue de la Révolution réclamée par la classe ouvrière, la Révolution sociale qu’il fallait précipiter sous peine de la voir avorter. « Gouvernement provisoire », ce n’était pas une formule mais bien une réalité ; « provisoire » jusqu’à ce que la bourgeoisie ou le prolétariat put établir du « définitif ». Mais qui des deux allait l’emporter dans l’inévitable lutte de classe ? Le plus décidé80. S. Molinier raisonne en révolutionnaire abstrait. Ce n’est point Blanqui, c’est lui qui méconnaît la véritable situation. Blanqui, par son coup d’œil sagace a pressenti qu’en usant du forceps contre un pouvoir d’un jour « éclos de l’intrigue des bureaux de journaux, du hasard des temps et de la bonhomie des Parisiens5960 », on allait tout droit à la catastrophe. A l’encontre de Molinier, l’historien révolutionnaire russe Steklov, élevé à l’école de Lénine, trouve qu’en l’occurrence la conduite de Blanqui fut « la sagesse même61. »

57. Lettres choisies et annotées par D. H alévy et L. Guilloux, op. cit., p. 121. [Lettre à X..., 10 août 1830.] 58. La Révolution de 18*8, revue, t. VIII, n° 45, 1911, p. 203-205, art. de 59. La Vie ouvrière, 25 février 1927. [« L’Erreur de Blanqui en 1848. »] 60. H. Castille, L. A. Blanqui, op. cit., p. 41. 61. Auguste Blanqui, Léningrad, 1930, 200 p. (en langue russe).

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Nouvelle défense du drapeau rouge. Cependant, bien que Blanqui n’ait pas eu recours au coup de force, une foule immense envahit la place de l’Hôtel de Ville le lende­ main 26 février, pour poser à nouveau la question du drapeau rouge. Le peuple victorieux, suivant la finale de l’affiche-Blanqui, ne sem­ blait pas disposé à amener son pavillon et le Gouvernement pro­ visoire dut se rendre compte que le péril n’était pas conjuré. Les colonnes, cette fois, paraissaient moins bruyantes que la veille, mais elles se montraient plus résolues. On tentait une préparation et les drapeaux rouges « aux larges plis et à la couleur brillante » qui flottaient avaient été visiblement confectionnés avec soin 6263. Devant l’ampleur de la manifestation le Gouvernement, tout en maintenant le drapeau tricolore comme drapeau national, fut obligé de jeter du lest en lançant une nouvelle proclamation et en spéci­ fiant qu’une rosette rouge serait attachée à la hampe du drapeau tricolore. Blanqui eut des échos de l’âpre discussion qui avait eu lieu au Conseil, discussion au cours de laquelle on avait évoqué les sou­ venirs de la Révolution française. Il intervint à son tour en usant d’une argumentation que Louis Blanc n’avait point fournie et ne pouvait pas fournir. C’est un écrit s’adressant « au Peuple » qui vient compléter la protestation de la veille, tout en répondant à la nouvelle proclamation de l’Hôtel de Ville. Ce texte repousse les équivoques perfidement semées et indique les raisons de tradition, les sentiments de reconnaissance et de dignité qui poussent répu­ blicains comme ouvriers à rejeter le drapeau tricolore pour s’atta­ cher au drapeau rouge. Au fond, comme l’historien soviétique V. P. Volguine l’a noté M, c’est une option essentielle qu’en ce début de la Révolution Blanqui fait entre la voie égalitaire et la voie bourgeoise. On ne pouvait que s’y attendre de la part du rédacteur du fameux article écrit en 1834 : « Qui fait la soupe doit la man­ ger. » Le texte de Blanqui fut adopté par le Club du Collège de France, mais on ignore s’il eut les honneurs de l’affichage. Nous ne sommes plus en 93 ! Nous sommes en 1848 ! Le drapeau tricolore n'est pas le drapeau de la République ! C'est celui de Louis-Philippe et de la monarchie. C'est le drapeau tricolore qui guidait les sicaires de la royauté contre les républicains de juin 1832, d'avril 1834, de mai 1839. C'est le drapeau tricolore qui présidait aux massacres de la rue Transnonain, de Lyon, de Saint-Etienne. Il s'est baigné vingt fois dans le sang des ouvriers. 62. Lamartine, Histoire de la Révolution de Î8U8, 1849, t. I, p. 420. 63. Blanqui, Textes choisis, Ed. Sociales, p. 22. [Préface et commentaires.]

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Le Peuple a arboré les couleurs rouges sur les barricades de 48 comme il les avait arborées dans ses trois nobles défaites de juin, d'avril, de mai. Hier encore, elles flottaient glorieuses au front de nos édifices. Aujourd'hui, la réaction les renverse ignominieusement dans la boue et ose les flétrir de ses calomnies. On dit que c'est un drapeau de sang ; de quel sang est-il donc teint ? De celui des martyrs, ses défenseurs. Il est pur comme leur gloire. Depuis 1832, il est le seul drapeau de la République ! Sa chute est un outrage au Peuple, une profanation de ses morts. On va ombrager leur tombeau du drapeau de ses ennemis ! Déjà la réaction se déchaîne. Des hommes soudoyés par la fac­ tion royale parcourent les rues, l'insulte et la menace à la bouche, arrachant les couleurs rouges de la boutonnière des citoyens. Ce sont toujours les mêmes procédés des réactions : la brutalité, la violence. Républicains, ouvriers, c'est votre drapeau qu'on ren­ verse ! Ecoutez bien : s'il tombe ce drapeau, la République ne tar­ dera pas à le suivre *\ Quel avertissement prophétique ! On doit le rapprocher du déses­ poir de Vilcoq le 25, et des propos que tiendra Flotte à ses compa­ gnons d’infortune le 28 au soir, dès son retour à Paris, en secouant tristement la tête : « Amis ! je sors du Gouvernement provisoire, eh bien l je vous prédis qu'avant trois mois nous retournerons dans les cachots de Doullens. La Révolution est perdue œ. »645

64. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, n° 106, samedi 26 février 1848. — M. Domop. cit., p. 95-96. 65. V. Bouton, Pofils..., op. cit., p. 142.

manget,

CHAPITRE II

LA SOCIÉTÉ RÉPUBLICAINE CENTRALE

Débuts de la Société. Le club de Blanqui, virtuellement fondé à la salle du Prado, fut le premier, dit-on, à voir le jour en février 1848. Il devait prendre le nom de Société Républicaine Centrale. Mais, n’en déplaise à son président, on l’appela communément « club Blanqui » ce qui motiva plus d’une fois ses protestations, notamment devant la Haute-Cour de Bourges où il s’écria : Je n'étais pas propriétaire du club. Un club n'est pas un régiment de cheuau-légers de l'ancien régime. Le pronom (?) possessif ne me paraît pas de très bon goût \ Le club fut constitué régulièrement sur appel de Xavier Durrieu, rédacteur en chef du Courrier Français qui, sans amis dans le monde révolutionnaire et flairant le vent, avait été bien accueilli par Blanqui, soucieux de trouver une couverture pour une vaste opération de ralliement*. La note publiée le 26 février invite en effet « tous les hommes d’intelligence et de dévouement consacrés par dix-sept années de luttes contre la tyrannie, les condamnés politiques, les penseurs, les savants, les écrivains de la presse démocratique, sans distinction de nuances » à se réunir « pour se constituer en association » salle de la Redoute, au Tivoli d’hiver, 45, rue de Grenelle-Saint-Honoré8. Remarquons dans cette note d’abord le souci d’attirer les diverses catégories de citoyens, quelque position qu’ils occupent, à quelque opinion, à quelque tendance qu’ils appartiennent, ensuite l’oubli volontaire ou non de convier les travailleurs en tant que tels, alors que tant d'autres clubs feront spécialement appel à eux. Ne nous étonnons donc pas, dans ces conditions, qu’un fort noyau de per­ sonnalités et d’hommes de talent aient répondu immédiatement à l’appel de Xavier Durrieu. Le bureau fut composé de Blanqui président, Thoré et X. Dur­ rieu vice-présidents. Cependant, dès cette réunion, Thoré qui vou-123 1. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, 2* cahier, n* 52. 2. V. Bouton, Profils ..., op. cit.t p. 68. 3. D. Stern , op. cif., t. II, p. 127. — Courrier français, 26 février 1848.

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lait se produire et ne fut ni écouté, ni élu président comme il en avait la secrète espérance, prit de l’humeur. Il ne devait pas tarder à quitter la société. Ce fut la première défection d’importance4. Beau­ coup d’autres se produisirent à mesure que se créaient de nouveaux clubs et que Barbés, circonvenu par Etienne Arago et Lamartine, se dressait contre Blanqui56. Certains sociétaires enfin se rendirent compte que, sous le couvert d’une libre discussion, le club était, en fait, l’instrument de la politique blanquiste#. On vit alors des hommes comme Bonnias et Raisant qui s’étaient tout d’abord beau­ coup remués autour de Blanqui7 s’en séparer pour rejoindre le club de la Révolution fondé par Armand Barbés le 21 mars. Le l*r mars, jour de l’arrivée de Barbés dans la capitale, la Société Républicaine Centrale qui siégeait à la salle Valentino, 251, rue Saint-Honoré, réunissait encore dans son bureau à côté de Blanqui comme président : Durrieu, Raisant, Hervé, N. Chancel, Sobrier, Graffin, Bonnier, Gouthières, Dalicant, Huillery89. C’est au cours de cette séance, que la Société proposa d’annuler toutes les lois contre les réunions. Après un discours de Xavier Dur­ rieu fut votée à l’unanimité une adresse au Gouvernement contre le rétablissement du timbre que l’initiateur de la proposition porta le lendemain à l’Hôtel de Ville. La déchéance de la magistrature de Louis-Philippe fut également demandée ; il se trouva cependant un citoyen pour se prononcer en faveur de l’inamovibilité des charges ®. En réunissant en une vaste synthèse les revendications qui s’étaient fait jour dans son sein, la Société établit finalement sous forme d’adresse au Gouvernement provisoire un véritable programme d’action que signèrent tous les membres de son bureau. Ce pro­ gramme était ainsi conçu : Citoyens La victoire du peuple a brisé les lois oppressives qui étouffaient la parole et la presse. Il faut que les résultats de cette victoire soient formulés en décrets authentiques. Une fois déjà, en 1830, le peuple avait renversé du pied le vieil arsenal de la tyrannie, mais, dans sa noble confiance, il avait oublié dfen faire brûler les débris. On Va trompé. Un pouvoir parjure a ramassé une à une les armes restées intactes, et avec ces armes il en a formé de plus meurtriè­ res. Nous avons le ferme espoir que le Gouvernement sorti des barricades de 1848 ne voudra pas, à Vexemple de son devancier, remettre en place, avec chaque pavé, une loi de compression. Dans cette conviction, nous venons offrir au Gouvernement provisoire 4. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 59. 5. Ibid., p. 148. — D. Stern , op. cit., t. II, p. 131. — L amartine, op. cit., t. I, p. 145. 6. D. Stern, op. cit., t. II, p. 128. 7. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 56. 8. Alfred Delvau, Les Murailles révolutionnaires, t. II, p. 587. 9. Archives nationales, BB w/299, pièce 1793. — W assermann, op. cit., p. 53-55.

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notre concours pour la sérieuse réalisation de la belle devise : Liberté, Egalité, Fraternité. Nous demandons que le Gouvernement décrète immédiatement comme résultat de la victoire du peuple : 1° La liberté complète et illimitée de la presse ; 2° La suppression absolue et irrévocable des cautionnements, des droits de timbre et de poste ; 3° La liberté entière de circulation des œuvres de la pensée par toutes les voies possibles, par Vaffichage, le colportage, les crieurs publics sans restriction, ni entraves quelconques, sans nécessité d’autorisation préalable ; -4° La liberté de Vindustrie des imprimeurs et la suppression de tous les privilèges représentés par les brevets, toutefois avec rem­ boursement de ces brevets ; 5° U irresponsabilité absolue des imprimeurs pour tout écrit dont Fauteur est connu ; 6° La suppression de Varticle 29Î du Code pénal, de la loi du 8 avril 1834, et Vabrogation formelle de toutes les ordonnances, décrets, arrêtés, édits ou règlements quelconques antérieurs à la date du 25 février 18^8 qui pourraient restreindre ou limiter le droit naturel absolu, imprescriptible de réunion et d’association ; 7° La déchéance de la magistrature, debout et assise, des trois derniers règnes, et son remplacement par les avocats, avoués, notai­ res etc., près de chaque siège ; 8° L ’armement et l’organisation nationale de tous les ouvriers non établis recevant salaire, sans aucune exception, avec indemnité de deux francs par chaque jour de service10 ; 9° La suppression des articles du Code pénal et des lois spécia­ les contre les coalitions d’ouvriers ; 10° La suppression de la loi sur les annonces judiciairesn. Nous ne croyons pas, Citoyens, que le Gouvernement provisoire puisse opposer à notre demande une fin de non-recevoir tirée de l’insuffisance de ses pouvoirs. Le peuple vous a délégué sa souve­ raineté. C’est au nom de sa souveraineté que vous avez prononcé la déchéance d’un roi, c’est en son nom que vous rendrez les décrets sollicités de votre patriotisme “.102 10. L’assemblée tout en adm ettant le principe d'une indemnité, ne voulut pas qu'on la restreignît à cette seule classe d'ouvriers dans la crainte d'établir des catégories fâcheuses. 11. Cette 10* revendication ne figure pas dans le texte des manuscrits de Blanqui. 12. Les Murailles révolutionnaires, t. II, p. 586-587. — Archives nationales, BB *°/301, pièce 3587. — Mss. Blanqui, Bibi, nat., U . — La République, 3 m ars 1848. — Courrier français, 3 m ars 1848. (Le texte reproduit est celui des Murailles. Il présente des variantes avec le mss. Blanqui et d'autres reproduc­ tions ainsi que les textes donnés plus loin. Suzanne W assermann signale souvent ces variantes mais une édition critique de ces textes reste à faire.)

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Le programme d’action en dix points formulé dans ce texte et celui en quatre points qui figurera dans l’adresse plus circonstan­ ciée du 2 mai, reproduite d’autre part, établissent que Blanqui est loin de « faire trop fi des programmes d’action ». Mais Jean Dautry, qui a fait ce reproche à Blanqui ne l’en classe pas moins comme t l’homme à bien des égards le plus lucide du mouvement popu­ laire parisien, le plus capable de conjuguer action sociale et action politique13 ». Délégation à VHôtel de Ville (7 mars). L’adresse lancée dans le public le 2 mars ne fut présentée que le 7 au Gouvernement par une délégation ayant Blanqui à sa tête. Celui-ci se contenta-t-il de la lire ? Se livra-t-il à un commen­ taire ? On n’en sait rien. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il parla « de cette voix tranquille qui glaça plus d’une fois la réaction cu­ rieuse qui se pressait à son club ». Le Gouvernement l’écouta avec malaise34. Ce fut Lamartine qui lui répondit. Il déclara : Messieurs, les résolutions du Gouvernement provisoire en ce qui concerne la première de vos réclamations ont devancé la démar­ che que vous faites en ce moment. Nous avons hier, à l’unanimité, effacé ces lois de septembre dans lesquelles étaient écrites les res­ trictions au droit d’association, et les restrictions si odieuses à la liberté de la presse. Lorsqu’une révolution est faite au nom de la pensée humaine, c’est-à-dire au nom de ce qu’il g a de plus sain et de plus noble, le premier devoir de cette Révolution, nous le reconnaissons avec vous, c’est d’affranchir les organes matériels de la pensée. Aussi le Gouvernement provisoire prépare-t-il pour l’Assemblée nationale, après avoir effacé de nos codes les lois de septembre, la législation la plus large pour assurer la liberté la plus complète de la pensée sous toutes les formes. Quant au droit d’association, il y a là quelque chose qui ne peut échapper à votre intelligence ; il n’en est pas du droit d’associa­ tion comme de Vexpression de la pensée. Il y a dans le droit d’asso­ ciation quelque chose qui touche à l’action et l’action doit être réglée. La législation future sera large et n’apportera au droit d’association que les restrictions nécessaires pour l’ordre public ; cela suffira sans doute à tous les bons citoyens qui ne doivent pas vouloir faire prévaloir leur volonté individuelle sur les droits de la nation. Blanqui reprit : Nous avions encore à remettre au Gouvernement provisoire une 13. Jean Dautry, iSkS et la Seconde République, p. 96. 14. H. Castille, Histoire..., op. cit. t. II, p. 118.

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adresse ; mais elle arrive peut-être trop tard, pour lui demander d’éloigner l’époque des élections qui nous paraît rapprochée *\ Lamartine fut très catégorique dans sa réponse : Vous demandez au Gouvernement provisoire de revenir sur une décision qu’il a prise dans un intérêt qui ne saurait vous échapper. Je ne discuterai pas la question avec vous, car ce serait un dialo­ gue sans résultat : mes collègues et moi nous avons considéré que notre premier devoir, après ce que nous avons fait pour sauver la liberté, était de restituer aussitôt que possible, à la nation ellemême, les pouvoirs, que nous avions saisis pour le salut commun, et de ne pas prolonger une minute de plus l’espèce de dictature que nous avions assumée sous l’empire des circonstances151617. Nous reviendrons sur l’adresse relative aux élections. Que fautil penser de la réponse de Lamartine touchant la première adresse ? Remarquons d’abord que Lamartine élude purement et simple­ ment les réclamations concernant l’armement général des salariés, la déchéance de la magistrature et la suppression des entraves au droit de coalition. Il ne parle que de la liberté de la presse et du droit d’association ; encore ne se prononce-t-il point sur la plupart des revendications précises posées à ce sujet. Par ailleurs, il est exact que la veille avait été abrogée la loi du 9 septembre 1835 17 et que le même jour avait paru un décret supprimant l’impôt du timbre sur les périodiques1819. Mais Lamar­ tine n’était pas sans savoir que l’adresse qu’on présentait au Gou­ vernement provisoire votée le 1er mars, publiée par des journaux dès le 3, précédait la décision gouvernementale. En fait donc, l’ini­ tiative de celle-ci revenait au club quoique la démarche tardive légitimât dans une certaine mesure l’observation du porte-parole gouvernemental. Sur ces points évidemment, la délégation ne pou­ vait que prendre acte du fait accompli ou plutôt s’en rapporter à ce que disait Lamartine, l’examen des textes pouvant seul lui démontrer qu’elle n’avait que partiellement satisfaction. Pour ce qui est de la question des annonces judiciaires, la Société Républicaine Centrale obtint gain de cause le lendemain de la démar­ che. Sur rapport du ministre de la justice, un décret abrogea l’ar­ ticle 696 du Code de procédure civile rectifié par la loi du 2 juin 1841 « attendu que cette disposition dirigée contre la presse indé­ pendante des départements avait pour but, comme elle a eu pour résultat, de créer le monopole des annonces judiciaires au profit exclusif des journaux dévoués au pouvoir19 ». En ce qui concerne la déchéance des magistrats, les publications officielles fournis15. Gustave LC V1715. 16. Ibid. 17. Bulletin 18. Ibid., n° 19. Ibid., n«

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R obert, La Voix des clubs, n° 2, 13 mars 1848. Bibl. nat.,

des Lois de la République, n° 6, p. 57-58. 5, p. 52. 7, p. 76-77.

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sent la preuve que la démarche ne fut pas inutile» mais les mesures gouvernementales timides» limitées et, pourrait-on dire, au comptegouttes ne pouvaient évidemment satisfaire Blanqui. Un premier mouvement dans ce personnel portant sur douze postes d’une part, sur vingt-sept de l’autre, était arrêté les 8, 9 et 10 mars. Les jours suivants, d’autres survinrent de faible amplitude mais avec la men­ tion « révoquée » qui indiquait plus franchement le sens de l’opé­ ration. Des listes plus nourries parurent ensuite*0. Puis, à la date du 24 mars, le Gouvernement approuva les suppressions prononcées par les commissaires extraordinaires*1 et le 17 avril, il proclame que le principe de l’inamovibilité de la magistrature était incompa­ tible avec l’existence de la République**. Sur le droit de réunion et d’association, on a vu les réserves faites par Lamartine. La question était délicate. Le peuple s’était soulevé parce qu’on avait fait obstacle à ce droit ; le Gouvernement était issu de cette lutte. Il ne pouvait donc renier son origine. En outre, il sentait très bien, qu’il ne pouvait heurter de front les éléments les plus ardemment républicains en apportant avec une hâte imprudente des restrictions totales à ce droit. Mais après la journée du 16 avril, les choses changèrent par suite de la conso­ lidation de l’Hôtel de Ville. Aussi, bien loin de proclamer, comme le demandait l’adresse, le droit absolu d’organisation, c’est une proclamation conforme aux réserves faites par Lamartine que le Gouvernement fit sienne le 19 avril **. Sur le chapitre de la législation empêchant les grèves, le Gou­ vernement ne tint pas plus compte de l’adresse. Il se contenta le 19 mars de faire mettre en liberté immédiate les ouvriers charpen­ tiers Lamothe, Chatain et Drouillet détenus par suite de la grève de 1845, et d’arrêter que cette mesure était « applicable à tous les ouvriers détenus par suite de grève ou de coalition *° ». On sait d’ail­ leurs que Louis Blanc fit tous ses efforts pour entraver la grève des boulangers202134526et que le journal de Ledru-Rollin repoussa comme « factieuse, anarchique et dictée par le royalisme » l’adresse de la Société républicaine centrale. Aussi, en janvier 1849, Blanqui aura beau jeu pour critiquer la Révolution démocratique et sociale, feuille rolliniste, s’apercevant un peu tard que les ouvriers avaient « eu bien tort de ne pas exiger de garanties sérieuses, alors que, maîtres de Paris, ils avaient voix au chapitre ». Blanqui ajoutera : On ne déblatère pas avec plus d’impudence contre ses propres œuvres. C’est le voleur poursuivi qui crie : au voleur ! plus fort que tout le monde *°. Moniteur, 11-15 m ars 1848, p. 589 sq. Ibid., n* 17, p. 165. Ibid., n° 27, p. 253. Ibid., n° 29, p. 267-268. Bulletin des Lois, n* 15, p. 135. Garnier-P agès, Histoire de la Révolution de 1818, t. II, p. 33. 26. Auguste Blanqui, Critique sociale, t. II, p. 178.

20. 21. 22. 23. 24. 25.

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Devant le peu de résultat de sa démarche, la Société Républicaine Centrale réitéra ses réclamations. Au cours de ses séances des 11 et 12 mars, elle discuta et vota une nouvelle adresse dans laquelle elle reprochait au Gouvernement : les choix déplorables des commissaires envoyés dans les départe­ ments accusés de modérantisme ; le maintien de la magistrature ; Vécartement systématique des vrais patriotes ; le désarmement des combattants des barricades ; Vappel à Paris des troupes soldées ; la formation dfune garde urbaine, réorganisation de la garde muni­ cipale ; et enfin la convocation précipitée des comices électoraux8T. Le socialisme réaliste de Blanqui. 11 est clair qu’en cette première quinzaine de mars, Blanqui se place vraiment sur le plan des intérêts ouvriers. Toutes les réclamations qu’il formule sont vitales pour la classe des travailleurs et c’est une ligne politique d’un socialisme réaliste qui s’en dégage, ligne poli­ tique dans laquelle les nécessités révolutionnaires, les aspirations démocratiques et les visées prolétariennes forment un tout indivi­ sible. La différence saute aux yeux entre des mesures concrètes telles que l’armement des salariés et la reconnaissance du droit de coalition pour ne parler que des mesures réclamées formelle­ ment dans l’adresse du l*r mars, et les projets fumeux élaborés par la Commission du Luxembourg sous l’égide de Louis Blanc. Ah ! Blanqui n’égare point les ouvriers à la découverte de la terre promise et à la recherche de c la pierre philosophale » dans ce que Marx appelle irrévérencieusement la « synagogue socialiste », tandis qu’à l’Hôtel de Ville on maintient la vallée de larmes et on frappe « la monnaie ayant cours*8 ». Et de même que le père Enfantin demande à Lamartine et à Girardin « d’enterrer les alchimistes du Luxembourg dans leur alambic de l’organisation sociale 2789301», Blanqui met ses amis en garde contre l’échec lamentable que l’idée socialiste peut éprouver en sortant du creuset de Louis Blanc80. Il ne se fourvoie pas plus dans les grandes assemblées solennelles des corporations tenues dans l’an­ cienne Chambre des Pairs que dans les réunions restreintes de publicistes et d’économistes au même lieu. Il préfère les intelligences nouées dans les faubourgs, il s’insinue dans les quartiers populaires, il organise des réunions à l’usine sur le lieu même du travail. C’est ainsi que plusieurs fois en mars il se rend dans les ateliers de mécanique Cavé, faubourg Saint-Denis. Au milieu des ouvriers, il y tient des discours pour les engager à s’arm er81. 27. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 53.

28. La Lutte des classes en France, trad. Léon R émy, p. 15. 29. S. Charléty, Histoire du saint-simonisme, p. 294. 30. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, n° 112.

31. Q uentin-B auchart, Rapport de la commission d’enquête, t. I, p. 259.

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Alors que le socialisme de Louis Blanc reste à l'état de théorie et prend une tournure académique, le socialisme de Blanqui s'adresse directement aux ouvriers et s’applique à passer énergiquement dans les faits. Bien mieux : par ses proclamations, par ses prédications mettant l’accent sur la question de l’armement ouvrier, c’est déjà le Blanqui du fameux toast de Londres (février 1851) 32, c’est celui qui a lancé les formules prestigieuses à la fois de salut républicain et d’espérance socialiste qui se révèle dès cette époque. Quand on considère ces faits, n’est-il pas piquant que ce soit l’homme de la politique pure, grâce à ses vues lucides, qui fasse figure d’homme d’Etat du socialisme, tandis que le théoricien socialiste devenu gouvernant se montre incapable d’utiliser le pouvoir dans le sens de la libération prolétarienne ? Fut-ce un avantage pour Blanqui d’avoir été conspirateur, d’avoir dédaigné ce prestige de l’idée qu’il eût pu conquérir par un de ces écrits qui fixent l’attention publique ? Louis Blanc sur le plan socialiste, Lamartine et Arago sur le plan libéral, pour ne parler que des gouvernants, étaient des hommes qui s’étaient imposés à l’opinion par une réputation intellectuelle. Les ouvrages de Cabet, Considérant, Lamennais, Pierre Leroux, les articles de Raspail étaient connus. Proudhon, aux yeux de beaucoup, était le seul socialiste qui eût des connaissances économiques. Blan­ qui n’était connu que par des actes et des emprisonnements. On ignorait sa qualité de précurseur socialiste, ses articles du Libé­ rateur dans les années qui suivirent la Révolution de juillet. Le fait de n’avoir point formulé de système déterminé lui donnait en principe une faculté de ralliement et des possibilités d’action répu­ blicaine et socialiste plus étendues que celles de Louis Blanc, Cabet, Considérant. Mais on doutait de son degré réel de capacité. On ne le considérait pas comme « une tête ». Tout au plus, de loin en loin, quelques lettres, protestations ou interventions traversant les murs des geôles avaient montré qu’il savait écrire. Aussi le prenaiton volontiers pour un parangon de la violence « encrassé dans le passif des complots, des préjugés de prison et des frottements déma­ gogiques 33 ». Bon nombre même de ceux qui réclamaient une poli­ tique plus énergique et plus sociale se demandaient si cet homme, l’un des rares sinon le seul qui la faisait vraiment entrevoir, était de taille à la réaliser une fois au pouvoir. Blanqui eût pu faire fléchir bien des craintes, bien des préven­ tions et polariser autour de son nom bien des forces vives de la classe ouvrière et du socialisme, s’il avait fondé un journal. On s’étonne qu’il n’ait pas doublé l’ardeur de sa parole de l’ardeur de sa plume. Certes, pour un corps si frêle, après des années de cachot, de mala­ die et de dépression physique, c’était déjà beaucoup de déployer 32. Maurice Dommanc.et, Blanqui à Belle-Ile, p. 64-66. 33. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 127.

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une fiévreuse activité, de mener jour après jour la vie rude de l’agitateur, du chef de parti toujours en haleine. Il est incroyable tou­ tefois que Blanqui n’ait pas songé à avoir lui aussi sa feuille quotidienne. Sans doute préparait-il son entrée en scène aux côtés du Populaire, du Peuple Constituant, de YAmi du Peuple, de la Démocratie Pacifique et de tant d’autres journaux d’avant-garde quand il fut contraint de rentrer un moment dans l’ombre pour se préoccuper de sa défense spécifique. Ensuite, les événements qui se précipitèrent, la répression qui le paralysa, peut-être une dépression physique accrue ne lui permirent pas, s’il persista dans son projet, de le mettre à exécution. On ne peut que le regretter et l’on est en droit de se demander si, fort de l’appui d’un journal, étayé sur sa puissance de pénétration, il ne fût pas, malgré tous les obstacles, parvenu au pouvoir. Car, Lamartine le reconnaît, les deux mois que le Gouvernement avait encore à vivre paraissaient deux siècles. C’était deux mois chargés de lourds événements, de dissensions, de troubles et de misère à l’intérieur, de menaces de guerre à l’exté­ rieur M, deux mois dans lesquels la Révolution, tel un fleuve dans la période des grandes crues, pouvait difficilement être contenue dans le lit qu’elle s’était frayé, ou plutôt que des politiciens habiles lui avaient frayé, bref deux mois décisifs pour Blanqui épiant l’occa­ sion de dériver le courant. Le club de la rue Bergère. A défaut d’un journal il trouvait, pour servir ses desseins, un bon instrument dans la Société Républicaine Centrale qui, de la salle Valentino rue Saint-Honoré, s’était transportée même rue dans la chapelle Saint-Hyacinthe dépendant de l’église de l’Assomption. C’est dans cette église qu’elle devait siéger, après entente avec Caussidière. Ses membres y furent effectivement convoqués le 3 mars. Mais le curé de la Madeleine ayant fait observer à Caussidière que l’église était toujours livrée au culte, le préfet de police avait rapporté son autorisation. Par avis posé à la porte et écrit de la main de Xavier Durrieu, les membres du club avaient été prévenus du contre-ordre, ce qui avait provoqué un certain mécontentement **. La chapelle Saint-Hyacinthe mise par Caussidière à la disposi­ tion du club avait la forme rectangulaire ; elle était entièrement nue. Le bureau occupait la place de l’autel ; une vaste tribune rempla­ çait l’orgue. Le public s’y tenait debout de telle sorte que l’autel étant à peu près au niveau du sol, peu d’assistants pouvaient aper­ cevoir les orateurs. On remarquait dans l’assemblée quelques dames345 34. Histoire de la Révolution de Î8U8, t. II, p. 139. 35. Les Murailles révolutionnaires, t. 1, p. 273. — W assermann, op. cit., p. 27.

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qui, d’après un journaliste, paraissaient prendre un assez médiocre intérêt aux discussions La société ne tint que quelques séances, trois tout au plus, en cette chapelle. Elle ne tarda pas à émigrer au Conservatoire de Musique. Son siège dans ce lieu marque, en fait, sa pérennité. On accédait à la salle des Menus-plaisirs mise à la disposition de Blanqui tous les soirs sauf le dimanche, vers sept heures et demie, par une porte de la rue Bergère, d’où le nom donné parfois de club de la rue Bergère. Des montagnards en armes et cravatés de rouge, envoyés par la préfecture de Police, surveillaient l’entrée 367. La porte extérieure et les portes intérieures étaient ouvertes par le concierge Herbot muni de tout un trousseau de clés 383940. Pour pénétrer, il fallait faire queue comme au théâtre entre la muraille et une balustrade et, comme au théâtre, il fallait payer sa place **. Il se faisait même aux alentours, ainsi qu’au voisinage des spectacles, un commerce assez actif de billets de faveur et de places dans certaines loges4®. C’est que le club attirait une affluence considérable non seulement, comme il était normal, de prolétaires et de républicains accentués, mais aussi de conservateurs ou même de simples curieux qui dési­ raient voir de près l’homme passant « pour le plus terrible des révo­ lutionnaires41 ». Et de même que des bourgeois s’y risquaient en redingotes et en chapeau mou, on y trouvait des femmes du monde parées de bijoux. Un membre a pu dire que « les tribunes étaient garnies de dames comme au théâtre42 ». L’une d’elles, au cours d’une collecte en faveur de la légion germanique n’offrit-elle pas sa mon­ tre enrichie de diam ants434? Y parurent tour à tour, au moins un soir, le futur parlementaire Denormandie **, le jeune potache Henri Rochefort45, l’Ariégeois Théophile Silvestre4®, Martin Nadaud47, et le futur procureur général Baroche qui s’y vanta d’avoir devancé de vingt-quatre heures « la justice du peuple » en demandant, dès le 22 février, la mise en accusation du ministère Guizot48. On y venait de très loin pour voir « le monstre » mais, comme le dit un témoin, « après l’avoir vu et entendu, on était tout étonné de le trouver si 36. La Liberté, 7 mars 1848. 37. L ucas, op. cit., p. 215-216. — E.

de Mirecourt , Blanqui, p. 30. — Les accusés du 15 mai devant la Haute Cour, p. 134. — G. Geffroy, op. cit., p. 134. 38. Moniteur, 17 mars 1849. [Haute-Cour de Bourges, audience du 14 mars.] 39. G. Geffroy , op. cit., p. 134. — L ucas, op. cit., p. 216. 40. Moniteur, 17 mars 1849, p. 890, déclaration de Blanqui. — E. de Mirecourt, op. cit., p. 30. — L ucas, op. cit., p. 215. 41. D. Stern , op. cit., t. II, p. 128. 42. Moniteur, 25 mars 1849. [Haute Cour de Bourges, audience du 23 mars.] 43. Denormandie, Temps passés, temps présents, p. 197. — E. de Mirecourt, op. cit., p. 34. — L ucas, op. cit., p. 217. 44. Denormandie, op. cit., p. 197. 45. G. Geffroy , op. cit., p. 134.

46. Lettre de Blanqui à Lacambre, 11 décembre 1862. Fonds DommangeL 47. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, f•• 24-25, 222, 223, 31 juillet 1850. 48. G. Lefrançais, Souvenirs d*un révolutionnaire, p. 83, note.

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raisonnable et si doux4950». Des amateurs anglais venus de Londres en excursion pour entendre Blanqui réclamer des têtes s’en retour­ nèrent déçus, la réalité ne correspondant pas à leurs espérances w. Blanqui, certainement, devait penser à la troupe bigarrée de curieux qui s’engouffrait chaque soir dans la salle des Menus-plaisirs quand il dit à Théophile Silvestre en évoquant les clubs de 1848 : Ces pauvres théâtres de Paris ont dû bien souffrir de la concur­ rence que nous leur faisions. La plupart des clubs étaient bien plus comiques que le Palais-RoyalS152. Ce que ne dit pas Blanqui, par exemple, c’est qu’il dut souffrir lui aussi de cette badauderie, de ce cabotinage autour de sa person­ nalité. Mais comment y échapper ? Par ailleurs, la Société présentait parfois un aspect théâtral réel. Il s’y joua des scènes de vraie comé­ die, tant par les propositions saugrenues et les motions des plus risi­ bles qui s’y firent jouer, trouvant l’écho qu’on devine dans ce foyer d'exaltation sans bornes. Le rédacteur anonyme de l’article « clubs politiques » du grand Larousse, qui a hanté certainement la Société Républicaine Cen­ trale — car il est des notations, des sous-entendus et des accents qui ne trompent pas ! — nous apprend qu'on y entendait parfois des mots dignes de Rabelais. Il en rappelle un malgré sa crudité, car sous cette crudité se cache l’esprit gaulois. Voici sa relation savou­ reuse : c Un clubiste était à la tribune et développait avec plus ou moins d’éloquence le thème de l’affranchissement de la femme ; le discours dégénérait en babillage, car l'orateur paraissait plein de son sujet. Quelques voix crièrent : “ Ah ! la femme libre ! assez, assez ! C’est alors qu’un gavroche s’adressant aux interrupteurs répliqua sentencieusement : " Messieurs, la femme est un sujet sur lequel on ne saurait trop s’étendre ”. Ce fut le coup de la fin : la séance fut levée au milieu d’éclats de rire inextinguibles 51bls. » On devine que le grave Blanqui, car c'était probablement lui qui présidait — était peu flatté d’une scène pareille. A côté de comédies de ce genre qui ont dû heureusement être rares, la Société présentait parfois un autre aspect scénique quand le doux fabuliste socialiste Lachambeaudie « jouait » ses fables avec un talent, une telle verve, qu'il en faisait « saisir à son auditoire enthousiasmé les nuances les plus délicates », qu’il en faisait valoir dans toute leur plénitude les enseignements révolutionnaires69. Il est vrai qu’à l’ordinaire Lachambeaudie, assis au bureau près de Blanqui, calme, le menton dans la main, l’air rêveur au milieu des séances les plus orageuses, apparaissait comme « un philosophe que 49. Moniteur, 25 mars 1849, p. 1031. [Procès de Bourges.] 50. Louis Combes, Blanqui, p. 10. 51. G. Geffroy , op. cit., p. 240. 51 bis. Grand Dictionnaire Universel, t. IV, 1869, p. 482. 52. Grand Dictionnaire Larousse, t. X, p. 29, art. Lachambeaudie.

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rien ne trouble », comme c un poète crayonnant des vers à l’abri d’un chêne où la foudre tombe88 ». Et cette scène encore n’était pas non plus sans valeur spectaculaire ! La présence de conservateurs dans un tel milieu, même si l’on tient compte d’une curiosité bien compréhensible, peut sembler para­ doxale. Elle s’explique pourtant. Au fond, ces adversaires du gou­ vernement n’étaient point fâchés d’entendre là des critiques sans ménagement à l’adresse des gens en place. C’est l’avis de Garnier Pagès et de Mme d’Agoult, laquelle ajoute : La société parisienne, après le premier moment de consternation, trop troublée encore pour reprendre ses réunions et ses plaisirs accoutumés, mais trop avide de distraction pour rester chez elle, courait de club en club et se donnait, comme elle Veut fait à un spectacle mélodramatique, une excitation de nerfs qui la tirait de son abattement. Entre tous les clubs, le club Blanqui avait la faveur des curieux de cette trempe. Les loges et les galeries où, dans les années précédentes, une société d’élite venait entendre avec recueil­ lement les chefs-d’œuvre de l’art musical, la Symphonie pastorale, le Requiem ou l’ouverture d’Euryanthe, étaient envahies par un public singulièrement mélangé et tapageur. Les femmes du monde, sous des vêtements plus que modestes, s’y glissaient furtivement, protégées par la lumière crépusculaire des quinquets où l’huile était parcimonieusement mesurée. On se reconnaissait de loin, on se saluait d’un signe rapide, perdu qu’on était dans cette foule en blouse et en veste que l’on croyait armée et qui s’amusait souvent, dans ses harangues et ses apostrophes, à qualifier les riches d’une façon peu flatteuse, à les menacer, à leur prédire, s’ils osaient lever la tête, un châtiment exemplaireM. Garnier Pagès confirme : Cette salle disposée en théâtre permettait aux nombreux visiteurs que l’excentricité des discussions y attirait chaque soir d’assister de leurs loges aux scènes émouvantes qui se succédaient à tout instant. Rien de plus passionné, de plus pittoresque que le spec­ tacle de ces hommes de toute position sociale, de tout âge, de tout costume, s’applaudissant à outrance, se sifflant avec fureur, le poignard sous l’habit ou sous la blouse, le pistolet dans la poche, se précipitant à la tribune, se heurtant, s’arrachant la parole, se menaçant, la main sur l’arme, cachée. Si le calme se faisait un moment, l’ouragan se déchaînait bien vite avec plus de violence 5345. Ces descriptions un peu outrées certes, surtout la dernière, mais qui du moins ont le mérite d’être vivantes, pêchent toutes deux 53. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 83. 54. D. Stern , op. cit., t. II, p. 128-129. 55. Garnier-P agès, op. cit, t. II, p. 112.

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par un grave défaut. Elles ne rendent pas compte, si l'on peut s’expri­ mer ainsi, de la structure interne du club. Celle-ci, à l’image de l’auditoire, était composite. Les membres ou simples sociétaires prenaient place à l’orchestre et au p arterre58. Ils étaient pourvus d’une médaille en cuivre ser­ vant de carte d’entrée et comportant, outre les mentions utiles adé­ quates, des formules républicaines, des figures emblématiques telles que le bonnet phrygien et le niveau égalitaire avec tout autour l’avers, l’inscription : « République française, Blanqui prési­ dent » et, au revers : « République démocratique, sociale et univer­ selle 65758960. » Seuls les porteurs de cette médaille avaient le droit de parole et de vote 58. Le simple auditeur, privé de tout droit à délibérer, recevait un billet d’entrée pour la soirée ou une carte rouge valable pour un mois sur laquelle figuraient son nom, sa profession et son domicile. Cette carte revêtue du cachet ovale de la société et portant en tête la devise républicaine « Liberté, Egalié, Fraternité », contenait deux avertissements : l’un à gauche spécifiant que la parole est interdite au porteur, l’autre à droite notant que le citoyen qui troublera l’ordre « sera exclu de l’assemblée 59 ». C’est ce qui arriva effectivement à quelques auditeurs d’opinion modérée envers lesquels on dut recou­ rir à la violence, ces hommes, selon le mot spirituel de Blanqui, étant « souvent fort violents pour faire valoir, la modération80 ». Cette exclusion était l’œuvre des commissaires affectés à la police de la salle et répartis aux divers postes afin de laisser une place libre aux orateurs de l’assemblée. Quant au bureau, il siégeait sur la scène, autour d’un tapis vert à gauche des auditeurs. Enfin, domi­ nant le club, se dressait la forte personnalité d’Auguste Blanqui. Rôle prépondérant de Blanqui. Un contemporain qui lui était hostile, Alfred Delvau, nous le pré­ sente en ces termes : Auguste Blanqui, petit, grêle, la tête rasée comme celle d’un moine et digne du pinceau d’Holbein ou de Ribeira, les yeux perdus dans de profondes orbites et dardant de pauvres éclairs, le visage revêtu d’une pâleur maladive, le corps ployé sous la double charge de la souffrance physique et de la torture morale et aussi par l’effet d’une constitution rachitique. Blanqui n’avait rien en lui, à proprement parler, qui dénotât l’homme des conspirations ou trahît l’orateur de la borne et des clubs. Mais c’était bien le révolutionnaire de 56. 57. 58. 59. 60.

G. Geffroy , op. cit., p. 134. — L ucas, op. cit., p. 216. Les Murailles révolutionnaires, t. II, p. 801. G. Geffroy , op. cit., p. 134. — L ucas, op. cit., p. 216. Les Murailles révolutionnaires, t. II, p. 553. Les accusés du 15 mai devant la Haute Cour de Bourges, p. 134.

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Saint-Just, le révolutionnaire inflexible [...] Vhomme qui avait tracé un but à sa vie et qui g marchait résolument [...]. Rien, dans l’exté­ rieur de Blanqui, ne dénotait l’orateur et cependant sa puissance comme orateur était immense, sa voix stridente, aiguë, sifflante, métallique [...] communiquait la fièvre à ceux qui l’écoutaient. Son éloquence [...] était froide comme la lame d’une épée, incisive et dangereuse comme elle. Jérôme Paturot confirme ce portrait étudié et visiblement retouché soigneusement. Il était impossible, observa Paturot, de ne pas reconnaître en lui [Blanqui] le chef et l’âme de cette foule. Sa pose était habituel­ lement fatiguée, son air maladif : on eût dit que la prison pesait encore sur lui comme une chape et ne fournissait à sa poitrine qu’un air insuffisant. Mais quand il s’animait, quand le débat l’entraînait, ses yeux prenaient un éclat sombre et sa parole pénétrait comme l’acier. C’était une sorte de transfiguration. La physionomie tra­ hissait alors les secrets de cet espoir indomptable ; on voyait qu’il s’était proposé un but et qu’il n’en dévierait pas **. En fait, la tâche de Blanqui consistait à présider, à diriger le club et, en même temps, à en être l’orateur principal, on devrait dire l’oracle. En bon président, il conduisait sa salle et ne se laissait pas conduire par elle. Il en avait la maîtrise complète et, en vérité, nul autre que lui n’aurait pu, sans risque de démonétisation, enter­ rer certaines propositions excentriques émanant de dévoués parti­ sans comme, par exemple, celle du citoyen Thouars, de n’admettre aux séances que des frères en blouse *\ Devant l’ascendant, la grande autorité morale de Blanqui, les plus bouillants et les plus écervelés s’inclinaient et jamais l’antagonisme des opinions n’amena d’inci­ dents graves. Quant aux éléments bourgeois, ils se tinrent coi en général, sauf à la séance consécutive aux massacres de Rouen où, devant la violence et le nombre des interruptions, Blanqui dut menacer de faire éteindre la lumière*4. A l'ordinaire Blanqui écou­ tait, imperturbable, les impatients motionnaires ; il laissait passer l’orage, après quoi, très calme, en pleine possession de soi-même, il intervenait pour enrayer les tentatives malencontreuses ou simple­ ment inopportunes **. Finalement, la société s’orientait toujours dans la voie qu’il lui traçait. C’est que, comme orateur, la maîtrise de Blanqui n’était pas moin­ dre que sa maîtrise de président. Pourtant, il n’en imposait point par cet aspect extérieur dont il est malaisé de faire abstraction 612345 61. A Delvau, op. cit. — J. Dautry, op. cit., Ed. soc., 2* éd., p. 88. 62. Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques, chap. xi. — L ucas, op. cit., p. 216. 63. L ucas, op. cit., p. 217. — E. de Mirecourt, op. cit., p. 32. 64. L ucas, op. cit., p. 218. — E. de Mirecourt, op. cit., p. 35-36. 65. G. Gbffroy, op. cit., p. 135.

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quand il s’agit de la plastique oratoire. Mais sa personne imposait sinon à tous la sympathie, au moins le respect ou l’attention. Il était chétif, pâle, sans vigueur physique, le corps courbé par la souffrance et rien, sinon les yeux brûlant d’une flamme intérieure qui les faisait étinceler, ne pouvait faire pressentir en lui cette force d’âme, ce tempérament de fer qui l’avait prédisposé au martyre. Sobre de gestes, il se bornait de temps à autre à couper l’air de ses mains gantées de noir. Ce mouvement qui arrivait toujours après une discussion serrée, marque l’extériorisation naturelle de l’énergie. Il apparaît comme le complément de la résolution à faire passer dans l’auditoire, résolution qui était toujours accueillie avec faveur M. C’est surtout par la voix et la façon d’exposer que Blanqui impres­ sionnait. Sur ses partisans, il produisait un effet magique. A propre­ ment parler, il les fascinait. Pourtant, sa voix était fluette. A. Delvau la caractérise comme « stridente, aiguë, sifflante, métallique et voilée cependant comme le bruit d’un tam-tam ». Il dit qu’elle « communiquait la fièvre » aux auditeurs. Le même auteur analy­ sant l’éloquence de Blanqui, la trouve « froide, comme la lame d'une épée, incisive et dangereuse comme elle » mais néanmoins capable de réchauffer « les sombres enthousiasmes » habitués à recueillir avidement la parole du chef aimé. Delvau précise : Cette éloquence nourrie — non pas aux sources les plus pures, mais aux sources les plus ardentes et les plus généreuses — avait un caractère sauvage et des notes âpres, inharmonieuses, qui agaçaient les oreilles et tordaient le coeur comme Veussent fait des tenailles,T. Est-ce tout ? Non. La parole était châtiée, la diction ornée, le mot fin et spirituel ®8, ce qui plaisait à la fois aux gens du monde four­ voyés dans ce foyer révolutionnaire et aux ouvriers qui apprécient plus qu’on ne croit les qualités de forme et la correction du lan­ gage. Dans les discussions, Blanqui se distinguait par la clarté, la modération, la mesure. Ce dernier mot est employé par Lamartine qui qualifie en outre la parole de Blanqui comme « pénétrante, habile, réfléchie ». Il complète : On y sentait un plan, une ligne, des moyens, un but. Son club n'était pas un vain écho des passions tumultueuses comme les autres clubs antisociaux. C'était un instrument de révolutions dont il maniait sous sa main le clavier pour soulever et pour diriger les passions des masses w. Cette appréciation concorde, en somme, avec ce que racontent6789 66. 67. 68. 69.

A. Delvau, op. cit. — A. Zévaès, Auguste Blanqui, p. 47. A. Delvau, op. cit. — A. Zévaès, op. cit., p. 47. Alphonse E squiros, Histoire des martyrs de la liberté, p. 106. L amartine, op. cit., t. II, p. 150.

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les sociétaires ou les auditeurs qui nous ont laissé des souvenirs, tel Victor Bouton qui écrit : Il fallait le voir [Blanqui] tous les soirs dans son club de la rue Bergère soulever les propositions, diriger les discussions. Il saisis­ sait une question à Vordre du jour, politique ou financière. Il élevait durement la voix avec un accent aigu et pénétrant, il avait une vivacité, une énergie, un entrain ; il se passionnait lente­ ment, laissait la salle s'échauffer par le tumulte, tout en simulant Vimpatience et en ayant Vair d'agiter sa sonnette, parce que le tumulte animait les esprits et les tenait en émoi, il concentrait le débat, il l'agaçait par des traits envenimés à l'adresse du gouverne­ ment provisoire, il donnait au sujet des développements neufs, des aperçus hardis, des proportions effrayantes et poussait à l'agitation... Quand un interrupteur hasardait un mot, il fallait voir comment il le rembarrait. Quand il vous apostrophe, sa langue vous perce, ses mois sifflent, et l'on sent sa parole entrer en vous comme le fil d'une épée ; il vous cloue au mur ; il vous lance ses pointes d'un air moi­ tié grave, moitié enjoué, mais fin et moqueur. Il a la présence d'esprit, un froid calcul et de l'adresse dans ses répliques ; de la prévoyance et de la profondeur dans ses conseils. Quand un plaisant le contrarie et met des bâtons dans ses séances, il ne brusque pas la décision, il la hâte ; il n'attend pas le triomphe, il le presse 7071. De vieux habitués du club témoigneront au procès de Bourges. L’un dira : M. Blanqui présidait avec beaucoup de modération, d'impartialité et de convenance. Chaque fois qu'un orateur sortait de certaines limites, il le rappelait à l'ordre, et toujours il cherchait à atténuer les paroles qui auraient pu paraître trop violentes11. Un autre contemporain Charles Robin, traitant du même sujet, fait état lui aussi de « la parole incisive, pénétrante, réfléchie qui perce à froid comme la lame d’un poignard » et insiste sur le talent extraordinaire déployé par Blanqui dans son club : Patient, taciturne, dissimulé, inflexible de caractère, M. Blanqui était toujours maître de la discussion et de lui-même. Ses haran­ gues agressives, mordantes, corrosives même, étaient disposées, ordonnées, conduites dans toutes leurs parties avec un art méphis­ tophélique. Il accumulait et groupait en faisceau ainsi qu'une hache d'armes ses preuves de la marche contre-révolutionnaire du gouver­ nement puis il frappait. Son débit lent et solennel passionnait les masses [...] Il les excitait sourdement attisait les haines qu'il se réser­ vait de diriger quand il croirait l'heure propice pour l'action. Ame de fer, volonté déterminée, il avait un but fixe devant les yeux et il ne 70. V. Bouton, op. cit., Profils..., p. 135, 140. 71. Moniteur, 25 mars 1849, p. 1039. [Procès de Bourges.]

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déviait pas d’une ligne de la conduite qu’il s’était tracée. Austère par tempérament, bilieux par nature, son teint blême, son œil enfoncé d’où jaillissaient de furtifs éclairs et son visage amaigri, altéré par la souffrance inspiraient tout à la fois la crainte et la compassion. Sublime d’ironie, il laissait perpétuellement errer un sourire sar­ castique sur ses lèvres fines et minces, et par une tenue plus que négligée, il semblait vouloir narguer le gouvernement provisoire en figurant en quelque sorte une image toujours vivante sous la Répu­ blique des misères, des stigmates du prolétariat. Par calcul ou par goût pour la solitude, il se tenait éloigné le jour des oscillations de la multitude. A l’issue des séances de son club, il se retirait dans sa mansarde où il vivait caché à tous les regards 7i. Mauvaise réputation et influence positive du club. Les journaux réactionnaires tirent à la Société Républicaine Centrale une triste réputation qu’elle ne méritait aucunement. Il s’y produisait, certes, comme dans les autres clubs, des interventions saugrenues et d’autres d’une extrême violence, mais grâce aux qua­ lités de son président, la discussion sortait très rarement des saines limites et l’on s’étonnait de voir régner « du bon ordre et de la tran­ quillité relative » dans un auditoire aussi disparate7*. Louis Ménard écrira douze ans plus tard que < malgré l’efferves­ cence des esprits à cette époque », le club fut € un foyer de discus­ sions sérieuses et d’éducation politique7273475». Victor Hugo qui, dans ses notes-souvenirs, a accumulé tant d’erreurs manifestes, de grossières faussetés et de calomnies gra­ tuites sur Blanqui, reconnaît que celui-ci avait dans son club « au milieu des rumeurs furieuses, une attitude réfléchie, la tête un peu inclinée, laissait pendre ses mains entre ses genoux ». Mais il ajoute tout aussitôt, ce qui est proprement insensé : Dans cette posture et sans hausser la voix, il demandait la tâte de Lamartine, et il offrait la tête de son frère. Toutes les lueurs de 93 étaient dans sa prunelle. Il avait un double idéal : pour la pensée Marat, pour l’action Alibaud. Homme effrayant, promis à des destinées sombres, qui avait l’air d’un spectre lorsqu’il songeait au passé et d’un démon lorsqu’il songeait à l’avenir n. Or Blanqui, ce représentant de la « République-tigre » — toujours selon Hugo — le seul précisément des leaders populaires d’alors qui ait eu des rapports somme toute cordiaux avec Lamartine, bien loin de passer son temps à réclamer des têtes ou à se livrer à des satur72. 73. texte 75.

Histoire de la révolution française de 1848, t. II, p. 78-79. Grand Dictionnaire Larousse, t. IV (art. Club), p. 482, indiqué dans le par A. Z évaès, op. cit^ p. 46. Victor Huao, Souvenirs personnels, Edit. N.R.F., p. 170.

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nales terroristes, bien loin aussi de se perdre dans les brouillards flottants de la phraséologie et qui ne s’est jamais réclamé de Marat, s’occupait concrètement dans son club des grands problèmes de l’heure et ne dédaignait pas de discuter des questions positives comme l’aliénation des domaines de l’Etat, le rétablissement du timbre, la distribution de 60 000 fusils aux nouveaux gardes natio­ naux, le paiement anticipé du semestre, le salaire des gardes natio­ naux, l’épuration de la magistrature, etc.7e. Aussi des hommes en sortant disaient à Blanqui : Mais nous vous avions pris pour des ogres et nous voyons que nous avons été trompés 76778. Le propriétaire Julian avouera au procès de Bourges, après avoir souligné que le président n’a jamais prononcé de « discours pous­ sant à l’anarchie » : J’ai hésité longtemps à m’y présenter [au club], je croyais aux calomnies qui se débitaient là-dessus. J’y ai assisté quinze jours ou trois semaines avant de m ’y affilier79. Le sérieux, la gravité, la sévérité même des discussions du club expliquent la haine et la calomnie dont il fut abreuvé. Blanqui ne s’y trompait pas. On craint plus, disait-il, les hommes qui discutent sérieusement que ceux qui se livrent à des violences et à des divagations T9. Et comment un tel club eût-il pu être ce repaire de brigands ter­ roristes accrédité savamment par la légende conservatrice ? Socié­ taires aussi bien qu’auditeurs appartenaient à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel politique. Nous l’avons déjà dit et Blanqui l’a reconnu formellement à deux reprises devant la Haute Cour de Bourges. De sa part, ce n’est point un alibi. Il déclara tout d’abord : Ne vous figurez pas que les membres du club fussent tous des hommes d’opinion exagérée, les registres qu’on a saisis au secréta­ riat prouvent qu’il y avait au moins la moitié des affiliés qui appar­ tenaient soit à ce qu’on appelle la république honnête et modérée, soit à l’ancien parti conservateur, soit au parti légitismiste 8081. Dix jours après il revint à la charge. Si l’on ouvrait aujourd’hui le registre du club [...] on verrait figurer parmi les membres affiliés des noms qui appartiennent notoirement à l’opinion la plus conservatrice 9l. 76. Louis Combes, op. cit., p. 10. — W assermann, op. cit., p. 55. — La Liberté du 2 avril 1848. 77. Moniteur, 15 mars 1849, p. 859. [Haute Cour de Bourges.] 78. Ibid., 25 mars 1849, p. 1032. [Procès de Bourges.] 79. Ibid., 15 mars 1849, p. 859. [Haute Cour de Bourges.] 80. Ibid. 81. Ibid., 25 mars 1849, p. 1032. [Procès de Bourges.]

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Une auditrice assidue dépose à Bourges au sujet du club : Il venait là des personnes riches, je pourrais dire aristocratiques du quartier et toutes les fois que M. Blanqui parlait, les tribunes applaudissaient et les tribunes n’étaient pas composées de républicains du to u t91. Le fait est confirmé par Garnier-Pagès qui ajoute : Le personnel des grands jours était un composé de tous les élé­ ments. On y voyait, à côté de communistes et de montagnards, des conservateurs et des légitimistes, qui n’étaient pas les moins assidus aux réunions. On en comptait même parmi les affiliés n. Comme on est en droit de s’étonner de la présence de tels réac­ teurs au milieu de conspirateurs et fougueux révolutionnaires, Gar­ nier-Pagès émet à ce propos plusieurs hypothèses sous la forme interrogative. Espéraient-ils y trouver protection contre certaines éventualités ? Venaient-ils entendre ou proférer des outrages contre le gouverne­ ment qu’ils supportaient mais qu’ils n’aimaient point ? Cherchaientils dans ces exagérations effrayantes des motifs à une réaction pro­ chaine et justifiée 8234856? On peut admettre en effet que, curiosité mise à part, presque tous obéissaient à l’un ou l’autre de ces mobiles. Le fait qu'aux dépens même quelquefois des habitués, on laissait entièrement la liberté de la tribune aux orateurs d'opinions contraires à celles professées ouvertement dans le club “, ne fut certes pas sans influer non plus sur la présence de ces éléments. Composition de la Société. C’est ici qu’il convient d’examiner de près la composition de la Société Républicaine Centrale qui, le surlendemain de l'appel lancé par Xavier Durrieu, groupait déjà l’effectif respectable de 325 adhé­ rents. Pour ce faire, nous disposons de deux listes que publia Le Cour­ rier Français, quotidien dont Xavier Durrieu était rédacteur en chef. La première, la plus longue, énumère les < membres inscrits sur les listes », à la date du 28 février. La seconde comportant 151 noms s'intitule « liste de citoyens admis comme membres » le 10 m ars“ . Si à ces deux listes nous joignons quelques autres 82. 83. 84. 85.

Moniteur, p. 1031. Histoire illustrée, t. II, p. 112. Ibid. Ibid., 25 m ars 1849, p. 1032. [Haute Cour de Bourges.]

86. On tro u v era la reproduction de ces listes en appendice dans W assermann,

op. cit., p. 237-239.

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noms tirés des comptes rendus de séances ou de signatures au bas d’adresses de la société, et si nous rectifions un certain nombre de noms mal imprimés, nous serons à même de reconstituer le per­ sonnel du club. Toutefois, il faut le dire, cette reconstitution n’est point pleinement satisfaisante, du fait que de nombreux membres figurent sans initiale de prénoms ou que le prénom indiqué peut prêter à la confusion, ce qui laisse entier le champ des supposi­ tions. Cette lacune regrettable vise des personnalités comme : Au­ guste Blum qui serait le père de Léon Blum ; Poulot qui serait soit le futur auteur du Sublime, soit son propre frère ; H. Fortin, qui pourrait être l’ouvrier toiseur collaborateur à YAtelier ; Ber­ trand, le coopérateur des bijoutiers en doré ; Lambert Alexandre, le teneur de livres, ou son homonyme le cordonnier, tous deux rédacteurs à YAtelier ; les avocats Rozet et Cochery, ce dernier futur ministre de la IIP République ; Laurent Verdet, chimiste, qui sera délégué du « club des Hommes Libres » à Forcalquier ; Séguin qui serait Edouard Séguin, l’homme de lettres ; Roussel (Prosper ?), ex-membre des sociétés secrètes ; Regnier, qui serait Saint-Just, le président du « Club des républicains » du XIP. Au début, la Société se présente avant tout comme une « pas­ soire ». Nombreux furent les adhérents qui la quittèrent au bout d’une ou deux séances, soit qu’ils aient été effrayés par la violence de certains propos ou par le tumulte des séances. Plus nombreux furent les affiliés qui la désertèrent à la suite de la publication du document Taschereau. Elle ne trouva vraiment son aplomb qu’apres cette épreuve et c’est la liste des sociétaires d’alors qui nous don­ nerait l’élément fondamental, les assises solides, le noyau fidèle du club. Malheureusement, nous ne disposons pas d’une telle liste. Au premier rang des clubistes, comme homme de lettres, on note avec étonnement le nom de Charles Baudelaire qui se faisait remar­ quer jusque-là par son hostilité à la politique et son antipathie visà-vis des républicains. Mais nous savons que le poète fut gagné alors par la fièvre révolutionnaire puisqu’on le trouve fusil en mains le soir du 24 février au carrefour de Bucy et, un peu plus tard, en blouse blanche vendant son journal Le Salut Public dont il porta des exemplaires à Raspail878. On s’explique mieux l’adhésion du critique Sainte-Beuve, étant donné son souci d’approfondir les questions sociales, les affirmations saint-simonienne, jacobine et socialiste qu’on trouve dans ses œu­ vres ou que, plus encore, on relève dans ses propos. Avant de faire personnellement la connaissance de Proudhon postérieurement à 48, il appréciait les ouvrages du penseur bisontin M. On ne saurai! s’étonner non plus de l’adhésion du poète Leconte de Lisle dont 87. Jules Mouquet et W. T. Bandy, Baudelaire en ÎM8, p. 11, 19. — Voir mon compte rendu dans la Revue internationale, n° 10, novembre 1946, p. 375-376. 88. Sainte-Beuve, Proudhon, sa vie, sa correspondance. — E. et J. de G oncourt,

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les idées socialistes étaient bien connues et qui était très lié avec De Flotte et Louis Ménard. Il fut du reste délégué par le « Club des Clubs » à Dinan ". A côté de ces écrivains de premier ordre nous trouvons : le chan­ sonnier Pierre Dupont lié avec Baudelaire qui devait préfacer ses chansons, et à Jean Wallon, le « Colline » des Scènes de la vie de Bohême, l’ami de Chamfleury et de Murger, qui fut socialiste con­ vaincu, avant de traiter de « barbares » ces hommes de la foi nou­ velle. On trouve aussi le philosophe et ancien élève de Polytechni­ que Charles Renouvier qui ne tardera pas à faire éditer dans les publications de chez Pagnerre Le Manuel républicain de Vhomme et du citoyen ; le Champenois François Théodore Claudon, ancien rédacteur au Charivari, auteur d’un livre peu connu sur le baron d’Holbach et qui avait fait en 1839 la préface des Fables démocra­ tiques d’Emile Pagès ; le fabuliste périgourdin Lachambeaudie, à la fois saint-simonien, fouriériste, blanquiste ; l’ex-comédien roman­ cier et conférencier populaire Hippolyte Bonnelier qui devait con­ tribuer un peu plus tard à l’élection du prince Louis Napoléon Bonaparte ; le journaliste et critique Van Tenac, futur auteur d’une Histoire de la Révolution de 1848 qui, pour une large part, est un plagiat de Lamartine, de Robin et de Léonard Gallois ; le professeur révoqué Arnould Frémy, capable de passer des choses graves aux choses légères avec une verve spirituelle et satirique peu commune ; le poète, romancier et historien Alphonse Esquiros, grand admirateur de Lamennais, auteur de L’Evangile du Peuple naguère condamné, et qui devait publier en 1850 une curieuse Vie future du point de vue socialiste ; les économistes Armand Audiganne, Alphonse Toussenel et François Vidal, ces deux derniers rédacteurs au Travail Affranchi et membres de la Commission du Luxembourg 890. Un petit groupe de collaborateurs du Courrier Français ayant suivi leur rédacteur en chef attire l’attention : Duelling, le roman­ cier et auteur dramatique Charles Delys qui devait publier les Prolétariennes avec le poète cordonnier Savinien Lapointe, enfin Anselme Bellegarrigue, le futur rédacteur deux ans plus tard de la première publication s’intitulant L ’Anarchie, journal de l’Ordre dont le Manifeste a été maintes fois réimprimé. Pourtant Bellegar­ rigue, dans ce Manifeste, s’honorera et se flattera « de n’avoir jamais fait partie d’un groupe de conspirateurs ni d’un bataillon révolu­ tionnaire 91 ». 89. Revue socialiste, 15 novembre 1901 et janvier 1902. [L’Idéal socialiste de Leconte de Lisle.] Q uentin-B auchart, op. cit., t. II, p. 118. 90. Sources trop nombreuses pour être indiquées ; citons sommairement : A. Lucas, Wassermann, G. Sender, Puech, Wallon, G. Weill, Delvau. 91. W assermann, op. cit., p. 10, 11, 238. — Sur Bellegarrigue, voir Max N ettlau, Bibliographie de VAnarchie, p. 24, 31, et surtout le chap, xxii, p. 184-198 de Der Vorfrühling der Anarchie. Le dernier manifeste de l’Anarchie en langue française a été publié par les Cahiers de contre-courant, octobre 1955.

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Parmi les autres journalistes on doit citer Brucker Raymond, l’apologiste et éditeur du testament politique d’Alibaud, Gustave Robert et Victor Bouton. Le second, G. Robert, qui prit souvent la parole, fonda La Voix des Clubs où une place importante est faite à la Société. C’est Victor Bouton son collaborateur et fondateur de La Sentinelle des Clubs qui l’avait amené. L’un et l’autre ont été accusés d’être de la police. Bouton a été exclu à ce titre du c club de la Révolution » (12 avril) qu’il avait rallié après son départ de la Société Républicaine Centrale. Robert fit également partie du club de Cabet et fut président du « club de l’Espérance » fondé en mars — d’un républicanisme modéré — et du « Comité des ouvriers des ateliers nationaux réunis » fondé en avril à l’Hippodrome et qui était rouge. La Démocratie pacifiste de Victor Considérant, journal de l’Ecole sociétaire et du fouriérisme en général, était représentée par le chi­ rurgien et économiste Charles Pellarin, ancien saint-simonien à qui l’on doit la première biographie sérieuse de Fourier ; par l’ar­ chitecte César Daly, ancien souscripteur de Flora Tristan, ami de Viollet le Duc et restaurateur de la cathédrale d’Albi ; par l’ancien officier et docteur homéopathe Arthur de Bonnard, créateur de la « Ligue du Salut social » et de nombreuses organisations coopéra­ tives ; par Edouard de Pompéry qui avait collaboré à la Revue Sociale de Pierre Leroux et au Courrier Français et qui devait publier par la suite un grand nombre d’écrits de propagande répu­ blicaine. On peut citer encore dans le groupe des « journalistes » : Dangeliers, de l’ancien Journal du Peuple de Dubosc ; le typographe Stévenot, rédacteur occasionnel de YAtelier et de La Fraternité ; l’ouvrier Eugène Fomberteaux, dessinateur, ancien collaborateur de VHomme Libre ; Edouard Hervé, collaborateur de la Revue Sociale, un insurgé du 12 mai 1839 qui sera candidat démocrate socialiste malheureux dans le département de la Seine, en 1849. Il y avait plusieurs fonctionnaires : Thouars, ex-agent diploma­ tique ; Rastour, professeur d’harmonie au Conservatoire ; Routier de Bullemont, chef de comptabilité à la préfecture de Police ; Quen­ tin, ancien receveur général qui fut un moment secrétaire officieux de Goudchaux aux Finances. Parmi les officiers on note : Amédée Langlois, l'ami de Proudhon, et surtout le lieutenant de vaisseau Paul de Flotte, ami de Blanqui, de Leconte de L’Isle et de Louis Ménard, homme de savoir, de belle intelligence, caractère intrépide, qui devait s’opposer au coup d’Etat du 2 décembre et mourir héroï­ quement dans l’expédition des Mille, à la tête de son détachement, en s'écriant : « Sainte Liberté ! » C’était un savant qui se livrait à des travaux d’ingénieur et à des recherches remarquables de chimie, en même temps qu’un poète auteur d’un drame inachevé sur La Guerre des Paysans. On lui doit en politique le livre estimé sur La Souveraineté du peuple qui n’est pourtant qu'une préface. Idéologiquement, il commença par être disciple de Fourier, ami de

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Considérant. Outre ses rapports avec Blanqui, il en avait avec Bakounine. D’après Arnold Huge, il partageait avec ce dernier l’opinion « que la Révolution avait faibli et que les éléments hosti­ les commençaient à relever la tête ». Victor Hugo, dans l'Histoire (Tun crime, en a fait à plusieurs reprises un portrait flatteur, et Louis Ménard dans une lettre au peintre Jobbé Duval en a retracé les qualités de cœur et d’esprit. Comme avocats, nous trouvons à côté de l’ancien condisciple et compagnon de lutte de Blanqui Fulgence Girard , Malapert qui col­ labora au journal de Delescluze ; les deux frères Madier-Montjau, l’ainé qui devait défendre si brillamment Le Peuple, le cadet qui devait y collaborer ; Auguste Audemar, souscripteur à YUnion Ou­ vrière de Flora Tristan ; Henri Celliez, défenseur de Thoré en 1840, adepte de la « Jeune Démocratie » pour l’union entre les travail­ leurs manuels et intellectuels ; Dalican, qui passera à « La Solida­ rité républicaine ». Il y avait aussi l’avoué Reboul. Le gros de l’effectif était composé surtout d’anciens membres des sociétés secrètes, de condamnés de la monarchie de juillet, de professionnels de l’émeute, ouvriers pour la plupart et tout dévoués à Blanqui. Outre ceux qui ont été signalés à la séance du Prado, on doit citer le tourneur en cuivre Boivin, devenu négociant, ex-affilié des « Nouvelles Saisons » ; Crevât et Espirat, du procès des Pou­ dres ; Béraud, Béasse, de l’affaire des communistes de Tours ; Con­ sidère, du complot des tours de Notre-Dame, des procès Darmès, Quénisset et de l’affaire des communistes matérialistes ; Noël Par­ fait, de l’ancienne « Société des Droits de l’Homme », futur député et proscrit dont le fils fera U Arsenal de la dévotion et Le Dossier des pèlerinages ; Noël, du procès de YHumanitaire ; le tailleur Legré ; l’épicier Pelvillain, Moulines et Raisant du 12 mai 1839, les jeunes Javelot et Dejob dont les pères avaient fait partie des communistes matérialistes ; Loroué ; Daviot ; l’horloger Lehrner ; l’employé au gaz et ancien cordonnier Savary, l’un des rares ou­ vriers devenu théoricien socialiste ; Dufour ; Bonnay ; Thomas ; Culot ; Maître jean ; Huillery ; le cordonnier Delhongues, des com­ munistes matérialistes ; Fomberteaux père et fils. Parmi les combattants éprouvés, on peut faire un groupe de ceux qui jouèrent un rôle et occupèrent un poste responsable dans d’au­ tres clubs. En premier lieu apparaît le cuisinier Benjamin Flotte condamné du 12 mai 1839 et compagnon de Blanqui au Mont-SaintMichel, dévoué corps et âme au président de la Société dont il resta jusqu’au bout avec Lacambre, un des amis les plus fidèles. Il était président honoraire du « Club de la barrière du Maine » ou « club des cuisiniers » et l’un des délégués du Luxembourg. Vient ensuite l’ex-abbé Alphonse-Louis Constant, le futur Eliphas Lévi occultiste, que Cabet appelait un « Babeuf mystique ». Il était président du « club de la Montagne » fondé en mars, dans lequel voisinaient les époux Esquiros, Louise Collet, Léonard Gallois, l’apôtre Jean Journet et l’ouvrier poète Constant Hilbey. Dans

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la même catégorie figurent : Billot, du « club de la Butte des Mou­ lins », Barrai, président de la « Société démocratique du XI* », Fan­ den notaire Gérôme, vice-président du « club de la Révolution sociale », Bernard, du « club Bonne-Nouvelle », Dupas, du « club Raspail » ; Maillard, président du « club républicain du faubourg Saint-Denis » ; Delbarre, du « club des Travailleurs du Nord ; R. Fontan, du « club de la Fraternité » ; A. Duvivier de la Société des Droits de l’Homme » ; Napoléon Chancel, du bureau du « club des condamnés politiques ». Il est très possible, que Castaud qui combattra plus tard la candidature de Ledru-Rollin en s’intitulant « ancien membre de la Société Républicaine Centrale et du club de la Révolution » ait fait partie en même temps des deux clubs. Le cas ne doit pas être isolé. Il convient de remarquer que quelques-uns des membres de la Société devaient jouer un rôle dans la Commune de Paris. Tels étaient l’excentrique Jules Allix, alors âgé de 29 ans 1/2, le futur inventeur de la télégraphie escargotique, président du « club du Marais », le pharmacien Jules Miot, alors âgé de 38 ans ; le jour­ naliste Millière, collaborateur au Courrier Français, puis au Peuple Constituant, alors âgé de 31 ans ; le journaliste Henri Brissac, 25 ans. La Société comprenait, cela va sans dire, un noyau de francsmaçons. Il n’est certes pas facile de les repérer tous ; mais on doit signaler en passant que l’historien des Montagnards Alphonse Esquiros, Flotte, Lachambeaudie, Simard, Savary, Miot et Dézamy, ce dernier à la signature tri-ponctuée, étaient des « enfants de la Veuve ». On doit même noter qu’à Londres où il se réfugia après l’insurrection de juin. Prosper Simard, communiste militant sous la monarchie de juillet, ancien ouvrier horloger devenu comptable, deviendra vénérable de la célèbre loge de proscrits « des Philadelphes ». Parmi les adhérents dont le nom mérite d’être signalé simplement pour mémoire, notons : Edouard Blanqui, frère d’Auguste ; A. Bon­ heur ; Caillaud ; Alphonse Désirabode ; Duvivier de l’école des Chartes ; De Martônne ; Labesque ; Saint-Paul ; Tabary ; le négo­ ciant et futur journaliste Charles Robin ; Samson ; Wagner ; Wolf ; Nivière ; Folley ; Armand Camille ; Léopold Graffin. Il faut remarquer qu’en tant que représentants de la Société, deux seulement figurent sur l’état nominatif des agents du « Club des Clubs » envoyés dans les départements : Vénus-Avot et Gosard, ce dernier délégué à Montargis. Mais, outre Leconte de l’Isle dont il est parlé d’autre part, un certain nombre de membres ou ex-mem­ bres de la Société figurent sur cet état : Billot (Meurthe), Fontan (Aude), Stevot (Sarthe), Maillard (Oise), Fomberteaux fils (Allier), Javelot (Seine-et-Marne). Par ailleurs des membres du club devin­ rent commissaires du gouvernement, mais seulement après avoir rompu avec la Société : Crevât, Chancel, Hérouard, Bonnias, Pilhes. Il y a lieu du reste de remarquer qu’un fort noyau déserta le club pour rejoindre le « club de la Révolution » de Barbés, dès que celui-

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ci le créa. Parmi ces défaillants, on relève surtout les noms de Thoré, Raisant, Sobrier, Bonnias, Hervé, Lamieussens, Victor Bou­ ton, Pilhes, Landolphe, Maillard, Langlois, Guichenet, Daviot, Lam­ bert. Ajoutons qu’il est difficile de dresser une liste des simples au­ diteurs. Nous en avons déjà cité quelques-uns. Il faut y ajouter, surtout avant le 15 mai, M. et Mme Guarin de Vitry, l’avocat à la cour d’appel Trinité, le représentant Bertrand w, et — à la pre­ mière séance — l’historien Alexandre Weill qui note : Un orateur parlait à tort et à travers pendant que Blanqui fai­ sait son courrier. Sa figure blême [à Blanqui], ses cheveux ras, sa barbe touffue, tout son maintien annonçait un homme créé et mis au monde pour le rôle de conspirateur M. Ajoutons, pour terminer, qu’aucun nom de femme ne figure sur les listes dont nous avons parlé. Il faut donc croire qu’elles n’étaient pas admises. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable que quelques épouses de sociétaires se firent connaître par leur action politique dans d’autres groupements. Si elles avaient eu les coudées franches par une adhésion dans la Société, nul doute qu’on trouve­ rait trace de leur intervention. Telles furent : la femme de l’ex-abbé Constant, Marie-Noémie, de la Voix des Femmes, secrétaire du « club de la Montagne », de la rue Frépillon ; Adèle Esquiros, née Battanchon, membre du bureau de ce même club Il y avait pourtant dans la Société des partisans convaincus du droit des femmes. Il suffit de rappeler les noms de Borme fils, celte espèce de fou fondateur de la « Légion des Vésuviennes » et du poète Pierre Lachambeaudie qui assistait, ainsi que l’ex-abbé Constant, aux séances de la Société de la Voix des Femmes, rue Taranne. Quant au président de la Société Républicaine Centrale, qui devait s’affirmer nettement pour « l’émancipation féminine » en 1879 “, il se montrait alors trop réservé sur ce point pour qu’on puisse trancher la question. Sa seule intervention au club relative aux femmes se produisit le 29 ou 30 mars, à la suite de l’invitation du « club des Incorruptibles » à l’agape patriotique prévue place du Châtelet pour le 2 avril. H. Baud ayant proposé que tous les hommes et femmes se réunissent un jour fixe dans chaque quartier de l’arbre de la liberté, l’assemblée unanime se rangea à cet avis et Blanqui s’écria : La proposition que vous venez de voter, cfest le premier acte qui donnera aux femmes le rôle qui leur appartient dans la Révolution92345 92. Moniteur, 16 et 25 mars 1849. [Procès de Bourges.] 93. J. Mouquet et Bandy, Baudelaire en 18k8, p. 16. 94. H. L ucas, op. cit., p. 135-136. — Marc de Villiers , Histoire des clubs de femmes et des légions d*amazones, p. 296, 326. 95. La Réforme (de Lyon), 2 novembre 1879.

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de 1848. La famille universelle a besoin de la bénédiction de toutes les mères **. Société, club et organisation fractionnelle. Par sa composition, surtout au début, il ne fait aucun doute que le club de Blanqui faisait le plein des éléments les plus dynami­ ques de la Révolution. Aucun ne réunissait à ce point autant de bagarreurs républicains, d’anciens des complots, de socialistes agis­ sants, d’ouvriers militants. Quand, à la période du reflux, on com­ pare le « tableau » du club à celui du club de la Révolution fondé par Barbés, on mesure toute la distance qui sépare, dans l’ensemble, les opposants irréductibles et intransigeants aux hommes qui ont ou qui cherchent des places. Mais le club de Blanqui n’était-il pas appauvri par sa richesse même de contenu ? Partant de sa composition hétérogène, on pour­ rait conclure logiquement à son impuissance. Ce raisonnement su­ perficiel est démenti par les faits. Non seulement l’orientation du club était très nette, mais les personnalités du temps s’accordent à en faire l’un des plus dangereux sinon le plus dangereux des grou­ pements similaires. Comment expliquer cette contradiction ? La réponse se trouve dans cette conception bifide de l’organisation qui, depuis 48 précisément, est le propre du blanquisme. Par suite des événements révolutionnaires, Blanqui s’est trouvé contraint d’agir au grand jour, mais il n’a pas abandonné pour autant l'action occulte. A côté, ou plutôt au sein de la large organisation où se ras­ semble la masse composite, il y a encore la formation à toute épreuve, sélectionnée et qui combine ses plans pour aiguiller cette fois, par sa froide volonté, la foule ondoyante et velléitaire. Grou­ pement public et fraction secrète constituent les deux pôles de la nouvelle action blanquiste imposée par la situation. Ainsi, on voit que la disparité même des éléments du club favorisait l’unité d’ac­ tion de la fraction dirigeante. En fait, celle-ci était la seule force organisée de l’assemblée, une force poursuivant consciemment son but, au milieu d’éléments moléculaires tiraillant à hue et à dia, se faisant opposition et contrepoids. Louis Ménard, sans aller jusqu’à reconnaître l'existence d’une organisation fractionnelle, a fait néan­ moins une distinction judicieuse entre la Société et le club « qui en était la manifestation publique*7 ». La réalité des réunions fractionnelles ne fait aucun doute. D’abord il y eut, le 6 avril, une protestation des membres de la Société à qui on refusa l’entrée de la salle, une réunion se tenant pour la forma­ tion du bureau, la précédente séance ayant été troublée par des auditeurs96978. Ensuite, on doit épingler le témoignage du concierge du Conservatoire chargé de la surveillance des « Menus plaisirs ». 96. La République, 31 m ars 1848. — Voir aussi Lucas, op. cit., p. 171. 97. Lettres inédites, p. 97. 98. W assermann, op. cit., p. 28.

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De temps en temps, dit-il, il y avait des réunions de famille qui n’étaient pas publiques ; on y parlait de s’organiser, mais ils fai­ saient ce qu’ils pouvaient pour que je n’entendisse pas. Un jour même, Lacambre aidé par plusieurs commissaires m ’a arraché les clefs en me traitant de misérable Ce n’est pas seulement la Société Républicaine Centrale que Blanqui orientait à son gré. A ce propos, Victor Bouton signale très opportunément que Blanqui faisait « transporter, dans les autres clubs fondés sous son influence, les discussions élaborées à la Société Républicaine Centrale99100 ». De la sorte, celle-ci, après avoir été noyautée, noyautait à son tour. On signale comme plus ou moins satellites de la Société Répu­ blicaine Centrale : le club du Collège de France, le club de la Sorbonne, le club républicain des travailleurs libres. On doit noter en passant que le premier de ces clubs comptait Feuillâtre parmi ses membres 10110234. Le club de la Sorbonne dit Club populaire de la Sorbonne, fondé en avril, eut Michelot, Lacambre et Lasnier comme présidents ; Emile Vollet et Charles Stévenot comme secrétaires ; Dézamy comme membre 10a. Le club républicain des travailleurs libres siégeant rue du Vert-Bois et fondé au mois de mars, comptait parmi ses fondateurs et membres influents : l’ancien professeur de philosophie Robert (du Var), auteur d’une Histoire de la classe ouvrière ; l’ouvrier typographe Auguste Saliè­ res, auteur de divers écrits politiques ; l’ancien membre de sociétés secrètes Couturat ; Charles Soudan ; Cointepoix ; Leuz. A noter que ce club envoya trois délégués dans les départements : l’ouvrier en parapluies Ostyn, les cordonniers Gaudebert et Carriot détachés respectivement au Mans, à Granville et à Acery (Allier)108. En fait, à cause des affiliés placés à leur tête, on peut compter comme gravitant dans l’orbite de la société : le club des Cuisiniers, le club de la Montagne, le club du faubourg Saint-Denis, la Société démocratique du XI* et quelques autres parmi ceux qui répondirent à l’appel de Blanqui fin mars. L’ensemble ne représente pas évi­ demment une zone d’influence très entendue, mais elle n’est pas négligeable. Il ne faut pas sous-estimer non plus la correspondance entrete­ nue entre Paris et la province par certains membres de la Société. On sait, par exemple, que Lachambeaudie avait des relations sui­ vies avec le club de Montignac (Dordogne), sa petite ville natale, dont Léon Clédat un autre poète socialiste alors adolescent fit partie1 et fit partie de la c Société des communistes matérialistes » dont Javelot, Coffineau étaient membres également. Cette affiliation, lui valut d'être arrêté, puis condamné à deux ans de prison pour fabrication et détention de projectiles et d'armes de guerre“0. Tels étaient les deux hommes braves, intrépides, audacieux qui étaient attachés, qui restèrent attachés jusqu’au bout à Blanqui et que celui-ci, en chef consommé, savait utiliser au mieux des inté­ rêts de la Société Républicaine Centrale.

118. Renseignements fournis par la famille. 119. Souvenirs inédits de Lacambre. 120. Ibid. — G. Sencier, Le Babouvisme après Babeuf, p. 309 sq. — Chenu , Les Conspirateurs, p. 62 sq. — De l a Hoddb, Histoire des sociétés secrètes, p. 372 sq.

CHAPITRE III

LA QUESTION DES ÉLECTIONS ET LA JOURNÉE DU 17 MARS

Le Provisoire et les élections. Blanqui, grâce aux hommes, grâce aux groupements qu’il manœu­ vrait avec son « infatigable génie des conspirations123», grâce aussi — il faut bien le dire — à sa grande clairvoyance, mieux, à ce qu’on a défini « une divination extraordinaire des événements* », constituait une force dont la puissance n’échappait point aux gou­ vernants de l’Hôtel de Ville. On le vit bien sur la question capitale touchant l’avenir de la Révolution, à savoir le recours ou non au scrutin dans un délai rapproché. Blanqui fut le premier des chefs de clubs à prendre net­ tement position pour l’ajournement des élections, et à agiter l’opi­ nion en ce sens. Il appuya même son opposition sur des raisons si solides que, plus tard, il n’aura qu’à les reprendre pour justifier sur le plan doctrinal l’une de ses directives essentielles en cas de prise du pouvoir *. Garnier Pagès note très bien à ce sujet que « les premiers symp­ tômes » de la campagne contre les élections immédiates « apparu­ rent dans la Société Républicaine Centrale ». Blanqui lui-même, a reconnu que « le premier et à peu près seul », il avait « soulevé la question de l’ajournement des élections4 ». Ce n’est pas que la Société Républicaine Centrale fût hostile au suffrage universel. Elle n’oubliait certes pas que la Révolution s’était faite sur le mot d’ordre de la réforme électorale. La chose paraissait acquise. On ne peut donc s’étonner, mais on doit tout de même remarquer que l’adresse du 1er mars qui énumère les mesures à prendre par le Gouvernement provisoire ne parle pas de l’établissement du suffrage universel. Toutefois, dans une de ses séances entre le 1er et le 5 mars, séance présidée par Lacambre et groupant 600 citoyens environ, la plupart ouvriers, la Société dis1. Lamartine, op. cit., t. II, p. 148. 2. G. Geffroy , op. cit., p. 137.

3. Critique sociale, t. I, p. 206 sq. — Maurice Dommanget, Les Idées politiques et sociales d*Auguste Blanqui, p. 221-224. 4. W assermann, op. cit., p. 59, note 3.

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Auguste Blanqui et la révolution de Î8b8

eu ta du suffrage universel et presque unanimement en demanda l’établissement sous la forme du « vote direct5678 ». Mais c’était là une revendication de principe. La question de la date du recours au vote restait en suspens. Malgré toute une série d’affirmations qui s’insinuaient dans les décisions gouvernemen­ tales, jusqu’à la date du 5 mars, il était permis de croire que les élections ne se feraient pas de sitôt. On s’en tenait en haut lieu aux promesses à la fois indispensables et vagues. A partir du 24 février, date même de sa constitution, le Gou­ vernement, en effet, n’avait cessé de s’en remettre théoriquement au suffrage universel du soin de fixer le Gouvernement du pays. Dès sa première proclamation, il déclarait vouloir la République « sauf ratification par le peuple qui sera immédiatement consulté8 ». Le même jour, dans l’arrêté portant dissolution de la Chambre, il spécifiait : Une Assemblée nationale sera convoquée aussitôt que le Gouver­ nement provisoire aura réglé les mesures d’ordre et de police néces­ saires pour le vote de tous les citoyens 7. Le même jour encore, dans la proclamation à l’armée, le Gou­ vernement parle des « nouvelles et fortes institutions qui vont émaner de l’Assemblée nationale8 ». Le 29 février, dans une déclaration sur le budget et les impôts, le Gouvernement s’engage à présenter à l’Assemblée nationale un budget établi sur une répartition plus équitable des charges publi­ ques 9. La vérité, c’est qu’à propos de la proclamation de la République comme de l’application du suffrage universel — questions con­ nexes — des discussions sérieuses s’étaient fait jour au sein du Provisoire. Ce n’est pas par hasard que Ledru-Rollin, Flocon et Louis Blanc s’étaient affirmés pour la proclamation de la Répu­ blique sans restriction ni appel, tandis que les membres modérés du Gouvernement insistaient sur la convocation rapide du suffrage universel. Qu’on explique comme on voudra l’attitude de ces der­ niers, le fait est là et il est certain que l’écho de ces discussions retentit profondément dans les clubs. Mais ce que les chefs de clubs ignoraient peut-être, c’est que Isambert et Cormenin — celui-ci nommé membre du Conseil d’Etat le 27 février10 — avaient été chargés d’élaborer un projet de loi électorale. Ils travaillèrent avec tant de diligence que le 2 mars Cormenin donna lecture au Gou­ vernement de son projet11. Unanimement, le principe du suffrage 5. La République, n° 9, 5 m ars 1848. 6. Bulletin des Lois de la République française, n° 1, p. 2. 7. Ibid., p. 4. 8. Ibid., p. 6. 9. Ibid., n° 3, p. 27. 10. Ibid., p. 21. 11. Garnier-P agès, op. ci#., t. II, p. 2.

La question des élections et la journée du 17 mars

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universel direct fut adopté, et c’est au cours de la même séance que fut adoptée également une mesure prescrivant la suppression de l’impôt du timbre dix jours avant la convocation des assemblées électorales pour laisser aux élections « la plus grande publicité pos­ sible 12 ». On restait toujours dans les généralités, en somme. Mais, à partir du 4 mars, la menace d’élections précipitées se précise. Le Gouver­ nement examine le projet de loi Cormenin article par article et fixe les élections au 9 avril, et la réunion de l’Assemblée Constituante au 20 1314. Le 5 mars enfin, Marrast propose et fait adopter le scrutin de liste par département, le travail d’établissement des circonscrip­ tions électorales sur la base du projet Cormenin s’avérant trop com­ pliqué et susceptible, par conséquent, de retarder la consultation électorale w. Cette mesure marque bien la volonté du Gouvernement de faire vite, et l’aveu de Garnier-Pagès est, sur ce point, intéressant à recueil­ lir. Ne dit-il pas, après avoir parlé des arguments discutés à cette séance : La question du temps remporta. Le scrutin de liste qui rendait possible la publication de la loi dès le jour même, fut adopté15. Signé le 5, publié officiellement le 6 mars, le décret fixant en treize points les grandes lignes du scrutin avec le tableau annexe de répartition des représentants en proportion de la population, fut complété le 8 par une instruction publiée le 10 sur les détails d’exé­ cution 16. Comme le souligne encore Garnier-Pagès : On ne pouvait mettre plus de promptitude à rédiger la formule dfune mesure aussi urgente, où tout apparaissait sous un aspect inusité17. Lamartine confirme à propos de la date du 24 avril qui, finale­ ment, fut adoptée comme date des élections : C'était le temps strictement nécessaire pour les opérations maté­ rielles du mécanisme du suffrage universel18. Pour expliquer ce recours hâtif au suffrage universel, GarnierPagès invoque les scrupules de conscience d’un certain nombre de membres du Provisoire 19. Qu’il y en ait eu, c’est bien possible. Mais cette précipitation tou­ chant une mesure politique au premier chef s’explique avant tout Bulletin des Lois..., n° 4, p. 36. — Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 2. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 3. Ibid. Ibid. Bulletin des Lois..., n° 5, p. 47, 49 ; n* 7, p. 63-70. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 4. L amartine, Histoire de la Révolution de 1SUS, t. II, p. 139. 19. Garnier -P agès, Ibid., chap. xi.

12. 13. 14. 15. 16. 17. 18.

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par des raisons politiques. N’oublions pas qu’en prolongeant la période transitoire entre les anciennes institutions et les insti­ tutions à créer, socialistes et républicains rouges qui gagnaient sans cesse de l’influence dans les masses parisiennes, pouvaient espérei reprendre leur revanche de la défaite subie à l’Hôtel de Ville. C’était la grande pensée de Blanqui. Avec du temps, le triomphe était acquis à la faveur de la crise sociale, des tergiversations comme des mesures impopulaires du gouvernement, grâce aux journaux, aux clubs, aux ateliers nationaux. La République, selon le mot de Lamartine, se per­ vertissait 80car, aux yeux du grand poète, c’était une perversion pour la République d’avoir un contenu vraiment populaire, en rapport avec son titre. Un calcul inverse à celui des démocrates guidait les modérés du gouvernement. Le dynamisme révolutionnaire leur pesait. Ils cher­ chaient à l’annuler et leur cap de bonne espérance, leur havre de tranquillité et de sûreté, c’était les élections en toute hâte. Ils tablaient sur l’aveuglement, l’ignorance, la sujétion de la majorité écrasante des électeurs, surtout en province. Ils savaient que la foudre révolutionnaire frappe les grandes cités, mais qu’elle ébranle à peine ou qu’elle ébranle à retardement la chaumière du métayer, la voile du pêcheur, l’atelier de l’artisan. Bref, ils voyaient dans la puissance brutale du nombre le contrepoids le plus solide aux entre­ prises et aux espérances de ceux qui, placés immédiatement audessous de l'orage, en étaient profondément affectés. Attitude de Blanqui. Très juste était le calcul des uns et des autres, mais il est clair que les démocrates ne pouvaient, sans être taxés d’inconséquence, repousser aux calendes grecques l’application du suffrage universel. Après avoir fait du vote populaire une sorte de panacée politique, après avoir affirmé en quelque sorte, comme par l’effet d'une grâce électorale, la présence réelle de l’esprit du peuple dans l’urne du scrutin, leur position, quoique compréhensible, était devenue tout à fait fausse. Les phalanstériens seuls avaient toujours vu dans l’application prématurée du suffrage universel le danger d’étouffer la lumière de la science et du progrès sous le boisseau du nombre. Seuls, ils s’étaient toujours opposés à cette mesure empirique tant que ne seraient point changées les conditions sociales susceptibles de déli­ vrer l’électeur du joug l’asservissantS1. Seuls, ils avaient aux yeux de l’opinion une position claire, logique et conséquente. Certes, il est possible que Blanqui ait soutenu naguère, lui aussi, ce point de vue qui est bien dans la norme de ses idées. La preuve,201 20. Garnier-P agès, op. cif., p. 140. 21. La Démocratie pacifique, n* 114, 2 mai 1848, 17e année.

La question des élections et la journée du Î7 mars

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en tout cas, n'en peut être administrée. Mais une chose est certaine, c'est que le 6 mars, aussitôt connu le décret convoquant les assem­ blées électorales, on le voit se dresser énergiquement contre cette décision. Il fait adopter par son club la pétition au Gouvernement provisoire qu'on lira plus loin. A la convocation prématurée des électeurs, Blanqui oppose leur initiation, leur éducation immédiate. De son coup d’œil sagace, il juge que la consultation immédiate va donner la victoire à la réac­ tion, alors qu’au bout d'un an — suivant son estimation22 — la défaite de la réaction serait certaine. C'est qu'en un an, « par une polémique sans entraves », il envisage la « pleine libération des consciences23 », tandis que voter tout de suite, c'est jouer sur et avec les atouts du passé. En développant son argumentation, Blanqui se montre des plus sévères pour tous les hommes de l’Hôtel de Ville sans distinction. Il voit dans l'appel précipité au suffrage universel, chez les uns une imbécillité, chez les autres un crime, pour certains une « trahison réfléchie24 ». L’opération équivaut pour lui à la livraison préméditée de la République et, sur ce point, il est en pleine communion d'idées avec Jean Macé qui déclare avoir eu « froid dans le dos » et avoir ressenti « un mélange de joie folle et de terreur secrète » à l’annonce de la souveraineté populaire brusquement proclamée2526». Blanqui affirme qu’une majorité acquise dans ces conditions « n’est pas une majorité de citoyens, mais un troupeau d'esclaves ». Il aime à répéter que c'est un « tribunal aveugle » qui a écouté cinquante ans une seule des deux parties, et qui en stricte justice devrait écouter cinquante ans la partie adverse. Ainsi les deux par­ ties n'ayant pu plaider ensemble, plaideraient l'une après l'autre2*. En traitant le capital sur le même pied que le travail pendant un an, alors que le travail a été bâillonné pendant cinquante ans, Blanqui estime faire une grande concession. U adresse du 6 mars 1848. Blanqui a ramassé avec force et en des formules vraiment heureuses ses arguments en faveur de l’ajournement électoral à la fois dans la pétition du 6 mars et dans l’adresse du 14 mars. La pétition du 6 mars, froidement accueillie par Lamartine le 7 — comme nous l’avons vu — était ainsi conçue : Citoyens, Vélection immédiate de VAssemblée nationale serait un danger pour la République. Depuis cinquante ans, la contre-révolution parle seule à la France. 22. 23. 24. 25. 26.

Auguste B lanqui, Critique sociale, t. I, p. 207-208. Ibid., p. 207. Ibid., p. 206, et mss. Blanqui, Bibl. nat., 9581. Gabriel Compayké, Les Grands éducateurs. Jean Macé, p. 17. Critique sociale, t. I, p. 208.

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La presse, bâillonnée par les lois fiscales, n’a pénétré que l’épiderme de la société ; l’éducation des masses n’a été faite que par l’ensei­ gnement oral, qui a toujours appartenu et qui appartient encore aux ennemis de la République. Les notabilités des factions vaincues, dans les campagnes prin­ cipalement, frappent seules l’attention du peuple, les hommes dévoués à la cause démocratique lui sont presque inconnus. La liberté du suffrage universel ne serait qu’apparente, toutes les influences hostiles conjurées fausseraient inévitablement les vœux du peuple. On peut dire que la nation, considérée comme une vaste assemblée, voterait dominée par une opinion sans contradicteurs ; cela n’est pas juste. Quels sont les hommes qui demandent à grands cris la convoca­ tion immédiate des comices ? Les ennemis de la République, ceux qui l’ont toujours combattue avec fureur, qui la subissent comme une nécessité douloureuse, et qui comptent sur l’excès de sa sim­ plicité pour l’étouffer à son berceau. Une immense comédie se joue devant la France. En serons-nous dupes, citoyens ? Nos ennemis, désarmés de la violence, se replient sur l’astuce. Ils veulent moissonner à la hâte les fruits de trente années d’oppression implacable. Songez-y, citoyens, l’œuvre du 2k février ne périra pas. Si, d’élections dont la précipitation serait aussi imprudente qu’injuste, il devait surgir une Assemblée contre-révolutionnaire, la République ne reculerait pas. Quelles sanglantes catastrophes une telle lutte ne préparerait-elle pas à l’avenir ? Que votre sagesse les prévienne. N’oubliez pas qu’entre une Assemblée élue demain et une Assem­ blée élue dans trois mois, il y a tout un abîme. Le vote de demain serait une surprise et un mensonge ; suffisam­ ment ajourné. ce vote sera un vote libre, une vérité. En conséquence, nous demandons l’a journement27289des élections et l’envoi dans les départements de citoyens chargés d’éclairer la population des campagnes 2S. On remarquera la menace formulée dans les derniers alinéas. Le club, par la plume de Blanqui, indique nettement qu’il est prêt à s’opposer aux décisions de la consultation électorale en cas de succès contre-révolutionnaire. Cette menace, notons-le, ne concorde pas avec le respect du suf­ frage universel qu’affirmera quelques jours plus tard Blanqui au cours d’une réunion d’ouvriers tenue au Vauxhall Mais on la 27. Dans le manuscrit Blanqui, on demande l'ajournem ent indéfini. 28. Bibl. nat., mss. Blanqui, liasse IA 29 581- f-112-114. — W assermann, op. cit., p. 60-61. — Blanqui, Textes choisis. Editions Sociales (« Les classiques du Peuple *), p. 112-113. H 29. W assermann, op. cit., p. 62, note 1.

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retrouve énoncée au moins aussi énergiquement dans l’adresse datée par Blanqui du 14 mars quoiqu’elle ait été votée quelques jours avant par le club.

Vadresse du 74 mars. Cette adresse, distribuée abondamment dans Paris, eut les honneurs d’une reproduction dans le Bulletin de la République, n° 2. En huit alinéas solides qu’encadre le mot d’ordre lancé par son club à son instigation, Blanqui reprend certains termes de sa pétition précé­ dente et fait entendre l’avertissement solennel et prophétique, la voix de la sagesse. Voici le texte intégral de ce document : Citoyens, Nous demandons Vajournement des élections de la garde nationale et de VAssemblée constituante. Ces élections seraient dérisoires. A Paris, un très petit nombre d'ouvriers sont inscrits sur les listes électorales. L'urne ne recevrait que les suffrages de la bourgeoisie. Dans les villes, la classe des travailleurs, façonnée au joug par de longues années de compression et de misère, ne prendrait aucune part au scrutin, ou bien elle y serait conduite par ses maîtres comme un bétail aveugle. Dans les campagnes, toutes les influences sont aux mains des aristocraties. Une tyrannie savante a étouffé, par son système d'iso­ lement individuel, toute spontanéité au cœur des masses. Les mal­ heureux paysans, réduits à la condition de serfs, deviendraient à leur insu le marchepied des ennemis qui les oppriment et les exploitent. Notre âme s'indigne à la pensée que les oppresseurs puissent ainsi recueillir les bénéfices de leur crime. C'est un sacrilège de faire mentir à leur propre salut dix millions d'hommes, d'arracher à leur ignorance la sanction de leur esclavage. Ce serait un défi par trop insolent aux barricades de février. Le peuple ne sait pas ; Jl faut qu'il sache. Ce n'est pas l'œuvre d'un jour ni d'un mois. Lorsque la contre-révolution a seule la parole depuis cinquante ans, est-ce donc trop de l'accorder, une année peut-être à la liberté qui ne réclame que la moitié de la tribune, et ne mettra pas, elle, la main sur la bouche de son ennemie ? Il faut que la lumière pénètre jusque dans les derniers hameaux de la République. Il faut que les travailleurs redressent leurs fronts courbés par la servitude, et se relèvent de cet état de stupeur et de prostration où les castes dominantes les tiennent, le pied sur la tête. Et ne dites pas, citoyens, que nos craintes sont chimériques. Les élections, si elles s'accomplissent, seront réactionnaires. C'est le 3

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cri universel que le parti royaliste, le seul organisé, grâce à sa lon­ gue puissance, va maîtriser par Vintrigue, la corruption, les influen­ ces sociales, et sortira triomphant du scrutin. Songez-y l le triomphe, cfest la guerre civile l Paris, le cœur et le cerveau de la France, Paris ne reculera pas devant un retour offensif du passé. Réfléchissez aux sinistres conséquences d'un con­ flit entre, la population parisienne et une assemblée qui croirait représenter la Nation, qui ne la représenterait pas ; car ce vote de demain sera une surprise et un mensonge. Que votre prudence épargne à la France un si grand péril. Laissez le pays naître à la République ; à cette, heure, il est encore empri­ sonné dans l'étouffante enveloppe de la monarchie. A journement des élections ! c'est le cri du peuple parisien **. Ce texte est suffisamment net et précis pour dispenser de toute glose. Peut-être néanmoins convient-il de mettre en relief les trois points fondamentaux qui en ressortent à l’examen. C'est d'abord une analyse des conditions politiques et sociales héritées de l'ancien régime qui amène le rédacteur, procédant par gradation, à montrer que des élections immédiates ne peuvent être que dérisoires et mensongères, qu'elles ne méritent aucune con­ fiance, qu'elles ne doivent pas se poser. Ensuite, Blanqui demande une période d'évolution révolutionnaire pour le changement des conditions d'exploitation et d’oppression afin de sortir le peuple de la léthargie et de l’ignorance, en insistant sur l'importance de la besogne d’éducation3031. Enfin, il souligne avec une prescience remar­ quable les conséquences funestes de l'application prématurée du suffrage universel, à savoir la victoire certaine de la Réaction en premier lieu, puis la guerre civile. Pour la première fois, dans un texte largement diffusé, se fraye un chemin le principe d'une dictature révolutionnaire transitoire préalable à toute consultation électorale d'envergure ; ceci dans l'intérêt supérieur des classes populaires. Nous avons déjà montré que Blanqui s’arrêtait à un an comme durée d'un pouvoir suscepti­ ble d’assurer le triomphe républicain. Mais ce n’est là, il apparaît bien, qu'un délai minimum lancé à titre d'essai et pour ne pas trop heurter les électeurs impatients de voter.* L'expression « une année peut-être » en est un indice. On en trouve un autre dans un article du 20 novembre 1870 où il énonce qu'après la Révolution de février « plusieurs années de préparation intellectuelle auraient dû précé30. Les Murailles révolutionnaires, p. 803-804 (texte complet). — S eignobos, Histoire Lavisse, t. VI, p. 54 ; Blanqui libre, p. 17 (textes partiels). — W a sse r­ mann (texte complet), p. 62-63. — B lanqui, Textes choisis, op. cit. (texte com­

plet), p. 113-114. 31. Voir M. Dommanget, Les Cwrands socialistes et Véducation, chap, ix : < Auguste Blanqui. »

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der et préparer le scrutin populaire ” » et aussi dans ces lignes écri­ tes en 1869-1870 : Un an de dictature parisienne en 48 aurait épargné à la France et à Vhistoire le quart de siècle qui touche à son terme. S'il en faut dix ans cette fois qu'on n'hésite pas u. En même temps que le principe de la dictature révolutionnaire et intimement lié à ce principe, Blanqui affirme la primauté de Paris et de la République sur la volonté du suffrage universel. Cette théo­ rie qui découle directement de l’analyse à la fois succincte et poussée des conditions objectives est grosse de guerres civiles. Par-delà la manifestation proche du 15 mai 1848, elle annonce les journées de juin et, vingt-trois ans plus tard, la Commune. L’insertion de cette adresse dans le Bulletin de la République, organe officieux du ministère de l’Intérieur, donna l’impression que Ledru-Rollin et peut-être le Gouvernement, se montraient réti­ cents au sujet de l’éventualité des élections. Les conservateurs, émus, crurent ou feignirent de croire que l’Hôtel de Ville allait faire machine en arrière. Des discussions se produisirent au sein du Conseil. C’est autant pour éviter le retour d’une pareille inser­ tion que pour préserver le Bulletin de tout extrémisme intempestif, que le Conseil décida la publication des numéros suivants « sur le bon à tirer d’un des membres du Gouvernement provisoire®4 ». Est-il besoin d’ajouter que de nombreux démocrates, abusés par l’attitude du Gouvernement, purent méditer à l’épreuve des faits la portée des raisonnements et des avertissements de Blanqui. Certains, dans leur irritation, n’admettant même plus la possibilité de corriger le scrutin par le scrutin, se lancèrent dès lors à corps perdu dans la violence. Maints d’entre eux, en tout cas, rendirent justice à Blanqui, et c’est probablement à la position lucide de ce dernier qu’on doit l’évolution d’un homme comme Esquiros. Au début de mars 1848, il se plaçait encore sous l’égide de Lamennais. Trois mois après, c’est uniquement le nom de Blanqui qu’il inscrivait sur son drapeau, en soulignant l’inéluctable malfaisance du suffrage universel consulté prématurément32345. Prodromes et but de la manifestation du 17 mars. On voit généralement dans la manifestation révolutionnaire du 17 mars une riposte à la manifestation réactionnaire des bonnets à poil qui se produisit la veille. Il est certain que la manifestation du 17 mars a pris une plus 32. La Patrie en danger, éd. C. Bouis, p. 273. 33. Critique sociale, t. I, p. 208. 34. Seignobos, op. cit., p. 55.

35. Le Peuple, l«r mars 1848, et YAccusateur public, l #r numéro du 11 au 14 juin 1848.

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grande ampleur à la suite des incidents du 16. Mais, comme Ta fait remarquer Blanqui, elle n’avait « rien de commun » avec la manifestation des bonnets à poil3*. Son origine profonde se trouve dans l’antagonisme entre la majorité du Gouvernement provisoire et le peuple, antagonisme qui se concrétise sur les deux questions de l’ajournement des élections et de l’éloignement des troupes de la capitale. La pensée de faire pression sur l’Hôtel de Ville pour obtenir satisfaction sur ces deux points a dû surgir à la fois dans les clubs, parmi les ouvriers du Luxembourg, puis au sein du Gouvernement, chez Louis Blanc d’une part et Ledru-Rollin d’autre part. Mais si l’on tient compte des dates, c’est formellement à Cabet et à la Société fraternelle centrale comme au Club du Progrès démocratique qu’en revient l’initiative. Ces deux clubs, d’autres même si l’on en croit Garnier-Pagès s’affirmèrent dès le 10 mars pour le principe d’une manifestation3637. Jusqu’à plus ample information, il paraît établi que la Société Républicaine Centrale bien qu’ayant demandé la première l’ajournement des élections et l’une des premières le rappel des trou­ pes, n’a donné ni lancé l’idée d’une manifestation à ce sujet. Au procès de Bourges, Blanqui fixe au 12 mars le jour où la manifestation prend corps sous forme d’incubation. En effet, il dit tour à tour que « le mouvement du 17 mars avait été préparé cinq jours avant3839 » et que « la manifestation était organisée depuis quatre ou cinq jours 38 ». Si de 17 on retire 5, reste 12, date qui se vérifie en quelque sorte du fait que le lendemain à la séance du Conseil tenue au Petit Luxembourg, Louis Blanc annonça à ses collègues que si le Gouvernement persistait à vouloir précipiter les élections, « il devrait s’attendre à une manifestation solennelle de cent mille citoyens qui iraient à l’Hôtel de Ville porter eux-mêmes leur protestation40 ». Le 12 est aussi le jour où Ledru-Rollin, obsédé de plaintes et de projets, publie sa circulaire qui suscite des polé­ miques passionnées. C’est une indication qui n’est point négligeable. En tout cas, le 14 mars, à l’ouverture de la séance du Conseil, Louis Blanc parle de la manifestation comme d’un fait assuré, à moins que le Gouvernement ne prononce l’ajournement des élections41. Quand Blanqui parle de la préparation du 17 mars, il fait certai­ nement entrer en ligne de compte l’action de la Société Républicaine Centrale, car le club qu’il dirigeait joua en ce sens un rôle important. Dès que le bruit se répandit que le Gouvernement envisageait l’acheminement sur Paris de 30 000 soldats pour renforcer le ser­ vice de la garde nationale, la Société Républicaine Centrale vota 36. Moniteur, 21 mars 1849, p. 948. [Haute Cour de Bourges, audience du 19 mars.] 37. Garnier-P agès, op. cit., t. III, p. 337. — W assermann, op. cit., p. 69. 38. Moniteur, 5 avril 1849, p. 1236. [Audience du 2 avril.] 39. Ibid., 21 mars 1849, p. 948. [Haute Cour de Bourges, audience du 19 mars.] 40. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 65. 41. Ibid., p. 56.

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une adresse réclamant le retrait des soldats à au moins trente lieues de la capitale Puis, dans les séances des 11 et 12 mars, elle adopta une autre adresse sur le même sujet en y joignant une nouvelle fois la question de l’ajournement des élections. En même temps, la Société faisait grief au gouvernement de maintenir en exercice la magistrature et les fonctionnaires de Louis-Philippe, d’envoyer dans les départements des commissaires trop modérés, d’écarter systéma­ tiquement des fonctions publiques les vieux républicains, de désar­ mer les combattants des barricades, de former une garde urbaine, « résurrection sous un autre nom de la garde municipale" ». A l’instigation de la Société Républicaine Centrale, le club de la Sorbonne déjà signalé et le club des Hommes Libres dont le secré­ taire était le citoyen Colfavru, demandèrent la remise des élections et le retrait des troupes. Mais malgré l’envoi de deux délégués porteurs de l’adresse énumérant les griefs de la Société Républi­ caine Centrale, la Société des Droits de l’Homme refusa d’entériner ces griefs, se bornant à réclamer l’ajournement des élections De son côté, malgré la démarche d’un membre de la Société Républi­ caine Centrale, la Société Républicaine et patriotique de YAtelier, dans sa huitième séance tenue le 14 mars, repoussa l’adresse deman­ dant l’éloignement des troupes soldées et l’ajournement des élec­ tions Le 13 mars, Blanqui fit adopter par la Société Républicaine Cen­ trale une motion dont on ne saurait sous-estimer la portée. Elle spécifiait : Que tous les clubs soient invités à se réunir pour demander au Gouvernement provisoire Vajournement de toutes les élections et celles de la garde nationale et celles de la nouvelle Assemblée cons­ tituante qui va être appelée à se prononcer sur les destinées de la République En fait, c’était préconiser la coordination des efforts des clubs en vue de réaliser l’objectif considéré comme le plus important, et il est difficile contrairement à l’opinion de Mlle Wassermann de ne pas voir dans ce texte, bien que le mot de manifestation n’y figure pas, une étape décisive dans la préparation du 17 mars. L’avenir immédiat allait le montrer puisque, le 14 mars, se trou­ vait virtuellement constituée une Commission composée des délé­ gués de 15 clubs. Le lendemain, 12 des membres de cette Com­ mission : Cabet, Villain, Blanqui, Gadon, Lefèvre, Chipron, Flotte, Lacambre, Michelot, A. Pottier, Dézamy et Duquesnois dont cinq au42356 42. 43. 44. 45. 46.

La Commune de Paris, 11 mars. Ibid., 14 mars. Ibid., 11 et 14 mars. U Atelier, n° 8, 19 mars, p. 97. La Commune de Paris, 14 mars.

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moins étaient blanquistes, demandèrent une entrevue au Gouverne­ ment. Celui-ci ne répondit pas. C’est alors que le 16 ils s’adjoigni­ rent 15 délégués des corporations ouvrières dans le but d’élargir la base de la manifestation projetée47489. De son côté le gouvernement, tout en repoussant l’éloignement des élections à l’Assemblée jetait un peu de lest en reculant la date des élections à la garde nationale. Les choses en étaient là, et on a des raisons de penser que la concession du pouvoir eût pu torpiller sérieusement le mouvement en préparation si la journée du 15 et surtout celle du 16 n’avaient clairement montré aux républicains mécontents la nécessité de crever le gros nuage réactionnaire se formant à l’horizon. Déjà le 13 s'était réunie dans le « Club républicain pour la liberté des élec­ tions > toute la fine fleur de l’aristocratie parisienne, et les capita­ listes avaient fait baisser la rente 5 % du cours de 77 au cours de 55. La suppression des compagnies de grenadiers et de voltigeurs de la Garde nationale le lendemain, en renforçant le mécontentement éveilla l’audace de la réaction. Le 15 fut essentiellement une journée conservatrice : adresse au Gouvernement du club aristocrate, récep­ tion d’une délégation à l’Hôtel de Ville et désaveu devant elle de la circulaire Ledru-Rollin par Lamartine, désaveu par le Conseil de cette circulaire, préparation ouverte de la manifestation du lende­ main en un langage impérieux. Aussi, le 16, on note une montée significative de la rente qui avait déjà fait son ascension : elle passe de 65 à 69. Mais la journée se traduit finalement par une cruelle défaite de la Bourgeoisie et de l'Aristocratie44. Cette défaite explique dans une large mesure le déploiement imposant de la force populaire le 17 mars. Elle explique aussi le revirement qui se produit dans l’esprit de bien des meneurs. La révélation soudaine du péril réactionnaire, quoique conjuré momen­ tanément, leur fait faire machine en arrière. Tels qui étaient dis­ posés, sous le couvert du mot d’ordre de l’ajournement des élec­ tions, à renverser le Gouvernement provisoire, soutiendront désor­ mais celui-ci. Quant à Blanqui, il se défendra plus tard à la Haute Cour de Bourges, de toute arrière-pensée à l'occasion du 17 mars : Mon but était de faire ajourner les élections ; rien de plus, rien de moins ° . Il n’est pas possible d'accepter cette version forgée dans le but de rétorquer l’acte d’accusation reliant intentionnellement le 15 mai au 16 avril et au 17 mars. Mais dans la même enceinte, Blanqui n'a 47. W asserm ann , op. cit., p. 70. 48. D. Stern , op. cit., t. II, passim. — Garnier-P agès, op. x - — V icto r P ierre , op. cit.t t. I, p. 105 sq. — J u le s Bertaut, République, p. 135 sq. 49. Moniteur, 15 m a r s 1849, p. 859.

cit., t. II, ch a p , n , Î8U8 et la Seconde

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pas éludé ses responsabilités dans le déclanchement de la mani­ festation. Il s’écria très nettement le 13 mars 1849 : C’est moi qui l’ai dirigée *#. Et le 17 : J’ai fait le 17 mars. Je ne l’ai pas fait tout seul. J’ai contribué de tous mes efforts, de toute l’influence que je pouvais avoir, à orga­ niser cette manifestation ", Effectivement, c’est chez Blanqui et Flotte que se réunirent plu­ sieurs fois les artisans de la démonstration. Côte à côte y siégeaient délégués des clubs et délégués du Luxembourg. Sobrier, Cabet, Huber étaient là, avec Blanqui. On y délibéra sur le sens de la manifestation et sur des projets d’adresse®*. Mais l'unité était loin de régner entre tous ces hommes. Cabet vit Lamartine à deux reprises et l’assura que la journée se passerait très bien M. Sobrier, sorte de Caussidière entre les mains de Lamar­ tine, se montrait zélé envers celui-ci64. Louis Blanc avait refusé de se rencontrer avec Blanqui chez une tierce personne sous pré­ texte qu’un membre du Gouvernement « ne doit pas voir un conspirateur », scrupule que n’eut pas, un peu plus tard, Lamar­ tine **. Nous touchons là au point faible de la manifestation : les divi­ sions de ceux qui la patronnaient. Son but avoué était certes le même pour tous ses protagonistes. Mais son but caché variait avec les uns ou les autres. Par exemple, Louis Blanc ne visait qu’à un remaniement du Gouvernement provisoire, et pour rien au monde il n’eût voulu siéger à côté de Blanqui. Blanqui à son tour, bien qu’il ne parlât que d’épurer l'Hôtel de Ville, songeait à profiter des circonstances pour culbuter le Gouvernement. Dans un texte rédigé après le procès de Bourges, il ne s’en cache pas, cette fois. Après avoir revendiqué à nouveau le plus grand rôle dans l’orga­ nisation de la manifestation, après avoir dit que les manifestants attendaient le signal c prêts à frapper ou à jeter les royalistes par les fenêtres de l'Hôtel de Ville », il affirme très franchement qu’il « voulait en finir ce jour-là afin de remettre en bon chemin la Révolution qu’on faisait dévier de sa véritable voie58 ».5012346

Moniteur, ibid. Ibid., 5 avril 1849, p. 1236. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 56. — Les Affiches rougest p. 78. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 170. — V oir aussi L amartine, op. cit., t. II, p 238 54. Lamartine, op. cit., t. II, p. 240-242. — D. Stern , op. cit., t. II, p. 191. 55. L. Blanc, op. cit., t. I, p. 297. — D. Stern , op. cit., t. II, p. 189. 56. La Commune sociale, mai 1849, n* 3, p. 38 sq. [Variété.] 50. 51. 52. 53.

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Projet d'adresse de Blanqui. La nuit du 16 au 17 se passa en agitation. Les émissaires parcou­ rurent les faubourgs et la banlieue. Des convocations et des affi­ ches furent imprimées. On battit le rappel. Les hommes de Caussidière et ceux de Sobrier se démenèrent. Les affidés de Blanqui, peu nombreux, se faisaient remarquer par leur énergie. Ils affir­ maient que le président de la Société Républicaine Centrale, seul, pouvait sauver la République. Leur club siégea, du reste, jusqu’à une heure du m atinB7. Le rendez-vous des manifestants était fixé pour dix heures, place de la Révolution, c’est-à-dire à la Concorde. A neuf heures, la Commission des Trente se réunit autour du bassin du Palais-Royal afin d’arrêter le texte de l’adresse au Gouvernement. Elle se trouva en présence de projets émanant l’un de Cabet, l’autre de Blanqui “ . Comme certains se déclaraient ou semblaient prêts à accepter l’ajournement à dix jours des élections à la Garde nationale et à deux mois des élections générales, Blanqui s’éleva contre cette transaction. Deux mois ou rien, c'est la même chose. L'éducation du pays s'est faite par nos ennemis, il votera pour ses précepteurs, autant laisser faire tout de suite M. Le projet d’adresse de Blanqui était ainsi conçu : Citoyens, le Peuple se plaint des tendances réactionnaires d'une partie du Gouvernement provisoire. Son désir est que le pouvoir inauguré sur les barricades tienne d'une main ferme les rênes de l'Etat, et coupe court aux hésitations, aux tiraillements qui com­ promettraient l'avenir de la République. Il réclame comme mesure d'urgence : 1° l'éloignement de la capitale des troupes soldées ; 20 l'ajourne­ ment des élections de la Garde nationale et de l'Assemblée cons­ tituante. Paris, tête et cœur de la France, ne doit être gardé que par la population elle-même, par la population tout entière. Ory par l'effet de. certains mauvais vouloirs la majeure partie des ouvriers n'est pas inscrite encore sur les contrôles des légionst et ne prendrait aucune part au choix des officiers. Cela n'est pas juste. Il n'est pas juste non plus que la représentation nationale soit élue sous l'influence à peu près exclusive des aristocrates ligués et des fonctionnaires de Louis-Philippe. C'est ce qui arrivera certainement si l'ajournement des élections5789 57. D. Stern , op. cit., t. II, p. 189-190. — Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 67. — Castille, Histoire, t. II, p. 170. 58. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 68. — Ce texte fut reproduit dans le

Moniteur du 18 mars. 59. Ch. Seignobos, op. cit., p. 57.

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ne permet pas au parti populaire de détruire les préjugés et les calomnies répandues contre lui par les factions rétrogrades qui se sont réellement arrogées depuis 50 ans le monopole de renseigne­ ment politique des masses. Le vote de demain ne serait pas libre, il serait dicté par des prépondérances hostiles dont le machiavélisme a, de longue main, façonné au joug la plus grande partie des populations. La présence d’une assemblée réactionnaire, loin de rétablir la sécurité et la confiance, précipiterait la ruine du crédit et des tran­ sactions, en déchaînant la guerre civile. Le peuple conjure son Gouvernement de prévenir ce malheur et de préparer, par une administration ferme et active, l’homogé­ néité de la future Assemblée nationale, homogénéité qui seule peut assurer à ses travaux des résultats bienfaisants. Il est prêt à soutenir le Gouvernement dans cette voie contre les tentatives et les machinations des partis royalistes60. On préféra à cette rédaction le texte plus simple de Cabet qui, après quelques débats, fut signé, et on convînt qu’il serait lu par un délégué des ouvriers6162*. Garnier-Pagès prétend que la rédaction de Blanqui fut écartée comme trop violente6*. Comme on peut s’en rendre compte, elle était pourtant d’une forme modérée, sauf peut-être la phrase du début sur les « tendances réactionnaires d’une partie du Gouver­ nement », constatation juste, mais qu’on trouva sans doute plus habile de taire. Le texte de Blanqui présentait sur le texte de Cabet l’avantage d’étayer sur quelques raisons la revendication principale de la démonstration. Ni l’un ni l’autre ne parlaient de l’impôt des qua­ rante-cinq centimes décrété la veille par le Gouvernement provi­ soire. Le décret publié le 17 m ars68 ne parvint vraiment à la con­ naissance du public que quelques jours plus tard. La raison sup­ plémentaire qu’il fournissait d’ajourner les élections ne pouvait donc être produite le jour de la manifestation. La manifestation et la délégation à l’Hôtel de Ville. Quoi qu’il en soit, à onze heures, s’ébranle en direction de l’Hôtel de Ville, le cortège immense, fort de 150 à 200 000 personnes. Il n’avance que très lentement par les quais. Quand les dernières files quittent à peine les Champs-Elysées, la tête arrive place de Grève. Elle est composée de clubistes précédés de drapeaux. Blanqui est 60. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, n° 110. — Blanqui, Textes choisis, p. 115 116. — W assermann, op. cit., p. 70-71, note. 61. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 68. 62. Ibid. 68. Bulletin des Lois, n° 12, p. 115.

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là, entouré de ses plus chauds partisans. On distingue De Flotte, Lacambre et Flotte. Les membres du Gouvernement croient que ces « énergumènes » ont des armes cachées ®. Le gros de la colonne est formé par les ouvriers des corporations qui marchent en rangs de dix, donnant l’impression du calme et de la discipline. La place est débordée dès qu’ils y parviennent. Bientôt, les principaux chefs de groupes se rangent devant la grille de l’Hôtel de Ville qui est fermée et que le colonel Rey a charge de défendre avec une troupe peu sûre. On parlemente pour l’introduc­ tion de la délégation. Seul, Cabet peut entrer, sur ordre de Lamar­ tine. Il donne l’assurance que les clubs n’ont aucune intention hos­ tile. Alors, le Gouvernement autorise l’entrée de la Commission des Trente. Des cadres clubistes se joignent à elle. Cinquante à cent personnes pénètrent dans l’édifice. Les grilles sont fermées à nou­ veau et le Gouvernement se transporte dans une des salles les plus spacieuses où il se propose de recevoir la délégation élargie. Pen­ dant ce temps, sur la place et les quais, la foule massée chante la Marseillaise et les drapeaux ondulent au-dessus des têtes®. Quand le délégué des Trente, chargé de remettre l’adresse, s’avance pour en donner lecture, l’atmosphère est lourde, pleine d’appréhension, le moment est solennel et critique. On s’observe, on se demande où l’on va. Le vieux Dupont de l’Eure, président du Gouvernement, est assis dans un fauteuil adossé à la muraille, ayant debout à ses côtés, les principaux de ses collègues®. Dans le groupe des délégués, on remarque Cabet, Sobrier, Huber, Blan­ qui. Barbés, averti des tendances intransigeantes se faisant jour, est entré dans l’édifice par des portes dérobées®. Qui parle ? Ici, nous sommes en présence de plusieurs versions. Le Moniteur fait mention d’un citoyen Gérard, sans plus® et ce nom est repris par Elias Régnault ®, Louis BlancT#, puis par Louis Ménard ", P. Quentin-Bauchartn. Mme d’Agoult et Charles Robin parlent d’un ouvrier nommé Gérard". Mais La République, de Bareste, indique un ouvrier, le citoyen Girard ", nom repris par Garnier-Pagès puis par Victor Pierre qui précise que c’est l’au­ teur de Chansons nationales et autres dédiées à Béranger et à Ar-6457890123 64. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 68. 65. Lamartine, op. cit., t. II, chap. n . 66. Ibid. — D. Stern , op. cit., t. II, p. 194. 67. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 142. 68. Moniteur, 18 mars 1848, p. 131 sq. 69. P. 227. 70. T. I, p. 310. 71. L. Ménard, Prologue d'une Révolution, éd. des Cahiers de la quinzaine, p. 68. 72. P. 266. 73. D. Stern, op. cit., t. II, p. 194. — R obin, Histoire de la Révolution fran­ çaise de 1848, t. II, p. 153. 74. N* du 17 mars 1848.

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mand Marra st n. De son côté, Victor Bouton insinue que le porteparole de la manifestation ne serait autre que Fulgence Girard, l'ami de Blanqui, puisqu'il écrit : « On dit qu'il fut, au 17 mars, chargé de lire officiellement Yadresse des clubs...78 ». Une chose est certaine, Blanqui ne prit pas la parole. Son nom ne figure pas au M oniteur75767, mais ce ne serait pas une raison convaincante, l’organe officiel pouvant très bien passer sous silence l'interven­ tion du leader redouté. La République, qui donne un large compte rendu de la manifestation, mentionne les discours de Ledru-Rollin, Sobrier, Cabet, Lacambre, ne soufflant mot d'une intervention quel­ conque de Blanqui78. Plus tard, Elias Régnault écrira : « Blanqui se taisait », ce que confirme Lamartine au procès de Bourges en réponse à une question du procureur général : Il [Blanqui] resta impassible, et ce ne fut même pas lui qui lut Vadresse officielle [...] Blanqui ne s'est pas placé en première ligne, il était même assez éloigné de m o i7980. Interpellé au même procès, Ledru-Rollin déclara en ce qui con­ cerne Blanqui : J'avais cru d'abord me rappeler qu'il avait fait un discours mais je suis certain maintenant que le citoyen Blanqui est resté silen­ cieux *°. A son tour Lacambre, dans une lettre à Blanqui, apprécie ainsi le récit du 17 mars dû à la plume d’H. Castille et dans lequel ce dernier fait parler Blanqui : Dieu, quel 17 mars et comme on vous y fait parler ?... Voilà donc comment on écrit l'Histoire...81. Enfin, Blanqui lui-même s'est expliqué sur son attitude ce jourlà en des termes qui lèvent tous les doutes. D'abord, il exhale son amertume à la suite du rejet de son projet d'adresse, le matin du 17, non point qu'il ait été froissé dans son amour-propre de rédac­ teur, mais parce qu’il considérait l'ajournement indéfini des élec­ tions comme le mot d'ordre essentiel de la journée. Il a écrit : Mon avis n'a pas prévalu. Dès ce moment, la démonstration était sans objet à mes yeux, et je ne m'en serais jamais mêlé si j'avais pu prévoir cet avortement... J'ai suivi la députation à l'Hôtel de Ville, fa i écouté l'adresse, 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81.

T. V. N* N°

I, p. 120.

Bouton, Profils..., op. cit., p. 163.

du 18 mars 1848. du 17 mars 1848.

Les Accusés du Î5 mai, p. 162. Audience du 19 mars. Lettre du 10 juin 1864, Fonds DommangeL

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les discours, mais avec une parfaite indifférence. Refus ou consen­ tement, il ne m’importait guère ; le but était manqué ; mes asso­ ciés n’avaient pas même, compris. Voilà ce qui explique mon atti­ tude du 17 mars qu’on a interprétée, suivant l’usage, par de noires arrière-pensées. C’était le silence de la résignation et du découra­ gement... 8Î. Ces lignes tout à fait suggestives, écrites à tête reposée par Blan­ qui comme canevas en vue de sa défense devant la Haute Cour de Bourges, donnèrent au cours de sa plaidoirie : J’étais convaincu qu’il était indispensable d’ajourner les élec­ tions ; en effet, dix-huit ans d’oppression de la presse et de corrup­ tion avaient empêché le peuple de s’éclairer ; des hommes des cam­ pagnes, qui le matin prennent leur pioche ou leur hoyau et qui rentrent le soir après quatorze heures d’un rude labeur, n’avaient aucune lumière politique ; ils entendent dire qu’il n’y a plus de roi, qu’il y a une République, et ils se demandent ce que c’est que cela. Il fallait, avant d’appeler ce peuple dans les comices, il fal­ lait Féclairer, faire son éducation politique ; c’est pour cela que je voulais l’ajournement indéfini des élections. Le matin du 17 mars, il fut résolu qu’on en demanderait l’ajournement jusqu’au 31 mai, dès lors la question n’avait plus pour moi aucun intérêt ; c’est pour cela que je n’ai pas pris la parole le 17 mars M. La chose est donc bien entendue. Daniel Stern, Charles Robin, H. Castille et Lamartine ont commis une erreur en faisant parler Blanqui le 17 mars. C’est la mort dans l’âme que Blanqui parti­ cipa à la manifestation dès l’instant où elle était devenue c sans objet » et il est évident qu’il ne pouvait se réfugier que dans l’abstention. Mais, comme l’a fait remarquer un assistant, s’il se taisait, il n’en dirigeait pas moins « par ses regards les mouvements des groupes les plus tumultueux82834856 ». Et, en effet, ce fut un de ses partisans qui somma le Gouvernement, au nom du peuple, de déli­ bérer immédiatement et de faire connaître le résultat de sa délibé­ ration séance tenantew. C’était un ultimatum. Les membres du Gouvernement étaient atterrés. Leurs visages exprimaient l’indi­ gnation. Même Louis Blanc se trouvait dérouté par tant d’audace. Il en arrivait à se demander « si la manifestation avait lieu pour Blanqui et non pour lu i88 ». Le récit qu’il a donné de cette scène est topique. Il appréhendait, ainsi que Ledru-Rollin, de voir tout le fruit de la journée passer entre les mains de Blanqui, d’autant plus qu’un certain nombre de délégués — ces c figures inconnues 82. 83. 84. 85. 86.

Bibl. nat., mss. Blanqui. Procès de Bourges, cahier 2.

Les Accusés du 15 mai, p. 358-359. Elias R égnault, Histoire de huit ans, p. 227. Ibid., p. 228. H. Castille, op. cit., t. II, p. 176.

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dont l’expression avait quelque chose de m enaçant878» — appuyaient du regard et du geste les paroles comminatoires **. Louis Blanc avait peine à se contenir. Je sentis, dit-il, que ma position particulière dans cette crise m fimposait le devoir de prendre le premier la parole 89. Un coup d’œil avec Barbés dissipa ses dernières hésitations90 et c’est alors qu’ayant pris son parti, il s’avança vers les délégués et, repoussant toute intimidation, fit cause commune avec la majorité du Gouvernement provisoire. Cette intervention ou plutôt cette volte-face inattendue coupa en deux la délégation. Les ouvriers des corporations, fidèles de Louis Blanc, applaudirent ; les intransi­ geants des clubs murmurèrent. L’un de ces derniers, sans doute Flotte, fit alors remarquer qu’on attendait autre chose que des paro­ les, qu’il fallait une réponse définitive et que les délégués ne sorti­ raient pas sans avoir une réponse à transmettre au peuple. Les choses allaient se gâter. Sobrier et Cabet firent à leur tour machine en arrière, donnant raison à Louis Blanc9192. Pendant ce temps. Bar­ bés ne disait rien, mais il ne quittait pas son rival de l’œil “ et avec Lamieussens, d’autres — qui étaient armés au dire de Blanqui —, se tenaient prêts à défendre les membres du Gouvernement provi­ soire 9394. La discussion aigre-douce continua car les amis de Blanqui, mal­ gré les défections successives qui s’étaient produites au sein de la délégation, persistaient dans leur obstination. Les interventions de Ledru-Rollin, nouveau transfuge de la journée, puis celle de Lamar­ tine, ne purent les calmer. La situation devenait inextricable, cepen­ dant que les clameurs rappelaient à tous la présence du peuple qui, en bas, s’impatientait. Les membres du Gouvernement d’un côté, Blanqui de l’autre, demeuraient impassibles. Les amis de Blan­ qui, les soutiens du pouvoir : Barbés, Cabet, Sobrier se heurtaient toujours. Finalement, ces deux derniers déterminèrent un mouve­ ment de retraite. Blanqui et les siens quittèrent la salle, blêmes de colère, sentant la partie perdue, indignés surtout de la conduite de Louis Blanc et du rôle de terre-neuve joué par Barbés. Flotte, à la rencontre de Louis Blanc dans le grand escalier, lui saisit le bras et lui dit en le secouant brutalement : Tu es donc un traître, toi aussiM/ Crémieux, Marrast, Barbés furent pris à partie violemment et 87. L. B lanc, op. cit.f t. I, p. 110. 88. L amartine, op. cit., t. II, p. 212. 89. L Blanc, op. cit., t. I, p. 311. 90. L. Stern, op. cit., t. II, p. 194. 91. L amartine, Stern , Garnier -P agès, passim. 92. Castille, op. cit., t. II, p. 179. 93. La Commune sociale, n° 5, m ai 1849, a rt. cité. 94. L. Blanc, op. cit., t. I, p. 313.

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invectivés aussi par le lieutenant de Blanqui®* dont l’attitude mar­ tiale, pendant tous ces incidents, rappela à Lamartine la statue de Brutus, méditant la dernière conspiration de la liberté *®. Cette journée du 17 mars est extrêmement confuse et complexe. Sans doute le peuple parisien, plus particulièrement le prolé­ tariat, y démontre sa force d’une façon imposante mais, par suite des craintes qu’il inspire, il se voit brusquement abandonné par les deux membres du Gouvernement sur lesquels il croyait pouvoir compter. Sans doute il a fait preuve d’ordre, de discipline, de puis­ sance tranquille, mais il se montre incapable d’imposer les mots d’ordre élémentaires pour lesquels il a été mobilisé. Par ailleurs Blanqui, l’un des piliers de la manifestation, joue dans le cortège et à l’Hôtel de Ville un rôle passif, bien que de tous les chefs popu­ laires il fût le plus audacieux. Son silence dédaigneux et inattendu qui s’explique par l’insuccès de son mot d’ordre sur l’ajournement indéfini des élections inspire plus de crainte aux gouvernants que n’aurait produit son intervention. Dès lors se prolongera pour le perdre la conjonction qui s’est affirmée à l’Hôtel de Ville à la réception de la délégation. La fondation du Club des clubs, les manœuvres de Lamartine et de Ledru-Rollin, la publication du document Taschereau en sortiront bientôt.956

95. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 142. 96. Lamartine, op. cit., t. II, p. 214-215.

CHAPITRE IV

L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : LE DOCUMENT TASCHEREAU

Le « climat ». La question du document Taschereau est une affaire si importante, si délicate et si compliquée qu’elle mérite une étude spéciale. Ce n’est pas trop d’un livre pour la mener à bien. Ce livre a été fait par l’auteur du présent ouvrage \ Il convient de s’y reporter et nous ne pouvons qu’en donner ici un résumé. Mais peut-être faut-il insis­ ter brièvement sur le « climat » général de crise, d’incertitude, de crainte, de peur insensée qui explique l’apparition de la pièce. La crise économique qui sévissait depuis de nombreux mois quand surgit la Révolution n’avait fait que s’accroître pendant tout le mois de mars. La situation financière s’aggravait avec la rareté du numéraire. La hausse des prix agricoles ne s’arrêtait point. Non seulehient des usines avaient cessé le travail mais beaucoup de négo­ ciants croyaient que si la confiance tardait à renaître, leurs mai­ sons seraient forcées de fermer. Aux chômeurs qui s'irritaient d’être toujours sur le pavé et même en nombre accru s’ajoutaient les ouvriers mécontents qui s'impatientaient de mettre « trois mois de misère » au service du Gouvernement provisoire. Le trouble des esprits était donc très grand à l’approche des élec­ tions. Les conservateurs se reprenaient. Finis les chants de la période d’illusions roses, le temps où retentissait dans les maisons bourgeoises comme dans les pauvres mansardes : Chapeau bas devant la casquette, A genoux devant Vouvrier. 1. Il a paru à Paris, en 1848, aux « Deux Sirènes » sous le titre : Un drame politique en 1848. Blanqui et le document Taschereau, in-8 écu de 245 p. Réédi­ tion avec une nouvelle introduction aux Ed. Spartacus, Paris, 1957,, in-8 écu, 4 p. + 245 p. Ce travail est complété par deux études : 1° Les faveurs de Blanqui. 1848, Revue des Révolutions contemporaines, t. XLIII, juillet 1950, p. 137-166. 2° Blanqui et le document Taschereau. Attitude et règle de conduite de Blanqui en matière de défense personnelle. Revue d'histoire économique et sociale, XXXI« vol., 1953, p. 50-70. Il est bon de lire, du même auteur, une autre étude se rapportant au sujet : < Auguste Blanqui et l'insurrection du 12 mai 1839 », l r« partie (seule parue), dans La Critique Sociale, mars 1934, p. 233-245. Les sources de ce chapitre figurant dans tous ces travaux, nous croyons devoir nous en dispenser ici sauf en ce qui concerne la citation de Raspail.

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Finie la liesse des premiers jours de la Révolution, quand, selon le mot de Marx, les royalistes se transformaient en républicains et les millionnaires en ouvriers. Blanqui apparaissait comme un danger permanent à tous ceux qu’inquiétait la situation. On le voit bien puisqu’un homme comme Félix Arvers, l’auteur du fameux sonnet, contraint par la gêne de porter son argenterie au Mont-de-Piété, voit en Blanqui un Marat et souhaite qu’une Charlotte Corday l’égorge. Mais l’ambiance était plutôt, si l’on peut dire, à « l’assassinat moral » par la calomnie. On débitait les pires infamies sur les leaders les plus en vue et ceux qui siégeaient au pouvoir n’étaient pas épargnés. Raspail écrit : Sur toute la ligne, je sentais la haine surgir de tous les pavés contre moi. A Bercy, à Montrouge des gens que j favais gratuite­ ment sauvés de bien des maladies devinrent mes ennemis et mes accusateurs. Partout je voyais le bras des jésuites se lever contre moi ; leurs calomnies se répandaient comme, par le télégraphe dans tous les villages des environs ; la faculté de médecine s’insurgeait tout entière sous la conduite du sieur Orfila ; celui-ci faisait affi­ cher le jour et l’heure où il brûlerait mon journal, à la tête de ses élèves *. C’est au point que Raspail se demandait s’il était un galérien et que Cabet en arrivait à croire à une organisation systématique de la calomnie. Tout se passait comme si, en effet, elle existait. Dans cette atmosphère empoisonnée la place de choix était évi­ demment réservée à Blanqui. Il était voué à devenir la cible prin­ cipale comme étant l’adversaire le plus dangereux à la fois pour tous les conservateurs ou simplement les citoyens troublés dans leur quiétude et aussi pour un certain nombre de républicains qui le considéraient comme un rival ou encore comme un obstacle au déroulement paisible de la Révolution. On en fit tour à tour et selon les catégories politiques, avec le seul souci de le perdre, un dément, un terroriste voulant faire tomber 100 à 200 000 têtes, un anar­ chiste ou encore un monarchiste, un agent du comte de Chambord. Dans ce concert ahurissant il était réservé à une revue apparem­ ment sérieuse de jouer sa partie en le présentant comme un « agent de la police et un traître ». La « Revue Rétrospective ». Le document. La Revue Rétrospective s’était spécialisée sous la monarchie de Juillet dans la reproduction de papiers de police, pièces à scan­ dale, mémoires et documents originaux. Sa préoccupation était his2. F. V. R aspail, Réformes sociales, Paris, 1872, p. 96.

L'offensive contre Blanqui : le document Taschereau

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torique. Elle était estimée des lettrés, bien qu’à deux ou trois repri­ ses elle ait publié des textes sujets à caution. Or, elle réparait le 1er avril 1848, onze ans après sa suspension. Le numéro initial de cette seconde série débute par un avertissement du directeur Jules Taschereau, indiquant l’origine des pièces qu’il se propose de publier. C’est, dit-il, une liasse du cabinet de Guizot enlevée « pendant le combat ». Quelques-uns des papiers sont tombés entre ses mains. Il ne fournit pas de précisions à ce sujet, mais déclare que tout sera déposé aux Archives. Tout de suite après figure le fameux document. Il s’étale seize pages durant. Le titre porte : « Affaire du 12 mai 1839 » et la note suivante se place en tête : Le document qu'on va lire porte pour titre : Déclarations faites par X... devant le ministre de l’Intérieur. Comme ce document n'est pas signé, nous ne nous croyons pas suffisamment autorisé à repro­ duire ici un nom qui n'est pas laissé en blanc sur la pièce que nous avons sous les yeux. Les citoyens qui ont figuré dans cette affaire et qui seuls pou­ vaient en avoir le secret ici révélé, verront s'ils ont à se livrer aux investigations et aux recherches nécessaires pour savoir à qui doit incomber la responsabilité de ces révélations. Ce n'est pas notre affaire. C'est pour nous, ce sera pour nos lecteurs une page curieuse de l'histoire contemporaine, quel que soit le nom dont on doive la signer. Cette note préliminaire ne dit donc pas si le document reproduit se réfère à un original ou à une copie ; elle avoue qu’il n’est pas signé. Muette sur la nature de la pièce, elle reste muette sur le nom du déclarant, se bornant à insinuer, à laisser au lecteur le soin de rétablir l’omission onomastique, et à suggérer des recher­ ches aux anciens membres des sociétés secrètes, appel du pied qui suffirait à indiquer le vrai but de l’opération. La pièce se compose de trois fragments datés des 22, 23 et 24 octo­ bre 1839. Le premier contient des renseignements sur la Société des Familles, la Société des Saisons, leurs rapports avec les atten­ tats contre la vie de Louis-Philippe et la prise d’armes du 12 mai 1839. Blanqui — car il s’agit de Blanqui — parle à la première personne. Il raconte ses relations avec Pépin, évoque le procès des poudres, trace le portrait des chefs des Saisons, indique les causes qui poussèrent les Saisons à l’action. Le 2* fragment, toujours à la première personne, renferme des détails sur la journée du 12 mai et des considérations sur son déroulement et ses effets. Le 3e fragment est en grande partie à la troisième personne, bien que la première réapparaisse dans un alinéa. Il apparaît comme une suite de réponses à une douzaine de questions complémen­ taires qu’aurait posées le ministre de l’Intérieur.

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Questions préliminaires. Que faut-il penser de ce document ? Après une analyse sommaire, Edmond Biré trouve qu'il « se suit très logiquement ». Il n'y relève nulle trace d’interpolation dans le discours, de note de police venant se jeter à la traverse d'un dis­ cours à la première personne, point de fausse note c où se trahisse la main d'un fabricateur et d'un faussaire ». Gustave Geffroy, après une analyse autrement sérieuse et pous­ sée, trouve la pièce « composite », « faite d’un assemblage de phra­ ses vraies et de phrases inventées, fabrication où il entre des pièces d’instruction et des fragments de rapports d'agents » qui, parfois, prend l'allure « d’un interrogatoire rectifié » auquel on parvient à « donner l'aspect personnel ». Au seuil de l'examen critique qui nous reste à faire, nous tenons à donner ces deux opinions diamétralement opposées, afin de mon­ trer combien délicat est cet examen puisque, après l’avoir mené, deux hommes également loyaux et sincères aboutissent à des con­ clusions totalement divergentes. Considérons successivement la caution, les sources, la matière et le style du document. Tout d'abord, on est fâcheusement impressionné par toute une série de faits : 1° le document parait juste à l’heure où il importe d'abattre Blanqui ; — 2° on ressuscite tout exprès la Revue Rétros­ pective pour les besoins de la cause ; — 3° on sollicite l’attention avec un art si consommé que la pièce est appelée forcément à provoquer un éclatant scandale ; 4° on ne donne aucune précision sur l’original qui se présente sans autre garantie d’authenticité que quelques mots de Taschereau. Cette impression fâcheuse s’accroît à l’examen grosso modo de la pièce. C'est ce qui a permis à Alexandre Zévaès, avocat et historien, d'écrire que le document « dès le premier coup d’œil a bien la lou­ che physionomie d'un rapport de police », tandis que l’historien russe Steklov avoue qu’il « pue la falsification tout à fait primi­ tive ». Pourtant, une mauvaise impression n’est pas une conviction. Nous n’en avons pas fini avec les conditions troubles dans lesquelles sur­ git le document. Pourquoi ne parut-il pas au Moniteur dans les mêmes conditions que le rapport trouvé dans les cartons du minis­ tère des Affaires étrangères ? Pourquoi a-t-on chargé un particulier de publier des documents d’archives ? Pourquoi choisit-on Tas­ chereau pour colliger les pièces ? Est-ce faveur ? Est-ce privilège ? Ces questions que nous nous posons aujourd’hui, des contempo­ rains se les posèrent. Pour ceux qui avaient connu l’ancienne Revue Rétrospectivet une résurgence de celle-ci était toute naturelle, et c’est ainsi que s'imposa vraisemblablement le choix de Taschereau

Uoffensive contre Blanqui : le document Taschereau

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comme < metteur en scène », choix d’autant plus compréhensible que Ledru-Rollin était uni à Taschereau par les liens de l’amitié. Il n’en demeure pas moins que Jules-Antoine Taschereau était un personnage équivoque qui, après avoir été l’ami d’Armand Carrel, devint secrétaire général de la Préfecture de la Seine et député de Loches sous Louis-Philippe, avant de se rallier à la Républi­ que, en attendant de déployer un zèle napoléonien qui le portera à la tête de la Bibliothèque nationale. Une pareille caution pour amorcer la besogne d’agression visant Blanqui n’était pas faite, évidemment, pour inspirer une grande confiance aux citoyens sou­ cieux avant tout de vérité et qui se trouvaient déjà troublés par les conditions équivoques marquant la publication de la pièce. D’au­ tant plus que la plupart d’entre eux n’ayant point appartenu aux sociétés secrètes étaient incapables d’en discuter sérieusement la teneur. On comprend dans ces conditions qu’ils se soient abstenus de se prononcer, s’en rapportant aux déclarations de ceux qui, comme Barbés, avaient occupé des fonctions les mettant à même de juger en connaissance de cause. Analyse du document. La situation est bien différente aujourd’hui. On peut analyser la pièce ligne à ligne en confrontant ses données aux documents que les recherches ont procurés. Que résulte-t-il ? D’une part, quant au fond, qu’il n’était pas besoin de Blanqui pour faire des déclarations portées à son nom et qu’au surplus il ne pouvait accumuler tant d’erreurs, de non-sens et d’absurdités. D’au­ tre part, quant à la forme, que Blanqui ne se serait pas exprimé comme on le fait parler. Les quelques lignes du début sur les Familles représentent incon­ testablement une construction échafaudée sur des renseignements de police avec une interpolation révélatrice. La matière concernant Pépin est tirée des révélations faites par celui-ci, utilisées déjà au procès des Poudres et qu’on a c nourri » par les explications de Blanqui à l’audience du 4 août 1836. Les indications sur les chefs sont celles de notes policières normales mais arrangées pour frois­ ser la plupart d’entre eux et les brouiller avec Blanqui. Le récit du 12 mai 1839 ne dépasse pas ce qu’on peut faire sur la double base de notations d’indicateurs et de contradictions, impossibles de la part de Blanqui, mais qui s’expliquent très bien dans l’hypo­ thèse d’un faux. Toute une liste peut en être dressée. Quant aux numéros de régiments en rapport avec les Familles — révélation importante selon Barbés — il était de notoriété depuis le procès des Poudres que le 22* de ligne avait été déporté en Afrique pour raison politique, et que d’autres régiments de la garnison de Paris

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avaient été déplacés pour la même raison. Blanqui a d’ailleurs raconté les rapports des Familles avec l’armée, dans un manuscrit qui offre un ultime terme de comparaison et une sorte de contreépreuve. Au sujet de la forme, on ne peut certes arguer de passages à la troisième personne pour en induire une preuve de fabrication ; car Blanqui parle assez fréquemment de lui impersonnellement. Mais quand il parle de lui ainsi, il s’en tient strictement là. Il n’aban­ donne pas, par une inconcevable étourderie, la première pour la troisième personne ou inversement. En d’autres termes, il ne se « coupe » pas comme il arrive dans le document Taschereau qui accuse un falsificateur non encore parvenu à la maîtrise de son art. D’autres points négatifs sont à relever touchant la crédibilité du document, notamment ce « petit rien significatif », cet « indice à peine visible et si grossier » signalé déjà par Gustave Geffroy qui fait que Blanqui, après avoir évoqué les « émeutes d’avril », parle de « mars 1839 » à une époque où le millésime de l’année est de trop. Mais c’est surtout dans le style que s’affirment les malfaçons de la pièce. Aussi Blanqui a-t-il pu écrire : Prenez mon bagage littéraire ; il est mince. Qu'un jury d'écri­ vains compare avec le factum, et s'il trouve la moindre analogie de style je passe condamnation. A défaut d’un jury d’écrivains, ceux qui connaissent la manière d’écrire si personnelle de Blanqui peuvent se livrer à une telle opé­ ration ; ils s’assureront que le style plus encore que le fond plaide en faveur du caractère apocryphe de la pièce.

Déclarations difficilement explicables. Mais comment expliquer son existence ? Elle n’est point de Blanqui, le fait est certain. Il est question cependant de déclarations faites par lui à trois reprises au minis­ tre de l’Intérieur Duchâtel, et quiconque admet la réalité de ces déclarations est amené à se demander comment elles ont pu être enregistrées. Matériellement il a fallu, étant donné la date, que le ministre se transportât dans la prison de Blanqui. D’autre part, la longueur de la pièce ne permet pas d’admettre que le ministre l’ait enregistrée seul. Il y aurait eu un greffier par conséquent, et déjà s’élève une objection sérieuse. Croit-on, en effet, qu’une personnalité politique pleinement consciente de l’indignité de sa conduite, n’ignorant pas et ne pouvant pas ignorer les périls du rôle qu’elle joue, croit-on qu’un homme qui fut, au dire de tous, la prudence même, se serait

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compromis avec étourderie en admettant la présence d’une tierce personne, source toujours possible d’indiscrétions redoutables ? Cela est criant d’invraisemblance et d’absurdité. Mais ne cherchons pas à approfondir cette question préalable. De toute façon une hypothèse se pose : Blanqui n’a pu que dicter ses déclarations. Cette hypothèse, à son tour, se heurte à des objec­ tions. Un texte dicté ne présente pas tant de disparité entre les divers passages et l’abondance des dates ne permet pas de supposer une improvisation. On a supposé alors que Mme Blanqui, pour sauver son mari en danger de mort aurait, à l’insu de l’être aimé, fait des déclarations qu’un sténographe, caché derrière une tenture, aurait recueillies. Malgré sa réputation de Porsenna, il n’est pas impossible, évidem­ ment, que Suzanne-Amélie Blanqui ait eu un moment de faiblesse. Mais voilà : la vie de Blanqui, à la date des déclarations, n’était plus en danger et la pièce ne constituant pas à proprement parler une « révélation » il faut avouer, comme l’écrit finement H. Cas­ tille, que Mme Blanqui, en femme d’esprit « eût acheté à bon mar­ ché » la vie de son mari. Sur le premier point qui a fourni également à Barbés une expli­ cation de la naissance du document, mettant en cause non pas Mme Blanqui mais Blanqui lui-même, remarquons qu’aux dates des 22, 23 et 24 octobre 1839, la grâce de Barbés était acquise (15 juillet). Barbés, condamné à mort par la Cour des pairs, avait vu sa peine commuée bien qu’au chef d’accusation de fauteur du 12 mai 1839 — comme Blanqui — s’ajoutât à titre personnel le meurtre du lieutenant Drouineau. Dans ces conditions Blanqui, de la fournée du second procès, ne risquait plus sa tête, même en se posant comme organisateur suprême de l’insurrection. Et cela d’au­ tant plus qu’il savait qu’aucune preuve juridique n’existait dans les pièces du procès. Les déclarations formelles faites alors à son avocat et ami Dupont de Bussac et rapportées par celui-ci ne laissent aucun doute à ce sujet. Or, Mme Blanqui, par ses visites fréquentes au prisonnier, était tenue au courant de l’évolution de l’affaire. La conclusion s’impose. Sur le second point, les avis sont partagés. Barbés et à sa suite Guignot, Raisant et Lamieussens estiment que la pièce a la valeur d’une « révélation », Barbés n’a pas toujours été de cet avis. N’at-il pas dit à son ami Seigneurgens que « rien n’était plus facile que de fabriquer un pareil fatras » ? Castille, Louis Combes, Proudhon et Blanqui nient le caractère « révélateur » du document et G. Geffroy a fourni à l’appui de cette thèse des réflexions pertinentes. Il est certain que par les rapports des mouchards nombreux dans les sociétés secrètes et dont les noms nous sont maintenant connus, le ministre savait ce qui se passait. Comme délation après coup venant soit de Blan­ qui, soit de sa femme, la valeur du document est nulle. L’imagi-

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nation, la haine et l’intérêt seuls pouvaient en grossir l’impor­ tance. Admettons quand même la réalité des déclarations directes de Blanqui et leur caractère révélateur ; voici donc le fier Blanqui humilié, avili, dégradé. Comment expliquer alors que les vainqueurs n’aient pris aucune garantie contre le pécheur repentant ? Car enfin Blanqui s’étant décidé à parler, comment admettre qu’on n’ait pas exploité en haut lieu cette circonstance exceptionnelle en prenant le maximum de gages ? En l’occurrence, il importait de ne laisser place à aucun doute sur la véracité des déclarations. Or, c’est tout le contraire. On se contente de recueillir des paroles. On ne fait rien écrire et même rien signer à l’adversaire redoutable rendu à merci. On ne lui demande pas d’attester ses aveux, d’engager sa responsabilité. C’est prodigieux d’inconscience. Il y a là une ingé­ nuité incroyable chez des gouvernants. Une fois de plus, la thèse des déclarations ne tient pas. La pièce roule pourtant sur des déclarations. On est donc amené à conclure qu’elles sont factices, autrement dit que la pièce est apocryphe, qu’elle est l’œuvre d’un « faiseur », expression dont Lacambre et Dézamy se servirent à la Société Républicaine Centrale, d’un « noir­ ceur », d’un « arrangeur », d’un « fabricateur », expressions successives que nous trouvons sous la plume de Blanqui. Ce der­ nier a même essayé, en se plaçant par la pensée dans « le labora­ toire impur » du faussaire, de se représenter la confection de la pièce.

Origine et but de la pièce. Mais dans quel but aurait-elle été confectionnée ? Pour perdre Blanqui dans l’opinion ? De l’utilisation politique du document Taschereau en 1848, après son exhumation, il ne serait pas d’une saine logique de déduire un but identique au moment de son éla­ boration. S’il en avait été ainsi, pourquoi le gouvernement de LouisPhilippe aurait-il conservé par-devers lui soigneusement cachée la pièce accusatrice ? L'occasion s’offrit à plusieurs reprises de la sortir pour accabler Blanqui se dressant avec obstination contre le pouvoir. Rien ne s’est produit en ce sens. Il faut donc croire que le ministre de l'Intérieur, qui ne portait pas précisément Blanqui dans son cœur, savait à quoi s'en tenir sur la fragilité de la pièce. Si la pièce n'a pas été forgée pour être utilisée politiquement, comment donc expliquer son existence ? C'est en se reportant aux deux procès du 12 mai 1839 devant la Cour des pairs qu’on obtient une réponse satisfaisante. Devant le mutisme des principaux accu­ sés au cours de l'instruction, il est probable que le procureur général Frank Carré, désireux d’étoffer son second réquisitoire, songea à demander un rapport à la préfecture de Police afin de suppléer

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à l’absence des déclarations. On pouvait soit rédiger ce rapport sous forme d’une pièce administrative quelconque, soit imaginer une déclaration de Blanqui analogue à ce qu’il aurait pu répondre à l’instruction. Si l’on s’en tient aux dépositions de Pasquier, Dufaure, La Chauvinière et Frank-Carré, c’est à cette solution que l’on crut devoir s’arrêter. Et comme il était avéré que Blanqui n’avait point répondu à l’instruction, on convint de le faire parler devant une personnalité d’un poids au moins égal à celui des commissaires enquêteurs. L’habitude de faire faire aux prévenus des déclarations à l’instruction était courante. Blanqui lui-même en fut victime au procès de Blois et son avocat Dain dénonça le pro­ cédé. Cette hypothèse n’a rien de fantaisiste. On sait aujourd’hui, par une lettre de mars 1857 adressée à Mme Blanqui-mère et qui fut transmise à Proudhon, que l’ancien préfet de Police de 1839, Gabriel Delessert, a affirmé que la pièce Taschereau fut rédigée dans les bureaux de la préfecture de Police pour les besoins du procès du 12 mai, d’après les notes journalières d’un agent qui s’était attaché à Blanqui, à Barbés et partageait avec eux la direction des sociétés secrètes : Lamieussens. Blanqui en a eu comme un soupçon puisqu’il distingue Lamieus­ sens parmi les artisans de la machination destinée à le perdre. Il n’ignorait pas, du reste, que Lamieussens s'était compromis par sa liaison intime avec Tessier, employé dans les bureaux de la préfecture de Police et qu’on l’avait accusé de délation parmi les révolutionnaires. L’intrigue rolliniste contre Blanqui. Nous arrivons ici au coeur même de l’intrigue préparatoire au lancement du document Taschereau. A la suite du triomphe populaire du 17 mars, Ledru-Rollin et ses amis pouvaient escompter gravir le dernier échelon du pouvoir pour peu qu'une nouvelle pression de la rue se fît jour. Leur en­ tourage travaillait en ce sens. Mme d’Agoult, favorable au minis­ tre de l’Intérieur, et Elias Régnault, confident du même minis­ tre, ont avoué ces menées que Victor Pierre et Seignobos enregis­ trent comme un fait historique. Il s’agissait de provoquer sous un prétexte quelconque une sorte de répétition du 17 mars. Mais une inquiétude grave troublait les conspirateurs : c’était Blanqui. Mme d’Agoult rapporte : Quelle garantie avait-on qu’un homme aussi expert en matière de complot n ’avait pas vent déjà de celui qui se tramait et qu’il ne saurait pas le faire tourner à son avantage ? Cette inquiétude croissait à mesure que, dans les clubs, se déve­ loppait l’influence de Blanqui. Or, pour réussir, le coup de force

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sous-entendait une entente avec les chefs de clubs. Du coté de Bar­ bés et de ses amis, pas de difficulté. Du côté de Blanqui, c’était autre chose. Dans l’hypothèse d’une marche régulière des événe­ ments, Blanqui inspirait tout autant d’inquiétude. Il pouvait réussir à être investi d’un mandat de député, perspective considérée comme redoutable. En examinant la situation et en supputant leurs chan­ ces, les Rollinistes voyaient toujours le président du club de la rue Bergère se dresser comme obstacle devant eux. Il parut donc urgent et de la plus savante politique, dit Mme d’Agoult, de ruiner Vinfluence de Blanqui. Au cours des réunions nocturnes se tenant au ministère de l’In­ térieur et auxquelles assistaient Jules Favre, Etienne Arago, Caussidière, Landrin, Barbés, George Sand, Portalis, Carteret, Régnault, soit en présence de Ledru-Rollin, soit en son absence, on discutait, reconnaît Mme d’Agoult, « les moyens de remettre entre ses mains [Ledru-Rollin] le sort de la République ». C’est ce groupe qui est à la source de l’intrigue Taschereau. C’est là qu’on décida de perdre Blanqui. Or, parmi les papiers trouvés au ministère des Affaires étrangères, on venait de mettre la main sur le rapport concernant la prise d’armes du 12 mai 1839, adressé à M. Duchâtel le 22 octo­ bre 1839. C’était une aubaine. Taschereau, à qui on avait ouvert les archives diplomatiques et qui avait découvert le document, con­ féra dès lors à plusieurs reprises au ministère de l’Intérieur avec Ledru-Rollin et d’autres personnages. Et c’est dans cette phase de l’intrigue qu’on fait intervenir Lamieussens. Caussidière et LedruRollin étaient à même par les dossiers entre leurs mains d’avoir la preuve de sa trahison. De la Hodde venait d’être démasqué le 14 mars et le bruit courait qu’il n’était pas seul de son espèce. Comprend-on le terrible dilemme qui fut posé à Lamieussens au ministère de l’Intérieur. De la Hodde avait eu à choisir entre le suicide et la prison. Lamieussens put s’en tirer à meilleur compte en promettant de se taire et peut-être de revoir le document accu­ sateur. Il put même couronner son infâme conduite antérieure par une infamie de plus grande envergure en attribuant ouvertement à Blanqui des déclarations fabriquées en grande partie avec ses notes. Pour prix de son service, le félon devait être nommé Consul de 2* classe à Port-Louis, puis très rapidement consul de l Te classe à Cadix et de là à Saint-Dominique. C’est seulement après avoir rendu un nouveau service en déposant contre Blanqui à la Commis­ sion d’enquête des clubs qu’il rejoignit Cadix. A cette date (17 avril), sa présence n’était plus utile à Paris. Mieux valait même qu’il disparût. Maintenant, comment s’est passée au juste l’opération, quelles furent les causes précises du pacte secret entre Ledru-Rollin et Lamieussens au ministère de l’Intérieur en présence ou non de Caussidière ? Nous n’en saurons probablement jamais rien. Nous

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sommes ici dans un domaine où l’Histoire doit se résoudre à ignorer. Les participants d’une opération aussi odieuse sont condamnés à se taire. Tout au plus peuvent-ils se permettre exceptionnellement une très discrète allusion. C’est une allusion de ce genre qui a permis sans doute à un contemporain de mettre le doigt sur la plaie. La haine de Barbés. Sans la haine de Barbés pour Blanqui, le succès de la machination n’était point assuré. Jamais les machinateurs du complot n’auraient eu l’audace de leur calomnie, jamais ils n’eussent hasardé une agression de cette nature s’ils n’avaient compté fermement sur la complicité d’une haine qu’ils savaient sans scrupule et sans merci. Mais avec un tel appui ils ont cru pouvoir tout oser. Si l’on veut vraiment éclairer l’affaire, il est indispensable de s’occuper de cette haine, d’en rechercher l’origine, d’en montrer la nature, les manifestations multiples, le caractère inexorable. La personnalité de Barbés n’en sort pas grandie. Nous sommes loin du « Paladin de l’honneur », « apportant dans les haines les plus féroces une sorte de sérénité ». L’origine du conflit Barbès-Blanqui remonte à fin avril 1839, quand Blanqui annonce à Barbés, alors à Carcassonne depuis huit à dix mois, la prochaine prise d’armes, et le presse de venir à Paris rejoindre ses compagnons de lutte. Barbés fait la sourde oreille. Mais Blanqui lui rappelle les engagements pris, le met en face de ses responsabilités. Barbés se décide la mort dans l’âme, comme l’at­ testent sa lettre du 12 avril 1839 et le fragment d’une lettre du 1er mai 1842. Au cours des combats du 12 mai 1839, Barbés se conduit vail­ lamment. Blanqui aussi. Mais le premier est arrêté et condamné à mort, tandis que le second parvient à échapper à la police avant d’être arrêté à son tour, condamné à mort et grâcié lui aussi. Mû par sa profonde rancœur, Barbés reproche à Blanqui d’avoir été pusillanime pendant l’action. L’étude serrée de la prise d’armes réduit à néant cette accusation. Blanqui a fait le coup de feu à la barricade Grenétat où, à côté de Barbés, les balles sifflaient pour lui comme pour son lieutenant. Emprisonné avec Blanqui au Mont-Saint-Michel, Barbés y organise une guérilla de tous les instants contre son ancien chef, aggravant ainsi par la désunion le supplice de cœurs déjà brisés par la souf­ france. Et quand, au début de la Révolution de février, Blanqui, désireux de passer l’éponge dans l’intérêt populaire, fait des avan­ ces à Barbés, ses efforts restent vains. Le « Bayard de la Démo-

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cratie », circonvenu par Etienne Arago, offrit son concours à Lamar­ tine auquel il parla c plusieurs fois avec amertume de Blanqui >. Du reste, après 1848 jusque devant la Haute Cour de Bourgés, à Doullens, à Belle-Ile, Barbés continua de poursuivre Blanqui d'une haine féroce. Il faisait état de « faveurs » et de grâce accordées à Blanqui, postérieurement aux déclarations soi-disant recueillies par le minis­ tre Duchâtel, comme autant de faits positifs prouvant la trahison de son rival. Il arguait les « faveurs » obtenues par Blanqui au Mont-Saint-Michel. En fait, Blanqui subit au Mont, de l'aveu d’un conservateur tel qu’Eugène de Mirecourt, « de ces tortures qui déshonorent un gouvernement civilisé ». Sans doute, il eut la chance de n’être pas brutalisé et jeté aux cachots noirs, comme Barbés, à la suite des incidents de mai 1841, mais on le maintint aux fameu­ ses loges de correction 36 jours de plus que Barbés et il n’obtint pas, comme ce dernier, l’avantage de recevoir la Revue indépen­ dante en dérogation du règlement, et le privilège d’être reçu dans les appartements du directeur. Pour mauvais état de santé, Barbés, à sa sortie des loges, obtient son transfert à proximité de sa famille en chaise de poste. Blanqui n’est transféré qu’au bout d’un an à Tours et en voiture cellulaire. Certes, dans cette dernière ville, il est gracié, son état paraissant désespéré, mais le moribond refuse cette mesure de clémence et se maintient volontairement détenu. Barbés, qui jette cette grâce à la face de Blanqui comme prix de révélations, n’a-t-il pas été gracié à Belle-Ile, lui aussi, et malgré lui, sans que son état de santé justifie cette mesure ? Blanqui, à ce moment, restait enfermé alors que Barbés était en exil, n’ayant pas persisté dans une résistance claustrale de plusieurs années. Il ne vint pourtant pas à l’idée de Blanqui de lancer contre Bar­ bés, à l’occasion de cette grâce, l’accusation de trahison.

Premières réactions. Mais comment réagit Blanqui devant l’agression inqualifiable dont il était l’objet ? Dans ses antécédents, il n’y avait rien, absolument rien qui pût le désigner au soupçon de mouchardage et de trahison. Du jour au lendemain, avec la réapparition de la Revue Rétrospective, changement complet. L’irréductible, l’intransigeant, l’incorruptible, le pur des purs s’effondre dans l’ignominie. Une pièce infâme est mise sur son compte. Sans être cité nommément, il est clairement désigné comme un « révélateur ». Blanqui écrit à ce sujet : Dès le début se révèle la tactique favorite, des coquins consom­ més. Point de nom mais des phrases où il est impossible de mécon­ naître qufon est mis en scène. Se tait-on par mépris, ce silence est

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accueilli par la clameur : « C'est un aveu ! » Si on se révolte, autre clameur : « Tu t'es reconnu ! on ne t'avait pas nommé ! » Le coup est bien asséné. C'est un « coup de massue » de l'aveu de la victime. Blanqui se trouve atteint profondément. On le tue en quelque sorte moralement et, quelle que soit l'attitude qu'il adopte comme système de défense, il sortira de l'agression amoin­ dri. Aussi en est-il un instant « abasourdi ». Représentons-nous sa stupeur. Quoi ! Tant de souffrances et d’immolations, tant de saintes douleurs et le refoulement des liens sacrés du sang comme des sublimes ravissements de l’amour, par les geôles, les complots et les combats de rue, toute une vie sacri­ fiée à la cause populaire pour en arriver à être classé parmi les traîtres ! Quelle amertume ! En fait, son existence est maintenant sur la balance. C’est une question de vie et de mort politiques et la question, de beaucoup d’ailleurs, dépasse sa personnalité. Ou il triomphe, et le peuple peut triompher avec lui, où il termine là sa carrière. C’est ainsi, qu’une de ses sœurs pose le dilemme en ce mois d’avril 48, et c’est ainsi que se l’est posé sans doute Blanqui, le premier moment de stupeur passé. S’étant peu à peu ressaisi, il a le triste courage de lire et de relire toute la pièce et il s’occupe aussitôt d’en découvrir l’origine. Il commence par se fourvoyer, croyant apercevoir la main du National, son vieil ennemi. Mais il se rend vite compte que la pièce est partie du camp républicain et que Taschereau n’a été qu’un instrument. Alors, renseigné, Blanqui rédigera sa réponse. Il fera tête, comme un sanglier blessé, à la meute de ses ennemis mortels. Pour l’instant, en ce jour gris du 1er avril, Blanqui doit parer au plus pressé. La Gazette des Tribunaux qui paraît le matin même, reproduit intégralement la pièce Taschereau. Blanqui prend la plume et, en un court billet, fait savoir que cette pièce « a été fabriquée par des ennemis indignes qui se cachent » et qu’il va démasquer en une réponse spéciale. Il expédie à d’autres journaux des billets analogues. Pendant ce temps, Paris est en rumeur ; les langues vont bon train. Envieux, jaloux, rivaux, détracteurs, gou­ vernants et trembleurs font chorus. Les passions se soulèvent en tempête chez les anciens membres des sociétés secrètes. Beaucoup attendent une déclaration de Barbés pour se prononcer. Elle vient et l’on ne prend pas toujours garde qu’elle est suspecte, étant don­ née la haine profonde de Barbés pour Blanqui, ses relations sui­ vies avec le ministre de l’Intérieur, son rôle d’intermédiaire entre les clubs et ce dernier. Barbés parle et ne cache pas son sentiment. Il dit à bon nombre de personnes qu’il n’y a que lui ou Blanqui pouvant avoir fait de telles déclarations, qu’il y a des particularités dont Lamieussens, Blanqui et lui, seuls, ont eu connaissance. C’est le thème qu’il déve­ loppe à son club le soir même du 1" avril. Car, en cette fin de semaine si chargée de tension politique les clubs, comme bien on

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pense, s’enflamment tous, et l’orage prend une violence particulière au club de la Révolution qui décide la constitution d’une Commis­ sion d’enquête sur l’affaire. On escompte une séance extrêmement passionnée à la Société Républicaine Centrale. Le premier soir, les clubistes attendent l’ou­ verture en piétinant. C’est seulement à 8 h 1/2 que les débats commencent. Tous croient, comme au début de la fameuse séance du Prado, à une lame de fond révolutionnaire. Nouveau coup de théâtre. Nouvelle déception. Le président vénéré qui vient d’être outragé et sali parle peu, qualifie le document d’infâme calomnie, en dénonce le caractère fragile, annonce la préparation de sa réponse et informe qu’il ne reparaîtra au club qu’au jour de sa complète justification. Sur quoi, il cède le fauteuil au vice-président et se retire au fond de la salle où il s’entretient avec quelques person­ nes. C’est la déception. C’est la douche froide pour les fidèles. A quel mobile obéit Blanqui en fournissant si peu d’explications à ses partisans à l’heure même où Barbés fait figure d’accusateur ? Certes, il faut tenir compte de son état d’épuisement physique, rançon de tant d’années de souffrance. H. Castille écrit : Il trouvait à peine la force de suffire aux travaux et aux agitafions de la vie publique. Il est sûr qu’à la suite de ce coup terrible, la dépression de Blan­ qui dut être sérieuse. Il commençait ses recherches, n’avançait qu’à la sonde et sans doute craignait-il de prononcer des paroles impru­ dentes qui permettraient à ses ennemis de le placer en une pos­ ture fâcheuse vis-à-vis d’une opinion indécise. Il n’en reste pas moins qu’à cette heure cruciale, une aussi courte déclaration équi­ valait à une abstention larvée. C’était une faute psychologique et elle n’explique que trop avec quelle facilité s’opérèrent certaines défections. Les hésitants et tous ceux qui étaient loin d’être irréduc­ tibles devenaient la proie facile des intrigants. D’autant plus que la perspective des places ou fonctions honorifiques était alléchante. Bonnias, Xavier Durrieu, Raisant, Landolphe et même Barbés nommé colonel de la 12° Légion en furent pourvus tout comme Lamieussens. Blanqui ne fit rien pour convaincre et retenir. A la séance de la Société Républicaine Centrale du 3 avril, il observa la même attitude de dignité et de correction qu’à la séance du 1er avril. Lacambre y prit chaleureusement sa défense. Blanqui se borna à annoncer sa justification prochaine, mais elle tarda à venir par nécessité, par scrupule et aussi par position dédaigneuse arrê­ tée contre toute riposte à la calomnie. Ce fut involontairement une nouvelle faute psychologique. Blanqui employa en effet toute une décade à des investigations délicates, des recherches laborieuses, des discussions serrées, à l’évocation de souvenirs douloureux. On le devine poursuivant son œuvre de purification personnelle, impassible et brûlant à la fois,

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pendant que la polémique bat son plein dans la presse, que les débats s’enveniment dans les clubs. Ce repli est la meilleure preuve que le coup a porté. Quitter la scène politique, négliger son club, s’écarter de l’action en des jours aussi cruciaux, tout cela représen­ tait une perte irréparable. Pour préparer sa défense objectivement, Blanqui veut aller à la source avouée. Il n’y a pas d’autre solution que de voir Taschereau, si dur que cela puisse paraître. Avec une belle crânerie, Blanqui accompagné de Cabet se rend chez l’homme qui s’est prêté à l’hor­ rible agression contre lui et qu’il écraserait sous son pied comme une bête venimeuse s’il ne dominait pas ses répugnances. Compre­ nons bien la portée de ce geste unique en son genre chez l’altier Blanqui. Seul pouvait le commander le souci impérieux de la vérité, le désir sincère de démêler un écheveau compliqué. Tasche­ reau déclara qu’il ne pouvait communiquer la pièce parce qu’il l’avait déposée au ministère de l’Intérieur. La Commission d’enquête des clubs ne manifestait pas, tant s’en faut, une sérénité pareille à celle de la victime. Tenue sur les fonts baptismaux par le club Barbés, composée en majorité de barbésistes, elle ne pouvait que faire cabrer Blanqui. Aussi quand, sur la pro­ position de Cabet, le 5 avril, elle demanda l’audition de Blanqui, celui-ci se récusa. Il déclara, en travaillant à sa réponse écrite, vou­ loir saisir l’opinion tout entière. Sans doute, cette manière d’agir n’excluait pas nécessairement une justification verbale. Mais, outre que Blanqui ne tenait pas à retarder une publication impatiemment attendue, on peut admettre qu’il récusait à l’avance un jury d’hon­ neur enre les mains de ses ennemis. Il laissa toutefois aux mem­ bres de la Société Républicaine Centrale la latitude de siéger à la Commission. Le plaidoyer de Blanqui. Enfin, le plaidoyer de Blanqui parut le 13 avril. On commença à le diffuser le lendemain, exactement quinze jours après la publi­ cation Taschereau. C’était un placard in-folio en trois colonnes, intitulé tout prosaïquement Réponse du citoyen Auguste Blanqui. La feuille était vendue un sou par 500 crieurs. Dans son avant-propos, Blanqui s’excuse de sa réponse tardive. Comme motifs, outre sa santé, il invoque la surprise due à « l’atta­ que inopinée » qui l’a contraint à perdre plusieurs jours afin de recueillir des informations sur « les manœuvres ténébreuses » préludant à « l’odieuse agression ». Puis, abordant la défense, il va droit au fait en un style direct, posant les questions essentielles, résumant le débat, montrant le but de l’opération, dénonçant à la fois ses fauteurs, tapis dans l’ombre et le menteur à gages, agent d’exécution. Comme prologue à sa défense, Blanqui passe déjà à

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l’offensive et déjà, par l’énergie de sa riposte, trouble les plus pré­ venus et les plus hésitants, tout en bouleversant la conscience du lecteur ordinaire. Cet exorde vaut d’être cité : Une pièce étrange paraît tout à coup dans le coin d’un recueil ignoré. Elle accuse la trahison du chef principal des sociétés secrè­ tes, pendant la période de 183b à 1839. D’où sort cette pièce ? — Du cabinet de M. Guizot. — Qui Ven a tirée ? — Des mains inconnues, pendant le combat. — Qui la pu­ blie ? — M. Taschereau, un dynastique, ami du National. — De qui la tient-il ? — C’est ce qu’il ne dit pas ; il se borne à déclarer que la pièce s’est beaucoup promenée avant de parvenir jusqu’à lui, vers le 10 mars. — Pourquoi ne la publier qu’au bout de trois semaines ? — Pas de motif. Blanqui, l’auteur prétendu, ne Va point écrite, ne l’a point signée. Aucune marque n’en révèle l’origine, n’en garantit l’authenticité. Ceci est un coup de poignard donné par-derrière, de la main d’un Bravo. Tout à l’heure je traînerai au grand jour les ennemis dont la peur et la haine ont armé dans l’ombre un bras mercenaire. Quant à vous, citoyen Taschereau, vous mentez ! L’enlèvement du factum pendant le combat est une fable imaginée pour qu’on ne puisse vérifier son point de départ. Vous ne l’avez pas gardé trois semaines. On vous Va remis pour l’impression, et votre Revue Rétrospective est ressuscitée tout exprès pour enregistrer une calomnie irresponsable. Il s’agissait de tuer un homme devenu un obstacle et bientôt un danger... Ayant ainsi posé, et réglé dès l’abord, la question en litige, Blanqui entre ensuite dans une série de discussions sur la teneur, la valeur révélatrice, la confection du document, le tout émaillé de réflexions mélancoliques et d’exclamations sorties du plus profond du coeur. De même que dans les châteaux, certains portails à l’ordi­ naire jalousement fermés s’ouvrent dans les grandes circonstances, Blanqui ouvre, si l’on peut dire, ses portes invisibles sous l’effet de l’intense émotion. Le passage le plus éloquent de ce genre roule sur la calomnie et la trahison. Il a été bien souvent cité. Il est si beau qu’il mérite d’être reproduit à cette place. La calomnie est toujours la bienvenue ! la haine et la crédulité la savourent avec délices. Elle n’a pas besoin de se mettre en frais ; pourvu qu’elle tue, qu’importe la vraisemblance ! l’absurdité même ne lui fait point de tort. Elle a un secret avocat dans chaque cœur, l’envie. Ce n’est jamais à elle, c’est à ses victimes qu’on tient rigueur et qu’on demande des preuves. Toute une vie de dévouement, d’aus-

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térité, de souffrances, s'abîme, en une seconde, sous un geste de sa main. Une trahison ! Mais pourquoi ? Pour sauver ma tête qui n'était point menacée, chacun le. sait bien ? L'échafaud n'avait pu se dres­ ser dans le paroxysme de la vengeance ; pouvait-il se relever après huit mois d'apaisement et d'oubli ? Il eût fallu du moins attendre sa présence. ; et si l'excès de la terreur me précipitait avec tant de hâte dans la délation, comment, je le demande encore, n'a-t-on pas arraché une signature à cet anéantissement moral ? Ai-je du moins stipulé l'allègement de mes fers ? Le Mont-SaintMichel, le pénitencier de Tours sont là pour répondre. Parmi mes compagnons, qui a bu aussi profondément que moi à la coupe d'an­ goisse ? Pendant un an, l'agonie d'une femme aimée s'éteignant loin de moi dans le désespoir ; et puis, quatre années entières, un tête à tête éternel, dans la solitude de la cellule avec le fantôme de celle qui n'était plus, tel a été mon supplice, à moi seul, dans cet enfer du Dante. J'en sors, les cheveux blanchis, le cœur et le corps brisés, et voici retentir à mon oreille le cri : Mort au traître l Crucifions-le l Tu as vendu tes frères à prix d'or ! écrit la plume prostituée des coureurs d'orgie. De l'or, pour aller mourir lentement dans un tombeau, entre le pain noir et la cruche d'angoisse l Et qu'en ai-je fait de cet or ? Je vis dans un grenier avec 50 centimes par jour. J'ai pour fortune, à l'heure qu'il est 60 francs. Et c'est moi, triste débris, qui traîne par les rues un corps meurtri sous des habits râpés, c'est moi qu'on foudroie du nom de vendu ! tandis que les valets de Louis-Philippe, métamorphosés en brillants papil­ lons républicains, voltigent sur les tapis de l'Hôtel de Ville, flétris­ sant du haut de leur vertu nourrie à quatre services, le pauvre Job échappé des prisons de leur maître f Ah f Fils des hommes qui avez toujours une pierre en main pour lapider l'innocent, mépris sur vous ! Croit-on que Blanqui, coupable, et ayant dès lors le sentiment intime de sa faute, aurait pu jouer cette comédie d’innocence avec de tels accents de sincérité ? Croit-on qu’il aurait eu cette puis­ sance de calcul, cette audace, ce cynisme dans la riposte ? La décou­ verte de la pièce accablante l’aurait paralysé. Même après l’effet de surprise, son trouble aurait dû éclater aux yeux de tous par des signes non équivoques. Tout au contraire, il réfute sans sourciller l'accusation atroce, lance les plus pathétiques protestations et ter­ mine en clouant sur son crime « la main du faussaire » ! Alors, après en avoir fini avec la calomnie, dans la seconde et la plus longue partie de son exposé, Blanqui, « sans s’attarder à une défense inutile > ; selon la remarque judicieuse d’H. Castille, s’attaque aux calomniateurs, ses « ennemis avoués d’aujourd’hui », ses « ennemis cachés d’autrefois ».

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Blanqui accuse. Il montre que la haine qu’on lui a vouée ne date pas d’hier, qu’elle est vieille de quinze ans et il trace de main de maître, au lieu et place des calomniateurs, le portrait peu flatteur qu’ils ont maintes fois tracé de lui et qu’ils n’ont pu, sans méprise, faire figurer dans la galerie extraite des « musées de la police ». Sur quoi, fort oppor­ tunément, le calomnié oppose à la vie trouble de ses lâches calom­ niateurs sa vie toute d’affection à une compagne adorée et de dévouement à la chose publique : Sycophantes, qui voudriez me poser en monstre moral, ouvrez donc aussi, vous, la porte de votre foyer ; mettez à nu la vie de votre cœur. Sous vos dehors hypocrites, que trouverait-on ? la bru­ talité des sens, la perversité de Vâme. Sépulcres blanchis, je lève­ rai la pierre qui cache aux yeux votre pourriture. Ce que vous poursuivez en moi, cfest Vinflexibilité révolutionnaire et le dévouement opiniâtre aux idées. Vous voulez abattre le lut­ teur infatigable. Qu’avez-vous fait depuis quatorze ans ? De la défection. J’étais sur la brèche en 1831 avec vous ; j ’y étais sans vous en 1839 et 1847 ; en 1848, m ’y voilà contre vous. Entré de plain-pied sur le terrain politique, Blanqui évoque avec insistance l’insurrection manquée du 12 mai 1839, cet « affront » que les républicains apprivoisés incapables de livrer bataille conti­ nuent de ne pouvoir supporter. Il montre en des termes imagés la haine des pleutres se donnant déjà libre-cours le lendemain de la bataille perdue : Le National pansait chaque matin nos blessures avec du fiel et de la boue, et de lâches insinuations préludaient à la calomnie qui éclate enfin sur moi, déchaînée par la vengeance. Blanqui reconnaît que pendant son agonie au Mont-Saint-Michel, la calomnie s’est apaisée. Il en donne cette explication sarcas­ tique : Un mourant n’est plus redoutable ; et sur les bruits de ma fin prochaine, bien des plumes peut-être s’étaient taillées pour une magnifique oraison funèbre. Mais la mort a reculé, et février vient de changer ces plumes en poignards. Ici, Blanqui enchaîne. Il commence le récit de son rôle « clair­ voyant et ferme » depuis février, rôle le mettant aux prises avec ses ennemis de toujours devenus les profiteurs et les naufrageurs de la Révolution. C’est que Blanqui n’ignore pas que le document Taschereau n’est qu’un prétexte, un à-côté, une question subsi­ diaire.Il Il savait bien, écrit Castille, que le fait en lui-même n’était pas la véritable question qui s’agitait dans ces nuages fuligineux qu’on

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amoncelait autour de lui. Il savait bien où Von voulait en venir et ne perdant pas de vue le but, il y marchait à pas de géant. Au lieu de se perdre dans les détails d'une défense, inutile et oiseuse, au lieu de tomber dans le piège, il passait par-dessus, d'accusé se faisait accusateur, dénonçant hardiment le Gouvernement provi­ soire à l'opinion publique, lui demandant compte des âmes perdues à « Risquons-tout » et de la bonne foi trahie. Oui. Mais en dénonçant ces Messieurs du Gouvernement provi­ soire, Blanqui n’oubliait pas de mettre à nu < les calculs de la perfidie », le « plan de guerre à mort », l’intrigue ourdie contre lui dans le but de le briser et, par cela même, de briser la Révolution, dont il porte le drapeau. Après un habile avertissement aux vieux républicains demeurés intègres et fidèles aux principes, la fin du plaidoyer s’adresse aux gouvernants en une apostrophe caustique et véhémente : Réacteurs de VHôtel de Ville, vous êtes des lâches ! Je vous gêne, et vous voulez me tuer ; mais vous n'osez pas m'attaquer en face, et vous me lancez aux jambes trois ou quatre bassets de la meute de Louis-Philippe, en quête d'un nouveau chenil ! Vous les excitez par-derrière, hors de la portée des éclaboussures. Recevez mes sin­ cères compliments. Il y a des royalistes parmi vous ! Je leur pardonne. Ils vengent sans doute la monarchie sur un de ses ennemis les plus acharnés. Mais il y a aussi des républicains, et à ceux-là, je le demande, la main sur la conscience, est-ce bien ainsi qu'ils devaient traiter un vétéran qui a enterré la moitié de sa vie, sa famille, ses affections dans les culs de basse-fosse de la royauté ? Si vous aviez une accusation à porter contre moi, il fallait la produire au grand jour, solennellement et entourée de toutes les garanties de certitude, d'authenticité ; il fallait parler au nom de la justice, de la morale, sans rien décliner de la responsabilité d'une telle œuvre. Mais vous l'avez dit vous-même, ce sont des représailles que vous exercez ! C'est la haine, la peur, l'intérêt qui vous inspirent ! Tous les moyens vous sont bons pour écraser une rivalité dangereuse. Le succès à tout prix, c'est votre doctrine, il paraît, comme celle de vos prédécesseurs. Ce document Taschereau vous était nécessaire ; il s'est trouvé. Is fecit cui prodest. L'infamie de son origine se tra­ duit dans les honteux détours de sa publication. Réacteurs, vous êtes des lâches ! C’est sur cette invective que se termine cette Réponse qui, sans le chercher, atteint à la beauté littéraire en alliant à une dialecti­ que puissante et d’une impitoyable rigueur comme à une passion frémissante, une analyse fouillée des événements politiques et des replis les plus intimes de l’esprit et du cœur, sans oublier un éton­ nant brio dans le lancement du trait satirique. 4

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Accueil fait à la * Réponse ». Raspail trouva le mot pour caractériser cette pièce remarquable. Il la qualifia de c foudroyante » et cette épithète fut reprise par Cas­ tille. Un autre contemporain, Philibert Audebrand dit, de son côté : Blanqui se défend à peine. Il ne descend pas jusque-là. Il accuse, au contraire... Cette réplique obtint un très grand succès. Quand ce n’aurait été qu’au point de vue de l’art des rhéteurs, elle l’eût mérité. Je ne. crois pas qu’il existe un morceau de polémique ni plus concis, ni plus chaleureux, ni plus mordant, ni plus entraînant, et tout cela enfermé dans le cercle étroit de 300 lignes. De nos jours, Gabriel Deville et Gustave Geffroy, les premiers biographes sérieux de Blanqui voient dans la pièce, Tun : une « ar­ gumentation... sans réplique » ; le second : ... une réponse, serrée quant à l’examen, éloquente et brûlante quant à la forme. Le prétendu impassible est ému et émouvant. Il reste humain, mais il se manifeste en pleine lumière, jette ses cris à la foule, montre, sa pensée enfiévrée, son cœur martyrisé. Zévaès qui s’est plu à en citer quelques fragments devenus, pour­ rait-on dire classiques, a retrouvé dans ceux-ci « au plus haut degré la manière de Blanqui, sarcastique, amère, violente, imagée et élo­ quente ». Mais, Raspail, Castille et Audebrand mis à part, quel accueil fit-on en général au plaidoyer ? Il ne pouvait être qu’ « ondoyant et divers » étant donné l’hostilité ou les attaches des clans au Gou­ vernement provisoire. Il est très difficile de se faire une idée d’en­ semble. Les membres de la Société Républicaine Centrale, enthousiasmés par sa lecture, se rendirent à 5 ou 600 au domicile de Blanqui, chez Flotte, d’où ils ramenèrent en triomphe leur président aux cris de « A bas le National ». Cette feuille reproduisit pourtant le plaidoyer, ainsi que la Gazette des Tribunaux et le Journal des Débats. Le Courrier français du dissident Durrieu se borna à démentir les pas­ sages mettant en cause son directeur. Le Représentant du Peuple, noyau du futur quotidien de Proudhon, publia la Réponse après en avoir retranché tout ce qui paraissait étranger à la défense de l’hon­ neur de Blanqui. Il trouva le plaidoyer clair, complet, énergique et se déclara convaincu qu’après lecture « aucun doute » ne restera sur le compte de Blanqui dans l’esprit des plus prévenus. On sait par ailleurs que Proudhon, membre du club Barbés, choisi comme rapporteur de la Commission d’enquête, estimait la pièce Tasche­ reau € apocryphe ». Et comme ni Barbés ni ses amis n’ont jamais fait état de son rapport, on peut affirmer que celui-ci ne leur don­ nait pas satisfaction. Raspail, dans L’Ami du Peuple, défendit Blanqui, attaqua Tas-

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chereau en des interventions pleines de cran et d’à-propos qui ser­ vaient puissamment la cause du vétéran persécuté, dépourvu de tout journal. Lamartine reconnut que la défense de Blanqui, sans le disculper complètement de quelques révélations vagues sur les choses et non sur les personnes, « le couvrait néanmoins assez pour lui permettre de reprendre son rôle et son influence devant un club composé de ses partisans ». C’est à peu près l’opinion d’Elias Régnault qui affirme que dans son club, l’innocence de Blanqui « parut pleinement démontrée ». Aux yeux de ses sectaires, il grandissait par la calomnie ; il y eut autour de lui un redoublement de fanatisme. Signes caractéristiques : ni Taschereau, ni les gouvernants mis en cause par Blanqui ne répondirent à sa riposte. Et le journal L’Assemblée Nationale, qui occupait dans la presse une position entre deux selles devant « le plus sanglant outrage qu’il soit possi­ ble de faire au Gouvernement provisoire », somma celui-ci de s’expli­ quer en confondant Blanqui s’il est calomniateur, le guérissant s’il est fou, en comptant avec lui s’il dit vrai. Malgré la forte impression produite par sa Réponse, le coup porté à Blanqui, encore une fois, n’en fut pas moins atteint en ce sens que l’intéressé ne parvint pas à rompre l’ostracisme moral dont on l’avait frappé ! Un doute soigneusement entretenu subsista dans l’esprit d’un certain nombre de républicains. Certes avec le temps, avec les générations nouvelles, l’accusation s’effaça en grande par­ tie, mais il y eut toujours quelques irréductibles pour l’accréditer. Elle restait comme l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Blanqui. Quant à la figure de Blanqui, elle en sortit plus menaçante. Ses partisans devenus en effet plus ardents étaient décidés à la guerre à mort contre le Gouvernement provisoire. Les clubs les plus bouil­ lants se rangèrent aux côtés de la bête noire. Son nom, a dit Cas­ tille, était devenu pour le peuple, « le symbole du salut du moment ». C’est même trop peu dire et, en cela, Proudhon et ses amis ont vu juste : Blanqui devint « l’incarnation des vengeances populaires ». Comme naguère le nom de Marat, le nom de Blanqui fut « une des faces hideuses, mais malheureusement logiques, nécessaires de la Révolution ». Cette comparaison fait de Blanqui le représentant de l’intelligence et de la fermeté révolutionnaires, l’instrument par excellence de l’opposition en 1848. C’est bien à ce titre, du reste, que Le Peuple et la Voix du Peuple ménagèrent Blanqui, malgré les amis que Barbés possédait dans leur rédaction. Comme l’écrivait Langlois à Barbés : Sans lui, sans doute, nous ne serions ni toi, ni moi où nous sommes, mais la question révolutionnaire serait moins avancée qu’elle ne Vest. Quant à Blanqui, le fait que tout un noyau de révolutionnaires

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persistait à le soupçonner, en dépit de sa Réponse, pesa lourdement sur sa destinée et sur ses méthodes. Déjà enclin à l’isolement par suite du séjour prolongé dans les prisons, il se confina de plus en plus dans l’action conspirative et l’action sur de petits cercles, au lieu de se lancer à la conquête des masses. Ce fut là, aux yeux de Ranc, l’effet le plus nocif du document Taschereau car, en affi­ nant son tempérament de conspirateur, Blanqui laissait « inacti­ ves ses incomparables facultés de politique et d’homme d’Etat ».

CHAPITRE V

L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : MANŒUVRES ET OSTRACISME

Club des Clubs et Comité des clubs démocratiques radicaux. Par le « coup de massue > du document Taschereau, on tentait d’enrayer l’influence de Blanqui dans l’opinion. Par la fondation du Club des Clubs, on tentait de saper son influence dans les clubs de Paris et de la banlieue. De toute manière, on l’isolait, on le contraignait à la défensive, on le paralysait à l’heure même où son action politique devait s’intensifier et s’étendre. C’est au lendemain même du 17 mars, salle Molière, dans une réunion convoquée par Sobrier, que le principe de la fondation du Club des Clubs fut décidé. Trois jours plus tard, le 21, la création du club de la Révolution, dont Barbés est nommé président, va permettre à ce dernier de peser de toute son influence sur l’organi­ sation envisagée \ On bat le rappel et la fondation réelle du Club des Clubs n’est plus, dès lors, qu’une question de temps. A une réunion tenue le 26 mars au soir, salle du Palais National (ex-Palais-Royal), 71 clubs sont représentés ; à une autre, plus de 100. Finalement, un bureau régulier est élu le 2 avril avec A. Huber comme président. Desplanques vice-président et comme membres : Gadon (Club des Hommes Libres), Adrien Delaire (Société patrio­ tique de YAtelier), N. Lebon (Société des Droits de l’Homme), Longepied (Club de la Révolution), Sobrier, Cahaigne (Club de la Révo­ lution), Laugier (décoré de juillet*). L’unité d’action est ainsi réalisée en dehors et contre Blanqui, sous le couvert d’Huber, ce qui constitue un savant camouflage, et avec la complicité gouvernementale, avouée plus tard par Lamar­ tine*. Du reste, il est acquis que du 3 avril au 9 mai, le Club des Clubs reçut, sur les fonds secrets, la bagatelle de 173 000 francs, somme importante pour l’époque1234. Il semble bien que Blanqui ait éventé trop tard la manœuvre qui le visait, alors que les démarches et les pressions de ses adver­ saires avaient déjà porté leurs fruits. Par un manifeste inséré, dans 1. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 106-107. 2. Ibid., et Rapport Q uentin-B auchart, op. cit., t. II, p. 126. 3. Lamartine, op. cit., t. II, p. 154, 240. 4. Q uentin-B auchart, op. cit., t. II, p. 79.

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Le Courrier Français six jours avant la publication du document Taschereau, il convoqua les clubs pour le 26 mars au matin, c’està-dire avant la réunion du Palais National, afin de déjouer la manœuvre. Ce manifeste est ainsi libellé : Aux clubs démocratiques de Paris. La République serait un mensonge si elle ne devait être que la substitution d’une forme de Gouvernement à une autre. Il ne suffit pas de changer les mots, il faut changer les choses. La République, c’est l’émancipation des ouvriers, c’est la fin du règne de l’exploitation, c’est l’avènement d’un ordre nouveau qui affranchira le travail de la tyrannie du capital. Liberté ! Egalité / Fraternité l Cette devise qui brille au fronton de nos édifices, ne doit pas être une vaine décoration d’opéra. Point de hochets ! Nous ne sommes plus des enfants. Il n’y a pas de liberté quand on manque de pain. Il n’y a pas égalité quand l’opulence s’étale à côté de la misère. Il n’y a pas de fraternité quand l’ouvrier se traîne avec ses enfants affamés aux portes des palais. Du travail et du pain. L’existence du peuple ne peut rester à la merci des frayeurs ou de la malveillance des capitaux. Les sociétés populaires qui partagent ces principes sont invitées à choisir trois délégués qui se réuniront en comité central des élec­ tions dimanche 26 mars, à onze heures précises du matin, dans la salle des Conférences, rue des Poirées, près de la Sorbonne. Les délégués des clubs seront seuls admis et devront être porteurs de pouvoirs en règle de leurs sociétés respectives. A la suite du nom du rédacteur, Blanqui, président de la Société Républicaine Centrale, figurent les noms de : Michelot, en tant que président du club de la Sorbonne ; Feuillâtre, président du club des Travailleurs ; Mouton, de l’Union des Travailleurs ; P. Séguin, de la Société politique des ouvriers ; Dézamy, du club des Gobelins ; Villain, des Droits de l’Homme ; Chipron, du club Popincourt ; Baudin, du club de l’Avenir ; X. Durrieu, comme délégué de la Société Républicaine Centrale*. Si l’on remarque que cinq à six signataires sur dix sont mem­ bres de la Société Républicaine Centrale, on se rendra compte que ce manifeste ne représentait pas au départ suffisamment de clubs pour entraîner un mouvement vraiment sérieux. Il se ressent, c’est visible, de la hâte mise par Blanqui à convoquer les clubs. Aussi, quand ceux qui répondirent à l’appel se trouvèrent réunis non pas5 5. Le Courrier français, 25 mars 1848. Le texte se trouve, avec des variantes, dans les manuscrits de Blanqui. Il est reproduit dans le 1er Blanqui par Dommangbt, p. 15 ; W asserm ann, op. cit.t p. 84-85 ; B lanqui, Textes choisis, op. cit.t p. 116-117.

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au lieu primitivement désigné, mais au Conservatoire des Arts et Métiers, salle des Droits de l’Homme — ils commencèrent par se demander s’ils ne devaient pas attendre la réunion devant se tenir le soir même, pour constituer le « Comité Central des électeurs » ou interclub envisagé. Finalement, après discussion, l’assemblée décida de créer, d’emblée, le groupement*. Il n’y avait que vingt clubs présents : l’Union Fraternelle, le club des Travailleurs, les Intérêts du Peuple, Popincourt, les Bar­ ricades, l’Union des Travailleurs, la Société Républicaine Centrale, les Droits de l’Homme, le club du Progrès, la Sorbonne, la Société politique, les Travailleurs libres, l’Egalité et la Fraternité, l’Avenir, la Butte des Moulins, le club républicain des Travailleurs, le club de la Fraternité, les Amis de la fraternelle Egalité, l’Union de SaintDenis, les Droits de l’Homme du 5e. Michelot, président du club de la Sorbonne, tint à préciser qu’il ne fallait pas considérer sa présence comme une adhésion, tant que les principes de l’organi­ sation ne seraient pas fixés678. C’est sans doute pour donner satisfaction à Michelot que le nou­ veau groupement, intitulé à la fois Comité démocratique et Comité des clubs démocratiques radicaux, lança en avril une sorte de se­ conde édition du manifeste initial. On possède le fac-similé du texte manuscrit rédigé par Blanqui. Il ne comporte qu’un alinéa vraiment nouveau pour montrer que la République « tout aussi bien que la monarchie peut ombrager la ser­ vitude sous son drapeau », en spécifiant que « Sparte, Rome, Venise étaient des aristocraties oppressives et corrompues » et que « dans l’Amérique du Nord, l’esclavage est une constitution de l’état ». Il est précisé en outre que l’ordre nouveau doit faire disparaître « la dernière forme de l’esclavage, le Prolétariat* ». Les clubs susceptibles de se rallier « franchement à ces idées » sont invités à donner leur adhésion et à envoyer trois délégués munis de pouvoirs réguliers 1, rue Boucher, c’est-à-dire au siège de la Société Républicaine Centrale. Mais on peut admettre que peu nombreux furent les clubs qui répondirent à cet appel. Il est signi­ ficatif que Victor Bouton, s’étendant d’ordinaire sur l’action de la Société Républicaine Centrale et de son président, se borne à dire : Blanqui, de son côté, voulut fonder un club des clubs demeuré radical, en opposition au Club des Clubs910. Une séance prévue pour constituer un bureau définitif ne semble pas avoir eu lieu 1#. On doit donc conclure qu’à côté du Club des Clubs représentant une réelle unité d’action, le Comité d’inspiration 6. Le Courrier français, 27 mars 1848. 7. Ibid. 8. VAutographe. Evénements de ±870-1871, Paris, 1871, p. 42. — Reproduction intégrale dans Les Affiches rouges par un € Girondin », p. 129-130. 9. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 137. 10. Le Courrier frangeas, 27 mars 1848.

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blanquiste ne fut qu’un fantôme, sans racine sérieuse dans les clubs. A cet égard, la tentative de Blanqui se traduisit par un échec et la seule action si l’on peut dire — à laquelle se livra l’organisme moribond — fut la publication des deux manifestes dont il vient d’être question. La lutte contre la fiscalité de classe. Alphonse Toussenel. En même temps que Blanqui essayait de contre-attaquer la fraction barbésiste sur le plan de l’unité d’action des clubs, la Société Répu­ blicaine Centrale poursuivait l’étude des questions financières com­ mencée avant la manifestation du 17 mars, et qui lui avait permis de préciser sa position sur le plan fiscal et économique. L’initiative indirecte en revenait au ministre des Finances GarnierPagès par ses décrets du 9 mars sur les Caisses d’épargne, l’aliéna­ tion des biens de la Couronne, l’aliénation des forêts, terres, corps de ferme appartenant à l’ancienne liste civile, l’aliénation de 100 mil­ lions de forêts domaniales et le lancement de l’emprunt national u. Le 16 mars, rue Bergère, en commentant ces mesures et en discu­ tant de la crise économique, on avait vu des « gens appartenant sans doute à la finance déchue » soutenir que le crédit public devait rester « sous la protection des banquiers ». Des murmures et des cris avaient accueilli ces interventions, et Alphonse Toussenel, connu par ses travaux sur les Juifs et l’histoire de la féodalité bancaire, avait pris la parole. Son discours remarquable n’a pu être sténographié, ce que regrette La Voix des Clubs, mais on en connaît les passages essentiels grâce à cet organe “. Toussenel ne se déclarait pas satisfait de la politique financière du Gouvernement. Il la définissait comme « impolitique » et « insuf­ fisante » et s’affirmait pour le dirigisme en matière de crédit, la suppression du privilège de la Banque de France, l’établissement en son lieu et place d’une banque d’Etat. C’était la proposition que Louis Blanc soutenait le même jour, en vain, au Conseil pro­ visoire 1S. Elle fut saluée par l’auditoire d’une triple salve d’applau­ dissements. Mais Toussenel ne s’arrêtait pas là. Il allait au fond : Ce qui cause maintenant la crise financière, ce qui entrave le crédit, ce qui paralyse Vindustrie, ce qui arrête les transactions commerciales, c’est le capital, le capital alarmé, le capital impro­ ductif et parasite qui tient à merci l’industriel et le travailleur, qui prélève sur eux la part la plus large, la plus pure de leurs sueurs,123 11. t. II, 12. 13.

Bulletin des Lois, 1er semestre 1848, p. 81-85. — Garnier-P agès, op. cit., p. 93-94. N° du 18 mars 1848. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 93.

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qui se cache à présent, se resserre, s’annihile et jette la déroute dans tout le corps social. Alors, il posait la question de l'offensive contre le Capital : Souffrirons-nous plus longtemps qu’une poignée de poltrons tarisse ainsi les sources de travail et de la prospèritié nationale ? Mais là, il tournait court, par opportunisme, comme Sylvain Maréchal avait tourné court en 1791 dans son fameux article Des pauvres et des riches ,4. Ni la vie, ni la fortune de ces hommes ne courent le moindre danger. Le peuple ne veut ni vengeance, ni réaction. Qu’ils gardent donc ce qu’ils ont acquis ces hommes pusillanimes et lâches, mais ne laissons plus entre leurs mains cette puissance qu’ils excercent si mal. Et voici le remède envisagé par Toussenel : La société en garantissant le droit au travail a pris le rôle de Providence sociale. Il lui faut une liste civile en harmonie avec ses besoins nouveaux. Attribuons à l’Etat qui est l’association de tous les intérêts le monopole des grandes industries, monopole des ban­ ques et des transports, les deux grands leviers du commerce, mono­ pole des assurances, monopole des denrées coloniales, etc. Là seu­ lement est le salut... Une loi postérieure réglerait les indemnités à accorder. L’assemblée montra qu’elle partageait les idées de Toussenel en adoptant avec enthousiasme le principe d’une adresse qui serait portée au Gouvernement provisoire pour lui demander de créer une banque d’Etat. En attendant, elle adopta une motion désapprouvant les mesures financières décrétées par Garnier-Pagès. Mais, ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’en entérinant les vues de Toussenel, la Société Républicaine Centrale avalisait en quelque sorte la théorie de l’antagonisme des classes que l’auteur de L ’Esprit des bêtes avait soutenue comme exorde. Il n’y a jamais eu qu’un oppresseur dans le monde : le capital ; il n’y a jamais eu qu’un opprimé, le travailleur. Que le capital subissant les variétés et les modifications de l’His­ toire se personnifie successivement dans le brahme, le Spartiate, le praticien de Rome, les magnifiques seigneurs de Venise, le gentil­ homme de France ou le noble lord d’Angleterre ; que le travailleur, paria, ilote, esclave, serf, Irlandais ou prolétaire, gravitant pénible­ ment autour de la loi du progrès, se transforme peu à peu, conquière de nouveaux droits et monte pas à pas les degrés divers de la hiérar-14 14. Révolutions de Paris, n° 82, 29 janvier au 5 février 1791, p. 169-175. — M. Dommanget, Sylvain Maréchal, l'homme sans Dieu, p. 181-183.

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chie sociale : ce sont toujours en réalité les mêmes causes produisant les mêmes effets sanglans et désastreux. Les forts et les puissants de chaque siècle ont parfaitement com­ pris que le fondement et la durée de leur nomination étaient dans le concours et Vappui de Vopinion publique. Il fallait endormir la conscience des peuples, consacrer aux yeux de tous la légitimité de l’usurpation, faire accepter comme nécessaire et de droit divin cette tyrannie de plusieurs pesant de tout leur poids sur des masses iner­ tes. Ils ont alors soldé des hommes, poètes, prêtres, historiens, char­ gés de faire réussir par la terreur et l’hébétement des âmes ce com­ plot tramé contre les libertés de tous. De là, ces théories impies autant qu’absurdes : qu’il faut beaucoup de pauvres pour faire jouir quelques élus du sort ; que la terre est une vallée de larmes et un continuel champ d’épreuves ; que Dieu distribue par parts inégales les faveurs qu’il apporte à ses enfants, que le lot fatal des masses est la patience, le travail répugnant, la souffrance et la rési­ gnation. On a appelé des sages ceux qui n’ont pas rougi de propager ces mensongères doctrines ; nous nous disons : ce sont des impos­ teurs 15. Ces paroles qui jetaient l’anathème à la société capitaliste rappe­ laient à Blanqui ses véhémentes sorties à la Société des Amis du Peuple, sa plaidoirie audacieuse du procès des Quinze en 1832, ses articles prophétiques du Libérateur. A coup sûr, il ne fut pas le dernier à applaudir à l’intervention de Toussenel, « l’un des esprits les plus éminents », « l’un des hommes qui seraient le plus capable de dominer la crise commerciale et financière », selon La Voix des Clubs. Le même journal, dirigé par Gustave Robert, rendait compte de l’intervention aussi foncièrement socialiste de Toussenel faite quel­ ques jours avant au club de la Démocratie Pacifique que présidait Victor Considérant. Un fabricant, disciple de Malthus et de J.-B. Say, avait préconisé la conquête du marché extérieur et prétendu que les entraves aux fortunes individuelles nuiraient aux arts et au luxe. Toussenel avait rétorqué : La conquête des marchés extérieurs ne s’obtient qu’en abaissant au-dessous du minimum le salaire des ouvriers, qu’en attachant 16 heures consécutives des femmes, des enfants aux poumons de fer des machines... Le véritable débouché de nos industries, c’est le marché national. Nous avons 25 millions de travailleurs à arracher aux premières nécessités de la vie. C’est là la source de toute con­ sommation, la source de l’accroissement du produit, ce sont eux qu’il faut élever comme on l’a fait en Amérique à Vaisance, au bien-être ; ce sont eux qui doivent participer à toutes les jouissances. 15. Les dernières biographies de Toussenel par François S imon, Angers, 1937, et par Louis T homas, Mercure de France, 1941, sont muettes sur cette importante intervention. r

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La seconde proposition du préopinant n'est que le développement de cette idée de Malthus : L’enfant du pauvre n’a pas le droit de s'asseoir au banquet de la vie, et de cette autre de J.-B. Say : A rigoureusement parler la société ne doit rien à chacun de ses mem­ bres. Théories iniques, impies, impitoyables qui tendent à constituer deux classes dans la société, Vune jouissant dans la mollesse, la fainéantise et Voisiveté des labeurs et des souffrances du pauvre ; Vautre vouée pour jamais à Vindigence, à la prostitution, à l'infa­ mie pour satisfaire les luxueuses fantaisies d'une caste privilégiée du so rt1S. L’adresse au Gouvernement dont Toussenel avait fait adopter le principe à la Société Républicaine Centrale resta lettre morte, on ignore pour quelle raison. Mais, à bien réfléchir, c'est peut-être parce que le 17 mars la Société vota cet ordre du jour qui, dans une certaine mesure, pouvait en tenir lieu : Les moyens de faire face à la crise financière, les moyens de relever le crédit de l'Etat, de battre, monnaie au profit du Gouverne­ ment, c'est la question la plus grave où se résument les destinées de la France 167. La position hostile de la Société Républicaine Centrale à la poli­ tique fiscale de Garnier-Pagès, ainsi que le programme social que cette position postulaient, fixait pour ainsi dire son attitude face à l'impôt des 45 centimes. Elle fut la première organisation qui réagit contre cette mesure prise à l’unanimité par le Conseil provi­ soire. Le 20 mars, au cours d’une discussion sur le nouveau décret, presque tous les orateurs en dénoncèrent les caractères impolitique et désastreux18. Et l'on note que devant les jurés de Bourges, en mars 1849, Blanqui rappellera que l’impôt des 45 centimes mit « au désespoir * les républicains de son espèce qui y virent « l’arrêt de mort de la République 1920». Plus tard encore, en décembre 1849, il parlera du « coup fatal porté à la République par cet acte de haute trahison » et il évoquera « le jour néfaste, jour maudit » du 16 mars « qui a précipité la France et l’Europe dans les mains des plus impla­ cables ennemis de l’hum anité29 ». Mais le 23 mars, la Société Républicaine Centrale ne se contenta pas de s’élever conte la contribution nouvelle. Elle proposa des solu­ tions constructives. L’un de ses membres réclama une contribution de 90 % sur les prêts hypothécaires. C’était peut-être encore Toussenel qui, dans un article de la Démocratie pacifique, venait de réclamer un impôt de 1 milliard sur les créances hypothécaires, la 16. 17. 18. 19. 20.

La Voix des Clubs, 15 mars 1848. Ibid., 19 mars 1848. Ibid., 26 m ars 1848. Moniteur, 15 mars 1849, p. 859. Critique sociale, t. II, p. 192.

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République, arguait-il, devant « rompre avec les traditions antiques et peu respectables qui consacrent l’inviolabilité de la rente ». Un autre membre du club réclama une contribution extraordinaire sur les fortunes de plus de 20 000 livres de rente, un autre la rentrée du milliard d’indemnité aux émigrés. En fin de compte, la Société se prononça pour le rappel du milliard alloué aux émigrés et pour l’abo­ lition de l’impôt des 45 centimes qui portait « uniquement sur le producteur2123». Par la suite, le 9 mai, on voit encore la Société Républicaine Cen­ trale se préoccuper des questions financières. Gustave Robert, après s’être attaché à mettre en relief l’impuissance du Gouvernement provisoire, critiqua particulièrement l’impôt des 45 centimes, plu­ sieurs orateurs recommandèrent diverses modalités financières et finalement Blanqui, tout en félicitant les orateurs sur ce que leurs innovations financières présentaient d’ingénieux, se plaignit de ce que tous les économistes s’inquiétaient « toujours du capital et jamais de la juste répartition au profit des travailleurs ». Il affirma que cette dernière question dominait toutes les autres et que c’était parce qu’on ne l’avait pas franchement abordée qu’on n’avait point surmonté la crise. Tous les plans financiers échoueront, s’écria-t-il, tant que la répar­ tition des richesses ne sera pas réglée suivant Véquité *2. C’était poser la question sociale dans toute son ampleur. A la vérité, la Société Républicaine Centrale l’avait posée le 29 mars en­ core plus nettement dans une « profession de foi » dont le radica­ lisme ne pouvait que renforcer les craintes du Gouvernement pro­ visoire. Voici ce texte qui se passe de tout commentaire : La République, comme la monarchie, peut ombrager la servitude sous son drapeau. Sparte, Rome, Venise étaient des oligarchies corrompues et op­ pressives. Aux Etats-Unis, Vesclavage est une institution : La formule : « Liberté, Egalité, Fraternité » pourrait devenir un mensonge aussi célèbre que celui de la Charte-vérité : « Tous les Français sont égaux devant la loi ! » La tyrannie du Capital est plus impitoyable que celle, du sabre et de Fencensoir. La Révolution de Février a pour but de la briser. Ce but est aussi celui de la Société Républicaine Centrale et chacun de ses membres s’engage à le poursuivre jusqu’à ce qu’il soit atteint2S. Bien que ce texte ne figure point dans les manuscrits de Blanqui déposés à la Bibliothèque Nationale, il est trop précis, concis et ramassé pour ne pas être de lui. 21. La Voix des Clubs, 22 mars, 26 mars 1848. 22. Quentin-Bauchart, op. cit.f t. II, p. 115. 23. Courrier français, 30 mars 1848.

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Nous arrivons à la question brûlante de l’entrevue LamartineBlanqui.

Lamartine et Blanqui *\ Lamartine et Blanqui, c’est le jour et la nuit. S’il est deux person­ nalités qui forment un exceptionnel contraste, c’est bien ces deux-là ! Lamartine, physiquement, se distingue par la haute stature. Il est robuste, bâti en athlète. Il est photogénique. Il a de la prestance. Il en impose au premier coup d’œil. Il respire la santé. Certes, avec ses 58 ans, il est de treize ans plus âgé que Blanqui mais il est autrement vigoureux et Blanqui paraît son aîné. C’est que ce der­ nier a surtout vécu dans les prisons, subissant maintes tortures alors que Lamartine, à part une pneumonie grave et quelques rhu­ matismes, a toujours mené une vie normale, confortable, aisée : toute la distance, l’écart énorme entre celui qui vit dans les châteaux et celui qui a surtout connu les cachots ! Le comportement des deux hommes est en rapport avec leur état physique. Alors que Lamartine, débordant de vie, est expansif, Blanqui, marqué par la solitude des geôles, méfiant, se replie sur soi-même. Ce n’est pas seulement « l’Enfermé », c’est si l’on peut dire « le Renfermé ». Ce n’est pas lui qui se serait raconté dans des Confidences et même des Nouvelles confidences alors que le récit de sa vie pouvait atteindre le pathétique. Il se murait, au contraire. Encore moins aurait-il admis de « monnayer » son âme par l’édition et se faire valoir. Il ne se préoccupait pas du reste de la question d’argent et il n’avait point la « démangeaison d’écrire ». Par ail­ leurs, il était tellement obsédé par l’action politique qu’il ne vou­ lait pas se livrer à une activité littéraire. Ce n’était en aucune façon, comme Lamartine, un « galérien de la plume ». Au reste il n’éprouvait pas le besoin de se raconter, de se justifier, de se livrer à un plaidoyer pro domo, car telle est la nature de son Histoire de la Révolution de t8k8. Renommée, popularité sont des mots que Blanqui ne prononce pas. Cet homme qui représentait toute une existence d’ascétisme et d’épreuves n’aimait pas plastronner, n’escomptait aucune récompense de ses concitoyens. C’était l’humi­ lité en personne. Faisant incursion dans sa vie privée Hugo dit qu’il était sans cœur et que sa vie s’est déroulée sans femme. Allons donc ! Et la pauvre Suzanne-Amélie ? Il lui est resté fidèle et son souvenir se manifestait par le port de ces fameux gants noirs, l’une des rares choses exactes qu’on peut relever dans les diatribes du24 24. Voir les principaux ouvrages de et sur Lamartine. La dernière biographie en date est le livre de Maurice T oesca, Lamartine ou Vamour de la vie. L’auteur a renoncé à citer ses références, trop nombreuses pour ce sous-chapitre.

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poète. Avec Blanqui aucun biographe n’a l’idée de compter comme pour Lamartine le nombre des maîtresses et des passades. Avec Blanqui aucun doute n’est possible. Il n’y a pas de problème. Une liaison sentimentale quelconque ne peut être envisagée. On devine que dans son for intérieur le grand amour pour Suzanne-Amélie l’a poussé à faire une sorte de serment et qu’il s’est écrié farouche­ ment : « Jamais je n’aurai une autre femme ! » Mais c’est surtout dans l’arène politique que les deux hommes diffèrent. Avec Lamartine c’est le mélange du chaud et du froid, c’est constamment l’opportunisme. C’est l’homme qui, de son propre aveu, est né royaliste, devint robespierriste, glorifia les Girondins pour ensuite, après le coup d’Etat, proclamer son « estime » au pré­ sident félon et revenir à la monarchie traditionnelle. Blanqui, au contraire, se voue à une cause, sacrifiant tout pour elle, en plein désintéressement sans rechercher des honneurs, sans convoiter une place quelconque, sans flatter pour aboutir. Cette position respective des deux partenaires se traduit à la tribune par un genre oratoire tout opposé. Lamartine est comme un homme qui fait un numéro, poussé par le démon de se constituer une personnalité. Il agite des grands mots et fait des grands gestes. Il cherche à séduire par des phrases prononcées avec chaleur. Mal­ gré sa stature, ne l*a-t-on pas vu grimper sur une chaise pour en im­ poser à la foule moutonnière ? C’est un comédien égaré sur la scène politique. Blanqui n’est pas un poète et il n’a pas le goût de la parade. Il ne cherche pas à suppléer dans des gestes et par une violence cal­ culée à sa carence physique. Il n’est pas démagogue du tout. C’est un révolutionnaire à froid qui atteint l’éloquence par sa froideur même. Si la situation n’est pas mûre, à tout le moins aléatoire il ne le cache pas. C’est un point positif à porter à son compte mais c’est un point négatif, car il ne fait pas bon être sincère surtout quand la légende vous a sacré insurgé envers et contre tout. S’il juge à l’opposé que c’est l’heure de la bagarre, alors il s’y lance et y pousse par des phrases brèves, coupantes comme une lame de rasoir, en évitant toute grandiloquence. Il est évident qu’une entrevue entre deux personnalités aussi éloi­ gnées l'une de l'autre ne pouvait aboutir, surtout au moment où selon la formule de Marx la roue de l’Histoire tournait à vive allure. Les manœuvres de Lamartine. Le 17 mars avait montré à Lamartine que la roche Tarpéienne est près du Capitole. Il était inquiet. Le peuple lui échappait des mains. Par surcroît, non seulement l’abîme s'ouvrait sous ses pas, mais il entrevoyait son rival Ledru-Rollin tenant bientôt les rênes de la Révolution. Il comprit que son salut résidait dans l'action rapide et qu’il lui

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fallait s’assurer des positions solides en usant de tous les moyens : la ruse, la violence et la négociation. Il se rapprocha donc de son rival, le flatta et, par d’habiles suspicions, l’empêcha de profiter d’une situation éminemment favorable. Il entra secrètement en rapport avec le général Négrier commandant la place de Lille et obtint son concours pour noyer au besoin dans le sang le prochain mouvement révolutionnaire parisien. Enfin cet homme, ce poète, grisé par le pouvoir et emporté par l’imagination, avide de popula­ rité et de souveraine puissance, ébloui par sa propre éloquence, impressionnable et capable de mimétisme, s’aboucha avec les prin­ cipaux leaders populaires comme avec de nombreux chefs subalter­ nes. Par eux, il se faisait fort d’éventer les complots, de neutraliser, de gagner les masses imbues de socialisme pour pouvoir, au cas où elles triompheraient, jouer au sauveur du prolétariat en se sauvant lui-même. On conçoit qu’une personnalité aussi complexe, à tempérament d’artiste, déroute l’analyse psychologique banale : il entre dans ses actions autant d’illusion que de calcul politique, d’orgueil que de romantisme. On peut craindre, en les interprétant d’une façon terre à terre d’y voir une astuce, une perfidie rare. Pourtant, semble-t-il, il n’y eut rien de tel chez Lamartine qui était de bonne foi et l’on pourrait soutenir que s’il influença, s’il dupa, c’est dans la mesure où, à son insu, il se trouvait influencé, dupé. Il a défini, du reste, ces entretiens : « la diplomatie de la confiance et de la franchise > et « la police à cœur ouvert ** ». Il avait vu Barbés qui, le lendemain de son arrivée à Paris, s’était jeté dans ses bras, car le « sieur Barbés » n’oubliait pas que c’est grâce à Lamartine qu’il avait vu transformer à la suite du 12 mai 1839 sa peine de mort en détention perpétuelle2e. Lamartine vit aussi Lamennais, Raspail, Cabet, d’Alton-Shée, Sobrier, Servien et bien d’autres. Il vit Blanqui. Xavier Durrieu, le 19 mars, proposa une entrevue à Blanqui de la part de Lamartine. Les ouvertures de celui-ci étaient engagean­ tes. Il désirait s’entendre et se déclarait prêt à s'allier à Ledru-Rollin, à éliminer de l'Hôtel de Ville les hommes du National et à les rem­ placer par Blanqui et ses amis. Il assurait qu’il irait aussi loin que Blanqui *T. Blanqui accepta l’entrevue. Elle fut fixée au 22 mars mais n’eut pas lieu, Lamartine s’étant ravisé entre-temps ”. Comme le 22 mars est le iour où l’on se décide en haut lieu à faire connaître le docu­ ment Taschereau, on peut se demander si ce fait n'explimie point le changement d'avis de Lamartine. Blanqui discrédité, contraint à la défensive, n’allait plus être si dangereux : point n’était besoin25678 25. 26. 27. 28.

L amartine, op. cit., t. II, p. 120, 235, 243. Ibid., t. II, p. 120. — Henri Guillemin, La Tragédie de quarante-huit, p. 94. H. Castille, op. cit., t. II, p. 200. Ibid.

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d’entrer en négociations avec lui. Au surplus, on sait que Blanqui, soucieux de présenter une défense sérieuse, se retira en fait de la vie publique durant une décade. Sa Réponse} diffusée le 14 avril, le couvrait assez aux yeux de Lamartine, « pour lui permettre de reprendre son rôle et son influence devant un club composé de ses partisans*• ». On ne doit donc pas s’étonner que Lamartine ait manifesté à nouveau le désir de rencontrer Blanqui. Etant en rap­ ports avec Paul de Flotte, « l’un des adeptes les plus affidés de Blanqui », il s’en servit pour faire savoir au président de la Société Républicaine Centrale qu’il était toujours disposé à le recevoir Benjamin Flotte joua aussi un rôle dans la démarche *l. Comme beaucoup d’autres, Blanqui se demandait « à quelles im­ pulsions obéissait ce poète qui s’aventurait ainsi sur les flots agités de la Révolution” ». De plus, on était à l’approche de la manifes­ tation du 16 avril qui pouvait marquer un tournant décisif. Blan­ qui n’était donc pas fâché de saisir l’occasion de sonder celui qui lui donnait précisément rendez-vous. Il accepta l’invitation. Sur la date de l’entrevue, on est fixé. A la Haute Cour de Bourges, avec « ce genre de l’inexactitude88 » qui était en lui, Lamartine a repoussé la date du 15 avril pour s’en tenir tour à tour à huit, dix ou douze jours auparavant et même vers la fin de mars *\ Dans son récit historique, il donne les « derniers jours du mois de mars ou les premiers jours d’avril“ ». Mais il y a concordance entre les témoignages de Flotte, du général Courtais, de Louis Blanc, de R... ami de Blanqui et de Blanqui en personne, malgré une erreur des sténographes en ce qui concerne les propos de ce dernier. Le général Courtais, surtout, est formel86. L’entretien eut lieu le 15 avril et il est bien clair qu’il ne pouvait être que postérieur à la publication de la Réponse de Blanqui. Entrevue Lamartine-Blanqui (V e phase). Sur la mise en scène et la nature de l’entretien, nous disposons d’un long récit romanesque87 comme de plusieurs brèves déclara­ tions émanant de Lamartine. Quant à Blanqui, il en a à peine parlé 29. Lamartine, op. cit., t. II, p. 149. 30. Ibid., p. 244-245. 31. Blanqui devant les révélations historiques, brochure anonyme de 1859 p. 29, 45-46. 32. Ibid., p. 45-46. 33. René Doumic, Lamartine, p. 180.

34. 35. 36. p. 29 37.

Moniteur, 18 mars 1849, p. 162. [Audience du 15 mars.]

Lamartine, op. cit., p. 247.

Moniteur, 18 mars 1849. — Blanqui devant les révélations historiques, sq. H37 Lamartine, op. cit., t. II, p. 247-251. Reproduction dans le Journal d'Indreet-Loire, 6 janvier 1881, n° 4.

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et c’est seulement à l’aide de bribes de ce qu’il a pu dire que nous sommes à même d’élaguer du principal récit de Lamartine « ce double contingent de mensonge et de sottise 3839 » qui lui a permis, avec « cette étrange puissance d’illusion » évoquée par Louis Blanc89, d’altérer les faits. L’entrevue dura à peu près trois heures, de six à neuf heures du m atin40. Il n’y eut point de témoins. Les deux ou trois hommes qui avaient accompagné Blanqui, et parmi eux. Paul de Flotte, restè­ rent dans la cour du ministère des Affaires étrangères41423. L’arrivée du révolutionnaire dont la renommée frappait de terreur l’imagi­ nation publique, si elle se fût produite en plein jour, n’eût pas man­ qué de susciter l’épouvante et l’appréhension parmi les gens de la maison. Des incidents eussent surgi. Mais à cette heure par trop matinale les amis, les employés, les valets étaient encore en ville. Le calme fut à peine troublé. Toutefois, lorsque Blanqui vint décli­ ner son nom à l’huissier de service, on devine que celui-ci ait sur­ sauté et qu’il ait pu croire de bonne foi que son patron courait un danger de mort, étant donné les bruits d’enlèvement et d’assas­ sinat qui avaient, jusque-là, défrayé la chronique. Quand Blanqui fut introduit auprès du ministre, Lamartine venait de se lever. Il était à demi-vêtu et s’avança vers son invité la poitrine découverte et la main tendue. Le sourire aux lèvres, il dit alors, faisant allusion aux rumeurs menaçantes : Eh bien monsieur Blanqui, vous venez donc me poignarder ? L'heure est propice et Voccasion est belle ; vous le voyez, je n'ai pas de cuirasse 4*. Tous deux plaisantèrent à ce sujet, puis Lamartine fit asseoir Blanqui en face de lui et voici ce qu’il aurait dit à titre d’exorde : Parlons sérieusement. J'ai désiré vous voir et vous avez consenti vous-même à vous entretenir avec moi ; c'est Vindice que nous ne sommes pas peut-être aussi inconciliables de pensées sur la Répu­ blique que les apparences le font penser au vulgaire. Causons donc à fond. Je vais vous ouvrir toutes mes pensées sans voile. Comme un homme qui n'a rien à cacher même à ses ennemis. Vous verrez si mon horizon politique est assez large et assez lumineux pour que tous les amis de la démocratie y trouvent la place de leur action légitime et la satisfaction de leur légitime ambition de progrès. Vous m'interromprez là où des objections se présenteront à votre esprit et j'éclaircirai ce qui vous paraîtra obscur ". Blanqui devant les révélations historiques, p. 29. Ibid., p. 30. L amartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 247. — Moniteur, 18 mars 1849. L amartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 247. — Blanqui devant les révéla­ tions historiques, p. 31-32. 42. L amartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 247-248. 43. Ibid., p. 248. 38. 39. 40. 41.

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Sur ce, Lamartine indiqua comment il concevait la République pour un peuple comme le nôtre, longtemps façonné au joug monar­ chique et où les problèmes du socialisme agitaient depuis quinze ans les couches souterraines de la société Mais laissons-lui la parole : // montra les garanties à donner à la propriété, les assistances à prodiguer par des institutions aux prolétaires. Il alla aussi loin que sa pensée, pas plus loin que le. bon sens et Vapplication. Il conclut à un gouvernement très fort, expression d’une volonté natio­ nale puisée dans le peuple tout entier, mais irrésistible. Il démon­ tra le danger de. la guerre pour Vidée démocratique comme pour la nationalité française ; il se déclara Vinflexible ennemi de toute fac­ tion qui voudrait monopoliser le pouvoir dans des dictatures, l’ensanglanter dans des Conventions, le déchirer dans des anarchies. Il professa le dogme absolu de la souveraineté de la majorité sin­ cère de la nation, contre la tyrannie d’une seule classe, cette classe usurpât-elle même le nom de peuple. Il professa sa haine contre les ambitieux corrupteurs de ce peuple et sa pitié pour les sophistes qui, en l’enivrant de chimères radicales, lui préparaient le réveil du désespoir44S46. Il n’y a, certes, aucune raison de croire que Lamartine n’ait pas dit tout cela. Mais on a le droit de penser qu’il ne le dit pas sous une forme aussi tranchante, qu’il usa de précautions et ménage­ ments vis-à-vis d’un interlocuteur qu’il savait d’une rare fermeté de conviction. Il est sûr aussi qu’en traçant ces larges perspectives, Lamartine fut amené à dire bien autre chose et c’est probable­ ment ce qu’il nous tait qui fut le plus important. Enfin, il n’est pas admissible que Lamartine se soit borné à faire resplendir les idées généreuses, qu’il se soit tenu dans les hautes sphères de la poli­ tique libérale, humanitaire et pacifiste. La situation était là, pres­ sante : il fallait en parler. Lamartine ne manqua point d’aborder la discussion des deux grands points qui le séparaient présentement de Blanqui, à savoir la question de l’ajournement des élections, la question du maintien, de la modification ou de la subversion du Gouvernement provisoire. N’avoue-t-il pas, dans ses explications subséquentes, que ce qu’il voulait avant tout, c’était c le concert pour la convocation de l'Assemblée et la promesse de combattre les tentatives dictatoriales4* ». On peut douter de la sincérité de cet aveu, car il est visible que Lamartine arrange le récit après coup pour qu'il concorde avec sa ligne de conduite. Mais, encore une fois, on en doit retenir — et c’est ce qui importe — que son exposé porta grandement sur les problèmes de l'heure. Que répondit le révolutionnaire qui passait pour utopiste au poète44. Lam artine, ibid. 45. Ibid., p. 248-249. 46. Ibid., p. 250.

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homme d'Etat qui caressait la chimère de « suspendre le malen­ tendu terrible entre les classes > ? A en croire Lamartine, Blanqui n’aurait fait « aucune objection fondamentale aux idées qu’il venait d’entendre >. 11 aurait parlé « avec un ironique dédain des hom­ mes qui se prétendaient alors les prophètes du socialisme et du terrorisme ». Il aurait admis les théories en tant que telles ou comme tendances, tout en reconnaissant c qu’il n’y avait aucune réalisa­ tion immédiate possible en dehors des propriétés garanties et des droits acquis ». Enfin, toujours d’après Lamartine, Blanqui aurait reconnu la nécessité d’un pouvoir fort, mais « contre l’anarchie ». Il aurait accordé « sans peine » qu’il fallait « décourager les partis ambitieux et turbulents de la dictature en adhérant à la convoca­ tion de l’Assemblée nationale474895012». Bref, Blanqui se serait renié luimême et séduit, touché subitement par la grâce, aurait acquiescé aux vues de Lamartine. On comprend que celui-ci, victime de ses propres illusions, en ait conçu quelque orgueil, d’autant plus qu’il considérait Blanqui comme « un homme supérieur par le tact, par l’esprit, par la diplo­ matie populaire à tous les meneurs du moment4® ». Aussi bien déposa-t-il dans le même sens au procès de Bourges. Il y déclara, par­ lant de Blanqui : La conversation fut très intéressante de sa part et je dois dire que nous fûmes d’accord sur tous les points ; je ne pus croire qu’il dissimulât ; il n’y aurait eu aucun intérêt, car nous parlions alors au moins d’égal à égal et je dois déclarer que je fus extrêmement satisfait de la conversation du citoyen Blanqui46. Sans doute, au prononcé de ces paroles généreuses, Blanqui, du banc des accusés, fit de la tête un signe de remerciement80. La déposition de Lamartine, l’une des rares qui fût favorable à Blan­ qui, explique ce geste. Aller plus loin serait se fourvoyer. Blanqui n’entérinait nullement les allégations du barde de la Révolution de février sur les résultats de la conversation et la preuve, c'est que son attitude politique postérieure ne correspond en aucune façon aux audacieuses affirmations suivant lesquelles le révolutionnaire repenti aurait parlé à son club dans le sens exposé par Lamartine, et aurait fait « revenir sur leurs pas les factions qui commençaient à protester contre les élections81 ». Lamartine voit dans cette conversation un « dialogue politi­ que” ». L’expression est inexacte, à tout le moins excessive. En fait, ce fut surtout un monologue car, si l'on en croit Blanqui, « La­ martine avait gardé presque toujours la parole, ce qui dispensa le 47. 48. 49. 50. 51. 52.

Ibid., p. 249-250. Ibid., p. 150. Moniteur, 18 mars 1849, p. 162. [Audience du 15 mars.] Ibid. Lamartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 250. Ibid.

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visiteur de tout exposé5* ». Tout donne en effet l’impression que le prudent Blanqui ne livra que ce qu’il voulut bien perdre et 1on comprend, dans ces conditions, qu’il parut aux yeux de Lamartine, « un homme dépaysé dans le chaos, qui semblait chercher de la lumière, et une route à tâtons à travers le mouvement5354 ». Pour les mêmes raisons, on comprend que Lamartine ait fait ensuite « dégénérer la conversation en entretien fam ilier55567 ». Entrevue Lamartine-Blanqui (2* phase). Ce fut la seconde phase de l’entrevue et voici le compte rendu qu’en donne Lamartine : Blanqui sembla s'abandonner avec Vépanchement d'une âme ul­ cérée et fermée par la persécution qui s'ouvre et qui se détend dans une intimité de hasard. Il raconta à Lamartine sa vie, qui n'était qu'une longue conjuration contre les gouvernements ; ses amours pour une femme que sa captivité n'avait pu détacher de lui et que ses disgrâces avaient tuée ; ses longs emprisonnements, ses réflexions solitaires ; ses aspirations à un Dieu 58, ses instincts antisanguinaires, mais son goût presque insurmontable des complots, espèce de. seconde nature, contractée dans ses premières conspira­ tions. Il fut simple, naturel, élevé, quelquefois attendri67. Que faut-il penser de cette partie du récit ? Remarquons que Lamartine n’est affirmatif que dans l’idée qu’il se fait de la personnalité de Blanqui. Il commence par employer un verbe indiquant qu’il n’est pas sûr que Blanqui s’abandonna dans ce qu’il appelle une « intimité de hasard ». Effectivement, il y a un abîme entre le Blanqui de circonstance que nous présente Lamartine et le Blanqui de la réalité constante. C’est ce qui a permis à un ami de Blanqui d’écrire dix ans plus tard : Tous ceux qui auront vécu une heure de leur vie avec le vrai Blanqui ne pourront s'empêcher de rire, en voyant cette copie sen­ timentale et niaise que M. de Lamartine voudrait faire passer pour l'original58. Dans la phase finale de son récit, Lamartine après avoir trouvé en Blanqui « toutes les aptitudes et tout le tact d’un homme né pour les négociations », dit lui avoir demandé « s’il consentirait à servir une République selon ses vues dedans ou dehors ; si ce rôle d’éter­ nel critique et d’éternel agresseur des institutions de son pays ne 53. 54. 55. 56.

L'Enfermé, p. 144. Ibid. Lamartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 250. ^Sur le déisme de Blanqui avant son athéisme voir Dommanget, Les idées

politiques et sociales d’A. Blanqui, début du chap. iv. 57. Lamartine, Histoire..., op. cit., t. II, p. 250-251. 58. Blanqui devant les révélations historiques, p. 38.

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lui semblait pas lourd, stérile, ingrat, nuisible à la République ellemême596012345 ». Lamartine ajoute que la pertinence de ces réflexions n’échappa point au chef de conjurés qui, dit-il, « ne parut même pas éloigné de l’idée de servir au-dehors un gouvernement dont il honorerait les ministres et dont il partagerait les vues90 ». Ce texte est corroboré par un autre dans lequel Lamartine écrit, en parlant de Blanqui : Si je Vavais revu plus souvent, je n'aurais pas désespéré de lui pour les grandes utilités de la République#1. Nous arrivons ici au point crucial de l’entretien. Oui ou non, Lamartine a-t-il offert un poste diplomatique à Blanqui ? Gustave Geffroy estime que « la combinaison rêvée par le minis­ tre des Affaires étrangères n’apparaît pas si fantaisiste, elle prouve qu’il avait deviné une force en Blanqui ». Geffroy pense qu’avec d’autres entrevues, les deux hommes seraient tombés d’accord, et il est pourtant de l’avis d’H. Castille qui affirmait qu’en pleine Révolution, Blanqui préférait certainement un grenier dans Paris à l’empire du Japon *2. Jean Bernard considère l’offre comme certaine. Il dit que Blanqui refusa après hésitation et qu’il resta l’incorrigible insurgées. Comme il arrive souvent, Jean Bernard n’indique pas ses références, mais on a tout lieu de penser que, de même que Geffroy, il s’inspire de Lamartine. Lamartine n’a pas caché son dessein de canaliser vers les chan­ celleries et les consulats l’activité et le talent d’un certain nombre de chefs républicains qui trouvaient alors audience auprès du peu­ ple de Paris M. Il se peut donc, non pas qu’il ait offert une fonction quelconque à Blanqui — il savait que son interlocuteur devant une telle injure serait parti en claquant les portes — mais qu’il lui ait montré les services qu’il aurait pu rendre par sa finesse, son habi­ leté, son esprit étendu si, au lieu de conspirer, il se mettait loyale­ ment au service de la République. En tout cas, Blanqui dément formellement la prétendue offre d’une ambassade et dénonce comme romanesque l’histoire de la Révolution de février de Lamartine55. Quant à Castille qui nous rapporte ce témoignage, il pense que Lamartine n’était pas « absurde » au point de formuler une propo­ sition de ce genre. C’est bien notre avis. Comment se termina cette étrange entrevue qui, pour ne point 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65.

Lamartine, op. cit., t. II, p. 251. Ibid. L'Enfermé, p. 144-145. Ibid. Jean Bernard, La Vie de Paris, 1922, p. 373. L amartine, op. cit., t. II, p. 239. H. Castille, L.»A. Blanqui, p. 55.

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étonner de la part de Lamartine, n’en semble pas moins anormale de la part de Blanqui ? Lamartine dit : Blanqui et le membre du Gouvernement se séparèrent après un entretien de plusieurs heures, satisfaits en apparence l’un de Vautre, et prêts à se revoir si les circonstances ramenaient la nécessité d’autres entrevues". « Satisfaits en apparence ! » Cela ne procède pas d’une vue très optimiste pour un homme qui, de son propre aveu, « avait obtenu tout ce qu’il voulait de Blanqui667689». Réflexions sur cette entrevue. Aussi, ne sommes-nous pas éloigné de croire à la version qui rap­ porte qu’en sortant du ministère des Affaires étrangères, Blanqui, édifié sur le caractère politique de Lamartine, fit devant quelques amis un portrait de l’homme d’Etat peu conforme à l’opinion gé­ nérale M. Blanqui s’était aperçu à travers le flux de paroles qui s’échap­ paient des lèvres du poète qu’il y avait là un homme suffisamment roué, fou de popularité, c’est vrai, mais confondant les satisfactions de la vanité avec l’application d’un système de réaction parfaite­ ment arrêté dans son esprit". Après avoir regardé à toutes les fenêtres de la conscience de Lamartine, Blanqui se convainquit que si le ministre des Affaires étrangères ne pouvait, ni ne voulait pousser la Révolution dans sa véritable voie, sa puissance était grande pour l’entraîner à l’abîme et qu’il allait mettre tous ses soins à l’accomplissement de cette œuvre 7071. Il considéra Lamartine « comme un homme très dange­ reux pour la République » parce qu’il se croyait destiné à sauver la société et que la foule des peureux l’acclamait Ce rôle plaisait à Lamartine qui, selon Blanqui, avait entrevu les larges perspectives d’une immense scène sur laquelle il espérait pouvoir se draper à Vaise. Le poète-alcyon voulait chanter sa prose sur la crête des vagues humaines gonflées par l’orage des passions politiques n. Effectivement, pendant quatre mois, Lamartine joua son rôle de « sauveur » en abreuvant le peuple de phrases magiques, en le saoulant d’adjectifs ronflants. Jusqu’au jour où la Réaction le brisa parce qu’elle n’avait plus besoin de lui, « l’aida puissamment à stériliser la Révolution et à la pousser dans les bras du despo66. L amartine, op. cit., t. II, p. 251. 67. Ibid., p. 250. 68. Blanqui devant les révélations historiques, p. 34-35.

69. Ibid., p. 45. 70. Ibid., p. 45. 71. Ibid., p. 46.

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tisme n ». Malgré cet affront, on voit encore Lamartine attaché à l’idée d’une « République conservatrice et progressive, la seule durable, la seule possible TS ». Même en août 1850, il est pour la « République honnête et modérée », dût-elle vivre « de malédiction ». 11 écrit cela à son ami M. de Circourt et ajoute cette image signifi­ cative : On maudit aussi le vaisseau où. Von est baloté et où Von a le mal de mer, mais on préfère le chaos des flots et Vinconvènient du mal de mer au danger de se précipiter dans le gouffre sans fo n d 7234*. Pour Lamartine, le gouffre sans fond, c’était ce qu’il appelait « la démagogie », autrement dit le socialisme sous sa forme révolu­ tionnaire : juste le contraire de ce que voulait Blanqui. Dans la mesure où l’on admet cette interprétation des sentiments intimes de Lamartine, — et elle concorde avec les conclusions auxquelles aboutit Henri Guillemin ”, on est bien obligé de considérer comme une folie sa prétention de se servir de l’énergie et des forces dont disposait Blanqui pour faire les affaires de la Conservation sociale. Et ce ne fut pas une folie moindre son extraordinaire prétention de se faire un instrument d’un homme comme Blanqui. Pourtant, cette prétention fut réelle. Ne l’a-t-il pas avouée en pleine Assemblée nationale le 12 juin 1848, en réponse à ceux qui lui avaient reproché son entretien avec Blanqui ? Dans l’une de ces « hallucinations poétiques 76 », il s’écria, suscitant les bravos et les applaudissements prolongés de ses collègues : Eh ! oui, j ’ai conspiré avec Sobrier, fa i conspiré avec Blanqui, fa i conspiré avec plusieurs autres. Savez-vous comment fa i cons­ piré ? fa i conspiré comme le paratonnerre conspire avec la fou­ dre... pour en dégager Vélectricité, pour persuader à ces hommes ce que fa i souvent eu le bonheur de leur persuader sans peine : qu’il fallait se prémunir contre le danger de proclamer je ne sais quelle dictature arbitraire et violente de l’opinion exclusive d’une partie du peuple de Paris contre l’opinion légalement constituée de la France 7778. On a beaucoup discuté sur le sens de cette figure oratoire éblouis­ sante. Lamartine lui-même s’est trouvé contraint le lendemain de monter à la tribune pour l’expliquer 7i. Mais, même si l’on admet que Lamartine voulait, en établissant des rapports avec Blanqui, simplement raffermir sa puissance et obliger ses collègues à compter 72. Blanqui devant les révélations...» p. 48. 73. Lamartine, op. cit., t. II, p. 490. 74. Bulletin d*autographes Noël Charavag, n° 488, septembre 1917, p. 21, n« 84 619. 78. Henri Guillemin , Lamartine et la question sociale, Plon, édit., 1946. 76. P roudhon , Les Confessions d*un révolutionnaire, p. 33.

77. Moniteur, 2* snppl. aux n°* 164-165, 12-13 ju in 1848, p. 1351. 78. lbid.t 14 juin 1848.

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davantage sur lui ”, il faut bien convenir qu’il a caressé l’espoir, en s’approchant du révolutionnaire, de « soutirer le fluide extermi­ nateur 7980 ». Envisagée sous cet angle, la tentative de Lamartine se traduisit par un échec complet et, à bien réfléchir, il ne pouvait en etre autre­ ment. Comme l’a fait très judicieusement remarquer Adèle Esquiros, ni Raspail, ni Blanqui ne pouvaient suivre le courant magnétique d'une nature aussi mobilef aussi douteuse, aussi suspecte d'attache­ ment à la monarchie [que celle de Lamartine], Si c'est une figure de rhétorique, elle est mauvaise, si c'est une insinuationf elle est perfide 818234. De son côté, Hippolyte Castille observe non moins judicieusement qu’a priori rien ne pouvait sortir « d’un entretien entre deux hom­ mes aussi dissemblables » et a fortiori si l’on songe à la prétention du poète d’envelopper le conspirateur w. Le seul résultat qu’obtint Lamartine, si l’on tient compte des brocards lancés postérieure­ ment à son adresse par Blanqui, fut d’être considéré désormais par celui-ci à la fois comme « l’un des hommes les plus dangereux à la Liberté 88 » et comme un grand comédien ®\ Il parle de ses « méta­ morphoses », de ses « costumes omnicolores », de son orientation qui dépend de « la lune révolutionnaire ». Il le définit un « capi­ taine Cook de la politique au long cours », un « Sinbad le Marin du xix* siècle, plus merveilleux que son prédécesseur des Mille et Une Nuits », un « voyageur non moins errant qu’Ulysse, mais plus heu­ reux, qui a pris les sirènes pour équipage de son navire et promené sur les rivages de tous les partis la musique si variée de ses con­ victions 8586». Ce ne sont pas précisément des propos flatteurs.

Jugement de Blanqui sur Louis Blanc. Maintenant que nous savons ce que Blanqui pense de Lamartine, il est bon d’indiquer comment il juge Louis Blanc, d’autant plus que ce jugement nous aidera à comprendre son orientation politi­ que. Bien entendu, il ne s’agit point de Louis Blanc en tant que théori­ cien socialiste. Pour Blanqui, celui-là a dit d’excellentes choses M. Il s’agit de Louis Blanc, membre du Gouvernement provisoire, homme politique de la Révolution de 1848, président de la Commission du 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85. 86.

Blanqui devant les révélations historiques, p. 36-37. P roudhon, Les Confessions..., op. cit., p. 33. VAccusateur public, n° 2, do H au 18 juin 1848. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 221. Blanqui devant les révélations historiques, p. 49. Ibid., p. 37. Critique sociale, t. II, p. 100-102. Ibid., p. 316.

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Luxembourg. Pour Blanqui, celui-ci a joué un rôle funeste. Lors­ qu’on l’interrogeait sur ce point, Blanqui répondait : Louis Blanc n'a jamais eu, l'espace d'une heure, la conscience de la force dont il a pu disposer pendant les quarante premiers jours qui suivirent la Révolution de février97. C’est très exactement ce que Lamartine fait observer quand il énonce que le Luxembourg, sous l’influence de Louis Blanc, con­ tribua « à maintenir l’ordre », à « prévenir les expropriations », à modérer « les passions du peuple », à « faire prévaloir l’instinct d’humanité dans les masses 878 ». Ce Luxembourg qui faisait frémir l’opinion conservatrice et intimidait les capitalistes, remarque Lamartine, était un « mal inévitable et qui produisait le plus grand bien 89 ». Il ajoute ces lignes sur lesquelles nous pouvons utilement exercer notre réflexion : Louis Blanc jeté hors du Gouvernement, expulsé du Luxembourg et devenu par cette persécution même l'idole et le Mazianello élo­ quent de deux ou trois cent mille ouvriers oisifs et fanatisés dans Paris, eût été un bien plus dangereux élément de trouble que Louis Blanc, dissertant au Luxembourg, contenu par sa solidarité avec le Gouvernement et contenant ces masses dans un cercle fantastique dont il ne les laissait pas sortir. On ne pouvait pas moins accorder aux ouvriers, soldats de cette Révolution faite au nom du travail, qu'une enquête sincère et libre sur ces questions de travail qui étaient leur politique et leur vie90. Ainsi, Lamartine et Blanqui, en partant de points de vue opposés ne s’en rejoignent pas moins dans leurs appréciations sur l’attitude de Louis Blanc. Mais Blanqui — et c’est logique — parle plus nette­ ment que Lamartine et fixe une date limite à la puissance dont disposa Louis Blanc. Il précise que celui-ci a eu en mains, jusqu’au 16 avril, les atouts pour gagner la partie et qu’il ne s’en est pas rendu compte, autrement dit qu’il a perdu la Révolution. Blanqui, dit un de ses amis, se bornait à cette réflexion91. Non. Il a laissé des écrits qui nuancent son jugement sur Louis Blanc et qu’il est intéressant de faire connaître. Blanqui reproche deux grandes choses à Louis Blanc : sa théo­ rie de l’attente confiante qui n’est pas de mise en période révolu­ tionnaire, et l’orientation trop étroitement corporative donnée au prolétariat, au lieu de l’entraîner sur le large plan politique. Attendre ! attendre encore ! attendre toujours jusqu'à ce que la vérité ait pour elle l'avantage de l'heure et du terrain. Telle fut 87. 88. 89. 90. 91.

Blanqui devant les révélations historiques, p. 49. L amartine, Histoire de la Révolution de Î8b&, t. II, p. 93. Ibid. Ibid., p. 94. Blanqui devant les révélations historiques, p. 49.

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la tactique de Louis Blanc. Pour Blanqui, c c’est renvoyer le triomphe de la vérité aux calendes grecques ou à la semaine des trois jeudis92934 ». Mettre trois mois de misère au service de la République, autre forme de l’attente préconisée par Louis Blanc, c’est prendre le rôle de vaincu quand on est vainqueur. C'est avec ces sornettes qu'on a perdu la Révolution. La phrase de Louis Blanc serait d'un traître si elle n'était d'un imbécile vani­ teux. Les trois mois de misère en ont engendré une. foule d'autres, plus la guerre civile, les massacres, les transportations et le gou­ vernement du sabre... En Angleterre, un gouvernement hypocrite ordonne trois jours de jeûne en signe de repentir dans les grandes calamités. En France, un écrivain stupide proclame trois mois de misère pour l'inaugura­ tion de la République "... Ce qu’il fallait, au contraire — et Blanqui est très ferme là-dessus —, c’est apporter tout de suite une amélioration modeste à la condition des travailleurs. Blanqui pose en principe qu’en temps de Révolution, tout geste de grandeur d’âme et de magnanimité de la plèbe encourage l’arrogance des privilégiés qui en profitent pour se réfugier dans leur Capital « comme dans une forteresse » et pour réduire le peuple à la famine par la fermeture des ateliers. Indica­ tion précieuse : il n’y a qu’à prendre le contre-pied de cette attitude pour travailler efficacement dans l’intérêt populaire. Il faut retour­ ner l’arme meurtrière de la faim contre l’oppresseur et l’amener ainsi à merci. C'est par la faim qu'on dompte les oiseaux de proie Nous avons vu Blanqui traiter Louis Blanc d’écrivain stupide et d’imbécile vaniteux. Ces épithètes témoignent de la sévérité de jugement du révolutionnaire. Elles ne sont pas isolées dans ses manuscrits. Pour Blanqui, Louis Blanc est un « ambitieux sans principes ni scrupules » qui a juré l’extermination de tous les talents, de tous les dévouements qui portent ombrage à sa domina­ tion », c’est un « faux tribun » jaloux, capable de tout « contre les démocrates dont la plume ou la parole peut devenir un obstacle à ses projets95 ». Son grand dessein, au 28 février, lors de la démons­ tration des mécaniciens, comme au 17 mars et au 16 avril, fut la création à son profit d’un ministère du Progrès. C'était sa monomanie, sa marotte. Tout ce qui pouvait s'écarter de cette idée fixe ou aller au-delà dans une voie de salut révolu­ tionnaire, tout ce qui avait une visée plus générale était dénoncé 92. 93. 94. 95.

Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, n # 22, f# 127.

Ibid., n° 138, 23 novembre 1848. Ibid., n° 22, 167. Ibid., 9581, n° 36, f° 305.

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comme obstacle, concurrence, hostilité, aux défiances et à l'animad­ version des masses M. Au mois de mars 1848, d’après de Flotte, en confidence de Louis Blanc, Blanqui apprit que ce dernier comptait sur la ruine de tous les chefs de fabrique pour les amener à une cession gratuite de leurs établissements. Il n’y a qu’à se croiser les bras et à attendre, disait Louis Blanc, « dans un temps donné, ils viendront eux-mêmes supplier l’Etat de prendre pour rien leurs usines >. Blanqui fut révolté par ce calcul qui spéculait sur le chômage universel et sur la misère de millions d’ouvriers « voués aux angoisses de la faim, jusqu’à la consommation de cette ruine prévue ». Il dépeignit vive­ ment à de Flotte les périls d’une tactique barbare qui pouvait fort bien retourner contre la République le désespoir de tant de travail­ leurs très excusables de lui imputer leur détresse et pas assez hom­ mes d'Etat pour admirer la profondeur de la combinaison 9T. Aux yeux de Blanqui, ces « rêves du Luxembourg » n’étaient pas seulement de la « démence » mais du cynisme, car celui qui les caressait « attendait ce beau dénouement dans un palais avec cent francs par jo u r969789» ! Mais ce qui était pire, pour Blanqui, c’est que de pareilles combinaisons décelaient un état d’esprit menant au désastre. Louis Blanc réduisait le grand problème social posé devant tout le pays à une question de cession de quelques usines à Paris comme à de misérables discussions sur les heures de travail et le salaire. Non pas que ces questions fussent oiseuses. Mais à cette période de la Révolution, alors qu’il fallait avant tout ajourner les élections et déjouer les intrigues réactionnaires, c’était un calcul absurde. Au lieu de concentrer l’attention des prolétaires sur la politique générale de salut, on détournait cette attention vers leur intérêt particulier ". Comment expliquer une telle aberration ? Blanqui trouve que les visées personnelles de Louis Blanc exi­ geaient que, sous couleur d’amélioration de leur sort, les ouvriers se transformassent en « conquérants de portefeuilles 10010». Le salaire était le prétexte ; le ministère du Progrès était le but. Ces pauvres aveugles, voyant leur avenir, leur salut attachés à ce ministère fantastique s'y dévouaient avec fanatisme. Ils ne se dou­ taient pas qu'avec le mirage du salariat transformé en fonctions publiques, on les menait aux abîmes et qu'ils couraient, à la suite d'un perfide feu-follet, s'engloutir dans les journées de juin, ce tom­ beau du peuple et de toutes ses espérances 1M. Bibl. nat., ibid., 2e cahier, n° 112. Ibid. Ibid. Ibid. 100. Ibid. 101. Ibid.

96. 97. 98. 99.

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Ce qui révoltait encore Blanqui dans l’orientation de Louis Blanc, c’est qu’elle postulait l’abaissement de Paris. Ce grief ne saurait être sous-estimé quand on sait que la stratégie blanquiste s’appuie essentiellement sur le rôle dirigeant de la grande cité révolution­ naire. Dans une note où il cite en exemple les pourparlers de Louis Blanc avec Derosne et Cail au sujet de la cession de l’usine, Blan­ qui écrit ces lignes suggestives : Folie de cet homme, membre du Gouvernement d'un pays de 36 millions d'âmes qui s'enfermait dans l'horizon de quatre ou cinq grandes fabriques et dirigeait en vue de ce détail imperceptible des mouvements et un ensemble d'efforts dont le résultat, par la prédominance de Paris, entraînait les destinées de la nation entière. Paris, perdu d'honneur aux yeux de la France par cette étroite et égoïste préoccupation de lui seul ; sa suprématie, instrument uni­ que de salut, gaspillée et compromise par le misérable usage qu'en faisaient des insensés au détriment du pays, alors qu'elle n'aurait dû servir que la cause générale 10*. Jugement sur Ledru-Rollin. Ici, comme l’indique la dernière phrase, Blanqui généralise. Il ne vise pas que Louis Blanc ; il trouve la « même ineptie » chez les autres gouvernants. Absorbés par les tumultes, les rivalités, les péripéties de la grande ville, leur vue s’obscurcissait. Elle ne s’éten­ dait pas au-delà des barrières. Semblables au chef-lieu d'une petite cité grecque, oublieux du reste du monde, occupés de la France à peu près autant que de la Chine, apprenant les événements d'Amiens, de Troyes, de Rouen, de Périgueux, de Bordeaux, l'expulsion violente de leurs fonction­ naires comme s'ils avaient lu dans le journal quelque aventure de la province de Honang et de Hounang. Les citoyens faisaient deux cents lieues à franc étrier pour venir apprendre au ministre les dangers de la République, l'attitude menaçante des populations soulevées à la fois par les folies du pouvoir et par le déchaînement des royalistes. Brisés de fatigue et l'âme navrée ils frappaient en vain des semaines entières à la porte de l'Hôtel, tandis que le satrape invi­ sible, paisiblement étendu sur le gazon aux côtés d'une muse roman­ tique, se croyait sans doute Périclès devisant avec Aspasie dans les jardins d'Acadème10S. t satrape invisible, c’est Ledru-Rollin ; sa muse romantique, c’est George Sand. Nul doute que Blanqui, qui procède à leur sujet0213 102. Bibl. nat., ibid. 103. Ibid.

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par discrète allusion, aurait pu donner les noms des républicains éconduits, car il y a des précisions de forme qui ne trompent pas. Mais ce qu’il faut retenir surtout de ce passage, chez le révolution­ naire attaché à la conception du rôle initiateur de Paris, c’est le constant souci de s’intéresser aux choses de la province. Un fil rouge continu relie à cet égard son attitude décisive du Prado à ses critiques contre les gouvernants de l’Hôtel de Ville. Pour en revenir à Ledru-Rollin, est-il besoin d’ajouter que Blan­ qui ne cachait pas en être « l’adversaire décidé » ? Il le tenait, ainsi que Lamartine et Louis Blanc, pour responsable de l’avortement de Février. Il voyait en lui un « dangereux ennemi du peuple 104105678» dont la spécialité était d’endormir sa vigilance à coups de grandes phrases. Il citait, entre autres, le discours de Ledru-Rollin au Champ de Mars en l’honneur de l’armée et contre l’éloignement des troupes : Plus de soupçons, plus de défiances. Dfailleurs, que peuvent faire trois ou quatre régiments ? On croirait que vous pouvez avoir peur, vous si forts ! vous si grands 10*... Blanqui note en quelques phrases tranchantes comme un glaive : Trois mois après, jour pour jour, le samedi 24 juin, 25 mille soldats de ligne et 12 mille gardes-mobiles mitraillaient, sous la direction de M. Ledru-Rollin, ce peuple crédule et niais qui avait accueilli par des cris dfenthousiasme la plaidoirie machiavélique de Vavocat10®. M arx1*1, Engels, Bakounine, Owen et Blanqui. Ces jugements sévères sur Ledru-Rollin, on pourrait s’attendre à les trouver sous la plume de Karl Marx et de Frédéric Engels, étant donné leur opinion et leur appréciation aujourd’hui bien connue, des événements révolutionnaires de 1848. Il n’en est rien et la chose s’explique quand on se reporte à leur attitude politique au cours de la Révolution de février. Expulsé de Belgique, Marx arrive à Paris le 4 mars. Il est appelé par une lettre fort aimable de Flocon au nom du Gouvernement provisoire 1W. Sa vie privée est difficile à reconstituer, ni Jenny sa femme, ni lui-même, ni ses enfants ne nous ayant « laissé de rensei­ gnements » à cet égard. Mais sa vie politique est connue n’en 104. Le Peuple, 2 décembre 1848. [Lettre de Blanqui.] — La Presse, 24 mars 1848. — Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581. 105. Ibid. 106. Fonds M. Dommanget. [Lettre de Blanqui.] 107. Pour toute la suite voir M. Dommanget, Ulntroduction du marxisme en France, p. 46 sq. 108. Socialisme et lutte de classe, n° 6, 15 mars au l*r avril 1914. [D. Riasanov, < Une aventure de Karl Marx en 1848 ».] — Texte complet de la lettre égale­ ment dans Max Beer, Karl Marx, sa oie, son œuvre, p. 87.

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déplaise à Diner-Dénès. Que fait-il à Paris durant les cinq semaines de son séjour ? En dehors de son action au sein du nouveau Comité Central de la Ligue des Communistes dont il est nommé président, rejoint-il Blanqui ? Non. Dès son arrivée, il hante le Club central de la Société des Droits de l’Homme qui siège dans une des salles du Conservatoire des Arts et Métiers. Ce groupement, sûr du con­ cours bienveillant de Ledu-Rollin et Flocon, était encadré par des hommes comme Barbés, Huber, Villain, Napoléon Lebon et beau­ coup de fonctionnaires du nouveau régime. C’était donc, malgré l’in­ tempérance de langage qui se faisait jour parfois dans ses débats, une organisation de contrepoids à la Société Républicaine Centrale. Marx, le 4, s’y réclame du « grand Robespierre ». Le 6, il s’y pro­ nonce contre le projet de Légion germanique patronnée par le poète Herwegh. Toujours à la Société des Droits de l’Homme, Marx le 14, pose la question de savoir si le groupement doit se passer des autres clubs pour formuler des desiderata au Gouvernement provi­ soire, et demande que les épaulettes et autres insignes de grade dans la Garde nationale soient donnés par chaque compagnie qui en res­ terait propriétaire, afin de mettre les grades à la portée de toutes les fortunes. Sur le premier point, il est répondu à Marx affirmati­ vement par le citoyen Guyon présidant le club le 15 et, le même jour, l’assemblée unanime adopte la proposition concernant les insignes des grades. Le 16, Marx demande d’une part, qu’il soit nommé des délégués pour contrôler dans les mairies les listes électorales, d’autre part que les gardes de police soient placés sous l’autorité immédiate des mairies d’arrondissement109. Ces interventions successives et d’autres certainement qui ne sont point parvenues jusqu’à nous, indiquent la place importante qu’occupe Marx dans la Société des Droits de l’Homme. Mais chose aussi significative, Marx double son rôle actif dans cette société en se rendant à La Réforme, en y collaborant, en allant voir Flocon. Blanqui, Flocon et La Réforme étant loin de faire bon ménage, inu­ tile d’insister sur la position politique différente de Marx et de Blanqui. Rien ne permet même d’affirmer que Marx ait assisté à titre d’information, à une séance de la Société Républicaine Cen­ trale. On ne peut pas plus affirmer qu’il ait participé à la manifesta­ tion du 17 mars. C’est néanmoins probable puisque, le 14, il proposa que la Société des Droits de l’Homme tînt sa propre démonstra109. Samuel Bernstein, « Marx à Paris en 1848 », in Science and Society, III, p. 939. — Luc Somerhauser, L’Humanisme agissant de Karl Marx, chap. xx i.__ Joseph Diner -Dénes, Karl Marx. L’Homme et son genre, p. 39. — Souvenirs sur Marx et Engels, Ed. de Moscou (Jenny Marx), p. 233 sq. — Léopold Schwaazschild , Karl Marx, trad, franç., Ed. du Pavois, p. 169 sq. — N icolaïevski-Mœ n chen -H elfen , Karl Marx, Ed. Gallimard, p. 127 sq. — Depuis la rédaction du present ouvrage, Samuel Bernstein est revenu sur la question dans le chapi­ tre 18, p. 290-293 de son livre Auguste Blanqui9 Maspero éditeur.

L’offensive contre Blanqui : manœuvres et ostracisme

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tio n 110. En tout cas, Marx présent ne pouvait être que dans les rangs de la Société des Droits de l’Homme ou du club des travailleurs alle­ mands de Bornstedt, formé en opposition à l'Association démocra­ tique allemande de Paris. La position d'Engels est la même que celle de Marx. Durant son séjour à Bruxelles, aux premiers temps de la Révolution, il approuve l’expulsion de Bornstedt, second d’Herwegh de la Ligue des Communistes et envoie des papiers à La Réforme. Aussi Flocon — « le père Flocon » comme Engels l'appelle familièrement — est « très bien disposé » à son égard. Tous deux sont en termes ami­ caux11112345. Ils y restent après un contact direct, lors du retour d'En­ gels à Paris, qui se situe postérieurement à la journée du 17 mars. Dans une lettre à son beau-frère Emile Blank datée du 25 mars, Engels donne son opinion sans souffler mot de Blanqui : Les ouvriers d’ici — 200 à 300 mille environ — ne reconnaissent personne hormis Ledru-Rollin et ils ont raison. Il est plus résolu et plus radical que les autres. Flocon aussi est très bien. Je suis allé le voir plusieurs fois et j ’y vais encore tout de suite. C’est un très honnête homme 11#. Deux jours après, dans une lettre beaucoup plus longue, Engels analysant la situation et les forces en présence ne mentionne pas plus Blanqui et continue à faire confiance à Ledru-Rollin, à Flocon et au groupe de La Réforme, sauf « le petit Louis Blanc » qui se compromet « par son ambition et par ses plans insensés ». Engels voit le vieux Imbert, qu’il a connu dans l'émigration depuis l’affaire du 12 mai 1839 et qui est devenu gouverneur des Tuileries118. Mais Imbert, pourvu d’un poste officiel, ne peut plus être consi­ déré comme blanquiste. Ainsi que pour Marx, on ne peut savoir si Engels a assisté à une séance du club de Blanqui. Et c'est seule­ ment après coup, en 1850, dans ses articles de la Neue Rheinische Zeitung que Marx, avec Engels sans nul doute, verra dans Blanqui la personnification du socialisme révolutionnaire, du communisme et de la dictature prolétarienne en 1848 1M. Bakounine, en 1870, trouve que dans « cette fantasmagorie révo­ lutionnaire de 1848 », il n’y a que « deux hommes réels : Proudhon et Blanqui ». Il traite les autres de « mauvais comédiens qui jouèrent la Révolution ». Louis Blanc n'est qu'un « Robespierre en minia­ ture », Ledru-Rollin, « un avocat et rhéteur boursouflé aux allures et aux prétentions dantonesques ». Ni l’un ni l'autre, à ses yeux, n’ont su « ni penser, ni vouloir, encore moins oser 118 ». Mais pendant sa présence à Paris, Bakounine pas plus que Marx 110. Bernstein , a rt. cité, p. 352.

111. Correspondance Marx-Engels, Ed. Molitor, t. I, p. 154-155. 112. Le Combat marxiste, ju ille t-a o û t 1935, n°* 21-22, p. 15.

113. Ibid., p. 15-16. 114. La lutte des classes en France, trad, de Léon Rémy, p. 147. 115. Œuvres, Ed. Stock, t. II, p. 191-192.

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et Engels n’appuie Faction de Blanqui. Il fait partie des Monta­ gnards de Caussidière, couchant sur la paille, rue de Tournon. Il visite les clubs « respirant par tous les pores Fivresse de l’atmosphère révolutionnaire ». Il est un des préparateurs de la journée du 17 mars et, malgré son tempérament volcanique, il n’a de rapports, de son propre aveu, qu’avec Louis Blanc, Albert, Flocon, Caussi­ dière et seulement De Flotte parmi les blanquistes. La chose est confirmée par Herzen comme par Arnold Ruge. Du reste, la façon dont Blanqui parlera de Bakounine en 1866 indique bien qu’il n’a pas eu de rapports avec lui jusque-là116718. Parmi les autres communistes étrangers qui se jetèrent dans la fournaise parisienne en 1848, il convient de mentionner l’anglais Robert Owen que le frère aîné d’Auguste, Adolphe, n’avait pu voir lors de son passage à New Lanark en 1823, mais dont il avait vanté l’établissement industriel. Arrivé dans la capitale fin mars, le « hi­ bou funèbre », comme l’appelait un réacteur du temps, fit afficher début d’avril une adresse à la nation française et lança le 1er juin une proclamation au peuple français. Il s’éleva dans un ouvrage contre les demi-mesures et les élections prématurées, ce qui ne pou­ vait que plaire à Auguste Blanqui. C’est au club de Cabet qu’il prit la parole et c’est là qu’il fut acclamé m. S’il avait assisté, ne fût-ce qu’à une séance du club de Blanqui, on le saurait. Ainsi Blanqui, isolé par de savantes manœuvres des Français qui eussent pu le suivre, ne trouvait aucun appui parmi les leaders communistes et socialistes étrangers présents à Paris, et l’on doit remarquer qu’avec un ensemble touchant, ceux-ci fréquentèrent ou épaulèrent ses adversaires ou compétiteurs. Explication de Vostracisme dont Blanqui fut victime. D’où provient cet ostracisme de la part d’hommes si proches de Blanqui idéologiquement ? La question mérite d’être posée. Peut-on faire entrer en ligne de compte comme argument sérieux, la position de Blanqui par rapport aux Légions étrangères ? D’abord, la Société Républicaine Centrale ne soutint la Légion germanique que par voie de collecte118. Une collecte qu’il était bien difficile de repousser sur le terrain de la solidarité. Rien dans l’état de la documentation ne permet d’avancer que la Société ait été plus loin 116. Dragomanov, Correspondance de Michel Bakounine, p. 41-43. — Kaminski, Bakounine, p. 87-88. — Confession de Bakounine, trad. Brupbacker, p. 105-106. — Lettre de Blanqui à Lacambre, 28 septembre 1866, Fonds M. Dommanget. 117. Les Affiches rouges, p. 126-128, 195-197. — Dialogue sur le système social entre la France, le monde et Robert Owen, 1848. — Société fraternelle centrale, 7* et 8• discours du citoyen Cabet sur les élections. — Discours de Robert Owen, in-8, 1848, Bibl. nat., Lb M/932. — Adolphe Blanqui, Voyage d*un jeune français en Angleterre et en Ecosse, in-8, P aris, 1824, p. 182-183. 118. L ucas, op. cit., p. 217-218.

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et l’on ne voit pas que les blanquistes aient défendu alors « l*idée de la guerre révolutionnaire » comme l’écrivent Nicolaïewski et Moenchen-Helfen n9. Nous croyons que cette thèse s’appuie sur le récit d’Alphonse Lucas1192012qui sacrifie visiblement la vérité au désir du pittoresque et du discrédit. Certes, en tant que président, Blanqui annonça le 20 mars avec chaleur la nouvelle de la Révolution en Prusse, ce qui suscita l’enthousiasme de la Sociétém, mais n’im­ porte quel autre révolutionnaire eût agi comme lui, et cette satis­ faction de voir un grand pays entrer dans la voie démocratique n’implique nullement une attitude définie par rapport à la question des Légions. Absolument rien dans les assises de la Société pas plus que dans les discours de Blanqui à cette époque ne vient cor­ roborer cette thèse. Du reste, s’il est un leader qui dénonça tou­ jours l’abus de la tradition révolutionnaire, ce fut Blanqui. Il la connaissait pourtant mieux que quiconque par son père, ancien conventionnel girondin, par sa mère, par sa tante ou plutôt sa grand-mère adoptive qui avait tenu sous la Terreur une pension de députés, par l’enseignement de Buonarroti, par ses lectures enfin. Mais, suivant ses expressions, il se refusait à « s’enchaîner à un drapeau vieilli et décoloré », à tomber dans « le romantisme poli­ tique » en récitant des « formules déclamatoires122123». Au surplus, si Marx et Engels ont pu éprouver quelque humeur en voyant le club de Blanqui encourager par voie de souscription la Légion germanique, en sens contraire Bakounine, partisan de la Légion polonaise, a pu considérer d’un œil favorable ce geste élé­ mentaire de solidarité. Une position contradictoire aboutissant à des résultats identiques ne saurait donc logiquement être retenue en l’occurrence. La question des relations antérieures de Marx-Engels et Bakou­ nine avec Flocon et la collaboration de tous trois à La Réforme constitue un argument plus sérieux. En ces premiers temps de la Révolution, il était difficile pour un Français de se libérer des ami­ tiés en matière politique, l’exemple d’Armand Barbés le m ontre12*. A plus forte raison pour des étrangers jetés brusquement sur le pavé de la capitale en ébullition. Nous savons, par ailleurs, que de grandes manœuvres d’enveloppement, d’habiles pressions et même des cajoleries se firent jour de la part de diverses fractions de l’Hôtel de Ville, spécialement de la fraction rolliniste, afin de cir­ convenir et de chambrer les cadres révolutionnaires. Quant au lan­ cement du document Taschereau, il ne put — c’est l’évidence même — que donner un sens aux allusions malveillantes que les 119. N icolaïevski et Mœnchen -H elfen, op. cit., p. 128. 120. La Voix des Clubs, 18 mars 1848. 121. Ibid. 122. M. Dommanget, Les Idées politiques et sociales de Blanqui, op. cit.. Rivière édit., « Blanqui et la Révolution française ». 123. M. Dommanget, Un drame politique en Î8k8, Blanqui et le document Taschereau, chap, i, « L’Intrigue ». 5

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rollinistes n’avaient pas manqué et ne manquaient pas de produire contre Blanqui. Il faut aussi considérer les particularités du caractère de ce der­ nier. Il était difficile d’avoir des rapports avec lui. Ce n’est pas pour rien qu’il avait passé des années en prison. Toujours il se tenait à l’écart et il ne lui était guère loisible de contrebalancer l’influence de ses adversaires. C’est un fait qu’il convient de ne pas sous-estimer. Néanmoins, il faut aller plus profond car il serait ridicule de recourir, comme explication, aux seuls facteurs subjectifs. Passe encore à la rigueur pour Bakounine chez qui, le tempérament, l’es­ prit de lutte, les relations jouaient un rôle prépondérant. Mais il n’est pas croyable que des intellectuels de l’envergure de Marx et d’Engels, rompus à l’analyse des situations, rebelles à toute grise­ rie, n’aient été guidés dans leur comportement vis-à-vis de Blan­ qui que par de tels facteurs. Engels nous met peut-être sur la voie par sa lettre du 28 mars 1848 déjà citée, en formulant le programme que le Gouvernement provisoire devrait adopter. L’ami de Marx reproche à ce Gouver­ nement de ne pas avoir le courage de se procurer les fonds néces­ saires à la réalisation des promesses faites aux ouvriers en adop­ tant « des mesures révolutionnaires dirigées contre la bourgeoisie ». Il énonce quelques-unes de ces mesures : l’impôt progressif, l’im­ pôt sur l’héritage, la confiscation du bien de tous les émigrés, la constitution d’une banque d’Etat, l’embargo sur l’or. Les quatre premières de ces mesures impliquant « des infractions despotiques au droit de propriété et aux conditions bourgeoises de la produc­ tion », figurent dans le programme de revendications immédiates du Manifeste Communiste lî4 dont mille exemplaires en allemand arrivèrent précisément à Paris en cette fin du mois de mars Il s’en faut, certes, que les partisans de La Réforme aient pré­ conisé ces mesures qui, presque toutes, comme nous l’avons vu, avaient été soutenues au club de Blanqui. Mais la Société Républi­ caine Centrale ne rédigea aucune adresse pour les soutenir devant l’opinion et le Gouvernement, alors que le club de la Révolution vota le 4 avril en ce qui concerne les quarante-cinq centimes un texte demandant l’exonération des petits contribuables et préconi­ sant une forme progressive d’imposition sur le revenu On peut penser que si Blanqui, avec son talent de plume, avait mis l’accent sur les mesures fiscales bien plus radicales préconisées par son club, comme il l’avait fait pour les mesures politiques, Marx et Engels l’eussent appuyé en dépit de leurs attaches avec les rolli­ nistes. Il est incontestable, en effet, que c’est seulement dans la Société Républicaine Centrale que furent alors formulées les mesu-12456 124. Le Manifeste communiste, trad . Ch. Andler, 1906, p. 53-54. 125. Bernstein, art. cité, p. 343. — Somerhauser, op. cit., p. 134. 126. La Vraie République, 6 avril 1848.

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res demandées par Engels et qui constituaient, à ses yeux, les moyens indispensables « pour révolutionner tout le régime de la production 127 ». Mais la Société Républicaine Centrale n’ayant pas extériorisé par une adresse sa position sur les problèmes fiscaux et économiques, peut-être Marx et Engels ignoraient-ils sa position. Comment veut-on, dès lors, que les auteurs du Manifeste Commu­ niste aient éprouvé le besoin de rompre avec leurs amis pour con­ juguer leur action à celle de Blanqui ? En ce qui concerne Owen, boudeur de l’action politique considé­ rée par lui comme impuissante, inventeur de système, bâtisseur de cités utopiques, on comprend très bien sa préférence pour le club icarien. Au demeurant, comme l’écrit J. Prudhommeaux, le biographe de Cabet, le communisme icarien n’est, au fond, que l’owénisme dépouillé de sa philosophie128 et Cabet a reconnu que le système socialiste d’Owen se rapproche tellement du sien « qu’on pourrait dire qu’il se confond avec lu i129 ».

127. Le Manifeste communiste, trad. Charles Andler, p. 53-54. 128. L'Icarie et son fondateur Etienne Cabet, p. 134. 129. Ibid., p. 138.

CHAPITRE VI

LA MANIFESTATION DU 16 AVRIL ET SES EFFETS

Les prodromes de la manifestation. Les défections de Louis Blanc et de Ledru-Rollin avaient empêché le 17 mars l’épuration du Gouvernement provisoire. Par une nou­ velle journée, les forces populaires espéraient réussir cette opé­ ration. Le 11 avril, à la Société des Droits de l’Homme, un citoyen pro­ pose « une manifestation des clubs et des corporations au Gouver­ nement provisoire, pour lui donner de la force et le mettre à même d’appliquer des remèdes énergiques à la situation actuelle1 ». On parle, vers le même temps, d’un Comité de Salut Public susceptible de prendre en mains le pouvoir et d’annuler le décret convoquant les comices électoraux. Ce décret fixant la date des élections au 23 avril, il faut faire vite si l’on veut aboutir. Il n’y a plus qu’un dimanche disponible, le 16. Il est choisi. Ce jour est précisément la date fixée par les travailleurs pour la préparation de l’élection au Champ-de-Mars, d’officiers d’état-major de la garde nationale pris dans leur sein. En donnant le Champ-de-Mars comme lieu de ras­ semblement, on est donc sûr, le 16 avril, de grouper un nombre imposant d’ouvriers qui ne se seraient sans doute pas dérangés pour une manifestation de rue. Ainsi, la force même des choses et l’action des hommes se rejoignent pour favoriser les vues des adver­ saires du Gouvernement provisoire. Cependant, comme au 17 mars, les rivalités et les haines minaient le terrain même du combat. Il n’y avait pas d’accord dans la minorité siégeant à l’Hôtel de Ville. D’un côté, Louis Blanc et Albert s’appuyant sur les ouvriers du Luxembourg, de l’autre Ledru-Rollin s’appuyant sur les clubs, puis Flocon, plus circonspect et plus loyal envers ses collègues de la majorité, étaient incapables de s’entendre pour coordonner leur opposition. Hors de l’Hôtel de Ville, l’unité d’action n’existait pas plus. Caussidière, tout en soutenant LedruRollin, visait à faire cavalier seul. Barbés était avant tout guidé par sa haine de Blanqui, dépassant de fort loin son hostilité au Gouver­ nement provisoire. Cabet et Raspail se cantonnaient dans une acti­ vité de journal et de club. En outre, le fossé séparant Ledru-Rollin 1. G arn ier-P agès, op. cit., t. II, p. 198.

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de Blanqui, approfondi depuis le lancement du document Tasche­ reau, constituait un obstacle de première grandeur au succès de la journée. Or, sur la liste du Comité de Salut Public qui circulait, les noms de Ledru-Rollin, Louis Blanc et Blanqui figuraient côte à côte. On peut deviner la colère des intéressés. Le ministre de l’Intérieur s’écria qu’il ne figurerait jamais dans un gouvernement dont Blanqui ferait partie, et ce dernier protesta contre une association avec un homme qu’il déclarait déloyala. La vérité profonde c’est que Blanqui, malgré son désir d’action commune, faisait l’office d’un plus grand commun diviseur. Par la crainte et la terreur qu’il inspirait, il empêchait l’indispensable con­ jonction des forces. Sans lui, malgré les difficultés, peut-être se serait-elle faite. Mais sa présence tournait toutes les têtes. On redou­ tait, en renversant le Gouvernement provisoire, de travailler en fin de compte pour le rival exécré. En d’autres termes, on ne voulait pas laisser pénétrer le loup dans la bergerie de peur d’être mangé à bref délai. Ainsi Blanqui qu’on avait essayé de perdre par une savante machination, Blanqui dont le nom avait été inscrit à son insu sur la liste du Comité de Salut Public et qui s’était tenu à l’écart de l’action durant une décade, ne jouait aucun rôle dans la prépara­ tion de la journée, et en devenait la pierre d’achoppement. En fait, bien plus que Blanqui, ce que tous les chefs opposants craignaient — qu’ils se l’avouent ou non — c’était la classe, c’était la méthode politique que représentait Blanqui. Ils voyaient claire­ ment qu’avec Blanqui au pouvoir, tout l’édifice de février serait remis en question et que la porte serait ouverte à la domination de classe du prolétariat. Ils savaient qu’ils pouvaient dès lors faire une croix sur leur avenir. George Sand a parfaitement mis en lumière l’état d’esprit de ces hommes qu’elle connaissait pour les hanter journellement : L'inquiétude s'empare de tous. On aime mieux maintenir le. Gou­ vernement provisoire tout entier que de s'exposer à un coup de main de Blanqui et d'autres8... Série d'entrevues. On a prétendu que Ledru-Rollin fit faire des propositions à Blanqui pour un rendez-vous à la préfecture de Police le 15 avril vers minuit. Blanqui aurait refusé, mais envoyé Flotte à sa place. Ce dernier, après avoir été évincé par Ledru-Rollin, aurait eu une entre­ vue de deux heures avec Caussidière, le ministre étant caché dans un cabinet d’où il entendait la conversation234. Cette version, très répandue et qui, à en juger par le précédent du 30 mars, cadre assez 2. H. Castille, Ledru-Rollin, p. 41-42 ; — Histoire..., op. cit., t. II, p. 222. 3. Karénine, George Sand, t. IV, p. 91. 4. V . Bouton, p. 43.

Profils..., op. cit.,

p. 137. — H. Ca stille ,

Ledru-Rollin, op. cit.,

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avec la manière de Ledru-Rollin — et c’est de là sans doute qu’est venue la supposition —, n’en est pas moins tout à fait invraisem­ blable quand on considère la très vive animosité Ledru-Rollin Blanqui, et le sens profond de la manifestation. Au surplus, elle est repoussée si formellement et si nettement par Blanqui5678 qu’on ne peut l’accepter. De même le rapprochement Blanqui-Cabet qui aurait eu lieu le 14 avril doit être considéré comme imaginaire si l’on s’en rapporte au témoignage de Cabet*. Et comme Raspail déclarera quelques jours plus tard, n’avoir pas vu Blanqui depuis seize ans \ il s’ensuit que les bruits de rapprochement Raspail-Blanqui-Cabet et la menace dictatoriale d’un triumvirat de ces trois personnalités, dont on parla dans la journée du 15 ®, sont également controuvés. Par contre, le rapprochement de Ledru-Rollin avec Lamartine, principal pillier de la résistance, est une réalité incontestable. Il eut lieu le dimanche 16 au matin, in extremis. Comme nous l’avons vu, Lamartine s’était entretenu avec Blanqui la veille, et pour le sonder et dans la vaine espérance de l’amadouer. Dans la nuit, Lamartine avait répandu des émissaires un peu partout afin, soit de dépister les manœuvres hostiles, soit de donner l’éveil et le mot d’ordre aux citoyens modérés. Il s’était assuré le concours d’officiers de la garde nationale, d’élèves de Polytechnique qui, au signal con­ venu, devaient venir défendre l’Hôtel de Ville. Mais il avait cons­ cience que la partie était perdue puisqu’il prit ses dispositions testamentaires, confia sa femme à des amis, et brûla tous les papiers qui contenaient des noms propres ou des secrets de nature à pré­ texter des vengeances 9. Le résultat de l’entrevue Ledru-Rollin - Lamartine fut le torpillage de la manifestation par la conjonction des mesures de sécurité prises par Lamartine et des dispositions d’attaque prises par LedruRollin. Le rappel battit à la fois pour la garde mobile et pour les bataillons de la garde nationnale, soutiens de l’ordre comme pour les bataillons hostiles à la majorité du Gouvernement, lesquels, à la suite de la nouvelle volte-face de Ledru-Rollin, se fourvoyèrent complètement. Il résulte, en effet, d’une confidence d’Eugène Du­ pont, le futur membre du Conseil général de la l re Internationale, confidence certifiée par Darroux et Espirat10, que Ledru-Rollin et ses amis avaient bien formé le projet de se défaire par la force de la partie du Gouvernement provisoire qui les gênaient, sauf Marrast. Le principal instrument de ce coup d’Etat était Barbés et la 12* Légion. Louis Blanc était au courant. Dupont, chef de bataillon dans la 12* Légion fut prévenu le 15 avril, et le 16, effectivement, avec ses 3 500 hommes, il protégea la partie réactionnaire du Gouvernement 5. Le Peuple, 2 décembre 1848. [Lettre de Blanqui.] 6. Le Populaire, 20 avril 1848. 7. U Ami du peuple, 20 avril 1848. 8. KARENINE, op. cit., t. IV, p. 91. 9. Lamartine, op. cit., t. II, p. 310-313, 318. — D. Stern , op. cit., t. II, p. 198. 10. Manuscrits de Lacambre. Fonds Dommanget.

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contre laquelle il croyait marcher. Barbés en fit autant avec le pre­ mier bataillon n. Ainsi s’explique ce rôle étrange de bouclier joué le 16 avril par Barbés, à son insu. Il s’aperçut ensuite qu’il avait été la dupe des intrigants et des modérés, mais il était trop tard On devine que Barbés, ulcéré par l’apparition d’une liste dans laquelle figurait le nom de Blanqui à la place du sien, n’ait rien voulu savoir, tout d’abord, pour donner son concours armé à une combinaison qui pouvait favoriser son rival. Mais l’évolution qui s’était opérée en dernier lieu dans les clubs, explique sa promesse de soutien armé à Ledru-Rollin. Cette évolution, l’ultime réunion du 15 au soir l’avait consacrée. Dans la nouvelle liste du futur gou­ vernement, Blanqui était exclu. Bien mieux, il était convenu qu’après s’être défait de la majorité de l’Hôtel de Ville, on devait se débarrasser de la fraction Blanqui1123. Nulle combinaison ne pou­ vait à la vérité, mieux agréer à Barbés et c’est pourquoi il était cer­ tainement de bonne foi en apportant à Ledru-Rollin le secours de la 12* Légion. L’ultime décision de la Commission des clubs n’étonna point Lamartine qui en fut avisé presque aussitôt14156.Elle n’étonna pas non plus Blanqui. N’était-elle point dans la logique des choses ? LedruRollin, Louis Blanc, Caussidiére et consorts occupaient une position centriste entre le parti modéré du Gouvernement et ce que Lamartine appelle « le parti désespéré de la démagogie14 ». Ils étaient donc ame­ nés, pour s’assurer le succès durable de la journée à frapper à droite et à gauche. Blanqui se savait exposé depuis le 17 mars à la fois aux coups du pouvoir et aux coups des autres opposants. Les sourdes manœuvres qui le visaient au moins autant que la majorité gouver­ nementale ne lui échappaient point. Il n’ignorait pas la disparité de la journée dans l’objectif de ceux qui, comme lui, se réclamaient de la République et du socialisme. Mais il feignit de ne pas croire à cet aspect de la manifestation. Il s’associa au mouvement. D’abord, pour ne point se dépopulariser, car on n’eût pas compris que la Société Républicaine Centrale fût absente d’une démonstration de masse dirigée contre la Réaction de l’Hôtel de Ville. Ensuite, pour être à même de dériver le flot populaire conformément à l’un de ses principes d’action favoris. Lamartine 18 et Proudhon 17 ont très bien compris l’attitude de Blanqui en cette occurrence et Victor Bouton a usé pour nous la faire toucher du doigt d’une image heureuse : Blanqui se trouvait entre Venclume et le marteau, mais il espérait par son énergie ravir Vétincelle et le feu sacré 18. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18.

Ibid. Fonds Dommanget. La Commune sociale, mai 1849, n° 5, art. cité. L amartine, op. cit., t. II, p. 314. Ibid. Ibid. Ibid. P roudhon, Les Confessions..., op. cit., éd. de 1849, p. 27. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 137.

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But de Blanqui. D’après ce qui précède, il est donc certain — comme l’a pressenti Proudhon — que Blanqui n’a pris aucune initiative dans un mou­ vement qui avait pour but, en partie, de le « sacrifier19 ». Mais, comme le lui a fait remarquer à Bourges le procureur général, il n’est pas croyable que Blanqui soit allé au Champ-de-Mars, ainsi qu’il en a fait la déclaration, simplement pour y distribuer à pro­ fusion sa réponse au document Taschereau 20. Il ne lui était, certes, pas indifférent de se laver de la calomnie lancée contre lui, mais il poursuivait sans nul doute un but politique de plus grande enver­ gure. Ce but, encore une fois, et c’est normal, était le triomphe de ses vues. Le mouvement une fois lancé, il pensait, selon l’expression de Lamartine, reprendre « le pas sur ses rivaux » et aussi les écraser « sous une popularité ramassée plus bas dans le peuple21 » formule qui, si elle a un sens, veut dire que Blanqui comptait gagner à lui les couches les plus pauvres de la classe ouvrière. Les raisons que Blanqui a fait valoir à Bourges en réponse au procureur général, pour se disculper de toute visée politique le 16 avril2223ne sont pas fort convaincantes. Il est vrai que la Société Républicaine Centrale ne fut pas officiellement convoquée au Champ-de-Mars, mais Blanqui, son président, a pu en sous-main donner à ses adhérents l’ordre de s’y rendre et la combativité de ceux-ci est un sûr garant qu’à défaut de convocation collective ou individuelle, d’eux-mêmes ils se seraient joints à la foule des mani­ festants. Quant aux faits que Blanqui ne se trouva pas dans la délé­ gation et que la pétition présentée à l’Hôtel de Ville demandait la création d’un ministère du Travail, ils montrent bien que Blanqui n’était pour rien dans la préparation de la manifestation, mais ils ne prouvent nullement que Blanqui n’avait aucune intention de la faire dévier. On sait toujours comment débutent les grands mouvements de masse ordonnés ; on ne sait pas comment ils finissent. A l’aide de ses partisans, Blanqui pouvait exercer des pressions efficaces, peutêtre déterminantes, et Proudhon remarque précisément que : au 16 avril comme au 17 mars, les amis de Blanqui qui se trouvoient un peu partout, à la préfecture de Police comme au Luxem­ bourg, donnèrent le ton au mouvement **. Proudhon, c’est significatif, ne parle pas d’amis de Blanqui rue de Rivoli, en face les Tuileries, au siège de la police supplétive de Sobrier. Et, en effet, il ne semble pas que Blanqui ait eu des parti­ sans dans cette officieuse préfecture de Police de la rive droite. On 19. 20. 21. 22. 23.

P roudhon, Les Confessions..., op. cit., p. 27. Moniteur, 5 avril 1849. L amartine, op. cit., t. II, p. 314. Moniteur, 5 avril 1849. P roudhon , Les Confessions..., op. cit., éd. de 1849, p. 27.

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sait, d’ailleurs, que dans les conciliabules qui s’y tenaient, il n’était question de rien moins que d’assassiner ou d’arrêter Blanqui avec ses amis ou bien de se jeter sur la Société Républicaine Centrale pour y briser tout. Une fois même, l’ouvrier mécanicien Larger, le futur accusé du procès de Bourges, fut mis à la tête de 300 hommes bien armés et partit de la rue de Rivoli pour s’emparer des plus dévoués blanquistes soit rue Bergère, soit rue Boucher, les violenter ou les emprisonner*4. Si aucune de ces expéditions punitives n’eut lieu c’est sans doute parce que Lamartine, qui avait la haute main sur Sobrier et le voyait assidûment, s’employa dans l’intérêt de sa propre politique à modérer parfois les violences des agents de la rue de Rivoli ”. Ce que firent les blanquistes parmi les corporations ouvrières, on n’est pas en mesure de le savoir. Tout au plus peut-on noter que Flotte, l’un des trois délégués des Cuisiniers au Luxembourg *6, avait prise sur ses confrères et que Blanqui, au Champ-de-Mars le 16 avril, était accompagné d’une dizaine de partisans qui ne firent pas que l’aider à distribuer sa philippique contre le Gouvernement provi­ soire ”. Les Montagnards et Caussidière. Ce que pouvaient faire les Montagnards de la préfecture de Police dans le sens blanquiste, il est possible de s’en rendre compte. C’était sérieux, d’autant plus que les Montagnards, bagarreurs de nature et bien armés par surcroît, se trouvaient abondamment pourvus de munitions. Il paraît établi que Caussidière, au 16 avril, ne pouvait guère compter sur eux. Des témoignages concordent sur ce point et d’abord, le témoignage de Caussidière lui-même. Dans ses Mémoires, Caussidière a accusé certains Montagnards d’un projet d’assassinat sur sa personne et il attribue à ce complot contre sa vie l’expulsion des Montagnards de la préfecture et leur confinement à la caserne Saint-Victor". La vérité, comme l’a écrit Blanqui", c’est qu’ « objets des haines de la réaction », les Monta­ gnards « ont été les premiers sacrifiés à son triomphe ». Effective­ ment, la victoire de la réaction est du 16 avril, l’expulsion des Montagnards du 19. Mais cette dénonciation de Caussidière — à une époque où beaucoup de malheureux expiaient déjà sur les pontons « les perfidies de leur ancien chef » — est une indication précieuse.2456789 24. Lettre de Lacambre à Blanqui, 29 novembre 1863, « Témoignage de Larger à la Conciergerie ». Fonds M. Dommanget. 25. Lamartine, op. eit., t. II, p. 240-242. 26. Moniteur, 23 mars 1848. 27. Ibid., 5 avril 1849. 28. La Patrie, 5 au 6 novembre 1848. [Extrait des Mémoires, communiqué par l’éditeur.] — Garnier -P agès, op. cif., t. II, p. 238. 29. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, 306, 308, n° 37.

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Le fait que Blanqui, du donjon de Vincennes où il était enfermé depuis six mois, ait pris la peine de défendre les Montagnards ainsi accusés en est une autre. Blanqui écrit en style corrosif : Le fier magistrat qui devait mourir avec eux les a jetés dehors comme un paquet de linge sale et après les avoir trahis il cherche à les déshonorer. Voilà la vérité 303 1. Eu égard aux circonstances. Blanqui trouve l’audace de Caussidière « vraiment révoltante » ; il proteste hautement contre « la plus bouffonne si ce n’était en ce moment la plus infâme des calomnies » et s’étonne qu’ « un reste de pudeur » n’ait pas retenu au bout de la plume de l’ancien insurgé lyonnais « de pareilles monstruosités ». Il termine sur ces lignes sévères et pleines d’ensei­ gnement : M. Caussidière a répété à satiété que j ’avais empoisonné de mes créatures les rangs de sa garde préfectorale. Absurdité ! Est-ce que, par hasard, il m’en avait confié le recrutement ? Par quelle porte aurais-je donc faufilé mes adhérents ? Je n’ai donc introduit ni pu introduire personne dans ce corps, pas même le farouche M. Borme que je n’ai point l’honneur de connaître. A quoi bon d’ailleurs ces manœuvres ? J’avais pour amis, dans les Montagnards, tous les amis de la Révolution et M. Caussidière se chargeait lui-même d’en augmenter le nombre chaque jour. Il ne pouvait plus compter que sur les mercenaires. Les hommes de dévouement lui échappaient l’un après l’autre. Il avait les écus ; mais les principes dominaient les écus et j ’étais chez lui plus fort que lui : inde iræ ! Tous les pouvoirs, même les plus grotesques et les plus immoraux, prétendent à l’obéissance passive 91. Nous sommes ici au cœur de cette question particulière. Blanqui fournit, si l’on peut dire, la contre-épreuve des attaques de Caussi­ dière et il reconnaît formellement que son influence était devenue prépondérante sur les Montagnards les plus sincèrement révolu­ tionnaires. On pourrait croire qu'il exagère, emporté par la véhémence de la riposte. Mais des gens bien placés pour savoir confirment l’exac­ titude de sa déclaration. C’est ainsi que l’ex-capitaine des gardes de Caussidière, après avoir évoqué les discours frondeurs et les décla­ rations furibondes de Blanqui à son club, contre le préfet de Police ajoute : Ce discours, et d’autres plus violents encore, épouvantaient Caussidière, qui n’ignorait pas que cette portion des Montagnards, dont il commençait à vouloir réprimer la licence, se désaffectionnait chaque jour de sa personne pour s’attacher à Blanqui, dont ils 30. Bibl. nat., ibid. 31. Ibid.

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admiraient Vénergie sauvage, plus conforme à leurs propres carac­ tères 82. Le même auteur, au reste, parle tout aussitôt de « la puissance de Blanqui, qui grandissait chaque jo u r88 ». D’après Victor Bouton, il faudrait dater du 17 mars, pour Caussidière comme pour Ledru-Rollin, la révélation de cette puissance Au mirage éblouissant succède brusquement la perspective ter­ rifiante de l'abîme. La peur de Blanqui devient une obsession chez Caussidière : Caussidière n’en continue pas moins sa marche révolutionnaire, mais il n’absorbe plus, on Vabsorbe ; les éléments de la force se dissolvent dans sa main, et se réorganisent sous une autre influence. Les Montagnards conspirent toujours chez lui et avec lui ; mais il ne les mène plus. Au lieu d’être le moteur, il est Vagent. Au Î6 avril, il voit que son influence est inaperçue : un ennemi puissant s’est élevé à mesure qu’il s’affaissait ; cet ennemi est un rival qu’il s’est créé, qu’il a formé : c’est Blanqui83... Comprend-on maintenant pourquoi l’alerte fut donnée à la pré­ fecture de Police dans la nuit du 15 au 16 avril sur le faux bruit d'un coup de main de Blanqui88 ? Il n’est pas impossible que Caussidière, dont, encore une fois, « la grande préoccupation était Blanqui87 », ait voulu dresser les Montagnards hésitants contre l’homme dont il craignait la contamination. Blanqui le Î6 avril. Tentatives d’arrestation. De toute façon, Proudhon a probablement vu juste quand il a écrit qu’au 16 avril Blanqui a donné le ton au mouvement. On a voulu, en quelque sorte, isoler l’agitateur en cette grande journée d’agita­ tion, mais l’opération ne réussit pas. Quoique étranger à la mani­ festation, Blanqui, à la façon des amibes, y pousse des prolonge­ ments de tous côtés. Suivant l'expression d’un journal du temps, il plane dans l’air « comme un épervier » et l’on se demande avec inquiétude dans tous les milieux qui lui sont hostiles « où il jugera de s’abattre avec ses partisans32345678 ». Il n’est nulle part mais il est par­ tout parce qu’en fin de compte son esprit d’émancipation et de combat est dans la partie la plus agissante du peuple. Il le sait et le sent ; on le sait et on le sent. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38.

A. Chenu, op. cit., p. 160-161. Ibid., p. 161. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 40. Ibid. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 213. D. Stern , op. cit., t. II, p. 294. Le Courrier français, 18 avril 1848.

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La preuve, c’est qu’au Champ-de-Mars, Blanqui agit comme un des organisateurs de la démonstration. Il se permet de demander si les bannières de tels ou tels ateliers et clubs, sur lesquels il compte sont là. Sur une réponse affirmative, il tente d’entraîner la foule. On prétend même que dans ce but, il souffle sur les colères et les passions en faisant courir le bruit que le Gouvernement provisoire a révoqué les délégués du Luxembourg et fermé les portes de leur salle de réunion, qu’il voulait escamoter la République, etc. La preuve encore, c’est que toutes les explications que fournit Ledru-Rollin à Louis Blanc et Albert qui lui reprochèrent de faire battre le rappel, se résument en ces deux phrases : Blanqui veut exploiter la manifestation à son profit. Je ne veux pas livrer la République et la France à Blanqui *®. La preuve encore, c’est que la même pensée animait Barbés quand « ce trop sentimental révolutionnaire », « abusant de sa popularité », s’opposa avec sa 12e Légion au passage des manifestants, mettant ainsi « sa haine stupide au service de la réaction ». Cette attaque de Lacambre est à noter. Jules Vallès se faisant l’écho de révolution­ naires du temps, ulcérés par l’attitude de Barbés, la renouvellera sous une autre forme beaucoup plus tard. Il montrera Barbés des­ cendant sur l’Hôtel de Ville pour « mater la foule qui arrivait du Champ-de-Mars » : Il avait mis, ajoute-t-il, les épaulettes de colonel de légion et était suivi de ceux qui devaient le prendre au collet et le faire pri­ sonnier au 15 mai. Il allait commander le feu sur le peuple ce Bayard de la démocratie3940. Une preuve enfin que Blanqui est bien l’épouvantail de la journée, c’est que parmi les cris de cette garde nationale, qui était venue place de Grève pour faire un rempart au Gouvernement provisoire, à la stupeur des ouvriers « aussi étonnés de rencontrer ces forces que s’ils avaient rencontré l’armée russe41423 », dominaient les cris de A bas Blanqui ! 42 bien que Blanqui ne comptât point parmi les arti­ sans de la manifestation. Du reste, c’est une chose bien significa­ tive qu’un commissaire du gouvernement annonçait à Vendôme le 16 avril que Blanqui était nommé maire de P aris4*. La numismatique elle-même, par le souvenir métallique des événe­ ments, établit d’une façon très nette que la Réaction a fait de Blanqui, le 16 avril, le symbole de la Révolution sociale, le principal ennemi de la journée. Pour commémorer la victoire de 1’ « Ordre », fut frappée une médaille typique. D’un côté figuraient les men39. L. Blanc, Histoire de la Révolution de 18A8, t. II. 40. Souvenirs inédits de Lacambre. Fonds Dommanget. — Le Cri du peuple, 25 février 1884. [Le 24 février.] 41. Moniteur, 15 mars 1849, p. 859. [Bourges, audience du 13 mars, déclaration de Blanqui.] 42. D . S te rn ,

op. cit.t

t . II, p . 301.

43. LfIllustration, n° 271, 6 mai 1848, p. 160.

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tions : « République rouge. Vive Blanqui ou la mort » avec une torche et une hache puis, au centre, un drapeau rouge dont la pointe était une tête de mort surmontée d’un bonnet phrygien avec, à la base, deux tibias entrecroisés. De l’autre figurait la devise « Famille, Patrie, Liberté » avec la mention « Dimanche 16 avril 1848. Mani­ festation spontanée de 200 000 gardes nationaux de Paris contre le communisme 44 ». S’il était besoin d’une preuve surabondante, nous la trouverions dans le fait qu’aussitôt acquis l’avortement de la manifestation, l’ordre d’arrestation fut tout aussitôt délivré contre Blanqui tandis qu’il n’y eut que velléité contre Cabet et contre Louis Blanc. Le bruit de la mort de Blanqui et de Cabet circulait alors en ville. Le sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Carteret, porta lui-même le mandat d’amener touchant Blanqui à la préfecture de Police. Il y eut beaucoup d’hésitations de la part de Caussidière qui craignait une émeute des Montagnards. Cependant il donna l’ordre de pro­ céder à l’arrestation. Le chef de la police de sûreté Allard et un autre chef subalterne en furent chargés. Allard hésita à son tour, comme frappé de terreur. Il demandait quarante hommes. Il ne partit que sous menace d’arrestation personnelle s’il refusait de faire son devoir. Blanqui était à ses yeux « une espèce de bête fauve marchant entouré de vingt hommes arm és45 ». Le directeur de la police au ministère de l’Intérieur, Carlier, qui désirait ins­ tamment appréhender Blanqui, s’offrit à réaliser la chose en deux heures, mais on ne donna pas suite à sa proposition4*. L’ordre d'arrêter Flotte et Lacambre fut également lancé. Flotte dont on s’était saisi en armes le 16 avril sur les marches de l'Hôtel de Ville, avait été relâché au bout d’une heure. Carteret alla s’as­ surer de sa prise de corps ainsi que de celles de Blanqui et Lacam­ bre, à la préfecture de Police. Mais il constata que rien n’avait été fait et il s’en plaignit amèrement. Tout ceci se passait le 17 avril47. Une tentative d’arrestation de Blanqui eut lieu le lendemain. Le commissaire Bertoglio accompagné de quelques agents sûrs, par­ vint à joindre le président de la Société Républicaine Centrale. Il le trouva, comme prévu, entouré d’une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents et prêts à le défendre. Parmi eux se trouvait le capitaine de Montagnards Daniel Borme, de taille à lui seul à rosser trois agents. Comprenant la difficulté de sa tâche, le commissaire balbutia quelques mots insignifiants, ôta son chapeau et se retira, emmenant dans sa retraite les quatre agents qu’il avait placés dans l’escalier48. 44. 45. 46. 47. 48. t. II,

Ibid., n° 320, 14 avril 1849. [Médailles de la Révolution de 1848.] Q uentin-Bauchart, op. cit., p. 244. Garnier-P agès, op. cit., p. 237. Q uentin-Bauchart, op. cit., p. 248. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 235-236. — Garnier-P agès, op. cit.,

p. 238

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Nouvelles luttes. Cette question de l’arrestation de Blanqui devenue décidément un cauchemar, devait se poser à nouveau mais, cette fois, sur l’initiative de Caussidière et avec l’agrément de la majorité du Gouvernement provisoire. Elle prenait l’importance d’une affaire d’Etat. Pour la bien comprendre, il convient de considérer d’une part l’activité politique de Blanqui à la suite du 16 avril, et de l’autre, les ressen­ timents accrus de Caussidière à son égard. Battu, Blanqui ne s’avouait pas vaincu. Son courage était indomp­ table. La réprobation dont il était l’objet faisait sur lui l’effet d’un aiguillon. On le vit bien à la première séance que tint son club après la défaite. En réaction contre les cris qui s’étaient fait entendre devant l’Hôtel de Ville, quelques orateurs faisaient l’apologie du communisme. Blanqui ne laissa pas la discussion s’égarer sur le plan même où la bourgeoisie l’avait portée, comprenant d’instinct son intérêt. Il ramena les assistants à des vues plus réalistes : Il n'est pas question de communisme : il est question de la contreRévolution organisée sur la place de l'Hôtel de Ville. Des citoyens, nos frères, ne comprennent pas la manifestation. C'est une méprise grave [...] Les canons, sur les boulevards, rentreront d'eux-mêmes au repos, et s'ils n'y rentraient pas, nous saurions bien les y faire rentrer [...] Jusqu'à présent, Paris était calme. La Révolution a-t-elle jamais été plus calme, plus imposante ? La réaction, au con­ traire, s'est montrée orgueilleuse et triomphante. La garde natio­ nale a tristement paradé dans les rues, sur les quais, sur la place, de l'Hôtel de Ville... Il faut la confiance, du courage et de la patience, en attendant le grand prix de la revanche4#... C’est pour préparer ce jour décisif que Blanqui — après avoir exhalé sa haine et après avoir écouté différents orateurs réclamant une riposte vigoureuse à la réaction — proposa de donner au club une organisation mieux appropriée au combat. L’un des orateurs avait demandé que le peuple ne descendît plus jamais dans la rue sans ses armes, et un autre qu’une organisation dans le genre des anciennes sociétés secrètes fût créée. Blanqui expliqua pourquoi une organisation de ce genre n’avait pas été cons­ tituée : Ces allures, dit-il, rappelaient trop le temps de la tyrannie ; on avait espéré, sous le règne de la liberté, pouvoir agir sans ce secours. Mais la réaction s’organisant ainsi, il proposait pour le lendemain de nommer des chefs de sections et d'organiser, en un mot, la Société Centrale Républicaine sur les bases des anciennes sociétés secrètes 4950. 49. G arn ier-P ag ès, t. II, p. 231. 50. Commune de Paris, 19 avril 1848.

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La société adopta cette proposition le lendemain 17 en séance secrète, ce même soir où Barbés, avec deux de ses amis, se rendait auprès de Ledru-Rollin pour conférer jusqu’à près de deux heures du m atin515234. La Société Républicaine Centrale nomma, dit Garnier Pagès, des capitaines d’arrondissement, des lieutenants de quartier et on prescrivit aux clubs amis de suivre la même voie. Blanqui reconnaîtra au procès de Bourges, que l’assemblée fut alors divisée en sections dont la place était indiquée par un numéro attaché à la muraille. Il arguera la nécessité d’une organisation d’autodéfense pour protéger les socialistes contre les mauvais traitements qui leur étaient infligés dans les rues. Il affirmera que cette organisa­ tion ne tarda pas à tomber en désuétude et qu’il donna lui-même l’ordre d’enlever les numéros M. Comme il n’est plus question par la suite de cette organisation, on doit conclure qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’un alibi de la part de Blanqui. Ce changement de structure, tout à fait significatif puisqu’il im­ pliquait un raidissement de la société, fut remarqué en haut lieu. Et comme les clubs les plus actifs parlaient à nouveau d’une éven­ tuelle manifestation plus imposante que les précédentes ”, on conçoit l’état d’alarme de l’Hôtel de Ville. Une fois de plus, l’idée se fit jour de se débarrasser de Blanqui considéré comme l’âme des perpé­ tuelles séditions. Parallèlement à l’instruction décidée conjointement par le minis­ tre de l’Intérieur et le ministre de la Justice au nom du Gouverne­ ment provisoire M, Caussidière usant de son droit en tant que préfet de Police, réclama de l’Hôtel de Ville des armes contre Blanqui. Conscient du tournant politique qui s’opérait, persuadé que les Montagnards favorables à Blanqui voulaient attenter à sa vie et proclamer l’insurrection en accord avec des complices restés à l'Hôtel de Ville, Caussidière s’était mis dans la tête d’épurer sa garde. L’ar­ restation de Borme, l’éloignement de 400 Montagnards à la caserne Saint-Victor provoquèrent un tel mécontentement qu'il courait des bruits d’une révolte pour la nuit du 19 au 20. Ledru-Rollin, mis au courant par Albert, en informa Caussidière, l’assurant, en cas de besoin, du concours de la garde mobile, ce qui annonçait « du coup d'œil » comme ne manquera pas de le noter plus tard Blanqui avec sa caustique habituelle. Devant sa position compromise, Caus­ sidière n'hésita plus cette fois à sévir contre Blanqui. Il fit parvenir, le 19, la lettre suivante à l’Hôtel de Ville : Citoyens membres du Gouvernement provisoiref Des mesures graves ont été prises depuis deux jours. Je veux parler du rappel battu dans toutes les légions de la garde natio51. 52. 151. 53. 54.

Rapport de police de Carlier. Enquête Quentin-Bauchart, t. II, p. 229. Procès de Bourges, audience du 13 mars. — Les Accusés du 15 mai, p. 134, Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 231. Ibid., p. 234. — Quentin-Bauchart, op. cit., t. I, p. 265 ; t. II, p. 160-161.

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nale de Paris. J1ai déjà manifesté mon opinion sur Vopportunité de cette mesure ; mais ce qu’il importe de vous faire connaître, ce que vous savez déjà, c’est que le citoyen Blanqui est l’instigateur des mouvements qui expliquent, s’ils ne justifient, ces mesures. Déjà il a été question de mettre ce chef de club et ses lieutenants, les citoyens Flotte et Lacambre en état d’arrestation. Pour cela, je demande. que le Gouvernement provisoire veuille bien m ’envoyer l’ordre. Je prendrai les précautions nécessaires pour que ces arrestations soient faites sans éclat, s’il est possible. Salut et fraternité ! P.-S. Je sais, au reste, de la manière la plus certaine, que le citoyen Blanqui avait des relations jusque dans la préfecture de Police. J’ai fait expulser ce matin des hommes qui se rendaient chez lui à des heures déterminées. L ’ordre d’arrestation devra indiquer Vincennes comme lieu de détention ; c’est là une mesure de précaution que je crois indis­ pensable M. Comme on le voit, rien n’était laissé au hasard dans cette lettre. Caussidière, maintenant que la situation politique s’était éclaircie, n’avait plus à battre ou plutôt à faire semblant de battre des deux mains sur deux enclumes différentes et, calculant bien les choses, il s’efforçait de donner des gages en approuvant le rappel si oppor­ tun du 16 avril, et en précisant pratiquement les mesures à prendre contre Blanqui. Le Conseil provisoire et Blanqui. Régulièrement saisi, le Conseil devait statuer, d’autant plus que Caussidière se faisait pressant dans une autre lettre où il annon­ çait comme nécessaire les rigueurs demandées « pour éviter au Gouvernement non pas un échec, mais une effusion de sang“ ». Cette seconde lettre parvint au Conseil en pleine discussion. Jus­ que-là, le Gouvernement avait répugné à décréter des arrestations. Il craignait de s’engager sur une pente dangereuse. Mais mis au pied du mur par le responsable de la police parisienne et composé d’hom­ mes qui voyaient Blanqui « avec défaveur5567 », ses hésitations ne pouvaient que tomber. En outre, il craignait que la manifestation officielle qui devait se dérouler le lendemain sous le vocable de la Fraternité ne fût une fois de plus détournée de son objet58, Ledru55. Garnier -P agès, op. eit, t. II, p. 239. — Quentin-B auchart, op. cit., t. I, p. 171. 56. Garnier -P agès, t. II, p. 240. — Q uentin-Bauchart, t. I, p. 171. 57. Moniteur, 5 avil 1849, p. 1236. [Terme même de Blanqui à Bourges, audience du 2 avril 1849.] 58. Blanqui devant les révélations historiques, p. 43. — Déclaration de LedruRollin.

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Rollin appuya la demande de Caussidière. Dupont (de l'Eure), Arago, Marie, Marrast, Crémieux, Garnier-Pagès la soutinrent. Lamartine, seul, la combattit*9. Quelles raisons fit-il valoir ? Premièrement, il déclara ne pas voir l’urgence d’abandonner la voie de la conciliation pour la voie de la répression, surtout aux approches de la réunion de l’Assemblée nationale constituante. Secondement, il affirma que Blanqui ne lui paraissait pas plus dangereux que beaucoup d’autres et qu’il valait mieux le surveiller que l’incarcérer : Je l’ai vu, ajouta-t-il, et je crois facile de le ramener. Ne le gran­ dissons pas par une arrestation qui le rendrait populaire auprès de certains démocrates. Ne le posons pas en victime. Paraître le. redou­ ter, c’est en faire un chef de parti redoutable. Je ne puis consentir à ce que je crois une faute *°. A ces raisons exposées de vive voix, Garnier-Pagès dit que Lamar­ tine en joignait d’autres qu’il conservait par-devers lui. L’une était tactique, l’autre correspondait à une espérance secrète. Lamartine estimait, paraît-il, que l’activité publique de Blanqui était utile pour réduire à l’impuissance par la division et la crainte de son succès les autres éléments révolutionnaires de la capitale. Son arres­ tation, en favorisant l’unité de vue et, par suite, l’unité d’action de ces éléments, rendait plus sérieuses les chances d’insurrection et compliquerait d’autant la tâche gouvernementale. Lamartine, par ailleurs, caressait toujours le rêve insensé de faire accepter à Blan­ qui « une situation diplomatique qui convînt à son genre d’esprit et qui flattât son amour-propre ». Il aurait alors, ajoute GarnierPagès, « transformé en instrument utile cet homme dont l’activité fiévreuse était un danger permanent*1 ». Il est certain, quand on va au fond des choses, que la crainte de Blanqui fut pour beaucoup dans l’insuccès des manigances de LedruRollin, de Caussidière, de Louis Blanc..., comme du reste de Lamar­ tine. Un observateur aussi perspicace que Charles Robin, alors président du club de la Meurthe au faubourg Saint-Denis, n'a-t-il pas avoué au milieu d’éloges touchant Louis Blanc ? S’il [Louis Blanc] n’a pas agi aussi rèvolutionnairement qu’il eût dû le faire c’est qu’il craignait les catastrophes sanglantes, les perturbations sociales, le renversement de la République, disons mieux, lâchons le mot, c’est qu’il craignait Blanqui. Que de fautes furent commises par peur de Blanquin ! Au vote, Lamartine et Albert rejetèrent l’arrestation. Tous les autres membres du Gouvernement la votèrent, y compris Louis596012 59. 60. 61. 62.

Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 240. Ibid., t. II, p. 240. Ibid., t. II, p. 240. Charles R obin, op. cit., et Louis Blanc, op. cit., passim.

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Blanc et tout de suite, le ministre de la Justice Crémieux rédigea un mandat d’amener **. Logiques avec eux-mêmes Lamartine et Albert refusèrent de signer ce mandat*4. Cependant Blanqui ne fut pas arrêté soit qu’avec son habileté habituelle il ait su si bien échapper au danger*5 que la police dut renoncer à l’opération, soit que Ledru-Rollin, impressionné par le magnifique déploiement de la garde nationale au cours de la fête, se fût dit, comme il le prétend « Un homme n’est rien contre tout un peuple ** » ! En tout cas, le fait est que le ministre de l’Inté­ rieur donna contre-ordre6364*7. Caussidière annonça la nouvelle aux membres du gouvernement groupés sous l’Arc de Triomphe *8. Le Conseil provisoire et la force armée. Cette fête de la Fraternité ou des Drapeaux qui se déroula le 20 avril de 11 heures du matin aux environs de 11 heures du soir, au milieu d’un peuple immense, fut surtout une importante prise d’armes. On estime que près de 400 000 hommes armés défilèrent devant l’estrade officielle. Cette concentration puissante du peuple, de la garde nationale et de l’armée, fut interprétée publiquement par les gouvernants comme un gage d’unité, de discipline et d’ordre. C’est bien ce qu’ils avaient voulu en lançant le 30 mars l’idée de la cérémonie *970,complé­ tée le 4 avril par la commande de 43 000 drapeaux à la fabrique de Lyonn. Mais on devine qu’ils éprouvaient surtout la satisfaction de voir, couronnés de succès et consacrés par une splendeur qui les surprenait, leurs persévérants efforts en vue d’assurer avec la sécu­ rité du nouveau régime, la stabilité de « l’ordre social ». Pour apprécier à sa juste valeur cette grande satisfaction des hommes au pouvoir, il suffit de s’en référer aux textes officiels. Plus de trente décrets, arrêtés ou proclamations touchant le domaine de la force nous édifient. La vérité qui semble avoir échappé jusqu’ici aux historiens de la Révolution de 1848, c’est que le Gouvernement provisoire, dans sa majorité, fut très consciemment beaucoup plus conservateur qu’on ne le croit. Toutes les armes dont usa l’Assem­ blée Constituante dans les massacres de juin, il les a forgées jour après jour. La garde municipale, licenciée dès le 25 février71 était remplacée 63. 64. 66. 66. 67. 68. 69. 70. 71.

Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 240. Blanqui devant les révélations historiques, p. 42. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 236. Blanqui devant les révélations historiques, p. 43. Ibid. Q uentin-B auchart, op. cit., t. I, p. 226 (déposition de F. Arago). Bulletin des Lois, n® 21, p. 200. Ibid., n® 24, p. 225. Ibid., n® 23, p. 219.

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le 28 mars, un mois après, par une garde civique composée de 1 500 hommes à pied et 300 à cheval ”. Cette garde, ne s’étant pas avérée assez solide, fut épurée à la suite du 16 avril et complétée par le corps des Lyonnais, fort de 700 hommes, le 24 avril. Le même jour était créée la garde républicaine groupant 600 hommes en un bataillon spécial”. La garde mobile de Paris, fondée officiellement le 25 février72734, organisée le 26 sur la base de 24 bataillons avec 1 058 hommes, troupe de volontaires soldés, encadrés partiellement par des offi­ ciers de ligne, armés comme la ligne75, nécessitait déjà le 30 mars l’ouverture d’un crédit de 4 millions et demi 7\ Cette garde mobile pour laquelle on arrêta l’enrôlement dans la capitale à partir du 25 avril et l’incorporation à Paris de la garde mobile de Rouen le 29 77789, fut étendue à la province par la formation de 300 bataillons départementaux. C’était là l’espoir suprême et la suprême pensée de Lamartine. Il invoqua à plusieurs reprises, au Conseil, les c éven­ tualités de guerre étrangère », cachant son jeu pour enlever le vote unanime, car il n’ignorait pas que sa pensée « révélée sous son vrai jour aurait porté ombrage au parti radical ». Il eut même l’ha­ bileté de faire faire la proposition au Conseil par Flocon7®. Ainsi fut créée à l’instigation de l’historien des Girondins, qui ne le cache pas du reste, cette « fédération antisocialiste et antianarchi­ que » qui, en cas de Révolution sociale à Paris, « pouvait étouffer en huit jours la sédition7® ». Bien mieux, pour faire exécuter ce décret, Lamartine songea au général Cavaignac qu’il avait fait son­ d e r8081234et qui avait été gratifié déjà le 28 février, seul et unique entre tous les chefs militaires, du titre de général de division8Î. Le 20 mars enfin Cavaignac, grâce à « la clairvoyance effrayée de Lamartine " » fut nommé ministre de la Guerre88. Ni la garde nationale, ni l’armée régulière ne furent négligées par le Gouvernement provisoire. La première, à Paris, fut plus que qua­ d ru p le et dotée d’artillerie M. La seconde, dont on escomptait plus sûrement le concours pour « réprimer ici ou là, telle ou telle émeute85 », fixa particulièrement l’attention du Conseil. Ce fut « la principale pensée de M. Arago et de la majorité du Gouverne72. 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85.

Bulletin des lois, n° 24, p. 223. Ibid., n* 30, p. 299. Ibid., n° 1, p. 9. Ibid., n° 4, p. 41 sq. Ibid., n* 23, p. 219. Ibid., n° 32, p. 325. L amartine, op. cit., t. II, p. 297. Ibid., t. II, p. 295. Ibid., t. II, p. 297 sq. Bulletin des Lois, n° 3, p. 24. Général I bos, Le général Cavaignac, p. 152. Bulletin des Lois, n* 16, p. 151. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 245. — Bulletin des Lois, n° 24, p. 222. Lamartine, op. cit., t. II, p. 295.

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m en t“ », de l'aveu même de Lamartine qui déclare sans ambages qu’un pouvoir naissant « a besoin d’être ombragé de baïonnettes86878». Mot d’ordre blanquiste de Véloignement des troupes. Tous ces desseins profondément réactionnaires n'échappaient point à la perspicacité et au sens politique de Blanqui. Si nous avons in­ sisté à leur sujet, c’est parce qu'on ne pourrait sans les connaître au moins sommairement, se faire une idée juste de l'orientation de Blanqui à cette époque. En fait, l'éloignement des troupes de la capitale constitue, avec l’ajournement des élections et l'épuration des autorités civiles, le principal de ses mots d'ordre d’opposition. Rappelons-nous que dans son projet d'adresse du 17 mars, Blan­ qui s'élevait déjà contre l’arrivée des troupes à Paris. C'est sur cette plate-forme, autant que sur le recul des élections, que se déroula la manifestation. On pense bien qu'une fête comme celle du 20 avril, destinée à « repopulariser l’armée “ » et qui fournissait le prétexte de l'introduction de troupes prétoriennes dans la capitale, était loin d’agréer à Blanqui. Il ne pouvait, certes, s’y opposer de front mais, dans une adresse au Gouvernement provisoire, rédigée au nom de la Société Républicaine Centrale, il montra qu’il n’était pas dupe de la manœuvre officielle. Dans cette pièce sobre, sévère et concise, Blanqui tout à la fois, maintient sa position révolutionnaire, précise ses griefs de prin­ cipe à l’égard de l’armée en séparant habilement la cause des sol­ dats de la cause des chefs et dénonce par avance l’utilisation des troupes mercenaires dans un but de répression. Des régiments s’avancent sur Paris. Leur approche répand l’alarme dans les rangs des patriotes. L ’armée n’a pas été organisée. ; ses cadres préparés par une tyrannie ombrageuse dans des vues meurtrières, sont aujourd’hui ce qu’ils étaient avant les barricades. Dans Paris même, les royalistes de la veille, grimés en républi­ cains du lendemain, ne dissimulent ni leur haine ni leurs projets de réaction contre ce qu’ils nomment la populace. Une coalition de ces ressentiments et de ces égoïsmes pourrait coûter cher à la République. Le peuple n’a que de l’affection pour les soldats sortis de ses rangs. Mais sa défiance est profonde envers cette doctrine de l’obéis­ sance passive qui a noyé si souvent Paris dans le sang français. Pourquoi d’ailleurs des troupes soldées dans nos murs ? Si on le veut sincèrement, dans huit jours, 300 000 gardes nationaux seront en armes au service, d’ordre et de sécurité de la capitale. 86. Lamartine, t. II, p. 287. 87. Ibid., p. 294. 88. Ibid., t. II, p. 293.

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Les républicains de vieille date doivent au Gouvernement pro­ visoire Yexpression franche de leur pensée. Cette pensée est aujour­ d'hui bien amère. Le choix déplorable de la Commission envoyée dans les départe­ ments, le maintien de la magistrature et des fonctionnaires de LouisPhilippe, l'écartement systématique des vieux patriotes, partout repoussés par les agents du pouvoir, et livrés à la risée des royalis­ tes ralliés. Le désarmement successif des combattants, des barricades, Vappel à Paris des troupes soldées dont la place est aux frontières. La menace de former une garde, urbaine, résurrection (sous un troisième nom) de la gendarmerie et de la garde municipale. La convocation précipitée des comices électoraux qui, sous des influences exclusivement réactionnaires, ne pourront créer qu'une assemblée rétrograde. Tous ces actes réunis semblent annoncer une 20 édition de 1830. Déjà la voix populaire a salué le Gouvernement nouveau du nom de République monarchique. La République monarchique vaudraitelle encore moins que la monarchie républicaine ? Nous faisons encore une fois appel à votre patriotisme, à votre prudence. Citoyens ! arrêtez la réaction ! Retenez les troupes loin de la capitale et faites disparaître cette menace de représailles ar­ mées contre la victoire du peuple8®. Attitude divergente de Blanqui et de Barbés. Les faits allaient se charger bientôt d’illustrer tragiquement la manière de voir, hélas trop prophétique, de Blanqui ! Et quel con­ traste frappant, éloquent même, pourrait-on dire, entre l’attitude de Blanqui et l’attitude de Barbés en cette occurrence ! L’adresse de Blanqui, d’une portée générale, s’élevait au-dessus de toute mesquinerie comme de tout bas calcul. En une proclama­ tion à sa Légion, datée du même jour, le colonel Barbés ne se con­ tenta pas de donner, sous une forme grandiloquente, son adhésion à « l’auguste cérémonie » — ce qui impliquait de sa part une mécon­ naissance complète des réalités politiques — il crut devoir, sous prétexte de justifier son attitude au 16 avril, se livrer à une diatribe haineuse et hypocrite contre Blanqui. Lui qui avait participé aux machinations préparant le 16 avril osait traiter d’ « anarchistes » ceux, disait-il, qui voulaient renverser le Gouvernement provisoire « au profit de leur ridicule ambition890 ». A n’en pas douter, ce passage visait Blanqui, alors traqué par les sbires de l’Hôtel de Ville. Du reste, Barbés donnait publiquement le coup de pied de l’âne à 89. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581. n° 111,— W assermann, op. cif., p. 140-141.—

Blanqui, Textes choisis, p. 117-118. 90. Garnier-P agès, op. cit.t t. II, p. 242.

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son ancien compagnon de lutte en demandant un peu plus loin aux gardes nationaux placés sous ses ordres de protester « contre les vociférations des réacteurs vaincus919234 ». Ce n’est pas tout. Au cours du défilé, Barbés s’avança à cheval à la tête de sa Légion et dit théâtralement au Gouvernement pro­ visoire : Si la légion à laquelle j fai Vhonneur de commander est la dernière par son numéro dfordref elle ne sera pas la dernière, soyez-en surs, à défendre la République Au lendemain du 16 avril dont la signification réactionnaire est maintenant bien nette, et le jour même où sous le signe de la force on voit « l’ordre social reconquis “ » — pour reprendre l’expression même de Lamartine — un tel acte de loyalisme condamne Bar­ bés. Nous savons bien que Barbés qui s’est toujours fait gloire d’em­ brasser les théories sociales les plus hardies et notamment le com­ munisme, n’a jamais passé pour un homme de pensée. Mais son attitude du 20 avril venant après son rôle de terre-neuve au 17 mars et au 16 avril, achève de montrer qu’il était loin aussi d’être un révolutionnaire avisé. Qu’on le considère comme victime de sa « nature généreuse », des pressions de son entourage ou, surtout de sa haine pour Blanqui, il n’importe ! Le fait est là : Barbés sert toujours la cause de la conservation sociale. Non seulement Blanqui n’obtint pas la disparition de « cette menace de représailles armées contre la victoire du peuple » mais pendant la revue du 20 avril, le Gouvernement décida que deux régi­ ments de cavalerie et trois d’infanterie resteraient à Paris, dont la garnison n’allait pas tarder, du reste, à être portée à 15 000 hom­ mes •*. Est-il besoin de dire que durant ce « grand jour fraternel95 » célébré lyriquement par Lamartine, Blanqui ne se montra pas, et pour cause ! Quant aux jours suivants, toujours légalement sous le coup des poursuites et peu confiant dans la générosité des hom­ mes de l’Hôtel de Ville, Blanqui ne parut pas plus. C’est donc à la façon d’un hors-la-loi qu’il affronta la campagne électorale. Les élections à la Constituante. Blanqui candidat. Pour rassembler un nombre respectable de suffrages, il fallait figu­ rer à la fois sur l’une des listes confectionnées par les grands comi­ tés, être soutenu par un des grands journaux d’opinion, et être personnellement connu d’un grand nombre d’électeurs. Blanqui, 91. 92. 93. 94. 95.

Garnier -P agès, t. II, p. 242.

Ibid., t. II, p. 245. L amartine, op. cit., t. II, p. 336. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 246. Lamartine, op. cit., t. II, p. 333 et suiv.

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honni de presque tous les chefs de file, sans même un quelconque brûlot, et dont la vie s’était passée surtout en prison, ne réunis­ sait pas ces conditions de succès. Et comme il ne pouvait courir les réunions pour disputer la tribune à ses multiples adversaires, son échec était certain. Le Comité révolutionnaire, composé des délégués de deux cents clubs et des délégués des travailleurs réunis au Luxembourg, dressa la liste des candidats du peuple. C’était, sur le plan démocratique socialiste et prolétarien, malgré son caractère exclusif, la liste de bloquage la plus concentrée, la seule qui s’imposât au milieu de la poussière des candidatures populaires. En tête de cette liste figu­ raient Ledru-Rollin, Louis Blanc, Albert, Flocon, les quatre mem­ bres de gauche du Gouvernement provisoire. Barbés, Martin Ber­ nard, Etienne Arago, Caussidière y étaient portés. Seuls, comme chefs d’école, Pierre Leroux et Raspail y figuraient. En furent écartés sans discussion : Proudhon, Cabet et Blanqui « ce dernier, dit Mme d’Agoult, sans doute par l’influence de M. Louis Blanc 99 >. Mais, étant donné la composition de la liste, on peut tenir pour assuré que Barbés et ses amis ont fait, pour évincer le nom de Blanqui, par l’entremise du Club des Clubs, ce que Louis Blanc a fait auprès de la Commission chargée d’entendre les candidats pré­ sentés par les corporations. Ce serait, au surplus, rétrécir singulièrement l’ampleur de la manœuvre dirigée contre Blanqui sur le plan électoral que de l’envi­ sager sous cet angle particulier. La vérité c’est que la conjuration d’où sortit la publication du document Taschereau et qui se forma pour démonétiser Blanqui à tout prix, portait entre autres, comme objectif, de l’empêcher de peser sur les élections et d’entrer dans l’Assemblée constituante9697. Les mesures de répression dont il était présentement l’objet concouraient au même but. Le futur commu­ nard Gustave Lefrançais, alors dans sa vingt-troisième année, et qui déjà comprenait que « les roublards de la politique > voulaient se débarrasser du « clairvoyant révolutionnaire989 » note judicieu­ sement : La candidature de Blanqui a été combattue avec une âpreté qui dénote assez la peur qu’il inspire. Les républicains de La Réforme et du National, c’est-à-dire le clan des Ledru-Rollin, Caussidière et consorts d’un côté, et le clan des Marrast, des Marie, des Arago de l’autre, et enfin jusqu’à Barbés et ses amis se sont donné le mot contre lui". La candidature de Blanqui ne fut soutenue que par les journaux de Raspail et de Cabet. Le nom de Blanqui est absent, même sur la liste du journal de Proudhon et de Fauvety qui pourtant s’effor96. 97. 98. 99.

D. Stern , op. cit., t. II, p. 329. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 136. G. Lefrançais, Souvenirs..., op. cit., p. 39-40. Ibid., p. 39.

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çait de rassembler les chefs des différentes écoles socialistes et ceux qu'il considérait comme « les plus véritablement amis du peuple, ceux qui l'aiment non pour obtenir ses faveurs mais pour lui consacrer leur vie ». Ainsi, cette liste qui apparaissait comme mieux combinée que la liste du Luxembourg puisqu’elle incorpo­ rait aux vingt ouvriers de celle-ci des noms comme ceux de Prou­ dhon, Cabet et Victor Considérant, jetait encore l’exclusive sur Blanqui 10°. Dans la liste de la fraction Raspail les noms de Blanqui et de ses amis Flotte et Esquiros voisinaient avec ceux de Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, Guinard et Kersausie10101102. Dans les deux listes icariennes parues respectivement le 26 mars et le 22 avril, Barbés et Blanqui figuraient. Le nom de Flotte était porté sur la seconde liste 1W. La Société Républicaine Centrale, qui s'était élevée contre l'exclu­ sion des ouvriers dans les élections de la garde nationale ne pou­ vait rester passive à l'approche de la grande consultation popu­ laire. Dès le 17 mars, le citoyen Folley avait attiré son attention sur la nécessité d’une intervention vigoureuse et d'un travail pratique : Afin d'avoir des chefs vraiment républicains, il faut que nous passions inscrire nous-mêmes ceux qui doivent l'être. Il faut avoir de l'énergie pour ceux qui n'en ont pas. Allons trouver l'ouvrier ; facilitons-lui les moyens d'abréger ses démarches ; ensuite, quand on annonce la publication des rôles, il faut aller dans les mairies véri­ fier s'il y a des oublis volontaires ou involontaires ; il faut du zèle, vérifier, employer tous les moyens. Ensuite il faut se rendre exac­ tement aux assemblées préparatoires 103104... Le même jour, le citoyen Folley avait demandé qu'on obtînt des précisions de chacun des candidats au sujet de la circulaire de Ledru-Rollin 10\ Le 26 mars, la Société adopta les candidatures de Lamennais, Pierre Leroux, Jean Raynaud, Proudhon, Victor Considérant, Xavier Durrieu, Bonnias, Blanqui, Barbés, Cabet, Martin Bernard, Albert, Arago, Louis Blanc, Dupont (de l'Eure), Flocon et de l'ouvrier cor­ donnier Hector Morel. Elle rejeta les candidatures de Crémieux et de Garnier-Pagès. Le 29 furent également adoptées les candidatures de Ribeyrolles et de Michelot puis, quelques jours après, à l’unani­ mité, celle de Caussidière. Le 31 mars, après son intervention en faveur de l’armement immédiat des nouveaux incorporés à la garde nationale, Gustave Robert fut porté malgré sa résistance sur la Le Représentant du peuple, 23 avril 1848. L'Ami du peuple, 20 av ril 1848, n° 14. Le Populaire, n° 53, 26 m ars ; n° 61, 22 avril 1848. W assermann, op. cit., p. 91. La République, 4 avril 1848. — La Liberté, 2 avril 1848. — W assermann. op. cit., p. 94-95. 100. 101. 102. 103. 104.

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liste des candidats. Le 3 avril, Dézamy fut à son tour désigné. Enfin, à la veille des élections, la Société adopta une liste comprenant à la fois les 20 candidats proposés par les délégués du Luxembourg et les 14 candidats suivants : Louis Blanc, Ledru-Rollin, Flocon, Albert, Cabet, Pierre Leroux, Raspail, Vidal, Kersausie, Blanqui, Esquiros, De Flotte, Bourdon, Lagrange 105106. Comme la remarque en a déjà été faite 10#, la publication du docu­ ment Taschereau n’a pas été sans influer sur l’élaboration de cette liste. Mais si cette publication explique notamment l’éviction de Barbés, elle laisse perplexe quant à l’inscription de Ledru-Rollin qui ne figurait point sur la liste du 26. D’autre part, on ne comprend pas que la candidature de Dézamy n’ait pas été maintenue et on se demande quelles raisons poussèrent la Société à adopter les 20 candidats du Luxembourg. Notons que Blanqui proposa au club la candidature d’Auguste Comte qui entretenait des « relations civiques » avec lui. Le nom d’Auguste Comte ayant été accueilli par un éclat de rire, à cause d’une confusion avec le nom d’un physicien célèbre, Blanqui pro­ testa et fit connaître à l’auditoire le fondateur de la philosophie positiviste. Malgré tout, la proposition de Blanqui ne fut pas rete­ nue 107. On ne saurait passer sous silence en cette veillée d’armes élec­ torale un redoublement des calomnies touchant la Société Répu­ blicaine Centrale et son président. Tour à tour Blanqui fut traité de dément, de terroriste, de monar­ chiste. On affirma qu’il voulait faire tomber cent ou deux cent mille têtes. On en fit un protagoniste du « massacre à domicile ». Les calomnies répandues par le ministère, de Vlntérieur et par la préfecture de Police, allèrent si loin alors, dit H. Castille, qu’on essaya de faire passer M. Blanqui pour un agent du comte de Cham­ bord 108109. Blanqui a très bien saisi l’ombre grandissante qui l’enveloppait par degrés pour le perdre. Il a fait état, dans un raccourci saisis­ sant des insinuations, des sourdes rumeurs, des calomnies fantas­ tiques 10®. La feuille réactionnaire L’Assemblée Nationale s’étant particu­ lièrement distinguée dans les attaques venimeuses contre la Société Républicaine Centrale, le bureau de celle-ci dut protester : Vous osez dire qu’un orateur « a proclamé nettement la néces­ sité de l’échafaud pour assurer la marche de la République, et que 105. W assermann, op. cit., p. 94-95. — La République, 4 avril 1848. — La

Liberté, 2 avril 1848. 106. 107. 108. 109.

W assermann, op. cit., p. 96. D. Stern, op. cit., t. II, p. 330. H. Castille, L.-A. Blanqui, op. cit., p. 44.

Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, f°* 168-169.

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la fureur a été telle contre un courageux citoyen qui avait protesté par un sifflet, qu’on a craint un moment pour ses jours. Mille personnes présentes à la séance de samedi sont là pour repousser, d’un cri unanime, cette infâme accusation. Il n’y a pas un moty pas un seul mot de vrai dans l’odieux récit que vous ne craignez pas de jeter en pâture aux passions de vos abonnés. Ce n’est pas nous qui rêvons échafaud et vengeance ! Ce n’est pas nous qui avons soif de répressions furieuses I Ne relevez pas plus que nous la guillotine, et la guillotine aura disparu pour tou­ jours. Le système de calomnies adopté par la presse réactionnaire ne trouvera pas chez les Républicains une stupide résignation. Ils n’attendront pas que ces calomnies se traduisent en égorgements. Ils savent les sanglantes représailles que rêvent les modérés ; ils savent leurs sauvages excitations aux soldats de la ligne contre les patriotes et ils aviserontn0. Remarquons que Blanqui, en proie aux calomnies les plus atro­ ces et les plus grossières, ne se donne même pas la peine de lancer une affiche ou une circulaire pour soutenir sa candidature. Le fait mérite d’autant plus d’être noté que, comme on le verra plus loin, il prit la plume pour rédiger l’appel de son ami Flotte. C’est donc qu’il se sentait perdu d’avance. Au résultat du vote, le 28 avril, Lamartine vint en tête des élus, de la Seine avec 259 800 suffrages. Lamennais, le dernier élu, réunis­ sait 104 871 voix. Un état des suffrages obtenus par les non-élus donne 64 065 voix à Barbés, 61 487 à Savary, 59 446 à Victor Hugo, 52 035 à Raspail, 47 284 à Pierre Leroux. Victor Considérant ne recueillait que 28 673 voix et Cabet 20 616. Blanqui ne figure pas sur cet état comme ayant recueilli un nombre de voix inférieur à 5 480 m. Nous sommes loin des 20 000 voix qu’avance Gustave Lefrançais ! Blanqui ne s’était fait d’ailleurs aucune illusion sur le résultat du scrutin. Il l’avait prévu comme favorisant la Réaction. Du reste il estimait le nombre des communistes pour toute la France à 3 ou 4 000 dont quelques centaines à Paris et il ne sous-estimait pas la campagne forcenée contre les « partageux » ni l’offensive visant sa personne présentée comme un épouvantail. Il appréciait à sa juste valeur la puissance matérielle immense des forces conserva­ trices et les moyens dérisoires dont disposaient les forces démocra­ tiques. Plus spécialement son club n’opposait ni une affichette ni un petit brûlot à la débauche d’affiches et de journaux des hommes en place et de ceux qui aspiraient à l’être. La partie n’était pas égale. Et il était fatal que la conjugaison de l’envie, l’ostra­ cisme, la peur et la calomnie évince de la représentation nationale 110. Le Représentant du peuple, 27 avril 1848. 111. D. Stern , op. cit.r t. II, p. 391-393.

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Tun des plus authentiques précurseurs et combattants de la Répu­ blique. Candidatures de sociétaires. Dans les départements, il ne semble pas que la Société Républi­ caine Centrale ait mordu plus sérieusement sur le corps électoral. Bien au contraire. Elle se contenta d’apporter son appui au citoyen Malapert, dans la Vienne 1U. C’est à titre isolé ou portés par d’autres groupements que quelques-uns de ses membres firent actes de can­ didats. Tel fut le cas dans la Seine de Flotte et César Daly ; dans le Finistère d’Edouard de Pompéry m, dans la Vendée d’Allix ; dans l’Ailier d’Eugène Fomberteaux. Tous échouèrent mais Flotte, porté sur la liste du Luxembourg, arriva tout de même à grouper 31 517 voix. Il paraît qu’Allix défendait, dans sa circulaire, la religion et la famille en même temps que le droit au travailll4. Nous avons sous les yeux les professions de foi de Daly, Flotte et Fomberteaux : il n’est pas inutile d’en dire quelques mots. Daly — qui a été supprimé de la liste du Luxembourg parce que architecte et non ouvrier — fait surtout valoir dans la première partie de son exposé ses capacités professionnelles et, notamment, son titre de directeur de la Revue de Varchitecture et des travaux publics. Dans la seconde partie, il demande « la République avec toutes ses conséquences », le suffrage universel, l’éducation profes­ sionnelle et générale garantie à tous, le droit au travail, le respect de la propriété, « l’union fraternelle entre les chefs d’industrie et les ouvriers », une retraite pour les travailleurs114. Flotte a fait rédiger son appel aux électeurs par Blanqui. Le style l’indiquerait si l’original, écrit de la main de Blanqui, ne l’attes­ tait : Citoyens et Frères. Je. vous demande vos suffrages pour VAssemblée nationale. Vous connaissez mon drapeau : c'est celui de l'égalité et de la fraternité ! Voilà, quinze ans que je le porte au milieu de vous. Je suis tombé cinq fois en combattant pour lui, et vos armes viennent à peine de briser les portes de mon cachot. Pour moi, la Fraternité n'est pas une vaine formule. Libre ou captif, je l'ai pratiquée d'une façon inflexible. // faut aujourd'hui qu'elle devienne une réalité. Point de faux-fuyants ! Point de phrases creuses ! Les travail­ lé . Courrier français,

6 avril 1848. 113. Les Hommes d’aujourd’hui, 3® vol., n® 126. 114. Jules Clère, Les Hommes et la Commune, p. 15-16. 115. Murailles révolutionnaires, p. 473-474.

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leurs sont esclaves de la faim. Il s'agit de les affranchir par le bienêtre, et de les affranchir sans délai. J'ai combattu et je combattrai tant que l'existence du peuple ne. sera pas garantie. Amis, j'ai souffert et je souffre avec vous, comme vous. Confiezmoi vote cause et vous entendrez ma voix crier avec une énergie croissante : Arrière l'intrigue ! Place au Peuple. Flotte lle. Au début de son appel, Eugène Fomberteaux reprenait mot à mot les formules de Blanqui : Liberté, Egalité, Fraternité ! Elle est ma devise. Je veux dans tout ce qu'ils ont de plus absolu et de plus immédiat, la réalisation de ces principes. Il n'g a pas eu de liberté jusqu'à ce jour ; il ne pourra y en avoir, tant que le peuple aura faim. Il n'y a pas eu d'égalité jusqu'à ce jour ; il n'y en aura pas tant que le riche étalera son opulence à côté de la misère. Il n'y a pas eu de fraternité et il n'y en aura pas tant que les hommes ne seront point égaux et libres U7. Dans le même appel, Fomberteaux réclamait entre autres choses l’éducation « nationale, universelle, obligatoire, gratuite pour tous », la suppression des impôts indirects, l’établissement d’un impôt progressif sur le capital, l'organisation immédiate du travail des villes et des champs par l'union des capitalistes et des ouvriers. Ainsi, à part l'appel de Flotte rédigé par Blanqui et les passages imités de Blanqui dans l’appel de Fomberteaux, les déclarations des candidats membres de la Société Républicaine Centrale ne sor­ tent guère des revendications passe-partout qui constituent le fond de la littérature électorale d’alors. Les événements de. Rouen. Les élections se passèrent dans le calme à Paris. Il n’en fut pas de même à Nîmes, à Limoges et surtout à Rouen. Dans cette dernière ville où le prolétariat et la bourgeoisie s’affrontaient violemment, la fin du scrutin, le 27 avril, fut marquée par de graves désor­ dres. Il y eut des barricades. La garde nationale, la troupe de ligne, le canon même furent employés pour étouffer le mouvement insur­ rectionnel qui se propageait jusqu'à Elbeuf. La lutte dura deux jours ; il y eut onze tués, plus vingt-trois décès par suite de bles­ sures et un nombre élevé de blessés. 250 arrestations furent opérées immédiatement. La Société Républicaine Centrale ne pouvait manquer de prendre position sur cet horrible événement. Il y eut une séance mouvemen-167 116. Les Affiches rouges, p. 116-117. — La Sentinelle des clubs, n# 1, 2 avril 1848. 117. Murailles révolutionnaires, p. 819.

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tée rue Bergère. Bon nombre d’auditeurs des loges et des galeries, enhardis sans doute par les résultats des élections, manifestèrent cette fois ouvertement leur hostilité aux orateurs habituels dont la violence atteignait le plus haut diapason. Les interruptions fusaient. Il s’agissait d’empêcher le vote d’une adresse comminatoire au Gouvernement rédigée en termes particulièrement fiévreux et éner­ giques par Blanqui. Mais, grâce à la poigne de ce dernier, le vote fut enlevé 1181920. L’opinion fut saisie par une affiche imprimée sur papier jaune 118 qu’on apposa sur les murs de la capitale. Cette affiche, rédigée sous forme d’adresse au Gouvernement provisoire, signée de Blanqui et des autres membres du bureau du club, était un acte terrible d’accu­ sation, d’autant plus terrible qu’il s’étayait sur un ensemble de faits précis, soigneusement réunis et combinés avec art. Garnier-Pagès, qui en cite quelques passages se refuse, dit-il, « à retracer toutes ces hallucinations de la rage et de la démence1*0 ». Jules Breynat y voit « le rugissement du désespoir aux abois1*1 », de Mirecourt un « factum révolutionnaire plein d’audace et d’insolence“* ». Ces propos prouvent que le placard a touché juste, et légitiment sa reproduction intégrale. La Société Républicaine Centrale au Gouvernement provisoire. Citoyens, La contre-révolution vient de se baigner dans le sang du peuple. Justice, justice immédiate des assassins ! Depuis deux mois, la bourgeoisie royaliste de Rouen tramait dans Vombre une Saint-Barthélemy contre les ouvriers. Elle avait fait de grands approvisionnements de cartouches. L ’autorité le savait. Des paroles de mort éclataient çà et là, symptômes précurseurs de la catastrophe : Il faut en finir avec ces canailles ! Canailles, en effet, qui avaient, en février, après trois jours de résistance, con­ traint la garde bourgeoise à subir la République. Citoyens du Gouvernement provisoire, d’où vient que, depuis ces deux mois, les populations ouvrières de Rouen et des vallées envi­ ronnantes n’avaient pas été organisées en gardes nationales ? D’où vient que l’aristocratie possédait seule l’organisation et les armes ? D’où vient qu’au moment de son affreux complot, elle n’a ren­ contré devant elle que des poitrines désarmées ? D’où vient la présence à Rouen du 28* régiment de ligne, ce sinistre héros du faubourg de Vaise en 1834 ? 118. 119. 120. 121. 122.

de Mirecourt , op. cit., p. 35-36. Garnier-P agès, op. cit., t II, p. 357.

E.

Ibid.

Breynat, Les Socialistes..., op. cit., Paris, Dentu, 1850, p. 217. E. de Mirecourt, op. cit., 3# éd., 1869, p. 39.

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D'où vient que la garnison obéissait aux ordres de généraux enne­ mis déclarés de la République, dfun général Gérard, créature et âme damnée de Louis-Philippe ? Ils avaient soif d'une sanglante revanche, ces sicaires de la dynas­ tie déchue ! Il leur fallait un massacre d'avril pour consolation d'un second juillet ! Leur attente n'a pas été longue. Les journées d'avril, deux mois à peine après la Révolution ! c'est aller vite, citoyens du Gouvernement provisoire. Et rien n'y a manqué à ces nouvelles scènes d'avril l ni la mitraille, ni les boulets, ni les maisons démolies, ni l'état de siège, ni la féro­ cité de la soldatesque, ni l'insulte aux morts, l'insulte unanime des journaux, ces lâches adorateurs de la force ! La rue Transnonain est surpassée. A lire l'infâme récit de ces exploits de brigands, on se retrouve au lendemain des jours néfastes qui naguère ont cou­ vert la France de deuil et de honte. Ce sont bien les mêmes bourreaux et les mêmes victimes ! D'un côté, des bourgeois forcenés, poussant, par-derrière, au carnage des soldats imbéciles qu'ils ont gorgés de vin et de haine ; de l'autre, de malheureux ouvriers tombant scms défense sous la balle et la baïonnette des assassins I Pour dernier trait de ressemblance, voici venir la Cour royale, les juges de Louis-Philippe se ruant, comme des hyènes, sur les débris du massacre, et remplissant les cachots de deux cent cin­ quante républicains. A la tête de ces inquisiteurs est Frank-Carré, l'exécrable procureur général de la Cour des pairs, ce Laubardemont qui demandait avec rage la tête des insurgés de mai en 1839. Les mandats d'amener poursuivent jusqu'à Paris les patriotes qui fuient la proscription royaliste. Car c'est une terreur royaliste qui règne à Rouen, l'ignorez-vous, citoyens du Gouvernement provisoire ? La garde bourgeoise de Rouen a repoussé avec fureur la République au mois de février. C'est la République qu'elle blasphème et qu'elle veut renverser. Tout ce qu'il y avait de républicains de la veille a été jeté dans les fers. Nos propres agents sont menacés de mort, destitués, gardés à vue. Les magistrats municipaux Lemasson, Durand, ont été traî­ nés par les rues, les baïonnettes sur la poitrine, leurs vêtements en lambeaux. Ils sont au secret de par l'autorité des rebelles ! C'est une insurrection royaliste qui a triomphé dans la vieille capitale de la Normandie, et c'est vous, Gouvernement républicain, qui sou­ tenez ces assassins révoltés !... Est-ce trahison ou lâcheté ? Etesvous des soliveaux ou des complices ?... On ne s'est pas battu, vous le savez bien ! on a égorgé ! et vous laissez raconter glorieusement les prouesses des égorgeurs ! Serait-ce qu'à vos yeux, comme à ceux des rois, le sang du peuple n'est que de l'eau bonne à laver de temps en temps des rues trop encombrées ? Effacez donc alors, effacez de vos édifices ce détestable mensonge en trois mots que vous venez d'y inscrire : Liberté, Egalité, Fra­ ternité l

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Si vos femmes, si vos filles, ces brillantes et frêles créatures, qui promènent dans de somptueux équipages leur oisiveté tissue d'or et de soie, étaient jetées tout à coup à vos pieds, la poitrine ouverte par le fer d'ennemis sans pitié, quels rugissements de. douleur et de vengeance vous feriez retentir jusqu'aux extrémités du monde !... Eh bien / allez ! allez voir, étendus sur les dalles de vos hôpitaux, sur la paillasse des mansardes, ces cadavres de femmes égorgées, le sein troué de balles bourgeoises, ce sein, entendez-vous, qui a porté et nourri les ouvriers dont la sueur engraisse les bourgeois !... Les femmes du peuple valent les vôtres, et leur sang ne doit pas, ne peut pas rester sans vengeance ! Justice donc, justice des assassins !... Nous demandons : t) La dissolution et le désarmement de la garde bourgeoise de Rouen ; 2) L'arrestation et la mise en jugement des généraux et des offi­ ciers de la garde bourgeoise et de la troupe de ligne qui ont ordonné et dirigé le massacre ; 3) L'arrestation et la mise en jugement des soi-disant membres de la Cour d'appel, séides nommés par Louis-Philippe qui, agissant au nom et pour le compte de la faction royaliste victorieuse ont emprisonné les magistrats légitimes de la cité et rempli les cachots de républicains ; 4) L'éloignement immédiat de Paris des troupes de ligne, qu'en ce moment même les réacteurs dressent, dans des banquets fratri­ cides, à une Saint-Barthélemy des ouvriers parisiens. Pour la Société Républicaine Centrale, les membres du bureau : L. Auguste Blanqui, président ; C. Lacambre, vice-président ; Flotte, trésorier ; Pierre Béraud, Loroué, G. Robert, secrétaires ; Lachambeaudie, Crousse, Pujol, Javelot jeune, Brucker, Fomberteaux, mem­ bres du bureau Sens profond de l'adresse blanquiste. Dans un but facile à deviner, les journaux conservateurs ne man­ quèrent pas de reproduire ce placard qui, par ailleurs, fut déchiré en de nombreux endroits m. Pour empêcher la lacération au siège même de la Société Républicaine Centrale, des Montagnards armés de fusils montèrent la garde m.12345 123. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9580, n# 113. — Q uentin-B àuchart, op. cit., t. II, p. 283-285. — W assermann, op. cit.f p. 146-149. — Blanqui, Textes choisis, op. cit., p. 119-121. — D'après Les Affiches rouges par un e Girondin >, qui donnent le texte p. 153-156, Crousse n'aurait point signé l'affiche. Sa famille habitant Rouen, Blanqui aurait pris sur lui de porter son nom comme membre du bureau. 124. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 357. — E. Duquai, Procès de Bourges, p. 18. 125. D uquai, op. cit., p. 18.

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Ces faits amenèrent Alexandre Dumas fils, dans son résumé men­ suel des événements, à critiquer la politique d’expectative et de bascule de l’Hôtel de Ville : Nous ne comprenons rien à Vattitude du Gouvernement, qui semble vouloir, sous prétexte de modération, tenir une balance égale entre la répression et Vémeute, quand la portion sage de la popu­ lation s'indigne de l'audace des perturbateurs. Quand elle fait justice, par le dédain, des placards furibonds des agitateurs qui veulent nous ramener aux errements de la vieille démagogie, ou quand elle arrache ces affiches incendiaires, com­ ment le Gouvernement n'agit-il pas ? Comment ne sévit-il pas con­ tre les proclamations du club Blanqui ? comment laisse-t-il couvrir les murailles de Paris de demandes semblables “*... Le Journal des Débats trouva que la proclamation Blanqui était « un audacieux appel à l’insurrection et à la guerre civile » et une feuille de province, qui s’intéressait particulièrement aux faits et gestes de Blanqui, écrivit : Nous n'avons encore rien vu, depuis la proclamation de la Répu­ blique d'aussi violentm. C’est surtout comme expression aiguë de la guerre sociale et comme signe avant-coureur des sanglantes journées de juin que l’appel enflammé de Blanqui prend un sens profond. Il n’y a pas, dans l’abondante littérature révolutionnaire de 1848, un texte se plaçant aussi nettement — pour reprendre l’expression en usage de nos jours — sur le terrain de la lutte de classes. Cette affectation, parfaitement justifiée d’ailleurs, de nommer « gardes bourgeoises » les gardes nationaux rouennais, — affecta­ tion que soulignera plus tard le procureur général devant la Haute Cour de Bourges1M, — ce terme de bourgeois qui revient sans cesse comme une flétrissure et que le rédacteur oppose à celui d’ouvrier en des c accents pleins d’énergie et de fièvre m », tout cela est voulu sciemment. Ce n’est pas par hasard non plus que Blanqui insiste sur le fait que les bourgeois traitaient les ouvriers de canailles. Il mesure la portée de cette injure et suppute les colères qu’elle peut provoquer dans les faubourgs. Et que dire de ce diptyque sai­ sissant : d’un côté les femmes bourgeoises tombant en imagination, sous les balles ouvrières ; de l’autre, les femmes prolétaires tom­ bées réellement sous les balles bourgeoises ? N’est-ce pas employé pour faire toucher du doigt aux plus obscurcis par les préjugés de classe, l’abîme d’injustice qui sépare les deux grandes classes riva­ les, la réalité terrible qui les met aux prises ? En débridant les plaies saignantes des femmes du peuple et en incitant les bourgeois à réfléchir sur les douleurs et les colères qu’ils éprouveraient si126789 126. Le Mois, 3 m ai, p. 163.

127. Journal du Loir-et-Cher, 7 m ai 1848. 128. D uquai, op. cit., p. 18. 129. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 129. 6

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leurs femmes étaient traitées aussi sauvagement, Blanqui s’élève à la conclusion pathétique : il n’y a pas deux sortes de sang, comme le croit la bourgeoisie, le sang ouvrier qu’elle n’est pas tenue d’épar­ gner, et le sang bourgeois qui ne peut couler sans crime \ Il est assez curieux d’observer que Léon Blum, le 11 mars 1942, devant la Cour de Riom, usera de la même comparaison pour répondre à ceux qui, n’ayant rien appris ni rien oublié, lui reprochaient de n’avoir point employé la force contre les ouvriers occupant les usi­ nes en juin 19361S0. Une analyse plus poussée de l’adresse permet de faire une autre constatation : c’est que l’énumération si précise et si exacte des circonstances, comme les images si vivantes du massacre, postu­ lent un examen sur place, de visu. Comprend-on maintenant pour­ quoi Garnier-Pagès, avant de montrer Blanqui exhalant ses ressenti­ ment, écrit ce qui suit : Dès la première nouvelle des troubles de Rouen, certains meneurs, en correspondance suivie avec cette ville, y étaient accourus. Déjoués dans leurs projets par la promptitude de la répression, ils n’avaient eu à reporter à Paris que l’amertume d’une défaite, leurs colères et leur espoir de vengeance 1#1. Ces lignes ne seraient que troublantes si nous ne possédions de deux sources bien différentes des affirmations qui, en se rejoignant, emportent la conviction. La principale est de Lacambre. Rendant compte de sa conversation du 5 avril 1849 avec Eugène Dupont, à Londres, Lacambre dit : Je lui parle de Rouen où Blanqui a déployé un sang-froid, un dévouement, un courage si admirables au moment des massacres “\ Et Lacambre souligne que pour détruire les préventions de son interlocuteur touchant Blanqui, il ne veut lui citer que des faits dont il a été le témoin ou qui sont bien établis 1S3. La seconde affirmation émane du « Girondin » qui, le premier après la Révolution de février reproduisit et commenta les affiches extrémistes. Il est réactionnaire en diable, certes, mais en général il prend la peine d’étayer son récit sur des témoignages solides. Voici comment il s’exprime : Une chose qu’on ne connut pas et que l’enquête sur les événements faite par l’Assemblée et par le parquet ne révéla point, ce fut la pré­ sence de Blanqui à Rouen dans les jours qui précédèrent et qui suivirent l’émeute. Nous avons vu, plusieurs nuits de suite, Blan­ qui partir par le train de onze heures du soir184.13024 130. Léon Blum devant la Cour suprême, brochure du Comité d’action socia­ liste, p. 30. 131. Garnier-P agès, op. cit., t. II, p. 356-357. 132. Papiers inédits de Lacambre. Fonds Dommanget. 133. Ibid . 134. Curiosités révolutionnaires : Les Affiches rouges, p. 153.

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Ce qui étonne, en effet, c’est qu’il ne soit pas question de Blanqui au cours de l’instruction judiciaire qui suivit les événements. Il est vrai qu’ici peut intervenir son habileté à dépister la police. Une chanson de Lachambeaudie. La protestation contre les massacres de Rouen fut placardée et distribuée sous forme de tract à la porte du club de la rue Ber­ gère ; en même temps les plus dévoués des membres de la Société Républicaine Centrale répandaient une suggestive chanson de Lachambeaudie. Elle constitue à la fois une riposte aux cris poussés par les gardes nationaux le 16 avril et une défense du communisme que les plu­ mitifs conservateurs chargeaient de tous les péchés d’Israël. C’est qu’à la faveur des élections, maints écrits antisocialistes avaient vu le jour, poussant comme des champignons après l’orage : le Catéchisme de l'ouvrier, du maître des requêtes Schmit, se faisant passer pour ouvrier ; les Lettres économiques sur le prolétariat de Gustave de Puynode ; l'Organisation du travail, de l’ingénieur, Aristide Bérard ; Organisez le travail, ne le désorganisez pas, d’Amédée Gratiot, directeur de la papeterie d’Essonne ; Du système de M. Louis Blanc, de Léon Faucher, etc.1M. Devant ce déluge d’ouvrages et de brochures pseudo-populaires à l’argumentation serrée, au style incisif qui annonçait déjà l'entre­ prise de la rue de Poitiers, la Société Républicaine Centrale, à n'en pas douter, sentait le besoin de réagir. Mais sa réaction était bien timide. Elle n'avait point à sa disposition les énormes fonds sur les­ quels la campagne conservatrice pouvait s’appuyer. La pièce de Lachambeaudie s’intitule : Ne criez plus : « A bas les communistes. > Elle se chantait sur l’air de Philoctète. Le premier couplet réclame le respect d'une utopie qui, comme toutes les autres, a sa place au soleil de la liberté d’opinion : Quoi ! désormais tout penseur est suspect ! Pourquoi ces cris et cette rage impie ? N'avons-nous pas chacun notre utopie Qui de chacun mérite le respect ! Ah ! combattez vos penchants égoïstes Par les élans de la fraternité, A u nom de l'ordre et de la liberté, Ne criez plus : A bas les communistes ! Le couplet suivant repousse le caractère cruel et odieux qu’on donne à l’idée et aux porte-parole du communisme : Pourquoi ces mots seraient-ils odieux : Egalité, Communisme, Espérance135 135. L'Illustration, n Â" 270-271, 274, p. 143-144, 159-160, 197, etc.

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Quand chaque jour de Vhorizon s'élance Pour tout vivant un soleil radieux ? Ah ! croyez-moi les cruels anarchistes Ne sont pas ceux que vous persécutez. O vous, surtout, pauvres déshérités, Ne criez plus : A bas les communistes ! Le troisième couplet, après avoir évoqué les premiers chrétiens, fait sentir que le ciel ouvre maintenant dans une société sans inté­ rêts et sans cultes « sa nef d’azur pour des rites nouveaux ». Le dernier couplet, enfin, pousse au prosélytisme en faveur de la communauté et demande aux esprits inquiets de renoncer à un cri de persécution : Amis, la terre a-t-elle pour les uns Des fruits, des fleurs, — des ronces pour les autres ? D'un saint travail devenons les apôtres. Tous les produits à tous seront communs. Rassurez-vous, esprits sombres et tristes ; La nuit s'envole, espérons un beau jour. Si vous brûlez d'un fraternel amour, Ne criez plus : A bas les communistes 13673813940î Un contemporain, adversaire du communisme, parlant de cette chanson, prétend que Paris était stupéfait « en voyant tant de rage et de bile 137 ». Mais un parti-pris seul peut motiver un jugement aussi sévère, car c'est la modération qui frappe dans cette produc­ tion du « La Fontaine socialiste ». Il eût été, du reste, bien étonnant, qu’un subtil poète comme Lachambeaudie, indulgent, aussi doux de physionomie que d’opinion 138, tranquille bonhomme, ait pu pro­ duire une chanson d'une hideuse violence. Ce n’était pas dans ses manières et, certes, les brochuriers réactionnaires se montraient plus extravagants dans leurs considérations antisocialistes quand, assimilant la société communiste à un c troupeau d’animaux » à « la plus abjecte des tyrannies », à « l'état sauvage le plus complet », ils parlaient de « l’égalité de l’ilote » et de « la fraternité de l’ours ou du buffle 138 ». Encore une fois, on ne peut s’étonner du résultat des élections quand, toutes autres données mises à part, on met en parallèle d'un côté la violence et la large diffusion des brochures antisocialistes jetant l’effroi du communisme dans une population portée à l’inquié­ tude ; de l’autre, la timidité et le peu de rayonnement de quelques rares productions communistes. 11 % des sièges seulement allè­ rent aux républicains modérés et 34 % au parti de l’Ordre. Mais, comme Karl Marx le fait remarquer 14°, combien de légitimistes et 136. 137. 138. 139. 140.

Les Affiches rouges, p. 157-158. Ibid . Almanach républicain démocratique pour 1850, p. 145 (P. Lachambeaudie). L'Illustration, n°* cités. La lutte des classes en France, trad. L. Rémy, 1900, p. 35.

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d’orléanistes — on pourrait ajouter de bonapartistes — se camou­ flaient sous le masque du républicanisme bourgeois. Du 27 avril au 4 mai. Les élections furent donc mauvaises, plus mauvaises même que les républicains de la veille ne l’avaient escompté. C’était à la fois la confirmation des craintes de Blanqui et des espérances de Lamar­ tine. La France, avoue ce dernier, eut « le génie de la transition » et dans son « tact souverain », elle n’investit qu’un « petit nombre de démagogues plagiaires surannés de 1793 » et « cinq ou six fana­ tiques de chimères » sur un total de 900 membres M1. Aussi, le mécontentement des révolutionnaires et des socialistes de toute nuance fut très grand. Pour la plupart d’entre eux se posait la question ou d’attendre la réunion de l’Assemblée pour la dissoudre par la violence, ou de l’empêcher de se réunir en obtenant l’annulation des élections. Il n’est pas besoin de dire que les événements de Rouen ne firent que jeter de l’huile sur le feu. De fait, il y eut du 27 avril au 4 mai une période critique pour le Gouvernement provisoire qui allait passer la main. Le langage de La Commune de Paris, de La Réforme, de la Société des Droits de l’Homme est caractéristique. Les efforts de ce dernier groupe­ ment pour se donner une structure conforme aux nécessités de la lutte à main armée ne sont pas moins significatifs14*. Blanqui était entré dans cette voie au lendemain du 16 avril. Il était donc prêt à s’adapter à la situation si elle prenait une tournure violente. Mais il ne serait pas d’une saine logique de conclure que Blanqui était alors pour l’emploi immédiat de la force brutale. Le résultat des élections ne le faisait pas sortir de ses gonds autant que les autres anciens condamnés politiques. Tout permet de penser qu’il trou­ vait dans le scrutin malheureux une preuve supplémentaire qu’il fallait conquérir les masses en usant de patience. On peut même dire que cette ultime et douloureuse expérience l’incitait à revenir plus fermement à cette tactique préconisée au Prado le 25 février, et plus ou moins reprise après le 17 mars. Ses efforts de freinage, ses explications à son club aux approches du 15 mai, comme ses décla­ rations à Bourges, soulignent l’abîme entre le 17 mars et la période postérieure : Je n'avais plus rien à faire ; je n'avais plus qu'à me réfugier dans la parole, dans les discussions populaires 14#. Nous savons, certes, que devant la Haute Cour, Blanqui était tenu de voiler quelque peu ses faits et gestes antérieurs, mais il n’en reste pas moins qu’on doit retenir comme un indice tout à1423 141. L amartine, op. cit., t. II, p. 350-351. 142. Garnier -P agès, op. cit., t. II, p. 356 sq. 143. Moniteur, 5 avril 1849, p. 1236. [Audience du 2 avril.]

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fait remarquable le sens profond de cette déclaration. Et, en une période où la violence était à Tordre du jour — caressée par ceuxlà mêmes qui, quelques jours auparavant avaient fait appel à la concorde et à Tunion — ce n’est pas le moins paradoxal que l'effort fait par Blanqui pour tempérer et assouplir son activité révolution­ naire en s’ajustant à une connaissance plus réaliste des conditions objectives. Ainsi, quand on y réfléchit bien, cet épouvantail des classes riches, en 1848, dont parle Esquiros 144, s’il méritait la crainte salutaire qu’il inspirait, ne méritait pas la renommée sinistre de forcené de l’émeute qu'on lui faisait. Tout en gardant jalousement son âpre affirma­ tion de combat, tout en se tenant prêt à tirer parti des virtualités révolutionnaires, fidèle à sa pensée, d’un clair regard, d'un regard plus pénétrant que celui des autres leaders, en tout cas, il voulait attendre un peu, travailler pacifiquement, graduellement afin, en axant son action sur la conquête des masses, de mener celles-ci plus sûrement à la victoire émancipatrice. Mais Blanqui était dans une large mesure victime de sa réputa­ tion. Cette attitude réaliste ou, si Ton veut, opportuniste-révolution­ naire, ne fut pas comprise. Aussi, quand des indiscrétions parve­ nues le 2 mai à la connaissance du procureur général Landrin firent croire à l’existence d’un complot pour jeter bas l’Assemblée le 4 mai, jour de sa réunion 1451467, tout de suite on pensa à Blanqui. Une instruction fut ouverte. Le 3 mai, Landrin apprit que Boissonnin distribuait des armes, que le club Barbés et la Société des Droits de l’Homme s’armaient et restaient armés, qu’enfin des hommes de la police de Caussidière avaient été surpris la nuit en travail d’affichage. Rien ne concernait Blanqui et ses amis. C’est cependant sur la base de ces informations que le procureur se décida à lancer des mandats d’amener contre Blanqui, Flotte, Lacambre et aussi Considère. Caussidière parut tout d'abord disposé à les mettre à exécution. Mais il se ravisa, craignant la faiblesse du Gouvernement. Alors, le procureur Landrin écrivit au Gouvernement en envoyant les mandats. On l’appela. Il rendit compte de tout. On lui refusa les arrestations. Il se retira indigné M#, « obligé, selon son expression, de rengainer son complimentMT ». Une fois de plus, par ce nouveau contre-ordre, le Gouvernement provisoire reculait devant l'arrestation de Blanqui.

144. 145. 146. 147.

A. E squiros, Histoire des martyrs de la liberté, p. 70. Quentin-Bauchart, op. cit.f t. I, p. 308.

Ibid.

Castille, Histoire...» op. cit., t. III, p. 236.

C H A P I T R E VII

LA JOURNßE DU 15 MAI

Origine de la manifestation. La Pologne a toujours intéressé les démocrates et révolutionnaires français. Une étude faite par Skrzypek, le biographe polonais de Sylvain Maréchal, montre la sympathie qu’inspirait la Pologne à l’auteur du Manifeste des Egaux. Cette sympathie ne fit que s’accroître après la défaite des insur­ gés polonais de 1830-1831. Une abondante littérature en témoigne : chansons, discours affiches, livres, brochures, articles. Il suffit de feuilleter le catalogue des imprimés de la Bibliothèque nationale pour s’en rendre compte. De leur côté, les Polonais avaient une sym­ pathie marquée pour la France et leurs réfugiés y participaient activement à la lutte politique et sociale. A la faveur des événements de 1848 ils allèrent jusqu’à créer une légion, noyau militaire qui dans leur esprit, par l’exemple donné, devait jouer un rôle pour l’indépendance de leur pays. Quant aux conservateurs français ils s’affirmaient pour la Pologne soit dans l’intérêt de la paix euro­ péenne, soit à titre de dérivatif de la question sociale. Il semble qu’on doive à Raspail, poussé peut-être par des émis­ saires des clubs polonais de Cracovie, la première idée d’une péti­ tion pour la Pologne. Il en rédigea le texte qui, adopté par son club le 6 mai, devait être présenté à l’Assemblée nationale par son neveu, représentant du peuple. Mais cette manifestation lui parais­ sant insuffisante, Raspail songea à l’élargir en s’appuyant sur l’en­ semble des clubs. Dans ce but le 10 mai — jour où par ailleurs le club des Républicains Socialistes envoyait à l’Assemblée nationale une adresse demandant la formation d’un Congrès européen pour le rétablissement de la Pologne — un des émissaires de Raspail se rendit au Comité Centralisateur qui, depuis les élections, avait suc­ cédé au Club des Clubs. La pétition fut présentée, soumise à l’accep­ tation, et proposition fut faite de la porter ensuite solennellement à la barre de l’Assemblée. Il y eut du tirage car déjà les intrigues se croisaient et le club des Républicains Socialistes avait obtenu l’adhésion de nombreux clubs et notamment du club de Blanqui à son adresse. Cependant, grâce à l’insistance de Raspail, le Comité Centralisateur que présidait l’ancien détenu politique Huber prit l’initiative d’une manifestation

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de rue. Il décida, le 11, que tous les clubs adhérents se rendraient à la Chambre. Le 12 il fixa la date de la manifestation au lundi 15 afin d’éviter toute confusion avec une fête officielle projetée, et aussi afin de faire coïncider la pression populaire avec les inter­ pellations sur la Pologne. De leur côté, le 12, Sobrier et huit autres collaborateurs de La Commune de Paris faisaient appel aux démo­ crates socialistes et le 15, par une nouvelle affiche, appelaient le peuple place de la Bastille. Mais la Pologne n’était qu’un prétexte. La vérité c’est que la Constituante étant réunie et la République ayant besoin de sortir de l’ornière, une manifestation publique était considérée comme nécessaire par de nombreux démocrates, tandis que Blanqui s’y opposait, bien qu’en général on l’en crût partisan. Une lutte compli­ quée se livrait de ce fait entre les personnalités en présence se ramenant en gros à quatre : Lamartine et Sobrier, Caussidière et Ledru-Rollin, Huber et Barbés, puis Blanqui. Cette lutte devait con­ duire Blanqui à Vincennes. Elle a trop d’intérêt, pour ne pas être relatée ici sous l’angle particulier qui convient \ Sauf Lamartine et Ledru-Rollin qui misaient sur deux tableaux, le Gouvernement était très fermement résolu à s’opposer à la mani­ festation. Quant à l’Assemblée, elle n’était pas sans inquiétude puisque, coup sur coup, par décret du 11, elle confia à son prési­ dent, dont elle renforça les pouvoirs, le soin de veiller à sa sûreté et, par décret du 12, elle interdit toute pétition à sa barre*. Ce dernier décret apparut aux chefs populaires comme un défi. Il donna lieu aussitôt à une sorte de riposte. En effet, le lendemain, une manifestation de sept à huit mille personnes venant de la Bas­ tille, se dirigea vers l’Assemblée aux cris de : « Vive la Pologne » ! Un conflit eût pu surgir, mais l’Assemblée ayant dépêché Vavin auprès des manifestants, ceux-ci remirent paisiblement leur pétition à ce dernier8. Cette manifestation du 13 a été considérée comme « un essai ou peut-être un moyen d’abuser le Gouvernement et de dérouter ses soupçons1234 », mais elle pourrait être tout aussi bien un réflexe populaire spontané ou un torpillage voulu de la grande manifesta­ tion projeté. Contrairement à l’affiripation de Daniel Stern56, Blan­ qui n’en faisait point partie. Sa déclaration au procès de Bourges le 13 mars est très nette : « J ’ai complètement ignoré la manifes­ tation du 13 mai ; je ne l’ai connue que le soir®. »

1. V. P ierre , op. cit., t. I, p. 274 sq. — L amartine, op. cit., t. I, p. 418 sq. — V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 138. 2. D. Stern , op. cit., t. III, p. 22. 3. Ibid.

4. V. P ierre , op. cit., t. I, p. 277. 5. D. S te rn , op. cit., t. III, p. 22. 6. Moniteur, 15 m ars 1849.

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L'opposition de Blanqui. Le soir, c’était la séance de son club. La question brûlante de la manifestation du 15 s’y posa. Ce n’est pas que la Société Répu­ blicaine Centrale fût en rapport avec le Comité Centralisateur, et Dandurand vice-président de ce Comité, témoignera plus tard qu’elle c lui faisait concurrence789». Mais la date de la manifestation était fixée et les esprits se préoccupant de la journée, on ne pouvait pas ne point prendre position. La généralité du club était pour la manifestation et c’est tout naturel, la Société Républicaine Centrale s’étant montrée à plusieurs reprises favorable à la Pologne, et cela dès les 22 et 23 m ars#. En outre, comme l’a reconnu Blanqui « la question polonaise exerçait un empire irrésistible », et le seul nom de Pologne, « magique », sou­ levait toujours Paris *. La manifestation ne venait donc pas « comme un champignon après l’orage ». Il ajoute : On avait des craintes très vives pour la Pologne... La nouvelle d'une insurrection avortée et des massacres du grand duché de Posen ont fait bouillir les sentiments de gloire, d'honneur et de liberté dans toutes les poitrines10. Plusieurs orateurs donnèrent libre cours à leur indignation. Des paroles violentes qu’on interprète comme de la provocation furent même prononcées par Arnould Frémy. Mais Blanqui, froidement, habilement, ramena le débat à la situation et aux possibilités poli­ tiques en France. Il se montra « tout à fait contraire » à la démons­ tration qu’il envisageait « avec crainte, avec douleur ». « J ’avais un pressentiment », dira-t-il plus tard à Bourges1112. Il la considérait comme impolitique et prématurée. En conséquence, il déploya des c efforts immenses » pour qu’elle n’eût pas lieu. Il disait : Né faites pas celay les violences du mois de mars et du mois d'avril ont déjà fait rétrograder les sympathies populaires ; elles reviennent maintenant à nous chaque jourf ne les faites pas reculer de nouveau ; le temps est mal choisi ; ne précipitez pas ce mouvement ; attendez au moins le retour complet de l'opinion popu­ laire Sage s paroles ! Il n’est pas possible de les mettre en doute. La modération de Blanqui est attestée non seulement après coup au 7. Duquai, op. cit., p. 120. 8. W assermann, op. cit., p. 166. 9. Ibid., p. 171. 10. Gäzette des Tribunaux, 14 mars 1849, 2* p. 11. D uquai, op. cit., p. 132. 12. Ibid., p. 129.

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procès de Bourges, par des témoins et par Blanqui lui-même, mais ce qui a plus de portée par les journaux des 14 et 15 mai. Blanqui s’est expliqué en ces termes : Tétais dans un grand embarras ; mon club était partagé... Si favais combattu la manifestation de front, faurais risqué d'être débordé ; je pris donc des précautions oratoires. Dans un discours qui dura environ une demi-heure, je dis qu'il fallait bien se garder de se jeter dans des voies violentes, qu'il fallait bien se garder de dépasser le peuple, parce que, si on avait ce malheur, il se tour­ nerait immédiatement contre les imprudents qui l'auraient pro­ voqué. Ce discours fut bien accueilli, et il fut décidé qu'on se ren­ drait à la manifestation avec les intentions les plus pacifiques ; j'avais même dit qu'il ne fallait pas que de l'Assemblée nationale on. pût apercevoir la tête de la colonne w. La Presse, peu suspecte de partialité envers Blanqui, ne put faire autrement que de noter : Le club Blanqui a offert depuis quelques jours une particularité remarquable. C'est que M. Blanqui lui-même s'est trouvé dépassé par une partie de ses adhérents. Même note dans Le Journal des Débats, L'Assemblée nationale et Le Représentant du Peuple qui reproduisaient une information ainsi conçue : Hier, dans son club, M. Blanqui avait déconseillé à ses fidèles toute participation à la manifestation d'aujourd'hui : « Il y a deux courants dans la Société, a-t-il dit. C'est le courant de la réaction qui domine en ce moment ; le ministère où nous avons des nôtres est lui-même emporté par le torrent. Mais attendez, attendez cinq à six semaines et alors les vents et les flots seront pour nous ». Déjà, a dit M. Blanqui, faisant un aveu involontaire, beaucoup des nôtres qui nous avaient quittés nous sont revenus ï4. Blanqui dut céder, malgré ses « efforts immenses » appuyés par les « efforts désespérés 15 » de Gustave Robert, l’ancien secrétaire du club. Le club, dira-t-il plus tard, ordinairement docile à ma voix, s'est regimbé. Et dans un autre texte, il confirme presque mot pour mot. Le club, ordinairement sympathique à mon opinion, a résisté. 11 dut donc « sous peine d’abandon », pour ne point se couper 13. "Wassermann, op. cit., p. 169-170. — Dans Les Accusés du 15 mai, le compte rendu de l'audience du 13 mars où Blanqui fit cette déclaration donne un texte du même esprit et parfois de même forme. Toutefois il y est dit que Blanqui a parlé une heure au lieu d'une demi-heure. Il aurait dit aussi « Je consentis donc, puisqu'on le voulait, à ce que le club se rendît à la manifestation ». 14. W assermann, op. cit., p. 170. 15. Déclaration au Courrier Français et Le Pouvoir du 9 novembre 1848.

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de ses partisans et des masses, comme nous dirions aujourd'hui, subir c l'invasion du sentiment populaire ». Et comme plus tard dans l’affaire de La Villette, il fut contraint d’assumer des respon­ sabilités qui n'étaient pas les siennes. C’est que, avoue-t-il, quand on manie l’élément populaire, ce n’est pas comme, un régiment qui attend, l’arme au pied, auquel on dit : Marche et il marche, Arrête et il s’arrête... Le peuple n’est pas un automate. Pour le guider il faut être dans sa voie, sentir avec ses instincts, partager ses passions ; mais, à prendre le tau­ reau par les cornes, on ne gagne que des coups de corne. Fallaitil sacrifier la popularité à la prudence ? Les puritains peuvent se donner carrière sur cette thèse et moraliser à perte de vue. Pour moi, je croyais avoir une mission à remplir et je n’entendais pas la laisser en route. J’ai dit : Vous voulez aller à la manifestation ? Allons-y, mais prenons garde aux sottises 16. C’est pour éviter des sottises qu'il procéda « avec la plus grande prudence », fixant le boulevard du Temple et non la Bastille comme lieu de rendez-vous du club et ne prescrivant pas le port du dra­ peau de ce club 17. C’est donc en homme politique « haussant les épaules 18 » devant une entreprise jugée inopportune et dangereuse mais soucieux, mal­ gré tout, de conserver le contact avec le peuple, que Blanqui se rallia à la manifestation. Encore est-il bon d’ajouter que ce rallie­ ment s’opérait à la condition expresse que la manifestation fût la plus pacifique possible. Daniel Stern va plus loin. Elle affirme que Blanqui aurait promis à Lamartine « de dissoudre la manifesta­ tion s’il ne parvenait pas à la contenir 19 ». Mais cette affirmation donnée sans référence et qu'il est difficile d'admettre, prouve sura­ bondamment en tout cas par l’esprit qu’elle décèle, combien étaient faux les desseins ténébreux attribués à Blanqui dans les jours qui précédèrent le 15 mai. La plupart des chefs du prolétariat, du reste, ou bien se pronon­ çaient contre la manifestation ou bien restaient indécis. Proudhon, dans son journal, attaquait « les clubistes sans cervelle » ; Barbés, hostile à un mouvement dans lequel, par phobie, il voyait la main de Blanqui, faisait jurer à Huber qu’au moins il n’y aurait pas d’armes ; Raspail voulait qu’on se bornât à faire une c impression morale » ; Cabet, avec son club, déclarait s’abstenir ; Louis Blanc, Greppo, Thoré, Gambon n’auguraient rien de bon d’agitateurs comme Sobrier et Flotte et de personnages équivoques comme Borme Il faut dire aussi qu’Huber, malgré ses relations avec Barbés et Marrast continuait de paraître suspect à beaucoup. 16. D uquai, op. cit., p. 195. — W assermann, op. cit., p. 171-172. 17. Moniteur, 15 mars 1849 [Haute Cour de Bourges], p. 860, audience du 13 mars. Déclaration de Blanqui. 18. D uquai, op. cit., p. 195. 19. D. Stern , op. cit.., t. III, p. 24.

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La manifestation. Le 15, à dix heures du matin, en grand nombre, les ouvriers se rassemblent place de la Bastille. La colonne est formée et s’ébranle à onze heures aux cris de Vive la Pologne. Huber et Sobrier sont en tête et les délégués du Luxembourg aux premiers rangs. Par les boulevards coule un large fleuve populaire sur lequel flottent, éclatantes au soleil, les bannières des ateliers nationaux et des clubs, les drapeaux des nations étrangères et des gardes nationaux de province venus pour assister à la fête de la Concorde*°. Dès neuf heures du matin, boulevard du Temple, lieu du rendezvous de son club, Blanqui dut céder « à une réclamation univer­ selle » en envoyant chercher le drapeau de la société, et c’est seu­ lement quand l’emblème fut arrivé, une heure environ après, que le groupement se mit en marche du côté de la Courtille. Il s’arrêta aux environs de la petite rue Saint-Gilles et prit place dans la foule au passage de la colonne*1. Bientôt, Blanqui se trouve au premier rang. A la Madeleine, le Club des Clubs et le club de la Révolution dominés par Barbés sont en tête, bannières déployées, tandis que les membres les plus actifs du club de Blanqui sont épars. En fait, la manifestation est dirigée par les hommes de Marrast, de Ledru-Rollin et de Lamar­ tine”. Le désir de Ledru-Rollin est que la manifestation se ter­ mine là. Deux amis de Longepied qui ont vu Ledru-Rollin le matin le savent, mais ils s’efforcent vainement d’endiguer le fleuve “ qui, jusque-là tranquille, devient torrent par l’adjonction d’affluents écumeux. Il arrive presque à la place de la Concorde et la tête de la colonne parlemente. On peut croire que la démonstration va s'ache­ ver à l’Obélisque. Mais à partir de ce moment, il est malaisé de savoir au juste ce qui se passe car les témoignages s'entrecroisent, ne s’excluant d’ailleurs pas, et l'influence policière difficile à sai­ sir vient tout brouiller. Quelques faits surnagent. L’apparition d’un bataillon de la garde nationale se précipitant pour occuper le pont entraîne le courant populaire de ce côté. Il y a sur la place et spécialement au bout du pont des « figures hétérogènes », des « hommes inconnus » de ces gens louches que Raspail avait déjà remarqués à la Madeleine. Ce sont ces « hommes en blouse » qu’on retrouvera envahissant, la Chambre. Et comme la Société Républicaine Centrale, drapeau déployé, traverse la place, atteignant le pont, il se trouve que ces hommes aux figures équivoques se mêlent à ses membres. Il y a là aussi des gardes mobiles qu’on circonvient. Ils fraternisent.2013 20. 21. 22. 23.

V. P ierre , op. cit., t. I, p. 281. — D uquai, op. cit., p. 19. Moniteur, 15 mars 1849, p. 860, Bourges : déclaration de Blanqui. V. Bouton, Profils révolutionnaires, p. 138. W assermann, op. cit., p. 173-174.

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Devant l’ampleur du mouvement, l’air bonhomme du général Courtais et le peu d’appareil militaire, les blanquistes qui se trouvent à la tête du cortège suivent leur instinct révolutionnaire. Au cri de En avant, ils traversent le pont*4 puis s’arrêtent, rejoints bientôt par quinze ou vingt personnes qui se présentent comme délégués. Bientôt Blanqui est à la grille du Palais avec les délégués qui demandent à être introduits. Mais la garde fait des difficultés pour les laisser entrer. Pendant ce temps, la suite de la colonne traverse le pont et comme la queue de la colonne marche toujours, la foule stationnée devant l’Assemblée devient si dense que Blanqui, petit et grêle, manque de se trouver mal et voit « des brouillards » devant ses yeux. Enfin, la grille s’entrouvre. On crie : « Laissez entrer les délégués ! » Ils pénétrèrent à cinquante ou soixante et Blanqui peut reprendre sa respiration normale. Il passe par le jardin et arrive à un perron dont l’entrée lui est barrée par un factionnaire de la garde mobile. Il peut tout de même pénétrer sur intervention d’une per­ sonne qui dit : « Laissez entrer, c’est un délégué *\ » Dans la salle des Pas-Perdus, Blanqui trouve les autres délégués qui attendent, fort tranquilles ” , cependant que ses amis qui croient à des possibilités révolutionnaires désarment la garde de service et crèvent les tambours pour empêcher qu’on batte le rappel. Feuillâtre, en particulier, ne cache pas son désir d’envahir l’As­ semblée, de jeter les représentants par la fenêtre, de « nettoyer les écuries d’Augias*7 ». La délégation, toujours dans l’attente, est en contact avec An­ tony Thouret, Etienne Arago, Linguay et sans doute d’autres per­ sonnalités. Au moment où Blanqui cause avec Linguay, une per­ sonne ouvre la porte latérale à deux battants, qui donne dans la salle des séances, et dit : « Au nom de l’Assemblée nationale, laissez entrer les délégués. » Avec Raspail, Sobrier et d’autres chefs de clubs, Blanqui pénètre dans la salle, non sans étonnement, car il croyait n’aller que jusqu’à la porte ”. Là, au bruit des clameurs populaires, il voit l’Assemblée « déjà envahie en partie » en proie au plus grand désordre, et la tribune « bourrée à éclater », ce qui lui parut de « très mauvais augure » et comme le signe d’un désas­ tre « irréparable ” ». Au bout d’un moment, Raspail est à la tribune, lisant sa pétition, mais il ne réussit ni à se faire écouter, ni à se faire entendre. Du reste son texte rédigé sous forme d’arrêt de justice, débité lente­ ment, toujours du même ton, sans accent et sans geste, ne peut satisfaire la foule excitée qui réclame impérieusement Blanqui. Les exclamations et les interrogations s’entrecroisent.24*6789 24. D. Stern , op. cit., t. III, p. 26. — V. P ierre , op. cit., t. I, p. 282. 26. Moniteur, 15 mars 1849, p. 860. 26. Audience du 13 mars, récit de Blanqui. 27. D uquai, op. cit., p. 20.

28. Audience du 13 mars, récit de Blanqui.

29. D uquai, op. cit., p. 213. — Moniteur, 15 m ars 1849.

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Où est Blanqui ? Blanqui à la tribune I La parole est à Blanqui t Nous voulons Blanqui90 ! A cet instant, Blanqui est au pied de la tribune c fort triste et ennuyé ». Il oppose la force d’inertie mais voit bien qu’il n’échappera pas au discours obligé303132. La tribune est occupée par plusieurs ora­ teurs qui se la disputent. C’est ici que se place la première inter­ vention de Barbés. Serait-ce qu’en entendant réclamer son rival par la foule, Barbés s’impatiente ? Pressent-il que Blanqui va jouer dans cette journée, un rôle qu’il importe de lui disputer ? Ou plus simplement se trouve-t-il désemparé à cette heure où les instincts du clubiste et les devoirs du représentant se combattent en lui ? Toujours est-il que le matin même il voyait dans la manifestation une grave menace pour la République. Maintenant, il invite l’As­ semblée à décréter le vœu du peuple et, après avoir félicité les mani­ festants, d’avoir reconquis le droit de pétition, il les invite à se retirer. Ni les représentants qui demeurent muets et immobiles à leurs bancs, ni la foule déchaînée n’obéissent aux invitations de Barbés. Alors un citoyen, un ouvrier paraît-il, dominant le tumulte, lance ces mots qui figurent au compte rendu du Moniteur : Au nom de la majesté du peuple, je demande le silence. Le citoyen Blanqui demande la parole, ècoutezAe M. Blanqui à la tribune. Le petit Blanqui est comme perdu dans la sombre masse du peuple. Cependant, d’après des témoignages concordants, il est toujours à l’escalier de la tribune, au premier degré avec Flotte et d’autres amis qui s’y cramponnent. De vieux condamnés politiques, hommes d’énergie, arrêtent là les différents assauts et lui font un rempart de leur corps. Leurs figures contractées, leurs bras tendus, dénotent que dans leur pensée, si Blanqui quitte la tribune, il n'y remontera pas. Aussi Blanqui y demeure immobile ; de temps à autre il semble baisser la tête pour laisser passer une émotion violente, espèce de coup de foudre qui s'éteint avec fracas. Il reste fixe, il semble se bercer dans une force inconnue ” ... Tout à coup, deux hommes l’enlèvent ou plutôt le jettent par­ dessus la barre. La pâleur de ses traits qui contraste avec le noir de ses vêtements, le calme de son attitude tranchant sur l’agitation 30. V. P ierre , op. cit., p. 285. — D. S te rn , op. cit., p. 32. — Duquai, op. cit., p. 211, 213. — Moniteur, ibid. 31. Moniteur, ibid. 32. D uquai, op. cit., p. 214. 33. V. Bouton, Profils révolutionnaires, p. 139.

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générale produisent une forte impression. Aussi, dans son tableau du 15 mai, Victor Hugo fait-il bien ressortir « Blanqui pâle et froid » au milieu de « la poussière comme de la fumée », du « vacarme comme le tonnerre » du « brouhaha effrayant*4 ». On dirait un spectre qui apparaît à la tribune et cette apparition subite atténue un moment le tumulte. Tous les regards se fixent sur ce petit homme qui a fait trembler les grands, qui les inquiète toujours, bien qu’il ait déclaré quelques minutes avant que la manifestation était « pacifique » et qu’elle ne visait que deux buts : la Pologne et la consécration du droit de pétition Il les inquiète, il les apeure à ce point qu*Alexis de Tocqueville, en voyant monter Blanqui à la tribune, dit « avoir eu l’impression d’un monstre sortant d’un égout ». Voici le passage, il mérite entière reproduction : c’est un portrait édifiant de Blanqui. Les joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, Vaspect dfun corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire, collée sur des mem­ bres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir **. Mais laissons la parole à des contemporains moins effrayés. Voici comment Hippolyte Castille décrit ce moment pathétique : En revoyant ce front pâli dans Vombre des cachots, la multitude comprend que la journée va prendre une nouvelle face. Ceux des représentants de la réaction qui n’ont point quitté leur banc éprouvent, à Vaspect de cet être chétif, tout récemment encore meur­ tri des plus infâmes calomnies, une fureur mêlée de crainte et cherchent des yeux une issue introuvable. Le calme d’une énergie supérieure, que l’événement n’enivre pas, que la multitude laisse libre de ses sentiments et de ses idées, éclate dans le regard de M. Blanqui. Il invite en quelques mots l’Assemblée au silence ”. De son côté, Mme d’Agoult écrit, en parlant de Blanqui : Son aspect est étrange, sa physionomie impassible ; ses cheveux noirs coupés en brosse, son habit noir boutonné jusqu’au haut, sa cravate et ses gants noirs lui donnent un air lugubre. A sa vue, le silence s’établit ; la foule, tout à l’heure si agitée demeure immo­ bile, dans la crainte de perdre une seule des paroles que va pronon­ cer le mystérieux oracle des séditions **. A cette tribune nationale, la seule qu’abordera cet homme d’Etat peu suspect de sympathie pour les assemblées parlementaires, Blan­ qui n’est pas dépaysé. Le peuple est là, autour de lui. Il peut aper-345678 34. Choses vues, éd. de 1934, p. 205. 35. D uquai, op. cit.t p. 20.

36. Souvenirs, 2* éd., N.R.F., p. 121. — Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, f 66. 37. H. Castille, Histoire...., op. cit.t t. II, p. 294. 38. D. Stern, op. cit., t. III, p. 33.

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cevoir, du reste, sur les bancs des représentants, des visages con­ nus, jusqu’à des anciens compagnons de lutte comme Alexandre Bodin, Anthony Thouret. Il y avait là aussi le directeur de la Revue Rétrospective, Taschereau, représentant d’Indre-et-Loire auquel les amis de Blanqui, dans ce moment d’exaltation, pouvaient faire un mauvais parti et que, pour cette raison. Flocon pria de s’éloigner 8®. La présidence était assurée par Bûchez, un ancien médecin, formé par son père à l’école de d’Holbach. Il était devenu un spécialiste de l’histoire de la Révolution française, et tour à tour, positiviste, carbonaro, saint-simonien avant de passer au catholicisme. Fervent de la « science sociale » il s’affirmait pour € l'association », la fin de « l’exploitation de l'homme par l’homme » et pour la classe ouvrière qu’il définissait « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Toute une école était sortie de ses travaux. La question polonaise lui était connue et aux environs des années 1832-1834, quand se créèrent à Paris la Jeune France, la Jeune Italie, la Jeune Allemagne, la Jeune Europe et la Jeune Pologne il avait vu bien des réfugiés polonais se rallier à lui ! Mais comme tant d’autres, les prisons l’avaient empêché d’avoir tout contact avec Blanqui, mal­ gré certaines affinités sociales. Bien qu'ému par la gravité des circonstances et la façon violente dont il est jeté à la tribune, Blanqui garde son sang-froid et, maî­ tre de lui, pèse ses paroles : Ecoutons-le rapporter cette scène : Une fois sur mes pieds dans la tribune., dit-il, je me suis retrouvé et je n’ai pas pensé qu’il fallait dire des sottises parce que des sotti­ ses étaient faitesi#. Il écrit encore : Etre soulevé de terre dans les fluctuations d’une cohue, ballotté çà et là par la houle, emporté à la dérive comme une espèce de man­ nequin, c’est une position peu agréable. Telle était la mienne. On me criait : « Parlez ! »... j ’ai parlé... d’assez mauvaise humeur de tant d’absurdités, je l’avoue, mais ce n’était pas une raison pour en débiter moi-même. J’ai fait un discours que vous connaissez... le menu à peu près d’une allocution de circonstance. On m ’a reproché la violence de cette harangue, on a eu tort, elle était convenable et parlementaire 39401. Et, en effet, si comme à l'ordinaire la voix est perçante, aiguë, dure et pénétrante, le discours — comme à l’ordinaire pourrait-on dire encore — est habile et mesuré. 39. D uquaï, op. cit., p. 195. 40. Mss. Blanqui. — Procès de Bourges, cahier 2. — Wassermann, op. cit., p. 176. 41. Ibid.

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Le discours de Blanqui. Blanqui ne se borne pas à formuler les vœux du peuple pour la Pologne, à les justifier et à mettre l'Assemblée en face de ses res­ ponsabilités. Encouragé par les applaudissements, poussé par ses amis et, sans doute, par sa pensée intime, et contraint à coups de poings par quelques individus, il évoque les événements tragiques de Rouen, ce qui lui permet de lier les malheurs du peuple polo­ nais aux misères du peuple français. Il pose alors, sans nier leur complexité, les questions essentielles des causes sociales de la misère et de l’organisation du travail qu’on a paru éluder en écartant cer­ tains hommes des conseils du Gouvernement et parvient, reconnaît Tocqueville, à animer son auditoire ", « à remuer d’effroi l’Assem­ blée », dit Bouton A ce moment, des bravos éclatent bientôt suivis d’interruptions. Des citoyens, notamment Sobrier ", demandent qu’on revienne à la Pologne. Alors l’orateur qui a éloquemment souligné devant l’Assemblée et le peuple exceptionnellement réunis le grand objectif restant à atteindre, rappelle le but plus modeste de la manifestation. Il rentre « dans l’ornière de la journée" ». Cette « ornière » eût mené à la guerre révolutionnaire pour peu que l’Assemblée eût suivi les orateurs populaires. Le fait est certain, et c’est bien une proposition de guerre que soutint Blanqui à la tri­ bune. On lui a fait grief d’avoir considéré la question polonaise comme un prétexte pour mettre en avant la question sociale. Peutêtre n*a-t-on pas tort, mais il n’en reste pas moins qu’il prenait assez au sérieux la question polonaise pour demander qu’elle fût tranchée par la force des armes. Ledru-Rollin parlant de ce discours avoue que « beaucoup de représentants l’ont approuvé 42356478», Daniel Stern se prononce dans le même sens ". Antony Thouret déclare que Blanqui « a tenu un lan­ gage parlementaire » qui l’a étonné « eu égard à la violence de la manifestation49 ». Alexandre Dumas, d’ordinaire si sévère pour les chefs de club, ne critique pas dans son journal le discours de Blan­ qui, se bornant à en indiquer les grandes lignes, et à noter qu’après avoir obtenu le silence en levant sa main gantée de noir, l’orateur a parlé sans aucune émotion, et que, de sa « voix frêle » il a pu se faire « entendre distinctement50 ». Charles Robin qualifie « habile, net, concis » et « ne trahissant 42. Souvenirs, ibid., p. 121. 43. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 139. 44. D. Stern , op. cit., t. III, p. 33. 45. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 296. 46. D uquai, op. cit., p. 169 (déclaration au procès de Bourges). 47. L. Blanc, op. cit., éd. 1880, t. II, p. 86. 48. D . S te rn , op. cit., t. III, p. 33. 49. Les Accusés du i5 mai, in-8 de 1849, p. 258. 50. Le Mois, n° 6, juin 1848, p. 177.

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aucune émotion » le discours de Blanqui prononcé, ajoute-t-il, « avec ce calme et cette lucidité d’esprit des intelligences maîtresses d’ellesmêmes ». Il estime que Blanqui sut captiver l’attention au sujet de la Pologne « par cette manière large, digne et modérée d’envisager la question515234». Louis Ménard écrit : Ce discours avait été plusieurs fois interrompu par dfunanimes acclamations. Chacun s’était senti entraîné comme Blanqui, à son­ ger aux misères du Peuple et aux cris de Vive la Pologne ! se mêlait déjà celui de : Vive l'organisation du Travail”. La convergence de ces témoignages émanant, sauf les deux der­ niers, d’adversaires de Blanqui, montre assez que c l’oracle des sédi­ tions », avec sa longue pratique de l’émeute et des réunions, sut s’imposer en somme et porter l’intégralité de la revendication pro­ létarienne face aux députés bourgeois et aux émeu tiers subalternes. Ce n’était pas si facile car, ainsi qu’il l’a reconnu lui même : C’est le malheur des mouvements irréguliers que l’on est souvent dominé par les passions populaires qu’on voudrait dominer soimême Voici, du reste, le texte de ce discours tel qu’il figure au Moniteur Officiel. De l’aveu de Blanqui, les sténographes l'ont recueilli « fort exactement, excepté le dernier paragraphe qu’ils n'ont pas bien entendu M». Citoyens représentants, le peuple demande le rétablissement de la Pologne dans les limites de 1772 ; il demande que l’Assemblée nationale décrète, sans désemparer, que la France ne mettra l’épée au fourreau que lorsque la Pologne tout entière sera reconstituée dans les vieilles limites de 1772 et brillera de nouveau comme une nation grande, et indépendante au soleil de l’Europe. Le peuple, citoyens représentants, demande qu’il ne soit pas employé de moyens dilatoires pour reculer l’avènement du jour où la Pologne tout entière sera de nouveau à l’extrémité de l’Europe, l’alliée et le bouclier naturel de la France. Le peuple connaît les obstacles qui doivent s’opposer aux armes françaises ; mais il compte que FAssemblée nationale se souviendra de la gloire de sa devancière ; qu’elle ne craigne pas d’affronter la mauvaise humeur de l’Europe ; elle sait que, devant sa seule volonté, fermement exprimée et appuyée d’une armée française sur le Rhin, tous les obstacles que la diplomatie pourrait lui opposer tomberont d’eux-mêmes, afin que l’ancienne Pologne, la Pologne de 1772 (le 51. Ch. R obin, op. cit., t. H, p. 281, 282. 52. L. Ménard, Prologue..., op. cit., rééd. de 1904, p. 111. 53. Les Accusés du i 5 mai, ibid., p. 259. 54. Moniteur, 15 mars 1849, p. 854. — Confirmation : Moniteur, 14 mars 1849 p. 846. ’

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peuple se rappelle cette date), la Pologne de. 1772 (bravos et applau­ dissements du peuple) soit rétablie dans les limites, depuis les bords de la Wartha jusqu’au Dniéper, et depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire. Citoyens, le peuple compte que l’Assemblée nationale n’hésitera pas devant un aussi grand but ; qu’elle ne se laissera pas tromper, ni intimider par les menaces de la diplomatie ; le peuple est derrière elle ; il la suivra en masse aux frontières sur un seul signe de sa main... Ces cris qu’elle entend d’ici, et qui peut-être lui paraissent mena­ çants, ne sont que des cris de vive la Pologne ! et ils se changeront en acclamations en son honneur, dès l’instant où l’Assemblée natio­ nale aura prononcé la phrase sacramentelle que le peuple attend, qu’il attend, citoyens, et que vous lui donnerez (oui t oui !). Tous les partis, citoyens, ne l’oubliez pas, sont d’accord pour cette grande œuvre. Ce n’est pas ici un parti, une fraction de parti qui vient vous parler, c’est le peuple tout entier, le peuple parmi lequel il y a des divisions sans doute pour les questions intérieures, mais qui est toujours unanime pour la question de la Pologne (bravos et applaudissements). Dans votre sein, citoyens, pas plus que dans le sien, il ne pourra se rencontrer de divisions sur un pareil terrain et pour voter la déclaration de guerre aux oppresseurs de la Pologne, il n’y aura plus ici ni droite, ni gauche, ni centre ; il n’y aura qu’une, assemblée française, une assemblée qui, sur un pareil sujet, n’a qu’une seule pensée, qu’une volonté, qu’un seul désir. Citoyens, le peuple vient aussi vous demander justice ; il vient vous demander justice d’événements cruels qui se sont passés dans une ville qui est maintenant aux portes de la capitale par la promp­ titude des communications. Le peuple sait qu’au lieu de panser les cruelles blessures qui ont été faites dans cette ville, on semble pren­ dre plaisir à les envenimer tous les jours, et que ni la modération, ni là clémence, ni la fraternité, n’ont succédé aux fureurs des pre­ miers jours, même lorsque trois semaines se sont écoulées depuis ces sanglantes collisions ; il sait que les prisons sont toujours plei­ nes ; il demande que ces prisons soient vidées (bravos et applau­ dissements dans le peuple)... Le peuple demande aussi que vous pensiez à sa misère. Il a dit qu’il avait trois mois de souffrances à offrir à la République. Ces trois mois sont bientôt écoulés, et il est possible, il est probable qu’on lui en demandera d’autres. Le peuple réclame de.Y Assemblée nationale qu’elle s’occupe ins­ tamment, sans désemparer, d’une manière continue, de rétablir les moyens de travail, de donner de l’ouvrage et du pain à ces milliers de citoyens qui en manquent aujourd’hui (bravos). Le peuple, citoyens, sait fort bien qu’on lui répondra que la première cause de ce manque de travail, ce sont précisément ces mouvements populaires qui agitent la place publique et qui jettent

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la perturbation dans le commerce et dans Vindustrie. Sans doute, citoyens, il peut y avoir quelque chose de vrai là-dedans ; mais le peuple sait bien par un sentiment d’instinct que ce n’est pas la cause première, la cause principale de la situation déplorable où il se trouve aujourd’hui. Le manque de travail, la crise commerciale et indus­ trielle datent d’avant la Révolution de Février ; elles datent de plus loin, elles ont des causes profondes, sociales ; ces causes doi­ vent être signalées immédiatement à l’Assemblée : le peuple a vu avec une certaine douleur que des hommes qu’il aimait ont été pour ainsi dire systématiquement écartés des conseils du Gouvernement. (Bravo ! Bravo !) Cela a ébranlé la confiance. Un factieux sur l’escalier de la tribune : Nous venons ici pour demander et pour consacrer tous nos droits, quels qu’ils soient. Plusieurs citoyens non représentants : La Pologne ! la Polo­ gne ! Nous traitons ici toutes les questions sociales. Blanqui, non représentant : Citoyens... (le bruit empêche le citoyen Blanqui de se faire entendre). Un homme du peuple, au milieu de l’hémicycle : Silence, citoyens, dans votre intérêt. Blanqui, non représentant : Ce n’est qu’incidemment, citoyens, que cette question du travail et de la misère du peuple a été soule­ vée ici ; je dois vous dire que le peuple ne vient pas ici principale­ ment pour vous occuper de lui ; il vient vous occuper de la Pologne (Bravo ! Bravo !). Il ne peut pas laisser passer cette occasion sans rappeler à ses représentants que lui aussi est malheureux et que c’est là un nouveau point de similitude entre le peuple de France et le peuple de Pologne. Mais enfin, citoyens, après avoir parlé un instant de lui, le peuple rappelle votre attention tout entière sur la Pologne ; il vous demande de décréter sans désemparer que la France ne remettra son épée au fourreau qu’après avoir rétabli la Pologne (Bravo ! Bravo !). Après ces paroles, le tumulte et les cris redoublèrent à tel point que les sténographes ne purent enregistrer que quelques bribes de phrases de Blanqui. Le compte rendu note simplement ces mots : « Le peuple... avant de se retirer M. » En fait, Blanqui se proposait de donner une solution pour en finir avec le désordre, mais il eut tout juste la possibilité de dire en substance : Le peuple n’est pas venu dans des intentions de violence, mais avec des intentions de paix et d’ordre. Le tumulte qui a lieu n’est pas le résultat de la pétition mais de la maladresse des agents pré­ posés à la garde de l’Assemblée qui se sont obstinés à refuser la porte aux délégués du peuple, venus avec les intentions les plus pacifiques8e.5 55. D uquai, op. cit., p. 217. 5f>. Moniteur, 14 mars 1849, Haute Cour de Bourges, audience du 12 mars, p. 846, déclaration de Blanqui.

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Ledru-Rollin, qui monta ensuite à la tribune, prononça quelques mots. Mais pas plus que Raspail, Sobrier et d’autres chefs de clubs qui déployaient des efforts inouïs dans le même sens, il ne parvint à faire retirer le peuple. Toujours à la tribune, Blanqui, de son côté, exhortait les délégués du peuple au calme. Ce fut en vain. Le brouhaha était tel que, se sentant impuissant, Blanqui descendit et alla s’asseoir81. Blanqui dans le tumulte. Un moment, toutefois, on peut croire que la foule tout entière va se retirer. La salle des séances est évacuée aux trois quarts. Mais Huber parle d’un défilé, tout est remis en question. C’est l’heure où Barbés qui revient de la salle des Pas-Perdus — où, au côté de Louis Blanc, il s’est théâtralement enveloppé dans les plis d’un drapeau polonais — aborde pour la seconde fois la tribune. Il est visiblement troublé, soit que le tumulte, les applaudissements et les cris l’aient jeté, comme on l’a dit, « hors de ses gonds », soit que les ovations populaires l’aient grisé, soit surtout — et c’est une supposition très souvent faite et tout à fait vraisemblable — que < la vue de Blanqui lui ôte tout son sang-froid88 ». Et, en effet, quand on recherche les mobiles qui ont pu pousser Barbés à inter­ venir, on est amené à tenir compte en premier lieu de la présence de son rival. Barbés était dans l’enceinte au début du discours de Blanqui. Il n’avait pas vu sans envie celui-ci écouté avec faveur par l’Assem­ blée. On n’avait pas été sans lui dire la grosse impression produite par le discours de son ancien camarade. Il était désireux « d’arra­ cher à Blanqui sa popularité usurpée88 ». C’est ce qu’a très bien senti Bûchez, président de l’Assemblée nationale, qui déposera à Bourges que Barbés, ne voulant pas laisser Blanqui « faire seul un acte d’autorité », c s’est exalté et a parlé pour subalterniser Blanqui5758960612*». Sous une autre forme, Lamartine avait dit la même chose le 5 juillet 1848 en déposant qu’au 15 mai « Barbés a été pris au piège de la popularité de Blanqui81 ». Quant à Hippolyte Carnot, qui ne quitta pas sa place et observa tout* durant l’invasion de l’Assemblée, il estime lui aussi que « la malheureuse intervention de Barbés » s’explique par c le désir d ’empêcher Blanqui de prendre la tête du mouvement68 ». Evidemment, le but de Barbés était de surclasser son adversaire 57. V. P ierre , op. eit, t. I, p. 287. — T ocqueville, op. cit., p. 121. 58. D. Stern , op. cit., t. III, p. 35. 59. Ibid. 60. D uquai, op. cit., p. 141. 61. Rapport de la commission d’enquête, p. 306. 62. La Révolution de Î848, revue, t. VII, n® XXXVII, mars-avril 1910, p. 24. (D'après le Mémorial d*H. Carnot.)

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en popularité quand il se livra à la surenchère, réclamant tour à tour le défilé du peuple, le vote immédiat du départ d’une armée pour la Pologne, la défense de battre le rappel et la sortie des trou­ pes de Paris. Sinon, ajouta-t-il, les représentants seront déclarés traîtres à la patrie. Barbés « ne se connaît plus » ! Mme d’Agoult qui lui est sympathique, en fait l’aveu **, et s’il a voulu qu’on fasse une comparaison entre lui et son rival, cette comparaison ne peut, en aucune façon, tourner en sa faveur. Il y a loin, en effet, de la harangue outrancière de Barbés au discours ferme mais digne et plein de tact de Blanqui. On sait le reste. Le rappel est battu, le tumulte grandit jusqu’au moment où l’homme de la police Huber lance de son propre chef et à la stupeur de tous, les fameuses paroles : c L’Assemblée natio­ nale est dissoute. » J’avoue, dira plus tard Blanqui devant la Haute Cour de Bourges, qu’un pavé tombant sur ma tête du sixième étage ne m ’aurait pas plus étourdiM. Sous le coup de cette sottise, De Flotte se précipite à la tribune, repoussant Huber et s'écriant : « Non ! l’Assemblée n'est pas dis­ soute ! Citoyens, crions Vive l'Assemblée nationale et retironsnous. » Il semonce ensuite Huber en ces termes : « Tu es un homme de coeur et cependant tu viens de perdre ton pays > A ce moment Blanqui, toujours assis au banc des députés et pressentant comme son ami De Flotte les suites fatales des paroles d'Huber, tournait les yeux vers la pendule, notait quatre heures un quart et se disait in petto : « Voilà l’heure d’une grande faute ! w » Mais comment était-il parvenu à cette place et qu’y fit-il ? C’est ce que nous apprend Sigismond Sklower, sténographe de l’Assem­ blée qui se trouvait alors à l’extrémité d'un banc à gauche. Il vit Blanqui après sa descente de la tribune, poussé de son côté par quelques hommes exigeant une place en sa faveur. Blanqui les calma et, tenant le sténographe pour un représentant, lui demanda poliment la permission de se placer à sa droite. Un ouvrier désap­ prouvant cette démarche dit à Blanqui : « As-tu besoin de te gêner ? Nous les ferons bien se lever. » Blanqui fit taire cet homme, et Sklower lui ayant offert la place libre, il s’assit. Après quelques instants, le sténographe lui demanda : « Combien êtes-vous ? — 200 000 », répondit Blanqui. Puis il ajouta : « Dans quel but êtes-vous venus ? » Sur quoi Blanqui affirma : « C’est une manifestation pacifique ; nous venons pour la P o lo ­ gne et pour consacrer le droit de pétition 6T.63457 63. D. Stern , op. cit., t. III, p. 35. 64. Moniteur, 15 mars 1849, p. 860, « audience du 13 mars ».

65. W assermann, op. cit., p. 180.

66. Bibl. nat., mss. Blanqui. Procès de Bourges, cahier 2. — Moniteur, 15 mars 1849, p. 860. 67. Moniteur, 17 mars 1849, p. 889.

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Ce témoignage apporté le 14 mars 1849, Blanqui en a reconnu l’exactitude. Il a rappelé, aussitôt après l’avoir entendu, qu’il avait pris le sténographe pour un député, ne s’étonnant plus que son appel du 18 janvier 1849 à la loyauté de son interlocuteur fût resté lettre morte Voici comment Blanqui, avant la Haute Cour de Bourges, a raconté cet épisode. Dans la journée du 15 mai, au moment où la multitude gonflait la salle de ses masses compactes, je me suis trouvé quelques secon­ des dans une situation assez critique, acculé à Vangle gauche de Vhémicgcle et renversé, haletant, par la pression de la foule sur la boiserie qui sépare du pouvoir les banquettes de la gauche. Quel­ ques ouvriers témoins de ma détresse me dégagèrent un peu en desserrant Vétreinte qui m ’étouffait, ce qui me permit de franchir la barrière et de trouver un refuge, dans Vamphithéâtre où siège FAssemblée. Un représentant du peuple, homme jeune, assis à Vextrémité du banc inférieur de la gauche voulut bien me faire place à sa droite. Il y avait alors près de trois heures que le tumulte allait grandis­ sant par Vaffluence croissante des masses ; en ce moment la confu­ sion était arrivée à son comble. Dès que je fus assis, le représentant qui m ’avait peut-être entendu nommer, m ’adressa cette question : « Mais enfin, où allons-nous ? Où veut-on en venir ? — Je n’en sais rien, lui dis-je. » Cette réponse parut le surprendre et il reprit avec une certaine vivacité : « Comment, vous n’en savez rien ! Le mou­ vement n’a donc pas de direction ? — Mais non, il n’en a point ; et rien de tout cela ne serait arrivé si l’on n’avait pas tenu les grilles fermées et refusé obstinément l’entrée du palais à la délégation populaire. — Ce n’est pas l’Assemblée qui a donné cet ordre, dit le représentant avec une nouvelle vivacité. Ce n’est pas elle qui a fait refuser les portes ; elle n’est absolument pour rien dans ce refus. — Sans doute ; mais le refus n’en a pas moins eu lieu ; de là le trouble et le désordre. — Quelle sera donc l’issue, de tout ceci ? — Je l’ignore complètement. On sait à peu près comment ces aventures-là commencent ; on ne sait jamais comment elles finissent. » Ici notre conversation (dont je cite les termes textuels) fut brus­ quement interrompue par les paroles d’Huber qui prononçait la dis­ solution de l’Assemblée. A cette apostrophe inattendue, mon voi­ sin se leva et suivit ses collègues dans leur retraite. Je jetai les yeux sur la pendule, il était juste quatre heures un quart". Ce récit s’accorde dans ses grandes lignes avec le témoignage de Sklower, et il suffit de rectifier l’erreur relative à ce dernier, faite en toute bonne foi par Blanqui, pour lui restituer toute sa valeur.689 68. Ibid., et Départ des prisonniers de Vincennes, leurs adieux au peuple (pla­ card), Bibi, nat., Lb "/190. 69. Bibl. nat., mss. Blanqui. Procès de Bourges, cahier 2.

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Au cours du désordre indescriptible qui suit, Blanqui est réclamé plusieurs fois par des manifestants. Son nom figure sur les diver­ ses listes du nouveau Gouvernement provisoire qui circulent et sont proposées « à l’acceptation du peuple ». Il est toujours à son banc, les bras croisés le plus souvent, dardant sur Huber ses yeux gris, regardant « en pitié toutes ces folies », impuissant devant un « tel paroxysme de démence 70 ». A ce moment, Raspail n’est déjà plus dans la salle. Et bientôt Louis Blanc sera poussé vers l’esplanade des Invalides, Huber, après avoir péroré sur le péri­ style s’éclipsera, et Barbés, porté en triomphe malgré lui, sera en­ traîné avec Albert du côté de l’Hôtel de ville 717234. La fin de la journée. Et Blanqui ? Selon H. Castille, qui est sans doute dans le vrai, Blanqui serait « sorti assez tard par la petite porte de la rue de Bourgogne71 ». D’après l’acte d’accusation de Bourges, Blanqui serait sorti en effet « l’un des derniers » et aurait dit en quittant l’Assemblée : « La Chambre est dissoute, maintenant à l’Hôtel de Ville7S. » Victor Pierre avance, de son côté, que Blanqui aurait crié : c A l’Hôtel de Ville » avec le groupe qui entourait Barbés, puis qu’il aurait suivi l’une des colonnes 7\ Il n’est pas possible d’entériner ces deux dernières affirmations quand on admet que Blanqui avait < compris que rien de sérieux ne pouvait sortir, de tout ce désordre75 ». On voit mal, du reste, Blanqui crier : « A l’Hôtel de Ville » et emboîter le pas à Barbés. Mais nous avons sur ce point un témoignage digne de créance, c’est celui de Lacambre. Il dit : Au sortir de rassemblée dissoute par Vagent secret Huber au grand ébahissement de tous les badauds qui n’étaient pas dans le secret et nous étions du nombre, chacun suivit sa voie sans trop savoir où il allait. Blanqui et Raspail s’en furent ensemble chez Alphonse Esquiros qui habitait alors rue Monsieur-le-Prince, 27 ou 29. Blanqui nous donna rendez-vous là pour le soir et Flotte et moi nous nous dirigeâmes vers l’Hôtel de Ville... Nous suivions la rue de Rivoli. Un groupe assez nombreux nous précédait. A la hauteur des Tuileries, le groupe avait diminué et il ne restait pas plus de deux à trois cents personnes au milieu desquelles il nous sembla voir Barbés se débattant et cherchant à se débarrasser de ces 70. W assermann, op. cit., p. 180. — V. Bouton, Profils révolutionnaires, p. 140. — Granier de Cassagnac, op. cit., t. I, p. 397-398. 71. D. Stern , op. cit., t. III, p. 37. 72. Même note dans Le Mois, 30 ju in 1848, p. 188. 73. D uquai, op. cit., p. 20. 74. V. P ierre , op. cit., t. I, p. 298 (2* éd.). 75. D. Stern , op. cit., p. 42.

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énergumènes qui le poussaient et Ventraînaient malgré lui. Nous n’en connaissions aucun et Barbés paraissait dans la même situation que nous. C’étaient certainement des figures singulières et étrangères à la politique et Barbés se voyant presque violenté par tous ces inconnus cherchait des figures amies et voulait s’arrêter. Dès qu’il nous apperçut : « Mes amis, s’écria-t-il, ne m ’abandonnez pas. » Nous nous approchâmes et ayant vertement apostrophé ces gens qui à notre aspect cessèrent de pousser Barbés, celui-ci reprit confiance et continua à marcher volontairement vers l’Hôtel de Ville. J’avais, depuis longtemps déjà, vu clairement que la manifes­ tation était organisée contre nous et qu’elle avait échoué piteuse­ ment, convaincu néanmoins que. nous devions être en définitive nous tes communistes les dindons de la farce. Flotte et moi n’avions au­ cun intérêt à suivre plus longtemps Barbés à l’Hôtel de Ville nous le quittâmes à hauteur de la rue Saint-Denis 7#. Après cette déclaration très nette faite après coup à titre de sou­ venir, il est impossible de suivre l’acte d’accusation de Bourges quand, sur la base de deux témoignages, il semble admettre la pré­ sence de Blanqui dans la foule envahissant l’Hôtel de Ville7677. Il paraît établi cependant qu’avant de se réfugier chez Esquiros, Blanqui voulut se rendre chez son ami Crousse, quai de la Mégisse­ rie, d’où il aurait pu surveiller à la fois l’Assemblée et l’Hôtel de Ville et que, finalement, il se serait fixé dans un café de la rue SaintDenis, à proximité de la Maison Commune78. A l’Hôtel de Ville, Barbés, Albert, Borme, Thomas rédigent des proclamations, dictent des décrets, proclament un Gouvernement composé de chefs socialistes à l’exclusion de Proudhon, Considérant et, bien entendu, de Blanqui. Quelqu’un ayant prononcé ce dernier nom, Barbés déjà pâle devint livide et, regardant autour de lui comme s’il cherchait son adversaire, s’écria : « Ne parlez pas de Blanqui, s’il se présente, je lui casse la tête 79. » Bientôt, l’Hôtel de Ville est cerné par la garde nationale. Barbés et Albert sont arrêtés et l’émeute prend fin. Durant tous ces événements, Lacambre et Flotte s’étaient rendus au domicile apparent de ce dernier, rue Boucher. C’était, en réalité, le bureau et quartier général de la Société Républicaine Centrale. Là étaient toutes les paillasses, les lits de camp où pêle-mêle, des douze à vingt dans deux chambres, couchaient en état d’alerte les plus combatifs des clubistes. Lorsque Lacambre et Flotte arrivèrent, la maison était envahie et occupée par une compagnie « de furieux réacs » qui écumaient de rage. Ils avaient pour capitaine un nommé Bouffard et pour lieutenant Boulard, tous deux chefs d’une grande maison de confection. Ces deux officiers, aussitôt la débâcle, avaient 76. 77. 78. 79.

Papiers inédits de Lacambre, Fonds Dommanget. D uquai, op. cit., p. 20. W assermann, op. cit., p. 181. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 307.

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pris d’assaut la maison, enfoncé la porte à coups de crosse, saccagé, brisé, emporté tout ce qui leur semblait bon. Ils auraient fusillé sur place et sur l’heure les deux chefs blanquistes si ceux-ci n’avaient trouvé un refuge dans la loge d’une maison voisine, tenue par Fomberteaux père 8#. Ainsi la Réaction relevait déjà vigoureusement la tête, tirant parti de la ridicule manifestation du jour. Tout de même, le soir, entre sept et huit heures, la Société Républicaine Centrale se réunit rue Bergère. Thouard présidait. Lacambre exposa que la démocratie n’était point vaincue malgré la gravité des circonstances mais que, pour triompher, elle avait besoin de tous les dévouements. En conclusion, il engagea « tous les bons citoyens » à se diriger immédiatement avec ou sans armes sur la préfecture de Police, « le sort de la patrie » pouvant se décider là seulement. L’hôtel de la rue de Jérusalem était sur pied. Tous y frémissaient d’impatience, prêts à l’action. Il n’est pas douteux que Lacambre et ses amis voulaient entraîner les « Montagnards » à un coup de main sur l’Hôtel de Ville et peut-être même sur le Luxembourg. Mais Caussidière, démoralisé, averti de la volte-face de Ledru-Rollin à l’Hôtel de Ville, ne voulait pas s’engager sérieusement dans un conflit. Il s’échappa dans sa voiture, vers dix heures, entre deux rangs de gardes républicains, laissant ses troupes en plein désarroiS1. Aussi malgré la conjonction, à proximité de l’Hôtel de Ville, de l’audace et de moyens matériels non négligeables, la nuit bien loin de se terminer au profit des forces socialistes, marqua sur toute la ligne, le succès de la Réaction gouvernementale. La répression commença. Opinion de Blanqui sur le î 5 mai. Ici, il convient de préciser l’opinion de Blanqui sur cette journée tumultueuse à laquelle il ne se mêla qu’au dernier moment et mal­ gré lui, guidé simplement par le souci tactique de ne pas voir son club à l’écart d’une grande manifestation populaire. Tout le monde aujourd’hui s’accorde à considérer comme extrê­ mement louche cette démonstration du 15 mai. On veut bien la reconnaître, dans son origine, comme un produit de la fermentation des clubs. On explique, dans une large mesure, son incohérence par le manque d’accord entre les principaux chefs populaires qui parais-801 80. Souvenirs inédits de Lacambre. — Plus tard Bouffard fut nommé Cousul général à Valence où Lacambre, exilé, exerçait la médecine, et Boulard, resté à la tête de la maison de confection, venait commercer en Espagne et à Valence. Au cours d’un voyage, il tomba malade à Barcelone et fu t amené dans un état grave à Valence où il fit appeler Lacambre auprès de lui. Lacambre le soigna et Boulard fut guéri au bout de quinze jours. 81. D uquai, op. cit., p. 21-22. — V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 139-140.

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sent la guider. Mais l’opinion qui prévaut, la seule qui puisse expli­ quer son extrême confusion et son caractère extravagant, c’est que la police y a joué le principal rôle. On devrait dire plutôt les poli­ ces car, en fait, après la Révolution de février, il y eut plusieurs polices se faisant concurrence à Paris : l’une à l’Hôtel de Ville, au profit du maire de Paris, une autre au Luxembourg, au profit de la Commission exécutive, les deux polices du ministre de l’Intérieur et du préfet de Police et, en outre, celle de Sobrier. Ces polices étaient spécialisées chacune dans le « travail * de tel ou tel club. C’est ainsi que la police de Marrast influençait le club de la Révo­ lution, celle de Lamartine et de Sobrier, le club des Droits de l’Homme. Et le Club des Clubs vivait sur les fonds secrets de l’Hôtel de Ville, de la Préfecture, de l’Intérieur et des Affaires étrangè­ res, c’est bien pourquoi Blanqui voulait contrebattre l’influence de ce groupement par un comité des clubs démocratiques radi­ caux. On n’a donc pas tort quand on pense que Marrast a été le grand directeur du 15 mai par l’entremise d’Huber — nommé la veille gouverneur du Raincy — et du déséquilibré Borme. Et il faut avouer que, si aucun document — et pour cause — ne permet d’affirmer incontestablement ce rôle de Marrast, on est fixé sur la provocation de Borme et d’Huber. Aussi bien, quand Victor Bouton parle des menées ténébreuses qui venaient de Ledru-Rollin et de Lamartine désireux de recon­ quérir leur ancienne position politique dominante, il n’a pas tort non plus et l’on sait que Blanqui suivait attentivement les manœu­ vres de Sobrier poussé par Lamartine et de Caussidière poussé par Ledru-Rollin 8283. Ainsi s’explique la définition incomplète du 15 mai donnée par Lacambre : Une ridicule manifestation que Ledru-Rollin et Lamartine avaient prise pour prétexte pour déchaîner toutes leurs polices secrettes dans Vespoir de reconquérir une bribe de cette popularité de mauvais aloi dont ils avaient joui pendant trois mois “. Selon Blanqui, l’influence policière dans la journée du 15 mai n’est pas douteuse. C’est ce qui ressort de ses interventions dans les débats de Bourges. A l’audience du 9 mars 1849, devant la Haute Cour, le mouchard Borme déposa. Au cours de cette déposition, sur une question de Blanqui, Borme dut reconnaître que huit jours avant le 15 mai, par ordre de l’ancien chef de la police de sûreté, Vidocq, il avait été trouver secrètement Blanqui pour lui offrir le concours de sa légion dans le but « d’empêcher des mouvements semblables à ceux du 17 mars et du 16 avril84 ». L’aveu est déjà de taille, mais à la même 82. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 67, 137-138. 83. Souvenirs inédits de Lacambre. 84. D uquai, op. cit., p. 102, 103.

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audience le même Borme, sur une autre question de Blanqui, justi­ fia sa présence à l'Hotel de Ville le 15 mai par le désir de surveiller Blanqui et de « croiser le fer avec lui “ ». Le 10 mars, Dandurand, vice-président du Comité Centralisateur montra, à deux reprises, la main de la police. Il déposa d'abord sur ce que furent les « figures hétérogènes » trouvées place de la Con­ corde qui se mirent à la tête du cortège et traversèrent le pont les premières. Il affirma ensuite que l'invasion de la Chambre, fut l'œu­ vre de ces « hommes inconnus », de ces « hommes en blouse », trouvés au bout du pontM. C’est alors que prudemment, mais néan­ moins très nettement. Blanqui souligna l'influence policière pré­ pondérante dans la journée du 15 mai, particulièrement sur sa fin, quand, au calme, succéda le tumulte. Voici du reste, le passage essentiel de la déclaration de Blanqui à ce sujet : La séance d’hier m ’a beaucoup éclairé. Je demanderai à M. Borme où était la légion qu’il était venu m ’offrir quand je l’ai éconduit. Cette légion n’était-ce pas les hommes en blouse dont a parlé le témoin ? M. le. procureur général Baroche. — Alors ce serait la police qui aurait poussé la manifestation dans la Chambre ? Blanqui. — Je n’accuse pas, je reproche aux autres d’agir contre moi, par supposition ou calomnie. Je ne veux pas faire contre les autres ce qu’on fait contre moi ; mais je demande si les hommes en blouse, dont l’action a été si fatale, n’étaient pas des hommes de la légion formée par cet homme qui a dévoilé sa position secrète. Puisque le général y était, pourquoi les soldats n’y auraient-ils pas été aussi ? Qui donc a profité de la journée du 15 mai ? Le parti popu­ laire y a tout perdu. Rappelez-vous ce vieil adage de la jurispru­ dence : Is fecit cui prodest. Nous, hommes de la République démo­ cratique, cette journée a été pour nous la mort de tout avenir politique. Nous n’avions aucun intérêt à renverser l’Assemblée, issue du suffrage universel ; cela eût été stupide et ne pouvait que nous précipiter dans l’abîme. Une main a changé dans ce jour notre position qui était magnifique, en une catastrophe inévitable, et cela au profit d’hommes politiques qui ont bien su en profiter. A cette époque, plusieurs partis, aujourd’hui confondus, étaient dis­ tincts et ennemis les uns des autres. Il faut juger les hommes et les choses sur ce qu’ils étaient à cette époque et non sur ce qu’ils sont aujourd’hui. Que l’on demande à notre coaccusé Courtais, qui a répondu jusqu’à présent avec un bon sens que rien n’égale, si notre parti avait des chances de succès ? — Non, il n’avait pas même vingt quatre heures de durée en supposant le succès de la journée, il n’avait pas de racines dans le pays. Cette main cachée,856 85. Duquai, ibid., p. 103. 86. Ibid., p. 117-118.

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quelle est-elle ? je Vignore ; mais Borme pourrait peut-être nous le dire, lui qui, révélant son caractère secret à M.M. les jurés leur a dit hier que sa légion politique de 5 000 hommes en blouse était toujours prête pour nous surveiller ; cette légion n*était-elle pas là et ne nous a-t-elle pas précipités sur VAssemblée ? Cet homme qui avait à sa disposition des réunions passablement vol­ caniques, et entre autres, la légion que lui-même a appelée, légion des Vésuviennes 8T... Que si maintenant, on veut savoir plus complètement ce que pense Blanqui du 15 mai, il n’est pas inutile d’observer qu’il l’ap­ pelle la « journée grotesque8788 ». Il convient surtout de tenir compte du parallèle qu’il a établi entre son attitude et celle de Barbés : Au 15 mai, Bl... habile et mesuré, se borne à émettre les vœux du peuple pour la Pologne et les ouvriers rouennais. B... tout à Vheure si hostile au mouvement, fait volte-face, éperdu du succès de son rival. Pour lui arracher la faveur de la multitude, il enché­ rit comme un fou et se lance tête basse dans les extravagances qui ont tué sur place la Révolution. Puis, cette belle œuvre accomplie, ses adorateurs ne trouvent rien de mieux que dfaccuser Bl... du désastre de B... et de le charger de tous les malheurs dfIsraël. Uenvie et Vincapacité de B... sont-elles le crime de Bl... ? Est-il responsable des maux produits par cette double infirmité ? Est-ce lui qui a soufflé à B... sa motion du milliard ? Serait-il, par hasard, Vinspirateur de cette fameuse scène du drapeau, renouvelée du ser­ ment des trois Suisses sur le Griitli ? Est-ce Bl... enfin qui a con­ duit B... à VHôtel de Ville et qui a dicté cette fameuse procla­ mation, la risée de VEurope, qui enjoignait aux puissances le rétablissement instantané de la Pologne89? Ici, Blanqui triomphe aisément de son rival. A part, en effet le cercle des « adorateurs » de Barbés, les contemporains les plus hostiles à Blanqui et les plus sympathiques à Barbés s’accordent à reconnaître l’attitude peu reluisante de celui-ci à la tribune. En particulier, la fameuse motion sur le « milliard » est généralement considérée comme une « maladresse ». Le mot est de Louis Ménard 90 un blanquiste impénitent il est vrai, mais il résume par­ faitement l’opinion alors courante. Fuite de Blanqui. Après l’agitation. Barbés et Albert arrêtés à l'Hôtel de Ville, furent emmenés à Vincennes. Comme il arrive souvent en pareil cas, à la frayeur succéda aussitôt une violente explosion de colère. Sans 87. 88. 89. 90.

D uquai, ibid., p. 120-121. Banquet des Travailleurs socialistes. Président : Auguste Blanqui, p. 7.

Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, n° 55, janvier 1849. L. Ménard, op. cit., p. 113.

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aucun mandat, des gardes nationaux envahirent la maison de Sobrier qu’ils saccagèrent. D’autres tirèrent des coups de fusil au siège de la Société des Droits de l’Homme. Les maisons de Cabet et de Raspail furent visitées et, comme nous l’avons vu, le siège de la Société Républicaine Centrale fut cerné. Des papiers et de l’argent y furent saisis. La vieille mère de Blanqui ne fut pas épargnée. Elle aussi reçut de la visite 9192. Quant à Auguste, il avait bien pris ses précautions : on ne put mettre la main sur lui, bien que le 16, à la tribune de l’Assemblée nationale, Crémieux ministre de la Justice et GarnierPagès membre de la Commission du Pouvoir Exécutif aient an­ noncé officiellement que Blanqui venait d’être arrêté®*. Quelques jours après, interdiction était faite aux membres du club Blanqui de se réunir, sous prétexte qu’ils délibéraient armés 93 et, par arrêté du 22 mai, le club était dissous : La Commission du Pouvoir Exécutif Attendu que le club dit club Blanqui, établi jusqu9ici au Conser­ vatoire de musique, a contrevenu aux lois sur les réunions armées, rappelées dans la proclamation du Gouvernement provisoire. Attendu que, du sein de cette réunion, sont partis des hommes qui, dans la journée du 15 mai, ont envahi VAssemblée nationale et proclamé à VHôtel de Ville un Gouvernement provisoire, fait qui constitue le crime d'attentat prévu par les lois. Arrête : Art. P \ Le club dit club Blanqui est dissous. Art. 2. Le ministre de l'Intérieur est chargé de Vexécution du présent arrêté ". Pour arrêter Blanqui, la police organisa une véritable chasse à l’homme. Cependant, le président de la Société Républicaine Cen­ trale échappa aux recherches du 15 au 26 mai. Durant ce laps de temps, son existence se passa surtout en expédients et en ruses dignes de séduire l’imagination d’un romancier. Dénoncé au ministre de l’Intérieur par Rocher, ancien commis­ saire général du Gouvernement pour la Bretagne9596. Blanqui fut tout d’abord contraint de quitter le 16, vers deux heures du matin, le domicile d’Esquiros, le représentant du peuple chez lequel il s’était réfugié. Puis il se cacha, dit-on, dans une habitation du parc de Maisons-Laffitte où la police parisienne, avertie tardive­ ment, n’aurait pu l’arrêter99. L’attention publique se fixait sur l’homme introuvable et les journaux les plus graves racontaient 91. D. Stern, op. cit.f t. III, p. 47. 92. Esquiros, L’Accusateur public et passim : l’une des réponses de B lanqui. 93. Ibid. 94. Bulletin des Lois de la République, n° 36, p. 433. 95. Q uentin-Bauchart, Enquête parlementaire, t. I, p. 343. 96. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. I, p. 314. — Le Mois, nœ 6-7, p. 188 194. — La Tribune Nationale, 27 m ai 1848.

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des histoires funambulesques, par exemple que Blanqui avait coupé sa barbe, qu’il avait pris des vêtements de femme, etc.97. Il se peut tout de même qu’à un certain moment serré de près, il se soit sauvé en revêtant l’uniforme d’officier de la garde nationale989102. Plusieurs jours, il erra et c’est sans doute alors que le docteur Clemenceau, père du « Tigre », lui procura un passeport grâce à la complai­ sance du maire de Bazoges-en-Pareds (Vendée) ". On retrouve sa trace à Auneau où sa sœur Sophie, Mme Barrelier devenue fer­ mière du château, avait fondé un club avec un vigneron du pays « modeste » travailleur, François Bordier, qu’on arrêtera plus tard. Le révolutionnaire traqué, caché dans la coupole de la tour, assista paisiblement à sa propre battue et son regard ironique sui­ vit les policiers bafoués qui s’en retournèrent bredouilles de leur visite domiciliaire 10°. Rentré à Paris, Blanqui fut recherché notamment dans une mai­ son du quartier de la chaussée d’Antin d’où il put s’échapper un quart d’heure avant la police par suite, dit-on, d’un avis qui lui aurait été donné par un officier de la garde nationale m. Il se réfu­ gia en dernier lieu chez un de ses partisans, le citoyen Jacques Danin, négociant 14, rue Montholon10*. Malgré une vie semée d’embûches, Blanqui trouvait le moyen et le temps de lire les journaux. Ils annonçaient son arrestation ou bien prétendaient qu’il s’était réfugié à l’étranger. Blanqui les défiait en leur adressant des lettres vibrantes et dédaigneuses « qui ne contribuaient pas médiocrement à exciter la curiosité qui s’atta­ chait à sa personne ». C’est que la bourgeoisie, selon le mot d’H. Cas­ tille, « met parfois à la mode ce dont elle s’épouvante 103 ». Une première lettre assez laconique datée du 17 mai et adressée à plusieurs journaux était ainsi libellée : Monsieur le Rédacteur, Quelques journaux me parviennent dans l’asile où. une fois de plus depuis dix-sept ans, je me vois contraint de dérober ma vie aux proscriptions royalistes. Je déclare hautement que tout ce qui s’est dit à la tribune dans la séance du î 6 mai, sur mes amis et sur moi n’est qu’un hideux tissu de mensonges et de calomnies ! Doucement, Messieurs, votre garde bourgeoise ne m’a pas encore fait avaler ses baïonnettes ; je suis libre, et j ’ai quelques paroles à dire bientôt au public. 97. Le Constitutionnel. 98. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 314. — E. de Mirecourt, op. cit., éd. 1869, p. 52. 99. G. Geffroy , op. cit., p. 248. 100. Bulletin du Syndicat National des Instituteurs d'Eure-et-Loir, mars 1924, n° 17 (Maurice H oudin, « Les Blanqui en Beauce, 1814-1854 »), p. 289. 101. Le Républicain du Loir-et-Cher, 21 mai 1848. 102. Le Républicain rouge, février 1849, n° 2. Bibl. nat., Le */2002. 103. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 315.

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En attendant, il peut juger de la véracité des réactionnaires par l'annonce officielle de mon arrestation, que M. Garnier-Pagès a faite à VAssemblée. Tout le reste est à l'avenant. Paris, 17 mai 1848. Aug. Blanqui ,0\ Une lettre plus longue écrite deux jours plus tard parut dans Le Constitutionnel. Au Constitutionnel. Monsieur le Rédacteur, Je ne suis ni à Bruxelles ni à Londres, je suis à Paris, et je lis votre journal qui fait merveille. Je comprends bien qu'après avoir aidé le Gouvernement à me détruire, vous tentiez de me jeter aux jambes ce même Gouverne­ ment pour le faire trébucher à son tour. Faites de la stratégie tant qu'il vous plaira, je m'en soucie peu ; mais, s'il vous plaît, pas de calomnies rétrospectives, ou souffrez que j'intervienne. Je. n'ai point été arrêté un seul instant, Monsieur, vous le savez fort bien, et vos doutes à ce sujet peuvent être très diplomatiques, mais ils sont peu sincères. Je n'ai été ni arrêté, ni par conséquent relâché ; et si on m'avait tenu, on me tiendrait bien. Il y a certes assez longtemps qu'on en a l'envie. J'en ai pour garant la haine cordiale de tous les membres du Gouvernement, haine dont M. Caussidière, ce Suffetius de tabagie, étalait mardi à la tribune un assez passable échantillon. Cette haine m'honore, car elle vient de gens qui tous ont perdu la Révolution ; et, à ce titre, il est flatteur pour moi de leur fournir le seul texte d'unanimité qu'ils soient parvenus à trouver. Encore une observation. Vous avez, comme tant d'autres jour­ naux, copié dans Le Droit un bulletin pompeux de saisies impor­ tantes opérées à mon domicile. C'est du pur style d'avril 1834 et de mai 1839. Les très nombreuses écharpes à franges d'or, listes de conspirateurs, proclamations, rien ne manque dans l'inventaire de ce précieux bulletin. Des lettres î Je me suis permis d'en recevoir quelquefois, voyez le crime ! — Des écharpes à franges d'or t En effet nous avions des brassards à franges de cuivre pour les commissaires du club : quelle énormité ! — Des listes de conspirateurs I Oh î très bien ! ces listes de conspirateurs sont les registres très réguliers de la Société Républicaine Centrale contenant les noms des citoyens de toutes les opinions, depuis le blanc jusqu'au rouge en passant par toutes les nuances intermédiaires. — Des proclamations ! Mieux encore. Ces proclamations sont des exemplaires du manifeste publié par le104 104. Biographies de Barbés et de Blanqui, p. 11. Bibl. de la ville de Paris, recueil factice 14 107, n° 8. — Le Représentant du Peuple, 19 mai 1848.

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club sur les massacres de Rouen, manifeste affiché le 2 mai dans Parisy tiré à quarante mille et reproduit par plusieurs journaux y compris le vôtre. Jyaime à voir le parquet et les feuilles monarchi­ ques reprendre les allures du dernier règne. Allons, Messieurs ! continuez ! La régence ne peut être loin. Auguste Blanqui,#6. Enfin, le 23 ou 24 mai, Blanqui protesta contre le décret ordon­ nant la fermeture de son club : La Société Républicaine Centrale a lu avec dégoût un décret libellé contre elle dans un langage qui vise à Vinsulte et n’atteindra que le mépris. Elle s’honore des persécutions d’un pouvoir qui va ramasser dans les sentines de la presse monarchique un vocabulaire tout souillé de haine. Et, attendu que jamais baïonnette ni arme quelconque n’a paru dans l’enceinte de ses séances, elle donne aux impostures du décret le démenti le plus formel et déclare que le Gouvernement dont il émane est un Gouvernement de calomniateurs. Auguste Blanqui, président105106107. Arrestation et campagne de calomnies des journaux. Blanqui fut arrêté avant d’avoir pu livrer cette protestation à la publicité, le 26 mai, à six heures et demie du soir. Il était chez Danin depuis cinq jours et ne sortait pas, recevant toutefois quelques amis dans sa chambre. C’est, selon Danin, cette imprudence qui l’aurait perdu. Mais la vérité est tout autre. Danin se fit, moyennant cinq mille francs, l’auxiliaire de la police. Le Constitutionnel s’étant fait l’écho de confidences qu’on devine, dévoila la turpitude de Danin. Celui-ci opposa aussitôt un démenti indigné, mais nous savons aujourd’hui par les témoignages con­ cordants du chef de la Sûreté, de Lacambre et de Cabet, que Danin a fait le Judas. Il l’a même fait deux fois, comme on le verra plus loin, et sa femme, admirable d’intelligence et de dévouement, et professant pour Blanqui une admiration sans bornes, en mourut de chagrin 10T. Le commissaire Yon, accompagné de six à huit agents, surprit Blanqui au moment où il venait de se mettre à table avec deux de ses amis, le docteur Lacambre et Flotte qui parvinrent à s’échapper. 105. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 370-371. — Le Représentant du Peuple, 21 mai 1848. 106. H. Castille, Histoire..., op. cit., t. II, p. 369. 107. Le Constitutionnel. — Le Républicain rouge, n° 2, février 1849. — Sou­ venirs inédits de Lacambre, Fonds M. Dommanget. — Mémoires de M. Claude, t. I, p. 336-337.

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Blanqui se rendit sans faire la moindre opposition. Le Consti­ tutionnel relatant l’arrestation, n’en truffa pas moins son récit d’affirmations rocambolesques que la presse de province repro­ duisit à l’envi. Elle colporta que Blanqui avait essayé d’amadouer, puis d’injurier, puis de menacer le commissaire. Elle prétendit que Blanqui avait tenté de résister. Elle parla d’une cachette aussi difficile à découvrir que l’entrée de la grotte de Monte-Christo. Elle transforma le modeste repas en une table bien garnie de vins fins et de primeurs 108. Blanqui — qui resta calme et digne — pou­ vait être ainsi présenté comme un forcené, un politicien de bas étage et, comme il avait la réputation d’être sobre, on en faisait un hypocrite buvant de l’eau en public et des vins fins dans le privé. La calomnie laissant toujours une trace, plus tard le libelliste Eugène de Mirecourt, après avoir placé la table « dans un bouge de la rue Montorgueil », dira que Blanqui, Flotte et Lacambre « ces nobles démagogues, faisaient honneur à un pique-nique somptueux 109 ». Danin, dans sa réponse au Constitutionnel et le commissaire Yon, au procès de Bourges, firent justice de tous ces contes. Ce dernier, à la demande de Blanqui, prononça devant la Haute Cour les paroles suivantes : Je déclare nfauoir donné à personne qui pût les publier dans les journaux des détails sur Varrestation de Blanqui ; je dois ajou­ ter que quand je suis arrivé, il y avait sur la table un potage fort modeste. Je dois faire remarquer que, dans les articles dont vient de parler M. Blanqui, on me faisait jouer un rôle qui touchait au ridicule 1101. A propos du trajet de Blanqui, de la préfecture à Vincennes, la presse continua la diffusion de fables absurdes qui ne font guère honneur à celui ou à ceux qui les mirent en circulation. On en jugera par l’extrait qui suit : Blanqui a fait entendre les paroles les plus incohérentes ; il a pleuré, ri et chanté tour à tour ; il a parlé de sa femme, de ses enfants... « Il n’y a qu’un républicain en France, c’est moi. » Arrivé à Vincennes, il aurait dit : « Qu’on ne me mette pas à côté de Barbés, c’est un imbécile, il a perdu la partie. C’est un mau­ vais joueur. » Puis il est tombé dans un état de prostration abso­ lue. Quand le gardien a été lui porter des vivres, il lui aurait dit : « Va leur dire que s’ils ont la tête de Blanqui, ils n’ont pas le reste ; avant un mois, je serai plus haut que les cathédrales ,n. » 108. Le Constitutionnel. — Le Républicain rouge, ibid. — Journal de Clermont 30 mai 1848, etc. 109. Les Contemporains. Blanqui, éd. de 1869, p. 53-64. 110. D uquai, op. cit., p. 140. 111. Journal du Loir-et-Cher, V r juin 1848. (Bibliothèque de Blois.)

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Tout cela est évidemment d’un bête à faire pleurer et l’on com­ prend que Lacambre, Flotte et Fomberteaux, eux aussi sous les ver­ rous, aient fait part de leur « profond dégoût » en en prenant connaissance et aient, par déclaration rendue publique, informé qu’ils ne s’abaisseraient pas à y répondre m. Par lettre spéciale, Flotte soulignait la crainte qu’inspirait Blanqui pour qu’on eût recours contre lui à des calomnies aussi grossières : Ils savent, écrivait-il, que c’est un homme capable, dangereux pour les intrigans et les fourbes, sincèrement dévoué à la cause démocratique... Mais ce qui affligeait Flotte c’était de voir des républicains, les uns par aveuglement, les autres par jalousie, peut-être encore par faiblesse, joindre leurs défiances et leurs attaques aux perfides manœuvres de nos adversaires. Il faut avoir connu de près cet homme d’une persévérance indomptable, d’une probité inquiète, d’une austérité de mœurs incorruptible pour l’apprécier dans sa vie privée. Ses moyens supé­ rieurs vous gênent et vous contrarient, qu’y faire ? Est-ce une rai­ son de vous mêler à nos ennemis pour lapider un homme d’Etat qui était un des plus sincères, des plus fermes appuis de la démo­ cratie ? Réfléchissez à la faute énorme que vous commettez en divi­ sant ainsi les forces de notre parti, qui aurait besoin maintenant, plus que jamais, d’harmonie et d’union. Souvenez-vous aussi de l’histoire. Tous les vrais amis du peuple ont été calomniés, diffamés, honnis de leur vivant par ceux-là mêmes dont ils défendaient les intérêts. On a versé sur la tête de ces boucs émissaires de l’humanité, toutes les accusations les plus noires et les plus fausses. Dans l’exil, sous les verroux, au fond des caves, ils ont épuisé le calice de l’insulte et de la colère publique. Il a fallu qu’ils mourussent du poignard, du poison ou de l’écha­ faud pour qu’on s’aperçût de la droiture de leurs intentions. L’his­ toire alors a démenti le jugement des contemporains, et la justice est venue d’un pas tardif pleurer sur leur cendre. Voulons-nous recommencer toujours les mêmes erreurs, les mêmes déceptions, les mêmes jalousies ? Le donjon de Vincennes pèse assez lourdement sur la tête du captif ; n’y ajoutons pas encore le fardeau de l’injustice et de la malveillance 1213. Le résultat le plus clair des vilenies débitées par ordre sur Blanqui fut de resserrer autour de lui le cercle de la solidarité. On vit, par exemple, Le Représentant du Peuple qui connaissait peu Blanqui, déclarer qu’il le tenait pour « un bon républicain depuis qu’il voyait les ennemis de la République unanimes contre 112. Le Représentant du Peuple, 2 juin 1848. 113. Ibid., 30 mai 1848, n* 59. — Bibl. nat.. Le 2/1662.

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lu i114 ». Et ce journal reproduisit intégralement la lettre coura­ geuse de Flotte en faveur du captif. Le Journal des Sans-Culottes rédigé par le poète-ouvrier Constant Hilbey m, releva de son côté « les calomnies des journaux », met­ tant les choses au point en ces termes : Les journaux font tenir à Blanqui au moment de son arresta­ tion des propos incohérents ; mais on se souvient que c'est ainsi que procédait le gouvernement déchu à l'égard des hommes politi­ ques qu'il faisait incarcérer. Le nouveau gouvernement n'est pas inventeur : c'est de l'imitation toute pure. Blanqui est un homme d'une raison assez haute et qui a passé par d'assez rudes épreuves pour ne pas être troublé par une arrestation. L'homme qui a passé des années tête à tête avec le fantôme de celle qui n’était plus ! ne s'écrie pas ma femme, mes enfants ! à l'aspect d'un agent de police / Mais ce. qu'il y a de joli, c'est que ceux qui lui prêtent ces cris de désespoir annoncent en même temps qu'on l'a trouvé dînant gaiement. Afin de le rendre à la fois trop triste et trop gai, ce qui est difficile, on l'attaque, bravement depuis qu'il n'est plus là pour répondre. Blanqui, dans une lettre adressée aux journaux avant son arrestation, a dit : « Si l’on me tenait, l’on me tiendrait bien. » Je le crois, il a beaucoup de talent et doit faire ombrage ; il est l'auteur de toutes les mesures les plus importantes demandées depuis la révolution On l’a souligné et c’est fort juste. Ce fut « une heure tragique pour le peuple de Paris » que celle où Blanqui tomba après tous les autres meneurs entre les mains des policiers. En effet, il n’y a plus de chefs révolutionnaires en face du gouvernement et de l’Assemblée. Comme l’écrit si bien Pierre Dominique : Plus de noms, rien que le peuple, la grande masse misérable et remuante, plus misérable et plus remuante que jamais, désormais sans conseil, livrée à ses instincts, à ses passions, à sa fièvre, seule, terriblement seule, mais plantée sur son terrain de lutte traditionnel et toute hérissée de fusils m.

114. Le Représentant du Peuple, 28 mai 1848. 115. On trouvera la biographie d’Hilbey dans Alphonse Viollet, Les Poètes du peuple au XIX• siècle, Paris, 1846, p. 1-21. 116. N° du 4 au 8 juin 1848. 117. P. Dominique, op. ci/., p. 147.

C H A P I T R E V III

DU DONJON DE VINCENNES A BOURGES LES JOURNÉES DE JUIN

La cellule et la situation de Blanqui au donjon. Quand les chefs républicains arrêtés pour la journée du 15 mai 1848 arrivèrent au donjon de Vincennes, ils trouvèrent une administra­ tion qui devait, à l’improviste, faire face à une situation nouvelle. Rien, en effet, n’avait été préparé pour recevoir subitement toute une fournée de prisonniers politiques. Dans les chambres ou cellu­ les qui leur étaient affectées, les détenus ne trouvèrent ni lits, ni chaises, ni tables, et le menu de leur repas était « aussi peu enga­ geant que possible1 ». De plus, l’accueil qui leur était fait par le commandant d’armes était des plus réservés. En entrant au fort de Vincennes plus tardivement que ses compagnons d’infortune, Blanqui échappa donc au traitement pénible des premiers jours. Chaque détenu occupait dans le donjon une chambre ménagée dans les tourelles. Ces chambres existent encore. Elles sont octo­ gonales, de style gothique, avec culs-de-lampe à la retombée des ogives et clés de voûtes ornées de feuillages, celles du quatrième étage étant plus simples comme ornementation. Ces chambres don­ nent à chaque étage sur une grande salle centrale2. C’est là que se tenaient des agents de la police de sûreté et un poste de gen­ darmerie 3. Barbés occupait au premier étage la chambre de la tourelle nord-ouest ayant servi de bureau à Mirabeau \ Elle est toujours couverte de fresques et d’inscriptions pieuses dues au prédicateur De Boulogne qui y fut enfermé par Napoléon Ier en 1811 \ Raspail logeait dans la tourelle nord au deuxième étage qui, avec les autres chambres au même niveau forma la prison du cardinal de Retz*. On doit à Alphonse Esquiros la description de la cellule de Blanqui, d’après les renseignements fournis par Mme Blanqui mère et Mme Antoine. 1. Martial de P radel de L amasc, Le Château de Vincennes, p. 196. de Fossa, Le Château de Vincennes, H. Laurens édit., 3e éd., p. 78 sq. 3. Le Mois, revue historique et politique, par A. Dumas, 1er mars 1849, p. 86. 4. Martial de P radel de Lamasc, op. cit., p. 197. 5. Le Mois, p. 86. — De F ossa, op. cit., p. 78. 6. M artial de P radel de L amasc, op. cit., p. 198. 2. P.

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Figurez-vous un cachot étroit dont le plafond terminé en ogive présente assez exactement la forme d'un entonnoir renversé. Un jour morne descend d'une lucarne ouverte dans Vépaisseur du donjon et obscurcie par un double rideau de fer. Il y fait sombre ; il y fait froid. Je ne dis rien des sentinelles immobiles, des escaliers farouches, des doubles portes armées de verrous monstrueux : tout ce luxe sinistre de la barbarie féodale ne convient plus à notre civilisation et à nos m œ urs78. Victor Hugo a fait un portrait-charge de Blanqui à Vincennes. Le grand poète qui sut forger des formules fulgurantes pour faire admettre aux plus réfractaires ce qu’est une Révolution y salit bassement celui qui précisément, incarna alors la Révolution. Entérinant les ragots et les calomnies de Barbés et les colorant de son imagination poétique et de sa plume talentueuse il n’aboutit qu’à se salir lui-même. Derrière la broderie de l’écrivain, on n’a pas de peine à déceler le fiel du « Bayard de la Démocratie » tom­ bant goutte à goutte : ce chef-d’œuvre mérite d’être encadré. Le voici : A Vincennes, pendant ses huit mois de captivité pour Yaffaire du 15 mai, Blanqui ne mangeait que du pain et des pommes crues, refusant toute nourriture. Sa mère seule parvenait quelquefois à lui faire prendre un peu de bouillon. Il en était venu à ne plus porter de chemise. Il avait sur le corps, les mêmes habits depuis douze ans, ses habits de. prison, des haillons qu'il étalait avec un orgueil sombre dans son club. Il ne renouvelait que ses chaussures et ses gants, qui étaient toujours noirs. Avec cela des ablutions fréquentes, la propreté mêlée au cynisme, de petites mains et de petits pieds. Il y avait dans cet homme un aristocrate brisé et foulé aux pieds par un démagogue. Une habileté profonde, nulle hypocrisie ; le même dans l'inti­ mité et en public. Apre, dur, sérieux, ne riant jamais, payant le respect par l'ironie, l'admiration par le sarcasme, l'amour par le dédain, et inspirant des dévouements extraordinaires. Il n'y avait dans Blanqui rien du peuple, tout de la populace. Avec cela lettré, presque érudit. A de certains moments, ce n'était plus un homme, c'était une sorte d'apparition lugubre dans laquelle semblaient s'être incarnées toutes les haines nées de toutes les misères. Etrange figure de fanatique à froid qui a sa sauvage grandeur \ Un autre portrait-charge d’Hugo fait le pendant du précédent. Il mérite reproduction également. Nature triste et profonde. Rien dans ce cœur ; pas un goût, pas 7. L’Accusateur public, n° 1, 11 au 14 ju in 1848 (Vincennes). 8. V. H ugo, Choses vues, op. cit., Ed. Nelson, 1934, p. 498-499.

Les journées de juin

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une affection, pas un amour, pas un vice, pas une femme. Il passait sa vie à construire des plans mystérieux, des labyrinthes de galeries souterraines pour miner la société, il était inépuisable en imagina­ tion de ce genre [...] Il portait des habits râpés, des chapeaux troués, des bottes percées, buvait de Veau, mangeait du pain, cou­ chait où il pouvait, et vivait avec six sous par jour. Au Mont-Saint Michel [...] il passait son temps à inventer des chiffres pour cor­ respondre au-dehors ; il avait trouvé jusqu’à cinquanterquatre combinaisons de cette sorte, toutes impénétrables [...] Il était brave ; dans les émeutes, comme il avait la vue basse, il allait reconnaître avec un lorgnon des bataillons qui tiraient sur lui. C’était un furieux froid. Ce qu’il voulait était simple : mettre en bas ce qui est en haut, et en haut ce qui est en bas. Il exprimait un jour son but de cette façon : « Je veux désarmer les bourgeois et armer les ouvriers ; je veux déshabiller les riches et habiller les pau­ vres. » Comme on le voit, sa liberté emprisonnait, son égalité dégra­ dait, et sa fraternité tuait [...] C’était un de ces hommes qui ont une idée. Leur pays d’un côté, leur idée de l’autre, ils préfèrent leur idée V Est-il possible à un écrivain de la taille d’Hugo de présenter ainsi tant d’affirmations simplistes et saugrenues ? Ce second por­ trait donne bien la mesure de la haine qui prévalait contre Blanqui, dans les hautes sphères. C’est seulement après huit jours de démarches incessantes que Mme Blanqui-mère et Zoé Blanqui obtinrent l’autorisation de voir le captif. En fait, du 26 mai au 3 juin, Auguste se trouva privé de toute communication avec le dehors. Et comme il ne pouvait voir ses co-détenus, comme il ne prenait jamais l’air, comme on lui laissait seulement la liberté de se promener dans une des salles centrales, triste, obscure et dégageant une odeur infecte, on a pu dire qu’il subissait « le système cellulaire dans toute sa lente férocité 9101». Cependant quoique froides, les chambres n’étaient point humi­ des en raison des épaisses murailles, et les lucarnes ou meurtriè­ res, par suite de la hauteur du donjon, permettaient d’avoir sous les yeux un magnifique panorama u. Même si l’on tient compte de ces deux points positifs, qu’on ne peut du reste porter à l’actif de l’administration, il est certain que cette situation des détenus poli­ tiques ne représentait de la part de la République, aucun progrès par rapport à la monarchie de juillet. Le sentiment public, à juste titre, s’inquiéta, et des protestations se firent jour. 9. M. T oesca, op. cit., Paris, 1969, p. 444-445. 10. VAccusateur public, n° 1, 11-14 ju in 1848. 11. F. V. R aspail, La Lunette de Doullens. Almanach de VAmi du Peuple pour 1850, p. 35.

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Le journal d'Esquiros dénonça avec force les nouveaux inqui­ siteurs : Jamais, sous Louis-Philippe, les détenus politiques nront été traités si durement ; on leur accordait au moins tous les jours une heure de promenade au grand air. Quel nom donner à cette incar­ cération si rigoureuse ? Ce n’est point là du système pénitenciaire, c’est de Vassassinat sous une forme légale et prolongée. Du temps de la monarchie, Le National, qui faisait semblant d’avoir des entrailles, s’élevait contre les odieux traitements infligés aux pri­ sonniers de Doullens et du Mont-Saint-Michel. Aujourd’hui les hommes du National sont au pouvoir et le sort des républicains est plus dur sous les verrous de la République naissante que sous les verrous de Louis-Philippe. O philanthropes de circonstance, il y a un masque sous lequel vous vous cachez depuis dix-huit ans et qu’il faut enfin vous arracher du visage, c’est l’hypocrisie politique “. A la suite de rémotion publique, Cormenin, pamphlétaire assagi et qui allait devenir une créature de Louis-Napoléon Bonaparte fut chargé de surveiller et constater l’état sanitaire des prisonniers politiques. Il se rendit au donjon le 18 juillet et fit son enquête1213. Mais c’est seulement à la fin de la première décade de février 1849, sept mois plus tard, qu’entre autres choses on leva l’interdiction de communication entre les captifs du donjon, en évoquant les besoins de leur défense commune. A cette époque, en effet, Blanqui et ses compagnons étaient officiellement renvoyés devant la Haute Cour nationale pour « attentat ayant pour but d’exciter la guerre civile en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres1415». Les accusant ensemble, on ne pouvait les séparer plus longtemps. Il n’y eut pas, naturellement, plus de rapports entre Barbés et Blanqui. Toutefois, l'annonce de la décision fit jaser les plumitifs réactionnaires. Ils informèrent malicieusement le public que : Les surveillants' n’étaient pas sans inquiétude sur les résultats de la première rencontre entre M. Blanqui et les autres détenus car, on sait, ajoutaient-ils, les sentiments d’animosité et les soupçons qui les séparent de lui, et M. Barbés, entre autres, lui a voué une haine qui ne prend même pas la peine de se déguiser 13. Ces quelques mots permettent de saisir sur le vif les procédés jésuitiques employés pour discréditer Blanqui et lui faire un sort spécial entre tous les détenus du donjon. En les lisant, on ne peut douter que Blanqui était vraiment le bouc émissaire de la Réaction. Du reste, en observant jusque-là la consigne du silence touchant 12. 13. 14. 15.

L'Accusateur public, n* 1. Le Mois, n° 9, 31 août 1848, p. 271-272. Ibid., p. 271. Le Mois, n° 15, 1er mars 1849, p. 86.

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Blanqui, le même journal avait adopté, somme toute, une attitude identique sur un plan négatif. Effectivement, c’était encore faire un sort spécial à Blanqui que de parler de ses co-détenus, de signa­ ler, par exemple, leurs entretiens avec Cormenin ou d’indiquer à quoi ils passaient leurs loisirs, sans daigner une seule fois faire allusion à sa personne 16. N’est-il pas significatif aussi que George Sand, prenant la défense de Barbés, cette « grande âme » « aux prises avec une terrible destinée » ait pu évoquer son agonie « dans les cachots de la République » faisant suite à ses souffrances « dans les cachots de la monarchie > sans dire un mot de Blanqui1718exac­ tement dans le même cas ? Le club des Travailleurs et le club du Peuple. C’est le 26 mai 1848 que Blanqui fut écroué à Vincennes. Le 26 juin, un mois jour pour jour après cette incarcération, prenait fin la plus grande insurrection parisienne qu’on ait vue jusque-là. La période qui précède les combats de juin est d’une variété et d’une richesse de contenu révolutionnaire extraordinaires. Une for­ midable tempête, un orage terrible se forment dans une atmosphère d’inquiétude, de mécontentement, d’agitation, de colère, d’intrigues, de répression, de menaces et de peur. Les affaires languissent, la bourse s’étiole, les grèves se succèdent, les députés et les gouver­ nants s’irritent, les provocations se multiplient, des mouvements de troupes s’opèrent, des attroupements considérables se forment, des tentatives d’embauchage se déguisent à peine, des affiches couvrent les murs, des banquets ouvriers monstres se préparent, des clubs se ferment et se forment, des journaux élèvent le ton cependant que les salons s’affolent, qu’apparaît la double équi­ voque bonapartiste et orléaniste, et que gronde, par-dessus tout, la fermentation des ateliers nationaux menacés de dissolution. On sent qu’un jour ou l’autre l’orage peut crever sur Paris et l’atmos­ phère est si étouffante, la tension des esprits est telle qu’on souhaite, dans certains milieux, que le tonnerre éclate le plus vite possible. De là le mot sinistre qui, en haut lieu, vole de bouche en bouche : « Il faut en finir ! t» Au milieu de cet écheveau, il n’est pas facile assurément de retrouver ou plutôt de démêler l’influence blanquiste. Notons cependant que le jour où Blanqui est arrêté, Lacambre, Flotte, Paul de Flotte, Esquiros, Gustave Robert et Danin étaient en train d’organiser un nouveau club et de préparer le lancement d’un jo u rn a l1S. Tâche rude, car les principaux chefs de file blanquis16. Le Mois, n° 9, 31 août 1848, p. 271. 17. T horé , La Vraie République, 9 juin 1848, d’après W. Karénine, George Sand..., t. IV, p. 124 sq. 18. Souvenirs inédits de Lacambre. Fonds Dommanget.

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tes étaient contraints de se cacher pour échapper aux arrestations. Ils parvinrent pourtant à des résultats. Ce qu’ils firent chacun de leur côté, nous en sommes réduits à le supposer, faute d’informations. A tout le moins, nous savons ce que fit Lacambre et c’est beaucoup. Réfugié chez le professeur d’italien Guittera, un des commissaires de la Société Républicaine Centrale, Lacambre continuait de voir régulièrement De Flotte et Esquiros. Il avait en outre « sous la main » les fidèles Flotte, Crousse, Feuillâtre, Fomberteaux père et fils, Coursimault, Lachambeaudie, Deligny et Girard. Mais ce n’était là qu’un tronçon du club. Il fal­ lait « repêcher » suivant son expression « les éléments dispersés aux quatre vents après le 15 mai ». C’est pour y parvenir que Lacam­ bre convoqua un soir tous les anciens chefs et sous-chefs de sec­ tion de la Société Républicaine Centrale en leur notifiant qu’il s’agissait de la formation d’un club et du choix d’un local. Chacun d’eux était prié d’amener le plus de sociétaires possibles 192013. Le rassemblement fut fixé à la porte Saint-Denis, sans doute pour mieux le dissimuler, d’importants attroupements ayant eu lieu en cet endroit depuis plusieurs soirs. Peu manquèrent au rendez-vous. On fit de la propagande, on discuta. Feuillâtre ayant trouvé un local rue de Chabrol, il fut décidé qu’on se réunirait là. Le club fut dénommé club des Travailleurs, puis Lacambre, pourvu d’un dégui­ sement que lui avait prêté Guittera, prit la parole. Il invita ses amis à revenir le lendemain au même lieu pour y continuer la propa­ gande en plein air, au moins une heure, après quoi ils se porte­ raient rue de Chabrol2#. Le lendemain et les jours suivants, la propagande se fit entre la porte Saint-Denis et la porte Saint-Martin, et le club fonctionna. Mais, probablement par suite d’une seconde délation de Danin, Lacambre et Fomberteaux père furent arrêtés le 28 mai, puis Flotte, et tous trois échouèrent à la Conciergerie. La rue de Chabrol se trouva occupée par de nombreux gardes nationaux et le club dis­ sous 8I. Il devait renaître quelques jours après sous le nom de club du Peuple avec Esquiros comme président. De Flotte et Lachambeau­ die comme vice-présidents, Feuillâtre, Béraud, Loroué et Fomber­ teaux fils comme secrétaires. Le journal déjà cité, VAccusateur public en devint l’organe28. Le club se plaçait si manifestement sous le patronage de Blanqui qu’on le désigna sous le nom de club Blanqui2a. Au milieu de la confusion idéologique de cette période particu­ lièrement troublée, ce groupement ne représentait pas un levain 19. 20. 21. 22. 23.

Souvenirs inédits de Lacambre.

Ibid. Ibid. L'Accusateur, public, 4 n#>, Bibl. nat.. Le */1702. D. Stern , op. cit., t. III, p. 138.

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négligeable pour faire monter la pâte révolutionnaire. Le fait seul de se réclamer de Blanqui et de grouper les blanquistes échappés à la répression eût pu tenir lieu de programme évidemment. Mais le club et le journal ne se contentaient point d’entretenir le culte de « l’homme dangereux » qui avait « du caractère, de l’intelli­ gence, de la vigueur dans les projets » et dont « l’énergie froide et concentrée » résistait à l’emprisonnement*4. Ils montraient « la France descendue dans la fosse aux serpents, la démocratie livrée aux bêtes, l’avènement de la République grande et humanitaire indéfiniment reculé ». Ils voyaient « les nuages de l’intrigue et de la réaction » obscurcir l’idéal républicain et affirmaient, pour attein­ dre la Révolution de février, que « les Révolutions mentent presque toujours à leur point de départ*5 ». Enfin, ils reprenaient plus spé­ cialement l’enseignement de Blanqui en dénonçant le danger d’un recours prématuré au suffrage universel et en marquant avec force cet antagonisme entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière qui devait bientôt se traduire dans les rues par la guerre civile. Alphonse Esquiros écrivait : Le suffrage universel pratiqué comme il Va été par les membres du Gouvernement provisoire est à nos yeux Vune des tromperies de la Révolution de 1848. Loin dyexprimer les intérêts démocratiques, ce système a, au contraire, donné des forces à Varistocratie du mono­ pole. Cela devait être. La classe bourgeoise ayant le privilège de Vinstruction, de la fortune, de la lecture devait apporter dans les opérations du scrutin une tactique et un savoir-faire dont la classe ouvrière ne se doute pas. Esquiros ramassant peut-être encore plus fortement sa pensée disait : « La Révolution de février sfest faite au cri de vive la réforme électorale ! Nous jouissons aujourdrhui de cette belle réforme dans toute son étendue, et, loin de nous en trouver mieux, il se trouve que le suffrage universel consacre plus que jamais la tyrannie du petit nombre, la tyrannie du fort sur le faible, du riche sur le pauvre, du maître sur Vouvrier99 ». Ceux qui n’avaient pas soupçonné jusque-là un orateur en Esquiros furent étonnés de le voir exposer la thèse révolutionnaire au club du Peuple, en dominant « de sa parole fougueuse une assem­ blée peu commune et peu facile à mener*7 ». De sa « voix aigre et perçante », il soulignait le mensonge du peuple souverain et poussait ses auditeurs à arracher les prisonniers du 15 mai aux « farouches escaliers de Vincennes » puis à « raser cette dernière24567 24. 25. 26. 27.

L'Accusateur public, ibid. Ibid. Ibid. V. Bouton, Profils..., op. cit., p. 129.

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citadelle du despotisme28 ». Volontiers aussi, Fauteur de UEvan­ gile du peuple, revenant à ses inspirations chrétiennes du temps où il se rangeait sous le drapeau de Lamennais, comparait le peuple couronné d’épines au Christ flagellé, outragé et crucifié par les grands de la terre. Il montrait l’Assemblée nationale et la Commis­ sion exécutive jouant le rôle des pharisiens à l’égard du Prolétariat crucifié29301. Rôle des blanquistes dans les journées de juin. Ces images empruntées aux Ecritures, Esquiros n’était pas le seul alors à s’en servir. A côté des citoyens Delclergues et Ridel qui publiaient la feuille la plus anticléricale du temps intitulée Le Christ républicainso, n’y avait-il point l’ancien séminariste Louis Pujol, lieutenant aux ateliers nationaux, le harangueur et le porteparole des ouvriers au début de l’insurrection ? Sa Prophétie des jours sanglants, imitation de Lamennais qu’on a attribuée à George Sand n’était pas autre chose qu’un pastiche de l’Evangile pour ani­ mer le peuple de « la colère de Dieu ». Ce jeune homme de vingtsix ans, autoritaire et violent, mystique et éloquent qui devait pas­ ser comme un météore dans le ciel du mouvement populaire ”, avait fait partie de la Société Républicaine Centrale. Il en avait même été membre du bureau et, à ce titre, son nom figure au bas du célèbre manifeste relatif aux événements de Rouen. Au moment des journées de juin, rien pourtant ne permet de l’englober parmi les blanquistes. Le fait qu’il ne figure pas dans le bureau du club du Peuple comme les anciens cadres restés libres de la Société Répu­ blicaine Centrale, et le fait que Lacambre ne parle pas de lui dans ses Souvenirs, porte même à croire que Pujol était quelque peu en état de dissidence. Il reste que le noviciat de ce jeune exalté dans le club de Blanqui et sa participation aux luttes blanquistes n’a pas été sans influer sur sa tête chaude. La teinte mystique mise à part, c’est en tout cas la flamme révolutionnaire du blanquisme qui passe dans ses harangues, et qui dicte son attitude énergique le 22 juin face à Marie, membre du pouvoir exécutif. Cette attitude ne semble pas s’être maintenue dès que parla la poudre. Pujol est encore à la tête de la colonne qui, le 23, engage la lutte à la porte Saint-Denis. Ensuite, on perd sa trace comme meneur. Il est blessé et arrêté, certes, mais on peut le croire quand, devant le juge d’instruction, il affirme « n’avoir pas dirigé le mou­ vement insurrectionnel ». Il se comporta piteusement devant la 28. W allon, Revue critique des journaux publiés à Paris depuis la Révolu­ tion de février, p. 73. 29. D. Stern , op. cit., t. Ill, p. 138. 30. W allon, op. cit., p. 69. 31. Ch. Schmidt, Les Journées de juin Î8U8, p. 35, 37. — La Révolution de 18b8, revue, t. I, p. 132-137 ; t. IV, p. 301-302.

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Commission d’enquête, demandant à faire des révélations, s’entre­ tenant en secret avec Odilon Barrot, président de cette Commis­ sion. Du reste, alors que tant d’autres restaient déportés, il fut amnistié par la suite, ce qui est plus que troublant, vu son rôle au début du conflit. L’ancien officier de marine Paul de Flotte, en raison de ses capa­ cités militaires, était assurément le plus qualifié des chefs blanquistes libres pour donner des directives aux insurgés. Il n’y man­ qua pas. On le trouve dans la nuit du 23 au 24, à une heure du matin, parmi les révoltés du faubourg Saint-Marceau : il leur fait connaître la marche de l’insurrection. Dans la journée du 23, il se rend dans les quartiers Saint-Martin et Saint-Denis. Il a reconnu, en outre, avoir été au faubourg Saint-Antoine, avoir essayé d’assu­ rer la liaison entre les blanquistcs, et c’est rue Labruyère et au divan Lepelletier, lieu de réunion des républicains, qu’il a déclaré avoir passé les journées postérieures au 23, jusqu’au moment de son arrestation. Toutes ces données filtrent à travers sa déposi­ tion du 15 juillet 1848 cherchant, c’est visible, à minimiser son action. Elles prennent tout leur sens quand on connaît l’esprit éner­ gique, l’indomptable bravoure de De Flotte et aussi son intrépide dé­ termination et ce désir, signalé par Victor Hugo, dès qu’une insur­ rection éclate, de « remuer les pavés de la première barricade j>. D u reste, c’est comme insurgé de juin que De Flotte passa de longs mois dans les pontons, et c’est comme tel que le peuple de Paris l’envoya siéger à la Législative où, face aux aboyeurs, il revendi­ qua fièrement sa participation à la révolte*2. L’ensemble de tous ces faits permet d’affirmer que De Flotte a été avec l’ami de Raspail, Kersausie 324S, ancien officier lui aussi, l’une des têtes du mou­ vement, dans la faible mesure où ce mouvement parvint à un mini­ mum d’unité. Si l’on en croit l’ancien député Allard, Béraud aurait été « un des chefs de l’insurrection » dans le faubourg Saint-Antoine ®\ Il y avait aussi comme chef, dans le vieux faubourg, le mécanicien Marche35 qui peut passer pour blanquiste36, celui-là même qui tint tête à Lamartine sur la question du drapeau rouge. Le fait est que Béraud n’était pas étranger à la défense de ce faubourg puis­ que, forcé de fuir devant les troupes, il se réfugia chez Mme Blanqui mère, près de la barrière du Trône37. Lachambeaudie était, avec De Flotte, vice-président du club du Peuple. Il fut arrêté et conduit à la Conciergerie, puis dans un fort, 32. B a u c h a rt, Rapport, t. I, p. 157-160. — Histoire : la consolidation de la réaction par la démocratie. Elle n'est pas particulière aux chefs démocrates ; les ouvriers des villes en sont atteints ® s. Blanqui comprend que la vue soit troublée par l’ambition chez « la candidataille » qui se fait la main en réunions publiques ou privées *\ Ces messieurs « rêvent un siège législatif, rêve dangereux autant que trompeur ®* ». Ils aiment à c endosser leurs habits rou­ ges », à se livrer aux « désopilantes parades de la foire®® ». Blan­ qui ne comprend pas, par exemple, que les travailleurs urbains, après tant de déceptions, s’entichent d’un procédé qui se retourne contre eux. Il hasarde une explication : Mais les ouvriers des villes considèrent leur bulletin comme une propriété civique, un gage d'affranchissement et d'amélioration. Le. suspendre leur paraîtrait une atteinte à leur qualité de citoyen, un retour à l'ilotisme. Ils ne songent point que ce bulletin, reste enseveli sous la masse des bulletins ruraux inféodés à la supersti­ tion et au despotisme. Cette déception ne les rebute pas. Ils disent : « Demain ! nous réussirons » et demain leur apporte toujours la même défaite parce que la veille a été une prédication cléricale et monarchique sans contradicteurs6263457689. Blanqui enchaîne : Jamais ils ne remonteront du fond de ce trou si on ne recom­ mence par en abattre les escarpements et en aplanir les pentes. Telle doit être l'œuvre préalable d'une Révolution, et c'est ce tra­ vail précisément qu'empêche l'élection immédiate d'une assemblée le lendemain d'une victoire républicaine, parce que cette assemblée ne peut être que l'image et bientôt la restauration du régime ren­ versé *®. Blanqui montre, en usant d’une image pittoresque, pourquoi le résultat d'un scrutin hâtif est nécessairement mauvais. Il voit : Le pognon, élevant l'urne du scrutin, tenu au collet de chaque côté par le curé et le gendarme". 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. 69.

La Patrie en danger, p. 273. Ibid., p. 272. Ibid., p. 272. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9582, p. 343.

Ibid. Ibid. Ibid., p. 275. Ibid., p. 273.

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Auguste Blanqui et la révolution de 1848

Et voici la conclusion basée à nouveau sur l’expérience de 1848 : Après la Révolution de février, plusieurs années de prépara­ tion intellectuelle auraient dû précéder et préparer le scrutin popu­ laire, C’est par Vidée, jamais par la force, qu’on doit conquérir une nation. Mais encore faut-il que Vidée puisse se produire... A peine triomphante en 48 et en 51, par la bévue démocrati­ que, elle a remis aussitôt le bâillon à ses adversaires 70712. Si l’on ne veut pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets il faut donc repousser « tout recours au scrutin le lendemain de la Révolution ». Ici encore, Tocqueville, en s’appuyant une fois de plus sur l’exemple de 1848, montre que Blanqui avait et a rai­ son : Il g a eu des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848, mais je ne pense, pas qu’il y en ait eu de plus sots ; ils ne surent ni se servir du suffrage universel ni s’en passer. S’ils avaient har­ diment saisi la dictature, ils auraient pu la tenir quelque temps dans leurs mains. [...] Mais ils s’imaginèrent niaisement qu’il suffi­ sait d’appeler la foule à la vie politique pour l’attacher à leur cause, et que, pour faire aimer la République, c’était assez de donner des droits sans procurer des profits 7\ La question n’est pas, selon Blanqui, de pousser au vote rapide d’une Constitution et il est à remarquer que pas une fois en 1848 il n’a parlé de cette Constitution envisagée alors par tant de répu­ blicains comme le havre de salut. A la Constitution panacée et chimère, instrument de duperie, Blanqui oppose les institutions qui préparent la voie au triomphe en fait et non en paroles des masses travailleuses. C’est exactement la même position que Babeuf adop­ tait en l’an IV ”. Mais Blanqui rajeunit l’argumentation du « Tri­ bun du peuple » en l’étayant sur l’analyse des conditions politiques et sociales de son époque. Lutte contre les cultes et le clergé. Eliminer les anciens gouvernants, les traîtres et les arrivistes, pro­ curer des armes et du pain aux travailleurs, repousser tout scrutin prématuré est-ce tout comme directives révolutionnaires découlant de l’expérience de 1848 ? Non pas. La Révolution de février dirigée par des « démocrates de sacris­ tie » a < retenu en laisse avec le cordon de Saint-Dominique » le 70. Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, 2# cahier, n° 4. 71. T ocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 102-103. 72. M. Dommanget, Pages choisies de Babeuf, passim.

La tactique révolutionnaire de Blanqui

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pauvre paysan c enveloppé depuis des siècles dans les langes de la fo i78 ». Elle a voulu marier la République et l’Eglise ; elle a fait bénir les arbres de la liberté. Quelle dérision ! On a beau faire et beau dire. La religion, même à cette époque d’incrédulitéf est la substance des lois et des mœurs. Toute révolu­ tion, pour être sérieuse, doit frapper là. C'est à ce prix seulement que peut s'opérer le remaniement matériel des vieilles sociétés74. Dans une de ses circulaires, le ministre Hippolyte Carnot avouait compter sur le clergé et se vantait que le « parti gouvernant répu­ blicain » conviait franchement les prêtres « à l’exercice de tous les droits et de tous les devoirs civiques ». Blanqui riposte : Quoi ! le clergé n'a pour se soutenir depuis sa fondation que son esprit de corps ! C'est là sa force et sa vie. Les privilèges d'égalité sont depuis des siècles courbés sous des pieds d'airain broyés hier encore par une aristocratie de sang, aujourd'hui par sa fille l'aris­ tocratie des écus ! Les privilégiés seuls tiennent leur place au soleil, reçoivent l'eau bénite en ce monde ! Et vous n'avez pas hésité à donner le baiser d'amour à Judas ! Vous avez refusé un moment de répit à la victime. Vous avez marchandé à la République les droits et la garantie de son salutTS. Contrairement aux dirigeants de 1848, Blanqui place le clergé au premier rang des ennemis de la Révolution. On ne s’étonnera donc pas de voir l’Eglise figurer dans les dispositions répressives qu’il envisage en cas de succès avec la mention : Expulsion de toute l'armée noire, mâle et femelle. — Réunion au domaine de l'Etat de tous les biens meubles et immeubles des Eglises, communautés et congrégations des deux sexes, ainsi que leurs prête-noms n. Blanqui précise : Que le Gouvernement écrase les religions révélées comme assassins-nés de l'espèce humaine. Premier devoir de police. Sans ce nettoyage, rien de possible 7T. Le christianisme « ou plutôt le monothéisme » doit comparaître au premier banc des accusés. C'est l'empoisonneur par excellence, l'ingrédient mortifère qu'il faut expulser du corps social. Dit et vu, sentence sans appeln. Blanqui met en garde contre les républicains qui protègent le 73. 74. 75. 76. 77. 78.

Bibl. nat., mss. Blanqui, 9587. [Biographie d’H. Carnot.]

Ibid. Ibid. Ibid.

A. B lanqui, Critique sociale, op. cit., t. I, p. 205. t. II, p. 114.

Ibid.,

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Auguste Blanqui et la révolution de Î8k8

clergé et cherchent des échappatoires en lançant des mots d’ordre opportunistes : Que notre devise à nous soit « Suppression des cultes, expulsion des prêtres » et qu'elle ne fléchisse ni devant la prière, ni devant la menace, ni devant l'astuce. Céder serait la mort. La République victorieuse n'aura pas de temps à gaspiller en luttes inutiles. Trop d'obstacles exigeront des années de tranchée ouverte pour s'amuser à l'attaque en règle d'une haie qui peut se franchir à la course 7980. Pour Blanqui, en effet l’évacuation du clergé hors des frontiè­ res est une « besogne simple » qui doit être liquidée rapidement w. Toutefois, il ne semble pas que Blanqui se soit tenu à ces mesures impitoyables à en juger par son entretien avec M. de Blowitz, trente ans après la Révolution de 1848. On doit observer d’ailleurs que cet entretien envisage des mesures de politique applicables non après mais avant la Révolution. L’ensemble, dans la mesure où l’entretien apparaît vraisemblable, n’en vérifie pas moins la ligne directrice dans laquelle Blanqui entend que la Révolution s’engage sur le plan religieux. Lutte contre le Capital conspirateur. Briser la « conspiration cléricale » est bien plus facile aux yeux de Blanqui que briser la « conspiration du Capital ». Car dès qu’il y a danger — et 1848 l’a mis en « lumière — quel est le « procédé invariable » du Capital ? Fuir ou se cacher, après quoi « il se met à la fenêtre et regarde tranquillement le peuple barboter dans le ruisseau ». C’est une retraite qui s'accompagne toujours pour la classe ouvrière du dilemme décisif : « Soumission ou la mort ! » Ce dilemne est en vérité, « fort commode pour les aristocraties ». Mais pour la nation, c’est une « sinistre plaisanterie », c’est « le naufrage 8182». A plusieurs reprises Blanqui démonte le procédé employé par le Capital pour « lancer la misère et la faim sur les masses rebelles à son joug ». Car il entend que chacun regarde en face la difficulté « afin d’être prêt à la résoudre le jour où elle surgira8* ». Mais en quoi consiste la difficulté ? Sire Capital est une puissance sans contrepoids. Nulle force ne lui est un obstacle. Il ne souffre ni qu'on le gêne, ni qu'on fasse mine seulement de la contrarier. Il a les nerfs horriblement sus­ ceptibles. Dès qu'une politique lui déplaît, il coupe les vivres. S'il 79. 80. 81. 82.

Critique sociale, t. II, p. 113. Ibid., t. I, p. 183. Ibid., t. I, p. 203. Ibid., t. I, p. 100-102, 203-204.

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veut dompter une population, la mettre à genoux, il suspend la production par une double manœuvre. La part de ses dépenses est réduite au strict nécessaire. Tout le reste va se joindre à Vépargne et Vépargne elle-même s'ensevelit tout entière dans les coffres. Elle ne daigne même plus en sortir pour exploiter le travail, lui arra­ cher ses dîmes. Non, rien ! Elle le supprime. On voit le système et ses conséquences. Plus il y a d'affaires et d'activité, plus un pays tombe à la merci de sa majesté l'Empe­ reur Ecu 8S. Même son de cloche dans ce passage : Le soir même d'une révolution, ils [les capitalistes] suspendent placements et commandites, empilent leurs écus dans des trous, restreignent leurs frais au strict nécessaire et ruinent ainsi tout le commerce de luxe, commerce funeste que leur opulence a créé, qu'elle peut seule entretenir. La suppression de la commandite enlève à l'industrie son aliment principal et ferme les ateliers. La réduction des achats au mini­ mum extrême engorge les magasins, arrête les fabriques. Chômage et mévente partout. Le numéraire est mis sous clé et à l'instant même l'activité sociale s'évanouit. Le peuple victorieux meurt de faim devant la porte de ses maîtres vaincus M. Cette « guerre du Capital à la Révolution », ce « retrait systéma­ tique des capitaux » ou, comme dit Blanqui en une expression bru­ tale, ce « coup de Jarnac » doit être paré immédiatement afin que les travailleurs attendent « ailleurs que dans le ruisseau les nou­ velles mesures sociales85 ». Comment? En empêchant la dispari­ tion du numéraire ? Blanqui estime cette opération impossible. D’après lui il n’y faut même pas songer, car le numéraire s’éclipse, s’enterre trop facilement. Quant aux champs, aux immeubles, aux marchandises, à l’outil­ lage, aux meubles mêmes, ils ne peuvent ni se cacher, ni fu ir8#. On peut donc les atteindre en courant au plus pressé. D’où cette disposition : Commandement à tous les chefs d'industrie et de commerce sous peine d'expulsion du territoire, de maintenir provisoirement dans leur statu quo leur situation présente, personnel et salaire. L'Etat prendrait des arrangements avec eux. Substitution d'une régie à tout patron expulsé pour cause de refus 8T. AilleursM, Blanqui place les capitalistes qu’il range avec les 83. 84. 85. 86.

Critique sociale, t. I, p. 100-103. Ibid., t. I, p. 102. Ibid., t. II, p. 56-57.

Bibl. nat., mss. Blanqui, 9581, 2* cahier. — A. Blanqui, Critique sociale, op. cit., t. I, p. 205. 87. A. Blanqui, Critique sociale, op. cit., t. I, p. 102, 162, 204. 88. Ibid., t. I, p. 204.

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hauts fonctionnaires parmi les « oppresseurs matériels » dans la double alternative d’être balayés ou soumis à « une surveillance inexorable89 ». Il entend les empêcher de se réfugier dans leur Capital « comme dans une forteresse », ce qui leur permettrait de ressaisir l’arme meurtrière de la faim. Pour lui, la faim constitue dans les révolutions modernes une arme équivalente à la guillotine en 1793. Elle doit passer du service des oppresseurs au service des opprimés. Il développe cette pensée en une page originale et vigou­ reuse se terminant par cet avertissement terrible aux privilégiés arrogants : Cyest par la faim qufon dompte les oiseaux de proie •°. Pour régler la question des douanes, celle des mines et des gran­ des sociétés industrielles, les problèmes du crédit et de l’instrument d’échange, Blanqui envisage la convocation d* « assemblées compé­ tentes 91 ». Dans ce domaine, il importe que la Révolution « sache unir la prudence à l’énergie92 ». C’est pour lui la règle d’or car la question économique « infiniment plus complexe et plus difficile » que la question politique est pratiquement « un abîme inconnu où l’on ne peut marcher que la sonde à la m ain93 ». Du reste, dans son discours de Mentana, Blanqui rejoint Au­ guste Comte en faisant remarquer la complexité bien plus grande des faits sociaux que des faits mathématiques et par conséquent la prudence qui s’impose quand il s’agit de résoudre politiquement des problèmes économiques. C’est après avoir fait cette remarque devant la foule milanaise qu’il lança sa célèbre formule qu’aimait à répéter Edouard Vaillant : Il ne faut pas essayer de faire des bonds, mais des pas humains et marcher toujours *\ La prudence de Blanqui, dans l’ordre économique, provient de ce qu’il est convaincu que la machine de la production est trop délicate pour ne point exiger des précautions dans son maniement. Cette prudence ne peut être interprétée comme de la timidité révo­ lutionnaire mais comme la manifestation d’un réalisme sain. Or, sur le plan de la construction socialiste, le plus réaliste représente en fin de compte le plus hardi. Aussi, Blanqui soucieux de ne point violenter les conditions économiques ni de ruser avec les diffi­ cultés pose franchement et loyalement la question préalable à tous les « sectaires » socialistes qui veulent brûler les étapes : Est-il possible de bâtir dfores et déjà un édifice dfoù le capital 89. 90. 91. 92. 93. 94.

Critique sociale, t. I, p. 114. Bibl. nat., m ss. Blanqui, 9581, n w 22, f# 167. Critique sociale, op. cit., t. I, p. 204. Ibid., t. I, p. 208. Ibid., t. II, p. 113-114. Ibid.

La tactique révolutionnaire de Blanqui

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soit proscrit ? Avons-nous le plan, les matériaux, tous les éléments de cette maison précieuse w ? Après avoir répondu, pour sa part, par la négative il va plus loin en écrivant : L ’attaque au principe de la propriété serait inutile autant que dangereuse *®. Cette opinion est chez lui bien ancrée. On le sent aux nuances qu’il établit dans sa réponse à Montalembert (décembre 1849) qui avait dénoncé la guerre du socialisme à la religion, à la famille, à la propriété. Blanqui ne nie pas le contrat effectif des socialistes contre la religion alors qu’il distingue leur besogne de purifi­ cation de la famille et de redressement des « abus de la pro­ priété*7 ». Il spécifie d’ailleurs dans ses dispositions immédiates que les répétitions sur les biens des ennemis de la République « seront exercées à titre d’amende [...] ce qui n’implique en rien le principe de la propriété ». Il ajoute : Il sera indispensable également d’annoncer que ces arrêts res­ pecteront les petits et moyens propriétaires, attendu que leur hosti­ lité, sans importance quand elle existe ne mérite pas une repré­ saille. Ce qu’il faut balayer du sol sans hésitation, sans scrupule, ce sont les aristocraties et le clergé. A la frontière, marche ** ! Blanqui prévoit la convocation d’une « Assemblée chargée de jeter les bases des associations ouvrières ** ». Mais afin de rassurer la paysannerie des chaumières, ignorante et soupçonneuse, il demande que le pouvoir révolutionnaire déclare nettement ne point toucher à la terre, ce « plancher des vaches qui ne sombre jamais » et proclame que « nul ne pourra jamais être forcé de l’adjoindre avec son champ à une association quelconque et que s’il y entre, ce sera toujours de sa pleine et libre volonté 95678100 ». Il donne ces raisons, visiblement inspirées par l’expérience de 1848 : Le paysan connaît son terrain, s’y cantonne, s’y retranche et ne redoute que l’empiétement. Le naufrage, pour lui, serait l’englou­ tissement de sa parcelle dans cet océan de terres dont il ignore les limites. Aussi partage et communauté sont-ils des mots qui son­ nent le tocsin à ses oreilles. Ils ont contribué pour une bonne part aux malheurs de la République de 1848 et servent derechef con­ tre elle, depuis la nouvelle coalition des trois monarchies. Ce n’est pas une raison pour rayer le mot communisme du dictionnaire 95. Geffroy , L'Enfermé, op. cit., p. 434. 96. Critique sociale, op. cit., t. II, p. 114. 97. Ibid., t. I. p. 108. 98. Ibid., t. II, p. 197. 99. Ibid., t. I, p. 210-211. 100. Ibid., t. I, p. 204.

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politique. Loin de làf il faut habituer les campagnards à Ventendre, non comme une menace, mais comme une espérance101. Formule heureuse ! Pour la transformer en réalité vivante, Blan­ qui joint aux déclarations apaisantes sur la propriété les grandes lignes de l'argumentation à faire valoir auprès des ruraux. Par­ tant de c l’association politique du territoire français » qui existe déjà, il convient de leur montrer « l’association économique > comme son « complément naturel >, le tout aboutissant à « l’asso­ ciation universelle » c’est-à-dire dans son esprit au communisme 1W. Révolution permanente et dictature populaire. La théorie de la Révolution permanente chez Blanqui, c’est l’ensem­ ble des directives que nous venons d’énumérer, directives inspirées ou renforcées par l’expérience de 1848. Quant au terme de dicta­ ture populaire, de dictature du prolétariat associé par Marx au nom de Blanqui, il résume et concentre toutes les mesures à prendre au lendemain de la prise du pouvoir par les masses laborieuses. Si l’on va au fond des choses, révolution permanente et dictature populaire sont deux expressions différentes qui expriment la même dynamique révolutionnaire. Il s’agit, encore une fois d’adopter une conduite inverse de celle du « misérable Gouvernement » de février 1848. N’a-t-il pas maintenu « les états-majors royalistes, la magis­ trature royaliste, les lois royalistes » ? N’a-t-il pas amusé les prolé­ taires « par des promenades ridicules dans les rues, par les planta­ tions d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat » ? N’a-t-il pas accordé liberté pleine et entière aux ennemis « ou­ bliant cinquante années de persécution10* » ? La réponse fut l’égor­ gement de la Démocratie. Au lieu d’être faible et débonnaire, le pouvoir révolutionnaire doit donc être fort et impitoyable. Sans doute, il ne faut pas de grands efforts pour retrouver les linéaments de cette tactique révolutionnaire ou si l’on veut des notions de révolution permanente et de dictature populaire chez Blanqui, antérieurement à 1848. Il y a les leçons de Buonarroti, l’enseignement de 1830 qui se traduisent concrètement déjà dans la treizième question si nette du formulaire des Saisons. Mais, in­ contestablement, c’est l’expérience de 1848 qui fut au plus haut point suggestive pour Blanqui. On s’en assure en relisant ses pages frémissantes de colère contre le parti révolutionnaire qui « ne gagne de batailles que pour sa ruine, empressé toujours de rendre aux vaincus, avec la soif, le pouvoir de la vengeance ». Les hommes de ce parti « placides contemplateurs » croient trop en la force 101. Critique sociale, t. I, p. 209-210. 102. Ibid. 103. Ibid., t. I, p. 210 ; t. II, p. 107.

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immanente. Ce sont à la fois des poltrons, des < trembleurs », à l’égard des tenants du passé et des « prédicateurs de lâcheté » à l’égard du peuple. Ils s’en laissent imposer par la Réaction 10\ On trouve comme un écho de cette condamnation des hommes de 1848 dans les lignes où Fulgence Girard, ce vieil ami de Blan­ qui, après avoir posé en principe qu’une organisation sociale ne se peut renouveler sans soulever bien des hostilités qu’il faut domi­ ner, dénonce la mansuétude des dirigeants de février m. Parmi les raisons qui ont été invoquées en faveur de la dictature révolutionnaire figure effectivement la nécessité de surmonter la mansuétude et l’indulgence du peuple et de ses cadres. Nous avons vu plus haut ce qu’un gentilhomme lucide comme Tocqueville pen­ sait des révolutionnaires de 1848. Marat, Sylvain Maréchal au temps de la Révolution française, Arthur Arnould et Gustave Tridon à l’époque même où Blanqui arrête les directives de la prochaine Révolution, Vermersch après la Commune nous ont laissé sur ce point des textes qui rejoignent les leçons et les imprécations de Blanqui. De nos jours, Léon Trotsky tira du prisme de la Révolu­ tion russe dans sa phase léniniste les mêmes conclusions lumineu­ ses en condensant pour ainsi dire l’argumentation de Blanqui. Il va plus loin quand il explique le choc en retour violent de la Réaction par sa croissance « dans l’atmosphère d’une résistance constante aux aspirations des m asses1041506 ». La plupart ou plutôt l’essentiel des directives révolutionnaires tracées par Blanqui sur la base des erreurs et des fautes de 1848 sont résumées dans YAvis au peuple envoyé de Belle-Ile le 10 février 1851 aux blanquistes réfugiés à Londres et qui devaient se réunir pour commémorer la Révolution de février 1848. Elles sont déve­ loppées surtout dans les écrits de Blanqui datant de la fin du Second Empire. Mais, chose remarquable, en mars 1850 Marx et Engels, dans une adresse du Comité Central de la Ligue des Communistes 107 tiraient eux aussi, en vue des conflits futurs, les leçons de l’échec révolu­ tionnaire de 1848. Il est intéressant de noter dans cette adresse plu­ sieurs points communs avec Blanqui. D’abord, Marx et Engels mettent en garde les ouvriers contre les démocrates petits-bourgeois toujours prêts à frustrer le prolé­ tariat des fruits de la victoire. Ensuite, ils préconisent l’armement du prolétariat « afin de s’opposer à la reconstitution de la vieille garde civique, dirigée contre les ouvriers ». Mais Marx et Engels différent de Blanqui. En premier lieu, ils recommandent l’organisation des ouvriers soit sous la forme de conseils de district, soit sous la forme de clubs ou de comités qui 104. 105. 106. 107.

Toast de Belle-Ile. M. Dommanget, Blanqui, l re éd., p. 67. Bibl. nat., m ss . Blanqui, 9581, 2• cahier, n° 141. Histoire du Second Empire, t. I (seul paru), introduction, p. 13. Les Soviets et Vimpérialisme mondial, éd. française, p. 11. Voir aussi p. 25.

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Auguste Blanqui et la révolution de 1848

puissent s’unir sous une direction placée au cœur du mouvement. On s’étonne que Blanqui n’ait pas lancé ce mot d’ordre propre, selon Marx et Engels, à exercer le contrôle et la surveillance et à diriger la « méfiance » des ouvriers envers les éléments petits-bourgeois. En second lieu, Marx et Engels ne s'opposent pas comme Blan­ qui à une consultation électorale dans l’immédiat. Ils préconisent des candidatures ouvrières indépendantes à opposer partout aux démo­ crates-bourgeois et à faire triompher « par tous les moyens ». Ils croient que « si la démocratie sait agir d’une façon énergique et vigoureuse contre la réaction, l’influence de cette dernière dispa­ raîtra aux élections ». L'appel de Marx et Engels s’adresse plus spécialement aux tra­ vailleurs communistes allemands et s'en réfère à la Révolution de 1848 d'outre-Rhin ,08. C'est ce qui explique peut-être les points où il diverge avec la tactique révolutionnaire de Blanqui. On n’en reste pas moins frappé, dans l’ensemble, de sa similitude avec les direc­ tives de celui-ci. L’appel se termine du reste formellement par le cri de guerre qui en est comme la synthèse : « La Révolution on permanence ! »

108. Bulletin communiste, 4e année, n® 24, 14 juin 1923, p. 297-301.

APPENDICE

BLANQUI, HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION DE 1848

Considérations générales. Blanqui, historien de la Révolution de 1848 ? A quel titre ? Car enfin, Blanqui n’a rédigé aucune histoire didactique des événe­ ments et il est bien vrai qu’on ne peut rien trouver de lui dans les mémoires et souvenirs relatifs à ces événements. Cependant, der­ rière la paille des apparences, c’est le grain des choses qu’il faut chercher. Sous le couvert de Lacambre, de Tridon, de Protot, Jaclard, Losson et d’autres sans doute, — conformément à son habi­ tude, — Blanqui n’en a pas moins écrit des fragments de cette his­ toire qu’on doit, en bonne justice, porter à son compte. Cette considération pourrait suffire évidemment à convaincre les biblio­ graphes avisés et critiques, soucieux de ne pas s’en tenir à un point de vue purement formel. Mais il y a plus. L’esprit de recherche, le sens critique, le scrupule, l’amour de la vérité qui ont guidé Blan­ qui dans son travail de collaboration ou pour mieux dire, de direc­ tion, sont d’un historien rompu aux bonnes méthodes, bien plus que d’un homme politique. Expliquons-nous donc et, tout en excusant les biographes et spé­ cialistes de l’histoire de 1848 d’avoir méconnu et sous-estimé Blan­ qui, étant donné l’absence de renseignements précis, ne tombons pas dans le travers d’exagérer son importance sur un plan qui n’était pas le sien. Tout de même, il a droit de cité puisqu’on y range des hommes comme Lamartine, ce romancier fourvoyé dans l’his­ toire. Blanqui ne serait pas du reste le premier historien dont la production se limitât à des contributions et à des fragments. Il en est d’autres et non des moindres qui n’ont pu donner un seul de ces ouvrages qui méritent pleinement le titre de livres. Tout d’abord, mettons en relief un fait passé jusqu’ici sous silence. C’est à Blanqui qu’on doit l’idée d’une vaste enquête sur les journées de juin et c’est à cette idée que l’on doit finalement les Prologues d'une Révolution de Louis Ménard, l’un des meilleurs livres sur la Révolution de 1848. On sait qu’une enquête officielle sur les journées de juin fut décrétée par l’Assemblée nationale de 1848. Une commission de quinze membres composée en majorité de conservateurs fut nomnée pour s’en occuper. En son nom, le député Quentin-Bauchart

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Auguste Blanqui et la révolution de 1848

déposa à la tribune, le 3 août 1848, un rapport que l'Assemblée dis­ cuta et qui fut publié avec des pièces annexes. C'est la discussion de ce rapport qui donna lieu le 25 août, après des répliques véhé­ mentes de Ledru-Rollin et de Louis Blanc, à des poursuites contre ce dernier et contre Caussidière. Or, Blanqui a vu ce rapport formant avec les pièces annexes un énorme volume. Il n’en aurait pas eu besoin, du reste, pour saisir son caractère partial et unilatéral. La nature officielle de la publi­ cation parlait assez d’elle-même. Mais le fait est qu’il l’a lue, exa­ minée de près et qu’il a même pris la peine de copier et de com­ menter quelques rapports de préfets et d’avocats généraux. C’est ce rapport parlementaire, fort probablement, qui lui a donné l’idée d’une enquête extra-parlementaire. Les choses s’expliquent très bien. Lacambre était emprisonné à la Conciergerie au moment où Blanqui, au donjon de Vincennes, épluchait l’enquête officielle. Blanqui incita Lacambre qui recevait beaucoup de visiteurs ayant participé ou assisté aux journées de juin, à les interroger. Les mêmes directives furent données à Flotte, également à la Concier­ gerie, puisqu’on voit Flotte recueillir le témoignage de Larger. Voici ce qu’écrivait Blanqui à Lacambre à ce sujet : Vous voyez pas mal de monde, n’est~ce pas ? Eh bien ! du fond de votre prison, il y aurait quelque chose de capital à faire ; ce serait une enquête sur les affaires de juin. Il faudrait interroger le plus possible de témoins oculaires et enregistrer leurs déposi­ tions tout au long, en leur recommandant bien de ne pas exagérer et de se renfermer dans Vexacte vérité. Dites à tous vos visiteurs de courir partout à la recherche de ces témoins dans tout Paris et d’écrire leurs récits sous leur dictée. Ce serait l’œuvre la plus écra­ sante. Mais elle a un inconvénient qui lui est mortel d’avance. Elle ne flatte ni n’intéresse ceux qui auraient à courir çà et là pour recueillir les témoignages, mission pénible, ennuyeuse et sans éclat. Mais si on trouvait des gens dévoués pour la remplir, elle aurait des résultats prodigieux. Pensez un peu à cela. Lacambre entra dans les vues de Blanqui. Il profita de son séjour à la Conciergerie et au Cherche-Midi pour recueillir non seulement des visiteurs mais de ses compagnons d’infortune impli­ qués dans les journées de juin, les détails les plus circonstanciés sur l’insurrection. Les notes prises, sujettes évidemment à caution comme tous les témoignages d’hommes passionnés, n’en étaient pas moins extrêmement précieuses et capables de montrer sous un jour plus atroce encore que celui que nous lui connaissons, le caractère de la répression bourgeoise. Ces notes furent confiées par Lacambre partie à son père qui les brûla ou les égara, partie à Mme Blanqui mère, partie à une dame Bidault qui les brûla par peur, partie au Peuple, le journal de Proudhon. Ce sont ces derniè­ res qui ont été utilisées par Louis Ménard pour publier son livre. Le peu qui resta entre les mains de Lacambre lui servit à rédiger

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dans sa brochure sur son évasion du Cherche-Midi, le chapitre sur l’affaire Bréa et à fournir à Blanqui un ample stock d’horreurs qui mériterait d’être utilisé par les historiens. La brochure Lacambre. Les biographies. C’est probablement à Valence (Espagne) — où il était réfugié — que le docteur Lacambre composa sa brochure. Elle devait s’inti­ tuler Evasion des prisons du Conseil de Guerre. Episode de juin 1848 et sortir en 1865 de l’imprimerie Verteneuil à Bruxelles, sous forme d’un petit zn-16 de 128 pages. L’original, transmis d’abord au docteur Watteau, à Bruxelles, et refait par ce dernier, fut étudié soigneusement par Blanqui durant son séjour à Sainte-Pélagie (décembre 1861 - mars 1864) et refait complètement à l’hôpital Necker (12 mars 1864-27 août 1865). L’intention primitive de Blanqui était d’écourter et de rendre lisible « au point de vue littéraire » le manuscrit déjà remanié de Lacambre. Mais, chemin faisant, le « Vieux » fut amené à s’occu­ per du fond et à travestir à tel point le texte entre ses mains qu’on est «n droit de le porter non pas comme le co-auteur, ce serait trop peu dire, mais comme l’auteur principal de la brochure. L’apport effectif de Blanqui au point de vue historique ne se borne point à ce récit. Il assignait une place importante aux « bio­ graphies » dans la série des publications de l’Ecole blanquiste. Ces biographies concernaient les hommes de 1848 devenus représen­ tants de l’opposition au Corps législatif. Elles avaient un but poli­ tique, c'est l'évidence même. Il s’agissait, comme l'a écrit Lacambre, de se précautionner « contre un escamotage prochain » et, comme l'écrit Blanqui, de faire voir au peuple qu’il « prend pour les repré­ sentants de la République ceux qui l’ont tuée ». C’est cependant sur pièces authentiques que ces biographies étaient faites et c’est un travail d’histoire politique que poursui­ vait Blanqui en dirigeant l’entreprise et en recomposant ces por­ traits-charges. Car, la chose est sûre, Blanqui a rédigé bien des pages de ces biographies. Parfois, il les a refondues complètement. A défaut des précieux manuscrits conservés à la Bibliothèque natio­ nale, nous avons sur ce point un aveu en bonne forme. Après avoir douté qu’une histoire de 48 portant sa signature paraisse jamais, Blanqui écrit à Lacambre : Je continue cependant à travailler, mais à autre chose qui per­ cera peut-être davantage, ne portant pas mon nom et dès lors ne rencontrant pas la conspiration systématique. La suite de la lettre indique surabondamment que le travail au­ quel Blanqui se livre concerne les biographies des hommes de 48 puisqu’il prévoit qu’on criera à la division et qu’il faudra s’atten­ dre à bien des haines quand elles paraîtront.

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Auguste Blanqui et la révolution de Î84-8

Au demeurant, si à titre d’exemple, on s’en réfère à la biographie de Garnier-Pagès signée Tridon, on peut saluer au passage la contri­ bution importante du « Vieux » : rappels d’incidents du procès de Bourges et des emprisonnements de Doullens et du Mont-SaintMichel, attaques contre le « loyal » Barbés et le « loyal » Tasche­ reau, accumulation de mots usités, critique du naïf Drevet qui demanda justice à la correctionnelle au lieu de « laisser passer les infamies de ces messieurs », etc. Les biographies d’Hippolyte Carnot et d’Eugène Pelletan méri­ tent une mention particulière. Blanqui montre Carnot se casant à l’Hôtel de Ville dès le 24 fé­ vrier et, de concert avec Marie, cherchant à faire de Léon de Malleville un adjoint au maire de Paris. Il s’agissait, dit Blanqui sur le mode sarcastique, en attendant d’ « amadouer » le peuple bon enfant, de « sauter à pieds joints sur les places », de « donner une petite part du gâteau républicain à tous les amis et connais­ sances ». Pour Blanqui, les circulaires d’H. Carnot en tant que ministre de l’Instruction publique « sont l’épopée écrite de cette brillante équi­ pée de 1848 ». Il les commente après en avoir cité de larges extraits. Et comme Carnot admettait les jésuites à ses « saintes agapes » universitaires, il explique cette étrange hospitalité par « une cer­ taine conformité de sentiments, un fond commun d’espoir et de haines ». Carnot n’était pas seul de son espèce au Gouvernement. L’alliance de l’Eglise et de la Révolution était admise. Les hommes au pouvoir applaudissaient aux « mascarades religieuses » devant les arbres de la Liberté. Ils voulaient « tailler la République dans le patron des Théocraties ». Le résultat est qu’ils ont tenu le dais abritant « la vieille société ». Par là, dit Blanqui « ils ont consacré leur infériorité morale ; ils ont humilié la démocratie ». En face d’une Eglise prêchant le dogme de la prédestination et intolérante, consacrant le privilège et le despotisme, la Révolution ne pouvait pas transiger. A Carnot, chargé de l’Education nationale, incombait la tâche difficile « de renouveler les hommes, de les façonner à des ins­ titutions libres et égalitaires ». Ce « travail de rénovation » indis­ pensable en cette période transitoire et préalable à toute consul­ tation nationale, Carnot ne sut pas la mener. Pour commencer cette grande œuvre de la régénération humaine, pour rendre à la vie intellectuelle ces natures habituées à la mort, il fallait s’appuyer sur les esprits libres de tout préjugé, les revêtir d’un caractère officiel, réclamer le concours de leur énergie et de leur science. Eugène Pelletan diffère d’H. Carnot en ce qu’il ne voulut pas entrer dans la République par la porte d’une fonction. C’est un

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bon point. Pourtant, Blanqui le charge encore plus que Carnot en raison de ses attaques contre les diverses écoles socialistes et de son attitude constante contre la classe ouvrière, surtout pen­ dant et après les journées de juin. Dans sa biographie de Pelletan, Blanqui se livre à d’intéressan­ tes considérations sur l’exceptionnelle utilisation du spectre com­ muniste dans la Révolution de 1848. Cabet, homme d’un grand sens politique malgré certaines appa­ rences, semblait avoir pressenti quelle arme terrible ce mot com­ munisme allait fournir aux complots de la faction rétrograde. I\ ne se trompait pas. A la même heure, sur tous les points du terri­ toire jaillit à la fois de toutes les poitrines contre-révolutionnaires : € Communisme ! Communisme ! » Le cri de querre royaliste était trouvé. Il fu t répété par des républicains métis qui, avant février, ondu­ laient sur la lisière des deux camps et se rejetèrent ensuite dans les bras de la Réaction par peur des multitudes. Tout ce qui était ennemi s’y rallia. Selon Blanqui, il n’y eut € jamais imposture plus effrontée >, car enfin au 17 mars, au 16 avril, au 15 mai, dans les batailles de juin, nul n’a pu entendre un appel communiste net et franc. Lui-même, malgré ses sentiments intimes, s’était bien gardé dans son club et dans les adresses d’effaroucher en parlant de commu­ nisme. Mais l’imposture produisit son effet. Le cri de proscrip­ tion foudroya le prolétariat. Appréciations sur la répression de juin. Nous avons vu comment Blanqui tirait la leçon des combats de juin au point de vue insurrectionnel. Il insiste également en des pages remarquables d’information et frémissantes d’indignation sur la sarabande de calomnies et les scènes de cannibales qui sont liées inexorablement à la répression de ce mouvement populaire. A l’époque où il écrit, en 1863, Blanqui se plaint que les victo­ rieux seuls aient la parole. A la vérité, son ami Louis Ménard et le citoyen Pardigon avaient déjà défendu les insurgés. Ménard avait même payé de trois ans de prison par jugement du 7 avril 1849 cette courageuse prise de position. Mais le regret de Blanqui trouve peut-être son explication dans le fait que Ménard ne s’était point livré à un travail spécial sur les journées de juin et que Pardigon ne traitait que de quelques épisodes de ces journées. Il faudra effectivement attendre la fin du Second Empire avec Hip­ polyte Castille et sous la Troisième République, les débuts du Parti Ouvrier Français avec Victor Marouck pour que les vaincus aient pu faire entendre — modérément en ce qui concerne le pre­ mier, passionnément en ce qui concerne le second — la voix de la 9

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contradiction. Jusque-là, la prison, le bagne et l'échafaud, seuls, étaient intervenus férocement en faveur de la thèse des vainqueurs. C'est ce que Blanqui fait sentir : Leurs récits ne sont qu'une longue clameur d'anathèmes contre les vaincus. Après avoir égorgé par le sabre et la baïonnette, ils ont égorgé par la calomnie. La mort ou la proscription ont fermé la bouche aux victimes. D'ailleurs, elles étaient du peuple. Le peu­ ple combat et meurt. Il n'écrit ni ne parle. Il ne récrimine point contre la défaite et se laisse clouer au pilori de l'histoire. Le malheur ne lui arrache jamais une plainte parce qu'il sait que la pitié n'est point faite pour lui. Mais Blanqui, malgré son amertume, a confiance en l'avenir. Il pense que « le mensonge des réacteurs », installé à la faveur des circonstances « en souverain définitif dans les annales de la France » sera « chassé avec ignominie et qu’une révision sévère fera descendre ce coupable du siège des juges à la sellette des accusés ». La liberté assassinée crie contre d'odieux triomphateurs. Car c'est de leurs mains qu'elle, a reçu sa blessure mortelle. En sui­ vant le sang à la trace, sur la route de son agonie, ceux qui la pleurent remonteront tôt ou tard jusqu'aux vrais meurtriers, et la malédiction publique les précipitera du Capitole où leur impru­ dence continue de rendre grâces aux Dieux. En attendant que sonne cette heure où comme dit Blanqui en une forte expression : « la gloire et l'opprobre changent de tombe », le révolutionnaire se faisant historien apporte sa contribution à la tâche du redressement nécessaire. Il a conscience alors — et il le souligne — de poursuivre sur un autre plan la lutte politique de toujours. En effet, c'est à l'ombre du drapeau sanglant de juin, que reste toujours formée la coalition des partis contre-révolutionnaires. Ces « partis se livrent à des escarmouches dans leur petite guerre quo­ tidienne mais restent attachés par le « commun forfait », retrou­ vant contre les « immortels révoltés du prolétariat », contre les morts de juin « l’unanimité de la haine et des malédictions ». La franc-maçonnerie du sang lie entre eux les coupables, dissémi­ nés par l'ambition du moment sous des drapeaux contraires. Divers de harnais, avec des vues pareilles, ces caméléons de la politique, les Thiers, les Dufaure, les Michel Chevalier et tant d'autres his­ trions aux masques et aux livrées multiples, conservent ainsi un gage d'alliance au milieu de leurs simulacres d'hostilité. Parfois, dans une passe d'armes oratoire, ils échangent le signe de rallie­ ment, symbole de la vieille complicité, et, à ce mot magique, ils se reconnaissent frères par le crime. Blanqui n’a garde d’oublier les c bleus » parmi ces réacteurs qui

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ont trempé ensemble leurs mains dans le sang de ce peuple de Paris, sacré par lui « la force armée de l*idée moderne ». Il voit même dans les « bleus » < les plus enragés de la meute ». Les monarchiens n'ont assassiné que des adversaires. Eux, égor­ geaient des compagnons. C'est de leurs rangs que débordent à flots la diffamation et l'injure. C'est leur inimitié qui se montre surtout implacable. Tant d'acharnement ne prouve que les inquiétudes d'une mauvaise conscience. Victor Hugo, Eugène Pelletan et les journées de juin. Au nombre de ces féroces bourgeois Blanqui compte le grand poète Victor Hugo dont le comportement au cours de ces journées de juin mériterait une étude spéciale tenant compte notamment du témoignage de Turmel rapporté par Lacambre et Louis Ménard. Blanqui lut-il l'article de L'Evénement dans lequel Victor Hugo assurait que si la « criminelle » insurrection de juin avait réussi, « elle n’aurait pas consacré le travail mais le pillage ». On ne peut l’affirmer. Mais en compulsant Le Moniteur, Blanqui ne fut pas sans remarquer que le représentant Hugo avait dirigé en per­ sonne l’attaque de la barricade des Trois Couronnes. Lacambre lui ouvrit en outre des horizons sur la singulière conduite du poètedéputé au cours de la bataille des rues. C’est qu’à Valence, Lacam­ bre avait recueilli le précieux témoignage de Pierre Turmel, un ancien marchand de vins de la rue de Poitou, de retour de sa trans­ portation en Algérie. Turmel n’était pas le premier venu. Il avait présidé le club du Marais qui comptait dans ses rangs l’ardent communiste Javelot et le futur membre de la Commune, Allix. Voici la relation qu’il en tira : Pierre Turmel, capitaine de la garde nationale dans le Marais, gardait avec ses hommes un certain nombre de barricades qu'il avait fait construire dans son quartier. Un corps de troupe com­ mandé par je ne sais plus qui se présente accompagné de deux représentants du peuple. La troupe a l'arme au bras et les repré­ sentants avec leurs insignes se présentent... et demandent à parle­ menter avec les insurgés qu'ils disent être de pauvres égarés. Turmel sort de la barricade et se présente comme parlementaire con­ fiant au moins dans la loyauté des représentants. À peine est-il arrivé à la tête de la colonne qu'un des représentants le saisit au collet et le livre traîtreusement aux soldats en leur disant : « Celui-ci, c'est le chef, gardez-le bien ». Ce représentant ignoble, c'était Victor Hugo. L'infortuné Turmel, après avoir échappé par miracle aux assas­ sinats des caveaux des Tuileries et de la place du Carrousel où il se trouvait fut condamné par le Conseil de guerre, Victor Hugo ayant été témoin à charge. La participation au combat de Victor Hugo dans les rangs du

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parti de l’Ordre est bien établie. Elle est en quelque sorte consa­ crée officiellement par Le Moniteur et par le rapport circons­ tancié du représentant Galy-Cazalat, collègue de Victor Hugo à l’Assemblée nationale et son compagnon d’armes dans le Marais où la lutte fut la plus acharnée. Du vivant de Victor Hugo, en 1880, cette participation a été très franchement rappelée par Vic­ tor Marouck sans susciter aucune protestation publique de l’inté­ ressé. Guesde, Lafargue, Achille Le Roy, James Guillaume s’en sont fait ensuite l’écho dans un but de flétrissure, tandis que le conservateur Edmond Biré affirmait qu’Hugo avait fait « son devoir », expression renforcée par Camille Pelletan qui ajoute l’adverbe « vaillamment ». Victor Hugo, du reste, comme en témoi­ gnent ses souvenirs personnels, a reconnu cette participation mais en lui imprimant après coup le caractère d’un effort purement humanitaire. Le député républicain a évidemment retouché ce qu’avait écrit le représentant conservateur, comme le poète des Châtiments dans son évocation des barricades de juin, s’est assigné rétrospectivement la tâche de : Parler, prier, sauver les faibles et les forts, Sourire à la mitraille et pleurer sur les morts. Peine perdue ! Ce qui était fait ne pouvait être effacé. Comme l’a noté un garde national de l’ordre qui a fait le récit de l’insur­ rection : Victor Hugo a noblement rempli son rôle dans ces jours de com­ bat. Et l’on sait ce qui était « noble » dans l’esprit des troupes de Cavaignac et de tous les « hommes en redingote » atteints par la psychose de peur de « l’homme en blouse ». Turmel, pour sa part, a raconté souvent à Lacambre les « horri­ bles saturnales » du caveau des Tuileries et les massacres du Carrousel, et a fait parvenir à Louis Ménard un mémoire détaillé sur ces faits. Personne aujourd’hui ne s’inscrit contre ces affir­ mations de Turmel. Elles sont entérinées et il est bien dommage que son témoignage touchant la déloyauté de Victor Hugo, que rien ne permet de repousser a priori ne puisse être également appuyé par d’autres témoignages dans l’intérêt de la vérité historique. C’est peut-être ce qui explique le mutisme de Blanqui à ce sujet dans sa réponse du 5 novembre à la lettre de Lacambre donnant tout au long la relation de Turmel. La question n’en reste pas moins posée. Eugène Pelletan et les journées de juin. Blanqui distingue encore Eugène Pelletan, précisément le père de Camille cité plus haut, parmi les républicains bourgeois qui hurlé-

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rent avec les loups au cours de ces journées tragiques, et déver­ sèrent ensuite les pires calomnies sur les insurgés. On sait, en effet, que Le Bien Public, journal d’Eugène Pelletan, se spécialisa dans ce genre d’attaques. Il transforma les combat­ tants en mercenaires de l’étranger, en ivrognes, en forçats libérés, en pillards, en égorgeurs qui poussaient la cruauté jusqu'à mâcher ou empoisonner les balles. A cela, Blanqui répond : Cracher avec une telle rage le mensonge et Vinsulte sur la tombe des vaincus, en vérité tant de haine épouvante l Les insurgés de juin n'ont fusillé personne, sauf Bréa qui Vavait quatre-vingts fois mérité. Les balles mâchées ne font ni plus ni moins de mal que les autres. Leur prétendu venin est un conte de vieille femme. Les balles empoisonnées ne sont pas seulement une exécrable calomnie, elles sont de plus une stupidité. On ne peut pas empoisonner une balle. La flamme de la poudre détruirait le peu de poison dont la surface du projectile est susceptible de se charger. Les socialistes feront bien de songer à l'avenir que leur annoncent ces fureurs de leurs ennemis. Parmi les plus dramatiques épisodes de l’insurrection, Blanqui range la « chasse aux fuyards provoquée par le tendre M. Pelletan ». Beaucoup de ces malheureux se tenaient cachés dans les bois ou les carrières, en proie aux tourments de la faim, aux terreurs de la poursuite. Les gendarmes et les gardes nationaux les relançaient d’asyle en asyle. Les paysans, soulevés par les mensonges de la réac­ tion les traquaient comme des bêtes fauves. Plusieurs de ces infor­ tunés se noyèrent volontairement. D'autres, non moins las de vivre, demandaient la mort aux chasseurs dans les forêts. Eh bien ! c’est à ce moment que Le Bien Public inséra in extenso, sans un seul mot de commentaire, un rapport du chef de la police de sûreté concluant à la peine de mort contre une catégorie tout entière d’insurgés. Un tel acte équivalait, dit Blanqui « à une appro­ bation complète ». Il relève du reste au passif d'Eugène Pelletan un « témoignage de pitié pour les vaincus » autrement solennel. C’est le récit des journées de juin par celui qui avait déjà rédigé une Histoire des trois journées de février I8£8. Réquisitoire écumant contre le parti révolutionnaire et panégy­ rique nauséabond de la puissance du jour : le général Cavaignac. Cinq jours de carnage n'ont pas assouvi les colères de. M. Pelletan. Il pousse la bourgeoisie à la vengeance de tous les efforts de son imagination. Il exalte les terreurs par des fantaisies stratégiques qui ont le double avantage de nuire à ses ennemis et de le poser luimême en capacité militaire. Ces ouvriers qui ont combattu par grou­ pes isolés, sans concert ni plan ni direction, il les dépeint comme des Vauban et des Turenne. Du reste cet excès d'acharnement contre des ennemis à terre trouvait sa compensation dans la bassesse des

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flagorneries pour le vainqueur. M. Pelletait brûlait tous les parfums d’Arabie aux pieds de la nouvelle idole, le général Cavaignac. Ce jugement sévère exprimé avec force et esprit dans une langue simple et directe confirme, entre parenthèses, en Tun de ses pas­ sages, les appréciations de Blanqui sur les fautes militaires des insurgés. Tous ces fragments sur 1848 suggérés ou rédigés par Blanqui, d’autres qu’on retrouve dans ses manuscrits, d’autres encore qui figurent dans Critique Sociale, ses souvenirs et jugements sur Louis Blanc, Caussidière et Ledru-Rollin, composés à Doullens, ne constituent pas, certes, une contribution négligeable à l’histoire, mais ne valent point une histoire en règle. Cette histoire, réclamée avec insistance des années durant par Watteau et Lacambre, Blanqui se montra décidé à l’écrire en juillet 1862, mais ce ne fut qu’une velléité. Il commença à se mettre au travail. Finalement, il y renonça, les moyens matériels lui faisant défaut. Ce renoncement s’effectua d’autant plus facilement que Blanqui — et c’est ce que nous verrons — peu favorable à une production de ce genre ne s’y était attelé que sous la pression de ses amis. Raisons de Lacambre en faveur d’une histoire par Blanqui. Quelles raisons invoquait Lacambre pour inciter Blanqui à pren­ dre place parmi les historiens de 48 ? En faisant connaître à son ami deux jeunes gens instruits capa­ bles de l’aider dans ses recherches, Lacambre écrit : Donnez-nous un produit de votre cru qui détruise les mensonges et fasse connaître les trahisons et les inepties de 48. Il est temps d’en finir avec tous ces farceurs-là, nos persécuteurs alors, trans­ formés en victimes aujourd’hui et ayant eu seuls la parole. Quels sont ces farceurs ? Ce sont Louis Blanc, Daniel Stern, Hippolyte Castille et autres, comme l’indique une lettre écrite sous le coup de la lecture du dernier de ces auteurs : Et vraiment, si Stern est d’une ignorance dont rien ne semble approcher, Castille n’en sait guère plus long. Dieu, quel 17 mars et comme il vous fait parler ! Peste, quels historiens I Voilà donc comment on écrit l’histoire. Je voudrais bien avoir les pages de l’histoire de Louis Blanc qui me paraissent devoir être un chefd’œuvre. de mensonge, d’hypocrisie et de vantardise, si j ’en juge par les nombreuses citations de Castille. Malgré l’incertitude de l’his­ toire, son ignorance des hommes et des choses, ce récit ne manque ni d’attrait, ni d’enseignement et c’est bien encore ce qu’il y a de moins mal sur 48. Combien il me tarde qu’il sorte un récit vrai de votre plume sur ces événements si peu connus du public.

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Puisqu’il n’y a pas occasion de manier l’épée, maniez donc cette plume si fine, et si pénétrante, plus redoutable aux tyrans et aux menteurs que les canons rayés et les carabines Minié. Vous ne manquez pas de matériaux et s’il vous en manque encore, avec de la bonne volonté on finira bien par se les procurer. Blanqui, selon Lacambre, ne saurait invoquer l’obstacle qu’appor­ terait l’absence de matériaux. Vous avez dans votre cervelle des renseignements et des docu­ ments que nul autre [ne] peut avoir. Il ajoute : Votre manière d’écrire ne peut trouver d’imitateurs. Votre nom est une autorité qu’on aura beau vouloir saper, elle aura toujours assez de virilité pour résister à tout... Une semblable histoire dans tous les temps et toutes les conditions, non seulement sera lue, mais encore sera un cathéchisme pour notre parti. Ecrite ou signée par tout autre, elle attirera peu l’attention et ne sera considérée que comme un livre d’histoire vulgaire qu’on ne lira qu’en raison de son mérite littéraire et qui, dans tous les cas, n’excitera ni passions, ni controverses, ni luttes à mort !... Une véritable histoire enfin et non un conte fabriqué à plaisir, comme tout ce que nous avons jusqu’ici, excitera une tempête épouvantable d’où sortira la vérité. Cette lettre est du 9 février 1865. En mars, Lacambre revient à la charge. Il sait apprécier à sa juste valeur la formation d’un groupe tel que la phalange qui se constituait alors autour de Blanqui, mais il ne voit pas que ce travail puisse empêcher la com­ position d'un livre de Blanqui sur 48. Une histoire de 48 par vous et signée de vous aurait une très grande importance et rendrait les plus grands services et vous attirerait un plus grand nombre de jeunes intelligences. Lacambre veut bien admettre que Blanqui, étant donné sa position, ne publie rien avant sa sortie de Necker, qu’il pousse simple­ ment aux < publications préparatoires », mais ensuite il désirerait voir lancer contre la calomnie — «le grand ennemi » — un ouvrage « qui l’étourdisse ». Cet ouvrage ne peut être à son avis qu’une histoire de 1848 faite par celui sur le dévouement et la loyauté duquel aucun doute ne peut être soulevé. Il complète et résume sa pensée en écrivant : L ’histoire de 48 serait un gage laissé à la postérité et une leçon palpitante à la génération présente. Ce serait peut-être un remède quelque peu efficace contre les escamotages politiques. Lacambre ne se bornait pas à multiplier les arguments en faveur d’une œuvre qu’il jugeait « indispensable », il finançait pour l’achat d’imprimés utiles, il dépêchait auprès de Blanqui les jeunes gens

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qui devaient l’aider, il s’offrait à payer de sa personne lors de la diffusion : Faites votre histoire de 48 et je me. charge, moi, de l'empêcher de rester invendue, quand je devrais me faire colporteur et la dis­ tribuer dans tous les ateliers même malgré la loi du colportage. Fiez-vous à moi pour cela. Réponses de Blanqui. A ces appels pressants et réitérés, que répondait Blanqui ? On est en mesure de le dire, car c’est une rare bonne fortune de posséder la demande et la réponse dans une correspondance. En premier lieu, il mettait en garde Lacambre contre toute illu­ sion. C’est se leurrer, selon Blanqui, que d’être persuadé qu’une histoire de février « bouleverserait les esprits » ; c’est n’avoir point « le sentiment de la situation ». D’abord, il faut compter avec « la grande masse du public » qui témoigne une « profonde indiffé­ rence » pour les choses du passé. Elle s’occupe de 48 c autant que de l’an mil ». Même dans les classes instruites, personne ne se souvient et ne se soucie du drame de février-juin. Quelques « curieux exceptionnels » liraient donc l’ouvrage. Une telle indif­ férence place le public « tout à fait à la discrétion du petit noyau d’hommes d’où part toute impulsion intellectuelle ». Or, ce noyau est c l’ennemi mortel » de Blanqui. C’est assez dire que la presse entière « garderait le plus profond silence, raison suffisante à elle seule pour étouffer toute publicité ». Et la presse serait secondée, en l’occurrence, par c le public bourgeois tout entier » qui voue lui aussi une haine tenace à Blanqui. Dans ces conditions, mieux vaut ne pas écrire un livre qui ne serait pas lu. Après la formation du noyau, Blanqui veut bien reconnaître que les conditions sont changées. Il n’est plus seul et sans soutien dans l’arène. Il g a maintenant des hommes nouveaux qui parlent chaque jour, des polémiques vivantes qui remuent les vivants, qui les for­ cent à regarder, qui leur ingurgitent 48 bon gré mal gré. Un livre est une chose morte, quand des êtres en chair et en os ne lui donnent pas la vie, et c'est ce qui arrive, quand on ne prend plus d'intérêt au passé. On ne peut pas écarter aussi aisément les voisins qui vous coudoient et vous circonviennent. Le fait est que les affaires de 48 commencent à ressaisir l'attention d'une partie de la jeunesse, mais c'est par l'intervention permanente et active de quelques hommes qui prêchent, qui bataillent et ne laissent pas les gens procéder par fin de. non recevoir. Joignez à cela la vivacité croissante de la poli­ tique, le réveil des esprits. Certes, l'histoire de février aurait main­ tenant de grands avantages. Elle se ferait lire par l'aide, de nou­ veaux amis qui ne se tiennent pas oisifs.

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Dès lors, le lancement d’une histoire de 48 ne peut plus être considéré comme une entreprise inopportune et prématurée. Au contraire, Blanqui estime que cet ouvrage pourrait faire sa c trouée » à l’aide d’hommes qui le soutiendraient en parlant de visu : (y est beaucoup, lorsque des jeunes gens de bonne foi, sans anté­ cédents ni parti pris, viennent dire : « Nous avons vu, touché, exa­ miné, jugé par nous-mêmes et non par des livres où Fauteur se peint en habit des dimanches ». Pas de meilleur commentaire pour les livres eux-mêmes. Mais Blanqui, à la même époque, prend position contre une his­ toire qu’il rédigerait et son argumentation vraiment originale est à retenir car elle constitue une critique en règle de toutes les his­ toires rédigées par les acteurs d’un drame, quel qu’il soit. D’abord, il pose en principe qu’une histoire faite par lui serait entachée du même vice rédhibitoire que les histoires tant critiquées par Lacambre. Il ne veut pas d’un plaidoyer pro domo où l’auteur, pour reprendre son expression imagée « se peint en habit des diman­ ches ». Il repousse un tel écrit comme suspect a priori et il fait remarquer très justement qu’on ne saurait être à la fois « juge et partie ». Et puis, non seulement Blanqui répugne à se mettre en jeu, mais il répugne à mettre en jeu les autres. Il s’en explique en un aperçu qui peut toujours être médité avec fruit par les histo­ riens : Quand on fait de Vhistoire d’une manière ou d’une autre, il faut autant que possible rester dans les récits généraux, et toucher le moins que l’on peut aux questions individuelles. Elles sont dange­ reuses et désagréables. On est condamné au blâme ou à l’éloge, au panégyrique ou au dénigrement. Là, l’impartialité est presque impraticable. Or, la louange et la philippique déplaisent également au public. Naturellement on est tout sucre pour ses amis, tout vinaigre pour ses ennemis. Cela est mal pris par les lecteurs qui se révoltent et contre l’invective et contre la glorification. Les noms propres figurent toujours très mal dans les récits, à moins qu’ils n’appartiennent aux grandes individualités. Les autres ne prêtent qu’aux commérages. Nous ne sommes pas obligés de tomber dans ce piège. Gomment agir ? Il n’y a qu’un moyen pour sortir de l’impasse, c’est de faire rédiger l’histoire par des amis, par des partisans à qui on donnerait des conseils. C’est cette solution que Blanqui cares­ sait. Mais précisément Lacambre repoussait toute idée d’histoire impersonnelle ou, si l’on veut, par personnes interposées. Il disait, et ces lignes reflètent bien sa pensée : Dans ma réflexion, je me dis qu’une ligne de vous, le modèle de la constance, de la conséquence, de la conviction et du principe en

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même temps que du style vaut infiniment mieux que tout ce que d'autres peuvent publier. Aussi, tout en approuvant de tout coeur ce qui se fait et ce qui se promet, je ne puis m'empêcher de [regretter] que vous restiez muet, vous le plus digne et le plus capa­ ble d'être entendu. « Ce qui se fait et ce qui se promet », c’est là tout le travail de fondation de l’Ecole, ce sont les prémisses de la création du Parti. Travail vivant, primordial, fécond qui constitue la tradition révo­ lutionnaire « œuvre cent fois plus utile, écrit Blanqui, qu’une his­ toire de février ». Le « Vieux » ne manque pas d’invoquer cette œuvre capitale comme argument de poids dans la discussion serrée qu'il a avec son ami, car il sait que Lacambre, en partisan zélé, ne peut rien opposer à son chef à ce sujet. Aussi, dans une même lettre, Blanqui use à fond de cet argument. Il dit d’abord : Je vous le répète, j'ai d'autre besogne non moins utile, plus utile même, parce qu'elle aura pour résultat de donner une vie plus puis­ sante, une influence plus efficace au groupe vivant qui est redevenu dépositaire des idées de 48. Ce monde nouveau a bien autrement d'empire sur la situation qu'un vieux débris comme moi. On ne me craint guères que comme contagion. La contagion directe par contact a beaucoup plus d'effet que par un livre. On lit le livre, on en prend, on en laisse, on ne s'abandonne pas. Au contraire, les relations directes s'emparent des esprits et les assimilent. Le fait est que les ennemis ont peur de ce mouvement. C'est une renaissance imprévue de la Révolution qui se fait dans ce petit coin et ils en redoutent l'inévitable développement. Jusqu'ici, nous n'existions plus, il ne restait pas trace de notre œuvre. Les bleus en pied, les rouges comme perspective ultime, sur les plans loin­ tains, telle était la situation. Elle change. Le socialisme reparaît à l'horizon avec son escorte révolutionnaire, les bleus perdent la corde, les rouges eux-mêmes sont entamés. Ce n'est cependant que le début. Tous manquent de base, tous ont un nuage noir dans le passé, tous n'ont qu'une vie artificielle. Mais j'aime infiniment mieux les voir aux prises avec une jeunesse ardente qui les bat en brèche avec son vigoureux bélier, que de lutter seul contre eux avec mes livres contestés et frappés de suspicion. Du reste, la chose peut venir, elle viendra même. Je n'interviens pas en personne aujour­ d'hui ; cela ne m'est pas possible, mais le travail marche avec mon aide, et je reviendrai bien à la charge pour mon compte, avec des auxiliaires alors, c'est-à-dire avec une force centuplée. Car, vous le savez, après un si effroyable débordement de calomnies, fa i besoin de répondants. C'est maintenant mon principal besoin. Je ne suis pas comme vous, l'homme aux illusions, je juge le côté faible et le côté fort. Il faut que des hommes nouveaux, incontestés, se portent garants et me couvrent de leur assentiment et de leur con­ cours déclaré. Les choses alors iront bien.

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Il dit ensuite pour mieux convaincre Lacambre : Breff je travaille et ne puis faire plus que je ne fais. Je crois aussi avoir accompli la plus utile de toutes les besognes en recons­ tituant un groupe jeune et révolutionnaire. Nous n’avons jamais eu cela. Nous étions deux ou trois en 48, isolement mortel. C’est là notre plus grande faiblesse et un livre, même bruyant, ne Vaurait pas guérie. Car il n’eût pas donné des compagnons actifs et grou­ pés. Difficultés de travail de Blanqui. Du fond de sa chambre d’hôpital, il est clair que Blanqui ne pou­ vait à la fois jeter les bases du Parti et faire l’histoire de 1848. C'était déjà beaucoup de forger l’arme capable de continuer dans l’avenir l’œuvre entreprise en 1848. D’autant plus que Blanqui, s’il s’était mis à l'histoire de 48, ne se fût pas contenté d’approxima­ tions et d’à-peu-près, bien que son état de santé et sa position de prisonnier eussent rendu plus aiguës les difficultés de la tâche. Là-dessus, il n’y a pas de doute possible. Il écrit : Une histoire de février serait une chose excellente sans doute, mais ce n’est pas une petite affaire de l’écrire. J’ai déjà trop de besogne sur les bras, et il me reste peu de santé. Depuis trois mois et demi, je travaille sans désemparer et je m ’aperçois avec chagrin qu’on ne fait pas grand-chose en trois mois, même au prix de dix heures de travail quotidien. Je n’ai pas le don d’improvisation par malheur et il me faut beaucoup de temps pour faire peu. En outre ma santé devient de plus en plus mauvaise, ce qui ne facilite rien. Le l*r mars, il développe le même raisonnement avec une pré­ cision plus accusée : Faire cette histoire est une besogne longue et absorbante. Je fais d’autres choses. J’ai le travail lent et ne vomis pas les volumes comme Alex. Dumas. De plus je ne dispose pas de tout mon temps. Je ne puis avoir à moi plus de 8 à 10 heures par jour. Je fais peu de chose dans une journée. Je m ’aperçois qu’on ne s’inquiète jamais de cela. Il me faudrait un an pour l’histoire de février sans travail incident qui se jette à la traverse. Parmi les obstacles qui l’empêchaient de s’atteler sérieusement à une histoire de 48, Blanqui rangeait en premier lieu l’absence de matériaux. Cet argument de fait touchait peu Lacambre, plein de confiance dans la mémoire du « Vieux ». Mais celui-ci lui rétor­ quait : Ce n’est pas tout de dire à un homme : « Ecrivez l’histoire. » Il ne peut la prendre dans sa poche. Qu’est-ce que des souvenirs person-

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nels ? Un filet d’arrosoir pour faire une rivière. Je me sens frappé d’impuissance, sans nulle ressource, scms espoir dren trouver. Ce qui me démoralise le plus, cfest la persistance des déceptions. Cent promesses, pas une réalisée. Les mois et les années s’écoulent dans ces mystifications. Cette lettre d’un noir pessimisme s’explique très bien quand on s’en réfère aux correspondances antérieures. Blanqui était las des difficultés qu’il éprouvait à se documenter. Il voyait bien qu’il ne pouvait travailler utilement et il désespérait d’aboutir à un résultat. Ecoutons-le : Une histoire de 48 ? Elle serait faite depuis longtemps si f avais les matériaux. Mais je ne les aurai jamais. Il faut pour cela de Fargent et de Vaide. L ’un serait peut-être mieux employé à un autre usage. Quant à Vaide, il n’y faut pas compter. Je ne le trouverai pas. Bien qu’il ne s’agisse ni de. péril à courir, ni même de frais à faire, mais d’un peu de temps à donner, ce n’en est pas moins pour moi le merle blanc. J’aurais déjà fait plusieurs choses, si les docu­ ment avaient été à ma disposition. Mais je ne puis rien me procu­ rer absolument. Tenez, par exemple, je demande à cor et à cri depuis plus de trois mois quelque chose qu’une heure de temps perdu aurait pu me donner avant deux jours. Je la demanderai longtemps encore avec le même résultat, c’est plus que. décourageant. Que voulez-vous ? Il faut bien se résigner. Lacambre ayant pu obtenir le concours de Michaudel et de Chapon fils pour aider Blanqui, celui-ci montre combien ce con­ cours est aléatoire car les deux jeunes gens sont dans un pension­ nat et ne peuvent sortir que le dimanche, jour où les bibliothèques sont fermées. Nouvelles difficultés par conséquent, nouvelle plainte de Blanqui : Je n’espère pas trouver l’aide qui me serait indispensable pour recueillir mille documents, sans lesquels on ne peut rien faire. Sous ce rapport, mon impuissance et ma misère sont complètes. Je ne peux pas même me procurer un simple article de journal ayant huit jours de date. Où trouverez-vous des écrivains quel­ conques fesant de l’histoire sans une seule ligne de renseignements sous les yeux. Toutes ces réflexions étayées sur des faits précis méritent d’être retenues. Elles établissent lumineusement que faire une histoire de 1848 était pour le prisonnier une entreprise pour ainsi dire insurmontable. Au cas même où Blanqui eût trouvé des auxiliaires plus libres, les difficultés matérielles n’eussent pas été levées pour autant. Ainsi, par exemple, en décembre 1863, Blanqui fait remar­ quer à Lacambre qu’il n’est pas aisé de se procurer les journaux de 1848. On n’en trouve dans aucun cabinet de lecture et la Biblio-

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thèque impériale refuse de communiquer les journaux de moins de vingt ans. Il ajoute, plein d’amertume : Me voilà donc bloqué !... Voilà toute la bonne volonté de nos deux jeunes gens frappée d'impuissance. Sans doute, les acadé­ miciens ou les amis du pouvoir sauraient bien forcer la consigne. Mais nous ! la porte restera fermée. Ces remarques très justes faites durant son séjour à SaintePélagie, Blanqui veut bien reconnaître qu’elles n’étaient plus aussi fortes à Necker, mais elles n’entraient pas moins en ligne de compte et là, par ailleurs, d’autres tâches plus urgentes l’absorbaient. Vous êtes curieux avec votre histoire de Février. On dirait que c'est un verre d'eau à boire. Vous en parlez à votre aise. D'abord, je n'ai jamais eu de documents. En prison, de plus, je ne pouvais pas travailler. Les manuscrits auraient été saisis au bout d'un mois. Car on me surveillait et si on m'avait vu écrire avec suite, le razzia n'eût pas tardé. Depuis ma sortie, la lutte a recommencé et ses consé­ quences ne sont pas encore terminées. Les documents aujourd'hui sont trouvables, mais depuis plu­ sieurs mois, je fais autre chose. Il ne suffisait pas de réunir des matériaux. Il fallait les dégrossir, les éprouver, puis les mettre en oeuvre. Cette entreprise, toujours délicate et demandant du temps, n’était pas loin de représenter un travail de géant pour Blanqui, moins encore par la façon dont il concevait l’histoire que par le scrupule même qu’il apportait à sa confection. Qualités de Blanqui historien. La doctrine de Blanqui en matière de procédé historique a été formulée dans une lettre à un historien. La Révolution, écrit-il, est un drame peut-être plus qu'une his­ toire et le pathétique en est une condition aussi impérieuse que l'authenticité. Blanqui, comme on le voit, met l’accent sur les deux termes : l’authentique et le pathétique. C’est assez dire qu’il devait aimer la façon dont Michelet — qu’il avait connu naguère chez J.-B. Say — s’efforçait d’obtenir la « résurrection du passé » et que le genre de Lamartine ne pouvait lui plaire. « En histoire, c’est un roman­ cier », avait-il dit de lui avant Sainte-Beuve et il signalait précisé­ ment comme modèle de licence romanesque son histoire de 1848. Selon Blanqui, on devait rejeter comme outrageantes pour la Révolution toutes les histoires de février écrites par c les politi­ ques déchus, du fond de leur retraite, pour masquer leurs rides,

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farder leurs visages et leurs actions, surprendre la postérité ». Avec Tridon, il distingue c par son lyrisme et sa perpétuelle fan­ fare » Thistoire de Garnier-Pagès, ce Prudhomme « qui triomphe de ses fautes, exalte ses trahisons et pousse des cris de joie en pré­ sence des ruines ». Sur la foi d’un chapitre qui eut les honneurs d’une publicité précoce, il traite de c burlesques divagations » les Mémoires de Caussidière, recueil d’impostures où il est « vilipendé en style de sergent de ville ». Quant aux Mémoires de Gauler, l’ancien chef de la Sûreté, ils ne signifient rien à ses yeux : G9est un tissu de mensonges. Tout ce qui me concerne est absurde. Je conclus de là au reste, qui ne doit pas mieux valoir. C'est un Roman. Deux histoires de 48, celles de Louis Ménard et H. Castille trou­ vent grâce devant Blanqui. Il juge la première c utile » et y voit c un tableau complet et détaillé des massacres qui ont accompagné et suivi la victoire de la réaction ». C’était avant que Ménard lui eût fait remarquer c qu’une grande partie des faits cités par lui étaient faux et que si ce livre était à refaire, il faudrait en rabat­ tre les trois quarts ». On ne sait si Blanqui maintint son juge­ ment après que Lacambre lui eût montré, par des faits topiques, que bien loin de rabattre les trois quarts des faits « il faudrait en ajouter deux tiers sinon le double ». Blanqui n’approuve pas la condamnation de l’histoire de Cas­ tille par Lacambre. Il la fait lire aux jeunes gens et se plaint qu’elle reste ignorée. Il la trouve « excellente » sauf, naturellement, « sa teinte bonapartiste ». On voit que Blanqui rend justice à ses adversaires, à l’occasion. Il est vrai que Castille, dans l’ensemble, parle de Blanqui plutôt sympathiquement. Cette raison égocentriste joue peut-être aussi quand le « Vieux » réclame comme « pré­ cieuse » à consulter la collection d’un journal tel que U Assemblée Nationale, ennemi déclaré, mais qui, nouveau venu et n’ayant pas les diplomaties des vieilles feuilles insérait toutes les choses du jour sans s'inquiéter de la conspiration du silence qui était au contraire soigneusement pratiquée par Le National, La Réforme, La République, La Vraie République, La Presse, en un mot par tous les journaux soi-disant républicains et par les roués comme Girardin et Cie. On ne saurait nier que Blanqui, s’il eût fait l’histoire de 48, s’en fût servi comme d’une arme de combat, comme d’un moyen d’appuyer ses thèses politiques. Tel était bien le dessein avoué par Lacambre. Et Blanqui, malgré son souci d’extériorisation et sa répugnance aux questions personnelles, n’eût certes pas agi au­ trement que ses prédécesseurs. Mais l’extrême minutie et le vigou­ reux esprit critique dont il fit preuve en refaisant le manuscrit Lacambre, sont garants de la valeur historique du livre qu’il nous eût laissé. Blanqui, cela ne fait aucun doute, avait l’étoffe d’un très bon

Appendice

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historien. Il n’était ni de ceux qui considèrent l’histoire comme un délassement, ni de ceux qui voient en elle une besogne facile. Il avait la patience d’un bénédictin, ne reculait devant aucune recher­ che, ne savait pas ce que c’était que d’économiser son temps, récla­ mait des précisions à n’en plus finir, chicanait sur des points de détail. Rien que dans une lettre, il pose à Lacambre plus de trente questions précises parce qu’il veut suivre Lacambre dans son éva­ sion, le voir agir et pouvoir rendre un compte minutieux de cha­ que circonstance, de chaque mouvement. Ce sont des minuties formidables, il ne faut pas craindre d’employer cette épithète, quoi­ qu’elle jure d’être accolée à ce nom. En même temps, Blanqui demandait des réponses en phrases très courtes et tout à fait déta­ chées, sans incidentes, sans apposition, ce qui témoigne d'une rigueur et d'un esprit de méthode remarquables. Tout cela, sans oublier les vues d’ensemble, sans surcharger comme on pourrait le croire le récit des faits, en assignant à chaque incident la place qui lui revient en bonne logique. Quelques textes donneront un aperçu des qualités de Blanqui. Ils pourraient prendre place dans un recueil de conseils destiné aux étudiants en histoire. Tout d’abord, par l’utilisation à plein des dates, Blanqui veut replacer les faits dans leur ordre strictement chronologique. On s’explique ainsi les reproches qu’il fait à Lacambre, sur le ton le plus spirituel, usant de formules heureuses : Vous avez une étrange antipathie pour les dates [...] Vous êtes datophobe. Je nfen ai pas rencontré une seule dans votre manuscrit. Une histoire sans dates, c’est une forêt sans chemins. Il faut rétablir les époques précises. La veille, il avait dit : Vous n’aimez pas les dates — sans calembour d’Afrique. [...] Un récit sans date, c’est un pays sans rouies. En-octobre 1863, c’est le fond même du manuscrit de Lacambre qui fait l’objet des critiques de Blanqui : J’y ai constaté pas mal d’inexactitudes. Or, à nous moins qu’à personne, il est permis de donner des entorses à la vérité. Le châ­ timent ne se ferait pas attendre. Le public n’étouffe pas d’amour pour nos doctrines et nos personnes. Nous sommes de ceux aux­ quels on ne passe rien et qui ne trouvent que des juges impitoya­ bles. Gardons-nous jamais d’imprimer un seul mot dont on puisse suspecter la véracité, à plus forte raison prouver l’erreur. Ce serait notre ruine. Il ne faudrait qu’une seule faute de ce genre pour nous discréditer. Que de gens seraient aises de pouvoir dire : « Ils ont menti, ils ne sont dignes dfaucune foi. » Notre force est pré­ cisément dans notre sincérité, dans la justice, dans la loyauté qui sont nos compagnes fidèles. Ne perdons pas cet avantage qui nous a coûté assez cher et qui fait Fenvie de nos adversaires.

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Ce sont, il est vrai, des raisons partisanes qu'invoque Blanqui, mais on doit tout de même remarquer que c'est dans la mesure même où il s'affirme partisan que Blanqui entend être digne, scrupuleux et véridique. A Lacambre, trop souvent porté à prendre comme argent comp­ tant des récits pleins d'inexactitudes, d'exagérations, de broderie, d'inventions mêmes, Blanqui fait la leçon, donne des conseils de prudence : Vous écoutez surtout la passion, et le moindre doute ne vous vient jamais sur la véracité de vos informations. Vous acceptez leurs dires comme paroles d’évangile. Je suis beaucoup plus scep­ tique. Entre nous, on est très blagueur dans le parti républicain, ou plutôt dans tous les partis, car il n’y a pas plus de scrupule dans une opinion que dans une autre. S’il nous arrive de constater plus souvent les hâbleries républicaines, c’est que nous avons affaire surtout aux hommes de notre parti. J’ai pu me convaincre plus d’une fois que nos adversaires ne sont pas plus véridiques. Dans les prisons, on ne débite que des bourdes. Dehors on ne ment pas moins. Tout cela importe peu, tant qu’on ne s’adresse pas au public. Mais imprimer des sornettes, des contes en l’air, des can­ cans, c’est fort dangereux. On s’expose au plus désastreux discré­ dit. Quand on imprime, il ne faut marcher que la sonde à la main, et s’assurer dix fois pour une n’est pas encore assez. En se servant d'exemples tirés du manuscrit, Blanqui s'élève à des considérations très justes et il fait son autocritique. Il est évident qu’à la distance où nous sommes des événements, il est impossible de conserver des souvenirs certains. Tout se brouille, tout se confond et l’on en vient à des erreurs qui dépassent toute prévision. Je m ’en suis bien aperçu quelquefois pour moi-même. Il m’est arrivé d’affirmer avec obstination pour des certitudes des faits complètement erronés, et j ’ai commis avec assurance de mons­ trueux anachronismes. J’aurais pourtant parié ma tête que j ’étais dans le vrai. Il fallait ensuite avouer combien je m ’étais trompé. Aussi ces mésaventures m’ont servi de leçon et inspiré plus de réserve. Vos lettres viennent confirmer ces étranges aberrations de la mémoire. Afin d'éliminer jusqu’aux « miettes d’erreur », Blanqui réclame des précisions, réitère ses conseils, soucieux de ses responsabilités. Il ne s’agit pas de lancer au hasard des histoires qui aboutissent à une accusation et à une conviction de blagologie... Ce n’est pas une petite affaire que de jeter ainsi dans le public une histoire terrible qui réveillera les polémiques et les passions. Un peu plus tard, Blanqui affirme la rigueur de ses principes,

A ppendice

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leur donne plus de poids en montrant que sa réputation n’est pas en jeu. La première condition d'un récit, sous peine de déconsidération, cfest une vérité rigoureuse. Il vaut mieux sacrifier des demi-certi­ tudes que d'encourir le soupçon et la défiance. Si Von va jusqu9à provoquer Vincrédulité, il eût mieux valu garder son œuvre en poche. Ce n'est pas moi qui signerai, je suis désintéressé personnelle­ ment dans la question ; le soin minutieux de vérification que vous me voyez prendre est tout au profit de l'ouvrage et de l'accueil que je voudrais lui ménager. Ce dont il a peur, c’est qu’on prenne le récit de Lacambre pour un roman sur une évasion. Or, il veut « se tenir dans la ligne de la réalité la plus sévère ». D’où tant de questions qui l’obligent à s’excuser, car il voit bien qu’il lasse Lacambre. En même temps, il précise sa façon de procéder : Je vous fais tout ce détail parce que ma manière à moi, c'est de décrire les choses clairement, nettement, de façon à rendre le lecteur témoin en quelque sorte. Je ne puis jamais rester dans le vague. Je ne saurais plus ce que je dis. Il faut que je précise et, pour préciser, il faut que je possède mon sujet comme si j'étais en scène. Dunol [Watteau] s'est contenté de votre manuscrit qu'il a transformé, dans le récit de l'évasion, en une histoire toute diffé­ rente de la réalité. Je ne puis pas, moi. Tous ces aveux sont à l’honneur de Blanqui. Ils commandent le respect et nous dispensent de toute glose. On ne peut que regret­ ter que Blanqui ait passé tant de mois à retracer si méticuleuse­ ment un simple épisode de 48 comme à collaborer à des biographies dans lesquelles son apport direct ne se peut toujours démêler, au lieu de nous donner sous son nom et en engageant franchement sa responsabilité, ne fût-ce qu’une esquisse de l’histoire de 48. On le regrette d’autant plus que l’homme politique qui aborde l’histoire politique à laquelle il a été particulièrement mêlé, en scrutant les faits d’un œil aussi attentif, en marchant à pas comp­ tés, en passant au crible de la critique les allégations mêmes de ses amis, en sacrifiant son aptitude aux larges exposés au labeur dur et ingrat de l’érudit, pratique déjà les précautions familières aux historiens modernes. Le fait mérite d’autant mieux d’être souligné que la poussée qui se produisit vers la prudence et la cri­ tique en histoire commence seulement en France vers 1865 et que, précisément, les méthodes critiques n’ont vraiment fait leur appa­ rition en histoire moderne que trente-cinq ans plus tard, après la mort de Blanqui.

INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Agoult (Mme d’), 30, 64, 77, 78, 142,

166, 172. Albert (Alex. Martin), 4, 118, 123, 131, 136, 137, 142, 143, 144, 174, 179, 208, 218, 219. Alibaud, 40. Allard, 132, 195. Allec (Jules), 42, 146. Andlbr (Charles), 120, 121. Antoine (Mme), 187. Ar ago (Etienne), 20, 78, 80, 136, 138, 142, 143, 163. Armand (Camille), 42. Arnould (Arthur), 241. Audebrand (Philibert), 88. Audigannb (Armand), 39. Audemar (Auguste), 41. Babeuf, 213. Bakounine, 41, 117, 119. Bandy, 38, 43. Barbés (Armand), ix, 13, 20, 42, 47, 64, 67, 75, 77, 79, 80, 81, 82, 83, 89, 116, 119, 123, 126, 131, 140, 144, 145, 158, 164, 172, 174, 175, 179, 184, 187, 188, 190, 191, 197, 208, 218, 219. Baroche (Pierre, Jules), 28, 178, 217. Barral, 42. Barrelier (Mme), 181. Barrot (Odilon), 195. Barthélemy (Emmanuel), 196. Baud (H.), 43. Baudelaire (Ch.), 38, 39. Béasse, 41. Bautruchb (Edouard), 207. Baudin (J.-B.), 92. Beer (Max), 115. Bellegarrigue (Anselme), 39. Bérard (Aristide), 153. Béraud (Pierre), 41, 150, 192, 195. Bérenger , 219. Bernard, 42. Bernard (Jean), 107. Bernstein (Samuel), 116, 117, 120. Berta ut (Jules), 60. Bertoglio, 132.

Bertrand, 38, 43, 197. Billot, 42.

Biré (Edmond), 72, 250. Blanc (Louis), 1, 4, 13, 16, 24, 25, 26, 50, 58, 61, 64, 67, 94, 102, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 118, 123, 124, 126, 131, 132, 136, 137, 143, 161, 167, 171, 174, 198, 207, 208, 214, 244, 252. Blanqui (Adolphe), 219. Blanqui (Edouard), 42. Blanqui (mère), 77, 189. Blanqui (Sophie), 181. Blanqui (Suzanne), 10, 75, 99. Blanqui (Zoé), 189. Blum (Auguste), 38. Blum (Léon), 38, 152. Blowitz (de), 236. Bodin (Alexandre), 166. Bonheur (A.), 42. Bonnard (Arthur de), 40. Bonnay, 41. Bonnelier (Hippolyte), 39. Bonnias, 20, 42, 43, 82, 143. Bordier (F.), 181. Borme, 129, 132, 161, 175, 179, 218. Bouffard, 175.

Bouis (Casimir), 57, 212, 222, 232. Boulard, 175. Boulogne (de), 187. Bouton (Victor), 2, 3, 4, 5, 8, 9, 11, 14,

17, 19, 20, 30, 34, 40, 43, 45, 46, 64, 65, 68, 93, 124, 126, 130, 151, 162, 164, 167, 174, 177, 193, 212. Bouvier, 208. B reynat (Jules), 11, 148. Brissac (Henri), 42. Broglie (Albert de), IX. B rucker (H.), 40, 150. Brupbacher , 118. B ûchez, 171. B uonarroti, 119. Cabet (Etienne), 26, 41, 58, 59, 61, 64,

65, 101, 118, 121, 123, 132, 142, 143, 144, 161, 180, 183, 201, 207, 211. Cahaigne, 91.

Index

266 Caillaud, 42. Canler, 260. Carlier , 132, 134. Carnot (Hippolyte), 171, 223, 246. Carrel (Armand), 73. Carriot, 46. Carteret, 78, 132. Cassagnac (G. de), 2, 174. Castaud, 42. Castille (Hippolyte), x, 12, 13, 15,

22, 26, 61, 62, 66, 67, 82, 85, 107, 110, 124, 132, 137, 144, 165, 174, 180, 181, 183, 196, 199, 247, 252, 260. Caunes, 8. Caussidière, 4, 5, 7, 13, 27, 61, 78, 118,

123, 126, 128, 130, 132, 133, 134, 135, 136, 142, 143, 156, 158, 176, 198, 225, 244, 252, 260. Cavaignac (G*1), 207, 212, 250. Cavé, 25. Cellier (Henri), 41. Chamfleury, 39. Chancel (de), 217. Chancel (Napoléon), 20, 42. Chapon, 258. Charavay (Gabriel), 213, 214. C hardon, 216. Charléty (Sébastien), 25. Charon (François), 213. CHATAIN, 24. Chauvinière (de la), 77. Chenu, 48, 130. Chevalier (Michel), 48, 248. Chipron, 59, 92. C irc o u rt (de), 109. Claude, 183. Claudon (M. T.), 39. Clédat (Léon), 45. Clemenceau (Dr), 181. Clèrb (Jules), 146. Cochery, 38. COPFINEAU, 48. Cointepoix, 45. COLFAVRU, 59. Collet, 8. Collet (Louise), 41. Combes (Louis), 36, 75. Compayré (Gabriel), 53. Comte (Auguste), 144, 238. Considérant (Victor), 26, 40, 41, 96,

143, 145, 175, 198. Considère, 41, 156. Constant (abbé), 41, 43. Corbon, 198. Cormenin (L. M. de), 50. Coursimault, 192. C o u rtais, 178. C o u rtais (G*1), 102, 163, 218. COUTURAT, 45. Crémieux, 67, 136, 137.

Crevât, 41, 42. Crousse, 8, 9, 150, 192. C u lo t, 41. Dain (Charles), 77, 216. Dalican, 20, 41. Daly (César), 40. Dandurand, 159, 178. Dangeliers, 40. D anin (Jacques), 181, 183, 191, 192. Darmès, 41. Darroux, 125. Dautry (Jean), 22. Daviot, 41. Degré, 218. Dejob, 41. Delaire (Adrien), 91. D e lb a rre , 42. Delclergues, 194. Delescluze, 41. Delbnte, 8, 11. D elessert (Gabriel), 77. Delhongues, 41. Deligny, 192. Delvau, 1, 8, 9, 12, 20, 31, 32, 33, 39. Delys (Charles), 39. Désirabode (Alphonse), 42. Desjardins, 47. Desplanques, 91. Deville (Gabriel), 88. Dezamy (Théodule), 8, 9, 42, 45, 59,

76, 92, 144. D iner -Dénès, 116. Dominique (Pierre), 10, 186. Dommanget, 2, 17, 26, 28, 46, 47, 49,

56, 92, 115, 118, 119, 125, 128, 152, 175, 183, 191, 200, 202, 203, 205, 207, 221. D ragomanov, 118. D rouillet, 24. Drevet, 246. Drouineau, 75. D uchâtel, 74, 78. D uchâtelet, 47. Ducuing, 39. D ufaure, 217, 248. D ufour, 41. D ufraisse (Max), 47. D umas (A.), 151, 167, 187, 217, 257. D upas, 42. D upin , 219. D upont, 125. D upont (de l’Eure), 64, 143. D upont (Eugène), 125. D upont (Pierre), 39. D upont de B ussac, 75. D uquai, 150, 151, 159, 163, 164, 165,

166, 167, 170, 171, 174, 175. D urrieu (Xavier), 19, 20, 37, 82, 92,

101, 143.

Index D uthagq (François), 212. D uval, 41. D uvivier (A.), 42. E ngels (F.), 115, 117, 118, 121, 195,

199, 214, 241, 242.

E spirat , 41, 125. Esquiros (Adèle), 43, 110. E squiros (Alphonse), 33, 39, 41, 42, 57,

143, 144, 156, 175, 180, 187, 191, 192, 193, 194, 203. F auvety, 142. F avre (Jules), 78. F euillâtrr, 8, 192. F locon, 50, 115, 116, 117, 142, 143, 144,

166, 198.

F lotte (Benjamin), 41, 42, 46, 47, 59,

64, 67, 102, 113, 128, 143, 146, 147, 183, 184, 185, 244. F lotte (Paul de), 39, 40, 64, 103, 172, 191, 192, 195. F olley, 42, 143. F omberteaux (père et fils), 8, 40, 41, 42, 146, 147, 150, 176, 185, 192, 212, 213, 216. F ontan (R.), 42. F ortin (H.), 38. F ourieb (Charles), 40, 211. F rank-C arré, 76, 77.

F rêmy (Arnould), 39, 159. (i\DON, 59, 91. G allois (Léonard), 39, 41. Galy-Cazalat, 250. Gambon, 161. Garnier -P agès, 4, 24, 25, 30, 37, 50, 51, 58, 60, 61, 62, 63, 67, 91, 123, 128, 130, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 140, 141, 143, 150, 152, 155, 246. Gaudebert, 45. Gaumort (Jean), 47, 212. G effroy (Gustave), 11, 28, 31, 32, 49, 72, 75, 88, 107, 181, 239. Gérard, 64. Gérôme , 42. G ibot, 208. Girard , 192. G irard (Fulgence), 5, 41, 65, 241. Goncourt (E. J.), 38. Gosard, 42. Gottschalk, 216. Goudchaux, 40. Gouthières , 20. G raffin (Léopold), 20, 42. Grandmesnil, 8. G ratiot (Amédée), 153.

267 Greppo , 161. G uarin, 43. G uesdb (Jules), 250. G uichbnet, 43. G uignot, 75. G uillaume (James), 250. Guillbmin (Henri), 101, 109. Guilloux (Louis), 1, 15. Guinard, 143. G uittera, 192. G uizot, 28. G uyon, 116. H aléw (Daniel), 1, 15. H érouard, 42. H ervé (Edouard), 20, 40, 43. H erwegh , 116. Herzen, 118. H ilbey (Constant), 41, 186. H odde (Lucien de la), 4, 48, 78. H olbach (d*), 39. Houdin (Maurice), 181. H uber (A.), 61, 64, 91, 116, 157, 161,

162, 171, 172, 174, 177. H ugo (Victor), 35, 41, 99, 145, 165, 188,

195, 219, 249, 250. H uillery, 20, 41. I bos (Gal), 138. I mbert, 117. I sambert, 50. J aclard, 243. J acob (bibliophile), 47. J avelot, 41, 42, 48, 150, 249. J eanjean (J. F.), 15. J obbé-D uval, 41. J ournet (Jean), 41. J uif (Jules), 213. Kaminski, 118. Karénine, 124, 125, 208. Kersausie (Th.), 143, 144, 195, 199. Labesque, 42. Lacambre (Dr), 8, 28, 45, 46, 59, 64,

65, 76, 118, 128, 150, 175, 176, 183, 184, 194, 195, 196, 200, 201, 202, 243, 244, 245, 249, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 260, 261, 262, 263. Lachambeaudie, 42, 153, 154. Lafargue (Paul), 250. Lagrange, 144. Lamartine (A. de), 1, 2, 4, 16, 20, 23,

24, 25, 33, 49, 51, 52, 61, 64, 66, 67, 68, 89, 91, 99, 100, 101, 102, 103, 104,

Index

268

105, 106,107, 108, 109, 110, 111, 115, 125, 126, 127, 128, 136, 137, 138, 139, 141, 145,155, 156, 158, 161, 162, 177, 196, 243, 259. L amennais, 26, 39, 57. Lamieussens, 43, 67, 75, 81, 82. Lamothe, 24. Landolphe, 82. Landein, 156. Langlois (Amédée), 40, 43. Lapointe (Savinien), 39. Larger, 128, 218, 244. Larousse (Pierre), 29. Lasnier, 45. Laugier (J.), 91. Laviron (Gabriel), 3, 8. Lebet (André), 47. Lebon (Napoléon), 11, 91, 116. Leconte de L isle, 13, 38, 40, 42. Ledru-R ollin, 1, 50, 57, 58, 65, 66, 68,

77, 78, 100, 114, 115, 123, 124, 125, 126, 130, 131, 134, 136, 142, 143, 144, 162, 167, 171, 177, 203, 206, 207, 209, 211, 212, 214, 244, 252. L efrançais, 142, 145, 195, 202. Lefèvre, 59. Legré, 41. Lehrner , 41. Lepreuz , 218. L eroux (Pierre), 26, 40, 142, 144, 145. Le R oy (Achille), 250.

Mazzini, 8. Ménard (Louis), 35, 39, 40, 41. 44, 64,

168, 179, 243, 244, 247, 249, 250. Michaudel, 258. Michelet (Jules), 259. Michelot, 45, 59, 92, 93, 143. Millière , 42. M iot

(J u le s), 42.

Mirbcourt (Eugène de), 28, 32, 80, 148, 184, 196. Mœnchen -H elfen , 116, 119, 216. Molinier (Sylvain), 15. Monnier, 223. Montalembert, 239. Morel (Hector), 143, 208, 216. Moulines, 41. Mouquet, 38, 43. Mouton, 92. Murger (Henri), 39. Négrier (G*1)» 101. Nettlau (Max), 39. N icolaîeski, 216. N ivière , 42. N oël, 41. Nougarède (Auguste), 1. Nouguès (L.), 46. Ostyn, 45, 196. Owen (Robert), 118, 121.

Leuze, 45. Lévi (Eliphas), 41.

L’Hommédé, 2. L inguay, 163. Longepied (A.), 91, 162. Loroué, 41, 150, 192. Losson, 243. L ucas (Alphonse), 8, 9, 28, 32, 39, 43,

44, 119. Madier-Montjau, 41. Maillard, 42. MaItrejean , 41. Malapert, 41. Malleville, 246. Malthus, 96, 97. Marat, 35, 36, 241. Maréchal (Sylvain), 157, 241. Marie, 136, 142, 194, 246. Marouck (V.), 195, 247, 250. Marrast, 161, 162, 177. Martin-B ernard, 142, 143. Martin-N adaud, 28. Martin (de Strasbourg), 4, 8, 12. Martonne (de), 42. Marx (Karl), ix, x, 25, 115, 116, 117,

154, 212, 213, 214, 241, 242.

P age, 207, 216. P agès (Emile), 39. P agnerre, 3. P arfait (Noël), 41. P asquier, 77. P écugis (Eugène), 46. P ellarin (Charles), 40. P elletan (Camille), 250. P elletan (Eugène), 2, 246, 247, 250,

251, 252. P elvillain, 41. P ierre (Victor), 3, 60, 77, 158, 171,

174.

P ilhes (Victor), 42, 43. P illot, 8, 9. P ompéry (Edouard), 40. P ortalis, 78. POTTIER (A.), 59. P oulot, 38. P radel de L amasc (M.), 187. P rotot, 243. P roudhon, 1, 14, 15, 38, 75, 89, 109,

110, 126, 127, 142, 200, 213, 216. P ujol (Louis), 150, 194. P uynode (Gustave de), 153. P yat (Félix), 47.

Index

269

Q uénisset, 41. Q uentin , 40, 218.

Q uentin-B auch art, 25, 39, 64, 91, 98,

132, 134, 135, 137, 180, 195, 196, 243. R aisant, 20, 41, 43, 75, 82. R asetti, 216. R aspail (F. V.), 4, 13, 26, 38, 88, 101, 110, 144, 161, 162, 163, 171, 174, 180, 187, 189, 195, 197, 201, 208, 209, 212, 214, 218. R aynaud (Je a n ), 143. R eboul, 41. R ecurt (Ch.), 5. R egnaud (Elias), 64, 65, 66, 78, 89. R egnier, 38. R émy (Léon), 117, 212. R bnouvier (Charles), 39. R ey, 64. R iasanov , 115. R ibeyrolles (Ch. de), 145. R idel, 194. R obert (Gnstave), 15, 40, 96, 97, 143, 160, 191. R o b e rt du V ar, 45, 208. R o b e sp ierre , 117, 209, 211. R obin (Charles), 5, 34, 39, 42, 136, 167. R ochefort (Henri), 28. R ocher , 180. R oussel (Prosper), 38. R outier de B ullemont, 40. R ozbt, 38. R uge (Arnold), 41, 118 Sainte-Beuve, 38, 259. Saint-J ust, 38. Saint-P aul, 42. S a liè re s (Auguste), 45, 208. c »

49

Sand (George), 78, 114, 191, 194. Savary, 8, 41 , 42, 145. S ay (J. B .), 96, 259.

Schmidt (Charles), 194. Schmit , 153. Schwarzschild (Léopold), 116. Ségittn (Edouard), 38, 92. Seigneurgens, 75. Seignobos (Charles), 56, 57, 77. Sencibr (Georges), 39, 48. Servier , 101. Silvbstre (Théophile), 28, 29, 216. S imard (Prosper), 8, 42. S imon (F r a n ç o is ), 47, 96. S klower (Sigism ond), 172, 173. S krztpek , 157. Sobrjbr, 20, 43, 61, 62, 64, 65, 91, 101, 109, 127, 128, 158, 167, 171, 177, 218, 219. S o m k r b a u s b r (L uc ) , 116, 120, 214.

Soudan (Charles), 45. Staël (Mme de), 12. Steklov, 15, 72. Stern (Daniel), 2, 3, 5, 8, 12, 19, 20,

28, 62, 66, 67, 125, 130, 131, 144, 145, 158, 161, 163, 164, 165, 167, 172, 180, 252. Stévenot (C harles), 45. Stevot, 42. T abary, 42. T aschereau, 38, 69-90. T chernoff, 231, 232. T eyssandier (M.), 45. T hiers , 248. T homas, 41. T horé , 41, 43, 161, 191, 201. T houars, 32, 40. T houret (Antony), 166, 167. T ocqueville (Alexis), 165, 167, 171, 223, 234. T oesca, 99, 189. T oussenel (Alphonse), 39, 94, 95, 96,

97. T ridon (Gustave), 241, 246, 260. T ristan (Flora), 40. T rotsky (Léon), 241. T urgard, 216. T urmel (Pierre), 196, 249, 250. Vaillant (Edouard), 238. Vallès (Jules), 131, 196. Van T enac, 39. V ênus-Avot, 42. Vbrdet (Laurent), 38. Vermersch (Eugène), 241. Vermorel (Auguste), 13. Verteneuil, 245. V ictor (Pierre), 8, 158, 162, 171, 174. V idal (F.), 39, 144. Vilcoq, 2, 3, 8, 11, 17. V illain, 92, 116. V illiers (Marc de), 43. V iollet (Alphonse), 186. Volguine (V. P.), 16. W agner, 42. W allon (Jean), 39, 194, 208. W assermann (Suzanne), 8, 11, 20, 21,

27, 36, 37, 39, 44, 49, 54, 56, 58, 59, 63, 92, 140, 143, 144, 159, 160, 161, 162, 166, 172, 174, 175. W atteau (Dr), 240, 252. W eill (Alexandre), 39, 43. W olf , 42. Yon, 183, 184. Zèvaès (Alexandre), 33, 35, 72.

IN D E X D E S

NOM S

Acery, 45. Albi, 40. A miens, 114. Angers, 96. Auneau, 181. Avranches, 47. Barcelone, 176. Bazoges- en-P areds, 181. Belle -I le , 80, 197, 205, 213, 241. Berlin , 213. Blois , 1, 184, 216. Bordeaux, 114. Bourges, 31, 34, 36, 37, 43, 66, 80, 102, 105, 127, 135, 155, 160, 161, 170, 172, 173, 177, 184, 197, 217, 218, 219, 230. B ruxelles, 245. Cadix, 78. Carcassonne, 79. Clairvaux, 202. Clermont, 184. Cracovie, 157. C uers, 46. D ijon , 206. D inan, 39. Doullens, 46, 47, 80, 190, 197, 213. E lbeuf, 147. L ille , 101, 206. L imoges, 147. Loches, 73. Londres, 29, 152, 205. L yon, 137, 200, 212, 213.

DE

L IE U X

Maisons-L affitte, 180. Mans (Le), 45. Mentana, 238. Montargis, 42. Mont-S aint-Michel, 1, 2, 41, 46, 47, 80, 190. Mont-Valêrien, 1, 14.

Moscou, 116. New -L anark, 118. N îmes, 147. Orléans, 47. P érigueux, 114. P ort- louis, 78. Raincy (Le), 177. R iom, 152. R ome, 93. R ouen, 46, 114, 147, 148, 150, 152, 155, 194. Saint-D enis, 14. Saint-D ominique, 78. Sparte, 93. T ours, 41. T royes, 114. Vaise, 148. Valence, 176. Vanves, 197. Vendôme, 131. Vincennes, 1, 14, 129, 179, 184, 187, 188, 191, 193, 197, 201, 207, 212, 216. Vitry, 43.

TABLE

DES

M A T IÈ R E S

AVANT-PROPOS ........................................................................

VII

CHAPITRE I LES DÉBUTS DE LA RÉVOLUTION Première passe dfa r m e s .............................................................. Démarches à la préfecture de police et à VHôtel de Ville . . . . Nouvelle entrevue avec Caussidière .......................................... Première réunion au P ra d o ........................................................ Intervention de B la n q u i.............................................................. Le revirement de Blanqui. Explications et conséquences . . . . Nouvelle défense du drapeau rouge ........................................

1 3 5 7 9 11 16

CHAPITRE II LA SOCIÉTÉ RÉPUBLICAINE CENTRALE Débuts de la Société .................................................................... Délégation à VHôtel de Ville (7 mars) ..................................... Le socialisme réaliste de Blanqui ............................................ Le club de la rue Bergère ........................................................ Rôle prépondérant de Blanqui ................................................ Mauvaise réputation et influence positive du club ............. Composition de la Société ........................................................ Société, club et organisation fractionnelle ............................. Lacambre et Flotte ......................................................................

19 22 25 27 31 35 37 44 46

CHAPITRE III LA QUESTION DES ÉLECTIONS ET LA JOURNÉE DU 17 MARS Le Provisoire et les élections .................................................... Attitude de Blanqui ....................................................................

49 52

Table des matières

274

U adresse du 6 mars 1848 ........................................................ U adresse du 14 mars ................................................................ Prodromes et but de la manifestation du 17 m a r s ................. Projet dfadresse de Blanqui ...................................................... La manifestation et la délégation à VHôtel de V ille ..............

53 55 57 62 63

CHAPITRE IV L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : LE DOCUMENT TASCHEREAU Le « climat » ............................................................................... La « Revue rétrospective >. Le document ............................. Questions préliminaires .............................................................. Analyse du d o cum ent................................................................. Déclarations difficilement explicables....................................... Origine et but de la p iè c e .......................................................... Vintrigue rolliniste contre Blanqui ........................................ La haine de Barbés ................................................................... Premières réactions..................................................................... Le plaidoyer de Blanqui ............................................................ Blanqui accuse ........................................................................... Accueil fait à la € Réponse » ....................................................

69 70 72 73 74 76 77 79 80 83 86 88

CHAPITRE V L’OFFENSIVE CONTRE BLANQUI : MANŒUVRES ET OSTRACISME Club des Clubs et Comité des clubs démocratiques radicaux .. La lutte contre la fiscalité de classe. Alphonse Toussenel . . . Lamartine et Blanqui ................................................................ Les manœuvres de Lamartine .................................................. Entrevue Lamartine-Blanqui ( V phase) ................................. Entrevue Lamartine-Blanqui (2* phase) ................................... Réflexions sur cette entrevue ...................................................... Jugement de Blanqui sur Louis B la n c ..................................... Jugement sur Ledru-Rollin .......................................................... Marx, Engels, Bakounine, Owen et Blanqui ......................... Explication de Vostracisme dont Blanqui fut victime ..........

91 94 99 100 102 106 108 110 114 115 118

CHAPITRE VI LA MANIFESTATION DU 16 AVRIL ET SES EFFETS Les prodromes de la manifestation Série d’entrevues .............................

123 124

Table des matières

275

But de Blanqui ........................................................................... Les Montagnards et Caussidière................................................ Blanqui le 16 avril. Tentative d’arrestation ............................. Nouvelles luttes ........................................................................... Le Conseil provisoire et Blanqui ............................................ Le Conseil provisoire et la force a rm é e ..................................... Mot drordre blanquiste de Véloignement des tro u p es............. Attitude divergente de Blanqui et de Barbés ......................... Les élections à la Constituante. Blanqui candidat ................. Candidatures de sociétaires ........................................................ Les événements de Rouen ........................................................ Sens profond de Vadresse blanquiste ..................................... Du 27 avril au 4 mai ................................................................

127 128 130 133

135 137 139 140 141 146 147 150 155

CHAPITRE VII LA JOURNÉE DU 15 MAI Origine de la manifestation ...................................................... U opposition de Blanqui ............................................................ La manifestation ......................................................................... Blanqui à la tribune ................................................................... Le discours de B la n q u i................................................................ Blanqui dans le tumulte ............................................................ La fin de la jo u rn é e ................................................................... Opinion de Blanqui sur le 15 m a i ............................................ Fuite de Blanqui ....................................................................... Arrestation et campagne de calomnies des jo u rn a u x .............

157 159 162 164 167 171 174 176 179 183

CHAPITRE VIII DU DONJON DE VINCENNES A BOURGES LES JOURNÉES DE JUIN La cellule et la situation de Blanqui au donjon ..................... 187 Le club des Travailleurs et le club du P e u p le ......................... 191 Rôle des blanquistes dans les journées de juin ..................... 194 Blanqui et les journées de juin ................................................ 106 Correspondance avec Lacambre ................................................ 200 Adresse électorale du 15 septembre 1848. Conseils à Lacambre. 201 Le banquet des « Travailleurs socialistes » (3 décembre 1848). 206 Faux Montagnards et faux socialistes ..................................... 209 L'élection présidentielle. La « Commune sociale » ................. 212 Le programme des communistes révolutionnaires ................. 215 Fin du séjour à Vincennes .................................................... 216 Blanqui à Bourges ..................................................................... 217 Epilogue ....................................................................................... 219

Table des matières

276

CHAPITRE IX LA RÉVOLUTION DE 1848 DANS LA TACTIQUE RÉVOLUTIONNAIRE DE BLANQUI Rupture avec les anciens gouvernants ..................................... Elimination des arrivistes .......................................................... Rupture avec les renégats ........................................................ Des armes et du pain aux travailleurs..................................... Pas de scrutin prém aturé............................................................ Lutte contre le Capital conspirateur........................................ Lutte contre les cultes et le clergé............................................ Révolution permanente et dictature populaire.........................

221 223 225 228 231 236 234 240

APPENDICE BLANQUI, HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION DE 1848 Considérations générales ............................................................ La brochure Lacambre. Les biographies ................................. Appréciations sur la répression de j u i n ................................... Victor Hugo, Eugène Pelletan et les journées de juin .......... Eugène Pelletan et les journées de juin ................................. Raisons de Lacambre en faveur d*une histoire par Blanqui . . Réponses de B la n q u i................................................................... Difficultés de travail de Blanqui ............................................ Qualités de Blanqui historien ....................................................

243 245 247 249 250 252 254 257 259

INDEX DES NOMS DE PERSONNES .................................

265

INDEX DES NOMS DE LIEUX ..............................................

271

TABLE DES MATIÈRES ........................................................

273

ACHEVE D IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE AUBIN 86 LIGUGÉ / VIENNE LE 20 AVRIL 1972

D. L., 2* trim. 1972. — Imprimeur, n° 6556.

Imprimé en France.