Présences du messianisme juif: La lumière du messie 9782343200057, 234320005X

Le messianisme, projection d'une fin dans la temporalité humaine, fut sans doute à la source de nombreux bouleverse

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Présences du messianisme juif: La lumière du messie
 9782343200057, 234320005X

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PRÉFACE

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La lumière du messie

Rony Klein

Présences du messianisme juif Le messianisme, projection d’une fin dans la temporalité humaine, fut sans doute à la source de nombreux bouleversements dans l’histoire. Il peut inciter, comme dans le monde juif traditionnel, au quiétisme de l’attente, mais il peut aussi se retourner vers l’activisme le plus effréné.

Présences du messianisme juif

Rony Klein, docteur en philosophie, est enseignant à l’université hébraïque de Jérusalem et chercheur à l’Institut Minerva d’ histoire allemande à l’université de Tel Aviv. Rabbin du courant masorti/conservative, il enseigne la pensée juive depuis dix ans, aussi bien en France qu’en Israël. Il a publié, aux éditions Hermann, Lettre, corps, communauté. Entre pensée juive et philosophie française contemporaine (2018).

ISBN : 978-2-343-20005-7

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La lumière du messie

La lumière du messie

Le messianisme juif, à rebours de toute idéalisation de l’histoire, de toute idylle comme de tout accomplissement, suggère précisément que l’histoire ne s’achève jamais, qu’elle est toujours à reprendre dans la mise en œuvre d’une « réparation » destinée à retrouver l’ordre originel de la Création. Ainsi, le messianisme juif postule que l’histoire est toujours ouverte vers une potentialité de justice non encore accomplie, et toujours à réaliser. Ce n’est pas le moindre de ses enseignements.

Présences du messianisme juif

L’idée que nous aurions atteint une « fin de l’histoire », sous une face libérale ou démocratique, ne peut être qu’un leurre pour des esprits avertis des forces en présence dans le tissu historique concret, toujours synonyme d’oppression, qu’elle soit politique, économique ou sociale. Depuis deux siècles, soit depuis Hegel, l’Occident sécularisé a pu croire qu’il était parvenu à une fin de l’histoire ; or, depuis lors, l’histoire s’est déchaînée avec une violence inédite. Les Juifs, peutêtre parce qu’ils sont les premières victimes de tout faux-messianisme historique et politique, se méfient de tout discours d’« accomplissement historique », lequel débouche le plus souvent sur la tragédie.

Rony Klein

Préface de David Banon

Religions et Spiritualité fondée par Richard Moreau, Professeur émérite à l’Université de Paris XII dirigée par Gilles-Marie Moreau et André Thayse, Professeur émérite à l’Université de Louvain La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages : des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue inter-religieux. Dernières parutions Jean STERN, Notre-Dame de la Salette et son message authentique. Un discernement amorcé par le saint curé d’Ars, 2020. Jean-François FYOT, Guillaume de Saint-Thierry pour nous aujourd’hui, Actualité des Pères cisterciens, 2020. Pierre Holvoët, Les Évangiles bibliques de l’enfance de Jésus, 2020. Roger GIL, Hilaire de Poitiers et l’humanité souffrante du Christ, 2020.

Ngoc Tiem TRAN, L’Homo sapiens et l’émergence de la conscience. L’émergence de la conscience émotive, cognitive et spirituelle, 2020. Stanislas LONGONGA, Initiation à la lecture du Nouveau Testament, 2020. Dominique LE TOURNEAU, Jeanne d’Arc et l’éveil du sentiment patriotique royal / national, 2020. Christine CHAILLOT, L’Église assyrienne de l’Orient. Histoire bimillénaire et géographie mondiale, 2020. Emmanuel JOS, L’Église catholique aux Antilles françaises de Christophe Colomb à nos jours, De la catholicisation à l’évangélisation, 2019.

Rony Klein

Présences du messianisme juif La lumière du messie Préface de David Banon

Du même auteur

Lettre, corps, communauté – entre pensée juive et philosophie française contemporaine (Hermann, 2018). En hébreu : Lettre, corps, communauté – essais sur la pensée juive française contemporaine (Resling, 2014).

© L’Harmattan, 2020 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-20005-7 EAN : 9782343200057

À Alain et Nicole Bénichou Shula Elias Thirtsa Ullmann Renée Fédida Didier et Sylvia Blum Léon et Daniella Katz Qui, pendant des années, ont généreusement accueilli chez eux mon cours de judaïsme, me permettant de poursuivre un enseignement dans la joie de l’échange. Ce livre est le fruit de ces cours.

PRÉFACE

« L’attente du Messie est la durée même du temps » Emmanuel Levinas1

Peut-on encore découvrir des renouvellements de sens dans un thème comme le messianisme ? Il a été tellement labouré que l’on se demande s’il détient en son sein des réserves de sens capables de produire encore de l’inédit ou de l’inouï. Des penseurs, et non des moindres, ont en effet consacré temps et efforts pour éclairer ce concept qui du point de vue historique, qui du point de vue de la philosophie ou de la théologie, qui du point de vue sociopolitique. La contribution de G. Scholem est quasi-incontournable puisqu’elle trace une ligne droite entre le messianisme des mystiques de Safed jusqu’à la Révolution Française de 1789, en passant par Shabtaï Tsvi, Jacob Frank et Moshé Dobrushka qui s’est engagé dans les rangs des Jacobins, croyant détecter dans les idéaux de ladite révolution la réalisation des idées messianiques2. Les thèses de Walter

1

Difficile Liberté, Le Livre de Poche, Paris, 2010, Le Livre de Poche, biblio essais, p.50 2 A quoi, il convient d’ajouter le débat G.Scholem- Jacob Taubes (voir « The price of messianism » in Journal of Jewish Studies vol 33, n°12, 1982, p.595-600, trad. française in Le Temps presse. Du culte à la culture, Seuil, Paris, 2009, p.71-80) et tout autant celui mené avec

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Benjamin, consignées dans l’article intitulé « Sur le concept d’histoire3 » avec en son cœur la méditation sur le tableau de Paul Klee « Angelus Novus4 » qu’il conviendrait de citer en entier. En revanche, il importe d’évoquer ceci : « Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption [...] S’il en est ainsi, alors il existe un rendezvous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir sa prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser5 ». Et que dire des écrits d’Emmanuel Levinas, de Jacques Derrida et même de Maurice Blanchot6 lesquels, avec d’autres encore, ont tenté de comprendre et d’expliciter l’oxymore enserré dans l’expression benjaminienne « faible force messianique » ? D’une certaine manière, on peut avancer que Rony Klein dans cet ouvrage se confronte à la même question et tente d’y apporter sa contribution. Et, elle est importante. Car il s’agit d’un chercheur qui est féru de philosophie et d’histoire mais qui a aussi un accès de première main aux sources hébraïques et aux auteurs de la tradition juive, dont il maîtrise langues et idées.

Moché Idel sur « Messianismes ou Messianisme », voir mon Attente messianique. Une infinie patience, Cerf, Paris, 2012, pp.131-143. 3 Voir Walter Benjamin, Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, 2000, Gallimard/Folio essais, pp. 427-443 4 Benjamin a écrit dix-huit "thèses" sur l’histoire. La méditation sur le tableau de Klee se trouve être la neuvième ( Ibid, p.434). Rappelons que dans la besace de Benjamin, récupérée à Port Bou par ses amis se trouvait cette toile que l’on peut admirer aujourd’hui au Musée d’Israël à Jérusalem où Scholem l’a déposée. 5 Ibid, p. 428-429 ; je souligne. 6 Voir l’Ecriture du désastre, Paris, 1980, Gallimard, pp.214-216.

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Il propose certes un historique de l’idée messianique depuis son prologue biblique et jusqu’à l’avènement du sionisme et sa prétention de s’inscrire dans le processus messianique ou pas. Généralement les spécialistes distinguaient une lecture pharisienne de la messianité et se posaient la question des deux messies : celui de JosephEphraïm et celui de David. Sur cette lecture sont venus se greffer des tentatives de systématisation, ainsi déclinées : le messianisme médiéval rationaliste de Maïmonide, suivi du messianisme politique – apparu suite aux événements tragiques de 1391 augurant les traumatismes de l’Expulsion de 1492 et les conversions en masse de 1497 au Portugal –, notamment celui de Don Itsh’aq Abravanel et du messianisme mystique de R. Itsh’aq Luria et de ses épigones. D’aucuns, à l’instar de Benno Gross, ont inséré l’ouvrage du Maharal de Prague Netsah » Israël : Eternité d’Israël, entre Abravanel et le messianisme de Safed. À ce point précis – et là se love une des originalités de cet ouvrage – Rony Klein propose de découvrir un auteur peu ou pas du tout connu dans nos contrées européennes : R. Yéchaya Halévi Horovitz (1565 ?-1630) appelé – ainsi que le veut la tradition, où le titre du livre revêt un prestige supérieur au nom de l’auteur –, selon les initiales de son œuvre maîtresse, Chné Louh’ot ha-brit : les deux tables de l’alliance, le Chla. Sa somme, qui se présente modestement comme un commentaire des lectures hebdomadaires du Pentateuque déploie ses talents de talmudiste, de théologien, de moraliste et de kabbaliste, aborde la question du messianisme que Rony Klein restitue de façon magistrale. Un autre thème central est soumis à l’analyse : il s’agit de savoir si le messianisme vient réparer les crimes et les folies de l’histoire. Mais, il ne s’arrête pas là, il pousse son investigation jusqu’au siècle dernier en discutant et en « complétant » les 9

thèses d’Aviézer Ravitsky7, prenant le pouls de l’histoire la plus contemporaine et la plus brûlante, celle à oscillations brèves rapides et nerveuses mais qui laissent des traces à solliciter, tout en tentant de les débusquer dans la pensée du siècle précédent. C’est en usant d’une dialectique jamais pacifiée, d’une impossible synthèse au cours d’un débat sans complaisance avec les figures modernes de la philosophie – fût-ce sans les nommer – et sans manquer de puiser dans les ressources de la tradition juive qu’ils ont trouvé la force de lutter contre le nihilisme. En un siècle d’effondrement du monde ces penseurs, juifs pour la plupart, revisitant les corpus rabbiniques et les confrontant aux philosophies dominantes, en reformulant à leur manière la question antique, médiévale et contemporaine des rapports entre Athènes et Jérusalem, ont pu éviter les ornières du désenchantement du monde, de la mort de Dieu et de l’homme, Et ce qui les a préparés à résister à ce nihilisme, à cette destruction du monde et de la pensée, c’est l’idée messianique. Idée qui ne finit pas de bouleverser l’histoire au point de lui infliger de cinglants démentis. Idée conçue et vécue comme attente d’une délivrance promise et non pas comme la vaine attente de Godot. Idée qui « laisse pressentir le rapport de l’événement et de l’inavènement », selon l’expression de Blanchot. Idée d’une rédemption dont la forme peut être graduelle, extensive ou soudaine, fulgurante, comme dans ces apologues midrachiques. L’un raconte que R. Hiya Rabba et R. Shimon ben Halafta se promenaient tôt, un matin, dans la vallée d’Arbel [à l’ouest du lac de Tibériade]. Ils ont vu l’aurore poindre à l’horizon. 7

Haqetz hamégoulé oumédinat hayéhoudim. Méshih’iyout, tsionout véradiqalilism dati béyisraël : L’avènement dévoilé et l’Etat des Juifs. Messianisme, Sionisme et Radicalisme religieux en Israël, Am Oved Publishers, Tel-Aviv, 1993, collection « Sifriat Ofaqim », 399 pages, en hébreu.

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R. Hiya Rabba a alors dit à R. Shimon : « Ainsi se produira la rédemption d’Israël, au début elle se fera graduellement, peu à peu : qim`a qim`a, puis elle brillera plus nettement et, ensuite seulement, elle éclatera dans toute sa gloire8 ». L’autre rend compte en revanche du dire de R. Yohanan au nom de R. Shimon bar Yohaï : « Si Israël observe deux shabbatot [pluriel de shabbat], il sera délivré instantanément9 ». Cette conception implique donc aussi bien une manière d’être tournée vers l’avenir tout en étant arcbouté à la tradition qu’une disposition spirituelle générant un rapport au politique et à l’éthique. L’idée messianique se reconnaît au jugement qu’elle porte sur le monde et l’histoire, à la conception du temps qu’elle a élaborée et au sens qu’elle donne à l’humain. Le judaïsme a toujours considéré la création comme bonne mais, en même temps, comme inachevée. La création est en devenir. C’est l’humain qui doit parachever l’œuvre des six jours du commencement. La création est donc confiée à l’humain, dernier créé mais premier responsable. Cette responsabilité fait de lui « l’associé de Dieu dans l’œuvre de la création » (Shabbat 119 b) et est constitutive de sa subjectivité de sujet. C’est souligner que ce n’est pas la faute qui donne à l’histoire le coup d’envoi, mais bien l’appel de Dieu à prendre en charge sa Création. À la conduire du commencement : réshit à l’accomplissement : ah’arit. Tel est le projet que Dieu a conçu et dès le commencement pour l’humain. Mais à cause des échecs successifs d’Adam et de ses descendants, il s’est résigné à contracter une alliance avec Israël pour mener à bien ce projet d’une visée universelle : la rédemption de la création entière. 8

Cantique des Cantiques Rabba 6, 10. Talmud Bavli, traité Shabbat 118 b. On trouve des échos de cette interruption subite de l’histoire dans la réflexion benjaminienne sur le processus historique.

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Pour y parvenir, les commandements de la Torah, expressions du contenu de l’alliance, sont indispensables. C’est que la Torah n’est pas rendue inopérante que « le messie [ne] nous a [pas] exonéré de la malédiction de la loi » (Galates 3,13). Car, tout au long de ce périple, l’homme juif a besoin des commandements pour unifier le divers et le multiple, pour transformer le monde, servir Dieu et prendre en charge le prochain et le lointain. L’attente est tissée par ce service. La temporalité messianique se déroule, par conséquent, sur la scène de l’histoire puisque c’est là, et non dans l’intériorité de l’âme que se joue la réussite de la prise en charge du projet de la création. Il importe donc de maintenir la tension messianique dans la diachronie du temps. C’est elle qui dynamise l’histoire puisque le temps n’est pas accompli et qu’il reste ouvert sur l’infini et le transcendant. La tension messianique a toujours fait vivre le peuple juif dans l’imminence d’un bouleversement radical de la vie sur terre qui, chaque fois qu’il semblait pouvoir s’annoncer, lui est très vite apparu comme illusoire. La rédemption est toujours proche, mais si elle advenait, elle serait immédiatement mise en doute, au nom même de l’exigence d’absolu qu’elle prétend accomplir. D’où la modalité paradoxale du messianisme ou sa dimension aporétique. Y. Leibovitz le dit à sa manière : « La rédemption promise à la fin des temps sous-tend une réalité qui ne se conçoit qu’avec l’épilogue de tous les jours, c’està-dire une réalité qui est toujours au-delà de ce qui existe, et qu’on n’atteindra jamais. Mais l’homme doit constamment y aspirer. Le Messie est toujours celui qui doit venir un jour... et celui qui apparaît ne peut-être qu’un faux messie10 ». 10

Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël, trad de l’hébreu par G. Roth, J-Cl Lattès, Paris, 1985, p. 206.

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C’est pourquoi l’attente ne saurait être passive, mais active et indéfectible. « L’humain peut ce qu’il doit ; il pourra maîtriser les forces hostiles de l’histoire en réalisant un règne messianique, un règne de justice annoncé par les prophètes ; l’attente du Messie est la durée même du temps11 ». David Banon, Prof. émérite Université de Strasbourg, Membre de l’institut Universitaire de France, Prof. invité Université de Bar Ilan, Israël.

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E. Levinas, Difficile Liberté, op cit, p. 50.

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INTRODUCTION : LA DIMENSION MESSIANIQUE DU TEMPS JUIF

La dimension messianique du temps juif, qui le porte en avant à travers les générations, semble s’identifier à son histoire. L’historicité juive serait une historicité messianique, dit-on couramment. Il n’en demeure pas moins que tant que nous n’aurons pas éclairci, par l’étude des textes juifs, le terme de « messianisme », cette proposition restera creuse. Nous entendons ici mesurer le sens et la portée véritables du messianisme juif. Cette recherche s’impose d’autant plus le christianisme, en se donnant pour l’accomplissement messianique, a fini par éclipser la provenance juive du messianisme. Répétons donc l’évidence : non seulement le messianisme juif précède largement le christianisme, mais il suit son chemin propre jusqu’aujourd’hui, chargé d’une multiplicité de sens et d’interprétations. D’où notre usage du pluriel pour le signifier : messianismes juifs. En effet, à s’en tenir à l’opinion courante, le messianisme porte en lui au moins deux significations distinctes mais néanmoins complémentaires : d’un côté, l’attente d’un homme providentiel, appelé « Messie », et de l’autre, l’advenue, à la fin de l’Histoire, d’un âge aux traits utopiques. Le Messie sera-t-il lui-même chargé d’établir l’âge d’or attendu ? Cet âge d’or adviendra-t-il à la faveur d’un retournement du peuple d’Israël, voire des Nations, vers le Dieu-Un ? Ou encore par le désir impérieux de Dieu de faire régner son 15

pouvoir sur les hommes, sans lien causal avec leur repentir ou leurs bonnes actions ? Nous verrons que plusieurs versions du récit messianique sont envisageables. Toutefois, il se peut que le messianisme soit encore à entendre en un troisième sens, celui d’un temps gouverné depuis son commencement par l’exigence d’une réparation, de la restauration d’une origine brisée. Dans ce cas, le messianisme ne se réduirait pas simplement à l’attente d’un homme ou d’un âge, mais il conduirait à une action fiévreuse de « réparation » du monde, il appellerait une œuvre humaine. Le messianisme serait la pulsation même du temps juif, depuis son commencement, orienté d’emblée en vue d’une fin assignée par Dieu au moment de la Création. Là encore, nous aurions deux versions de cette historicité messianique. Soit, dans un premier cas, Dieu appellerait les hommes à agir, à parachever sa Création à travers ce long processus de réparation, processus qui est la substance même de l’historicité. C’est seulement au terme de ce processus que ledit Messie, ou encore l’âge messianique, pourraient apparaître. Soit encore Dieu procède lui-même à l’œuvre de réparation, malgré les actions des hommes, qui suivent leur propre chemin dans l’ignorance des desseins divins. Cette version rappelle la « ruse de la raison », version sécularisée de l’idée de Providence, invoquée par Hegel dans sa lecture de l’Histoire universelle, qui s’accomplit à l’insu et en dépit des passions humaines. Par ces quelques indications, on entrevoit déjà la complexité et la diversité que recèle en lui le messianisme juif. Sans compter que très tôt, il a dû faire face à un autre messianisme, issu de son propre sein, et qui a prétendu réaliser l’attente messianique. Le messianisme juif s’est constitué, à partir de ce moment, en réaction à la prédication chrétienne, qui rivalise avec lui sur son propre terrain, celui d’un temps orienté par une attente eschatologique. 16

Dans la perspective messianique, le 20e siècle possède à n’en pas douter un statut privilégié. On pourrait lire l’Histoire européenne de ce siècle comme le désir tenace de réaliser des espoirs messianiques sur le terrain du politique. Les multiples idéologies qui ont fleuri dans la première moitié du siècle – communisme, fascisme, nazisme, mais aussi sionisme – sont le symptôme d’une fièvre messianique sans précédent depuis le premier siècle de notre ère, où à nouveau, les hommes ont aspiré à clôturer l’Histoire par la réalisation d’un programme eschatologique. Ce programme se décline à travers diverses formules : la société sans classe, le règne de la prétendue race supérieure dans un « Empire de mille ans », le retour du peuple italien à sa grandeur antique, ou encore le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Dans tous les cas, le désir porte un peuple ou un groupe à combler un espoir enfoui dans le cœur des hommes, à porter l’Histoire à son achèvement. Cet espoir est lui-même inscrit dans le projet moderne depuis les Lumières et la Révolution française, qui sont, à leur manière, un messianisme sécularisé. Le projet moderne d’instaurer le « royaume de Dieu sur terre », inspiré par l’idée messianique, va engager à son tour la philosophie du 20e siècle sur une réflexion portant sur l’Histoire comme eschatologie. La philosophie du dernier siècle a ainsi vu resurgir en son sein un certain nombre de motifs messianiques. Ce fut tout d’abord un moment allemand, au lendemain de la Première Guerre mondiale, chez des penseurs à la croisée du judaïsme et du christianisme comme Rosenzweig, puis chez Scholem et Benjamin, qui décelaient des harmoniques messianiques au cœur de leur époque. La nouvelle image de l’Histoire qui se dégage de leurs écrits constitue sans doute un nouveau chapitre de l’idée messianique. Dans un second temps, l’émergence subite, dans les années 1980, de la figure de l’apôtre Paul sur la scène intellectuelle européenne, 17

appartient également aux péripéties du messianisme, notamment chez des penseurs comme Jacob Taubes et Giorgio Agamben. Il nous faudra donc examiner ce moment contemporain du débat sur le messianisme, à travers l’étude de la pensée de Paul, qui se situe en effet au cœur de la controverse messianique. Mais avant d’arriver à l’âge contemporain, qui aborde le messianisme dans un monde sécularisé, l’essentiel de notre travail consistera à étudier les textes de la tradition juive, pour savoir ce qui est engagé par le mot de « messianisme ». Nous entreprenons ici une analyse, que nous voudrions aussi précise que rigoureuse, de l’émergence et du développement de l’idée messianique à travers un patient cheminement le long des textes juifs. Par ce cheminement, nous ne pourrons pas ne pas entendre également l’écho du différend judéo-chrétien, qui accompagne l’idée messianique juive depuis deux mille ans. Dans notre seconde partie, nous aborderons certains motifs messianiques dans la philosophie du 20e siècle, que nous considérons comme un « héritage messianique ».1

1

On trouvera une excellente introduction historique, mais fondée sur les textes bibliques, à la question du messianisme juif et de ses résonnances chrétiennes dans l’ouvrage de Mireille Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, Paris: Albin Michel, 2014. Pour une approche plus philosophique, voir: David Banon, L’attente messianique, une infinie patience, Paris: Les Editions du Cerf, 2012. La meilleure introduction à la question du messianisme, du point de vue des études juives, reste à nos yeux l’article de Gershom Sholem, "Pour comprendre le messianisme juif" (1959), in: Le messianisme juif, traduction de l’anglais par Bernard Dupuy, Paris: Calmann-Lévy, 1974. Certes, la thèse de Scholem a été maintes fois remise en question, notamment par Moshé Idel ou Jacob Taubes, mais elle reste encore un excellent point de départ pour étudier le messianisme. Précisons enfin que nous privilégierons ici des auteurs moins étudiés, comme le kabbaliste du 17e siècle Rabbi Isaïe Halévy Horowitz, sur d’autres beaucoup plus connus du public français, comme le Maharal de Prague.

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PREMIÈRE PARTIE MESSIANISMES JUIFS

CHAPITRE I

À LA RECHERCHE DU MESSIANISME DANS LA BIBLE HEBRAÏQUE

Le messianisme renvoie en général à l’idée de rédemption, censée se produire dans un avenir reculé, généralement grâce à un personnage appelé à apparaître dans le futur. Or, les signes pointant en direction d’une telle rédemption, de la figure d’un quelconque « sauveur », ou d’un tel âge, accomplissement de tous les espoirs humains, sont plus qu’évanescents dans les cinq livres de Moïse, qui sont la base de ce que les Juifs appellent la « Torah », à savoir « l’Enseignement ». L’idée messianique, telle qu’on l’entend de nos jours, chemine lentement et ne trouve que très tardivement son aboutissement dans les textes de la tradition. Si rédemption il y a, il s’agit de la sortie d’Égypte, un événement raconté au livre de l’Exode qui a eu lieu dans un passé immémorial, et qui compte comme le « mythe fondateur » du peuple juif. Encore faut-il préciser immédiatement le statut intemporel de cet événement pour la tradition, puisqu’il est dit qu’à « chaque génération, tout homme doit se considérer comme étant lui-même sorti d’Égypte. »1 Plus encore : on sait que la sortie d’Égypte est célébrée – il faudrait dire : réactivée - chaque année lors de la fête de Pessah, à savoir la Pâque juive, et mentionnée tous les jours dans les prières quotidiennes. Or, au livre de 1

Michna Pessahim, 10:5.

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l’Exode, nous trouvons la seule mention d’une « rédemption » au sens d’un salut collectif, au moment où Dieu s’adresse à Moïse en guise d’annonce du programme de rédemption : « Et enfin, j’ai entendu les gémissements des enfants d’Israël, asservis par les Égyptiens, et je me suis souvenu de mon alliance. Donc, parle ainsi aux enfants d’Israël : Je suis l’Éternel ! Je veux vous soustraire aux tribulations de l’Égypte, et vous délivrer (ve’itsalti) de sa servitude ; et je vous affranchirai (ve’ga’alti) avec un bras étendu, à l’aide de châtiments terribles. Je vous adopterai pour peuple, je deviendrai votre Dieu, et vous reconnaîtrez que moi, l’Éternel, je suis votre Dieu, moi qui vous aurai soustraits aux tribulations de l’Égypte. »2

Nous sommes ici en présence de deux verbes qui signifient « sauver » : le’atsil, qui signifie littéralement « sauver », et lig’ol, qui connote l’idée de « rédemption » (ge’ulah).3 Hors de ces deux verbes, on sera bien en peine de trouver d’autres allusions à la rédemption dans la Torah de Moïse. La sortie d’Égypte, événement libérateur par excellence, sera donc le modèle de toute rédemption future, qui sera à son tour pensée comme une sorte de réitération 2

Ex 6:5-7. Le terme de gé’ulah est mal traduit par "rédemption". En vérité, dans la Bible hébraïque, il possède plutôt le sens de "racheter", comme l’explique Mireille Hadas Lebel: "Par ailleurs, des usages tardifs risquent de donner un contenu déformé à des notions bibliques. C’est le cas du mot ge’ulah généralement traduit par "rédemption", un terme qui comporte lui aussi une lourde charge théologique. Or "rédimer" (du latin redimere) ne signifie rien d’autre que "racheter" au sens le plus concret du terme. Il est très significatif que sur les quatorze occurrences bibliques de ge’ulah, huit proviennent du chapitre 25 du Lévitique qui concerne le rachat de la terre – laquelle ne pourra être vendue à perpétuité car elle appartient à Dieu -, ainsi que le rachat d’autres propriétés ou le rachat de la liberté d’un homme que sa détresse économique à contraint à se vendre comme esclave." (Une histoire du Messie, op.cit., p.32). 3

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de cette première délivrance du joug des Nations. Toutefois, d’une quelconque rédemption future, les cinq livres de Moïse ne diront rien, et se contenteront de suivre les méandres d’un récit qui se passe au présent et qui a valeur atemporelle, pour toutes les générations. Si nous voulons saisir le développement de l’idée messianique dans le texte biblique, il nous faudra procéder à une lecture cryptée, qui devra lire entre les lignes et décoder les messages qui font signe vers l’idée de rédemption. Il importe de suivre les diverses strates de la littérature biblique hébraïque – les cinq livres de Moïse, les livres historiques, les Prophètes, les Hagiographes - afin de montrer comment le messianisme se cristallise finalement comme un ensemble d’éléments disparates, en vérité essentiellement deux idées à l’origine totalement indépendantes, comme on le verra. Dans la littérature rabbinique, elles finiront par se rejoindre d’une manière étonnante pour former cette synthèse que va devenir le messianisme juif. Celui-ci se construit également en réaction à la prédication chrétienne qui apparaît quasiment au même moment que l’enseignement de la Torah orale. 1. Que signifie « Mashiah » (Messie) ?

Entrons dans le messianisme par la voie de l’étymologie, par l’analyse des termes. Le Messie signifie en hébreu le substantif « oint », dérivé lui-même du verbe « oindre » (limsho’ah), lequel apparaît dès le livre de l’Exode dans un sens essentiellement technique et rituel. Au chapitre 28 du livre de l’Exode, l’Éternel donne un grand nombre de directives à Moïse concernant le rôle d’Aaron et de ses fils dans le sanctuaire. Parmi celles-ci, il est dit :

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« Tu feras revêtir ce costume à Aaron ton frère, de même à ses fils ; tu les oindras (oumashahta), tu les installeras, et tu les consacreras à mon sacerdoce. »4

Et quelques versets plus loin : « Tu prendras alors l’huile d’onction, que tu répandras sur sa tête (à Aaron), lui donnant ainsi l’onction (ou mashahta oto). »5

Le verbe signifiant « oindre » a un sens purement rituel : il signifie enduire d’huile – il s’agit toujours d’huile d’olive6 - un ou des hommes investis d’une mission bien spécifique. Ici, il s’agit d’Aaron et de ses fils, consacrés à la prêtrise. C’est donc le prêtre qui est oint, à l’origine de l’Histoire d’Israël, et il est oint par le prophète, ici Moïse, qui agit lui-même sous le commandement de Dieu. Mais l’onction ne porte pas uniquement sur un être humain, comme on le voit à travers ces versets du Lévitique : « Puis Moïse prit l’huile d’onction (chemen amishha), en oignit (va’imshah) le tabernacle et tout son contenu, et les sanctifia ainsi. [...] »7

L’action d’oindre, loin de s’appliquer uniquement à des hommes, peut l’être à des objets consacrés pour le service divin, ici le tabernacle et son contenu, qui est le sanctuaire accompagnant les enfants d’Israël dans le désert. Inutile de préciser que cette action purement rituelle ne renvoie donc à rien de ce que nous entendons généralement par « messianique ». Le Prêtre n’est en rien un homme providentiel, ni un sauveur, mais il s’agit simplement d’un homme séparé du peuple pour accomplir les activités religieuses qui se rapportent au service de Dieu dans le 4

Ex 28:41. Ex 29:7. 6 Sur l’importance de l’huile d’olive dans la cérémonie de l’onction, voir: Mireille Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, op.cit., p.19. 7 Lev 8:10. 5

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sanctuaire. Rien de magique dans cette action, mais un désir de distinction, de séparation, qui est au fondement de la loi juive, laquelle procède toujours par séparation et distinction : des six jours de la semaine et du Sabbat, du pur et de l’impur, du jour de fête et du jour profane, et bien sûr du peuple d’Israël et des Nations. Aaron est ainsi le premier homme à être appelé littéralement « oint » (Mashiah) : « Si c’est le pontife-oint (hacohen-hamashiah) qui a péché, au détriment du peuple, il offrira au Seigneur, pour le péché qu’il a commis, un jeune taureau sans défaut, comme expiatoire. »8

Le terme Mashiah apparaît pour la première fois ici dans un sens également rituel et technique qui se rapporte toujours aux activités propres au prêtre, notamment au sacrifice. Le prêtre est « l’oint » presque par définition, puisque les deux mots sont ici juxtaposés comme s’ils étaient indissociables. Notons que l’oint est celui qui est oint par un autre homme. Ce détail aura son importance dans l’histoire messianique : le Messie ne se proclamera pas Messie par lui-même, mais c’est toujours un autre homme qui aura à le proclamer tel. Ici, nous avons vu que c’est Moïse, le prophète, qui oint Aaron, et qui le proclame prêtre par cette action rituelle au livre de l’Exode. Cela vaut pour l’ensemble des cinq livres de Moïse, où le mot « Messie » apparaît certes, mais dans un contexte totalement étranger à l’acception que viendra revêtir par la suite ce mot, puisqu’il s’agit uniquement d’un homme oint. Or, le mot de Mashiah, et le verbe limshoh connaîtront un tournant décisif au livre de Samuel. Rappelons brièvement le nouveau contexte de l’histoire d’Israël : les enfants d’Israël, une fois entrés sur la terre d’Israël au début du livre de Josué, doivent la conquérir des mains des sept peuples de Canaan. Ils font face à de nombreux ennemis, et 8

Lev 4:3.

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connaissent la guerre. Leurs premiers chefs sont Josué, puis les Juges, qui sont également prophètes. Le dernier juge est le prophète Samuel. Mais face à une situation de guerre qui n’en finit pas, le peuple réclame à Samuel un dirigeant d’un type nouveau : non plus simplement un juge ou un prophète, mais un roi (melekh), conçu essentiellement comme un chef de guerre. Les « anciens d’Israël » le déclarent ouvertement à Samuel. Dieu s’adresse alors à Samuel en ces termes : « Or l’Éternel, un jour avant l’arrivée de Saül, s’était révélé confidentiellement à Samuel en ces termes : « Demain, à pareille heure, je ferai venir à toi un homme du pays de Benjamin, et tu l’oindras (oumeshahto) comme chef (naguid) de mon peuple Israël, et il délivrera mon peuple de la puissance des philistins [...] »9

Le verbe « oindre », qui réapparaît ici, s’applique désormais à un autre type d’homme : un chef militaire (naguid). Ce n’est plus le prêtre qui est oint, c’est le chef militaire. Notons que dans les deux cas, la situation est sensiblement la même : Dieu ordonne à un prophète – ici Samuel, là Moïse – d’oindre un autre homme. Quant à l’action d’oindre elle-même, on l’a vu, elle ne s’applique pas, à l’origine, à un type particulier d’homme. Il s’agit d’une action rituelle destinée à distinguer telle personne – voire tel objet - pour une action précise, personne choisie par Dieu à cet effet. Comme le prêtre a été désigné pour les actions rituelles en rapport avec le sanctuaire, c’est désormais le chef militaire qui est désigné par Dieu pour conduire le peuple d’Israël dans ses guerres avec les peuples environnants. Certes, cette indication peut être considérée comme un simple déplacement de fonction, du prêtre au chef militaire. Mais il y va d’un déplacement important : le chef des armées incarne, aux yeux du peuple, 9

1 Sam 9:16.

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l’espoir de victoires militaires. En ce sens, il cristallise déjà une certaine forme de délivrance, sinon de rédemption, obtenue grâce aux armes, même si cette rédemption se situe uniquement dans le présent, ou dans un avenir proche, celui de la bataille à venir, et non dans un lointain futur. Ce déplacement de fonction de l’onction, du prêtre au chef militaire, va se révéler d’autant plus décisif que ce chef militaire sera également un roi. En effet, on sait que ce que le peuple réclame explicitement à Samuel, ce n’est pas simplement un chef militaire, mais un roi. Or, la suite du récit biblique, au premier livre de Samuel, donne sa pleine légitimation à ce désir du peuple, que pourtant Samuel avait réprouvé dans un premier mouvement. En effet, ce chef de guerre va être Saül : « Alors, Samuel prit une fiole d’huile, en fit couler sur sa tête (à Saül), et l’embrassa en disant : “Certes, ceci est l’onction que le seigneur te confère, comme chef de son héritage.” (kimeshahekha Hachem...). »10

On sait que Saül deviendra le premier roi d’Israël. D’où l’on déduit que l’action d’oindre s’applique désormais au roi. La chose trouvera sa confirmation à de nombreuses occurrences par la suite, notamment au moment de la mort de Saül, alors que David s’adresse au jeune homme qui l’a tué, sur la demande même de Saül : « Comment, lui dit David, n’as-tu pas craint de lever la main pour faire périr l’oint (meshiah) du Seigneur ? »11

Désormais, l’oint est ‘l’oint du Seigneur’, et il est roi, la liaison roi-oint étant établie de manière plus consistante et durable. En effet, par la suite, à l’exception notable du prophète Élie oignant son disciple Elisée,12 c’est toujours le 10

1 Sam 10:1. 2 Sam 1:14. 12 En 1 Rois, Dieu s’adresse à Elie en ces termes: "Puis Jéhu, fils de Nimchi, tu l’oindras (timchakh) roi d’Israël, et Elisée, fils de Chafat, 11

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roi qui sera oint. Plus précisément : le roi d’Israël de la maison de Juda, comme David l’affirme lui-même immédiatement après son onction : « Les gens de Juda vinrent y oindre David roi de la maison de Juda [...] David envoya des messagers aux gens de Jabès-Galaad pour leur dire : ‘Soyez bénis de l’Eternel [...] Maintenant, que vos mains soient fermes, et montrez-vous gens de cœur, votre maître Saül étant mort et la maison de Juda m’ayant oint (mashhou) comme son roi. »13

Les traits du roi-oint se précisent : c’est la maison de Juda qui est habilitée à régner sur Israël, selon une ancienne tradition que nous étudierons plus loin. Le roi Saül, de la tribu de Benjamin, était un roi par intérim, en quelque sorte Dieu l’ayant choisi pour une seule et unique fonction : éliminer Amaleq, l’ennemi le plus acharné d’Israël.14 Or, Saül ayant failli à sa mission, puisqu’il a épargné Agag, le roi d’Amaleq au cours de sa guerre avec ce peuple, Dieu fera disparaître la royauté de Saül.15 Désormais, la royauté reviendra à la maison de Juda, à qui elle avait été destinée depuis l’origine. Les rois-oints seront tous des rois de la maison de Juda. Mais il importe de noter que l’onction vaut également pour certains rois étrangers à Israël, comme Cyrus, dont il est dit en Isaïe :

d’Abel-Mehôla, tu l’oindras (timchakh) comme prophète pour te succéder." (19:16). L’onction traduit ici concrètement l’idée de succession. 13 2 Sam 2: 4, 5,7. 14 Nous nous permettons de renvoyer à notre article: « Amaleq contre Israël: questions d’identité », in: Pardès, n.60 (2018), Editions In Press, p.147-177. 15 Voir 1 Sam 15.

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« Ainsi a dit le Seigneur à son oint, à Cyrus que j’ai saisi par la main droite pour soumettre devant lui les nations. »16

Ainsi, même un roi étranger à la Torah, mais choisi pour accomplir une mission historique, celle de ramener Israël à Sion, peut être dit ‘oint’. Les versets établissent par conséquent la liaison indéfectible roi-oint, essentielle dans la mise en place ultérieure de la figure du Messie comme roi. Les Psaumes, écrits selon la tradition par le roi David lui-même, et où le mot ‘oint’ (mashiah) apparaît abondamment, ne démentent pas cette association roi-oint. Nous en donnerons deux exemples : « (Dieu) grandit les victoires de son roi, fait grâce à son oint, à David et à sa descendance à jamais.” [...] À présent je sais que le Seigneur sauve son oint, qu’Il lui répond de son sanctuaire des cieux par les promesses victorieuses de sa droite. [...] Seigneur donne la victoire au roi. »17

Les Psaumes confirment donc le lien qui unit désormais, depuis l’onction du roi Saül, l’onction à la royauté. Ce que confirme Mireille Hadas-Lebel : « Dans ces deux cas, il ne fait aucun doute que mashiah est l’équivalent de melekh, « roi », avec lequel il est mis en parallèle selon un procédé courant de la poésie biblique.18

À s’en tenir au contexte biblique, au sens littéral des versets, est-il pour autant un sauveur ? Doit-il faire advenir un âge d’or, une sorte de « fin de l’Histoire » ? Rien ne semble l’indiquer pour l’instant. Le roi est essentiellement, aux temps de Saül et de David, un chef de guerre consacré par Dieu à cette tâche. Plus tard, Salomon va faire 16

Is 45:1. Mais Rachi, à la suite des maîtres, lit le verset autrement: "Nos maîtres ont enseigné au traité Méguila: Le Saint béni soit-Il dit au Messie: Je suis en désaccord avec toi à propos de Cyrus." 17 Ps 18:51; 20:7, 10. 18 M. Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, op.cit., p.27.

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construire le Temple à Jérusalem. La fonction messianique se précisera. Il n’en demeure pas moins que dans un premier temps, la fonction du roi est d’abord de mener Israël vers la victoire sur ses ennemis, ici et maintenant. Aucune représentation d’un quelconque futur n’intervient ici. Aucune dimension d’attente non plus. La figure du roioint se construit en toute indépendance, sans la moindre dimension messianique. Afin d’approcher celle-ci, il nous faut donc nous tourner vers l’autre signe pointant vers l’idée messianique que nous avons aperçu dans les cinq livres de Moïse : l’expression « fin des Jours » ou littéralement « après les jours » (Akharit Hayamim).19 2. Que signifie l’expression akharit hayamim (suite/fin des Jours) ?

Cette expression apparaît à quatre reprises dans le Pentateuque, à des lieux très différents. Elle sera omniprésente dans la littérature prophétique, aux côtés d’une expression proche, bayom ha’ou – « en ce jour-là ». Ces expressions sont obscures par elles-mêmes, et doivent par conséquent être étudiées dans leurs contextes respectifs pour être éclaircies. Il s’agit donc d’abord de procéder à cette étude systématique. La première occurrence de l’expression akharit hayamim se trouve à la fin du livre de la Genèse, alors que Jacob, mourant, entend bénir ses fils : « Jacob fit venir ses fils et dit : « Rassemblez-vous, je veux vous révéler ce qui vous arrivera à la suite/la fin des Jours (be’akharit hayamim). »20

L’expression est pour le moins surprenante : si Jacob désire bénir ses enfants avant sa mort, comme l’avait fait 19 20

En hébreu, le mot "akharéi" signifie littéralement "après". Gn. 49:1.

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son propre père Isaac en Genèse 27, pourquoi alors faire référence à des temps plus lointains ? Ce renvoi à un avenir lointain est-il même nécessaire ? Le père pourrait bénir ses fils pour ce qu’ils ont fait durant leur vie, et leur souhaiter du courage et une bonne fortune pour le restant de leurs jours, mais pourquoi ce recours à ce qu’il adviendra à leurs descendants ? À vrai dire, si l’on se reporte aux bénédictions d’Isaac à ses deux fils, elles possèdent déjà une dimension prophétique. Elles sont énoncées au futur, et semblent s’adresser aux générations qui seront issues de ces deux lignées.21 Toutefois, ce caractère prophétique est explicitement affirmé et renforcé, dans le cas des bénédictions de Jacob à ses fils, par l’apparition d’un syntagme inédit, akharit hayamim, qui renvoie à un avenir indéfini, plus ou moins proche ou lointain, non circonscrit à une époque bien précise. Or, Rachi, le commentateur incontournable du texte biblique, qui peut nous servir de guide en tant qu’il rapporte fidèlement l’enseignement des maîtres de la Torah orale, va incliner immédiatement cette expression dans un sens messianique, puisqu’il indique qu’« il a voulu leur révéler la fin (haqetz), mais la présence divine l’ayant quitté, il a commencé à parler d’autre chose. »22 Selon Rachi, qui reprend ici un dire midrashique, il s’agit incontestablement du temps de la « fin », qui désigne bien pour le commentateur juif traditionnel les temps messianiques. D’autant plus que le terme de « fin » (qetz) n’est pas utilisé au hasard par Rachi. Il s’agit d’un terme provenant du lexique eschatologique du livre, bien plus tardif, de Daniel, qui évoque quant à lui explicitement le « temps de la fin » (« et qetz).23 Le commentaire de Rachi, fidèle aux maîtres d’Israël, voit déjà dans 21

Voir Gn. 27: 28-29 pour Jacob et Gn. 27:39-40 pour Esaü. Rachi sur Gn.49/1. 23 Dan 11:40. On reviendra à l’enseignement messianique décisif de ce livre. 22

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l’expression du livre de la Genèse une référence allusive à la fin des Temps, que nous appelons les temps messianiques. Dès la génération de Jacob, alors qu’Israël n’est qu’une famille, qu’il n’existe même pas comme peuple, le texte biblique serait soucieux d’inscrire le commencement dans la perspective de la fin, d’un achèvement des temps. La chose est d’autant plus patente que les bénédictions de Jacob à ses enfants se disent réellement au futur, sous la forme d’une prophétie annonçant des événements à venir bien plus tard. Parmi ces bénédictions, celle adressée à Juda, particulièrement obscure et détaillée, doit être citée comme paradigme de l’allusion messianique : « Pour toi, Juda, tes frères te rendront hommage ; ta main fera ployer le cou de tes ennemis ; les enfants de ton père s’inclineront devant toi ! Tu es un jeune lion, Juda, quand tu reviens, Oh mon fils, avec ta capture ! Il se couche... c’est le repos du lion et du léopard ; qui oserait le réveiller ? Le sceptre n’échappera point à Juda, ni l’autorité à sa descendance, jusqu’à l’avènement de Chilo auquel obéiront les peuples. »24

Ces versets mystérieux ne peuvent se saisir que sur le mode allusif, le remez. En effet, littéralement, leur sens nous est inaccessible, et relèvent de la poésie ésotérique, comme souvent dans le cas des bénédictions dans le texte biblique. Il faut se demander toutefois : peuvent-ils être mis en relation avec les événements de la vie de Juda telle que la rapporte le livre de la Genèse ? A priori, non, mais deux indications permettent néanmoins de faire la connexion entre la vie de Juda et cette bénédiction. Les péripéties concernant Juda sont essentiellement consignées au chapitre 38 de la Genèse, qui rapporte sa vie familiale particulièrement tortueuse. En effet, ses deux premiers fils meurent faute de vouloir enfanter, et Juda, par peur de voir 24

Gn. 49:10.

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son troisième fils, Chêla, périr à son tour, le cache à sa bru Tamar, laquelle aurait dû, selon la loi du lévirat, l’épouser également. Tamar décide alors d’enfanter de Juda luimême, en usant du stratagème du déguisement, comme dans le cas de Jacob face à son père dans la scène des bénédictions. Se faisant passer pour une prostituée, elle s’unit à lui au bord du chemin près de Timna. Avant cette union, elle lui demande un gage, et Juda lui propose trois choses : son sceau, son cordon et son « bâton ». Voilà précisément le point qui permet de faire la jonction avec la bénédiction que lui adresse son père : le « sceptre » (shevet) doit être rapproché du « bâton » (maté) de Juda, bâton que les commentateurs ont perçu comme une allusion à un insigne royal.25 D’autant plus que, toujours selon le chapitre 38 de la Genèse, Tamar enfante de Juda deux fils, dont l’un se nomme Péréç. Or, ce même Péréç réapparait à la fin du livre de Ruth comme le père de la lignée qui conduit au roi David.26 Signe supplémentaire, si besoin est, que Juda est le père de la lignée royale en Israël. Ici, dans la bénédiction de Jacob à Juda, cette lecture allusive et cryptée se précise : la bénédiction porte désormais sur le destin des descendants de la tribu de Juda. Comment comprendre les signifiants « sceptre » (shevet) ou « l’autorité » (mehokek, qui signifie littéralement « le législateur », de la même racine que hok, « la loi ») ? Pourquoi Juda est-il décrit comme un « jeune lion » (gour arié), et pourquoi ses frères lui « rendront hommage » ou le « reconnaîtront » (yodu’kha) ? Enfin, qui est le mystérieux personnage invoqué sous le nom de « Chilo », qui doit 25

Voir Gn. 38:18. Le Midrash Genèse Rabbah écrit: « Ton bâton: c’est le roi-Messie. » (Genèse Rabbah 85:9). Ce traité midrashique suit une ligne d’interprétation ostensiblement messianique. Nous reviendrons plus loin sur l’importance de ce livre de commentaires pour la formation de l’idée messianique juive. 26 Ruth 4:18-22.

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advenir dans un lointain futur ? Là encore, ces versets ont été éclairés par la tradition midrashique à partir d’une interprétation messianique, qui se réfère à la fois aux temps futurs et à la fin des temps elle-même. Les descendants de Juda seront des rois, comme on le sait déjà de la fin du récit de Genèse 38, qui voit la naissance de Péréç, à l’origine de la lignée davidique, et comme on en voit la confirmation ici, puisque les insignes du pouvoir royal leur reviennent ; quant au mystérieux personnage qui adviendra au terme du royaume de Juda – Chilo - il ne saurait être que le roi Messie, lequel soumettra les peuples à son autorité. Encore une fois, c’est là une interprétation tardive, qui lit les versets à partir d’une réalité historique postérieure, où Israël est gouverné par des rois, et où l’attente d’un personnage appelé « Messie » est déjà apparue ; mais cette interprétation s’impose presque d’elle-même si l’on désire accorder un sens à des versets dont la signification littérale nous échappe totalement. Or, toutes les allusions de ces versets concordent pour dire que Juda sera en possession des insignes de la royauté, et qu’un mystérieux personnage viendra « à la fin des temps ». L’expression employée par le verset – « ad ki (jusqu’à ce que) – semble bien renvoyer à une quelconque fin du Temps, venant clore au moins une certaine séquence temporelle. L’arrivée de Chilo se situe à la fin d’un Temps. Reste que ce Temps demeure dans le verset encore vague, et seule une interprétation délibérément messianique en fait « la fin des Temps ». Notons que nous retrouvons ici l’idée, évoquée plus haut, du lien entre le roi-oint et la maison de Juda, lien posé par David juste après sa propre onction. Les traits du messianisme se précisent lentement. Ce passage est d’autant plus troublant qu’il excède totalement tout contexte. Il appelle donc en quelque sorte une interprétation de type ésotérique. Jacob bénissant ses enfants se réfère allusivement à un avenir lointain où les 34

descendants de Juda régneront jusqu’à un temps qui verra l’apparition d’un homme nommé « Chilo ». Voilà une illustration parfaite de la distance qui sépare une lecture littérale et une lecture qui suit les allusions du texte : si la lecture littérale ne perçoit aucune trace de l’existence du Messie dans ces versets, on voit en quoi la lecture allusive met en lumière leur sens messianique. Il s’agit donc de nous rendre sensibles aux allusions que charrient les versets, audelà de leur signification littérale. Or, le Messie apparaîtra uniquement sous forme allusive dans le texte biblique, dans les interstices des versets les plus ésotériques de la Torah. C’est le cas du deuxième passage qui voit apparaître l’expression akharit hayamim, au livre des Nombres : « Et maintenant, je m’en retourne chez mon peuple, mais écoute, je veux t’avertir de ce que ce peuple-ci fera au tien à la suite/fin des Jours (aharit ha’yamim). »27

Il s’agit d’un oracle proféré par Bala’am, le prophète des Nations, qui s’adresse au roi moabite Balak, lequel lui avait demandé de maudire Israël. Or, le prophète ne peut exécuter sa mission, Dieu lui mettant dans la bouche des bénédictions au lieu des malédictions demandées. La dernière prophétie de Bala’am, où apparaît l’expression « la fin des Jours », esquisse l’embryon d’une l’Histoire universelle, évoquant la place d’Israël en son sein. Israël y est décrit comme un peuple invincible, qui finira par l’emporter sur tous les peuples qui s’opposeront à lui. Or, là encore, comme dans le cas de Jacob, le prophète des Nations semble porter son regard sur un avenir lointain, situé à l’extrémité des temps : « Je le vois, mais ce n’est pas encore l’heure ; je le distingue, mais il n’est pas proche : un astre s’élance de Jacob, et un sceptre surgit du sein d’Israël, qui écrasera les sommités de Moab, et renversera tous les enfants de Seth. 27

Nb. 24:14.

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Il fera sa proie d’Edom, sa proie de Séir, ses ennemis ; et Israël triomphera. Oui, un dominateur naîtra de Jacob, Qui balaiera de la ville son dernier survivant. »28

Ces versets, comme ceux du livre de la Genèse, procèdent par allusion. Le sens littéral ne nous dit pas l’identité ni de ce mystérieux « astre » (kokhav) qui « s’élance de Jacob », ni du « sceptre » (chevet, qui a également le sens de « tribu ») qui l’accompagne. Toutefois, il semble s’agir d’un personnage, puisque le verset se rapporte à lui en termes personnels (« un dominateur naîtra de Jacob, qui balaiera... »). L’indication de « la ville » (« ir) donne à Rachi la clé de l’interprétation : « Il s’agit d’une ville importante d’Edom, et c’est Rome ; le verset parle du roi -Messie, dont il est dit : “Que sa domination (vayered) s’étende d’une mer à l’autre” (Ps 72:8), et : “Et il n’y aura pas de survivant (ve’lo ieyé sarid) de la maison d’Esaü” (Abd 1:18). »29

La méthode de Rachi, fidèle à la lecture midrachique, consiste à juxtaposer les signifiants à travers un rapprochement de versets servant à faire surgir le sens caché à travers les allusions. Or, ici, son interprétation messianique de la prophétie de Bala’am, qui incline l’expression « suite des Jours » vers le sens de « fin des Temps », s’appuie à la fois sur le mot « ville », qui ne saurait que désigner la grande ville par excellence aux yeux des rabbins, à savoir Rome, et sur le recours à deux autres versets qui viennent éclairer les signifiants « il dominera » (vayered) et « survivant » (sarid). À partir de ces rapprochements des sémantèmes, Rachi peut reconstituer le sens de la prophétie de Bala’am : elle se rapporte bien au Messie, issu de Jacob, qui dominera tous les enfants de Seth, à savoir l’humanité entière, issue du troisième fils 28 29

Nb. 24:17-19. Rachi sur le verset.

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d’Adam et d’Eve, Seth, et sa domination passera par l’écrasement d’Edom, clairement désigné ici, mais dont la postérité se dit sous le nom de Rome pour les maîtres de l’enseignement oral. Or, la « ville » dont il est question ici est précisément Rome, incarnation de la ville par excellence. Ainsi, l’interprétation messianique de Rachi, loin d’être fantaisiste, permet au contraire d’expliquer ces versets ésotériques du livre des Nombres. On notera au passage la concordance de deux traits associés au Messie dans les deux passages évoquant la « fin des Jours » : le mystérieux personnage invoqué, qu’il soit nommé « Chilo » ou « le dominateur issu de Jacob » soumettra l’ensemble des peuples. Nous assistons ainsi à la mise en place de certains traits récurrents, qui ajoutent une forte cohérence à l’interprétation messianique de ces passages. Les deux autres occurrences de l’expression « fin des Jours » se trouvent dans deux séquences du livre du Deutéronome, qui constitue le long discours de Moïse à Israël avant sa mort, et avant que le peuple n’entre sur sa terre, au terme de ses pérégrinations dans le désert. Voici la première séquence : « L’Éternel vous dispersera parmi les peuples, et vous serez réduits à un misérable reste au milieu des nations où l’Éternel vous conduira. Là, vous servirez ces dieux, œuvres des mains de l’homme, dieux de bois et de pierre, qui ne voient ni n’entendent, qui ne mangent ni ne respirent. C’est alors que tu auras recours à l’Éternel, ton Dieu, et tu le retrouveras, si tu le cherches de tout ton cœur et de toute ton âme. Dans ta détresse, quand tu auras essuyé tous ces malheurs, à la fin des jours (be’akharit hayamim) tu reviendras vers l’Éternel, ton Dieu, et tu écouteras sa voix. Car, c’est un Dieu clément que l’Éternel, ton Dieu, il ne te délaissera pas, il ne consommera pas ta perte, et il n’oubliera point l’alliance de tes pères, l’alliance qu’il leur a jurée. De fait, interroge donc les “premiers jours” (yamim rochonim) qui ont

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précédé les tiens, depuis le jour où Dieu créa l’homme sur la terre, et d’un bout du ciel jusqu’à l’autre [...] »30

Il s’agit d’une séquence comprise entre deux extrémités du temps : au commencement, les « premiers jours », à savoir la création du monde et de l’homme, et à la fin, « la fin des jours », une fin qu’on peut décrire comme un retournement. Elle se dit d’abord dans les termes de la catastrophe, celle de la dispersion et de l’exil, où Israël sera assujetti à d’autres peuples et servira des idoles. L’Histoire d’Israël est ici esquissée in nucléo dans une préfiguration prophétique d’une grande intensité. Mais cette Histoire connaîtra un ultime sursaut, un retournement final : Israël, du fond de sa détresse, se tournera vers son Dieu, qui le sauvera alors de sa servitude, car il est un « Dieu clément », miséricordieux. Au fond, la fin des jours ressemble à s’y méprendre à l’épisode de la servitude égyptienne et de la sortie d’Égypte, où Dieu tire son peuple du fin fond de la servitude la plus oppressante. Comme si l’Histoire d’Israël ne fera que répéter l’événement fondateur, tendu entre servitude et libération. La seconde occurrence du syntagme « la suite/fin des jours » se trouve près de la fin du livre du Deutéronome : « Car je sais, qu’après ma mort, vous irez dégénérant, et que vous dévierez du chemin que je vous ai prescrit, mais il vous arrivera malheur à la fin des jours (be’akharit hayamim) pour avoir fait ce qui déplaît au Seigneur, pour l’avoir offensé par l’œuvre de vos mains. »31

Ici, dans le second récit de la fin des jours, aucun retournement ne survient, et la fin des Jours est également marquée du sceau du « malheur » d’Israël, en raison de ce qu’il a « offensé » le Seigneur « par l’œuvre de vos mains ». Si Moïse, comme Jacob et Bala’am avant lui, 30 31

Dt. 4:27-32. Dt. 31:29.

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semble faire porter sa prophétie sur un avenir indéterminé ou la fin des temps, il hésite devant le caractère de cet avenir. Dans un cas – c’est la première version - avenir heureux, puisqu’il y a retournement vers Dieu et fin des malheurs ; dans l’autre, le malheur poursuit Israël jusque dans la fin des temps. Cette seconde version correspond sans doute davantage au ton de remontrance qui caractérise le livre du Deutéronome dans son ensemble, puisque ce livre est tenu par la tradition pour un acte d’accusation de Moïse envers les enfants d’Israël. Le chant qui suit immédiatement ce verset, « le chant de Ha’azinou », vient clôturer le discours de Moïse, avant la bénédiction finale, en accentuant et en aggravant encore le blâme adressé à Israël. Moïse revient, de manière poétique, sur les différentes scansions de l’Histoire d’Israël, entre les patriarches et le séjour dans le désert, où Dieu « rencontre » son peuple. Mais les malheurs ne tardent pas à s’amonceler sur Israël, en raison de ses propres fautes envers Dieu : « Yechouroun (nom poétique d’Israël), engraissé, regimbe : tu étais trop gras, trop replet, trop bien nourri et il abandonne le Dieu qui l’a formé, et il méprise son Rocher tutélaire ! Ils l’irritent par des cultes étrangers ; ils l’outragent par leurs abominations. [...] À cette vue, le Seigneur s’est indigné ; ainsi outragé par ses fils, par ses filles, Il a dit : Je veux leur dérober ma face, je verrai ce que sera leur avenir ; car c’est une race aux voies obliques, des enfants sans loyauté. [...] Oui, un feu s’est allumé dans ma colère, dévorant jusqu’aux profondeurs de l’Abîme ; il a consumé la terre et ses productions, embrasé les fondements des montagnes. J’entasserai sur eux tous les malheurs, contre eux j’épuiserai mes flèches. Exténués par la famine, dévorés par la fièvre et des pestes meurtrières, j’exciterai contre eux la dent des carnassiers, et le venin brûlant des reptiles. »32

32

Dt. 32:15-24.

39

Ce chant prophétique culmine dans une sombre vision de l’Histoire d’Israël, qui attire sur lui, par ses propres fautes, la colère et la vindicte divine. L’expression « Dieu de colère », que les chrétiens appliquent au Dieu d’Israël, reçoit ici un sens extrême. L’Histoire d’Israël semble vouée par avance au cercle de la faute et des malheurs qui la suivent, en juste châtiment de la faute. Nul retournement n’arrache le peuple fautif à ce cercle. Serions-nous ici proche d’une pensée du Fatum ? La Torah s’inclinerait-elle ici devant à loi de la tragédie grecque ? Si ce chant peut prêter le flanc à une telle hypothèse, les paroles de Moïse qui le suivent immédiatement contribuent à nous détromper : « Il leur dit : “Prenez à cœur toutes les paroles par lesquelles je vous admoneste en ce jour, et que vous devez recommander à vos enfants pour qu’ils observent avec soin toutes les paroles de cet Enseignement (Torah). Car ce n’est pas pour vous chose indifférente, c’est votre existence même ! Et c’est par ce moyen seul que vous obtiendrez de longs jours sur cette terre, pour la possession de laquelle vous allez passer le Jourdain.”33

Le retournement attendu, celui de la première séquence du Deutéronome, a lieu ici. Certes, les malheurs s’abattront sur Israël du fait de leurs fautes, de leur corruption morale et religieuse, mais il ne s’agit nullement d’une fatalité, fatalité qui contredit par ailleurs l’enseignement fondamental de la Torah, laquelle place toujours l’homme devant un choix Le chant est un avertissement, des paroles d’admonestation. En vérité, le peuple d’Israël peut toujours, à tout moment de son existence, se ressaisir et revenir vers Dieu en “observant avec soin toutes les paroles de cet Enseignement.” C’est alors qu’il atteindra une vie bienheureuse et stable – de “longs jours” - sur sa terre. Abstraction faite de la doctrine du mérite et de la punition 33

Dt. 32:46-47.

40

qui est impliquée ici, qu’il est facile de contester, nous importe le retournement qui s’esquisse dans ces versets : la Torah ne saurait s’achever par une prophétie de malheur. Elle laisse la porte ouverte au retournement d’Israël vers son Dieu. Cette structure du malheur et du retournement sera la matrice de la vision historique des prophètes d’Israël, qui seront tous hantés par une certaine vision de la « suite/fin des jours ». 3. La littérature prophétique : véritable naissance du messianisme ?

Selon une vue devenue courante, le messianisme naît véritablement avec les prophètes hébraïques. Toutefois, cette idée est issue de la représentation chrétienne du messianisme, et non du judaïsme lui-même. Certes, c’est avec les prophètes que la littérature biblique se fait le plus souvent annonce de l’avenir, vision d’un temps futur. Toutefois, c’est uniquement pour les chrétiens que cette annonce est rivée à la prophétie de “celui qui vient”, comme la formule apparaît à deux reprises dans les Évangiles.34 Cette question est au cœur du différend judéochrétien : tandis que les chrétiens lisent les prophètes les yeux tournés vers un avenir encore indéterminé, qui se cristallise selon eux dans l’apparition de Jésus comme Christ, à savoir comme le Messie-Sauveur, les Juifs inscrivent les prophètes dans l’ensemble du corpus biblique hébraïque.35 Ainsi, loin d’annoncer un quelconque homme 34

Cf. Matthieu, 11:3, et Luc, 7:20. Il nous importe de préciser notre position dans ce différend. Si nos analyses portent sut le messianisme juif, la question du messianisme chrétien et de la christologie s’imposent à nous comme un effet majeur de ce messianisme, et le lieu de sa scission en deux types distincts. Ajoutons donc quelques mots en guise d’éclaircissements. Le messianisme chrétien est apparu d’abord comme une forme de 35

41

à venir, les livres prophétiques entretiendraient avant tout un dialogue avec le Pentateuque. Les prophètes s’inscriraient ainsi dans le sillage de Moïse et du récit de l’Histoire d’Israël depuis ses commencements. Toutefois, il est indéniable que les prophètes ont introduit dans le texte biblique une tonalité nouvelle, une approche inédite, plus intense, de l’historicité. Vivant dans un temps fait de catastrophes passées ou qui se profilent à l’horizon, puisqu’ils sont contemporains, à quelques années près, des événements qui allaient conduire Israël au premier exil, ils éprouvent ces malheurs de l’intérieur, dans leur chair si on peut dire. Toutefois, ces malheurs ne sont jamais, aux yeux des prophètes, des événements venus de l’extérieur, comme une fatalité inéluctable ; ils se rattachent toujours à l’existence morale d’Israël. L’avenir sera fait de ce qu’auront décidé les enfants d’Israël : feront-ils repentance, et Dieu les sauvera des malheurs qui s’amoncellent déjà ; sinon, ils seront les victimes des coups qu’il leur réserve. La Midrash sur le texte prophétique hébraïque, midrash né à l’occasion de certains partis-pris de la traduction de la Septante, qui visent à personnaliser certains passages des prophètes. Voir à ce propos, Mireille Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, op.cit., p.133-136; David Flusser, Jewish early sources in early Christianity, NY: Adama Books, "The Midrash and the New Testament", p.61-66. Mais l’apôtre Paul, dans ses épîtres, franchit un pas supplémentaire, au-delà même du messianisme juif, en substituant à la lettre de la Torah un homme de chair et de sang, incarnation de Dieu. A un Dieu qui donne la lettre, il substitue un Dieu qui s’incarne en une chair qui remplace la lettre. Or, dans le messianisme juif, le Messie ne vient jamais se substituer au texte de la Torah. Le débat sur le statut du christianisme entre hellénisme et judaïsme est trop vaste pour qu’on puisse l’ouvrir ici. Notons simplement que, dans les années 1980 du siècle dernier, Jacob Taubes à rouvert la question de l’identité de l’apôtre Paul, entre messianisme juif et chrétien. Cf. son La théologie politique de Paul, Paris: Seuil, 1999 (1993 pour l’édition originale en allemand, mais le séminaire lui-même a été tenu en 1987). Voir aussi: Jean-François Lyotard, "D’un trait d’union" (1992), in: Misère de la philosophie, Paris: Galilée, 2000.

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logique historique est inéluctablement associée par les prophètes à l’existence morale.36 Si les prophètes ne font que redire en l’approfondissant un enseignement de Moïse, ils en font désormais le centre de leur parole, entièrement axée sur l’historicité d’Israël. En ce sens, il nous faut lire le messianisme des prophètes dans la continuité directe de celui de Moïse, en soulignant toutefois les infléchissements, les accents nouveaux. Nous avons vu que le messianisme de Moïse, au livre du Deutéronome, culmine dans l’évocation de deux faces d’un temps indéterminé, face claire ou face sombre. Les enfants d’Israël connaîtront des malheurs dans l’avenir ; or, soit ils se retourneront alors vers Dieu – face claire de la “suite des temps” – soit ces malheurs seront le dernier mot de l’Histoire – face sombre. Cette prophétie de Moïse n’est que le premier stade des prophéties de la fin ou de la suite des temps. Celles-ci seront la substance de bon nombre de discours adressés à Israël par leurs Prophètes. Scholem a pu ainsi prétendre que les livres prophétiques constituaient la véritable naissance du messianisme : « Il est évident, et cela n’appelle pas de justification, que le messianisme s’est fait jour, non pas comme la révélation abstraite de l’espoir et de la rédemption, mais sous l’influence de circonstances historiques très déterminées. Les annonces des prophètes bibliques sont l’expression de la révélation mais tout autant des souffrances et du désespoir de ceux auxquels ils s’adressaient. Elles ont été prononcées et sans cesse renouvelées dans des situations

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Ce trait a fortement été souligné par André Neher, ici à propos d’Amos: « La vie est à portée de mains autant que la mort. Le destin présente non pas un arrêt inflexible, mais un choix. Le malheur peut être écarté au prix d’une option. » (L’essence du prophétisme, Paris: Calmann-Lévy, 1955, 1972, 1983, p.196). Au 20e siècle, Heschel, Buber et Neher ont profondément renouvelé l’étude de la pensée prophétique.

43

où la fin, perçue comme imminente, était éprouvée comme pouvant arriver à tout instant. »37

Il s’agit de la thèse de l’historien Scholem sur le messianisme, selon laquelle ce dernier “naît toujours d’une frustration historique, il apparaît, dans la conscience collective, comme la réparation d’une perte, comme une promesse utopique destinée à compenser le malheur actuel.”38 Voilà pour le contexte historique de la naissance du messianisme chez les prophètes. Il nous importait de le mentionner, bien que notre étude se limite uniquement au plan textuel et philosophique, et non historique. Nous sommes ici à la recherche des contours et de la cohérence de l’idée messianique à travers certains signifiants bibliques majeurs. Or, nous avons vu jusqu’ici que les deux signifiants bibliques qui font signe vers l’idée messianique sont le syntagme “suite/fin des jours” d’un côté, et l’homme “oint”, qui est d’abord le prêtre puis le roi, de l’autre. Si l’on se tourne vers la littérature prophétique, ce qui frappe d’emblée est que l’expression “suite/fin des jours” y est très répandue, tandis que “l’homme oint” (mashiah) n’apparaît pour ainsi dire jamais.39 Le syntagme “aharit hayamim”, qu’on trouve par exemple en Isaïe 2, en Jérémie 23, 30, 48, 49, en Ezéchiel 38, en Osée 3, en Michée 4, vient toujours connoter une ample vision messianique d’un âge à venir. Elle est accompagnée parfois de l’expression très proche akharit hachanim (“suite des années”), en Ezéchiel 38, ou 37

Gershom Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.27-28. Et Stéphane Mosès précisera: « Dès l’origine, les visions eschatologiques des prophètes d’Israël surgissent sur le fond d’une série de catastrophes nationales: Isaïe prophétise sur l’horizon de la destruction du royaume d’Israël par les Assyriens, Jérémie et Ezéchiel à partir de l’écroulement du royaume de Juda et de l’exil bablylonien. », L’ange de l’Histoire - Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris: Seuil, 1992, p.188. 38 Stéphane Mosès, L’ange de l’Histoire, op.cit., p.188. 39 À l’exception d’Isaïe 45 et de Habacuc 3.

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encore des expressions hiné yamim ba’im (“voici que des jours arrivent”), en Jérémie 30, et surtout de l’expression bayom ha’hou (“en ce jour-là”), expression qui scande littéralement les écrits prophétiques. Que signifient ces expressions ? Comment en restituer le sens dans l’économie du texte biblique ? Ces expressions indiquent immédiatement que le messianisme prophétique s’exprime par une vision d’un âge à avenir, et non par l’attente d’une quelconque figure humaine. Ces visions se donnent d’abord comme de puissances évocations d’un temps totalement empreint de paix et d’harmonie, comme dans le cas d’Isaïe, qui parle d’un temps – la suite/fin des temps », où « Dieu sera un arbitre entre les nations et le précepteur de peuples nombreux ; ceux-ci alors de leurs glaives forgeront des socs de charrue et de leurs lances des serpettes : un peuple ne tirera plus l’épée contre un autre peuple, et on n’apprendra plus l’art des combats. »40 Par cette évocation, Isaïe invente littéralement le genre de l’utopie, d’une cité purement imaginaire élaborée dans l’esprit de son auteur. L’utopie repose d’abord sur la paix. Isaïe trace ici les contours d’une paix perpétuelle, fondée sur l’abandon de toute force, de tout esprit de domination. Mais la paix ne saurait survenir à la faveur d’un hasard, elle présuppose le retournement des peuples dans leur ensemble vers Dieu : Révélation que reçut Isaïe, fils d’Amoç, sur Juda et Jérusalem : il arrivera, à la fin des temps (be’aharit hayamim : à la suite/fin de jours), que la montagne de la maison du Seigneur sera affermie sur la cime des montagnes et se dressera au-dessus des collines, et toutes les nations y afflueront. Et nombre de peuples iront en disant : « Or ça, gravissons la montagne de l’Éternel pour gagner la maison de Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies et que nous puissions suivre ses 40

Is 2:4.

45

sentiers, car c’est de Sion que sort la Torah et de Jérusalem, la parole du Seigneur. »41

Il est un élément entièrement nouveau dans cette vision messianique : le rôle des Nations. En effet, jusqu’ici, les évocations de la suite/fin des jours chez Jacob, Bala’am ou Moïse donnaient le rôle actif à Israël : c’est le peuple d’Israël qui allait connaître des malheurs et se retournait vers son Dieu à la fin des jours, c’est lui qui allait l’emporter sur les Nations, dans la prophétie de Bala’am, tout comme la prophétie de Jacob sur Juda gravitait autour de la royauté d’Israël à l’avenir, dont Juda était porteur. Ici, la vision d’Isaïe porte sur les « peuples » eux-mêmes, qui sont les agents actifs de cette prophétie. Ce sont eux qui prennent l’initiative de « gravir la montagne de l’Éternel pour gagner la maison du Dieu de Jacob. » Le retournement est donc le fait des Nations. Dans la prophétie messianique de Moïse, celles-ci n’avaient aucun rôle actif dans les événements de la fin de l’Histoire. Ici, la fin de l’Histoire signifie le retournement des Nations vers le Dieu d’Israël, la reconnaissance du message – des « voies » (drakhav : « ses chemins ») – de la Torah divine qui « sort de Jérusalem ». Le messianisme se fait ici universalisme. Certes, Israël reste au centre du drame eschatologique, puisque la prophétie parle du « Dieu de Jacob », de Sion et de Jérusalem, mais c’est aux Nations qu’il appartient de réaliser le pas décisif qui mène à ces temps de la fin, qui sont des temps de paix et d’harmonie. Dans la vision de l’utopie messianique, Isaïe s’adresse ici aux Nations et non à Israël, puisque c’est l’initiative des Nations qui est ici le moteur de l’avènement de l’âge d’or espéré. Ces lignes illustrent à n’en pas douter une certaine idée messianique telle qu’elle se fait jour chez les prophètes. Certes, cette vision est particulièrement épurée. En Isaïe lui41

Is 2:1-3.

46

même, d’autres visions, moins harmonieuses, appellent une violence incontestable, à l’origine de l’idée moderne considérant les prophètes comme les ancêtres des révolutionnaires, qu’ils soient socialistes ou anarchistes.42 Ainsi, Isaïe peut s’écrier : « Car je vais punir le globe de ses méfaits et les méchants de leur crime ; je vais faire cesser l’orgueil des insolents, humilier l’arrogance des puissants. »

Ou encore : « L’Eternel a brisé le bâton des méchants, le sceptre des despotes. »43

Ce qui reconduit à la dimension intrinsèquement morale de la prophétie hébraïque, qui traverse l’ensemble de la littérature prophétique, indépendamment des visions messianiques. Si l’on s’en tient aux prophéties messianiques, le cas d’Isaïe est loin d’être isolé. En vérité, la présence des Nations traverse de bout en bout la littérature prophétique, qui conçoit toujours Israël au milieu des peuples qui l’entourent, et non isolément. Le prophète Amos, par exemple, commence par s’adresser aux peuples de la région d’Israël – Damas, Gaza, Tyr, Edom, Moab –

42

Cette idée fait partie des lieux-communs de l’idéologie politique moderne. On la trouve chez des antisémites français comme Charles Maurras, chef de file de L’Action Française. Sur un autre plan, le sociologue allemand Max Weber écrit que "toute l’attitude envers la vie du judaïsme biblique est déterminé par la conception d’une révolution future d’ordre politique et sociale sous la conduite de Dieu." Voir: Max Weber, Le judaïsme antique, Paris: Plon, 1970, p.20, in: Michaël Löwy, Rédemption et Utopie – Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris: PUF, 1988, p.22-23. Nous reviendrons sur le messianisme dans la pensée du 20e siècle dans notre dernier chapitre: "Héritages messianique au 20e siècle." 43 Is 13:11, 14:5. Sur l’influence des prophètes sur le socialisme et l’anarchisme moderne, voir: Michaël Löwy, Rédemption et Utopie, op.cit.

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avant de se tourner vers les royaumes de Juda et d’Israël.44 Aussi les visions messianiques des prophètes incluent-elles le plus souvent les Nations dans leur vision de la fin de l’Histoire. Celle-ci est tissée de vastes fresques guerrières, comme dans les chapitres 38 et 39 d’Ezéchiel sur la guerre de Gog, roi du pays de Magog. Il est instructif de comparer l’utopie peinte par Isaïe avec le tableau brossé par Zacharie. Là encore, le texte met en scène la guerre des Nations rassemblées autour de Jérusalem : « Voici venir un jour, de par l’Eternel, où tes dépouilles seront partagées dans tes murs. Je rassemblerai tous les peuples autour de Jérusalem pour lui faire la guerre : la ville sera prise, les maisons pillées, les femmes violentées. La moitié de la ville ira en exil, mais le reste de la population ne sera point arraché de la ville. Alors l’Éternel s’en viendra guerroyer contre ces peuples, comme jadis il guerroya au jour de la bataille. Ce jour-là, ses pieds se poseront sur la montagne des Oliviers – qui est en avant de Jérusalem, à l’Orient – et la montagne des Oliviers se fendra par le milieu ; de l’Est à l’Ouest, formant une gorge immense ; une moitié de la montagne reculera vers le Nord, l’autre vers le Sud. Et vous fuirez cette gorge de montagnes [...] Toutefois, l’Éternel, mon Dieu, interviendra, tous ses saints seront avec toi. Or, à cette époque, ce ne sera plus une lumière rare et terne. Ce sera un jour unique – Dieu seul le connaît – où il ne fera ni jour ni nuit, et c’est au moment du soir que paraîtra la lumière. [...] L’Éternel sera roi de toute la terre ; en ce jour, l’Eternel sera un et unique sera son nom. [...] Or, voici de quelle plaie l’Eternel frappera tous les peuples qui auront fait campagne contre Jérusalem : leur chair se décomposera, en étant encore sur pied, leurs yeux s’useront dans leur orbite, et leur langue pourrira dans leur bouche. En ce jour, régnera parmi eux une grande perturbation de par l’Éternel ; l’un saisira la main de 44

Cf. Am1, 2.

48

l’autre, et la main de celui-ci s’élèvera contre la main de l’autre. Juda lui-même se battra contre Jérusalem, et autour d’elle s’amoncellera la richesse de tous les peuples – or, argent et vêtements en quantité immense. Une plaie atteindra chevaux, mulets, chameaux et ânes, tout le bétail qui se trouvera dans ces camps – une plaie toute pareille à celle-là. Et quiconque aura survécu parmi tous les peuples qui seront venus contre Jérusalem, se rendra chaque année pour se prosterner devant le Roi, l’Eternel-Cebaot, et pour célébrer la fête des tentes (Soukkot). Et celle des familles de la terre qui n’irait pas à Jérusalem pour se prosterner devant le Roi, l’Eternel-Cebaot, celle-là ne sera pas favorisée par la pluie. »45

Ce texte nous accorde une vision typique de l’âge messianique telle que la dépeignent les prophètes. Il s’agit d’un « jour » (yom) terrible et gros de menaces. Ici, en apparence, nous sommes aux antipodes de l’utopie pacifiste du deuxième chapitre d’Isaïe : il s’agit d’une scène de guerre d’une rare violence. Les Nations se rassemblent autour de Jérusalem pour la détruire, en vue de mettre fin une fois pour toutes à l’existence d’Israël. Ces scènes sont courantes chez les prophètes, qui sont les témoins des malheurs qui s’abattent sur Jérusalem et des attaques auxquelles elle fait face de la part des peuples environnants. Ici, il s’agit d’une véritable conflagration universelle, et même cosmique, puisque les cieux et la terre seront euxmêmes bouleversés par ce « jour » apocalyptique. Personne ne sera épargné, et la guerre s’étendra même au sein du peuple d’Israël lui-même – « Juda lui-même se battra contre Jérusalem. ». Mais cette conflagration universelle n’a qu’une seule finalité, aux yeux du prophète : faire régner Dieu et son Nom un sur la terre. Par cette violence hors du commun, l’ensemble des peuples prendront conscience de la souveraineté divine, qui fait et défait les armées les plus 45

Zach 14.

49

puissantes. C’est ainsi que la fin de cette prophétie nous conduit à un retournement des Nations elles-mêmes. Celles qui auront survécu au massacre de ce jour de colère se tourneront vers Dieu et viendront « se prosterner devant le Roi, l’Eternel-Cebaot. » Nous retrouvons donc à la fin de ce texte l’image d’Isaïe, selon laquelle les Nations feront le pèlerinage à Jérusalem. Mais ce pèlerinage annuel est, pour Zacharie, la dure leçon de la guerre universelle qui l’a précédé, comme une résignation devant la défaite. C’est seulement par dépit, une fois vaincues devant Jérusalem, que les Nations se rendent à la vérité du Dieu-Un. Comme s’il fallait passer par l’épreuve d’une violence démesurée pour parvenir à ce point de reconnaissance. Celle-ci est une soumission à la force invincible de Dieu. La puissance divine se fait sentir même après la bataille apocalyptique, dans la mesure où la nation qui ne viendrait pas se prosterner à Jérusalem sera châtiée. Ici, Dieu se fait si puissant que le peuple d’Israël disparaît derrière son Dieu. La victoire, en ce jour, est entièrement divine, elle ne fait pas intervenir le peuple. Reste la question qui nous accompagne dans cette exploration du messianisme dans le texte biblique : le messianisme est-il présenté comme l’attente d’un homme ou celle d’un âge à venir ? Nos conclusions nous portent, dans notre étude du prophétisme jusqu’ici, à incliner vers la seconde option. Toutefois, on trouve malgré tout quelques expressions d’une image personnelle du Messie dans les prophètes, expressions dans lesquelles les chrétiens ont perçu l’annonce de Jésus, et les Juifs l’image d’un Messie à venir. Ainsi, l’image la plus célèbre, du moins pour les Juifs, est celle de Zacharie :

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« Réjouis-toi fort, fille de Sion, jubile, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi, juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur le petit de l’ânesse. »46

Cette image paradoxale et haute en couleur d’un « roi monté sur un âne » est-elle celle du Messie ? Le texte ne le dit nullement, mais si on se souvient que le texte biblique avait associé le roi à l’onction, on comprendra que cette image ait nourri les attentes messianiques, à la fois chez les Juifs et les Chrétiens. Toutefois, les images personnelles d’un homme qui viendra sauver l’humanité sont extrêmement rares chez les prophètes, et elles s’accompagnent le plus souvent d’une vision messianique où l’homme providentiel s’efface devant l’âge à venir.47 Une célèbre vision d’Isaïe met en lumière une certaine ambivalence à cet égard : « Or, un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton poussera de ses racines. Et sur lui reposera l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu. Animé ainsi de la crainte de Dieu, il ne jugera point selon ce que ses yeux croiront voir, il ne décidera pas selon ce que ses oreilles auront entendu. Mais il jugera les faibles avec justice, il rendra des arrêts équitables en faveur des humbles du pays ; du sceptre de sa parole il frappera les violents et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la loyauté l’écharpe de ses flancs. Alors le loup habitera avec 46

Zach 9:9. Le chapitre 53 d’Isaïe est une notable exception, que les commentaires juifs interprètent comme une métaphore du peuple d’Israël. On sait que cette question est particulièrement épineuse, puisque l’ensemble de la lecture chrétienne des prophètes hébraïques s’appuie précisément sur ces passages, qui deviennent dans cette opération les « sommets » incontournables de la littérature prophétique. Mais rien n’en fait, a priori, des textes privilégiés dans cette littérature. Le christianisme a incontestablement infléchi les textes prophétiques dans le sens d’un messianisme personnel. 47

51

la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau et bélier vivront ensemble, et un jeune enfant les conduira. [...] Plus de méfaits, plus de violence sur toute ma sainte montagne, car la terre sera pleine de la connaissance de Dieu, comme l’eau abonde dans le lit des mers. En ce jour-là, il y aura un rejeton de Jessé, qui se dressera comme la bannière des peuples ; les nations se tourneront vers lui, et sa résidence sera entourée de gloire. En ce jour-là, le Seigneur étendra une seconde fois la main pour reprendre possession du reste de son peuple, qui aura échappé à l’Assyrie, à l’Égypte, à Patros, à Kouch, à Elam, à Senaar, à Hamat et aux îles de la mer. Il lèvera la main vers les nations pour recueillir les exilés d’Israël et rassembler les débris épars de Juda des quatre coins de la terre. Alors cessera la rivalité d’Ephraïm et les haineux dans Juda disparaîtront : Ephraïm ne jalousera plus Juda, et Juda ne sera plus hostile à Ephraïm. »48

Ce chapitre commence par évoquer une figure humaine – le « rameau » (hoter) et une « souche » (netzer) de Jessé, sur qui « reposera l’esprit du Seigneur » – mais la suite du passage se polarise entièrement sur les traits censés peindre un âge futur, âge aux traits qui rappellent ceux de l’utopie d’Isaïe 2 : il s’agit d’une époque de paix et d’harmonie dans laquelle aucune créature ne cherchera à nuire à une autre. Plus encore : cet âge d’or futur culminera dans le désir de connaissance qui saisira alors les hommes, cette « connaissance de Dieu » qui finira par emplir la terre. Dans la seconde partie de la prophétie, ce n’est plus un homme qui se tient au centre de cet âge de paix, mais Dieu lui-même (« En ce jour-là, le Seigneur étendra... »), ce qui renforce notre thèse selon laquelle la figure personnelle se tient ici en retrait par rapport à la description de l’époque future. Il serait fastidieux de recenser l’ensemble des passages relatifs au messianisme chez les Prophètes. Ils sont à la 48

Is 11:1-13.

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source de l’idée selon laquelle les prophètes donnent naissance à l’idée messianique. Toutefois, nous pouvons désormais préciser : cette idée se donne chez les prophètes comme l’évocation d’un âge futur, où la figure humaine d’un rédempteur est soit absente, soit fugitive, au point qu’on peut parler ici d’un messianisme sans Messie. Cette thèse est corroborée par le fait que le terme d’onction, dont on a vu qu’il préparait l’idée d’un roi -Messie, disparaît quasiment de la littérature prophétique. Les lectures chrétiennes ont dû faire preuve d’une impressionnante virtuosité exégétique pour retrouver Jésus derrière les versets des prophètes, et ce dans la mesure où les prophètes se soucient fort peu de la figure personnelle du Messie.49 Même lorsqu’il apparaît, ses traits restent pour le moins vagues et indistincts, en comparaison avec les descriptions hautes en couleur de l’âge d’or à venir. 4. Le Livre de Daniel : littérature messianique ou apocalyptique ?

Le livre de Daniel, qui appartient à la partie biblique intitulée les « Hagiographes », ou Qetouvim (en hébreu : les écrits) est généralement considéré comme une étape décisive dans l’élaboration de l’idée messianique, aussi bien juive que chrétienne.50 En effet, les Évangiles y voient 49

Précisément, Isaïe 53 est une exception notoire, qui confirme la règle! 50 Cette proposition sera discutée plus loin. Selon Mireille HadasLebel, le livre de Daniel, serait « la seule apocalypse canonique », dont la rédaction serait tardive, « vers -167 ». Il s’agirait de la "première manifestation" du "courant apocalyptique" dans le judaïsme, courant dont les prolongements furent essentiellement chrétiens, comme on sait. Voir: Mireille Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Paris: Cerf, 1990, p.387-391. Scholem lui aussi place le livre de Daniel aux côtés de livres apocalyptiques qui ne sont pas entrés dans le canon biblique: les deux livres d’Hénoch, le 4e livre

53

l’une des sources les plus manifestes de l’annonce de Jésus, tandis que les maîtres d’Israël en ont fait la référence majeure dans leur conception historiosophique messianique. En ce sens, par cette double influence, il s’agit d’un livre exceptionnel dans le canon biblique, au statut absolument hors-norme. Ce statut tient d’abord à sa langue : c’est le seul, de tous les livres bibliques, à être écrit presque entièrement en araméen, et non en hébreu. Cette particularité est due en partie au fait qu’il relate les événements survenus à la Cour de Nabuchodonosor, roi de Babel, où la langue parlée était l’araméen. Nous y rencontrons Daniel et ses trois compagnons, Hanania, Misaël et Azaria, déportés de Judée vers Babylone à la suite de la destruction du Premier Temple de Jérusalem. Mais la singularité de ce livre tient surtout à son style visionnaire, aux expressions inédites qui y sont employées, et qui témoignent d’une nouvelle pensée de l’Histoire, et notamment d’une fin de l’Histoire toujours accompagnée d’événements catastrophiques. Cette pensée sera désignée, dans la littérature chrétienne, du nom d’apocalypse. Nous aurons à en saisir la teneur. Concrètement, le livre de Daniel, à partir du chapitre 2, relate une suite de visions et de songes, d’abord apparus au roi de Babylone, puis à Daniel lui-même, qui se charge d’en transmettre la signification, assumant ainsi la double fonction de visionnaire et d’interprète des songes. En ce sens, Daniel fait écho au personnage de Joseph, fils de Jacob. Comme Joseph, Daniel est un être de songes, et comme Joseph, il est doué du don de l’interprétation des rêves et des visions. Mais à la différence des songes de Joseph, ces songes esquissent le plan d’une Histoire possédant les traits essentiels de l’Histoire telle qu’on l’entend généralement :

d’Esdras, l’Apocalypse de Baruch, ou les Testaments des douze Patriarches. Voir: Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.28. .

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la succession temporelle, la rivalité politique entre plusieurs grands royaumes, et une fin annoncée très explicitement. Il importe de commencer par poser les termes du débat dont ce livre est l’enjeu. Il met face à face deux thèses sur la relation entre apocalypse et messianisme. La première est de Scholem, qui écrit : « Chaque fois qu’il y eut dans le monde juif des attentes messianiques intenses, en particulier dans le judaïsme médiéval, si attaché qu’il fût à la Halakha, elles eurent toujours un lien très étroit avec les courants apocalyptiques. Le messianique est à la fois contenu de foi religieuse et attente vive, intense. Une apocalypse est une vision qui résulte d’une attente messianique intense. »51

La seconde est de Joseph Dan, l’un des chercheurs importants dans le domaine de la Kabbale après Scholem : « Daniel est celui qui a accordé à l’apocalypse ses dimensions cosmiques. Elle ne s’occupe pas du destin de quelqu’un en particulier, ni d’un peuple ou d’une terre, mais elle circonscrit le monde entier. Elle dévoile le rythme interne de l’évolution historique et révèle à chaque étape le noyau de l’étape suivante, et la suite de l’enchaînement des choses en vue de la fin ultime, allant jusqu’à fixer une date – obscure à déchiffrer – à laquelle les choses parviendront à leur entière révélation. Trois éléments sont absents de cette description : le messianisme, la mystique, et l’action humaine, qui ne trouve aucune place ici. »52

Ces deux thèses présentent deux vues contradictoires sur la relation entre apocalypse et messianisme. Scholem considère l’apocalypse et le messianisme ensemble, dans une continuité qui en fait deux conceptions proches, puisque la définition même qu’il donne de l’apocalypse la 51

Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.27. Dan, L’apocalypse, jadis et aujourd’hui (Apoqalipsa az ve’ahchav), en hébreu, Tel Aviv: Yédiot A’haronot, 2000, p.29; nous traduisons. 52

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réfère à une « vision qui résulte d’une attente messianique intense » ; quant à Dan, il décèle une différence majeure, voire une opposition, entre les deux, puisqu’il soutient que dans l’apocalypse de Daniel, aucune place n’est faite au messianisme. Mais qu’entend Dan par messianisme ? Il l’écrit immédiatement à la suite, en nuançant quelque peu sa thèse : « Par absence de messianisme, nous entendons le fait que la figure du Rédempteur envoyé aux hommes spécialement par le Ciel, ce Rédempteur qui mène l’Histoire à son accomplissement final, ne se trouve pas au cœur de ce livre. Il se peut qu’une telle figure soit mentionnée par allusion à d’autres endroits de l’apocalypse de Daniel (par exemple au chapitre 7). »53

En posant ces deux thèses très affirmées l’une en face de l’autre, nous sommes confrontés d’emblée à l’enjeu immense que constitue le livre de Daniel dans notre questionnement, et qui tient aussi à son positionnement au carrefour de plusieurs traditions. S’agit-il d’un livre messianique, évoquant un Messie personnel, comme l’ont interprété à la fois les Évangiles et de nombreux commentateurs juifs importants, dont Rachi, ou alors d’une littérature apocalyptique qui ignore toute considération messianique au sens où l’entend Dan, celui de l’attente d’un Rédempteur ? Mais est-il possible de séparer aussi nettement messianisme et apocalyptique ? Précisément, n’avons-nous pas montré que la première ébauche d’une vision messianique élaborée par les prophètes se passe généralement de la figure d’un Rédempteur ? Les prophètes n’évoquent-ils pas un « âge messianique », pour user d’une terminologie plus tardive, à travers une forme de vision paradisiaque de paix et de justice, sans nécessairement la rattacher à la figure humaine d’un Rédempteur ? Or, Dan 53

Ibid.

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semble limiter le messianisme à l’attente d’un homme providentiel, méconnaissant la complexité de l’idée messianique. De ce point de vue, la thèse de Scholem, qui refuse de séparer nettement l’apocalypse et le messianisme, tout en les distinguant, nous apparaît plus nuancée, plus fidèle à la richesse que porte en elle l’idée messianique.54 En effet, malgré les différences incontestables entre les deux littératures, la messianique et l’apocalyptique, il est sans doute impossible de penser le messianisme sans une vision apocalyptique. Quoi qu’il en soit, ces questions président à notre étude du livre de Daniel. On l’a dit, ce livre s’articule autour de deux visions saisissantes qui proposent une nouvelle lecture de l’Histoire, ou plutôt ce qu’on pourrait appeler une 54

Dans les premières pages de son article, Scholem trace les lignes qui distinguent messianisme et apocalyptique, écrivant: « La révélation que Dieu communique au voyant n’est plus ici celle d’événements particuliers de la fin de l’histoire. Les auteurs d’Apocalypses considèrent tout le cours de l’histoire, de son commencement jusqu’à sa fin, et ce sur quoi ils insistent particulièrement est la venue du nouvel éon qui doit se manifester et régner dans le temps messianique. […] Comme tous ceux qui ont étudié les Apocalypses l’ont remarqué, on assiste ici à la formation d’une eschatologie nouvelle, dont le contenu va au-delà des anciennes prophéties. Osée, Amos et Isaïe ne connaissaient qu’un monde, dans lequel tous les événements se produisent, y compris les grands événements de la fin des temps. Leur eschatologie est de caractère national; elle parle du rétablissement de la maison de David, alors en ruines, et de la gloire future d’un Israël revenu à Dieu; elle parle d’une paix perpétuelle, du retour de toutes les nations vers le Dieu unique d’Israël et de leur rejet des cultes païens et idolâtres. Dans les Apocalypses, il est question par contre de deux éons, qui se suivent l’un après l’autre et se tiennent dans un rapport antithétique: le monde présent et le monde avenir, le règne des ténèbres et le règne de la lumière. L’antithèse nationale entre Israël et les Nations s’élargit en antithèse cosmique. » (Sholem, op.cit., p.28-30). Autre façon de dire qu’entre messianisme et apocalypse, s’il y a réelle distinction, il n’y a pas de rupture franche. Le courant apocalyptique nait du sein de la littérature prophétique, dont il accentue et radicalise certains traits.

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historiosophie inédite dans la tradition juive. Mais le livre dans son ensemble, et surtout dans sa seconde moitié, est profondément habité par des visions de la fin de l’Histoire, ce « temps de la fin » (« et qetz), expression qui revient à plusieurs occurrences. De sorte que cette vision de la fin de l’Histoire donne au livre son unité et sa cohérence interne. Commençons par les deux visions des chapitres 2 et 7. Elles se déroulent toutes deux selon un rythme quaternaire, où un cinquième moment vient mettre fin aux quatre étapes de l’Histoire. Dans la première vision, un songe du roi que Daniel décrit et interprète à la fois, il s’agit d’« une statue dont la tête était d’or fin, la poitrine et les bras d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer, et les pieds en partie de fer et en partie d’argile. »55 Voilà pour le schéma quaternaire. Or, cette vision s’accomplit dans un cinquième moment : « Tu la regardais, quand une pierre, se détachant sans l’intervention d’aucune main, vint frapper les pieds qui étaient de fer et d’argile et les broya. Alors, du même coup, furent broyés le fer, l’argile, l’argent et l’or ; ils devinrent comme la balle qui s’envole des aires de blé, et furent emportés par le vent, sans qu’il en resta aucun vestige ; mais la pierre qui avait frappé la statue se changea en une grande montagne et remplit toute la terre. »56

Ce songe obscur, explicité par Daniel comme faisant référence à quatre empires, plus puissants les uns que les autres, et détruits finalement par cette mystérieuse pierre, est complété par la vision de Daniel lui-même, qui entrevoit « quatre bêtes énormes » surgissant « du fond de la mer ». La première est semblable à un lion, la seconde à un ours, et la troisième à « une panthère, qui avait sur le dos quatre

55 56

Dan 2:32-33. Dan 2-34-35.

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ailes d’oiseau ». Or, la quatrième est la plus extraordinaire, et appelle les descriptions les plus amples : « Voilà une quatrième bête, formidable, terrifiante et extrêmement vigoureuse ; elle avait de puissantes dents de fer, elle dévorait et broyait ; ce qu’elle laissait, elle le foulait aux pieds. Elle différait de toutes les bêtes qui l’avaient précédée et était munie de dix cornes. »57

Voilà donc un double schéma quaternaire, relatant deux visions qui se prêtent à de multiples interprétations allégoriques. Daniel lui-même en donnera une lecture précise, proposant à leur sujet une véritable esquisse de l’Histoire universelle qui s’achève dans une dimension eschatologique. Dans les deux cas, il s’agit selon lui de « quatre rois qui s’élèveront sur la terre »,58 où on peut voir une gradation qui culmine dans le quatrième royaume, sans doute le plus puissant et le plus terrifiant. Daniel est donc le père du schéma quaternaire des quatre royaumes ou des quatre Empires, qui connaîtra de nombreuses versions et deviendra un topos classique de la littérature rabbinique, avant de nourrir les multiples historiosophies modernes, du Maharal de Prague à Hegel. On sait que les rabbins du Talmud, vivant sous la domination romaine, ont fini par identifier le quatrième Empire à l’Empire romain, nommé « L’empire de la perversité » (malkhout ha’rich’a), le plus puissant comme le plus cruel de tous.59 Mais à s’en tenir à l’idée messianique, ce qui importe est plutôt l’accomplissement de cette vision dans un cinquième royaume, qui rompt brutalement cette succession et se donne comme un royaume autre, se situant dans un autre ordre que les autres :

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Dan 7:7. Dan 7:17. 59 Voir: Mireille Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, op.cit., p.473482). 58

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« Je regardai encore dans la vision nocturne, et voilà qu’au sein des nuages célestes survint quelqu’un qui ressemblait à un fils de l’homme ; il arriva jusqu’à l’Ancien des jours, et on le mit en sa présence. C’est à lui que furent données la domination, la gloire et la royauté ; l’ensemble des nations, peuples et langues lui rendaient hommage. Sa domination était une domination éternelle, immuable, et sa royauté ne devait plus être détruite. »60

Cette vision aura fortement marqué les représentations messianiques des premiers siècles avant notre ère, alimentant les attentes eschatologiques du monde juif de l’époque. Elle a certainement nourri une représentation personnelle du Messie ayant contribué à la naissance de ce qui s’est présenté d’abord comme une secte judéochrétienne, un groupe issu du monde juif. Car ici, il s’agit indéniablement d’un homme – le « fils de l’homme », bar anash en araméen – un homme qui vient détrôner la domination de la quatrième bête et auquel la « royauté » est immédiatement attribuée. Il s’agit donc d’un roi, dans la continuité des filiations royales des livres historiques de la Bible, mais un roi d’une espèce totalement inédite. En effet, sa domination est « une domination éternelle » et universelle, puisque toutes les nations, les « peuples » et les « langues » lui « rendaient hommage ». L’idée de « domination universelle » pourrait laisser croire tout d’abord qu’il s’agit d’un empereur ayant conquis la terre entière, à l’exemple d’Alexandre de Macédoine. Mais ici, la dimension mystique de cette vision vient nous détromper : il ne s’agit pas d’un Empire au sens habituel, une entité politique, comme l’empire d’Alexandre, puisque le « fils d’homme » est mis en présence de « l’Ancien des jours », un être mystérieux que la tradition exégétique, aussi bien juive que chrétienne, assimile à Dieu. Ce « fils d’homme » se trouve donc à la tête d’un royaume divin, et l’hommage 60

Dan 7: 13-15.

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universel qui lui est rendu, loin d’être le fruit d’une soumission par les armes à un empereur conquérant, est l’effet de la reconnaissance de sa mission divine. Il s’agit là à n’en pas douter d’une représentation messianique nouvelle, immédiatement perçue comme telle.61 C’est aussi l’un des points de rencontre les plus manifestes entre Juifs et premiers chrétiens autour du livre de Daniel : le messianisme se fait vision d’un homme venant en quelque sorte d’au-delà du monde, des « nuages célestes », instaurant un royaume divin et emportant l’adhésion de l’humanité entière. On comprendra que ce verset, dans certaines circonstances historiques propices, ait pu susciter l’attente fiévreuse de l’apparition d’un homme providentiel, excitant une impatience messianique qui a abouti à la fois à la prédication de Jésus, et à la réception qu’il a rencontrée. Cela d’autant plus que le livre de Daniel s’accomplit dans une annonce du « temps de la fin ». Notons qu’il ne s’agit plus seulement de la « suite/fin des jours » (akharit hayamim), syntagme dont on a déjà étudié la portée messianique dans la littérature prophétique et biblique en général, mais du « temps de la fin » : « Mais au temps final (“et qetz : époque finale ; littéralement : époque de la fin) le roi du Sud entrera en collision avec lui, et le roi du Nord fondera sur lui avec des chars, des chevaliers et quantité de vaisseaux, il envahira les territoires et submergera tout sur son passage... » [...] En ce temps-là, Mikhaël, le prince supérieur, qui a mission de protéger les enfants de ton peuple, sera à son poste ; et ce sera un temps de détresse tel qu’on n’en aura pas vu depuis qu’existent des nations jusque-là. En ce temps-là, la délivrance viendra pour ton peuple, pour tous ceux qui se trouvent inscrits dans le livre. Beaucoup de ceux qui 61

L’ensemble de la tradition exégétique juive a identifié ce "fils de l’homme" au "roi-Messie". Voir par exemple, le commentaire de Rachi sur ce verset. Nous verrons plus loin l’origine rabbinique de ce syntagme.

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dorment dans la poussière du sol se réveilleront, les uns pour une vie éternelle, les autres pour être un objet d’ignominie et d’horreur éternelle. Les sages resplendiront comme l’éclat du firmament, et ceux qui auront dirigé la multitude dans le droit chemin – comme les étoiles, à tout jamais. Quant à toi, Daniel, tiens cachées ces révélations et scelle le livre jusqu’au temps final (« et qetz), où beaucoup se mettront en quête et où augmentera la connaissance. »62

La dernière vision de Daniel, à partir du chapitre 10, culmine dans l’annonce du « temps de la fin » qui lui est révélé par un « personnage vêtu de lin et ayant autour des reins une ceinture d’or pur. »63 Cet homme lui dit qu’il est venu lui « exposer ce qui adviendra à ton peuple à la fin des jours, car cette vision aussi se rapporte à des temps éloignés. »64 Par ces paroles, le livre de Daniel s’inscrit encore dans le sillage de Moïse et des prophètes, qui avaient eux aussi annoncé « la fin des jours ». Toutefois, aux chapitres 11 et 12, la « fin des jours » devient le « temps de la fin », qui verra la guerre entre « le roi du Sud » et « l’homme méprisable » qui aura pris la place du « roi du Nord ». Le livre de Daniel est tissé de références aux guerres qui déchirent l’empire d’Alexandre après sa mort, et la guerre mentionnée ici se rapporte elle aussi à cette conflagration entre ses « descendants ».65 Ces guerres conduiront à un « temps de détresse tant qu’on n’en aura pas vu depuis qu’existent des Nations jusque-là.". Le syntagme « temps de la fin » est beaucoup plus explicite encore que celui de « suite/fin des jours », puisqu’il évoque directement l’époque de la fin de l’Histoire. Le livre s’achève par l’expression littérale « fin des jours »,66 qui vient comme parachever l’ensemble de ces visions de la fin. 62

Dan 11:40, 12:1-4. Dan 10:5. 64 Dan 10:14. 65 Dan 11:4. 66 Qetz hayamin (Dan 12:13). 63

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Par cette description apocalyptique du temps de la fin, le livre de Daniel transmet au lecteur une vision très cohérente de l’Histoire, où la fin fait écho au commencement de la Création. Au fond, Daniel se veut la fermeture de la boucle ouverte au livre de la Genèse : le monde qui a commencé avec la Création devra s’achever un jour dans une guerre finale, laquelle sera suivie par un retournement ultime : « ton peuple sera préservé, tous ceux qui sont écrits dans le livre », « les sages resplendiront comme l’éclat du firmament » et « augmentera la connaissance ». Par ce retournement, Daniel se veut fidèle au retournement annoncé par Moïse en Deutéronome 4, ainsi qu’aux visions prophétiques chantant un âge d’or utopique où la paix et la connaissance régneront sur terre. Toutefois, le livre de Daniel est le seul à être entièrement consacré au « temps de la fin », de sorte qu’avec ce livre, le thème de la fin du monde, ou de la fin de l’Histoire, acquiert une place centrale dans les représentations juives. Il s’inscrit désormais au cœur de l’imaginaire juif, lui accordant par là même une conception cohérente de l’Histoire comme guidée par Dieu de son commencement à sa fin. Toutefois, il faut souligner l’ambivalence du statut de ce livre, entre messianisme et apocalyptique. En effet, s’il est comme décalé par rapport aux autres livres, à la fois par sa langue et par son aspect totalement visionnaire, il connaîtra une postérité extraordinaire dans les Évangiles, qui verront en lui une préfiguration de ce qu’ils attendent, le signe que le temps de la fin est proche. Le livre de Daniel annonçait que le temps était mûr pour une attente qui guettait avec anxiété les signes de l’accomplissement messianique sous la forme de la venue d’un homme divin. Bref, on pourrait résumer l’effet des visions de Daniel de la manière suivante : à partir du moment où un verset suscite l’espoir de la venue d’un événement ou d’un personnage quelconque, il est inévitable que cet espoir cherchera, à un 63

moment ou à un autre, à se réaliser. Nous voyons comment, à partir du livre de Daniel, le messianisme va se scinder en deux types distincts : d’un côté, le christianisme viendra combler l’attente, il sera la foi exacerbée en une réalisation messianique de l’attente ; de l’autre, le judaïsme se maintiendra dans le temps de l’attente infinie, obligeant ses fidèles à une tension perpétuelle résultant du fossé entre l’attente et sa réalisation, proche mais toujours différée.67 Le livre de Daniel ouvre à la fois le temps de l’attente eschatologique, commune aux Juifs et aux chrétiens, et suscite du même coup la scission entre ceux qui voudront réaliser les espoirs messianiques, et ceux pour qui cet espoir doit rester non comblé jusqu’à un temps indéfini.

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Cette tension se laisse reconnaître dans le commentaire de Rachi sur « Et au temps de la fin » (Dan 11:40): « Lorsque notre rédemption sera proche » (qché tiqrav gé’oulatenou). La rédemption est toujours « proche », mais toujours à l’avenir. C’est ce fossé entre proximité et avenir de la rédemption qui constitue la tension du messianisme juif.

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CHAPITRE II

LA SYNTHESE RABBINIQUE

Nous soutenons que la nouvelle conception du messianisme qui naît avec la littérature rabbinique, celle qui marquera les représentations du monde juif jusqu’à nos jours, se présente d’abord comme une synthèse opérant une jonction entre les deux idées que nous avons étudiées dans le texte biblique : le roi-oint d’un côté, et la suite/fin des jours de l’autre. Dans ce contexte, le livre de Daniel, joue un rôle décisif tout en restant paradoxalement en retrait dans la conception rabbinique du messianisme. C’est qu’on ne saurait oublier un fait capital : entre le texte biblique et l’émergence de la littérature rabbinique naît la nouvelle religion qui se réclame elle aussi de l’Israël biblique, et surtout des prophètes et de Daniel.1 La tradition rabbinique 1

Il n’est pas inutile de rappeler ici la chronologie. La tradition orale d’Israël se forme lentement à partir de ce qu’on a appelé les zougot (couples), à savoir des maîtres étudiants deux par deux, au 1er siècle de notre ère, dont les plus connus sont Hillel et Chamaï. Ensuite, c’est l’étape décisive de la Michna, au deuxième siècle de notre ère, avec les tannaïm, ces maîtres de la loi orale qui comptent parmi eux Rabbi Akiba et Rabbi Ishmaël. Puis suivent, dans les siècles suivants, les amoraïm, les maîtres de la Guémara qui, en Israël et surtout à Babel, poursuivront l’œuvre de commentaire de la Torah. L’ensemble de leurs discussions sera mis par écrit au 6e siècle sous le nom de Talmud. On voit donc par là que le développement du rabbinisme est exactement contemporain de l’émergence du christianisme. Sur l’intrication du christianisme naissant et du judaïsme qui lui est contemporain, nous renvoyons à l’ouvrage de référence: David

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se constitue donc en rivalité avec la nouvelle religion, qui prétend proposer une interprétation messianique de la Bible hébraïque.2 On ne doit jamais perdre de vue que l’idée messianique issue du rabbinisme ne jaillit nullement en droite ligne de la Bible hébraïque, mais se constitue dans le cadre d’une vive polémique sur le sens des versets bibliques. Cette polémique explique sans doute à la fois le caractère relativement marginal de la question messianique dans le rabbinisme, et la forme spécifique qu’elle a prise dans ce corpus littéraire. Le présent chapitre vise à dessiner à grands traits les contours du messianisme dans l’économie de la pensée rabbinique. S’il est impossible d’être exhaustif sur un tel sujet, nous voudrions suivre cette idée dans sa structure et sa cohérence. Il importe de considérer d’abord comment opère la littérature rabbinique dans son approche de la question messianique. Deux syntagmes totalement disjoints dans la Bible hébraïque, où d’ailleurs le « roi-oint » n’apparaissait jamais comme un syntagme en tant que tel – il y était Flusser, Judaism and the origins of Christianity, en hébreu, Jérusalem: The Magnes Press, 1988. 2 Cette rivalité est particulièrement nette sur la question messianique, on s’en doute, puisque la nouvelle religion se constitue d’abord à travers la croyance en un Messie advenu. Mais on la perçoit aussi à travers d’autres thèmes, comme celui de l’écrit et de l’oralité de la Torah, dont l’enjeu est également très sensible dans la confrontation avec le christianisme, puisque celui-ci a décrété que la Torah était "lettre morte", et a prétendu la dépasser par l’esprit "vivant" du Christ. Sur ce sujet, voir: Midrash Tanhouma, Vayéra, 5, où la référence au christianisme est explicite dans les lignes suivantes: "Le Saint béni soit-Il vit que les nations à l’avenir traduiraient la Torah et la liraient en grec; et ils diraient: "Israël c’est nous!". La plupart des chercheurs s’accordent aujourd’hui sur la conception du rabbinisme et du christianisme comme deux religions "filles" du texte biblique, en rivalité entre elles. Voir, par exemple: Israël Ya’akov Yuval, Chnei Goyim Be’vitnekh ("Two nations in your womb" – perceptions of Jews and Christians), en hébreu, Tel Aviv: Alma\Am Oved, 2000, p.37-40;

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question de « l’oint de Dieu » - sont désormais associés. Voici le Midrash qui opère cette jonction étonnante entre les deux éléments : « Or, la terre n’était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux. » (Gn. 1:2). Rabbi Shimon ben Laqish interprète ce verset en référence aux empires. « La terre n’était que solitude », allusion à l’empire de Babel. Il est écrit en effet : « J’ai regardé la terre, et voici tout y était solitude (tohu) (Jr. 4:23). « Et chaos » (bohu) : allusion à l’empire des Mèdes (et des Perses). Il est écrit en effet : « C’est dans une grande confusion (vayavhilou) qu’ils amenèrent Aman » (Est. 6:14). « Des ténèbres » : allusion à l’empire grec, qui enténébra les yeux d’Israël par leurs décrets. Il leur ordonna d’inscrire sur la corne d’un bœuf qu’ils n’avaient aucune part au Dieu d’Israël. « Couvraient la face de l’abîme » : allusion à l’empire du mal, insondable comme l’abîme (Edom). Comme l’abîme, les méchants sont insondables. « Et le souffle de Dieu planait : c’est le souffle du Roi-Messie, comme il est écrit : “Et sur lui reposera le souffle du Seigneur.” (Is 11:2). Par quel mérite ce souffle se rapprochera-t-il toujours davantage ? “Planait sur la face des eaux” : par le mérite du Repentir (Teshouva), qui est comparé à l’eau, selon l’expression du verset : “Répands ton cœur comme de l’eau” (Lam 2:19). »3

3

Genèse Rabbah 2:4. Nous utilisons la traduction de Benjamin Gross in: Que la lumière soit – "Nér Mitsva" du Maharal de Prague, Paris: Albin Michel, 1995, p. 35-46, que nous nous permettons de modifier à l’occasion. Ce Midrash aggadah constitue une référence obligée dans la mesure où il est certainement l’un des plus anciens et des plus cités de la tradition rabbinique. Toutefois, nous considérons en règle générale la littérature rabbinique comme un seul bloc, sans entrer dans le débat sur la chronologie des textes, débat de spécialistes qui n’a pas de pertinence dans notre étude, de caractère philologique et philosophique. Il nous suffit de dire que l’ensemble de ce corpus transmet des traditions orales datant des premiers siècles de notre ère.

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Ce Midrash, attribué à Rabbi Shimon ben Laqish, un maître du 3e siècle résidant sur la terre d’Israël, constitue un chaînon décisif dans l’évolution de l’idée messianique. Il articule la question des Empires, apparue au livre de Daniel, à celle du messianisme, unifiant plusieurs thèmes dispersés dans le texte biblique. Ce qui était demeuré au niveau allusif dans la vision de Daniel devient ici parfaitement explicite. Reprenant l’idée des quatre empires au livre de Daniel, le Midrash lui fait subir deux transformations : la première est la substitution de Rome, « l’empire du mal », à la Grèce pour le quatrième Empire,4 et la seconde est la référence au second verset de la Genèse, plutôt qu’au livre de Daniel, pour soutenir la structure quaternaire des quatre empires. Loin d’être fantaisiste, ce plaquage du schéma quaternaire des quatre empires sur le verset de la Genèse s’imbrique parfaitement dans la division en quatre parties du verset, lesquelles viennent s’articuler à une cinquième qui en rompt la sérialité. Le lecteur familiarisé avec la méthode d’exégèse rabbinique n’est donc pas heurté par ce commentaire, qui épouse le rythme du verset.5 Mais la 4

La Grèce (Yavan) avait été explicitement nommée en Daniel 8:21. Notons que le thème des quatre empires, où le quatrième est toujours "l’empire du mal" (malkhout harich’a), celui de Rome, devient un topos classique de la littérature rabbinique, en général détaché de son ancrage dans le livre de Daniel. Mais pas toujours. L’idée des quatre Empires trouvera une place centrale dans la pensée juive, notamment chez le Maharal de Prague (Voir son ouvrage Nér Mitsva, précédemment cité, et paru en 1600). Un autre Midrash se réfère explicitement au livre de Daniel dans l’élaboration de la vision messianique à partir des quatre Empires: "Et voici l’offrande que vous recevrez d’eux: or, argent et cuivre… peaux de bélier teintes en rouge…" (Ex 25:3-5). L’or, allusion à l’empire de Babel, dont il est écrit: "Tu es la tête d’or." (Dan 2:38). L’argent, allusion à l’empire des Mèdes, dont il est écrit: "dix-mille kikkars d’argent." (Est 3:9). Le cuivre, allusion à l’Empire grec, qui est inférieur à tous les autres. Et les "peaux de bélier teintes en rouge", allusion à l’empire d’Edom, dont il est écrit: "Le premier qui sortit était roux." (Gn. 25:25). Le 5

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nouveauté la plus radicale de ce Midrash réside encore ailleurs : elle tient à l’introduction du thème du « RoiMessie » comme cinquième royaume, différent par sa nature des quatre empires de l’histoire universelle.6 Il s’agit d’une véritable révolution exégétique en regard du statut de l’idée messianique dans le texte biblique, où l’onction était toujours associée à une simple activité rituelle consistant, pour un prophète, à oindre un homme consacré par Dieu à une fonction précise : celle de prêtre tout d’abord, puis celle de roi. D’un autre côté, et sans aucune relation avec l’idée d’onction, les prophètes avaient élaboré une vision d’un temps futur, voué aux guerres mais censé culminer dans une époque de paix universelle, havre de douceur et d’harmonie. Le livre de Daniel avait esquissé l’idée d’une succession de quatre royaumes, où le quatrième, le plus Saint béni soit-Il leur dit: Bien que vous voyiez quatre empires qui s’enorgueillissent et viennent à votre encontre, je ferai pousser la rédemption (yeshu’a) à partir de la servitude. Qu’est-il écrit à la suite? "Huile pour le luminaire" (Ex 25:6). Il s’agit d’une allusion au roiMessie, dont il est dit: "Là je ferai grandir la corne de David, j’allumerai le flambeau de mon oint." (Ps 132:17). Et Daniel voyait ces quatre empires et s’en effrayait, disant: "Mon âme, à moi Daniel, défaillit dans son enveloppe (corporelle) et les visions de mon esprit me jetèrent dans une grande frayeur." (Dan 7:15). […] Et il [Daniel] voyait le roi-Messie, puisque Daniel dit: "Tu regardais, quand une pierre se détachant sans l’intervention d’aucune main, vint frapper les pieds qui étaient de fer et d’argile et les broya." (Dan 2:34). Rabbi Chimon ben Laqish dit: c’est le roi-Messie." (Midrash Tanhouma, Terouma, 7). Ici, le thème des quatre empires est rattaché aux visions de Daniel, comme l’annonce du roi-Messie, tandis que le quatrième empire devient, comme toujours dans la littérature rabbinique, l’Empire romain, nommé ici "Empire d’Edom", en référence au second nom d’Esaü, père de Rome selon les rabbins. 6 On peut voir dans cette indication une discrète pointe antichrétienne: à l’idée que le cinquième royaume était né avec Jésus, le Midrash répond en situant ce cinquième royaume dans le futur. Quant au royaume présent, pour les rabbins, il s’agit incontestablement de l’Empire romain, le quatrième Empire, le plus pervers de tous.

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puissant et le plus cruel, allait être écrasé par un cinquième royaume, un royaume saint destiné à durer éternellement. Et voici que les rabbins, dans une synthèse audacieuse, posent que ce cinquième royaume sera celui du « RoiMessie », par conséquent du roi-oint ! Ce qui nous semble aller de soi, habitués que nous sommes aux représentations juives et chrétiennes vieilles de près de deux mille ans, est au départ un coup de force exégétique. En effet, dans le texte biblique, le roi-oint n’avait aucun rapport ni avec le cinquième royaume de Daniel, ni avec les utopies prophétiques. Ce sont les rabbins des premiers siècles de notre ère – ici Rech Laqich - qui ont lié ensemble ces deux idées en soi totalement indépendantes. Certes, on peut dire que de nombreuses allusions à une figure personnelle du Messie se trouvaient dans les versets du Pentateuque comme des livres bibliques plus tardifs – ceux des Prophètes comme le livre de Daniel – mais il n’en reste pas moins qu’il s’agissait d’allusions qui dépendaient précisément du sens qu’on leur donnait. Or, les rabbins ont décidé ici de faire la jonction entre le cinquième Empire de Daniel, les visions utopiques des prophètes, et la figure du roi-oint. C’est ainsi que le messianisme, sous sa forme moderne, est né d’une synthèse très subtile et au fond absolument inattendue. Rien ne prédisposait ces éléments bibliques disparates à se joindre en une formule unique. Les rabbins ont incliné le messianisme vers l’idée d’un Royaume qui adviendra par la vertu d’un homme, le personnage de « roi-oint » qui n’avait absolument rien de messianique dans les livres historiques. Notons simplement que dans le syntagme « roi-oint », le premier terme l’emporte sur le second, le fait d’être oint n’étant en effet qu’une conséquence du statut royal, comme on l’a vu. Cette indication semble signifier d’emblée que dans la conception rabbinique qui a façonné le messianisme juif pendant près de deux millénaires, la personne du Messie reste finalement 70

en retrait derrière « l’âge messianique » ou « l’empire messianique ». Nous y reviendrons. Si ce Midrash opère le pas décisif vers la pensée du messianisme juif tel qu’on l’entend couramment, la littérature rabbinique est loin de proposer une idée univoque du messianisme. Au contraire, elle va offrir un certain nombre de modalités messianiques, qui ne se réduisent nullement à la synthèse que nous venons de voir. Si cette synthèse est essentielle, il n’en demeure pas moins que la pensée rabbinique, à rebours de la prétention de la philosophie à une vérité une et universelle, se donne avant tout comme une pluralité d’interprétations. Ce qui vaut pour tous les grands motifs de la pensée juive vaut aussi pour le messianisme. Il importe donc de voir à présent comment la littérature rabbinique va décliner cette synthèse en plusieurs versions du messianisme. Or, ces diverses versions se divisent souvent entre la prééminence de la figure personnelle du Messie, et celle de l’attente d’un âge à venir. Au fond, la synthèse rabbinique du messianisme n’a rien de statique ou de monolithique ; au contraire, elle se donne plutôt comme une question ouverte : le messianisme tient-il entièrement à un homme, ou à l’avènement d’un temps ? Au fond, il s’agit ici d’une question de préséance : est-ce le Messie qui conduira à l’époque messianique, ou alors au contraire, est-ce une époque aux traits spécifiques qui seule sera propice à la venue du Messie ? Et dans ce dernier cas, comment caractériser cette époque ? Quels seront ses traits ? La synthèse rabbinique ouvre le champ à une multiplicité de questions auxquelles les maîtres donneront des réponses très différentes, voire contradictoires. La littérature rabbinique est un immense océan de textes qui se déploient sur les traités du Talmud, divisés en Michna et en Guémara, et sur les nombreux ouvrages du Midrash, qui comprennent aussi bien des parties narratives

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(Aggada) que prescriptives (Halakha).7 Disons d’emblée que le thème du messianisme est notoirement marginal. La raison n’en est pas uniquement la méfiance envers le messianisme, mais la prééminence des questions rituelles dans le corpus talmudique. En effet, le Talmud se consacre avant tout à des questions rituelles, à des débats au sujet de la loi, de sorte que ses parties narratives ne sont que des intermèdes, souvent d’une grande beauté et densité, entre ces débats. Au sein des parties narratives, le thème du messianisme apparaît au détour de tel ou tel passage, mais est rarement traité séparément comme un sujet en tant que tel. Il existe néanmoins une exception à cette règle : le dernier chapitre du traité Sanhédrin, intitulé Perek Helek (« Chapitre de la part »), en référence aux mots qui ouvrent ce chapitre : « Tout Israël a part au monde à venir... ». Les maîtres de la Torah orale consacrent, au cœur de ce chapitre, un très long passage – il s’agit de 6 pages entre 96 b et 99a – à la question du messianisme. Ce passage doit être étudié en détail si l’on désire se faire une idée précise de la représentation rabbinique du messianisme. Malgré la diversité des avis qui y sont présentés, diversité typique de la méthode talmudique, nous voudrions extraire de ces pages certains traits distinctifs qui organisent l’ensemble et lui donnent une cohérence théorique. Le passage s’ouvre sur une sorte de bref prélude portant sur le prétendu surnom du Messie, qui serait désigné par le surnom « le fils du tombé »,8 en référence au verset d’Amos : « En ce jour, je relèverai la tente trébuchante 7

Pour une présentation de la littérature rabbinique, nous renvoyons à ouvrage de David Banon, La lecture infinie, les voies de l’interprétation midrachique, Paris: Seuil, 1987. 8 Bar naflé (nafal, en hébreu, est la racine du verbe "tomber"); voir: Sanhédrin 96b. Nous ne reviendrons pas sur le débat talmudique concernant le nom du Messie, débat certes intéressant en tant que tel, mais dénué d’enjeu véritable au niveau de la pensée.

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(hanofelet) de David.".9 Or, ce verset ferait allusion, selon l’interprétation classique de l’expression « en ce jour » (ba’yom ha’hou), au « jour » (yom) messianique. Mais la formule qui suit immédiatement est beaucoup plus significative : « À la génération où le fils de David viendra... »10

Cette formule inédite, composée de trois parties – « à la génération où », « le fils de David », « viendra » - soulève un certain nombre de questions. Notons tout d’abord qu’elle revient à quatre reprises au cours de la même page, scandant ainsi l’ensemble du passage, lui accordant son unité et sa cohérence. Elle est accompagnée de deux formules très proches : « Le fils de David ne viendra qu’à une génération... » (eyn ben David ba ela be’dor...), formule répétée pas moins de six fois au cours des pages suivantes, et « Quand le fils de David viendra-t-il ? » (eimataï ben David ba ?). Ces formules, reprises en forme de leitmotiv, articulant deux conceptions du messianisme : une conception personnalisée, puisqu’il s’agit bien d’une personne – le « fils de David » – et une conception qu’on pourrait dire « historique » – il est question d’une « génération » (dor), donc d’une époque donnée, époque caractérisée par les traits d’une génération, donc d’un certain type d’hommes, et non par des événements précis censés survenir. Il faut penser cette « génération » en corrélation avec une autre expression talmudique, apparaissant dans une Michna du traité Sota : « ikveta de’mechikha », dont nous verrons l’importance dans certains textes rabbiniques du 20e siècle.11 Il faut donc 9

Am 9:11. Sanhédrin 97a. "Dor che ben David ba bo…" 11 Voir Sota 49b. La Michna dit exactement: "be’ikvot mechikha" (littéralement: sur les talons du Messie, ou: au temps qui précède le Messie). Le passage de Sota est très proche de la page de Sanhédrin 10

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demander quel sens accorder au mot « génération » ici, qui vient se substituer à l’idée d’un temps à venir. Pourquoi évoquer ce temps à travers une « génération » ? On pourrait se demander au fond si la notion de « génération messianique » ne vient pas éclipser les traits du Messie attendu, qui semble passer à l’arrière-plan de l’événement messianique. Toutefois, la formule indique clairement la filiation généalogique d’une Messie personnel, à travers le syntagme « le fils de David », bien que le mot même de Messie n’y apparaisse pas. La formule stipule simplement que le Messie sera de la maison de David, de la lignée des rois issus de ce roi. Revenons sur l’ensemble de ces questions. Tout d’abord, comment comprendre le sens même de ces formules : « À la génération de la venue du fils de David », « Le fils de David ne viendra qu’à une génération... », « A quelle époque le fils de David viendra-til ? » ? Quel sens spécifique, et inédit, introduisent-elles dans l’idée messianique ? En vérité, ces formules s’inscrivent dans la logique des paroles prophétiques, qui mettent toujours l’accent sur l’effet du comportement moral du peuple d’Israël sur son histoire. Les prophètes ne disent jamais simplement : voilà ce qui vous arrivera, mais : si vous continuez à faire le mal aux yeux de Dieu, alors tel ou tel malheur vous adviendra. L’Histoire, loin d’être considérée comme une fatalité aveugle, est le résultat des actions d’Israël. Or, les rabbins renforcent cette idée en mettant tout le poids du messianisme sur la « génération » qui verra la venue du Messie. Sera-t-elle méritante ? Le Messie dépend-il des bonnes actions d’Israël ? Ce sont là des questions directement appelées par l’ensemble de ce passage, puisqu’il s’ingénie à décrire les traits de la génération qui verra la venue du fils de David, du point de que nous allons analyser, reprenant parfois exactement les mêmes expressions pour qualifier une époque de bassesse morale extrême.

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vue de sa moralité. Or, si nous pouvions penser de prime abord que les rabbins feraient dépendre la venue du Messie du mérite de la génération, les lignes suivantes ne manqueront pas d’étonner : « À la génération qui verra la venue du fils de David, les élèves des sages seront de moins en moins nombreux ; quant aux autres, leurs yeux s’empliront de deuils et de soupirs. D’innombrables malheurs, plus durs les uns que les autres, s’abattront sur Israël, comme des avalanches qui se suivent. [...] R. Yéhuda dit : « À la génération qui verra la venue du fils de David, la maison d’étude (de la Torah) deviendra un lieu de prostitution, et la Galilée sera détruite [...] et la sagesse des scribes manquera, et ceux qui craignent la faute seront mis au ban ; le visage de la génération sera semblable à la face du chien, et la vérité sera absente, comme il est écrit : « Et la vérité sera absente (ne’ederet). » (Is 59:15). Dans la maison d’étude de Rav, on disait : ceci signifie qu’elle devient comme des troupeaux (adarim), qui s’en vont sur le chemin. [...] R. Nahouraï dit : « À la génération qui verra la venue du fils de David, les jeunes gens feront honte aux anciens, ces derniers se tenant devant les premiers pour les honorer ; la fille se lèvera pour outrager sa mère, la mariée pour outrager sa belle-mère, et le visage de la génération sera semblable à la face du chien. Et le fils n’aura pas honte devant son père. R. Nehemia dit : « À la génération qui verra la venue du fils de David, l’effronterie ira en grandissant [...] Et le royaume deviendra entièrement mécréant, et personne ne saura le réprimander. »12

Ces descriptions, aujourd’hui familières au sein des représentations du messianisme juif, sont tout d’abord surprenantes. Comment peut-on dire que la génération qui verra la venue du fils de David sera moralement la plus dégénérée, la plus dépravée, au point qu’on y assistera à 12

Sanhédrin 97a. Sauf indication contraire, nous traduisons toutes les sources rabbiniques.

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une véritable « inversion » de toutes les valeurs, de toutes les hiérarchies ; les jeunes gens ne respecteront pas les anciens, ni les fils leurs pères, la fille outragera sa mère, et la mariée sa belle-mère ? En conséquence de quoi les élèves des sages iront en disparaissant et seront en proie à la moquerie, tandis que « la maison d’étude (de la Torah) deviendra un lieu de prostitution ». Cette « effronterie » généralisée est résumée par cette formule, sans doute la plus accablante pour la « génération » : « La face de la génération sera semblable à celle du chien », formule répétée à deux reprises et curieusement accompagnée de la phrase suivante : « Et la vérité sera absente, comme il est dit : “Et la vérité sera absente.”13 » Le portrait de cette génération est accablant : sa moralité est si pervertie qu’elle est comparée à l’animalité du chien, qui renvoie à la pulsion nue de l’animal. Selon Rachi, la référence à l’animal signifie qu’ils « n’auront pas honte les uns des autres ».14 Le ravalement au niveau de l’animalité est synonyme pour les maîtres de la perte de toute humanité, de toute « image divine », puisque Adam est le seul, de toutes les créatures, à avoir été créé « à l’image de Dieu » (Be’Tselem Elohim). Cette perte d’humanité s’accompagne de la perte de l’idée de vérité, garante de l’humanité de l’humain. À une génération où toutes les opinions se valent, où la vérité est absente, où toute norme morale a disparu, l’humanité est vouée à tomber au rang de l’animalité. Étonnante proximité ici des maîtres du Talmud avec la philosophie à sa naissance, puisque Platon et Aristote tenaient également que l’homme dénué de l’idée de vérité, un homme privé de Logos comme lieu du déploiement de la vérité, ne serait pas véritablement humain. Reste qu’aux yeux des maîtres d’Israël, la vérité ne renvoie pas d’abord à un ordre purement intellectuel, celui 13 14

Is 59:15. Rachi sur Sanhédrin 97a.

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du Logos, mais à un ordre moral. En effet, à la source de toutes les fautes se trouve la corruption morale, qui est en quelque sorte la mère de tous les vices. Le manque de respect pour les anciens, pour les pères, pour les élèves des sages, est la marque suprême de cette corruption. Les hommes de cette génération n’auront plus le sens des hiérarchies, de ce qui est digne de respect et de ce qui ne l’est pas, et tomberont ainsi, en l’absence de repères, dans la luxure – « le lieu de prostitution » – et l’effronterie généralisée.15 Cette sombre vision, vision déroutante, de la génération qui verra la venue du Messie est corroborée par une autre expression qui apparaît dans ces pages : « les douleurs du Messie » (hevlé machiakh).16 Cette expression est formée à partir d’une autre, « hevlé léida », qui désigne les douleurs d’une femme en couches. En d’autres termes, les maîtres comparent l’époque précédant la venue du Messie aux douleurs de l’accouchement, qui sont d’autant plus fortes qu’elles préludent à une délivrance. L’avènement du Messie doit passer par une époque de souffrances extrêmes. On peut concevoir ces souffrances comme une sorte de purification en vue de la Rédemption. Mais la question demeure : pourquoi est-ce la génération la plus coupable qui accueillera le Messie, puisqu’elle semble mériter moins que toute autre cette faveur ? Est-ce à dire qu’elle est 15

Pour une autre lecture de ces pages du Traité Sanhédrin, voir: Benny Lévy, "La singularité du messianisme juif à l’époque de l’empire du rien (2003", in: Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, "Le messianisme", n.4, 2005, p. 135-149. 16 Cf. Sanhédrin 98b, où il est écrit: "Que fera un homme pour échapper aux "douleurs du Messie" (havlo chel mashiah)? Il s’occupera de Torah et de bonnes œuvres." "Hevel" signifie littéralement "corde". L’expression se trouve déjà chez les Prophètes. Voir: "Avant d’être en travail, elle a enfanté; avant d’être assaillie par les douleurs (hevel), elle a donné le jour à des enfants mâles." (Is 66:7).

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tombée si bas qu’elle a particulièrement besoin du Messie, puisque par elle-même, elle est incapable de se redresser ? Comme si le Messie ne pourrait venir que pour réparer une situation humainement irréparable, alors que les hommes auraient renoncé à trouver un quelconque remède à leurs maux. C’est là une hypothèse plausible. Cependant, certains rabbins se refusent à l’accepter : « Dire de Rabbi Yokhanan : Le fils de David ne viendra qu’à une génération entièrement innocente ou entièrement coupable. Entièrement innocente, car il est dit : « Et ton peuple ne sera composé que de justes qui posséderont à jamais ce pays. » (Is 60:21). Entièrement coupable, puisqu’il est écrit : « Et l’Eternel a vue, à sa grande indignation, que c’en était fait du droit. Et il s’est aperçu qu’il n’y avait pas un homme, il a constaté avec stupeur que nul n’intervenait. » (Is 59:15-16), et encore : « C’est pour moi, pour moi que je le fais. » (Ibid., 48:11).17

La proposition de Rabbi Yokhanan reprend la version noire du messianisme, celle de la génération perverse, tout en lui adjoignant paradoxalement son contraire : cette génération – qui verra la venue du Messie – sera « entièrement innocente (zakaï) ou entièrement coupable (khayav). Étonnante génération : loin de s’arrêter en chemin, de choisir la modération, elle est entière (koulo). Comme si la génération qui verra la venue du fils de David devra parvenir à une sorte de perfection, en bien ou en mal, peu importe, mais elle ira jusqu’au bout de sa pente naturelle. Là encore, la proposition peut sembler contradictoire à des oreilles occidentales, qui exigent la décision : Rabbi Yokhanan semble hésiter à prendre un parti ! Mais les versets lui permettent de se maintenir dans l’indécision. Certes, la seconde partie de la proposition – génération entièrement innocente – peut sembler plus logique, et certains rabbins adopteront cet axiome qui 17

Sanhédrin 98a.

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rassure et flatte notre sens de la justice, mais nous avons vu que les maîtres abondent plutôt dans le sens de la première partie de la proposition. Le Messie ne viendra qu’à une génération entièrement coupable, puisqu’elle sera incapable de résoudre ses problèmes par elle-même, et sera obligée en quelque sorte d’avoir recours à un personnage providentiel venu la secourir de ses propres démons. Nous serons sauvés que lorsque nous aurons atteint l’abîme de l’abjection morale. Cette indécision est reflétée par la discussion entre deux maîtres, qui tentent de trancher ce nœud de la manière suivante : « Rav a enseigné : toutes les fins (qu’on avait calculées pour être celles de la venue du Messie) sont arrivées à leur terme, et la chose ne dépend que du repentir (Techouva) et des bonnes actions. Selon Samuel, il suffit que l’endeuillé respecte les lois du deuil. Rabbi Elazar a dit : Si Israël reviennent au droit chemin (ossin Techouva), ils sont sauvés, et s’ils ne reviennent pas, ils ne sont pas sauvés. Rabbi Yoshua lui répondit : s’ils ne reviennent pas au droit chemin, ils ne sont pas sauvés ? Comment donc ! Mais le Saint béni soit-Il leur enverra un roi dont les décrets sont durs comme ceux d’Aman ; Israël reviendront alors au Bien, et Dieu les ramènera au droit chemin. »18

Là encore, la question est posée en termes moraux. La venue du Messie, dit en substance Rabbi Elazar, dépend des bonnes actions d’Israël. S’ils reviennent à Dieu, ils seront sauvés – le Messie arrivera – et sinon, ils ne le seront pas, le Messie ne viendra pas. Mais son interlocuteur, Rabbi Yoshua, refuse d’accepter cette logique morale somme 18

Sanhédrin 97b. Une autre proposition va dans le même sens: "Il est écrit d’une part: "et voilà qu’au sein des nuages célestes survint quelqu’un qui ressemblait à un fils de l’homme." (Dan 7), et d’autre part: "humble, monté sur un âne" (Zach 9). S’ils sont méritant: "au sein des nuages", et s’ils sont coupables: "humble monté sur un âne." (Sanhédrin 98a).

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toute simple et apparemment légitime. Comment en effet considérer même l’hypothèse selon laquelle Israël ne seront pas sauvés ? Il faut alors trouver un moyen, comme une « ruse de l’Histoire » hégélienne, grâce à laquelle Israël seront sauvés malgré eux, à leur corps défendant. Ce sera la vertu propre au roi tyrannique, envoyé à Israël par Dieu luimême. Face à cet oppresseur, comparé à l’ennemi d’Israël Aman qui, dans le Rouleau d’Esther, avait poussé sa haine jusqu’à projeter d’anéantir le peuple juif dans son ensemble, Israël est contraint au Repentir (Techouva) comme à un dernier recours, une extrémité à laquelle il est acculé comme malgré lui. Israël revient à Dieu non par amour, mais par crainte de ses oppresseurs. Cette proposition s’accorde avec la vision noire de la génération que nous avions évoquée plus haut, mais elle lui ajoute le retournement in extremis d’Israël. Cette génération dépravée, affirme Rabbi Yoshua, ne pourra se retourner vers Dieu que mue par la plus grande crainte, la crainte de la violence. Cette version du messianisme, version lucide et désabusée, n’est pas sans rappeler la vision politique de Hobbes, où les hommes n’entraient dans le pacte politique du Léviathan que contraints et forcés par leur peur de la mort violente. S’ils le pouvaient, ils resteraient volontiers dans l’état de nature, qui correspond bien mieux à leur inclination naturelle asociale et sauvage.19 C’est dans l’horizon de la même question qu’une troisième proposition va jusqu’à établir, de façon quelque peu subite : « Trois choses arrivent par inadvertance (be’essekh hada’at) : le Messie, un objet trouvé et le scorpion. »20 La venue du Messie bouleverse totalement la recherche des causalités, les considérations d’ordre moral. Le Messie ne vient ni comme une récompense, ni comme un châtiment, mais comme une pure grâce divine, sans 19 20

Voir: Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1e partie, chap.13. Sanhédrin 97a.

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cause ni raison. Irruption pure d’un don divin. Cette proposition extrême, qui tranche la question en lui refusant toute dimension morale, éclaire d’un jour presque humoristique la nature des débats rabbiniques sur le mérite ou la culpabilité d’Israël. Cette proposition, si elle est certes isolée dans l’ensemble du passage, n’en conserve pas moins une importance cardinale par sa radicalité : se jouant de la gravité et du sérieux des maîtres, elle vient rappeler que la temporalité historique peut être interrompue de manière brutale, sans obéir à une quelconque logique morale des mérites ou des fautes. C’est Dieu qui décidera, au moment qu’il choisira, d’envoyer le Messie, et les raisons divines nous demeurent en dernière instance cachées. Si l’on revient sur la formule messianique servant de leitmotiv à la séquence talmudique qui nous occupe ici, nous avions demandé : comment articule-t-elle l’attente d’un homme providentiel et la vision d’un âge à venir ? Comment envisage-t-elle l’identité de cet homme ? Commençons par la question de l’identité du Messie. Nous avons vu que la filiation du Messie était bien établie ici : il est « fils de David », de la maison de David, par conséquent issu de la tribu de Juda, dont descend David lui-même.21 Les maîtres reprennent ici la tradition bien établie dès le second livre de Samuel : le roi est oint par la « maison de Juda ». Toutefois, il est frappant que son identité s’arrête là. Tout d’abord, on notera que cette désignation est très 21

Notons que les Evangiles s’accordent ici avec les maîtres du Talmud sur la lignée du Messie. En effet, de nombreuses sources évangéliques attribuent à Jésus la filiation davidique. Voir: Matthieu 1:1-17 et Luc 3:23-28. Or, il s’agit d’une formule biblique juive, puisqu’elle mentionne la lignée du roi David, mais qui n’apparaît pas en tant que telle dans la Bible hébraïque. Mireille Hadas-Lebel, évoquant cette formule dans les textes évangéliques, écrit: "Ces textes font apparaître que le peuple de Judée attend son salut d’un roi davidique caché jusque-là, qui réalisera les promesses divines." (Hadas-Lebel, op.cit., p.171).

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sobre : elle n’indique ni la royauté elle-même, bien qu’elle la suppose à travers la nomination du roi David, ni surtout l’onction, qui deviendra le mot servant à désigner le Messie. Les rabbins mettent l’accent sur la filiation du Messie, mais ne nous disent rien de ses traits personnels, auxquels ils restent étrangement indifférents. On notera ce paradoxe : le « fils de David » est d’autant plus invoqué que son identité, ses traits singuliers, son caractère, restent dans l’ombre. Rien de sa personnalité ne nous est dévoilé, ni de ses qualités morales, par exemple, de sorte que la personne du Messie demeure entièrement indéterminée. Ce qui sera certes un objet d’étonnement pour les chrétiens, si sensibles à la personnalité du Messie. Il est tout de même une exception à ce silence sur la personne messianique : il s’agit d’un récit qui se rapporte au Messie, et qui a connu la fortune que l’on sait : « Rabbi Josué ben Lévi rencontra Élie à l’entrée de la caverne où Rabbi Chimon bar Yokhai s’était exilé. [...] Il lui demanda : “quand viendra le Messie ?” Il lui répondit : “Va le lui demander.” – “Mais où se tient-il ?” – “À l’entrée de la cité (de Rome)” – “À quoi le reconnaîtraije ?” – “Il est assis parmi les pauvres lépreux. Mais alors que tous font et défont en même temps tous leurs bandages, il défait et refait les siens un à un en se disant : Peut-être vais-je être appelé. Ne soyons pas en retard.” Rabbi Josué vint au Messie et lui dit : “La paix soit sur toi, mon maître.” – “La paix soit sur toi, fils de Lévi." lui répondit-il. Josué lui demanda : “Quand viendrez-vous, mon maître ?” “Aujourd’hui”, fut sa réponse. Rabbi Josué s’en revint auprès d’Élie. Ce dernier lui demanda : “Que t’a-t-il dit ?” – Il m’a menti, répondit-il, parce qu’il m’a dit qu’il viendrait aujourd’hui et pourtant il n’est pas venu. » Élie lui répondit : « Voilà ce qu’il t’a répondu : “Aujourd’hui si vous écoutez ma voix.” (Ps 95:7). »22 22

Sanhédrin 98a. Nous utilisons la traduction de Yossef Hayim Yerushalmi, in: Zakhor, Histoire juive et mémoire juive, trad. Eric

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Ce récit vient bouleverser une première idée reçue qu’on pourrait avoir au sujet du Messie, à savoir qu’il sera un homme riche, puisqu’il s’agit d’un roi. En ce sens, il fait écho au verset de Zacharie cité ci-dessus, selon lequel le « roi » qui vient vers « Sion » est « pauvre, monté sur un âne, sur le petit de l’ânesse. » Ce roi n’a donc rien d’un roi ordinaire, bien au contraire : c’est un roi non couronné, non reconnu, assis aux portes de la ville – il s’agit de Rome, l’incarnation talmudique de « la » ville – auprès des pauvres mendiants souffrant de la lèpre. Mais même dans ce récit, où il est mis en scène, le Messie demeure un personnage empli de mystère, dont on ne connaît aucun trait véritablement personnel, mais uniquement la situation sociale, à la marge de la cité, aux « portes de la ville ». Comble des paradoxes : le Messie est un miséreux méprisé par tous ! C’est dire qu’aux yeux des rabbins, ce n’est pas le prestige social, la « situation », qui fonde la valeur de la personne, mais une perfection intérieure le plus souvent totalement ignorée de tous. Plus encore : il semble que les maîtres se plaisent à l’idée d’un Messie marginal et rejeté, personnage d’un extrême dénuement, voué à l’exclusion sociale. Comme si les fastes de la société étaient nécessairement le lieu du mensonge et de la simple vanité, incompatibles avec la valeur et l’authenticité humaines.23 Vigne, Paris: Éditions La Découverte, 1984, (tel/Gallimard), p.39. Cette légende a pu inspirer le célèbre récit de Kafka, "Aux porte de la Loi", qui lui emprunte certains traits. Il aura également alimenté les réflexions de Walter Benjamin dans son dernier texte, les "Thèses sur l’Histoire". 23 Scholem a mis en ce récit en relation avec des représentations chrétiennes plus tardives: "Cette "histoire rabbinique" vraiment stupéfiante apparaît dès le second siècle, bien avant que la Rome qui avait détruit le Temple et avait jeté Israël en exil ait fait place à la Rome siège du Vicaire du Christ et d’une Eglise cherchant à l’emporter par l’affirmation de l’accomplissement messianique. Cette antithèse symbolique entre le vrai Messie assis aux portes de Rome et le chef de la Chrétienté qui y a son trône a été constamment présente à

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On notera qu’ici, la question de l’identité du Messie est à nouveau éclipsée, à la fin du récit, par celle du mérite de la génération qui l’accueillera. Le Messie est vivant, il est prêt à venir à chaque instant, mais c’est la génération qui n’est pas prête, qui ne l’appelle pas par ses actes. « Aujourd’hui, si vous écoutez ma voix » : Le Messie viendra à condition qu’Israël retourne à Dieu et « écoute sa voix ». Autre façon de dire que l’identité du Messie est, aux yeux des Rabbins, un problème annexe, au fond inessentiel par rapport à la question de la moralité d’Israël. C’est d’elle que dépend sa venue, et ici seules les actions d’Israël sont décisives. Encore une fois, ce qui importe est moins la venue du Messie que le fait de se rendre digne de lui. Ce récit nous conduit à la question qui hante l’ensemble de ce passage : le messianisme est-il réduit ici à la venue d’un homme, ou est-il pensé également, et peut-être essentiellement, en dehors de cette attente d’un Rédempteur, comme l’apparition d’un âge utopique à la fin de l’Histoire ? Et comment articuler alors les deux attentes ? Les indications allant dans le sens de l’âge ne manquent pas, notamment à travers l’expression introduite ici par les rabbins « les jours du Messie » (yemot hamachiakh), et qui deviendra monnaie courante dans la langue hébraïque : « Tous les prophètes n’ont prophétisé que pour les jours messianiques, mais le monde à venir, aucun œil ne l’a vu. »24

Proposition qu’il faut mettre en parallèle avec celle-ci : « Il n’existe plus de Messie pour Israël, car ils l’ont déjà “consommé/gaspillé” au temps d’Ezéchias. »25

l’esprit des Juifs quand ils ont réfléchi sur le Messie au cours des siècles." (Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.37). 24 Sanhédrin 99a.

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Ces deux propositions, prises ensemble, soulignent encore davantage le désintérêt des rabbins pour la personne même du Messie. Si au fond, les maîtres ne disent rien de la personne du Messie, en dehors d’un récit en forme de légende – dont il ne faut pas minimiser l’importance : tous les détails de cette exploration talmudique du messianisme forment un tout – nous en déduirons que les jours messianiques comptent davantage à leurs yeux que le Messie lui-même. Plus encore : ce dernier pourrait même ne jamais arriver, comme l’indique assez brutalement la seconde proposition, puisqu’il serait déjà arrivé, mais Israël l’a en quelque sorte ignoré – les enfants d’Israël l’ont « consommé », à savoir qu’ils sont passés à côté de l’occasion qui leur était donnée de l’accueillir. Au fond, la thèse d’un âge messianique en l’absence d’un Messie personnel, bien que formulé de manière abrupte, s’accorde sans peine avec la logique d’ensemble de ce passage, où la « génération » qui verra la venue du Messie importe davantage que le Messie lui-même, lequel se trouve comme présent/absent. Nous avons ici une double dépendance : le Messie dépend des jours messianiques, et ceux-ci dépendent eux-mêmes des mérites – ou des fautes, comme on l’a vu – de la génération qui l’accueillera. Dans cette double dépendance, le Messie lui-même, en tant que personnalité, finit par se dissoudre. Il perd de sa pertinence 25

Sanhédrin 98b. Proposition à rattacher à ce passage: "Le Saint béni soit-Il a voulu faire du roi Ezéchias le Messie, et de Sennachérib, Gog et Magog." (Sanhédrin 94a). Benny Lévy, dans le texte cité à la note 70, note avec pertinence que cette proposition déconstruit à l’avance toute vision dialectique de l’Histoire, puisqu’à l’évidence, l’Histoire n’était pas arrivée à son "accomplissement" avec Ezéchias. Preuve supplémentaire que le Messie ne vient pas achever l’Histoire au sens dialectique. Comme le dit Walter Benjamin, "le Messie interrompt l’Histoire: Le Messie n’apparaît pas au terme d’une évolution." (cité par Stéphane Mosès, "Messianisme du temps présent", in: Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, "Le messianisme", op.cit., p.237).

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face à des considérations d’ordre moral, qui forment la substance même de ce passage. On pourrait soutenir que ces pages, qui relatent des débats ayant eu lieu après l’apparition de la prédication des premiers Chrétiens, prédication centrée autour de la personne du Messie, viennent polémiquer contre la focalisation des adeptes de la nouvelle religion sur la personnalité messianique. C’est une hypothèse plausible, et qu’il faudrait creuser du point de vue d’une étude comparatiste entre les deux religions rivales, et de leur naissance simultanée du sein du corpus biblique.26 Ce qui nous intéresse davantage ici, c’est l’effet de cette conception sur les représentations juives ultérieures du messianisme. Car il est indéniable que ces pages du traité Sanhédrin ont façonné de manière décisive près de deux mille ans d’idées et de représentations du Messie et des jours messianiques dans le monde juif. Il n’est pas impossible que le peu d’intérêt des Juifs pour la personne même du Messie, et leur refus d’accepter qui que ce soit comme Messie véritable – l’épisode de Sabbatai Zevi constitue à cet égard une notable exception – soient issus de ces pages, écrites aussi sous l’effet de la polémique en germe contre une religion entièrement tournée vers un homme singulier tenu non seulement pour le Messie, mais également pour le Fils de Dieu. Ces dernières lignes pourraient laisser croire que le messianisme juif, dans la littérature rabbinique, se définit uniquement en réaction au christianisme naissant, laissant à l’écart l’ensemble des Nations. En vérité, il n’en est rien : le messianisme rabbinique comporte lui aussi une dimension universelle, comme le messianisme prophétique. Deux passages en témoignent. Le premier énonce :

26

Voir nos remarques au début du présent chapitre.

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« Rabbi Hanin a dit : “Israël n’aura pas besoin de l’étude (de la Torah) du roi -Messie à l’avenir, comme il est dit : ‘Les Nations se tourneront vers lui.’ (Is 11:10) : les Nations, et non Israël. Si c’est ainsi, pourquoi le roi Messie vient-il, et quelle est la finalité de son action ? Il vient rassembler Israël des lieux de son exil, et leur donner trente commandements, comme il est dit : ‘Je leur dis : si tel est votre bon plaisir, donnez-moi mon salaire, trente pièces d’argent.’ (Zach 11:12). Rav a dit : il s’agit de trente hommes vaillants ; rabbi Yohanan dit : il s’agit de trente commandements. On a dit à rabbi Yohanan : Rav se trompe, car il ne s’agit ici que des Nations du monde. »27

Et le second : « Jusqu’à ce que vienne Chilo” (Gn. 49:10), c’est le roi Messie, “Et à lui se soumettront (ik’hat)) les peuples” (Ibid.), cela renvoie à sa venue, alors qu’il corrompra (mak’hé) les dents des idolâtres. »28

De quoi s’agit-il ici dans ces deux textes ? Les deux se rapportent à la bénédiction de Jacob à Juda, dont on a vu qu’elle a été interprétée dans un sens messianique, où la royauté de Juda renvoie à l’anticipation de la royauté messianique et le mystérieux personnage nommé « Chilo » au roi -Messie. Dans la prophétie de Jacob, les Nations du monde sont explicitement mentionnées en référence à Chilo, qui subjuguera les peuples. Le premier passage, qui se réfère au chapitre 11 d’Isaïe, établit que le Messie vient d’une part enseigner la Torah aux Nations, qui l’accepteront à la fin des temps, et d’autre part rassembler Israël de son exil. Le second passage pose la relation entre Israël et les Nations comme un rapport de force : les Nations asservissent Israël, détruisant leur Temple et les déportant en exil. Les maîtres, vivant sous la main de fer de la domination romaine, ne pouvaient penser le rapport entre 27 28

Genèse Rabbah 98:9. Genèse Rabbah 98:8.

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Israël et les Nations que comme un rapport du pouvoir politique à un peuple qui lui tient tête. Ici, l’ère messianique est pensée comme un renversement de ce rapport de force. Le Messie finit par subjuguer les Nations. Israël est libéré du joug des Nations. Cet extrait doit être associé à cette autre proposition talmudique : « Rabbi Shmuel a dit : Ce monde-ci (ha’olam hazé) diffère des temps messianiques (yemot amashiah) seulement eu égard à l’asservissement à des puissances étrangères (chi’aboud malkhouyot). »29

Les « jours messianiques », syntagme forgé par les maîtres de la littérature rabbinique, signifient la libération du joug des Nations, en référence à la première délivrance, celle de la maison d’esclavage, l’Égypte. Car la Rédemption finale ne sera qu’une reprise de cette première délivrance, modèle de toutes les émancipations futures.30 L’idée messianique s’inscrit donc d’abord dans le schéma 29

Sanhédrin 99a. Un autre passage rabbinique indique explicitement ce lien entre la sortie d’Egypte et les jours messianiques: "Ben Zoma a commenté le verset suivant: "Pour que tu te souviennes du jour où tu es sorti du pays d’Egypte tous les jours de ta vie." (Dt. 16). S’il était écrit : "les jours de ta vie", on aurait compris qu’il s’agit des jours. "Tous les jours de ta vie": il s’agit des nuits. Les sages interprètent autrement: "les jours de ta vie": il s’agit de ce monde-ci; "tous les jours de ta vie": pour amener aux jours messianiques. Ben Zoma répondit aux sages: est-ce qu’aux temps messianiques, on rappellera la sortie d’Egypte? N’est-il pas déjà écrit: "En vérité, des jours viendront, dit l’Eternel, où l’on ne dira plus: "Vive l’Eternel qui a fait monter les enfants d’Israël du pays d’Egypte!", mais: "Vive l’Eternel qui a fait monter, qui a ramené les descendants de la maison d’Israël du pays du nord et de toutes les contrées où je les avais relégués, pour qu’ils demeurent dans leur patrie!" (Jr 23:7-8). Ils lui ont répondu: ce n’est pas que la sortie d’Egypte sera arrachée de la mémoire, mais la soumission vis-à-vis des nations deviendra l’essentiel, et la sortie d’Egypte secondaire. De la même façon, il est écrit: "Ton nom, désormais, ne sera plus Jacob, mais Israël." (Gn. 35). Non qu’il perdra le nom de Jacob, mais Israël deviendra l’essentiel, et Jacob secondaire. " (Berakhot 12b-13a).

30

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du rapport irréductiblement conflictuel – ou du moins très tendu – entre Israël et les Nations. Toutefois, le premier passage cité plus haut laisse entrevoir une issue à ce conflit. En référence à Isaïe, il pointe un moment de conciliation, précisément messianique, où les Nations se tourneront vers le Messie, désireux d’apprendre la Torah. Le Messie, en ce sens, possède une vocation universelle aussi bien que particulière. S’il vient rassembler Israël, il ne vient pas leur enseigner la Torah. En effet, cet enseignement fut déjà le propre de Moïse, et Israël n’ont nul besoin d’une seconde Torah. La Torah est une, même si elle est divisée en deux : écrite et orale. Mais le Messie vient précisément enseigner la Torah aux Nations. Ces dernières, qui ont refusé la Torah au Sinaï selon le Midrash,31 reçoivent ainsi une « seconde chance » avec le Messie. C’est alors qu’elles finiront par accepter la Torah, transmise cette fois-ci par le Messie, et non par Moïse. C’est là ce que confirme un récit talmudique qui se fonde sur le psaume 117 (« Louez l’Éternel, vous, tous les peuples ») pour affirmer qu’au moment de la venue du Messie, les Nations viendront lui apporter des cadeaux.32 Dans le sillage des chapitres 2 et 11 d’Isaïe, les rabbins confirment donc la vocation universelle du Messie. Cette vocation universelle corrobore la dimension universelle de l’élection d’Israël elle-même, patente dès l’appel divin à Abraham. En effet, le verset ne dit-il pas :

31

Cf. Mekhilta de Rabbi Ismaël, "Bahodesh", paragraphe 5: "Aux Nations du monde, on demanda des comptes au sujet de la Torah. Pour ne pas qu’elles puissent élever la voix contre la Chekhina, disant: "Si on nous avait demandé notre avis, nous l’aurions acceptée (la Torah)." Mais la Torah leur fut proposée, et elles la refusèrent, comme il est dit: "Il dit: l’Eternel est apparu du haut du Sinaï, a brillé sur le Séir, pour eux! S’est révélé sur le mont Pharan, a quitté les saintes myriades qui l’entourent, dans sa droite, une loi de feu, pour eux!" (Dt. 33:2) 32 Pessa’him 118b.

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« Je bénirai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le maudirai ; et par toi seront bénies toutes les familles de la terre. »33

Par où se condense déjà l’aventure tortueuse des relations entre Israël et les Nations : les tensions initiales – « qui t’outragera je le maudirai » – devront se résoudre à la fin de l’Histoire, où toutes les familles de la terre seront bénies grâce à Abraham. Toutefois, cette bénédiction passe par la reconnaissance de l’existence séparée d’Abraham l’Hébreu (« ivri), celui qui habite au-delà (me’ever) de la rivière, dans une posture de séparation qui permet paradoxalement la bénédiction de tous. Car le témoignage du Dieu-Un exige précisément la séparation, la mise en exception pour être un exemple. La responsabilité ne nous arrache-t-elle pas des autres – en vue des autres ? Or, c’est précisément la structure de l’élection, qui se retrouve ici au niveau messianique.

33

Gn. 12:3.

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CHAPITRE III

UN OU DEUX MESSIES ? LES PERIPETIES DU MESSIE FILS DE JOSEPH

Si le passage du traité Sanhédrin est le plus dense des textes talmudiques concernant le messianisme, il existe encore un autre passage, beaucoup plus court certes, mais dont l’importance n’est pas moindre à en juger par les exégèses qu’il a engendrées. Nous le citons ici dans son intégralité : « Et le pays sera en deuil, chaque famille à part, la famille de la maison de David à part, et leurs femmes à part. » (Zach 12:12). Rabbi Dossa et les Rabbins sont en désaccord sur l’objet de ce deuil. L’un dit : « C’est à propos du Messie fils de Joseph qui sera tué » ; les autres : « C’est à propos de la pulsion du mal qui sera anéantie. La raison qu’avance le premier est très plausible, puisqu’il est écrit : « Ils porteront leur regard vers moi à cause de celui qui aura été percé de leurs coups, ils le regretteront comme on regrette un fils unique. » (Zach 12:10), mais comment expliquer que le deuil puisse porter sur le mauvais penchant ? [...] Les Maitres ont enseigné : le Messie fils de David, qui doit se révéler très vite et de nos jours sera interpellé en ces termes par le Saint, béni soit-Il : Demande-moi quelque chose et je te l’accorderai ainsi qu’il est dit : « Je veux proclamer ce qui est une loi immuable. L’Éternel m’a dit : tu es mon fils, c’est moi qui, aujourd’hui, t’ai engendré ! Demande-le-moi, et je te donnerai des peuples comme héritage. » (Ps 2:7-8). Et

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lorsqu’il a constaté que le Messie, fils de Joseph, sera tué, il déclara en sa présence : « Maître de l’univers, je ne réclame que la vie. » Il lui répondit : « La vie - avant même que tu formules ta demande, déjà ton père David a prophétisé à ton sujet en disant : “Il t’a demandé la vie, tu la lui as accordée.” (Ps 21:5). »1

Notons que ce passage introduit une nouveauté radicale par rapport à toutes les sources étudiées jusqu’ici : le personnage d’un second Messie, qui précédera le Messie fils de David. Ce Messie d’avant le Messie, qui sera tué, toujours d’après ce passage, est désigné ici sous le nom de « Messie fils de Joseph » (Mashiah ben Yossef). Cette figure mystérieuse, qui apparaît ici, comme souvent dans le Talmud, à la faveur d’une digression au sujet d’un verset convoqué pour une tout autre raison, soulève immédiatement un certain nombre de questions pourquoi est-elle introduite ? Quelle est l’origine de son nom ? Quelle est sa fonction dans l’économie messianique ? Doitelle être pensée en connexion avec la figure de Jésus, lui aussi « fils de Joseph », et lui aussi tué ? Commençons par cette dernière question, qui n’a pas manqué d’intriguer les historiens et les chercheurs. Voici par exemple le propos d’Israël Ya’akov Yuval, un universitaire israélien : « Au vu de l’absence de traces d’une croyance en un Messie fils de Joseph avant la destruction du Second Temple, on doit prendre en compte la possibilité que la figure rabbinique du Messie fils de Joseph, destiné à être tué, exprime une forme d’intériorisation de l’autre figure messianique qui a déçu, Jésus. Lui aussi fils de Joseph, lui aussi tué, lui aussi du nord du pays. »2

1

Soukka 52a. Nous reprenons la traduction de David Banon in: L’attente messianique, op.cit., p.60-61. 2 Israël Ya’akov Yuval, Chnéi Goyim be’viknekh (en hébreu), op.cit., p.50. Nous traduisons.

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Il nous est difficile de nous prononcer sur cette question particulièrement épineuse. Disons simplement que l’hypothèse de « l’intériorisation » – un concept qui reste quelque peu confus - de la figure de Jésus soulève une difficulté : elle suppose que les rabbins aient été prêts à accorder aux premiers chrétiens la messianité de Jésus, même s’il s’agit seulement du premier messie, qui ne fait qu’annoncer le second, le fils de David. Or, cette thèse semble fragile quand on connaît le refus obstiné de reconnaître la messianité de Jésus de la part des maîtres du Talmud. Le traité Sanhédrin ne cesse de le répéter : le Messie surviendra dans un temps à venir. Nous en conclurons que ce texte doit être étudié indépendamment de la prédication chrétienne, comme un élément interne à la pensée juive du messianisme. Précisons d’emblée qu’il s’agit de la seule mention d’un Messie fils de Joseph dans l’ensemble du corpus talmudique. Elle doit être rapprochée de deux autres Midrashim, qui évoquent les fils d’Ephraïm, l’un des deux fils de Joseph, qui seraient sortis d’Égypte trop hâtivement, avant l’ensemble du peuple d’Israël, et qui seraient morts dans le désert. Les fils d’Ephraïm, ayant péché par précipitation et impatience, auraient été tués au cours d’une guerre dans le désert. Ces légendes sont données en guise d’explication au verset : « Or, lorsque Pharaon eut laissé partir le peuple, Dieu ne les dirigea point par le pays des Philistins, lequel est rapproché, parce que Dieu disait : “Le peuple pourrait se raviser à la vue de la guerre, et retourner en Égypte. »3 3

Ex 13:17. Les deux Midrashim se trouvent respectivement en Exode Rabbah 20:11 et en Mekhilta de Rabbi Ismaël, "Bechalakh", Ptikhta (introduction). D’après le premier Midrach, les ossements des enfants d’Ephraïm étaient dispersés dans le désert, et Dieu ne voulait pas que le peuple ne les vît et prenne peur. Une autre mention du Messie "nommé Ephraïm", à savoir l’un des deux fils de Joseph, se trouve

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Le rapprochement de l’extrait avec ces passages s’impose puisque la sortie d’Égypte est considérée comme une anticipation de la Rédemption messianique future. Or, ici, le Messie fils de Joseph sera tué comme les enfants d’Ephraïm, ces fils de la lignée de Joseph tués au moment de la sortie d’Égypte. Il n’en demeure pas moins que si dans les Midrashim sur la sortie d’Égypte, la mention des fils d’Ephraïm s’impose dans le cadre d’une exégèse à partir d’un verset, dans le passage talmudique, en revanche, le personnage du Messie fils de Joseph est entièrement fabriqué de toute pièce. Le verset de Zacharie, sur lequel s’appuie l’ensemble du passage, est certes le socle biblique de l’opération exégétique, mais ce socle demeure très fragile. En effet, en quoi l’oraison funèbre – esped – évoquée par le prophète porte-t-elle sur le Messie fils de Joseph ? Et en quoi est-il ce mystérieux personnage, “celui qui aura été percé de leurs coups” ? La réponse est simple : quasiment rien ne permet de passer du verset à l’exégèse talmudique, de sorte que les rabbins opèrent un coup de force interprétatif. La seule indication qui pourrait faire signe vers une idée messianique est le début du verset de Zacharie : « Mais sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem, je répandrai un esprit de bienveillance et de pitié, et ils porteront leurs regards vers moi [...] »4

La mention de la “maison de David” est-elle une allusion messianique ? Rien n’est moins sûr, étant donné la fréquence de ce syntagme dans le texte biblique, de sorte que l’interprétation rabbinique est une extrapolation, au sens où elle repose sur un lien très ténu avec le texte dans un Midrash intitulé Pessikta Rabati de Rav Kahana, chap.37, Paragraphe "Koumi Ori". Sur ce passage et ses résonnances chrétiennes, voir: Israël Ya’akov Yuval, Chnéi Goyim be’vitnekh (en hébreu), op.cit., p.51-52. 4 Zach. 12:10.

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biblique. Et de fait, ce passage restera unique dans le Talmud, sorte d’îlot isolé, sans suite et sans réel développement dans la littérature rabbinique. Le personnage du Messie fils de Joseph, qui précède le Messie fils de David et sera tué, demeure entouré de mystère. Sa place même dans l’économie messianique reste non éclaircie : pourquoi est-il nécessaire ? Ne pouvait-on pas se contenter d’un seul Messie, le Messie fils de David ? Et pourquoi doit-il être tué ? Ces questions sont si pertinentes qu’une grande partie de la tradition – et Maïmonide luimême – a purement ignoré le personnage du Messie fils de Joseph. Ce passage demeure donc, dans l’état où il se trouve, comme un secret non élucidé de la littérature rabbinique. Or, de fait, ces courtes lignes auront une fortune extraordinaire dans la tradition de la pensée juive. Leur interprétation a donné naissance à une élaboration remarquable, aussi riche que cohérente, dans la littérature exégétique juive. Le Messie fils de Joseph, non content de trouver une place essentielle dans l’économie messianique, deviendra une poutre maîtresse de l’ensemble de l’exégèse biblique. Nous voudrions le montrer à travers quelques maîtres éminents de la tradition juive : le kabbaliste du 17e siècle Rabbi Isaïe Halévy Horovitz, surnommé le Chla,5 5

Il importe de donner quelques précisions biographiques sur cet extraordinaire penseur, peu connu du public français intéressé par le judaïsme. Né à Prague, Isaïe Halévy Horovitz (env. 1565-1650) exerça des fonctions d’av bet din (juge rabbinique) en Pologne, puis à Francfort, 1606. Revenu à Prague en 1614, lors de l’expulsion des Juifs de la ville de Francfort, il s’établit à Jérusalem en 1621, dans l’intention d’accomplir le commandement d’habiter la terre d’Israël. Sa tombe se trouve à Tibériade aux côtés de celle de Maïmonide. Déjà orienté vers la Kabbale dans sa période pragoise, Horovitz lut à Jérusalem les écrits de Luria, Cordovero et Caro. Il pensait que le temps où la sagesse secrète du Zohar serait révélée était proche. Il se ralliait aux interprétations de Nachmanide plutôt qu’à celles de

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Élie de Vilna, surnommé le Gaon de Vilna (18e siècle), le rabbin Abraham Isaac Hacohen Kook (début 20e siècle), et enfin le maître du judaïsme français contemporain, le rabbin Léon Askénazi (20e siècle), connu sous le surnom de Manitou, qui s’inscrira également dans cette filiation. On voit déjà par cette liste sommaire que la figure du Messie fils de Joseph, qui avait commencé par être ce personnage mystérieux et marginal du traité talmudique Soukka, a connu une fortune exégétique hors du commun, et ce jusqu’à notre époque. Il s’agit donc d’un motif dont l’origine est discrète et quelque peu obscure, mais qui finira par s’imposer comme une thématique décisive de la pensée juive à travers les siècles. Les lignes qui vont suivre se proposent de cerner la logique de cette idée à travers sa cohérence, mais aussi ses retournements, ses failles et ses ruptures ; cette logique la conduira, de manière plutôt inattendue, au cœur de la tension contemporaine entre messianisme et sionisme. 1. Le Zohar

Outre le passage talmudique, les auteurs mentionnés ici se fondent tous sur une source supplémentaire, celle du Zohar, le “Livre de la Splendeur”, livre fondement de la Kabbale et base de la pensée juive à l’ère moderne. On sait que le Zohar, apparu sur la scène du monde en Espagne au 13e siècle, ne se présente pas comme un livre systématique, mais comme un immense Midrash ésotérique, écrit en araméen, qui suit dans l’ordre les versets des cinq livres de Moïse. Toutefois, bien qu’il soit difficile d’en tirer une philosophie systématique, la pensée du Zohar, loin d’être simplement “mystique”, comme on le dit souvent trop Maïmonide. (Cette brève notice est reprise d’une note de traducteur de l’ouvrage de Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.422).

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sommairement, présente des traits récurrents qui lui accordent une cohérence théorique indéniable. Ce fut le mérite de Scholem, le fondateur des études kabbalistiques contemporaines, que d’extraire le Zohar du mépris où il était tenu par les rationalistes juifs du 19e siècle, et de mettre en relief la profonde rationalité du Zohar, entre Midrash juif et sources néo-platoniciennes.6 Le passage cidessous, portant sur la place du Messie fils de Joseph dans l’économie messianique, illustre à sa manière cette systématicité : « Et Jacob fit un rêve, et voici une échelle [...]” (Gn. 28:12). Il se trouve à la droite d’Abraham, dont la mesure est la grâce, et il se venge d’Ismaël et de son ange, et à la gauche d’Isaac, dont la mesure est la crainte, et il se venge d’Esaü et de son ange. À travers deux Messies, dont l’un est situé à droite, Messie fils de David, et l’autre à gauche, Messie fils de Joseph [...] “Jusqu’à ce qu’advienne Chilo” (Gn. 49:10), le berger fidèle, dont la mesure est la splendeur d’Israël, et qu’il se venge de la grande Tourbe (“erev rav). À travers ces trois mesures, il délivrera les Cohanim, les Lévites et les Israélites de l’exil. Et à travers eux il se venge d’Esaü, d’Ismaël et de la grande Tourbe. De la même façon que la grande Tourbe est un mélange d’Esaü et d’Ismaël, Jacob est un mélange d’Abraham et d’Isaac. Et ainsi, Chilo se mélange au Messie fils de David et au Messie fils de Joseph, et forme avec eux une chaîne. »7 6

Il faudrait citer ici l’ensemble de l’œuvre monumentale de Scholem. Renvoyons simplement à l’ouvrage d’introduction à la mystique juive: Les grands courants de la mystique juive, Paris: Payot, 1950. Le chapitre 6 y est intitulé: "Le Zohar, II. La doctrine théosophique du Zohar". Dans la Kabbale, Scholem ne cherche pas une quelconque "mystique", terme vague qu’il n’emploie que par commodité, mais "un autre type de rationalité", comme le dit Stéphane Mosès (voir: L’ange de l’Histoire –Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris: Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992, p.186). 7 Zohar III, 246b. Nous traduisons.

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Ce commentaire d’un verset se rapportant au songe de Jacob inscrit Jacob dans la constellation des trois Patriarches. C’est la manière propre du Zohar : toujours soucieux d’ordre, il est entièrement construit autour d’une pensée de la symétrie et de l’harmonie, où le milieu vient en quelque sorte équilibrer les deux côtés, les deux extrêmes. Sa théosophie – l’arbre des Sefirot, des dix mesures divines - est elle aussi établie à partir de ce principe. Ici, Jacob tient la place du milieu entre Abraham, que le Zohar rattache à la mesure de la « grâce » (« hesed), et Isaac, rattaché à la mesure de la rigueur ou de la « crainte » (pa’had).8 Or, cet édifice symétrique est complété par les personnages d’Ismaël et d’Esaü, respectivement issus d’Abraham et d’Isaac ; bien qu’issus de la famille d’Israël, ils choisiront tous deux une autre voie. La fonction de Jacob est de « venger » les deux fils rebelles, qui ont fait le choix de s’éloigner d’Israël et de s’opposer à lui. Le Zohar construit donc son argument à partir de la symétrie entre les différentes figures de la famille d’Israël, source d’équilibre de l’édifice dans son ensemble. Or, il introduit les deux Messies à partir du même souci d’équilibre général. Les deux Messies, fils de David et fils de Joseph correspondent respectivement aux deux Patriarches, Abraham et Isaac. Si leur ordre est renversé par rapport à celui du Talmud, c’est que le texte du Zohar se soucie moins de chronologie que d’une relation structurale. Leur fonction se déduit par analogie : ils ont pour charge de se confronter aux deux peuples issus respectivement d’Ismaël et d’Esaü. Toutefois, l’équilibre analogique n’est pas encore obtenu. En effet, quel Messie correspondra à Jacob, le troisième Patriarche ? C’est ainsi que le Zohar introduit, comble d’audace, un troisième 8

Au sujet des Sefirot, nous renvoyons encore à l’ouvrage précédemment cité de Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op.cit, chap. 6.

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Messie, nommé Chilo, dont on a vu la mention au livre de la Genèse, lors de la bénédiction de Jacob à Juda ; sa fonction est d’affronter la « grande Tourbe« (« erev rav), ce groupe d’Égyptiens que, selon le Midrash, Moïse a rallié, contre la volonté divine, au peuple d’Israël au moment de la sortie d’Égypte.9 Ce groupe est supposé être à l’origine de toutes les fautes ultérieures commises par le peuple d’Israël, notamment le Veau d’Or.10 Ici, le Zohar va jusqu’à faire de l’adhésion de la grande Tourbe à Israël la raison du maintien du peuple en exil. Seul Chilo, qui apparaît ici comme un troisième Messie, parviendra à détacher la grande Tourbe d’Israël. Rappelons que la Torah procède toujours par séparation et distinction entre les éléments et les peuples, séparation créant les conditions de leur entente. Ainsi, seul l’arrachement de la grande Tourbe du sein d’Israël créera les conditions de la délivrance du peuple juif hors du joug des Nations, et le retour à sa terre. Le Zohar évoque une « chaîne » des trois Messies, seuls à même, par leur puissance commune, de mettre fin à l’emprise sur Israël de ces trois groupes : les fils d’Ismaël, les fils d’Esaü et la grande Tourbe. Ce passage révèle la force d’inventivité de l’idée messianique juive, notamment autour du motif des deux Messies. En effet, non seulement le Zohar reprend l’idée des deux Messies, fils de Joseph et fils de David, en les inscrivant dans une construction exégétique très rigoureuse fondée sur la relation entre les trois Patriarches, mais il se permet, au nom même de l’équilibre analogique invoqué, 9

Voir Ex 12:38: "De plus, une tourbe nombreuse les avait suivis". D’où le sait-on? Du verset suivant: "Alors, l’Eternel dit à Moïse: Va, descends! Car on a perverti ton peuple que tu as tiré du pays d’Egypte." (Ex 32:7). Et Rachi sur le verset: "Il n’est pas écrit "le peuple" mais "ton peuple": il s’agit de la grande Tourbe que tu as accepté de ton propre gré et que tu as converti sans demander mon conseil, en pensant: il est bon que des non-Juifs adhèrent à la présence divine. Ce sont eux qui ont perverti et corrompu le peuple."

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d’introduire un troisième Messie, le personnage nommé Chilo, qui complète en quelque sorte les deux autres et s’associe à eux dans leur lutte contre les ennemis d’Israël. C’est dire que la question du Messie vire ici encore une fois. Tout d’abord, le Messie fils de Joseph prend ici un relief nouveau : situé à la gauche d’Isaac, il vient combattre les peuples issus d’Esaü, père de Rome selon le Midrash, ce que nous appellerions « L’Occident ». Son rôle est de faire face à « l’ange d’Esaü », qui désigne la force par laquelle il a prise sur le monde. On verra plus loin les raisons profondes qui motivent ce combat. Mais surtout, le Messie fils de Joseph n’est ici qu’un membre d’une chaîne à trois termes, où un troisième Messie vient se joindre aux deux premiers, le dénommé Chilo. C’est seulement par la force conjuguée des trois Messies qu’Israël se délivrera de l’emprise des puissances qui l’enchaînent, dont la pire est la grande Tourbe, puisqu’elle se loge au sein même d’Israël. C’est uniquement en se délivrant de la grande Tourbe qu’Israël connaîtra la Rédemption. La fonction des Messies est, par analogie avec les vertus propres aux Patriarches, de combattre les forces ennemies d’Israël. Le Messie fils de Joseph prend place dans une économie messianique à trois termes. Son rôle commence à devenir plus manifeste. Toutefois, bien que ce texte contribue à éclairer la figure énigmatique du Messie fils de Joseph et qu’il ait eu des effets incalculables sur la pensée juive ultérieure, il laisse dans l’ombre la figure de ce second Messie dans son noyau le plus mystérieux, à savoir son rattachement à Joseph.11 11

On mesurera mieux l’importance cruciale de ce texte en citant un extrait de la plus grande autorité rabbinique des temps modernes, Elie de Vilna (le Gaon de Vilna), le maître de l’école lithuanienne du 18e siècle: "De même que le grain de blé comporte trois sortes de détritus: la bale, l’ivraie et le son, ainsi Israël qui a été comparé au grain de blé, comme il est écrit: "Israël est saint pour le Seigneur, prémices de sa récolte." (Jr 2:3). Il y a donc trois sortes de détritus qui sont: Ismaël, Esaü et la Grande tourbe." Vis-à-vis d’Abraham et d’Isaac d’où sont

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Pourquoi ce Messie est-il désigné comme Messie « fils de Joseph » ? À cette question, le Zohar ne répond pas. Un autre passage du Zohar sur les deux Messies, n’éclairera pas davantage cette question.12 Celle-ci se situe en revanche au cœur de l’œuvre du kabbaliste originaire de Prague et adepte de l’école de Safed : Isaïe Halévy Horovitz, auteur d’un ouvrage monumental, sorte de somme du judaïsme en deux gros volumes, intitulée Les Deux Tables de l’Alliance (Chnéi Loukhot Ha’Brit), des initiales duquel il tire son surnom, le Chla. Avec lui, l’élucidation de l’identité du Messie fils de Joseph et son inscription dans l’économie messianique connaît un tournant majeur. L’exploration de l’identité secrète du Messie fils de Joseph passe d’abord par lui.13 sortis Ismaël et Esaü viendront deux Messies qui sont: "le Messie fils de Joseph et le Messie fils de David et ils nettoieront Israël de la bale, de l’ivraie et di son - "Ils seront comme la bale face au vent." (Ps 35:5). "La maison d’Esaü sera de la paille." (Abd 1:18). Mais le nettoyage ne sera pas encore total, jusqu’à ce que les Israélites soient purifiés de la Grande tourbe, qui correspond au son et qui est très attaché au blé. Les hommes de la Grande tourbe sont comme le détritus qui correspond à Jacob, ils se rapportent à l’effacement de la Torah et au rejet du joug du Royaume du ciel, ils sont très liés à Israël et les Israélites apprennent à agir comme eux, ce sont les riches "tes fiers triomphateurs" (Soph 3:11), à leur sujet il est dit: "Le fils de David ne viendra que lorsque les Israélites orgueilleux auront disparu." (Sanhedrin 98a). De même qu’il est impossible de détacher le son de la farine, à moins de mouler le blé convenablement, de même il est impossible de détacher la Grande tourbe, si ce n’est par les douleurs de l’exil." (Even Chléma, chap. 11, para. 6, extrait traduit par Charles Mopsik in: Pardès 7/1988, p.31). On voit sans peine que le maître de Vilna ne fait que reprendre le passage du Zohar sans qu’il ait eu le besoin de ne lui ajouter rien de substantiel. C’est dire à quel point ce passage a façonné la pensée juive du messianisme pour des générations de Juifs versés dans l’étude. 12 Voir: Zohar III, 279a. 13 Signalons que quelques années avant le Chla, son compatriote de Prague, le Maharal (Rabbi Loew), reprend lui aussi l’idée des deux Messies dans son ouvrage Netsah Israël (L’éternité d’Israël, chapitre

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2. Le messianisme de Rabbi Isaïe Halévi Horowitz (le Chla).

Nous nous référons ici à une partie de son commentaire de la Torah, intitulée « Tson Yossef » (le pâturage de Joseph), où il étudie les trois péricopes qui relatent l’histoire de Joseph et de ses frères : Vayechev, Miqetz, Vayigach. Cette exégèse extrêmement serrée portant sur le drame qui oppose Joseph à ses frères est la véritable plaque tournante de l’ensemble de son commentaire de la Torah. L’accent mis sur cet épisode biblique est en soi une nouveauté et mérite d’être souligné. En effet, rappelons que Joseph et ses frères ne sont pas considérés par la tradition comme des Patriarches ; ainsi, à première vue, leur histoire est d’un poids moindre que celle des Patriarches et des Matriarches, fondement du peuple d’Israël. Mais les maîtres de la Torah orale considèrent que les douze fils de Jacob sont comme les branches d’où sont issus les enfants d’Israël dans leur ensemble. Le peuple d’Israël est désigné dans la 37). Mais cet ouvrage, entièrement consacré au messianisme, fait peu de cas de la figure personnelle du Messie, et pense plutôt en termes d’exil (galut) et de rédemption (gé’ula). David Banon évoque à son propos un "système agencé autour des thèmes de l’exil et de la rédemption – système où la figure du rédempteur devient accessoire face au thème de la rédemption elle-même." (voir: Le messianisme, Paris: PUF, 1998, p.56). En témoigne le début de l’ouvrage du Maharal: "Lorsque nous désirons connaître en vérité ce qu’il en est de la question de l’exil (galut), il faut d’abord commencer par la raison de l’exil et les choses qui lui sont propres. Il faut commencer par étudier la question de l’exil, car l’exil en lui-même est la preuve indubitable de la rédemption (gé’ula)." La pensée du Maharal de Prague est bien connue en France grâce aux travaux d’André Neher et de Benjamin Gross. Voir, de ce dernier, Le messianisme juif, L’éternité d’Israël dana la pensée du Maharal de Prague, Paris: Editions Klincksieck, 1969 et Que la lumière soit, "Nér Mitsva", La flamme de la Mitsva du Maharal de Prague, Paris: Albin Michel, 1995.

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Torah comme « fils d’Israël » (Bnéi Israël), et s’il est « fils d’Israël » comme fils de Jacob devenu Israël, c’est à travers ses douze fils.14 Toutefois, parmi ces douze fils, un seul fait exception : Joseph. En effet, d’emblée, Jacob le privilégie, le sépare des autres. Le texte dit immédiatement : « Or, Israël préférait Joseph à ses autres enfants, parce qu’il était le fils de sa vieillesse ; et il lui avait fait une tunique à rayures. »15 Cette préférence pour un fils au détriment d’un autre n’est pas nouvelle dans le livre de la Genèse ; nous l’avons vu également dans le cas d’Isaac préférant Esaü et Rebecca s’attachant à Jacob. Mais ici, à suivre le Chla, l’enjeu est différent. Il s’agit de révéler le secret de la filiation Jacob/Joseph. En effet, cette filiation n’engage pas uniquement le récit de la Genèse, qui se donne comme une péripétie aux multiples revirements, mais l’avenir du peuple juif issu, comme on l’a dit, des douze enfants de Jacob. Or, le Chla indique brutalement que la vente de Joseph par ses frères, épisode central du récit, est davantage qu’une simple faute, aussi grave soit-elle : « J’expliquerai plus loin en quoi la vente de Joseph et ses aventures fait exister (qiyoum) le royaume de David et le Messie (ve ‘’ machiah) [...] »16

Le mot de “Messie”, apparu ici au détour de l’analyse, renvoie au Messie fils de David, puisqu’il est accolé au “royaume de David”. Mais le Messie se soutient du récit de la vente de Joseph par ses frères et de ses aventures (gilgulav). Selon cette première indication, l’aventure messianique passe par l’existence de Joseph, plus 14

Précisons que le mot "fils" dans "fils d’Israël" désigne également les filles. Le syntagme "fils d’Israël" doit être entendu au sens de "enfants d’Israël". La preuve: lorsque Moïse désire s’adresser aux femmes uniquement, il utilise l’expression "Beit Ya’akov" (la "maison de Jacob"), comme en Exode 19. 15 Gn. 37:3. 16 Le Chla, "Tson Yossef", 16. Nous traduisons.

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précisément par l’épisode de sa vente. Ainsi, Joseph prendrait part à l’économie messianique. Le Chla se donnera pour tâche, comme il l’a dit, d’expliquer cette implication de Joseph dans le drame messianique. Le Chla vient donc s’inscrire dans le sillage des deux textes cités plus haut - le passage talmudique sur le Messie fils de Joseph et l’extrait du Zohar sur les trois Messies – en se proposant de les compléter en éclaircissant l’identité du Messie fils de Joseph. Or, à cette fin, il retourne tout simplement au récit de Joseph dans le livre de la Genèse, récit censé nous livrer la clé de cette obscure identité messianique. L’analyse du Chla s’enroule autour de deux épisodes de la vie de Joseph : le premier est son refus de céder aux avances de la femme de Putiphar, le ministre où il a été placé à son arrivée en Égypte (chapitre 39) ; le second, qui compose la trame de l’ensemble du récit, est la vente de Joseph par ses frères, les retrouvailles des frères en Égypte, et plus spécifiquement la confrontation de Juda et de Joseph au début de la péricope de Vayigach. Bien que la vente ait eu lieu avant le récit de Joseph chez Putiphar, le Chla commence par le refus de Joseph de céder à la femme de Putiphar. Cet épisode, qui ne commande pas l’aventure messianique en tant que telle mais la possibilité même de la naissance d’Israël, devient, aux yeux du Chla, un événement hautement symbolique. Joseph, en refusant de s’unir à la femme de son maître, refuse en vérité d’adhérer à la civilisation égyptienne, caractérisée par la luxure et la licence sexuelle. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un juste qui sait maîtriser sa pulsion, et qui restructure les enfantements humains à travers un acte qui répare la faute d’Adam, laquelle tenait précisément à la question des enfantements ; il y va de la résistance à la tentation de l’Égypte, du refus des fastes de la plus grande civilisation de ce temps. Joseph, en maintenant sa singularité d’Hébreu 104

dans une civilisation étrangère, a ouvert la voie à une autre possibilité de l’Histoire universelle : celle-ci permet à un peuple de se fonder non sur la liberté absolue des mœurs, mais sur le maintien de la singularité au sein du couple et de la famille. Le peuple d’Israël, peuple dont la vocation est de maintenir cette singularité de l’unique face aux pressions sociales, peut sortir de l’Égypte comme règne de l’oppression politique alliée à la liberté des mœurs, source de la dissolution de l’individu dans la masse sociale.17 Mais c’est uniquement le second épisode qui participe du drame messianique. Le Chla introduit son analyse par la citation d’un Midrash qui évoque précisément le Messie en référence au récit de la Genèse entre les chapitres 37 et 38 : « Il arriva, en ce temps-là, que Juda s’éloigne de ses frères, et s’achemina vers un habitant d’Adoullam, nommé Hira.” (Gn. 38:1). Rabbi Shmuel interprète ainsi : “Car je connais bien, moi, les desseins que j’ai conçus à votre égard, dit l’Eternel, desseins qui visent votre bonheur et non votre malheur [...]” (Jr 29:11). Les tribus étaient occupées à la vente de Joseph, et Joseph était occupé à son jeûne, Ruben était occupé à son jeûne, Jacob était occupé à son jeûne, Juda était occupé à prendre femme, et le Saint béni soit-Il était occupé à créer la lumière du roi -Messie. »18

On aura noté que ce Midrash, bien qu’il fasse référence au Messie fils de David, puisqu’il se rapporte à l’histoire de Juda et de Tamar, origine de la lignée messianique de David, évoque également Joseph dans la péripétie messianique : « Les tribus étaient occupées à la vente de Joseph, et Joseph était occupé à son jeûne. » Ce commentaire historiosophique, hégélien avant la lettre au sens où il analyse l’Histoire messianique en termes de 17

Voir: Benny Lévy, Le Logos et la Lettre, Philon d’Alexandrie en égard des pharisiens, Lagrasse: Verdier, 1988, p.119-137. Benny Lévy prend également le Chla comme guide de son commentaire. 18 Genèse Rabbah, 85:1.

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« ruse de la raison », qui est ici une « ruse de Dieu »19 dit en substance que tandis que les hommes – ici : les tribus, Joseph, Ruben, Jacob, Juda - croient agir et s’occupent de leurs intérêts privés ou de leurs « passions », pour paraphraser Hegel, Dieu est occupé à « créer la lumière du roi -Messie » en fixant les conditions de sa lignée. Ce texte pose les fondements d’une histoire régie secrètement par Dieu, à l’insu des hommes et de leurs agissements, qui se trament dans l’aveuglement des passions trop humaines. Pour faire advenir le roi -Messie, Dieu s’y prend avec les hommes comme avec des marionnettes qu’il manie à sa guise. On dira que c’est faire peu de cas de la liberté humaine, mais c’est là ignorer qu’il existe dans cette pensée deux niveaux d’existence bien distincts : l’existence divine et l’existence humaine. Bien que Dieu soit omniscient et manipule les fils de l’Histoire, l’homme est, à son niveau d’existence, parfaitement libre de ses choix. Quoi qu’il en soit, ce qui nous importe ici, c’est que ce Midrash permet au Chla d’introduire à la fois Juda et Joseph dans l’économie messianique : Juda avec la fondation de sa famille, début de la lignée messianique de la maison de David, mais également Joseph, puisque si le Messie naît en quelque sorte dans la parenthèse que constitue l’histoire de Juda au chapitre 38, celle-ci est « enchâssée dans l’histoire de Joseph », fil d’Ariane du récit de la fin du livre de la Genèse.20 C’est le point de départ de l’interprétation du Chla. Celui-ci part de l’idée que la vente de Joseph par ses frères provenait d’un malentendu : ils croyaient, depuis la révélation des songes de Joseph, que celui-ci leur transmet, 19

En quoi Hegel n’aura fait que séculariser l’idée de Providence. La "ruse de la raison" se substitue à la Providence divine, qui régit l’Histoire dans les coulisses. 20 Voir: David Banon, L’attente messianique, op.cit., p.53-54. Nous reviendrons plus loin sur ce Midrash essentiel.

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que « Joseph avait réclamé le royaume pour lui seul et sa descendance ».21 Ainsi, ils l’ont d’abord condamné à mort, puis à l’esclavage. Une fois arrivés en Égypte pour remédier à la famine qui sévissait à Canaan, et voyant Joseph régner là-bas, ils voulurent le tuer à nouveau, réalisant que ses rêves de royauté s’étaient accomplis. Selon le Chla, c’est alors que Joseph, disant « Approchez-vous de moi »,22 entend leur révéler leur erreur, à savoir qu’ils « se trompent à son égard, en ce qu’il n’a pas pris la couronne de la royauté, mais que le Nom saint l’a envoyé devant eux afin de frayer un chemin pour façonner Israël en peuple, et Juda en royaume. »23

Dans l’histoire de Joseph et de ses frères, depuis le début – depuis les rêves de Joseph – l’enjeu est la question de la royauté. Pour le Chla, comme pour les maîtres du Talmud, la question messianique est entièrement adossée à celle de la royauté : le Messie est un avant tout un roi. Le Chla n’innove en rien à cet égard ; son originalité consiste en revanche à rattacher l’ensemble des péripéties de Joseph et de ses frères, et surtout la vente de Joseph, à la question de la royauté. Les frères auraient mal interprété les rêves de Joseph : certes, ils portent bien sûr la royauté, mais sur une royauté purement temporaire, destinée uniquement à « façonner Israël en peuple, et Juda en royaume. » La royauté effective de Joseph n’a cours qu’en Égypte, et il s’agit du moyen – là encore, une sorte de ruse divine - pour faire venir la famille de Jacob en Égypte, puisque l’exil d’Israël avait été annoncé par Dieu dès la génération

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Le Chla, op.cit., 32. Voir Gn37:3-11, au sujet des songes de Joseph. Gn. 45:4. 23 Le Chla, Ibid. Précisons que selon les Maximes des Pères (4:13), il existe trois "couronnes" en Israël: la couronne de la Torah, la couronne de la prêtrise et la couronne de la royauté. Il importe de maintenir ces trois couronnes, ou pouvoirs, rigoureusement séparés. 22

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d’Abraham.24 Or, c’est en Égypte, la « terre étrangère », que la famille de Jacob va devenir le peuple d’Israël. Par conséquent, la royauté de Joseph n’est qu’un expédient afin de « façonner Israël en peuple ». Mais la véritable royauté d’Israël revient à Juda, comme le reconnaît Joseph luimême. C’est en ce point que le Chla introduit le motif du Messie fils de Joseph. Il nous faut le citer plus longuement : Et il dit à trois reprises : « Le Seigneur m’a envoyé avant vous » (Gn. 45:5). Le premier se comprend littéralement : « m’a envoyé », pour vous faire vivre, à cause de la famine. Le second dit : « Le Seigneur m’a envoyé devant vous pour vous préparer une ressource dans ce pays, et pour vous sauver la vie par une conservation merveilleuse. » (Gn. 45:7). Or, les paroles de ce verset sont quasiment contradictoires, puisque « une ressource » (che’erit) désigne quelque chose de restreint, tandis que « conservation merveilleuse » (pleita gdola) désigne quelque chose de grand. Mais le verset fait allusion à ce qu’il sera envoyé à deux reprises afin de leur préparer la royauté de Juda : le premier envoi, dans ce monde-ci, afin qu’Israël deviennent un peuple, dignes d’un royaume, et alors : « Quand Israël sortit de l’Égypte », « la maison de Juda devint son sanctuaire » (Ps 114:1-2), ce qui se prolongea jusqu’à la royauté de la maison de David. Le second envoi aura lieu à l’avenir : Joseph sera alors envoyé devant eux avant la royauté du Messie. En effet, le Messie fils de Joseph viendra pour lui frayer un chemin, et il sera tué sur la sainteté du Nom béni pour son peuple Israël, et alors s’élèvera le fils de David, et il réclamera le sang du Messie fils de Joseph. Or, nous en trouvons une allusion dans les paroles de Ruben : « Est-ce que je ne vous disais pas alors : Ne vous rendez point coupables envers cet enfant ! Et vous ne m’écoutâtes point. Eh bien ! Voici que son sang nous est demandé. » (Gn. 42:22). 24

Voir Gn. 15:13: "Dieu dit à Abram: "Sache-le bien, ta postérité séjournera sur une terre étrangère, où elle sera asservie et opprimée durant quatre cents ans."

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Certes, ils ne pouvaient connaître la chose alors, mais l’esprit saint leur est apparu à plusieurs reprises, et ils dirent une parole vraie. Or, Ruben, inspiré par l’esprit saint, dit ici la vérité, et le secret de Joseph, à savoir qu’il n’est pas simplement un envoyé devant eux, mais que la chose aura lieu également à l’avenir, où il sera tué, mais où son sang sera réclamé. C’est là le secret de ce que leur a dit Joseph : au départ, je suis envoyé devant vous « pour vous préparer une ressource » – dans ce monde-ci, la royauté de la maison de David – mais à l’avenir je serai envoyé devant vous « pour une conservation merveilleuse », à savoir pour la royauté du Messie. » [...] Or, si Joseph sera envoyé à l’avenir avant le Messie, c’est parce qu’il est le Satan d’Esaü, qui est son contraire, car Esaü a pris toutes les impuretés de la semence émises par le serpent lorsqu’il s’est accouplé à Eve, et ses rejetons sont tous mamzer (impurs, nés d’une union mal réglée) ».25

Le Chla articule d’abord le motif messianique à l’ensemble de ses analyses précédentes sur Joseph comme figure du juste capable de maîtriser sa pulsion face à la femme de l’autre. Joseph a été envoyé en Égypte d’abord pour constituer une sorte de résistance à cet empire très puissant, un témoignage contre ses mœurs dissolues. Israël naît de cette résistance. Mais l’ensemble du passage fait signe vers l’avenir, en s’appuyant sur la répétition d’une formule que Joseph énonce à trois reprises : « Le Seigneur m’a envoyé devant vous. », et sur une parole de Ruben à ses frères concernant Joseph : « Voici que son sang nous est demandé. » Le commentaire procède par voie allusive : ces formules feraient allusion non seulement à l’histoire qu’ils sont en train de vivre en Égypte, mais à un avenir bien plus lointain. Si la formule de Joseph, obscure au sens littéral puisque les deux expressions de « ressource » et de « conservation merveilleuse » se contredisent l’une l’autre, est répétée trois fois, la raison en est que, loin de 25

Le Chla, op.cit., 33-34.

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s’appliquer uniquement à l’Égypte, elle renvoie au destin d’Israël dans le futur : le futur proche, à savoir la sortie d’Égypte, que Joseph prépare déjà par sa résistance à la confusion sexuelle égyptienne, et le futur éloigné, où Joseph sera également « envoyé devant » Israël, et ce en tant que Messie fils de Joseph. Le « secret » de Joseph (sod ‘inian Yossef), révélé par Ruben, c’est qu’il sera envoyé à l’avenir – à la fin des temps - sous la forme du Messie fils de Joseph. Nous comprenons enfin le lien indéfectible du Messie à Joseph, qui était resté non éclairci à la fois dans le passage talmudique et dans le Zohar. Si Joseph est celui qui « façonne Israël en peuple », il doit précéder le Messie fils de David ; en effet, pour que la royauté puisse s’exercer, il faut auparavant que le peuple se constitue comme peuple. C’est à Joseph qu’incombe la mission de transformer Israël en peuple. Or, c’est seulement en Égypte, dans une terre étrangère, que le peuple d’Israël peut se constituer en peuple. Pour quelle raison ? Parce que la terre d’Égypte, particulièrement fertile, tournée vers la matérialité, est celle-là même qui permet au peuple d’Israël de croître dans son corps. Et en effet, le verset précise qu’en Égypte, la famille de Jacob se multiplie à une vitesse prodigieuse : « Israël s’établit donc dans le pays d’Égypte, dans la province de Gessen ; ils en demeurèrent possesseurs, y crûrent et y multiplièrent prodigieusement. »26 La terre d’Égypte, ancrée dans la matérialité d’un fleuve irriguant toutes ses provinces, est particulièrement propice à une croissance du corps, qui équivaut ici à la transformation d’une famille en un véritable peuple. Joseph serait donc le signe du corps d’Israël. Et effectivement, son épreuve, face à la femme de l’autre, passe par la maîtrise du corps. Un corps tenu précisément par une alliance divine ! C’est ainsi que le Chla peut écrire qu’il est « le Satan d’Esaü », au sens 26

Gn. 47:27. Voir aussi Ex. 1:11: "Mais plus on l’opprimait, plus sa population grossissait et débordait."

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où il oppose un barrage à la licence sexuelle qui caractérise Esaü et sa descendance, née d’une « union mal réglée ». Seul celui qui a fait l’épreuve du corps, celui qui est capable de maîtriser ses pulsions, est à même de faire front aux Empires de l’histoire universelle, dont on a vu qu’ils se fondent sur un espace politique qui ne fait aucun cas du réglage des corps. L’oppression politique s’y allie sans mal à la liberté absolue des mœurs. Joseph, le Messie fils de Joseph, est donc celui qui sera envoyé à l’avenir pour combattre la licence du Quatrième Empire, l’Empire des fils d’Esaü, et pour redonner corps à Israël. S’il sera tué dans cette mission, c’est parce que sa fonction est uniquement de préparer l’advenue du Messie fils de David, véritable Messie d’Israël, celui qui correspond à la singularité propre du peuple voué à la sainteté par Dieu. À la sainteté d’Israël fait écho la sainteté de Juda : « La maison de Juda devint son sanctuaire. » Toutefois, le Chla n’ignore pas la naissance peu « réglée » du Messie fils de David de l’union incestueuse de Juda avec sa bru Tamar. Comment expliquer que le Messie fils de David, qui vient couronner l’historicité d’Israël, puisse naître précisément d’une union mal réglée, à savoir de ce qu’il vient de désigner comme le propre de la descendance d’Esaü ? Le Chla écrit : « Le secret de la réalité du royaume de la Maison de David et du Messie, tient en ce qu’en apparence, ils semblent provenir d’une voie qui n’est pas sainte, Dieu nous garde. En effet, Juda s’unit à Tamar alors qu’il « la prit pour une prostituée » (Gn. 38:15) Et Ruth vint à Booz de même : « Ruth vint furtivement, découvrit le bas de sa couche, et s’y étendit. » (Ru 3:7). Mais de l’Éternel était issue la chose, la naissance de David et du Messie se fit par un détour (derekh akalton), et par la force de cette saisie, toute chose trouvera sa voie vers la sainteté à l’avenir, et toutes les extériorités deviendront intérieures. Le Saint béni soit-Il en enlèvera le mal et ils demeureront saints par 111

leur racine. Je l’ai longuement expliqué ailleurs. Une allusion importante à cette transformation se trouve dans le récit de Juda et de Tamar. Juda demande aux gens du lieu : « Il questionna les gens de l’endroit, disant : “Où (ayé) est la prostituée qui se tient...” (Gn. 38:21), ce qui préfigure la question des anges demandant : “Où (ayé) est le lieu de Sa gloire ?” (Kedoucha tirée du Moussaf de Shabbat et Jour de fête). »27

Le Chla n’esquive pas cette difficulté. Certes, les récits bibliques relatant la naissance de la lignée du Messie fils de David sont tous extrêmement compliqués, tortueux à l’excès et pour tout dire scabreux. Ils semblent même prêter le flanc à l’idée que cette lignée trouve sa source dans une corruption morale. Juda ne prend-il pas Tamar pour une prostituée ? N’est-elle pas sa bru ? Ruth ne vient-elle pas susciter la concupiscence de Booz en venant s’étendre près de lui ? Le Chla le dit sans ambages : la naissance du Messie s’effectue « par un détour ». C’est que la lignée du Messie doit passer par les voies mêmes de notre monde, le monde humain, et que celui-ci ne connaît que des voies « tordues », des détours imprévus qui sont le propre des passions humaines. Précisément, c’est uniquement l’arrivée du Messie qui révélera la sainteté enfouie dans ces « extériorités », en dévoilant la « racine » sainte derrière les « écorces » de l’impureté. Nous retrouvons encore une fois ici le schéma historiosophique qui évoque deux plans de l’Histoire : celui des actions des hommes, fait de passions et de voies « tordues », et celui de Dieu, « occupé à créer la lumière du Messie. » Rabbi Tsadok Hacohen de Lublin, un maître hassidique du 19e siècle, se confrontera au même problème de la naissance de la lignée messianique à partir de l’union illicite de David et de Bethsabée : « Le roi David, son cœur était entièrement pur de toute convoitise de nature sexuelle [...] Selon le traité Sanhédrin, 27

Le Chla, op.cit., 35.

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Bethsabée lui était destinée depuis les six premiers jours de la Création mais il l’a consommée trop tôt (paga : avant l’heure). Il est connu aussi que le fils que David eut avec Bethsabée possédait l’âme du Messie, mais comme cette âme était trop précoce (paga : née avant le terme, avant l’heure dite), puisque le moment de la fin n’était pas encore venu, le Messie n’est pas né. C’est là son épreuve et sa purification du mal, à savoir que même là où il fit usage du désir sexuel, il ne désira aucunement une chose mauvaise, mais ce qui lui était destiné depuis les six jours de la Création, et faire advenir l’âme du Messie au monde, car il a vu qu’il est amené à le faire advenir de cette femme-là. Et bien que, sur le moment, son acte ait été considéré comme une faute, et que le roi David eût reconnu lui-même sa faute plus tard, c’est par cet acte que son cœur fut éprouvé et clarifié (il fit la distinction entre le bien et le mal), et il sut qu’il était entièrement pur de tout désir sexuel. »28

Le maître hassidique, reprenant la même question que le Chla, lui imprime désormais une nouvelle dimension. Sur le plan des apparences, à suivre l’ordre du sensé ayant cours dans notre monde, le roi David a commis une faute morale en s’unissant à Bethsabée, la femme d’un autre, qui plus est en envoyant son mari au front. Le prophète Nathan lui reproche amèrement cette faute, et David lui-même la reconnaît. Comme Juda, nous dirions qu’il a agi par passion. Mais Rabbi Tsadok Hacohen nous replace ici sur le plan de l’aventure messianique ; or, sur ce plan, cette union était nécessaire, puisqu’elle était destinée à engendrer le Messie à partir de tel homme et de telle femme. Le roi David n’a désiré que la femme qui lui était destinée depuis le commencement du monde. Il n’en demeure pas moins que l’action de David, mue par la précipitation du désir, n’a 28

Rabbi Tsadok Hacohen de Lublin, Divréi Sofrim, in: Ressisséi Laïla, Dvréi Sofrim, Sefer Hazikhronot, Editions de l’Institut Har Brakha, en hébreu, 2003, p.238-239. Nous traduisons.

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pu engendrer le Messie, mais seulement son « âme ». L’heure n’était pas encore venue. Pourquoi ? Est-ce parce que David a agi par passion, et que le Messie ne peut naître qu’à partir d’une union parfaitement réglée ? Ou parce que la génération n’était pas prête ? Rabbi Tsadok laisse la réponse à cette question en suspens. Récapitulons l’enseignement décisif du Chla au sujet du Messie fils de Joseph. L’originalité du Chla est de nouer l’intrigue messianique à l’épisode de Joseph et de ses frères dans le récit de la Genèse. Ce récit doit être lu comme une allusion à l’horizon messianique. À partir de moment où Joseph est « envoyé » en Égypte par Dieu – via la péripétie de sa vente par ses frères – l’intrigue messianique peut commencer. Elle se joue entre Joseph et Juda, puisque celui-ci est le frère responsable parmi les fils de Léa, celui qui va à la rencontre de Joseph en Égypte en se rendant garant de la promesse des frères envers lui. La rencontre de Joseph et de Juda en Égypte scelle le destin des deux lignées messianiques. À partir de là, chacun connaît sa place et sa fonction dans cette intrigue. L’aventure messianique commence à partir de cet éclaircissement du rôle de chacun. Avec le Chla, la séquence qui commence avec le passage talmudique et se poursuit avec l’extrait du Zohar est bouclée. La logique de la figure de Joseph dans l’économie messianique est éclaircie. Il convient à présent de suivre les effets de cette séquence des siècles plus tard, alors que le monde juif, à la fin du 19e siècle, connaît une fièvre messianique liée à la naissance du sionisme. C’est alors que l’idée des deux Messies, fils de Joseph et fils de David, refait surface chez un rabbin qui, en ralliant le mouvement sioniste, crée le courant religieux sans doute le plus influent de notre temps. Le rabbin en question se nomme Abraham Isaac Hacohen Kook (1865-1935), et le

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courant dont il est à l’origine est le sionisme religieux de tendance messianique. 3. Dans le sillage du Chla : le messianisme sioniste du Rav Abraham Isaac Hacohen Kook.

Le Rabbin Kook29 reprend la question des deux Messies à partir du Chla tout en lui faisant subir une transformation profonde et inédite. Notons que cette résurgence de l’idée des deux Messies se produit dans un contexte historique radicalement nouveau. Kook commence à penser au seuil du 20e siècle, alors que le monde juif européen, dont il fait partie, est bouleversé par un mouvement qui le secoue de fond en comble. Des jeunes Juifs venus d’abord de Russie, puis de Pologne et de Galicie, s’organisent pour « monter » vers la terre d’Israël, sur fond de pogroms et de misère en Europe de l’Est. Dans les années 1880, ce mouvement se désigne par le nom de « Bilou »30. Si ce premier groupe est encore composé de Juifs pratiquants, le mouvement sioniste naissant se développe essentiellement parmi des jeunes Juifs en rupture avec la tradition, des hommes et des femmes qui ont embrassé les idées socialistes ou communistes alors en vogue en Russie. En effet, le sionisme naît à la faveur de l’esprit du temps, en phase avec les idéologies qui fleurissent alors en Europe. Or, l’époque, depuis le « printemps des peuples » de 1848, est tendue entre le nationalisme, un nationalisme encore largement libéral au 19e siècle, et les divers mouvements socialistes et 29

Nous le désignerons désormais par son seul nom: Kook. Ajoutons que le rabbin Kook est l’une des grandes figures du judaïsme du siècle, et l’auteur de nombreux ouvrages de pensée juive, indépendamment de son « engagement » sioniste. Nous ne considérons ici qu’un pan relativement limité de sa pensée. 30 Initiales de "Beit Ya’akov Lekhu Ve’nelkha" (Maison de Jacob, partons!).

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communistes. Quant à Herzl, l’homme qui, dans les années 1990, va prendre la direction du sionisme par une prise de conscience directement politique de ses aspirations, est un Juif viennois totalement assimilé, pétri de culture allemande et d’idéaux européens libéraux.31 Kook, un maître issu du monde très strict des Yeshivot – maisons d’étude juives - d’Europe de l’Est, élevé dans l’école lithuanienne et versé dans l’étude de la Kabbale, observe très tôt ce mouvement avec intérêt. En 1904, il s’installe lui-même sur la terre d’Israël, devenant le premier rabbin ashkénaze du Yishouv - la communauté juive établie en Israël. Or, il se trouve que 1904 est aussi l’année de la mort prématurée de Herzl. Les dirigeants du Yishouv se tournent alors vers Kook, en tant que représentant religieux officiel de la communauté, lui demandant de faire l’oraison funèbre en son honneur. Kook, conscient de ce que le dirigeant sioniste laïc suscite de vives réserves, sinon de franches oppositions, dans les milieux orthodoxes du monde juif, aussi bien en Israël qu’en Europe, est placé face à un dilemme. Va-t-il se rallier bruyamment au sionisme politique laïque, alors qu’il est lui-même un rabbin orthodoxe des plus rigoureux ? Va-t-il plutôt choisir de rejoindre la grande majorité des rabbins, qui conspuent le mouvement sioniste et ses dirigeants en rupture avec la religion traditionnelle ? Face à ces questions, Kook va alors recourir au schéma des deux Messies. Il faut noter ici que ce schéma, dont on a suivi le destin étonnant entre le Talmud, le Zohar et la Kabbale plus tardive du Chla, est resté plutôt marginal dans la tradition juive. Le rabbin du Yishouv va l’exhumer afin d’en faire l’idée maîtresse de son oraison sur Herzl, où ce dernier – comble du paradoxe – n’est jamais nommé. Kook ouvre par ces mots : 31

Sur Herzl dans son époque, on se reportera à "l’essai sur le sionisme", la postface de Claude Klein à l’édition française de L’état des juifs de Herzl (Paris: Editions de la Découverte, 1990).

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« En ce jour, il y aura un grand deuil à Jérusalem, comme fut le deuil de Hadad-Rimon dans la vallée de Meghiddon. » (Zach 12:11). [...] Nos maîtres enseignent que cette oraison funèbre (misped : deuil ou oraison funèbre) portera sur le Messie fils de Joseph, qui sera tué. Or, il faut comprendre d’abord pourquoi nous avons besoin de deux Messies, Messie fils de Joseph et Messie fils de David, puisque la finalité est qu’un seul chef sera reconnu par tous : « Et David mon serviteur sera leur prince pour toujours. » (Ez 37:25). De même que le Nom béni-soit-Il a formé l’homme composé d’un corps et d’une âme, les forces qui maintiennent l’existence du corps et le développent d’un côté, et de l’autre celles qui maintiennent l’âme spirituelle et la revigorent, et comme la finalité de la perfection veut que le corps soit fort, courageux et développé, et l’âme saine, forte et développée aussi bien, et qu’elle tire derrière elle l’ensemble des forces du corps vers la finalité de l’intellect bon et pur, objet supérieur du Nom dans le monde, ainsi, par voie analogique, le Saint béni soit-Il a préparé en Israël ces deux forces. D’un côté, la force équivalente au corps humain, qui aspire au Bien de la Nation dans son statut et développement matériel, base juste de tous les grands et saints projets dans lesquels Israël excelle, à savoir d’être un peuple saint au Dieu d’Israël, d’être « un peuple sur la terre » (2 Sam 7:23), et « lumière des Nations » (Is 42:6), et d’un autre côté, la force de développement de la spiritualité en tant que telle. Or, la différence entre les deux tient à ce que par un côté, Israël s’apparente à tous les peuples de la terre, comme nous leur sommes apparentés dans notre corps, de la même façon que l’homme est apparenté, par sa force vitale, aux animaux ; tandis que par l’autre côté, Israël se rapporte uniquement à lui-même. Ainsi il est écrit : « Dieu nous guide dans la solitude » (Dt. 32:12) et « il n’est pas compté parmi les nations » (Nb 23:9) : à savoir du côté de la Torah de Dieu, et de la sainteté supérieure qui singularise Israël, peuple saint. »32 32

Le rabbin Avraham Isaac Hacohen Kook, "Une oraison pour le

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Nous reconnaissons sans peine la problématique des deux Messies, que Kook emprunte tout d’abord au Talmud. Le rabbin commence par poser la question qui se trouve légitimement au fondement de cette idée : pourquoi avonsnous besoin de deux Messies, si « la finalité est qu’un seul chef sera reconnu par tous ? » Si Kook ne perd jamais de vue cette unité finale, qui doit guider le peuple juif dans son historicité, son discours épouse d’emblée un dualisme très tranché qui repose sur un rapport analogique simple : de même que Dieu a créé l’homme comme composé d’un corps et d’une âme, il a créé le peuple d’Israël doué d’une dimension double, corporelle et spirituelle. Par le corps (guf), la matérialité de la nation, Israël s’apparente à tous les autres peuples, qui croissent et se multiplient naturellement dans tous les domaines matériels de la vie ; par l’âme (nechama), en revanche, Israël se singularise par sa mission propre, celle que lui a confiée Dieu, à savoir d’être « un peuple saint au Dieu d’Israël ». Cette inflexion dualiste du schéma des deux Messies est entièrement nouvelle dans ce contexte : ni le Talmud, ni le Zohar, ni le Chla n’avaient établi une opposition aussi nette entre le « corps » et « l’âme ». Plus généralement, on notera que face au dualisme platonicien du corps et de l’âme, dualisme repris par la prédication paulinienne et le monde chrétien dans son ensemble, l’anthropologie juive procède d’un monisme strict : Adam est créé corps/souffle un, substance vivante (nefesh haya), à l’image de Dieu. La séparation dualiste entre le corps et l’âme, d’origine grecque, plus précisément platonicienne, est étrangère au judaïsme. Au contraire, les rabbins définissent l’homme comme un corps doué d’une âme, et non comme une âme tombée dans un

Messie", in: Léon Askénazi (Manitou), Une oraison pour le Messie?, en hébreu, Sifriat Hava, 2006, p.25-26, nous traduisons.

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corps.33 Or, Kook reprend ici sans la moindre réserve critique le schéma dualiste, comme s’il était issu de la tradition juive elle-même, schéma qui devient même le moteur de son argument ! C’est là un premier sujet d’étonnement. Quel est le lien entre ce schéma et le motif des deux Messies, et comment l’ensemble va-t-il s’articuler à la figure de Herzl et au mouvement sioniste ? C’est l’objet de la suite de l’oraison : « Et voici que d’emblée, ces deux forces générales ont été formées par les deux tribus appelées à régner sur Israël, Ephraïm et Juda, qui désignent Joseph et Juda. Et comme l’histoire des pères est un signe annonciateur pour les fils, Joseph était celui qui distribuait le blé à tout le pays (cf. Gn. 42:11), cet homme que Dieu avait envoyé pour “une conservation merveilleuse” et pour faire vivre la multitude, et il fit vivre Jacob et ses fils dans la dimension matérielle de la vie, “donnant des vivres selon les besoins de chaque famille” (Gn. 47:12). Il était mêlé aux Nations, et savait 70 langues, ce qui enseigne quelle est la part commune entre Israël et les Nations. Quoi qu’il en soit, il connaissait la force de sa sainteté, et précisément par ces qualités, Esaü ne tombe que par les mains des fils de Rachel [...] et alors que Juda est singularisé pour la force propre d’Israël, “Juda devint son sanctuaire” (Ps 114:2). Quant à Joseph, il est dit de sa tente : “Le tabernacle qu’il avait établi parmi les hommes.” (Ps 78:60). Et voici que la finalité du choix de la Royauté du sein de la maison de David réside en ce que les deux forces doivent s’inclure l’une l’autre pour n’en faire qu’une seule, et non seulement elles ne doivent pas contredire l’une l’autre, mais elles sont supposées s’aider mutuellement. »34 33

Cf. Daniel Boyarin, Carnal Israel - Reading Sex in Talmudic Culture, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1993, p. 33: "Rabbinic Judaism, in contrast, defined the human being as an animated body and not as a soul trapped or even housed or clothed in a body." 34 In: Léon Askénazi, Une oraison pour le Messie?, op.cit., p.26.

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Ce passage, presque entièrement calqué du Chla, se montre quant à lui d’une fidélité sans failles aux sources d’Israël. Nous y retrouvons aisément les motifs des deux Royaumes, celui de Juda et celui de Joseph, qui sont censés « s’aider mutuellement », pour ne former, à la fin du processus, qu’un seul Royaume, celui de Juda. Les catégories de Kook sont celles-là mêmes que nous avons étudiées plus haut, mais ici le dualisme strict se maintient : Joseph est du côté de la matière, du corps – il est le nourricier de l’Égypte – tandis que Juda est du côté de l’Esprit, de la mission spirituelle d’Israël. Et ce bien que Joseph connaisse « la force de sa sainteté ». Par ces mots, Kook se réfère discrètement à l’épisode de la femme de Putiphar, dont nous avions relevé l’importance pour l’ensemble de la tradition, et notamment pour le Chla. On dira que cette oraison ne fait que reprendre le schéma connu des deux Messies, tout en l’infléchissant du côté d’un dualisme marqué. En quoi est-elle nouée à l’aventure de Herzl et du sionisme ? De fait, les allusions au « réel » sont étonnamment discrètes dans ce discours, alors qu’il s’agit d’une oraison funèbre consacrée à Herzl... Toutefois, Kook va ajouter une phrase décisive : « Et voici que, comme trace du Messie fils de Joseph, est apparue, en notre génération, la vision du sionisme, qui tend vers le côté le plus général, et à cause de son absence de préparation, les forces ne s’unissent pas ; et le sionisme ne saisit nullement en quoi la préparation générale d’Israël n’est qu’une base pour son principe singulier, car pour le saisir, il faudrait que la direction (de ce mouvement) soit orientée vers la finalité du dépassement spécifique (d’Israël), et qu’elle soit grandement influencée par les vertus des êtres d’exception de cette génération et des sages de la Torah. [...] »35

35

In: Léon Askénazi, Une oraison pour le Messie?, op.cit., p.32.

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Cette phrase, la seule qui se rapporte directement à Herzl et au sionisme dans l’ensemble de l’oraison, ne fait que révéler ce que le lecteur perspicace aurait pu comprendre dès la première page, à savoir que Kook assimile Herzl à la figure du Messie fils de Joseph. Certes, il ne le dit pas ainsi – ce qui aurait été choquant pour tous ses auditeurs, y compris peut-être pour ses propres oreilles – mais la logique même du discours dans son ensemble tend à cette assimilation. Le sionisme politique est ici identifié à la dimension corporelle du peuple, celui que désigne le nom de Joseph et du Messie fils de Joseph, tandis que les forces religieuses du peuple, incarnées par les rabbins orthodoxes, renvoient, dans ce schéma, à Juda et au Messie fils de David. Si la finalité est bien l’union des deux en une synthèse supérieure, Kook constate amèrement que les dirigeants sionistes sont inaptes à saisir cette « finalité », et qu’ils restent prisonniers du cadre étroit de la « base », à savoir la « préparation générale d’Israël ». Toutefois, Kook adopte envers le sionisme, et envers son dirigeant, une attitude résolument favorable, puisqu’il les intègre dans le processus messianique qu’il croit voir se dérouler sous ses yeux. Il s’agit d’une pensée qui procède par synthèse : Kook s’efforce de faire entrer le sionisme dans les cadres de la pensée juive, et ce bien que le sionisme se soit constitué à ses débuts, et même dans une grande partie de son histoire jusqu’aujourd’hui, précisément contre le judaïsme religieux, par la récusation de toute dimension religieuse. Comment concilier les contraires ? La clé de la synthèse de Kook tient dans la figure du Messie fils de Joseph, considérée comme une sorte de médiation, une première étape du processus messianique, puisqu’il ne forme que la base de la royauté véritable, celle du Messie fils de David. Cette inscription, absolument inédite, du sionisme politique laïque dans le schéma du messianisme juif, va 121

avoir des effets théoriques et pratiques incalculables.36 Nous procéderons ici à une lecture critique de la thèse de Kook, en lui faisant trois objections. Deux sont de nature théorique, tandis que la troisième est d’ordre pratique, et relève de son attitude face aux divers acteurs de l’histoire juive contemporaine. La première concerne son dualisme ; la deuxième le présupposé général de sa lecture de l’Histoire ; la troisième enfin a trait à son rapport au sionisme laïque et à ses dirigeants. Le premier point, que nous avions déjà esquissé plus haut, porte sur le dualisme de Kook. Posons les choses clairement : sa séparation dichotomique entre le « corps » et « l’âme », qui constitue l’armature de son argument, nous semble étrangère à l’inspiration originelle de la pensée juive, telle qu’elle est issue des versets de la Genèse sur la création d’Adam. Tout l’intérêt de l’anthropologie biblique est précisément d’éviter le dualisme « corps/âme », qui allait susciter aux philosophes modernes des difficultés insurmontables. Pensons par exemple à Descartes séparant d’abord le « corps » et « l’âme » comme deux substances séparées avant de tenter de penser leur improbable « union » en l’homme. En revanche, l’ensemble de la tradition juive, de la littérature rabbinique à la Kabbale, part d’Adam comme unité vivante, et non comme dualisme. Le Chla lui-même, dont s’inspire ici Kook, opère la division entre le « corps » et l’« âme », mais en spécifiant qu’ils ont été séparés après la faute d’Adam ; avant cette faute, au jardin d’Eden, ils étaient unis.37 Or, bien que Kook évoque lui aussi une unité supérieure qui devrait voir le jour au 36

À vrai dire, l’opération de Kook peut être comparée à celle de Rabbi Akiba désignant Bar Kokhva comme Messie, ou à l’épisode sabbatéen. Tout au long de leur histoire, les Juifs ont été tentés par le saut dans le "réel de l’Histoire". Encore faut-il savoir à quoi l’on s’expose, lorsqu’on franchit ce pas… 37 Voir le Chla, Commentaire sur la péricope de "Berechit", 5.

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moment où les deux Messies s’allieront sous la direction unique du fils de David, il n’évoque jamais cette unité originelle du corps et de l’âme, de sorte que l’ensemble de son mouvement de pensée l’incline étrangement vers un dualisme plus grec que juif. En effet, si les philosophes grecs ont défini l’homme tantôt comme un « animal rationnel », un « animal doué de Logos », tantôt encore comme une « âme tombée dans un corps » - définition dualiste par excellence – la tradition juive pense l’homme, suivant les versets de la création d’Adam, comme corpssouffle un, image de Dieu. Adam n’est pas défini comme un animal, puisqu’il est le seul des créatures à avoir été créé « à l’image de Dieu ». Adam est donc défini par rapport à Dieu, et non par rapport à l’animalité.38 Notre deuxième objection se rapporte à la vision de l’Histoire de Kook. Ce dernier semble penser l’Histoire comme une évolution rationnelle en vue d’un progrès. La première étape du messianisme serait le Messie fils de Joseph, et la seconde le Messie fils de David, couronnement de l’ensemble du processus. Kook s’inspire ici ouvertement du Chla, lequel considérait lui aussi le Messie fils de Joseph comme une « préparation » à la venue du fils de David. Toutefois, chez le Chla, ces deux événements faisaient partie d’une même intrigue messianique, sans qu’on puisse réellement leur assigner une réalité historique bien définie. Avec la pensée de Kook, cette pensée s’incorpore à la réalité historique : le mouvement sioniste politique et laïc incarne réellement la messianité de Joseph, et doit donc se considérer comme une première étape dans l’Histoire vers l’accomplissement du fils de David. Nous voudrions revenir sur deux traits de ce mouvement de pensée, traits qui soulèvent selon nous des difficultés. La première 38

Nous ne nous attardons pas sur ce point. Pour une analyse plus détaillée, nous renvoyons encore une fois à l’ouvrage très documenté de Daniel Boyarin cité note 134.

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consiste en ce qu’il insère sans aucun scrupule la pensée religieuse juive, avec ses catégories relevant de l’économie messianique, au sein de la réalité historico-politique moderne. C’est là un pas radical qui excède totalement le cadre du judaïsme traditionnel en ce qu’il transgresse la ligne séparant l’Histoire sainte et l’Histoire réelle. Pour les Kabbalistes de Safed, par exemple, chaque Juif a certes un rôle dans l’économie messianique, mais ce rôle demeure purement spirituel ou religieux. Il s’exprime par l’action de « collecte des étincelles dispersées », en référence au mythe lurianique de la brisure des vases lors de la Création du monde.39 La « restructuration » du monde se maintient toujours dans l’ordre religieux, tel qu’il est structuré par les commandements divins. Chez le Chla, l’inspirateur direct de Kook, la pensée se déployait toujours dans l’ordre de l’économie messianique, sans chercher à « mordre » sur le réel de l’Histoire, en vertu de la distance qui sépare, aux yeux du Juif de la tradition, l’Histoire réelle et l’Histoire messianique. Ainsi, on ne trouvera aucune allusion, chez lui, aux événements de l’Histoire mondiale, comme par exemple l’expulsion des Juifs d’Espagne, qui avait pourtant traumatisé le monde juif peu avant sa naissance. L’Histoire semble s’être arrêtée, pour nombre de Juifs de l’exil, à la destruction du Second Temple de Jérusalem, en l’an 70 de notre ère. Or, l’opération intellectuelle de Kook, loin de distinguer deux plans de l’Histoire, consiste à passer du messianique au réel sans prêter attention à la différence, voir à l’abîme qui les sépare. Plus encore : toute l’entreprise de Kook vise à effacer cette différence, et à « river » l’Histoire mondiale à l’Histoire sainte, conçue en termes messianiques. Ainsi, comme on l’a vu, la construction matérielle d’une société juive sur la terre d’Israël aurait des incidences messianiques, elle serait une étape de l’Histoire 39

Nous reviendrons sur ce mythe plus loin, au quatrième chapitre, lorsque nous aborderons la Kabbale de Safed.

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sainte. Nous avons noté que cette opération aura des effets immenses sur l’intrication du politique et du messianique dans l’Etat d’Israël à venir. Ce mélange du politique et du messianique est porteur d’un indéniable danger, puisque le messianique risque alors d’être manipulé à mauvais escient par des politiciens machiavéliques. La seconde difficulté n’est pas moindre. L’interprétation messianique de l’Histoire mondiale repose, chez Kook, sur une catégorie historico-philosophique qui est, sans conteste, extérieure à la tradition juive : l’idée de progrès. En effet, Kook s’inspire ici des philosophes des Lumières, ceux des 18e et 19e siècles, et plaque l’idée de progrès sur sa lecture messianique de l’Histoire. C’est là ce qu’a relevé un commentateur attentif de Kook : « Pour réellement saisir l’idée du Rav (Kook), nous devons insister d’abord sur sa croyance dans l’idée de progrès historique. Le Rav n’a jamais fait sienne la conception traditionnelle statique, celle qui prévaut chez les hommes de la Halakha et un grand nombre de penseurs juifs, quant à la nature humaine et au statut de l’homme dans l’Histoire. Selon lui, la condition humaine fondamentale, existentielle, n’est nullement semblable à chaque génération, et le temps n’est pas non plus une dimension neutre, sans effet sur l’essence spirituelle ou l’orientation morale. Il était tout aussi opposé – sinon davantage – à la conception conservatrice-régressive de l’évolution humaine (“la génération va en déclinant”). Il ne considérait pas le cours du temps comme un facteur inévitable de dégradation. La “suite des générations” n’était pas à ses yeux un processus incontournable de décadence et de recul, de la diminution de la forme humaine suite à l’éloignement progressif de l’homme du Sinaï et du jardin d’Eden, de l’origine ancienne idéale, primordiale. Selon le Rav Kook, le passé n’incluait pas en son sein le présent et l’avenir. Au contraire, le Rav a cru toute sa vie – comme à un fait accompli ! – dans un progrès incessant du genre humain, dans le 125

perfectionnement progressif de la nature humaine et sa bonne volonté en vue de l’accomplissement désiré de sa vocation eschatologique. »40

Ces lignes nous instruisent sur les présupposés théoriques de l’argument de Kook. Dans une démarche éminemment synthétique, Kook va adjoindre à la pensée juive des idées de son temps, ici l’idée de progrès. Nourri de philosophie allemande – Kant et Hegel notamment - et des penseurs des Lumières, Kook va construire un argument où le schéma juif messianique va alimenter sa croyance à l’idée de progrès dans l’Histoire. Au fond, nous retrouvons cette synthèse d’idées juives et occidentales dans tout le mouvement de pensée de Kook, à la fois dans sa conception dualiste de l’homme et dans son idée de l’Histoire comme progrès. Chez ce maître nourri de philosophie grecque et allemande, et doué d’un esprit synthétique hors du commun, on perd ainsi souvent la substance juive au profit d’idées issues d’autres traditions, idées qu’il fait siennes. Or, la difficulté ne tient pas tant à cette tentative de synthèse, qui fut le propre de nombre de philosophes juifs à travers les âges, qu’à son résultat. En 40

Aviézer Ravitsky, Messianism, Zionism and Jewish Religious Radicalism, (en hébreu), Tel Aviv: ‘Am ‘Oved, 1993, p.143, nous traduisons. Ravitsky illustre son propos par ces quelques lignes de Kook: "Dans le passé, la nature et la volonté humaine étaient plus sauvages que ce qu’elles sont aujourd’hui, et à l’avenir, le monde sera meilleur et plus confortable qu’aujourd’hui. Le développement de l’esprit humain le porte à être toujours plus en désir du Bien suprême, qui est le Bien divin." (Orot Haqodesh ("Les lumières de la sainteté"), cité in: Ravitsky, Ibid.). Si nous n’en connaissions l’auteur, nous pourrions croire que ces lignes sont extraites d’un auteur français du 18e siècle! Au demeurant, écrites au 20e siècle, avant la Shoah certes, elles nous semblent d’une naïveté désarmante. Nous faisons ici abstraction des deux types d’idées de progrès évoquées par Ravitsky, le progrès linéaire et le progrès dialectique. Que Kook ait abandonné la première pour embrasser la seconde ne change pas le fond du problème.

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premier lieu, il s’agit d’une présentation de schémas messianiques juifs devenus méconnaissables par leur transformation à travers des présupposés grecs ou allemands. Mais c’est surtout, en second lieu, la croyance aveugle à l’idée de progrès qui étonne : en effet, à l’heure où écrit Kook, à savoir au début du 20e siècle, cette croyance ne relève-t-elle pas d’une naïveté philosophique ? Depuis Schopenhauer et Nietzche, et à plus forte raison au 20e siècle dès la Première Guerre mondiale, l’idée du progrès de l’humanité est radicalement remise en question. Elle est considérée comme un résidu archaïque du siècle des Lumières, qui alliait le progrès de la civilisation à la moralisation et à l’adoucissement des mœurs. Mais dès le 18e siècle, un esprit particulièrement clairvoyant comme Rousseau avait ébranlé l’idée trop schématique, et trop optimiste, du progrès dans l’Histoire. Au 19e siècle, l’idée de progrès se réfugie souvent chez des esprits grossiers, tel le pharmacien Homais, personnage caricatural de Madame Bovary de Flaubert. Or, Kook reprend l’idée de progrès sans la moindre critique, comme un véritable dogme. Il ne s’agit pas uniquement d’une cécité intellectuelle ; c’est aussi l’abandon, on l’a dit, d’une des idées les plus fortes du messianisme juif, qui n’a jamais pensé en termes d’évolution menant vers le progrès, comme l’écrit Scholem : « Dans les sources anciennes, il n’y a aucun rapport entre le messianisme et le progrès. Les prophètes et les maîtres de l’Aggada n’ont jamais eu une semblable idée. Interpréter en ce sens leur parole ne peut être qu’une supercherie ou un abus. [...] La rédemption ne pouvait être pour eux la conséquence d’une évolution continue du monde antérieur. Pour eux, il y avait un abîme entre le monde non délivré et le monde en situation de délivrance. Pour les prophètes et les maîtres de l’Aggada, la rédemption devait se produire par suite d’un bouleversement général, d’une révolution universelle, de 127

catastrophes, de calamités inouïes en vertu desquelles l’histoire devait s’effondrer et s’éteindre. L’histoire était considérée par eux avec le pessimisme le plus absolu [...]. »41

Ces lignes, qui présentent la pensée juive de l’Histoire dans son « pessimisme le plus absolu », constituent un cinglant démenti à la conception historique de Kook. À suivre ces lignes – qui corroborent nos analyses antérieures – Kook aurait dénaturé l’intrigue messianique en la transformant en une doctrine du progrès dans l’Histoire, doctrine totalement étrangère à l’idée juive du messianisme. Or, cette dénaturation n’a pas eu que des conséquences théoriques. En se déplaçant sur le terrain de l’Histoire, ses effets vont se faire sentir dans le champ de la politique juive au 20e siècle, celle dictée par le mouvement sioniste. En effet, Kook est celui qui a noué l’intrigue messianique à la réalité politique de son temps.42 Désormais, elle y sera fortement impliquée, tout d’abord dans la création d’institutions sionistes religieuses comme le mouvement de jeunesse « Bnéi Akiva » ainsi que d’autres institutions de cette mouvance, puis surtout en participant activement à la politique israélienne dans les divers gouvernements successifs de l’Etat. Depuis la Guerre des Six-Jours, qui a vu la conquête par l’armée israélienne des territoires de Judée-Samarie et des lieux saints de Jérusalem, le mouvement sioniste-religieux initié par Kook 41

Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.78. Précisons que Kook, mort en 1935, n’a pas eu le temps de voir ces implications. C’est son fils, le rabbin Tsvi Yéhuda Hacohen Kook, qui poursuivra l’œuvre du père en l’infléchissant de plus en plus vers une politique d’ordre messianique. Il est à l’origine du mouvement de Goush Emounim, qui appelle les Juifs depuis 1967 à s’implanter dans les territoires de Judée-Samarie. Ce mouvement rappelle, par sa conception de l’Histoire, les grandes idéologies du siècle, qui se taguaient de connaître avec une certitude mathématique les lois de l’Histoire. 42

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se sent confirmé dans son ardeur messianique. Le cours de l’histoire juive semble en effet lui donner raison. Le sionisme ne s’achemine-t-il pas vers une étape plus spécifiquement religieuse lorsque les lieux saints du judaïsme sont conquis par l’armée de l’État juif ? C’est l’argument des rabbins sionistes religieux depuis une cinquantaine d’années, qui prétend s’appuyer sur le cours prétendument transparent de l’Histoire. Reste une difficulté, la troisième difficulté que nous avions mentionnée plus haut : elle concerne l’attitude générale de Kook face aux sionistes laïcs. Il semble que Kook les embrasse pour mieux leur dérober l’objet de leur action. Cette attitude repose sur un malentendu soigneusement entretenu, et symptomatique du décalage entre les deux positions : Kook félicite les pionniers laïcs puisqu’ils participent à ses yeux à la construction du Troisième Temple, alors que ces pionniers ne visent qu’à construire l’État futur des Juifs. Selon Kook, en revanche, ils sont partie prenante du mouvement messianique, comme figure du Messie fils de Joseph. Cette attitude n’est-elle pas le signe d’une forme de paternalisme, voire de mépris, visà-vis des sionistes laïcs ? En les « récupérant » dans l’intrigue messianique contre leur gré, à leur corps défendant en quelque sorte, ne fait-il pas preuve de condescendance ? Nous l’avions déjà vu à travers la phrase adressée aux dirigeants sionistes dans l’oraison sur Herzl : ils seraient inaptes à saisir leur place dans l’Histoire, leur fonction dans l’économie messianique. Ils ne se comprennent pas réellement comme la « préparation » à quelque chose qui les dépasse. Voici une curieuse façon d’embrasser l’autre, de l’adopter en son sein, puisqu’on ne respecte pas sa volonté propre, son projet tel qu’il le conçoit lui-même ! Or, on sait que les sionistes laïcs, d’hier comme d’aujourd’hui, ne se perçoivent nullement comme partie intégrante du processus messianique, mais plus 129

prosaïquement comme les constructeurs d’une société juive propre à assurer la sécurité et le bien-être des Juifs contemporains. Ce dialogue de sourds entre les deux types de sionistes, les messianiques et les laïcs, continue d’alimenter les débats les plus vifs au sein de la société israélienne. Il est fort à parier qu’il les alimentera également dans l’avenir, dans la mesure où il s’agit réellement de deux manières diamétralement opposées d’envisager la réalité du sionisme et d’Israël.43 4. L’apport original de Léon Askénazi (Manitou)

Nous voudrions achever ce chapitre avec celui qui fut le grand maître du judaïsme français, et également le disciple du rabbin Kook : le rabbin Léon Askénazi, plus connu sous son surnom « Manitou » (1922-1996). Il se trouve que Léon Askénazi a non seulement repris l’idée des deux Messies, mais qu’il a consacré l’un de ses derniers cours à l’oraison de Kook sur Herzl. La première occurrence de l’idée des deux Messies se trouve dans un texte d’Askénazi daté de 1961, préparé à l’occasion du colloque d’intellectuels juifs de langue française consacré au messianisme : « Il y a bien chez les Juifs la croyance en un Messie homme qui assurerait dans l’histoire le salut terrestre, temporel, de la société juive, la nostalgie d’un roi légitime – ceci, en contraste avec la conception d’un Messie 43

Ce débat a resurgi dans les années 1990 en Israël avec la parution de l’ouvrage d’un chercheur israélien, Seffi Rachlevsky, intitulé Hamoro chel mashiah (L’âne du Messie), Tel Aviv : Yediot Haharonot, 1998 (en hébreu). La thèse de ce livre était simple : les sionistes-religieux considèrent les Israéliens laïcs comme « l’âne du Messie », à savoir les instruments de la Rédemption messianique. Ce livre s’appuyait sur les textes du Rav Kook. Cette thèse, malgré son simplisme, n’est pas dénuée de vérité. Pour une critique sans concession de ce livre, voir : David Banon, L’attente messianique, op.cit., p.167-177.

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sauveur de l’humanité, autre conception, en tension avec la première et tout aussi intérieure à la pensée juive. [...] Ces deux aspects correspondent, l’un à l’aspiration de cette société très particulière qu’est la société des Juifs, à une vie normale, à un minimum de normalité humaine, et l’autre à l’aspiration de l’humanité à un dépassement radical de ce qui fait sa condition réelle. Autant la première forme de la figure du Messie nous est proche et familière, en tant que Messie fils de Joseph, autant la seconde, celle du Messie fils de David, est difficile, au point qu’il est pratiquement interdit d’en parler. “Aucun œil ne l’a vu”, dit le Talmud à son propos. C’est intentionnellement que l’on a mis sur ce deuxième aspect de la figure messianique un véritable tabou, parce que le risque de l’expérience et de l’espérance messianiques, c’est la déception. Confier l’espoir de réussite de cette espérance à la contemplation du fils de David ne peut que mener, par l’impétuosité et l’impatience, aux aberrations historiques qu’a connues la société juive. » [...] Bref, il y a comme deux attentes du Messie : celle du Messie fils de Joseph et celle du Messie fils de David. Ajoutons que le pôle universaliste est logiquement et historiquement premier ; ce n’est que par suite des vicissitudes de l’histoire qu’est apparue la nécessité, toute provisoire, de la seconde figure, celle du Messie des Juifs pour euxmêmes. C’est arrivé incidemment et de façon contingente. »44

L’idée des deux Messies connaît ici un nouveau retournement. Askénazi affirme que si le Messie fils de Joseph est « le pôle universaliste » du messianisme, et le Messie fils de David est le pôle particulariste, alors le « pôle universaliste est logiquement et historiquement premier ». Le sionisme politique, qui se calque sur le modèle occidental, est premier. Quant au Messie fils de David, il est presque impossible d’en parler, tant il nous 44

Léon Askénazi, "Les conceptions juives du Messie" (1961), in: La parole et l’écrit, I, Paris: Albin Michel, 1996, p.351-353.

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semble lointain, écrit Askénazi – ce qui ne manque pas d’étonner, quand on connaît le long passage talmudique qui porte précisément sur le « fils de David », et non sur le « fils de Joseph » ! Ashénazi ajoute alors que ce Messie mène nécessairement à la déception et, « par l’impétuosité et l’impatience, aux aberrations historiques qu’a connues la société juive. » Askénazi se réfère ici certainement avant tout à l’épisode sabbatéen. Il fait preuve de prudence dans sa relation au messianisme, qui serait un signe « d’impétuosité et d’impatience ». Le Messie fils de Joseph viendrait en quelque sorte atténuer cette impatience ; il serait une forme plus normalisée, plus terrestre, de la volonté de salut. Ainsi, cette volonté juive de salut est universaliste, dans la mesure où elle intègre le peuple juif dans le concert des Nations, elle en fait un peuple politique, soumis à « un roi légitime ». Face à elle, le Messie fils de David incarnerait un dépassement presque surnaturel de l’Humanité, un « dépassement radical de ce qui fait sa condition réelle. » Notons que la seconde forme du messianisme, est également le propre de « l’humanité ». Toutefois, l’humanité désire ce « dépassement radical » à travers la réalité d’Israël. Askénazi pousse encore plus loin la minimisation de la figure du Messie fils de David, affirmant que « ce n’est que par suite des vicissitudes de l’histoire qu’est apparue la nécessité, toute provisoire, de la seconde figure, celle du Messie des Juifs pour eux-mêmes. C’est arrivé incidemment et de façon contingente. » Askénazi renverse la hiérarchie traditionnelle entre les deux Messies, qui faisait toujours du Messe fils de Joseph le simple annonciateur du Messie fils de David, et affirme la prééminence du Messie fils de Joseph, pôle universaliste du messianisme. Cette position est due avant tout à une grande prudence, voire à une méfiance, face à l’impatience messianique que déclencherait le Messie fils de David.

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D’où le recours à la figure atténuée du Messie fils de Joseph. Askénazi ne s’en tiendra pas à cette position. Notons que ces lignes datent de 1961. Avant le tournant historique de 1967, date de la Guerre des Six-Jours, à la suite de laquelle Askénazi décidera de monter en Israël. À partir de 1967, abandonnant ses anciennes réserves, Askénazi adoptera une position messianique de plus en plus radicale. Il n’est pas anodin que l’un de ses derniers cours, donné en hébreu dans les années 1990, ait été consacré au discours de Kook sur Herzl. Il reprendra alors la problématique de Kook sans la prudence dont il avait fait preuve quelques décennies plus tôt : « Les Juifs ont oublié que dès la destruction du Premier Temple, ils ont assumé, en plus du Messie de la royauté de Yéhuda, la messianité de Joseph, qui a été perdue avec les dix tribus. Comme je l’ai dit plus haut, la tendance à être comme Joseph existe également chez Yéhuda. En d’autres termes, chez les Juifs également, il existe des personnes qui appartiennent à la royauté de la Maison de Joseph. Cette distinction se dit de nos jours en termes de “pratiquants” et de “laïcs”, mais à la racine des choses, le Messie fils de Joseph appartient aux dix tribus. »45

Ici, la démarche d’Askénazi consiste à rappeler aux Juifs de l’exil l’importance de la figure du Messie fils de Joseph comme appelé à rassembler le peuple en tant que peuple. La dimension nationale du judaïsme a été perdue avec les « dix tribus » et avec la prolongation de l’exil. Mais la figure de Joseph est le lieu d’un malentendu : on le considère comme la figure du politique, du « laïc », et ce alors qu’à « la racine des choses, le Messie fils de Joseph appartient aux dix tribus. » Il s’agit d’abord de réinscrire Joseph dans l’Histoire sainte d’Israël. Le lieu du malentendu est celui du 45

Léon Askénazi, Une oraison pour le Messie, op.cit., p.49. Nous traduisons de l’hébreu.

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sionisme politique, qui se considère comme le tout, alors qu’il n’est qu’un commencement. La position d’Askénazi est ici parfaitement similaire à celle de Kook : Le sionisme politique a eu le mérite de redonner vie au peuple en tant que peuple, mais il est aveugle quant à sa place dans l’économie messianique. D’où la tension entre les tenants du fils de David et ceux du fils de Joseph, jusqu’aujourd’hui, puisqu’ils ne comprennent pas le lien qui les rattache les uns aux autres. La critique vaut autant pour les sionistes laïcs que pour les ultra-orthodoxes, qui rejettent entièrement le sionisme. Comment résoudre cette tension, comment réarticuler le lien entre les deux camps du peuple juif ? Sont-ils destinés à rester des frères ennemis, dans l’ignorance ou le mépris les uns des autres ? Askénazi recourt alors à la figure de Benjamin comme enjeu et possibilité de résoudre cette tension bimillénaire : « Benjamin est précisément l’enjeu de la rivalité entre Juda et Joseph. Là où se tient le camp de Benjamin, là se trouve l’achèvement (akharit), et l’avenir du peuple d’Israël. Si Benjamin se trouve avec Joseph, le peuple juif est en exil. Et s’il se trouve avec Juda, alors le peuple d’Israël se trouve sur sa terre. [...]. En Benjamin réside la force de notre Histoire, la dimension de l’Eternité d’Israël, dans la mesure où, des douze tribus, il est le seul à être né en terre d’Israël, et non en exil. Benjamin est l’achèvement d’Israël, l’Israélien de l’achèvement des temps. Lorsque Benjamin choisit Joseph, le temps de l’exil, de la nuit, des songes de la nuit, commence. Dans un premier temps, Joseph a réussi à imposer à Benjamin de venir avec lui en Égypte. Les frères de Joseph, les fils de Jacob, ne l’ont pas voulu, parce que si Benjamin descend en Égypte, c’est la fin d’Israël comme peuple. Mais lorsqu’ils ont compris que Joseph est le frère de Benjamin, et non un tyran, et que la paix fut instaurée entre eux, alors ils ont accepté que l’ordre des temps exige que Benjamin soit d’abord chez Joseph. Mais au cours de l’Histoire, après le schisme entre le royaume de Juda et le royaume d’Israël, Benjamin a 134

choisi Juda. Alors, l’avenir du peuple d’Israël se développa du côté de Juda. La chose tient aux sources selon lesquelles le Temple fut édifié précisément à la lisière entre le territoire de Benjamin et celui de Juda. »46

Selon Askénazi, Benjamin, le cadet des fils de Jacob, est celui qui vient résoudre la tension messianique entre le fils de Joseph et le fils de David. Benjamin est l’enjeu de la rivalité entre les deux. Or, l’Histoire juive est le terrain de cette rivalité : tant qu’Israël reste en exil, Benjamin se trouve du côté du Messie fils de Joseph, du côté du pôle universaliste d’Israël. Toutefois, l’Histoire juive se résout dans le retour du peuple sur sa terre. C’est alors que le Messie fils de Juda l’emporte sur le Messie fils de Joseph. Israël retourne sur sa terre, et assume progressivement sa tâche propre dans l’Histoire, en se distançant du modèle des Nations. C’est alors que le Messie fils de David est prêt à arriver. On voit comment la position d’Askénazi s’est inversée entre 1961 et les années 1990. Le privilège accordé au Messie fils de Joseph s’est retourné vers la prééminence du Messie fils de David, qui incarne le désir d’indépendance du peuple, son émancipation du joug qui le maintenait en exil. Ainsi, le schéma des deux Messies sert désormais une pensée sioniste sûre d’elle, qui risque à tout moment de virer en idéologie politique. En effet, à partir de Kook, à savoir de l’introduction de l’idée des deux Messies sur le terrain de l’Histoire elle-même, l’intrigue messianique a été nouée à la politique juive, et par voie de conséquence aux enjeux politiques et géopolitiques majeurs de notre temps. Le messianisme est devenu un élément incontournable des combats politiques israéliens. Certains philosophes juifs rationalistes, comme Yéchayahou Leibowitz, auront peutêtre raison de se méfier de ce mélange « trouble » entre politique et religion : le politique ne relève-t-il pas d’abord 46

Léon Askénazi, Une oraison pour le Messie?, op.cit., p.50-51.

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d’un certain pragmatisme ? Et l’idée messianique n’appartient-elle pas essentiellement à l’histoire religieuse du judaïsme, histoire sainte ? Mais c’est là ignorer que l’histoire d’Israël a toujours été rivée à l’absolu du divin, et aux espérances messianiques ; il est par conséquent rigoureusement impossible de séparer totalement, en Israël, politique et religion, religion et Histoire. Une telle laïcité est interdite en vertu des fondements mêmes du judaïsme. Un Etat qui se réclame du nom d’Israël ne pourra opérer cette séparation, à moins de renoncer précisément à la pensée d’Israël. Une question, cruciale, demeure : comment articuler le messianisme au politique ? Peut-il servir plusieurs orientations politiques divergentes, ou est-il voué, comme il le semble aujourd’hui, à servir essentiellement une seule et unique cause ? C’est aux penseurs d’examiner les diverses ressources politiques du messianisme juif, à l’heure de l’entrée du peuple juif dans l’Histoire. L’un des philosophes juifs les plus perspicaces de ce siècle, qui a consacré sa vie à la réflexion sur le messianisme, a exprimé de manière particulièrement lucide les risques de l’idée messianique confrontée à l’Histoire, risque dont on mesure aujourd’hui tout le poids. Nous lui laisserons le dernier mot de ce chapitre : « Lorsque, dans notre génération, des sionistes ont pris le départ pour “l’utopie du retour à Sion”, les autorités rabbiniques ont regardé toute cette entreprise avec méfiance et ils ont craint “les harmoniques messianiques supérieures” qui ont accompagné “la disposition juive moderne à commettre des actions irrévocables dans le domaine concret” de l’histoire. [...] Si l’idée messianique n’est pas intériorisée dans le judaïsme, elle peut transformer le “paysage de la rédemption” en apocalypse ardente. Si l’on veut entrer irrévocablement dans l’histoire, il est impératif de se méfier de l’illusion que la rédemption (voire les débuts de la rédemption, atchalta di geulah) aurait lieu sur la scène de l’histoire. Toute tentative pour 136

réaliser la rédemption sans transformer l’idée messianique sur le plan de l’histoire conduit directement à l’abîme. L’historien ne peut rien faire de plus, sinon tenir correctement à jour les annales. Mais ce faisant, il peut précisément poser un problème, et signaler un danger dans la situation spirituelle et politique actuelle du peuple juif. »47

47

J. Taubes, Le temps presse – Du culte à la culture, Paris: © Seuil, 2009, p.80. Taubes cite des passages de Scholem entre guillemets.

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CHAPITRE IV LE MESSIANISME : ŒUVRE DE REPARATION DANS L’HISTORICITE ?

Jusqu’ici, nous avons étudié deux orientations majeures de l’idée messianique dans la tradition juive : l’attente d’un âge à venir et l’espoir mis sur la venue d’un homme providentiel. Or, ces deux orientations sont intimement liées. L’homme attendu viendra à un âge bien spécifique, caractérisé par une génération qui sera méritante ou pas, selon les avis. Nous avons montré que la tradition juive accorde relativement peu de place à la personnalité du Messie, qu’il soit d’ailleurs fils de Joseph ou fils de David. Ce qui importe est la génération qui accueillera le Messie. Toutefois, le messianisme se décline encore d’une autre manière dans les sources juives, manière qui ne doit rien au motif de l’avenir ou de l’attente. Elle émerge à partir d’un court Midrash sur le verset suivant : « Adam connut de nouveau sa femme : elle enfanta un fils, et lui donna pour nom Seth : “Parce que Dieu m’a instauré une autre semence/postérité à la place d’Abel, Caïn l’ayant tué. »1

1

Gn. 4:25.

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Le Midrash commente : « Zera Akher” – semence autre, qui vient d’un autre lieu, et quel est ce lieu ? C’est le roi -Messie. »2

Nous avons déjà croisé le syntagme « roi -Messie » dans le livre de Genèse Rabbah, syntagme qui constitue une jonction entre deux motifs bibliques indépendants. Il apparaît ici dans un contexte très spécifique, celui des enfantements en leur commencement. Le roi -Messie surgit dès la deuxième génération humaine, avec Seth, le troisième fils d’Adam et d’Eve. Voilà qui bouleverse tout ce que nous savions sur le messianisme : nous avions rattaché l’idée messianique au motif de la fin, fin des temps ou fin de l’Histoire, bref à une forme d’eschatologie, et voici qu’elle surgit dès le commencement ! Le « roi -Messie » est en germe dès le début de l’histoire humaine. Certes, il n’apparaît pas avec Caïn et Abel, dont la relation tourne à la violence, comme on sait, mais avec celui qui vient se substituer immédiatement à Abel aux yeux de la mère par excellence, Eve. Le Messie est en germe dès la première génération des enfantements, celle issue d’Adam et Eve qui n’ont eux-mêmes pas été « enfantés ». Cette proposition nous conduit à une conception inédite du messianisme : celui-ci serait la force souterraine de l’historicité juive, qui ne se dit pas en termes d’événements, mais en termes d’enfantements et de générations. Derrière la suite des générations se profile l’image du Messie, porteur de la rédemption vers laquelle s’achemine l’histoire humaine dans son ensemble. En effet, rappelons qu’Adam et Eve se situent avant même la naissance d’Israël à la génération d’Abraham et de Sarah. Ils incarnent le point d’origine de l’historicité humaine. Or, le Messie naît précisément à ce moment-là. Il aurait 2

Genèse Rabbah 23:5.

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partie liée avec les enfantements, comme si le premier homme et le « dernier », celui qui doit venir couronner l’Histoire, formaient en quelque sorte une boucle dans la chaîne des générations. Ainsi, l’Histoire humaine serait orientée vers le Messie dès son origine. Afin de mieux comprendre l’historicité singulière qui se dégage de ce petit Midrash, mettons-le en relation avec un autre, cité plus haut, selon lequel au moment où Juda s’éloignait de ses frères afin de fonder une famille, Dieu était « occupé à créer la lumière du roi -Messie. »3 Ce second Midrash fait manifestement écho au premier. Là encore, nous avons la mention du « roi -Messie », par laquelle Genèse Rabbah désigne toujours la figure du Messie. Et à nouveau, le roi - Messie surgit bien avant sa venue, puisqu’il est en germe – sa « lumière » est déjà perceptible - dès la naissance des fils de Juda, qui s’éloigne de ses frères immédiatement après l’épisode de la vente de Joseph afin de se marier et de fonder une famille. Le chapitre 38 du livre de la Genèse relate l’histoire familiale de Juda, histoire pour le moins tortueuse qu’il importe de retracer dans ses grandes lignes : ses deux premiers fils, Er et Onân, qu’il donne successivement à une femme nommée Tamar, refusent d’enfanter, et meurent des suites de ce refus considéré par Dieu comme une faute ; ce sur quoi Juda suspend l’union avec Tamar de son troisième fils, Chêla, craignant pour lui. C’est Juda lui-même qui finira par enfanter avec Tamar à la faveur d’un subterfuge de cette dernière : voyant que Juda ne lui donne pas Chêla en mariage, elle se déguise en prostituée, se poste sur un carrefour où elle attend son beau-père, et il s’unit effectivement avec elle en chemin, sans la reconnaître, en la prenant réellement pour une prostituée. C’est seulement dans l’après-coup, une fois que les insignes qu’il avait laissés en gage sont retrouvés, 3

Genèse Rabbah 85:1.

141

qu’il est démasqué. Comprenant qu’il s’est uni avec Tamar, il reconnaît sa faute et n’aura plus de relations avec elle. Or, c’est de cet acte moralement suspect – Juda a agi en cédant à l’impulsion de son désir - que, selon le Midrash, naît la « lumière du roi -Messie ». Notons que cette histoire, dans sa littéralité, illustre avant tout le commandement du Yiboum (lévirat), selon lequel un homme est tenu d’épouser la femme de son frère mort si celui-ci n’a pas enfanté afin de lui assurer une postérité. Elle met en scène une histoire familiale où rien n’est à sa place, et où tout semble se passer de travers, aussi bien chez les fils de Juda, qui refusent d’enfanter, que chez Juda lui-même, qui enfante sans le savoir avec sa bru considérée au moment de l’acte comme une prostituée. Or, de cette histoire incestueuse et pour le moins scandaleuse, le Midrash va faire la scène primitive de la naissance du Messie. Si nous lisons les deux Midrash cités ensemble, nous verrons une logique semblable se profiler : le Messie advient par la grâce d’un enfantement, celui de Seth par Adam et Eve, ou celui de Péreç, lointain ancêtre de David, par Juda et Tamar. Les deux enfantements sont associés à une faute grave : dans le premier cas, le fratricide ; dans le second, à la fois le refus des fils d’enfanter et le « mauvais penchant » du père, qui s’unit à une femme tenue pour une prostituée. Le Messie serait en germe à travers l’histoire des enfantements humains, sans même que les hommes en soient eux-mêmes conscients, puisqu’ils sont occupés à autre chose, de sorte que c’est le Saint béni soit-Il qui prend en charge de créer la « lumière du roi -Messie ». Deux traits se dégagent de cette nouvelle conception du messianisme : d’une part, le Messie naît à la faveur de fautes, de déviations graves dans l’histoire des enfantements ; d’autre part, le Messie ou les jours messianiques ne viendraient pas à la fin de l’Histoire, mais ils seraient à l’œuvre tout au long de l’historicité, à 142

travers la suite des générations, à l’insu même des hommes qui en sont pourtant le vecteur, puisqu’ils sont occupés à le faire venir par leurs enfantements. De sorte que l’accent se déplace du Messie lui-même, et même des jours messianiques, vers le processus messianique perpétuellement en œuvre dans l’historicité. L’Histoire d’Israël serait messianique de part en part, du premier Adam et jusqu’à cet homme qui ne viendra que lorsque toutes les étapes de l’enfantement seront franchies, à travers une Histoire sainte depuis son commencement. Se fait jour ici une nouvelle idée d’historicité messianique, qui se développera essentiellement avec la Kabbale de Safed, ou Kabbale du Ha’ari, à partir du surnom de son chef de file, Rabbi Isaac Luria Askénazi, qui vécut à Safed au 16e siècle et créa une école de pensée dont l’influence fut immense sur la pensée juive dans les siècles ultérieurs, de la Kabbale au Hassidisme et jusqu’à nos jours. Elle est axée sur l’idée du Tikkun – restructuration – que les hommes doivent effectuer à chaque génération, et à tous les niveaux de leur existence à travers la pratique des commandements. Cette restructuration est la tâche de l’Histoire humaine dans son ensemble, et elle passe par le rôle dévolu à Israël depuis le Sinaï. Cette restructuration elle-même se déploie à travers un processus de « tri purifiant » qui, par sa mise en œuvre à chacune des étapes du Tikkun, est le moteur de l’historicité messianique. Afin de s’en faire une idée sommaire mais néanmoins fidèle, nous reproduisons ici une page particulièrement dense qui nous accorde une vision d’ensemble de l’Histoire considérée du point de vue d’une théosophie cosmique, où Israël joue un rôle absolument central : « Le secret de la mort est inclus dans le secret des rois morts. Or, ces rois doivent faire l’objet d’un “tri purifiant” (beirur). [...] Si le premier Adam n’avait pas fauté, tout

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aurait été structuré, même l’intériorité, et nous n’aurions même pas eu besoin de ce monde-ci, le monde inférieur, dans la mesure où ce monde-ci n’a de sens que par rapport au tri purifiant, dont il a besoin. La faute d’Adam consistait en ce qu’il a mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qui était un mélange de bien et de mal. Et s’il n’avait pas fauté dans l’Union de l’En-Haut, et que cette union aurait eu lieu le soir de Shabbat, le bien se serait entièrement séparé du mal, et ce bien aurait été trié et purifié dans l’En-Haut, et le mal serait descendu en bas. Or, puisqu’Adam a fauté, ils sont restés mélangés, et des étincelles de sainteté sont tombées dans les écorces. Et voici que toutes les actions des commandements qu’un homme a effectuées durant sa vie, y compris sa mort, tout est en vue de ces tris purifiants (beirurim). Et une fois ce tri purifiant accompli, le Messie viendra. Et c’est le secret de la pluie qui descend de l’En-Haut, et qui est cause de la germination des plantes. Qui est la source des plantes qui poussent à partir de la poussière de la terre ? Mais ces plantes sont les étincelles de sainteté mélangée aux écorces et qui sortent au-dehors. Et le tri purifiant consiste en ce que la lumière supérieure descende de la sainteté de l’EnHaut, par le moyen de la pluie. Et alors les étincelles de sainteté situées au tréfonds des écorces montent à la rencontre de la lumière descendante, et elles y adhèrent, montent et se purifient par le tri. [...] Il n’est aucune goutte descendant de l’En-Haut qui ne rencontre pas quelques gouttes qui montent de l’En-Bas. Celles-ci, qui sont issues originellement de la sainteté, sont liées par des chaînes de fer au tréfonds des écorces. Or, elles aspirent ardemment à remonter à leur source, mais elles ne peuvent y parvenir sans aide ; jusqu’au jour où elles trouvent une aide dans les mondes supérieurs, et alors elles montent avec ardeur, plusieurs gouttes à la rencontre d’une seule goutte de l’EnHaut. Or, tout notre Bien dépend de ce processus de tri purifiant ; lorsqu’il sera accompli, alors viendra le Messie. Et le tri purifiant dépend de la pluie. C’est ainsi qu’il n’est pas de plus grand châtiment dans la Torah que l’empêchement de la pluie. Et la récompense la plus élevée 144

tient dans le verset : “Je ferai descendre la pluie sur votre terre.” Et cela parce que la venue du Messie dépend de la pluie. C’est là le secret de la proposition : “Un jour de pluie est grand comme le rassemblement des exilés.” (Traité Ta’anit 8 b). Quel rapport entre les deux ? Mais le rassemblement des exilés est celui de toutes les étincelles en exil. Pour cette raison : “Grand est le jour de pluie”, car il est le rassemblement des exilés lui-même. [...] Et tout dépend de nos actes, puisque nous sommes la cause de la pluie, qui vient et opère le tri purifiant. [...] Et lorsque les rois sont tombés, ils sont tombés sous plusieurs formes. [...] Certains sont tombés sous la forme mentionnée dans les Nations. Or, le principe de la force de celles-ci procède du serpent qui, par son élément fondateur, a déposé en Eve une impureté. C’est ainsi que les étincelles se sont mélangées en grand nombre en Égypte, parce que l’Égypte est “la nudité de la terre”. Pour cette raison, Israël s’est exilé précisément là-bas. Et la présence divine s’est exilée avec eux, afin d’élever les étincelles tombées là. C’est ainsi que Dieu, béni soit-Il, a dû lui-même entrer dans les idoles égyptiennes, afin d’en extraire la sainteté. Car il s’agit d’une écorce dure, qui triomphe même d’un ange, et ainsi il a fallu que ce soit “moi et non un ange.” (Qui sorte Israël d’Égypte). [...] Israël a ainsi été voué à être asservi par l’ensemble des soixante-dix Nations, afin d’en extraire les étincelles tombées dans chacune des Nations. Et, selon le Midrash, si un seul Juif est emprisonné par une Nation particulière, si ce Juif s’y exile, cela suffit : c’est comme si le peuple tout entier a été asservi par cette Nation, dans la mesure où ce Juif est capable à lui seul d’élever ce qui est tombé dans cette Nation. C’est pour cette raison que les enfants d’Israël ont été dispersés aux quatre coins du monde, afin d’élever toutes les étincelles tombées. »4

4

Rabbi Haïm Vital, Likoutéi Torah Ve’ta’améi Hamitzvot (Ecrits du Ha’ari, volume 11), Jérusalem, 1988, p.340-343, sur le Psaume 84:7. Nous traduisons.

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Ce texte fondateur, qui rappelle singulièrement le mythe platonicien de l’âme emprisonnée dans le corps et aspirant à regagner sa patrie céleste, trace les lignes d’une Histoire messianique de bout en bout. Toutefois, on aura noté qu’au sein de cette Histoire, le Messie lui-même se retire à l’arrière-plan, puisqu’il ne figure que comme l’aboutissement final d’un processus désigné comme « tri purifiant » qui se joue à chaque génération, et non pas uniquement à celle qui doit accueillir le Messie. Il s’agit d’un déplacement d’accent décisif : tandis que dans le Talmud, on l’a vu, l’étude du messianisme se focalisait sur la « génération qui accueillera le fils de David », ici toutes les générations participent à la gestation messianique.5 Le processus décrit, qu’on désigne généralement du nom de Tikkun, se laisse appréhender précisément par son caractère de processus. Il s’agit d’un procès de « tri purifiant » qui a lieu non seulement à chaque génération, et en chacun des enfants d’Israël, mais également au niveau cosmique, puisque le texte commence par décrire minutieusement la rencontre des « gouttes » de pluie de l’En-Bas avec les gouttes de l’En-Haut. Ce processus ne se comprend qu’en référence au mythe lourianique originel de la « brisure des vases », d’où tout procède. Selon ce mythe, au moment de la Création, Dieu a créé des vases, à savoir des récipients, dans la mesure où le monde ne peut recevoir la lumière divine sans y être préparé. Les vases sont les récipients destinés à recueillir la lumière divine. Or, du fait de la surabondance de la lumière divine dans la Création, ces vases se sont brisés. Une partie des étincelles de lumière tombèrent dans l’En-Bas, à savoir dans ce que ce texte 5

Comme le dit Scholem, « Il s’ensuit que pour Luria l’apparition du Messie n’est que la consommation du processus continuel de la Restauration, du Tikkun. ». […] La venue du Messie signifie que ce monde du Tikkun a reçu sa forme finale. » (G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris : Payot, 1950, p.292).

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désigne comme « le tréfonds des écorces », qui nomme le royaume du mal, et se dispersèrent. Cette dispersion indique le lieu de l’origine du mal dans le monde, qui procède du déplacement des choses hors de leur place adéquate, et du mélange qui s’ensuivit entre le bien et le mal. Tout mal, tout vice, trouve sa source dans ce désordre primitif.6 Le rôle du peuple d’Israël se comprend à partir de cette brisure originelle : Israël a pour mission d’œuvrer à extraire ces débris de lumière du sein de ces profondeurs, car « tout dépend de nos actes ». Par conséquent, au centre de ce processus théosophique se tient l’homme, doué de force pour distinguer entre le bien et le mal, la sainteté et l’impureté, et arracher le bien – ici les étincelles de sainteté – au mal où il est tombé. La tâche de chacun en Israël est d’arracher les étincelles de lumière du sein des écorces, et de les élever à la sainteté, qui est leur lieu originel, celui où elles se tenaient au moment de la Création, avant la brisure. L’Histoire d’Israël comme histoire de l’exil est entièrement placée sous le signe de ce processus qui se déroule à la fois sur le plan divin et dans l’ordre humain, par une sorte de parallélisme cosmique. Ainsi, les étincelles se sont dispersées parmi les Nations du monde, et l’exil d’Israël au sein des Nations est destiné à recueillir ces étincelles, et à les élever vers la sainteté. Notons que ce processus se fait dans les deux sens : pour Israël, recueillir la sainteté des Nations, c’est apprendre auprès d’elles leurs qualités propres, ce qu’elles peuvent nous enseigner, mais c’est aussi leur servir de témoignage d’une vie vouée à la sanctification à chaque moment de l’existence, et peut-être, de cette manière, accueillir ceux parmi les membres des

6

Pour une présentation plus détaillée de ce mythe fondamental du judaïsme, voir G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op.cit., p.282-291.

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Nations du monde qui voudraient se joindre au peuple juif par la conversion au judaïsme.7 L’idée messianique connaît ainsi une véritable révolution dans la Kabbale lourianique. En effet, le Messie n’y perd pas totalement son sens – les kabbalistes, indique Scholem, se maintiennent malgré tout dans le cadre de la tradition - mais c’est uniquement au terme de ce processus de « tri purificateur », ou Tikkun, qu’il viendra. Le Messie n’est donc qu’un ultime aboutissement dans un processus qui se déroule entièrement dans notre historicité, de génération en génération. Chaque génération doit œuvrer au tri purifiant qui lui est propre. À chacun de nous, il appartient de savoir quel est le « tri purifiant » propre à sa génération, tri qui dépend de la place où elle se tient dans l’historicité messianique. Par exemple, à la génération du roi David, le Messie pouvait advenir. On se souvient en effet que selon rabbi Tsadok Hacohen, David était déjà « l’achèvement du Tikkun », ayant déjà enfanté « l’âme du Messie »8. Toutefois, par la précipitation du roi, qui n’a pas attendu le moment adéquat, par le fait également que selon les apparences, David a fauté avec Béthsabée, cet enfantement a été avorté, et en conséquence, le premier enfant de David et de Bethsabée est mort. L’Histoire messianique reprend son chemin à partir de cette étape cardinale. Toutefois, le processus messianique n’est nullement limité à l’acte d’un homme singulier, comme dans l’exemple du roi David. Selon la conception inédite de la Kabbale de Safed, ce sont tous les Juifs de chaque 7

Selon un dicton talmudique (Pessahim 87b), "Le Saint béni soit-Il n’a dispersé Israël parmi les Nations que pour y adjoindre des convertis (guérim), comme il est dit : "Et je me complairai à la semer dans le pays." (Os 2:25). 8 Voir plus haut, chapitre intitulé "Un ou deux Messies? Les péripéties du Messie fils de Joseph."

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génération qui doivent procéder au tri purifiant qui correspond à leur génération, et qui fera avancer l’historicité sur le chemin de l’accomplissement messianique. On comprend que cette proposition ait suscité un enthousiasme populaire extraordinaire, puisque désormais, chaque Juif, à chaque génération, se sentait appelé à l’aventure messianique par le moindre de ses actes. Le Messie, loin d’être un idéal vague et désincarné repoussé à la fin des temps, était devenu une réalité prégnante à travers l’idée de processus messianique, auquel chacun pouvait, et devait, participer par ses actes. Chaque Juif était appelé à faire advenir le Messie par l’observance des commandements. Et ces actes, inscrits dans le processus du Tikkun, étaient eux-mêmes l’essentiel du processus, qui primait sur l’aboutissement final. Comme l’écrit le kabbaliste Méir ben Gabbaï, « tout doit être réparé, sans quoi la venue du Messie ne peut se produire. »9 Scholem note la révolution qu’opère cette phrase dans l’idée messianique traditionnelle : « Nous avons ici une expression tangible du profond changement qui s’est produit au 16e siècle dans la façon de concevoir le rôle du Rédempteur et le messianisme en général. La réparation (tikkun) n’est pas un événement utopique subordonné à une action miraculeuse mais la conséquence logique et nécessaire d’un long processus intérieur au monde, d’une purification et d’un affinement des âmes. »10 9

Méir ben Gabbaï, Avodat ha-Kodesh, cite in: Scholem, op.cit, p. 100. Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.100. Léon Askénazi confirme cette analyse: "La première œuvre de l’homme, telle que les kabbalistes l’ont définie, c’est son action en tant qu’héritier de la responsabilité de l’histoire; ce n’est pas la Rédemption, mais le tiqoun, c’est-à-dire la mise en ordre, la réintégration de ces valeurs éparpillées lors de l’éclatement des vases. Il n’y a là rien de tragique ni de dramatique. Il n’y a rien de "religieux" dans le sens moderne du terme, non plus. C’est une œuvre, un travail, et pendant que cette 10

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Cette révolution de l’idée messianique tend à minimiser la fonction du Messie lui-même, et à privilégier le processus interne à l’Histoire comme un procès de rédemption en cours. Elle présuppose une continuité temporelle de l’Histoire de génération en génération, qui va dans le sens d’un « progrès ». En effet, comment désigner autrement le processus de restitution ou de restructuration à partir de l’éclatement des vases ayant provoqué la dispersion des étincelles de lumière divine ? Or, cette idée n’est-elle pas une anticipation saisissante de l’idée de progrès en Histoire, qui pointera en Occident seulement au 18e siècle, avec la conception historique des Lumières triomphantes ? N’est-il pas frappant que dès le 16e siècle, les kabbalistes aient pensé la temporalité historique en termes de progrès continuel, censé conduire l’historicité humaine vers un aboutissement messianique conçu comme le rétablissement d’une perfection originaire. Il se peut ainsi que l’idée de progrès véhiculée par les Lumières ne soit qu’une sécularisation d’idées plus anciennes, ancrées dans la Kabbale de Safed et transmises à la pensée européenne par le biais de la Kabbale chrétienne. Toutefois, on ne saurait oublier que l’idée kabbalistique du progrès procède paradoxalement d’un traumatisme historique, celui de l’expulsion des Juifs d’Espagne. À partir de là apparaît chez les Kabbalistes le projet de comprendre cet exil en termes théosophiques et métaphysiques, et de l’intégrer dans la temporalité messianique. En effet, la conception de l’historicité messianique développée par la Kabbale lourianique donne un sens absolument incontournable à l’exil. Celuici, loin de n’être qu’un châtiment divin ou un accident de œuvre se fait, il y a des fautes qui sont commises, d’où la nécessité de la Rédemption." (Léon Askénazi, La parole et l’écrit, I, op.cit., p.351).

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l’Histoire juive, est partie intégrante du rôle assigné par Dieu au peuple d’Israël, celui de recueillir les étincelles dispersées dans le monde. L’Histoire se déploie dans l’interaction entre l’exil et la rédemption, puisque la rédemption n’est que l’œuvre de réparation de l’exil originel des étincelles de lumière divine.11 Au-delà même de la philosophie des Lumières, cette conception rappelle le rôle que Hegel assigne à la négativité dans l’Histoire, aux tragédies qui en sont le moteur. En effet, cette idée, une fois traduite en termes séculiers et dialectiques, aura nourri les philosophies modernes de l’Histoire, de Vico à Hegel et à Marx, et constitué comme le socle des représentations courantes de l’Histoire jusqu’à nos jours. Le messianisme connaîtra une nouvelle péripétie dans la pensée du 20e siècle, alors que la vision sécularisée d’une Histoire se déployant sur une ligne temporelle continue issue de la Kabbale de Safed sera remise en cause par des Juifs allemands comme Rosenzweig, Scholem et Benjamin, au nom d’une autre idée de la temporalité 11

Il est frappant que peu de temps après l’émergence de la Kabbale de Safed, soit vers le début du 17e siècle, un penseur juif décisif, le Maharal de Prague, formule lui aussi l’idée messianique en termes d’exil et de rédemption. On en trouve une illustration dans les premières lignes de son ouvrage sur la rédemption, Netsah Israël (L’éternité d’Israël): "Lorsque nous désirons connaître en vérité ce qu’il en est de la question de l’exil (galut), il faut d’abord commencer par la raison de l’exil et les choses qui lui sont propres. Il faut commencer par étudier la question de l’exil, car l’exil en lui-même est la preuve indubitable de la rédemption (ge’ulah)." (nous traduisons). Sans entrer ici dans la question épineuse des influences et des sources, on dira simplement que les notions d’exil et de rédemption sont désormais les catégories à travers lesquelles est pensée l’idée messianique dans le monde juif dans son ensemble, aussi bien en terre ashkénaze que sur la terre d’Israël. Et ce alors que le terme de ge’ulah n’a quasiment aucune fonction messianique dans les sources juives, aussi bien bibliques que talmudiques, à l’exception de quelques rares occurrences dans la littérature rabbinique.

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messianique. La critique d’une conception linéaire de la temporalité en général, et de la temporalité progressiste en particulier, traverse la philosophie du 20e siècle dans son ensemble, de Rosenzweig à Heidegger et jusqu’aux penseurs français de la fin du siècle. Nous reviendrons sur ce débat dans notre chapitre final.12

12

En effet, on a vu que l’idée messianique, telle qu’elle est pensée dans la littérature rabbinique, ne se conforme pas au schéma d’un progrès dans l’Histoire, mais plutôt d’une explosion brusque, issue au contraire d’un temps de cataclysme. Il est néanmoins une source talmudique qui énonce déjà le messianisme en termes de progrès. Elle s’énonce ainsi: « Il est dit de rabbi Hiyya et de rabbi Siméon que, marchant tôt, un matin, dans la vallée d’Arbèles, ils virent l’aurore pointer à l’horizon. Rabbi Hiyya dit alors: Ainsi se produira la rédemption d’Israël; au début elle sera à peine visible, puis elle brillera plus nettement et ensuite seulement elle éclatera dans toute sa gloire. » (Midrash Shir ha-Shirim Rabbah, 6:10, nous traduisons). Notons que Scholem soutient qu’il ne s’agit pas ici de l’idée d’un progrès linéaire, mais d’un progrès "par étapes", où chaque étape n’a "rien à voir avec l’histoire antérieure." (Cf. Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.35).

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CHAPITRE V

LE MESSIANISME ENTRE LE RATIONALISME ET LA KABBALE

Au cours de la longue période de l’exil, l’idée messianique s’est incarnée dans des formes et des versions très diverses en fonction des auteurs, des courants de pensée et des circonstances historiques. En effet, loin d’être une idée désincarnée, elle prend toujours forme et consistance dans des contextes historiques particuliers qui la font tantôt surgir sur le devant de la scène, tantôt disparaître dans les coulisses de l’Histoire, refoulée en quelque sorte de la conscience juive. Scholem nous a appris à distinguer trois approches majeures de l’idée messianique dans la période de l’exil : conservatrice, restauratrice et utopique.1 Des trois, ce sont les deux dernières qui ont nourri l’idée messianique, tandis que la première, représentant les autorités rabbiniques traditionnelles, tentait de la juguler en mettant l’accent sur le cadre strict de la loi juive, qu’on nomme la Halakha. Toutefois, au-delà même de cette distinction, nous voudrions esquisser dans ce chapitre une division fondamentale entre deux courants messianiques nettement séparés, voire franchement opposés par leurs orientations, tous deux nés au sein du judaïsme espagnol du Moyen Age et partageant à la fois des traits restaurateurs et des traits utopiques. Le premier, celui de 1

Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.25.

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Maïmonide, est généralement connu sous la désignation de « rationalisme juif »2; le second, quant à lui, est issu du grand kabbaliste espagnol Nachmanide. Notons que ce courant sera repris et développé par la tradition kabbalistique et hassidique dans son ensemble. On peut désigner cette seconde approche du messianisme comme « mystique », terme dont nous aurons à préciser le sens dans ce contexte. Il faut noter d’emblée que ces deux courants n’ont pas eu une égale influence : sur la question messianique, Maïmonide incarne dans le monde juif une position nettement minoritaire, tandis que Nachmanide a été suivi par la plupart des auteurs juifs. S’il en est ainsi, il faut l’imputer au fait qu’entre la Kabbale et la philosophie, les deux grandes voies de la pensée juive au Moyen Age, la Kabbale devint la voie royale, tandis que la philosophie demeurait l’apanage d’une petite minorité, plutôt en marge de la tradition. Toutefois, l’autorité de la pensée de Maïmonide s’est imposée à certains représentants notables du judaïsme moderne, comme le philosophe Hermann Cohen ou le penseur israélien d’origine lithuanienne Yeshayahu Leibowitz. De manière générale, Maïmonide est devenu une figure de référence absolument incontournable pour tous les Juifs qui se sont voulus « éclairés », intellectuels ou intellectualistes, surtout depuis l’ère moderne. Il convient donc de commencer par présenter sa thèse avant d’étudier la position « mystique » en guise de contraste.

2

Voir, là encore, Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.52. Notons que Maïmonide s’inscrit ici dans un mouvement qui le dépasse, et qui va de Saadia Gaon (mort en 942) à Hasdaï Crescas (mort en 1410). Toutefois, Maïmonide demeure de loin la figure la plus illustre du rationalisme juif du Moyen Age.

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1. Le rationalisme juif : Moïse Maïmonide (1135-1204)

Maïmonide présente sa thèse sur le messianisme dans les deux derniers chapitres de son ouvrage monumental Mishné Torah, cette somme de la loi juive, divisée en quatorze livres portant chacun sur un sujet distinct, et censée embrasser l’ensemble des domaines de la Loi juive.3 Notons donc immédiatement que le messianisme relève selon lui de l’ordre de la Loi, puisqu’il le convoque dans son code juridique, et non dans le Guide, l’ouvrage philosophique. Il est d’emblée tenu par les limites de la Halakha, les cadres stricts de la Loi juive. Ce fait mérite d’être souligné : le messianisme est une idée qu’il importe d’inscrire dans le cadre juridique, même si, par sa nature même, il excède ce cadre au sens où il s’agit de lois qui ne s’appliqueront que dans le futur. Ce cadre incite néanmoins à une grande prudence par rapport à toute exaltation, à toute forme de mysticisme qui pourrait s’emparer de l’idée messianique. Les chapitres sur le messianisme achèvent le quatorzième livre, « Le livre des Juges », se trouvant dans la partie intitulée « Lois concernant les rois et les guerres. » Ils constituent donc la fin de l’ouvrage lui-même. Si le messianisme s’insère dans une partie sur les « rois », c’est tout simplement parce que Maïmonide présente d’abord l’idée messianique à travers la figure du « roi -Messie », dès les premières lignes du chapitre 11 : « Le roi Messie. ‘’1. Le roi Messie viendra et restaurera le royaume de David dans sa puissance première. Il rebâtira 3

Précisons que nous ne considérons ici que cet ouvrage. Des indications supplémentaires sur le messianisme se trouvent dans d’autres ouvrages de Maïmonide, notamment le Guide des Egarés, mais nous nous en tenons ici délibérément à l’essentiel de la thèse du philosophe sur le messianisme. Pour une étude plus détaillée, voir: David Banon, "Le messianisme rationaliste de Maïmonide", in: Banon, op.cit., p.71-81.

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le Temple et rassemblera les dispersés d’Israël. Toutes les lois seront rétablies à l’époque du Messie comme dans ces temps antiques. Les sacrifices seront de nouveau offerts ; l’année sabbatique et le jubilé seront observés exactement suivant les prescriptions de la Torah. Celui qui ne croit pas en la venue du Messie ou qui n’attend pas cette venue, rejette non seulement les autres prophètes, mais également la Torah et notre Maître Moïse. »4

Maïmonide présente ici le messianisme sous sa version restauratrice classique : le Messie doit rebâtir la royauté de la Maison de David. L’avenir est mesuré à l’aune du passé idéalisé de la royauté de David et de Salomon. L’ensemble de ce passage est placé sous le signe de la restauration : reprise des sacrifices, des lois de l’année sabbatique et du jubilé. Or, cette idée, loin d’être une idée abstraite ou une spéculation intellectuelle, est objet de croyance : le Messie n’est pas un objet de connaissance, mais de croyance (emouna), et d’attente. Il s’agit d’attendre sa venue (lehakot leviato), et celui qui ne le fait pas est un mécréant au même titre que ceux qui n’acceptent pas les autres articles de foi de la Torah. On sait en effet que Maïmonide a proposé une codification des « treize articles de foi », et que l’attente du Messie y était incluse. Sachant le privilège accordé par Maïmonide à la connaissance par rapport à la simple croyance, on mesurera l’importance de cette insistance sur la « croyance » et « l’attente » : le Messie excède l’ordre de la connaissance, même pour un rationaliste strict comme Maïmonide.5 En effet, il est de l’ordre de ce qui doit 4

Moïse Maïmonide, Michné Torah, Livre des Juges, Lois concernant les rois et les guerres, chapitre 11. Nous reprenons ici, en la modifiant au passage, la traduction de Bernard Dupuy, in: G. Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.57. Lorsque le passage n’est pas traduit, nous traduisons. 5 Le "livre de la Connaissance", premier livre du Michné Torah, s’ouvre ainsi: "Le principe des principes et le pilier des sciences, c’est de connaître (leida) qu’il y a un Être premier et que c’est lui qui

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advenir dans le futur, et ne saurait donc faire l’objet d’un savoir, lequel ne porte que sur ce qui a eu lieu dans le passé et ou a lieu dans le présent. Toutefois, lorsqu’il s’agit de savoir ce qu’il faut attendre et à quoi il faut croire, ce rationalisme trouve sa forme d’expression la plus puissante : « Ne crois pas que le roi Messie doive accomplir des signes et des miracles, instaurer un nouvel état de choses dans le monde, ressusciter les morts, ou accomplir de ces choses que mentionnent les imbéciles. Il n’en sera pas ainsi [...] Il faut plutôt envisager la conjoncture suivante : les statuts établis dans notre Torah sont valides pour toujours et éternellement. Rien ne saurait leur être ajouté ni retranché. [...] S’il se lève un roi de la Maison de David qui étudie la Torah et met en pratique ses commandements, comme le fit son ancêtre David, en accord avec la Torah écrite et la Torah orale, qui invite tout Israël à marcher dans les voies de la Torah et à réparer ses brèches, et qui livre les combats du Seigneur, on pourra vraiment assurer que celui-là est le Messie. S’il réussit à reconstruire le Temple en son lieu et à rassembler les dispersés d’Israël, alors il aura en fait prouvé qu’il était bien le Messie. [...] « Que personne ne pense que dans les jours messianiques, le cours naturel du monde cessera, ou que des innovations seront introduites dans la Création. Bien plutôt le monde continuera son cours habituel. Les paroles d’Isaïe, selon lesquelles « le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau.“ (11:6), sont une parabole et une allégorie qui signifie qu’Israël habitera en sûreté même parmi les méchants des Nations païennes, qui sont comparés à un loup et à une panthère, puisqu’il est dit : ‘Le loup des steppes arides s’acharne sur eux, la panthère est tapie près de leur ville.’ (Jer 5:6). »6 impartit l’existence à tout ce qui existe." (Le livre de la connaissance, traduit de l’hébreu par V. Nikiprowetzy et A. Zaoui, Paris: PUF, 1961, p.2). 6 Michné Torah, op.cit., chap. 11, 12.

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La thèse se présente sous une forme négative : Maïmonide met d’emblée le lecteur en garde contre une approche mystique du messianisme, qui serait le fait des exaltés, qu’il qualifie ici d’« imbéciles » (tipchim). À qui s’adresse au juste cette invective ? Qui vise-t-il ? S’agit-il de la masse populaire, comme dans la tradition de la philosophie grecque dont il hérite, et comme souvent dans le Guide des Egarés ? Sans doute aussi, mais ici, l’enjeu est autrement plus sérieux : Maïmonide tente de désamorcer toute vision messianique qui ne se réduirait pas à l’idée minimaliste des Jours messianiques qu’il propose ici. Bref, il invalide toutes les propositions talmudiques, et elles sont nombreuses, qui pourraient inciter à penser qu’il s’agirait d’une rupture réelle avec le cours du monde comme il va, avec les lois de la nature. Et de fait, les auteurs juifs, dans leur majorité, ne suivront pas Maïmonide dans sa conception strictement rationaliste du messianisme. Il répond en quelque sorte par anticipation à une série de penseurs juifs qui prendront sa vision messianique comme contre-modèle. Contre les natures exaltées qui croient au « renouvellement du monde » à l’ère messianique, Maïmonide proclame sèchement une vision beaucoup plus sobre, qu’on pourrait dire naturaliste : aux jours messianiques, rien ne sera changé dans la Création, et tout suivra son cours comme auparavant. Pas de miracles, donc, ni de renouvellement de la Création. Derrière une attaque qui vise en premier lieu les Juifs exaltés, la polémique est également dirigée contre les Chrétiens, qui sont venus modifier les statuts de la Torah, et abolir les commandements pratiques. Or, ces statuts sont « valides pour toujours et éternellement », note fortement Maïmonide, dont la critique des deux autres religions monothéistes, mentionnées nommément dans ces chapitres, ne prête à aucune ambiguïté ici. Le rationalisme prend donc un tour doublement critique : il rejette d’une part une 158

approche surnaturaliste du messianisme, qui considère l’ère messianique comme une rupture brutale avec l’état des choses existantes, et d’autre part les religions qui ont prétendu clôturer l’Histoire par un avènement messianique – christianisme – ou prophétique – l’islam – modifiant les statuts de la Torah. Quant aux images susceptibles d’être interprétées dans le sens du miracle, Maïmonide affirme qu’elles ne sont précisément que des images qu’il convient d’interpréter dans le sens d’une simple modification des rapports humains, une cessation de la violence, notamment envers Israël. Pourquoi cette modification ? Maïmonide l’explique ainsi : « Car elles accepteront toutes la vraie foi et ne se livreront plus au pillage ni à la destruction, mais mangeront un aliment permis à Israël, comme il est dit : ‘’Et le lion, comme le bœuf, se nourrira de paille’’ (Is 11:7). Tous les passages similaires de l’Ecriture traitant du Messie doivent de même être regardés comme des figures. C’est seulement dans les jours messianiques que chacun comprendra ce que les métaphores signifient et à quoi elles se rapportent. Les sages disent : « La seule différence entre le monde présent (haolam hazé) et les jours messianiques (yemoth amachiakh) est la soumission d’Israël aux Nations (chi’aboud malkhouyot). [...]7

Après avoir donné la raison du tournant des rapports humains à l’ère messianique – la conversion des Nations à « la vraie foi », qui les conduira à abandonner toute violence - Maïmonide dévoile le fond radicalement rationaliste de son messianisme. Il tient tout entier dans la proposition talmudique suivante : « La seule différence entre le monde présent (haolam hazé) et les jours messianiques (yemoth hamachiakh) est la soumission d’Israël aux Nations (chi’aboud malkhouyot). » Le 7

Michné Torah, op.cit., chap.12. La citation de Maïmonide est tirée de Sanhédrin 91b.

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philosophe juif convoque ce dicton qui lui sert de caution à une conception purement politique des jours messianiques. Vision d’une extrême modernité, puisqu’elle ne se réfère qu’à l’instance politique du « joug des Nations » pour dire les jours messianiques. Il faut lire cette proposition en insistant sur sa forme exclusive : « la seule différence... (ein bein... ela). Toutes les autres différences invoquées différence de nature entre ce monde-ci et les jours messianiques, renouvellement de la Création, etc. - doivent être rejetées comme relevant de l’exaltation des « imbéciles », qui ne saisissent pas l’essence de cette différence, en sa forme purement politique. Comme le dit un commentateur contemporain de Maïmonide : « La nature humaine ne changera pas. Le tableau d’Isaïe se rapportant à l’agneau et le lion est une allégorie. La Torah et la Halakha seront aussi contraignantes aux jours messianiques qu’auparavant ; la Torah sera nécessaire alors, comme aujourd’hui, afin de guider et de discipliner la conduite humaine. Il n’y aura ni nouvelle loi ni nouvel homme. »8

Toutefois, cette sobriété n’exclut pas la dimension utopique, comme le prouvent les lignes suivantes, qui clôturent le passage sur le Messie et le messianisme : « En ce temps-là, il n’y aura ni famine ni guerre, ni jalousie ni discorde, car la terre sera possédée dans l’abondance. Le monde entier n’aura plus d’autre souci que la connaissance de Dieu. Alors les enfants d’Israël seront des sages réputés ; ils connaîtront les choses cachées et parviendront à la connaissance de leur créateur, jusqu’aux limites de la capacité humaine, comme il est

8

David Hartman, "Maimonides’ approach to messianism and its contemporary implications", in: Maimonides in Da’at, Collection on Maimonidean Studies, Editor: Moshe Hallamish, Bar-Ilan University Press, 2004, p.5-6 (nous traduisons de l’anglais).

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dit : “La terre sera pleine de la connaissance de Dieu comme les eaux comblent la mer.” (Is, 11:9). »9

Ces lignes disent la part utopique de l’idée messianique selon Maïmonide. Non seulement l’ensemble des Juifs reviendront à la Torah, mais ce retour se traduira par une soif de connaissance de Dieu, une abondance de l’étude. Notons que cette utopie n’excède jamais les limites des lois naturelles. Loin d’invoquer un quelconque miracle, Maïmonide évoque simplement une génération tournée vers l’étude de la Torah. Comme si compte tenu de l’état habituel du peuple juif, et de ses préoccupations quotidiennes, cette soif de connaissance était le plus grand des miracles. Nul doute que pour le philosophe juif, le tournant collectif du peuple vers l’étude ne constitue à la fois une digne utopie de l’âge messianique, et le plus grand des miracles. Car le lecteur des philosophes grecs n’est pas sans ignorer que par nature, le peuple n’est tourné ni vers l’étude ni vers la connaissance, mais vers les soucis matériels de l’existence. La vision dans laquelle culmine la conception messianique de Maïmonide est à l’image de sa philosophie : empreinte d’intellectualisme et d’amour de la connaissance. Ici, plus qu’ailleurs, s’opère la synthèse entre l’amour de la sagesse, issu d’Athènes, et l’idéal d’étude prôné par les Maîtres d’Israël. 2. La tradition kabbalistique : Le messianisme de Moïse fils de Nahman - le Ramban (Nahmanide, 1194-1270)

La vision messianique de Maïmonide prend tout son sens lorsqu’on la met en parallèle avec celle du courant qui lui fait face et qui constitue comme son autre dans la tradition juive : la Kabbale. Ce courant très ancien prend 9

Michné Torah, op.cit., chap.12.

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son véritable essor en Espagne au Moyen Age, comme la philosophie juive elle-même. La Kabbale et la philosophie juive se développent en même temps, dans une sorte de rivalité. Nous voudrions présenter ici la Kabbale à travers trois auteurs importants : Rabbi Moshé ben Nahman, appelé en Occident Nachmanide, Rabbi Isaïe Halévy Horowitz, surnommé le Chla et Rabbi Nahman de Braslav. Nous verrons que ces trois auteurs forment une chaîne parfaitement cohérente dans leur vision du messianisme. L’un des premiers représentants de la Kabbale est Nahmanide, qui a vécu une génération après Maïmonide, également en Espagne, et qui fut l’un des premiers à avoir critiqué son rationalisme. Il importe donc de commencer par lui. Comme bon nombre d’auteurs juifs, c’est à travers son ample commentaire de la Torah qu’il fit connaître ses idées. Ainsi, il présente sa vision du messianisme dans un long commentaire d’un verset du Deutéronome, qui s’inscrit dans une longue séquence prophétique où Moïse, à la veille de sa mort, annonce à son peuple ce qui leur adviendra à l’avenir : « Et l’Éternel, ton Dieu, circoncira ton cœur et celui de ta postérité, pour que tu aimes l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur et de toute ton âme, et assures ton existence. »10

Nahmanide écrit : « Il est dit : celui qui vient se purifier reçoit une aide d’en haut. Il te promet que tu reviendras vers lui de tout ton cœur et il t’aidera. Il apparaît, d’après les Écritures, que depuis l’époque de la Création, l’homme était doté du libre arbitre (rechout) d’agir à sa guise : il pouvait être juste ou pervers. Or, il en est de même durant toute l’époque de la Torah, pour qu’il soit récompensé pour son choix du Bien, et puni pour le mal. Mais aux jours messianiques (li yemot hamashiah), le choix du Bien deviendra naturel, le cœur 10

Dt. 30:6. La séquence commence ne Deutéronome 29:9 et s’achève en Deutéronome 31:30.

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des hommes ne désirera plus ce qui n’est pas moralement bon (che eino ra’ouï), il le rejettera totalement. C’est la circoncision mentionnée ici. Car la convoitise est comme le prépuce du cœur, et la circoncision du cœur consiste à ce que l’homme ne convoite plus et ne désire plus les choses corporelles, et qu’il revienne alors – à l’avenir - à ce qu’il était avant la faute du premier Adam, qui faisait le Bien naturellement. Sa volonté n’était pas faite d’une chose et son contraire, comme je l’ai expliqué au livre de la Genèse, et comme il est écrit : “Voici, des jours vont venir, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle. Elle ne sera pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères le jour où je les ai pris par la main pour les tirer du pays d’Égypte, alliance qu’ils ont rompue, eux [...] mais voici quelle alliance je conclurai avec la maison d’Israël, au terme de cette époque, dit l’Éternel. Je ferai pénétrer ma loi en eux, c’est dans leur cœur que je l’inscrirai [...]” (Jr. 31:31-33). Il s’agit de l’abolition du mauvais penchant (yetzer ha’ra) : le cœur accomplit alors naturellement l’acte moralement bon. Il est écrit encore (Ibid. 33-34), dans le même sens : » Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Et ils n’auront plus besoin ni les uns ni les autres de s’instruire mutuellement en disant : « Reconnaissez l’Éternel ! » Car tous, ils me connaîtront, du plus petit au plus grand.« Or, nous savons que le penchant de l’homme est mauvais depuis son plus jeune âge (r’a minéourav), et qu’il faut donc l’éduquer. Mais son mauvais penchant sera totalement aboli en ce temps, comme il est écrit (Ez, 18:31) : « Faites-vous un cœur nouveau et une âme nouvelle. » Le cœur nouveau fait allusion à la nature de l’homme, et l’âme, au désir et à la volonté. C’est là ce qu’ont dit nos sages : des années viendront, durant lesquelles tu diras : je n’en veux pas. Ce sont les temps messianiques, où il n’y aura plus ni mérite ni culpabilité. Car en ce temps-là, l’homme n’aura plus de volonté, mais il accomplira naturellement le Bien, d’où il s’ensuit qu’il

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n’y a en lui ni mérite ni culpabilité, car le mérite et la culpabilité dépendent de la volonté. »11

Ce long commentaire élabore une idée parfaitement claire des « Jours messianiques ». D’où Nahmanide tient-il que ce verset renvoie par allusion aux « jours messianiques », puisque l’expression, qui date de la littérature talmudique comme on l’a vu, n’apparaît pas ici ? Quel est son point d’appui dans le verset ? Il semble qu’il se réfère ici à son contexte général, qui s’inscrit dans une longue séquence qu’on pourrait désigner comme « messianique », puisque Moïse y parle d’un avenir indéterminé. Plus encore : si Nahmanide décide de situer sa description des jours messianiques en commentant ce verset-là précisément, c’est dans la mesure où il se rapporte au « cœur » des enfants d’Israël à l’avenir. Il y est dit que Dieu le circoncira pour le retourner vers lui, vers l’amour de Dieu, et ce en vue de la vie de son peuple. Or, l’enjeu des Jours messianiques se situe précisément, aux yeux de Nahmanide, dans ce retournement du cœur. Regardons-y de plus près. Nahmanide, reprenant un motif récurrent du Midrash, commence par diviser l’Histoire en trois époques distinctes : le temps de la Création, celui de la Torah, et les Jours messianiques.12 Toutefois, ici le commentateur opère une distinction supplémentaire au sein de cette division : il sépare le temps en fonction de la faute d’Adam. Dans le cadre de la division en trois temps, Nahmanide réunit le premier et le deuxième temps en regard de la question qui le préoccupe : le problème du libre arbitre (rechout). L’idée de libre arbitre s’appuie ici sur la référence du verset au « cœur ». Le cœur est le siège des désirs, des passions humaines, et également celui du libre arbitre, puisque 11

Nahmanide sur Dt. 30:6. Cette idée est développée dans la littérature talmudique, notamment dans les traités Avoda Zara 9a et Sanhédrin 97a. 12

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l’homme est toujours doté de la capacité de choisir entre le Bien et le Mal, le juste et le pervers. La notion de « rechout » (littéralement : « autorisation ») est celle qu’utilise la littérature rabbinique pour exprimer le libre arbitre, notamment dans ce dicton en forme de paradoxe tiré de la Michna Avot : « Tout ce qui arrive est prévu à l’avance (tsafouï) mais l’autorisation (rechout) a été donnée (à l’homme) »13

Ce qu’un commentateur moderne explique ainsi : « Tout ce qui arrive est prévu à l’avance : tout est révélé et connu à l’avance par le Saint béni soit-Il ; mais en dépit de cela, l’autorisation a été donnée à l’homme de choisir entre le Bien et le Mal. »14

La notion de libre arbitre, explicitée sous cette forme, est l’un des principes de la Torah, tels qu’ils sont énoncés par un traité fondateur de la Michna, les Maximes des Pères. La Torah écrite elle-même, au livre du Deutéronome, présente souvent au peuple d’Israël une alternative en forme de choix dichotomique : d’un côté le bien, de l’autre le mal : « Vois, je te propose en ce jour d’un côté, la vie avec le bien, de l’autre, la mort avec le mal [...] J’en atteste sur vous, en ce jour, le ciel et la terre : j’ai placé devant toi la

13

Traité des Pères 3:15. Hanokh Albeck, in: Chicha Sidréi Michna, Seder Nezikim, Michna Avot, Commentaire de Hanokh Albeck, Jérusalem: Mossad Bialik; Tel Aviv: Dvir, 1959, p.367 (nous traduisons de l’hébreu). Cf. aussi Rachi, commenté par le Maharal de Prague. Rachi écrit: "L’autorisation a été donnée": aux mains de l’homme d’agir à sa guise, comme il est écrit: "Vois, je te propose en ce jour d’un côté la vie et le bien, etc." (Dt..30:15), et le Maharal: "Parce qu’Adam a été créé à l’image de Dieu, le Saint béni soit-Il lui a donné l’autorisation d’agir selon sa volonté, l’homme n’étant pas contraint dans ses actions." (Le Maharal de Prague, Derekh Hahaïm, Sur le Traité des Pères, commentaire sur 3:15). 14

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vie et la mort, la bénédiction et la malédiction : choisis la vie ! Et tu vivras alors, toi et ta postérité. »15

Aucun doute n’est possible à la lecture de ces versets : non seulement le libre arbitre a été donné à l’homme, mais ce libre arbitre est le fondement même de la Torah dans son ensemble. Comment en effet pourrions-nous parler de mérite si l’homme ne choisissait pas le Bien contre le Mal ? Ces versets attestent que le choix du Bien suppose un mérite et une récompense, la vie et la bénédiction, et une punition et un châtiment, la mort et la malédiction. La structure strictement binaire de ces versets est parfaitement claire. Or, Nachmanide s’élève précisément contre cette idée phare dans son commentaire en parlant du temps messianique, où cette liberté en forme de libre arbitre serait surmontée, puisque le verset commenté évoque un temps où Dieu « circoncira le cœur de l’homme », l’inclinant à l’amour de Dieu. Selon Nahmanide, il ne s’agit de rien moins que d’une mutation de la nature humaine à la troisième phase de l’historicité humaine, celle des Jours messianiques. En effet, si dans les deux premières phases évoquées, l’homme est doté du libre arbitre, comme on l’a vu, à la troisième, en revanche, au temps du Messie, surviendra une mutation de l’homme qui verra cette liberté disparaître. On comprend que cette mutation renverra Adam à ce qu’il était avant la faute, puisqu’après la faute, Adam n’opte pas naturellement vers le Bien. Au contraire, il incline davantage au Mal, à savoir à l’assouvissement de ses désirs les plus immédiats, sans se poser la question de leur moralité. Ainsi, la femme prit le fruit de l’arbre parce qu’il était un « plaisir pour ses yeux », au mépris de l’interdit divin. Toutefois, cette inclination vers le mal n’est pas une fatalité. Précisément, dire que l’homme est libre, au sens du libre arbitre, c’est affirmer qu’il peut surmonter 15

Deut. 30:15, 19.

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cette inclination première en s’orientant vers le bien. C’est précisément en ce point que s’introduit le commentaire de Nahmanide en énonçant qu’il arrivera un temps où l’homme ne sera plus libre en ce sens, puisque Dieu « circoncira » son cœur. En d’autres termes, dans ce temps évoqué par le verset, l’homme ne sera plus libre, mais il accomplira alors « naturellement l’acte moralement bon ». Si la liberté consiste précisément à choisir entre deux penchants également forts, également attirants, ou encore à choisir le penchant le moins attirant, le plus austère, en surmontant ses désirs, l’état de l’homme aux Jours messianiques ne sera plus la liberté, puisqu’il inclinera naturellement vers le Bien. La liberté est rendue inutile au sens où il n’y aura rien à surmonter : l’homme ne connaîtra plus d’épreuves. Il n’aura plus à exercer un choix, mais il agira par inclination naturelle. Le « renouvellement » évoqué ici par Nahmanide est celui du cœur. Reprenant les paroles prophétiques de Jérémie, lequel évoque une « alliance nouvelle », et les versets d’Ezéchiel parlant d’un temps où Dieu accordera à Israël un « cœur nouveau » et une « âme nouvelle », le commentateur pose que l’enjeu des Jours messianiques concerne uniquement la nature humaine. Le renouvellement invoqué par les prophètes n’annonce nullement un quelconque changement de l’état du monde, mais une mutation au plus profond de la psyché humaine. Son penchant au mal sera éradiqué. Il s’agit d’une vision anthropologique des Jours messianiques, qui décrit une transformation radicale du cœur humain, qui ne sera plus soumis à la loi du mauvais penchant, mais à la volonté divine, à ce qui est moralement bon. On pourrait parler d’un changement de registre dans l’âge de l’humanité : à l’âge de liberté, qui tient à l’imperfection du cœur humain, irréductiblement attiré par le mal, succédera un âge qu’on pourrait désigner comme « l’âge de la sainteté », puisque 167

l’homme sera naturellement saint, bon et pur en son cœur, sans avoir à faire d’effort en ce sens. Au fond, on serait tenté d’écrire qu’il sera semblable à un ange. Si l’on compare cette vision du messianisme à celle de Maïmonide, les deux visions s’en trouveront éclairées. À première vue, Nahmanide semble s’opposer au philosophe rationaliste juif. Son insistance sur le « renouvellement » à l’âge messianique, sur une mutation de la psyché, semble contraire au ton très pondéré de Maïmonide, à son rejet de tout « miracle ». Toutefois, nous sommes en droit de nous poser la question : la vision messianique de Nahmanide relève-t-elle de ce que Maïmonide aurait appelé un « miracle » ? La question est épineuse : certes, il ne s’agit pas d’un miracle au sens biblique, comme celui de la division des eaux de la Mer au moment de la sortie d’Égypte – en d’autres termes, il ne s’agit pas d’une transformation de l’état du monde - mais il s’agit néanmoins d’une telle mutation de la nature humaine qu’elle tient du miracle. Toutefois, cette vision est-elle si éloignée de celle de Maïmonide ? La question se pose, en effet, puisque nous avions vu que ce dernier, dans sa vision des Jours messianiques, se laissait aller à évoquer un temps où tous les hommes seront « emplis de la connaissance de Dieu ». N’est-ce pas une mutation tout aussi radicale de la nature humaine que celle évoquée par Nahmanide ? Nous voyons donc que l’opposition entre les deux visions ne tient pas tant au contenu lui-même qu’à une différence d’accent : tandis que Maïmonide insistait sur la continuité entre les Jours messianiques et ce monde tel qu’il va, Nahmanide souligne la discontinuité, la rupture. Les Jours messianiques inaugurent à ses yeux un temps nouveau pour l’humanité, totalement inédit. Selon Maïmonide, mettre l’accent sur la rupture est non seulement erroné, mais dangereux, puisqu’une telle insistance sur la « nouveauté » prête le flanc à l’objection chrétienne, qui s’est instaurée par une 168

rupture violente avec le judaïsme dans le rapport aux commandements. Or, la question du messianisme commande souterrainement la controverse judéochrétienne, puisque le christianisme est apparu à la faveur d’une interprétation des Jours messianiques comme rupture brutale, radicale, avec le judaïsme. La thèse de Maïmonide sur les Jours messianiques doit être inscrite dans le différend judéo-chrétien, mais aussi judéo-musulman, d’un enjeu capital pour Maïmonide. Nahmanide, en revanche, ne semble pas lier les deux débats, et évoque les temps messianiques sans aucune allusion aux deux autres religions monothéistes. À ses yeux, le fait qu’une religion ait déjà posé une rupture radicale dans la nature humaine en proclamant un temps messianique déjà advenu, le registre de l’amour se substituant à celui de la loi dans le cœur des hommes, ce fait n’a pas à influer sur la vision juive du messianisme. On notera que Nahmanide passe étrangement sous silence la question de la nature du « Bien moral » que l’homme fera naturellement à l’ère messianique : s’agit-il des commandements ? Il n’en dit rien, prêtant là encore, si l’on suit la logique maïmonidienne, à l’argument antinomiste chrétien. Et si le Bien moral se situait au-delà des commandements de la Torah ? On aura reconnu ici l’argument paulinien ! On comprend donc la méfiance de Maïmonide envers toute exaltation de la rupture, toute invocation du miracle. Après la proclamation de la « bonne nouvelle » chrétienne, il appelle les Juifs à un surcroît de sobriété dans leur vision du messianisme. La postérité de Nahmanide confirmera la méfiance de Maïmonide. 3. La postérité de Nahmanide : le Chla, Rabbi Nahman de Braslav

En effet, la voie de Nahmanide sera très largement suivie par nombre d’auteurs Juifs, qui reprendront sa vision 169

messianique en la radicalisant. Il s’agit en vérité de l’ensemble de la tradition kabbalistique et hassidique, dont Nahmanide est l’un des pères. Nous en donnerons ici seulement deux exemples. Tout d’abord, celui d’un kabbaliste déjà évoqué plus haut, Rabbi Isaïe Halévy Horowitz, auteur des Deux Tables de l’Alliance (le Chla), au 17e siècle, qui s’inscrit dans le sillage de la Kabbale de Safed. Il écrit : « La Création s’accomplit en trois jours (trois temps) : le premier est le commencement de la Création, le second est le maintien de la Création, à savoir au moment du Don de la Torah, car alors “la terre s’en effraya, et demeura immobile” (Ps 76:9) : au moment du Don de la Torah. Comme l’ont enseigné nos sages (Shabbat 88a) : “Le sixième jour” : il a ajouté un hé (le) en allusion au maintien de la Création, qui a lieu uniquement grâce au Don de la Torah, qui a lieu ce vendredi-là, le six du mois de Sivan (voir Rachi sur ce passage), et si Israël n’acceptent pas la Torah, que Dieu nous garde, le monde revient au tohu-bohu. Le troisième jour, il s’agit du véritable renouvellement de la Création (hidoush ha’briah ha’amitit), qui aura lieu à l’avenir. En effet, la Création fut endommagée (nitkalkel) à cause d’Adam, et elle ne sera restructurée qu’à l’avenir, et c’est de ce temps dont le verset parle : “Que le Seigneur se réjouisse de ses œuvres.” (Ps 104:31). »16

Le Chla revient lui aussi sur la structure ternaire des âges du monde issue du Midrash et reprise par Nahmanide. Toutefois, chez lui, les trois âges appartiennent au fond au même, puisqu’ils ne sont que trois étapes dans l’accomplissement de la Création. Plus encore : concernant la vision messianique, celle du troisième âge, le Chla fait un pas de plus que Nahmanide en parlant des Jours 16

Le Chla, op.cit., Commentaire sur la péricope de Lekh-Lekha, paragraphe 7 (nous traduisons). Nous renvoyons ici à notre longue étude du messianisme chez le Chla, au chapitre 3.

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messianiques en termes de « renouvellement de la Création », qui sera restructurée à l’avenir. La Création n’est pas achevée, elle ne le sera qu’à l’avenir, au moment des Jours messianiques. Certes, il semble que l’enjeu de cet achèvement messianique de la Création soit, comme pour Nahmanide, anthropologique : Adam se tient au centre de ce renouvellement puisqu’il a « endommagé » la Création par sa faute. Mais ici, le renouvellement, loin de porter uniquement sur le cœur de l’homme, engage la Création dans son ensemble. Le Chla ne précise pas ce qu’il entend par là, mais l’expression permet d’envisager une vision beaucoup plus radicale, où le miracle tient une place plus grande encore que dans celle de Nahmanide. Si l’enjeu de l’achèvement de la Création est certes anthropologique – Adam a endommagé, c’est lui qui devra réparer – les effets de cette réparation ne semblent pas se restreindre aux limites du cœur humain. La Création tout entière sera renouvelée. La tradition de la pensée hassidique suivra cette même orientation sur la question messianique. Nous ne prendrons qu’un seul exemple pour finir, particulièrement connu : Rabbi Nachman de Braslav, l’un des premiers maîtres de l’école hassidique, au tout début du 19e siècle. Dans un ouvrage écrit par son fidèle disciple, Nathan de Nemirov, à partir de son enseignement – ouvrage dont il est tenu pour « l’auteur » - nous lisons ces lignes sur le temps messianique : « Seule la foi (emouna) suscitera un renouvellement du monde à l’avenir (hidoush ha’olam le’atid), comme il est écrit : « Car j’ai dit : Le monde sera construit par la grâce. » (Ps. 89) ; or ; il s’agit de la foi, selon le verset : « Pour dire le matin tes grâces, et le soir la foi en toi. » (Ps. 92). [...] « Lorsque le monde sera renouvelé à l’avenir, alors il sera gouverné par des merveilles (niflaot), c’est-àdire par la seule et unique Providence/Protection (hachgakha), qui est semblable à la merveille, et excède la 171

voie de la nature. Le renouvellement du monde à l’avenir est semblable à la Terre d’Israël, car l’essentiel de la terre d’Israël se tient dans le verset : « La puissance de ses hauts faits, il l’a révélée à son peuple, en lui donnant l’héritage des nations. »(Ps. 111:6). Comme l’a interprété Rachi sur le premier verset de la Torah : il a commencé par la mention de la terre (d’Israël), pour dire aux Nations que la terre est à Lui, et que c’est de son fait qu’il a donné la terre d’Israël à son peuple. [...] Or, l’essentiel de la sainteté de la terre d’Israël tient à ce que Dieu y est toujours présent par sa Providence/Protection, comme il est écrit : « Un pays sur lequel veille l’Éternel, ton Dieu, et qui est constamment sous l’œil du Seigneur, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin de l’année. » (Deut. 11:11). À l’avenir, lorsqu’Il renouvellera le monde entier à la lumière de la Terre d’Israël, alors le monde entier suivra son cours en fonction de la seule protection divine, comme en Israël, et la nature sera totalement annulée, et le monde n’obéira qu’à la Protection, ce qui est semblable à la merveille, non conformément à la nature. C’est alors que surgira un nouveau chant, comme il est dit : « Chantez à l’Eternel un nouveau chant, car il a accompli des merveilles. » (Ps. 98:1).17

Ces lignes illustrent le processus de radicalisation de la vision messianique de Nahmanide à Rabbi Nahman à travers le Chla. La thèse a l’avantage d’être claire : l’avenir s’instaurera comme une rupture totale avec le monde présent, rupture que Rabbi Nahman désigne à plusieurs reprises comme le « renouvellement du monde ». Notons le changement d’inflexion avec Nahmanide : ce n’est plus uniquement le cœur humain, c’est le monde lui-même qui sera transformé. Il s’agit d’une modification du cours du monde qui ne laissera plus en place les lois de la « nature » (teva), puisque celle-ci sera « totalement annulée ». Les 17

Rabbi Nahman de Braslav (1772-1811), Liqoutéi Moharan, livre II, 8:9-10.

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merveilles (niflaot) dont il s’agit ici portent sur le monde lui-même, et non seulement sur la nature humaine. Le maître hassidique appuie sa thèse sur le statut exceptionnel de la Terre d’Israël, dont le texte biblique dit qu’elle se trouve constamment sous le regard de Dieu. Il en conclut que les lois de la nature n’y ont pas cours, dans la mesure où ce qui advient sur cette terre est directement dirigé par Dieu, lequel la soumet à sa Protection personnelle. Or, à l’avenir, le monde entier passera sous le régime de la Protection directe de Dieu, qui régnera en Souverain sur le monde entier. Nous pouvons atteindre ce stade merveilleux par la seule « foi » (emouna), selon la parole du verset : « Le monde sera construit par la grâce », où la grâce figure la foi en fonction d’un autre verset : « Pour dire au matin tes grâces, et le soir la foi en toi ». On voit donc que Rabbi Nahman reprend le motif de la rupture des temps messianiques, inauguré par l’interprétation de Nahmanide, en lui faisant subir une radicalisation absolument inédite. En effet, cette rupture porte désormais sur le monde lui-même, qui quittera alors le régime des lois de la nature pour se soumettre à la seule Protection divine. D’où la merveille évoquée par les Psaumes. Cette thèse mystique se donne comme le strict envers de la vision de Maïmonide, qui mettait précisément en garde contre ce type d’exaltation messianique, refusant toute idée de sortie du monde hors de son cours habituel. Nous pouvons suivre ici le cheminement de l’idée messianique à travers trois auteurs : partant de l’idée de rupture dans la nature humaine chez Nahmanide, nous aboutissons à une radicale transformation du monde à l’ère messianique chez Rabbi Nahman. Comme si le destin d’une idée – ici, celle de rupture des temps messianiques - devait nécessairement connaître une radicalisation dans l’Histoire, et que les mises en garde de Maïmonide contre l’exaltation trouvaient, à posteriori, leur justification à la lumière des 173

lignes de Rabbi Nahman. L’idée de rupture tranchée entre deux ères portait en elle-même sa propre dérive vers la mystique. Il n’en reste pas moins que parler ici de « dérive » revient à adopter le point de vue rationaliste de Maïmonide. En vérité, le texte biblique autorise tous les types d’interprétation, mystique aussi bien que rationaliste. On a vu que Rabbi Nahman se réfère également aux versets, tout comme Maïmonide. Il prend simplement appui sur d’autres versets que le philosophe juif, et notamment sur le verset du Deutéronome évoquant les « yeux de Dieu » tournés vers la Terre d’Israël. Ce verset lui permet d’opposer catégoriquement le régime de la nature à celui de la Protection divine. Opération qu’aurait récusée Maïmonide, pour qui la Protection divine ne doit pas être pensée contre les lois de la nature, mais en accord avec elles. C’est dire qu’une interprétation est d’abord affaire de choix de tel ou tel verset, et que les versets eux-mêmes autorisent plusieurs degrés de compréhension, de multiples ordres d’exégèse. La question du messianisme est celle qui autorise certainement la plus grande variété d’interprétations, dans la mesure où ce motif n’est pas directement thématisé par le texte biblique. Entre l’interprétation rationaliste de Maïmonide et la mystique de Rabbi Nahman, il y a un abîme. Il n’en reste pas moins que les deux s’appuient également sur le texte biblique, et y trouvent la confirmation de leurs visions. Preuve supplémentaire, s’il en était encore besoin, de la fécondité d’un texte suscitant les interprétations les plus opposées et les soutenant toutes.

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CHAPITRE VI

SIONISME ET MESSIANISME : UNE CONTROVERSE JUIVE CONTEMPORAINE

L’idée messianique a été, au 20e siècle, à la source d’une âpre controverse au sein du monde juif autour du sens à accorder au mouvement sioniste et à la Création d’un Etat juif sur la terre d’Israël. Certes, les premiers sectateurs du mouvement sioniste n’avaient aucune prétention messianique. Herzl, Nordau et leurs émules étaient des purs produits de l’émancipation, et leur projet se voulait parfaitement indépendant de la religion juive. Toutefois, l’ironie de l’Histoire a voulu qu’une idée née de la sécularisation du monde juif ait donné naissance à un immense espoir messianique, et même à l’affirmation que le sionisme et l’Etat d’Israël étaient, de facto, les annonciateurs de l’ère messianique. En vérité, la jonction entre messianisme et sionisme était inéluctable. En effet, les prophètes hébraïques n’avaient-ils pas déjà rêvé, aux temps reculés de la destruction du Premier Temple et de la dispersion des Juifs, à une ère où Dieu rassemblerait à nouveau tous les exilés de Son peuple sur la terre d’Israël ? Au fond, le scénario de l’exil et du retour n’était-il pas déjà inscrit dès la prophétie de Moïse :

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« L’Éternel, ton Dieu, te prenant en pitié, mettra un terme à ton exil, et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé. »1

Avec les premières vagues d’Alyah - littéralement « montée » vers la terre d’Israël – à la fin du 19e siècle, on pouvait légitimement voir dans le sionisme la réalisation des promesses de Moïse et des prophètes. Le rassemblement des exilés n’était-il pas un signe sûr des temps messianiques ? Ainsi raisonnaient, et raisonnent encore, un bon nombre de Juifs, auxquels ne manquent pas de se joindre des chrétiens eux-mêmes saisis par ce « miracle » de notre temps. On a vu plus haut qu’un rabbin, Abraham Isaac Hacohen Kook, avait, le premier, théorisé la rencontre entre sionisme et messianisme à travers la figure du Messie fils de Joseph. Dans l’oraison funèbre qu’il portait sur Herzl, il inscrivait l’auteur de L’Etat des Juifs dans le cadre d’une économie messianique bien précise. Toutefois, ce rabbin allait rencontrer immédiatement des oppositions vives de la part des milieux les plus stricts de l’orthodoxie juive, suscitant une controverse qui allait traverser le siècle et se poursuivre jusqu’à nos jours. Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit du débat le plus vif et le plus virulent qui ait déchiré le monde juif depuis un siècle. Nous voudrions essayer ici d’en cerner les enjeux, afin de mesurer la portée du sionisme dans l’économie de la pensée messianique. L’État d’Israël est-il réellement le tremplin nous projetant dans l’ère messianique, comme le pensent les sionistes religieux disciples du rav Kook ? Ou alors, en s’inscrivant dans le mouvement de sécularisation qui a marqué le monde juif depuis deux siècles, ne fait-il qu’éloigner l’utopie messianique, comme le pensent les détracteurs de l’aventure sioniste ? Peut-on penser encore le messianisme sans tenir compte de l’existence de cet Etat, 1

Dt. 30:3.

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qui a bouleversé de fond en comble l’existence juive à la fois en Israël et dans le monde entier ? Ce sont là des questions avec lesquelles toute pensée du messianisme doit se confronter aujourd’hui.2 1. Les critiques radicales du sionisme politique

Prenons ce débat au point où nous l’avions laissé dans notre étude sur la pensée de Kook. Nous avions vu que ce dernier, dès le début du 20e siècle, prenait le parti des pionniers sionistes laïcs, les considérant comme les constructeurs du futur Temple. Selon lui, Herzl devenait dans cette configuration le Messie fils de Joseph, annonçant la messianité de la maison de David, et les pionniers laïcs faisaient œuvre de sainteté sans le savoir. Or, c’est à cette idée que va s’en prendre l’un des maîtres de l’école hassidique de Gour qui, après une visite à Kook au début des années 1920, écrira à son sujet les lignes suivantes : « Mais son amour pour Sion dépasse toute limite, il déclare à propos d’une chose impure qu’elle est pure, et l’accueille avec bienveillance [...] De là les choses étrangères dans ses ouvrages. Et j’ai beaucoup discuté avec lui à ce sujet, lui exprimant mon désaccord, car ses intentions sont certes louables, mais ses actes [...] puisqu’il collabore avec des criminels, tant qu’ils s’obstinent dans leur rébellion et transgressent toute sainteté [...] Et sa méthode au sujet de l’élévation des étincelles est une voie dangereuse. Car tant qu’ils ne reviennent pas de leur 2

Nous nous appuyons dans ce chapitre sur la présentation détaillée du débat entre sionisme et messianisme dans l’ouvrage en hébreu cité plus haut d’Aviézer Ravitsky, dont le sous-titre peut être traduit comme suit : « Messianisme, sionisme et radicalisme religieux en Israël ». Nous avons déjà présenté la position du rav Kook dans le chapitre sur le Messie fils de Joseph. Il nous importe ici de présenter ce débat du point de vue des critiques ultra-orthodoxes du sionisme. Voir aussi: David Banon, L’attente messianique, op.cit., p.145-154.

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crime, les étincelles n’ont rien de réel, et il suscite par là le danger pour les âmes pures et innocentes, qui risquent de se rallier par là aux criminels par le biais de la beauté de Japhet [...] »3

Par « amour pour Sion », il s’agit ici de la proximité avec les sionistes. Le maître hassidique critique l’approche globale de Kook envers les sionistes laïcs : ce dernier les justifie en quelque sorte, il donne sa caution à toutes leurs actions – il rend « pur » ce qui est « impur » – au nom de la fin qu’ils se proposent, à savoir la construction du pays d’Israël et le rétablissement d’une société juive sur la terre d’où les Juifs avaient été chassés deux mille ans auparavant. Ce que le Rabbi de Gour n’admet pas, c’est cette « bienveillance » envers des Juifs, les pionniers sionistes, qui ont abandonné leur tradition et rejeté les commandements de la Torah. Il s’agit d’abord d’une erreur de jugement : les pionniers laïcs sont des « criminels » (poch’im), selon le Rabbi de Gour, des rebelles transgressant toute « sainteté », et ne sauraient à ce titre être tenus pour les constructeurs du Temple, qui se dit en hébreu « maison de sainteté » (Beit Miqdach). C’est littéralement une contradiction dans les termes, estime le maître hassidique, imperméable à toute dialectique de l’Histoire qui voudrait récupérer les mécréants dans l’économie messianique. Mais la seconde partie de ce paragraphe donne la clé de son opposition de principe à Kook : il s’agit d’une fin de non-recevoir à sa « méthode au sujet de l’élévation des étincelles ». Il vise par là la doctrine lourianique des étincelles de lumière dispersées dans le monde au moment de la Création, alors que les vases, à savoir les récipients, se sont brisés en raison de leur impossibilité de contenir la lumière divine du Premier Jour 3

Rabbi Abraham Mordekhaï Alter (Rabbi de Gour), Mikhtavim véma’amarim, p.66-67, cité in: Ravitsky, op.cit., p.153, nous traduisons toutes les sources citées.

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de la Création. Nous nous souvenons que selon la Kabbale lourianique, la vocation d’Israël consiste à aller rassembler ces « étincelles » de lumière dispersées dans le monde entier, égarées dans le monde du mal et de l’impureté ; Israël devrait arracher ces étincelles aux « détritus » avec lesquels elles se sont mélangées. C’est bien la démarche de Kook envers les pionniers sionistes : leurs intentions déclarées sont certes répréhensibles, puisqu’ils rejettent le joug de la Torah et des commandements, mais il s’agit d’arracher les étincelles de sainteté à cette impureté déclarée, extérieure. Au fond, pourrait dire Kook, ils ne savent pas ce qu’ils font, ni qui ils sont. Or, affirme le Rabbi de Gour, ces « étincelles n’ont rien de réel » puisque les pionniers, même une fois éclairés sur leurs intentions cachées derrière les motifs explicites de leurs actes, ne reviennent pas au droit chemin de la Torah, s’obstinant dans le « crime ». Ainsi, « l’élévation des étincelles », à savoir l’arrachement des actes à leurs motifs apparents en les replaçant dans l’économie messianique de la sainteté, reste non pertinente. Bref : les étincelles ne sont pas réellement élevées vers leur lieu originel. Deux approches parfaitement antithétiques s’affrontent ici : face à la dialectique de Kook, selon lequel tous les Juifs, quelles que soient leurs intentions et leurs orientations idéologiques, participent de l’Histoire sainte d’Israël, le maître hassidique maintient une stricte séparation entre les « criminels », ceux qui ont abandonné le chemin de la Torah d’un côté, et les hommes pieux de l’autre. On ne saurait, comme le fait Kook, « récupérer » les premiers, les tenir pour des pieux malgré eux, au nom d’une vision dialectique de l’Histoire. Le Rabbi de Gour semble même tenir ce type de dialectique pour « étranger » au judaïsme, visant les idées philosophiques modernes qui imprègnent le rabbin sioniste. Et de fait : Kook semble incliner la doctrine lourianique de l’élévation des étincelles vers une 179

dialectique de l’Histoire de provenance hégélienne, une dialectique justifiant et cautionnant, au nom de la fin de l’Histoire – ici : la construction du Troisième Temple - des actes considérés comme parfaitement contraires à la Loi juive. Aux yeux du tenant strict de l’orthodoxie, c’est là franchir une limite dangereuse. N’est-ce pas en effet la porte ouverte à toutes les transgressions, une autorisation accordée à tous les mécréants à venir, tentés par le chemin pris par ces pionniers laïcs ? Le maître hassidique n’a-t-il pas raison de se méfier de l’approche trop clémente, trop inclusive pourrait-on dire, d’un rabbin converti au sionisme et cherchant à le sauver, malgré lui, de ses intentions explicites ? C’est là une première critique, encore modérée, de l’approche messianique du sionisme religieux à ses débuts. Elle ne touche pas encore au cœur du débat. L’essentiel de la controverse entre messianistes sionistes et antisionistes portera sur la question de l’exil et de la Rédemption en regard de l’avènement du sionisme. Le retour des Juifs sur leur terre met-il fin à l’époque de l’exil, comme le proclament les sionistes à la fois laïcs et religieux ?4 Et sommes-nous entrés alors dans l’ère de la Rédemption, si l’Histoire juive ne comporte que deux registres, l’exil et la Rédemption ? C’est l’interrogation majeure à laquelle font face tous les maîtres juifs du siècle. Le rabbi de Loubavitch,

4

Rappelons que les sionistes laïcs définissent leur programme par rapport à l’exil, parlant explicitement de la "négation de l’exil" (chlilat ha’galout) pour désigner leur projet. Les dirigeants sionistes considéraient en effet l’exil avec mépris, une sorte de longue maladie du judaïsme que le sionisme est venu guérir. D’où l’idée de "Juif nouveau", qui est proposé comme idéal humain dans l’idéologie sioniste laïque. Est-ce une forme de messianisme sécularisé? Certainement, mais plus proche des idéologies du 20e siècle que du messianisme juif. Nous y reviendrons dans la seconde partie de notre ouvrage.

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chef de file du mouvement HaBaD, tenu pour le dirigeant hassidique le plus influent du siècle, écrira à ce propos : « L’époque où nous sommes aujourd’hui n’est pas le début de la Rédemption, et l’Alyah de nombreux Juifs vers la Terre sainte n’est pas le rassemblement des Exilés, mais la possibilité de sauver de nombreux Juifs au Temps de l’Exil [...] Et la Rédemption mensongère ne permet pas à la véritable Rédemption de se révéler, dans la mesure où ceux qui se croient déjà arrivés à la Rédemption n’exécutent pas les actions (spirituelles) exigées pour la sortie de l’Exil et la Révélation de la véritable Rédemption, et ils sont cause que l’Exil se prolonge, l’Exil du particulier comme de la collectivité et Exil de la Présence divine. »5

La thèse du rabbi de Loubavitch est catégorique : le sionisme ne nous fait pas accéder à l’ère de la Rédemption, puisqu’il représente au contraire une « Rédemption mensongère ». En d’autres termes, les Juifs sont encore en exil, y compris sur la terre d’Israël. En effet, l’exil ne désigne pas un espace, celui de la Diaspora juive, mais avant tout un Temps, une époque déterminée de l’Histoire d’Israël. Ce temps est à comprendre à partir des catégories de l’Histoire sainte, déterminées par la présence ou l’absence d’un Temple – Maison de Sainteté (Beit Miqdash) – à Jérusalem. Nous sommes entrés dans l’ère du dernier exil en l’an 70 de notre ère, avec la destruction du Second Temple par les Romains, et nous n’en sommes pas 5

Rabbi Menahem Mendel Schneerson, dit rabbi de Loubavitch, cité in: Ravitsky, op.cit., p.204. Précisons que la personne du rabbi de Loubavitch (1902-1994) est devenue l’objet d’un culte messianique sans précédent parmi ses adeptes, et même au-delà de ce cercle. Ce messianisme personnel doit-il être pensé en conjonction avec le messianisme sioniste? Sans doute, et on comprendra dans cette perspective le rapprochement des Hassidim de HaBaD et des disciples du rav Kook. Voir, là encore: David Banon, op.cit, "Le Messie de HaBaD, une hérésie passée sous silence", p.155-165.

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encore sortis depuis. Seule la venue du Messie et la construction du Temple à Jérusalem mettront véritablement fin à l’exil. Au fond, quelques générations plus tard et après la Création de l’Etat d’Israël, le rabbi de Loubavitch se rallie à l’avis du maître de Gour, qui d’opposait à Kook en remettant en cause, en son temps, la « sainteté » des pionniers sionistes. Comme les pionniers laïcs du sionisme n’étaient en rien sanctifiés par leur projet de faire « fleurir le désert » de la terre d’Israël, de même, la Rédemption proposée par l’État d’Israël n’est pas une véritable Rédemption, mais un mensonge. Là encore, comme le maître de Gour, le rabbi de Loubavitch ne s’adresse pas tant aux laïcs qu’aux sionistes religieux. Ce sont eux, fidèles disciples de Kook, qui tiennent l’État d’Israël pour le début de la Rédemption, tandis que les laïcs se contentent d’invoquer un objectif beaucoup plus modeste : la sécurité et la prospérité matérielle pour les Juifs dans un Etat souverain. La controverse au sujet du statut du sionisme et de l’État d’Israël comme État laïc s’effectue entre deux approches juives religieuses, sans que les laïcs y soient directement impliqués, bien qu’ils constituent l’enjeu même du débat. Le rabbi de Loubavitch dit ici en clair que le sionisme laïc fausse le sens de la Rédemption. Se croyant déjà parvenu au but, alors que, au niveau spirituel, tout reste à faire, il se met dans l’impossibilité d’œuvrer pour la véritable Rédemption. Croire que la finalité du sionisme est la mise en sûreté des Juifs du monde entier et l’assurance de leur prospérité économique, c’est non seulement s’illusionner sur la finalité véritable de ce mouvement, mais c’est s’interdire à jamais d’atteindre la véritable Rédemption, qui se dit en termes de sainteté et non sur le plan matériel. Le sionisme semble enfermé dans un piège : alors que, du point de vue de l’économie messianique, il est sur la bonne voie, puisqu’il rassemble de fait des millions 182

de Juifs sur la terre de la promesse, il se prive des fruits de son œuvre en se considérant comme étant déjà parvenu au but, alors qu’il n’est qu’une étape certes nécessaire, mais totalement insuffisante, du processus de Rédemption. Désormais, ce sont les dirigeants sionistes eux-mêmes qui retardent la Rédemption par leur aveuglement face à l’orientation véritable de l’Histoire juive. Ils maintiennent le peuple en exil – « ils sont cause que l’Exil se prolonge » alors qu’il était en mesure de passer sur le plan de la Rédemption. Dans un autre texte, le rabbi de Loubavitch se moque ouvertement de ces dirigeants, qui se demandent « s’il faut être dépendants de Moscou ou de Washington, oubliant et négligeant l’essentiel, parce qu’ils ont décidé d’être semblables aux nations en matière de politique intérieure et dans la législation et ont institué l’existence de cet immense rassemblement de Juifs en Terre sainte sur des fondements qui n’ont rien de commun avec la Torah d’Israël. »6

Là encore, la position du rabbi est très claire : le critère permettant de juger une politique juive est uniquement leur fidélité, en matière de législation, à la Torah d’Israël. L’échec est d’autant plus amer que l’occasion était réelle, et qu’elle a été manquée. Le rassemblement de myriades de Juifs sur la terre d’Israël est une véritable aubaine pour l’accès à la Rédemption. Or, en alignant l’État juif sur le modèle occidental – et peu importe au fond la nature exacte de ce modèle, « Moscou » ou « Washington », puisque les deux sont étrangers à la Torah - le peuple juif a prouvé qu’il n’était pas « digne de la Rédemption ». Le constat est sévère de la part d’un dirigeant célèbre pour son amour du peuple juif, et élevé au rang quasi messianique par bon nombre de ses disciples. Toutefois, lorsque les principes sont en jeu, un maître d’Israël ne saurait transiger sur la 6

Cité in Ravitsky, op.cit., p.219.

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vérité, qui réside toute entière dans la Torah. En elle se tient « l’essentiel », et tout écart par rapport à elle revient à s’écarter du droit chemin, le seul propre à faire advenir la Rédemption. 2. Les irréductibles

Malgré ces critiques très fermes, que nous considérons comme « radicales », ces deux maîtres, le rabbi de Gour et le rabbi de Loubavitch, ne rejettent pas encore le sionisme en bloc. Au fond, à leurs yeux, le mouvement même du sionisme, comme construction d’une société juive sur la terre d’Israël, est louable, et c’est uniquement l’infléchissement que lui donnent les dirigeants sionistes qui l’entraîne vers la corruption.7 Il est néanmoins des rabbins ultra-orthodoxes bien plus radicaux encore, intransigeants dans leur opposition au sionisme. La création d’un État juif laïc leur semble une aberration, un produit monstrueux de l’émancipation juive. Le mouvement de la modernité juive aurait accouché d’un produit hybride : un État juif calqué sur le modèle occidental, l’État libéral ou démocratique. Comment penser ce qui apparaît comme une vivante contradiction, une falsification voire une trahison de la vocation juive ? Voici le point de vue du prestigieux chef de file du mouvement lithuanien, un maître faisant autorité, né en Europe et venu vivre en Israël, un maître qui exerça une influence incontestable sur la politique israélienne :

7

On ne s’étonnera pas qu’aujourd’hui les disciples du rav Kook et ceux du rabbi de Loubavitch mènent des combats assez proches. Au fond, les seconds se sont progressivement ralliés à l’orientation générale, sioniste, des premiers, bien que d’importantes divergences continuent à les séparer. Notamment l’attachement indéfectible des Hassidim de HaBaD à leur rabbi, tenu, sinon comme le Messie luimême, du moins pour une figure quasi-messianique.

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« Nous voyons devant nos yeux une chose terrible et effroyable : une révolte collective contre le Royaume des cieux [...] Il existe une différence abyssale entre l’individu qui faute entre lui et sa conscience, et un public composé de myriades d’individus qui se sont organisés afin de vivre, de manière systématique, une vie de fautes et de transgressions. Et le plus grave, c’est le fait qu’il existe en terre d’Israël un pouvoir hébraïque [...] Il s’agit en effet de Juifs libres, dans un État à nous, l’État d’Israël, avec un président à nous, un pouvoir et une armée, tout est le produit de nos mains, et qui les empêche de respecter le Shabbat saint ? Selon nos vues, ceux qui prétendent maintenir l’État sont précisément ceux qui le mettent en danger. À l’encontre de ce qui est écrit dans la Torah : “Et le pays ne vous expulsera pas de son sein lorsque vous le rendez impur”, ils ont édicté des lois très graves, comme l’autorisation du meurtre, en autorisant les avortements, etc. Car c’est un État de droit (laïc) et non un État de Halakha. Les transgressions de la Torah en Israël même sont plus graves encore qu’en Diaspora, puisque là-bas, elles restent des fautes privées, tandis qu’ici, sur la terre, il s’agit d’actes permis par la loi elle-même. »8

Le jugement porté par le rav Schakh sur l’entreprise sioniste est plus sévère encore que celui du rabbi de Loubavitch, puisqu’il condamne cette aventure à sa racine, qui est la création par des Juifs d’un État laïc. Or, il considère cette entreprise comme une « révolte collective contre le Royaume des cieux ». Le mot de « révolte » (mered), doit être entendu au sens fort : il pose qu’au fondement de l’aventure sioniste, on trouve l’intention, soigneusement préméditée, de rejeter le joug de la Torah et des commandements. Cette révolte renvoie en outre à la rébellion du premier roi du texte biblique, le roi de Babel, nommé « Nemrod », à savoir « le révolté ».9 C’est de lui 8 9

Cité in: Ravitsky, op.cit., p.246-247. Voir Gn. 10:8-10.

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que serait issue, selon le Midrash, l’initiative de la construction de la tour de Babel, symbole de la révolte contre Dieu.10 L’aventure d’Israël, avec Abraham, commence par l’opposition à Nemrod. Et ce pour une raison de fond : la royauté humaine a toujours partie liée, d’une manière ou d’une autre, avec la révolte contre Dieu, dans la mesure où elle usurpe la place du Roi des Rois pour s’instituer royauté humaine. Le sionisme, aux yeux du rav Schakh, n’échappe pas à cette règle : il s’agirait d’une action collective dirigée contre la volonté divine, dans la filiation de ce roi pervers qu’était Nemrod. L’État d’Israël, dans la lignée des mouvements d’émancipation nationale du 19e siècle, obéit en tous points à la logique politique occidentale de l’État, celle de la puissance, qui se déploie toujours au mépris des lois de la Torah. Or, Dieu ne saurait approuver une action dont la source ne se trouve pas conforme à la Torah. L’opposition du rav Schakh au sionisme reconduit la lutte des rabbins orthodoxes, dès le 19e siècle, contre l’émancipation, puisque l’État d’Israël, issu du rêve de Herzl et de l’œuvre politique de Ben Gourion, est le fruit de cette émancipation. Toutefois, le fait de fonder un État juif sur la terre d’Israël rend l’entreprise autrement plus condamnable encore que l’émancipation des Juifs assimilés en Diaspora, puisque sur la terre d’Israël, les Juifs sont euxmêmes responsables de leur destin. Ce sont eux qui décident du mode de vie à adopter en tant que société juive, et du type d’État qu’ils entendent construire. Les dirigeants de cet État imposent ainsi un certain modèle politique et social à la population juive d’Israël dans son ensemble. Or, ce modèle ne doit rien à la Torah – « ce n’est pas un État de 10

Cf. Gn. 11.1-9. Les constructeurs de la tour visent à atteindre le ciel: "Construisons une ville et une tour dont le sommet atteigne le ciel." (Gn. 11:4). Cette visée constitue la révolte, puisqu’ils aspirent à égaler Dieu.

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Halakha » - mais il procède de la logique de l’État libéral laïc, tel qu’il s’est développé en Occident. De fait, les transgressions de la loi juive sont autorisées par la loi de l’État, qui reste « neutre » en matière religieuse, exactement comme l’État libéral occidental. Le rav Schakh s’en prend donc à cette « neutralisation » religieuse de l’Etat libéral moderne, qui sépare le politique du religieux. Et de fait : la séparation effectuée par la laïcité est étrangère au judaïsme, où la ligne distinguant entre ce qui relève du collectif, du public, d’un côté, et ce qui tient au privé, de l’autre, est beaucoup moins nette que dans le christianisme, à partir duquel la laïcité européenne a pu s’établir. En effet, cette ligne de séparation se fonde sur la proposition chrétienne elle-même, énonçant : « Rendez donc à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »11 Cette ligne de démarcation n’existe nulle part dans la Torah. Le royaume est religieux de part en part : il n’est nulle loi qui n’émane de la bouche de la Rigueur, et il n’existe pas de domaine « profane ». Le « profane » doit lui-même être sanctifié. Comment alors instituer un État laïc au sens occidental ? Peut-on séparer un domaine « politique » ou « profane » d’un domaine « religieux » ? La réponse est claire et nette : cette séparation est strictement impossible en termes juifs. En effet, le modèle laïc est importé de la tradition chrétienne occidentale, où la séparation entre l’Église et l’État, malgré les rudes batailles qu’elle a occasionnées, appartient encore à la logique chrétienne énoncée par la proposition citée ci-dessus. Quant au judaïsme, il ne saurait se mouler dans le cadre du libéralisme politique occidental.12 11

La Bible, Nouveau Testament, Evangile selon Saint Matthieu, XXII, 21. 12 C’est là un débat récurrent dans la société israélienne, où les laïcs réclament de vive voix une séparation entre "l’Etat" et la "synagogue", sans réaliser toutes les implications de cette formule. Si l’on sépare

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La logique du rav Schakh est à cet égard implacable. Certes, il ne formule pas sa pensée en termes systématiques, et n’articule pas sa réflexion à travers des catégories philosophiques ou politiques. Toutefois, son indéfectible attachement aux principes fondamentaux de la Torah lui fait immédiatement sentir tout ce qui éloigne le sionisme de ces principes, et le constitue comme « déviation » dangereuse par rapport à l’orientation assignée par la Torah. Si son opposition au sionisme est radicale, c’est parce qu’elle procède des principes de la Torah, et ne saurait transiger avec eux. Mais l’opposition ultra-orthodoxe au sionisme s’alimentera à d’autres sources encore. En effet, on a vu que l’argument du rav Schakh, contrairement à celui du rabbi de Loubavitch, n’invoque pas le thème messianique. Il ne s’agit pas de Rédemption ici, mais du projet sioniste comme projet politique juif. Or, l’opposition la plus irréductible au sionisme se nourrit essentiellement de la controverse sur le messianisme. De quoi s’agit-il ? Cette opposition trouvera sa forme extrême parmi les rabbins de Satmar, qui se réuniront avec d’autres autour d’un groupe nommé « Néturé-Qarta » (Les Gardiens de la Cité) à Jérusalem. Originaires de Hongrie, les membres de la Hassidout de Satmar se sont montrés, dès les années 1930, les plus farouches détracteurs du projet sioniste. Deux maîtres du Hassidisme hongrois, rabbi Haïm Elazar Shapira de Monkatch (1872-1937) et rabbi Yoël Moshé Teitelbaum (1888-1982) sont les plus illustres représentants de ce courant. Leur combat sans concession contre le sionisme s’appuie sur une conception du messianisme que David Banon appelle à juste titre le totalement l’Etat de toute institution juive, en quoi sera-t-il encore un "Etat juif"? Par la religion de la majorité de ses citoyens? Nous sommes renvoyés à l’inextricable dilemme du sionisme: Etat juif ou Etat des Juifs, comme le voulait Herzl. Dilemme qui fait le fond du problème.

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« quiétisme messianique », quiétisme « qui dominait la tradition rabbinique depuis l’échec de Bar Kokhva. »13 Sur quoi s’appuie ce quiétisme, qui consiste à prohiber toute action visant à hâter la venue du Messie ? Essentiellement sur la doctrine rabbinique des trois serments, doctrine formulée ainsi : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas, ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille. » (Cant 2:7). [...] À quoi correspondent ces trois adjurations ? La première vaut pour que les Israélites n’aillent pas sur la terre d’Israël collectivement (comme entouré d’une muraille : bakhoma : littéralement « en muraille » ; Rachi : ensemble, par la force) ; par la seconde, le Saint béni soit-Il recommande au peuple d’Israël de ne pas se rebeller contre les nations ; par la troisième, Il recommande aux nations de ne pas asservir à l’excès le peuple d’Israël. »14

Ce passage talmudique, qui constitue une exégèse d’un verset du Cantique des Cantiques, et ne porte donc pas directement sur l’ère messianique, aura joué un rôle décisif dans la mentalité rabbinique durant deux mille ans d’exil, et continue d’exercer une autorité indéniable dans les cercles ultra-orthodoxes. Il a entretenu dans les esprits une forme de quiétisme, attitude faite de passivité, d’attente d’un miracle et de méfiance envers tout activisme messianique. Le Messie sera envoyé par Dieu lui-même, sans le secours des œuvres humaines, puisque toute action visant à le faire venir est immédiatement condamnée comme précipitation, impatience, transgression du serment que Dieu a fait jurer aux filles de Jérusalem : « Ne réveillez pas l’amour avant qu’il le veuille. » La vie juive s’est vue réduite à l’attente passive à partir de cette exégèse, une « vie en sursis », 13

Banon, op.cit., p.146. Ketoubot 111a, traduit in: Banon, op.cit., p.192, nous modifions quelque peu la traduction 14

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comme l’écrit Scholem.15 Il est peu d’exemples dans l’Histoire juive où un texte relativement mineur de la tradition ait façonné les mentalités d’une manière aussi déterminante. À partir de là, on saisira mieux les diatribes exacerbées des rabbins de Néturé-Qarta contre le sionisme : « Le fait de donner un État à Israël, c’est la plus grande impureté et la pire hérésie dont les sionistes se soient rendus coupables [...] Le sionisme en tant que tel est négateur de toute foi, de toute sainteté de la Torah et d’Israël, de la venue du Messie et de la Résurrection des Morts, de la doctrine du salaire ou de la punition, et de toute chose divine [...] Le sionisme, qui prône un État pour les juifs, une liberté et l’indépendance, choses qui en apparence ne sont pas contraires aux commandements négatifs ou positifs explicites de la Torah, c’est là l’effroyable hérésie. L’hérésie sioniste, indépendamment des hérétiques eux-mêmes, est l’essence de toute opposition à tous les principes de la foi[...] Ce sionisme, qui prône l’État pour les Juifs, lui seul est l’hérésie absolue qui inclue en elle toutes les autres hérésies existantes dans le monde. »16

Cette diabolisation outrée condense l’ensemble des griefs des opposants irréductibles au sionisme en les poussant à l’extrême. Si le sionisme est la « pire hérésie » de toutes, c’est d’abord parce qu’il a bâti un État juif laïc, dont on a vu qu’il constituait une aberration monstrueuse également pour le rav Schakh. Cet État laïc, qui symbolise le désir de souveraineté juive, de « liberté et d’indépendance », est une première transgression contre la soumission traditionnelle des Juifs à la souveraineté divine. Vouloir une souveraineté politique, c’est ipso facto rejeter la souveraineté divine, semble affirmer ce rabbin. Jusque là, il ne fait que répéter l’argument du rav Schakh. Mais 15 16

Voir: Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.66. Rav Yekhiel Domb, cité in: Ravitsky, op.cit., p.96-97.

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l’essentiel n’est pas là. On aura noté la mention du Messie dans cette diatribe : le sionisme serait le « négateur de la venue du Messie ». En effet, le messianisme est l’enjeu même de la polémique intentée par le mouvement de Néturé-Qarta contre le sionisme. S’il est l’hérésie par excellence, c’est parce qu’il s’est montré impatient, aspirant à bâtir les jours messianique par l’œuvre de ses mains, plutôt que d’attendre avec passivité le miracle de la venue du Messie. Le sionisme est stigmatisé comme la pire forme de reniement parce qu’il a commis la faute la plus condamnable : la faute d’impatience. Il a rejeté la forme de vie juive exilique, qui reposait précisément sur le quiétisme messianique. C’est là que l’attaque vise le cœur du projet sioniste, qui procède de l’activisme politique occidental, de l’ère moderne des Révolutions et des soulèvements populaires. Toutefois, à suivre Ravitky, cette théologie quiétiste de l’exil repose sur encore un autre argument, qu’on trouve chez le fondateur ultraorthodoxe de l’idéologie antisionisme la plus radicale, le rabbi Haïm Elazar Shapira de Monkatch. Cet argument concerne le fonds propre de la terre d’Israël. Celle-ci, comme toute sainteté, est aussi empreinte d’impureté. Elle serait la proie d’un combat entre la présence divine, qui y réside tous les jours de l’année, comme dit un verset du Deutéronome, et « les forces sataniques ennemies, qui guettent la Présence divine et mènent contre elle un combat de front. »17 Cette idée correspond à la logique interne de la Kabbale, qui oppose toujours symétriquement les forces du Bien, de la sainteté, aux forces du Mal, de l’impureté. Or, la terre d’Israël est également le lieu du peuple cananéen, comme l’on sait, puisque cette terre est d’abord nommée du nom du peuple qui y habite, le Cananéen. Et le lieu du Cananéen est le lieu de l’impureté. L’homme d’Israël qui part vers le pays de 17

Cf. Ravitsky, op.cit., p.71.

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Canaan est voué à mener une guerre contre les forces de l’impureté, puisque cette terre est l’enjeu d’un combat sans concession. Et seuls des êtres d’exception peuvent l’emporter dans cette guerre, comme Abraham par exemple : « De cette épreuve peut sortir victorieux seulement Abraham notre père, en vertu de la grandeur de sa sainteté. Quant à nous, nous nous contentons des épreuves et des guerres qui sont notre lot [...] De là nous comprenons la demande d’Abraham : “Je t’adjure par l’Eternel, Dieu du ciel et de la terre, de ne pas choisir une épouse à mon fils parmi les filles des Cananéens, avec lesquels je demeure” (Gn. 24:3), pour ne pas que ses fils tombent, que Dieu nous garde, entre les mains des influences du lieu du Cananéen en Palestine [...] Car seul moi, Abraham, je serai apte à mener la lutte contre elles (les forces de l’impureté), et à les soumettre à ma puissance, mais pour mes fils après moi, je ne souhaite pas cette lutte, car ils se mettent en danger réel en se rendant sur cette terre. »18

À partir d’une exégèse quelque peu fantaisiste, le rabbin hongrois propose non seulement une vision démonologique de la terre d’Israël, mais une mise en garde contre ceux qui méconnaitraient la dimension satanique de cette terre, également terre du Cananéen, et qui voudraient y fonder leur foyer sans l’ombre d’une crainte. Ce souhait serait non seulement une illusion fondée sur une ignorance de l’enjeu qui fait le fonds de cette terre, mais une illusion dangereuse, parce qu’Israël court le risque de tomber au rang du Cananéen, d’être souillé par son impureté, plutôt que d’élever la terre au niveau de la sainteté. Dans cette logique, seule la venue du Messie nous accordera les forces pour combattre l’impureté de la terre et pour l’emporter sur elle. En attendant, la terre d’Israël « est dévolue uniquement aux combattants », ceux qui partent « combattre la guerre 18

Cité in: Ravitsky, op.cit., p.72.

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du commandement en vue du reste du peuple sur la montagne sainte, à Jérusalem. »19 Le quiétisme messianique de l’école de Monkatch, qui deviendra, sous la désignation de la Hassidut de Satmar, la forme la plus virulente de l’opposition au sionisme, repose donc en dernière instance sur une vision mystique de la terre d’Israël. Cette terre, par son caractère exceptionnel, est le lieu d’un combat spirituel entre les forces de la sainteté et celles de l’impureté. Seul le Messie, au moment de son arrivée, permettra de trancher cette lutte en faisant triompher la sainteté. En attendant, il faut laisser aux plus vaillants mener ce combat de haute lutte, dans la crainte et le tremblement pour son issue. Malgré le caractère outré de son expression, cette thèse mystique présente incontestablement une grande force d’attraction. En effet, le rabbin de Monkatch se montre particulièrement clairvoyant quant aux des luttes identitaires dont la terre d’Israël allait être le champ de bataille au cours du dernier siècle. Si on la confronte à la réalité de l’Histoire d’Israël, cette thèse a vu par anticipation les combats qui allaient diviser la société israélienne, notamment entre laïcs et religieux. Dans la langue du rabbi de Monkatch, n’est-ce pas le combat entre le Cananéen et Israël ? Il est symptomatique à cet égard que l’un des mouvements artistiques les plus radicaux de la frange laïque en Israël se soit désigné lui-même comme « Cananéen ».20 Comme pour confirmer les dires de ce rabbin hongrois, irréductible adversaire du projet sioniste avant même la création de l’État d’Israël. La question du messianisme touche décidément ici aux questions les plus brûlantes d’une culture en gestation, de l’identité en devenir 19

Cité in: Ravitsky, op.cit., p.73. Il s’agit d’un mouvement d’écrivains et d’artistes qui ont radicalisé le principe sioniste de la "négation de l’exil", en se considérant comme totalement coupés de la réalité juive de l’exil. Ce mouvement eut pour chef de file le poète Yonathan Ratosh. 20

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d’une société israélienne qui se forme dans le dialogue ou la négation du passé exilique. 3. Les indécis

Face à ces positions très affirmées, parfois extrêmes, certains rabbins ultra-orthodoxes font preuve d’une grande prudence dans leur jugement sur l’État d’Israël. Au fond, cet Etat ne pourrait être l’objet d’une appréciation tranchée, parce qu’il échappe aux catégories de la loi juive, comme le dit explicitement un autre maître de la fraction ultraorthodoxe : « Certains le voient comme un Bien, le considérant comme le Début de la Rédemption, puisque le Nom a visité son peuple après deux mille ans d’exil, et d’autres qui y voient un Mal, puisque l’existence même de l’État va à l’encontre du respect de la Torah, et serait donc l’œuvre du Satan, une œuvre qui aurait réussi, et il s’agirait de la dernière tentation avant la venue du Juste Rédempteur... Mais la chose excède le cadre de la Halakha, celle qu’on peut vérifier à partir des sources de la Torah, et nous sommes réduits ici à tâtonner comme un aveugle dans l’obscurité, sans savoir avec certitude s’il s’agit d’un Bien ou d’un Mal. Nous devons avouer ici que nous sommes dans l’ignorance au sujet de la nature de cette réalité ; pour la connaître, il faudrait un sens prophétique et l’esprit saint... Et la chose reste donc à l’état de doute jusqu’à ce que vienne un Maître juste. »21

Ce jugement ne manquera pas d’étonner dans le concert des voix ultra-orthodoxes. Face aux certitudes affichées, aux diatribes ou aux louanges, voici un rabbin sceptique, qui suspend son jugement ! Une sorte de rabbin « philosophe » en quelque sorte, qui avoue son ignorance quant au jugement à porter sur l’Etat d’Israël, faute d’un 21

Le rabbin Abraham Weinfeld, cité in: Ravitsky, op.cit., p.213.

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point d’appui dans la Halakha. Celle-ci ne saurait se prononcer avec certitude sur le bienfait ou la malfaisance de cet État dans l’Histoire juive. Seule la venue du « Maître juste », allusion au Messie, tranchera la question. Cette position repose elle aussi sur une forme de messianisme, attendant les décisions claires du Messie lui-même, mais ce messianisme l’incline précisément au doute dans le présent. Faute du jugement du Messie, nous sommes réduits à « tâtonner comme un aveugle dans l’obscurité ». Face aux déclarations idéologiques de la plupart des rabbins ultra-orthodoxes, qui se considèrent comme des maîtres de vérité combattant les prétendus mensonges et trahisons du sionisme, la position du rabbin Weinfeld, issu du monde lithuanien, est plus fidèle à un certain pragmatisme rabbinique. On ne saurait répondre à toute question, et il faut parfois se résoudre à la modestie de l’ignorance. Ce rabbin récuse avec une pointe d’ironie toutes les prises de position idéologiques qui se targuent de connaitre le secret de l’Histoire, les arcanes de la volonté divine. En effet, face à une réalité profondément ambivalente – d’un côté, l’État d’Israël rassemble les Juifs dispersés, de l’autre il se constitue comme État laïc - nous sommes réduits à attendre le Messie pour nous éclairer. En attendant, on composera avec l’État pour assurer l’existence des étudiants de la Torah. On comprendra que cette position ait pu laisser insatisfaits ceux qui ne sauraient s’en tenir au doute sur une question aussi capitale que celle du statut de l’État d’Israël dans l’économie de l’Histoire messianique. Mais la réalité, dans son ambivalente complexité, suit une autre logique que celle des jugements idéologiques tranchés, et finit par s’imposer d’elle-même. De fait, les rabbins ultraorthodoxes, dans leur immense majorité, ont fini par se rallier à la vie politique de l’État juif laïc. Les jugements à l’emporte-pièce ont cédé face aux pressions prosaïques de 195

la réalité économique et sociale, qui exige des solutions immédiates. De sorte qu’au cours des dernières décennies on a vu se mettre en place une étrange configuration : des rabbins ultra-orthodoxes, affirmant vivre en exil sur la terre d’Israël et attendant toujours la venue miraculeuse du Messie, prennent part à la vie politique israélienne, sans reculer devant son caractère souvent âpre et profondément conflictuel. Ces rabbins ont consenti à une sorte de compromis. D’un côté, ils continuent à attendre le Messie avec ferveur, comme au temps de l’exil, puisque l’exil se poursuit, à leurs yeux, sur la terre d’Israël ; de l’autre, face à la situation économique de leurs communautés, aux exigences de la réalité quotidienne, ils pactisent de fait avec un Etat laïc, participant activement aux manœuvres, voire aux basses intrigues politiciennes d’un Etat qu’ils condamnent au niveau de leurs principes religieux. Le messianisme est alors relégué dans la sphère religieuse, celle où la ferveur de l’attente trouve à s’exprimer, tandis que, dans le temps de l’aujourd’hui, on compose avec la réalité de l’État, considéré comme incontournable dans l’ordre de la nécessité. D’où il s’ensuit une forme de dissociation étrangère à la Torah, qui ne faisait pas de séparation, comme on l’a vu, entre le « profane » et le « religieux », puisque le profane devait être élevé à l’ordre de la sainteté. C’est ainsi que le pragmatisme a fini par décider, l’emportant sur les options idéologiques ou religieuses. * Il n’en demeure pas moins que l’attitude « indécise » du rabbin Weinfeld n’est pas représentative. Si la majorité des rabbins ultra-orthodoxes se sont ralliés au pragmatisme, ils restent des ennemis acharnés de l’Etat d’Israël, concluant ainsi ce qui constitue à leurs yeux un « pacte avec le diable ». Mais là encore, il faudrait interpréter ce « pacte » à la lumière d’une certaine idée du messianisme. On se 196

souvient que les maîtres du Talmud, au traité Sanhédrin, avaient émis l’hypothèse que le Messie ne viendrait que dans les temps d’une génération entièrement coupable, un temps marqué par l’hérésie, l’insolence et l’immoralité. Non seulement les rabbins ultra-orthodoxes sont intimement pénétrés de cette idée, mais ils trouvent sa confirmation dans l’existence même de l’Etat d’Israël. L’Etat d’Israël, « révolte collective contre le royaume des cieux », pour parler comme le rav Schakh, n’est-il pas ce « royaume mécréant » évoqué par les maîtres ?22 La lumière messianique ne va-t-elle pas surgir du sein de la plus grande obscurité, et l’espoir du sein de la plus grande déréliction, d’un état de déchéance morale et politique ? Cette hypothèse paradoxale est devenue l’idée messianique la plus courante du monde ultra-orthodoxe au cours de 20e siècle. 4. L’exemple du Rabbin Elhanan Wassermann (1874-1941)

Nous voudrions le montrer en présentant pour finir la thèse de l’un des maîtres les plus réputés du monde juif d’Europe orientale de l’avant-guerre : le rabbin Elhanan Wassermann (1874-1941). Disciple du grand Hafetz Haïm et issu de l’univers des Yeshivot lithuaniennes, Wassermann a publié un petit opuscule à la veille de la Shoah, intitulé Iqveta de’mechikha (Les talons du Messie), dans lequel il entreprend de lire les événements tragiques de son temps à la lumière des enseignements de la Torah. Ce petit livre a de quoi étonner : un rabbin très conservateur dans sa pratique, enfermé dans le monde de l’étude la plus rigoureuse de la Torah, prend position sur les questions les 22

Dire de Rabbi Itsh’aq: "Le fils de David ne viendra que lorsque la royauté sera hérétique." (Sanhédrin, 97a).

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plus brûlantes de l’heure, à savoir la persécution antisémite, l’essor du mouvement sioniste et l’engagement des Juifs dans le camp communiste. En voici l’ouverture : « L’époque que nous traversons aujourd’hui est unique en son genre, surtout sur la scène de l’Histoire d’Israël. Nous sommes témoins de phénomènes que nous n’aurions jamais pu imaginer [...] Si nous voulons comprendre l’essence des événements de nos vies, nous devons aller chercher des versets et des paroles qui concernent le temps qui précède la venue du Messie (iqveta de’mechikha), c’est-à-dire le temps entre l’exil et la Rédemption. Si nous comparons ce qui est écrit dans la Torah avec ce que nous voyons aujourd’hui, nous comprendrons alors que la Torah est comme un miroir éclairant nous instruisant sur tous les événements qui ont lieu, ainsi que sur leurs raisons. »23

Wassermann plonge donc au cœur des bouleversements de l’Histoire juive et mondiale du 20e siècle, mais il le fait à partir du terreau qu’est le texte de la Torah. Certes, il s’agit d’une « époque unique en son genre » – on verra en quoi mais si on la considère à partir des versets et des enseignements rabbiniques, on comprendra qu’elle correspond à ce que les rabbins ont nommé le temps qui précède la venue du Messie, désignée comme « le talon du Messie ». C’est l’époque charnière entre exil et Rédemption : le peuple juif est sur le point de sortir de l’exil pour aller vers le temps de la Rédemption, mais ce passage est ce qu’il y a de plus périlleux, de plus fragile. Il correspond à une époque profondément tourmentée, qui voit les malheurs s’amonceler sur le peuple d’Israël. Wassermann mentionne quelques exemples de paroles qui annoncent notre temps :

23

Le rav Elhanan Wassermann (dorénavant: Wassermann), Ikveta de’mechikha, Nouvelle édition augmentée, publiée par les soins des jeunes de l’Agoudat Israël en Israël, 1980, p.9.

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« En Daniel, au chapitre 12, il est écrit que le malheur de ce temps l’emportera sur tout ce qu’Israël a traversé depuis qu’il est un peuple, à savoir que ce malheur l’emportera même sur celui de la destruction du Temple. La même chose est dite en Jérémie, chapitre 30. Nos Sages, qui ont prévu les horreurs qui précéderont la venue du Messie, ont dit : “Qu’il vienne, pourvu que nous ne soyons pas témoins de sa venue.” (Sanhédrin, “Pereq Heleq”, et fin du traité Soukka.). »24

Les malheurs inédits de notre époque ont donc tous déjà été annoncés à la fois par les prophètes et les voyants de l’époque biblique, et par les maîtres du Talmud. Ce temps inédit ne doit donc nullement surprendre l’étudiant versé dans l’étude de la Torah. Il vient réaliser les paroles ancestrales. S’appuyant sur le dicton rabbinique « Les actions des Pères sont un signe pour leurs fils », Wassermann affirme que « dans les récits de la Torah sont rassemblés toute l’Histoire du peuple hébraïque, de ses origines jusqu’à sa fin. »25 Il va alors lire l’Histoire moderne du peuple juif comme la réalisation des prophéties bibliques : « En Ezéchiel, chapitre 20, il est prophétisé qu’au temps qui précède la venue du Messie, Israël prendra pour devise : soyons comme les autres peuples. Cette prophétie a commencé à se réaliser il y a un siècle et demi, par les tenants des Lumières berlinoises. Cette devise a été cachée sous la formule : “Sois Juif chez toi et homme au dehors”. Peu de temps après, ce système a porté ses fruits, et les fils se sont convertis au christianisme. Cette devise allait à l’encontre des principes de la Torah. Cette dernière a averti les Juifs de se distinguer totalement, par leur mode de vie, des peuples qui les entourent : “Je vous ai séparés d’avec les peuples pour que vous soyez à moi.” (Lév. 20:26). »26 24

Wassermann, op.cit., p.10. Wassermann, op.cit., p.15. 26 Wassermann, op.cit., p.17. 25

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La modernité juive, rapportée au processus des Lumières juives berlinoises – la Haskalah, menée par le philosophe juif Moïse Mendelssohn, visé ici entre les lignes - serait déjà en germe dans le texte prophétique d’Ezéchiel, où les anciens d’Israël viennent demander au prophète d’être semblables aux autres peuples. Et ce alors que la Torah ne cesse de mettre Israël en garde contre ce désir de s’identifier et de s’assimiler aux autres peuples. La modernité juive n’aurait donc rien de spécifiquement moderne, selon Wassermann ; elle s’enracine dans la plus ancienne aspiration du peuple d’Israël, celle de s’identifier aux autres peuples, de se libérer de leur exceptionnelle élection divine. Celle-ci est ressentie le plus souvent comme une malédiction qui les exclut de la vie commune des peuples, une sorte de « maladie » dont on voudrait « guérir ». L’émancipation juive moderne, qui aspire à se fondre au-dehors dans la vie de leurs peuples hôtes, n’est rien d’autre que la répétition des velléités assimilatrices du temps des Prophètes. Toutefois, la modernité juive garde des traits qui lui sont propres, qui sont ceux de l’adhésion aux diverses idéologies modernes : « De nos jours, les Juifs se sont choisi deux formes d’idolâtrie auxquelles ils offrent leurs sacrifices : le socialisme et le nationalisme. La théorie du nationalisme peut être résumée ainsi : soyons semblables aux autres peuples, n’exigeons du Juif que le sentiment national. Celui qui manie le shekel (la monnaie juive) et chante l’hymne national (la Tikva), est exempt de tous les commandements de la Torah. Il est clair que, du point de vue de la Torah, cette approche n’est rien d’autre qu’une forme d’idolâtrie. Ces deux types d’idolâtrie ont contaminé les esprits et les cœurs de la jeunesse hébraïque. Chacune possède sa cohorte de prophètes de mensonge, des écrivains et des orateurs, qui accomplissent leur travail à la perfection. Il est arrivé un miracle : Le Ciel a constitué ces deux idolâtries en une seule – le national-socialisme –

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on en a fait un terrible bâton de colère, qui frappe les Juifs de tous les coins de la terre. Les impuretés auxquelles nous avons voué un culte, ce sont elles qui nous frappent. »27

Cette lecture de l’Histoire contemporaine, rivée aux enseignements de la Torah, ne manque pas d’étonner par sa perspicacité. Elle choquera certes les irréductibles modernes, qui ne verront que billevesées dans une interprétation de l’Histoire guidée et gouvernée par Dieu. En effet, la conception historique de ce maître s’enracine dans l’idée d’une Histoire sainte, qui trouve son origine dans la littérature rabbinique, littérature que Wassermann reprend sans la modifier. Le destin d’Israël dans le monde, ses relations avec les Nations, dépendent de sa relation au Saint béni soit-Il. Le maître de la Torah n’a nul besoin de se faire expert en Histoire moderne ou contemporaine, il ne cherche pas à percer le secret de l’antisémitisme nazi du point de vue de l’Histoire européenne. Il méconnaît les disciplines modernes - la science politique ou l’économie, la sociologie ou la psychanalyse - auxquelles l’historien a désormais recours pour comprendre l’Histoire. Il n’en demeure pas moins que Wassermann saisit une certaine vérité du destin juif moderne, précisément parce qu’il l’inscrit dans une Histoire ancestrale. Sa vision historique gagne par là toute sa profondeur. Que dit-il, en substance ? Il constate d’abord que le nazisme combine les deux idées majeures qui ont façonné le destin moderne de l’Europe : le nationalisme et le socialisme. Peu importe ici que le « socialisme », dans le couple « nationalsocialisme », n’a de socialisme que le nom, puisque les nazis se sont tout de même réclamés du nom de socialisme. Or – et là est la pointe de sa thèse – il se trouve que les Juifs modernes ont embrassé avec ferveur ces deux idées : le nationalisme, par le sionisme de Herzl et de ses disciples, et 27

Wassermann, op.cit., p.27.

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le socialisme, à travers le grand nombre de Juifs impliqués dans les mouvements révolutionnaires modernes. Par conséquent, ces deux forces, qui sont deux formes d’idolâtrie pour le strict tenant de la Torah, se sont unies pour frapper les Juifs comme pour les punir de leur culte idolâtrique. On dira, encore une fois, qu’il s’agit d’une lecture religieuse, voire mystique, de l’Histoire, peu scrupuleuse des règles de l’interprétation historique. C’est égal : il n’empêche que ce rabbin ultra-orthodoxe se montre doué d’une vue singulièrement perçante sur la cruelle ironie du destin des Juifs modernes, et les retournements inattendus de l’émancipation. Tout en inscrivant l’Histoire moderne des Juifs dans leur Histoire ancestrale, il n’en souligne pas moins les traits propres à la modernité juive, qui tiennent aux formes spécifiques de ce qu’il considère comme l’idolâtrie moderne. À partir de cette analyse, il revient au thème central de son ouvrage, celui du temps qui précède le Messie : « Les prophètes ont annoncé qu’à l’avenir, Israël connaîtra un malheur comme il n’en a jamais connu depuis qu’il est un peuple. Le Gaon de Vilna écrit que les versets évoquent les souffrances de l’exil, métaphoriquement, comme celles de la femme enceinte. L’époque des “douleurs du Messie” (khevlé machiakh) a été comparée aux douleurs de la femme sur le point d’accoucher (khevlé léda). De même qu’il est impossible de comparer les souffrances de la grossesse aux douleurs de l’enfantement, on ne peut comparer les malheurs de l’exil aux “douleurs du Messie”. Les malheurs de l’exil suivent un ordre connu. Cet ordre, il y est fait allusion dans le récit de l’exil dans la Torah (début de la péricope de “Vayichlakh”), où il est écrit : “Si Esaü attaque l’un des camps et le met en pièces, le camp restant sera sauvé.” (Gn. 32:9). Au moment où on persécutait avec cruauté dans un pays donné, il s’est toujours trouvé un autre pays qui leur servait de lieu de refuge. Au temps de l’expulsion d’Espagne, la Turquie, la Pologne, la Hollande ont ouvert leurs portes aux exilés. Au 202

temps des “douleurs du Messie”, il en sera autrement. Les Juifs seront persécutés partout, sans répit, ils seront expulsés de toute part et aucun pays ne les accueillera. »28

Ces lignes écrites à la veille de la plus terrible tragédie juive de l’Histoire témoignent non seulement d’une lucidité hors du commun sur la situation de l’heure, mais aussi d’un courage exceptionnel dans la détresse. Wassermann, toujours fidèle à sa méthode, lisant l’Histoire juive à travers les lunettes des récits de la Torah interprétés par les maitres du Talmud, refuse, même au plus fort du malheur, au point le plus bas de l’existence juive, de céder au désespoir. Car le messianisme lui permet de donner sens au malheur qui s’est abattu sur son peuple, et d’entrevoir une issue à la pire des persécutions. La persécution antijuive et antisémite est le lot d’une Histoire marquée par l’exil. Certes, cette persécution ira même en s’intensifiant avec l’entrée dans l’époque de la fin de l’exil. Mais précisément, elle débouchera nécessairement sur une nouvelle naissance, comme les souffrances de la femme en couches culminent et se retournent dans la délivrance de la naissance. Il faut aller jusqu’au plus profond du malheur, à cette heure où les Juifs sont persécutés dans leur chair même et où ils ne trouvent plus de refuge nulle part, où tout asile leur est refusé, pour que la situation se retourne vers la Rédemption messianique. Terrible constat historique d’un rabbin qui n’a pas eu la chance d’assister au retournement messianique, puisqu’il fut lui-même emporté dans la tourmente qu’il voyait de ses yeux. Tel un Moïse devant la terre promise, il sera tué dans le cataclysme qui précède les premières lueurs de la Rédemption qu’il entrevoyait derrière la tempête.29

28

Wassermann, op.cit., p.27-28. L’histoire veut que le rabbin Wassermann aurait pu être sauvé, mais qu’il a refusé de quitter sa communauté et ses élèves. Assumant jusqu’à l’héroïsme la détresse de sa génération vouée à la mort. 29

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La thèse du retournement, s’inspirant de l’idée du « talon du Messie », résume un certain nombre de thèses messianiques du courant ultra-orthodoxe au cours du siècle, toutes fractions confondues.30 Face à ce qu’ils considèrent comme un double malheur – mais le premier n’est que la conséquence du second - à savoir d’un côté, la persécution des Juifs par les peuples, et de l’autre, au sein même d’Israël, l’ascension des forces hérétiques, la désaffection de la Torah et l’adhésion au nationalisme ou au socialisme comme substituts de l’observance des commandements religieux, les maîtres adoptent l’idée messianique comme retournement radical et miraculeux. Devant l’immense désarroi de la génération juive, qui tient à sa perte de repères et son insolence persistante, devant la persécution antisémite, qui est la cruelle ironie du destin du Juif moderne, puisqu’il est rejeté par celui auquel il a voulu s’identifier, seule la venue miraculeuse du Messie peut « nous » sauver. Nous : à la fois les hérétiques et les fidèles, puisque tous sont embarqués sur le même « bateau », en proie à l’orage. À l’heure où ces lignes furent écrites, à la veille de la Shoah, le messianisme ne pouvait prendre un tour optimiste, comme dans le cas de Kook. Il devait s’inscrire dans son temps, prendre en compte la tragédie en cours. Tout discours sur un quelconque « progrès » se trouvait invalidé, ridiculisé même, face aux événements. Devant l’ignominie des hommes, ce maître se tournait résolument vers l’ultime recours divin. Le messianisme était perçu comme le retournement qui devait sauver in extremis le peuple juif voué à la perdition, à la fois à cause des « bêtes 30

Voir: Sota 49b: le syntagme "beiqvot mechikha" dit littéralement: sur les talons du Messie. Rachi commente: "A la fin de l’exil et avant l’arrivée du Messie." Nous avons vu que cette expression doit être mise en rapport avec cette autre, qui se trouve dans le traité Sanhédrin: "A la génération à laquelle le fils de David vient…".

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féroces » de l’extérieur, et à cause de sa propre gangrène interne.31 Le messianisme est ici le dernier remède à un temps de catastrophe : face à la nuit, au moment où le peuple juif est à la fois menacé de l’extérieur et par ses propres forces de désagrégation, seul un retournement messianique, retournement de la dernière heure, doit pouvoir nous arracher au destin qui semble nous accabler. Car la tradition juive s’est toujours refusée à entériner l’idée de destin : la catastrophe inéluctable n’est jamais le dernier mot de l’Histoire sainte. L’apocalypse se retourne immanquablement en messianisme. Le retournement messianique est ce qui déjoue précisément toute idée de fatalité tragique. Dieu n’abandonne jamais son peuple ; aux pires temps de malheur, un retournement doit survenir, qui le sauvera des griffes de ses ennemis. Ici, face au poids implacable des coups qui l’assaillent, ce retournement doit être messianique – au sens d’un miracle divin - car seul un retournement radical peut nous arracher à un temps de désarroi d’une radicalité non moindre. La venue du Messie et la reconstruction du Temple à Jérusalem sont le dernier garant contre la destruction physique et spirituelle du peuple. Cette thèse est partagée par la quasi-totalité des rabbins ultra-orthodoxes dans les années de l’entre-deux-guerres. Nous connaissons la suite de l’Histoire : les nazis ont conquis l’Europe, mettant à exécution leur projet de destruction du peuple juif. Wassermann, on l’a dit, fut luimême emporté dans la tourmente. Aucun Messie n’est venu sauver les Juifs européens des griffes du faux messie allemand, qui promettait à son peuple un bonheur éternel et un Reich de mille ans. Pour beaucoup de Juifs, Dieu luimême aurait abandonné Son peuple durant ces sombres 31

Wassermann décrit dans son texte le temps qui est le sien comme celui où l’humanité est "prise de convulsions", et qu’il "semble que nous résidions dans une forêt entre des bêtes féroces". (p.21).

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années. Pour ceux-là, la Shoah a été le plus profond démenti des thèses de Wassermann. Comment parler encore d’un quelconque « retournement » après cette tragédie ? Pourtant, trois ans seulement après la guerre, l’Histoire juive a connu, sinon un retournement, du moins un nouveau tournant, avec la création de l’État d’Israël. S’agissait-il du retournement messianique espéré par Wassermann ? On a vu que cette question a divisé et continue de diviser le monde juif au 20e siècle. Nous savons que pour nombre de Juifs, laïcs comme pratiquants, la création de l’Etat d’Israël est précisément le retournement messianique espéré. Beaucoup parlent à son propos de « Atkhalta de’géula », commencement de la Rédemption.32 On peut parier que s’il en avait été témoin, Wassermann ne se serait pas rallié à cette devise. En effet, nous avons vu l’opposition irréductible de Wassermann au sionisme tel qu’il s’est développé de Herzl à Ben-Gurion, et même son opposition à cette tentative religieuse de pactiser avec lui, comme ce fut le cas de Kook et de ses disciples. La Création de l’État, en 1948, loin de marquer un quelconque revirement des dirigeants sionistes, voit plutôt la poursuite de l’orientation générale du mouvement contre laquelle le rabbin mettait en garde. L’État d’Israël naissant mettait en pratique précisément les grandes lignes que Wassermann combattait : la substitution du nationalisme juif à la fidélité à la Torah, l’instauration d’institutions purement laïques, la construction d’une société juive sur des principes laïcs, la mise à l’écart des communautés ultra-orthodoxes, leur 32

Surtout après la guerre des Six-Jours, pendant laquelle Israël a conquis Jérusalem et les territoires de Judée-Samarie, l’ancienne terre d’Israël de l’époque biblique. Une grande partie de la société israélienne fut alors saisie d’une exaltation messianique sans précédent, tandis qu’une petite frange créait un mouvement appelant à s’implanter dans ces territoires pour hâter la venue du Messie. Nous connaissons la suite de l’Histoire, qui déborde le cadre de ce livre, et continue de susciter une vaste polémique internationale.

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relégation en marge de la société, fondée sur une idéologie socialiste-laïque qui méconnaissait leur importance et leur fonction en son sein. Les débuts de l’Etat d’Israël marquent le triomphe de la laïcité. Les leaders de la génération – Ben Gurion, Moshé Dayan et d’autres politiques et militaires à la tête de l’Etat – sont des laïcs fiers, qui regardent de haut les étudiants de la Torah, ces êtres demeurés au ghetto et qui semblent sortir du fond du Moyen Âge. Le héros du jour est une figure hybride : c’est un socialiste chaussé de sandales bibliques, sorte de combattant sur le modèle du roi David surgi au cœur du 20e siècle pour redonner vie à un pays abandonné par les Juifs pendant deux mille ans. Il a fallu attendre l’arrivée de Begin au pouvoir, en 1977, pour que cette tendance dominante, nettement laïque, connaisse une première fracture, et que l’idéologie sioniste des pionniers commence à remettre en cause ses certitudes. Mais même aujourd’hui, au début du 21e siècle, alors que le socialisme des premières années a cédé la place au néolibéralisme économique, l’État d’Israël se veut avant tout un État laïc, s’enorgueillissant surtout de ses prouesses d’ordre matériel – la réussite technologique, les exploits militaires, la prospérité économique – et rejetant dans les marges les valeurs religieuses, celle de l’étude et de la spiritualité. Le socialisme d’origine a fait place au capitalisme, et le prestige des humanités a cédé face au triomphalisme des sciences exactes. Mais aux yeux des rabbins ultra-orthodoxes, la nature de l’Etat n’a pas radicalement changé. Une idole s’est substituée à une autre. L’Etat est resté fidèle à ses fondements laïques, qui imprègnent la société israélienne dans toutes ses fibres, y compris les sionistes-religieux, « intégrés » à la société israélienne laïque. Les craintes de Wassermann se sont révélées on ne peut plus exactes : le désarroi croît, la sécularisation ne fait que gagner du terrain, y compris sur la terre de la promesse. On en donnera pour preuve le titre de 207

la chanson israélienne la plus connue des années 1980, « le Messie ne vient pas ».33 Le retournement miraculeux attendu par le maître à la veille de la Shoah n’a pas – encore ? - eu lieu. Les Juifs fidèles, incurables optimistes malgré tout, optimistes faute de se permettre le luxe du pessimisme, continuent de l’attendre.

33

Ce titre d’une chanson de Chalom Hanokh indique à la fois l’emprise des espoirs messianiques sur la société israélienne, y compris dans sa frange laïque, et l’immense déception qui a suivi cet espoir

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SECONDE PARTIE HÉRITAGES MESSIANIQUES AU VINGTIÈME SIÈCLE

Si l’on considère le 20e siècle, et particulièrement les années 1914-45, à la lumière de notre enquête, on ne peut qu’être frappé par le halo messianique qui semble l’habiter. À vrai dire, les analyses de l’Histoire du 20e siècle en termes de « messianisme politique » se sont multipliées au point que cette idée est devenue quasiment un lieu commun de la recherche.1 En effet, le siècle s’est lui-même défini en termes messianiques, et ce à double titre. Tout d’abord, la première moitié du siècle est souvent désignée comme l’ère des « idéologies » ; or, ces idéologies sont tenues pour le 1

Voir, par exemple, l’ouvrage de J.L. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire (The Origins of Totalitarian Democracy) qui, dès 1952, évoque le 18e siècle en termes de "messianisme politique" (voir le titre de sa première partie). Bien entendu, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ce concept devait expliquer les expériences totalitaires du 20e siècle. Cet auteur, qui écrit au demeurant une thèse solide de philosophie politique, use du terme "messianisme" d’une manière étrangement vague, écrivant: "It (the totalitarian democratic school] may be called political Messianism in the sense that it postulates a preordained, harmonious and perfect scheme of things, to which men are irresistibly driven, and at which they are bound to arrive." (The Origins of Totalitarian Democracy, London: Mercury Books, 1952, 1961, p.2. On admettra que c’est là une définition pour le moins étonnante du "messianisme", qui fait peu de cas de ses origines religieuses. Le mot a perdu ici toute sa substance.

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fruit d’une vision « messianique » de l’Histoire. Toutefois, après avoir étudié de près les arcanes du messianisme juif, nous nous méfierons d’une telle dénomination, qui reste le plus souvent trop vague, et n’explique rien au demeurant. Ainsi, à propos de la séquence temporelle 1914-45, on a pu parler de « messianisme sécularisé ». Mais que devonsnous entendre par là ? Qu’est au juste un « messianisme sécularisé » ? S’agit-il d’un messianisme juif sécularisé, ou d’un messianisme chrétien sécularisé ? Compte tenu du schisme introduit dans le messianisme depuis la naissance du christianisme, parler de « messianisme » sans préciser sa nature n’a aucun sens. Si l’on prend au sérieux les lectures du 20e siècle en termes de « messianisme politique » ou de « messianisme sécularisé », il faut donc analyser la séquence historique 1914-45, noyau de ce qu’on appelle communément le « 20e siècle » dans ce qu’il a de spécifique, à partir de nos interprétations du messianisme juif, et de sa résistance au messianisme chrétien. Mais le 20e siècle a été qualifié de messianique également sur un autre plan, celui de la pensée. En effet, nombre de philosophes et d’intellectuels du siècle sont saisis, dans leur mouvement de pensée, par un élan proprement messianique. Il s’agit d’abord d’un courant important du judaïsme allemand, qui se développe autour de la Première Guerre mondiale. On pense d’abord aux noms de Rosenzweig, de Scholem et de Benjamin, lequel avait été initié à des éléments de judaïsme par son ami Scholem.2 Mais derrière ces figures majeures gravite tout un noyau de penseurs, des Juifs ayant généralement rompu avec leur tradition mais hantés eux aussi par l’idée messianique : Ernst Bloch, György Lukacs, Gustav

2

Cf. Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire – Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris: Seuil, 1992.

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Landauer, Martin Buber ou Erich Fromm.3 Pourquoi ce recours au messianisme à ce moment-là précisément, et par cette constellation de penseurs bien spécifique ? Quel usage font-ils du messianisme, et qu’entendent-ils au juste par « messianisme » ? Ce sont ces deux axes de réflexion que nous devons interroger afin de montrer en quoi l’idée messianique possède une pertinence bien au-delà du monde juif religieux, et permet de mieux saisir les convulsions d’un siècle qui semble être sorti de ses gonds. À nos yeux, seule la source messianique souterraine du siècle jette une lumière sur ses fureurs tragiques.

3

L’ouvrage de référence sur le sujet est celui de Michaël Löwy, Rédemption et utopie, op.cit.

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CHAPITRE I

LE VINGTIEME SIECLE : UN SIECLE MESSIANIQUE ?

On sait que le 20e siècle, en sa première moitié, est une séquence temporelle marquée par des événements de nature apocalyptique. Mentionnons ses scansions les plus décisives : la Première Guerre mondiale, immédiatement perçue comme un cataclysme sans précédent dans l’Histoire, au cours duquel se déclencha la Révolution russe d’octobre 1917, les tentatives de révolution communiste en Allemagne dans les années 1918-1919, suivies de nombreux putsch dans les premières années de la République de Weimar, l’ascension des mouvements fascistes et nazis en Italie et en Allemagne dans les années 1920 et 1930, la victoire de Franco en Espagne à la suite de la Guerre civile espagnole, enfin – point culminant de cette séquence – la Seconde Guerre mondiale, au cœur de laquelle se déroule l’extermination systématique des Juifs d’Europe, la Shoah.1 Durant ces mêmes années, dans 1

Certes, nous sommes obligés ici de schématiser. On pourrait objecter à ce schéma que dans les années 1920, l’Allemagne connaît la première expérience de démocratie véritable, avec la République de Weimar. De même, la grande majorité des pays occidentaux – la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, et d’autres encore – ne connaissent pas de dictature ou de révolution politique durant cette période. Mais de fait, cette séquence temporelle de 1914-1945 a fini par représenter aux yeux de tous, des historiens comme des profanes, l’Apocalypse en Histoire. Et, de fait également, ce qui a suivi après

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ce même climat historique révolutionnaire, le mouvement sioniste s’est développé jusqu’à la fondation de l’Etat d’Israël, en 1948, sur la terre ancestrale des Juifs. Depuis son commencement, ce siècle s’est posé la question du sens de ces cataclysmes historiques. Le sociologue allemand d’origine juive Karl Mannheim écrit dès 1929 – avant même l’arrivée des Nazis au pouvoir - un article intitulé « Idéologie et utopie », dans lequel il tente de comprendre les mouvements de son temps comme le communisme et le fascisme italien.2 Depuis bientôt un siècle, les interprétations du 20e siècle se sont multipliées presque à l’infini, couvrant des domaines comme la philosophie politique, la psychologie ou la psychanalyse, la sociologie, la théologie ou encore un domaine relativement nouveau comme la « théologie politique ». Dans le sillage de notre réflexion sur le messianisme, nous voudrions contribuer ici à la compréhension du « 20e siècle », terme par lequel nous désignons une séquence temporelle qui, par certains aspects, se prolonge jusqu’au début du 21e siècle. La question qui mérite d’être posée dans le cadre de notre étude est la suivante : en quoi ce siècle peut-il être qualifié de messianique ? Et de quel messianisme s’agit-il au juste ? Nous avons longuement analysé les catégories centrales du messianisme juif : âge d’or futur, homme providentiel, action de réparation dans l’Histoire censée restituer l’état adamique originel, attente quiétiste ou désir de réalisation. Posons d’emblée notre thèse : le 20e siècle relève davantage d’un messianisme de type activiste, celui qui est 1945 en Europe de l’Ouest a souvent été décrit comme une "Restauration" (Voir : Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Paris: Seuil, 1999, ou encore Alain Badiou, dans son ouvrage Le Siècle, paru en 2005, ouvrage que nous étudierons plus loin). 2 L’article a été repris comme deuxième chapitre d’un ouvrage intitulé lui-même Idéologie und Utopie, et paru pour la première fois en 1929. Réédité plusieurs fois, traduit en de nombreuses langues, il est devenu depuis un classique de la sociologie contemporaine.

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né avec le christianisme, que du messianisme juif. En ce sens, le sionisme lui-même appartient également à une configuration plus chrétienne que juive. Reprenons la question depuis ses fondements. Afin de comprendre les convulsions du siècle dernier en termes messianiques, il faut revenir à la scission entre messianisme juif et chrétien, au début de notre ère. En effet, le messianisme connaît alors un tournant décisif qui le divise entre deux orientations divergentes, qui vont se scinder en deux religions différentes et rivales. À partir de l’attente messianique suscitée par la littérature apocalyptique, illustrée par le livre de Daniel par exemple, le christianisme va naître comme le messianisme de l’avènement. Face au messianisme juif, qui reste fidèle à la dimension de l’attente, d’une existence suspendue au « pas encore » de la Rédemption, et qui travaille à la Réparation (Tiqqun) d’un monde non rédimé, le messianisme chrétien prend le parti du présent de l’avènement. Si Jésus est bien le Christ, le Messie attendu, il s’ensuit que le temps présent, celui de l’avènement du Messie, est bien la fin de l’Histoire, le temps de l’accomplissement et de la réalisation de l’attente. De cette proposition est née l’une des questions les plus épineuses que l’Église ait dû affronter : celle de l’inadéquation du temps qui a suivi l’avènement à celui que les prophètes hébraïques avaient décrit comme le retour à l’âge d’or paradisiaque.3 Mais cette difficulté, malgré son 3

Là encore, l’apôtre Paul joue le rôle de pionnier, puisqu’il est le premier à entrevoir le sens d’une Histoire postérieure au Messie, celle où les Juifs retourneront au Messie à la fin des temps, après l’ensemble des nations : "Car si leur rejet a réconcilié le monde, que sera leur retour sinon une vie d’entre les morts? […] Car, de peur que vous vous trouviez sensés, je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère: une part d’Israël est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la plénitude des nations. Et ainsi, tout Israël sera sauvé, comme il est écrit: De Sion arrivera le libérateur, il détournera de Jacob les impiétés, et ce sera mon alliance avec eu quand j’arracherai leurs

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tranchant, n’a jamais remis en question la croyance en l’avènement christique : le Messie est déjà venu. On sait que les chrétiens ont ajouté une clause nouvelle à la figure du Messie : Il est l’Incarnation de Dieu sur terre, le Fils. Les messianismes juif et chrétien reposent donc sur deux expériences du temps et de l’Histoire totalement différentes, voire opposées. Tandis que le Juif vit dans une existence en sursis, une existence tendue entre le passé de la Création et le futur de l’âge messianique, déjà anticipé par la vie juive rivée à l’étude et aux commandements, le chrétien vit dans le temps présent de l’accomplissement et de la réalisation. La religion chrétienne se meut donc dans la dimension du maintenant de la Révélation, de la vie avec le Christ. Pour les Juifs, l’attitude messianique chrétienne relève du défaut d’impatience, du désir effréné d’accueillir le Messie ici et maintenant, désir qui crée précisément la croyance en sa réalité charnelle. Car la réalité de la messianité de Jésus est née d’abord d’une attente fiévreuse qui demandait impatiemment d’être assouvie. Une fois l’attente comblée, ce fut l’œuvre de Paul de Tarse d’en tirer toutes les conclusions sur le plan théologique et psychologique. La principale d’entre elles fut de consommer la rupture avec les Juifs, qui précisément, dans leur grande majorité, n’acceptaient pas la messianité de Jésus. Ce fut l’objectif de l’Epitre aux Romains, chapitres 9 à 11 - mais aussi de nombreux autres passages des Epîtres – que de formuler ce mouvement de l’ancien au nouveau, inventant une dialectique subtile destinée à nous faire passer du temps de l’alliance du Sinaï à celui de la péchés." (Aux Romains, 11:15, 25-27). Le rejet de la messianité de Jésus par les Juifs – ou une partie des Juifs – est donc ici le moteur de l’Histoire post-messianique. Cette histoire est en quelque sorte celle de leur attente: l’attente qu’ils reconnaissent la messianité de Jésus. Paul récupère ainsi l’attente messianique juive pour les besoins de sa propre christologie.

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« nouvelle alliance ». Or, nous soutenons que l’un des concepts qui exprime et résume cette rupture de la manière la plus tranchée et la plus éloquente est celui d’« homme nouveau ». Pour Paul, la « nouvelle » religion – puisque c’est seulement avec lui qu’elle est réellement « nouvelle », en formulant clairement les termes d’une rupture avec l’ancien - fait naître un « homme nouveau ». Il importe de s’attarder sur ce concept pour deux raisons. Tout d’abord, il trace une ligne de démarcation très nette entre les types de messianisme ; mais surtout, ce concept reviendra hanter la modernité, du 18e au 20e siècle, comme l’un de ses mots d’ordre. Notre hypothèse est qu’il fournit la clé de l’interprétation messianique du 20e siècle, interprétation autour de laquelle tournent un certain nombre de thèses. Commençons par relever ce concept dans les Epîtres de Paul. On compte trois passages décisifs à cet égard : « Nous savons en effet que le vieil homme en nous a été crucifié avec lui [le Christ] afin que soit aboli le corps du péché pour que nous ne soyons plus asservis au péché. » [...] « Vous, ce n’est pas ainsi que vous avez appris le Christ, si toutefois vous l’avez entendu, si par lui vous avez été enseignés, selon la vérité de ce qui en Jésus, à rejeter le vieil homme, celui de votre ancien comportement, celui qui se détruit, leurré par ses convoitises, et à vous renouveler par l’esprit de votre intelligence, à vous revêtir de l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans une justice et une piété vraie. » [...] « Ne vous mentez pas les uns aux autres, puisque vous vous êtes dévêtus du vieil homme et de ses actes, et que vous avez revêtu le nouveau qui, pour connaître, se renouvelle, à l’image de celui qui l’a créé. Là, il n’y a plus de Grec ou de Juif, de circoncis ou de prépucé, ni de barbare de Scythe, d’esclave ou d’homme libre, mais le Christ est tout et en tout. »4 4

Respectivement: Aux Romains 6:6; Aux Ephésiens 4:20-24; Aux Corinthiens 3:9-11. Nous citons d’après l’édition suivante: La Bible,

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Notons que le motif du nouveau, loin de s’appliquer uniquement à l’homme, est omniprésent dans les Epîtres. Le passage le plus cité est certainement celui qui évoque la « nouvelle alliance » : « Non que nous puissions par nous-mêmes penser que quelque chose vienne de nous, mais nous le pouvons par Dieu / qui nous a donné d’être au service d’une nouvelle alliance, non pas littérale mais spirituelle, car la lettre tue et l’esprit fait vivre. »5

L’idée d’une « nouvelle alliance » est reprise du prophète Jérémie, lequel anticipe les paroles de Paul presque à « la lettre près », puisque le prophète parle également d’un temps futur – temps messianique - où Dieu « fera pénétrer (ma) loi en eux, c’est dans leur cœur que je l’inscrirai. »6 Paul dialogue ici explicitement avec le prophète hébraïque, croyant trouver chez celui-ci une confirmation de sa propre prédication. Ainsi, l’idée d’une « nouvelle alliance » peut encore être tirée des sources bibliques juives, moyennant une certaine inflexion de l’accent sur le « nouveau », puisque chez Jérémie, le « nouveau » n’annule pas nécessairement l’ancien. Toutefois, le motif de « l’homme nouveau », nettement plus radical, est proprement paulinien, et ne doit rien à l’héritage hébraïque. Il scande les Epîtres de Paul à travers le thème récurrent de la distinction entre le « premier homme » – Adam, « terrestre et tiré du sol » - et le « deuxième homme », qui est « du ciel ».7 Ici, dans les trois passages Nouveau Testament, Bibliothèque de la Pléiade, textes traduits, présentés et annotés par J. Grosjean et M. Léturmy avec la collaboration de P. Gros, Paris: Gallimard, 1971. 5 Seconde aux Corinthiens 3:5-6. 6 Jr 31:33. 7 Première aux Corinthiens, 15:47. Voir aussi: Claude Tresmontant, Saint Paul et le mystère du Christ, Paris: Seuil, 1956, p.51-53 ("L’homme ancien et l’homme nouveau").

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cités, Paul opère un mouvement de pensée vertigineux, qui consiste à couper les ponts avec l’ancien, à instaurer avec lui une rupture radicale et sans retour. Or, des siècles plus tard, ce mouvement donnera à l’Occident politique moderne son rythme et sa tonalité révolutionnaire. En effet, cette rupture entre l’« ancien » et le « nouveau », qui commande les Épitres dans leur ensemble, trouve ici son point de gravité en l’homme lui-même : en son fond, l’avènement messianique opère une transformation en l’homme « ancien », qui se retourne en nouvel homme en se dépouillant de ses vieux habits. Ici, la fine dialectique de l’Épître aux Romains 9-11 fait place à une démarche qui procède par une antithèse bien nette : il s’agit, pour l’homme de la « nouvelle alliance », de se « dévêtir du vieil homme » afin de se vêtir du nouveau. Paul vise la création d’un nouvel homme.8 La raison en est simple : l’homme ancien, celui de l’alliance selon la chair, à savoir le Juif de chair et d’os, a failli, il n’a cessé de transgresser la Loi de la Torah. Paul va même plus loin, affirmant que la loi est inefficace, puisqu’elle suscite littéralement la faute.9 Il en conclut qu’il faut désormais se dépouiller du Juif charnel – se dépouiller de la chair, puisque le Juif est la marque charnelle en l’homme - se transformer de l’intérieur afin de devenir un nouvel homme, purement spirituel. Il ne s’agit donc pas uniquement de changer ses voies, de corriger ses défauts, bref : de s’amender. Ces changements tout relatifs ne suffisent plus. Tant que l’ancien homme, celui qui était soumis à la loi de la Torah, subsistera en nous, nous ne parviendrons pas à ce qu’exige de nous l’avènement messianique, à savoir une vie purement spirituelle, selon le 8

Ou d’un nouveau peuple, à en croire Taubes (Cf. Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, op.cit., p.51. 9 Aux Romains 7:8: "Mais le péché a pris occasion du commandement pour produire en moi toute convoitise, car sans la loi le péché est mort."

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registre de la grâce. Le passage d’une religion à l’autre est un changement dans l’ordre de l’existence : il faut passer de la Loi à la Grâce ou à l’Amour, rendu possible par l’avènement du Christ. Or, ce passage radical opère la transformation de l’homme en ce qu’il a de plus profond. Nous reconnaissons déjà ici des accents proprement modernes. En effet, il est remarquable qu’en lisant les Epîtres de Paul aujourd’hui, nous y entendons la tonalité même de notre modernité politique, de 1789 à 1945. Si c’est le cas, c’est pour une raison décisive, qu’il importe de souligner : au-delà de sa sécularisation, la modernité politique révolutionnaire est paulinienne, ou messianique précisément au sens paulinien : elle vise à créer un homme nouveau en vue d’un âge nouveau, un Nouveau « Régime », censé se substituer à « l’Ancien Régime ». Elle se fonde, depuis son origine, sur la rupture avec l’Ancien. Car de quoi la modernité politique est-elle faite, entre la Révolution bourgeoise en France et les différentes « révolutions » de la première moitié du 20e siècle, sinon de la volonté de changer l’homme, de créer un homme nouveau en régénérant l’homme ancien ? Ce thème de la régénération de l’homme connaît une fortune extraordinaire au siècle des Lumières, comme en témoigne une historienne spécialiste du siècle de la Révolution en France. Dans une communication intitulée « La Révolution française et la formation de l’homme nouveau », Mona Ozouf écrit : « Avec l’idée d’homme nouveau, on touche à un rêve central de la Révolution française, illustré par une foule de textes d’allure utopique [...] Un rêve mais pas seulement un rêve. Vers lui ont convergé mille institutions et créations : écoles nouvelles, fêtes, espace nouveau des départements, temps nouveau du calendrier, lieux rebaptisés. Sans compter ces dispositions plus modestes, à première vue plus indifférentes, comme le tutoiement ou le 220

port de la cocarde, qui fournissent la matière à de longs débats, lestés d’une forte charge symbolique. Ce qui prétend nouer ces institutions en une gerbe cohérente, c’est justement l’idée de l’homme nouveau. »10

Ces lignes font fortement entendre que derrière la révolution politique et sociale se tramait une révolution plus profonde encore, une révolution visant à bouleverser la nature humaine elle-même. Il s’agissait d’arracher les Français à l’état de « dégénérescence » où ils étaient tombés sous l’Ancien Régime, symbolisé par les excès de la culture aristocratique - ce qu’on considère alors, à la suite de Rousseau, comme une forme décadente de l’homme civilisé - afin de les rééduquer à une nouvelle « innocence ». Ozouf évoque à juste titre l’idée de la « reconstitution d’une nouvelle innocence, la récréation d’un nouvel Adam », qui serait « le cœur » de « l’entreprise » révolutionnaire.11 En effet, le changement de Régime, radical, suppose l’éradication de l’homme ancien et la création d’un homme qui lui corresponde. Le sujet du Roi doit céder la place au citoyen ; celui-ci sera un 10

Voir: Mona Ozouf, L’homme régénéré, Paris: © Gallimard, 1989, p.116-117. Le titre de cet ouvrage reprend l’une des idées-phare des Lumière, l’idée de régénération. L’homme dégénéré par les méfaits de la civilisation, les injustices flagrantes de la monarchie de droit divin, devait être régénéré par la Révolution. Sur l’idée de régénération dans son application aux Juifs, voir aussi le livre important de Shmuel Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Paris: Odile Jacob, 1999. Trigano y écrit par exemple : « Il faut replacer cette situation dans la perspective du projet révolutionnaire de la « régénération » (sur lequel nous reviendrons) qui fait corps avec l’émancipation des Juifs. C’est la première fois dans l’histoire des hommes que l’on projette de créer un homme nouveau, « régénéré », uniquement par l’entremise du pouvoir et sur la table rase de toute tradition et de toute initiation. » (p.181). Il est frappant que ce projet ait été associé au nom de l’abbé Grégoire, qui la tirait précisément des sources chrétiennes. 11 Ozouf, op.cit., p.118.

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libre sujet capable de se déterminer par sa raison, d’être responsable de ses choix politiques et conscient de leurs enjeux. D’où l’immense chantier pédagogique ouvert par la Révolution, la création des Grandes Écoles et l’institution, bien plus tard, de l’école laïque obligatoire, qui procède de la même logique, celle de la création de l’homme nouveau. N’oublions pas que la formation de l’homme nouveau n’est rien moins que l’enjeu même des Lumières, au sens où Kant les avait définies : la sortie de l’homme de son état de minorité pour accéder à celui de majorité, où il osera penser par lui-même en se libérant des tutelles qui l’enferment dans le carcan de la tradition. Par « tutelles », Kant visait essentiellement l’autorité de l’Église, catholique ou protestante, dont le pouvoir était alors immense sur la formation des esprits. La différence entre cet homme révolutionnaire nouveau, appelé à être le citoyen de la République naissante, et l’homme nouveau de Paul, est incontestable, mais ne doit pas nous induire en erreur. Sous couvert d’une différence de fond, le mouvement est bien structurellement le même. Ozouf souligne à ce propos à quel point des hommes d’Église clairvoyants ne s’y sont pas trompés, en voyant dans la Révolution une parenté avec les débuts du christianisme : « Mais le discours plus élaboré prend au sérieux le vieux mot de théologie qui dans les dictionnaires du siècle désigne tantôt la naissance spirituelle du baptême, tantôt la nouvelle vie qui doit suivre la résurrection générale. Dans les milieux de l’Église constitutionnelle, où on souligne la parenté de la Révolution française et d’un christianisme qui a enseigné à chaque homme son identité avec tous les hommes, on a accueilli la Révolution comme l’avènement d’une société parfaite, la reconstitution de la communauté primitive de Jérusalem. »12 12

Ozouf, op.cit., p.129.

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Habitués que nous sommes, depuis Michelet, à opposer la Révolution au christianisme comme le principe de la justice s’oppose à celui de la grâce, nous avons perdu de vue leur fondamentale parenté dans cette recherche d’un homme nouveau.13 Car il ne s’agit pas seulement d’une analogie purement structurelle. L’homme nouveau des Révolutionnaires, brocardé très tôt par les critiques perspicaces comme Edmund Burke, partage un bon nombre de traits avec celui de Paul. Si « les milieux de l’Église constitutionnelle » s’y sont laissé prendre, c’est que le nouveau citoyen est essentiellement en quête de fraternité, comme les premiers chrétiens. Le mot de Paul – « Vous êtes un dans le christ Jésus »14 – s’applique parfaitement aux hommes de la Révolution, à condition de lui substituer la formule : « Vous êtes tous un dans la République ». Chez les Révolutionnaires comme chez Paul, nous sommes en présence de la même tendance à l’abstraction, du même mouvement de dépouillement des « vieux habits » – ceux du Juif charnel pour Paul, ceux des anciennes traditions religieuses pour les Révolutionnaires - afin de revêtir les oripeaux du nouvel homme. Bref : ici comme là, c’est le même universalisme qui est à l’œuvre ; de catholique, il est devenu rationnel. Mais précisément, c’est Paul qui a donné l’impulsion initiale décisive de ce mouvement révolutionnaire de dépouillement du passé pour créer un homme neuf. Or, nous voudrions soutenir que ce n’est pas uniquement l’affaire de la Révolution française. La modernité politique dans son ensemble, de 1789 à 1945, est commandée par ce mot d’ordre messianique-paulinien : créer l’homme 13

L’historien Jules Michelet a donné une présentation classique de cette idée d’opposition dans l’"Introduction" à son Histoire de la Révolution française, tome I, in: Bibliothèque de la Pléiade, Paris: Gallimard, 1952, p.21-76. 14 Aux Galates 3:28.

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nouveau. Un historien politique d’une grande finesse en a eu une forte intuition : « Plutôt que de porter secours à ses semblables, à ses contemporains, nécessairement corrompus par leur existence antérieure, le Jacobin préfère consacrer tous ses soins à faire naître “l’homme nouveau”. L’homme nouveau ! Avant de devenir le mot d’ordre de prédilection des dictateurs les plus sanglants et les plus impitoyables, du Cambodge à l’Albanie, ce fut d’abord une formule chrétienne, celle de Saint Paul qui demande aux Éphésiens “de se dépouiller, en ce qui concerne leur passé, du vieil homme corrompu”, pour “revêtir l’homme nouveau”. C’est, souligne Hannah Arendt, la Révolution française qui la première laïcise le précepte chrétien et lui donne une portée subversive qu’il n’avait jamais eue tant qu’il avait été cantonné au domaine spirituel. »15

Nous commençons à entrevoir le lien que nous cherchions entre le 20e siècle et le messianisme, lien établi dans la confusion par nombre d’historiens et de chercheurs. La modernité politique révolutionnaire, de la Révolution française aux divers mouvements révolutionnaires ou fascistes du 20e siècle, n’hérite certainement pas du messianisme juif, ni même de sa sécularisation. Elle reprend en revanche et réactive, en le sécularisant, le messianisme paulinien, le messianisme de l’avènement. En effet, le propre de ce messianisme est de rompre avec le messianisme ancien, cantonné dans une attente infinie, pour réaliser les espoirs messianiques. Pour Paul, ces espoirs s’incarnent dans la personne du Messie, dont l’avènement consomme la rupture avec l’homme ancien, attaché à la 15

Jacques Julliard, La faute à Rousseau, Paris: © Seuil, 1985, p.164. La référence à Paul renvoie à l’Epître Aux Ephésiens 4:22-24, celle à Hannah Arendt renvoie à son ouvrage Essai sur la Révolution, paru aux Etats-Unis en 1963. Julliard cite cette déclaration symptomatique de Brejnev en 1976: "L’homme soviétique est la réalisation la plus importante de ces soixante dernières années." (Julliard, op.cit., p.165).

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Loi, rivé à la lettre et s’obstinant dans une attente d’une patience sans fin. Le messianisme est ainsi depuis Paul clivé en deux, comportant en quelque sorte deux faces. Pour les révolutionnaires modernes, les espoirs messianiques se saisissent désormais de l’espace politique et social : il s’agit d’établir une société neuve, occupée à réaliser les idéaux de la liberté et de l’égalité, ou encore, dans les versions idéologiques du 20e siècle, ceux d’une société sans classes ou d’un Empire de mille ans pour une « race aryenne » prétendument supérieure. Dans tous les cas, il s’agit d’une visée de réalisation qui entend achever l’Histoire. On ne se contente plus d’attendre, d’espérer en des lendemains meilleurs, ou de l’élaborer en rêve ou en théorie : il s’agit désormais de faire, d’agir en vue de mettre en pratique la théorie. Or, cette orientation pratique trouve son origine chez Paul lui-même. En effet, on ne l’aura pas assez souligné, Paul, au-delà même de ses Épîtres, est un véritable homme d’action, inlassable apôtre parcourant le pourtour de la Méditerranée afin de porter la bonne nouvelle à l’humanité de son temps. De Paul aux militants révolutionnaires modernes, une même logique de la réalisation, de l’accomplissement, réunit tous les apôtres qui entendent construire une humanité nouvelle. Cette thèse n’est pas sans rappeler une idée du philosophe Alain Badiou qui, dans une proposition forte sur le 20e siècle et sa violence, écrit : « La violence est légitimée par la création de l’homme nouveau. Bien entendu, ce motif n’est légitimé que sur l’horizon de la mort de Dieu. L’homme sans Dieu doit être récréé, pour se substituer à l’homme soumis aux dieux. [...] Au vrai, ce n’est pas la dimension idéologique du thème de l’homme nouveau qui est agissante au 20e siècle. Ce qui passionne les sujets, les militants, c’est l’historicité de l’homme nouveau. Car on est dans le moment du réel du commencement. Le 19e siècle a annoncé, rêvé, promis, le 20e siècle a déclaré que lui, il faisait, ici et maintenant. 225

C’est ce que je propose d’appeler la passion du réel, dont je suis persuadé qu’il faut en faire la clef de toute compréhension du siècle. Il y a une conviction pathétique qu’on est convoqué au réel du commencement. »16

Étonnant : la notion d’« homme nouveau » réapparaît au-delà même de « l’horizon de la mort de Dieu ». Pour Badiou, « l’homme nouveau » serait l’homme sans Dieu, tandis que l’homme ancien serait « l’homme soumis aux dieux ». Cette thèse lui permet de considérer le 20e siècle comme une rupture radicale, au sens où il serait le siècle athée, le siècle de l’homme sans Dieu. Mais c’est là méconnaître précisément que la notion d’« homme nouveau » n’est pas nouvelle, mais qu’elle trouve son origine dans les Épîtres de Paul. Ainsi, la thèse de Badiou est pertinente, à condition d’ajouter que le 20e siècle de Badiou commence... avec Paul lui-même ! En effet, comment ce philosophe, qui publie au moment même où il écrit ces lignes un ouvrage sur Paul,17 ne voit-il pas que ce 16

Alain Badiou, Le Siècle, Paris : © Seuil, 2005, p.53-54. Saint Paul, La fondation de l’universalisme, Paris: PUF, 1997. Notons que l’intérêt que Badiou porte à Paul ne date pas des années 1990. Dès 1977, il peut écrire à propos de la distinction entre "Révolution culturelle" et la "révolution idéologique", telle qu’elle est établie par Christian Jambet et Guy Lardreau dans L’Ange, un ouvrage paru en 1976: "Cette distinction s’éclaire d’une comparaison systématique entre la Révolution culturelle en Chine et la révolution culturelle chrétienne. De même que saint Paul, génie de la révolution idéologique, a fondé l’Eglise et sa maîtrise au plus près d’une insurrection spirituelle de masse d’essence manichéenne, qui cassait en deux l’histoire du monde antique (rupture dont la trace se déchiffre ensuite à travers toutes les hérésies populaires), de même le maoïsme a finalement régénéré le parti et le marxisme au plus près d’une levée (celle des gardes rouges) qui posait, en plein cœur de l’histoire bourgeoise, l’exigence pure d’une autre monde, d’une autre histoire." (L’aventure de la philosophie française – depuis les années 1960, Paris: La fabrique éditions, 2012, p.209). L’hypothèse du caractère paulinien de la modernité révolutionnaire se renforce encore: le maoïsme, pointe extrême de la révolution du 20e siècle, reconduit à la 17

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qu’il écrit vaut également pour d’autres époques, à savoir d’abord le siècle de Paul et du christianisme primitif, et également la séquence historique qui commence dès 1789. En effet, le 19e siècle « a annoncé, rêvé, promis », certes, mais à partir des premières réalisations de la grande Révolution commencée en 1789, laquelle n’avait pas moins la passion du réel que le 20e siècle. Plus encore : cette passion du réel n’a rien de moderne, mais elle s’origine en Paul lui-même, puisqu’il était persuadé que le réel du Messie était advenu, et qui a consacré sa vie à l’annoncer à ses contemporains ? Si « passion du réel » il y a, elle ne date pas de 1917 ou du 20e siècle, mais des premières années de notre ère, où la passion du réel se disait simplement autrement. Non en termes politiques, mais en termes religieux. Le réel, ce n’était pas la lutte des classes ou la société égalitaire, mais l’avènement du Messie. Quoi qu’il en soit, aux yeux des premiers comme des seconds, il s’agit de la même « passion du réel ». Le « réel » ne cessera de se déplacer de Paul aux révolutions modernes, passant du terrain religieux à l’Histoire politique, puis à l’Histoire sociale et économique. Ainsi, le « réel » transitera de l’établissement des institutions parlementaires en 1789 à la souveraineté populaire en 1793, puis de la révolution communiste en 1917 à l’établissement d’un Empire de mille ans pour la race aryenne en 1933. Dans tous ces cas, il s’agit toujours, à partir du schéma mis en place par Paul, d’une même volonté de réalisation, d’un même désir effréné de faire advenir le réel. Car au fond, le plus souvent, pour tous les partisans du messianisme paulinien, le réel n’est que le reflet de leur désir ; il est par avance soumis au désir, à un idéal prédéterminé.

logique paulinienne de la "cassure" de l’Histoire en deux. Ce que les philosophes les plus lucides ne manquent pas de constater au sortir de l’aventure gauchiste.

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En effet, c’est ici qu’intervient ce qui sous-tend psychologiquement la ligne de démarcation entre messianisme juif et messianisme paulinien. Tandis que le messianisme juif demeure dans la dimension de l’attente, attentif aux signes de l’historicité mais respectant au fond la sourde mais persistante résistance du réel à toute apparition miraculeuse, à toute forme de réalisation en chair et en os de la promesse, le messianisme paulinien veut forcer le réel à se modeler sur ses propres espoirs, à combler son attente. Le fond même du messianisme paulinien réside dans cette violence faite au réel, dans l’aspiration à accoucher des espoirs messianiques envers et contre tout. Dans ce cas, le réel n’est plus la situation telle qu’on la trouve devant nous ; il sera ce que nous en aurons fait, le fruit de nos actes en vue de le transformer. C’est là le secret de l’action révolutionnaire et de sa matrice messianique paulinienne. La sécularisation moderne consiste à dépouiller ce que Badiou appelle, dans son livre sur Paul, la « fable », à savoir la croyance chrétienne, pour n’en retenir que la structure et l’activisme qui en découle. Il est étonnant que Badiou, à travers deux ouvrages écrits en même temps mais qu’il dissocie, nous donne la clé de la modernité révolutionnaire et de sa source paulinienne. Si Paul est bien le modèle du premier « militant », alors, à l’inverse, la modernité politique, dont le 20e siècle est le point culminant, est fondamentalement paulinienne. Elle reprend en le reformulant le mouvement du messianisme paulinien, qui est un mouvement d’accomplissement, de réalisation ici et maintenant. C’est certainement cette « passion du réel » au mépris du « réel » tel qu’il se donne à nous, qui est à l’origine de la violence du 20e siècle. Car précisément, en voulant forcer le réel à être à leur image, les révolutionnaires ont dû entreprendre une vaste opération de destruction de « l’ancien » - ancien monde et homme ancien - à savoir du 228

« réel » tel qu’il se donnait à eux. Pour faire advenir un « réel » nouveau, qui s’est révélé être un champ de ruines et de cadavres, il a fallu d’abord faire table rase du réel tel qu’il est. Bref, la notion de « réel » est piégée : chacun se croit légitimé à le définir à sa guise, au mépris du « réel » de l’autre. D’où l’inexorable guerre civile mondiale qui a fait la substance de la séquence temporelle de 1914 à 1945. Car il n’y a rien de plus illusoire que le réel en politique, tant il est vrai que le champ du politique est gouverné par les opinions, par des partis-pris, et non par une quelconque vérité objective. Badiou, pris dans une optique platonicienne et marxiste de la politique, qui fait fond sur le concept de vérité issu de la théorie, ne voit pas que cette optique fatale a été à la source de la violence du siècle.18 Ou pire : s’il voit ce lien, il le légitime au nom précisément de la « passion du réel » et du désir d’instaurer la vérité ici et maintenant dans le champ du politique. La thèse de Badiou est l’illustration des effets dévastateurs du paulinisme dans le champ politique. Le messianisme paulinien, transposé sur le terrain de l’Histoire politique, débouche sur une apocalypse sans Messie. Les divers dirigeants politiques qui se succèdent comme prétendus Messies – de la race aryenne, de la société sans classes, etc. - avant de sombrer les uns après les autres, se révèlent tous être des faux Messies. Les Juifs, qui ont une longue expérience des « faux Messies », et pour qui tout homme qui s’autoproclame Messie est ipso facto un faux-Messie, sont les premières cibles de ces « Messies » politiques. Car le messianisme politique est précisément le dévoiement du messianisme dans le politique, dévoiement commandé et autorisé par l’activisme paulinien. 18

Dès 1977, dans un livre d’entretiens, Jean-François Lyotard a entrepris de dénouer ce lien entre théorie philosophique et politique, qui a culminé dans les idéologies du 20e siècle. Voir: J.-F. Lyotard/ J.L. Thébaud, Au juste, Paris: Christian Bourgois Editeur, 1979.

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Nous pouvons désormais l’affirmer avec force : le 20e siècle a été le siècle du messianisme paulinien sécularisé. Notons que le sionisme lui-même participe de ce mouvement. Son aspiration à réaliser les espoirs messianiques ici et maintenant, dans un Etat sécularisé, son désir de créer un nouvel homme Juif, l’Hébreu, à la place du Juif de l’exil, correspond en tous points au schéma du messianisme paulinien. À partir de là, nous comprenons mieux l’hostilité viscérale des milieux juifs ultraorthodoxes à l’encontre du sionisme.19 Car ces Juifs « anciens », fidèles à leur identité traditionnelle et indifférents aux soubresauts de la modernité politique, continuent d’attendre le Messie selon le mode ancien de l’attente, celui formulé par l’enseignement rabbinique. Selon ce dernier, la venue du Messie est liée au mérite des bonnes œuvres et d’une vie juste. Comme nous l’avons montré, les maîtres d’Israël posent que seuls les actes méritoires et les bonnes actions, les actions conformes à aux commandements divins, peuvent susciter la venue du Messie. Par conséquent, celui-ci n’est aucunement le fruit d’un quelconque activisme politique destiné à édifier une société nouvelle. Car la société juive, telle que l’entend la Torah, s’édifie en dehors de tout espace politique ; elle se trame dans les relations entre personnes, entre les membres d’une même famille, d’une même tribu, dans les relations de voisinage ou de travail. La société juive est ainsi allergique à l’espace politique gouverné par la structure du pouvoir. Seul Dieu est le Souverain véritable, et la royauté elle-même est une concession accordée aux enfants d’Israël par le prophète Samuel.20 19

Voir notre chapitre : « Sionisme et messianisme : une controverse contemporaine ». 20 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Lettre, corps, communauté, Entre pensée juive et philosophie française contemporaine, Paris: Hermann, 2018 (p.125-170).

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Ainsi, nous saisirons désormais l’idée talmudique, a priori totalement étrange et en contradiction avec la notion de récompense et de châtiment, selon laquelle le Messie ne viendra qu’à une génération entièrement coupable. Car le Messie est l’irruption de la fin bonne dans un monde voué au mal, à la répétition funeste des méfaits humains. Selon cette idée radicale, on ne saurait le « préparer », puisque l’homme est fondamentalement désarmé face à lui. Seul un miracle divin est capable de le faire advenir. Cette idée est aux antipodes de l’activisme paulinien qui a engendré, des siècles plus tard, l’activisme moderne, puisqu’elle dit clairement que l’homme ne saurait, par lui-même, œuvrer à l’annonce de la bonne nouvelle, ni construire la société idéale. À sa venue, le Messie imposera son autorité à tous. Une chose est exclue : on ne saurait faire advenir le Messie en construisant une société juste par nos propres mains. Cet activisme messianique, auquel tant de Juifs modernes ont pris part, ne doit rien à la tradition juive.21 Elle relève d’une 21

Il importait de le souligner dans la mesure où il règne sur cette question cruciale une extrême confusion, due précisément à l’Histoire juive en Europe depuis deux siècles et demi. Or, l’Histoire des Juifs modernes est précisément l’Histoire de leur rejet progressif du judaïsme, comme l’écrit l’historien des idées Michaël Löwy, dont l’ensemble de la recherche porte sur cette question: « Or, tous ces idéologues, militants et dirigeants révolutionnaires juifs aux options politiques largement diverses sinon opposées, dont le rapport au judaïsme va de l’assimilation totale et délibérée au nom de l’internationalisme, jusqu’à l’affirmation fière d’une identité juive nationale/culturelle, ont cependant un élément commun: le refus de la religion juive. Leur vision du monde est toujours rationaliste, athée, séculière, Aufklärer, matérialiste. La tradition religieuse juive, la mystique de la Kabbale, le hassidisme, le messianisme ne les intéressent pas: ce ne sont à leurs yeux que des survivances obscurantistes du passé, des idéologies réactionnaires et moyenâgeuses dont il faut se débarasser au plus vite au profit de la science, des Lumières et du progrès. » (Rédemption et utopie, op.cit., p.55-56). Or, Löwy dit bien que ce sont ces Juifs-là qu’on trouve en première ligne parmi les révolutionnaires: Trostky, Rosa Luxemburg,

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pensée déjà chrétienne. Certes, le Juif ne se satisfait pas de la société telle qu’elle est, puisqu’il se méfie du pouvoir humain, flairant toujours en lui une forme d’usurpation du pouvoir divin. En ce sens, il n’est pas un conservateur, et incline plutôt à la critique sociale. D’où l’alliance traditionnelle des Juifs et de la gauche, alliance qui est en train de s’effriter sous nos yeux en Europe comme en Israël. Le glissement à droite des Juifs aujourd’hui – disons depuis le début du 21e siècle - est peut-être dû, en dernière instance, au fait que les Juifs savent de source sûre que, les hommes étant ce qu’ils sont, la société ne peut être transformée radicalement. Pour cela, il faudrait changer l’homme en ce qu’il a de plus profond. Or, les révolutionnaires modernes sont, sur ce point, parfaitement conséquents. La tradition juive, quant à elle, sceptique et réaliste sur la nature humaine, tient cette transformation pour impossible.22 Certes, nous avons vu que des penseurs Zinoviev, Kamenev, Leo Jogisches, etc. Ces dernières années, le philosophe Ivan Segré vise à restaurer le lien entre « judaïsme » et « révolution ». Voir: Ivan Segré, Judaïsme et révolution, Paris: La Fabrique éditions, 2014. 22 Ce scepticisme est illustré par le récit talmudique suivant, au traité Berakhot 32a. Après la faute du Veau d’Or, Dieu veut exterminer les Hébreux qui viennent de sortir d’Égypte et propose à Moïse de fonder, à partir de lui, "un grand peuple". Moïse implore Dieu de sauver Israël, et ce pour plusieurs raisons. Selon l’une d’elle, si le mérite des trois Patriarches ne suffit pas pour sauver Israël de la colère divine, le mérite d’un seul, Moïse, ne suffira certainement pas à l’avenir. Que dit cet argument? En clair, que les hommes étant ce qu’ils sont, ils continueront à fauter à l’avenir, et qu’ils auront alors à nouveau besoin du « mérite » des Patriarches pour les protéger. Taubes note, dans l’ouvrage précédemment cité sur Paul, que ce dernier a accepté de faire ce que Moïse a refusé, à savoir l’effacement du peuple d’Israël. Tablant sur une transformation radicale de la nature humaine, d’une « régénération » de l’homme par le passage au règne de la grâce instauré par Jésus tenu pour le Christ. La modernité politique reprend, comme on l’a dit, la logique paulinienne d’une transformation radicale.

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juifs, tel que Nachmanide, ont émis l’idée que la nature humaine sera totalement changée aux temps messianiques, de sorte que l’homme ne connaîtra plus aucune inclination au mal. Mais cette transformation sera l’œuvre de Dieu luimême, elle ne saurait être le fruit d’une quelconque réalisation humaine. Toute tentative humaine de transformer l’homme se solde nécessairement par un échec qui mène à la catastrophe historique, puisqu’elle voue l’humanité aux camps de rééducation et au soupçon généralisé que l’homme n’a pas encore été « rééduqué », qu’il est encore attaché à l’ancien monde, à l’ancien homme « dégénéré ». Sur ce chapitre, les leçons de l’Histoire contemporaine sont sans appel.

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CHAPITRE II TRACES DU MESSIANISME DANS LA PENSEE DU VINGTIEME SIECLE

Si, comme la chouette de Minerve de Hegel, la pensée accompagne les événements de son temps, à travers une anticipation ou une interprétation dans l’après-coup, on comprendra que la pensée messianique se déploie essentiellement chez les philosophes de la première moitié du 20e siècle. Comme on le sait aujourd’hui par les travaux de Michaël Löwy et Stéphane Mosès, ces philosophes et intellectuels sont tous issus d’une génération de Juifs allemands, celle qui commence à penser autour de la Première Guerre mondiale.1 Si cette génération est hantée 1

Nous prenons ici le mot « génération » au sens large, celui d’une « génération intellectuelle ». Nous renvoyons à un article important d’Enzo Traverso, qui puise lui-même la catégorie de « génération » chez Mannheim. Cf. Enzo Traverso, « Les Juifs et la culture allemande. Le problème des générations intellectuelles. » in : « Revue germanique internationale », Germanité, Judaïté, altérité, Paris: PUF, 1996, pp.15-30. Au sujet de la génération qui nous concerne, Traverso écrit: « La dernière génération intellectuelle juive, celle de la République de Weimar, est passée par le traumatisme de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire wilhelmien, l’ancien monde de la stabilité bourgeoise libérale. […] Tous sont profondément marqués par l’expérience de la guerre, cette rupture qui secoue l’Europe toute entière. Il s’agit bel et bien d’une Frontgeneration. » (p.24). Toutefois, il faut immédiatement préciser que si la guerre mondiale a eu un impact décisif, certaines figures

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par la pensée messianique, cela tient à de multiples raisons. Tout d’abord, elle fait l’épreuve violente de l’Histoire, et ce à double titre. D’une part, issus de la tradition philosophique allemande, ces penseurs ne pouvaient ignorer que l’Histoire était l’ombre persistante de la pensée européenne depuis Hegel, sinon depuis Kant et son texte sur les « Lumières », et jusqu’à Spengler et l’école historique allemande. D’autre part, face à la tragédie de la Première Guerre mondiale, qui accomplissait à leurs yeux l’Histoire universelle théorisée par Hegel, ces philosophes se sentaient tenus de prendre position. La violence de l’Histoire a rejailli sur la pensée elle-même. Cette irruption de la violence historique dans leurs itinéraires personnels a précisément cristallisé les points communs de la jeune génération à l’encontre de ses pères. En effet, la guerre mondiale n’a pas seulement bouleversé l’existence des jeunes Européens où qu’ils soient, elle a fait voler en éclats l’assise du monde des pères. Il s’agit du monde libéral né des idées du siècle des Lumières. Dans le milieu des Juifs de la Mitteleuropa, cette rupture entre les générations a pris une dimension très particulière. En effet, c’est sans doute dans le monde juif que les pères étaient les plus attachés aux valeurs du libéralisme, et ce pour une raison évidente : c’est grâce à ces valeurs que les pères sont entrés dans la société européenne moderne et s’y sont fait une place. Le libéralisme était par conséquent leur raison d’être comme Juifs récemment émancipés. La guerre mondiale est venue mettre un terme à la croyance en une Europe résolument entrée dans l’âge libéral. Or, les appartenant à la génération d’avant-guerre, comme Buber, né en 1878, ou Gustav Landauer, né en 1870, ont pu exercer une influence considérable sur la génération du front. Ainsi, ils sont considérés comme des ainés respectés, contrairement à un penseur comme Hermann Cohen, plus vieux que Buber d’une génération et tenu pour le prototype du libéral au sens du 19e siècle.

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jeunes gens sortis de cette guerre ont immédiatement perçu cette rupture, et non les pères, incapables de voir que leur monde s’effondrait devant eux. Dans l’attitude de la jeune génération, il y a va donc de son rapport à l’héritage légué par les pères, issus du mouvement d’émancipation des Juifs d’Europe centrale. La jeune génération dont nous parlons s’accorde pour rejeter l’héritage libéral, pour ne voir en lui que mensonge et hypocrisie, un idéalisme creux au fond. Or, si, dans le monde juif, le libéralisme était synonyme d’assimilation galopante des Juifs aux Nations européennes, la rupture avec le libéralisme va se traduire positivement par la redécouverte des sources juives. Encore faut-il s’entendre : il ne s’agit pas d’un « retour » au judaïsme au sens simple, mais d’une redécouverte de la valeur de la tradition juive, tradition qui avait été vidée de son contenu par les pères libéraux, lesquels se voulaient émancipés de ce qu’ils tenaient pour des « vieilleries » religieuses. Ce mouvement de redécouverte, que Rosenzweig désignait comme la « dissimilation »,2 prenait des formes très différentes en fonction des personnalités, mais il s’exprimait toujours par un regain d’intérêt pour le monde des Juifs de l’Europe de l’Est, restés globalement fidèles à leur héritage juif. La figure tutélaire de Martin Buber, qui a exhumé pour les lecteurs germanophones les légendes hassidiques dès le début du 20e siècle, se tient au cœur de cette redécouverte. Mais cette fascination pour les Juifs de l’Est est visible chez tous les intellectuels et écrivains juifs allemands cette génération, de Kafka à Ernst Bloch et à Gustav Landauer, de Scholem à Benjamin en passant par Rosenzweig. Reste une question décisive : pourquoi ce regain d’intérêt pour le judaïsme, autour de la Première Guerre mondiale, s’est-il tourné vers le messianisme ? En quoi 2

Dans une note de son journal, cité in: Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op.cit., p.34.

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l’idée messianique devient à nouveau pertinente précisément à ce moment-là de l’Histoire ? À cette question, Stéphane Mosès répond de manière limpide : « C’est donc sur l’horizon de la crise de la civilisation occidentale qu’il faut comprendre le geste philosophique de Rosenzweig, de Benjamin et de Scholem, se retournant vers l’expérience juive de l’histoire pour y découvrir une dimension radicalement autre de la conscience historique et de sa dimension utopique. Le messianisme juif, en effet, a toujours dû s’affronter à l’expérience historique de la catastrophe, de la déception et de l’échec. De façon générale, toutes les tentatives eschatologiques que l’histoire juive a connues se sont terminées dans l’amertume et la frustration. [...] L’espérance messianique juive – que symbolise ici l’Ange de l’Histoire – n’épouse pas les étapes d’une finalité historique, mais vient se loger dans les déchirures de l’histoire, là où ses mailles se défont et laissent à nu les milliers de fils qui forment son tissu. »3

Si la génération des intellectuels juifs allemands se tourne vers le messianisme précisément au tournant de la guerre de 1914-1918, c’est qu’il permet de mieux saisir l’Histoire comme catastrophe, de l’appréhender dans ses « déchirures ». À rebours de toute finalité historique optimiste ou progressiste, le messianisme met l’accent sur l’imprévu dans l’Histoire, sur une dimension radicalement non maîtrisable de l’historicité. Le recours au messianisme juif s’impose à des intellectuels qui voient le monde sombrer dans un abîme de violence et de mort. Car le messianisme juif pense précisément à partir de cet horizon de catastrophe historique, tentant de lui redonner un sens à travers l’idée d’une Rédemption pouvant surgir du sein même de la tragédie, non sous forme de retournement dialectique, mais comme pur surgissement de l’événement. Le messianisme juif ne tente pas de masquer l’horreur de 3

Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op.cit., p.25.

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l’Histoire sous de discours, qui le couvrent d’un voile comme le libéralisme bourgeois du 19e siècle, mais l’affronte comme la forme même de son cours temporel. C’est à partir de la violence du pouvoir, des conflits suscités par la rivalité des Empires mondiaux, que le messianisme juif conçoit la possibilité d’une interruption soudaine de l’Histoire universelle par la venue d’un nouvel éon pacifique. Le messianisme juif s’impose ainsi comme la pensée exigée par le nouveau siècle. Dans les pages qui suivent, nous visons à articuler les unes aux autres les diverses pensées nées de la violence du 20e siècle à ses débuts. Nous tenons, à la suite des études décisives de Michaël Löwy et de Stéphane Mosès, qu’il s’agit bien d’une constellation de penseurs unis par une situation générationnelle, un horizon historique et des préoccupations théoriques communes. Nous aurons ensuite à nous demander si cette constellation de penseurs constitue une exception dans le siècle, ou si au contraire leurs idées ont eu des effets chez d’autres philosophes ou intellectuels contemporains.4 1. Le pionnier : Martin Buber

Martin Buber (1878-1965) nous servira ici de point de départ, tant pour son rôle de pionnier du « renouveau » du judaïsme, ce tournant vers les sources juives que nous évoquions plus haut, que pour sa place incontournable dans la pensée juive du 20e siècle. En effet, ses trois conférences sur le judaïsme, prononcées à Prague entre 1909 et 1911, forment en quelque sorte le terreau où viendra puiser une génération entière de Juifs allemands, celle qui prendra son 4

Précisons que nous ne visons pas ici à l’exhaustivité. Il y faudrait un autre ouvrage, voire même plusieurs livres…Il s’agit uniquement de certaines indications en vue d’une lecture messianique de quelques penseurs majeurs du 20e siècle.

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envol immédiatement après la Première Guerre mondiale – avec Rosenzweig, Scholem, Benjamin, Bloch ou Lukacs. Mais l’influence de Buber rejaillira également en Israël, où il s’installera en 1938, en France, où son rayonnement atteindra des penseurs aussi bien Juifs que non-Juifs, et même aux États-Unis avec un penseur issu du hassidisme comme Heschel. La troisième conférence de Buber, datée de 1911, s’intitule « Le renouvellement du judaïsme (Erneuerung des Judentums) », et c’est dans ce « renouvellement » que Buber inscrit « le messianisme » : « Le messianisme est l’idée la plus profondément originale du judaïsme. »5

Le mot « messianisme » doit être interrogé ici : qu’entend Buber au juste par « messianisme » ? À quel type de messianisme se rattache-t-il ? Nous avons vu en effet que le messianisme admettait différentes versions dans les sources juives, qu’il était loin d’être une idée univoque. Mais la question mérite d’être posée pour une raison supplémentaire, et qui tient à son usage moderne. En effet, au cours du 19e siècle, le signifiant « messianisme » s’est progressivement vidé de tout contenu. Les Juifs assimilés d’Europe de l’Ouest ont considéré leur entrée dans l’espace politique des Nations européennes, à partir de 1789, comme l’avènement de l’âge messianique, préparé par la Révolution française et l’émancipation des Juifs. Ce qui est le renversement total de l’idée juive originelle du messianisme, lequel se définissait d’abord par la libération des Juifs du joug des Nations. Quel sens Buber accorde-t-il donc à l’idée messianique, au commencement d’un siècle qui allait user et abuser de l’idée messianique ? 5

Martin Buber, Judaïsme, Lagrasse: Verdier, 1982, p.41 (nos références renvoient désormais à cette édition). Pour la biographie de Buber, comme pour celles des autres penseurs convoqués dans ce chapitre, nous renvoyons à l’ouvrage souvent cité plus haut de Michaël Löwy, Rédemption et Utopie.

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Il l’inscrit d’abord dans « la troisième idée-force du judaïsme », qui est, avec « l’idée d’unité », et « l’idée d’acte », « l’idée d’avenir ».6 Buber affirme que le peuple juif se meut plutôt dans le temps que dans l’espace, idée qui sera reprise à la fois par Rosenzweig et par Heschel. Or, pour Buber, c’est la projection dans l’avenir qui caractérise le sens juif du temps : « La co-relation des générations est dans sa vie un principe moteur plus puissant que la jouissance du présent. La conscience qu’il a de Dieu et de son peuple est essentiellement nourrie du souvenir de son histoire et de son propre espoir historique, et l’espoir en est l’élément spécifiquement positif et constructeur. »7

Notons que Buber hésite ici face à sa propre thèse : ce n’est pas tant l’avenir qui règle la vie juive dans le temps, mais la conscience de la vie à travers les générations, à savoir à la fois le passé et l’avenir. Mais l’avenir demeure « l’élément positif et constructeur ». De quel avenir s’agit-il au juste ? Buber le divise en deux : d’un côté, l’avenir peut se réduire à « l’engrenage fébrile des projets »,8 à savoir une perception purement matérialiste et vulgaire de l’avenir comme l’objet d’un souci perpétuel pour la « génération à venir ».9 L’avenir ne se conçoit pas ici autrement que comme une inquiétude sans cesse renouvelée qui se borne à assurer son existence et celle de sa famille, inquiétude de tout homme responsable qui pense au lendemain. Mais ce n’est pas encore l’appréhension véritable de l’avenir dans le judaïsme. Celle-ci se dit à travers l’idée messianique : « Mais d’autre part c’est la même tendance qui éveille chez le Juif le messianisme, l’idée d’un avenir absolu qui transcende toute réalité passée et présente, comme étant la 6

M. Buber, Judaïsme, p.33, 40. M. Buber, Judaïsme, p.40. 8 M. Buber, Judaïsme, p.41. 9 M. Buber, Ibid. 7

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vie parfaite et véritable. [...] Que l’on y songe : dans l’avenir, sphère éternellement hors de portée, éternellement imminente, fuyante et stationnaire comme l’horizon, dans le domaine de l’avenir habituellement réservé aux seules incursions de la rêverie frivole, flottante, inconsistante, le juif s’est avisé de construire une demeure pour l’humanité, la demeure de la vie authentique. »10

Deux traits frappent dans cette description du messianisme juif : l’insistance sur le temps de l’avenir, et l’inexistence de la figure du Messie. Commençons par le second trait, plus facile à cerner. Buber construit ici l’idée messianique sans aucun recours à la figure personnelle du Messie. Il s’inscrit ainsi dans le sillage des Prophètes hébraïques, dont on a vu que leur messianisme était axé presque entièrement sur la vision d’un âge nouveau appelé à apparaître, et non sur la venue d’un quelconque homme providentiel. C’est un messianisme épuré, où ce qui importe est la vision d’un âge, d’une époque inédite, et non la croyance en un roi -Messie sauveur de l’humanité. En effet, cette croyance semble s’être diluée au cours des temps modernes, surtout parmi les Juifs d’Europe centrale comme Buber. Elle n’aura que peu de poids dans la pensée messianique du 20e siècle. Quant au premier trait, on dira qu’il va de soi : le messianisme juif n’est-il pas une élaboration d’un temps futur, un idéal projeté dans un lointain avenir ? Toutefois, on objectera à Buber que cet avenir n’est en rien déconnecté du passé et de la vie juive au présent. Il n’est que la projection de l’idéal éternel de la Torah sur un avenir où cet idéal sera pleinement réalisé. Mais l’idéal est déjà présent à nos yeux depuis toujours, à savoir depuis le don de la Torah. L’avenir ne vient nullement nous enseigner une doctrine nouvelle ou nous donner un idéal inédit ; il vient combler notre attente d’une 10

Ibid.

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véritable réalisation de cet idéal et de cette doctrine. Ainsi, le messianisme de Buber est empreint d’une dimension utopique, dont Scholem avait fait l’une des deux tendances du messianisme juif, avec la tendance restauratrice. Buber, quant à lui, ignorant toute idée de restauration, semble se projeter vers un avenir entièrement inédit : « avenir absolu qui transcende toute réalité passée et présente. » On a vu que Buber inscrivait le messianisme dans une conférence sur le « renouvellement du judaïsme ». C’est donc à partir de l’idée de renouvellement qu’il appréhende le messianisme. Qu’entend Buber au juste par « renouvellement » ? Il commence par opposer renouvellement et évolution : « Le comportement type de l’homme de notre temps est gouverné par la notion d’évolution, c’est-à-dire la notion d’une transformation graduelle, - ou, ainsi qu’on se plaît à le nommer, d’un progrès – émergeant de l’effet collectif d’un grand nombre de causes mineures. »11

Pourquoi Buber s’en prend-il à l’idée d’évolution ? Cette idée synthétise, et commande souterrainement, l’époque libérale, celle qui prend son essor au siècle des Lumières et culmine au 19e siècle via la philosophie de l’Histoire de Hegel. L’ensemble de cet âge conçoit la temporalité historique, en termes d’évolution allant vers un « progrès » : progrès dans les sciences, mais aussi raffinement et adoucissement des mœurs. On sait que Rousseau, à l’encontre du siècle dans son ensemble, sera le premier à mettre en question la thèse du progrès dans l’Histoire : l’homme civilisé n’est pas meilleur que l’homme sauvage, il est au contraire corrompu par la société. En 1911, cette critique n’est déjà plus nouvelle. Schopenhauer et Nietzsche, au 19e siècle, avaient déjà fustigé l’idée de progrès comme une naïveté propre à 11

M. Buber, Judaïsme, p.28.

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l’optimisme des Lumières, qui conçoit le progrès de l’humanité comme concomitante du progrès des sciences et des techniques. Pour Buber, la critique de l’idée de progrès relève d’un contexte différent : il veut abattre ce dogme du libéralisme bourgeois, qui était devenu l’apanage de la bourgeoisie juive de son temps. On a dit que les Juifs qui font leur entrée dans l’espace politique européen au 19e siècle tiennent cette entrée comme un progrès, voire comme un véritable âge messianique. Buber, qui opère un retour au judaïsme du sein de la génération libérale, doit commencer par mettre en question ses présupposés les plus tenaces. En cela, il anticipe sur l’ensemble de la génération des Juifs allemands des années 1920, qui se retourneront contre leurs pères.12 Selon Buber, l’idée d’évolution, comme celle de progrès qui lui est corrélative, sont impropres à saisir la véritable temporalité juive. La raison historique de cette incompréhension tient précisément à la croyance fondamentale de l’âge libéral à un temps linéaire, soumis à la loi de l’évolution conçue comme « transformation graduelle ». Ainsi, l’âge libéral, en pensant en termes d’évolution et de progrès, s’interdit de saisir la radicalité de l’idée juive de renouvellement, qui suppose un saut dans un « âge nouveau » : 12

Nous renvoyons encore une fois à l’article cité plus haut d’Enzo Traverso, « Les Juifs et la culture allemande. Le problème des générations intellectuelles. » (Voir note 236). L’auteur montre en quoi la dernière génération des Juifs allemands, celle de l’entre-deuxguerres, procède à une critique en règle du libéralisme de ses pères, libéralisme qui s’était brisé face à la Grande Guerre. Traverso montre bien que Buber appartient à la "génération de transition", entre celle d’Hermann Cohen, qui vit à l’ère du "libéralisme triomphant", et celle des années 1920, issue de la guerre. En littérature, la génération de Buber adhère à l’expressionnisme. En cela, Buber est comme le "père" de l’ensemble de la génération qui le suit, malgré d’incontestables divergences de fond. Mais le ton de sa pensée, dès 1911, annonce celui de l’entre-deux-guerres.

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« J’ai également conscience, lorsque je parle de renouvellement, de quitter le terrain contemporain et de m’engager sur celui d’un âge nouveau, d’un âge à venir. Car, par “renouvellement”, je n’entends en aucune manière un changement graduel, la somme totale de petites modifications ; j’entends quelque chose de soudain et d’énorme, quelque chose qui ne serait en aucune manière assimilable à une progression, mais à un revirement, une métamorphose. En vérité, de même que j’ai la conviction qu’il peut y avoir dans la vie d’un individu, un moment où se produit une volte-face radicale, une crise, un ébranlement, un renouvellement qui se propage, depuis les racines de l’être, dans toutes les ramifications de l’existence, de même je crois en la possibilité d’un tel événement dans la vie du judaïsme. »13

L’opposition dichotomique entre « évolution » et « renouvellement » se dit ici dans des formules dont la force a sans doute frappé les auditeurs de 1911 comme elle nous frappe encore un siècle plus tard. Le messianisme apparaît subrepticement sous le vocable de renouvellement, puisqu’il s’agit d’un « âge à venir ». Or, l’idée d’évolution se prive des moyens de penser un âge à venir, puisqu’en modelant sa temporalité sur un schéma linéaire et continu, elle demeure dans le temps du présent, lui ajoutant simplement des « petites modifications ». Elle reste ainsi dans le Même. Or, Buber vise ici un temps véritablement autre, un temps qui ne peut advenir que par une secousse, ce qu’il appelle un « revirement » ou une « métamorphose ». Il y va d’une rupture avec le temps présent. On se souvient que c’est ainsi que les maîtres du Talmud pensaient, le plus souvent, l’avènement du Messie : comme une apparition soudaine, brusque, sans préparation ni gradation. Le Messie arrive « par inadvertance », disait même un dicton talmudique. Buber se veut fidèle à la 13

M. Buber, Judaïsme, p.29.

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violence, au choc de cet avènement, à la soudaineté du surgissement messianique. L’âge messianique doit briser le présent, il ne saurait en être le fruit, comme dans une conception temporelle qui se conçoit en termes d’évolution et de progrès. Le messianisme de Buber procède ainsi d’une pensée d’un temps absolument neuf, d’une rupture dans le temps qui survient comme l’éclair : « Le dernier Isaïe fait dire à Dieu : “Je crée des cieux nouveaux, une terre nouvelle.” (65:17). Et l’auteur de l’Apocalypse proclame : “J’ai vu un ciel nouveau, une terre nouvelle.” (21:1). Il ne s’agit pas d’une métaphore ; c’est une expérience directe. C’est l’expérience de l’homme dont l’être a été renouvelé, et pour qui la nature du monde est en même temps renouvelée. Aucune faculté n’a pénétré en lui qui ne s’y trouvait déjà ; mais dans ce bouleversement prodigieux ses facultés se sont concentrées en une force unique, et il n’est aucune puissance qui soit comparable à la puissance primordiale de l’unité. C’est précisément cela qui, à mon sens, se produira au sein du judaïsme : non pas un simple rajeunissement, ni même un retour à la vie, mais un authentique et total renouvellement. »14

Ce « renouvellement », ajoute Buber, s’impose dans la mesure où « nous sommes parvenus à une heure de tension exceptionnelle, à l’instant de la décision définitive, instant qui présente deux visages, l’un tourné vers la mort, l’autre vers la vie [...]. »15 Ces lignes sont symptomatiques, qui témoignent d’un ton apocalyptique, lequel se soutient d’une référence explicite à la littérature apocalyptique, accompagnée de la citation d’Isaïe : « Je crée des cieux nouveaux, une terre nouvelle ». Il ne s’agit donc pas uniquement d’un ton, d’une rhétorique qui participe du 14 15

M. Buber, Ibid. M. Buber, Ibid.

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climat de la littérature expressionniste de l’époque. Le recours à l’idée de renouvellement est au cœur de l’idée messianique de Buber. Quand on sait qu’il étudie alors les textes hassidiques, cela ne saurait nous étonner. En effet, nous avions vu que l’idée de renouvellement était inscrite au cœur de l’idée messianique de certains auteurs hassidiques, comme Rabbi Nahman de Braslav. Buber s’inspire manifestement de cette tradition, qui trouve sa source dans la Kabbale, notamment chez des auteurs comme Nahmanide, selon lequel – on s’en souvient – l’homme sera entièrement modifié à l’ère messianique, puisque son cœur le portera naturellement à désirer le bien. Chez Buber également, l’idée messianique implique une transformation radicale de l’homme lui-même : le prophète parle d’un homme « dont l’être a été renouvelé ». Ce qui est inédit, par rapport à la Kabbale et au hassidisme, c’est le recours à la tradition apocalyptique chrétienne. Voilà qui excède le messianisme proprement juif, et fait signe vers le messianisme chrétien. Ce recours doit nous interroger. Buber entend retourner à une sorte de messianisme apocalyptique proche de celui des premiers chrétiens. En effet, il semble tenir pour acquis qu’il se situe à un tournant de l’Histoire. Il y va de « l’instant de la décision définitive », d’une « heure de tension exceptionnelle » où l’époque aspire à « des cieux nouveaux et à une nouvelle terre ». En 1911, Buber attend un surgissement messianique. Cette fièvre messianique est précisément celle des premiers chrétiens, en attente de la réalisation des annonces prophétiques, elle n’est pas étrangère non plus aux partisans de Sabbataï Tzvi. On pourrait s’étonner que Buber prononce ces phrases précisément en 1911 : ne vit-il pas encore dans « l’âge d’or de la sécurité », pour paraphraser Stefan Zweig ? Qui est l’homme qui parle ainsi ? Est-ce un prophète, ou un homme qui vise à accélérer le cours du temps ? Est-ce un Juif, ou un 247

philosophe européen de son temps ? Si l’inspiration générale de Buber relève de la pensée hassidique, qu’il étudie et scrute attentivement alors, son ton apocalyptique est celui d’un penseur européen sensible à la crise historique – crise « spirituelle » – que l’Europe était en train de traverser, et que Nietzsche, mentionné dans la même conférence, avait déjà diagnostiquée dès la fin du 19e siècle. Nietzsche avait annoncé la maladie moderne de l’Europe, qui sombrait dans le nihilisme du « rien de vaut », et avait appelé à un sursaut de vie. Pour le jeune Juif qu’est Buber, ce sursaut, il ne le trouvera pas dans Nietzsche, ni dans la tradition occidentale elle-même, mais dans le retour aux sources du judaïsme – dont Buber voit une expression très juste dans le hassidisme - et dans sionisme, qui en est alors à ses débuts. Toutefois, Buber rejette très tôt le sionisme politique et étatique prôné par Herzl, jugé totalement étranger aux sources du judaïsme, pour se tourner vers un sionisme culturel. Ce dernier doit s’allier, à ses yeux, au socialisme moderne. En effet, à la fin de sa conférence, ce n’est pas vers le sionisme que Buber se tourne, mais vers le socialisme. Si Buber convoque le socialisme, c’est qu’en son idéal le plus épuré, il « procède du judaïsme » : « Le socialisme moderne a deux sources psychologiques : en premier lieu, une réflexion critique sur la nature de la coexistence de l’homme avec l’homme, la nature de la communauté et celle de la société ; et d’autre part le désir d’une vie commune plus pure, plus belle, plus vraie, d’une communauté humaine authentique, fondée sur l’amour, la compréhension réciproque, le secours mutuel. [...] La deuxième source procède du judaïsme, et a reçu de lui un influx constamment renouvelé. Les prophètes furent les premiers à proclamer le message ; les Esséniens

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constituèrent la première communauté qui tenta de le mettre en pratique dans une vie d’inconditionnalité. »16

La jonction est faite ici entre le messianisme juif et « une vision du monde révolutionnaire »,17 jonction qui allait marquer un grand nombre de Juifs allemands de la génération suivante, à l’exception peut-être de Rosenzweig.18 On voit comment le messianisme juif se fond naturellement dans le socialisme moderne, annoncé par les « prophètes », un socialisme qui appelle à « une vie commune plus pure ». Cette fusion harmonieuse n’est pas propre à la génération de Buber, puisque dès la Révolution française et la Déclaration des Droits de l’Homme, nombre de Juifs y ont vu le signe d’une alliance avec le « message » des « prophètes ». Toutefois, à la génération de Buber, le messianisme juif prend un tour plus incisif, une forme plus activiste incitant les Juifs à prendre part aux idéologies révolutionnaires de leur temps. Ici, derrière le mot de « socialisme », il faut voir plutôt une forme d’utopie anarchiste. Loin d’être une doctrine économique ou sociale, il s’agit au fond d’une « forme de vie » différente, une vie en « communauté » à l’écart de l’Etat moderne, lequel est régi par des relations hiérarchiques d’autorité et de pouvoir. Le socialisme se dit en termes éthiques, et non économiques. Ce qui nous importe avant tout dans ces lignes est l’attitude générale qui s’en dégage. Or, on voit d’emblée que le messianisme de Buber est de type activiste : il évoque le « désir d’une vie commune plus pure », mais ce désir ne doit pas en rester à l’état de désir, il est voué à être réalisé. En cela, Buber est totalement de son siècle : il obéit à la logique activiste que nous avons décelée 16

M. Buber, Judaïsme, p.42. Voir Michaël Löwy, Rédemption et Utopie, op.cit.p.24. . 18 Il importe de rappeler ici le nom de Gustav Landauer (1870-1919), l’ami de Buber qui l’a amené à se tourner vers le socialisme et l’anarchisme modernes. 17

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dans le paulinisme, lequel vise à faire venir le Messie ici et maintenant, en cette « heure de tension exceptionnelle ». Buber écrit explicitement : « Le théologumène juif central, non formulé, non dogmatique, mais arrière-plan et cohésion de toute doctrine et prophétie, est la croyance à la participation de l’action humaine à l’œuvre de rédemption du monde. »19

Cette proposition éclaire l’idée messianique de Buber dans son ensemble. Il est symptomatique qu’il croit trouver dans le judaïsme ce qui relève sans doute davantage de l’activisme chrétien que du judaïsme rabbinique de type quiétiste. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il redira fortement : « L’esprit d’Israël est un esprit de réalisation (Verwirklichung) ».20 Cette proposition n’estelle pas déjà un parti-pris pour l’activisme politique, qui méconnaît délibérément la tendance juive exilique à une forme de quiétisme ? En effet, le judaïsme de l’exil s’est bâti autour de l’étude et du respect des commandements. Qu’a-t-il « réalisé » au juste ? Une œuvre intellectuelle d’exégèse essentiellement. Des livres de commentaire et de philosophie. Une vie communautaire à l’écart des Nations, visant à préserver le trésor de la tradition. Mais ces 19

M. Buber, Das messianische Mysterium, p.9, cite in. Michaël Löwy, Rédemption et utopie, op.cit., p.68. Et en 1939, Buber écrira encore: "Génération après génération, le peuple juif a gardé au cœur l’espérance messianique. Il l’a crue et proclamée. De temps à autre, il s’est levé à l’appel de faux "messies", et s’est rassemblé autour d’eux. Mais il n’a pas réalisé ce qui incombe à l’individu comme au peuple: le commencement. Certes, il appartient au Ciel de faire advenir le royaume de Dieu; mais la préparation du monde pour ce règne, le commencement de l’accomplissement de la vérité, exige l’œuvre des hommes et l’œuvre d’un peuple constitué d’hommes. […] L’esprit d’Israël est un esprit de réalisation. Mais où apparaît-il? S’il ne se manifeste nulle part, sa force est inexistante." (M. Buber, Judaïsme, op.cit., p.151). 20 Voir la citation à la note précédente.

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réalisations se tiennent en marge de toute « réalisation » véritable, qui se mesure toujours dans l’Histoire et dans le monde. Le judaïsme s’est tenu à l’écart de la civilisation politique et technique de l’Occident. En ce sens, il n’a rien « réalisé » au sens fort du terme, qui tient toujours à la réalité du monde et de l’Histoire. On comprend d’où procède l’opposition constante de Buber au rabbinisme, et son attachement à la Kabbale et au hassidisme : c’est qu’il trouve dans ces traditions, et notamment dans la Kabbale de Safed, centrée sur l’idée de Tiqqun, les ressources pour penser un messianisme activiste, qui exige de l’homme de participer à « l’œuvre de rédemption du monde ». Toutefois, il importe de dire que ce messianisme activiste, toujours en proie à une impatience de faire advenir la fin, s’est toujours heurté à l’opposition des autorités rabbiniques. De sorte que le messianisme juif fut le lieu d’une tension ininterrompue entre les tendances conservatrices, quiétistes, qui prenaient le parti de l’attente, et les tendances révolutionnaires, impatientes à réaliser les promesses prophétiques. Si le messianisme activiste de Buber n’est pas sans rappeler le ton du paulinisme, il n’en ignore pas moins toute figure du Messie, et se formule dans les termes de l’avènement d’un âge d’or, d’une utopie sociale qui se passe de rédempteur à figure humaine. C’est à chacun, par ses actes, de faire advenir cet âge d’or. Nul besoin d’un homme providentiel qui donnerait l’impulsion à son règne. Là encore, Buber s’inscrit dans la lignée de la Kabbale de Safed, qui pensait une Rédemption sans rédempteur humain. Mais ce qui le distingue est sa croyance apocalyptique que ce règne est imminent, puisque nous sommes situés à « une heure de tension exceptionnelle » ; c’est aux hommes de décider s’ils désirent le réaliser ou non. Le sionisme fut pour Buber ce terrain propice à l’avènement du règne messianique, sous la forme de ces 251

communautés socialistes-anarchistes que sont les Kibboutzim. En ce sens, le sionisme est immédiatement inscrit par Buber dans une dimension messianique et utopique qui excède le cadre de l’Histoire proprement dite. D’où le malentendu inéluctable : tandis que les sionistes laïcs aspiraient à réinscrire le peuple juif dans l’Histoire politique, les sionistes messianiques comme Buber aspirent précisément à réaliser une société juste et pacifique qui déborderait les limites de l’Histoire politique. Les réalisations du sionisme allaient inévitablement causer à Buber, comme à toute sa génération, une cruelle déception. À l’aune de l’espérance mise en lui, le sionisme réel se révélait une déchéance. La conception messianique de Buber va nous servir de grille permettant de saisir le messianisme de l’ensemble de la génération qui a suivi. Car il est indéniable que Buber jette les bases d’une idée face à laquelle tous auront à prendre position. En cette heure décisive, celle des lendemains d’une guerre sans précédent en Europe, la Première Guerre mondiale, tous sont tenus d’opter pour un choix à la fois intellectuel et existentiel face aux défis du temps, qui se nomment : communisme, sionisme, et – déjà pointant à l’horizon – fascisme et nazisme. Tentons de situer ces quelques options en fonction des figures majeures de cette génération. La première pensée qui croise celle de Buber est celle de son ami le philosophe Franz Rosenzweig, qui part de présupposés communs pour déboucher sur une conception messianique diamétralement opposée. 2. Franz Rosenzweig et la question du messianisme

Franz Rosenzweig (1886-1929), auteur du monumental L’Etoile de la Rédemption (1921) part en effet du même point que Buber : la résistance singulière que le judaïsme – plus précisément : l’existence juive - oppose à l’Histoire 252

universelle, telle qu’elle est pensée par Hegel. Toutefois, sa pensée le conduit à une proposition qu’on peut tenir comme diamétralement opposée à celle de Buber : le peuple juif vit en dehors de l’Histoire, dans une vie entièrement séparée des vicissitudes de l’Histoire politique. En cela, la forme de vie juive anticipe la Rédemption. Si elle est en attente, elle attend les autres Nations, en marche vers la Rédemption, comme Rosenzweig l’écrit du christianisme. A cette pensée, nous voudrions adresser une unique question : obéit-elle à une logique messianique, et si oui, laquelle ? Il faut partir de la thèse de Rosenzweig quant à l’existence métahistorique du peuple juif. De ce peuple, il écrit : « En lui, un peuple était parvenu au but et il le savait. Pour sa part, il avait dépassé le conflit entre Création et Révélation. Il vit déjà dans sa propre Rédemption. Il a anticipé pour soi l’éternité. Dans le cycle de son année, l’avenir est la force motrice ; le mouvement circulaire ne naît pas, à certains égards, d’une poussée, mais d’une traction ; le présent expire, non parce que le passé le pousse en avant, mais parce que le passé l’attire à lui. [...] Et c’est ainsi que le peuple de l’éternité doit oublier la croissance du monde, il ne doit pas y penser. Le monde, son monde, il doit le considérer comme achevé, seule l’âme peut rester en route ; certes par un bond, elle accède également à l’absolu. Et si elle ne l’atteint pas, eh bien, il lui faut attendre et marcher [...] Attendre et marcher sont affaires de l’âme, seule la croissance relève du monde. Et c’est justement à cette croissance que se refuse le peuple éternel. L’essence de son peuple est déjà là alors que les peuples continuent d’y aspirer. Son monde est arrivé au terme. »21

Ces lignes prennent le contrepied de l’image courante de l’existence juive dans l’Histoire. En effet, Rosenzweig 21

F. Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, Paris: © Seuil, 1982, 2003, p.387-88. Nos références renvoient à l’édition de 1982.

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pense à nouveaux frais la ligne de partage entre judaïsme et christianisme, en renversant le clivage messianique entre les deux religions. En effet, selon la représentation courante, le chrétien serait déjà arrivé, puisqu’il tient le Messie pour advenu, tandis que le Juif serait perpétuellement en chemin, attendant un Messie toujours à venir. Or, Rosenzweig renverse cette idée, la retournant en quelque sorte. Selon lui, c’est le Juif qui serait déjà arrivé, au sens où son existence dans le temps – ce qu’il appelle ici son « monde », à savoir le cycle immuable de ses années et l’ordre imprescriptible de ses commandements - est déjà entièrement fixée pour l’éternité depuis la Révélation du Sinaï ; quant au chrétien, il est perpétuellement en chemin vers la Rédemption, puisque celle-ci ne sera véritablement accomplie que lorsque l’ensemble des peuples entreront dans l’alliance, au moment où Jésus sera universellement reconnu comme Messie. En ce sens, Rosenzweig parle de la « croissance » de son monde, croissance « que se refuse le peuple éternel ». En d’autres termes, on pourrait dire que le chrétien est toujours en chemin vers le Père à travers le Fils. Le Juif, quant à lui, vivrait dès aujourd’hui la forme de vie achevée, celle qui anticipe la Rédemption. Voilà le sens de la proposition : « Son monde est arrivé au terme ». Si son âme est en attente, elle est en attente... des autres, qui sont toujours en chemin vers la Rédemption. L’avènement du Messie ne modifiera en rien l’existence juive, que le Juif vit déjà dans le présent la vie messianique par anticipation en se retranchant hors de l’Histoire universelle. L’originalité de cette conception, que Rosenzweig développe dans la troisième partie de son ouvrage, a très tôt suscité maints débats parmi ses contemporains. Comment la comprendre à partir de la position messianique de Buber, selon lequel le Messie fera irruption dans l’Histoire ? Il semble que nous situions, avec Rosenzweig, aux antipodes de ce messianisme-là, au point que nous pourrions nous 254

demander : L’Etoile de la Rédemption ne fait-elle pas l’économie de la figure du Messie ? Plus encore : cet ouvrage n’est-il foncièrement anti-messianique ? En effet, si l’existence juive est déjà arrivée à son accomplissement, si le monde juif est déjà achevé, quel rôle attribuer encore au messianisme dans cette optique ? Ce que les Juifs attendent, selon cette logique, ce n’est pas le Messie, mais les Nations, en chemin vers leur propre but ! Prenons la mesure de cette idée : elle part d’une rupture violente avec l’Histoire universelle et l’État qui l’incarne, avant de réinscrire le judaïsme dans le carcan du quiétisme rabbinique conservateur, soucieux de maintenir le peuple juif dans les « quatre coudées de la halakha ». La rupture violente avec l’État se laisse lire en maints passages de L’Etoile, comme celui-ci : « Il est nécessaire qu’en tout temps la vraie éternité du peuple éternel reste étrangère et irritante pour l’État et l’histoire universelle ».22

Toutefois, cette rupture ne s’opère pas au nom d’un mouvement révolutionnaire, mais d’une existence immuable, de sorte que cette pensée débouche dans une vision parfaitement « quiétiste », pour reprendre le terme de Stéphane Mosès.23 Bien que Rosenzweig ait atténué ce quiétisme dans ses écrits ultérieurs, prenant en compte la nécessité de l’entrée des Juifs dans l’Histoire moderne, elle forme l’une des poutres maitresses de son système. Scholem, l’un des premiers à avoir reconnu la grandeur de Rosenzweig, est aussi l’un de ses critiques les plus incisifs sur ce point :

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L’Etoile de la Rédemption, op.cit., p.395, traduction légèrement modifiée. 23 Voir; Stéphane Mosès, L’ange de l’Histoire, op.cit.p.67; voir aussi, du même auteur: Système et Révélation, Paris: Seuil, 1982, p.21.

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« L’idée de Rosenzweig que le judaïsme constitue les prémices de la Rédemption est aussi problématique que séduisante. Mais par là Rosenzweig a pris une position résolument hostile à l’égard de la seule ouverture que comportait la maison par ailleurs bien réglée d’Israël. Il s’est opposé à l’idée, apportée par le messianisme apocalyptique, des cataclysmes qui doivent survenir lors de la fin. Ce point pourrait être celui sur lequel le mode de vie théocratique et bourgeois de l’époque contemporaine demeurera à son égard dans une opposition irréconciliable. La tendance bien enracinée de Rosenzweig à vouloir extraire l’épine apocalyptique du corps du judaïsme fait de lui le dernier et sans aucun doute le plus vigoureux défenseur d’une attitude qui a dans le judaïsme des racines très anciennes et très profondes et qui a revêtu des expressions multiples. Cette tendance de Rosenzweig explique sans doute l’étrange ressemblance avec l’Église que le judaïsme prend de façon inattendue dans son œuvre. Mais dans la maison d’Israël, ce fut toujours le messianisme apocalyptique, en raison de ses composantes anarchiques, qui apporta de l’air frais. »24

Ces lignes de Scholem mettent parfaitement en lumière les enjeux de la position de Rosenzweig en regard du messianisme. Ce que dit en substance Scholem, c’est que Rosenzweig abandonne au fond le messianisme juif en ce qu’il a de plus vivant et de plus « anarchique », à savoir le « messianisme apocalyptique ». Ce dernier tient précisément à ce qu’affirmait Buber dans sa conférence de 1911, à savoir à l’irruption d’un cataclysme dans l’Histoire. L’existence juive ne constitue pas une retraite hors de l’Histoire, retraite que Scholem compare ici à celle de l’Église, mais une irruption dans l’Histoire des forces capables de la transformer radicalement.25 La position de 24

G. Scholem, Le messianisme juif, op.cit., p.453. On comprend que la position des trois vis-à-vis du sionisme est directement impliquée par leurs conceptions du judaïsme. 25

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Rosenzweig prend tout son relief si on la compare à celle de Buber et de Scholem, dans la mesure où ces positions – celle de Rosenzweig d’un côté, celles de Scholem et Buber de l’autre - épousent les deux traits les plus saillants de l’existence juive en exil : d’un côté, la volonté de maintenir le judaïsme à l’abri des secousses de l’Histoire, dans un « palais de cristal » parfaitement ordonné et achevé, et de l’autre, l’affirmation que le judaïsme ne vit, n’est vivant, que dans et par son désir de changer le réel, de faire advenir la Rédemption, ce que la tradition désigne comme la « réparation du monde ».26 Certes, nous avions vu que cette tendance utopique et anarchiste du judaïsme fut, durant l’exil, étouffée par les autorités rabbiniques, soucieux de maintenir la stabilité d’une vie juive vouée à la précarité. Plus encore : cette tendance utopique voisine dangereusement avec la tendance apocalyptique et activiste qui s’est précisément manifestée dans le christianisme. Le judaïsme rabbinique s’est, pour une bonne part, constitué contre ce type d’attitude, comme le montre bien Scholem. D’où l’insistance sur les « quatre coudées de la loi », de la Halakha juive. Mais le conservatisme rabbinique, que L’opposition de Rosenzweig au sionisme découle de son quiétisme, tandis que pour Buber, si le messianisme juif devrait se produire dans l’Histoire, s’il était le moteur susceptible de secouer le réel, le sionisme s’impose comme le mouvement messianique de son temps. La position de Scholem est plus complexe, dans la mesure où il voulu dissocier sionisme et messianisme, tout en comprenant l’impossibilité d’une telle séparation, ne serait-ce que parce que le sionisme fait resurgir l’hébreu, la langue religieuse du messianisme. Voir le texte essentiel qu’il écrit sur l’hébreu, « A propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenzweig. A l’occasion du 26 décembre 1926 », in: Stéphane Mosès, L’ange de l’Histoire, op.cit., p.239-241). 26 On mesurera la force de cette idée de « réparation du monde » dans le judaïsme en notant qu’elle apparaît dans une prière récitée trois fois par jour, le « Aleinu Lechabe’ah » (Nous devons louer). L’expression hébraïque dit: "letaqen olam bemalhut chadaï" (réparer le monde dans la royauté de l’Eternel).

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Rosenzweig adopte en dernière instance, ne peut empêcher les tendances utopiques et anarchiques d’éclater à des moments décisifs de l’Histoire juive, ouvrant le judaïsme aux vents de l’Histoire. On a vu que Buber jugeait que ce moment décisif était venu en 1911. Scholem, quant à lui, pense que le sionisme est un mouvement capable de mettre en question le mensonge du judaïsme libéral et bourgeois de sa famille. Rosenzweig leur répond que le messianisme apocalyptique, incarné par le sionisme en son fond, signifie ipso facto la mort du judaïsme tel qu’il s’est constitué dans l’exil bimillénaire face au christianisme. Les trois seraient d’accord sur ce constat, à cette différence près : Scholem et Buber diraient que cette mort est nécessaire, que le judaïsme doit se transformer radicalement, tandis que l’auteur de L’Etoile ne croit pas à la possibilité d’une transformation du judaïsme, puisqu’il vit déjà dans l’éternité. On voit que l’enjeu de la question messianique, pour ces penseurs, passe par le rapport du judaïsme à l’Histoire politique, désignée depuis Hegel comme « l’histoire universelle ». La posture messianique consiste à faire entrer le peuple juif dans l’Histoire, quitte à considérer le judaïsme comme une force éruptive capable de la transformer de fond en comble. La posture antimessianique, celle de Rosenzweig, nie tout rapport du judaïsme à l’Histoire, en retirant le peuple juif de la vie historique et en le transportant dans une Histoire sainte, fixée une fois pour toutes au Sinaï. Le messianisme est inscrit ici au cœur des questions qui agitent une génération entière de Juifs allemands, extrêmement sensible aux secousses de l’Histoire européenne, et aux effets de ces secousses sur le peuple juif, et notamment sur son entrée dans l’Histoire avec le sionisme. L’ensemble de la génération prend position précisément sur cette question du judaïsme face à l’Histoire. Les options varient ici d’un 258

penseur à l’autre : on trouve parmi elles le repli vers une orthodoxie rabbinique a-historique, un sionisme de tendance messianique-utopique, un sionisme plus pragmatique, ou encore l’engagement communiste, qui soulève d’enthousiasme de nombreux Juifs après la Révolution d’Octobre 1917. Ce fut pour un temps l’option de Walter Benjamin et d’Ernst Bloch, qui appartiennent eux aussi à cette constellation. Là encore, il nous faut prendre la mesure du rôle du messianisme dans leurs options idéologiques et politiques. 3. Walter Benjamin

Walter Benjamin (1892-1940), ami de Scholem, mais aussi d’Adorno et d’Horkheimer, se situe précisément à la « croisée des chemins » de l’ensemble de la génération.27 On sait que sa pensée est tendue entre l’intérêt pour le messianisme juif, qu’il découvre par Scholem, le romantisme allemand, et le marxisme, qu’il adopte plus tardivement mais de manière très personnelle, à rebours de tout dogme communiste. Comme l’indique Stéphane Mosès, l’itinéraire éclaté de Benjamin peut être saisi dans sa continuité à travers « la permanence de certaines préoccupations, la question de l’histoire étant peut-être la plus centrale d’entre elles. »28 Or, si Benjamin, comme sa génération, est littéralement obsédé par la « question de l’histoire », il ne s’agit pas de n’importe quelle « histoire ».

27

Nous reprenons cette caractérisation à Michaël Löwy, qui l’emprunte à Walter Benjamin lui-même, lequel écrit: "Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins Kreuzweg." ("Sur le caractère destructeur", cité in: Michaël Löwy, Rédemption et utopie, op.cit., p.121. Pour le texte français, voir: Benjamin, Œuvres II, Paris: Gallimard, Folio-Essais, 2000, p.332). 28 Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op.cit., p.98.

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Les lignes qui viennent, parmi les plus anciennes qu’on possède de lui, portent déjà sur cette question lancinante : « Il existe une vision de l’histoire qui, fondée sur la confiance en l’infinitude du temps, se contente de différencier le rythme tantôt rapide tantôt lent selon lequel hommes et époques s’avancent tout au long de la route du progrès. [...] Les réflexions qui suivent visent au contraire à définir un état des choses où le processus historique se concentrerait et s’immobiliserait comme dans un foyer, à la manière des images utopiques dessinées de tout temps par les philosophes. Ici, les éléments de l’état final de l’histoire n’apparaissent pas sous forme de vague tendance au progrès, mais au contraire sous l’aspect d’œuvres et d’idées logées au cœur même de tout présent ; et il s’agit, précisément, des plus menacées, des plus décriées, des plus ridiculisées. La tâche de l’historien consiste à donner une image absolue de cet état d’achèvement encore immanent, à le rendre visible, à le faire régner dans le présent lui-même. Mais cet état des choses ne saurait être évoqué par une description pragmatique de détails (institutions, mœurs, etc.), puisque ce sont précisément ceux-ci qu’il vient contester. Il faut le saisir dans sa structure métaphysique, comme l’idée du royaume messianique ou celle de la Révolution française. »29

Ce qui frappe dans ce texte de jeunesse, écrit en 1914 – avant même la rencontre avec Scholem ! - c’est qu’il semble condenser déjà un certain nombre de thèmes qui viendront hanter le Benjamin des dernières années, notamment la question de la fin « messianique » de l’histoire. Le parcours intellectuel de Benjamin, qui paraît de l’extérieur extrêmement dispersé, trouve ici une indéniable cohérence. Ce qui aura préoccupé l’auteur d’écrits sur la photographie, Kafka, Baudelaire, Brecht ou 29

Ces lignes ouvrent le texte intitulé "La vie des étudiants". Nous citons d’après la traduction de Stéphane Mosès dans L’Ange de l’Histoire, op.cit. p.96-97.

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le Paris du 19e siècle, est, avant toute chose, de formuler une nouvelle conception de l’Histoire, à rebours de l’Histoire linéaire et continue – toujours en progrès - offerte par la philosophie des Lumières. Benjamin se rencontre avec le Buber de la conférence de 1911 pour dire que l’Histoire conçue comme progrès est vouée précisément à manquer le « nouveau », puisque l’ensemble de la temporalité historique ne fait que dérouler une même ligne continue, censée se diriger presque automatiquement vers un état d’achèvement. Or, le nouveau en histoire surgit au contraire de la rupture violente avec ce qui est. Plus encore : la conception selon laquelle l’Histoire ne serait qu’un progrès linéaire manque de respect pour le passé, puisque les époques passées ne sont que des étapes sur le chemin d’un mieux-être, d’un devenir qui les dépasse continuellement. Or, selon Benjamin, l’idéal en Histoire, qu’il désigne ici comme « l’idée du royaume messianique », doit pouvoir s’exprimer à chaque époque. Chacune, par l’un de ses aspects, ses « œuvres » et ses « idées » souvent « les plus décriées », fait signe vers le « royaume messianique », à savoir vers un état achevé de l’Histoire. C’est à l’historien de révéler ces noyaux d’utopie « logés » au cœur de chaque époque historique, au cœur de son « présent ». Le messianisme est donc déjà au cœur des préoccupations qui hantent le jeune Benjamin. Or, on sait qu’il formera une trame constante de sa pensée. Ainsi, quelques années plus tard, en 1920-21, selon Scholem, il écrit : « Seul le messie lui-même achève tout devenir historique, en ce sens que seul il rachète, achève, crée la relation avec cet élément messianique lui-même. C’est pourquoi aucune réalité historique ne peut d’elle-même vouloir se rapporter au plan messianique. C’est pourquoi le royaume de Dieu n’est pas le telos de la dunamis

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historique ; il ne peut être posé comme but. Historiquement, il n’est pas un but, il est un terme. »30

Là encore, nous retrouvons le même schéma de pensée. La figure du « messie », posée dès le début du texte, a une pure fonction de rupture avec le « devenir historique ». De ce messie, apparu abruptement, on ne saura rien. Son « usage » chez Benjamin est essentiellement négatif : il vient bouleverser la conception libérale du temps et de l’Histoire, qui considère le messie comme un « but » de l’Histoire. C’est le sens de l’idée de progrès, qui s’acheminerait progressivement vers ce « but ». Or, dit Benjamin, le messie n’est pas un but, « il est un terme ». Ce qui signifie que ce terme ne vient pas parachever l’Histoire, mais interrompre son cours. La conception messianique de Benjamin obéit ici à la même logique que nous avions décelée chez Buber. Elle vise à disqualifier l’historicité linéaire et continue léguée par l’idéologie des Lumières, idéologie qui s’est perpétuée tout au long du 19e siècle à travers Hegel et même Marx. On peut désormais l’affirmer : le messianisme de cette génération de Juifs allemands est une machine de guerre contre l’idée de progrès. Certes, on peut comprendre cette idée d’interruption par le contexte historique. Benjamin écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui a fait voler en éclats l’idée de progrès. Mais il ne s’agit pas uniquement d’un contexte historique. Rappelons que Buber commence à écrire dès avant la Grande Guerre. Il s’agit d’une nouvelle idée du temps historique, idée issue du messianisme juif, 30

"Fragment théologico-politique", in: W. Benjamin, Œuvres I, Paris: © Gallimard, Folio-Essais, 2000, p.263. Sur l’année d’écriture de ce texte, qu’Adorno avait d’abord estimé être 1937, parce que Benjamin le lui avait lu alors, voir la rectification de Scholem dans la note du traducteur Maurice de Gandillac au bas de la même page. Cette erreur de datation prouve bien la continuité dans les préoccupations de Benjamin autour de la notion d’Histoire messianique.

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redécouvert alors par l’ensemble de la génération. Que Benjamin ait été hanté par cette nouvelle conception du temps historique, c’est ce que prouve son dernier texte, les célèbres Thèses « Sur le concept d’histoire ». Il revient alors à la critique de l’idée d’histoire héritée du libéralisme des Lumières : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine est inséparable de celle d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général. »31

Ce passage vient accorder un socle théorique à la critique formulée par Buber dès 1911 à la conception libérale du temps historique comme progrès. Selon Benjamin, cette conception manque l’idée d’histoire parce qu’elle la place dans « un temps homogène et vide ». Or, précisément, contre cette idée, Benjamin fait de l’histoire un « temps saturé d’“à-présent”. »32 Qu’entend-il par cette expression ? Il s’agit de comprendre que l’histoire ne se déroule pas sur une ligne vide où viennent prendre place les événements les uns après les autres. En effet, les hommes qui font l’histoire font constamment référence à des événements passés comme susceptibles de produire leurs effets sur le présent. Ainsi, le présent et le passé ne cessent de dialoguer, de faire entendre leurs échos l’un à l’autre. Benjamin donne l’exemple de la Révolution française, qui « se comprenait comme une seconde Rome. »33 Le temps historique est donc un temps où chaque moment est saturé de potentialités, grâce à la référence à un passé encore chargé de vie pour les contemporains. La thèse II donne la clé de cette extraordinaire vision de l’histoire, conçue à partir du messianisme juif : 31

W. Benjamin, "Sur le concept d’histoire", in: Œuvres III, Paris: © Gallimard, Folio-Essais, 2000, p.439. 32 Ibid. 33 Ibid.

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« Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportentelles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. »34

L’ensemble de ce passage est placé sous le signe d’une histoire considérée du point de vue messianique. Cette histoire est celle des correspondances entre les générations, qui dialoguent entre elles à travers des « rendez-vous tacites ». La rédemption consiste à sauver les éclats de rédemption apparus à chaque génération de l’histoire. Si la rédemption est encore possible, c’est à condition de conserver le trésor du passé, qui nous lègue en héritage ces éclats disparates et rares. À nous de les sauver en faisant vivre les promesses qui résident dans le passé, en essayant d’y rester fidèles. Benjamin esquisse ici les éléments d’une nouvelle conscience historique, qui tourne le dos à la conception libérale du « temps homogène et vide », grâce à l’idée messianique juive. Que cette idée guide l’ensemble de ses Thèses, c’est ce que prouvent magistralement les dernières lignes de ce texte, qui sont parmi les derniers mots que Benjamin ait écrits, avant sa fuite devant les nazis et son suicide : « On sait qu’il était interdit aux Juifs de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait 34

W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.428-29.

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l’avenir des sortilèges auxquels succombaient ceux qui cherchent à s’instruire auprès des devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer. »35

Si la perception juive suppose la commémoration, ce n’est pas par attachement sentimental au passé en tant que passé. Au contraire, il fait signe vers une vision du temps historique où le passé est préservé comme trésor pour l’avenir. Cet avenir est dit ici à travers « la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer. » À chaque seconde. Car précisément, récuser le temps homogène et vide signifie laisser la place à une conception du temps non progressiste, où chaque seconde est saturée d’« à-présent ». Nous voici reconduits au récit talmudique qui nous instruisait que le Messie pouvait arriver aujourd’hui même, « si vous écoutez ma voix ». L’histoire, encore une fois, dépend des hommes eux-mêmes. C’est à eux de prêter l’oreille aux signes des générations pour faire advenir les promesses du passé. Ces promesses peuvent être réalisées à « chaque seconde ». Rien ne sert de scruter les lois inexorables de l’histoire. Celles-ci ne sauraient tenir face à la volonté des hommes de réaliser les promesses de jadis. Le dernier mot de Benjamin sur l’histoire est un appel à l’action, un message activiste, mais qui prête paradoxalement l’oreille au passé. Seul le respect du passé, que Benjamin désigne ici sous le terme de « commémoration », peut nous guider dans une action qui ne soit pas vaine. Mais cette action n’est elle-même pas un absolu. Dans les cadres d’une pensée juive du messianisme, c’est à Dieu de décider, en dernière extrémité, si l’heure est venue d’envoyer le Messie, ou non. Benjamin ne le dit pas. Son texte reste dans le sillage du marxisme, auquel il se veut fidèle. Mais son messianisme laisser filtrer l’idée que l’action humaine ne saurait se constituer elle-même en 35

W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.443.

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absolu. Elle aurait besoin du Messie, qui précisément vient d’ailleurs, d’un lieu transcendant. Ainsi, la pensée de Benjamin s’achève dans cette tension entre marxisme et messianisme juif, où l’un féconde l’autre. À rebours de tout dogmatisme d’un côté comme de l’autre. 4. Ernst Bloch

Que le temps historique fondé sur la continuité manque l’expérience radicale de l’historicité, que celle-ci se soutient de l’idée d’interruption, cette idée fait son chemin dans la pensée du jeune Ernst Bloch (1885-1977). Ami de Benjamin et de Scholem dans les années 1918-20, membre de la même génération d’intellectuels, il est l’un des représentants d’un marxisme hétérodoxe proche de celui de l’École de Francfort.36 Dans un chapitre inédit de son ouvrage L’Esprit de l’Utopie, intitulé « Symbole : les Juifs », écrit dès 1912, il élabore une pensée originale, déroutante par son syncrétisme affiché, entre messianismes juif et chrétien.37 Bloch est alors, avec son ami Lukacs, membre du cercle de Max Weber à Heidelberg. À l’été 1911, il avait pris connaissance des récits de Martin 36

Pour tous les détails biographiques sur Bloch, nous renvoyons, comme pour les autres auteurs de ce chapitre, à l’ouvrage de Michaël Löwy, Rédemption et utopie, op.cit. Signalons que nous nous limitons ici au jeune Bloch, et à un texte particulièrement symptomatique : "Symbole: les Juifs", que nous tenons, avec Raphaël Lellouche, pour le noyau de toute son œuvre. Par la suite, ce penseur approfondira et développera ses idées dans de nombreux ouvrages importants, dont le monumental Le Principe Espérance (1949-55). 37 Voir : Ernst Bloch, « Symbole : les Juifs », Un chapitre oublié de L’Esprit de l’utopie, précédé de: Les Juifs dans l’utopie, par Raphaël Lellouche, Paris-Tel Aviv, Editions de l’éclat, 2009. Le long texte de Raphaël Lellouche est une excellente introduction, très documentée, à la pensée du jeune Bloch et au contexte de son éclosion. C’est à lui que nous empruntons nos informations sur le jeune Bloch.

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Buber sur le hassidisme, récits qui allaient marquer une génération entière de jeunes Juifs allemands. Comme la plupart des Juifs allemands, Bloch est presque totalement ignorant de la tradition juive. Ainsi, c’est la lecture des écrits de Buber qui allait être l’origine de sa « découverte du judaïsme ».38 Toutefois, on comprendra que cette « découverte » soit extrêmement partielle et lacunaire, puisqu’elle ne passe pas par les textes juifs eux-mêmes, mais par la médiation des écrits de Buber sur le hassidisme, qui n’est qu’une branche tardive du judaïsme européen. Il n’en demeure pas moins que c’est sur cette base pour le moins fragile que Bloch va rédiger le texte intitulé « Symbole : les Juifs », texte qui s’ouvre par la phrase suivante : « S’éveille enfin la fierté d’être juif ».39 Bloch s’inscrit immédiatement dans le renouveau juif initié par Buber, sous l’autorité duquel il se place par ailleurs explicitement, le qualifiant d’« atmosphère morale »,40 un « auxiliaire pour la réflexion sur soi du judaïsme tel que, peu à peu, il commence à se saisir [...]. »41 Bloch commence, en digne fils de sa génération, par critiquer le judaïsme libéral des pères, dont le mot d’ordre est l’assimilation, qui se résume concrètement en l’adoption du mode de vie et de pensée européen. Ainsi, il stigmatise les Juifs allemands assimilés, devenus selon lui « des aiguilles synchronisées, des horloges synchronisées, dans une époque bourgeoise universellement affairée et amystique. »42 Face à cet affairement vain, dont le rejet fait le fond commun de la pensée du temps, il réprouve aussi bien la « fierté d’appartenir à la plus noble des races », qu’il attribue à l’idéologie sioniste, laquelle se résume le plus 38

Lellouche, in: E. Bloch, « Symbole: les Juifs », op.cit., p.11. E. Bloch, op.cit., p.139. 40 E. Bloch, op.cit., p.140-141. 41 E. Bloch, op.cit., p.141. 42 E. Bloch, op.cit., p.140. 39

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souvent en un nationalisme politique de plus. Le « désavantage » du « sionisme d’orientation étatique » consiste « en ce qu’il nie toute la force de l’Élection, et veut ainsi, avec un concept d’État-Nation qui n’était valide de façon assez éphémère qu’au dix-neuvième siècle, faire de la Judée une sorte d’État balcanique d’Asie. »43

Cette critique du sionisme politique, énoncée dès 1912, à savoir au tout début de l’aventure sioniste, est étonnement lucide. Nombre d’intellectuels juifs la reprendront à leur compte, accusant les dirigeants sionistes de ne pas réaliser l’enjeu de leur entreprise, manquant de fait l’ambition messianique du projet, en le limitant à un nationalisme étriqué. Toutefois, le texte se tourne rapidement vers la question du « judaïsme ». Comment Bloch le caractérise-til ? N’est-il pas déjà périlleux d’user d’un terme aussi général ? Mais Bloch, à la suite de Buber, convoque le « judaïsme » comme une entité en soi, l’inclinant dans le sens de ses propres conceptions. Il va formuler trois « traits » qui se dessinent selon lui dans le « sentiment juif du monde » : « Tout d’abord, l’attitude zélée, entièrement volontariste, de s’opposer au monde ; ensuite, la force qui pousse à transformer la vie vers la pureté, la spiritualité et l’unité, grâce à quoi le Juste détient le pouvoir des clefs contre l’autorité supérieure ; et enfin – avec de grandioses visions supra-mondaines – l’orientation aussi bien motrice qu’historiquement prégnante, non naturelle, non figurative, vers un but messianique non encore existant, au-dessus du monde. »44

Nous voyons que Bloch tient le messianisme comme l’un des trois traits du « sentiment juif du monde », ce qu’il 43 44

Ibid. E. Bloch, op.cit., p.142.

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nomme l’orientation « vers un but messianique ». Les deux premiers traits faisaient également signe vers ce « but », puisque l’opposition au monde et la « force qui pousse à transformer la vie vers la pureté, la spiritualité et l’unité » participent eux aussi de cette « orientation » messianique. Il est frappant que Bloch détermine le judaïsme comme une posture négative en quelque sorte, puisqu’il se déploie comme une force messianique qui « s’oppose au monde », à « l’autorité supérieure ». Plus encore, cette force s’exerce dans l’ordre de l’Histoire, dans la mesure où l’orientation messianique est « historiquement prégnante ». Bloch ramène ainsi le judaïsme à une visée entièrement rédemptrice, tournée vers un avenir « non encore existant ». Le tournant du texte se produit lorsque, plutôt que de développer plus avant sa conception originale du judaïsme, il pose une question inattendue : « Pourquoi nous sommes-nous détournés ? C’est d’abord vers nous que le médiateur est venu. Mais jusqu’à il y a peu, tout Juif baissait les yeux devant lui. [...] Que s’est-il passé là, qu’est-ce qui a fait que la haine à l’égard du “pendu” se développa aussi furieusement ? Nous nous sentons pourtant d’habitude si fiers de ce qui nous appartient ! »45

Étrange retournement du texte ! Bloch commençait son écrit en proclamant la « fierté d’être juif », en déclarant l’émancipation du judaïsme de sa sujétion à l’Occident moderne, pour le river immédiatement à la figure de Jésus, qui lui « appartiendrait ». Car le mouvement de pensée de Bloch est ici de réinscrire le christianisme, à travers la figure du « médiateur » ou du « pendu » dans le giron du judaïsme. Il s’agit de se retourner vers Jésus après s’être « détourné » de lui pendant près de deux mille ans. Cette visée syncrétique ne fait pas l’ombre d’un doute lorsque 45

E. Bloch, op.cit., p.143.

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Bloch affirme, un peu plus loin, que « les Prophètes sont transcendés vers le Nouveau Testament. »46 Le messianisme de Bloch semble inclure désormais à la fois le judaïsme et le christianisme primitif, désigné ici sous le terme « Nouveau Testament », et auparavant par le nom de Jésus. Si c’était le but du texte, la démarche de Bloch serait parfaitement chrétienne, puisque le mouvement du christianisme par rapport au judaïsme est un dépassement, dans lequel les Prophètes hébraïques ne font qu’annoncer la « bonne nouvelle » proclamée dans le « Nouveau Testament ». On comprendra que certains témoignages de l’époque décrivent Bloch comme un « Juif apocalyptique catholicisant ».47 D’où vient alors la « fierté d’être juif » ? La fin de ce court texte jette une lumière sur le messianisme de Bloch, qui semble osciller entre judaïsme et christianisme. Un passage particulièrement dense se charge de nous éclairer sur la position de Bloch entre la « synagogue » et « L’Église » : « Mais les Juifs se sont maintenus, un peuple en réserve pour la grandeur, et leur foi est devenue grise. Ils ont, sans découragement, proclamé leur Chéma Israël et ont persévéré avec l’ancien Seigneur Jéhova, le Dieu de la Loi et le Dieu ardent du rituel ; le judaïsme s’est raidi à l’abri des paroles psychiquement apaisantes des Prophètes dans un traditionalisme purement formel et un déisme largement insipide et abstrait. À vrai dire, l’Église, elle aussi, a verrouillé le monde, et de façon beaucoup plus radicale, elle l’a affaibli en détournant les anciennes espérances messianiques aussi bien que l’apocalypse ellemême, en se servant de la fête de la Pentecôte pour l’affaiblir en une simple scène de répétition universelle, une tautologie du déjà advenu. Mais la joie est plus grande 46

E. Bloch, op.cit., p.145. Voir: Michaël Löwy, Rédemption et utopie, op.cit., p.176. En note, Löwy cite le témoignage de Paul Honigsheim, membre lui-même du cercle de Max Weber à Heidelberg à la même époque.

47

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que la Loi, et même si la synagogue se tient à distance de cette doctrine du Hassidisme, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas une organisation ecclésiale fondée sur des mystères, mais elle est ouverte et pour ainsi dire construite en vue de sa propre interruption, en vue du Messie, de l’appel du Messie, du kiddouch hachem à réaliser de manière motrice, morale, métaphysique comme sanctification du Nom de Dieu. »48

Ce passage extraordinairement dense opère, comme toujours chez Bloch, par tournants brusques. Au départ, il semble épouser le point de vue strictement chrétien, selon lequel le Juif est considéré comme attaché au « Dieu de la Loi », au « ritualisme » purement formel d’une Loi sans âme. Puis, dans un deuxième temps, il s’en prend à l’Église elle-même, qui n’a pas su non plus insuffler la vie au monde chrétien, en étouffant toutes les « espérances messianiques » dans une démarche religieuse institutionnelle, où le rite semble parfois plus régulé encore que dans le judaïsme. Enfin – troisième temps – Bloch se retourne vers le judaïsme, « la synagogue », pour y dévoiler ce qui est selon lui son paradoxe constitutif : « elle est ouverte et pour ainsi dire construite en vue de sa propre interruption ». Le judaïsme est ici d’abord évoqué à travers la doctrine hassidique de la « joie », « plus grande que la Loi » – en quoi on reconnaît encore l’influence de Buber. Mais Bloch semble délaisser l’idée hassidique au profit de l’idée autrement plus importante ici d’une synagogue ouverte sur « l’appel du Messie ». Le paradoxe tient donc à une institution, celle de la synagogue ou de l’autorité rabbinique, qui vit dans l’horizon de sa propre « interruption » – plus loin, il écrira « dissolution » – qui aura lieu au moment de la venue du Messie. Comme si la synagogue ne serait qu’une construction provisoire n’ayant

48

E. Bloch, op.cit., p.153-54.

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pour unique fonction que de maintenir la vie du judaïsme en vue du moment de la rédemption. Cette proposition nous permet de saisir le pas supplémentaire franchi par Bloch à la suite de son texte, lorsqu’il évoque un « gnosticisme latent » de la synagogue, laquelle vivrait sur une « mise en opposition du bien et de l’illumination contre tout esprit mesquin et dur de justice ».49 C’est aussi le sens de sa thèse étonnante au sujet de Marcion, qualifié de « grand homme », dont il affirme que chez lui « cet apparent antisémitisme métaphysique est plus proche de la spiritualité messianique que toute l’économie du salut ultérieure qui pétrifia l’Ancien Testament [...] ».50 On comprend désormais que dans la logique messianique de Bloch, judaïsme et christianisme doivent céder la place à un troisième niveau, le niveau messianique lui-même, puisque « le lointain Messie n’est pas encore venu, l’idée toute puissante qui règnera sur le monde n’a pas encore été trouvée. »51 Bloch est en quête d’un puissant mouvement messianique qui a commencé avec les Prophètes hébraïques, s’est poursuivi avec Jésus et le christianisme primitif, et doit s’accomplir à l’avenir. Comment Bloch décrit-il cet avenir dans lequel il semble mettre toutes ses attentes, un avenir où toutes les promesses de l’Histoire humaine sont censées se réaliser ? Le texte évoque en termes mystérieux « l’acte vraiment efficace du Messie », le rêve éveillé de l’antique « sacrilège » des Titans de se nommer le Messie et « l’ultime essence inconnue, véridique, explosive, de la Rédemption du monde ».52 On dira, avec raison, que Bloch entretient délibérément la confusion : que signifie précisément la « Rédemption du monde », expression vers laquelle 49

E. Bloch, op.cit., p.154. E. Bloch, op.cit., p.154-55. 51 E. Bloch, op.cit., p.155. 52 E. Bloch, op.cit., p.155-56. 50

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culminent ce passage et l’ensemble du texte ? Bloch ne l’indique pas clairement. Seules les dernières lignes du texte – écrit en 1912, il faut le souligner à nouveau – se chargent d’apporter un ultime « éclaircissement ». Il y est question, en l’absence d’une définition du but à atteindre, d’une « catégorie de danger, le plus terrible, une catégorie morale », qui est celle du « service les uns pour les autres » où « s’unissent Kierkegaard et les Prophètes ».53 Après avoir énuméré encore les grandes figures porteuses d’espoir messianique, énumération où Moïse côtoie Jésus et Dionysos, Bloch finit par une sorte de « proclamation » : « Eh bien, c’est là que se rencontrerons éternellement les Juifs et les Allemands, les roses de Jéricho légèrement flétries refleurissant après un long temps, comme ces nations, aussi motrices que spéculatives et à l’écoute ; [...] il doit à nouveau devenir pensable, il n’y a aucun doute sur ce point, qu’à travers des milliers d’énergies, et dans la perspective de la proclamation d’un nouvel éon, le judaïsme avec la germanité doit encore une fois signifier un ultime (ein Letztes), gothique, baroque, et, dans cette configuration, en union avec la Russie, préparer ce troisième destinataire de l’attente, de la naissance de Dieu et du messianisme – l’époque absolue. »54

Ces lignes sont chargées d’une intensité messianique rare dans l’histoire intellectuelle et religieuse. Bloch, qui surenchérit encore par rapport au discours de Buber, semble appeler de ses vœux une coalition des nations ou des traditions – ici : le « judaïsme », la « germanité », et enfin la « Russie » – pour faire advenir l’ère messianique, désignée ici comme « époque absolue ». Le couplage juif et allemand rappelle de nombreux textes écrits par des Juifs allemands, notamment Hermann Cohen, ayant appelé à une symbiose entre les deux peuples, montrant leur parenté fondamentale. 53 54

E. Bloch, op.cit., p.156. E. Bloch, op.cit.p.157.

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Ce fut un phantasme central des Juifs vivant en Allemagne à la grande époque de l’assimilation ; on s’étonne néanmoins que Bloch sacrifie à ce mythe, lui qui commence par briser l’idéologie libérale de l’assimilation au début de son texte. Ici, il reconduit l’idée d’une collaboration entre Juifs et Allemands, désormais unis dans la construction de l’ère messianique. On pensera à la personnalité de Gustav Landauer, ce Juif allemand qui fut l’un des chefs de la Révolution allemande de 1919 à Munich, qui illustre l’idée de cette collaboration des deux peuples suggérée par Bloch. Or, Landauer a payé de sa vie sa participation à la Révolution allemande : il fut assassiné, comme Rosa Luxembourg, par des nationalistes allemands qui n’entendaient pas confier le destin de leur pays à des anarchistes juifs inspirés par le messianisme. Ces assassinats ne sont qu’un prélude à la guerre sans merci que livreront aux Juifs les Allemands à partir de 1933. Les paroles de Bloch au début du siècle prennent un relief très particulier à partir de la tragédie de ce même siècle. Singulièrement, c’est dans la Russie, mystérieusement évoquée ici, que de nombreux Juifs décideront de placer tous leurs espoirs. Le messianisme se déplacera alors de Jérusalem à Moscou. Bloch, quant à lui, sera toujours un marxiste messianique qui ne se résoudra jamais à quitter des yeux « Jérusalem » même aux plus hautes heures de l’idolâtrie communiste. Là réside la grandeur paradoxale de ce Juif messianique éternellement en quête d’un idéal, cet homme plus anarchiste et romantique que véritablement marxiste, et pour cette raison même voué à être déçu par tout réel quel qu’il soit. N’est-ce pas le fond irréductiblement juif, irréductiblement romantique aussi, de ce Juif pourtant si peu orthodoxe, si peu fidèle à sa tradition au sens strict du terme ? *

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Ce messianisme judéo-allemand, qui fleurit entre 1910 et 1940, une époque qui se vit elle-même comme la fin d’un monde et le début d’une ère nouvelle, s’effondre en 1945 avec ce même monde judéo-allemand. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le messianisme devient un mot presque tabou en Europe. Il est associé à toutes les folies politiques que le siècle vise désormais à effacer de son horizon. Le messianisme, et toute pensée de l’Histoire de manière générale, deviennent suspects. L’Europe de l’Ouest, sous la houlette des Américains qui viennent de la libérer de la botte allemande, entend revenir aux anciens principes du libéralisme politique chers au 19e siècle, et si durement malmenés entre 1914 et 1945. La raison en est simple : si c’est la pensée de l’Histoire, à travers Hegel et l’historicisme qui l’a suivi, qui a conduit à la catastrophe allemande, il s’agit de tourner le dos à toute pensée de l’Histoire comme horizon ultime du réel. C’est la logique qui préside à la réflexion de Léo Strauss dans Droit naturel et Histoire (1953). Pour Léo Strauss, Juif allemand né en 1899 et installé aux États-Unis depuis 1937, ce livre constitue une « profession de loyauté envers la démocratie libérale américaine » [...], même si le « Droit naturel » qu’il défend n’est pas celui des Modernes, mais un retour aux Anciens.55 On comprend pourquoi Jacob Taubes a pu parler de « restauration » pour décrire la période qui s’ouvre après 1945. En effet, il y va réellement d’un désir de restaurer l’Europe libérale, qui semblait avoir définitivement sombré, entre 1914 et 1945, dans les combats idéologiques d’une 55

Voir: Raphaël Lellouche, "La flèche des amis" – La guérilla herméneutique de Jacob Taubes", in: J. Taubes, Eschatologie occidentale, Paris: Editions de l’Eclat, 2009, p. XXXV). On aura compris que Leo Strauss appartient à la même génération que nous évoquions plus haut. Son itinéraire intellectuel est d’autant plus symptomatique qu’il opère un tournant libéral à partir de son départ pour l’Amérique.

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« guerre civile mondiale ».56 Cette restauration aura un prix : il faudra, pendant de longues années, oublier l’Histoire afin de reconstruire une Europe à neuf.57 On comprendra ainsi la flagrante absence de l’Histoire dans les pensées décisives de l’après-guerre, notamment celles de la génération des années 1960 : Deleuze, Derrida, Foucault ou Lyotard. C’est que l’Histoire, au sens traditionnel, était désormais maudite. Ayant conduit à Auschwitz et à Hiroshima, la pensée de l’Histoire, illustrée par Hegel, se tenait au banc des accusés, puisqu’elle était tenue, à travers l’historicisme qui l’avait perpétuée, pour directement responsable des catastrophes historiques du siècle. Il fallait donc s’écarter d’une pensée de l’Histoire pour se tourner vers une philosophie plus sobre, tournée vers les structures, les sciences humaines ou la linguistique. Ainsi, pendant des dizaines d’années, l’Histoire avait été exclue de la philosophie, du moins la philosophie qui comptait en Europe, essentiellement la philosophie française. C’est seulement dans les années 1980 que la philosophie opère un retour marqué à l’interrogation sur l’Histoire. La raison de ce retour tient à une modification notable du contexte culturel qui met fin au silence sur l’occupation et Vichy et ramène l’époque du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale sur le devant de la scène. Le cinéma et le documentaire donnent le ton. Depuis la fin des années 1960, les films sur le nazisme, l’occupation nazie en 56

L’expression est de Jacob Taubes, in: La théologie politique de Paul, Paris: Seuil, 1999, p.146. 57 Celui qui a analysé ce silence, qui en a proposé une théorie, est Jean-Claude Milner, dans: L’arrogance du présent – regards sur une décennie 1965-1975, Paris: Grasset, 2009. Nous ne pouvons revenir sur ses analyses ici. Disons simplement que le gauchisme français a voulu faire revenir l’Histoire en France, à travers la réactivation du mythe de la Résistance et l’idée de la Guerre Civile. Toutefois, il a remplacé le nom juif par le nom ouvrier. Le messianisme se reportait sur le désir d’une révolution ouvrière, qui se révéla introuvable.

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France et la guerre s’étaient multipliés : Le Chagrin et la Pitié (1969) de Marcel Ophuls, Les Damnés (1969) de Luigi Visconti Lacombe, Lucien (1974), de Louis Malle (coécrit avec Patrick Modiano), et bien d’autres encore. Le discours sur le nazisme et le rapport aux Juifs accède enfin à l’espace public, notamment en France. Mais il faut attendre les années 1980, avec le film Shoah (1985) de Claude Lanzmann, aux effets incalculables sur la scène intellectuelle, ainsi que l’Affaire Heidegger, suscité par l’ouvrage Heidegger et le nazisme (1987) de Victor Farias, pour que la philosophie se tourne vers la question de l’Histoire, et surtout à celle de la première moitié du 20e siècle. La philosophie française va alors faire porter ses analyses sur le sombre chapitre du siècle, qui l’implique au premier chef, puisque celui qui est considéré par beaucoup en France comme le penseur capital du siècle, Martin Heidegger, fut directement engagé dans la mésaventure nazie. D’où la controverse qui ne cesse de se poursuivre autour de l’auteur de Sein und Zeit.58 5. Jacob Taubes

Toutefois, ce retour au sens de l’Histoire du 20e siècle ne signifie pas encore retour à une pensée messianique, qui n’a d’ailleurs jamais réellement existé dans la philosophie française en tant que telle, si l’on excepte la pensée juive. On ne sera pas surpris que les derniers éclats du messianisme proviennent une fois encore d’Allemagne, et plus précisément d’un philosophe juif allemand, Jacob 58

Parmi les livres importants parus alors sur ce sujet, notons les titres suivants: P. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique – Heidegger, l’art et la politique, Paris: Christian Bourgois Editeur, 1987; J.-F. Lyotard, Heidegger et "les juifs", Paris: Galilée, 1988; J. Derrida, Heidegger et la question, Paris: Flammarion, 1990; H. Meschonnic, Le langage Heidegger, Paris: PUF, 1990.

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Taubes. Ce dernier, par sa situation singulière dans le siècle, incarne en quelque sorte l’héritage posthume de la génération juive allemande de l’entre-deux-guerres. Né en 1923 à Vienne d’un père rabbin, il reçoit une formation rabbinique avant de se refugier avec sa famille en Suisse pendant la guerre, où il entreprend des études de théologie, subissant l’influence de Karl Barth et Hans Urs von Balthasar. Sa carrière se poursuivra ensuite à Jérusalem (1948-1949), avec Scholem, aux États-Unis (années 1950) puis à Berlin, où il obtiendra un poste à la Freie Universität. Il y mourra d’un cancer en 1987. Marqué à la fois par l’enseignement de son maître Scholem et par la pensée théologico-politique de Carl Schmitt, Taubes poursuit après 1945 la ligne de pensée de la génération judéo-allemande de l’entre-deux-guerres.59 À partir de ces deux sources, il va consacrer sa vie à la question de l’Histoire à partir d’une approche explicitement messianique. Son premier ouvrage, qui est sa thèse de doctorat – intitulé symptomatiquement Eschatologie occidentale – fut publié en 1947 et constitue le fruit de ses travaux durant la guerre à l’Université de Zürich. Le titre indique d’emblée que ce qui occupe Taubes est la conception de l’Histoire comme « eschatologie », à savoir comme un déroulement temporel orienté vers une fin. Taubes lit l’ensemble du discours occidental sur l’Histoire à 59

Taubes a raconté les circonstances dans lesquelles il a découvert la pensée de Carl Schmitt pendant la guerre, et le dialogue fécond qui s’en est suivi. Ces textes ont été réunis in: J. Taubes, La théologie politique de Paul, op.cit. Les textes sur Carl Schmitt y figurent à la fin, aux pages 143-179. Malgré les traductions, depuis 1999, de trois ouvrages importants de Taubes en français, cet auteur est encore plus ou moins méconnu en France. Parmi les articles parus en français, voir: Jens Mattern, "Mémoire et messianisme. Sur l’idée messianique chez Gershom Sholem, Jacob Taubes et Emmanuel Lévinas", in: Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, 2005 – n.4, Messianisme, pp.201233.

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travers les catégories religieuses d’« eschatologie » et d’« apocalypse » Ce discours remonte selon lui à l’Histoire d’Israël dans la Bible, passe par le discours apocalyptique « de Daniel à Jean » (titre d’un des chapitres du livre) et culmine dans les conceptions modernes de l’Histoire, de Joachim de Flore à Hegel et au-delà même, chez Marx et Kierkegaard, qui héritent de la structure historique élaborée dans les siècles chrétiens. La thèse du livre porte sur le caractère du temps historique dans le discours occidental issu du judaïsme : « La chronologie eschatologique présuppose que le temps dans lequel tout se déroule n’est pas une simple succession mais qu’il est orienté vers une fin. [...] L’histoire n’est pas circulaire, « mais un arc tendu, s’élevant à partir de son origine, se courbant au-dessus du temps, s’inclinant vers une fin où l’immobilité s’installe, et où plus aucun événement ne se réalise. »60

Cet ouvrage guidera l’ensemble des recherches de Taubes autour de l’Histoire conçue comme philosophie sécularisée de l’eschatologie juive et chrétienne. Or, l’enjeu de sa pensée tourne précisément autour de ce trait d’union entre judaïsme et christianisme : l’eschatologie est-elle en dernier ressort juive ou chrétienne ? Son dernier livre, qui recueille le dernier séminaire qu’il a donné, en 1987, sur l’apôtre Paul, revient sur les grandes scansions de cette question. La théologie politique de Paul forme en quelque sorte un condensé de la question messianique. Taubes revient sur l’homme qui se tient au tournant décisif de l’histoire messianique : Paul de Tarse. Juif par son origine et sa formation rabbinique, on a vu qu’il incline l’attente messianique juive vers une conception apocalyptique dans 60

J. Taubes, Eschatologie occidentale, Paris: Editions de l’Eclat, 2009, p.41. Taubes cite ici les travaux d’un chercheur allemand, Hermann Lommel.

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laquelle le Messie est advenu. Paul est généralement considéré, à la fois par les Juifs comme par les chrétiens, comme le fondateur du christianisme. En ce sens, il opérerait la rupture entre les deux religions. Or, Taubes soutient que la prédication de Paul relève encore du messianisme : il réinscrit donc Paul dans le messianisme juif à l’encontre des traditions à la fois juive et chrétienne. Au fond, à en croire Taubes, il n’existerait qu’un seul messianisme, le messianisme juif, dont le christianisme est l’un des effets, sans doute le plus influent. Le messianisme aura connu une résistance de la part des autorités rabbiniques pendant près de 1500 ans, de sorte que le messianisme juif n’aura trouvé que deux manifestations d’importance. Paul est la première grande manifestation du messianisme juif, la seconde étant le mouvement sabbatien au 17e siècle. « Pour autant que je puisse voir, l’idée messianique s’est totalement déployée dans l’histoire du judaïsme que dans deux mouvements messianiques : pendant le christianisme primitif et dans le mouvement sabbatien du 17e siècle. Et ce n’est pas dû au hasard, comme cela pourrait sembler de prime abord. Le premier mouvement est survenu directement avant que le judaïsme rabbinique eût commencé à organiser l’imaginaire de la réalité du peuple juif, c’est-à-dire avant la destruction du second Temple, avant Jamnia et Usha. Le second mouvement naît lorsque le judaïsme rabbinique sous sa forme classique a commencé à se désintégrer. Le judaïsme rabbinique a, en effet, toujours adopté une attitude de refus à l’égard des mouvements messianiques. »61

Dans ces lignes, tirées d’un texte intitulé « Le messianisme et son prix » (1981), Taubes brosse un tableau étonnant de l’histoire juive : le « judaïsme rabbinique » apparaît comme une sorte d’immense parenthèse dans 61

J. Taubes, "Le temps presse" - Du culte à la culture, op.cit., p.75.

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l’histoire du messianisme, une force qui, par « son attitude de refus », entrave son plein déploiement. Au fond, le judaïsme rabbinique n’est pas considéré comme l’agent qui a permis le développement du judaïsme pendant près de deux millénaires, mais comme une institution qui freine le déploiement d’une force qui était là avant elle, à savoir le messianisme. Étonnante lecture de l’histoire religieuse, où nous assistons à un affrontement entre deux forces immenses qui se combattent : le messianisme et le judaïsme rabbinique, dont on a déjà relevé les tendances quiétistes. Or, le « christianisme primitif », comme le « mouvement sabbatien », seraient deux expressions messianiques qui appartiennent encore de plain-pied au judaïsme, en tant précisément qu’il est porteur d’une impulsion messianique. À travers ce passage, le messianisme apparaît comme une force qui comprend à la fois judaïsme pré-rabbinique et christianisme primitif dans une même tendance à la rédemption du monde, tandis que le judaïsme rabbinique oppose à cette tendance un refus obstiné, dû à son orientation essentiellement quiétiste. On voit donc comment Taubes sape les représentations courantes du clivage entre judaïsme et christianisme. Quant à Paul, il est situé au point de gravité du messianisme. En effet, c’est lui qui déclare le passage de l’Histoire d’un temps à un autre, de l’époque de la Loi à celle de la Grâce. Toutefois, ce n’est pas encore cette déclaration qui singularise Paul dans l’histoire religieuse entre judaïsme et christianisme primitif. Il faut lire la parole de Paul en relation à celle de Moïse : « Il existe des thèses qui soutiennent qu’en fait c’est au Christ qu’il [Paul] se compare, c’est-à-dire qu’il serait désormais le Christ et qu’il porterait la Passion du Christ dans sa chair. Je considère cela comme exagéré parce qu’il est toujours doulos, il est toujours le serviteur. Non, ce n’est pas au Christ qu’il se compare, c’est à Moïse ; et il doit remplir la même mission que ce dernier, à savoir la fondation d’un peuple. Et cela est réalisé dans l’Épître aux 281

Romains 9-13. En 9-11, ce qui est fourni, c’est la légitimation du nouveau peuple de Dieu [...]. »62

Taubes se réfère dans son séminaire à l’épisode central du livre de l’Exode, où Dieu demande à Moïse d’exterminer le peuple d’Israël, après la faute du Veau d’Or, et de faire de lui, de Moïse, un nouveau peuple. La scène se répétera au livre des Nombres, après la faute des Explorateurs.63 Or, Moïse, comme l’on sait refuse d’obtempérer, et sauve par ses prières le peuple fautif. Or, voici maintenant la thèse de Taubes : Paul a pris la responsabilité de faire ce que Moïse a refusé durant ces scènes décisives. Paul est ce Juif qui, au vu des méfaits du peuple juif, de ses fautes, dissoudra le peuple d’Israël en fondant un « nouveau peuple de Dieu », qui est celui de la « nouvelle alliance ». Paul est celui qui tire la conséquence de l’impossibilité de la Loi à amender les hommes, puisqu’ils retombent toujours dans leurs fautes. La thèse de Taubes sur Paul est strictement exacte, à condition d’ajouter que ce nouveau « peuple » n’est précisément pas un « peuple », mais l’humanité dans son ensemble, appelée à devenir la servante de Jésus proclamé Christ, à savoir Messie. La thèse de Taubes n’est pas proprement messianique, elle est théologico-politique. Ce n’est pas le messianisme qui fait la singularité de Paul, puisqu’il ne fait que puiser le messianisme à sa source, à savoir chez les Prophètes hébraïques. Non, ce qui singularise Paul, c’est la fondation et la « légitimation d’un nouveau peuple de Dieu ». Toutefois, cette théologie politique se place au cœur du différend messianique entre judaïsme et christianisme. C’est à la faveur de la proclamation du Messie que Paul opère cette fondation théologico-politique. En ce sens, sa thèse se soutient encore du messianisme, même si en son 62 63

J. Taubes, La théologie politique de Paul, op.cit., p.67. Voir: Ex 32 et Nb 14.

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fond, elle ne porte pas sur le messianisme en tant que tel. Ce dernier est juif, du début à la fin, affirme Taubes, et Paul n’est qu’un chapitre particulièrement éclatant du messianisme juif. Toutefois, reste la différence entre les Juifs et les chrétiens, différence qui s’établit par le refus obstiné de la part des Juifs du « nouveau » quel qu’il soit : nouveau peuple, nouvelle alliance, nouvelle Torah. Il ne s’agit pas de fonder le nouveau, il s’agit de se maintenir dans l’ancien par la reprise perpétuelle de la lettre de la Torah, source d’un renouvellement infini. Le renouvellement est permis par la reprise de l’étude obstinée de l’ancienne lettre : tel est le paradoxe de la vie juive à travers les siècles. Taubes rattache cette étude à l’élection du peuple juif, élection qui « suscite la jalousie des nations précisément apocalyptiques », comme il le dit à travers une formule au sujet de Kojève et de Carl Schmitt : « Mais après tout Kojève était russe d’origine, son nom était Kojevnikov, il avait fait sa thèse avec Jaspers à Heidelberg sur Vladimir Soloviev, le “Hegel russe” et l’ami de Dostoïevski. Kojève appartenait donc à une nation apocalyptique – tout comme Carl Schmitt appartenait à l’Empire allemand qui prétendait apporter le salut -, mais moi j’étais le fils du peuple réellement élu par Dieu, qui suscite la jalousie des nations précisément apocalyptiques ; une jalousie qui fait naître des fantasmagories et qui nie le droit à l’existence du peuple réellement élu. »64

Une fois désamorcée la prétendue rupture du Paul avec le messianisme juif, reste le point de butée : le peuple juif ne prétend pas « apporter le salut », il se contente de lire les lettres du texte, attendant, à travers cette étude infinie, un salut intempestif. À travers ces lignes, Taubes se montre encore le fils du judaïsme rabbinique qu’il semblait avoir rejeté comme anti-messianique. Car sa position ici est 64

J. Taubes, La théologie politique de Paul, op.cit., p.166.

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rigoureusement fidèle au judaïsme rabbinique, lequel s’obstine dans une radicale séparation avec les nations en creusant la notion d’élection comme singularité irréductible du peuple juif dans l’Histoire. Toutefois, dans un autre texte, Taubes affiche clairement ses distances avec le rabbinisme, lors de son explication tardive avec les thèses de Scholem sur le messianisme. À en croire ce dernier, le peuple juif a payé cher son adhésion à l’idée messianique : le prix fut « l’impuissance infinie du peuple juif sur la scène de l’histoire mondiale, sur laquelle il a été jeté sans aucune préparation par l’exil. » À cette thèse, Taubes répond ainsi : « J’ose affirmer que ce calcul de coût ne résiste pas à une analyse historique plus approfondie. Ce n’est pas l’idée messianique qui nous a contraints à “vivre en sursis”. Tout effort pour actualiser l’idée messianique a été une tentative pour sauter dans l’histoire, peu importe jusqu’à quel point cette tentative a pu dérailler sur un mode mythique. Il n’est tout simplement pas vrai que l’imagination messianique et que la mise en forme de la réalité historique se situent à des pôles opposés. Les attentes millénaristes de la communauté puritaine dans la Nouvelle-Angleterre en offrent un exemple. Après êtres partis vers la baie du Massachusetts pour fonder une nouvelle Sion, ils ont fini par fonder les États-Unis d’Amérique. Si l’histoire des Juifs en exil était une vie vécue dans l’attente, alors c’est à l’hégémonie rabbinique qu’incombe la responsabilité de cette “vie en sursis”. La fuite hors de l’histoire est plutôt une position rabbinique, le point de vue qui s’oppose à tout mouvement messianique laïque et qui stigmatise comme a priori “pseudo-messianique” toute décharge messianique. »65

Ces lignes synthétisent les données du problème et les enjeux du messianisme dans ses relations à l’Histoire : ils mettent aux prises, d’un côté, une autorité rabbinique très méfiante de toute « décharge messianique », et se réduisant 65

J. Taubes, "Le temps presse", op.cit., p.79.

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aux « quatre coudées de la Halakha », et de l’autre, l’idée messianique, vouée, à un moment ou un autre, à « sauter dans l’histoire » dans un effort pour s’actualiser. Le messianisme n’est pas destiné, comme le pense Scholem, à s’accomplir dans une « existence en sursis » en dehors de l’histoire, mais à s’actualiser dans l’histoire. Or, « l’hégémonie rabbinique » a empêché toute actualisation messianique, la tenant pour mensongère. Taubes appelle donc à donner libre cours aux tendances messianiques, tout en mesurant le « risque messianique ». Car seules ces tendances sont susceptibles de transformer le monde. Taubes semble donc prendre fait et cause pour le messianisme, porteur des potentialités révolutionnaires de l’Histoire. Ce texte s’entendra plus clairement si l’on songe que Taubes s’engagea activement dans le mouvement étudiant allemand des années 1960. L’a-t-il fait en tant que Juif messianique ? La question demeure ouverte. Si Taubes aura initié le renouveau d’intérêt philosophique pour la figure et les textes de l’apôtre Paul, promu soudain à la dignité de philosophe capital, il ne renouvelle pas la pensée messianique. Certes, Paul est lu à nouveau par les philosophes, de Lyotard à Badiou, et selon des manières très diverses, mais la question messianique n’est pas l’enjeu de leurs lectures de l’apôtre. C’est tantôt la figure du « militant fondateur de l’universel », tantôt celle de l’instaurateur de la pensée de la « chair » qui vient recouvrir et se substituer aux « lettres » du texte juif, lettres qui doivent être lues et interprétées sans cesse, soit encore le fondateur d’une nouvelle conception de la lettre et de l’esprit, qui s’inscrit dans la matrice théorique platonicienne. Un seul philosophe fait exception : l’italien Giorgio Agamben, l’une des figures représentatives, depuis la fin du 20e siècle, de la pensée de notre temps.66 Dans un 66

Giorgio Agamben, né à Rome en 1942, enseigne dans de nombreuses universités, dont l’université de Vérone. Il est l’auteur de

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ouvrage intitulé Le temps qui reste – un commentaire de l’Épître aux Romains, il lit les Epîtres de Paul, et notamment l’Épître aux Romains, comme le terrain duquel sont sortis les concepts majeurs de la modernité philosophiques. Il s’agit d’une démarche synthétique qui vise à lire Paul à la fois comme le fondement de notre pensée et celui qui détient la clé de notre temps « présent », dont il scrute les arcanes de Hegel à Walter Benjamin.67 L’analyse de cet ouvrage d’Agamben nous permettra de nous interroger sur la forme que prend une pensée qui se réclame du messianisme, catholique d’inspiration mais radicale dans sa visée, à la fin du 20e siècle et au début du 21e.68

nombreux ouvrages, dont le plus célèbre est sans doute Homo Sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue (1995 pour l’édition originale italienne, 1997 pour la traduction française, parue aux éditions du Seuil), où il élabore une pensée politique originale à partir de la réflexion de Foucault sur le « bio-politique ». Il faut mentionner que dès ce livre, il se rapporte à la question messianique en relation à l’apologue de Kafka « devant la loi », écrivant notamment: « Le messianisme ne représente pas dans le monothéisme une simple catégorie de l’expérience religieuse parmi d’autres, il est son conceptlimite, le point où celle-ci se dépasse et se remet en question en tant que loi (d’où les apories messianiques sur la loi, exprimées aussi bien dans l’Epître de Paul aux Romains que dans la doctrine sabbathienne selon laquelle l’accomplissement de la Torah est sa transgression). » (Homo Sacer I, Paris: Seuil, 1997, p.66). Ainsi, la matrice de son livre sur Paul se trouve déjà dans cette phrase. 67 G. Agamben, Le temps qui reste – Un commentaire de l’Epître aux Romains, traduit par Judith Revel, Paris: © Editions Payot et Rivages, Bibliothèque Rivages, 2000, Petite Bibliothèque Rivages, 2004, 2017. Nos références renvoient à l’édition de 2004. 68 Il va de soi que dans le cadre de notre étude, cette analyse ne saurait être exhaustive. La pensée complexe et riche d’Agamben demanderait une étude en soi. Nous nous limiterons ici à quelques notes sur l’idée messianique chez Agamben.

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6. Giorgio Agamben

Agamben prend le discours de Paul à sa racine hébraïque, précisant que le mot « christos » en grec « n’est pas un nom propre mais, dès la Septante, la traduction grecque du mot hébreu masiah, qui signifie l’oint, c’est-àdire le messie. »69 Il s’agit donc, à la suite de Taubes, dont il se réclame dans sa démarche, de ne pas effacer l’origine juive du paulinisme. Paul est d’abord réinscrit dans le contexte juif. Toutefois, à la différence de Taubes, qui visait à « ré-judaïser » Paul en quelque sorte, Agamben précise immédiatement qu’il lit l’apôtre pour lui-même, à savoir comme celui qui a institué une pensée nouvelle, fondatrice pour l’Occident, et formulé des catégories d’un nouveau temps, le « temps messianique » : « Ce séminaire ne cherchera pas à se mesurer avec le problème christologique, mais, de manière plus modeste et plus philosophique, de comprendre le sens du mot christos, c’est-à-dire messie. Que signifie vivre dans le messie, qu’est-ce que la vie messianique ? Et quelle est la structure du temps messianique ? Ces questions, qui sont celles de Paul, doivent être aussi les nôtres. »70

Immédiatement, Agamben se situe par rapport au paulinisme, et non plus par rapport au judaïsme. Ses questions, comme par exemple « que signifie vivre dans le messie ? », ne sont pas des questions juives, mais des questions déjà chrétiennes. L’étonnant est qu’il estime que ce sont « aussi les nôtres », à savoir celles de ses contemporains, les Occidentaux de la fin du 20e siècle. Comme si la sécularisation radicale des derniers siècles n’avait au fond rien changé à la pertinence des questions pauliniennes, et que celles-ci continuent à gouverner 69 70

G. Agamben, op.cit., p.33. G. Agamben, op.cit., p.37.

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souterrainement notre monde. Et de fait, Agamben ne cessera de scruter les concepts majeurs de la modernité, comme ceux de « peuple », de « démocratie », d’« état d’exception » ou de « dépassement » (Aufhebung) à la lumière des catégories pauliniennes, qui seraient en quelque sorte la clé permettant de saisir la logique qui préside à « notre » temps, dont les limites sont de ce fait assez floues. Le cœur de la thèse se situe dans une représentation du temps, comme l’avait déjà indiqué la question citée plus haut : « Et que signifie la structure du temps messianique ? » Afin de répondre à cette question, Agamben va distinguer entre le temps messianique et le temps de l’apocalypse : « La méprise la plus insidieuse que l’on puisse faire sur le message messianique, ce n’est pas de le confondre avec la prophétie, qui concerne le futur, mais avec l’apocalypse, qui contemple la fin des temps. Le discours apocalyptique se situe au dernier jour, au jour de la colère : il voit la fin advenir et il décrit ce qu’il voit. Le temps que vit au contraire l’apôtre n’est pas l’eschaton, ce n’est pas la fin des temps. Si l’on voulait réduire à une formule la différence entre le messianisme et l’apocalypse, entre l’apôtre et le visionnaire, je crois que l’on pourrait dire – pour reprendre les mots de Gianni Carchia – que le messianique n’est pas la fin du temps, mais le temps de la fin. [...] Ce qui intéresse l’apôtre, ce n’est pas le dernier jour, l’instant dans lequel le temps finit, mais le temps qui se contracte et qui commence à finir (ho kairos sunestalmenos esti, 1 Cor 7, 29) – ou, si vous préférez, le temps qui reste entre le temps et sa fin. »71 (110-111).

Agamben définit ici la distinction essentielle entre deux représentations du temps, souvent confondues : le temps de la fin et la fin des temps. Le temps messianique – le temps de la fin, ou le « temps qui reste entre le temps et sa fin » – 71

G. Agamben, op.cit., p.110-111.

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n’est pas le temps apocalyptique de la « fin du temps ». Le temps de la fin est celui du kairos, du tournant, du temps qui se contracte. Paul se sait à un tournant du temps, le tournant messianique de l’advenue, mais qui n’est pas encore celui de la fin. Il s’agit de se tourner vers la fin à partir du présent messianique. Ce présent joue un rôle décisif pour Agamben : il en fait la clé de sa compréhension du temps messianique. Toutefois, il ne s’agit pas de saisir ce présent comme un présent profane, comme un simple « maintenant ». Cela, c’est le temps d’avant le messie, appelé par Paul « chronos ». Le présent messianique constitue un tournant du temps à partir de l’avènement du messie, tournant qu’Agamben, à la suite de Paul, décrit comme « contraction », ou « récapitulation » : « Pour l’économie du plérôme des temps, toutes les choses se récapitulent dans le messie, aussi bien les choses célestes que les choses terrestres. »72

Le temps messianique est la « récapitulation » de tout ce qui a eu lieu avant l’avènement, au sens où ce qui a eu lieu se condense et culmine dans le messie. Mais ce n’est pas encore la fin des temps, l’eschaton, puisque celle-ci, la parousia, ne viendra qu’au moment où « le temps explose, ou plutôt implose dans l’autre éon, dans l’éternité. »73 Entre le temps profane et la parousie, nous sommes jetés, avec Paul, dans le temps de l’aujourd’hui messianique, du temps condensé ou du tournant. Nous : tous les hommes depuis Paul et jusqu’aujourd’hui, à en croire Agamben. En ce sens, les questions de Paul sont encore « les nôtres », comme il l’écrivait au début. Nous avons à vivre dans la conscience de l’avènement et dans l’attente de la parousie.

72

Epître aux Ephésiens 1:10, cité par Agamben in: Le temps qui reste, op.cit., p. 132-133. 73 G. Agamben, op.cit., p.113.

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Agamben est le penseur messianique de notre temps, à condition d’ajourer que son messianisme est irréductiblement chrétien. Au fond, s’il commence par rattacher Paul au socle hébraïque, c’est pour l’en arracher immédiatement et en faire le fondateur d’une pensée messianique nouvelle. Le messianisme d’Agamben soulève de nombreuses questions : que signifie la « vie messianique » au niveau concret ? Quelle pratique engaget-elle, étant donné qu’Agamben n’appelle pas à un retour au catholicisme, mais propose dans ses ouvrages une démarche politique radicalement critique par rapport à notre « présent » ? Comment doit-on vivre alors la « vie messianique » ? Par l’engagement politique contre « notre temps » tel qu’il se donne dans le discours libéral ? Peut-on, doit-on même, forcer la venue de la parousie – et que signifierait-elle concrètement ? - ou sommes-nous réduits à l’attendre passivement ? Et si on peut la faire advenir, quels en sont les moyens ? Quoi qu’il en soit de ces questions, auxquelles Agamben ne répond jamais directement dans cet ouvrage, la force de sa lecture de Paul tient dans son jeu de renvois entre l’apôtre d’un côté, et la pensée moderne et contemporaine de l’autre ; ce jeu de renvois révèle à la fois le soubassement théologique de notre modernité sécularisée et l’innovation théorique de Paul, qui fonde le mode de pensée moderne. Notre modernité dans son ensemble, à la fois philosophique et politique, serait paulinienne parce que les Epîtres de Paul constitueraient la matrice théorique secrète de l’Occident, celle qui le met en œuvre.74 La démarche d’Agamben s’achève par une lecture de Walter Benjamin, lequel serait, dans ses Thèses sur l’histoire, gouverné lui-même par une logique paulinienne sousjacente. Ainsi, la pensée de l’Histoire de la génération judéo-allemande de l’entre-deux-guerres est elle-même 74

Notons que des lecteurs non-messianiques de Paul, comme Lyotard ou Badiou, s’accorderaient sans doute avec Agamben sur cette thèse.

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rattachée au paulinisme, à travers la catégorie benjaminienne du « temps de l’à-présent » (Jetztzeit), qui apparaît dans la quatorzième des Thèses. Ce terme, que Benjamin, selon Agamben, met entre crochets pour le souligner, serait une citation de Paul. Il renverrait à la conception paulinienne du temps messianique dans les Epîtres. Benjamin écrit : « L’histoire est le lieu d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’“àprésent”. »75

Ce temps « saturé d’à-présent » (die von Jetzzeit erfüllte) correspond exactement, à en croire Agamben, à la définition du temps messianique paulinien. De sorte que Benjamin serait lui aussi tributaire de la pensée de Paul, bien qu’il présente sa thèse sous une version marxiste sécularisée. Est-ce si sûr ? Le temps messianique de Benjamin est-il le temps paulinien ? Poursuivons notre lecture des Thèses : « S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous comme à toutes les générations qui nous ont précédés, a été donnée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. »76

S’agit encore ici, comme le clame Agamben, d’une citation de Paul ? Cette thèse sur l’histoire pose les correspondances entre les différentes générations, correspondances qui nous permettent de comprendre les générations passées et de les « sauver » en prenant en compte leur « prétention ». Toutefois, on pourra se demander si cette vision de l’histoire est celle que théorise Agamben à partir de Paul. N’est-elle pas plutôt fidèle à la 75 76

W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p. 439. W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.428-29.

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conception juive d’une chaîne des générations, où chacune dépend de la précédente, dont elle doit opérer un Tiqqun ? Elle élabore une idée d’Histoire où chaque génération doit saisir sa relation avec telle ou telle génération du passé, relation que Benjamin désigne comme « constellation ».77 Quant à l’à-présent de Benjamin, il ne renvoie pas, comme l’estime Agamben, au tournant paulinien comme « présent messianique », mais à la possibilité que « chaque seconde » – « à l’avenir », précise Benjamin – « était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer. »78 Voilà qui nous renvoie ultimement à la conception juive du messianisme, et non au paulinisme. Cette conception du temps messianique, qui met l’accent sur « l’avenir », est aux antipodes du présent messianique paulinien tel que le reprend Agamben. Nous pouvons désormais l’affirmer : Agamben, à la fin du siècle, ne vise pas tant à nous faire « revenir » à Paul – ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens – mais à placer Paul au cœur de notre temps et de notre siècle, nous donnant, à travers le paulinisme, la clé de la modernité philosophique et politique. En ce sens, le messianisme paulinien serait l’horizon ultime de notre temps, ce que tous les penseurs décisifs, de Hegel à Walter Benjamin à travers Heidegger, Carl Schmitt ou Adorno, révèleraient à leur insu par l’étrange enracinement de leurs catégories dans les Epîtres pauliniennes. Agamben achève sa réflexion par un mouvement d’accomplissement typiquement paulinien. Ainsi, dit-il, c’est uniquement aujourd’hui que nous pouvons lire à la fois les Epîtres de Paul et les Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin : « Dans tous les cas, je ne crois pas que l’on puisse douter que les Epîtres et les thèses, ces deux textes messianiques fondamentaux pour notre tradition, séparés par presque 77 78

W. Benjamin, Œuvres III, op.cit., p.443. Ibid.

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deux mille ans et composés l’un et l’autre dans une situation de crise radicale, forment une constellation qui, pour des raisons sur lesquelles je vous invite à réfléchir, connaît aujourd’hui même le moment de sa pleine lisibilité. »79

Agamben lie ainsi trois époques de « crise radicale » : celle de Paul, celle de Benjamin, et la nôtre, que le philosophe italien rapproche étrangement des deux autres. Ce rapprochement nous suggère que « nous » sommes – mais qui est ce « nous » ? « L’Occident ? » Le monde entier comme « occidental » ? - à la fois à une époque de « crise radicale », mais aussi à une époque d’accomplissement, comme celle de Paul, à un temps de « récapitulation ». Si la crise radicale se laisse percevoir par bien des aspects de notre temps désorienté, l’accomplissement reste mystérieux. En quel sens nous trouvons-nous en un point d’accomplissement ? Et quels sont les signes, les symptômes, de cet accomplissement ? * Ces questions ouvertes réunissent les éléments nous permettant de conclure sous la forme d’une série de questions sur « notre » temps, lequel reste indéterminé : comment le circonscrire ? Quand a-t-il réellement commencé ? Et peut-on prévoir sa « fin » ? Qu’attendre de cette fin ? Un accomplissement messianique ? En quel sens ? Plus généralement, peut-on même penser l’Histoire en dehors des catégories messianiques, en l’absence de tout « sens », de toute orientation ? Quelles que soient les réponses données à ces questions, on conviendra que depuis 1945, l’Europe, qui entendait encore imprimer sa marque dans le monde, a adopté une démarche restauratrice : il s’agissait de revenir au monde libéral du 19e siècle, celui issu des Lumières et de la croyance en une émancipation progressive de l’humanité de ses tutelles politiques et 79

G. Agamben, op.cit., p.242-43.

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religieuses. Toutefois, cette restauration, en faisant l’impasse sur la violence du siècle, en voulant la conjurer par le simple retour à l’institution démocratique soutenue par l’idéologie des Droits de l’Homme, soulève un problème historique de taille : peut-on simplement revenir au passé dans l’Histoire ? Peut-on ignorer les forces menaçantes dont l’époque est porteuse ? Le refoulé n’est-il pas voué à faire retour, aussi bien chez l’individu qu’au niveau de la collectivité ? Ainsi, depuis la fin du 20e siècle, nous assistons au retour de deux refoulés du projet moderne : la nation, la religion. Ces deux forces font retour avec d’autant plus de violence qu’elles ont été refoulées plus ardemment. Le messianisme, projection d’une fin dans la temporalité humaine, fut sans doute à la source de nombreux bouleversements dans l’Histoire. Il peut inciter, comme dans le monde juif traditionnel, au quiétisme de l’attente, mais il peut se retourner aussi vers l’activisme le plus effréné. Penser, comme certains nous le suggèrent, que nous aurions atteint une « fin de l’Histoire » sous une face libérale ou démocratique, ne peut être qu’un leurre pour des esprits avertis des forces en présence dans le tissu historique concret, qui est toujours synonyme d’oppression, qu’elle soit politique, économique ou sociale. Depuis deux siècles, soit depuis Hegel, l’Occident sécularisé a pu croire qu’il était parvenu à une fin de l’Histoire ; or, depuis lors l’Histoire s’est déchaînée avec une violence inédite. Les Juifs, peut-être parce qu’ils sont les premières victimes de tout faux-messianisme historique et politique, se méfient de tout discours d’« accomplissement historique », lequel débouche le plus souvent sur la tragédie. Le messianisme juif, à rebours de toute idéalisation de l’Histoire, de toute idylle comme de tout accomplissement, suggère précisément que l’Histoire est précisément ce qui ne s’achève jamais, ce qui est toujours à reprendre dans la 294

mise en œuvre d’une « réparation » destinée à retrouver l’ordre originel de la Création. Ainsi, le messianisme juif postule que l’Histoire est toujours ouverte vers une potentialité de justice non encore accomplie, et toujours à réaliser. Ce n’est pas le moindre de ses enseignements.

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Nous indiquons ici uniquement les ouvrages modernes. La liste suit l’ordre alphabétique. - Giorgio Agamben, Homo Sacer I, Seuil, Paris, 1997. - Giorgio Agamben, Le temps qui reste – Un commentaire de l’Epître aux Romains, Editions Payot et Rivages, Paris, 2000. - Léon Askénazi, « Les conceptions juives du Messie » (1961), in : La parole et l’écrit, I, Albin Michel, Paris, 1996 - Alain Badiou, Le Siècle, Seuil, Paris, 2005. - Alain Badiou, Saint Paul, La fondation de l’universalisme, PUF, Paris, 1997. - Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française – depuis les années 1960, La fabrique éditions, Paris, 2012. - David Banon, L’attente messianique, une infinie patience, Les Editions du Cerf, Paris, 2012. - Walter Benjamin, Œuvres III, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2000. - Walter Benjamin, Œuvres II, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2000. - Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2000. - Ernst Bloch, « Symbole : les Juifs », Un chapitre « oublié » de L’Esprit de l’utopie, précédé de : Les Juifs dans l’utopie, par Raphaël Lellouche, Editions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2009. - Martin Buber, Judaïsme, Verdier, Lagrasse, 1982. - Yossef Dan, L’apocalypse, jadis et aujourd’hui (Apoqalipsa az ve’ahchav, en hébreu), Yédiot A’haronot, Tel Aviv, 2000 - Mireille Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, Albin Michel, Paris, 2014. - Mireille Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Cerf, Paris, 1990. 297

- David Hartman, "Maimonides’ approach to messianism and its contemporary implications", in: Maimonides in Da’at, Collection on Maimonidean Studies, Editor: Moshe Hallamish, Bar-Ilan University Press, 2004. - Jacques Julliard, La faute à Rousseau, Seuil, Paris, 1985. - Michaël Löwy, Rédemption et utopie, PUF, Paris, 1988. - Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire – Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, Paris, 1992. - Stéphane Mosès, Système et Révélation, Seuil, Paris, 1982. - Mona Ozouf, L’homme régénéré, Gallimard, Paris, 1989. - Aviézer Ravitsky, Messianisme, sionisme, et radicalisme juif religieux, (haqetz hamégulé, en hébreu), « Am “Oved, Tel Aviv, 1993, - Franz Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982. - Gershom Sholem, ‘Pour comprendre le messianisme juif’ (1959), repris dans Le messianisme juif, Calmann-Lévy, Paris, 1974. - Joseph L. Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, Mercury Books, London, 1952, 1961. - Jacob Taubes, ‘Le temps presse’ - Du culte à la culture, Editions du Seuil, Paris, 2009. - Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, Editions de l’Eclat, Paris, 2009. - Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil, Paris, 1999. - Enzo Traverso, ‘Les Juifs et la culture allemande. Le problème des générations intellectuelles.’ in : ‘Revue germanique internationale’, Germanité, Judaïté, altérité, PUF, Paris, 1996. - Shmuel Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoa, Odile Jacob, Paris 1999. - Israël Ya’akov Yuval, Deux peuple sont en ton sein (Chnéi Goyim be’viknekh, en hébreu), ‘Am ‘Oved, Tel Aviv, 2000.

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Table des matières Préface ........................................................................................ 7 Introduction : la dimension messianique du temps juif ............ 15 PREMIÈRE PARTIE MESSIANISMES JUIFS CHAPITRE I À la recherche du messianisme dans la bible hébraïque.......... 21 1. Que signifie « Mashiah » (Messie) ? .......................... 23 2. Que signifie l’expression akharit hayamim (suite/fin des Jours) ? ................................................ 30 3. La littérature prophétique : véritable naissance du messianisme ? ....................... 41 4. Le Livre de Daniel : littérature messianique ou apocalyptique ? .................................................... 53 CHAPITRE II La synthèse rabbinique ............................................................. 65 CHAPITRE III Un ou deux messies ? Les péripéties du messie fils de joseph ............................................................................. 91 1. Le Zohar ..................................................................... 96 2. Le messianisme de Rabbi Isaïe Halévi Horowitz (le Chla). ................................................................. 102 3. Dans le sillage du Chla : le messianisme sioniste du Rav Abraham Isaac Hacohen Kook. .................. 115 4. L’apport original de Léon Askénazi (Manitou)........ 130 CHAPITRE IV Le messianisme : œuvre de réparation dans l’historicité ? .... 139 CHAPITRE V Le messianisme entre le rationalisme et la kabbale ............... 153 1. Le rationalisme juif : Moïse Maïmonide (1135-1204) ............................................................. 155

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2. La tradition kabbalistique : Le messianisme de Moïse fils de Nahman - le Ramban (Nahmanide, 1194-1270) ........................................ 161 3. La postérité de Nahmanide : le Chla, Rabbi Nahman de Braslav ......................... 169 CHAPITRE VI Sionisme et messianisme : une controverse juive contemporaine ............................................................... 175 1. Les critiques radicales du sionisme politique ........... 177 2. Les irréductibles ....................................................... 184 3. Les indécis ................................................................ 194 4. L’exemple du Rabbin Elhanan Wassermann (1874-1941) ............................................................. 197 SECONDE PARTIE HÉRITAGES MESSIANIQUES AU VINGTIÈME SIÈCLE CHAPITRE I Le vingtième siècle : une siècle messianique ? ..................... 213 CHAPITRE II Traces du messianisme dans la pensée du vingtième siècle ................................................................. 235 1. Le pionnier : Martin Buber....................................... 239 2. Franz Rosenzweig et la question du messianisme ....................................................... 252 3. Walter Benjamin ...................................................... 259 4. Ernst Bloch ............................................................... 266 5. Jacob Taubes ............................................................ 277 6. Giorgio Agamben ..................................................... 287 Bibliographie sommaire ......................................................... 297

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La lumière du messie

Rony Klein

Présences du messianisme juif Le messianisme, projection d’une fin dans la temporalité humaine, fut sans doute à la source de nombreux bouleversements dans l’histoire. Il peut inciter, comme dans le monde juif traditionnel, au quiétisme de l’attente, mais il peut aussi se retourner vers l’activisme le plus effréné.

Présences du messianisme juif

Rony Klein, docteur en philosophie, est enseignant à l’université hébraïque de Jérusalem et chercheur à l’Institut Minerva d’ histoire allemande à l’université de Tel Aviv. Rabbin du courant masorti/conservative, il enseigne la pensée juive depuis dix ans, aussi bien en France qu’en Israël. Il a publié, aux éditions Hermann, Lettre, corps, communauté. Entre pensée juive et philosophie française contemporaine (2018).

ISBN : 978-2-343-20005-7

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La lumière du messie

La lumière du messie

Le messianisme juif, à rebours de toute idéalisation de l’histoire, de toute idylle comme de tout accomplissement, suggère précisément que l’histoire ne s’achève jamais, qu’elle est toujours à reprendre dans la mise en œuvre d’une « réparation » destinée à retrouver l’ordre originel de la Création. Ainsi, le messianisme juif postule que l’histoire est toujours ouverte vers une potentialité de justice non encore accomplie, et toujours à réaliser. Ce n’est pas le moindre de ses enseignements.

Présences du messianisme juif

L’idée que nous aurions atteint une « fin de l’histoire », sous une face libérale ou démocratique, ne peut être qu’un leurre pour des esprits avertis des forces en présence dans le tissu historique concret, toujours synonyme d’oppression, qu’elle soit politique, économique ou sociale. Depuis deux siècles, soit depuis Hegel, l’Occident sécularisé a pu croire qu’il était parvenu à une fin de l’histoire ; or, depuis lors, l’histoire s’est déchaînée avec une violence inédite. Les Juifs, peutêtre parce qu’ils sont les premières victimes de tout faux-messianisme historique et politique, se méfient de tout discours d’« accomplissement historique », lequel débouche le plus souvent sur la tragédie.

Rony Klein

Préface de David Banon