Richesse, terre et valeur dans l'Occident médiéval: Economie politique et économie chrétienne
 9782503598123, 2503598129

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Avant-propos. UNE ÉCONOMIE ENCASTRÉE
Chapitre 1. ENTRE CROISSANCE ET CRISE: LES ARRIÈRE-PLANS DE L’HISTOIRE DE L’ÉCONOMIE MÉDIÉVALE
Chapitre 2. LES ÉCRITURES DE L’ÉCONOMIE AU MOYEN ÂGE
Chapitre 3. RICHESSE ET POUVOIR AU HAUT MOYEN ÂGE
Chapitre 4. ENTRE VILLES ET CAMPAGNES : ACCUMULATION, REDISTRIBUTION ET ÉCHANGES
Chapitre 5. LA RICHESSE DES MOINES
Chapitre 6. LES ARISTOCRATES, LES ÉGLISES ET LA TERRE: L’EXEMPLE ITALIEN
Chapitre 7. ACHETER ET VENDRE LA TERRE. QU’EST-CE QUE LE MARCHÉ FONCIER AU MOYEN ÂGE?
Chapitre 8. MESURER LAVALEUR DES CHOSES AU MOYEN ÂGE
Chapitre 9. LA FORMATION DES PRIX (IXe-XIIe SIÈCLE)
Chapitre 10. LES MOYENS DE PAIEMENT
Chapitre 11. CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT : RYTHMES ET MESURE (IXe-XIIIe SIÈCLE)
Chapitre 12. LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)
CONCLUSION
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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL ÉCONOMIE POLITIQUE ET ÉCONOMIE CHRÉTIENNE

COLLECTI O N D ’ ÉTU D ES M É D IÉ VAL E S DE N IC E Collection fondée par Rosa Maria DESSÌ, Michel LAUWERS et Monique ZERNER Direction Michel LAUWERS Comité éditorial Germain BUTAUD, Yann CODOU, Rosa Maria DESSÌ, Stéphanie LE BRIZ-ORGEUR Comité scientifique Enrico ARTIFONI (Università di Torino), Jean-Pierre DEVROEY (Université Libre de Bruxelles), Patrick J. GEARY (Institute for Advanced Study, Princeton), Dominique IOGNA-PRAT (EHESS, Paris), Florian MAZEL (Université de Rennes 2), Didier MÉHU (Université Laval, Québec), Jean-Claude SCHMITT (EHESS, Paris), Élisabeth ZADORA-RIO (CNRS, Tours) Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMR 7264, Université Nice Sophia Antipolis – CNRS Pôle Universitaire Saint-Jean-d’Angély SJA3 24, avenue des Diables-Bleus F-06300 Nice Cedex * Maquette Antoine PASQUALINI Illustration de couverture

Cartulaire du monastère de San Clemente a Casauria, XIIe siècle : Paris, BnF, ms. lat. 5411, fol. 124r. En conférant en 917 un diplôme à ses moines rassemblés, l'empereur Bérenger Ier confirme les possessions du monastère et le prend sous sa protection. Le souverain est venu jusqu'au monastère, sur les bords du fleuve Pescara, et fait un don qui accroît le prestige sinon la richesse de l’établissement religieux et consolide le lien établi dans les décennies précédentes avec ses prédécesseurs carolingiens. L'acte est d'autant plus important pour le monastère que celui-ci vient d'être ravagé et détruit, sans doute par un raid de Hongrois, et que la protection impériale, bien que lointaine, est censée favoriser sa restauration. En réalité, il végète jusqu'aux années 930, moment où les abbés commencent à mobiliser le patrimoine foncier de l'abbaye pour le restructurer et y investir en édifiant des habitats fortifiés. La représentation que donne de cet événement l'illustrateur du XIIe siècle vise à montrer le lien unissant la communauté monastique au pouvoir impérial, et il est remarquable que cela s'opère par la médiation d'un écrit qui est redoublé par le geste même de donner. C'est du moins l'interprétation qu'un moine vivant dans le Midi aux temps de la domination normande peut construire d'un acte datant de la période post-carolingienne.

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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

COLLEC TION D’ÉTUDES MÉ DIÉ VAL E S DE NIC E VOLUME 19

RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL ÉCONOMIE POLITIQUE ET ÉCONOMIE CHRÉTIENNE

LAURENT FELLER

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© 2021

F H G, Turnhout, Belgium.

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ISBN : 978-2-503-59812-3 E-ISBN : 978-2-503-59813-0 Numéro de dépôt légal : D/2021/0095/342 Numéro de DOI : 10.1484/M.CEM-EB.5.127243 ISSN : 2294-852X E-ISSN : 2294-8538 Printed in the E.U. on acid-free paper

Avant-propos

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UNE ÉCONOMIE ENCASTRÉE

omment fonctionne concrètement une économie « encastrée », c’est-àdire une économie dont les éléments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rémunération, l’échange, la consommation, sont si profondément incrustés ou imbriqués dans les relations sociales qu’ils en deviennent impossibles à individualiser ? Comment interpréter les échanges dès lors que nous avons la certitude que les objets considérés exclusivement sous l’angle de leur valeur marchande ou de leur utilité sont précisément ceux que notre documentation ne met pas en valeur ? Dans un testament médiéval, la valeur des legs est d’abord constituée par les affects qui s’attachent aux objets, non par la contrepartie monétaire que l’on pourrait en tirer. De même, la valeur d’une terre n’est pas déterminée uniquement par sa capacité productive et la vente d’un bien foncier qui doit tenir compte de cela ne peut pas être réduite à un simple transfert de propriété. La formation de son prix obéit dès lors à des règles particulières qu’il faut découvrir1. Les choses et les personnes sont mêlées et les séparer est précisément ce qui fait le but de l’opération lorsqu’un bien de propriété, quel qu’il soit, se transforme en marchandise ou simplement change de détenteur2. Karl Polanyi a passé la seconde partie de sa carrière scientifique, après la Seconde Guerre Mondiale, à chercher des réponses à ces questions qu’il est le premier à avoir posées en économiste et en historien, appuyant son raisonnement sur des enquêtes effectuées sur la Mésopotamie antique. Il a suscité des débats et ouvert des voies qui se sont avérées très fécondes autant pour les anthropologues que pour les archéologues et les historiens. L’une des conclusions que l’on peut en tirer relève apparemment de l’évidence : les économies anciennes ne sont pas des reproductions en plus petit ou en moins sophistiqué des économies contemporaines. Elles ne fonctionnent tout simplement pas selon les mêmes règles et celles qui régissent l’économie politique ne s’appliquent qu’imparfaitement voire pas du tout à elles3. Or, la science économique tend à penser les problèmes qu’elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s’ils relevaient d’une science de la nature4. L’économie médiévale pour sa part présente des caractères propres qui la différencient profondément de l’économie contemporaine et qui obligent à ajuster les concepts et les problématiques employées. C’est à ces questions que ce livre s’efforce à son tour de répondre à propose de l’Occident pour la période allant du VIIe au XIVe siècle.

1. 2. 3. 4.

FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. MAUSS 1924, p. 173. POLANYI 1944 ; POLANYI 2011. BOURDIEU 2017, p. 141-170.

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

I. CATÉGORIES À QUESTIONNER L’échange, durant le Moyen Âge, n’est que partiellement un échange marchand. Il doit, pour être compris, intégrer d’autres logiques, à commencer par celle du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. Le questionnement sur les prix et sur la valeur des choses, par conséquent, ne peut être ramené à une interrogation sur le fonctionnement des marchés, sur les règles de concurrence et à une réflexion sur la rareté mais doit intégrer une autre dimension qui est celle des stratégies sociales et politiques construites à partir de là. Historiciser les catégories d’analyse, leur restituer une épaisseur ou une substance propre à la période et à cette société, est une nécessité méthodologique. Considérer d’autre part que les facteurs de production que sont le travail, la terre et le capital sont présents ensemble et sont mobilisés de la même manière au Moyen Âge qu’aux époques moderne ou contemporaine, serait une erreur manifeste : l’existence du travail forcé dans le cadre d’une économie reposant en partie sur la servitude et ne pouvant pas être qualifiée d’économie commerciale avant l’extrême fin du Moyen Âge, contraint à traiter la question des facteurs de production différemment. Il faut pour l’éclairer aborder aussi celle de la contrainte et de ses cadres institutionnels, c’est-à-dire s’interroger sur la seigneurie. Si le mouvement profond de la vie économique amène à intégrer l’échange marchand, par la multiplication des places d’échange et celle des réunions périodiques spécialisées, celui-ci ne constitue pas sa finalité unique. De même, il est impossible de penser la terre et de se la représenter comme un simple instrument ou facteur de production5. Elle est bien d’autres choses : élément de la nature, elle est aussi support du pouvoir et apporte du prestige à qui la détient en même temps qu’elle produit les richesses nécessaires au maintien du statut. Les droits qui s’exercent sur elle sont d’une très grande complexité et ne peuvent se penser comme un simple rapport de propriété et renvoient aux droits que les seigneurs détiennent lesquels déterminent les droits sur les hommes. Ni le travail ni le rapport des hommes à la terre ne peuvent par conséquent se penser isolés, en eux-mêmes et pour eux-mêmes Il faut, pour les décrire, intégrer tout ce qui fait la domination sociale, les forces de la contrainte et les résultats de l’humiliation des faibles, s’efforcer enfin de comprendre les interactions sociales qui se jouent autour d’eux. Les contreparties offertes lors de tâches, qu’elles soient accomplies sous la contrainte ou librement, forment alors une sémantique de l’exploitation du travail humain davantage qu’elles n’assurent la rémunération du temps passé ou celle du savoir-faire mobilisé. Calculer la valeur de ces contreparties et les mettre en regard des besoins et des nécessités est possible et fait sens mais n’épuise pas toute la signification des modalités, de la temporalité et de la nature de la rétribution6. 5. 6.

Ce que font NORTH et THOMAS 1973. Voir BECK, BERNARDI, FELLER 2013 et ici même, chapitre 12.

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Les relations sociales dont il est ici question ne sont pas abstraites. Elles s’incarnent dans un ensemble d’institutions, la famille, l’Église, la seigneurie, qui organisent et structurent les hiérarchies sociales en donnant à chacun un rang et un statut. Produire et échanger, au Moyen Âge, c’est aussi assumer son statut juridique ou social, en faisant ce que l’on s’attend à vous voir faire, mais aussi œuvrer à modifier celui-ci par l’échange, commercial ou non, par l’accumulation de biens et, de façon contradictoire, par leur redistribution par la charité ou les donations aux églises. Il est de ce fait difficile de faire l’histoire des uns, les facteurs de production, sans faire l’histoire des autres, les institutions, et de leurs productions écrites concernant leur propre économie. Ce point est important : dès l’instant que les structures de production atteignent un certain degré de complexité, elles sont mises dans l’obligation de produire des documents de toute sorte, de la liste à la comptabilité, qui permettent de formaliser l’information, de la transmettre et de la conserver. La question cognitive, celle des outils à la disposition des agents, fait alors pleinement partie des problèmes à aborder pour traiter convenablement de la vie économique. Les agents, d’autre part, considèrent que la production de documents est indissociable de leur activité productrice ou de leurs activités d’échange7. En ce qui concerne les études médiévales, admettre la très profonde intrication entre ces différents ordres, l’économique, le social, l’institutionnel et le culturel, a davantage fonctionné comme un frein que comme un stimulant aux études d’histoire économique et a abouti à la mise de côté, sinon tout à fait à la délégitimation, de tout un pan du savoir savant et de la recherche. Celui-ci ayant cessé d’être autonome mais imbriqué dans d’autres, il tend d’une certaine manière à faire partie des études subalternes ou subordonnées en tout cas à une histoire culturelle désormais dominante parce qu’englobant l’ensemble des activités de l’homme. Ce livre voudrait montrer que l’étude du champ de l’économie est une nécessité, même si les objets comme les méthodes doivent être adaptés.

II. LA QUESTION DE LA QUANTIFICATION ET DE LA SÉRIATION Des considérations présentées jusqu’à présent, on pourrait tirer la conclusion que sériation et quantification, qui sont au fondement même de l’histoire économique depuis le XIXe siècle, ne sont pas possibles ni même utiles. Si les rémunérations ne sont pas le prix du travail et seulement cela, alors la comparaison entre prix et salaires est inutile. Il en irait de même pour les marchés que l’on peut atteindre à l’époque médiévale et, en particulier, du marché foncier. Admettre cela serait tout à fait excessif voire faux, la valeur des choses, comme indication leur étant extérieure et étant désignée par un prix, fait partie d’un savoir commun à tous les agents économiques et rares sont ceux qui agissent comme si le prix était un attribut de la chose même, comme cela a pu être conceptualisé dans 7.

GOODY 1979 ; COQUERY, MENANT, WEBER 2006.

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les premières lectures médiévales d’Aristote8. Rares sont ceux aussi qui, comme Géraud d’Aurillac, se plaignent d’avoir payé une denrée de luxe en dessous de sa valeur et agissent en conséquence en dédommageant le vendeur prétendument lésé9. Si nous poursuivons cet exemple, d’ailleurs, il nous faut aussi prendre en considération le statut de l’acheteur, un prince dans cet exemple, et celui de l’objet, une soierie destinée à des usages cérémoniels. Ne pas la payer un prix élevé, littéralement la déprécier, c’est la rendre moins propre à son usage qui est l’ostentation de la richesse et de la puissance de son détenteur. L’opération économique ici heurte la finalité de l’acquisition. Il y a bel et bien une transaction marchande mais elle n’intéresse l’acquéreur que dans la mesure où elle peut valoriser son propre statut à travers la possession d’un objet particulier. Payer le prix fort et considérer que la valeur de l’objet désiré est indépendante du marché est alors la seule attitude rationnelle. On trouvera très peu de nombres et de propositions de quantification dans cet ouvrage. Il est cependant tout à fait possible de mobiliser les données chiffrées médiévales lorsqu’elles existent : il se trouve que les enquêtes menées ici, davantage méthodologiques que de terrain, n’appelaient pas une telle utilisation des nombres. Les études auxquelles j’ai participé antérieurement ont cependant montré la pertinence et les résultats positifs que l’on pouvait tirer des nombres médiévaux. Je fais allusion ici à celles concernant le marché de la terre menées sur un canton italien du IXe au XIe siècle10. Les documents, des séries continues d’actes de vente s’étageant sur deux siècles, y donnent souvent, mais pas toujours, des indications de surface et de prix et décrivent également les parcelles de terre vendues. Certaines sont inappréciables parce que contenant des éléments de pouvoir, par exemple un château, ou, ne fournissant pas d’indication de surface, rendent impossible toute estimation. En sens inverse, des actes donnent des surfaces mais, se situant dans un autre registre, mentionnent une contrepartie en nature (un animal, une arme, un vêtement) dont la valeur monétaire n’est pas donnée. Là encore le calcul est impossible mais dans l’un et l’autre cas, il faut se demander quelle est la nature de la transaction effectuée afin de pouvoir commenter l’acte et s’en servir dans un discours historien. L’estimation ou la mesure peuvent être inutiles parce que la vente se produit à l’intérieur de la parenté ou de l’alliance ou bien parce qu’il s’agit de préparer une alliance de mariage ou encore parce que l’échange n’a comme finalité que resserrer des liens de clientèle. Cela nous amène à réfléchir à la nature même des transactions qui s’opèrent et dont la documentation transmise garde la trace. En revanche, une fois le fichier des transactions nettoyé de tous les actes ne contenant pas l’ensemble des données nécessaires à un calcul (surface, prix, nombre de parcelles, présence de vignes, de terrains enclos, de maisons), il en est demeuré encore assez pour établir une équation permettant de calculer les 8. PIRON 2010. 9. FELLER 2016a. 10. FELLER 1998 p. 386-419. FELLER, GRAMAIN et WEBER 2005.

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éléments déterminant les prix et d’établir des courbes les reflétant. Il est ainsi possible de voir fluctuer dans le temps la valeur monétaire des unités de surface et d’individualiser deux marchés fonctionnellement différents, celui des parcelles et celui des exploitations. Une chronologie peut également être établie et le comportement des catégories de terres être approximé ce qui donne sur l’évolution de la valeur d’un objet des indications irremplaçables. Il s’agit là de calculs assez élémentaires. Ils ne contredisent pas l’autre approche mais au contraire la complètent en indiquant les déterminants complexes des activités humaines : tantôt on vend pour le profit, tantôt pour se procurer du bétail ou pour se rapprocher de puissants ou de parents. Vendre pour le profit signifie le plus souvent partir : dans ces cas, on a des transactions pures, c’est-à-dire aboutissant à un prix de marché. Quantifier est donc bel et bien possible, même pour de hautes époques et avec des objets aussi complexes que la terre. Mais ce n’est pas suffisant et il faut étudier l’autre versant des transactions. C’est à cet autre versant que ce livre est consacré, à travers ses trois parties : les fortunes foncières, ce que j’ai appelé de façon pompeuse l’économie politique du haut Moyen Âge, la valeur des choses et les dynamiques économiques. Le terrain que j’ai retenu pour cette enquête, je l’ai dit, est principalement celui d’un haut Moyen Âge allant du VIIIe au XIIe siècle. Quelques incursions sont poussées vers le XIIIe et le XIVe siècle, mais l’essentiel du propos concerne la période précédente qui a, depuis la fin du XXe siècle, connu les renouvellements problématiques et épistémologiques les plus profonds du fait d’une utilisation raisonnée de ce que Dominique Barthélemy appelle joliment les suggestions de l’anthropologie. Ces renouvellements ont atteint évidemment aussi le champ de l’économie, en employant tantôt sur une approche marxisante, tantôt sur une sociologie wéberienne qui, l’une comme l’autre, proposent des analyses globales du monde social et des groupements qui le constituent. La première direction est illustrée par l’œuvre de Chris Wickham, abondamment citée dans ces pages, et la seconde par celle de Jean-Pierre Devroey qui ne l’est pas moins. Celui-ci y a ajouté récemment une sensibilité particulière aux questions environnementales, autre côté de la matérialité essentielle à la compréhension des sociétés humaines11. Cette dimension est absente de ces pages qui n’ont de toute façon aucune prétention à l’exhaustivité problématique mais veulent proposer des enrichissements et des approfondissements à la réflexion menée sur l’économie médiévale. Celle-ci a été marquée par deux renouvellements importants. Son « Grand Récit » et sa chronologie ont été bouleversés par le déplacement des bornes qui encadraient la description des cycles. Elle a également été modifiée par le renouvellement de la réflexion sur l’écriture et sur la production, la conservation et l’usage de la documentation à finalité économique. Je m’en explique dans la partie liminaire qui est à la fois une mise en perspective historiographique et une réflexion sur la construction de la documentation produite et finalement transmise et qui constitue ce que nous appelons nos sources. 11. DEVROEY 2019.

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III. LES FORTUNES La première partie est consacrée à l’attitude des élites à l’égard de la richesse. En son cœur se trouve la question des patrimoines, de leur constitution, de leur gestion et de leur transmission. Contrairement à ce qu’il a pu être dit, les comportements aristocratiques sont, à l’égard des biens de production, parfaitement rationnels et, surtout, cohérents. Elles visent d’abord à assurer le maintien et l’accroissement des revenus du groupe familial. Pour cela, plusieurs tactiques sont possibles, désormais bien connues. La première est simplement l’intensification de la production agricole et l’accroissement du revenu obtenu par le prélèvement opéré sur le travail paysan. C’est elle que, à partir du VIIIe siècle et le développement de l’économie domaniale, l’aristocratie semble privilégier12. Les témoignages écrits que nous en avons sont exclusivement ecclésiastiques, seuls les monastères et les évêchés étant équipés pour conserver sur la longue durée des documents juridiques ou économiques. Ce que nous savons à travers eux nous montre une concentration des agents de la seigneurie sur l’encadrement des hommes, la connaissance des terroirs et une attention constante portée à la production de céréales et à la culture de la vigne, l’élevage demeurant une activité annexe. C’est en revanche par la commercialisation des surplus de vin que les circuits d’échange ont été réanimés, du moins en ce qui concerne le Nord de la Gaule13. L’augmentation vraisemblable de la production dans le cadre de l’économie domaniale semble avoir engendré un cercle vertueux de la croissance, une croissance lente certes, toujours remise en cause par les incertitudes du climat et les irrégularités de la météorologie. L’exploitation intensive ou intensifiée des terres et les défrichements de terroirs nouveaux permirent ainsi à l’empire carolingien d’exister et à la structure sociale qui le portait de résister aux différentes crises des IXe et Xe siècles. Les réaménagements postérieurs ne furent possibles que parce que la structure en place avait tenu malgré tout et avait été relativement efficace. La seconde voie de l’enrichissement est désormais la mieux connue : c’est la gestion de la proximité du pouvoir et des bénéfices concrets qui en dépendent. Participer au pouvoir cela signifie accéder, de façon temporaire ou définitive, à titre précaire ou héréditaire, aux terres fiscales et aux incultes. Les dons du roi ou les bienfaits dont il gratifie ses proches accroissent mais surtout renouvellent, génération après génération, les fortunes de l’aristocratie. L’une des fonctions du souverain est en effet d’assurer une circulation verticale de la richesse qui, d’ailleurs, est réciproque, une partie des dons faits par le roi lui revenant sous la forme de munera, contreparties obligatoires offertes à leur tour par les bénéficiaires de ses largesses14. Par ailleurs, être proche du roi c’est aussi bénéficier des profits de la guerre, de façon directe par le pillage et la participation au butin et de 12. WICKHAM 2005, p. 258-302. 13. DEVROEY 1979 ; DEVROEY 1984. 14. NELSON 2010.

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façon indirecte par l’accroissement de prestige que la guerre victorieuse ou non induit. Cet aspect de la société carolingienne a des conséquences remarquables. Du milieu du VIIIe siècle au milieu du IXe siècle, tant que dure l’unité impériale, les patrimoines ne sont que partiellement territorialisés, les bases de pouvoir des grandes familles étant disséminées sur l’ensemble du territoire dominé par les Francs et avec elles leurs fortunes, ce qui a pu créer l’impression d’un manque d’intérêt de ces agents à l’égard des questions de gestion et d’organisation de la production comme de l’échange : les critiques des capitulaires portant sur l’attitude désinvolte des titulaires d’honneurs à l’égard de leur dotation foncière, surexploitée, comme sur leur attitude à l’égard de la paysannerie montrent que ce problème a effectivement existé et que les souverains ont eu conscience de menaces pouvant peser à terme sur ce que nous appelons l’appareil productif : dégradation des sols, mauvais entretien des bâtiments, mauvais traitement infligés aux travailleurs, sous-investissement dans les moyens de transport, tout cela pouvait engendrer effectivement une baisse sérieuse des revenus et était caractéristique d’une attitude irrationnelle à l’égard de la richesse et de sa préservation. Dans le même temps, alors que les richesses circulent du roi vers les grands et, dans une mesure moindre des grands vers le roi, ceux-ci s’activent aussi à convertir leurs biens en changeant leur statut et utilisent les institutions ecclésiastiques, en particulier les monastères pour parvenir à ce but. Que cela signifie-t-il ? Les laïcs font de nombreuses donations de terres aux monastères semblant de la sorte amoindrir leurs patrimoines, allant, à ce qu’il a pu sembler, jusqu’à menacer la position sociale de leurs familles en les appauvrissant15. Ces donations n’avaient que rarement un caractère total et définitif, les donateurs conservant des liens avec les biens cédés, sous la forme de droits d’exploitation et ayant toujours la possibilité de les revendiquer16. La donation, en revanche, leur fait gagner des amis et renforce leur inclusion dans un réseau qui les protège et les soutient : cela, qui est vrai en Bourgogne aux XIe siècle, l’est également en Italie méridionale aux IXe-Xe siècle. De plus, l’existence de liens forts entre les grands laïcs et les monastères donne aux premiers un droit d’accès aux patrimoines fonciers des monastères et, également, un droit de tirage sur leurs richesses mobilières, les trésors monastiques mais aussi épiscopaux faisant l’objet d’emprunts forcés qui ne tournent pas nécessairement à terme, au désavantage des moines17. Les moines de plus mobilisent leur patrimoine foncier et concèdent des superficies importantes en contrats agraires de longue durée ou en précaire18. La circulation des terres obéit par conséquent à une règle de réciprocité, les dons effectués par les grands aux monastères étant compensés, voire rémunérés par l’accès accordé par leurs abbés au patrimoine de leur institution. La donation ne signifie donc pas l’immobilisation du bien et la perte de revenus. Elle est au contraire une ouverture 15. 16. 17. 18.

DUBY 1953. ROSENWEIN 1989 et 1999. Voir, dans un autre contexte, mais avec les mêmes principes, SOPENA 2013. FELLER 1999.

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qui permet l’institution de liens entre les parties et rend possible la circulation des droits sur les terres. D’autre part, jusqu’à la réforme grégorienne au moins, c’est-à-dire jusqu’à la seconde moitié du XIe siècle, le pouvoir laïc a toujours revendiqué un versant sacré. Celui-ci qui manifeste concrètement par la présence de membres de l’aristocratie dans les monastères et surtout par la revendication des positions de commandement que sont les abbatiats et les épiscopats. Ceux-ci reviennent de droit à des familles en quelque manière spécialisées et qui en sont en fait propriétaires, même si les relations entre le laïcat et ces institutions représentées ou incarnées par des grands sont souvent très complexes19. Les générosités faites aux églises renforcent ce caractère et font des biens précieux que sont les terres des biens sacrés, désormais inviolables et exclus de la circulation marchande. Les relations privilégiées avec les institutions donataires permettent d’assurer la pérennité de ce système et de ce va-et-vient constant de richesses mobilières et immobilières. C’est à cette structure que la réforme grégorienne s’attaque et entend mettre fin en séparant le sacré et le profane et en étendant la définition de « l’hérésie simoniaque ». Les conditions concrètes d’organisation et de gestion des patrimoines changent par conséquent à la fin du haut Moyen Âge lorsque les circuits économiques établis avec l’Église ne peuvent plus être entretenus de la même manière. L’examen des politiques patrimoniales des grands, qu’il s’agisse de laïcs, de monastères ou d’abbayes montre, par conséquent, que nous sommes ici en présence d’agents économiques rationnels et en grande partie efficaces, c’est-à-dire en mesure d’assurer l’essentiel des finalités qu’ils se sont assignés et de donner un premier essor au développement économique de l’Europe occidentale. Devant inscrire leurs institutions ou leurs groupes familiaux dans la durée, ils arbitrent leurs choix de manière à ce que la reproduction et la transmission de leur richesse soit assurée, le rang et la richesse étant, dans cette société, comme dans beaucoup d’autres, étroitement imbriqués.

IV. LA VALEUR DES CHOSES La seconde partie de l’ouvrage propose une série d’analyses autour de la valeur des choses. Que l’on s’entende bien : on n’a pas l’intention de résoudre l’un des problèmes théoriques les plus épineux qui soient, mais simplement de s’interroger sur les pratiques et les instruments cognitifs qui permettaient aux agents de savoir ce qu’ils faisaient, c’est-à-dire de définir leurs intentions et de juger des résultats. Au demeurant, une interrogation sur la notion de valeur et son maniement n’est guère possible avant le XIIIe siècle et le développement de la pensée scolastique. Le concept n’est pas construit et la meilleure manière de l’atteindre est de travailler 19. BÜHRER-THIERRY 2007. Voir l’exemple de MEINWERK DE PADERBORN, REUTER 1995, FELLER 2013 voir aussi, à propos de l’évêque de Sienne, Peredeo, qui a laissé un dossier de textes tout à fait conséquent, STOFELLA 2007 et 2015.

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de façon purement empirique en considérant la documentation écrite, et spécialement les actes de la pratique, comme le reflet à peu près exact de pratiques de terrain. C’est en les analysant au plus près que l’on peut parvenir à comprendre les catégories implicites qui orientent les choix et les décisions des agents. Ceux-ci procèdent à un « bricolage » des éléments dont ils disposent pour décrire des réalités complexes et qui ne correspondent pas nécessairement aux normes juridiques dont ils ont connaissance. La capacité des scripteurs à adapter les éléments de droit romain ou de droit germanique aux coutumes locales est alors un élément fondamental. Le fait est cependant que les écrits pratiques – ou pragmatiques – ne rendent pas compte de l’intégralité de ce qui se déroule, de ce qui se produit et des conséquences que cela a. Un transfert de propriété ne consiste pas seulement à faire passer des droits d’une personne ou d’une institution à une autre. Il est aussi l’occasion d’une investiture, c’est-à-dire d’une cérémonie au cours de laquelle un rituel est célébré publiquement, qui parachève l’acte et le rend pleinement efficace. Le versement d’un prix ou d’une contrepartie ne suffit pas : il faut que des gestes soient effectués et que des paroles soient prononcées. De ce fait, la cession, quelle qu’en soit la durée et quel qu’en soit le coût cesse d’être exclusivement un acte économique pour s’inscrire, par la performance accomplie, dans le registre des actes sociaux. Pour cette raison, les chroniqueurs médiévaux considèrent donations, achats, échanges et contrats agraires comme des événements et les intègrent dans leurs récits à côté des faits politiques qui en forment la trame mais n’en épuisent pas le contenu20. Ces actes en apparence économiques mais qui sont aussi des actions sociales comportent normalement des mentions de contreparties monétaires ou non monétaires. Leur présence implique une connaissance assez précise de la valeur de ce qui est échangé. Cette valeur est construite. S’agissant de terres, elle n’est pas sans rapport avec le potentiel économique du bien : elle est considérée aussi comme un instrument de production, bien sûr. Mais sa valeur d’échange est fluctuante et dépend aussi de l’arbitraire des agents, quelle que soit leur position, qu’ils paient, qu’ils acquièrent ou simplement fixent le montant de la contrepartie : on en trouvera un exemple remarquable dans l’arbitrage rendu en 813 par Adalhard de Corbie dans un échange de terres entre deux abbayes italiennes21. C’est par conséquent autour de la question empirique de la formation des prix, d’estimation de la valeur des choses, principalement des terres et des moyens de paiement que s’organise cette partie. Elle laisse de côté la question des objets et, en particulier, des objets de luxe qui constituent un cas particulier traité par ailleurs22. Elle insiste sur les moyens de paiement utilisés et qui sont évidemment liés de près à l’estimation et au prix mais qui ont également d’autres fonctions. La monnaie est un instrument polysémique et, dès lors qu’à un objet est associé ou est affectée 20. FELLER 2020a. 21. Voir chapitre 7. 22. FELLER 2015b.

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une fonction monétaire (mesure de la valeur, conservation de la valeur, moyen de paiement), il peut servir, outre aux trois fonctions canoniques, à d’autres usages et notamment à des usages sociaux. Les anthropologues ont depuis longtemps réfléchi à la question de la signification sociale des moyens de paiement, les objets monétaires disponibles ayant toute sorte de significations et étant notamment aussi des marqueurs de statut ou de rang23. Les moyens de paiement médiévaux ne sont pas limités aux monnaies frappées par les souverains. Ils peuvent être matériels ou immatériels : la contrepartie dans un échange, ce peuvent être aussi des prières ou de la protection, de l’amitié, la distinction entre don et échange commercial n’étant pas toujours très nette et des affects pouvant s’insérer dans le jeu. Ce peuvent être aussi des objets ce qui, dans le cas des salaires, a la conséquence de rendre illisible leur valeur et la détermination exacte de leur pouvoir d’achat. Les paiements en nature pour partie ou pour totalité de la rémunération des journées de travail sont en tout cas habituels dans le monde rural24 et fréquents dans l’artisanat où ils posent cependant problème et rencontrent fréquemment une hostilité marquée de la part des autorités publiques25. Celles-ci sont en permanence conscientes de l’importance de la question monétaire, au moins depuis l’époque carolingienne et la grande réforme entreprise à la fin du VIIIe siècle. Celle-ci a équipé le monde occidental de monnaies réelles, les deniers, qui ont été jusqu’au début du XIIIe siècle,la seule unité émise par les différents pouvoirs souverains gouvernant l’Occident. En même temps, le système de compte élaboré alors, quelles qu’aient pu être les raisons pour lesquelles il l’a été, reposant sur trois unités, le denier, le sou et la livre, permettait de mesurer toutes les valeurs et de concevoir une infinité de grandeurs sans que des objets matériels leur soient nécessairement associés. Il n’y a pas au IXe siècle de pièce d’un sou ou de plusieurs sous, pas plus qu’il n’y a de pièce d’une ou de plusieurs livres mais l’existence de ces trois valeurs, dont deux, le sou et la livre sont, au IXe siècle, de pures abstractions, permet de se livrer à toute sorte de calculs d’équivalence et à des conversions multiples. Le système qui dure jusqu’au XIXe siècle s’exprime à partir du XIIIe siècle dans une infinité de monnaies réelles qui tendent d’ailleurs toutes à devenir à leur tour des monnaies de compte26. Par ailleurs, si les souverains ou les princes exerçant une fonction souveraine ont une certaine conscience des nécessités de la vie économique, ils ne renoncent pas pour autant à se servir de la monnaie comme d’un signe, les mots des devises et les images gravées sur l’avers ou le revers étant porteurs de messages qui disent une partie de la conception du pouvoir des puissances émettrices. Parallèlement, à partir du début du XIIIe siècle, la sensibilité des gouvernants aux besoins de l’économie d’échange et en particulier, en ville, à la question des salaires à verser sur 23. 24. 25. 26.

POLANYI 2011, p. 163-195. Voir par exemple GODELIER 1969 mais aussi et surtout TESTART 2001a. PICCINI 1998. RODOLICO 1998. BLOCH 1954 ; SPUFFORD 1988.

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les chantiers les amène à adapter leur offre de monnaie et à frapper des pièces à plus fort pouvoir libératoire. La difficulté, mais elle est classique, est que toutes ces considérations se vérifient en même temps. Les contradictions ne sont pas aisément mises au jour et leur antagonisme n’entraîne pas nécessairement de conséquences : un paiement en nature et en argent suppose deux modes d’évaluation différents et sans doute aussi la poursuite de buts différents. Payer un prix et définir le rang de celui qui le reçoit par la nature de l’objet monétaire choisi sont des actions cela relève de deux ordres distincts mais qui se confondent dans notre documentation.

V. DYNAMIQUES Tout cela produit cependant des effets : c’est à la description d’une toute petite partie d’entre eux que la troisième partie est consacrée. Le premier d'entre eux est naturellement le développement de l’Europe occidentale. On entend par là sa croissance démographique et la profonde transformation de sa culture matérielle entre Xe et XIIe siècle. La construction des paysages ruraux, la maîtrise de l’espace agraire, la multiplication des villages, le développement de villes dessinant désormais des réseaux, l’accélération des échanges locaux et internationaux, la multiplication des édifices de pierre, tout cela manifeste un enrichissement considérable et montre qu’une direction est prise que même la crise terminale du Moyen Âge ne parvient pas à infléchir durablement. La croissance économique a un rythme et elle a des pôles. Elle est cependant pratiquement impossible à mesurer, les indicateurs chiffrés n’existant pas ou étant impossibles à construire. Elle repose sur des interactions nouvelles entre l’homme et le milieu. Celles-ci sont liées en partie aux oscillations climatiques qui rendent possibles l’accroissement des surfaces cultivées en céréales. Le choix fait à la fin du haut Moyen Âge en faveur de la mise en valeur du territoire par une céréaliculture efficace met à la disposition des hommes et des femmes une quantité croissante de calories. Elle se fait au détriment d’une économie mixte mêlant l’exploitation de l’espace sauvage et l’exploitation de l’espace agraire. Procurant davantage de calories, les céréales fournissent aussi une diète moins variée et qui fait courir davantage de risques parce que les récoltes sont irrégulières. Les aléas de production demeurent nombreux et les accidents fréquents : la famine est toujours une menace, elle est toujours un horizon permanent pour reprendre le mot de Le Goff dans Civilisation de l’Occident médiéval. Les transformations de l’Occident sont concomitantes à la construction d’une structure, la seigneurie, dont les différents aspects sont maintenant subsumés sous le vocable latin de dominium, dont l’efficacité clarificatrice est grande et permet d’éviter le recours à des catégories juridiques (seigneurie foncière, seigneurie banale, seigneurie personnelle) ou géographiques (seigneurie territoriale). Instrument de domination sociale, la seigneurie est également un outil de production, un moyen d’encadrer les hommes et d’opérer des prélèvements massifs

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sur le travail paysan et ses fruits. Exercer le dominium signifie à la fois posséder et exploiter des terres, gouverner des hommes et les soumettre à des ponctions sur leurs revenus en argent ou en nature, être enfin en position de les contraindre à exercer des corvées ou à accepter des rémunérations très basses. Cela veut dire aussi exercer sur eux une emprise idéologique et religieuse considérable et efficace. Il y a un aspect totalisant dans le concept dont l’avantage est aussi de gommer les césures chronologiques sans doute artificielles qui ont été imposées à notre grand récit des années 1950 aux années 1990. Le dominium, si on l’analyse comme une structure, est un ensemble dont les éléments interagissent les uns sur les autres et dont l’intensité comme la forme varie. Il est par conséquent pertinent de l’employer de l’époque carolingienne à la Révolution française. À l’intérieur de cette structure, un seul élément a été retenu, la question de la rémunération du travail paysan. Il y a là un point d’application immédiat de tout ce qui a été dit précédemment concernant la mesure de la valeur et les moyens de paiement, appliqué à une réalité, le travail, que le Moyen Âge ne sait pas nommer et que nous avons les plus grandes peines du monde à mesurer. L’enjeu, s’agissant des modalités de la rémunération des travailleurs de la terre, est de comprendre comment s’applique la domination seigneuriale ou, dans des contextes où, comme en Toscane, elle est moins évidente, la domination des citadins sur les travailleurs. En fait, partout, on trouve les mêmes ingrédients dont la répartition ou la proportion mériterait d’être mieux étudiée. Dans le Siennois, étudié de ce point de vue dans les années 1980 par G. Piccini, ou dans le contado florentin, étudié un peu avant par C.-M. de la Roncière, on retrouve toujours la question de la rémunération en argent ou en nature, celle de la dette aussi, le travail servant de moyen de paiement pour la rembourser mais servant aussi, en sens inverse, à contraindre l’ouvrier au travail, qu’il soit ouvrier agricole ou compagnon artisan,27. On retrouve partout la même difficulté à mesurer la valeur des différents éléments composant la rémunération et à établir leur fonction exacte ou la raison de leur présence ou de leur dénomination. Une même prestation peut prendre deux noms différents et, par conséquent, le même mot ne pas toujours signifier la même chose : les variations du mot salarium à l’intérieur d’un même document, l’enquête sur les domaines des Hospitaliers de Provence en 1338, jadis étudiée par Georges Duby, en donne une illustration éclatante28. Mais d’autres documents présentent une hétérogénéité lexicale identique. Les gestes associés à la rémunération ne sont pas toujours spécifiés : il faut les hasards d’un coutumier ou le cahier d’un intendant pour avoir quelques informations sur eux. Certains sont humiliants, comme peut être humiliante la façon dont les repas sont servis à ceux qui en bénéficient en complément de rémunération ou à la place de toute autre forme de rémunération. Le moment où celle-ci est versée et les modalités de son versement sont sans aucun doute l’occasion de faire jouer 27. CLAUSTRE 2005. 28. DUBY 1961.

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toute une gamme de rituels qui rappellent à chaque travailleur sa place et son rang. Elle est aussi une affaire de pouvoir et d’expression de la domination seigneuriale. * La présentation qui vient d’être faite, centrée sur le rôle des élites sociales, la valeur des choses ainsi que sur les effets concrets ou matériels de la rationalité pratique mise en œuvre par les agents, est naturellement très incomplète et ne livre pas les clefs d’interprétation de la vie économique médiévale. Aussi bien ne s’agissait-il pas de proposer un manuel d’histoire économique ou de répéter le « grand récit » de la croissance et de la crise mais de poser des jalons qui permettent d’intégrer aux problématiques couramment mobilisées et demeurant pertinentes quelques-uns des apports des vingt ou trente dernières années en matière d’histoire sociale. En particulier, l’un des buts que j’ai poursuivis a été la mobilisation de réflexions intégrant l’ethnographie à l’histoire du Moyen Âge. De là vient l’interrogation permanente sur la rationalité des agents et sur les motivations des prises de décision : que savent-ils et comment l’expriment-ils ? De là vient également l’interrogation sur le lien entre action économique et écriture. Ces réflexions enfin se sont construites lors de et grâce à ma participation à divers groupes de travail et à différents programmes de recherches dont ce livre est indissociable, la plupart des chapitres composant l’ouvrage ayant paru sous une première forme soit comme fruits de communications à des congrès, soit comme introductions problématiques à ceux-ci soit enfin comme articles de réflexion. Il est par conséquent le produit d’un effort collectif et d’un itinéraire intellectuel commun, avec ses désaccords, ses singularités, ses originalités mais aussi ses points de convergence dans la construction de problématiques qui rendent compte de situations connues mais abordées d’une manière nouvelle. Ces chantiers ont été tout d’abord celui sur le marché de la terre, contemporain d’un autre portant sur les élites sociales du haut Moyen Âge et enfin d’une enquête sur la valeur des choses, déclinées à travers une recherche sur les échanges non commerciaux et sur l’expertise en matière économique. Celles-ci ont été menées au sein du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, UMR 8589 CNRS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elles m’ont permis de travailler principalement aux côtés de Monique Bourin, Régine Le Jan, Florence Weber, et aussi de Chris Wickham et Jean-Pierre Devroey, qui ont joué un grand rôle dans l’élaboration des problématiques que j’utilise. Elles m’ont permis aussi de côtoyer un grand nombre de chercheurs impliqués dans ces travaux collectifs. Parmi eux, Ana Rodriguez et Claude Denjean avec lesquelles j’ai publié les travaux de deux programmes (« Valeur des choses et circulation des richesses » avec la première, « Expertise et valeur des choses » avec la seconde). Agnès Gramain, Catherine Verna, Emmanuel Huertas, Julie Claustre et Didier Panfili tiennent aussi à des titres divers, une grande place dans tous ces travaux, qu’ils y aient participé directement ou indirectement. Qu’ils trouvent tous ici l’expression de ma gratitude.

PREMIÈRES PUBLICATIONS DES CHAPITRES DE L’OUVRAGE Chapitre 1 : « Histoire du Moyen Âge et histoire économique (Xe-XVe siècle) en France », F. Ammanati (éd.), Dove va la storia economica ? Metodi e prospettive, secc. XIII-XVIII, Florence, 2011, p. 39-60. Chapitre 2 : « Les écritures de l’économie au Moyen Âge », Revue Historique, 693, 1, 2020, p. 25-65. Chapitre 3 : « Introduction. Formes et fonctions de la richesse des élites au haut Moyen Âge », J.-P. Devroey, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 5-30. Chapitre 4 : « Accumuler, redistribuer et échanger durant le haut moyen âge », (dir.), Città e campagna nei secoli altomedioevali, Spolète, 2009, p. 81-114. Chapitre 5 « La richesse des moines. Économie morale et économie politique au haut Moyen Âge », Monachesimi d’Oriente e d’Occidente nell’alto medioevo, Spolète, 2017, p. 845-876. Chapitre 6 : « Les politiques des familles aristocratiques à l’égard des églises en Italie centrale (IXe-XIe siècles) », F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan (dir.), Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire du haut Moyen Âge, Rome, 2005, p. 265-292. Chapitre 7 : « Introduction. Enrichissement, accumulation et circulation des biens. Quelques problèmes liés au marché de la terre. », L. Feller et C. Wickham (dir.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005, p. 3-28. Chapitre 8 : « Mesurer la valeur des choses au Moyen âge », P. Boucheron, L. Gaffuri et J.-P. Genet (dir.), Valeurs et systèmes de valeurs (Le pouvoir symbolique en Occident, 1300-1640, III), Rome, 2016, p. 57-76. Chapitre 9 : « Sur la formation des prix dans l’économie du haut Moyen Âge », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 66, 3, 2011, p. 627-661. Chapitre 10 : « Money and its ideas : Payment Methods in the Middle Ages », R. Naismith (dir.), Cultural History of Money in the Medieval Age, Londres, 2019, p. 37-55. Chapitre 11 « La croissance médiévale. Rythmes et espaces », dans La crescita economica dell’Occidente medievale. Un tema storico non ancora esaurito, Pistoia, 2017, p. 47-68. Chapitre 12 : « La rémunération du travail en milieu rural. Quelle place pour le salariat ? », C. Beck-Bossard, F. Guizard-Duchamp et E. Santinelli (dir.), Robert Fossier, les hommes et la terre. L’histoire rurale médiévale d’hier et d’aujourd’hui, Valenciennes, 2018, p. 215-236.

Chapitre 1

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armi les historiens européens, à l’exception des Britanniques, l’histoire de l’économie semble désormais faire figure de parent pauvre et c’est une antienne régulièrement entonnée que la nécessité de relancer cette spécialité. À y regarder de près cependant le tableau est extrêmement nuancé et plein de clair-obscur. Le fait que la discipline soit enseignée dans bon nombre de pays dans les départements de Sciences Économiques et non dans ceux d’histoire trouble encore plus la vision : les arrière-plans épistémologiques ne sont à l’évidence pas identiques entre histoire et économie et, par conséquent, les problématiques se construisent de façon extrêmement différente, voire opposée29. La bibliographie disponible, même en français, montre cependant une spécialité très active et capable de tracer de nouvelles voies, même si elle a en apparence perdu les positions de pouvoir académique et de prestige qui étaient les siennes il y a un demi-siècle. Le bilan français est en effet loin d’être désespérant voire simplement inquiétant. Dressé à la fin des années 1990 par P. Braunstein, P. Bernardi et M. Arnoux30 et faisant suite d’une certaine manière à celui, extrêmement pessimiste qui avait été établi en 1994 lors du premier colloque de la société d’Histoire et Sociétés rurales il le complétait, puisque les rapporteurs de 1994 parlaient essentiellement d’économie rurale, tandis que ceux de 1998 axaient leur propos sur l’artisanat et l’industrie31. Une autre synthèse a été tentée exactement en même temps par A. Guerreau, très pessimiste pour des raisons tenant, selon lui, à la position épistémologique des chercheurs en histoire de l’économie, ou plutôt, à leur absence de capacité réflexive32. Le rapport de 1998 était accompagné d’une réponse, écrite par Nathalie Fryde et Michael Rothman concernant l’état de l’art en Allemagne. À l’optimisme tempéré de la partie française répondait, mais de façon mesurée cette fois par l’espace rédactionnel, l’anxiété de la partie allemande face à la place de plus en plus restreinte qu’occupait l’histoire économique en Allemagne. Le propos des historiens français, centré sur les questions des sources, des techniques, de l’entreprise et du travail montrait une activité soutenue des chercheurs dans un nombre considérable de domaines novateurs, en particulier du côté de l’histoire des techniques33 et de celui de l’entreprise. Depuis, les mêmes directions ont été 29. Ces problèmes sont posés dans DAUMAS 2012 et 2013. Voir également la réflexion collective développée à Prato lors du colloque de 2010 : AMMANATI 2011 ; Voir FELLER, GRAMAIN 2020. 30. BRAUNSTEIN, BERNARDI, ARNOUX 2003. 31. AYMARD 1995, BOIS 1995. 32. GUERREAU 1998. Également GUERREAU 2001a, p. 109-120. 33. VERNA 2001 ; VERNA 2017.

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poursuivies et parfois infléchies mais certainement pas abandonnées. En même temps, c’est-à-dire entre 1998 et maintenant (2020), le sentiment qui hantait N. Fryde et M. Rothmann, celui d’une crise de l’histoire économique médiévale, liée à des difficultés d’ordre institutionnel autant qu’épistémologique, s’est aussi diffusé en France. Il est de fait que les enseignements universitaires spécialisés y sont rares dans les départements d’histoire et, surtout, que certains secteurs, ceux impliquant un maniement massif des nombres, sont, malgré les possibilités offertes par l’informatique, en grande partie laissés de côté, alors qu’ils sont mobilisés par d’autres spécialités, notamment l’histoire politique et l’histoire culturelle. On note en particulier que, comme partout, la démographie est nettement délaissée et qu’aucune grande enquête faisant appel aux techniques quantitatives n’est lancée. Ce constat n’est vrai que pour l’Europe continentale. L’histoire économique anglaise continue, pour sa part, de prospérer, à travers des enquêtes d’économistes qui intègrent des historiens médiévistes dans leurs équipes et dont l’un des buts est de mesurer la richesse des nations et son évolution à travers la reconstitution du Produit Intérieur Brut sur le long terme34. Poursuivant des recherches portant sur les rendements, la productivité et les prix, l’école britannique s’oriente de manière décisive vers un rapprochement avec l’économie en alignant ses problématiques sur celles des économistes et en se servant de façon préférentielle des catégories de cette discipline, tout en s’efforçant de les historiciser. L’insertion de l’histoire environnementale dans la pratique britannique accentue encore ce trait en donnant une place prépondérante à la mesure et aux représentations graphiques qui en sont dérivées et en minorant les aspects humains et sociétaux des phénomènes économiques35. Parallèlement, les publications récentes montrent une activité importante des individus et des équipes dans ce champ particulier et leur analyse établit que des renouvellements problématiques et méthodologiques sont à l’œuvre : de nouveaux thèmes sont abordés, le traitement de ceux qui l’étaient déjà est souvent modifié et de nouvelles perspectives apparaissent36. D’un autre côté, le dialogue avec les anthropologues, entamé depuis longtemps mais approfondi ces dernières décennies, a des effets particulièrement importants sur l’histoire du Moyen Âge qui atteignent les études de son économie : l’étude des échanges est de plus en plus étroitement corrélée à la dichotomie échange marchand/échange non marchand ainsi qu’à une réflexion approfondie sur les transactions où la notion de contrat joue un rôle central37. Enfin, la nécessaire réflexion sur les conditions de production de la documentation écrite et sur la légitimité de leur mise en série a permis l’approfondissement de la réflexion critique et a débouché sur une approche davantage culturaliste des nombres qui 34. BROADBERRY, CAMPBELL, KLEIN, OVERTON, VAN LEEUWEN 2015. Une application pratique dans MAYHEW 2013. 35. Voir par exemple CAMPBELL 2016. Critique brève et incisive dans GENET 2017. 36. DEVROEY 2019 offre un exemple des apports de l’histoire environnementale à notre compréhension des sociétés anciennes, tout en établissant des garde-fous méthodologiques et critiques tout à fait salutaires. 37. CLAUSTRE 2019.

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permet de donner à ceux-ci une place particulière dans la réflexion : la mesure des quantités et des valeurs obéit durant le Moyen Âge à des règles et à des nécessités qui peuvent être fort éloignées des nôtres38. Les médiévistes sont devenus familiers de la lecture de Maurice Godelier, de Alain Testart, de Jack Goody et de quelques autres ; ils ont ainsi appris à utiliser dans leurs descriptions de la vie économique des considérations concernant des sociétés situées de l’autre côté du Grand Partage mais qui, convenablement transposées, ont une puissance heuristique considérable. Ils se sont aussi efforcés de contribuer au renouvellement de la problématique en mobilisant, sans les cannibaliser, des concepts tirés de la science économique : la lecture des écrits de A. Sen a ainsi permis à toute une génération de médiévistes de reprendre à nouveaux frais la question des famines médiévales39. Elles sont désormais comprises comme des phénomènes complexes qui doivent être éclairés par l’analyse des vulnérabilités des populations face à la question alimentaire. Les mécanismes à l’œuvre dans les famines sont en effet tout autant sociaux et institutionnels que proprement économiques et la succession des mauvaises récoltes n’est pas seule en cause, même si elle est toujours à l’origine de difficultés plus ou moins intenses et plus ou moins rapprochées dans le temps. Outre l’intérêt propre de l’objet, cette approche a relancé les études sur la conjoncture du XIVe siècle, en permettant de dépasser les apories laissées par la génération de G. Duby et M. Postan40. De plus, les voies ouvertes récemment, parce qu’elles recourent à des méthodes elles aussi nouvelles, permettent de mobiliser des documents jusque-là négligés ou d’en moderniser considérablement le traitement : c’est finalement depuis relativement peu de temps, que l’on a recours, en France, de manière quelque peu systématique aux séries notariées afin de construire des analyses qui s’apparentent à de la micro-histoire41. Il est également tout à fait vrai que l’on a observé une exclusion progressive de l’économie dans les quelques grands débats qui se sont déroulés depuis les années 1990 : la façon dont a par exemple été reformulée la question des changements sociaux aux Xe et XIe siècles marginalise de façon presque caricaturale tout ce qui a trait à la production, à l’évolution du prélèvement seigneurial, c’est-à-dire à celle de la rente, alors que la question se trouve précisément au cœur de toute réflexion sur la seigneurie42. L’enjeu apparaît ici davantage que méthodologique, idéologique, la façon dont la question a été formulée ayant permis d’évincer toute 38. KAYE 2017 ; DEWEZ 2014 (thèse). Pour la circulation des richesses, voir TESTART 2007 et l’exploitation qu’en fait E. Magnani : MAGNANI 2007. On trouvera des pistes pour une autre approche de l’emploi des concepts de l’anthropologie économique en histoire dans WEBER 2005. 39. SEN 1981. Présentation du problème historiographique dans MENANT 2007. J.-P. Devroey mobilise Sen, avec beaucoup d’autres auteurs, pour construire une analyse complexe des famines du règne de Charlemagne : DEVROEY 2019, p. 121. 40. DRENDEL 2015. 41. Voir par exemple DRENDEL 2005 et 2014. 42. BOIS 2000. Bois ne traite absolument pas, dans cet ouvrage pourtant polémique, des remises en cause venues aussi bien du camp français qu’anglo-saxon, alors que l’idée de la mutation est au cœur d’une conception de l’histoire comme système qu’il défend âprement. Il fait comme si la question n’avait

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perspective marxiste ou marxisante dans la conception des changements en histoire. L’historiographie française n’est au demeurant pas seule en cause.

I. LA QUESTION DE LA CROISSANCE ET DE LA CRISE Le premier point est celui de la croissance médiévale. Il servait de préambule ou d’accroche à P. Braunstein en 1998 pour être aussitôt évacué : la question semblait en effet avoir été réglée de façon magistrale dans les années 1980 essentiellement grâce aux contributions de Pierre Toubert et de Pierre Bonnassie43. Une présentation historiographique venait d’en être donnée par J.-P. Devroey et la perspective de l’article de Braunstein était délibérément orientée vers le bas Moyen Âge44. Depuis, la question a été reprise de façon frontale lors de l’un des colloques du centre d’études de Pistoia et elle demeure parmi les problèmes difficiles à résoudre faute de documentation adéquate45. Or, son traitement n’est pas sans incidence sur notre approche globale de la période et sur la périodisation que nous retenons comme nous le verrons dans le courant de ce livre. Selon P. Toubert et P. Bonnassie, en effet, la croissance sous toutes ses formes aurait commencé au VIIIe siècle et aurait connu une accélération notable mais non pas décisive au XIe siècle. Vers l’an mil, les indicateurs que l’on peut reconstituer, qu’il s’agisse de la démographie, de la géographie du peuplement, des défrichements, même, sont tous positifs depuis un certain temps46. Ils sont rejoints dans cette opinion par C. Wickham comme par J.-P. Devroey et une bonne partie de l’historiographie s’est reconstruite en utilisant cette chronologie haute. Elle semble désormais faire consensus47. Admettre sa validité a permis, entre autres, de relancer les travaux sur les échanges marchands du haut Moyen Âge et sur leur traduction matérielle, à savoir la monnaie, les infrastructures portuaires48. Il y a là un infléchissement plus que notable de la doctrine, ainsi qu’un regard nouveau jeté sur la période carolingienne dans son ensemble, à laquelle est tout à coup attribué un signe positif en matière économique alors que l’on avait tendance jusque-là à suivre la position de Georges Duby et de Robert Fossier. Ceux-ci présentaient, pour la période VIIIe-XIe siècle, une économie au

43. 44. 45. 46.

47. 48.

pas été posée. Il est vrai qu’il se situe alors aux XIVe et XVe siècles. BARTHÉLEMY 1992 et 1997. Contra : BISSON 1994. Les réponses à T. Bisson, notamment celle de F. Cheyette mettent en lumière de façon assez crue les enjeux : CHEYETTE 2003. Synthèse très fine et nuancée de F. Mazel : MAZEL 2010. TOUBERT 1988 ; BONNASSIE 1988. DEVROEY 1995. FRANCESCHI (éd.) 2017. Voir les considérations non dénuées d’ironie de M. Arnoux, dans ARNOUX 2000. Bien que les signes de la croissance soient peu nombreux et difficiles à identifier, aucune autre hypothèse que celle de la croissance ne permet de rendre compte de ce qui est advenu, du point de vue économique, à partir du XIIe siècle. Sur la croissance et sa chronologie, voir infra « La croissance médiévale : rythmes et espaces ». WICKHAM 2005 ; DEVROEY 2006. MALBOS 2017 ; PESTELL, ULMCHNEIDER 2003 ; LOVELUCK 2013.

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mieux en stagnation, entravée pour son développement par l’insuffisance de ses techniques, par le manque de moyens de paiement, le caractère irrationnel voire déraisonnable du comportement économique de ses élites, incapable de concevoir l’investissement productif ou la gestion de ses domaines. On est revenu à des positions plus nuancées, en particulier en ce qui concerne le comportement des élites sociales mais aussi la place des questions techniques dans l’essor agricole49. Les nouveautés ont trait à la place du grand domaine et à celle de la seigneurie dans les schémas d’analyse. Dans la perspective des années 1970, en effet, la croissance avait comme moteur principal non le grand domaine mais la seigneurie. Dans cette dernière institution, la superposition des droits fonciers et de l’exploitation économique du ban permettait d’intensifier le travail humain et d’assurer un revenu croissant aux seigneurs. Les deux organisations étaient alors pensées comme structurellement différentes, le droit de ban ne s’imposant pas à l’intérieur du grand domaine. La question de savoir s’il existait ou non des continuités entre grand domaine de l’époque carolingienne et seigneurie territoriale n’était guère posée, sauf par J.-P. Devroey qui montrait, en 2000, un exemple de surimposition du ban à la seigneurie foncière dans une seigneurie de l’église de Reims au Xe siècle50. La seigneurie était le lieu par excellence où, aux XIIe et XIIIe siècles, allaient se déployer les premières formes d’une rationalité économique à la fin inventée : la gestion de l’exploitation, qui comprenait à la fois l’amélioration de l’outillage, celle des techniques agraires et la sélection des semences se déroulait sur son territoire et le pouvoir seigneurial apparaissait ainsi à la fois comme tyrannique et progressiste51. Le seigneur, après s’être contenté d’accaparer les surplus, devenait dans un second temps, précisément grâce à la violence qu’il était capable de déployer et de maîtriser, un agent susceptible d’investir et d’organiser. Sa position dans le territoire et à la tête de la communauté paysanne était telle qu’il était le seul à pouvoir le faire. Or, le déplacement de la chronologie du XIe au VIIIe siècle a pour conséquence logique de déplacer aussi un certain nombre de questions. Le grand domaine carolingien doit désormais être considéré comme un organisme économiquement rationnel, c’est-à-dire structuré de telle sorte que la production y soit maximisée52. Il n’est pas impossible de voir dans les grands abbés du IXe siècle des acteurs rationnels au sens webérien du terme, c’est-à-dire agissant aussi bien en moyens qu’en finalité53. La seigneurie est également un territoire sur lequel le seigneur détient un pouvoir qui n’est pas moins intense que celui du seigneur de l’époque 49. DEVROEY 2006. Sur les techniques agricoles disponibles et MOBILISABLES, BOSERUP 1965 permet de contourner une question qui devenait brûlante au fur et à mesure que les découvertes archéologiques et les études iconographiques mettaient à mal le récit précédent concernant les inventions médiévales dont la synthèse se trouve dans PARAIN 1979 [1941]. 50. DEVROEY 2004. 51. ARNOUX 2008, p. 751. 52. WICKHAM 2005, p. 259-303. 53. DEVROEY 2006, p. 605-611.

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féodale. En conséquence, il faut considérer que, à l’intérieur de cet organisme, le seigneur prélève tout ce qu’il y a à prélever : il est le seul agent économique observable, parce qu’il est le seul véritablement présent. Les producteurs directs, les paysans, sont, pour leur part, totalement soumis, quel que soit leur statut juridique. Ils vivent sous une loi d’airain qui ne leur laisse que de quoi reproduire leur force de travail. Le grand domaine est un instrument qui permet l’intensification de la production entre VIIIe et Xe siècle, parce que sa capacité de contrainte est extrême et que les paysans ne peuvent que se soumettre. Selon une hypothèse formulée vigoureusement par C. Wickham, cette situation s’est produite parce que des marchés fonctionnaient et que des profits monétaires étaient attendus de l’économie d’échange par l’aristocratie de l’époque carolingienne. La constitution du grand domaine entraîne une plus grande implication des seigneurs dans la mise en valeur des terres : cela n’est concevable et socialement acceptable par le groupe qu’ils forment que si les revenus attendus, du fait de la commercialisation des surplus, sont susceptibles d’être importants54. La seigneurie est donc présente dès avant l’an mil : le grand domaine n’en est pas une préfiguration mais une forme et les pouvoirs économiques et politiques du seigneur ne sont pas moindres dans le domaine carolingien que dans la seigneurie de l’époque féodale. C’est, avec des nuances, la position de P. Toubert et surtout celle de D. Barthélemy55. Il n’y aurait pas lieu, dans ces conditions, de penser qu’il existe de véritables transformations structurelles au XIe siècle, mais une adaptation des structures sociales et économiques au développement et à l’accroissement des quantités de biens désormais disponibles. Il existe cependant un en-dehors du domaine, tout un monde social reposant sur des bases économiques documentées par les actes de la pratique, les contrats de vente et d’emphytéose dévoilés à foison par les archives espagnoles et italiennes. Ce monde particulier est dynamique mais son attitude à l’égard de la production et surtout de l’échange est encore en débat et pose des problèmes théoriques56. Il a fallu à C. Wickham, pour donner un sens historique à l’existence de ce groupe, inventer le concept de « mode de production paysan », transposé de Marshall-Sahlins mais inspiré surtout de Tchayanov57. Selon Wickham, ce mode de production existe à côté du mode de production féodal et les contradictions que leur juxtaposition fait naître ne sont pas antagonistes durant le haut Moyen Âge. Il est caractérisé par l’absence de contrôle seigneurial sur la production qui permet aux paysans de garder pour eux la totalité du surplus de leur production. Ceux-ci ne seraient pas accumulés mais consommés ou redistribués à la parenté, aux amis, aux dépendants, dans des conditions telles que toute intensification en serait découragée, puisque rien ne serait réinvesti. Décalqué de l’équivalence paradoxale posée par Marshall Sahlins entre « âge de pierre et âge d’abondance », cette analyse fait bon marché des difficultés alimentaires structurelles 54. 55. 56. 57.

WICKHAM 2005, p. 288-295. BARTHÉLEMY 1993. DAVIES 2002 ; DAVIES 2007 ; WICKHAM 2005, p. 535 sv. TCHAYANOV 1990 ; SAHLINS 1976.

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qui caractérisent les sociétés anciennes dont J.P. Devroey vient de rappeler l’importance58 et semble les rapporter au développement de l’économie domaniale comme au renforcement du prélèvement seigneurial, c’est-à-dire à l’aggravation de la ponction opérée sur la production paysanne. Le fait que les paysans ne doivent rien ou peu de choses à l’aristocratie expliquerait la relative pauvreté de celle-ci là où des communautés autonomes sont observées, principalement en Italie et en Catalogne. En Francie occidentale, où l’aristocratie a imposé un pouvoir territorial fort dès le VIIIe siècle, les choses sont bien différentes. La faiblesse des transferts opérés de l’exploitation paysanne vers les seigneurs serait par conséquent l’une des caractéristiques de cette économie existant parallèlement à celle de la seigneurie. Le point le plus délicat et qui, dans les controverses des années 1990 et 2000, est soit délibérément ignoré soit écarté d’un revers de main est celui du devenir du groupe des paysans libres dans un contexte d’accroissement des exigences seigneuriales et d’augmentation de la ponction opérée sur la production paysanne. Les contradictions entre les deux modes de production sont devenues antagonistes à un certain moment et cela a entraîné l’absorption des paysans libres par la structure domaniale-seigneuriale. Claudie Duhamel-Amado et Dominique Barthélemy pensent que ce groupe n’étant pas perceptible dans la documentation disponible en France qu’il est impossible de rien dire sur lui et que, par conséquent, on est fondé, à titre d’hypothèse de travail à le considérer comme composé de purs sujets qui n’ont ni initiative ni capacité de réaction59. Par conséquent, nous ne saurions rien et serions destinés à ne rien savoir de l’exploitation paysanne. Or, les études de cas déployées depuis les études pionnières de P. Bonnassie dans les années 1960 montrent que la société paysanne a existé à côté de la société domaniale et que sa vigueur ne s’est trouvée amoindrie qu’à la fin de l’époque carolingienne60. La seconde question est celle des limites atteintes par le développement économique. L’historiographie française s’est apparemment retrouvée prisonnière de l’une des lectures possibles de Duby qui, évoquant la fin des défrichements vers 1250, déployait un schéma explicatif de type malthusien construit en exploitant les travaux de Postan61. La thèse selon laquelle l’adéquation des ressources au nombre des hommes vivant et consommant qui est à l’origine de la crise de la fin du Moyen Âge a connu une fortune considérable. La famine intervient dans ce schéma comme un régulateur démographique, la « trappe malthusienne » s’ouvrant nécessairement et automatiquement dès l’instant où la quantité de bouches à nourrir excédait les possibilités de la production62. La Peste venait accélérer une tendance au dépeuplement et accélérer les phénomènes d’ajustement. Or, l’œuvre de Duby, comme le souligne avec justesse J. Drendel, ne fermait pas la porte à d’autres lectures du Moyen Âge central. Il était en particulier très 58. 59. 60. 61. 62.

DEVROEY 2019. BARTHÉLEMY 1993 ; DUHAMEL-AMADO 1990. BONNASSIE 1964 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; FELLER 2007. DUBY 1962, p. 216-219 ; DRENDEL 2015, p. 1-14. BLUM, BLANCHET 1992, p. 4 ; HARVEY, p. 1-24 ; BOURIN, CAROCCI, MENANT 2011.

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sensible au rôle d’exutoire qu’avaient joué les villes et avait également conscience de l’importance du développement des échanges commerciaux, et en particulier des marchés urbains, pour la population rurale. La demande en biens alimentaires, en produits bruts ou semi-finis alimentait un commerce jusque dans les vallées les plus reculées : les spécialisations locales répondirent en quelque manière à une demande de plus en plus importante et de plus en plus différenciée, aussi bien en produits agricoles qu’en produits artisanaux. Par là, les structures de l’échange offraient un moyen de lutter contre la surpopulation63, le développement des échanges permettant la diversification des activités et, par le biais de la spécialisation, une meilleure gestion des allocations de ressource. Cette voie-là, une réflexion sur la commercialisation64 et ses effets, ainsi que sur la spécialisation, n’a commencé d’être explorée en France qu’à une date récente, alors même que, de façon paradoxale, ses éléments étaient présents, quoique pas toujours disponibles : C.-M. de La Roncière avait développé dans la seconde partie de sa thèse, à la fin des années 1970, toute une recherche extrêmement aboutie sur la commercialisation des denrées alimentaires en Toscane au XIVe siècle et qui anticipait de plusieurs années sur les travaux de Britnell. Cette partie de son travail est restée inédite et inaccessible pendant un quart de siècle65. Introduite cependant comme élément nouveau dans le débat français dans les années 2000, la problématique de la commercialisation ouvre le champ à des analyses d’économie institutionnelle qui font sortir l’historiographie des champs problématiques qui avaient été les siens durant plus d’un demi-siècle66. Les discussions tenues lors d’un colloque organisé à Montréal en 2002 et publié seulement en 2015 ont été fondamentales dans la remise à plat des paradigmes dominant jusqu’alors, en grande partie parce que, réintroduisant le thème de la commercialisation, elles ont aussi d’une certaine façon marqué le retour de l’économie libérale dans le débat en lui donnant une orientation « smithienne » qui est patente dans les publications des années 201067. La mise au centre du débat de ce concept permet en effet de redonner une place fondamentale à l’échange marchand, dont le rôle durant le Moyen Âge avait été discuté durant les années 2000. Il s’agissait alors de pousser à fond la prise de position explicite des historiens économistes, à savoir que, durant le Moyen Âge, l’accumulation et l’enrichissement se sont d’abord faits par le biais de la mise en valeur de la terre et que, par conséquent, la richesse foncière doit être examinée avant de prendre en considération l’activité 63. DUBY 1962, p. 259, cité par DRENDEL 1991. 64. BRITNELL 1993 ; BRITNELL 2001 ; THEILLER 2004. 65. DE LA RONCIÈRE 1982 et 2005. Le manuscrit de ce qui était le second volet d’une thèse d’État a circulé presqu’exclusivement en Toscane, jusqu’à ce qu’une traduction italienne n’en soit préparée, à l’instigation de G. Pinto par I. Chabot et P. Pirillo, mettant fin à un régime de samizdat assez étonnant et un peu scandaleux pour une œuvre de cette importance. 66. Voir la synthèse opérée par M. Bourin, F. Menant et L. To Figueras dans BOURIN, MENANT, TO FIGUERAS 2014b. 67. Voir par exemple DRENDEL 2014.

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marchande. Les valeurs mobilières sont secondes et le développement est d’abord un développement agricole. Par-delà cette prise de position épistémologique, il s’agissait aussi de faire avancer la réflexion en mobilisant des formes d’anthropologie économique appliquée à l’histoire. Les formes de l’échange médiéval peuvent-elles être ramenées à une recherche sur les prix et les salaires, dont on sait bien depuis l’échec des tentatives de Beveridge et les mises en garde de Marc Bloch qu’elles sont à la fois difficiles à mettre en œuvre et d’un intérêt limité par l’absence de maîtrise de la métrologie médiévale68 ? La réflexion sur le marché de la terre ou celle sur la valeur des choses, la circulation des richesses ou la formation des prix durant le haut Moyen Âge, thématiques autour desquelles s’organise ce livre, s’inscrit délibérément dans cette seconde optique qui a montré sa pertinence dans le champ de l’histoire économique. Les études menées dans le cadre de l’histoire des techniques et du comportement des hommes face aux objets qu’ils produisent montrent que les échanges qu’ils nourrissent tantôt sont des échanges marchands et tantôt ne le sont pas. Ainsi, les produits métallurgiques élaborés dans le Vallespir au XVe siècle nourrissent une économie où valeur d’échange et valeur d’usage se croisent et s’entremêlent pour former un complexe dont seules des études à caractère ethnographique et portant sur les transactions prises une à une permettent de démêler le sens69. L’attention renouvelée portée aux échanges de tout petit niveau ainsi que sur leur caractère polysémique est susceptible de faire évoluer la question des limites de la croissance ainsi que celle des formes et des causes de la crise de la fin du Moyen Âge70. L’introduction de la notion d’entitlement dans les études portant sur les famines, reprise d’A. Sen, a permis d’autre part d’entreprendre le réexamen de la place des disettes et des famines dans la définition de la conjoncture71. L’utilisation du concept permet en effet de repousser plus loin le rôle de la nature et celui des mauvaises récoltes dans l’approche économique et de définir mieux les règles qui définissent l’accès aux produits alimentaires. Ceux-ci peuvent être physiquement disponibles mais inaccessibles parce que le « droit d’entrée » sur le marché où ils s’échangent est trop élevé. La réflexion se déplace alors nécessairement vers la définition des titres qui permettent d’accéder au marché (salaire, capital, objets) d’une part et vers une réflexion sur la pauvreté économique d’autre part. Il y a là un champ qui avait été ouvert autrefois par M. Mollat mais dont les incidences économiques sont toujours à approfondir, l’insistance mise sur l’étude du lien social et sur celle des institutions caritatives ayant pu rejeter à l’arrière-plan les déterminants matériels de la pauvreté72. Les famines de la fin du Moyen Âge se replacent ainsi dans un cycle beaucoup plus long. Elles ne sont pas des monstruosités spécifiques à une période mais font 68. 69. 70. 71. 72.

Sur la tentative de Beveridge, voir DUMOULIN 1990 et BLOCH 1939. VERNA 2010 ; VERNA 2017. SMAIL 2016 ; SIBON 2013. SEN 1981 ; MENANT 2007 ; BOURIN, MENANT 2011 ; BENITO 2012 ; DEVROEY 2019. MOLLAT 1978.

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partie de la structure économique. Habituelles, elles ont des mécanismes qui les rendent assimilables aux crises « labroussiennes » et obligent par contrecoup à repenser les conditions de la croissance des XIIe et XIIIe siècles qui ont eux aussi connu des famines épouvantables73. Dès lors, la question est de savoir ce qui s’est déréglé et à quel moment, en dépassant les analyses de É. Perroy, un peu trop facilement admises comme un dogme par l’opinion commune74. L’étude de la crise de la fin du Moyen Âge a été l’une des grandes affaires de la seconde moitié du XXe siècle : tous les intérêts méthodologiques mais aussi idéologiques ont, d’une certaine manière, convergé vers cette problématique qui, après la dépression des années 1930, et comme par analogie avec elle, semblait particulièrement pertinente pour la compréhension du présent. La virulence des débats et le caractère irréductible des points de vue antagonistes contribue sans doute à expliquer cela, qui culmine dans le Brenner Debate qui est ainsi apparu comme l’un des points cruciaux dans l’historiographie de la question75. Comprendre la nature de la crise, crise du féodalisme ou crise liée à l’existence d’un plafond de la croissance, était effectivement vital dans le contexte historique de cette période. Entamer une réflexion sur la nature même de la crise du bas Moyen Âge dans son rapport au développement au début des années 1970 transforme le concept en un objet analogique au présent et que l’on doit transposer d’une période à l’autre. L’intérêt pour cet objet n’est assurément pas détaché des préoccupations du présent pour les historiens qui se lancent dans ces travaux. Le grand article de É. Perroy paru dans les Annales en 1949 paraît aussi comme une interrogation au mode indirect sur ce qui s’est passé en Europe depuis 1929 : guerre, crise monétaire, désordre des prix, crise démographique font que les deux périodes sont placées l’une à côté de l’autre76. C’est le point de vue de Guy Bois lorsqu’il présente la « grande dépression médiévale » comme une crise systémique annonçant celle que, selon l’auteur, nous vivons actuellement77. L’analyse de la crise renvoie aussi plus profondément, comme le souligne fort justement Guy Bois, à une acceptation et une utilisation des notions mêmes de « structure » et de « système » par les historiens. L’abandon ou le fort recul des études portant sur ces thèmes et la fossilisation d’une doctrine sur la chronologie, les causes et les modalités de la crise sont en effet patents dès la décennie 1990 avec la parution des deux dernières synthèses d’ampleur disponibles en Français, celle de M. Le Mené et E. Carpentier et celle dirigée par P. Contamine78. C’est de ces positions qu’il a fallu repartir : des enquêtes sur la famine, sur la conjoncture du XIVe siècle et sur les transformations sociales alors à l’œuvre ont 73. On pense par exemple à la grande famine de Flandre de 1124-1125 dont les mécanismes sont précisément décrits par Galbert de Bruges et Gautier de Thérouanne qui décrivent aussi les remèdes inventés par les autorités politiques : FELLER 2012. 74. PERROY 1949 ; BERTHE 1984. Sur le dérèglement du jeu économique : BERTHE 1995 ; JORDAN 1996. 75. Aston, Philpin éd. 1985. 76. PERROY 1949. 77. BOIS 2000. 78. CARPENTIER, Le MENÉ 1996 ; CONTAMINE, BOMPAIRE, LEBECQ, SARRAZIN 1993.

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abouti dans les années 2010-2015 à modifier substantiellement les données des problèmes, remettant en cause le paradigme Duby-Postan transformé en vulgate universitaire par les manuels de l’enseignement supérieur français. Celui-ci reposait sur l’idée d’une crise générale de l’économie provoquée par la surpopulation relative de l’Occident médiéval. Un plafond aurait alors été atteint : les ressources alimentaires seraient alors devenues insuffisantes pour soutenir une croissance démographique continue. La grande crise de 1315-1317 aurait été le moment d’inversion de toutes les tendances, la crise démographique devenant une crise monétaire, remettant en cause les conditions mêmes de l’échange et, plus généralement, une crise économique atteignant tous les secteurs productifs, agricoles ou artisanaux. Les études dirigées par M. Bourin et F. Menant ont, au contraire, montré 1. que les famines avaient toujours été présentes en Occident durant le Moyen Âge et que, par conséquent, la croissance démographique s’était effectuée malgré des crises de subsistance périodiques ; 2. que leur chronologie devait être étudiée localement ou régionalement : la Grande famine de 1315-1317 épargne l’Europe méditerranéenne qui est touchée par des difficultés alimentaires parfois très dures, mais selon une périodisation différente. Quant aux famines générales, celles durant lesquelles toute l’Europe est atteinte, elles sont en nombre limité et leur chronologie doit être recherchée avec attention, en hiérarchisant les difficultés alimentaires : chertés, disettes et famines ne sont pas une seule et même chose et l’intensité autant que l’ampleur et la durée du phénomène doivent être mesurées ; 3. que de puissantes dynamiques positives continuent d’être à l’œuvre en Occident durant le XIVe siècle, au moins jusqu’à la Peste Noire, notamment dans le secteur artisanal et industriel et sans doute même au-delà79. Un sociologue, Robert Castel a ainsi proposé d’utiliser le concept de « déconversion » pour résumer les transformations à l’œuvre à ce moment80. La société occidentale ne s’est pas effondrée et même n’a pas connu un appauvrissement général. En revanche, elle a connu une transformation profonde de son système social, les organisations rigides qui le faisaient fonctionner ayant laissé la place à des régulations construites différemment. Ce dernier point a modifié, côté français, la perception de l’histoire économique du bas Moyen Âge, du côté cette fois de sa culture matérielle. Si la chronologie de la crise et de la reconstruction sont désormais bien connus et admis, les incidences pratiques sont, pour leur part, encore sujettes à l’analyse. Il est certes possible, en effet, que l’Occident ait connu aux XIVe et XVe siècles une crise systémique, remettant en cause l’ensemble des rapports sociaux mais il n’en demeure pas moins que, malgré cela, la richesse a continué de s’accroître et de circuler. Le bas Moyen Âge est une période où les objets de valeur, mais aussi les objets d’usage les plus courants, s’accumulent chez les particuliers, montrant une opulence remarquable chez eux. Celle-ci s’articulait sur une production de masse organisée dans de véritables centres industriels et sur une production artisanale 79. BOURIN, CAROCCI, MENANT, To FIGUERAS 2011 ; BERNARDI 2014. 80. CASTEL 1995, p. 123.

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répondant à des besoins locaux spécifiques et spécialisée. C’est particulièrement vrai dans la petite métallurgie à usage domestique dont les produits, dans le nord de la France, sont présents dans toutes les maisons, qu’il s’agisse des ornements de vêtements en laiton, des chaudrons de métal ou des chaudières à usage industriel dont se servent les foulons81. Pour ce qui est des vêtements, qu’il s’agisse du textile ou du cuir, les XIIIe et XIVe siècles ont vu une mutation d’importance considérable avec la multiplication des ateliers ruraux et, en ville, le développement d’une production de masse portant sur des objets de qualité médiocre et, par conséquent, de faible valeur82. Les objets de valeur sont cependant présents en nombre dans les intérieurs : ils constituent aussi pour leurs possesseurs une réserve de type monétaire susceptible d’être mobilisée à tout moment. Leur valeur d’usage est certes importante, de même que leur signification en termes de prestige, mais leur fonction de réserve, c’est-à-dire de supports de l’épargne et de garantie pour un crédit est elle aussi essentielle. Les objets en effet sont destinés à circuler comme de la monnaie et à la place parfois de celle-ci, mais avec d’autres significations, les objets étant aussi supports des affects83. Les listes constituées au moment des saisies et les incidents auxquels celles-ci peuvent donner lieu montrent à la fois l’importance morale attachée aux choses et l’effectivité de leur valeur marchande84. La prolifération des objets dans les maisons est bien attestée par les inventaires après décès, les listes d’objets élaborées au moment de constituer les dots, les testaments, montrent que les fortunes du bas Moyen Âge sont liées à la possession d’objets de toute nature85. D’autre part, le développement du marché de la seconde main, c’est-à-dire de l’occasion renforce encore leur présence dans la vie quotidienne86. Leur présence a modifié le cadre de vie des hommes de même qu’elle a accru le confort de leur existence. Les mêmes listes nous donnent également un aperçu de la multiplication et de la diversité des outils à la disposition des travailleurs, qu’ils aient été en métal ou en bois87. La prolifération excessive d’objets de luxe est devenue un problème moral et un problème politique dès le XIVe siècle. Les lois somptuaires, nombreuses dès la seconde moitié de ce siècle visent à rétablir un ordre social et économique menacé par l’exhibition de la richesse. Les motivations de leurs promulgations sont nombreuses et vont de la volonté de rétablir une morale sociale minée par l’inégalité que signifie l’ostentation des richesses. Elle vise aussi à ramener celles-ci vers un usage pour nous plus rationnel et, pour leurs auteurs, plus chrétien, en l’occurrence l’investissement dans des activités productives. 81. 82. 83. 84.

Voir SAUSSUS 2019. PINTO 2014, BOURIN, LARGUIER, REYERSON 2014. SIBON 2013, SMAIL 2013 et 2018. Voir plus loin, chap. 10, l’exemple du livre prêté par Pétrarque à son maître et celui de la paysanne de Boccace. FELLER 2018. 85. BRESC 2014. 86. GARCIA MARSILIA 2013. 87. ANHEIM, FELLER, JEAY, MILANI 2020.

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Le paradoxe de cette société subissant une crise qui n’en finit pas et qui se marque par la récurrence de la peste, la permanence de la guerre et la violence des famines et parvenant tout de même à s’enrichir, à inventer de nouvelles voies de commerce, à produire des objets en nombre croissant, à développer des innovations techniques et s’apprête enfin à s’élancer à la découverte du monde est saisissant et doit encore être approfondi.

II. CHAMPS TRADITIONNELS ET CHAMPS NOUVEAUX La seconde moitié du XXe siècle nous a laissé des apories importantes. Elles concernent les incidences sociales du changement économique pour les hautmédiévistes et la chronologie du développement pour les bas-médiévistes. La polémique autour de la mutation féodale qui devrait clôturer le haut Moyen Âge et les difficultés à rendre compte désormais de la conjoncture du XIVe siècle en sont les deux exemples les plus manifestes. En sortir implique un changement de méthode et un abandon de vieux paradigmes à l’intérieur desquels il était devenu trop commode de se couler. Les médiévistes ont fini par prendre conscience des inconvénients de ceux qu’ils avaient utilisées dans leurs travaux jusqu’aux années 1990. Les méthodes employées ont dû alors être revisitées. L’histoire économique française était très souvent incluse dans des études d’histoire régionale qui se voulaient des études d’histoire totale dont les modèles sont, pour les années 1960 et 1970, les thèses d’État88. Le changement institutionnel qu’implique le régime des thèses et l’abandon de la thèse d’État depuis 1986 a entraîné des conséquences variées sur la nature des sujets proposés : les candidats ne pouvant plus passer 10 à 15 ans sur la préparation d’un seul et même livre sont amenés à restreindre leurs sujets et, dans la plupart des cas, à réviser à la baisse leurs ambitions documentaires. Cela a pour effet mécanique l’abandon de l’étude régionale dont la réalisation posait des problèmes sérieux : chaque ouvrage d’histoire régionale propose des problématiques, un questionnaire et des analyses qui lui sont propres et fonctionne donc comme une œuvre close, comme une totalité auto-référente89. Loin de fournir des matériaux pour une synthèse à venir, elles font obstacle à toute explication globale, parce qu’il est impossible d’agréger les données recueillies et les explications qui les accompagnent. L’ensemble des thèses ou des ouvrages concernant seulement des régions ne constitue pas et n’a jamais constitué un programme où chacun se serait astreint à répondre à un questionnaire. En ce sens, le sentiment d’épuisement de la problématique née autour de questionnements locaux n’aurait pas lieu d’être, puisque chaque ouvrage a suscité ses propres interrogations. D’autre part, au bout du compte, un certain nombre de réponses 88. FOSSIER 1968 [éd. 1987] ; BOIS 1976 ; TOUBERT 1973 ; BONNASSIE 1975-1976 ; BRESC 1986 ; BOURINDERRUAU 1987. 89. BOIS 2001 : p. 171-205 ; GRENIER 1996.

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ont été apportées à un grand nombre de questions, donnant le sentiment qu’il ne serait pas possible d’aller beaucoup plus loin en recourant à cette méthode90. Enfin, les changements concrets des conditions de la recherche en France, nées avec l’extension au champ des sciences humaines de la notion de programme, ont rendu possible le développement de réflexions collectives mieux articulées sur les recherches personnelles. De fait, c’est la recherche sur programme qui a permis les avancées positives les plus significatives sur les thèmes qui nous arrêtent. Parmi les directions prises récemment, j’en retiendrai trois : l’étude des marchés, celle du fonctionnement de l’institution seigneuriale, celle de la place de l’écrit dans la vie économique médiévale sur lesquelles je m’étendrai davantage dans le courant de ce livre.

II.1. Marchés et formation des prix Pour ce qui est de l’étude des marchés, elle est passée par des programmes centrés sur l’étude du marché de la terre dont les résultats ne sont pas demeurés confinés à cette seule question et ont connu des développements qui permettent de reformuler la question des prix et de leur formation. Elle a ensuite été poursuivie par d’autres entreprises portant principalement sur les marchés hebdomadaires et l’approvisionnement en denrées alimentaires91. C’est en effet dans le fonctionnement concret de ses institutions que l’on peut sans doute voire à l’œuvre les mécanismes purement économiques et leurs déterminants : les besoins de la survie, le goût, les modèles de consommation. L’enquête sur le marché de la terre au Moyen Âge, pour sa part, s’intéressait d’abord aux procédures par lesquelles les terres s’échangeaient92. La question de fond était celle de la formation des prix d’un bien exceptionnel pour lequel on pouvait disposer, dès les plus hautes périodes, de données chiffrées susceptibles de constituer des séries. Le but poursuivi était de traiter de problèmes précis portant sur la définition du prix, sur les mécanismes sociaux et économiques présidant à leur formation et, par conséquent, sur la rationalité pratique à l’œuvre dans les échanges fonciers. Les actes de vente italiens d’époque carolingienne fournissent un exemple qui a pu être analysé sous diverses facettes. Les indications de surface et de prix y sont en effet suffisamment nombreuses pour qu’une exploitation sérielle en soit envisageable. Ils fournissent également suffisamment d’indications sur les individus et leurs familles pour qu’un commentaire de type ethnographique soit possible : 90. BISSON 2000. Voir infra chap. 11. 91. PETROWISTE 2018. 92. Cette enquête a été menée dans le cadre d’un programme organisé par l’UMR 8589-Lamop (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et CNRS). La réflexion sur la valeur des choses a été poursuivie au sein du même laboratoire par une enquête sur la circulation des richesses et la valeur des choses, ainsi que d’une autre sur la rémunération du travail. Cf. DENJEAN, FELLER 2013, FELLER, RODRIGUEZ 2016, FELLER, RODRIGUEZ 2016 ; WEBER 2005.

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les deux approches fournissent des résultats complémentaires et donnent sur le fonctionnement concret des échanges fonciers des résultats intéressants93. Les documentations catalane et languedocienne procurent elles aussi, mais pour les périodes suivantes, les moyens de constituer des séries de prix et de surface. À partir du XIVe siècle, les séries de registres de notaires, que les moyens actuels de l’érudition permettent de mobiliser avec plus d’aisance, autorisent à la fois la constitution de véritables séries et leur mise en relation avec le fonctionnement de marchés aussi essentiels que celui des céréales ou celui du bétail94. L’inconvénient de l’objet choisi pour étudier les transactions, la terre, et qui ne concerne pas seulement les hautes périodes, est que celle-ci, ne saurait être considérée comme un objet tout à fait semblable aux autres. En faire une marchandise, alors même qu’elle est aussi un instrument de production et qu’elle est de surcroît le support matériel du capital symbolique de son possesseur, pose des problèmes que K. Polanyi avait parfaitement perçus et analysés95. Elle fait partie de ce que Polanyi avait appelé au chapitre 6 de la Grande Transformation des marchandises fictives. D’un autre côté, la terre s’achète et se vend, même si on ne peut la déplacer, et l’analyse des conditions dans lesquelles s’opèrent les transactions comme les négociations entre individus et groupes auxquelles elle donne lieu permet d’enrichir notre perception de la vie d’échanges96. Il est possible, à condition de disposer d’un questionnaire adéquat, de faire de la terre un objet d’histoire économique, même s’agissant de périodes hautes pour lesquelles on ne s’attendrait pas a priori, que le marché fonctionne et que les prix soient fixés par la rencontre d’une offre et d’une demande, ainsi que par la mesure de la valeur d’usage du bien. L’attention doit alors se porter sur la nature des transactions, dans une approche quasiment ethnographique destinée à juger de ce que font effectivement les auteurs en faisant circuler la propriété du sol. Cela contraint nécessairement à intégrer à l’analyse des éléments qui, parce qu’ils ne sont pas mesurables, pourraient être considérés comme non économiques : voici déjà longtemps que l’incidence des relations de parenté sur le prix du foncier a été signalée97. La question du niveau des prix induits par l’existence d’une alliance ou par la construction d’une relation amicale devant se concrétiser par une alliance de mariage perturbe évidemment en profondeur le processus de formation des prix, dans la mesure où les agents s’apprêtent à compenser, lors de la transaction, tout autre chose que l’utilité d’un bien ou le droit d’en avoir l’usage. Le prix versé ou demandé, qu’il soit en argent ou en nature, fait partie des éléments de dialogue existant entre acquéreurs et vendeurs : par la contrepartie donnée en échange du bien désiré, une relation peut se construire ou se consolider, ce qui est 93. 94. 95. 96.

FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; FELLER, WICKHAM 2005. Voir l’étude exemplaire de J. Drendel, DRENDEL 2005 POLANYI 1983 [1944] ; CAVACCIOCHI 2003. Sur la question des marchés et les liens entre histoire et anthropologie économique, voir MARGAIRAZ et MINARD 2006. 97. DELILLE 1983 et 1985 ; LEVI 1989.

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évidemment contraire à la notion même de marché qui suppose l’extériorité des parties en cause. Dans ces conditions, l’attention doit se porter autant sur les objets faisant manifestement partie de la transaction que sur la description précise de celle-ci et les moyens utilisés pour solder les échanges98. Ainsi, il a été possible de montrer, dans le contexte italien du IXe siècle, que l’absence ou la présence de certains types de renseignements dans les actes de mutation de biens fonciers permettait de comprendre la finalité des transactions, les notaires ne décrivant pas la même chose selon qu’il s’agissait d’exploitations ou de simples parcelles99. Les moyens de paiement utilisés, de leur côté, permettent alors de découvrir la nature de l’opération en cours, l’emploi de numéraire et celui d’objets ou de bétail ne signifiant pas la même chose. La présence ou l’absence d’une mesure de la valeur de l’objet échangé, en dehors même du medium servant à solder la transaction, est un autre paramètre permettant là encore de qualifier la relation instaurée autour de l’interaction décrite par l’acte de vente. Dans ces cas, la mention d’un prix ne signifie pas qu’un objet monétaire a changé de main, ni même d’ailleurs que la transaction a donné lieu à une évaluation, mais simplement qu’une contrepartie a été offerte au cours de l’échange. Ainsi, une terre dont la superficie est ou n’est pas donnée peut être échangée contre un bien meuble qui lui-même peut être ou n’être pas décrit ou désigné (une épée, un cheval, une pièce de toile, un bœuf, un bouc, un soc de charrue, ou simplement « biens meubles ») et dont la valeur peut être ou n’être pas donnée. Une série de combinatoires s’établit ainsi ; elle permet de donner un sens à la transaction effectuée, non pas en s’intéressant à son prix seul mais en analysant l’ensemble des éléments la constituant. Les analyses ainsi faites permettent de distinguer plusieurs marchés aux règles distinctes (les parcelles ou les exploitations) et plusieurs finalités : échange marchand, transaction dont le but est l’évaluation du bien avant un partage, transactions montrant l’établissement ou la consolidation d’un lien de clientèle. Ces méthodes d’analyse, qui reviennent à interroger non pas la série mais chaque transaction afin de reconstituer une typologie d’actions peuvent être transposées sur d’autres objets et d’autres transactions, même pour des périodes beaucoup plus récentes. Catherine Verna a ainsi montré que les 75 mentions de prix du fer qu’elle avait relevées pour le haut Vallespir au XVe siècle correspondaient à trois marchés distincts sur lesquels les acteurs étaient eux-mêmes différents : un marché de gros, réservé à des experts, un marché de redistribution, concernant un nombre plus élevé de personnes, soit des consommateurs soit de petits revendeurs et, enfin, un marché où le fer est utilisé à la fois comme produit à vendre et comme moyen de paiement100. Les prix y sont différenciés en fonction de la finalité de la transaction. Si on avait dû les reporter sur un graphique sans tenir compte de la qualité du produit, de celle des transactants et des buts poursuivis, 98. C’est dans cet esprit qu’a travaillé le groupe animé par J. Claustre autour de la notion de transaction : CLAUSTRE 2019. 99. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 100. VERNA 2010, p. 374.

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ils formeraient des nuages de points disposés de façon chaotique et ne faisant pas sens, alors que l’analyse des transactions permet de leur donner une signification très riche101. Parvenir à différencier, dans un ensemble aussi disparate, ce qui relève de la qualité du produit de ce qui relève de l’échange interpersonnel et qui fonde l’échange dans le social intervenu sur le marché est évidemment au cœur de la compréhension que nous pouvons avoir du processus formation des prix. C’est ce que cherchent à faire désormais les médiévistes français intéressés par ces questions, suivant en cela les historiens modernistes, avec un temps de retard102. Le cheminement qu’ils ont emprunté pour parvenir à constituer ou à reconstituer ces problématiques leur est propre cependant et a été davantage influencé par la lecture des sociologues et des ethnographes que par celle de leurs collègues ou par celle des purs économistes103. Il faut enfin faire la part de l’importance prise par le haut Moyen Âge dans le renouvellement des méthodologies et qui a force contraignante : les problématiques de la formation des prix et du marché de la terre sont venues en France par là autant que par la sociologie ou l’ethnographie, ce qui contribue à donner un caractère particulier au renouvellement des problématiques, davantage tournées, souvent, vers le qualitatif que vers le quantitatif104. L’analyse ethnographique des transactions (F. Weber) constitue l’une des approches employées pour tâcher de traiter des réalités économiques. Leur étude implique évidemment aussi de s’interroger sur les institutions qui les encadrent et les fondent juridiquement ou socialement. Les enquêtes lancées sur les marchés, sur le droit particulier les régissant, sur la logique de leurs implantations et sur les concurrences dans la maîtrise de l’espace que leurs fondations et leurs disparitions dévoilent, apportent désormais des éléments neufs sur le fonctionnement concret des échanges et sur les règles du jeu économique105. La justice du marché est en particulier un élément frappant. En Flandre, au début du XIIe siècle, Baudouin VII faisait exécuter sans autre forme de procès et de façon particulièrement cruelle les chevaliers ayant perturbé les échanges sur le marché de Bruges. L’un fut bouilli dans son armure et une dizaine d’autres pendus, parfois de la main même du comte106. À la fin du Moyen Âge, la présence occasionnelle du bourreau et de son billot sur les marchés de Florence dans les cas de rareté de l’offre et de cherté rappelait à tous, mais surtout aux acheteurs, que le marché devait fonctionner selon des règles et que la fonction des autorités publiques était d’en assurer le respect107. Dans ces cas, la régulation ne provient pas de la « main invisible », de mécanismes anonymes et automatiques, mais bien de l’implication directe de l’État 101. Margairaz et MINARD 2006, p. 243 ; WEBER 2005. 102. Voir DENJEAN 2010. 103. Des exceptions tout à fait notables : GUERREAU 2001. Voir, sur les difficultés du dialogue entre économistes et médiévistes : DAY 2005. Un exemple d’intégration réussie des problématiques de la science économique et du savoir technique du médiéviste : DEMADE 2005. 104. WICKHAM 2005 ; WEBER 2009 ; FELLER 2011. 105. Outre la thèse de I. Theiller, citée à la note 21, voir les remarques de M. Arnoux dans ARNOUX 2006. 106. Cf. Herimanni de Tournai, MGH SS 14, p. 274-318, trad. NELSON 1996, chap. 22 à 24, p. 37-39. 107. PINTO 1978 : p. 333.

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dans les échanges, dans leur contrôle et leur organisation. Entre IXe et XVe siècle, le pouvoir intervient d’une autre manière et de façon particulièrement massive par le biais de l’institution seigneuriale sur laquelle la réflexion a également quelque peu avancé, grâce aux recherches sur le prélèvement opéré par elle. La question du prélèvement est évidemment essentielle aussi bien en ce qui concerne la formation et la composition de la rente foncière qu’en ce qui concerne l’organisation même de la production agricole.

II.2. Interroger les institutions : lectures économistes de la seigneurie La vision de la seigneurie a été considérablement modifiée par les enquêtes menées au début des années 2000 sur le prélèvement seigneurial. Au lieu de se limiter à l’énoncé des charges, nécessairement lourdes, inhumaines dans leur brutalité et dans leur mode de prélèvement, les promoteurs se sont efforcés de réfléchir à la question de savoir comment et selon quelles modalités se faisait l’extraction de la rente : on ne pouvait limiter la question à l’énoncé d’un arbitraire seigneurial pesant de façon tyrannique sur les paysans et considérer l’oppression seigneuriale comme étant la forme que prenait, dès le XIe siècle, la raison dans l’histoire économique. Interroger le prélèvement, dans son organisation, sa définition, ses limitations, devait permettre de mieux comprendre le caractère de l’institution particulière qu’est la seigneurie et, surtout, en interrogeant les sources du point de vue paysan, de voir quelles incidences le pouvoir seigneurial a eu, du Xe au XVe siècle, sur les exploitations. Toute une série de critères ont été définis : les mots désignant le prélèvement furent bien sûr analysés et replacés dans leurs contextes géographiques et sociaux. Donner le cens, comme le disent certains documents, faire le service, cela n’a certainement pas la même signification que subir la forcia du seigneur108. De fait, en Languedoc, l’étude systématique du vocabulaire a permis d’abord de dégager une chronologie. Au XIe siècle, les seigneurs se soucient assez peu de la légitimité de ce qu’ils exigent et ne masquent pas, ou à peine, l’arbitraire de leurs exigences. Au XIIe siècle, en revanche, et durant le premier tiers du XIIIe, le langage employé est celui du contrat, de la négociation et du respect du droit de chacun. Enfin, au XIVe siècle, la documentation insiste sur la situation humiliée du paysan face au caractère magnanime et gracieux de la seigneurie. Le langage ainsi mis au jour est en phase avec les profondes transformations du statut juridique de l’exploitation et la victoire généralisée de la tenure emphytéotique, ainsi que le passage de rapports sociaux où les redevances sont expliquées sinon justifiées par un rapport personnel, au XIe siècle, à d’autres où c’est la saisine de la terre qui détermine cette position109. Les modalités de versement ont également été interrogées, ainsi que les temps et les lieux, parce qu’ils étaient susceptibles de permettre d’expliciter la nature de 108. BOURIN, SOPENA 2004. Voir les variations sémantiques opérées par L. Kuchenbuch dans KUCHENBUCH 2003 ; KUCHENBUCH 2007. 109. BOURIN 2007.

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la domination seigneuriale dévoilée par les taxes. Porter la redevance, par exemple, signifie l’intégrer à un rituel seigneurial réaffirmant la position de chacune des deux parties. Le moment choisi peut ou non permettre l’association de la remise du bien exigé par le seigneur et cédé par le paysan à des fêtes religieuses, ce qui n’est pas indifférent et sur quoi il y a lieu de s’interroger. Porter la redevance signifie également que, chaque année, au moins, le paysan voit le pouvoir seigneurial dans sa matérialité, qu’il aille au château ou se présente simplement à une grange. D’autre part, il est connu depuis longtemps que les moments choisis pour les versements sont liés à la temporalité de l’échange marchand, c’est-à-dire au fonctionnement concret du marché110. En étant attentif au temps des versements, on place au centre du questionnement le problème de la ponction opérée par les seigneurs sur les échanges effectués sur le marché. Celle-ci renforce les revenus du seigneur en lui permettant de contrôler la production en contrôlant aussi l’organisation de l’échange marchand auquel le paysan ne peut éviter de se soumettre111. Le marché des denrées alimentaires sur lequel tous les producteurs doivent intervenir, soit pour se procurer du blé ou de la farine grâce aux salaires versés, soit pour se procurer de l’argent afin de verser des salaires, fonctionne en définitive essentiellement au profit du seigneur dont il conforte le pouvoir. Le seigneur est en effet le mieux à même de profiter de la variation des prix, quel que soit le moment de l’année où l’on se place. Ainsi considérée la seigneurie est bien un organisme rationnel parce que ses structures s’imbriquant à celles du marché fonctionnent toujours dans le même sens. Le point de vue des paysans, pour autant qu’il soit accessible, a également été interrogé et scruté, en analysant les chartes de franchise112. Quelle qu’ait pu être la dureté du régime seigneurial, il n’empêche pas la formation d’un dialogue entre paysans et seigneurs, ne serait-ce que pour des raisons pratiques : l’organisation matérielle de la corvée, la collecte des redevances impliquent des dispositions matérielles sans doute élémentaires mais qui sont susceptibles de donner lieu à une discussion. Même dans une relation extrêmement hiérarchique, les choses peuvent se passer autrement que par l’émission d’un ordre verbal du seigneur auquel les paysans se seraient aisément pliés. Les quantités de produits ou les sommes d’argent en cause sont parfois négociées : c’est ce que nous apprennent, entre autres choses, les chartes de franchise lorsqu’elles nous indiquent comment les parties calculaient et considéraient les différents éléments du prélèvement : les critères de jugement faisant appel à d’autres valeurs qu’à celles qui nous sont familières nous permettent de nous interroger au plus proche sur les rationalités à l’œuvre, aussi bien du côté du paysan que de celui du seigneur. De ce fait, la seigneurie apparaît désormais comme une institution où le calcul économique prend également sa place. Instrument de la domination sociale, elle est également le lieu où le seigneur organise son profit, construit ses revenus et 110. ALARD-BONHOURE 2019. 111. DEMADE 2007. 112. BOURIN, SOPENA 2007.

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structure la rente foncière. La compréhension de son mode de gestion est de ce fait absolument vitale pour notre appréhension du monde médiéval. Plusieurs directions ont été prises ces dernières années. On s’est ainsi interrogé sur les processus de prise de décision113 et sur les cadres cognitifs et les compétences scripturaires et comptables des agents, aussi bien dans la seigneurie qu’au dehors114. Savoir comment et sur le fondement de quelles informations sont prises les décisions de gestion seigneuriales est évidemment du plus grand intérêt. De même, à une autre échelle, des décisions seigneuriales de la plus haute importance peuvent être analysées et décrites. Les seigneurs opèrent par exemple des choix en matière de type de prélèvements : s’en inquiéter est extrêmement éclairant et payant, ces choix ne faisant sens que si l’on considère le rapport aux marchés qui les sous-tend. Si les paysans doivent verser principalement de l’argent, cela implique qu’ils aient la possibilité de vendre une partie de leurs surplus et que, donc, ils aient accès et à un lieu d’échanges et à de la monnaie. Cela les contraint à commercialiser, ce qui n’est évidemment pas un fait économique neutre, la commercialisation des produits agricoles étant l’un des moyens empruntés par le monde rural pour accroître et diversifier ses revenus. Or, si la commercialisation et l’institution des marchés profite principalement aux seigneurs elle est aussi prélude à la spécialisation et rend possible l’établissement de liens pérennes entre les exploitations et les groupes de consommation, qu’ils soient urbains ou ruraux. En conséquence, faire reposer la charge de la mise en circulation des surplus sur les producteurs eux-mêmes est loin d’être anodin pour ce qui est du développement économique et de la poursuite de la croissance. Cela donne aux plus actifs des producteurs la possibilité au moins théorique de développer des initiatives en relation avec les éventuelles évolutions de la demande sur les lieux de marché : encore faut-il que les quantités disponibles permettent une relative diversification et que le corset de la réglementation seigneuriale ne soit pas trop rigide. À l’inverse, si les seigneurs décident de faire reposer leurs revenus sur un prélèvement en nature, ils décident implicitement d’intervenir eux-mêmes sur les marchés et tirent alors eux-mêmes profit des ‘opportunités de marché’. Une politique de cette nature les incite de plus à orienter la production de leurs dépendants dans le sens de leur plus grand profit qui peut être en contradiction avec les intérêts immédiats des paysans.

II.3. Les écritures pragmatiques Le domaine des écritures pragmatiques constitue un dernier secteur, lié au précédent, à mi-chemin entre l’anthropologie et l’histoire économique. Réfléchissant autour de l’œuvre de Jack Goody et de celle de Michael Clanchy, les médiévistes se soucient de savoir ce que signifient les procédures d’inscription en matière 113. STONE 2005 ; BOURIN 2009. 114. DEWEZ 2014 ; SCHRIMPF 2019.

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d’histoire économique115. La question est bien évidemment d’importance, parce que sa résolution apparaît comme un préalable à l’utilisation des séries comptables laissées par le bas Moyen Âge aussi bien par les institutions ecclésiastiques que par les entreprises116. Savoir ce que décrivaient exactement les scribes lorsqu’ils construisaient leurs comptabilités permet de comprendre quelle vision ils avaient de la vie économique, autrement dit de savoir comment ils concevaient la production, la consommation, l’échange et, bien entendu, le prélèvement des redevances. Les procédures employées sont d’une complexité étonnante et elles contribuent à créer des réalités qui ne sont perceptibles que par le chiffre. Ainsi, par exemple, les comptabilités florentines étudiées par A. Stella donnent à voir une réalité, celle de la manufacture, qui n’a pas d’existence matérielle, puisque les ateliers comme les opérations sont disséminés à travers la ville et que seule la comptabilité en recrée, fictivement, l’unité, établissant ainsi un prisme déformant qu’il faut d’abord comprendre. L’étude attentive des comptabilités du prieuré cathédrale de Norwich et de toutes les techniques de description comptables mises en œuvre a permis, en 1962, à E. Stone de s’interroger sur la « profitabilité » des domaines de l’établissement, et à H. Dewez de décrire les instruments comptables dont on disposait au XIIIe et XIVe siècle pour la mesurer et d’établir que, finalement, le problème du profit était secondaire dans les préoccupations gestionnaires durant la période qu’il étudiait117. De même les extraordinaires documents que sont, au XIVe siècle, la table des possessions de Sienne qui évalue toutes les propriétés du territoire ou, un siècle plus tard, le Catasto florentin ne répondent que partiellement aux questions des historiens de l’économie118. À l’aide de techniques administratives et comptables d’une très grande sophistication cette documentation rend compte du réel et le fait par le dénombrement autant que par la description. Les procédures employées, de même que la masse documentaire produite pour décrire une réalité par définition fluide, mouvante et changeante, impliquait de trouver des techniques adéquates afin de mettre à jour ces documents : cela ne fut pas le cas. Les enquêtes ne furent pas réitérées et, les documents n’étant pas mis à jour, il devint rapidement impossible de s’en servir. D’autres documents ont, en revanche, été soit mis à jour soit convenablement indexés de telle sorte que les renseignements contenus puissent être retrouvés et exploités. Dans tous les cas, la question de la finalité du travail accompli par le comptable médiéval doit être scrutée : les informations qu’il recherche, celles qu’il note et qu’il inscrit ne correspondent pas nécessairement à nos propres normes et pas davantage aux besoins des historiens. Il y a là besoin d’aller au-delà de la simple critique textuelle pour comprendre les compétences des scribes aussi bien que les finalités de leur activité, à leurs propres yeux. Or, les raisons d’inscrire les choses et les gestes de la transaction sont nombreuses. Les acteurs cherchent à mémoriser ce 115. 116. 117. 118.

CLANCHY 1979 ; GOODY 1979 ; COQUERY, MENANT, WEBER 2006. STELLA 1989. STONE 1962 ; DEWEZ 2014. MENANT 2006, p. 49.

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qui s’est passé ; ils veulent également contrôler et enfin participer à la ritualisation par laquelle une transaction ou une action sociale produit un effet sur le réel. Quitte-t-on véritablement ici le domaine de l’histoire économique pour entrer dans le domaine de l’histoire culturelle ? Je ne le pense pas. La question des pratiques, celle de ce que l’on pourrait appeler l’encodage des données fait bel et bien partie de ce qui doit intéresser l’historien soucieux de parvenir à décrire la réalité avec le moins d’altérations possibles. * On a commencé en s’interrogeant sur l’existence d’une crise de l’histoire économique médiévale. Le nombre et l’importance des chantiers ouverts laissent penser, s’ils sont toutefois poursuivis, que celle-ci doit être relativisée. La collaboration avec les sciences sociales, la multiplication des expériences de travail collectif ont modifié les techniques de travail ainsi que les références culturelles, devenues plus complexes et parfois contradictoires, si l’on pense aux rapports entre histoire économique et histoire culturelle. La discipline historique peut tirer profit des débats existant à l’intérieur des sciences sociales ou de la formulation de telle ou telle conception neuve pour la cannibaliser et l’utiliser en sa faveur et permettre ainsi le renouvellement des problématiques, l’émergence de nouveaux objets, comme pour nous le marché de la terre, ou l’étude des écritures pratiques et la reviviscence d’anciens comme celui de la famine. Leur exploitation, qui s’est avérée extrêmement stimulante à tous points de vue et sans doute fructueuse, devrait continuer dans les années à venir.

Chapitre 2

LES ÉCRITURES DE L’ÉCONOMIE AU MOYEN ÂGE119

D

ans son introduction au colloque intitulé « Écrire, compter mesurer », tenu en 2001 à l’École Normale Supérieure, Florence Weber expliquait l’utilité voire la nécessité de tenir une telle rencontre par la difficulté croissante du dialogue entre sociologues et économistes120. Au cœur de celles-ci, elle plaçait la question des nombres et de la mathématisation croissante de la science économique ainsi que l’impérialisme croissant et souvent maladroit des économistes à l’égard des autres sciences humaines. Mutatis mutandis, le même phénomène a atteint l’histoire du Moyen Âge. Tandis que l’école anglo-saxonne faisait une part croissante à l’usage des statistiques et mathématisait les démonstrations, imposant ses propres catégories et concepts dans le débat, les médiévistes français, de leur côté, ont semblé se désintéresser du problème, pourtant crucial d’un point de vue méthodologique, de la place des nombres en histoire, de la légitimité de les constituer en série et de l’utilité de procéder à des calculs. Il existe de ce fait deux types d’approche, dont l’une est actuellement dominante dans le monde anglo-saxon et l’autre timidement représentée en Europe121. La première est quantitative et n’hésite pas à raisonner sur des catégories et des séries telles que le Produit Intérieur Brut ou la masse monétaire même pour les périodes les plus lointaines122. La seconde est qualitative et s’intéresse davantage à la question des rationalités pratiques qu’à celle des nombres en tant que tels : substantiviste, elle suit le questionnement né du travail de Polanyi et s’interroge sur ce que font les hommes au travail et lorsqu’ils transforment, produisent, échangent et consomment. Les chercheurs travaillant dans la direction indiquée par le colloque tenu en 2001 à l’École Normale Supérieure se penchent sur les aspects cognitifs et rituels des pratiques économiques, ce qui entraîne forcément un changement d’orientation assez radical pour les historiens de l’économie invités, avant de s’intéresser aux chiffres disposés en série, à s’interroger sur les conditions culturelles dans lesquelles ils ont été élaborés. Les outils intellectuels, les compétences, les performances culturelles des acteurs de la vie économique deviennent alors le véritable sujet, ce qui les contraint à interroger différemment leur documentation, en intégrant à leur problématique la question des conditions concrètes de leur production. Avant toute chose, il faut comprendre ce que signifie compter, mesurer,

119. Ce titre est celui de la 7e école d’été d’histoire économique, organisée par les Universités Paris 1 Panthéon Sorbonne et Toulouse-Jean-Jaurès et soutenue par le Labex Hastec. Elle s’est tenue à Suse en août 2018. Ce chapitre reprend et développe l’introduction que j’y avais faite. 120. COQUERY, MENANT, WEBER 2006. Voir en particulier l’introduction des trois co-éditeurs, p. 11-27. 121. L’œuvre de A. Greif propose un très bon exemple de cette tendance historiographique : GREIF 2006. 122. La bibliographie sur ce sujet est impressionnante. Voir, à titre d’exemple MAYHEW 2013 ; CAMPBELL 2014 et 2016. Voir également, pour l’importation en histoire des catégories des économistes et leur extension à la période médiévale : NORTH et THOMAS 1973. Cette tentative n’a pas été reçue en France.

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évaluer et calculer au Moyen Âge. La mise par écrit et la production d’outils documentaires allant de l’aide-mémoire à l’instrument juridique ou comptable le plus complexe doit par conséquent se trouver au centre de la recherche : c’est ce projet qui a été développé et mis en œuvre dans programmes scientifiques développés depuis le début des années 2010123. Des préoccupations de cette nature ne peuvent que rejoindre celles que l’histoire culturelle du Moyen Âge a développé depuis les années 1990 qui tournent elles aussi autour de la question des rationalités pratiques et font converger des problématiques issues de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie, dont le voisinage et la complémentarité constituent une évidence et dont la mobilisation effective permet d’obtenir de nouveaux résultats124. Ces trois disciplines ont au moins en commun de fonder leur prétention à la scientificité dans la réflexion sur la façon dont se constituent leurs sources et sur le travail critique nécessaire en préalable à toute restitution qui ait une valeur et ait force démonstrative. Appliqué au champ de l’histoire économique, dont la légitimité en tant que spécialité autonome dans le champ de l’histoire n’est pas acquise définitivement, cela entraîne diverses conséquences125. La première et de loin la plus importante est que montrer comment, dans quelle mesure et par quelles procédures l’acte même d’écrire s’inscrit lui aussi dans les processus relevant de l’action économique fait désormais partie des problèmes à aborder. Il y a une continuité entre l’action et l’écriture qui n’est pas ici un simple compte-rendu ni un mémorial mais, bien plus profondément, une partie de l’action elle-même. L’écriture oriente l’action et permet d’en définir les finalités parfois éloignées de ce qu’une définition a priori de l’action rationnelle conduirait à penser126. Je souhaite, dans ce chapitre, montrer quels questionnements nous pouvons adopter pour étendre au champ de l’économie les acquis récents de l’histoire culturelle, en particulier dans son rapport renouvelé à la documentation et à son usage127. Un nouveau dispositif heuristique achève de se construire : comment l’étude de l’économie médiévale s’y insère-t-elle ? Il ne s’agit plus seulement de produire des courbes, d’étudier des tendances, d’établir des périodisations et d’examiner des cycles, mais de se demander quelles sont les catégories qui peuvent le mieux rendre compte de ce que font les hommes lorsqu’ils produisent leur subsistance, échangent leurs surplus et transforment les choses en d’autres choses128. 123. CLAUSTRE 2019 (éd.) Voir en particulier l’introduction Claustre, p. 5-29. FELLER et RODRIGUEZ 2013 ; DENJEAN et FELLER 2013 ; FELLER et RODRIGUEZ 2016. 124. Les travaux fondamentaux à cet égard sont : CLANCHY 1979 ; CAMMAROSANO 1991 ; voir le compterendu de cet ouvrage par Jean-Claude Maire Vigueur : MAIRE VIGUEUR 1995 ; CHASTANG 2001 et 2008 ; BERTRAND 2015. 125. Dans les années 1990, les historiens de l’économie se sont inquiétés du déclin relatif de leur spécialité comme le prouve le ton nettement défensif d’un certain nombre de publications : AMMANATI 2011 ; DAUMAS 2013. 126. WEBER 2005, Introduction ; FRAENKEL 2001. 127. Voir CHASTANG 2008. 128. POLANYI 2011, p. 72 sv.

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L’étude des sources ne peut plus être alors une simple mise en liste des documents consultés, suivie d’une critique formelle de ce qui peut servir à écrire l’histoire, c’est-à-dire un compte-rendu de l’enquête menée dans les archives et les bibliothèques préludant à la thèse. Produire, échanger, consommer et, dans le cadre de l’économie seigneuriale, prélever, ne se conçoivent pas sans un recours à l’écriture plus ou moins intense selon les périodes mais toujours présent, comme l’action ne se conçoit pas sans qu’existe une forme de verbalisation prélude à son exécution129. Il ne s’agit pas alors uniquement de substituer le mot écrit à la mémoire, selon la féconde intuition de Jack Goody, mais aussi et peut-être surtout de donner une place à l’écriture dans les différentes phases de la vie économique130. Je me propose d’examiner d’abord la question de la nature des écrits de la vie économique et celle de leur usage. Des questions importantes se posent autour de la chronologie et surtout autour des rapports entre histoire culturelle et histoire économique : après avoir tendu à englober tout le champ historique, comme si elle pouvait à elle seule en rendre compte, l’histoire économique n’est-elle plus que l’une des déclinaisons de l’histoire culturelle ? Dans un deuxième temps, j’aborderai quelques-uns des champs que ces écrits permettent d’éclairer : l’exploitation seigneuriale, le commerce, sous l’angle d’une description de l’action et du calcul.

I. LES ÉCRITURES DE LA VIE ÉCONOMIQUE Les écritures issues des actions de la vie économique sont fréquemment éphémères, détruites ou jetées. Dès lors que leur objectif immédiat a été atteint, elles n’ont plus d’utilité et leur place dans un chartrier peut devenir problématique. Il y a cependant des logiques de conservation et de destruction qui déterminent ce que nous pouvons comprendre de la façon d’administrer les choses.

I.1. Transmission et fossilisation La transmission des textes parvenus jusqu’à nous ne dépend pas exclusivement des caprices du hasard ou des accidents de conservation. Elle est étroitement liée à l’intérêt, dans tous les sens du mot, que les institutions qui les produisaient ont attaché à conserver les documents qu’elles élaboraient afin de les transmettre et éventuellement de s’en servir. Elle est donc liée aux procédures de mise en archives et aux conditions qui rendent possible la survie et la transmission des documents. Au cas où aucune disposition particulière n’est prise, les documents sont détruits, jetés ou perdus. C’est le cas, dans beaucoup d’institutions, des 129. Voir les intuitions de A. Stella : STELLA 1988 ; Quelques travaux centrés sur l’histoire de l’économie ont emprunté cette direction : VERNA 2017 ; DEWEZ 2014 ; MORESTIN-DUBOIS 2015 ; SCHRIMPF-PATEY 2019 ; CLAUSTRE 2018, 2018a. 130. GOODY 1979, p. 140-145.

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comptabilités qui, une fois auditées n’ont plus de raison d’être. Les hasards, alors, suppléent à ce qui pour nous apparaît comme une carence des institutions ou des personnes. Ainsi, par exemple, le livre de comptes d’un couturier parisien, Colin de Lormoye, ne nous est parvenu que sous la forme de lambeaux de papiers utilisés pour fabriquer, à la fin du XVe siècle, la reliure d’un ouvrage. Le document, ayant cessé d’avoir toute utilité, peut-être peu après la disparition de son auteur, a été jeté et démembré : on doit son exhumation aux techniques et à la doctrine des conservateurs de la Bibliothèque Nationale du début du XXe siècle131. C’est à un hasard très étrange que l’on doit la sauvegarde du fonds Datini à Prato. Après la mort de Francesco di Marco Datini, son hôtel fut transformé en orphelinat. À un moment que l’on ne connaît pas, et pour une raison obscure, les centaines de registres, de cahiers et de parchemins qui constituaient les archives de sa compagnie et documentaient toute son activité des années 1360 à 1410 furent placés sous un escalier qui fut muré. On ne retrouva ces documents qu’au XXe siècle132. Autre forme de hasard, le legs parfois fournit des archives. À Avignon, dans la seconde moitié du XIVe siècle, un artisan, un cordier appelé Jean Teisseire, institua la municipalité comme son héritier universel. Cela entraîna le versement de tous ses papiers aux archives communales où elles se trouvent encore. Le fonds était constitué d’un chartrier et d’un livre de raison133. C’est aussi à un legs, fait à l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris que l’on doit la sauvegarde et la transmission in extenso d’un livre de raison et du chartrier d’un notable de la cour de Philippe IV, Guillaume d’Ercuis134. Ces transmissions par legs ont entraîné la fossilisation des fonds mais les ont liés à l’histoire des institutions qui les recevaient entraînant quelques déplacements et reclassements. Ces exemples rappellent ce que la conservation et la transmission doivent aux hasards. Ils sont contrebalancés par les nombreux cas où des institutions ont pensé leur inscription dans la durée et organisé la sélection, le classement et la sauvegarde des documents qui les concernaient et, par conséquent, en détruisant ce qui leur semblait inutile ou superflu. Les archives qui résultent de ce premier travail sont sans cesse soumises à des processus de transformation par le jeu des reclassements, des déplacements, des nouveaux tris : les fonds fossilisés, comme ceux de Jean Teisseire et Guillaume d’Ercuis ou celui plus spectaculaire de Francesco Datini, sont l’exception. Les archives sont des organismes toujours en vie et soumis à des phénomènes constants d’érosion, de déclassements ou de valorisation comme l’a montré l’étude récente de la constitution du trésor des Chartes135 ou celle de la construction des archives de la papauté en Avignon136 et comme 131. 132. 133. 134.

CLAUSTRE 2021. HAYEZ 2005. MORESTIN-DUBOIS 2015 ; HAYEZ 1996. BOURLET et LALOU 2014. Le livre de raison est conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, sous la cote BSG 2025, tandis que le chartrier est passé aux Archives Nationales sous la cote S 1542A et S 1542B. 135. Sur le Trésor des Chartes, voir GUYOTJEANNIN et POTIN 2004 ; DEJOUX 2014. 136. Sur les archives de la papauté : THEIS 2018.

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le montrent régulièrement les études faites à partir de cartulaires ou menées sur des cartulaires137.

I.2. Goody et ce qui s’ensuivit La lecture des anthropologues par les historiens, et particulièrement celle de Jack Goody, a permis une réorientation des études qui en est en fait à ses débuts et n’a pas encore porté tous ses fruits138. La Raison graphique, paru en 1979 en français, a eu des effets considérables sur l’approche et la pratique documentaire des médiévistes. Au document comme donné, c’est-à-dire comme source déjà là et dont il fallait juger de la pertinence et de la sincérité, succédait alors une autre problématique construite autour de la question de l’information, de sa communication et de son stockage. Ces différents éléments faisant système, il faut désormais considérer d’un même mouvement l’objet immatériel qu’est l’information et l’objet matériel qu’est le support qui la véhicule139. Goody insistait sur des éléments essentiels, souvent écartés ou jugés comme secondaires comme la forme documentaire choisie : liste, énumération, tableau, diagramme… il montrait que celle-ci était également une expression de la pensée et que, de ce fait, les mots n’étaient pas les seuls vecteurs de contenu. L’image graphique de la page, la présentation de listes, l’élaboration de diagrammes ou de tableaux sont aussi des objets qu’il faut analyser en tant que tels et pas seulement sous l’angle de la sincérité ou de la véracité. La confection d’un registre ou celle d’un rouleau, si l’on étudie des comptes ou des cartulaires, a, elle aussi, une signification : son histoire matérielle, celle de son élaboration et de ses réfections et corrections, celle enfin de son classement fait sens et doit être incluse dans le commentaire. La forme choisie détermine aussi la façon d’utiliser le document produit. À peu près au même moment, Michael Clanchy, dans From Memory to Written Record, rappelait le fait majeur que constituait la prolifération de l’écrit documentaire et l’extension de son usage à partir du XIe siècle140. Les documents écrits sont aussi des objets et leur existence, leur conservation et leur transmission dépend de la maîtrise de savoirs techniques qui vont de l’écriture au classement et à l’archivage. Son étude portait sur les conditions dans lesquelles ces savoirs s’étaient constitués au Moyen Âge, principalement en Angleterre. Allant dans le même sens que J. Goody, mais appliquant sa réflexion au champ de l’histoire administrative du Moyen Âge, il ouvrait une piste qui a permis depuis l’établissement du lien entre histoire sociale, histoire institutionnelle et histoire de la culture. Le maître ouvrage de Paolo Cammarosano141, paru en 1991, développait pour l’Italie des thèmes analogues, en insistant sur les transformations qualitatives que l’inflation documentaire 137. 138. 139. 140. 141.

CHASTANG, FELLER et MARTIN 2009. GOODY 1979 ; ANHEIM 2012. MORSEL 2000 et 2016 ; FELLER 2020. CLANCHY 1979, p. 328-334. CAMMAROSANO 1991.

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du XIIe siècle avait induites. Les écritures produites par les gouvernements redoublées par la prolifération des administrations, chacune engendrant son besoin propre de documentation et d’archivage, ont radicalement modifié le rapport à l’écriture que les sociétés urbaines italiennes avaient construit jusqu’à ce moment. En même temps, au demeurant, les besoins de l’économie marchande transformaient aussi la production d’écriture, les besoins de la preuve et de la garantie comme ceux de la mémoire des transactions entraînant la prolifération d’écrits de toute nature. J. Goody, posant un problème anthropologique, ne se souciait pas vraiment d’histoire et de chronologie, bien qu’il n’hésitât pas à puiser aussi son argumentation dans l’histoire. M. Clanchy et P. Cammarosano, de leur côté, ont presqu’exclusivement insisté sur les usages de l’écriture dans le gouvernement des hommes et sur ses effets dans la construction de leur rapport à la culture. C’est dans le prolongement de cette ligne que se situe le livre de Pierre Chastang sur le gouvernement de Montpellier142 ainsi que l’ouvrage de Paul Bertrand sur l’administration des choses et la gestion des domaines fonciers. Les Écritures ordinaires traite en effet de documents ayant servi à la gestion des biens d’abbayes ou de grands laïcs et P. Bertrand s’approche des préoccupations des historiens économistes lorsqu’il s’interroge sur l’utilisation de l’écrit dans l’administration des domaines, qu’il s’agisse de les réformer ou de les reconstruire, comme ceux de l’abbaye de Saint-Trond sous Guillaume de Ryckel ou de leur faire rendre un revenu comme dans la richissime documentation de Thierry de Hireçon ou de Hérisson143. Mais c’est fondamentalement la question de l’administration dans ses rapports à l’écriture qui l’intéresse, pas les techniques d’organisation de la production ou de mesure de la valeur telles qu’elles peuvent se lire dans les documentations qu’il manipule.

I.3. Administrer les choses à l’époque médiévale144 L’écriture sert à stocker, enregistrer et réorganiser des informations et, ce faisant, elle les transforme et en les inscrivant sur un support matériel durable en modifie la signification145. La liste, qui vient de faire l’objet d’études approfondies fournit un bon exemple. Elle est autant un moyen de se remémorer un ensemble d’items qu’une façon de se préparer à l’action146. C’est apparemment un objet graphique simple et trivial mais elle exerce une fonction dans l’organisation de la pensée et de la perception de l’environnement. Une liste de noms de saints gravée sur un devant d’autel donne à ceux-ci une place dans l’espace liturgique et exerce 142. 143. 144. 145. 146.

CHASTANG 2013. BERTRAND 2015, p. 278-282 et 293-305. COQUERY, MENANT et WEBER 2006. GOODY 1979 p. 47-60. Sur les listes et en particulier celle des courses : GOODY 1979, p.145. Voir aussi les volumes issus du programme Polima (Pouvoir des listes au Moyen Âge) soutenu par l’ANR : ANGOTTI, CHASTANG et DEBIAIS 2019.

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de ce fait une fonction autre que la mémorisation des items147. De même la liste des objets contenus dans l’inventaire d’une maison montre aussi l’organisation de l’espace et le parcours effectué par le notaire, physiquement et mentalement, pour construire une énumération exhaustive148. Ces affirmations ont une portée pratique en ce qui concerne l’étude de l’économie médiévale, notamment en ce qui concerne la quantification. Celle-ci passe par la mise en série des nombres à des fins de pure description ou de mise en phase chronologique. Elle implique d’abord de prendre au sérieux les chiffres fournis par les documents, c’est-à-dire d’examiner au cas par cas leur exactitude et à interpréter les erreurs ou les contradictions qu’ils semblent recéler. La somme proposée par un document peut être fausse du fait d’une erreur de calcul. Elle peut aussi résulter d’une contradiction dans les données utilisées qui n’ont pas nécessairement la même origine149. Il n’y a pas lieu, dès lors, de conclure à une ignorance ou à une incapacité particulière du scribe ou du comptable, mais à une difficulté intrinsèque à la documentation qu’il utilise. L’exploitation statistique des chiffres, même de documents du haut Moyen Âge, devient de ce fait une opération légitime et justifiée. On retrouve ces problèmes aussi bien dans la documentation chiffrée du haut Moyen Âge que dans les grandes comptabilités commerciales du XIIIe et du XIVe siècle150. Sérier n’est cependant pas une simple opération technique consistant à extraire des données de documents pour les utiliser de façon plus efficace en les transformant en un groupe de nombres sur lequel des calculs sont possibles151. Les documents comptables dont on pourrait s’attendre à ce qu’ils fournissent précisément ces séries sont en effet tout sauf des documents bruts. Leur élaboration répond à des finalités complexes, parfois contradictoires et surtout variables : les abbés qui les commandent n’ont pas toujours besoin des mêmes renseignements que leurs successeurs et, de plus, les catégories d’analyse et de classement peuvent changer d’un règne abbatial à l’autre, voire durant le même règne abbatial, si les raisons pour lesquelles on a besoin de ces chiffres changent. Il arrive aussi que des calculs soient effectués par les comptables eux-mêmes afin d’interpréter les chiffres rassemblés : c’est le cas, en Angleterre au XIIIe siècle, pour l’évaluation du revenu net et du profit, notions extrêmement complexes et dont la signification peut varier d’une comptabilité à l’autre à l’intérieur d’une même seigneurie en fonction des informations dont les abbés estiment avoir besoin152. Les données chiffrées peuvent aussi se présenter sous la forme de groupes difficiles à mettre en série. Les mentions de salaires dans certains types de documents comme le livre de l’abbé de Saint-Trond, Guillaume de Ryckel compilé au milieu du XIIIe siècle, 147. ANGOTTI, CHASTANG et DEBIAIS 2019 (« Introduction. La liste médiévale, une technique matérielle et cognitive »). 148. BRESC BAUTIER et BRESC 2014. 149. Voir, pour un exemple particulièrement intéressant, DEVROEY 2013. 150. Voir, sur les erreurs de calcul et leurs causes : BALLE 2018. 151. Voir là-dessus HEFFER 1977 et, en dernier lieu, BOURGEOIS-GIRONDE et MONNET 2017. 152. STONE 1962.

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sont tellement éparses, qu’il est impossible d’en tirer des indications utilisables153. D’autres évolutions sont impossibles à quantifier. En Angleterre, au XIVe siècle, un abbé de Christchurch confronté à une forte baisse du prix des céréales et à des salaires stables, choisit de convertir une partie de la rémunération des couvreurs et des charpentiers travaillant sur le domaine en repas : si l’on voit bien la logique de l’action, il est impossible de l’insérer dans une étude des prix et des salaires faute de pouvoir refaire le calcul effectué par les gestionnaires qui ont pris cette décision154. Quelques documents, comme le livre du Biadaiolo Domenico Lenzi, présentent en revanche de véritables séries homogènes et continues sur des périodes assez longues155 : ils sont rares et d’autant plus précieux. Dans l’exemple de Domenico Lenzi, la série chiffrée concerne toutes les céréales panifiables vendues sur le marché de Florence entre 1320 et 1345. L’auteur de cette série était un marchand de grains qui notait semaine après semaine, voire jour après jour, les prix pratiqués sur le marché et les commentait, notamment en disant quelle était la réaction du public face aux oscillations des prix : les chertés étaient fréquentes dans la première moitié du XIVe siècle et la patience des Florentins à leur égard assez limitée. Les autorités communales craignant plus que tout les commotions populaires, Domenico Lenzi fait aussi la chronique des mesures de police prises pour assurer la sérénité des échanges. La quantification fait ici sens, à condition de pouvoir mettre en regard des séries de même nature pour les salaires, ce qui est difficile, ces indications étant le plus souvent éparses, sauf dans des cas exceptionnels mais marginaux comme la série reconstituée par C.-M. de la Roncière pour les salaires des jardiniers de S. Maria Nuova156. Les séries de nombres médiévales sont souvent discontinues et encore plus souvent hétérogènes ; il est par conséquent nécessaire de tourner la difficulté en s’interrogeant sur le point de savoir ce que mesurent, décrivent ou calculent effectivement les chiffres et les nombres consignés dans un document. Retrouver les catégories selon lesquelles le scribe ou le comptable organise son travail est nécessaire afin d’éclairer les pratiques qu’il met en œuvre et pourquoi il le fait157. Ainsi, au XIIIe siècle, dans les comptabilités du prieuré cathédral de Norwich, les notions de proficuum et de profectus sont couramment utilisées. La première désigne la somme de la valeur de tous les avoirs d’un manoir à la fin de l’année comptable (trésorerie, bétail, volatiles, grains). La seconde désigne ce que le manoir rapporte chaque année au prieuré, c’est-à-dire ses disponibilités une fois l’ensemble de ses coûts de fonctionnement réglé : le profectus est par conséquent ce qui s’approche le plus de la notion de revenu net. D’autres catégories sont encore utilisées par les comptables, comme le gaignage qui désigne le revenu net en grain. Ces catégories ne sont pas toutes nécessaires en permanence et ne sont donc pas toujours 153. 154. 155. 156. 157.

Guillaume de Ryckel, passim. Sur ce document très particulier, voir BERTRAND 2015, p. 278-281. MATE 1991, p. 94-95. PINTO 1978. DE LA RONCIÈRE 1982. DEWEZ 2014, p. 411-416.

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calculées158 : ce qui intéresse les gestionnaires est de connaître la performance économique globale du manoir (peut-on en tirer davantage), de savoir s’il est possible de mieux faire et de contrôler la probité comme l’habileté des intendants. Une approche pragmatique est un préalable nécessaire à toute réflexion sur la vie économique qui voudrait appuyer son raisonnement sur des nombres : nous ne pouvons pas nous contenter d’appliquer telles quelles les catégories pour nous les plus évidentes parce que les plus quotidiennes. La notion de revenu net ou de profit est ainsi beaucoup moins utile à Norwich que la réponse aux questions liées à l’amélioration concrète de l’exploitation. En ce qui concerne la rémunération des tâches, la difficulté qu’il y a pour nous à comprendre ce qu’est effectivement le travail au Moyen Âge et à quoi correspondent les rétributions et gratifications qui l’accompagnent rend difficiles l’interprétation de données chiffrées le concernant, alors qu’il s’agit de catégories immédiates dans la perception de notre monde social et économique159 : que signifie rémunérer le travail alors que la part de la monnaie dans le paiement des tâches effectuées ou du temps passé n’est pas toujours essentielle160 ? Cependant, le simple fait d’avoir porté par écrit une ou des opérations, quelles qu’elles soient, nous les rend accessibles, à condition et pourvu que, stockées sur un support matériel durable, elles soient conservées et puissent ainsi être transmises. La mise en écriture fait partie de l’action que l’on observe et relève des processus qui organisent la production et l’échange. Cela permet ainsi de rendre compte d’actes, d’interventions et de relations qui, autrement, soit ne sont pas perçues soit demeurent intuitives et, par conséquent, non transmissibles si ce n’est oralement161. La production de documents n’aboutit pas seulement à laisser des traces d’une action et, de façon plus générale, de celles du passé. Elle contribue aussi à modifier l’action en l’augmentant d’une dimension réflexive. Elle les rend également possibles : les manuels de marchands du XIVe siècle comme ceux dont la Pratica della Mercatura de Pegolotti est le plus connu, consignent un grand nombre de renseignements sur les marchés, les poids et mesures, les monnaies, la qualité des produits et leur valeur commerciale, l’utilisation de l’abaque, le calcul des intérêts composés sans lesquels l’action des marchands serait difficile voire impossible162.

II. CHRONOLOGIE Cette question ou cette série de questions s’inscrivent dans le grand courant de la Schriftlichkeit qui se traduit commodément par le mot « scripturalité » et ont une chronologie qui a été scrutée du côté de la production administrative et 158. 159. 160. 161. 162.

STONE 1962, p. 25-48 : p. 26 et 36. LE GOFF 1983. BOURIN 2013. FRAENKEL 2001, p. 242-244. Francesco Balducci Pegolotti, La Pratica della Mercatura, éd. Allan Evans, Cambridge, Mass., 1936.

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politique, c’est-à-dire du pouvoir et du gouvernement des hommes. Mais, par derrière la question de l’écrit se pose celle du rapport des hommes aux choses qu’ils produisent et échangent.

II.1. Administrer par l’écrit au haut Moyen Âge Les transformations mises en évidence par M. Clanchy et P. Cammarosano dans l’utilisation des écritures font du XIIe siècle un siècle-pivot. Jusque-là, en effet, la documentation est dominée par les écritures d’origine ecclésiastique. Seuls les monastères et les épiscopats sont alors équipés matériellement et intellectuellement pour organiser et conserver leur documentation. Encore faut-il comprendre le cadre cognitif à l’intérieur duquel s’insèrent ces changements. Les gestionnaires du haut Moyen Âge, n’ont pas dépassé, dans les instruments dont ils se dotaient et dont ils se servaient, le stade de la collection, de l’inventaire et de la liste. Ils n’ont pas non plus élaboré de véritables comptabilités montrant l’évolution d’une situation ou rendant compte d’une dynamique. Les cartulaires monastiques relèvent indéniablement de l’esprit de la collection tandis que les grands polyptyques carolingiens ressortissent, pour leur part, d’une logique de l’inventaire et de la liste. L’utilisation de ces documents par leurs auteurs et leurs successeurs est, on le sait, un problème qui n’est pas résolu de façon aisée : on a pu affirmer que les polyptyques n’avaient aucune utilité pratique et avaient seulement servi à satisfaire aux exigences des souverains carolingiens163. Les études ultérieures, et notamment celles de J.-P. Devroey, ont montré qu’ils servaient de référence et étaient consultés, en partie simplement parce qu’on savait qu’ils existaient, en partie aussi parce que leur ancienneté leur conférait une autorité qui contraignait à s’y référer – ou à s’en servir pour ajouter de nouveaux documents164. L’existence, au sein des monastères, de lieux spécialisés où les documents produits sont rangés ainsi que la présence d’un personnel spécialisé rendent possible la conservation, la transmission, la consultation et la réutilisation des documents écrits. Évidemment, les moines procèdent à des tris et se débarrassent d’une manière ou d’une autre des documents considérés comme inutiles. Un grand monastère comme le Mont-Cassin n’a pas conservé ses comptabilités médiévales, alors même que les documents de gestion qui nous ont été transmis les mentionnent : elles servaient au moins à vérifier des données165. Peu de chose nous est au total parvenu sur la pratique économique quotidienne des monastères. Même Cluny n’a laissé qu’assez peu de documents sur l’activité de ses cellériers, chambriers et autres officiers monastiques commis à la gestion du patrimoine166. La règle fait pourtant obligation aux abbés de produire de tels documents et nous avons de multiples indications nous informant de leur existence. Il est possible cependant 163. 164. 165. 166.

FOSSIER 1978, p. 33 ; FOSSIER 1999. DEVROEY 2004. SCHRIMPF-PATEY 2019, p. 41-42. Voir cependant DUBY 1952 et 1956 Voir aussi GUERREAU 1980.

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que ces tâches gestionnaires, même dans leur rapport à l’écriture, aient été peu valorisées tant que les affaires des établissements se portaient bien, sauf à de brèves périodes lorsque les souverains l’ordonnaient ou lorsqu’il était nécessaire de réformer le monastère et de restaurer son temporel. Jean de Gorze, au Xe siècle, ennuyait beaucoup son abbé lorsque, comme l’exigeait sa fonction de cellérier, il lui présentait toutes les semaines les comptes de ses dépenses167. De même, à Obazine, le rédacteur de la Vita du fondateur, Étienne, loue celui-ci de n’avoir pas tenu de comptes de ses dépenses charitables et critique vertement son temps pour l’excès d’écritures et de comptes qui le caractérise168. Bref, les écritures reflétant les tâches ancillaires ne sont peut-être pas considérées comme importantes par ceux qui en ont la charge et seules le sont celles qui peuvent protéger le patrimoine. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas une pratique rationnelle et calculatrice des activités du monastère. Le seul exemple des constitutions de Corbie, dans les années 830, suffirait à le montrer. L’abbé Adalhard y déploie en effet, une grande capacité à manier les chiffres et à élaborer des calculs complexes. Il applique un grand savoir-faire dans la résolution des questions logistiques comme dans l’organisation des prélèvements, et notamment celui de la dîme. De cette activité, il nous reste les traces normatives et prescriptives ainsi que les descriptions statiques que sont les polyptyques qui nous informent sur des droits et dressent des états mais ne donnent guère d’indications directes sur les flux169. Pour ce qui est des laïques, ils n’ont, jusqu’au XIIIe siècle, laissé d’archives qu’à travers les cartulaires ou les chartriers monastiques170. Nous sommes bien mal informés de leurs affaires et, lorsque nous le sommes, c’est toujours par la médiation de dépôts d’archives ecclésiastiques, le plus souvent des monastères, les archives épiscopales étant plus rarement conservées pour les périodes les plus anciennes. L’accumulation documentaire dans les chartriers monastiques concerne en effet aussi bien la documentation des laïcs. En même temps que le bien cédé, on transmet, même durant le haut Moyen Âge, les anciens titres de propriété qui sont alors archivés par le nouveau propriétaire. C’est ce qu’a fait au IXe siècle le monastère de San Clemente a Casauria qui a pris la décision de conserver toute cette documentation et qui semble avoir été, avec quelques épiscopats comme celui de Plaisance, l’un des rares établissements ecclésiastiques à agir de la sorte. Au XIIe siècle, tous les documents conservés ont été intégrés dans un cartulaire général. Nous disposons de la sorte d’informations directes sur des patrimoines laïcs de cette période171. Le plus souvent, les archivistes détruisent ces documents devenus inutiles parce qu’attestant d’un état de choses trop ancien pour avoir la moindre valeur juridique ou la moindre utilité pratique. 167. Jean de Gorze, p. 102-103. 168. Étienne d’Obazine, p. l ; chap. 20, p. 135. 169. Statuts d’Adalhard, p. 355-422. FELLER 2016. Adalhard est un prince carolingien et a reçu une éducation de premier ordre. Il est difficile de dire dans quelle mesure il est ou non représentatif de l’attitude de l’aristocratie carolingienne à l’égard de la gestion des biens matériels. Sur la question des flux, voir DEVROEY 1979 et 1984. 170. FELLER, GRAMAIN et WEBER 2005 ; BOUGARD 1996a ; FELLER 2019b, p. 33-59. 171. FELLER 1998.

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II.2. Les effets de la diversification de la vie économique L’exclusivité ecclésiastique en matière de sources a comme conséquence principale d’attirer notre attention sur les problèmes fonciers et sur les questions de propriété. Tant que dure cette situation, c’est-à-dire jusqu’au XIIe siècle, ce qui concerne la production artisanale, l’économie commerciale et l’échange marchand nous demeurent en grande partie inaccessibles par l’écrit et il faut, pour avoir quelque idée de leur réalité, interroger les sources archéologiques. Les choses ne changent qu’à partir de la fin du XIe siècle lorsque les signes d’une activité urbaine, à la fois commerciale et artisanale, sont décelables et lorsque les villes elles-mêmes deviennent des acteurs économiques de premier plan. Marchands et artisans ont alors recours, de plus en plus souvent et normalement, à l’écriture pour organiser leurs négoces. De ce fait, à compter des années 11801200, la typologie documentaire se diversifie et, surtout, la quantité de documents à notre disposition s’accroît, au fur et à mesure que l’écriture devient une action ordinaire, à la fois banale et nécessaire, qu’il s’agisse d’agriculture ou d’échanges marchands172. Les premiers registres de notaires qui nous soient parvenus, élaborés à Gênes et à Marseille, montrent des techniques commerciales déjà très au point dès le milieu du XIIe siècle. Il faut cependant attendre les années 1230-1250 pour assister à un véritable changement qualitatif concernant aussi bien l’économie rurale que l’économie urbaine. Le passage à l’exploitation en faire valoir direct des domaines anglais a également entraîné l’apparition, et surtout l’archivage, de comptabilités de plus en plus sophistiquées, et on dispose de véritables ensembles organisés à partir les années 1220173. Ainsi, la série des comptabilités de l’évêché de Winchester commence en 1225, celle du prieuré-cathédral de Norwich en 1256. Alors que les contrats qui organisent l’échange commencent d’être enregistrés et conservés dans la seconde moitié du XIIe siècle, les comptabilités commerciales, quant à elles, ne sont guère conservées avant la fin du XIIIe siècle. Elles sont alors déjà très perfectionnées et supposent l’existence dans chaque boutique de quelque importance d’une pluralité de livres analytiques174. La phase ultime de la période de croissance économique au XIIIe siècle et la crise de la fin du Moyen Âge s’accompagnent d’une diversification accrue de la typologie documentaire, aussi bien en contexte urbain qu’en contexte rural. Apparaissent alors des comptabilités, ou plutôt des ébauches de comptabilité laïques, ainsi que des documents que les historiens des textes ont appelé des livres de raison, c’est-à-dire des registres ou des cahiers où étaient notés, selon un ordre souvent difficile à comprendre, l’ensemble des actes économiques de l’auteur175. L’importance de ces livres ou de ces registres est fondamentale parce qu’ils sont les témoignages concrets des pratiques économiques et surtout des difficultés rencontrées par les agents pour rendre cohérents les différents plans de leur activité. 172. 173. 174. 175.

CAMMAROSANO 1991 ; MENANT 2006. DEWEZ 2014. Voir entre autres HARVEY 1974. Voir par exemple Libro dell’entrata. BALLE 2018. BEHRMANN 2006 ; TRICARD 2007.

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Les gestionnaires s’efforcent en effet de construire des instruments qui leur permettent de disposer, c’est-à-dire d’inscrire en mettant en en ordre, les informations recueillies au fur et à mesure du développement de leur activité. La particularité de tels documents est qu’ils ne sont pas normés et que, sans être improvisés, ils ne rendent compte que d’une et une seule entreprise seigneuriale Le livre de raison de l’intendant des seigneurs de Mortagne-Tournai, Othes le Brun, compilé entre 1276 et 1300, offre un bon exemple de ce que peuvent être alors les documents produits pour les besoins quotidiens. On y trouve inscrits selon une logique difficile à démêler des informations rédigées sous la forme d’inventaires ou de listes, de notices comptables, enregistrant des revenus et des dépenses et, enfin, des contrats divers, d’embauche ou d’accensement176. Le livre de raison de Guillaume d’Écuis, offre un autre exemple du désir d’avoir sous la main les renseignements nécessaires à la gestion du domaine : les différents types d’information sont regroupées selon le classement qui semble à leur auteur le plus pratique, tantôt chronologique, tantôt typologique, tantôt géographique177. Au XVe siècle, ces usages de l’écriture deviennent fréquents à des niveaux sociaux où on ne les attendrait pas : en Toscane, il n’est alors pas anormal de voir un paysan d’une certaine surface sociale tenir un livre de comptes comme le fait à Paris, le couturier Colin de Lormoye178.

II.3. Échanges marchands et non marchands dans les documentations médiévales La complexité croissante de la vie économique jointe à la diversification des activités entraîne des difficultés de description et de compréhension, parfois résolues de façon expéditive en représentant la vie économique en deux phases, l’une s’étendant du Ve au XIe siècle durant laquelle les échanges marchands seraient minoritaires voire inexistants la seconde, à partir du XIIe siècle, durant laquelle l’échange marchand s’imposerait comme norme de la circulation des richesses et qui, par conséquent, relèverait davantage de l’analyse économique179. L’usage des biens matériels relève d’une logique qui n’est pas exclusivement celle de la recherche de l’intérêt matériel immédiat mais inclut celle du calcul social et intègre des considérations complexes et des buts multiples dans lesquels il faut intégrer les stratégies individuelles de carrière et celles, collectives, des alliances de mariage. Dans des familles paysannes du IXe siècle, des ventes de terre peuvent préparer des mariages en créant des communautés d’intérêt qui renforcent l’alliance180. Des donations de terres effectuées au bénéfice d’un évêque 176. D’HERBOMEZ 1894. Harmony Dewez et Aurélie Stuckens préparent actuellement un travail sur ce document complexe et sous-exploité. Je les remercie pour les précieuses indications qu’elles m’ont fournies. 177. BOURLET et LALOU 2014. 178. BALESTRACCI 1984 ; CLAUSTRE 2018. 179. Un exemple d’analyses de ce type dans LITTLE 1978. 180. FELLER, GRAMAIN et WEBER 2005.

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peuvent préparer, dans la Westphalie du XIe siècle, la recomposition politique de l’aristocratie militaire, l’évêque rémunérant les donations par des dons d’objet dont la valeur autant que la signification symbolique rappellent affectent à chacun une place dans un ordre hiérarchique organisé autour de sa clientèle et de ses réseaux d’amitié et de parenté181. Il semble qu’il y ait là une constante dans le comportement économique des hommes du Moyen Âge et dans l’usage qu’ils font de leurs biens, que l’on se situe au IXe ou au XIVe siècle. Il y a un usage social des richesses qui permet de faire naître des affects entre les parties, de renforcer des liens d’amitié ou de clientèle, de cimenter des fidélités au moyen d’actions qui sont en apparence purement monétaires. Ainsi, dans la Toscane du XIVe siècle, la relation de dette sert aussi au changeur Lippo di Sega à construire des relations d’amitié et de bon voisinage avec un certain nombre d’habitants du village où il a établi son podere – ceux, du moins, dont il ne guigne pas les terres182. Son livre de raison rend compte aussi bien de l’état de sa fortune que de celui de ses amitiés et met les uns en relation avec les autres. L’usage social des richesses ne disparaît pas lorsque se développe l’échange marchand et que se multiplient foires et marchés où des objets sont mis en circulation contre de l’argent. Durant toute l’époque médiévale, et peut-être même au-delà, en effet, les objets entretiennent avec les personnes qui les possèdent une relation de continuité, les objets de propriété faisant partie de l’identité de leurs possesseurs183. Il est extrêmement difficile alors, mais tout à fait essentiel, de déterminer la signification sociale de la transaction, même effectuée à prix d’argent : elle ne met pas en suspens mais au contraire contribue à construire les relations entre les parties. L’essor quantitatif et la complexification de la documentation ne détruit pas cette réalité. Il la rend plus difficile à discerner. En Angleterre, la multiplication des comptabilités en milieu seigneurial a évidemment partie liée à l’essor de la production : il faut rendre compte d’une activité multiforme et faisant naître des flux considérables de produits allant des lieux de production vers les centres de consommation ou de redistribution que sont les abbayes (dans le cas de domaines monastiques). Elle a aussi à voir avec la volonté de valoriser toute chose. Mais chaque item d’une liste affecté d’une valeur monétaire, est considéré à la fois comme une redevance due et comme une marchandise : la redevance a une forte charge symbolique et, en toute logique, ne devrait pas ressortir de l’échange marchand ou être enfermé dans la logique de la marchandise. Il est pourtant nécessaire d’affecter à chacun une valeur chiffrée et de considérer chaque acte comme une transaction. Le but est toujours double. Les comptabilités servent d’abord à contrôler et juger les agents et, en même temps à établir la valeur des choses qu’ils manipulent, ce qui contribue à rendre délicate l’interprétation que l’on peut en faire. 181. REUTER 1995 ; FELLER 2013. 182. Cf. DE LA RONCIÈRE 1973. 183. Sur cette question, la bibliographie est très vaste. Voir, pour un point de vue ethnographique, BONNOT 2014 ; SMAIL 2016 ; ROCHE 1997.

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Parallèlement, le développement des échanges marchands à longue distance a amené de façon précoce à multiplier les procédures scripturaires qui garantissent la bonne marche des affaires, c’est-à-dire la réalisation des transactions, la définition de garanties et celle de pénalités. Ces procédures permettent la circulation d’informations qui concernent le prix des choses mais aussi la réputation des hommes, leur solvabilité, leur probité. Elles organisent la répression des fraudes même lorsque aucun cadre légal n’autorise la poursuite184. La place du contrat écrit et de son efficience et son rapport avec la parole donnée fait partie des problèmes qui sont actuellement en cours d’étude ou d’approfondissement185. L’omniprésence du droit, enfin, renforce la tendance toujours plus grande à séparer, dans l’échange marchand, l’objet de la personne et à confier à des procédures impersonnelles le soin d’établir et de maintenir la confiance. Cependant, la vie économique est, à partir du XIIIe siècle au plus tard, perçue de plus en plus à travers la question de la valeur, mettant de côté celle du pouvoir sur les choses et sur les hommes. La précision croissante des agents dans l’usage des nombres et le caractère savant que prennent les comptabilités qui se détachent de la logique d’inventaire et de simple mise en liste qui caractérisaient la mobilisation ancienne des chiffres, signifient l’apparition d’une mentalité autre, liée à l’usage du droit mais aussi à l’accroissement considérable des flux de marchandises circulant entre Orient et Occident d’une part et à l’intérieur de l’Occident de l’autre ainsi qu’à leur valorisation186. Les grandes comptabilités d’entreprises comme celles de Francesco di Marco Datini et les diverses tentatives faites, avec plus ou moins de succès, par les monastères et les évêchés pour éclairer leur action économique nous montrent un univers mental qui change profondément entre IXe et XIIIe siècle bien qu’il demeure une sphère où l’échange marchand ne règle pas l’ensemble des relations d’échange et où les transactions ont encore la chaleur de l’intimité et de l’amitié187. C’est de ce changement concernant les écritures seigneuriales dans leur diversité comme les écritures marchandes, qu’elles soient comptables ou simplement mémorielles, comme les livres de raison, que nous allons traiter à présent.

III. ÉCRIRE POUR AGIR : LES ÉCRITURES SEIGNEURIALES La seigneurie a produit de grands ensembles documentaires qui sont toujours au fondement de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge. Ils font les beaux jours des médiévistes, sinon tout à fait leur fortune. Les plus anciens mais aussi les plus problématiques concernent l’époque carolingienne. 184. 185. 186. 187.

GREIF 1993. CLAUSTRE 2019, p. 5-29 ; HAYEZ 2019. LOPEZ 1974 ; GREIF 1989 et 2006. ZELIZER 2001.

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III.1. Polyptyques, censiers et gestion de l’espace économique Le polyptyque d’Irminon va nous servir d’exemple. C’est le plus ancien des polyptyques carolingiens conservés mais aussi le plus spectaculaire et le plus commenté. C’est pourtant un document d’allure modeste, écrit sur parchemin, de petite taille et long de 130 feuillets. Il a une histoire : le manuscrit qui nous est parvenu a été restructuré dès le IXe siècle et on sait que les gestionnaires de l’époque carolingienne ont travaillé dessus. Il a été utilisé, quoique de façon épisodique, jusqu’au XIIe siècle. C’est donc un document qui vit sur une assez longue période188. Il décrit 25 grands domaines ou villae, donnant pour chacun d’entre eux des indications sur sa structure, sa capacité productive, le nombre, le sexe et le statut juridique de ses habitants, les redevances qu’ils devaient. Le premier commentaire est celui que Benjamin Guérard, son éditeur au XIXe siècle, a écrit, s’efforçant d’éclairer le sens de tous les mots et de découvrir ce qu’ils signifiaient. L’effort qu’il accomplit en matière de métrologie et en matière d’éclaircissement lexical fut considérable et l’analyse qu’il a donnée est longtemps demeurée canonique189. C’est en tout cas la matrice des commentaires élaborés durant la seconde moitié du XIXe siècle et presque tout le XXe et traitant de l’économie seigneuriale du haut Moyen Âge. La réalisation de ce document a supposé l’organisation de missions d’inspection, l’interrogation de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers, de paysans et des procédures d’écriture plus ou moins standardisées de manière à établir un document homogène et, par conséquent, utilisable. Enquêter, puisqu’il s’est agi de véritables enquêtes, a entraîné des conséquences et notamment la formalisation et la fixation des rapports entre les paysans et leur seigneur, les données recueillies ne pouvant plus évoluer. Bref, la mise par écrit a permis l’élaboration d’une procédure de recueil de l’information et de contrôle de celle-ci, ainsi que la cristallisation d’éléments cruciaux de la vie sociale dans les domaines concernés, en établissant de manière claire qui était libre et qui ne l’était pas, quelles quantités de travail ou de denrées chacun devait, quelles sommes il était astreint à verser et à quel titre. Les moyens utilisés pour recueillir les informations aboutissaient aussi, du point de vue des moines, à construire une représentation de leur espace économique, aussi bien en termes de localisations qu’en termes de flux. Il est difficile de reconstituer la carte mentale que les moines ont construite en rassemblant les différents cahiers qui forment le registre parce que, celui-ci ayant été remanié, leur ordre n’est certainement pas celui que les moines avaient voulu à l’origine. Les outils comptables étaient peut-être rudimentaires et les savoir-faire arithmétiques limités. Leur maniement aboutissait cependant à une prise de conscience de ce qu’était le dominium et le mettait en regard de quantités et de nombres. Cela est déjà net dans le polyptyque d’Irminon qui ne peut être compris que si on le considère comme la description 188. DEVROEY 2013a. Le terme polyptyque signifie simplement registre, c’est-à-dire qu’il désigne un document composé de cahiers eux-mêmes constitués de feuillets repliés sur eux-mêmes (polyptychein, replier plusieurs fois). 189. GUÉRARD 1844.

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d’un système économique dont les éléments sont pensés comme étant complémentaires les uns des autres190. Elles sont confortées par ce que l’on sait de l’attitude à l’égard de leur patrimoine d’autres grands seigneurs ecclésiastiques comme Adalhard de Corbie. Loin de considérer le patrimoine de son monastère comme un ensemble figé et sur lequel il était inutile d’agir, Adalhard descendait dans le détail de la gestion s’efforçant de résoudre de difficiles problèmes logistiques et de tirer de son patrimoine le revenu nécessaire à l’ensemble des fonctions qu’il était tenu d’exercer191. Celles-ci vont, on le sait très au-delà de la simple couverture des besoins alimentaires et les abbés manifestent un souci constant de l’ampleur de leurs revenus. Ce sont aussi des gestionnaires, susceptibles d’orienter la production et d’organiser, comme le faisait Adalhard de Corbie, les échanges marchands192. Première et plus ancienne des écritures seigneuriales, le polyptyque n’est évidemment pas demeuré leur seule forme. Les nécessités de la gestion ont amené les administrateurs à manier beaucoup et fréquemment les écrits, tout en diversifiant leurs formes, tâtonnant pour chercher des types documentaires correspondant à leurs besoins. D’une certaine façon, les censiers, qui mettent en regard des noms de personnes et des redevances à verser, particulièrement nombreux et banals à partir du XIIe siècle, sont les héritiers de ce premier grand « geste documentaire » qu’a été le polyptyque d’Irminon et, à sa suite, l’ensemble des polyptyques carolingiens. Ces documents étaient de plus la matrice nécessaire d’autres qui servaient à aller recueillir les redevances et à vérifier l’effectivité de leurs versements, les cueilloirs ou les chassereaux, documents souvent si marqués par les traces d’usure que leur lecture en est difficile. C’est par leur biais que l’habitude de compter et d’évaluer les revenus s’est prise. Enfin, les enquêtes seigneuriales n’ont jamais cessé et ont constitué un mode ordinaire d’information sur les revenus comme sur les droits du monastère. En Angleterre comme en Italie méridionale, elles sont utilisées afin de connaître les droits du seigneur et les revenus qu’il peut attendre de la terre qu’il domine et forment, dès le XIIe siècle, un mode normal de gestion des terres. Elles le sont aussi afin de renforcer la domination sur les hommes et de rappeler aux dépendants leur statut et leur position humiliée. Autant qu’à la recherche et à l’organisation des ressources, c’est-à-dire à celle de l’extraction de la rente, ces documents ont pour but de renforcer les positions symboliques de chacun des dépendants vivant sur le domaine. Si être servus n’a pas nécessairement ou pas automatiquement d’incidence matérielle, cela en a en revanche sur l’honneur et sur la renommée ou la considération dont les intéressés peuvent jouir (ou pas) dans leur communauté193. 190. DEVROEY 1984 ; DEVROEY 2013a. 191. Contra, BERKHOFER 2004, p. 53 sv. développe l’idée d’un manque d’intérêt des moines pour la gestion des terres, leur action étant tout entière tendue vers le désir de sacraliser leur patrimoine et non pas vers son exploitation. 192. Voir chapitre 4. 193. CARRIER 2013.

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On a déjà évoqué plus haut les comptabilités de manoirs anglais. Elles s’appuient sur et répondent à d’autres documents, les extents, qui sont également des enquêtes portant sur les redevances et sur les devoirs des tenanciers : les exemples en sont pléthoriques et consolident l’idée selon laquelle la seigneurie produit, pour son fonctionnement, une documentation multiforme qui utilise les nombres autant que les mots. La conservation et la transmission des textes produits n’a pas toujours été jugée nécessaire mais leurs débris informent autant sur la réalité de la production et du prélèvement que sur les capacités cognitives des gestionnaires, sur leurs outils intellectuels et sur leurs priorités. C’est le permanent, c’est-à-dire les droits et les titres qui, au premier chef, intéresse les gestionnaires monastiques. Il ne faut donc pas s’étonner de les voir privilégier les types documentaires et les supports matériels le mieux à même de satisfaire leur propos.

III.2. Les cartulaires et la gestion du patrimoine194 Longtemps les cartulaires ont été considérés par les historiens comme des outils ouvrant une fenêtre sur les pratiques économiques des institutions ecclésiastiques et des des groupes sociaux en relation avec elles195. Ils donnent en effet à voir une sélection documentaire, un tri, accompagné d’un classement qui peut être différent de celui des archives. L’ordre choisi dans cette réorganisation, chronologique en Italie centrale au XIIe siècle, topographique au même moment en France du Nord, nous informe sur le projet construit par les archivistes, parfois assez éloignés des purs soucis de la gestion, comme dans le cas étudié récemment du cartulaire du Mont-Cassin196. Les préoccupations patrimoniales l’emportent sur les soucis de la gestion quotidienne ou semble le faire. Les questions de production ne sont cependant pas totalement absentes des préoccupations des cartularistes, même lorsque le document n’est composé que de titres de propriété. Ceux-ci emportent des droits sur les hommes autant que sur les terres et les compilateurs comme les utilisateurs de ces documents en sont pleinement conscients : ils sont l’une des preuves de l’existence des redevances. Il arrive aussi qu’ils intègrent à leur travail les documents organisant la vie économique concrète de la seigneurie, c’est-à-dire les contrats agraires et les coutumes, donnant ainsi des indications, souvent d’ailleurs les seules disponibles, sur les revenus des abbayes ou des évêchés concernés. Les moines de Farfa ont ainsi dédié un livre entier, le Liber Largitorius, aux contrats agraires, proposant une série continue de livelli allant du VIIIe au XIIe siècle, montrant que la question de 194. La question de la définition des fonctions des cartulaires a été totalement renouvelée durant ces trente dernières années : GUYOTJEANNIN, MORELLE et PARISSE 1993 ; GEARY 1996 ; CHASTANG 2001 et 2006 ; BERTRAND 2015, p. 354-360. 195. C’est en partie en se servant des cartulaires de Cluny et des églises de Mâcon que Georges Duby étudia la société mâconnaise : DUBY 1953, p. 9-10. C’est également en commentant la série des cartulaires et des chroniques de Farfa que Pierre Toubert construisit l’ossature de la sienne : TOUBERT 1973. 196. CHASTANG, FELLER et MARTIN 2009.

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l’aliénation temporaire de leurs biens d’une part et celle de la gestion de leurs terres d’autre part avaient été une préoccupation constante pour leur communauté depuis la fondation du monastère. L’enregistrement des cens donne par ailleurs une idée a minima des revenus attendus. Il est clair cependant, dans ce cas, que les cens ne peuvent pas avoir constitué l’intégralité des revenus seigneuriaux mais que le cartulaire spécialisé qui les mentionne est un outil permettant de les reconstituer. Il en va de même à S. Clemente a Casauria où les contrats agraires sont intégrés au cartulaire au même titre que les actes de propriété ou les documents d’autorité197. Inversement le chroniqueur du Mont-Cassin, Léon d’Ostie, a intégré à son travail le regeste de contrats agraires. Il y portait les noms des preneurs, les surfaces concernées, le montant du droit d’entrée en tenure et celui du cens. Cela ne suffit naturellement pas à faire de la chronique un instrument de gestion mais fournit au moins des indications sur ce que l’auteur considérait comme devant être rapporté. Pierre Diacre avait annoncé, dans l’introduction de son cartulaire, une section consacrée aux contrats agraires qui ne vit jamais le jour198. Ces documents interagissent avec les coutumes locales dont les termes se surajoutent aux conditions des contrats, comme Pierre Toubert en avait eu l’intuition. En Italie, les coutumes font l’objet de recherches particulièrement attentives de la part des seigneurs. Au Mont-Cassin, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, une série d’enquêtes menées village par village et étudiées par A. Schrimpf-Patey a permis de les connaître199. Les comptes rendus qui en sont issus, élaborés au cours d’une procédure d’écriture particulièrement complexe, ont été rassemblés à l’intérieur d’un volume compilé tardivement contenant une grande partie des documents permettant la gestion de l’abbaye. Sous l’appellation de Conditiones, ces comptes rendus d’enquête forment un chapitre à part dans le volume et constituent ce dont les communautés villageoises et les moines disposent de plus proche de véritables statuts200. Contrairement aux statuts urbains ou à d’autres statuts de communautés rurales, les conditiones ne sont pas rédigées par les communautés ni à leur demande et pour satisfaire à leurs propres besoins mais par le seigneur qui constate l’existence de normes et de coutumes et en valide la pertinence. Leur fonction est d’abord de réaffirmer ce qui lui est dû201. Leur rédaction est le résultat d’un processus d’élaboration extrêmement long et complexe où, à chaque pas, le pouvoir et les droits de l’abbé sont consolidés et la situation de sujétion des habitants de la terra sancti Benedicti rappelés. Ce n’est pas la voix des dominés que nous entendons dans les enquêtes, mais bien celle du seigneur qui met en ordre et 197. Le Liber Largitorius de Gregorio di Catino est exceptionnel dans sa conception comme dans sa réalisation. Cartulaire de Casauria : Chronicon Casauriense. FELLER 1993. 198. Cf. Registre de Pierre Diacre. 199. SCHRIMPF-PATEY 2019, p. 274-292. 200. Ead., p. 292-302. Cf. Registrum Bernardi abbatis. Il s’agit du registre compilé bien après la mort de l’abbé Bernard Ier Ayglier, dans la seconde moitié du XIVe siècle. 201. Ead. Mutatis mutandis, ces enquêtes exercent, dans le système documentaire seigneurial ainsi que dans la construction du rapport de domination la même fonction que les Weistümer en Franconie. MORSEL 2004, p. 176-177 et 187-188. Il faut les rapprocher du système des extents anglaises.

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exige. Il concède parfois des avantages ou des privilèges mais il ne négocie pas202. Ces droits une fois rappelés, le seigneur prélève les redevances qui lui sont dues et construit pour ce faire une série d’instruments qui lui permettent de collecter ses revenus. Au Mont-Cassin, encore, les censiers compilés dans le courant du XIIIe siècle l’ont été à partir des registres à l’intérieur desquels les procès-verbaux des enquêtes avaient été copiés. Ils sont intégrés, au terme d’un long processus d’écriture, dans de nouveaux registres qui permettent d’opérer une forme de synthèse entre les différents faits et droits consignés. Ces registres ne ressortissent pas de la logique du cartulaire mais intègrent au fur et à mesure de leur arrivée au monastère l’ensemble des documents intéressant sa vie économique. On y trouve par conséquent à côté de livelli des enquêtes ou des concessions de droits particuliers comme celui de construire des moulins ou des pressoirs pour l’huile. Les registres servent ici à consigner des informations dont la mise en forme donne naissance à deux types documentaires différents : les conditiones d’une part, les censiers d’autre part. Et, à partir de ces censiers, des cueilloirs sont élaborés. La gestion des seigneuries repose sur des réseaux documentaires, les documents permettant de recouvrer les redevances, les censiers, comme les cueilloirs que les receveurs emportent sur le terrain, s’articulant les uns sur les autres et s’appuyant à la fois sur le chartrier et sur le ou les cartulaires composés en fonction des besoins de l’abbaye203.

III.3. Instruments de gestion et de prélèvement Les actions économiques ne se limitent pas au prélèvement, bien qu’il soit caractéristique et qu’il soit parfois l’élément le plus aisément visible dans l’ensemble des actes de gestion de plus en plus nombreux et complexes avec le passage du temps. De simples inventaires ou des relevés partiels de droits comme ceux que l’on trouve dans les censiers sont insuffisants. À partir du XIIIe siècle, les gestionnaires s’efforcent d’avoir une meilleure vision de ce qui se passe effectivement sur leurs terres et de construire des instruments écrits qui leur permettent de recueillir les informations nécessaires à l’organisation de leurs dépenses et de leurs recettes. L’Angleterre constitue le meilleur terrain d’observation pour en parler. Les grands changements intervenus dans l’organisation des seigneuries anglaises à la fin du XIIe siècle ont été l’occasion d’une véritable explosion dans la production documentaire, l’exploitation en faire-valoir direct de très grands domaines passant par l’écriture, une écriture presque maniaque dans sa recherche de la précision et du détail, mais dont la fonction, outre le contrôle, est bel et bien de rendre compte des actions effectuées204. Ces écrits sont d’abord représentés par les constructions 202. Voir VERDON 2012, p. 177-178. Dans le cas du Mont-Cassin, il ne semble pas que l’écriture des coutumes soit autre chose que l’affirmation sans négociation possible du pouvoir seigneurial. 203. Sur la notion de réseau documentaire, voir BERTRAND 2015, p. 244-259. 204. Pour une présentation rapide et complète de la question : DYER 2003, p. 119-137 ; HARVEY 1973 et 1974.

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compliquées que sont les comptes des grandes seigneuries monastiques anglaises. La série des rouleaux, 40 000 pour le seul monastère de Bury St Edmunds par exemple, impressionne d’abord par sa masse. Elle impressionne aussi par l’articulation institutionnelle qu’elle implique et la hiérarchisation administrative qu’elle sous-entend. La gestion des grands domaines entraîne en effet un étagement des comptabilités en trois niveaux, celui des manoirs, qui sont des unités de production, mais aussi des unités fiscales ou de prélèvement ; celui des obédiences, c’est-à-dire celui des offices de l’institution (camérier, cellérier, infirmier), qui sont à la fois des entités dépensières et des gestionnaires de revenus, un certain nombre de manoirs leur étant affectés ; celui, enfin, de l’institution, prieuré-cathédrale ou abbaye, seule en mesure de produire des comptabilités synthétiques. Celles-ci décrivent l’intégralité des flux, flux d’argent et d’objets matériels, circulant à l’intérieur de l’institution. Trois niveaux, par conséquent, qui entraînent la multiplication des instances productrices de comptes. Harmony Dewez205, après Paul Harvey et quelques autres, a montré la diversité des logiques à l’œuvre. La principale demeure le contrôle des actions des intendants et gestionnaires que les chiffres fournis permettent de mesurer : les erreurs sont identifiées et punies, de même fraudes et coulages repérés et réprimés. Des remboursements sont exigés des intendants négligents ou ayant simplement commis des erreurs de calcul. La logique est celle d’une recherche d’informations permettant d’évaluer et de juger la gestion mais devant aussi servir à organiser ou à améliorer la circulation des valeurs entre les différents niveaux de l’administration seigneuriale206. Une autre raison de tenir des comptes justes apparut durant le XIIIe siècle lorsque la fiscalité royale commença de se faire pressante et qu’il fallut répondre à ses exigences en matière de prélèvement. Les impératifs de la production donnèrent aussi naissance à une littérature de type manuel à travers les traités de Housbandry qui permettent de théoriser les impératifs de production et de gestion. Ces techniques très sophistiquées reposant sur l’accumulation de comptabilités ne s’étendent que partiellement aux seigneuries laïques comme le montre le dossier de Thierry de Hireçon, où la classification des 200 comptes artésiens datant de la période 1295-1328 s’avère impossible à faire, en grande partie parce que les offices ne sont pas affectés de façon claire et fixes et que les agents de la seigneurie occupent des postes dont la définition varie très rapidement207. Ordinairement, la gestion seigneuriale donne naissance à des ensembles documentaires disparates : les gestionnaires n’avaient pas une meilleure vision que nous de leur action. Ils ont, pour y porter remède, perfectionné la technique du registre en en démultipliant la typologie et en créant de façon empirique des outils leur permettant d’accéder à l’information. Le but était d’avoir, dans la mesure du possible, une vision synoptique de la vie économique du monastère. Deux 205. DEWEZ 2014, p. 173-241. 206. STONE 1962. 207. BERTRAND 2015, p. 301.

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exemples sont bien connus, celui du livre de Guillaume de Ryckel, abbé du monastère de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle, et celui de Jehan de Brécourt, abbé de Saint-Martin de Pontoise, ouvert en 1328 mais utilisé de façon continue jusqu’à la fin du XIVe siècle208. Ces deux registres ont pour caractéristique commune de nous donner des renseignements que les autres types documentaires ne fournissent généralement pas et, surtout, d’atteindre d’un peu plus près la vie économique des établissements. Le premier, édité et étudié par H. Pirenne en 1890, a été élaboré dans un contexte de réforme de l’abbaye. Guillaume de Ryckel s’efforce alors de remettre en ordre un temporel en crise et, pour ce faire, met au point un outil de travail qui lui donne un accès rapide aux informations dont il a besoin. Une étude menée par Dany Rollet montre que l’ordre du registre, dont le désordre apparent avait heurté Pirenne qui essaya d’en comprendre la logique de construction, reposait sur l’utilisation et le remplissage simultané de plusieurs cahiers traitant de sujets très différents et assemblés après que la rédaction eut commencé209. Il en va un peu différemment, près d’un siècle plus tard pour le livre de SaintMartin de Pontoise étudié par Anne-Laure Alard-Bonhoure. L’abbé, Jehan de Brécourt, a cherché à rendre compte simultanément des principaux postes de son établissement. On trouve ainsi, à côté des comptes d’un péage, d’autres comptes portant sur la gestion du troupeau de moutons, des listes de cens ou d’affermage, des inventaires et des comptes partiels... Bref, une somme d’informations centralisées et classées par dossiers de telle sorte que l’utilisateur, en l’occurrence l’abbé et ses successeurs, puissent y trouver ce dont ils avaient besoin. Le plus important est que ce registre fut utilisé de façon continue des années 1320 jusqu’en 1390, chaque abbé lui imprimant sa marque, et les enregistrements variant en fonction de la conjoncture. Comme le note A.-L. Alard-Bonhoure, on est en présence ici d’une sorte de cartulaire-stock, voire de livre global pour reprendre la terminologie proposée par P. Bertrand210. La particularité de ces deux documents est de faire partie d’un groupe encore mal cerné pour le Moyen Âge, celui des écrits de travail destinés à rendre possible l’action des abbés sur le patrimoine de leur institution. Ils constituent pour eux un outil autant qu’une ressource, leur permettant de classer et de mémoriser les informations nécessaires à la remise en ordre et à la gestion des terres. L’ordre de ces manuscrits reflète une logique d’utilisation, alors que les gestionnaires doivent inventer, en dehors de tout modèle, les instruments permettant de prendre possession des informations et de les mobiliser que ce soit pour connaître les revenus ou pour être informé des conflits en cours et des possibilités de règlement. Ces grands registres, compilés à partir du milieu du XIIIe siècle, sont eux aussi des cartulaires-stocks, organisés chronologiquement et pensés de telle sorte que les informations puissent aisément y être retrouvées. Le Mont-Cassin du XIIIe siècle 208. Guillaume de Ryckel cit. Cf. aussi Cartulaire de Saint-Martin de Pontoise. ALARD-BONHOURE 2019. 209. Outre BERTRAND 2015 ; ROLLET 2013. 210. BERTRAND 2015, p. 92-93.

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offre ainsi des exemples de la diversification des types d’écriture, liée à des procédures d’enquête et de modification des techniques d’enregistrement. Bref, la complexification de la vie économique en milieu rural a impliqué la recherche et l’invention de nouveaux outils qui permettent de rendre compte des multiples réalités à affronter comme aussi des injonctions que, au XIIIe siècle, à partir de Latran IV, l’Église lance aux gestionnaires de temporel ecclésiastique, ayant trait aussi bien au contrôle des agents qu’à la surveillance de l’endettement ou à celle de la production. La nouvelle donne économique a fait naître des formes scripturaires nouvelles comme les comptes, mis en forme pour pouvoir être audités puis mobilisés pour connaître les revenus, estimer le profit, calculer ce qui est dû au fisc ou encore mesurer l’endettement211.

IV. ÉCRIRE ET COMPTER : LES ÉCRITURES COMMERCIALES Si la vie rurale et la question de la seigneurie sont toujours au cœur de l’histoire du Moyen Âge, l’étude de l’économie de la période passe évidemment aussi par celle du commerce. Celui-ci a produit une masse énorme d’écrits sous la forme de contrats, de comptabilités, de livres de raison et de textes juridiques, qu’il s’agisse de normes ou de procès. Le commerce a longtemps été l’objet quasi-exclusif de l’attention des historiens économistes à la recherche des signes permettant de décrypter les conjonctures et de comprendre aussi l’évolution des modes de production occidentaux212. Durant une bonne partie du XXe siècle, la question de l’apparition du capitalisme a été l’une des plus attentivement traitées par la recherche. Georges Espinas a, par exemple, donné un titre évocateur mais très inexact à son édition de l’exécution testamentaire de Jehan Boinebroke, datant de 1286, en l’intitulant Les origines du capitalisme213.

IV.1. La fascination pour la partie double Les écritures laissées par les marchands des XIVe et XVe siècles ont, pour leur part, fasciné par leur technicité et par leur apparente efficacité : instruments de change, mémoriaux, journaux, grands livres, correspondances, tout cela donne une impression de modernité et de recherche constante du perfectionnement. Depuis De Roover214, de plus, et jusqu’au livre d’anthropologie économique de Clarisse Herrenschmidt215, tous les auteurs sont obnubilés par l’apparition de la comptabilité à partie double et par les relations supposées qu’elle entretient avec 211. 212. 213. 214. 215.

DEWEZ 2014, p. 230-231. Par exemple : LOPEZ 1974. ESPINAS 1933. Voir, par exemple, DE ROOVER 1937. HERRENSCHMIDT 2007, p. 307-340.

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les hautes mathématiques et, en particulier, avec l’œuvre de Luca Pacioli. Il existe effectivement, depuis le XIIIe siècle, un lien entre vie commerciale et vie savante. Les travaux de Fibonacci à Pise, dans un milieu canonial fortement marqué par les nécessités de la vie commerciale, semblent le montrer. Tout comme le montrent aussi l’élaboration au même endroit et au même moment des premières cartes marines médiévales, établies pour illustrer des portulans et des routiers : il y a là une autre forme de maniement de l’écriture, qui met en relation description des routes et représentations graphiques impliquant aussi bien les côtes que les abords des ports216. Ce n’est pas un trait marginal, la maîtrise des instruments de la navigation faisant partie de l’outillage intellectuel des marchands à côté des savoir-faire comptables, des techniques de change et de rudiments de droit commercial. Par ailleurs, les techniques commerciales reposent sur l’écriture, quel que soit le niveau auquel on se situe. Tous les marchands ont en tête d’une manière ou d’une autre les conseils ou plutôt les maximes versifiées que Pegolotti a écrites pour les placer en exergue de sa Pratica della Mercatura : Scrivere bene la ragione e non errare217. Calculer, poser les résultats par écrit, et ne pas se tromper : la conscience du marchand est calculatrice et le résultat du calcul doit être porté par écrit, même si lui-même ressortit d’une autre logique, puisqu’il ne se pose pas mais résulte d’une série de gestes. Calculer c’est en effet d’abord jeter des jetons sur l’abaque et ensuite seulement écrire le résultat de l’opération. Cela implique un va-et-vient entre l’échiquier et le manuscrit qui suppose un entraînement intellectuel particulier, très différent du nôtre puisqu’il inclut des gestes et le maniement d’objets (les jetons)218. Le texte produit, le compte, est l’un des éléments d’une opération complexe qui va du dénombrement à l’évaluation et à l’effectuation d’opérations arithmétiques, jusqu’à la vérification. La production du texte s’insère dans une chaîne d’actions plus ou moins longues qui passent par le placement de jetons sur l’abaque suivi de l’annonce orale du nombre et du résultat de l’opération, et qui ont toujours pour finalité la mise par écrit. Le geste, la parole et l’écriture sont les phases d’une même action qui pour nous s’effectue seulement sur le papier, en silence, ou sur le clavier de notre ordinateur ou de notre tablette. Le texte écrit, le compte, est par conséquent le seul fossile qui permette la reconstruction de ces actions et leur transformation en récit, avant que l’historien ne s’en empare pour en faire des séries et des courbes dont l’efficacité est grande mais dont la véracité, entendue ici comme capacité à représenter le réel, est un problème tant que l’on n’a pas élucidé la façon dont ils ont été élaborés : au fond, que compte-t-on ? S’agissant des grandes comptabilités du bas Moyen Âge, que l’on parle de celles de la maison Datini ou de celles des Salviati, elles sont de plus infiniment complexes et témoignent de très nombreuses étapes intermédiaires qui impliquent l’établissement d’autant de documents, en partant des ricordanze ou mémorial et 216. GAUTIER DALCHÉ 1995. 217. Pegolotti, La Pratica della Mercatura, p. 20. 218. Voir ce que disait là-dessus L. Febvre. Il n’est pas tout à fait certain que, dans la polémique suscitée par Febvre, celui-ci ait eu entièrement raison : ANHEIM 2012a.

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des journaux et en passant par une série de comptes intermédiaires, pour chaque type d’opération ou pour chaque catégorie d’objets ou de transactions avant d’arriver à la construction du grand livre et du livre secret219.

IV.2. Écritures de marchands : quelques exemples La raison du marchand n’est cependant pas seulement calculatrice. Elle intègre un ensemble de données et de faits qui incluent des attitudes sociales obligatoires, comme la générosité et la piété. On citera encore ici Pegolotti. Le bon marchand doit agir avec droiture, être prévoyant et tenir sa parole (Lunga prevendenza le sta bene, E ciò che promette non venga mancante) dit-il, toujours dans ses vers liminaires. Il doit aussi donner pour Dieu (La chiesa usare e per Dio donare). Ceci, qui constitue son éthos, doit se retrouver dans les écrits qu’il laisse : on pense ici aux livres de raison et aux manuels qui sont tout cela et donnent aussi des indications sur les affaires aussi bien que sur la vie des familles. Les mariages, les naissances et les morts peuvent y être notés à côté des éléments de la vie quotidienne de l’entreprise et qui font que, entre le mémorial où chacun écrit au jour le jour les événements concernant la boutique ou la compagnie et le livre de raison, la distance n’est pas toujours très grande. L’activité du marchand, même si elle n’est pas spécialisée, laisse une documentation qui est, elle, spécifique, abondante et complexe. Ses éléments portent des noms qui renvoient à des phases différentes d’élaboration : carta, pagha, polizza, memoria, resta, ricordanza, cartularium220. Ce sont des types documentaires qui interviennent à des moments particuliers ou dans des conditions qui permettent de décrire le travail d’élaboration textuelle : même une comptabilité à partie simple que H. Bresc qualifie d’archaïque, comme le livre de raison de Paul de Sade, apparaît comme un produit finement construit et élaboré221. Paul de Sade, qui a laissé un livre de raison pour les années 1390-1394, est un marchand, engagé dans des activités complexes. C’est un noble qui vit à la cour pontificale et y exerce des fonctions. Il possède des navires et trafique de divers produits, du sel au plomb, seul ou en société. C’est également un manieur d’argent, qui consent des prêts portant parfois sur des sommes assez fortes. Il en tient des comptes tellement imbriqués dans son livre qu’il peut opérer des virements à l’intérieur même du document : ils effectuent ainsi des paiements par de simples jeux d’écriture. Il prête, emprunte, reçoit des dépôts, participe à des compagnies. Bref, il tient une banque, sans doute assez rudimentaire, mais qui rend des services et est efficace. Dans ces activités de manieur d’argent, les opérations financières sont fortement reliées à ses pratiques sociales : il prête à des familiers en qui il a confiance sans nécessairement recourir alors aux services d’un notaire. 219. Présentation rapide et claire de cette question dans HAYEZ 2019 ; DE ROOVER 1937. Voir en dernier lieu la présentation de HERRENSCHMIDT 2007, p. 332-339. 220. BRESC 2013, p. 13. 221. Ibid., p. 22-24.

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Son statut nobiliaire se décèle également dans ses comptes à travers lesquels on aperçoit sa forte vocation militaire, son goût pour les armes et pour les chevaux. Il effectue aussi un service auprès du pape. C’est enfin un homme riche, qui a un train de vie coûteux et des possessions foncières importantes. Il investit dans les maisons d’Avignon ainsi que dans les boutiques qu’il loue à bon prix. Il possède des terres et des vignes dont il surveille lui-même l’exploitation. La comptabilité personnelle qu’il a laissée permet donc de dessiner une figure complexe, définie par la pluriactivité, une pluriactivité qui est normale à ce moment et à ce niveau social et qui montre l’étendue de ses actions. Il est présent partout où il a intérêt à le faire, diversifiant ses activités sans doute pour diviser les risques, mais aussi parce qu’il se trouve partout où il y a un gain à faire. Il agit sur plusieurs scènes sociales à la fois et, en même temps, il écrit ses comptes. C’est une comptabilité à partie simple, renvoyant à d’autres éléments, des minutes, qu’il écrit lui-même ou fait écrire et intégrant aussi, lorsque c’est nécessaire ou possible, des comptes individuels, ainsi parfois qu’une présentation des pages face à face (doit et avoir). Mais ce document n’est pas destiné à rendre compte de son administration ou à en faciliter la gestion. Il fonctionne davantage comme un aide-mémoire qui lui permet de suivre au jour le jour ses propres affaires et surtout de guider ses éventuels héritiers dans leur action, puisque ce document donnerait assez facilement un état de sa fortune, de ses dettes et de ses créances, s’il venait à disparaître subitement222. Ce journal ou manuel – la typologie des documents de cette nature est difficile à établir avec certitude – sert de lien entre les différents éléments scripturaires qu’il produit et lui permet de se retrouver dans les méandres des multiples registres que ses diverses activités l’ont certainement amené à produire. Paul de Sade a fait un effort constant d’écriture pour intégrer un nombre considérable d’éléments disparates dont la réunion nous informe non seulement sur sa capacité à calculer, mais aussi sur son rapport à l’écriture, familier et quotidien, rendu obligatoire par l’existence d’un fonds abondant et complexe à gérer. Ce rapport nous signifie un effort permanent et constant pour noter tout ce qui doit l’être. Les dossiers laissés par des artisans ou des commerçants d’envergure médiocre nous montrent l’omniprésence de ces écritures instrumentales : les acteurs, quels qu’ils soient, notent brièvement et immédiatement les éléments essentiels des affaires en cours et le responsable met en ordre et donne une première élaboration à ces renseignements : c’est ce que font au XIVe siècle en Avignon le cordier Jean Tesseire et, au XVe siècle, à Paris, le couturier Colin de Lormoye223. Cela peut aboutir à la graphomanie quelque peu hallucinée de Francesco di Marco Datini telle qu’elle apparaît dans une correspondance où il se plaint d’être contraint à écrire en permanence et sans arrêt224. La documentation spécialisée laissée par les marchands, reflète ou doit refléter des tensions entre les différents aspects de la vie du scripteur. Lorsque l’on parle 222. Ibid., p. 26. 223. MORESTIN-DUBOIS 2015 ; CLAUSTRE 2018. 224. HAYEZ 2005.

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d’affaires, souvent on parle aussi, en effet, d’amitié ou d’affection. On parle donc de soi et de son rapport à autrui. On se situe également à l’intérieur de plusieurs scènes sociales où l’individu agit selon des raisons ou des modalités à chaque fois différentes et selon des visées elles aussi différentes. Les livres de raison et certaines comptabilités personnelles, comme les comptabilités de boutique, mais aussi les correspondances commerciales peuvent opérer cette synthèse. Ainsi, la comptabilité laissée par de Paul de Sade présente des aspects tout à fait remarquables pour nous et fournit un bon exemple de cette intrication et de l’importance de l’écriture dans le jeu social pour garder une trace qui fasse mémoire, sans préjudice de sa valeur juridique. On retrouve des déterminations semblables, plus bas dans la hiérarchie sociale, chez le cordier Jean Tesseire. Tesseire est un gros artisan, qui appartient à l’élite urbaine avignonnaise du milieu du XIVe siècle. Quoique ses affaires aient une certaine ampleur et lui procurent à la fois du prestige et des charges honorifiques mais peut-être coûteuses (il a été gestionnaire de l’hôpital Saint-Bénezet), il n’a aucune prétention à la noblesse et n’a pas l’ampleur sociale d’un Paul de Sade, ni son train de vie. Cela dit, il est engagé lui aussi dans des affaires commerciales assez complexes et dans le prêt d’argent. L’une de ses grosses sources de revenus est la table qu’il loue à un boucher près de son domicile. Il est surtout propriétaire d’un atelier de corderie dont nous ne savons rien et qui a dû aussi donner lieu à une comptabilité spécifique. L’unité de ces existences est constituée par l’écriture comptable et la tenue d’un livre qui permet au jour le jour de rassembler les différents éléments qui les structurent. Il met au point un système d’écritures complexe qui implique l’existence d’un classement et d’un système de cotation permettant de passer des chartes, cédules et quittances conservées dans ses coffres au livre qui lui sert à la fois de mémorial et de livre de raison et qu’il désigne comme son cartulaire225. Ce livre composite est aussi un outil qui, en même temps, permet la gestion du fonds documentaire qu’il constitue et amplifie tout au long de son existence active, de conserver la mémoire d’affaires nombreuses et de contrôler efficacement son patrimoine. Il exerce, à l’échelon d’une entreprise individuelle, le même rôle fonctionnel que celui exercé par les livres de Guillaume de Ryckel et de Jehan de Brécourt dans leurs abbayes respectives. Face à l’afflux de documents, il faut se débrouiller pour les organiser afin qu’ils puissent continuer d’être utiles. Ici, l’action économique ne peut pas se dissocier, comme Alessandro Stella en a eu l’intuition, de la pensée comptable et chiffrée qui implique l’existence d’une mémoire consolidée par la transcription, l’annotation et la cotation des documents produits226. Ces comptabilités ou ces livres de raison permettent ainsi d’entrapercevoir des réalités touffues et contradictoires puisqu’on devine en elles la présence d’un univers chaleureux, celui de l’amitié et de la confiance existant entre membres 225. MORESTIN-DUBOIS 2015, p. 309-318. 226. STELLA 1988, p. 119.

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d’un même groupe professionnel227. Dans cet univers-là, le don et l’échange sans estimation, la gratuité en somme, existent : les livres de raison en rendent compte. Ce sont les cadeaux que fait Paul de Sade, les dépenses élevées, sinon extravagantes qu’il consent pour son mariage. Dans un autre contexte, celui du contado florentin au début du XIVe siècle, ce sont les prêts consentis par Lippo di Fede dans le village où il s’installe et dont le remboursement n’est pas exigé228. On y voit bien aussi la présence d’un autre univers, plus froid, celui du calcul et de la rationalité, de la recherche du profit dans lequel chaque action doit aboutir à maximiser des avantages. Ce sont alors les créances qu’il faut percevoir et solder et le même personnage qui n’exige pas de remboursement de certains de ses débiteurs peut l’exiger pour d’autres lorsqu’il le désire, par exemple s’il veut s’emparer de leurs terres pour arrondir son exploitation. La comptabilité de Lippo di Fede est aussi un instrument de son pouvoir social qui lui permet de se faire reconnaître comme un élément prépondérant de l’élite sociale du village où il a choisi d’investir, Pontanico. * L’enchâssement des actions dites économiques dans la gangue des relations et des interactions sociales donne aux écritures qui en gardent la mémoire une complexité particulière qui explique leur ambiguïté fondamentale et dont les exemples de Paul de Sade ou de Lippo di Fede rendent bien compte. Les écritures relevant de ce qui est pour nous la sphère économique sont cependant d’abord des écritures de l’action, ou plutôt de la pensée en action. C’est Adalhard de Corbie expliquant à grand peine les raisonnements qui lui permettent de résoudre les problèmes logistiques de l’alimentation de son monastère ; c’est Jehan de Brécourt et Guillaume de Ryckel s’efforçant de trouver les moyens de décrire leur patrimoine et d’en contrôler la gestion et l’évolution ; c’est encore Jean Teisseire notant toutes ses transactions et s’efforçant de trouver un système d’archivage qui relève plus de la débrouille, comme le note joliment M. Morestin renvoyant à Perec, que de la pensée rationnellement construite229. Ils expriment au contraire des actions sans perspective réflexive et traduisent une rationalité pratique dépourvue des moyens théoriques de son expression. Il faut attendre, pour des esquisse de théorisation, le XIIIe siècle que les Franciscains confrontés à la nécessité de penser leur pauvreté soient contraints de poser les questions de la propriété, de la possession et de l’usage des choses230. Ces écrits de nature très diverse, et dont nous n’avons fait qu’effleurer la richesse thématique et typologique, disent autre chose que la réalité des rapports économiques. Elles portent en elles-mêmes la confrontation mais aussi la complétude des « mondes hostiles » : les transactions économiques peuvent aussi 227. 228. 229. 230.

WEBER 2000 DE LA RONCIÈRE 1973, p. 161- 177. MORESTIN-DUBOIS 2015, p. 312. TODESCHINI 2006 et 2008.

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être ce par quoi se réalisent les relations personnelles, ce que montre l’analyse par H. Bresc du journal de Paul de Sade ou par C. de la Roncière du livre de raison de Lippo di Fede. Ils parlent également des rapports que les hommes entretiennent entre eux à travers les choses, qu’ils les fabriquent, les transforment ou les échangent. Qu’il s’agisse de domination seigneuriale dans les polyptyques carolingiens ou les enquêtes menées au Mont-Cassin par Bernard Ier Ayglier, ou du fonctionnement d’une entreprise familiale dans le cas de Jean Teisseire ou dans celui de Colin de Lormoye, les écrits qui en témoignent disent beaucoup sur la position des scripteurs. Ils parlent également de leurs intentions et témoignent de leur efficacité dans le gouvernement des hommes dans le cas des écrits seigneuriaux ou dans la gestion des choses comme dans celui des livres de raison ou des écritures commerciales en général. À l’aide de ces écrits les gestionnaires inventent sans cesse des normes scripturales par lesquels ils portent témoignage de ce qu’ils font : ils ne cherchent pas d’abord à communiquer mais bien plutôt à garder mémoire des actions et des procédures, à comprendre également les effets de leurs décisions. En même temps, les écrits de la vie économique sont également le moyen pour les hommes de s’affranchir des choses et de les séparer d’eux-mêmes, de briser la continuité entre eux et ce qu’ils font ou ce qu’ils possèdent. Pour l’historien, leur valeur et leur utilité sont plurielles ou polymorphes : ils permettent d’atteindre les différents compartiments de l’activité des hommes alors que les disciplines académiques les maintiennent séparés et distincts et de rétablir l’unité de l’action et de la vie en intégrant les différentes formes de calcul qui président à leur élaboration231.

231. C’est la démarche qui a inspiré la préparation et la rédaction de la recherche sur le marché de la terre au haut Moyen Âge : FELLER, GRAMAIN et WEBER 2005.

Chapitre 3

A

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utant que par le rang acquis dès la naissance ou conquis durant leur vie, les élites sociales se définissent par leur richesse, qu’elle soit héritée ou acquise. Celle-ci contribue à établir la distance qui les sépare des autres groupes et est liée de très près à l’attribution des rangs comme à l’exercice du pouvoir. Elle est un élément déterminant du statut personnel ou collectif de ses membres. Par définition, les élites sociales ne travaillent pas et leurs revenus, quelle qu’en soit leur source, sont d’abord là pour leur permettre de vivre dans le loisir afin de pouvoir se livrer aux activités qui, culturellement et socialement, les définissent, qu’il s’agisse de la guerre, de la prière ou du gouvernement. Ces activités leur donnent une identité et une fonction ; l’une et l’autre cependant sont compatibles avec des préoccupations très terre à terre liées à l’organisation de leurs patrimoines, l’état de leurs revenus, l’acquisition d’objets, la dépense à faire pour se procurer les éléments de luxe disponibles et indispensables à établir et marquer son rang. Si la possession de biens donne une puissance de fait, la légitimation de celleci passe par leur exhibition et par certaines formes particulières de consommation qui contribuent à renforcer l’estime que l’on porte aux élites et à conforter le prestige dont elles jouissent232. Cela implique l’existence de véritables politiques, que ce soit en matière d’acquisitions foncières ou de carrières individuelles et la conscience de ce qu’il est nécessaire d’agir d’une certaine manière en vue de fins, sans doute difficiles à formuler mais dont la réalité s’impose au groupe comme aux individus. Il faut faire certaines choses dans le domaine de l’acquisition et de la gestion des richesses à la fois pour montrer son appartenance à l’élite et sa volonté d’y demeurer233. Le comportement à l’égard des biens matériels, qu’il s’agisse de la production, de l’échange ou de la consommation fait obligatoirement partie de ce qui définit les groupes de statut : cela s’applique aux élites sociales peut-être plus qu’à toute autre catégorie234. On a depuis longtemps cessé de considérer les élites du haut Moyen Âge comme des « surconsommateurs parasites », peu ou pas du tout préoccupés de la gestion de leurs biens, voire simplement dilapidateurs et gaspilleurs frénétiques235 :

232. 233. 234. 235.

VEBLEN 1899, p. 26 ; BOUGARD et LE JAN 2008. Sur l’agir et le faire, voir P. Veyne : VEYNE 1976, p. 36 sv. WEBER 1956, t. 1, p. 396-397. Parangon de cette indifférence totale à la dépense (au XIIIe siècle, il est vrai, mais cette représentation a tendance à être atemporelle), Iacopo da Sant’Andrea qui, un jour, pour se distraire, lors d’un trajet entre la terre ferme et le Rialto se serait diverti en jetant des pièces d’or pour faire des ronds dans l’eau. On est là dans le domaine de la légende et de la tradition folklorique, la même qui veut que ce personnage ait, pour se réchauffer après une partie de chasse hivernale, fait brûler la maison de l’un de ses tenanciers auquel il aurait ensuite offert des terres pour une valeur bien supérieure à celle de la maison. RIPPE 2003, p. 594-595 et n. 43.

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ce sont également des acteurs économiques dont les rationalités doivent être analysées. La consommation ostentatoire, le luxe, la compétition sont des éléments importants dans la définition des comportements aristocratiques236. Je me propose, dans les pages qui suivent, de présenter brièvement quelques problèmes liés à la richesse des élites ainsi qu’à leur attitude à l’égard des biens matériels qui la composent. Centré sur le haut Moyen Âge, le propos s’étend toutefois au Moyen Âge central et, partiellement, au bas Moyen Âge.

I. LA FORTUNE DES ÉLITES Il faut distinguer deux niveaux d’analyse et séparer les biens des patrimoines afin d’essayer d’atteindre l’ensemble des objets de propriété dont l’accumulation et l’agrégation à un ensemble cohérent constituent la richesse d’un individu ou d’une famille237. Les biens d’un individu ou d’une famille peuvent en effet être classés par catégories et rangés dans des typologies souvent bien cernées : biens meubles et biens immeubles, biens de production et biens de prestige ; biens de consommation courante et biens de consommation ostentatoire ; biens précieux et biens sacrés constituent des objets séparés, matériellement imaginables, descriptibles et souvent quantifiables. Concrètement, il s’agit de terres, de chevaux, de bétail, d’esclaves ou d’objets précieux comme les pièces d’orfèvrerie, les bijoux, les vêtements. Le statut de certains de ces objets est d’ailleurs souvent ambigu, puisqu’ils peuvent être à la fois dotés d’une utilité pratique, être le symbole d’une fonction et, en même temps, avoir un prix. La notion de patrimoine est différente : elle est compréhensive et extensive. Un patrimoine est un ensemble contenant des quantités et des proportions de biens de différente nature, par exemple des maisons, des églises, des terres, du bétail et qui constituent un tout organique. Les patrimoines se constituent et circulent d’une manière différente de celle des biens. Leur constitution dépend pour beaucoup de la transmission entre générations et renvoie à des notions abstraites comme, par exemple, l’unité de la famille qui peut se cristalliser autour de la possession de certains biens. Biens et patrimoines font partie de la richesse : détenir des biens qui font patrimoine en quantité importante, cela revient à être riche. 236. DUBY 1973 a sans doute beaucoup fait pour promouvoir cette image pratique mais incomplète de l’éthos aristocratique. Contra, Pierre Toubert a de fait considéré les seigneurs latiaux comme des leaders économiques, calculant rationnellement mais ayant du mal à évaluer convenablement les risques TOUBERT 1973 ; Pierre Bonnassie postule également la rationalité des comportements seigneuriaux, jusques et y compris le recours à la guerre et à la violence contre les classes sociales subordonnées : BONNASSIE 1975-1976. La question a été reprise et approfondie récemment dans DEVROEY 2006 et WICKHAM 2005. 237. Sur la notion de richesse et ses antonymes, voir GIDE 1931, p. 102 sv. : « Tout objet de propriété fait potentiellement partie des richesses, qu’il satisfasse directement un besoin de son propriétaire ou qu’il puisse satisfaire le besoin d’un autre ».

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Il existe des hiérarchies de différente nature à l’intérieur de l’élite : la richesse fait partie des éléments permettant de classer les individus à l’intérieur du groupe et de leur donner une place particulière, parfois en contradiction avec les fonctions exercées ou avec les valeurs affichées par ses membres qui ne placent pas nécessairement la richesse en première place, même si tout le monde sait bien qu’elle est pour quelque chose dans l’acquisition d’un rang. Pour un auteur comme Liutprand de Crémone, au Xe siècle, il est troublant, voire choquant, de constater que le duc de Toscane, Adalbert, est plus riche que le roi d’Italie Louis de Provence238, parce que dans ce cas, la hiérarchie politique est contrariée par celle de la richesse, au risque de créer des confusions, voire d’engendrer des troubles politiques. La relation entre richesse et pouvoir ou entre richesse et puissance est une évidence. Si l’on ne peut être puissant sans en même temps détenir une fortune, celle-ci, quoique donnant divers avantages, ne fournit pas automatiquement un accès au pouvoir. Elle procure du prestige, elle donne les moyens de la domination sociale, de son extension, de sa reproduction, elle ne fournit pas en revanche de pouvoir en soi légitime. La richesse d’Adalbert est telle que sa fidélité au roi peut devenir problématique, parce qu’il n’a rien à attendre d’un souverain pauvre mais politiquement fort. Mais à aucun moment, elle ne devient le soutien matériel d’une revendication à la royauté à laquelle Adalbert n’a tout simplement pas droit du fait de sa naissance. Avant de donner un droit légitime au pouvoir, la richesse doit d’abord subir un processus de conversion qui la transforme et rende son détenteur apte à l’exercice du pouvoir239. Il n’y a pas d’équivalence immédiate et absolue entre les deux éléments, même s’ils se recouvrent en grande partie l’un l’autre. Bon nombre des attitudes des élites relèvent de cette pratique de la conversion de la richesse en droit légitime à commander et à dominer, ce qui est l’une des fins inlassablement poursuivies par les agents240. La recherche de l’accumulation infinie de ressources nouvelles n’est pas en elle-même une attitude pensable, voire admissible, pour les aristocraties anciennes. Elle peut même être considérée comme dégradante. La détention de richesse doit avoir une fin, dans tous les sens du terme. La nécessaire conversion des richesses en pouvoir induit des comportements particuliers qui peuvent être considérés comme incompatibles avec le maintien du niveau des revenus : la générosité, les pratiques somptuaires, tout ce qui constitue les « générosités nécessaires », y compris, jusqu’à un certain point, l’exercice de la charité, affaiblissent les patrimoines et mordent sur les revenus immédiatement 238. Liutprand de Crémone, Antapodosis, éd. P. Chiesa, Turnhout 1998 (CCCM 156), II, 39, p. 51 ; l’auteur prête ces paroles au roi Louis : Hic rex potius quam marchio poterat appellari ; nullo quippe mihi inferior, nisi nomine solummodo, est. « On pourrait l’appeler roi plutôt que marquis, celui-là, vu qu’il n’est en rien mon inférieur, sinon tout juste par le titre » (cité par BOUGARD et LE JAN 2010). Cf. BOUGARD 2015, p. 161. 239. C’est le thème central du travail de DAVIES et FOURACRE 1995. Voir en particulier l’introduction de T. Reuter et C. Wickham, p. 1-16 et la conclusion de W. Davies et P. Fouracre, p. 245-271. 240. REUTER 1995 ; FELLER 2013.

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disponibles. En même temps, il est parfaitement clair qu’elles sont capables d’actions positives susceptibles d’accroître biens, revenus et patrimoines. L’historiographie française des années 1960 à 1990 a pleinement montré le caractère réaliste des entreprises aristocratiques qui, pour une bonne part, repose sur des calculs sans doute demeurés informulés mais réels241.

II. POSSÉDER TERRES ET OBJETS, EN CONNAÎTRE LA VALEUR Rappeler que la richesse du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central repose principalement sur la terre est, là encore, une vérité d’évidence. L’acquisition de terres et leur mise en valeur sont sans aucun doute au cœur des préoccupations de bien des aristocrates comme dans celles des gestionnaires de bien des établissements religieux. Il y a là d’abord une question de revenus, naturellement, mais aussi de prestige et de pouvoir. La domination sociale ou politique repose d’abord matériellement sur l’ampleur des patrimoines fonciers et sur leur distribution à travers un espace plus ou moins vaste, régional, sub-régional ou simplement local, qui déterminent l’aire à l’intérieur de laquelle l’action politique est réelle et efficace. Les patrimoines fonciers distribués sur plus d’une région sont rares et sont liés à des personnes, hommes ou femmes, proches du pouvoir royal. Au VIIe siècle, le testament de Bertram du Mans nous indique par exemple le niveau de fortune maximal qui peut être atteint en Gaule par un proche du roi : plus de 100 propriétés, situées sur le territoire de 17 civitates allant du Mans à Bordeaux et Cahors et de la Provence à Soissons242. La consistance de cet ensemble est liée à la fortune politique de la famille de Bertram qui a bénéficié, à la génération précédant la sienne, de considérables largesses royales, après une phase d’appauvrissement et de pertes. Un siècle plus tard, le patrimoine d’Abbon de Maurienne, dont les éléments sont localisés sur tout le sud-est de la Gaule, de la région de Grenoble et de Suse à toute l’actuelle Provence, doit être considéré comme ce que l’on peut trouver de plus étendu à ce moment en dehors des familles royales243. Abbon est en effet parvenu à constituer un ensemble de possessions centré sur quatre villes, Grenoble, Suse, Gap et Marseille qui, étant autant de lieux centraux pour sa famille, lui permettent d’exercer une autorité privée sur l’ensemble de l’espace que ses fonctions de patrice le font dominer politiquement244. La richesse foncière est liée à la fortune politique, puisque le roi, éventuellement, la renouvelle ou l’accroît, mais aussi parce que, à travers sa distribution dans l’espace, elle conditionne le degré de puissance de l’individu : il y a là quelque chose de très concret et de matériellement mesurable. 241. 242. 243. 244.

Pour ne citer que quelques travaux majeurs : FOSSIER 1968 ; TOUBERT 1973 ; BONNASSIE 1975-1976. WICKHAM 2005, p. 186-187. GEARY 1985. FELLER 2009a.

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H. W. Goetz, enfin, étudiant les politiques territoriales des famille ducales en Germanie aux Xe-XIe siècles a rappelé qu’il existait des complexes de pouvoir liés à l’origine des biens détenus : monastères royaux, biens liés à l’exercice de la fonction comtale, biens patrimoniaux ont tous une destination différente245. Les ducs s’en servent pour consolider leur identité sociale en associant à certaines possessions des lieux de culte essentiels à la célébration de la memoria. La conséquence était d’accroître leur emprise et leur poids sur certaines zones particulièrement importantes, transformant ainsi des biens de production en biens sacrés, susceptibles de conforter le groupe familial dans sa domination. Les patrimoines fonciers aristocratiques permettent ainsi l’établissement d’une aire de rayonnement du prestige familial, la constitution d’une aire de commandement et le renforcement de l’identité familiale à travers la fondation de sanctuaires à l’intérieur de secteurs privilégiés. Le foncier constitue l’élément central des patrimoines aristocratiques, à la fois pour les raisons que l’on vient de rappeler et parce qu’il est par excellence l’outil de production, ce sur quoi reposent la plupart des revenus disponibles, qu’ils soient en argent ou en nature. La terre est également un objet qui se mesure et auquel il est possible, lorsque c’est nécessaire, d’assigner une valeur. Celle-ci n’est pas arbitraire mais construite en intégrant un ensemble des paramètres : la superficie, la localisation, la présence ou l’absence de voies de communications et même, le cas échéant, la productivité. Ainsi, F. Bougard a démontré que, en 813, dans la détermination du prix d’une terre, Adhalard de Corbie avait été capable d’intégrer cet ensemble de paramètres économiques, la distance d’avec le centre gestionnaire, la surface et la qualité du sol. L’instrument monétaire lui permettait de comparer ces différents éléments et d’établir des équivalences complexes entre deux ensembles fonciers disparates et, surtout, situés dans deux endroits éloignés246. Le prix qu’il propose est construit en fonction de paramètres principalement économiques et non pas fixé de façon arbitraire ou selon des considérations politiques ou extra-économiques. La situation dans laquelle intervenait Adalhard rendait nécessaire une procédure de mesure et d’évaluation. Dans d’autres circonstances, les éléments extra-économiques étant prévalents, la formation du prix peut reposer sur d’autres critères et ne pas être lié exclusivement à des éléments économiques, bien que ceux-ci soient fréquemment présents247 : la question de la valeur et du prix n’est jamais totalement absente, même si elle peut être reléguée au second plan. Cela suppose qu’il existe des procédures et des institutions susceptibles de permettre la formation régulière des prix et leur comparaison d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre : en d’autres termes, le haut Moyen Âge doit avoir eu des marchés, même en matière foncière, ce qui ne signifie pas, naturellement, que le recours 245. GOETZ 2007. 246. BOUGARD 2008 ; Contra WICKHAM 2005 a. 247. Sur les modalités de la formation des prix du foncier durant le haut Moyen Âge, voir FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005.

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au marché et à ses procédures d’évaluation et de formation des prix soit systématique248 : les biens circulent selon des circuits différents en fonction du but poursuivi par les personnes concernées par une ou des transactions. À côté de la terre, il faut faire une place aux autres éléments susceptibles de classer les individus, au premier rang desquels se trouvent les objets précieux, qu’ils soient ou non rassemblés pour constituer formellement un trésor. La réflexion sur les trésors et leur signification politique et symbolique est désormais fort avancée249. À l’époque mérovingienne, le trésor royal est l’un des insignes de la souveraineté et le détenir, c’est détenir un signe évident de légitimité, puisque, aussi bien le trésor est divisé comme le sont les regna. En même temps, les objets singuliers qui le composent sont mobilisés selon des fins diverses. Le comte de Mâcon, Heccard, faisant son testament en 876, dispose ainsi à la fois de ses biens meubles et de certains éléments de son patrimoine foncier en faveur de différents légataires250. Les objets sont utilisés pour honorer des proches qui les reçoivent comme des signes de distinction, c’est-à-dire comme des gages de leur rang à l’intérieur du cercle des amis et des vassaux du comte. La valeur de ce qui est donné ici compte moins que la nature de l’objet transmis qui classe le donataire à l’intérieur d’un groupe. Les pièces qui composent le trésor peuvent, pour certaines d’entre elles, être données à des fidèles ou à des amis, permettant ainsi à ceux-ci de partager la richesse d’un puissant de plus haut rang par la possession d’objets liés à la personne du donateur ou à la fonction qu’il occupe251. La mise en circulation par le biais de cadeaux d’objets tirés du trésor est à la fois un moyen d’enrichir des fidèles et de montrer avec une exactitude mesurable l’estime dans laquelle ils sont tenus. La question de la valeur des objets composant les trésors et celle de la fonction économique qu’ils remplissent se pose également, dans un cadre à l’intérieur duquel les intérêts peuvent être violemment antagonistes, par exemple s’agissant des relations établies entre des établissements religieux et de puissants laïcs252. Certains de ses éléments sont même intrinsèquement liés à celui-ci. Ainsi, en Espagne, au début du VIIe siècle lorsque Sisenand se révolta contre Swinthila, il demanda l’aide de Dagobert. Il promit alors de lui offrir un plateau d’or pesant 500 livres, donné deux siècles auparavant par Aetius au roi Thorismond. Les grands s’opposèrent à la cession de cet objet, qu’ils classaient sans doute parmi « les biens que l’on doit garder pour les transmettre »253. Sisenand n’offrit pas l’objet mais proposa, en revanche, une somme d’argent extrêmement élevée, hors de 248. FELLER 2005. 249. Voir, entre autres : DUBY 1973, p. 64-69 ; BOUGARD 1996 ; GELICHI et LA ROCCA éd. 2004. Sur la fonction du trésor royal, voir DEVROEY 2003, p. 180-183. Du côté de l’anthropologie, APPADURAI 1986 est fondamental. 250. BRUAND 2010. 251. DEVROEY 2003, p. 183. 252. FELLER 2005a et infra, chap. 6. 253. GODELIER 2007, p. 66 sv.; GRIERSON 1959 ; DEVROEY 2003, p. 182.

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proportion avec l’éventuelle valeur marchande de 500 livres-poids d’or, 200 000 sous selon Frédégaire254. La démesure dans l’estimation de la valeur d’un objet nous indique certes que son propriétaire n’entend pas le céder. Dans ce cas précis, Sisenand opère une disjonction totale entre la valeur vénale potentielle d’un objet et sa valeur symbolique. D’une certaine façon, il est obligé, pour obtenir l’alliance du roi franc, de donner beaucoup plus que ce que vaut l’objet en négociation. La différence constitue ce que l’on appellera le prix du désir. Et, si Sisenand achète d’une certaine manière l’alliance du roi franc, il compense aussi la déception que le refus de lui céder un objet particulièrement prestigieux a provoqué chez lui. Les objets précieux qui constituent le trésor ont aux yeux de leurs détenteurs une place à part : ils sont soustraits ou devraient être soustraits à la circulation économique. En ce sens, ils n’ont pas de valeur connue. Ils n’en ont pas moins une place considérable dans les patrimoines, du fait évidemment de leur fonction symbolique ou liturgique : leur possession signifie le pouvoir et leur mise en circulation par le don vise à établir un lien entre deux parties255. Mais le caractère sacré des trésors, qui fait que ses éléments ne devraient pas être dispersés, s’efface parfois devant la nécessité. Les objets composant les trésors sont alors remis en circulation, souvent par la contrainte. Ils peuvent d’abord être mis en gage pour procurer des liquidités qui feraient défaut à une institution religieuse ou à un souverain. Ils peuvent également être mobilisés par un souverain qui estime avoir des droits sur eux. Ainsi, en 843, le Mont-Cassin dut céder une grande partie de son trésor au prince de Capoue Siconolf (840851), afin que celui-ci pût payer les soldes des mercenaires espagnols qu’il avait engagés256. Ce fut un véritable emprunt forcé qui donna lieu à une énumération des objets, très bien distingués des espèces monétaires, ainsi qu’à une pesée des pièces d’orfèvrerie, accompagnée d’une estimation de la valeur enlevée par le prince. Celui-ci s’engageait par écrit à restituer non pas les objets eux-mêmes mais leur valeur. Tel objet liturgique, une nappe d’autel en soie ornée de pierres précieuses, étant par exemple estimé 10 000 sous siciliens. Les objets précieux, présents dans le trésor depuis un certain temps, parfois depuis le temps de Pépin le Bref et de Carloman, ne peuvent faire l’objet d’une estimation, du simple fait qu’ils n’avaient pas circulé depuis le temps de leur acquisition et que, même alors, leur valeur n’a pas nécessairement été dévoilée, étaient simplement pesés. Pour les objets donnés récemment, on connaissait parfaitement leur prix : une couronne en or ornée d’émeraudes, qui avait été offerte par Siconolf lui-même et qui avait appartenu à son père, fut estimée à 3 000 sous. Ce trésor, au demeurant, ne contenait pas que des objets. Le monastère détenait aussi des liquidités, pour 254. Frédégaire, Chronicorum quae dicuntur Fredegarii scholastici, IV, 73, MGH, SRM, p. 157-158 ; nouvelle édition par A. Kusternig, Darmstadt 1982 (Quellen zur Geschichte des 7. und 8. Jahrunderts), Trad. O. Devillers et J. Meyers, Turnhout., 2001, p. 171, chap. 73. 255. LE JAN 2010. 256. Chronica monasterii casinensis, MGH SS, 34, chap. 26, p. 74-76. CITARELLA et WILLARD 1983, p. 86. Infra dans ce volume chap. 6.

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un montant d’au moins 30 000 sous, soit 1 500 livres, en différentes monnaies. En bref, ce trésor, quelle qu’ait pu être sa valeur symbolique et sa fonction liturgique – il contenait évidemment nombre de vases sacrés –, était considéré non comme un signe mais comme une richesse que le prince s’autorisait à mobiliser à son profit, mais pas en dehors de toute règle, puisque, à chaque opération, il établissait un scriptum redditionis, une reconnaissance de dette. Les objets rares ont un prix. Celui-ci est bien souvent connu et il entre en ligne de compte dans le regard que les contemporains portent sur les trésors. En les constituant, c’est-à-dire en accumulant des objets, les agents changent fréquemment le statut des biens considérés, les faisant passer d’une catégorie à une autre. Les objets précieux se transforment alors en objets sacrés, selon un processus complexe qui finit par bénéficier au donateur, mais dans un autre ordre que celui de la richesse matérielle. Dans le cas de trésors monastiques, en sacrifiant des objets de valeur, les laïcs acquièrent à la fois la bienveillance du saint auquel ils les vouent et accumulent un trésor dans l’au-delà supposé racheter leurs fautes ici-bas. En sens inverse, on vient de le voir, les objets sacrés peuvent aussi, certes au prix du scandale des moines, retrouver leur statut de simples objets précieux que l’on peut naturellement faire circuler et utiliser dans la sphère de l’échange marchand. Le passage du statut d’objet précieux à celui d’objet sacré, théoriquement inaliénable, n’est nulle part mieux illustré que dans le Liber Miraculorum de sainte Foy. Bernard d’Angers, qui écrivait dans les années 1010, présentait en effet une remarquable sensibilité aux faits économiques, à la valeur des choses et aux structures de l’échange257 proposant au total, à travers ses récits comme dans les commentaires qu’il en faisait, une réflexion non dénuée d’intérêt sur la circulation des objets et sur leur changement de statut. Au chapitre 19 du livre 1, Bernard d’Angers glosait un lieu commun présenté au demeurant comme tel : « tout ce qui est rare est cher »258. Il est apparemment difficile d’émettre une plus plate banalité mais il n’est pas impossible que, ici, Bernard cite un commentaire exégétique, par exemple celui d’Haymon d’Auxerre, ce qui est important259. Le commentaire qu’il fait lui-même vaut la peine d’être cité. Bernard ajoutait en effet que les choses ne sont rares qu’afin d’être précieuses, sous-entendant que le prix est, plus qu’un instrument de mesure de la valeur, une incitation à donner ce qui est apprécié : il permet d’attribuer une mesure à l’importance du cadeau fait et au sacrifice ainsi consenti en faveur d’un saint. Le prix sert non seulement à échanger dans le cadre de relations proprement 257. Par exemple : Liber Miraculorum Sancte Fidis, éd. L. Robertini, Spolète 1994 (Biblioteca di Medioevo Latino, 10), I, chap. 24, p. 125-127. Voir le commentaire du passage, une spéculation sur la cire déjouée par la sainte, dans TODESCHINI 2008, p. 19. 258. Liber Miraculorum Sancte Fidis, p. 119-120 : Scio ante nos dictum : “Omne rarum pretiosum”. Et ideo ad comprobationem relique universitatis scribo rara, ut pretiosa sint. Commentaire : ibid., p. 347. Ce truisme est biblique et même vétéro-testamentaire : Is 13,12 ; Esd 7, 58. Pour une lecture économique des sources hagiographiques : BONNASSIE 1978 ; FELLER 2016a. 259. Haymon d’Auxerre In Isaiam 13,12, PL 117, col. 787 C. Je remercie vivement Dominique Iogna-Prat pour cette précieuse indication.

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commerciales mais aussi à savoir ce qu’il vaut la peine de donner ou de recevoir. Sa connaissance permet de distinguer, le cas échéant, ce qui relève de l’échange commercial et ce qui appartient à la sphère de l’échange non commercial. Sainte Foy de Conques aimait les objets et ce qu’ils représentaient. Elle ne se privait pas de solliciter ceux qui lui plaisaient en apparaissant en songe à leurs détenteurs pour les leur réclamer260. Elle les préférait à l’argent et n’admettait pas qu’on lui proposât des contreparties monétaires à la place des bijoux qu’on lui avait promis ou qu’elle désirait posséder sans qu’on les lui ait spontanément proposés. Elle soumettait à des farces douteuses, qui étaient autant de pressions, ceux qui avaient cette prétention. Tel qui, à la place d’un anneau orné d’une pierre semi-précieuse qu’il avait voué à la sainte, se ravisant au dernier moment, avait voulu, donner trois aurei, offrant ainsi une contrepartie monétaire à un objet, s’était vu privé de la jouissance de sa possession : la sainte avait tout simplement rendu la bague invisible. Le pèlerin, certain de l’avoir perdue, ne put la retrouver qu’après être retourné à Conques et s’être engagé devant la statue de la sainte à la lui donner pour de vrai – s’il parvenait à remettre la main dessus261. La bague réapparut instantanément sur le sol de la basilique et l’homme n’eut plus qu’à la remettre à la sainte. Il avait proposé un prix, et préféré céder une valeur plutôt que de sacrifier un objet : en termes commerciaux, la transaction est logique. Mais, précisément, la sainte ne raisonne pas ainsi et ne veut pas opérer de transactions commerciales. Elle veut l’objet autant pour ce qu’il est, un bijou précieux, peutêtre même beau, que pour ce qu’il représente, c’est-à-dire l’attachement de son propriétaire et le lien entre l’objet et la personne que le fait de l’offrir implique de rompre. C’est la perte ou le sacrifice qui fait, pour elle, la valeur du bijou. Cette perte ne peut pas se mesurer en termes monétaires. Le pèlerin ne récupéra pas pour autant les pièces d’or déjà données. Il est certes vrai que le don d’argent est toujours très gênant et difficile à faire accepter : la sainte ne demande pas l’aumône comme une misérable. Elle réclame des dons qui coûtent à celui qui les fait et son attention se porte sur les objets à quoi tiennent les gens, non à leur représentation monétaire. Il n’en demeure pas moins que l’indication de valeur fait sens, à Conques au XIe siècle, comme au Mont-Cassin au IXe siècle. Les prix des objets ont une signification qui n’est pas arbitraire. Les agents peuvent ainsi comparer les objets entre eux par la médiation de la monnaie, que celle-ci circule effectivement ou non. On trouve là une ambiguïté tout à fait essentielle dans la définition des comportements aristocratiques à l’égard des objets comme à l’égard de la monnaie. Les membres des élites sociales ou politiques maîtrisent la fonction d’instrument de mesure de la valeur de la monnaie, même s’ils ne s’en servent pas nécessairement toujours dans les échanges. Les comportements ou les gestes qui semblent ressortir d’une logique du don ne peuvent ainsi exister sans qu’en arrière-plan 260. Voir par exemple Liber miraculorum…, cit., livre I, nº 19, p. 119-121 ; livre II nº 10, p. 174-175. 261. Liber Miraculorum… cit. p. 121. REMENSNYDER 1990.

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existe un calcul qui renvoie à une autre sphère, qui est celle de l’échange marchand262. Si, dans les relations avec les saints, il est difficile de mobiliser la valeur monétaire, entre individus c’est une nécessité absolue : il faut connaître, même de façon approximative, le montant de la dette que le don institue, non pas pour comptabiliser les échanges, mais pour se situer dans des ordres de grandeur similaire et ne pas établir de relations faussées du fait d’erreurs dans les références. Terres et objets ont un prix dont la connaissance est nécessaire pour entreprendre tout acte les mobilisant. Ce savoir est un savoir partagé qui repose sur une expérience commune des transactions commerciales. Celles-ci coexistent avec l’échange non commercial dont les relations avec la sainte constituent un paradigme. La maîtrise des deux sphères et la capacité à les distinguer en fonction de la finalité poursuivie sont caractéristiques des comportements économiques des élites du haut Moyen Âge. En même temps, il va de soi que l’on fait mine de donner sans compter et de ne pas attacher d’importance aux objets que l’on sacrifie dans l’espoir d’en obtenir un avantage immatériel dans le cas de don aux églises ou aux saints ou tout à fait concrets dans le cas d’échanges non commerciaux entre simples particuliers263.

III. QUELLES RATIONALITÉS ÉCONOMIQUES ? En d’autres termes, les modalités d’accès à la possession de terres et d’objets permettent d’établir qu’il existe une rationalité à l’œuvre dans les comportements économiques durant le haut Moyen Âge. Achats, ventes et dons de terres ou d’objets précieux ne se font pas en dehors de toute connaissance de leur valeur d’échange. Parce que les agents ont une connaissance intuitive ou pratique des instruments de mesure, et notamment de l’instrument monétaire, ils sont susceptibles de fonder leurs actions en raison et donc de définir des fins et des moyens permettant de les atteindre. Les choses cependant ne sont pas simples, et la question de la rationalité reviendra d’ailleurs comme un leitmotiv tout au long des pages de ce livre. Max Weber, dans un passage classique de Économie et Société distinguait, en analysant les déterminants de l’action sociale, quatre modes différents d’agir264 : elle peut être rationnelle en finalité, rationnelle en valeur, « affectuelle » [affektuel] ou traditionnelle. Nous allons suivre un instant ces catégories pour présenter les aspects économiques de certaines actions sociales. 1. L’activité « traditionnelle », qui est de répétition de la coutume sans intentionnalité véritablement définie, ne saurait être considérée comme caractéristique. Elle suppose l’inexistence de projets et entraîne la répétition des mêmes gestes ou des mêmes opérations, sans véritables perspectives. Elle est infra-sociale en ceci qu’elle ne suppose guère de réactions aux incitations externes et pas 262. VEYNE 1976, p. 78 sv. 263. Pour la complexité des usages du don, voir ALGAZI 2003 ; REUTER 2001. 264. WEBER 1956, p. 55 sv. ; BOURDIEU 1980, p. 84 sv.

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davantage d’interaction avec les autres individus. Sont concernées les activités quotidiennes ou périodiquement répétées : semer et récolter à date fixe, par exemple. Dans ce cas, le poids des coutumes et la nécessité de répéter aux moments opportuns les gestes appris une fois pour toute ne sont guère susceptibles de modifications. On est, d’une certaine manière, au degré zéro de l’interaction entre l’économique et le social. 2. L’action affectuelle, quant à elle, apparaît comme « une réaction sans frein à une excitation insolite ». Entrent dans cette catégorie les actions qui pourraient être liées à la destruction de richesses, dans le cadre de fêtes ou de banquets, actions qui nous semblent incompréhensibles ou qui, relevant de critères d’explications non économiques, sont pour nous non rationnels, voire répréhensibles parce qu’absurdes265. Les comportements de compétition peuvent, dans des circonstances extrêmes, aller jusqu’à la démesure voire à la folie. Marc Bloch, citant Geoffroy de Vigeois, rapportait des anecdotes montrant des comportements nobiliaires plus que déréglés266 : au cours d’une fête de cour ayant effectivement eu lieu en 1174 en Provence, un noble aurait fait labourer la cour de son château pour y semer des pièces d’argent ; un autre aurait fait cuire un dîner avec des cierges ; un troisième enfin aurait fait brûler vifs 30 chevaux, par pure jactance dit l’auteur. De tels événements ne se sont sans doute jamais réellement produits: leur narration vise à créer une image extrême, une représentation de la destruction de richesses. Elle met en scène une compétition où le prestige est en jeu et où rien d’autre ne fait plus sens que la pure exhibition de ce que l’on peut se permettre de perdre en le détruisant. Se trouve également, par derrière, une intention satirique de la part des auteurs de tels actes, la dérision des activités ordinaires allant de la reproduction des fortunes à la préparation des repas ou à l’usage des chevaux. Les nobles provençaux de Geoffroy de Vigeois se comportent de façon anomique en détruisant sans utilité immédiate des biens aisément mobilisables à d’autres fins que l’exaltation éphémère de leur propre richesse. Il s’agit vraisemblablement là d’une figure littéraire, destinée au public de l’œuvre si particulière que sont les Chroniques de Geoffroy. Dominique Barthélemy a bien montré l’importance qu’il y a à s’interroger sur les attentes d’un public qu’il s’agit d’atteindre lorsqu’il s’agit d’interpréter un texte difficile dont les éléments ne font pas nécessairement immédiatement sens267 : on est là en présence d’un problème de cette nature et c’est la signification de l’anomie qu’il faut interroger, non la réalité de la pratique au demeurant insuffisamment attestée pour qu’on puisse la considérer comme caractéristique ou en quelque manière exemplaire. Il est de fait que, même si dans le cadre de pratiques compétitives intenses des gaspillages volontaires ont lieu, ils ne prennent pas la forme paroxystique du potlatch tel qu’il est décrit, comme une pratique cependant datée et localisée, par Mauss après Boas. Le potlatch n’est pas une catégorie universelle et si des conduites de 265. LE JAN 2010. 266. BLOCH 1939a, p. 432-433. Recueil des Historiens des Gaules et de la FRANCE, Paris 1781, t. 12, livre 1, chap. 69. Commentaire rapide dans CHEYETTE 2006. 267. BARTHÉLEMY 2002.

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largesses sont extrêmes, elles doivent être comprises aussi au travers des cribles d’une éthique chrétienne qui condamne fermement les pratiques de cette nature. 3. Les comportements rationnels en valeur sont dominants dans les déterminants de l’activité humaine. Ils sont apparemment fort éloignés du gaspillage systématique. Ne pas tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, parce que le devoir, la dignité et les impératifs religieux l’emportent sur toute autre forme de considération relève de cette logique, de même que donner ses biens aux églises, qu’il s’agisse d’objets de valeur ou de biens fonciers alors que, du point de vue économique, de tels gestes sont apparemment absurdes. Le flux des donations, si rien ne vient le ralentir, le tarir ou le compenser doit amoindrir les patrimoines parfois de façon périlleuse pour la survie même de la famille. Il peut tarir ou amenuiser les revenus d’un individu ou d’un groupe. Cependant, se préoccuper de son salut en donnant des biens à l’Église est une nécessité absolue pour les Chrétiens. La constitution d’un trésor dans l’audelà est une finalité normale de l’existence humaine et de l’action. D’autre part, la complexité des relations entretenues avec les institutions religieuses est telle que les dons n’impliquent pas nécessairement la perte de revenus voire celle de droits sur l’objet donné. Le paradoxe est désormais bien connu : on garde des droits sur les biens que l’on donne, avec diverses conséquences sur l’équilibre entre les établissements qui reçoivent et les donateurs. Il est considéré comme normal que, d’une manière ou d’une autre, ils conservent un droit d’accès aux objets donnés et, s’agissant de terres, aux revenus qui en sont tirés268. En d’autres termes, si l’activité est orientée par le devoir ou par le sentiment des nécessaires actions à accomplir pour le salut de son âme, et entre autres des ponctions à effectuer sur sa richesse, cela n’est pas incompatible avec la recherche d’avantages tangibles, durables ou non : on entre alors dans le comportement rationnel en finalité, c’est-à-dire dans un type d’action où la fin comme les moyens sont calculés et les conséquences prévues ou évaluées. 4. Le comportement rationnel en finalité. La Vita de l’évêque Meinwerk269 du début du XIIe siècle peut nous servir de guide. Dans la centaine de transactions documentées par la Vita Meinwerici, beaucoup donnent lieu à un échange d’objets contre des biens fonciers. Les commentant, T. Reuter montrait que les contreparties offertes dans les échanges n’étaient en aucune manière des prix mais que, en attribuant des objets contre des terres, Meinwerk effectuait une série d’actions complexes. Tout d’abord, en accroissant son temporel et en offrant des contreparties à des dons en terre, il investissait. Ensuite, tirant des objets de son trésor, il faisait profiter ses amis et ses fidèles de la richesse de son église. Il le faisait de plus d’une manière : fréquemment, il constituait des rentes viagères, versées en produits alimentaires, en vêtements ou en argent. Il est possible de pousser plus loin l’analyse car dans ces cas, il faut considérer 268. ROSENWEIN 1989 ; BOUGARD, LA ROCCA et LE JAN (dir.), 2005 269. REUTER 1995 ; BUC 1997. Sur les aspects proprement économiques du contenu de la Vita, voir IRSIGLER 1970 et FELLER 2013.

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que l’on est en présence d’une forme limitée de partage ou de redistribution des revenus de l’épiscopat. Les rentes en nourriture n’intervenaient pas seulement dans les ventes pour cause de famine, pourtant assez bien attestées, mais aussi dans des cas où une relation particulière devait être établie entre les parties. Les échanges dans lesquels la finalité est l’acquisition d’une position dans le chapitre sont également présents et mentionnés d’ailleurs en toute tranquillité malgré la date tardive de composition de la Vita. Un lecteur grégorien pourrait bien y voir des traces de pratiques simoniaques ! Meinwerk en fait se comportait en propriétaire prudent, offrant des avantages économiques, des objets de prix ou du métal précieux, ou symboliques, des marqueurs de rang, aux hommes et aux femmes en relation avec lui et, surtout des revenus270. Si l’on se demande maintenant ce que font effectivement les hommes et les femmes qui cèdent des terres contre des objets, on est frappé de voir la diversité des motivations discernables, en dehors, naturellement, du salut de leur âme. Certains se contentent d’acquérir des objets précieux que ce soit du fait de leur matériau ou du fait de leur fonction : recevoir un cheval et des armes n’a pas la même signification que recevoir une prestation alimentaire. D’autres transmettent un bien foncier soit à l’évêque soit à des héritiers. La transaction peut avoir également comme fonction de remembrer une exploitation. Certaines enfin ont pour effet de lier de façon inextricable les biens de l’évêché et ceux de familles laïques271. Bref, ici, les actions rationnelles en valeur – donner pour obtenir son salut – sont souvent mêlées à des questions de revenus fonciers : la donation de terres n’ampute pas nécessairement le revenu et n’annihile pas nécessairement les droits des héritiers. Elle peut même déboucher sur une augmentation des revenus disponibles obtenue en même temps qu’un accroissement du prestige. Elle s’inscrit alors, de façon paradoxale en apparence seulement, parmi les actions rationnelles en finalité. Tout le monde ici calcule et les actions sont mûrement pesées : si les motivations et les conséquences ne sont pas toujours d’une clarté limpide, il n’en demeure pas moins que les agents montrent une attention permanente à la valeur des choses et à la question des revenus. L’évêque apparaît ici au cœur de la « fabrique sociale » comme l’agent privilégié devant permettre non seulement le maintien du rang mais aussi celui de la richesse des membres de l’aristocratie saxonne, sans préjudice, naturellement du salut de ses membres. La Vita Meinwerici pose, pour notre période, et à l’une des marges de l’Europe, la question de la disponibilité et de la destination des surplus agricoles, qui constitue l’une des difficultés majeures de l’histoire économique de la période. On voit bien, à travers les allocations en nourriture attribuées même à de hauts 270. WOOD 2006 ; NELSON 2009 (recension critique du titre précédent). 271. Voir, par exemple, Vita Meinwerci, chap. XLV, p. 39. La moniale Atta cède ses biens à l’évêque. La contrepartie est constituée de 12 talents d’or à la moniale et 2 à Abbo son héritier qui doit renoncer solennellement à ces biens. Ceux-ci sont toutefois rétrocédés immédiatement à la moniale sous forme de bénéfice. Elle touche, en plus, une prestation alimentaire conséquente.

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personnages, que la question alimentaire n’est sans doute pas réglée de façon définitive et satisfaisante272. Cela revient à poser toute une série de questions sur les destinations de la richesse et à s’interroger tout ensemble sur la place du marché dans la constitution des revenus, sur la mobilisation de ceux-ci en faveur de la familia et, en définitive, sur la place de la charité dans la vie et l’action économique.

IV. LA PROBLÉMATIQUE DES REVENUS DES ÉLITES Entre IIIe et Ve siècle, la richesse foncière des membres des élites sociales a été réorganisée et simplifiée273. Les grosses fortunes auxquelles on a fait allusion plus haut sont peu de choses, rapportées à celles de l’époque impériale. Elles sont beaucoup plus locales et ne peuvent en aucune manière s’étendre sur des aires géographiques diverses. Elles sont surtout exceptionnelles et le nombre des « hyper-riches » comme Bertrand du Mans ne peut pas avoir été très important. Les personnages en situation de leadership économique et social ou politique n’interviennent dans le processus de production pour le diriger et le contrôler que si leur investissement personnel en vaut la peine, c’est-à-dire si consacrer du temps aux affaires du domaine peut engendrer une augmentation des revenus274. C’est le cas s’il existe une sollicitation du marché, c’est-à-dire si l’intensification du travail et l’augmentation de la production rencontrent une demande en produits alimentaires ou en produits artisanaux. En ce qui concerne les produits artisanaux, l’étude du meilleur fossile directeur qui soit à notre disposition, la céramique, a permis à C. Wickham de montrer la complexité et la diversité des situations. S’il n’y a plus de marché global des céramiques de luxe, il existe en revanche des circuits de distribution locaux ou régionaux qui permettent la distribution de productions de bonne qualité correspondant aux besoins de l’élite sociale. Ces circuits permettent d’une part à la richesse de circuler et, d’autre part, aux agents économiques d’accumuler lentement. Certains produits alimentaires ont également un rôle moteur. Le vin, qui continue de donner lieu à un commerce à long rayon d’action, enrichit producteurs et transporteurs : les marges septentrionales de l’Europe sont demandeuses, à la fois pour des raisons religieuses et des raisons sociales, le vin étant associé au luxe et au prestige et étant lié au souvenir de la domination de Rome275. Faute d’incitation des marchés, c’est-à-dire faute d’une demande suffisante en produits alimentaires de la part d’une population non productrice, la grande propriété a ainsi été exploitée, entre VIe et VIIIe siècle d’une façon très passive, les seigneurs se contentant de prélever les surplus d’exploitations autonomes gérées 272. 273. 274. 275.

FELLER 2013. WICKHAM 2005, p. 259-301. Ibid., p. 260-264. Sur les circulations en mer du Nord et sur la question des infrastructures portuaires que constituent les emporia, MALBOS 2017.

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par les paysans sans que le propriétaire intervienne dans les choix proprement techniques et dans les stratégies de production. Pareille préoccupation incombait alors entièrement au tenancier, quel que soit son statut juridique276. En revanche, dès lors que des incitations existent, les seigneurs développent un secteur de faire-valoir direct et, intervenant directement dans le processus de production, procèdent eux-mêmes aux choix stratégiques – que semer et à quel moment ? – en fonction de l’existence de possibilités de vente. Celles-ci semblent de nouveau exister en Gaule franque à partir du VIIIe siècle : les initiatives royales relayées par les actions seigneuriales n’ont de signification que si la question de la destination des surplus peut être résolue277. À partir du VIIIe siècle, dans le cœur de la Gaule franque, le développement du système domanial, associant le prélèvement en nature sur les tenures et les prestations de main d’œuvre sur une réserve, montre alors une nouvelle implication des élites dans la vie économique. C’est là une spécificité de l’espace compris entre la Seine et le Rhin : on ne connaît pas ailleurs, et notamment pas en Italie ni en Catalogne, de propriétaires hégémoniques, étant parvenus à s’emparer de la totalité d’un ou de plusieurs finages, avant la deuxième moitié du IXe siècle, alors que le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés nous montre que cette situation était ordinaire en Gaule franque. Le grand domaine est une forme d’intensification de la production dans le cadre d’une économie dont les agents perçoivent qu’elle propose des marchés. Leur nature et leur localisation n’est pas bien claire. C. Wickham, qui a vigoureusement rappelé le lien entre intensification, rationalisation et consolidation des réseaux de l’économie d’échange, pense qu’ils sont liés à la fois au développement des centres urbains et à l’importance des déplacements des armées. En l’absence de toute organisation étatique des campagnes militaires, il était nécessaire de pourvoir aux besoins des hommes en campagne, soit en organisant les échanges – et donc la circulation des marchandises parallèlement aux déplacements de l’armée – soit en produisant davantage pour que les soldats puissent emporter davantage. L’hypothèse est séduisante même s’il existe évidemment des difficultés documentaires pour l’attester. En tout cas, l’augmentation des capacités productives des campagnes grâce à l’organisation domaniale est désormais plus qu’une hypothèse278. Là où la réorganisation foncière et la redistribution du travail dans le cadre du domaine classique n’a pas eu lieu, l’efficacité économique de la propriété est demeurée limitée. Cela n’a cependant pas empêché le développement de formes sophistiquées d’échange commercial. L’exemple de Totone di Campione montre comment une élite rurale, de fortune assez mince, pouvait fonctionner, jusqu’au cœur du IXe siècle279. Les Totoneschi possèdent des exploitations dont ils confient la gestion, à titre coutumier, c’est-à-dire sans contrat écrit, à des massari, libres ou demi-libres. Cultivateurs spécialisés dans la production d’huile, ils vendent 276. 277. 278. 279.

WICKHAM 2005, p. 263. VERHULST 1966. TOUBERT 1988. FELLER 2005b.

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leur production à Milan. Dans toutes les transactions où ils interviennent, ils ont systématiquement recours à l’argent. En d’autres termes, leur prospérité est liée à l’existence d’un marché. Elle suppose un niveau de prélèvement sur les tenures paysannes assez élevé et sans doute opéré en nature. Il n’y a apparemment pas de sollicitation pour changer le système d’exploitation, soit que le prélèvement soit déjà élevé, soit que les perspectives du marché ne soient pas suffisantes pour justifier une implication plus grande des propriétaires. En tout état de cause, ils doivent cependant intervenir pour commercialiser eux-mêmes leur production, ce qui ne les place pas dans la catégorie des rentiers mais dans celle des entrepreneurs. Les revenus ainsi constitués ont, à côté de l’acquisition des objets précieux et de prestige, des destinations diverses. Deux d’entre elles doivent être mentionnées, l’entretien de la familia et l’exercice de la charité.

V. DÉPENSES OBLIGÉES On connaît l’apologue Adam Smith, repris ensuite de façon implicite mais systématique par toute l’érudition européenne. Smith, dans une de ces fictions nécessaires à la compréhension des choses, a imaginé une situation économique où un chef politique disposant de surplus abondants n’a pas de marché pour les vendre et n’a donc rien à offrir que de la nourriture à ceux qui le servent280. La seule solution pour lui, afin de parvenir à exercer le pouvoir, est d’entretenir directement, c’est-à-dire de nourrir et de loger, autant d’hommes que ses disponibilités en aliments le lui permettent. Cette forme de domination directe sur les personnes ne peut s’envisager que si la seule activité réelle de la suite ainsi constituée est la guerre, ou si elle forme une sorte de garde d’honneur au profit du personnage281. Les nourris ne font rien d’autre que se battre au profit de celui qui les nourrit et lui procurer un honneur proportionnel à leur nombre. Cette forme de consommation crée une dépendance totale de l’individu à l’égard du puissant qui le protège et l’emploie et supposerait, pour être réalisée, qu’il n’y ait aucun moyen de se procurer quoi que ce soit en dehors des possessions seigneuriales et que les guerriers n’aient, de leur côté, aucune forme de propriété ou de revenu leur permettant d’assumer une forme minimale d’autonomie. Dans le cas où une terre serait confiée à un de ces hommes, cela ne le libèrerait pas pour autant : il ne l’aurait qu’afin de pouvoir effectuer son service, comme une commodité évitant de le nourrir, et serait pour le reste totalement dépendant de son seigneur. Selon Smith, la situation change du tout au tout s’il existe un marché des produits alimentaires et une circulation monétaire telle qu’il soit possible d’y accéder. Dans ces conditions, le seigneur hypothétique n’a plus besoin de nourrir à sa table un nombre infini de dépendants. Il lui suffit de recourir au salariat ce qui, au lieu de 280. SMITH 1776, livre III, chap. 4, p. 502 sv. 281. BLOCH 1939a, p. 233-234. Dans sa définition du fief comme salaire il reprend cette idée sans doute alors déjà passée dans la vulgate des économistes.

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diminuer sa puissance réelle, au contraire l’accroît en multipliant le nombre des hommes et des femmes qui, indirectement, dépendent de lui. La mobilisation des terres dans le cadre du domaine, c’est-à-dire leur concession en tenures qui soient suffisamment importantes pour permettre l’apparition d’un surplus voire d’une accumulation paysanne renvoie à un schéma de cette nature. Il suppose l’introduction de complexité dans les relations entre dépendants et seigneurs, de même qu’entre le seigneur détenteur de terres et le reste de la société. Dès lors que la tenure est autre chose et plus que le simple substitut du repas fourni à la table du seigneur, la pression du seigneur peut s’accroître sur les paysans et leurs terres. Elle prend la forme d’ordres directs, de contrôles et de prélèvements opérés en nature ou en argent, en fonction des opportunités et des possibilités. La possibilité de payer les redevances par commutation, c’est-à-dire de régler en nature un cens estimé en argent semble rare cependant durant notre période : il vaudrait la peine de procéder à une enquête systématique sur ce point. Elle permettrait de juger de l’intensité de l’orientation de l’économie vers le marché282. L’apologue d’Adam Smith doit être transposé. Durant tout le haut Moyen Âge, le seigneur doit nourrir et protéger sa familia et être en mesure de lui procurer les biens dont elle pourrait avoir besoin en cas de mauvaise récolte : le seigneur est d’abord celui qui donne le pain. C’est ce que fait encore Meinwerk de Paderborn au XIe siècle. Cela signifie qu’il doit posséder des réserves alimentaires ou monétaires en quantité telle qu’il puisse intervenir pour sauver ses dépendants ou sinon, qu’il doit les acquérir, ce que fait précisément Meinwerk dans les années 1020. Dans un passage saisissant de sa Vita, en effet, on voit Meinwerk, confronté à une famine, acheter un bateau à Cologne, afin de nourrir sa propre familia à laquelle est destiné l’essentiel de la cargaison. Le reliquat, un quart de ce qui a été acheté, est destiné aux pauvres dépourvus de tout autre moyen de subsistance283. Au XIIe siècle, à Bruges, c’est en donnant de l’argent à ses tenanciers que Charles le Bon leur vient en aide284. Cela suppose un autre rapport au marché : dans une économie plus profondément monétarisée que celle de la Saxe, Charles le Bon, confronté en 1125 à une famine très dure, agit de telle sorte que ses dépendants puissent accéder au marché des denrées alimentaires : il leur fournit un droit d’entrée, un titre grâce auquel ils peuvent y accéder, en leur offrant des piécettes et en abaisse le montant par des mesures complémentaires. En ordonnant que l’on fabrique du pain avec de la farine d’avoine et que la taille des miches soit diminuée, de sorte qu’il soit possible de s’en procurer pour une somme d’un demi-denier, qui devait correspondre à ce qu’il donnait quotidiennement à ses tenanciers, il change la donne en matière de disponibilité des ressources alimentaires. Le problème de l’accès au marché est partiellement résolu par une diminution de la qualité des pains, par une baisse de leur poids ainsi que par la 282. WICKHAM 2005 p. 279. 283. Vita Meinwerci, Chap. CLI, p. 79. 284. Gautier de Thérouanne : Vita Karoli Boni, comitis auctore Waltero achidiacono Tervanensi, MGH SS, 12, chap. 11, p. 541.

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fourniture de ressources monétaires supplémentaires au titre de la charité285. Dans ces conditions, un nombre important d’agents a accès aux ressources disponibles, même pour des quantités limitées286. Nous sommes là en présence de mesure de saine administration. L’obligation alimentaire, ici confondue avec la fourniture d’un droit d’entrée sur un marché et avec la modification des règles de fonctionnement de celui-ci, est de l’intérêt bien compris. Elle passe avant l’exercice de la charité en faveur des plus démunis, parce qu’elle fait partie des obligations que le seigneur contracte lorsqu’il accepte la recommandation d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Elle fait partie de ces largesses dont l’exercice définit le statut et légitime la domination sur les hommes287 : l’entretien de la familia relève bien sûr du processus de conversion par quoi des richesses se transforment en pouvoir. Se pose enfin, pour les élites, la question de l’exercice de la charité. Intimement liée à celui du pouvoir, elle est à la fois une forme de la domination sociale et le signe de la réelle christianisation du comportement. En donnant de leur bien, les grands font preuve de mansuétude et de solidarité envers le reste du peuple chrétien, manifestant par là deux qualités majeures, susceptibles de légitimer leur pouvoir288. La pratique de l’aumône apparaît ainsi comme une obligation sociale et comme un devoir de justice : la mansuétude et la générosité font partie des attitudes qui désignent pour le pouvoir et décrivent son exercice juste ou justifié. La solidarité avec les groupes sociaux les plus faibles permet d’affirmer l’unité de la société chrétienne, malgré les inévitables divisions provoquées par la répartition inégale de la richesse. L’exercice de la charité montre enfin une prédisposition à bien user de son pouvoir, dans le sens de la miséricorde et de la justice : le don d’argent, de vêtements ou de victuailles est alors une figure du bon gouvernement. Pour les membres de l’élite, la charité peut être une pratique quotidienne qui s’exerce sous la forme d’aumônes données à qui sollicite. Au moment de son assassinat, en mars 1127, Charles le Bon avait, disposés sur la couverture du psautier qu’il venait de fermer, une pile de deniers, 13 dit Hermann de Tournai, qu’il distribuait lorsque son meurtrier le frappa289. Lors de la grande famine de 1125, la charité du comte prit la forme astreignante et coûteuse pour lui de prestations en denrées alimentaires et en vêtements distribués aux plus nécessiteux. Il prélève de la nourriture sur sa propre table afin de nourrir des pauvres, cent tous les jours à Bruges selon Galbert de Bruges290. Gautier de Thérouanne nous dit que, à Ypres, il fit distribuer en une seule journée, 7800 pains291. Enfin, il intervient de façon importante sur le marché des céréales, comme on l’a dit, et celui du vin, de telle sorte que le coût des denrées alimentaires fût maintenu à un niveau tolérable. Il 285. 286. 287. 288. 289. 290. 291.

SEN 1981. Galbert, p. 11, chap. 3. DUBY 1973, p. 61. VEYNE 1976, p. 48 sv. Hermann de Tournai p. 285. Galbert chap. 3. p.11. Gautier de Thérouanne, MGH SS, 12, p. 544.

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va même beaucoup plus loin encore, puisqu’il intervient aussi sur le processus de production en ordonnant de semer des pois et des fèves à côté des grains, et sur la consommation en interdisant de brasser de la bière292. Dans ce cas, l’action politique, qui se marque par la présence du comte à tous les niveaux de la vie économique (production, commercialisation et consommation), et l’action caritative qui est, elle, signalée par les dons de nourriture, se confondent en un seul et même ensemble. Il permet de désigner le bon prince, celui qui exerce le pouvoir en mobilisant toutes ses ressources, pécuniaires et politiques, pour consolider les liens unissant les hommes entre eux. Ce devoir était imposé à tous les détenteurs d’offices publics : en 850, à Mayence, Hraban Maur nourrit 300 pauvres par jour. Pour les monastères, la charité prend des formes sophistiquées et coûteuses tout aussi obligatoires que les générosités du comte. Les grands établissements religieux ont en effet un service spécialisé, une obédience, la Porte, chargée de l’entretien des pauvres se présentant à la porte du monastère. Les statuts d’Adalhard de Corbie en organisent le fonctionnement. Chaque jour la Porte doit distribuer 50 pains de 3 livres et demi, nourrir 12 pauvres sédentaires et nourrir les errants qui se présentent au monastère. Il ne s’agit pas là d’une affaire marginale, mais d’une ponction constante, opérée tous les jours sur les revenus du monastère et qui, en temps de crise, peut être extrêmement lourde et contraignante. De façon structurelle, enfin, le réseau des xenodochia et des hôpitaux monastiques a, lui aussi, un coût économique. Ainsi, par exemple, Bobbio possède à Plaisance une maison qui doit entretenir quotidiennement 12 pauvres et une autre à Pavie qui en nourrit 200293. Des biens fonciers spécialisés sont attribués à chaque établissement. L’insertion des moines dans l’économie d’échange permet à leur établissement de se procurer numéraire et denrées nécessaires à la fois à son propre entretien et à celui des pauvres dont il s’est chargé. L’attitude des élites du haut Moyen Âge à l’égard de la richesse est, on le voit, complexe et ne saurait se limiter à une description simple. De multiples composantes interviennent dans sa définition : la question du rang et celle du salut doivent se combiner avec les problèmes liés à la gestion du patrimoine et à la construction du revenu. La possession d’objets précieux ou sacrés doit être considérée comme compatible avec une connaissance aussi exacte qu’il est possible de leur valeur d’échange, ce qui signifie qu’il existe des institutions d’échange, des marchés, de la monnaie, des lieux, mais qu’on ne les mobilise que dans certaines circonstances en fonction du but recherché. La multiplicité des fins poursuivies se traduit par des rationalités parfois contradictoires, comme dans de nombreuses autres sociétés. Ces contradictions mettent en difficulté les catégories habituelles de l’analyse économique sans pour autant les invalider totalement. La nécessité dans laquelle se trouvent les élites du haut Moyen Âge d’avoir à poursuivre plusieurs buts à la fois, comme de sauver son âme tout en assurant le maintien du patrimoine 292. Galbert, op. et loc. cit. 293. Inventari altomedievali, p. 140-141.

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famille, nous oblige simplement à multiplier les approches et les méthodes afin de proposer des interprétations qui rendent intelligibles les comportements sans pour autant les réduire à tel ou tel aspect privilégié.

Chapitre 4

ENTRE VILLES ET CAMPAGNES : ACCUMULATION, REDISTRIBUTION ET ÉCHANGES

N

ous avons vu dans le chapitre précédent que les élites sociales et politiques avaient le souci de leur fortune et, par conséquent, géraient leur patrimoine de façon à en tirer le revenu le plus élevé possible afin de pouvoir en jouir, bien sûr, mais sans doute aussi afin de pouvoir le transmettre. Le gaspillage et la destruction irraisonnée de richesses n’étaient pas des attitudes habituelles dans les groupes sociaux composant les groupes dirigeants du haut Moyen Âge. Les clercs et les moines, comme nous le verrons au chapitre suivant, disposaient d’un corpus de normes qui réglaient en partie du moins leur attitude à cet égard. Si les laïcs nous laissent beaucoup moins de traces documentaires, nous ne sommes pas pourtant totalement dépourvus de moyens de juger de leur attitude patrimoniale. Je me propose d’aborder ces questions en m’interrogeant sur les relations entre villes et campagnes dans le lent processus d’enrichissement qui marque au moins le moment carolingien du haut Moyen Âge. Le rôle des villes a été en grande partie réévalué depuis un demi-siècle. Si elles ne sont plus, entre VIe et XIe siècle, de grands centres de peuplement, elles continuent de jouer un rôle crucial en matière d’échanges marchands comme en matière d’encadrement politique et religieux. Les catégories que le titre annonce, l’accumulation, la redistribution et l’échange, semblent de leur côté caractériser du mieux qu’il est possible une partie de l’activité des élites, celle se rapportant à ce nous appelons l’économie. Depuis les révisions intervenues dans les années 1980, on l’a vu, la question de la date du début de la croissance en Occident ne se pose plus guère294. En revanche, celle de ses modalités est encore largement ouverte. Et, parmi les questions qui se posent, et qu’il faudrait aborder frontalement, celle des relations entre villes et campagnes dans le processus d’enrichissement figure au premier plan. Dans la suite de Georges Despy qui, dès 1968, posait la question de l’enrichissement, même paysan, durant le IXe siècle, et celle du rôle des marchés ruraux dans le processus de croissance des villes, les historiens intéressés par les aspects économiques de l’histoire ont scruté le rôle des abbés, des évêques et des grands laïcs, c’est-à-dire de tous ceux qui, étant placés en situation de leadership, étaient susceptibles d’influer sur l’organisation de la production, sur celle de l’espace ainsi que sur celle des échanges295. Aadrian Verhulst dans une série d’articles et

294. Voir supra, Introduction. 295. DESPY 1968.

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dans un ouvrage a synthétisé les problématiques et proposé une chronologie du développement urbain en relations avec les questions agraires296. Dès les années 1980, l’accent a été mis sur la capacité des structures foncières, c’est-à-dire principalement du grand domaine bipartite, à produire des surplus et à devenir le moteur d’une croissance où les échanges avaient leur place : cela reléguait au second plan les questions du grand commerce qui, depuis les années 1930, occupaient le devant de la scène297. Le grand article de 1984 de Jean-Pierre Devroey sur l’organisation du monastère de Saint-Germain-des-Prés, ainsi que les contributions qu’il a par la suite données en particulier à Spolète, en constituent sans doute l’une des plus belles illustrations298. Alors que G. Despy plaçait au premier rang l’articulation entre artisanat et commerce, insistant sur les productions de textile, le lin, le chanvre et la laine essentiellement, qu’il voyait nourrir les échanges dans la vallée de la Meuse, J.-P. Devroey, pour sa part, insiste sur la capacité des moines à s’emparer de l’espace pour, à travers leurs services de transports lourds et de messagerie, l’organiser, le hiérarchiser et le polariser autour de lieux centraux qui sont autant de « machines à maximiser les relations sociales » pour reprendre une expression qu’il emprunte à Lopez299. Adriaan Verhulst, quant à lui, analyse les interactions entre économie marchande et production agraire et pose nettement le problème de l’insertion de l’activité industrielle dans le tableau de la vie urbaine. Il la voit très précoce pour les villes flamandes, puisqu’il la place aux XIe-XIIe siècles. La multiplication des études et l’approfondissement des problématiques ont d’autre part conduit à l’abandon des thèses minimalistes autrefois prédominantes et à donner de la capacité de l’économie du haut Moyen Âge à produire des surplus une vision plus nuancée et optimiste. À cela s’ajoute le fait que, depuis les années 1990, les outils conceptuels et les méthodes de l’anthropologie économique ont fait une percée dans l’étude du haut Moyen Âge, ce qui contraint la réflexion à de nouvelles inflexions. S’il est parfaitement évident que « le souci empirique de rentabilisation de leur capital » a animé les gestionnaires de patrimoine, il devient difficile de s’en tenir à cela300. L’assertion, qui est avérée, n’épuise en effet pas la matière et ne fournit pas le seul angle d’attaque ou la seule clef de lecture à notre disposition, le souci de rentabilité n’étant pas exclusif d’autres comportements parfois contradictoires301. Toutefois, pour compléter ce premier résultat, il est nécessaire de recourir à d’autres approches, ne serait-ce que pour s’opposer à une part non négligeable des historiens de la période qui ne perçoivent l’échange que dans sa dimension non marchande et récusent l’idée que la recherche du gain et le désir d’accumuler soient des moteurs du comportement économique des élites. Pour eux, la 296. 297. 298. 299. 300. 301.

VERHULST 1994, 1999 ; VERHULST et MORIMOTO 1994. Pour une illustration de cette position, LESTOCQUOY 1947. TOUBERT 1973a ; DEVROEY 1984 et 2003. DEVROEY 2006, p. 547 sv. TOUBERT 2004, p. 113. Voir les belles pages que Paul Veyne dédie à ce sujet dans VEYNE 1976, p. 144-150.

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catégorie du don et le caractère spécifique de la réciprocité dans l’échange rendent vaines toute approche économique ou économétrique des réalités médiévales302. L’éthique du christianisme, enfin, envahissant l’ensemble du champ d’analyse et rendant compte de l’essentiel des comportements, la catégorie « économie » en est presque rendue superflue, le gain n’étant pas une détermination centrale des comportements303. La mobilisation de thèmes issus de la lecture de Mauss, de Polanyi mais aussi de Marshall Sahlins dans l’analyse économique a à la fois brouillé les repères et permis de proposer de nouveaux critères d’intelligibilité. Le thème de l’enchâssement (embeddedment) de l’économie médiévale dans les relations sociales, en particulier, tiré de l’œuvre de Polanyi, s’est avéré extrêmement fécond. L’analyse sociale et l’analyse culturelle, entendue en son sens le plus large, sont devenues premières et semblent l’emporter sur l’approche proprement économique ou statistique, au point d’ailleurs que la spécificité de celles-ci peut sembler remise en cause304. Les finalités de l’économie ont également fait l’objet de réévaluations et, notamment, l’idée exprimée plus haut selon laquelle les agents économiques chercheraient d’abord à valoriser ou à maximiser leurs allocations de ressource ne va plus de soi. Dans la perspective d’un nombre important d’historiens, le moteur de la vie économique est l’échange non commercial opéré par le don. On donne à Dieu et aux pauvres pour accroître son trésor dans l’au-delà, et pour y négocier sa place305. On échange avec ses égaux des biens dont la possession doit sceller l’amitié entre les parties et, pour ce faire, on a même recours à la vente306. On donne enfin, ou mieux, on cède à temps, à ses inférieurs afin de les obliger et de les intégrer dans des réseaux de clientèle307. L’enrichissement ne peut ainsi être considéré comme le but unique poursuivi par les élites afin de parvenir au sommet de la société ou de s’y maintenir. De ce fait, il faut intégrer d’autres éléments à l’analyse des comportements pour parvenir à une vision plus articulée et peut-être plus juste des actions relevant de la production, de l’échange et de l’accumulation. On peut en effet s’accorder sur un certain nombre de points, par exemple sur la diversité des objectifs poursuivis en même temps par les membres des élites sociales : ils cherchent tout à la fois, nous dit Eliana Magnani, à se donner les moyens de célébrer la memoria de leur groupe, à accroître leurs patrimoines et à assurer le contrôle des paysans travaillant pour leur compte, tout en œuvrant au salut de leur âme308. Dans cette perspective, la question des revenus et celle de la rentabilisation du capital acquis n’est pas intéressante : l’enrichissement, s’il se 302. PASTOR, PASCUA, RODRIGUEZ et SANCHEZ LÉON (éd.), 2002 ; RODRIGEZ et PASTOR 2002. Contra : FELLER, GRAMAIN et WEBER 2005. 303. IOGNA-PRAT 2011 ; VEYNE 1996. 304. POLANYI 1944 (1983), 2011 ; MAUSS 1924 ; SAHLINS 1976. 305. Voir par exemple : La ROCCA 1997 ; LA ROCCA et PROVERO 2000. 306. WICKHAM 1988. 307. MAGNANI SOARES-CHRISTEN 2003. 308. MAGNANI SOARES-CHRISTEN 2007.

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produit, s’opère d’abord par accroissement du capital foncier, non par augmentation des revenus. Si ce point de vue est satisfaisant pour qui cherche à rendre compte des transferts patrimoniaux, il ne permet pas de parvenir à une compréhension claire des politiques mises en œuvre par les élites sociales pour maintenir et améliorer leur statut309. En particulier, l’effort accompli pour hiérarchiser les espaces et les organiser, pour connaître et comptabiliser les revenus des monastères et se doter d’outils aptes à faciliter la prise de décisions même minimes, sont passés sous silence. Les consuetudines monastiques, même les plus anciennes, montrent bien pourtant, avec les polyptyques, qu’il y a de ce côté une réelle conscience de ce qu’il faut faire et de ce qu’il est intéressant de faire310. D’autre part, la richesse étant l’un des critères qui permettent de définir l’appartenance aux groupes dirigeants, aux élites sociales, il serait étonnant que des dispositifs n’aient pas été mis en œuvre afin de faciliter le maintien des intéressés à l’intérieur de ces groupes. En d’autres termes, si les échanges non marchands retiennent l’attention, en partie du fait de la documentation d’ailleurs, les échanges marchands de même que les politiques de revenus doivent le faire tout autant. Il faut partir de l’idée que les élites sociales poursuivent plusieurs buts parallèles parce que, pour reprendre les distinctions de Max Weber déjà utilisée plus haut, en elles domine une rationalité en valeur qui place au premier rang la satisfaction d’obligations absolues, par exemple la soumission à la loi divine ou à des règles sociales contraignantes mais pouvant être ruineuses311. La soumission à ces impératifs n’empêche cependant aucunement qu’un second type de rationalité, dit par Weber en finalité, ne contribue lui aussi à structurer les actions des individus ou des groupes. Agir de façon rationnelle en finalité c’est à la fois définir des buts et se donner les moyens de les atteindre, c’est-à-dire évaluer les décisions prises, les actes accomplis et mesurer le résultat. L’action rationnelle en finalité suppose l’existence de calculs sous-jacents, absents de l’action rationnelle en valeur. Donner sans compter, être large et munificent envers les églises comme envers les pauvres, est une action rationnelle en valeur mais irrationnelle pour qui agit uniquement en finalité. Or, l’économie du haut Moyen Âge, comme au reste l’économie antique, fait coexister les deux aspects chez les mêmes agents. Les aristocrates laïques comme les abbés des grands monastères doivent être en mesure de poursuivre plusieurs buts concomitants : non seulement assurer leur salut et organiser la perpétuation de leurs lignées ou de leurs établissements, en se servant de leurs patrimoines comme d’instruments, mais aussi organiser la production et les échanges de type commercial afin de tirer le meilleur parti de 309. C’est le sens de la critique que Eliana Magnani a, dans Magnani Soares-Christen 2007, adressée au travail du groupe qui, au début des années 2000, s’est efforcé de décrire et de comprendre l’organisation et la signification des transferts patrimoniaux. La critique portait sur Bougard, La Rocca et LE JAN 2005 (éd.). 310. SAMMLER et VERHULST 1962 ; DUBY 1952 ; GUERREAU 1980. 311. WEBER 1956, p. 55-57. Pour une utilisation systématique et raisonnée des catégories de la sociologie wéberienne : DEVROEY 2003, p. 585-611.

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patrimoines gérés de manière aussi efficace qu’il est possible. Ils doivent produire aussi pour consommer, c’est-à-dire pour assurer la couverture de leurs besoins élémentaires. La recherche de la rentabilité de leur patrimoine est donc absolument essentielle. Ils ont un savoir-faire pratique dont ils ne manquent pas de se servir. L’accroissement de leurs revenus mais aussi la finalité de leur existence, c’est-à-dire au bout du compte l’organisation de la dépense, font partie des déterminants de leur action. Ils sont en même temps astreints à des obligations que leur rang implique : la générosité, la qualité du vêtement, le luxe des bâtiments, la beauté des armes, des chevaux et des ornements ecclésiastiques sont autant de nécessités auxquelles il faut satisfaire. Une partie des élites, et en particulier les élites ecclésiastiques, sont par définition urbaines. Cela signifie que les relations entre les villes et les campagnes sont loin d’être neutres ou indifférentes : c’est en ville que l’évêque a son siège et sa puissance s’étend aussi naturellement sur les campagnes à travers le réseau constitué par les desservants qu’il ordonne et qu’il nomme, comme à travers les pôles que constituent les sanctuaires à reliques qui parsèment le diocèse312. Les évêques pensent l’espace de leur diocèse à partir de la ville qui est à la fois pôle de sacralité spécifique et pôle d’activité commerciale. Le charisme propre de la fonction épiscopale, la capacité d’obtenir par leurs prières la réversion des mérites des saints et le salut de qui dirige sa générosité vers les églises épiscopales placent les évêques dans une position privilégiée. D’autre part, ni les grands laïcs ni les monastères ruraux de quelque importance ne négligent les villes. Ils y sont présents par des établissements subordonnés qui leur permettent de se trouver physiquement dans l’espace urbain et de profiter aussi bien de son dynamisme économique que de ses spécificités sacrées. L’action économique des élites se déroule donc aussi en ville.

I. L’ACCUMULATION FONCIÈRE ET SES LOGIQUES SPATIALES Il est plus aisé d’analyser les politiques foncières que les techniques de gestion, parce que nous possédons une documentation abondante sur le moment où les terres changent de propriétaires, par le biais des donations, des ventes et des testaments. La documentation illustrant les techniques de gestion est, on le sait, beaucoup moins abondante et, surtout, d’un maniement difficile : les documents de gestion, vite périmés sont délaissés et détruits. Nous savons que, à l’époque carolingienne, nombre d’évêques firent dresser des polyptyques, c’est-à-dire des inventaires de colons, de biens et de revenus et que ceux qui nous sont parvenus ne constituent qu’une infime minorité313. Certains testaments nous fournissent de rares occasions de porter un jugement sur des politiques foncières menées parfois sur le très long terme. L’accumulation 312. MAZEL 2016, p. 143-158, p. 365-368. 313. Voir MAZEL 2016, p. 143-144.

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des terres, afin de construire ou de consolider des patrimoines amples, est l’une des premières préoccupations des membres de l’aristocratie. Lorsque l’on peut en restaurer la cohérence, la présence ou la proximité de villes peut apparaître comme un des éléments structurants des acquisitions. Au demeurant, de la Gaule mérovingienne nous restent quelques documents particulièrement spectaculaires qui nous permettent de nous faire une idée, même sommaire, de certains patrimoines314. Nous prendrons un autre exemple, lui aussi très connu, le testament du patrice de Provence Abbon, rédigé en 739 et commenté par P. Geary. Il va nous servir de modèle pour décrire ce que peuvent être les relations entre des grands, qu’ils soient laïcs ou aristocratiques et leur espace politique315. Il montre en effet quelques-unes des grandes tendances que l’on peut rencontrer à partir d’un certain niveau social. Ce patrimoine, dont la consistance exacte n’est pas connue et ne peut pas l’être du fait de la nature du document qui nous informe, est dispersé sur une aire géographique très vaste, puisque Abbon possède des biens dans presque tout le quart sud-est de la Gaule, depuis le Mâconnais jusqu’à Marseille. De telles ampleurs patrimoniales sont rares, il est vrai, comme est rare aussi la précision du document dans l’énumération qu’il construit. Comme l’a montré P. Geary, le circuit par lequel le document nous est parvenu conduit à penser que, si le testament d’Abbon est le seul texte de cette nature à nous avoir été transmis pour cette période et cette région, il n’est pas le seul à avoir été écrit. Les circonstances de la conservation et de la transmission sont tellement exceptionnelles qu’elles plaident en faveur de la normalité de tels actes. Sa lecture nous montre comment Abbon perçoit son patrimoine. Celui-ci est dispersé dans un certain nombre de pagi : ils forment l’unité topographique de référence fondamentale. La description du patrimoine du patrice déplace le lecteur de pagus en pagus, suivant l’ordre apparent d’une déambulation qui irait de lieu en lieu, comme s’il s’agissait de prévoir la tournée d’un inspecteur. Cette logique là en recoupe une autre, qui est celle de l’origine de propriété des biens considérés. Le patrimoine d’Abbon inclut en effet des éléments importants d’autres patrimoines, qui lui proviennent de son oncle, de ses grands-parents et, surtout, d’acquisitions massives faites auprès de parents proches ou éloignés. Ces ensembles de biens ont eux-mêmes une cohérence spatiale qui leur est propre et dont le testament rend partiellement compte. Le rédacteur a ainsi construit une image mentale du patrimoine d’Abbon : son énumération ne procède pas du hasard. Patrick Geary a montré qu’elle était organisée en fonction des origines de propriété, c’est-à-dire par grands groupes d’acquisition. Les terres d’Abbon lui viennent en effet de son père, de sa mère, de son oncle paternel et de différents vendeurs auxquels il est possible qu’il soit apparenté. Cette première logique d’organisation de la liste n’est pas incompatible avec une autre, qui est spatiale. Elle apparaît en effet organisée comme une 314. Voir, par exemple, l’analyse donnée du testament d’Adalgisel Grimo dans IRSIGLER 1991. Chris Wickham a repris et synthétisé les commentaires de la plupart de ces documents, qu’il s’agisse du testament d’Erminetrude ou de celui de Bertrand du Mans : WICKHAM 2005, p. 186-187, 280-302. 315. GEARY 1985.

4–e Entre NTRE villes VILLES et ET campagnes CAMPAGNES : accumulation ACCUMULATION, reDistriBution REDISTRIBUTION ET et ÉCHANGES échanges Chaunois

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La carte mentale d’Abbon : déambulation de ses enquêteurs 1-13 : Tarentaise, Maurienne, Piémont 14-17 : Viennois, Lyonnais, Mâconnais 18-35 : Maurienne, Briançonnais, Diois, Gapençais 36 : Tricastin, Vaisonnais, Gapençais, Marseille 37-38 : Toulon, Riez 39-42 : Marseille, Arles, Valentinois, Diois, Gapençais, Aptès, Cavaillonais 43-51 : Grésivaudan, Viennois, Gapençais, Vaisonnais, Orange, Dignais (d’après G geary EARY 1985, p. 83, avec la permission de l’auteur).

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déambulation à travers les différents segments du patrimoine d’Abbon. La succession des noms de prime abord incohérente, montre même une certaine capacité à intégrer à cette logique des domaines tout à fait périphériques. Dans la première carte que je propose les chiffres renvoient aux grandes sections de l’itinéraire suivi par la déambulation. 51 items sont énumérés les uns à la suite des autres. Il est possible de les diviser en plusieurs groupes en fonction de la zone ou des zones traversées. Partant du Val de Suse qui comprend un premier groupe de domaines en Tarentaise, Maurienne et Piémont (1 à 13), on passe ensuite dans le Grésivaudan. Au départ de Grenoble, on se dirige vers le Viennois, le Lyonnais et le Mâconnais (14-17). Repassant par Grenoble, on traverse la Maurienne, le Briançonnais, le Diois et le Gapençais (18-35), puis on arrive à Marseille avec un détour par le Tricastin, le Vaisonnais et le Gapençais (36). De là, on va vers Toulon et Riez (37-38). Un itinéraire en spirale passe ensuite par Marseille, Arles, le Valentinois, le Diois, le Gapençais, l’Aptès et le Cavaillonais (39-42). Enfin, un dernier segment (43-51) fait traverser le Grésivaudan, le Viennois, le Gapençais, le Vaisonnais, Orange et le Dignais316. À la fin, l’analyse de la succession des noms de pagi montre que l’ensemble foncier apparemment disparate constitué par Abbon est polarisé autour de quatre villes, Suse, Grenoble, Gap et Marseille autour desquelles il s’articule : tous les itinéraires partent de ces villes ou y ramènent. Or, ces quatre cités étaient les lieux centraux du pouvoir des membres de sa famille auprès desquels il s’était procuré des biens. Son oncle avait été évêque de Gap ; son grand-père maternel avait eu d’importantes possessions à Marseille. Suse et Grenoble étaient enfin les deux villes où lui-même et son père avaient leur assise foncière et politique. Grenoble revêtait une importance particulière du fait qu’une partie des biens acquis par réattribution de terres confisquées à des rebelles se trouvaient autour de la cité. Ces quatre villes sont en mesure, dans le second tiers du VIIIe siècle, d’organiser à la fois le pouvoir politique d’Abbon et son soutien économique et c’est en fonction d’elles qu’Abbon a construit la description. De sa propre capacité à être présent dans ces cités ou auprès d’elle par la disposition de ses possessions dépend en partie le succès de sa carrière puisque, devenant patrice de Provence, il a la charge du gouvernement de tout l’ensemble territorial sur lequel se répartissent ses biens fonciers. Cela amène à considérer la logique des acquisitions d’Abbon317. L’une des particularités le plus intéressantes de ce testament est de mentionner toujours les origines de propriété, donnant les noms et, le plus souvent le lien de parenté, lorsqu’il existe, entre Abbon et le vendeur. On s’aperçoit ainsi qu’il achète beaucoup dans sa parenté proche et l’on a le soupçon que les acquisitions hors parenté peuvent parfois avoir été faites auprès de cousins éloignés. Il est ainsi parvenu à 316. La numérotation renvoie aux paragraphes de l’édition de P. Geary dans Aristocray in Provence, p. 60-66. 317. Voir GEARY 1985.

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rassembler sur sa tête sinon l’ensemble du moins une très grande partie du patrimoine de sa famille, tant du côté maternel que paternel. L’un des buts de ses acquisitions était à l’évidence la consolidation d’un ensemble foncier menacé d’éclatement par les partages successoraux, ce qui rend compte des achats dans la parenté. Mais la multiplication de ses achats hors de la parenté ou auprès de parents vraiment lointains visait, quant à elle, à compléter le réseau de possessions Chaunois

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Les quatre grands pôles du patrimoine d’Abbon : Suse, Grenoble, Gap et Marseille (d’après g EARY 1985, avec la permission de l’auteur). Geary

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qui lui était nécessaire pour être physiquement présent sur l’ensemble du territoire provençal. La logique de l’unité et de la continuité patrimoniale recoupe et recouvre ici une logique spatiale qui est, en dernière analyse, proprement politique, c’est-à-dire liée à la volonté de contrôler le plus efficacement possible un territoire étendu. Elle montre également le rôle des cités dans le processus de polarisation des patrimoines. Les possessions ne sont donc pas disposées au hasard mais bien placées autour de villes qui leur donnent leur structure et leur signification. C’est à partir de ces pôles que rayonne le pouvoir et le prestige social du personnage. L’espace du haut Moyen Âge est discontinu et hétérogène et s’articule autour des liens que les puissants, évêques et laïcs, entretiennent avec des lieux particuliers et avec les hommes y vivant318. Deuxième exemple, beaucoup plus modeste, mais non moins significatif, celui de Pierre de Niviano, étudié par François Bougard319. Pierre est un tout petit notable, un sculdassius, placé à la tête d’un village de la région de Plaisance à la fin du IXe siècle. Il réussit une carrière honorable, vraisemblablement due à son appartenance à la clientèle du comte de Plaisance Adamgis II, un représentant des Supponides. Il construit sa fortune ex nihilo en s’appuyant sur sa position de pouvoir. Celle-ci lui permet d’obtenir des prêts importants. Elle le place en bonne position pour toucher des munera, comme son contemporain Folcuin de Rankweil, et pour acquérir des terres à bon compte auprès d’obligés ou de gens appauvris320. Pierre de Niviano agit sur des marchés particulièrement vivants et profite d’une assez grande mobilité des terres. Il en achète : 10 acquisitions effectuées par lui ou par son épouse sont documentées. Il en concède et en prend en livello. Il manie le crédit : empruntant de l’argent au moment de ses premiers achats, il devient ensuite un fournisseur de crédit pour la communauté des paysans de Niviano. L’important pour notre propos est qu’il entretient des liens étroits avec la ville de Plaisance, à la fois parce que, nommé par le comte, il doit avoir avec lui des rapports constants et parce qu’il est en relations d’affaires avec de gros propriétaires fonciers de la ville : c’est en effet d’un prêtre de Plaisance qu’il tient des terres en livello qui, malgré le poids de la redevance, devaient lui rapporter quelque chose, soit en revenu soit en prestige321. D’autre part, le mariage de sa fille montre que ses relations sociales sont orientées vers le groupe des Francs installés dans la ville de Plaisance322. Enfin, de façon indirecte, l’action de Pierre 318. MAZEL 2016, p. 111-125, 365-368. Ici même, infra chap. 4. 319. BOUGARD 1996a. Sur ce dossier, voir désormais l’édition de Flavia De Rubeis dans les Chartae Latinae antiquiores : Ch.Lat. An. LXIX et LXX. 320. Sur ce personnage, voir BULLIMORE 2005 ; DEVROEY 2006, p. 238. 321. BOUGARD 1996a, p. 314, nº 7, livello concédé contre une redevance du ¼ du grain et de la moitié du raisin, le grain étant battu, ainsi que des exenia. Si nous ne disposions que de ce document, Pierre de Niviano serait indubitablement classé parmi les pauvres de son village. L’absence de corvées, toutefois, pourrait bien ici être un indicateur du rang. Ibid., p. 319, nº 13, livello concédé à la suite vraisemblablement d’une opération de crédit. La redevance est cette fois en argent. Voir, pour l’analyse économique de ce type de contrats : FUMAGALLI 1969 ; FELLER 2007 [2e éd. 2017]. 322. BOUGARD 1996a, p. 327, nº 21, dot d’Adelberga, fille de Pierre de Niviano. Elle épouse un Franc, Eto, fils de Boso.

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de Niviano montre l’activité des élites de la ville dans la mise en valeur du territoire. L’ensemble foncier constitué par Pierre est en effet finalement vendu par ses petites filles à un archidiacre de Plaisance en 919, un certain Donninus, au prix de trois livres323. Donninus à son tour cède presque immédiatement ces biens, ainsi que ceux des quatre autres petites filles de Pierre de Niviano à un vassal impérial au prix de quinze livres : on peut avancer l’hypothèse que ces 15 livres constituent une évaluation, une somme aussi proche d’un prix de marché qu’il est possible de l’imaginer324. Il est possible enfin que Donninus n’ait été qu’un intermédiaire dans un négoce plus complexe qui a ramené en ville les biens accumulés par Pierre. Les exemples d’interaction entre élites urbaines et élites rurales peuvent être multipliés. C’est en effet fréquemment auprès du clergé urbain que les notables ruraux trouvent les liquidités nécessaires soit à leurs acquisitions, soit à leurs investissements. La construction de moulins, par exemple, passe par des emprunts sur gage foncier qui peuvent être contractés auprès de membres du clergé urbain agissant pour leur propre compte, comme le montre l’exemple des Leopegisi de Cologno Monzese325. Les membres du clergé urbain, comme les monastères implantés en ville ou dans leur périphérie, déploient une activité économique remarquable et, en renforçant leurs positions dans la campagne, soit en leur nom propre, soit au nom de leurs établissements, contribuent grandement à accroître leur influence sur le plat-pays, que ce soit en termes économiques ou en termes sociaux. Dès le IXe siècle, on les voit se soucier à la fois de renforcer les chaînes de dépendance de la paysannerie à leur égard et de construire la rente qui assure leurs revenus, en acquérant des moulins aussi bien que des terres. À ces deux niveaux sociaux si différents, et à un siècle et demi de distance, les rapports entre les villes et la propriété foncière rurale sont importants. La ville fournit un pôle de référence politique ou religieux dans la Provence du VIIIe siècle. Dans le Placentin du IXe siècle, les liens d’affaire se nouent entre le clergé urbain et le notable local qu’est Pierre et les élites urbaines sont déjà présentes dans l’organisation et la mise en valeur du territoire. L’entrée en relations avec un évêque ou avec un grand monastère a une autre signification et a souvent pour conséquence le passage dans leur dépendance, c’est-à-dire une perte de statut. Or la dynamique que montre le dossier de Pierre de Niviano est, au contraire, celle d’une ascension sociale et d’une réussite économique. Il est en effet parvenu à constituer un patrimoine et à transmettre celui-ci à sa descendance, sans oublier évidemment la part obligée faite aux pauvres et à l’Église, soit un tiers de son avoir mobilier. Un autre dossier, comme celui des Leopegisi de Cologno Monzese montre en revanche une évolution inverse, cette famille d’alleutiers étant confrontée, entre 830 et 870, à un processus d’appauvrissement qui l’amène à entrer dans la clientèle de SaintAmbroise. Dans ce cas, l’atout essentiel qu’aurait été l’exercice d’une fonction 323. BOUGARD 1996a, p. 333, nº 27 ; p. 335, nº 28. 324. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 131-141. 325. ROSSETTI 1968 ; FELLER 2008.

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politique même de bas niveau a manqué, conduisant la famille à adopter une stratégie défensive finalement perdante326. L’action du clergé urbain est tout à fait visible et peut se comprendre aussi en termes proprement économiques. Les intérêts des clercs hommes d’affaire installés en ville convergent avec ceux de l’élite rurale dont ils sont économiquement très proches. Les choses se brouillent toutefois dès lors que des acteurs institutionnels surpuissants, évêques ou monastères urbains, interviennent. À Milan, jusqu’aux années 850, le schéma des transactions entre clergé urbain et élites rurales est celui que nous venons de voir. À Cologno Monzese, la famille des Leopegisi est amenée, au début des années 840, à contracter un emprunt sur gage foncier auprès d’un clerc de la ville, Pierre, afin de construire un nouveau moulin. La propriété nominale du moulin appartient à Pierre, tandis que les Leopegisi conservent pour eux l’intégralité des droits d’exploitation. Pierre tient donc en gage la propriété des Leopegisi. Nous disposons sur lui d’un certain nombre de renseignements327. C’est un homme d’affaires très actif à l’intérieur de la ville de Milan où il possède des terrains et une exploitation agraire obtenue par échange de l’abbé de Saint-Ambroise, lequel lui a également concédé des terres en bénéfice. Or, en 863, Pierre et l’abbé de Saint-Ambroise sont en conflit328. Pour le résoudre un accord est établi qui prévoit que la propriété du moulin des Leopegisi soit attribuée à l’abbé. Ce bien, qui ne devait servir qu’à couvrir un emprunt, devient ainsi un bien de propriété du monastère. Le fonctionnement normal de l’économie de Cologno en fut affecté parce que l’abbé exigea d’entrer immédiatement en possession de la terre gagée et donc de récupérer les droits d’exploitation détenus par les Leopegisi. En cédant la propriété du moulin, Pierre a abandonné son propre réseau de clients et d’obligés. Cette transaction a pour but de lui permettre de maintenir ses positions en ville et de sauvegarder ses relations avec le monastère. Saint-Ambroise, alors en phase de constitution de son patrimoine, acquiert à la fois terres et clientèles et agit selon une logique qui est à la fois d’accumulation de biens fonciers et de consolidation de sa domination sur les sociétés locales329. Il s’agit pour lui de construire une véritable seigneurie et de devenir un propriétaire hégémonique dans un certain nombre de localités autour de la ville, dont Cologno Monzese mais aussi, autre exemple, Origgio330. Les liens entre élites rurales et clergé urbain sont constants, à quelque niveau que l’on se situe. Qu’il s’agisse du groupe des producteurs ou de celui des détenteurs de l’autorité publique à l’échelon local, tous ont à voir, de manière plus ou moins intense, avec le pouvoir urbain. Le clergé entretient avec l’espace diocésain de fructueuses relations d’affaire que l’action propre des évêques vient renforcer331. 326. 327. 328. 329. 330. 331.

FELLER 2008. ROSSETTI 1968, p. 101-122. Porro-Lambertenghi, col. 377-378, nº CCXXVI. BALZARETTI 1999. BALZARETTI 2019, p. 362-389 ; ROMEO 1957 [1970]. WICKHAM 1988, p. 40-67.

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II. L’ACTION DES POUVOIRS RELIGIEUX URBAINS : LE RÔLE PARTICULIER DE L’ÉVÊQUE Les acquisitions faites par les évêques revêtent pour leur part souvent une signification complexe puisqu’elles sont faites dans un double but économique et sacral332. En Toscane, les propriétés de l’évêque Peredeo, telles qu’elles apparaissent dans son testament de 778 peuvent nous fournir une première piste333. Disposant de ses biens héréditaires, c’est-à-dire de ceux provenant de son héritage paternel, Peredeo, après avoir affranchi ses serfs et confirmé la manumission de ceux que sa mère avait libérés à sa mort, procède à un certain nombre de legs. De ses biens meubles et immeubles disponibles à sa mort, c’est-à-dire de tout ce dont il n’a pas déjà disposé par donation testamentaire, par vente ou par échange, la moitié va à l’église Saint-Michel Archange, fondée par son père Pertuald et qui lui appartient. Cette église, ainsi que celle de Saint-Pierre, une autre fondation de son père, passe dans la propriété de Saint-Martin, où se trouve la domus episcoporum, afin que l’on y prie et que l’on y célèbre sa memoria et afin que sur ces biens des prêtres soient entretenus et, chaque semaine, le dimanche, des pauvres ou des pèlerins, au nombre de 12, soient nourris. Des exploitations foncières sont attribuées à l’église de S. Regulo in Vualdo. L’église de S. Fridiano, par lui édifiée sur des biens familiaux au lieu-dit Valeriano, reçoit la moitié des biens disponibles après la donation faite à Saint-Michel. S. Fridiano est à son tour placée sous l’autorité (potestas) de l’église SaintColomban, fondée par l’évêque Talesperiano son prédécesseur, mais construite par Peredeo lui-même près des murs de la cité, et doit chaque semaine nourrir, comme Saint-Michel Archange, 12 pauvres. S. Fridiano doit de plus accueillir des pèlerins en tout temps. Enfin, de considérables allègements de redevances sont accordés aux massari de l’évêque qui ne doivent plus de prestations en nature, mais seulement les corvées (angariae) coutumières. Bien que bien moins riche que le testament d’Abbon, celui de Peredeo nous révèle quelques éléments d’importance. Ses biens personnels ont été, durant sa vie, organisés autour d’églises privées. Celles-ci ont sans doute été au cœur de conflits à l’intérieur de sa famille comme l’atteste la précaution prise par l’intéressé de déplacer le siège de l’église Saint-Michel334. Après la mort de Pertuald, 332. Sur ce caractère particulier de l’évêque du haut Moyen Âge, BÜHRER-THIERRY 1997, 2000. 333. On connaît l’importance du dossier documentaire concernant ce personnage, plus d’une trentaine de documents répartis entre 759 et sa mort, survenue aux alentours de 778. Voir CDL, passim. Le testament de Peredeo, postérieur à la conquête franque (774) ne se trouve que dans l’édition des Chartae Ltinae Antiquiores consacrée à la Toscane : Ch.La.An, Part. XXXVI, Italy XVII, nº 1065 p. 69 sv. Pour une présentation rapide de la question, BERTINI 1972 et STOFELLA 2007, 2015. 334. Ch.La.An, Italy XVII, p. 70, l.7-8 : Ecclesia sancti Michaelis archangeli, quam bone memorie domnus genitor meusPertualdus construxit et ipsa ecclesia post eius decessu ego in alio loco mutavi ita vero ut in propria mea portione de ipsa ecclesia sit ipsa res.

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en effet, le bâtiment originel a été abandonné et l’évêque a procédé à une nouvelle construction. Au moment de sa mort, Peredeo hiérarchise son patrimoine et le subordonne à l’église cathédrale. Les biens fonciers sont attribués non à Saint-Martin mais aux différentes églises lui ayant appartenu et dont il prive définitivement sa famille. L’église épiscopale a sur elles une autorité (potestas) mais chaque établissement conserve l’autonomie de sa gestion. En donnant ces biens à Saint-Martin, Peredeo a permis la mobilisation de son patrimoine pour en faire un instrument de la présence épiscopale sur le territoire. Il l’a transformé en un bien sacré, bloquant toute revendication de sa famille dessus et prenant les dispositions les plus précises pour éviter les contestations, assimilant ainsi le patrimoine de sa famille à l’épiscopat. Le changement de statut de ces terres et de ces églises privées lui permet ainsi, à la fin de sa vie, de contribuer à renforcer la richesse de l’évêché de Lucques et par conséquent aussi sa capacité pastorale. Les revenus des biens ainsi concédés sont affectés à des postes essentiels : l’entretien de prêtres qui prient pour lui et sa famille, le luminaire et, en règle générale, la célébration de l’office ainsi que l’entretien des pauvres335. En consacrant ses biens, l’évêque entame aussi une procédure de redistribution partielle de ceux-ci vers les pauvres. En transférant son patrimoine à l’épiscopat de Lucques, il institue enfin un lien permanent et stable entre sa famille et l’évêché, s’inscrivant lui-même, ainsi que tous les siens, parmi ceux qui sont qualifiés pour bénéficier des prières des prêtres. Il participe en même temps à la constitution d’un espace sacré polarisé par la fonction épiscopale et structuré par les liens que sa famille entretient avec le territoire. De façon indirecte, églises et monastères privés, en passant sous le contrôle de l’évêque autorisent le maintien d’un lien entre la famille de Peredeo et le territoire. D’autres dossiers permettent de se rendre compte de la façon dont les évêques investissent l’espace du diocèse pour le construire ou le consolider tout en renforçant les procédures et les modalités de la domination aristocratique. En Saxe, au XIe siècle, l’action de Meinwerk de Paderborn, telle qu’elle est analysée par T. Reuter, fournit un bon exemple de la complexité de l’action des évêques. Sa Vita, qui est anonyme, est un texte dont les éléments les plus anciens remontent au dernier quart du XIe siècle mais dont les éléments principaux datent des années 1150-1160. Elle contient des éléments d’un intérêt exceptionnel336. Meinwerk est un homme riche et son aisance est l’une des raisons de sa désignation par Henri II en 1006. Le souverain attend en effet de lui qu’il mobilise son patrimoine au profit de son église et qu’il contribue à l’enrichissement de celle-ci en attirant les donations ou en procédant lui-même à des achats337. On compte de fait à son actif la dédicace de l’église cathédrale ravagée en 1000, avant son épis335. Nous ne disposons pas encore d’étude approfondie sur l’importante question du luminaire au haut Moyen Âge, comprise dans ses aspects matériels, spirituels et politiques. Certains aspects essentiels sont abordés dans BÜHRER-THIERRY 2004, spéc. p. 536-538 : Les évêques porteurs de la lumière. Pour la période postérieure, voir VINCENT 2004 336. BANNASCH 1972 ; BUC 1997. 337. REUTER 1995 ; FELLER 2013.

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copat, par un incendie338, une fondation monastique importante339 ainsi que des dons faits par lui-même à son propre évêché. Il participe également au service du roi, ce qui a un coût pouvant être considérable. Au demeurant, il obtient aussi des donations royales pour soutenir son activité politique. Ainsi, en 1013, au moment de partir en Italie, Henri II lui fait don d’une terre afin de le rembourser en quelque manière des dépenses occasionnées par le voyage340. Ou encore, vers 1023, il lui offre un bien en contrepartie des durs efforts que l’évêque et ses fidèles ont accomplis en faveur du souverain341. Il n’y a rien là que de très banal. Toutefois, la Vita contient des renseignements d’un autre type. Le texte intègre en effet, à partir du chapitre 31 de très nombreux regestes d’actes de nature économique effectués par le prélat, intégrant ainsi des documents d’archive dont la sincérité ne fait pas de doute dans une narration destinée à glorifier l’action de l’évêque. La Vita comporte donc un aspect de Liber Traditionum à partir de quoi l’on peut raisonner. Meinwerk acquiert beaucoup de terres par le biais des donations qui lui sont consenties par des laïcs. Il ne reçoit cependant aucun bien sans offrir aussitôt une contrepartie matérielle342. Comme le souligne T. Reuter, il ne s’agit pas de ventes au sens propre. Dans le contexte saxon du XIe siècle, de telles opérations seraient dépourvues de sens, la terre ne faisant pas l’objet de transactions marchandes où le versement du prix laisserait quittes les transactants. Au contraire, l’ensemble des affaires conclues par l’évêque a pour fonction d’établir ou de resserrer les liens existant entre l’épiscopat et l’aristocratie locale. Recevant des terres, Meinwerk donne des biens meubles. Il s’agit fréquemment d’objets précieux ayant une valeur économique significative ou pouvant être considérés comme des biens de prestige, de chevaux, d’armes ou de fourrures. Non moins fréquemment, de l’argent circule aussi lors de ces échanges. À aucun moment cependant le narrateur n’utilise le mot pretium ou ne parle d’achat, plaçant systématiquement la donation sous l’angle de l’échange non marchand et sous celui de la largesse réciproquement consentie, maintenant les deux actions dans un strict parallélisme. Souvent, deux dons se succèdent dans le temps sans que la narration établisse un lien de causalité entre les deux. Parfois cependant l’évêque récompense ou rémunère en offrant une contrepartie dans un échange mais jamais il n’achète343. En agissant ainsi, Meinwerk ne rémunère pas une alié338. Vita Meinwerici, ch. 7, p. 10. 339. Fondation du monastère d’Abingdhof, dédié à Saint-Benoît : VM, ch. 28, p. 32. 340. Vita Meinwerici, chap. 21, p. 27 […] Episcopus Meinwercus cum rege expeditionem iturus, ecclesie sue penuria conquesta itineris expensam labori suo congruam instanter petiit et interventu Chunigunde regine […] Bernehensum, situm in pago Lisga, in comitatu Udonis comitis optinuit. 341. Ibid., chap. 148, p. 108 : Interventu namque venerabilis Cunigunde imperatricis assidue momentis atque incessabiliter et in memoriam revocantis, quod episcopus Meinwercus plus ceteris fidelibus suis iugi devotione in servitute regia sudasset, contulit ei predium quoddam Hoensile dictum. 342. REUTER 1995, p. 176-177. 343. Les mots utilisés par l’auteur sont fréquemment ceux du don reçu par le donataire, après qu’il a cédé un bien. Les verbes le plus souvent mobilisés sont accipere ou la forme passive de dare (chap. 58, p. 45 : pelles rufas ac XXXV solidos denariorum episcopo largiente accepit, chap. 60, p. 46, […] dati

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nation ou un transfert – c’est du moins ce que veut dire le narrateur. Il se situe de façon continue dans l’économie du don, le point principal étant l’exclusion de l’action de l’évêque de la sphère de la marchandise344. C’est là évidemment un pur artefact textuel mais il convient cependant de le prendre au sérieux, du moins jusqu’à un certain point. Les donations effectuées en objets précieux ou en argent sont en effet destinées à renforcer sa position et à mettre en valeur sa compétence particulière dans la définition des rangs et des statuts. Les objets cédés sont choisis en fonction du statut du vendeur et le classent. Il serait inadéquat, ou inapproprié, dans ce contexte, de transférer une terre à l’Église en n’exigeant ou en n’attendant d’elle que de l’argent. La remise d’un cheval ou d’armes en contrepartie de terres permet à la fois de reconnaître la valeur du bien cédé et de lui proposer un équivalent en objets de prestige, qu’il s’agisse d’épées ou de chevaux. La transaction permet ainsi de définir ou de confirmer la place du vendeur, qualifié pour occuper son rang et détenir un statut par le fait même qu’il reçoit ces objets. L’évêque exerce ici une fonction particulière, puisqu’il contribue à la construction ou au renforcement des hiérarchies en désignant les places et les rangs. Meinwerk, qui a été désigné par le roi, est lui-même particulièrement qualifié pour cela, parce que d’une manière ou d’une autre, il représente le pouvoir souverain. La possibilité de conforter les classements sociaux en utilisant les paiements ou les contreparties dans les échanges est cependant répandue et se vérifie dans d’autres contextes, notamment autour des monastères royaux345. Le pouvoir épiscopal agit en effet de manière particulière. Confortant les rangs par l’utilisation de moyens de paiement spécifiques ou de contreparties particulières, il est également susceptible de renforcer le côté sacré du pouvoir aristocratique en agissant sur le charisme propre à un groupement ou à un individu. Les évêques interviennent alors à côté et en plus des monastères et des églises privés, nouant une trame complexe entre le pouvoir de la famille et celui de l’évêque. Ainsi, en 839, le noble Ratold remet de façon particulièrement solennelle l’ensemble de ses biens à l’évêque de Freising Erchanbert346, en présence de celui-ci, qui est venu avec la capsa Sanctae Mariae, le reliquaire ou l’autel portatif employé pour ces occasions. En armes, ceint de son baudrier et coiffé de son casque, Ratold donne ses biens en les remettant à la capsa qui symbolise le pouvoir épiscopal mais permet aussi de consacrer les objets qui la touchent. Le rituel de cession contient un déguerpissement, le donateur quittant physiquement sunt ei et uxori sue caballus unus, XII solidi denariorum, II lanei panni, II perne, VI malder frumenti). Lorsque le sujet est le donateur, c’est-à-dire l’évêque, le verbe utilisé est tribuere. Quant à l’évêque c’est une miséricorde pieuse qui le fait agir. Voir chap. 33, p. 35 (pia misericordia motus […]), chap. 73, p. 49 ([…] misericordia motus […] tribuit). Parfois enfin, le vocabulaire de la rémunération est utilisé : chap. 81, p. 51, […] IV libras denariorum pro mercede acceperunt. 344. Sur le parallélisme des dons, voir GODELIER 2007, p. 77. 345. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 41-49, 61-71, p. 90-91 ; FELLER 2013. 346. BÜHRER-THIERRY 2007, sp. p. 311-315. L’acte commenté, une donation de 839 se trouve dans BITTERAUF 1905 et 1909, nº 634. Elle est réitérée en 845 (ibid. nº 667a) ET 850 (ibid. nº 721a).

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sa maison afin d’y laisser rentrer l’évêque. Cela n’empêche cependant pas Ratold et ses descendants de continuer à en jouir en bénéfice. Dans ce cas, en fait, comme dans beaucoup d’autres, l’évêché n’a pas reçu le droit d’exploiter la terre à son profit, même si sa propriété s’est effectivement accrue. Il a en revanche conforté son pouvoir sur le territoire en renforçant un réseau. Il a également transformé le patrimoine du donateur qui, du fait de cette cession à une église, devient inaliénable. La transaction instille enfin à la possession et à la jouissance du bien un caractère autre : Ratold et ses descendants participeront d’une certaine manière aux charismes propres de l’évêque, parce qu’ils sont sur sa terre. Les politiques d’acquisition épiscopales poursuivent plusieurs finalités et la ville, représentée par son évêque, peut servir de point d’appui à chacune d’entre elles et forme contrepoint avec les politiques des laïcs. Si Abbon construit un territoire politique et si Pierre de Niviano construit un patrimoine et consolide, en le gérant, ses liens avec les élites urbaines, Peredeo, pour sa part, édifie un territoire sacré qui constitue un trait d’union entre l’épiscopat de Lucques et sa propre famille. Meinwerk, de son côté, enrichit son siège épiscopal, comme son souverain le lui avait ordonné en le désignant347. Quant à Ratbod, il transforme le droit qu’il exerce sur son patrimoine en sacralisant celui-ci. Accumulation de pouvoir, accumulation de biens fonciers et acquisition de biens immatériels ou sacrés peuvent ainsi être poursuivis tour à tour ou simultanément par les membres de l’élite sociale. L’évêque tient dans ce jeu une place importante, liée aux charismes propres de sa fonction. Il joue dans la relation au sacré un rôle tel qu’il est en mesure d’attirer les donations et, en retour, d’infuser du sacré dans la société aristocratique. D’autre part, du point de vue foncier, la ville est un agent économique qui n’est pas secondaire. Ses habitants disposent, par exemple dans l’Italie septentrionale de la fin du IXe siècle, de moyens d’intervention sur le territoire. Ils choisissent d’y investir soit directement en achetant et en exploitant des terres, soit indirectement en faisant office de prêteurs. Toutefois, l’accumulation des richesses en ville prélude à une forme de redistribution, les évêques organisant la circulation des biens matériels qu’ils possèdent en les distribuant aux églises diocésaines, aux monastères qu’ils fondent et qui continuent de dépendre d’eux et aux pauvres. Le cas de Meinwerk est particulier, puisqu’il échange un droit de propriété sur des terres contre des biens meubles, sans pour autant exiger de manière systématique que les droits d’exploitation lui soient attribués348. Enfin, la circulation des 347. Vita Meinwerici, chap. 11, p. 18. Henri II vient de donner l’épiscopat à Meinwerk et explique pourquoi il le fait : Quia hoc […] veraciter considero, ideo te inopie illius misericorditer subvenire desidero, ut illius in celo coheres fieri merearis, cuius piam matrem in terris heredem tuum feceris. On ne peut être plus clair. Le souverain considère que les biens matériels de Meinwerk sont destinés à passer dans le patrimoine de l’Église de Paderborn. La nomination a donc pour effet de transférer une bonne partie des biens de son groupement familial à celle-ci, accroissant ses moyens d’action et, indirectement, ceux du souverain. 348. Dans un certain nombre de cas, Meinwerk rétrocède les terres qui lui ont été données sous la forme de bénéfices ou sous celle de concessions viagères que ce soit à titre gracieux ou à titre onéreux. Par exemple, Vita Meinwerici ch. 33, p. 35, la donation d’un bien par un chanoine est suivie de la

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richesses ne se limite pas à celle des biens matériels. Les relations entre ville et campagne incluent évidemment des éléments sacrés.

III. LA REDISTRIBUTION ET L’ÉCHANGE La redistribution des richesses s’opère d’abord au moment de la mort, de façon tout à fait naturelle. On rappellera à ce propos la mauvaise plaisanterie faite par Henri II aux dépens de Meinwerk : il parvint à faire croire à celui-ci, malade, que sa fin était proche, ce qui eut pour conséquence de l’amener à rassembler tous les biens meubles et l’argent appartenant à son évêché et à en faire donation aux pauvres et aux églises du diocèse. L’évêque s’étant finalement rétabli, Henri II fut contraint par l’évêque furieux, sous peine d’excommunication, de compenser cette perte par de nouvelles donations349. Les objets utilisés ne sont naturellement pas choisis au hasard. Les grands attribuent à leur entourage ou à leurs amis les éléments de leurs trésors qui reflètent l’estime portée au bénéficiaire ainsi que sa place dans une hiérarchie où se mêlent les considérations liées à la parenté, à l’amitié et à la vassalité350. Les objets de valeur ou les armes de prix sont remis aux plus proches parents ou à des proches. Ainsi, dans son testament, Eccard de Mâcon donne des manuscrits et des objets d’argent à des parents qui sont aussi des amis très proches351. Il leur lègue également des montures et des armes, dont certaines parfois fortement connotées comme sa brogne. Les hommes les plus proches du comte, ceux qui sont situés le plus haut dans la hiérarchie vassalique, reçoivent ainsi de lui des objets mobiliers tirés de son trésor, tandis que les hommes de rang moins élevé n’ont que des terres352. Si les donations faites in articulo mortis pour le salut de l’âme concernent pour beaucoup des biens meubles, elles doivent s’être accompagnées, tout au long de la vie d’actions caritatives. Celles-ci sont une obligation spirituelle et sociale. L’exercice de la charité permet évidemment d’acquérir des mérites auprès de Dieu et de ses saints. Il est le seul moyen d’instituer ou plutôt d’espérer une

349. 350. 351. 352.

désignation de ce dernier comme prévôt de cette terre ce qui, évidemment, garantit ses revenus. Dans d’autres cas, il attribue des biens en précaire, comme dans le chapitre 50, p. 43 où le comte Sigobod cède une curtis de façon tout à fait solennelle, c’est-à-dire en présence du roi. Il reçoit en précaire un predium, comportant 17 familles serviles et un moulin. On voit ici l’intérêt économique de l’acte pour le comte qui cède une propriété mais reçoit un revenu. De façon générale, Meinwerk semble avoir utilisé toutes les combinatoires possibles que l’état du droit de la propriété rendait possible pour à la fois tisser des liens avec l’aristocratie westphalienne et accroître la propriété de son évêché. Les revenus des laïcs peuvent n’avoir pas été affectés par les largesses qu’ils effectuent. Voir, sur ces techniques qui permettent d’immobiliser un bien sans en transférer l’exploitation : FELLER 1999, 2013 ; MORELLE 2013. Vita Meinwerici, chap. 177, p. 107-108. Sur ces points, voir par exemple LA ROCCA et PROVERO 2000. PROU et VIDIER 1900-1912, p. 59-67. Pour un commentaire de ce document, voir BRUAND 2010. Sur la signification des donations post mortem, LA ROCCA 1997.

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forme de réciprocité dans les relations avec l’au-delà. Les dons faits à Dieu sont théoriquement gratuits mais ceux faits à ses pauvres et à son Église peuvent, eux, être rémunérés de diverses façons. En d’autres termes, ces dons ne sauraient être considérés tout à fait comme des sacrifices ou des dons gratuits, dans la mesure où ils sont faits d’abord à des saints et aux institutions qui célèbrent leur culte. On attend en conséquence des contreparties matérielles, c’est-à-dire soit la cession du droit d’exploiter des terres soit l’insertion dans un réseau qui peut être un réseau de prière aussi bien qu’un groupe de clientèle. La charité est aussi le signe de l’amour, de la caritas précisément, qui doit nourrir l’ensemble des relations sociales à l’intérieur d’un monde chrétien. Dans ces conditions, elle est une des fonctions normales et sans doute très coûteuse des établissements ecclésiastiques, qu’ils soient ruraux ou urbains. Les statuts d’Adalard de Corbie nous informent par exemple sur l’organisation de la distribution de la nourriture aux pauvres dans le monastère et à ses portes. Ils nous montrent aussi l’organisation qu’il faut construire pour assumer convenablement cette fonction essentielle et nous en font mesurer le poids353 : 50 pains de trois livres et demi sont attribués chaque jour à la nourriture des pauvres et répartis entre l’hôpital, 12 pauvres sédentaires et un ensemble mal déterminé de pauvres errants qui se présentent à la porte du monastère, sans doute une centaine. Ce chiffre de 12 est naturellement symbolique et ne recouvre pas la réalité de l’assistance aux misérables qui est cependant réellement prévue dans les statuts de Corbie : ceux qui viennent à la porte du monastère, et ils sont nombreux, reçoivent effectivement des aides. En ville, des fonctions identiques existent. À Arras, le monastère de SaintVaast tient une matricule, au demeurant richement dotée mais dont on ne sait pas si elle sert réellement à l’entretien des pauvres. L’abbaye a aussi, comme tous les monastères bénédictins, un office de la Porte et un hôpital dont les fonctions caritatives sont plus clairement définies que celles de la matricule. Ces institutions sont destinées à soulager la misère urbaine. Elles sont partiellement liées au développement de l’économie et au bon fonctionnement du marché. De façon classique, en effet, la Porte reçoit des villas, des moulins et le montant des dîmes : une bonne part de ses revenus sont des revenus mobiliers, engendrés par les moulins. Quant à la domus infirmorum, réservée aux moines, elle reçoit, pour sa part, le tonlieu du marché et son aisance est donc directement fonction de l’activité commerciale354. Rappelons aussi que les évêques interviennent massivement dans la vie économique en cas de difficultés graves. Encore une fois, Meinwerk nous en fournit un exemple, dont on voudrait être sûr qu’il décrit bien une réalité du XIe siècle. À l’occasion d’une famine très grave, l’évêque aurait envoyé des messagers qui se seraient procuré deux navires de froment et les auraient ensuite fait conduire 353. DEVROEY 2006, p. 322. Voir Statuts d’Adalhard, p. 355-422 ; SAMMLER et VERHULST 1962. 354. Actes de Charles le Chauve, nº 304, p. 170-176 (a. 867). VERHULST 1995, 1999.

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en Saxe355 pour en distribuer la cargaison de manière au demeurant très sélective. La charité est ici bien ordonnée. Cette cargaison de blé est d’abord (pour les ¾) destinée à couvrir les besoins de l’économie domestique du grand seigneur qu’est l’évêque : le souci principal est d’abord de nourrir la familia et de fournir le domaine en semences. Ensuite seulement les pauvres (mendacii) sont nourris. Un quart seulement de la cargaison leur est réservé. L’exercice effectif de la charité, qu’il soit restreint ou au contraire très large, contraint à maîtriser un dispositif économique relativement complexe. Or, les centres monastiques ruraux ne sont évidemment pas les seuls lieux où doive et puisse s’exercer la charité. Ils le font également en ville. Il a depuis longtemps été noté que les grands monastères détenaient des ensembles parfois importants de lieux voués à la charité. Ainsi, le réseau des xenodochia de San Colombano di Bobbio lui permet de satisfaire à cette exigence sociale autant que religieuse. À Plaisance, Bobbio nourrit chaque semaine 12 pauvres mais 200 à Pavie356. Un certain nombre d’autres établissements, situés en zone rurale sont soumis aux mêmes obligations et tous possèdent pour ce faire des biens fonciers. Mais les revenus tirés des domaines locaux ne sont peut-être pas suffisants pour ces opérations qui sont donc liées au fonctionnement des systèmes de transport des abbayes. Ainsi, vers Plaisance convergent un certain nombre de produits que les moines peuvent vendre, en l’occurrence il s’agit d’huile et de fer provenant de terres situées près de Pavie à Soriasco357. Le marché urbain doit permettre de satisfaire les besoins alimentaires et les besoins en produits semi-finis, de même qu’il doit fournir au monastère les rentrées d’argent dont il peut avoir besoin en sus de celles procurées par les redevances de ses dépendants. Nous ne sommes plus ici dans l’ordre du symbolique et de la transformation du statut des objets de propriété, mais dans l’organisation concrète de la production et des échanges qui donne tout leur sens aux processus d’accumulation foncière, quels qu’en soient les motifs. Ils sont opérés par les églises aussi bien que par les laïcs. Totone di Campione, par exemple, faisant son testament en 777 ordonne de transformer sa maison en xenodochium et en transfère la propriété à l’archevêque de Milan358. Il commande également que chaque semaine, en temps ordinaire, on nourrisse 12 pauvres le vendredi et, en temps de Carême, 12 pauvres également le mercredi et le vendredi. Le personnage, un gros propriétaire foncier, était éga355. Vita Meinwerici, chap. 151, p. 79 : Facta in diebus eius fame valida, missis nunciis frumentum comparari fecit in Colonia et duas naves onustas ad inferiorem terram deferri et dispensatione villicorum supe Velue et in Testerbant taliter mandavit erogari, ut una pars propriis, alia familie indigentiis secundum numerum domesticorum distribueretur, tercia ad proventum seminis, quarta mendicis erogaretur. 356. Inventari altomedievali, p. 140 : In Placentia […] pascuntur inde pauperes per kalendas XII ; p. 141, In Papia […] pascuntur inde pauperes per kalendas CC. 357. Ibid., p. 143. In Sorlasco […] debent omnes iam dicti massarii colligere olivas in Garda et trahere oleum et ferrum cum anona dominica de Sorlasco usque Placentia. 358. Sur Totone di Campione, voir en dernier lieu : GASPARRI et LA ROCCA 2005 ; VARANINI et BRUGNOLLI 2005, p. 141-146. Éditions du testament : ibid., p. 323-327, Ch.La.An., XXVIII (Italy IX), R. Marichal, J. O. Tjädere, G. Cavallo et F. Magistrale (éd.), Zürich 1988.

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lement impliqué dans le commerce de l’huile et disposait de surplus suffisants pour contribuer, à un niveau toutefois assez médiocre, à l’approvisionnement de la ville de Milan. Enfin, en temps de disette, la prise en charge de l’approvisionnement de pauvres, c’est-à-dire de gens ne pouvant plus accéder au marché des céréales est une obligation dont le respect incombe aux évêques : en 850, Hraban Maur nourrit à Mayence, en plus de ses marguilliers, 300 pauvres par jour, ce qui n’est pas négligeable. Meinwerk de Paderborn, on vient de le voir, réserve aux pauvres de Paderborn le quart d’une cargaison de céréales destinée d’abord à sa familia. Les besoins des monastères urbains ajoutés à ceux des épiscopats sont de plusieurs ordres. L’exercice de la charité est l’un d’eux, à côté des produits de luxe ou d’objets manufacturés. La redistribution de biens acquis par la dîme, affectée tout entière au service de la Porte à Corbie comme à Amiens, est une obligation qui rend juste la présence en ville des monastères ruraux359. Il ne s’agit sans doute pas de petites sommes, même si l’on doit penser que, dans le budget des institutions concernées, elles sont devenues marginales ou secondaires à l’époque carolingienne. La présence en ville de comptoirs monastiques s’explique également par d’autres considérations davantage politiques et économiques. Les opérations économiques n’ont pas toutes comme finalité ou comme conséquence l’accroissement de la mainmise des évêques sur le territoire, la transformation du statut des biens de propriété ou l’exercice de la charité. Les relations économiques entre villes et campagnes ont, en plus de leur versant spirituel et sacral, un côté commercial indubitable. L’organisation de l’espace au profit des villes, lorsqu’elle commence, a une base matérielle et doit aussi être interprétée en termes d’approvisionnement et de circuits d’échanges. A. Verhulst, relevant l’importance de la quantité de laine grège, 400 livres au moins, acquise chaque année par le monastère de Saint-Vaast, en déduisait un certain nombre de conséquences relatives à la fabrication des produits textiles, à l’apparition d’une industrie dans les villes du Nord et à la consolidation de réseaux d’échange360. La quantité de laine disponible à Arras est en effet supérieure aux nécessités de la consommation d’une communauté monastique, fixée par le souverain à 112 moines. Le travail et la transformation de la laine supposent la présence en ville d’une population d’artisans et de dépendants voués à cette fonction : le développement d’Arras au IXe siècle est de fait bien attesté par le doublement de la cité par un vicus construit près du monastère, mais hors la ville, où l’on trouvait une taverne. Il est de fait, enfin, que l’existence de prés salés possédés par le monastère de Saint-Vaast auprès de la ville d’Arras résout les questions d’approvisionnement en laine au moins jusqu’au XIe siècle. Les surplus de laine brute peuvent être revendus sur le marché et travaillés sur place par des artisans indépendants. Autrement dit, la présence du monastère près de la ville facilite sa transformation économique, puisque Arras peut devenir à la fois un centre indus359. Sur la dîme à l’époque carolingienne, DEVROEY 2019, p. 205-210. 360. VERHULST 1994.

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triel et un centre commercial dès le Xe siècle. Les circuits d’approvisionnement du monastère favorisent donc la transformation structurelle de l’agglomération et la renforcent, parce qu’ils sont reliés à un marché local où le monastère vend les matières premières en surplus (la laine, mais pas le lin, travaillé dans les ateliers domaniaux). Les artisans peuvent ensuite organiser les échanges comme ils l’entendent, à l’échelon local puis à l’échelon interrégional et international. En Italie, l’importante présence des moines en ville a depuis longtemps été soulignée et ses incidences économiques sont des faits très connus. Je me bornerai à rappeler, pour finir, quelques exemples classiques. Les grands monastères ruraux italiens ont tous des possessions foncières et des intérêts commerciaux en ville. Bobbio, par exemple possède une cella à Gênes. Elle lui sert d’emporium, où les moines se procurent un certain nombre de produits indispensables à leur consommation : des bois exotiques, du sel, du garum, de l’huile361. À Mantoue, le même monastère possède un établissement agricole couplé à un véritable comptoir commercial où chaque année abordent 15 navires vénitiens qui apportent du poivre, du cumin et du lin, tandis que du sel vient de Comacchio. Les produits acquis ne sont pas nécessairement des épices luxueuses mais les archéologues ont montré que, même pour l’huile, ils relevaient du commerce international. Le sel de Comacchio, en revanche, est aussitôt utilisé pour saler les poissons de la pêcherie de Mantoue ou la conservation des olives. Les comptoirs urbains devaient également servir à échanger les produits agricoles ou les matières premières provenant des terres du monastère. Le fer apporté à Plaisance sous une forme que l’on ne connaît pas, mais plutôt sous la forme de lingots que sous celle de minerai, pouvait être vendu en ville pour y être travaillé avant d’être redistribué par le biais du marché. Comme à Arras, l’existence d’un marché local, articulé sur une production nourrie par les redevances dues aux moines et reposant sur des matières premières revendues, est possible sinon probable dès le IXe siècle. Les échanges commerciaux opérés sur les places de marché de la cité favorisent évidemment la croissance urbaine. Une redevance de 10 livres de siricum, c’est-à-dire de minium, est due à S. Giulia di Brescia par les 10 manants de Chume est elle aussi appelée à nourrir un marché de matières premières, en l’occurrence celui du minium indispensable aux scriptoria monastiques, puisqu’il sert à fabriquer l’encre rouge avec laquelle sont ornés les manuscrits et écrites leurs rubriques. Apporté à Pavie, le siricum est aussitôt vendu et rapporte 50 sous annuels, ce qui est à comparer aux 15 livres d’argent que rapporte au même monastère de S. Giulia l’exploitation du portus de la ville362. Ce seul produit rapporte 16% de la valeur des cens prélevés sur le port. Les structures de l’échange sont donc organisées autour de l’acquisition par les moines, mais sans doute aussi par tous les autres agents économiques de quelque envergure, 361. Inventari altmedioevali, p. 131. 362. Inventari altomedievali, p. 92. Cf. P. Toubert, « Un mythe historiographique : la sériciculture italienne du haut Moyen Age (IXe-Xe siècle) », dans Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XVIIIe siècles), Paris 1995, p. 215-223 [Repris dans TOUBERT 2004, p. 219-232].

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de matières premières ou de produits semi-finis dont la revente est évidemment prévue à côté de la transformation finale. * Le processus d’accumulation qui touche les villes européennes est multiforme. Il concerne autant les biens matériels que les biens immatériels. Les très grands patrimoines comme celui d’Abbon tendent, dès le haut moyen âge à être polarisés par les villes, dans la mesure où celles-ci conservent des fonctions de commandement. Les petits patrimoines comme celui de Pierre de Niviano ou d’autres n’échappent pas à son attraction. Les évêques, de leur côté, jouent un rôle essentiel dans la constitution d’un espace social qui est aussi un espace sacré à l’intérieur duquel s’opèrent toute sorte d’échanges. Échanges de biens fonciers contre des objets de prestige ; échanges de terres aussi contre des bienfaits dans l’au-delà : se constituer un trésor dans l’au-delà363 est la finalité de toute action économique fondée en valeur dans l’Europe chrétienne. Ces échanges renforcent l’emprise spirituelle des évêques sur leur territoire tout en leur permettant de contribuer à l’organisation des hiérarchies. Enfin, les systèmes d’échange commerciaux dans lesquels s’insèrent moines, évêques et laïcs contribuent à la transformation des villes et à la reprise de la vie urbaine. Les flux de biens que les systèmes de transport monastique laissent entrevoir permettent à la fois de participer aux entreprises de charité, de nourrir les échanges marchands et de fournir des matières premières à des ateliers de transformation.

363. Mt 6, 21 ; Lc 12, 33.

Chapitre 5

L

LA RICHESSE DES MOINES

a richesse foncière des monastères médiévaux est immense : c’est une évidence. L’étendue de leurs patrimoines, inaliénables par définition, est considérable et amène forcément à se demander quels usages il en était fait et comment les moines se servaient de cette richesse, à la fois pour construire un revenu et pour assurer l’ensemble des fonctions que la société du haut Moyen Âge leur assignait. Par-delà la question pratique de la constitution du patrimoine et de sa mise en valeur se trouve aussi celle de la place particulière des moines et de leur fortune dans la production, l’échange et la consommation de biens. Se pose aussi la question de la redistribution et de la circulation des richesses, c’està-dire celle du rôle particulier des moines à l’égard des pauvres comme à l’égard du reste de la société médiévale. Enfin, la mise en commun des richesses, qui se trouve au cœur de la discipline monastique, n’est pas sans poser de délicats problèmes d’ordre juridique ou pratique, en relation précisément avec le rapport des moines à la pauvreté, que ce soit la leur propre ou celle des indigents qui les entourent et qu’ils font vivre ou survivre. Les pouvoirs temporels se sont largement appuyés sur cette fortune apparemment inépuisable pour consolider leurs propres revenus et leurs réseaux. Les patrimoines monastiques ont été mobilisés à leur profit par les souverains carolingiens puis par l’ensemble des grands laïcs qui ont profité de ces fortunes par divers biais juridiques et ont à la fois assuré leur pouvoir sur la société à travers ces biens. Ils ont élaboré pour cela des édifices idéologiques étonnants pour nous mais justifiés pour eux, parce que, à partir du Xe siècle et jusqu’à la réforme grégorienne à la fin du XIe siècle, il est très difficile de faire la distinction entre les biens propres d’une famille et ceux de monastères : nous examinerons ce point dans le chapitre 5 de cet ouvrage à travers des exemples italiens. L’existence des moines est justifiée par la prière continue qu’ils font monter vers le ciel et leur richesse collective répond à la nécessité de pourvoir à leur entretien. Elle est cependant mobilisée aussi pour servir à des usages très différenciés, parfois contradictoires, qui vont du soutien apporté à l’État à l’époque carolingienne au secours des pauvres. D’un autre côté, leur position de médiateurs entre l’au-delà et l’ici-bas donne à leur richesse une signification spirituelle dont l’importance n’a jamais été sous-évaluée et dont la nature a fait l’objet d’analyses récentes du plus haut intérêt. Je fais allusion ici aux contributions de G. Todeschini comme à celles de Valentina Toneatto dont les apports ont considérablement enrichi les approches économistes par l’ajout d’une dimension éthique en train de devenir déterminante dans notre compréhension des économies anciennes364.

364. TODESCHINI 2008, 2015 ; TONEATTO 2012.

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Les moines accumulent la richesse sous toutes ses formes, terres, biens meubles, pouvoirs et liens avec les puissants. Ils détiennent des biens matériels et immatériels qui assurent leur puissance sociale et leur permettent d’établir des formes de domination, aussi bien sur les paysans que sur les membres des élites sociales et ils mettent en partie cette richesse au service de la société dans laquelle ils vivent. L’une des questions qui se pose à nous est celle de savoir s’ils font de leurs richesses accumulées un usage particulier différent de celui que font les épiscopats ou les membres laïcs de l’aristocratie des leurs. Quelle est la spécificité de la richesse monastique, s’il y en a une ? Les vœux de pauvreté prononcés par les moines les placent eux-mêmes, et placent les institutions auxquelles ils appartiennent, dans une position particulière et ambiguë comme cela a souvent été noté et remarqué. Ainsi par exemple, le canon 115 du concile d’Aix de 816 rappelle que les moines n’ont pas accès à d’autres patrimoines et donc à d’autres revenus que ceux de l’institution dans laquelle ils vivent et dont ils dépendent : ils ont renoncé à toute forme d’héritage comme à toute propriété personnelle et ne peuvent même pas, à titre individuel, accéder aux autres biens d’Église, c’est-à-dire à ceux qui sont détenus par les évêques. C’est la raison pour laquelle les communautés monastiques doivent posséder davantage de biens et détenir des patrimoines plus étendus que les chapitres de chanoines dont les membres ont, eux, l’usage de leurs propres patrimoines et peuvent accéder à des biens de la jouissance desquels les moines s’auto-excluent365. La richesse monastique est un paradoxe dont le rappel relève du truisme : les moines, pauvres individuellement, vivent dans des institutions qui peuvent être, quant à elles, infiniment riches et puissantes, bien qu’elles soient loin de l’être toutes et que parfois leur richesse apparaisse comme bien fragile366. Les questions de la constitution de cette richesse, de son usage et de sa mobilisation sont d’importance primordiale pour tous les pouvoirs du haut Moyen Âge, cela pour trois raisons au moins. La première réside dans l’importance des monastères dans les dispositifs symboliques et effectifs d’exercice du pouvoir ; la seconde dans la mobilisation de cette richesse par les instances politiques de toute nature pour des fins qui leur sont propres ; et la troisième, qui est d’un autre ordre, se trouve dans la régulation sociale indispensable qui s’opère à travers les œuvres caritatives effectuées par les moines. Je traiterai ici successivement 1º de la place des biens monastiques dans l’économie ecclésiale, 2º de la question des dotations effectuées au moment des fondations, 3º de celle des donations et du rapport des monastères au marché foncier et 4º des liens entre travail, richesse et charité en milieu monastique. 365. MGH. Concilia ; t. 1, p. 397. 366. Voir sur la question de la communauté des biens et ses rapports avec la pauvreté : TONEATTO 2012 p. 239-242.

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I. LA JUSTIFICATION DE LA RICHESSE DES MONASTÈRES : UN CAS PARTICULIER DE LA RICHESSE DE L’ÉGLISE ? Jusqu’au XIe siècle, c’est dans la possession et l’administration des monastères, familiaux ou non, et spécialement d’ailleurs des monastères féminins, que s’exprime le versant sacré du pouvoir aristocratique367. Le droit au pouvoir des groupes familiaux constituant l’élite sociale mérovingienne, lombarde ou carolingienne trouve une justification dans la capacité qu’ont certains de leurs membres à servir d’intermédiaires efficaces avec l’au-delà et donc à participer à la circulation de la caritas, de l’amour chrétien, et à sa diffusion à travers la société368. Cette capacité prend corps dans la fondation d’abbayes sur les patrimoines, privés ou publics. Les abbatiats, du fait de leurs liens avec les familles de potentes comme avec les souverains, constituent des positions de pouvoir qui permettent à la fois d’assurer la redistribution de la richesse verticalement par le soutien aux pauvres et horizontalement par la gestion des terres abbatiales au profit des membres d’un même groupe social ou d’un même groupe familial ; ce sont aussi des institutions dont la fonction est de transformer la richesse en mérites par l’opération de la prière des moines. Ainsi, les monastères organisent-ils la circulation des biens matériels et immatériels en fonction des nécessités locales, mais aussi en fonction de principes généraux. L’une des caractéristiques de la richesse monastique est de se situer à la rencontre du laïc et du consacré, donnant aux opérateurs économiques que sont les moines la possibilité d’agir sur plusieurs plans à la fois et, surtout, d’avoir toujours à leur disposition une gamme de ressources et de possibilités très étendue. Georges Duby avait relevé, dans Guerriers et Paysans, un exemple tout à fait caractéristique de cet enchevêtrement des niveaux d’action qui sert aussi à illustrer la diversité des choix que les moines peuvent et doivent faire. Cela concerne Eginhard et Loup de Ferrières369. Désireux l’un et l’autre, dans les années 830-840, de se procurer du plomb pour la couverture de leurs églises abbatiales respectives, ils ont recours à deux procédures différentes. Eginhard entre en contact avec l’abbé de Fontenelle et négocie avec lui l’acquisition par achat du métal et engage une somme d’ailleurs assez considérable, 50 livres, dans ce but370. Loup, pour sa part, obtient du roi de Wessex qu’il lui offre une certaine quantité de plomb et s’engage, en contrepartie, à prier avec ses moines pour le salut de son âme371. Dans le premier cas, Eginhard effectue une transaction commerciale tout à fait banale qui suppose seulement qu’il détienne des liquidités, sans que cela donne à cette 367. Importante bibliographie sur le thème. On retiendra LE JAN 2001 ; BÜHRER-THIERRY 2007 ; IOGNA-PRAT 2011 ; CANDIDO 2014. 368. Sur la caritas et sa circulation à l’intérieur de la société chrétienne : GUERREAU-JALABERT 2000, 2007. 369. DUBY 1973, p. 69. 370. MGH. Epistolae, t.V, nº 36, p. 127-128. 371. Loup de Ferrières, p. 71-72, nº 84.

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opération quelque originalité que ce soit. Dans le second cas, l’abbé de Ferrières propose un échange non marchand. Il n’attend pas une aumône ni un don gratuit, mais l’affectation d’un bien dont la valeur sera reconnue dans l’au-delà et qui, par l’intervention de la prière des moines, se transformera en instrument de salut. Jean-Pierre Devroey notait, précisément à propos de cet échange, que les moines disposaient en permanence de plusieurs solutions pour obtenir les biens qu’ils voulaient, la donation ou l’achat étant les plus évidents372. Mais il faut prendre ici très au sérieux la promesse de prières. Elles ne sont pas seulement le moyen de solder un échange parce qu’elles ont un effet sur l’objet échangé et qu’elles placent la transaction dans une sphère où l’au-delà et l’ici-bas se rencontrent. Les monastères sont des lieux où la richesse ne s’accumule qu’en apparence. Elle y est en réalité transformée, puisque les biens donnés y sont, par la prière des moines, convertis en bénéfices spirituels pour les donateurs. Elle est appelée à circuler entre le ciel et la terre comme elle a circulé entre les hommes. Afin que les moines ne tombent pas dans l’avaritia, ils se doivent d’organiser ces circulations qui sont à la fois spirituelles et matérielles. Ils apparaissent de ce fait comme des banquiers ou des changeurs susceptibles de transformer une valeur en une autre, de convertir les actions et les dons, à tous les sens que l’on voudra donner à ce terme373. Cela, qui s’applique aux acquisitions de matériau brut comme le plomb de Loup de Ferrières, s’applique également aux produits de la terre et aux produits du travail. Ce qui est en trop, l’excédent de la production, doit être vendu sur le marché, ainsi que le prévoit la Règle du Maître au VIe siècle, et ainsi que le pratique au IXe siècle Adalhard de Corbie ou au XIIe siècle, Pierre le Vénérable374. Le recours au marché est une attitude à la fois raisonnable et naturelle pour éviter de stocker des denrées inutiles ou d’avoir à déplacer à grands frais des produits. L’échange marchand, en d’autres termes, est parfaitement intégré dans les circuits permettant de constituer et de valoriser les biens des moines ainsi que leur travail ou celui de leurs tenanciers. Mais, dès lors que les moines s’approprient un bien ou le font circuler, celui-ci bénéficie, du fait de leur statut même, d’une sorte de plus-value. Les moines, on l’a dit, sont de véritables banquiers. Ils convertissent des valeurs en d’autres valeurs, transformant le matériel et l’immeuble en « trésor dans l’au-delà », c’est-à-dire en un crédit dont on espère, sans en avoir jamais d’ailleurs la certitude, qu’il sera tiré après la mort et qu’il aura une influence, à côté des autres mérites, au jour du Jugement. Ils convertissent les biens matériels en promesses de salut : ce sont des virtuoses dans l’art de la conversion, une conversion qui concerne aussi bien les âmes que les biens matériels. Certes, comme le remarque W. Davies, des donateurs ont pu avoir l’impression qu’ils achetaient, par leur don, leur place au paradis375. Ce n’est certainement pas 372. DEVROEY 1993. Voir infra, chap. 10 pour un commentaire plus détaillé. 373. C’est le sens que V. Toneatto donne au mot banquier dans le titre de thèse : TONEATTO 2012, part. p. 228-233. 374. DUBY 1952, 1956 ; FELLER 2011, 2016. 375. DAVIES 2007, 2010.

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ainsi que les moines de leur côté concevaient l’effet des donations. Il s’agissait plutôt d’un échange entre la société et l’au-delà dont l’exemple de Loup de Ferrières montre le principe. Le don au monastère enrichit certes la communauté monastique, mais il enrichit aussi le donateur qui provoque sa bienveillance et justifie sa prière. L’important ici est la réciprocité de la relation établie entre le donateur et le donataire, entre les monastères et les autres acteurs de la vie politique ou sociale par la médiation des biens matériels. Celle-ci nourrit la relation avec l’au-delà, médiatisée par l’intervention des moines. Cette réciprocité dans l’échange demeure cependant asymétrique dans la mesure où ce sont des objets de nature très différente qui sont en cause. La relation établie ne se résume pas à une gestion de la dette et des obligations nées d’un don initial. L’économie de ces échanges n’est pas spécifiquement une économie du don, parce que ce ne sont pas des choses qui sont en cause, mais la transformation de ces choses en ce que, faute de mieux, j’appellerais des avantages spirituels qui sont les gratifications espérées ou attendues dans l’au-delà en contrepartie du don matériel concédé initialement. Ces transformations ne sont pas cependant exclusives des moines et de leurs possessions. Les autres biens ecclésiastiques remplissent eux aussi cette fonction de conversion des biens en mérites. La référence initiale est ici celle de Julien Pomère, actif au Ve siècle, dont la doctrine a été partiellement revivifiée, quoique détournée de sa signification première, au IXe siècle par les prélats carolingiens : les biens d’église dit Pomère ne sont rien d’autre que les vœux des fidèles, le prix des péchés et les patrimoines des pauvres376. Ces biens sont communs à l’Église et aux pauvres. Cette définition est reprise telle quelle par le concile d’Aix en 816, au canon 115, déjà cité, juste après que, dans un canon dédié aux moines, il a été expliqué que ceux-ci, parce qu’ils ont renoncé à tout à titre individuel, doivent avoir collectivement plus que les chanoines qui ont accès pour leur part à d’autres sources de revenus. Les trois aspects retenus par Julien Pomère, les vœux des fidèles, le rachat des péchés et les biens des pauvres, nous ouvrent des perspectives très larges sur la justification de la possession de richesses et sur les usages de celle-ci. Elles peuvent aller de l’assurance égoïste qu’il est légitime que l’Église soit riche, à l’usage pauvre des biens de celle-ci, d’une pratique seigneuriale de la gestion des biens à une autre, radicalement ascétique, prônée par Pomère, mais guère mise en valeur avant le XIIIe siècle. Les prélats carolingiens choisirent, dans la lecture qu’ils firent de Pomère le premier terme de l’alternative. Mais il faut considérer que les biens monastiques exercent exactement les mêmes fonctions que les autres biens d’Église : ils servent au rachat des péchés, à l’entretien des clercs et des moines et au secours des pauvres, la question de savoir ce que sont les vœux des fidèles étant, elle, largement ouvertes. La possession est légitime et elle n’est pas contradictoire avec la pauvreté de chacun : ce à quoi les individus ont renoncé est d’abord l’usage et la jouissance 376. DEVISSE 1970 p. 289. Julien Pomère 453D : Et idcirco scientes nihil aliud esse res ecclesiae, nisi vota fidelium, pretia peccatorum, et patrimonia pauperum ; non eas vindicaverunt in usus suos, ut proprias, sed ut commendatas pauperibus diviserunt.

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des biens familiaux et, aussi, à l’usage des autres biens de l’Église parce que leur genre de vie repose sur la mise en commun des biens nécessaires à la vie, à la fois comme épreuve individuelle et comme signe de leur renoncement effectif au siècle377. L’Église, pour sa part, n’a jamais renoncé à détenir des moyens d’action sur le monde et, pour cette raison même, elle devait être riche : les biens des monastères comme ceux des évêques sont des biens communs qui permettent d’agir justement ne serait-ce qu’en soulageant la misère des pauvres. De fait, les biens de l’Église apparaissent comme le point d’accès, souvent unique, des pauvres aux biens de ce monde et l’usage des choses que font les clercs est largement déterminé par cette nécessité d’avoir à les aider. Les patrimoines monastiques apparaissentt tout à la fois comme une des conditions de la liberté de l’ecclesia, comme un instrument efficace de lutte contre la pauvreté et comme un instrument du salut, dans l’exacte mesure où les prières sont susceptibles de transformer une offrande faite en promesse de salut. La différence essentielle entre la richesse monastique et celle des églises épiscopales réside alors dans la réelle mise en commun, c’est-à-dire dans l’indisponibilité des biens pour les individus. Les prêtres et les évêques peuvent être considérés comme des dépositaires, chargés seulement d’administrer des biens qui ne leur appartiennent pas, mais qu’ils gèrent effectivement, même s’ils doivent rendre des comptes sur leurs actions. Cela ne les empêche pas d’être par ailleurs propriétaires de biens patrimoniaux. L’accumulation de richesses, qu’elles proviennent de la famille ou bien qu’elle soit justifiée par la gestion des biens ecclésiastiques, constitue un danger véritable pour l’âme de leurs détenteurs. Le risque d’être possédé par les biens, par l’amour et par le désir de richesse, c’est-à-dire d’être atteint du vice d’avaritia, existe et est pris en considération aussi bien par les rédacteurs de règles que par les plus conscients des prêtres séculiers378. L’avaritia est un péril pour l’âme qui menace ceux qui sont appelés à administrer. En milieu monastique, cela concerne les abbés des monastères et les obédienciers chargés d’en gérer les biens, c’est-à-dire principalement les prévôts et les camériers chargés d’organiser l’administration des terres : l’amour et le désir des richesses terrestres les menace très directement et constitue un péché capital qui les ramène du côté de la chair, annulant de fait les avantages spirituels que leur vocation et leur retrait du monde pourrait leur procurer. Leurs vœux de pauvreté et leur renoncement aux richesses familiales exemptent en grande partie de ce péril les simples moines et ceux qui sont seulement chargés des tâches domestiques parce qu’ils n’ont pas ou très peu de contacts avec l’argent ou avec les transactions effectuées autour des richesses produites. À ceux-là, que l’abbé au demeurant surveille étroitement vérifiant qu’ils ne détiennent rien en propre, ni livres, ni vêtements, ni surtout provisions de bouche, la question de la possession ou celle de la propriété personnelle est et demeure étrangère. Ils dépendent 377. TONEATTO 2012, p. 267-276. 378. TONEATTO 2012, p. 116-129.

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cependant pour tout de la bonne administration de leur abbaye379. La question peut naturellement être plus délicate pour les obédienciers qui, comme le cellarius ou le vestiarius, sont amenés à manipuler de l’argent, à être en contact avec des objets, à fréquenter aussi le siècle. Une des solutions retenues, comme le montre la vie de Jean de Gorze, est de faire changer fréquemment d’affectation les moines chargés des affaires matérielles : Jean de Gorze est presque persécuté par son abbé Einold qui, ne lui laissant aucun répit, le fait passer par l’ensemble des fonctions, humbles ou plus importantes, que comporte l’administration d’un monastère. Bien sûr, c’est une mise à l’épreuve de son humilité et de son obéissance. Mais c’est aussi un apprentissage des différents aspects de la vie en commun qu’un abbé doit connaître et maîtriser : Jean est ainsi successivement prévôt, doyen, cellérier, vestiaire, hospitalier. Cette rotation l’empêche de prendre des habitudes dans une fonction et de se l’approprier. C’est une discipline ennuyeuse autant pour celui qui la subit que pour celui qui l’impose : Jean de Gorze qui présente à son abbé toutes les semaines des relevés exacts de ses dépenses et de ses recettes finit par le lasser considérablement et par être prié de ne plus le faire, au prétexte qu’ils étaient toujours exacts380.

II. CONSTRUIRE LA FORTUNE DES MONASTÈRES. FONDATIONS ET DOTATIONS La règle de saint Benoît, qui est discrète sur les questions économiques, est parfaitement claire sur les conditions d’entrée au monastère381. Le novice doit se défaire de tous ses biens au moment où il se fait moine : plus rien, dès lors, ne lui appartient, pas même son corps, dit la Règle. Les moines sont exclus de tout héritage et ont abandonné, comme on l’a déjà dit, tout droit sur les patrimoines qui auraient pu leur revenir. Les biens patrimoniaux du novice passent alors aux véritables pauvres du seigneur, les moines et il abandonne toute prétention sur ses futurs héritages. C’est ce que disent de manière très explicite les chapitres 58 et 59 de la règle. Jusqu’en 816, et souvent même bien au-delà, cependant, il existe une multitude de cas particuliers, la règle de saint Benoît n’étant pas adoptée immédiatement par l’ensemble des monastères : une sainte femme comme Burgundofara, au VIIe siècle, n’a donné ses biens par testament à son monastère que bien après son entrée dans la vie claustrale – encore en a-t-elle réservé une part non négligeable pour ses frères382. L’entrée au monastère, durant les périodes les plus hautes, ne signifie nullement transfert immédiat, inconditionnel et définitif de la richesse familiale, toujours préservée dans ses fondements. 379. 380. 381. 382.

TONEATTO 2012, p. 311-312, 332. Jean de Gorze, p. 102-103, chap. 73. Règle de saint Benoît, II, chap. 58 et 59. Diplomata, p. 15, nº 257. Voir le petit dossier commodément rassemblé dans Sainte Fare et Faremoutiers. Treize siècles de vie monastique, Abbaye de Faremoutiers 1956, p. 19-24.

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Tous les monastères doivent cependant résoudre les mêmes questions matérielles : s’assurer d’un revenu stable qui permette à la communauté de vivre décemment et de remplir les fonctions liées à la vocation monastique. L’une d’entre elles est permanente et constante, le soutien aux pauvres et aux pèlerins, ce qui se transforme alors en un devoir d’hospitalité. Une autre, le soutien aux institutions publiques, est caractéristique des époques carolingienne et post-carolingienne, et prend deux formes différentes. La première est la participation annuelle aux munera383 qui ne concerne au demeurant dans les années 810 qu’un petit nombre de monastères384, mais qui a pu, voire qui a dû, s’étendre au fur et à mesure que les besoins des souverains se faisaient plus importants et plus pressants, notamment durant l’apogée des incursions normandes lorsqu’il fallut mobiliser des richesses, monétarisées ou non, afin de payer les tributs exigés par les envahisseurs. Dans d’autres contextes, je pense notamment à l’Italie méridionale des années 860-880, les trésors monastiques sont eux aussi mis à contribution afin de payer les soldes des mercenaires sarrasins385. L’assignation de terres monastiques à des vassaux royaux, avec tous les dangers que cela fait courir aux patrimoines dont des éléments sont concédés en bénéfice ou en fief, procède des mêmes conceptions. Elles font percevoir les possessions des moines comme des biens communs que le souverain doit pouvoir mobiliser, l’inconvénient étant que les terres transférées, quelles que soient les précautions juridiques prises, finissent souvent par échapper définitivement aux établissements qui en sont propriétaires. Ce phénomène peut réellement déséquilibrer leur vie économique et les appauvrir sévèrement : les plaintes de Loup de Ferrières à propos de la cella de Saint-Josse concédée en bénéfice à un laïc sont justifiées par le fait que l’essentiel de l’alimentation et des vêtements du monastère en provenaient. La perte de ce revenu eut de très sérieux effets sur la vie matérielle des moines privés de bois de chauffage, d’aliments essentiels (poissons et légumes) comme de possibilité de renouveler leur vestiaire386. Même en faisant la part de l’exagération de l’abbé qui a tout intérêt à noircir le tableau qu’il fait des difficultés rencontrées par son établissement, il n’en demeure pas moins que cette concession a appauvri le monastère sans doute de façon substantielle. Les revenus et le capital des plus importants monastères, c’est-à-dire de ceux qui sont les plus proches des grands, sont considérés comme des prolongements de leur trésor. Ce sont à la fois des signes de leur pouvoir et des moyens d’action sur le monde. Leur caractère sacré n’est en rien un obstacle à leur mobilisation, 383. Sur la question des munera en général, NELSON 2010 384. Notitia de servitio monasteriorum, éd. P. Becker, Corpus consuetudinum monasticarum, I, p. 485-499 : quatorze monastères dont Ferrières dont il a été parlé plus haut, doivent à la fois dona et militiam facere, seize doivent faire des dons mais sont exonérés de service militaire. Enfin cinquante-quatre doivent des prières pour le salut de l’empereur, celui de ses fils et la stabilité de l’empire. 385. Voir pour le Mont-Cassin : CITARELLA, WILLARD 1983 Commentaire de la confiscation de ce trésor par le prince de Salerne infra chap. 6 386. Loup, lettre 409, p. 205. L’Italie fournit, avec Bobbio, un exemple classique des conséquences de la mobilisation de terres en faveur de vassaux : NOBILI 1981.

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parce qu’ils sont, aux yeux des souverains et des membres de l’aristocratie laïque, un élément de leur pouvoir et qu’ils ne perçoivent pas de discontinuité entre eux et les établissements monastiques qu’ils fondent, dotent et protègent. L’union organique existant entre monastères et familles aristocratiques, souveraines ou non, a pour conséquence un accès à leurs biens limité seulement par la nécessité de maintenir en vie l’établissement, résultat qui est obtenu sur le plan juridique dès 816 par la division en menses des patrimoines monastiques. L’affectation par des laïcs de terres à une institution religieuse permet évidemment de résoudre la question de ses revenus, mais elle a des conséquences complexes, étant donnée la variété et la multiplicité des fonctions assumées par la terre, à la fois moyen de production, support de prestige et instrument politique. En donnant une terre ou en la vendant, les différents acteurs concernés jouent sur ces trois niveaux en même temps et établissent entre eux des liens qui finissent par justifier la mobilisation des biens monastiques au profit des institutions laïques qui apparaît alors non pas comme une question proprement juridique mais comme l’insertion dans une économie de l’échange et de la réciprocité dans l’échange. Je prendrai deux exemples, éloignés chronologiquement et géographiquement, celui de la constitution du patrimoine de Fontenelle au VIIe siècle et celui de la fondation de Casauria dans les Abruzzes en 873. En ce qui concerne la Gaule mérovingienne, d’autres pourraient tout aussi bien être développés, comme celui de Rebais, au cœur des relations entre les Faronides et Dagobert, ou encore Solignac fondé par saint Éloi : ils présentent bien des traits communs. Le patrimoine de Fontenelle a une histoire assez longue avant même que Wandrille et son neveu Gond ne fondent l’établissement monastique387. Cette histoire mêle la plupart des modalités des transferts patrimoniaux de l’époque mérovingienne : la donation, la vente, l’échange de terres et la sanction royale. Pour Fontenelle, fondé en 649, le chroniqueur mentionne une série de transactions foncières concernant la terre de Bothmariacum sur laquelle le monastère fut édifié. À l’origine se trouve une donation de Dagobert dont l’acte, selon le chroniqueur, est encore conservé au IXe siècle dans les archives du monastère – mais ne nous est pas parvenu. Cette donation est effectuée par le roi en 638 au profit d’un personnage appelé Rothmarius, et il est précisé que ce dernier défricha la forêt et construisit un moulin sur la rivière Fontenelle. En relations constantes avec le maire du palais Erchinoald, Rothmarius lui vendit par la suite une autre terre proche de Bothmariacum, sur laquelle fut, quelques années plus tard, fondé le monastère de Jumièges. Erchinoald, revendit ce bien au neveu de saint Wandrille, Gond, à un moment mal précisé. Clovis II, vers la fin de son règne, dans les années 650, dans un diplôme également perdu, confirma la donation initiale faite par Dagobert en 638 consolidant les droits de Rothmarius sur ces biens. Enfin, en 650, Gond et Wandrille achetèrent à Erchinoald une troisième terre que celui-ci avait obtenue par échange du fils et héritier de Rothmarius. 387. Fontenelle, p. 3-25.

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La généalogie du bien est donc complexe, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle comporte une donation de Dagobert, un achat d’Erchinoald suivi d’une vente à Gond, un échange effectué par Erchinoald et une seconde vente effectuée par ce dernier au profit de Wandrille et de Gond. Une confirmation effectuée par Clovis II vient clore le dossier388. Cela montre une entreprise longue et continue, menée par un membre de l’aristocratie proche d’Erchinoald, Rothmarius, relayé par deux moines issus de la très haute aristocratie, Wandrille et Gond, deux hommes formés aux disciplines colombaniennes, qui parachèvent l’œuvre entreprise. La fondation monastique se trouve ainsi insérée dans des transferts patrimoniaux dont le sens exact échappe, les localisations, les valeurs et les surfaces n’étant pas précisées. Le maire du palais, Erchinoald, un grand laïc, Rothmarius et le roi y exercent un rôle central comme agents dans des achats, des ventes et des donations. Le roi, qui se trouve à l’origine de cette série de transferts en 638, la confirme de son autorité et en assure la stabilité. Autrement dit, le circuit qui conduit à placer des terres dans une sphère sacrée, c’est-à-dire au fond à les rendre inaliénables, peut être long et inclure des échanges monétarisés, des achats-ventes, autant que des donations. Les fondateurs, en conséquence, ne se contentent pas de puiser dans le stock de terres du fisc et dans leurs propres patrimoines, mais organisent une circulation de biens fonciers qui culmine dans la fondation. Celle-ci se trouve donc au cœur d’une intrigue où l’économique et le politique, le sacré et le profane, le civil et le religieux se rejoignent, créant un réseau de relations enchevêtré et dense entre les souverains, de puissants groupes familiaux et les monastères. Comme l’a bien montré Régine Le Jan à propos de Faremoutiers, les fondations du VIIe siècle s’insèrent dans une dialectique du pouvoir, les souverains cherchant à s’immiscer dans la vie et les intérêts des groupes familiaux de l’aristocratie et ceux-ci poursuivant des buts à la fois spirituels et matériels en mobilisant une partie de leurs ressources pour fonder des établissements pieux389. Ces derniers assurent, par la présence des reliques qui y sont honorées, le prestige des fondateurs qui trouvent là le moyen d’exhiber leur pouvoir dans toutes ses composantes, y compris bien entendu son côté sacré. Fonder un monastère, cela signifie cependant priver la famille d’une partie plus ou moins importante de ses ressources et peut se trouver à l’origine de conflits durables et plus ou moins violents : il en est sans doute ainsi à Lorsch au VIIIe siècle où la protection de la fondation de Cancor passe manifestement par une donation à l’évêque de Metz, Chrodegang390. L’une des possibilités pour éviter les conflits de cette nature et asseoir de ce fait l’indépendance du monastère est d’utiliser des biens périphériques qui ne soient pas considérés comme économiquement ou symboliquement essentiels par les familles concernées. Cependant les bénéfices matériels et spirituels tirés de cette perte de ressources apparente sont considérables. La détention d’un abbatiat et son maintien à l’intérieur d’une même 388. MGH. Diplomata Merovingica, p. 489-700 : p. 691. 389. LE JAN 2001a. 390. INNES 2000 ; WOOD 2006.

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famille, bien qu’elle ne soit pas systématique, semblent avoir été suffisamment fréquente pour que les biens cédés ne puissent pas avoir réellement été considérés comme perdus pour la famille des fondateurs. Ses membres continuent de pouvoir les exploiter au moins en partie et en tirer des revenus. Autour des monastères, d’autre part, se structurent des réseaux de pouvoir qui fonctionnent au bénéfice des fondateurs. La problématique n’est pas fondamentalement différente pour des fondations plus tardives comme dans l’exemple à la fois extrême et atypique que propose la Sainte-Trinité de Casauria. Dans les années 850, l’empereur Louis II et sa famille procèdent à des achats importants dans les Abruzzes, entre les patrimoines qu’y possède Montecassino et San Vincenzo al Volturno391. Ils sont effectués pour des montants considérables : les sommes transmises par le cartulaire montrent une dépense de 1 250 livres entre 850 et 870 pour l’acquisition de domaines ensuite affectés par l’empereur à Casauria. Après les cérémonies de fondation, l’abbé Romain, agissant seul et au nom de sa communauté, dépensa encore environ 150 livres pour acheter des terres et compléter ainsi la dotation impériale : on recense au cartulaire 98 actes d’achat pour la seule période 870-880. D’autres terres vinrent ensuite grossir le patrimoine de Casauria : il s’agit des biens confisqués soit à des aristocrates ayant pris part à une rébellion dans les années 870, soit à des personnages jugés coupables de crimes et n’ayant pu payer la composition qui leur était imposée. Louis II fait alors avec Casauria exactement la même chose que, un siècle auparavant, Arechis avait fait avec Sainte-Sophie de Bénévent : il associe le monastère à l’aspect répressif de sa politique qui vise à remettre en ordre une région et à y assurer la paix392. Les terres de Casauria, comme celle de Sainte-Sophie, apparaissent alors bien comme un prolongement effectif de celles du souverain et comme un moyen d’action sur le territoire. Elles sont dispersées à travers une région assez vaste, dans toute l’Italie centrale et à Rome pour Casauria, dans l’ensemble de la principauté de Bénévent pour Sainte-Sophie et permettent à l’empereur ou au prince d’être en contact avec un très grand nombre de groupes familiaux aristocratiques à travers leurs possessions et grâce à elles. Les fondations monastiques sont donc l’occasion d’une intense circulation des patrimoines dont on a vu qu’elle n’était pas à sens unique mais qu’elle pouvait impliquer plusieurs acteurs de niveau social et politique différent, les opérations de fondation à proprement parler venant clore un cycle parfois long de plusieurs décennies d’acquisitions, comme à Fontenelle ou à Casauria. Les possessions monastiques apparaissent ainsi comme des leviers qui démultiplient les moyens d’action du souverain sur des réseaux familiaux comme sur des territoires. La compétition à laquelle se livrent familles aristocratiques et souverains a pour but la maîtrise de ces réseaux liés aux fondations, articulés autour de groupes familiaux et de terres. 391. FELLER 1998, p. 167-180. 392. Ces exemples sont développés au chapitre suivant.

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III. DONATIONS ET ACHATS La constitution des patrimoines repose en grande partie sur la générosité des fondateurs, attentifs à donner aux monastères de quoi faire vivre un nombre indéterminé, mais souvent important, de moines. On sait que, au IXe siècle, Corbie devait nourrir chaque jour 400 personnes. À Ferrières, Loup compte 72 moines. Les moines d’autres monastères du haut Moyen Âge, comme Nonantola, près de Modène, semblent avoir été très nombreux et avoir pu approcher, au VIIIe siècle, le millier. Cela a des incidences sur lesquelles je reviendrai pour terminer. La formation du patrimoine n’est jamais totalement achevée. Les donations viennent accroître les possessions et, par conséquent, les moyens matériels des abbayes. La générosité des fidèles accompagne celle des princes ou des grands. Elle dépend étroitement du prestige spirituel de l’établissement. Les donations cependant ne sont en aucune manière exclusives du recours au marché foncier, c’est-à-dire à l’achat de terres, les monastères s’insérant comme des acteurs souvent surpuissants à l’intérieur de circuits où la terre s’échange contre de l’argent ou contre des biens meubles de toute nature. Les abbés se comportent alors comme des acheteurs atypiques du fait de l’importance de leurs moyens. À Casauria, pour laquelle on dispose d’informations concernant à la fois les opérations foncières effectuées par des laïcs entre eux et celles de l’abbé, il est possible de mesurer les effets de l’insertion d’un monastère dans une économie locale : l’abbé achète des surfaces plus grandes que ce que font les laïcs. Il se procure aussi des biens déjà structurés, c’est-à-dire des exploitations en état de fonctionner et de produire des surplus, et acquiert des revenus immédiatement disponibles. L’importance des moyens mis en œuvre par l’abbé est telle qu’il devient le principal, sinon l’unique opérateur foncier de la zone, écrasant de la sorte le marché foncier et fixant lui-même les prix en fonction de l’intérêt non seulement économique mais également social et politique de l’acquisition. Il paie cher les terres qu’il achète dans les zones où la fidélité à l’empereur est mal assurée et où il doit s’assurer de clientèles dans un milieu instable, voire hostile. Payant davantage que ce que des laïcs auraient payé, il a un comportement non pas d’acteur économique mais de patron, de chef de clientèle. En contrepartie des terres qu’il se procure, il offre de l’argent, mais aussi des éléments incommensurables, à savoir son amitié et sa protection ainsi, vraisemblablement, que les prières des moines393. Les donations, pour leur part, obéissent à des logiques analogues. Elles sont le mode principal d’acquisition des terres, mais pas le seul, comme on vient de le voir. Leur logique relève en même temps du social et du spirituel et il en existe une organisation chronologique particulière. Chris Wickham a montré cela, voici une trentaine d’années, à propos de Prataglia et de Camaldoli dans le Casentino au XIe siècle. Des cycles de donation s’étaient établis dans le Casentino, en faveur des deux monastères de Prataglia et Camaldoli394. Les deux établissements fondés 393. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 41-52. 394. WICKHAM 1988, p. 183 sv.

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ou soutenus par l’évêque d’Arezzo avaient aussi été dotés par lui. Ils constituaient des points d’ancrage du pouvoir de l’évêque dans la région. Pour cette raison, et parce qu’il s’agit de centres spirituels majeurs, il se montre d’une extrême générosité à leur égard. En donnant des terres et des revenus assis sur les principaux de ses domaines, l’évêque Elmperto (986-1013) assure la prospérité de Prataglia dont il construit la richesse et assure le prestige en le liant à son autorité395. Des donations effectuées par des laïcs suivent. Le mouvement dure un demi-siècle, puis s’essouffle. La générosité initiale de l’évêque, qui a mis à contribution des éléments cruciaux de son propre patrimoine, a eu un effet d’incitation sur la société laïque. Analysant de près la chronologie des donations et le lieu d’origine, C. Wickham montre que l’accumulation de terres obéit à plusieurs règles. D’abord ce ne sont pas seulement des individus qui se lient à un monastère en lui donnant des terres mais des communautés, dans la mesure où ce sont des villages entiers qui, dans les mêmes phases chronologiques, dirigent leurs dons vers des établissements précis. Cela a des incidences spirituelles aussi bien que spatiales. Au point de vue spirituel, l’acte même de donner cesse d’être relié exclusivement à la recherche du salut personnel pour inclure « la constitution d’un trésor dans l’au-delà » dans un comportement de groupe dont l’un des effets est de renforcer sa cohésion. À un tout autre niveau social, B. Rosenwein a fait cette observation voici déjà longtemps à propos de S. Salvatore di Brescia. Le monastère, qui est un monastère royal, sert de trait d’union à l’aristocratie d’Italie du Nord, parce qu’il est le destinataire privilégié de ses générosités. Celles-ci sont redoublées du fait que les donateurs placent leur fille dans l’établissement, ce qui établit un lien puissant entre le groupe aristocratique et la monarchie, et, par un effet de transitivité entre les membres du groupe eux-mêmes, parce qu’ils partagent la même alliance396. S’agissant des monastères du Casentino, les donations effectuées servent aussi à renforcer la cohésion de communautés rurales alors en cours de constitution ou de consolidation. Il semble que l’on ait là un comportement qui ne soit pas socialement différencié mais concerne toutes les composantes de la société des possédants. D’autre part, lorsqu’il existe plusieurs monastères dans une même région, ceux-ci se trouvent très logiquement en compétition les uns avec les autres pour attirer la générosité des fidèles. Il peut en résulter des situations d’équilibre territorial, aucun établissement ne pouvant alors s’instituer comme propriétaire hégémonique et seigneur potentiel, contrairement à ce qui se passe dans d’autres régions, comme en Bourgogne autour de Cluny, ou comme en Italie centrale autour du Mont-Cassin ou de San Liberatore alla Maiella. Les conséquences sur l’organisation du territoire et sur l’économie des pouvoirs ne sont alors pas les mêmes. La dissémination de la propriété foncière en Toscane, d’autre part, est 395. Sur l’épiscopat d’Elmperto, voir DELUMEAU 1996, p. 498-508. Sur CAMALDOLI, ibid. p. 580-585 ; sur PRATAGLIA, ibid., p. 699-710. 396. ROSENWEIN 1996, 1996a.

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l’un des facteurs expliquant que la seigneurie territoriale y soit parfois faible, l’équilibre entre les différentes composantes de la structure foncière favorisant le statu quo social et politique. La compétition entre les différents établissements religieux peut avoir d’autres effets : les donateurs de toute importance jouent de la rivalité réelle ou supposée existant entre eux et portent leurs offrandes et leur amitié successivement aux uns puis aux autres confortant l’effet d’annulation que l’enchevêtrement des possessions foncières provoque. La constitution de blocs homogènes de terres autour de l’abbaye n’est donc pas systématique. Des monastères comme Corbie ou comme Saint-Germain-desPrés n’ont pas autour d’eux, d’ailleurs, à l’époque carolingienne, de terres sur lesquelles exercer directement leur seigneurie, alors qu’une dépendance périphérique des possessions du Mont-Cassin comme San Liberatore alla Maiella revendique une possession de cette nature en établissant des confronts397. Dès sa fondation, en revanche, Cluny revendiqua l’unité et la continuité de sa terre qui fut renforcée à la fin du XIe siècle lors de visites qui donnèrent lieu à la définition d’un espace sacré et consacré, le sacré ban de Cluny, d’où pouvait rayonner et le prestige du matériel et la grâce398.

IV. LE TRAVAIL, LA RICHESSE ET LA CHARITÉ La richesse accumulée par les moines est liée enfin à la question du travail et de l’appropriation de l’espace agraire par les moines. Le premier acte de Wandrille, rendu possesseur du domaine de Fontenelle, a été une entreprise de bonification menée par les moines eux-mêmes399. Les règles insistent toutes, depuis les origines du monachisme, sur l’importance du travail des moines autant pour le bien de la communauté, dont les liens sont resserrés par l’effectuation de tâches domestiques ou de tâches productives, que pour le salut de l’âme de chacun et, aussi, pour la réalisation des œuvres de bienfaisance. Toutes insistent à la fois sur la nécessité du travail mais aussi sur les difficultés qu’il soulève. Le travail s’intègre dans la meditatio : l’œuvre des mains est une façon de continuer le travail intérieur qui s’opère par la récitation des Psaumes ou des Écritures. Il est le complément nécessaire de la lectio Divina ; mais il est également lié à la fonction d’hospitalité du monastère comme à l’exercice de la charité400. La Règle du Maître est là-dessus tout à fait explicite, bien plus que celle de saint Benoît : le fruit du travail permet d’effectuer les œuvres de bienfaisance et donc d’envisager un usage chrétien de la richesse401. Travailler, d’autre part, permet de prouver la réalité de l’humilité 397. 398. 399. 400.

FELLER 1998, p. 157-163 : p. 161. Sur la question du sacré ban de Cluny : ROSENWEIN 1999, p. 156-183 et MÉHU 2001, p. 140-165. Fontenelle, p. 13. Voir, anciennement, DUBOIS 1990. La question du travail des moines a fait l’objet d’un programme de recherches à l’Université Côte d’Azur (Nice) : LAUWERS 2016 et 2021. 401. Règle du Maître, II, c. 50, p. 223-225.

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des moines qui, en effectuant des tâches matérielles, des tâches productives, se rangent parmi les pauvres effectifs, ceux qui doivent travailler, supporter le labor mais de ce fait, contribuent à la transformation ou à la conversion des possessions collectives. Le travail, la pauvreté et l’humilité vont de pair et permettent un usage particulier des richesses accumulées. Le même argument qui justifie la propriété et la richesse des moines qui détiennent les biens des pauvres, justifie également leur mise au travail. Celle-ci permet de produire à la fois pour les besoins de la communauté et pour ceux des pauvres. Elle permet également de lutter contre l’oisiveté. Elle risque toutefois d’entrer en conflit avec la lectio divina, et les tâches domestiques ou celles de production peuvent ne pas être assez lourdes pour perturber la régularité des offices ou rendre difficile la présence des moines à l’église aux heures des prières. En même temps, il est prévu que les monastères soient des lieux de production et d’accumulation de biens meubles, à la fois pour la communauté et pour autrui. La Règle de saint Benoît veut ainsi que les monastères disposent de biens d’équipements, de moulins et d’ateliers, de jardins et d’accès à l’eau : beaucoup de récits de fondations, en présentant le topos du jardin paradisiaque où le monastère est édifié se réfèrent en réalité à l’idéal proposé par la Règle dans le choix de l’implantation. Le risque que courent les moines est encore ici celui de l’avarice. Les moines ne doivent pas retenir pour eux une richesse accumulée, parce qu’ils devraient la faire circuler pour en faire profiter l’ensemble de la société chrétienne, de l’ecclesia. Les règles prévoient, en ce sens, la modération dans la production et le refus du profit excessif ou de bénéfices exagérément importants. Toutefois, la vente des surplus apparaît comme une nécessité, la question essentielle étant alors celle de la fixation du prix, qui ne doit pas être déterminé par le marché mais par la discretio de l’abbé, par sa capacité à discerner le juste et l’injuste et à établir ce que valent réellement les choses qu’il propose à la vente402. Au reste, les abbés n’ont jamais hésité à s’engager dans le mouvement des affaires lorsque c’était nécessaire pour protéger leur communauté. Loup de Ferrières, par exemple, explique dans une de ses lettres comment il vend des surplus de vin et de blé à Orléans pour pourvoir aux besoins en vêtements et en nourriture de son abbaye, il est vrai en grande difficulté du fait de la perte de la dépendance de Saint-Josse d’où provenaient l’essentiel de ses ressources403. Dans un contexte moins dramatique, Adalhard de Corbie ordonne de vendre les surplus des domaines les plus éloignés afin de ne pas avoir à supporter les frais de déplacement de céréales qu’il peut acheter plus près de l’abbaye s’il en a besoin404. De telles considérations sont naturellement présentes dans les Consuetudines de Cluny au XIIe siècle. À cette question, liée à une réflexion générale sur l’usage des choses et celui des richesses, s’en ajoutent d’autres, liées à l’organisation même de la production et à l’administration générale des sources de revenus. De façon quelque peu 402. Voir sur ce point un passage fameux de la Règle du Maître, 85, 1-9, commenté dans TONEATTO 2011. 403. Loup, t. 1, lettre nº 24, p. 117. 404. Statuts d’Adalhard : p. 355-422 : p. 391 : il faut vendre ce que l’on ne peut ni consommer sur place ni transporter à Corbie pour que cela soit distribué aux pauvres de la Porte.

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contradictoire, tout en recommandant le travail, le Maître voulait par exemple que tous les domaines fussent affermés, estimant qu’il était moins avantageux spirituellement pour les moines de sortir de l’abbaye afin de travailler que de demeurer au monastère : les travaux sont alors ceux que l’on effectue dans des ateliers artisanaux, le travail manuel excluant donc les tâches agricoles. Des moines cependant sont forcément engagés, dans des tâches de direction des domaines agricoles, comme le rappelle le bref établi à Bobbio par l’abbé Wala ou comme le rappellent aussi les coutumes de Corbie établies par Adalhard405. Ces deux textes nous rappellent de plus la complexité des questions liées à la vie économique du monastère. Celle de l’approvisionnement quotidien du monastère est, à Corbie, un véritable casse-tête qu’Adalhard s’efforce de résoudre lorsqu’il traite de l’annone. La question essentielle, pour lui, est de savoir combien de bouches il doit nourrir chaque jour et, dans ces conditions, quelles quantités de farine, ici de l’épeautre, il doit faire venir des moulins. Il estime à 400 le nombre de personnes qui, chaque jour, mangent au monastère. Des calculs laborieux lui permettent de mesurer ces quantités et d’éviter les pertes ou de les limiter au maximum : le surplus peut servir à nourrir les pauvres, mais ce n’est qu’un pisaller406. L’administration de la charité est en effet un poste à part entière qui, à Corbie comme à Bobbio, mais sans doute aussi ailleurs, repose sur une organisation spécifique. C’est à Bobbio comme à Corbie l’office du portier. Celui-ci reçoit toutes les dîmes devant aller au monastère et il y a là une organisation raffinée qui ne peut cependant s’être mise en place qu’au IXe siècle. L’assistance aux indigents et l’hospitalité sont en effet une nécessité de la vie monastique qui ne concerne pas les surplus mais nécessite l’édification d’une véritable économie. Elle implique la mobilisation de ressources importantes et l’affectation de revenus particuliers. À partir du IXe siècle, ces ressources semblent avoir été plus nettement spécialisées. Le bref de Bobbio met en liste un certain nombre de domaines qui, dirigés par le prévôt, sont réservés à la nourriture ; d’autres, placés sous la responsabilité du chambrier sont destinés au vêtement des moines. Un dernier groupe est affecté aux diverses nécessités pouvant survenir. À cette administration ordinaire des choses se surimpose une autre, qui est celle de la dîme. Celle-ci est prélevée par le portier et elle est redistribuée par lui aux différents services qui, ayant trait à l’exercice de la charité, sont directement alimentés par lui. L’hospitalier des pauvres, distinct de l’hospitalier des religieux, reçoit ainsi ce dont il a besoin pour nourrir les pauvres directement du portier. Ces dispositions d’ordre très général ont été précisées par Adalhard pour Corbie, dans un texte exemplaire mais dont il est impossible de dire dans quelle mesure il représente bien les règles en vigueur dans les monastères carolingiens. Les dispositions prises par Adalhard, et décrites sommairement par son successeur Paschase, Radbert sont assez classiques dans leur esprit mais remarquables dans leur application : elles réalisent ou tendent à réaliser effectivement la mise 405. Wala p. 420-422 406. Le meilleur commentaire de ce texte demeure HOCQUET 1985.

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à la disposition des pauvres des biens de l’Église407, comme si c’était leur patrimoine dit-il. Cela vient dans un paragraphe qui présente de manière générale, sans grande précision, l’infrastructure des xenodochia contruits par Adalhard et qui forment sans doute un réseau à l’instar de ce que font ceux possédés par d’autres grands monastères comme Bobbio. Cet aspect-là, celui de la construction de bâtiments et d’abris, est certainement essentiel. Mais, depuis la fin du VIIIe siècle, et l’obligation de prélever la dîme, c’est celle-ci qui est au cœur de la redistribution caritative. Canoniquement, en effet, ¼ ou 1⁄3 doit être réservé aux pauvres. Adalhard rappelle d’abord que la dîme est due sur toutes choses, c’est-à-dire sur l’ensemble des productions de la terre, qu’elles soient naturelles ou qu’elles soient issues du travail des hommes408. Elle doit être versée aussi bien sur le lait que sur les fruits récoltés, le bois de chauffage ou les céréales et pèse sur l’ensemble des biens mis par Dieu à la disposition des hommes. En ce qui concerne les biens monastiques, elle pose un problème spécifique qu’Adalhard résout simplement. La dîme est naturellement due par les terres des moines, par les réserves comme par les tenures. Les paysans exploitant les tenures la versent directement au desservant de l’église la plus proche. Ceux qui tiennent des bénéfices d’une certaine taille (supérieure à 6 manses) donnent la dîme au monastère. Quant aux réserves, leurs administrateurs portent directement ce qu’elles doivent à l’abbaye. Tout cela est reçu et administré par le portier. À Corbie, la dîme ne constitue pas un revenu supplémentaire dont l’abbé pourrait disposer pour l’entretien du monastère, mais un revenu totalement affecté à un office, celui de la Porte dont l’importance économique, au demeurant, devient alors stratégique, parce que son titulaire se trouve placé dans une situation telle qu’il doit être le meilleur connaisseur des revenus et des domaines de l’abbaye409. * Les questions que pose la richesse monastique sont spécifiques. Elles obligent à considérer la vie économique des monastères sous toute une série d’aspects : la propriété, la production, la consommation, la redistribution et l’échange marchand et non marchand sont présents dans toutes les actions des moines relevant de notre catégorie d’économie. L’usage qu’ils font de leur richesse révèle cependant des contradictions qui deviennent aisément antagonistes et qui, pour nous, relèvent de deux sphères cohabitant dans les économies anciennes, l’économie morale et l’économie politique410. Le monastère est en effet aussi une institution 407. Paschase, MGH SS, 2, p. 530 : Orphanorum quoque et debilium, necnon et hospitum, in iisdem locis opportunius velut xenodochium constituerat, ut res ecclesiae huius suum omnes quasi patrimonium possiderent. 408. Statuts d’Adalhard, p. 388-401. DEVROEY 2019, p. 205-210. 409. FELLER 2016 410. L’utilisation de l’expression « économie morale » renvoie naturellement à l’article fondateur de Thompson : THOMPSON 1971. Forgé pour rendre compte des déterminants non directement économique rendant compte des soulèvements populaires, le terme en est venu à désigner les caractéristiques

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matérielle dont le fonctionnement dans la durée repose sur la possession d’une seigneurie dont le profit est consommé et redistribué. Mais cette institution, parce qu’elle place la prière, le salut et la pénitence au centre de toute l’activité humaine déployée par la communauté, n’a pas de finalité matérielle. En conséquence, les deux ordres, celui de la vie économique incluant la production, la consommation et l’échange de biens concrets et celui de la vie spirituelle concernant des richesses immatérielles ne peuvent pas être disjoints. Ils existent ensemble et inséparablement, même si nos catégories d’analyse nous rendent difficile de les penser conjointement. L’union des deux éléments est liée à la capacité des moines à convertir les biens matériels en autre chose. L’activité des moines et leur action sur ce qu’ils possèdent ont surtout ceci de particulier que, plus que celle de l’épiscopat, elle apparaît liée à la pauvreté et qu’elle inclut le travail dans ses déterminants. La pauvreté des moines n’est pas seulement symbolique mais, dans la mesure où elle implique le renoncement à la propriété individuelle, elle entraîne aussi une forme d’usage pauvre des choses. Plus que celle des autres membres de l’Église, la richesse des moines enfin a à voir avec le travail, c’est-à-dire avec la capacité à transformer les choses par l’application d’un savoir-faire, que celui-ci soit lié au scriptorium dans les tâches artisanales ou dans les tâches agricoles. Les moines disposent de leurs biens en les consommant, par l’acquisition de biens de luxe pour le service de biens, par la charité, l’hospitalité et, au moins à l’époque carolingienne, par leur participation à la gestion de l’État. La richesse des moines, enfin, les place dans une situation éminente de médiation entre l’audelà et l’ici-bas, bien sûr, mais médiation entre les groupes formant la société et les instances la contrôlant. Ils participent de la sorte, autant que faire se peut, à la recherche d’une forme de sécurité économique et morale et assument leur part dans l’établissement et la consolidation du contrôle des hommes et à l’établissement d’équilibres entre ses diverses instances et ses divers groupes.

éthiques de la vie économique ancienne qu’il est impossible d’expliquer et de comprendre en utilisant les critères purement rationnels de l’analyse libérale, smithienne. Voir là-dessus : FONTAINE 2008. Sur une application extrêmement extensive du concept au haut Moyen Âge : M. Candido da Silva, « L’»économie morale» carolingienne ». Pour une analyse libérale des composantes de la vie économique médiévale, mais pour des périodes beaucoup plus basses, voir BOURIN, MENANT et TO FIGUERAS 2014, spécialement les textes introductifs et conclusifs.

Chapitre 6

N

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ous avons jusqu’à présent exploré la question des patrimoines aristocratiques et de leur organisation. Cela a fait apparaître avec clarté que cette question ne peut être abordée en dehors des relations que les groupes appartenant à l’élite sociale entretiennent avec l’Église. Il y a à cela deux raisons. La première est d’ordre documentaire : seule l’Église a pu organiser la conservation de ses archives écrites et, par conséquent, nous transmettre des informations nécessaires à la compréhension de la vie économique. Encore les institutions qui la composent n’ont-elles qu’exceptionnellement conservé les documents ayant trait à leur gestion : seuls les actes de la pratique destinés à consolider la propriété des biens et à conserver la mémoire des donateurs ont été un tant soit peu systématiquement conservés et organisés. Il est à cet égard tout à fait caractéristique que les grands monastères n’aient conservé que des titres et aucun compte, alors même que des comptabilités étaient tenues et présentées périodiquement au chapitre. En Italie, ni Farfa ni le Mont-Cassin n’ont conservé la moindre comptabilité et c’est d’ailleurs le cas de la plupart sinon de tous les monastères bénédictins. En France, des établissements aussi strictement gouvernés que, à partir du XIIe siècle, Cîteaux ne conservent que leurs titres de propriété. Seuls les établissements anglais ont eu une politique systématique d’établissement et de conservation de leurs archives gestionnaires à partir du XIIIe siècle seulement411. Cette situation archivistique limite nos possibilités de réflexion sur la vie économique des monastères, sur leurs techniques et leurs choix de gestion. Cela nous donne en revanche nombre d’indications sur les interactions entre société laïque et société ecclésiastique, la donation d’une part et les contrats agraires d’autre part, c’est-à-dire les transferts de droits d’exploitation limités dans le temps, nous permettant de reconstruire les réseaux et d’appréhender l’état des relations entre les deux groupes412. La seconde raison est que, au moins jusqu’à la réforme grégorienne et sans doute au-delà, la destinée des groupes familiaux aristocratiques est liée à celle de monastères auxquels leurs générosités sont destinées. Le devenir des lignées, celui de leurs patrimoines et la vie de ces établissements sont étroitement liés. Une autre de leurs fonctions sociales est, par conséquent, d’assurer à la fois la continuité des groupes familiaux aristocratiques et celle de leur patrimoine. L’hypothèse qui me guide est que les donations faites aux églises permettent de consolider la domination des lignées aristocratiques sur la société au risque de l’appauvrissement. Les lignées aristocratiques semblent en effet menacées en permanence par les contraintes d’ordre religieux pesant sur elles et par les générosités nécessaires au 411. FELLER 2020. 412. ROSENWEIN 1989.

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salut de l’âme de leurs membres. Les comportements de leurs membres, rationnels en valeur comme on l’a vu plus haut, peuvent être une menace sur l’intégrité des patrimoines et, par conséquent, sur la durée des familles concernées413. L’excès de leur poids serait alors destructeur, les biens patrimoniaux, happés par des institutions qui ne peuvent ni ne veulent les redistribuer, seraient placés définitivement hors d’atteinte des donateurs et de leurs familles, les conduisant à un appauvrissement synonyme de régression sur l’échelle sociale et d’enclenchement d’une spirale descendante qui entraînerait leur recul dans les hiérarchies politiques. L’idée d’une excessive générosité des familles aristocratiques à l’égard des églises durant le haut Moyen Âge et particulièrement au Xe siècle s’est profondément ancrée dans notre paradigmatique jusqu’à une date récente414. L’intrigue que l’historiographie française a longtemps retenue est celle, élaborée par Georges Duby au début des années 1950, d’un amoindrissement des grands patrimoines fonciers provoqué non seulement par l’abondance des dons faits aux établissements religieux mais aussi, ce dont nous n’avons pas à rendre compte ici, par le libre jeu de règles de succession prévoyant le partage égalitaire. Les établissements religieux comme Cluny ne concèdent en effet de précaires, c’est-à-dire ne rétrocèdent partiellement les terres offertes, qu’à un groupe étroit d’aristocrates, constituant la partie la plus haute de la société415. Dans ces conditions, un phénomène complexe s’observe, celui du transfert partiel des patrimoines aux églises et monastères au détriment de la génération suivante, non compensé par le maintien des droits d’exploitation, les bénéficiaires des donations intégrant les terres offertes à leur propre système de mise en valeur : le système domanial hérité de l’époque carolingienne favorise au demeurant ce genre d’attitudes. En conséquence, les donateurs dont les patrimoines sont fragiles ne conservent même pas les exploitations, c’est-à-dire les organismes économiques dont ils tirent leur substance, la réciprocité existant entre les monastères et les familles de donateurs ne s’exerçant pas au niveau économique, mais au niveau symbolique. Dans ce schéma, le processus d’appauvrissement ainsi mis en branle se terminait au début du XIe siècle par une réaction brutale de la classe seigneuriale qui bouleversait le dispositif de transfert des patrimoines d’une génération à l’autre en s’imposant un resserrement des contrôles des actes économiques ou à incidences économiques des chefs de famille416. Le resserrement lignager d’une part, l’exploitation économique du ban de l’autre apparaissaient comme les deux réponses mises au point pour résoudre la crise née de ces contraintes juridiques et mentales. Le schéma élaboré par Georges Duby au début des années 1950 a été admis en 413. Voir le chap. 3. 414. Georges Duby est le premier à avoir énoncé l’idée d’un appauvrissement rapide des familles aristocratiques au Xe siècle, du moins dans le Mâconnais : DUBY 1953, p. 67 sv. : « Délabrement [des fortunes laïques] qui, précisément, s’accélère aux alentours DE 980 ». Duby conclut alors à un appauvrissement constant des laïcs qui les conduit à adopter des attitudes plus offensives et plus brutales à l’égard de la paysannerie. 415. DUBY 1953, p. 69. 416. DUBY 1953, p. 221 sv. ; DUBY 1972.

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France durant une grande partie de la seconde moitié du XXe siècle et a, d’une manière ou d’une autre, profondément influencé toute l’historiographie, s’imposant comme structure portante de la plupart des thèses d’histoire régionale issues de façon directe ou indirecte de son œuvre417. Présentée de la sorte, en effet, les actions de l’aristocratie des VIIIe et IXe siècles apparaissent comme relevant de l’action affectuelle ou, dans le meilleur des cas, comme rationnelles en valeur seulement, jamais en finalité, pour reprendre les catégories définies plus haut. Elle ne cherche pas à tirer un avantage optimal des ressources à sa disposition mais les gaspille en les redistribuant sans obtenir ni même rechercher de contrepartie matérielle. Celle du XIe siècle, au contraire, serait revenue à une attitude finalement plus attendue et plus conforme aux schémas de croissance, grâce à l’intégration aux déterminants de son comportement des profits matériels du pouvoir et, par conséquent, en adoptant une attitude rationnelle en finalité. On admet, à la suite de Duby et de ses élèves, que le pouvoir aristocratique a, durant le haut Moyen Âge, un versant sacré et que celui-ci contraint à un certain nombre de comportements à incidence ou à traduction économique. Les générosités auxquelles se livraient les groupes aristocratiques sont aussi socialement nécessaires. Même si elles doivent déboucher sur un processus d’appauvrissement, elles sont inévitables. Elles sont également étroitement corrélées à une conception particulière de la richesse : celle-ci ne repose pas uniquement sur la possession des facteurs de production – des terres que l’on exploite et que l’on transmet – ni même sur celle des objets précieux qui gisent dans les trésors. La richesse doit se comprendre comme un ensemble beaucoup plus vaste que les biens matériels détenus et intégrant l’ensemble des signes qui permettent la cristallisation de l’identité sociale du groupe considéré. Elle inclut des symboles et des objets véritablement sacrés, c’est-à-dire incessibles, dans lesquels s’ancre à la fois le pouvoir social, le prestige et, en fin de compte, la prospérité du groupe familial. Parmi ces objets de possession qui sont aussi des objets de prestige et des preuves du statut se trouvent les monastères familiaux, féminins et masculins ainsi que les églises privées, parce que ces institutions sont à la fois chargées de prier et de conserver pour les transmette les objets sacrés, les reliques, possédées par la famille418. Les destinataires des largesses aristocratiques offrent des prières en contrepartie des terres. La place de la prière des moines dans l’économie, au sens le plus large, de la vie sociale ne doit certainement pas être minorée419. Les recherches de Barbara Rosenwein et de quelques autres ont permis d’aller plus loin dans la réflexion menée sur la signification des dons faits aux églises quel que soit leur statut420. La contrepartie est en effet autant dans le lien social établi à l’occasion de l’échange que dans la prière faite pour le salut de l’âme. Les moines offrent aussi 417. 418. 419. 420.

Voir, sur la chronologie de la réception de l’œuvre de DUBY, BOUGARD 2002. LE JAN 2001a ; LE JAN 2003, p. 66-69. DUBY 1973, p. 68-69. ROSENWEIN 1989, 1999.

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leur amitié – et cela se traduit concrètement par des gestes : la cession à temps de terres en fait partie, par exemple, de même que toutes sortes de patronages ou de protections sociales ou politiques, voire militaires. Les monastères, en particulier, sont également les instances vers lesquelles les parties en conflit se tournent pour trouver des compromis et prononcer des arbitrages. Les établissements religieux sont trop profondément insérés dans les tissus économiques et sociaux locaux pour favoriser des politiques aboutissant à la désorganisation des fortunes de ceux qui sont leurs plus puissants et leurs plus nécessaires soutiens. Ils ont besoin de s’appuyer aussi sur le pouvoir de ceux qui sont tour à tour et parfois simultanément leurs protecteurs, leurs bienfaiteurs et leurs ennemis421. En d’autres termes, la clef de lecture des relations entre les établissements religieux et l’aristocratie laïque est aussi d’ordre économique. Dans ce chapitre, nous prendrons nos exemples en Italie centrale qui offre l’avantage d’offrir un corpus documentaire cohérent quoique complexe qui permet de contribuer à éclairer la question des relations entre l’aristocratie et les établissements religieux. Se développant sur le triple plan politique, économique et sacré, elles s’articulent pour former un ensemble cohérent. L’idée centrale est qu’il est possible de sauver son âme tout en contribuant à l’enrichissement du groupe, ou, si l’on préfère d’être généreux sans s’appauvrir, parce que la redistribution s’effectue sous toute sorte de formes. Il est souvent possible d’intégrer les établissements religieux dans les calculs économiques, même s’agissant d’institutions qui devraient a priori en être exclues. La documentation issue de l’Italie centro-méridionale, c’est-à-dire du duché de Spolète et des principautés de la « Longobardie mineure », est d’assez bonne qualité et suffisamment abondante pour nourrir notre propos. Constituant le terrain habituel de mes recherches, c’est sur elle que je m’appuierai pour effectuer ma démonstration. L’une de ses particularités les plus intéressantes est qu’elle permet d’atteindre tous les éléments constitutifs d’un groupe aristocratique hiérarchisé. En croisant les différents fonds, on a des renseignements aussi bien sur des princes territoriaux comme les princes de Bénévent que sur une aristocratie de peu de rayonnement et de richesse, besogneuse pour tout dire, comme celle qui gouverne la société abruzzaise. La documentation concernant le pouvoir princier est fournie ici principalement par le chartrier de La Cava, le cartulaire de Sainte-Sophie de Bénévent, le Registre de Pierre Diacre et la chronique du Mont-Cassin422. Il ne s’agit toutefois que de sondages : une enquête systématique sur le pouvoir, et particulièrement sur le pouvoir princier dans cette région, est encore à faire423. Les informations sur la petite et de la moyenne aristocratie nous sont fournies ici principalement par 421. ROSENWEIN, HEAD et FARMER 1991. 422. CSS ; Cava. Registre de Pierre Diacre. 423. Tout à fait remarquable à cet égard, et plutôt étonnante, est l’absence de toute communication consacrée exclusivement au pouvoir princier dans le XVIe congrès international de Spolète portant pourtant sur les Lombards de Spolète et de Bénévent. Voir cependant pour Salerne : TAVIANI-CAROZZI 1991 et THOMAS 2016.

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les cartulaires-chroniques compilés au XIIe siècle424. La palette sociale que nous proposent des textes inégalement exploités est large et permet d’évoquer avec précision la construction du rapport au sacré à travers la circulation des biens dans cette région. La fondation d’un monastère ou d’une église privée est un acte extrêmement courant. Sa signification peut être interprétée en fonction du niveau social et politique auquel on se place. Trois cas de fondations prestigieuses seront ici évoqués : Sainte-Sophie de Bénévent, Saint-Maxime de Salerne et Saint-Clément de Casauria425. En contrepoint, nous évoquerons également l’exemple, plus modeste, de San Bartolomeo de Carpineto. Nous possédons en effet, pour ces établissements, de dossiers documentaires assez fournis dont les pièces sont aussi bien des textes narratifs que des chroniques426.

I. SAINTE-SOPHIE DE BÉNÉVENT, SAINT-MAXIME DE SALERNE ET SAINT-CLÉMENT DE CASAURIA Les trois monastères dont il va être question ont en commun d’être liés de très près à diverses formes du pouvoir souverain et, aussi, mais cela n’est sans doute pas sans rapport, d’avoir laissé une abondante documentation entourant leur fondation.

I.1. Sainte-Sophie de Bénévent En fondant en 774 un monastère de femmes dans Bénévent même, et en lui offrant de nombreux biens, Arechis II (758-788), premier prince indépendant de Bénévent prenait modèle sur son beau-père le roi Didier et sa femme Ansa. Il entendait, sans l’ombre d’un doute, effectuer un acte de souveraineté et revendiquer, par son comportement, l’héritage moral du royaume lombard disparu. Le modèle est évidemment celui du Saint-Sauveur de Brescia, autre monastère de femmes, particulièrement lié à l’histoire de la monarchie lombarde427. Au moment de la fondation, Arechis donne un nombre très élevé de biensfonds à la nouvelle église : le cartulaire nous a transmis intégralement 19 préceptes datant tous de l’année 774 sur la sincérité desquels il n’y a pas lieu de s’interroger. Ces préceptes recoupent en partie le faux sur lequel s’ouvre le cartulaire et qui est 424. Chronicon Vulturnense. Pour Saint-Clément de Casauria, il y a maintenant une édition moderne. Voir Chronicon Casauriense. Le Chronicon de Carpineto a fait l’objet d’une excellente édition par Berardo Pio : v. Carpineto. Pour le Mont-Cassin, CMC, MGH. SS, 34, Hanovre 1984. 425. FELLER 1998. Voir, pour illustrer la logique à l’œuvre dans ces grandes FONDATIONS, INNES 1998, 2000. Lorsch, bien que n’étant pas une fondation royale, devient très peu de temps après sa fondation le « point d’entrée » et bientôt le point d’ancrage du pouvoir carolingien sur le Rhin moyen. 426. FELLER 2010. 427. LA ROCCA 1998.

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beaucoup plus tardif : la sincérité de la majeure partie des actes qu’il contient ne semble pas devoir être écartée428. Ce faux, qui est en fait une sorte de cartulaire en forme de diplôme, mentionne 69 donations de terres, d’églises et de biens divers, notamment des maisons en ville, ainsi que des exonérations de péages (nº 58, exonération du portaticum sur le bois à l’entrée de Bénévent, nº 59, exonération du siliquaticum sur le marché de San Valentino)429. Bien qu’il n’existe pas de cartographie précise des donations d’Arechis, il est évident que les biens offerts ont été prélevés sur l’ensemble d’un patrimoine fiscal dispersé sur tout le territoire de la principauté. De ce fait, SainteSophie ayant des biens partout, il est difficile, pour un grand propriétaire foncier, de n’en être pas voisin. Il faut voir là une volonté délibérée d’Arechis de faire de Sainte-Sophie un prolongement de son propre patrimoine, voire de son propre corps, et de mettre sa fondation au contact physique de l’ensemble des membres de son aristocratie, de la même manière qu’il est lui-même voisin, à travers son fisc, de tous les aristocrates. La présence du prince à travers le patrimoine de sa fondation illustre le caractère de celle-ci : elle est le second visage de son pouvoir, son côté sacré permettant l’établissement d’un lien avec l’ensemble de la société bénéventaine. Une grande partie des donations effectuées le sont dans des zones appartenant au prince et en cours de peuplement, les gaio : Sainte-Sophie a nécessairement partie liée avec l’encadrement des populations, rassemblées autour d’églises privées transmises alors au monastère430. D’autre part, le monastère féminin assume un autre rôle, répressif et politique. Son patrimoine accueille ou recueille un certain nombre de biens fonciers confisqués à divers titres. Des occupants sans titre ni autorisation des terres fiscales sont expulsés au profit de Sainte-Sophie431. La fondation sert alors à remettre de l’ordre dans le patrimoine foncier et à lutter contre des occupations sans titre suivies de défrichement certainement en cours de réalisation à ce moment. Les biens de criminels politiques ou de droit commun sont également transférés au monastère432. Dans cette rubrique, une place particulière doit être faite aux notaires faussaires 428. CSS, p. 61-66. La forgerie daterait de 1098 et serait à mettre en relation avec l’obtention d’une bulle pontificale en 1101. 429. CSS, nº I, p. 289-336. L’éditeur, considérant que les différents articles du diplôme étaient autant de notices de cartulaires, leur a attribué un numéro d’ordre et a donné de chacun d’eux une édition diplomatique. 430. AEBISCHER 1938 et 1939 ; MARTIN 1003, p. 193-196 ; FELLER 2003. 431. CSS, nº I, 1 [11]. L’église de S. Maria située dans le gaio de Matera in Affle, occupée sans titre par un prêtre, est donnée à Santa Sofia augmentée du droit de pâture sur le gaio. Cf. aussi nº II, I, 2, p. 337-338 : Donation de l’église de S. Mercurio dans le gaio Fecline, détenue sans titre du palais par le desservant de l’église. 432. CSS, nº I, 1 [17], p. 302-303 Arechis donne les biens d’un certain Gayderissus fils de Jean confisqués parce qu’il avait comploté et qu’il avait volé 10 000 sous. Il y ajoute ceux de son frère, Ours, mort sans héritier qui avait été condamné à une composition de 1200 sous pour l’assassinat de son épouse. On n’a aucun moyen de recouper ces informations. L’ordre de grandeur des sommes en cause est difficile à admettre, de même que pour I, 1 [25], p. 309 : don des biens de trois hommes confisqués pour le vol de 6 000 sous dont seulement 4 000 ont été retrouvés. I, 1 [18], p. 304, recoupé par I, 16,

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(deux mentions)433. Les personnes de certains criminels réduits en esclavage sont également données au monastère : une moniale qui s’était mariée après avoir pris le voile434, des esclaves faussement affranchis par un précepte truqué435 lui sont ainsi attribués. Bref, Sainte-Sophie est totalement associée au volet répressif du pouvoir général de commandement dont bénéficie le prince. Il y a évidemment dans les donations qui sont faites un facteur d’aubaine : Arechis en donnant des biens confisqués est généreux à bon compte et reverse sur le monastère le souci de gérer les conflits qui peuvent éventuellement naître à propos de tout ou partie de ces confiscations. Mais en donnant précisément ces biens, le prince associe étroitement Sainte-Sophie à son gouvernement et désigne sans doute les types de crimes qu’il lui importe particulièrement de punir : le vol, le meurtre, la falsification de chartes. Cela dessine une politique qui viserait à défendre essentiellement la paix du prince. L’utilisation à cette fin de la fondation doit être soulignée. Elle n’exclut en aucune manière d’autres fonctions que l’on connaît bien mieux pour le nord de l’Italie436. La liaison entre les monastères féminins et la paix s’effectue grâce à la possession et à la protection de reliques par la communauté. Si l’on en croit Léon d’Ostie, qui reprend et complète sur ce point Erchempert437, Sainte-Sophie aurait abrité dès sa fondation les reliques de 31 saints, en plus du corps de saint Mercure, transféré de Pavie en 768, et de ceux des Douze Martyrs : la fondation se trouve donc parfaitement en situation d’exercer la fonction de monastère privé princier et d’assumer l’ensemble des rôles qui caractérisent en Francie, au même moment, les établissements de cette nature, c’est-à-dire assurer la célébration de la memoria familiale mais aussi abriter les trésors que sont les reliques et les femmes d’une famille. Ils servent d’autre part à assurer la liaison entre les différents segments de l’aristocratie, en les rassemblant autour du prince qui consolide son autorité à travers les femmes qui peuplent la fondation. Léon d’Ostie dit encore en effet que Arechis aurait placé sa propre sœur à la tête de Sainte-Sophie438. Il est le seul à donner cette précision. Elle est toutefois vraisemblable et permet de renforcer encore le lien établi depuis longtemps entre la fondation d’une part et la revendication par Arechis du titre princier de l’autre. Bien que l’on ignore tout du recrutement du monastère, l’analogie avec San Salvatore de Brescia, monastère de femmes royal, est tellement éclatante que l’on est tenté de proposer pour la fondation bénéventaine des hypothèses dont la validité a été démontrée pour la fondation de Didier et d’Ansa, même si elles sont

433. 434. 435. 436. 437. 438.

p. 359-360, confiscation et transfert à Sainte-Sophie d’une partie des biens de Vertari fils d’Auremoni pour avoir commis neuf homicides et avoir tenté de fuir à Naples, l’autre partie ayant servi à payer la composition. CSS, I, 1 [38], p. 317 : confiscation des biens d’un notaire ayant fabriqué de fausses chartes. I, 1 [47], p. 322-323, confiscation des biens pour le même motif. CSS, nº 19, p. 304-305. CSS, nº 20, p. 305-306. Il y a tout de même un doute sur la sincérité de ce chapitre. Voir ROSENWEIN 1996a ; WEMPLE 1985. J.-M. Martin, CSS, Introduzione, p. 46. Ibid. ; CMC, MGH SS 34, p. 37-39.

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avérées à une époque un peu plus tardive439. Comme San Salvatore, Sainte-Sophie doit avoir comme fonction première aux yeux du prince de permettre la constitution et la consolidation de réseaux d’amitié. Donner une femme au monastère fondé par le prince et gouverné par l’une de ses proches, cela revient à s’allier avec lui, presque au sens matrimonial du terme. C’est en tout cas faire preuve d’amitié à son égard : on attend en retour des bienfaits, la protection du prince et celle du monastère. De ce fait, le monastère est le lieu physique où se noue et se renouvelle en permanence l’alliance du prince et de ses amis à travers le don de filles effectué à l’institution, de même que s’y consolident les liens des membres de l’aristocratie. Donner des filles à une institution religieuse revient à établir un lien presque familial entre les différents groupes qui le font. C’est à travers le monastère, par conséquent, que les membres de l’aristocratie s’approchent suffisamment du pouvoir princier pour pouvoir revendiquer de jouir des bénéfices et des privilèges qui en dépendent. C’est également à travers lui qu’ils manifestent la solidarité de leur groupe grâce à la prière des femmes faite en commun pour tous les membres défunts et vivants de leurs familles sous la direction d’une femme appartenant au lignage princier.

I.2. Saint Maxime de Salerne Nous ne possédons pas de documentation sur un grand monastère fondé par les princes de Salerne. En revanche, leur attitude à l’égard de leur église palatiale est tout à fait remarquable. Celle-ci, dédiée à saint Maxime, a été fondée en 868 par le prince Guaifier Ier440. L’acte de fondation nous offre une variation d’une grande originalité autour du thème que nous venons de développer. Le préambule offre une explication minimale, voire minimaliste, de la raison de la fondation : Guaifier en attend la miséricorde divine. La raison est certes honorable mais la fondation répond à un ensemble de buts assez précis que l’analyse dévoile. Saint-Maxime n’est pas un monastère mais un chapitre de chanoines dont le chef prend le titre d’abbé. Le prince en nomme les membres et désigne qui il veut : les premiers clercs sont sans doute pris dans l’entourage palatial. La fondation, reliée physiquement au palais par un espace de circulation, reçoit un certain nombre de biens situés en ville et en dehors de celle-ci. Le point le plus original est que, à la mort de Guaifier, Saint-Maxime doit recevoir une part de ses biens, à égalité avec ses fils. L’église est ainsi instituée co-héritière, comme si elle faisait partie de la famille. Elle doit assurer des fonctions caritatives : l’un des buts proclamés de la générosité princière est d’en faire un hospice où les pauvres, les veuves et les faibles peuvent être installés. Des mesures de tutelle sont prévues par 439. ROSENWEIN 1999, 2001 ; La ROCCA 1998. 440. Cava, t. I, nº 64, p. 79-84. Voir TAVIANI-CAROZZI 1991, p. 412-429.

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l’acte. Elles placent l’église palatiale sous le contrôle indirect de Saint-Benoît de Salerne ou, si celui-ci faisait défaut, de Saint-Vincent-au-Volturne. La complexité de l’acte laisse pantois. La piété, certes, est là, mais deux dispositions montrent qu’il s’agit de lier de façon organique la nouvelle fondation à la famille princière : son institution comme co-héritière des biens du prince ; l’exercice par elle de fonctions caritatives. La protection des veuves et des faibles est, par excellence, une fonction royale. Elle est transférée du prince à l’église palatiale. Il ne s’agit certes pas de se débarrasser de ce qui demeure une œuvre de salut, parce qu’en elle-même méritoire, mais de rendre concrète, c’est-à-dire matériellement visible, une vertu princière, la générosité et, en l’exposant aux regards de tous, de la rendre publique. À travers Saint-Maxime, la générosité du prince s’offre ainsi à l’ensemble de la société salernitaine, à la fois comme spectacle et comme action protectrice et nourricière. Grâce à son église privée, le prince montre sa capacité à gouverner en chrétien une société chrétienne. Il rend manifeste sa foi de chrétien et son désir de faire en sorte que l’ensemble du peuple qui lui est confié en profite. Mais on ne saurait s’arrêter là. Saint-Maxime joue d’autres rôles. Comme le rappelle H. Taviani-Carozzi, la fondation permet de maintenir l’unité de la famille princière à travers la gestion patrimoniale à laquelle tous les héritiers sont nécessairement et logiquement associés441. Dans les années qui suivent la fondation, Saint-Maxime reçoit des biens issus du fisc royal et sert même, d’une certaine façon, d’agent de la répression contre des rebelles : il reçoit, en 899 la propriété d’une famille entière réduite en esclavage parce que son chef avait traité avec les Arabes. Extension de la famille princière, l’église privée est alors aussi un agent du pouvoir442. On retrouve là l’un des rôles joués par Sainte-Sophie dès le VIIIe siècle. La confusion est volontairement entretenue, ici encore, entre le fisc, les propriétés royales, et une institution ecclésiastique fondée par le prince. Dans ces conditions, le fait d’être désigné comme chanoine de Saint-Maxime est un avantage économique important pour les membres du groupe aristocratique. Un document de 904 montre l’importance concrète de l’appartenance au groupe443. Cette année-là, le prêtre Maldegar entre dans la communauté de SaintMaxime. Il peut résider et vivre dans les bâtiments conventuels. Il a surtout accès à l’or et à l’argent, aux livres et aux ornements liturgiques comme à l’ensemble des biens meubles et immeubles appartenant à l’église, devenant ainsi membre de la seigneurie exercée par celle-ci. Son activité est prévue et réglementée. Les bénéfices qu’il tire de celle-ci sont partagés en deux, la moitié retournant à SaintMaxime et l’autre lui demeurant. Il ne s’agit pas tout à fait d’une prébende, mais de l’autorisation donnée implicitement de se comporter en agent économique et de gérer activement une portion des biens de l’établissement. Or, Saint-Maxime doit être considéré comme un membre de la famille princière – et c’est donc sur 441. TAVIANI-CAROZZI 1991, p. 421 sv. 442. Cava, nº 111, p. 139. 443. TAVIANI-CAROZZI 1991, p. 410 ; Cava, nº 119, p. 150-151.

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une fraction du patrimoine de celle-ci que Maldegar a désormais des droits. Entrer dans cet établissement, en conséquence, est un signe d’appartenance à la communauté familiale du prince, ou au moins à sa seigneurie domestique. Et c’est aussi un considérable moyen d’enrichissement.

I.3. Saint-Clément de Casauria Avec notre troisième et dernier exemple, le plus tardif, nous entrons dans une autre sphère politique, du moins en théorie. Saint-Clément est en effet une fondation impériale faite dans le duché de Spolète, au sud-est de celui-ci, dans les Abruzzes. Elle date de 873 et est liée de près aux difficultés rencontrées par Louis II face à Bénévent deux ans auparavant444. S’il est une fondation qui aurait pu ou dû fonctionner comme le point d’entrée du pouvoir royal dans une région, c’est bien celle-là. Or, il n’en a rien été : SaintClément ne joue dans l’histoire politique qu’un rôle bien discret et effacé. Il y a à cela des raisons chronologiques : fondée tard dans le règne de Louis II, l’abbaye n’a pas eu le temps de s’imposer. L’absence de successeur du souverain empêchait sans doute de poursuivre une politique de reprise en mains que celui-ci aurait pu vouloir esquisser. Le manque d’intérêt de la famille aristocratique alors en charge du gouvernement du duché, les Guidonides, à son endroit fut total, aussi bien en tant que ducs de Spolète dans les années 870-880 que, plus tard, dans la décennie 890, en tant qu’empereurs. D’autre part, le contexte local était bien particulier : on a observé que les fondations de Sainte-Sophie et de Saint-Maxime avaient une utilité sinon une fonction répressive. La réaffirmation du pouvoir princier ou impérial, se trouve aussi dans sa capacité à réprimer les révoltes aristocratiques. C’est également cet usage que fait Louis II de sa fondation lorsqu’il confisque les biens de gastalds infidèles et entreprend, au moment de la fondation, de reprendre en mains l’aristocratie de la région445. Il n’y a là qu’un comportement normal ou habituel de la part du souverain qui se sert d’un monastère préférentiel pour affirmer avec éclat son pouvoir. Or, cette attitude n’a d’intérêt que si, dans le même temps, une relation positive, une relation d’amitié, s’établit entre l’institution et la société locale : le monastère sert alors de médiateur entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux comme il l’est par exemple à Lorsch à la fin du VIIIe siècle, comme il l’est également à SainteSophie. Cela ne se produisit pas à Casauria. De 873 au début du XIe siècle, en effet, la relation entre le monastère et l’aristocratie est une relation apparemment exclusivement marchande. Le monastère achète des terres et concède des contrats agraires dont il conserve la documentation. Aucune donation n’est faite pro anima à la fondation impériale entre ces deux bornes chronologiques. Je ne pense pas qu’il y ait eu un problème d’archives et que les moines aient égaré un dossier. 444. KREUTZ 1991. 445. FELLER 1998, p. 670 sv.

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Si, au cours d’un incendie ou d’un sac – il y en eut vraisemblablement deux au Xe siècle –, tout ou partie des titres de propriété avait été perdu, le premier soin des abbés eût été de les reconstituer par les procédures ad hoc bien connues par ailleurs. Cette hypothèse peut être écartée : il est à peu près assuré que Casauria a conservé sous une forme ou sous une autre l’intégralité de ses archives au moins jusqu’au deuxième tiers du XIIe siècle, date de la compilation de son cartulaire446. Il faut en revanche s’interroger sur la nature de la relation entre le monastère et son environnement. Quelle signification faut-il donner au recours systématique au marché de la terre dans les débuts de l’histoire de l’institution ? Le premier abbé, Romain, s’il ne reçut pas de donations, acheta en en effet des terres pour des montants considérables : un minimum de 2 500 sous est vraisemblable447. Les membres de l’aristocratie lui vendirent assez peu de choses, évitant sans doute d’entrer en contact avec lui. En revanche, les moyens et petits propriétaires, pour leur part, vendirent des terres, parfois même leurs exploitations tout entières et purent, le cas échéant, les reprendre en précaire. Dans ce cas, c’est par l’achat et la vente, non par le don, que la relation entre l’abbaye et la société locale se construit. La médiation monétaire dévoile partiellement ce que les parties en présence attendent l’une de l’autre, en excluant cependant ce que l’on attend d’habitude, c’est-à-dire les prières. Casauria semble avoir été considéré par les membres de la société locale essentiellement comme un seigneur plus puissant que d’autres et dont la protection économique ou politique pouvait être efficace et était donc désirable. En conséquence, en se procurant des terres, l’abbé cherchait certes à accroître la taille de son patrimoine et l’efficacité de son système de production mais il parvenait également à construire un réseau de clients et d’obligés448. Il semble bien que l’on ait là une fondation d’un type quelque peu particulier en ce qui concerne les relations qu’elle peut entretenir avec la société locale : Casauria est vu et perçu d’abord comme un seigneur, comme un puissant dont la fonction est de commander et de protéger matériellement. Il est un acteur social et politique placé en situation de pouvoir mais ce n’est pas un lieu où circule l’amitié et où se consolident les alliances. Les membres de l’aristocratie locale ne cherchent pas à renforcer ses liens avec l’empereur en reconnaissant à la fondation de celuici la position de médiation qui est celle d’autres monastères impériaux, royaux ou princiers. La résistance à l’encontre de Casauria, peut-être ou sans doute perçu comme un intrus dans les rapports de force régionaux, se manifeste par l’absence de dons et, lorsque par hasard il y en a, par l’insistance à les placer immédiatement sous le signe d’un échange qui se rapproche de l’échange marchand. Un exemple seulement. L’un des grands notables des années 850-860, le gastald Allo, qui est aussi l’un des plus grands acteurs sur le marché foncier de cette période, s’est fait moine à Casauria449. En avril 873, lui-même et son épouse 446. 447. 448. 449.

FELLER 1993. FELLER 1998, p. 388. Sur la politique de Romain, voir FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, 19-21, p. 41-45. Voir, sur cette utilisation du marché de la TERRE, WICKHAM 1987 et 1988. Infra chap. 7 et 9. L. FELLER, Les Abruzzes, p. 649, nº XXII.

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Fredeldi investissent l’abbé Romain de ses deux curtes de Viario et d’Ocretano. Ils en reçoivent en pretium, mot qu’il faut ici comprendre comme contrepartie, deux chevaux et leur harnachement450. L’utilisation du mot pretium signifie que la contrepartie offerte clôt l’échange et que les deux acteurs reconnaissent qu’aucune dette, formellement, ne demeure entre eux. On sait que, pour acquérir ces deux terres, qu’il avait consolidées par de nombreux achats tout au long des années 860, Allo avait dû dépenser environ 400 sous. Les chevaux, ici, ne constituent pas un prix au sens économique du terme parce qu’il n’y a pas de rapport évident entre la valeur des chevaux et celle des terres cédées. Les deux montures sont un launegild, un contre-don, rien d’autre. On est donc en fait en ce cas dans la logique du don et de l’échange non marchand. C’est peut-être parce que celleci n’est pas acceptée par la famille d’Allo que, quatre mois plus tard, en août de la même année, donc, les mêmes acteurs réapparaissent dans un autre document. Allo et son épouse vendent cette fois la terre et en obtiennent le prix de 300 sous, somme qui est certes inférieure au capital investi par le notable durant son existence économiquement active, mais qui n’est certainement pas négligeable. Cela ne clôt pas le dossier, que celui-ci ait été nourri par des revendications de la famille de l’ancien gastald ou par toute autre considération. Allo avait en effet un fils, Adelelmo. Celui-ci demanda et obtint en janvier 876 que la curtis d’Ocretano lui fût cédée en précaire beneficiali ordine pour la durée de sa vie et de celle de son fils lui aussi dénommé Allo. Le cens est extrêmement élevé, voire exorbitant : 30 deniers tant que vit Allo, 12 deniers après sa mort451. C’est le cens le plus élevé exigé au IXe siècle par Casauria – il est vrai qu’il portait sur un des plus beaux ensembles fonciers de la région. C’est également la seule fois où nous voyons Casauria tenter de se comporter en rentier du sol. En octobre 877, Adelelmo rompait la précaire et restituait l’exploitation à Casauria, disant qu’il n’avait absolument pas pu la mettre en valeur452. L’abbé Romain lui donna alors un cheval et deux bœufs in convenientia. Ce dédommagement clôt le cycle. Ce n’est pas le lieu de discuter le détail du dossier, qui est complexe et pourrait n’être pas entièrement sincère : on peut émettre quelques doutes en effet sur l’acte de vente d’août 873 de même que l’on s’interroge sur la réalité de l’incompétence avouée d’Adelelmo en matière agricole. Mais la question n’est pas là. Pour notre propos, l’essentiel est que, à aucun moment on ait eu des dons gratuits. Si échange et réciprocité dans l’échange il y a, cela se passe uniquement au plan monétaire et dans des conditions telles que ce que l’on voit, c’est la construction de la domination de l’abbé sur un territoire et sur un groupe social, non pas l’établissement de liens d’amitié. L’attitude commune ou habituelle à l’égard des monastères, celle consistant à lui donner des biens matériels pour en obtenir des bienfaits spirituels, n’apparaît nulle part dans ce dossier. En réalité, cette documentation tout à fait exceptionnelle nous dévoile des choses normalement soigneusement cachées, à 450. Chronicon Casauriense, fol. 83v. […] et recipiebat […] pro ipsis II curtibus pretium […] caballos duos cum paratura sua in pretium definitum. 451. Chronicon Casauriense, fol. 100. 452. Chronicon Casauriense, fol. 107-107v : quia ego Adelelmus ipsam curtem minime laborare potui.

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savoir le caractère seigneurial de la position monastique et la construction du pouvoir social de son abbé. L’aristocratie locale a, dans la mesure du possible, cherché à sauvegarder ses patrimoines et n’a pas à ce moment mis en péril ses positions économiques par des largesses. L’hostilité latente à l’empereur est un facteur d’explication mais ce n’est pas le seul. L’aristocratie abruzzaise est besogneuse, ses possessions foncières, uniquement locales, sont limitées et de plus fragmentées. Toute générosité aurait en effet été socialement risquée, dans la mesure où il n’est pas possible, à ce moment et dans cette région, d’espérer pouvoir renouveler le stock des alleux et où l’accès à des bénéfices est problématique. D’autre part, l’insertion d’un acteur surpuissant dans la région a manifestement gêné. En conséquence, les générosités, lorsqu’elles ont été jugées nécessaires, se sont plutôt dirigées vers d’autres établissements, et en premier lieu vers ces valeurs sûres et reconnues que sont Farfa et le Mont-Cassin453. Il n’y a pas lieu de penser que l’aristocratie abruzzaise était moins pieuse que d’autres. Il est certain, en revanche, que face à Casauria elle a eu à se soucier de préserver ses positions de pouvoir d’une part et que, de l’autre, elle n’a pas accepté le rôle de médiation entre pouvoir central et pouvoir local que le monastère impérial aurait pu jouer. D’autre part enfin, elle a pu choisir d’autres monastères qui ne menaçaient pas sa perpétuation pour accomplir les gestes susceptibles de permettre à ses membres de faire le salut de leur âme. À travers les processus ayant entouré les fondations des trois grands établissements mentionnés – Sainte-Sophie, Saint-Maxime et Casauria – on voit bien des traits communs apparaître. Ils constituent le fondement matériel sur lequel reposent ou devraient reposer les réseaux d’amitié assurant l’efficacité du pouvoir princier ou impérial. Si, à Bénévent et à Salerne, cette politique a sans doute été efficace, en revanche, à Casauria, la société aristocratique a résisté, rendant aussitôt caduc le projet de Louis II, quel qu’ait pu en être l’ampleur. On se situe toutefois ici dans l’exception : la taille de ces établissements et leur rôle dans la vie sociale et politique sont très particuliers. La gestion quotidienne des éléments sacrés du pouvoir aristocratique devait davantage s’approcher de ce que l’on trouve à San Bartolomeo di Carpineto.

II. UN MONASTÈRE PRIVÉ, SAN BARTOLOMEO DI CARPINETO San Bartolomeo di Carpineto, autre monastère abruzzais, est fondé en 962 par un membre éminent de l’aristocratie locale, Bernard fils de Liudin : il a pu exercer les fonctions comtales sur un territoire restreint avant le couronnement impérial d’Otton Ier454. Il s’agit cette fois d’un monastère privé où la question de la com453. Quelques donations du IXe siècle, fort rares, sont mentionnées dans la chronique du Mont-Cassin : CMC, I, 34, p. 92, donation DE 5 000 muids de terre (environ 1 500 ha) au comté de Chieti. 454. FELLER 2010. Sur Bernard fils de Liudin, voir l’introduction à l’édition de la Chronique de Carpineto et la restitution du tableau de sa descendance par B. Pio.

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patibilité ou de la congruence entre salut de l’âme et devenir de la lignée se pose manifestement. Les circonstances de la fondation sont éclairantes et donnent lieu à la narration d’un exemplum très édifiant qui rassemble et résume toute une série d’ingrédients455. Bernard fils de Liudin est malade et commence à réfléchir à la façon d’acquérir des mérites. Il prend conseil auprès de l’archevêque de Bénévent, son parent, qui lui conseille, alors qu’il hésite entre la fondation d’un monastère et un pèlerinage au tombeau du Christ, de fonder plutôt un monastère et de le doter de ses biens propres, parce qu’il y a là plus de mérite et que, par conséquent, il faut en attendre une rétribution plus grande456. L’évêque promet même de lui donner un fragment des reliques de saint Barthélémy. Bernard cherche alors un lieu idoine pour la fondation. Il le trouve au cours d’une chasse : un jour, il poursuit un ours gigantesque dans une forêt (nemus) et le tue à la confluence (insula) de deux rivières. Le lieu est paradisiaque et parfaitement sain, rafraîchi par les eaux courantes et la frondaison des arbres. C’est donc là que Bernard rassemble, sous la direction de l’abbé Benoît, un groupe de moines auxquels il donne des terres et qu’il construit d’abord une église en l’honneur de saint Martin, puis le monastère dédié à saint Barthélémy. La narration est à la fois très convenue et extrêmement riche. On attend par exemple que le lieu choisi soit un reflet du paradis terrestre : c’est là un des topoi les plus présents dans les textes de cette nature, depuis le VIIe siècle au moins, parce que les moines formant une société parfaite doivent vivre dans un lieu qui représente au mieux l’image du paradis457. Le moine Alexandre, le rédacteur de la chronique de Carpineto, était un excellent latiniste et son emploi du mot nemus pour désigner l’endroit où le monastère sera fondé doit être relevé. Nemus c’est en effet, dit Gaffiot, à la fois le couvert arboré déjà discontinu où se trouvent des pâtures et le bois consacré à une divinité. Ici, nemus est aussi l’espace sauvage réservé à la chasse seigneuriale, un lieu suffisamment âpre pour que les ours y prospèrent. Des ours précisément : et c’est un Bernard, c’est-à-dire un fils de l’ours (Beer) qui en tue un en un endroit presque prédestiné à la consécration par le terme même qui le décrit. L’action revêt alors plusieurs significations simultanées : Bernard se convertit en accomplissant un acte méritoire, fonder un monastère. Mais il le fait en se livrant à une activité que son éthos nobiliaire ou aristocratique explique, en chassant et, qui plus est, un animal qui est comme 455. Carpineto, p. 13-18 et p. 129 nº 9, p.134-140, nº 10 et 11. Le premier passage est une narration utilisant la charte de fondation et lui ajoutant des éléments factuels légendaires ou provenant de traditions familiales. 456. Voir Carpineto p. 13 note 1. Bénévent n’est encore qu’évêché en 962. La parenté revendiquée de Bernard avec l’évêque Landolf qui tient alors le siège de Bénévent sert à le présenter comme un allié du vaste lignage des comtes de Capoue et, de façon indirecte, également comme un parent des comtes attonides, ce qui le situe à un assez haut niveau social. FELLER 2003a. 457. Voir, par exemple, exemple parmi tant d’autres, la fondation de Solignac par saint Eloi telle qu’elle est rapportée par saint Ouen : MGH, SRM, t. IV, p. 650 sv. Le monastère de Casauria, fort voisin de Carpineto, est fondé lui aussi dans une île (en fait une confluence) et dans un lieu paradisiaque. Sur l’iconographie de la fondation de Casauria, voir en dernier lieu : E. BRADFORD SMITH 2002.

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son double totémique, l’ours458. Se convertir c’est tuer véritablement en soi le vieil homme, se dépouiller de tous les restes de paganisme que l’ours ici rassemble et symbolise. C’est également consacrer à Dieu un espace, ou, comme l’a écrit S. Boesch Gajano, christianiser un espace sauvage, un espace d’où l’ours en somme serait exclu. C’est enfin transformer le nemus en silva459, c’est-à-dire en un espace où l’exploitation économique de la nature par l’homme peut se dérouler, ce qui au demeurant renvoie à la catégorie juridique bien connue du gualdo ou du gaio. Ce court texte résume donc l’essentiel des dispositions d’esprit des fondateurs de monastères et fait allusion de façon symbolique aux changements que la consécration d’un espace sauvage rend possibles. Naturellement, la lecture des documents entourant la fondation amène à relativiser quelque peu ce jugement. L’acte de fondation de 962 disponible dans les nouvelles éditions du Chronicon le permet, fort heureusement460. Manifestement, en effet, dès les années 960, le nemus est déjà absent de cette partie des Abruzzes, où le couvert arboré est de toutes façons fort peu étendu. Le toponyme de Carpineto renvoie évidemment au charme, c’est-à-dire à une végétation de moyenne montagne ou de zone humide. Mais c’est le seul phytotoponyme du document. La zone ne peut pas de plus être considérée comme déjà peuplée. Si le castrum de Carpineto existe déjà, en revanche les moulins sont encore à construire puisque Bernard fils de Liudin donne des droits sur des rivières et sur leurs berges afin que les moines puissent procéder à cette opération. Les confronts des terres données, d’autre part, ne mentionnent guère de voisins autres que le donateur. Enfin, les blocs de terre massifs (plus de 100 ha d’un seul tenant) sont apparemment normaux dans cette zone à ce moment. En d’autres termes, la fondation de Saint-Barthélémy doit s’inscrire dans un contexte plus global de peuplement et de construction de la domination seigneuriale sur une région. Le monastère est un monastère privé : bien que la légende rapportée par le moine Alexandre fasse intervenir l’archevêque de Bénévent, Bernard le place immédiatement hors de la portée de l’ordinaire comme de tout autre monastère. Il octroie la liberté de l’élection abbatiale et il n’y a aucun signe que les abbés aient été pris dans la famille des fondateurs même si, au moins jusqu’à l’arrivée des Normands qui se substituèrent à eux dans ce rôle, les descendants de Bernard entretinrent des relations très étroites avec l’abbaye : chaque génération prenait soin de lui faire des donations. En fait, donner à ce monastère est l’un des critères d’appartenance à la famille de Bernard, même si, au fur et à mesure que le lignage se déploie en différentes branches, chaque nouveau segment fonde un établissement destiné à satisfaire ses besoins sociaux et spirituels propres. Ainsi, San Vitale est fondé en 998 par un gendre de Bernard fils de Liudin461. Il passe à Carpineto en 1071 avec un petit dossier d’actes le concernant et qui forme, 458. Sur la signification de la symbolique de l’ours : PASTOUREAU 2007, p. 68-75. 459. BOESCH GAJANO 1986. 460. L’édition du texte par B. Pio rend en grande partie caduques les remarques que je faisais dans ma thèse : FELLER 1998 p. 579 sv. et note 83. 461. Analyse de l’acte et de ses rapports avec la narration de la fondation de Carpineto dans FELLER 2010.

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enkysté dans le cartulaire de cette dernière, un sous-ensemble assez intéressant. La liste des biens donnés en même temps que le monastère est très limitée puisque les seules acquisitions faites par San Vitale (1 500 muids de terre, 500 ha) proviennent de donations faites par le fondateur, Beczo fils de Gualbert et par ses fils, Gualterio et Rainaldo. La propriété du monastère circule ensuite dans la famille, puisque, en 1071, c’est l’un des descendants directs de Bernard qui le donne à Carpineto. Ce petit monastère privé présente tout de même une particularité très intéressante : celle de mettre cette église en relations, de façon assez indirecte il est vrai, avec le Mont-Cassin et d’apporter un élément de plus concernant la politique d’expansion de ce dernier dans les Abruzzes. Le premier abbé en fut en effet Aldemar, un moine du Mont-Cassin, disciple d’Aligerne (abbé de 948 à 985), qui venait de réformer la grande prévôté que celui-ci possédait dans les Abruzzes, San Liberatore a Maiella et sur lequel nous possédons une excellente information462. C’est en effet par le patronage de semblables établissements et l’envoi en mission de personnages tels qu’Aldemar que le Mont-Cassin fit progresser son influence dans cette partie de l’Italie tout en renforçant ses relations avec des groupes de potentiels donateurs. Cette politique fut efficace, puisque le Mont-Cassin et ses dépendances abruzzaises devinrent, dès le début du XIe siècle, la cible d’un important mouvement de donations antérieur, même, à celui qui favorisa Casauria.

II.1. Les fonctions d’un monastère privé Ce petit dossier permet de dévoiler quelques-uns des enjeux existant autour des monastères privés et de vérifier qu’ils ne sont pas uniquement locaux. Les monastères du type de Carpineto et de San Vitale servent, dans la mesure du possible, à assurer la liaison entre des seigneuries, voire de micro-seigneuries et de grands établissements eux-mêmes bien reliés à la société englobante. La fonction de médiation, de go-between, déjà relevée pour les établissements fondés par les princes existe aussi dans les cas de ces toutes petites institutions vouées à une existence sans éclat mais permettant de faire circuler des richesses immatérielles, qu’il s’agisse de prières ou de relations d’amitié, entre les différentes composantes de l’aristocratie régionale. Il est remarquable en tout cas que la circulation revendiquée et effectivement constatée soit alternativement vers le Regnum Italiae et vers les principautés lombardes. Carpineto est fondé enfin à un moment où l’on ne peut exclure que l’union entre le duché de Spolète et la principauté de Bénévent se produise et soit durable, et surtout à un moment où les relations entre les aristocraties des Abruzzes et celles des principautés méridionales sont particulièrement 462. Ortus et Vita, p. 183-193. BHL nº 251. FELLER 1988. Carpineto, p. 234-237, nº 110. Ce document permet de préciser la chronologie de la vie d’Aldemar qui a forcément quitté San Liberatore en 998 et qui n’est plus à San Vitale en 1005, Carpineto, p. 238-239, nº 111. Aldemar a, à Bucchianico, dans le Chiétin, un rôle absolument identique à celui qu’on le voit exercer à San Vitale, celui d’abbé d’un monastère privé fondé par le seigneur d’un castrum, désigné par celui-ci mais présentant, du fait de son cursus, des garanties d’honorabilité.

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intenses463. Si les dons faits aux établissements lient les familles à un monastère particulier, à travers lui elles se rattachent à l’ensemble de la communauté informelle des co-donateurs, devenant de la sorte un instrument d’identification – dans le cas où les donations ne proviendraient que de la famille. Le choix des abbés ou du personnel monastique permet d’étendre la palette des relations et des amis du groupe et de lui donner éventuellement une assise interrégionale. Ces monastères sont par conséquent des éléments fondamentaux dans la construction ou la consolidation de communautés aristocratiques. Ce dernier point n’est pas indifférent, si l’une de leurs fonctions doit être de cristalliser la mémoire des ancêtres et de la célébrer. L’insertion d’un monastère privé familial dans un réseau étendu est l’un des moyens d’accroître la renommée d’un groupe familial et de tisser des liens avec d’autres groupes, bref de s’instituer en réseau. Car il est hors de doute que la raison d’être de ces établissements soit finalement celle-là. Carpineto a ainsi entretenu la mémoire de tous les membres de la famille de son fondateur, conservant bien plus que les sèches notices marquant telle donation ou l’entrée de tel bien particulièrement convoité dans le patrimoine de l’abbaye. La chronique permet ainsi de reconstituer la généalogie de la famille et de la suivre sur 11 générations, c’est-à-dire de 962 aux années 1210, cas unique dans la région à la fois d’une continuité généalogique en ligne masculine aussi longue et signe d’une attention constante portée par des moines au destin d’une famille aristocratique. La qualité et l’abondance du matériau documentaire assemblé ainsi que la précision du souvenir nous disent quelque chose de plus. Il existe entre les moines et la famille de leur patron une véritable affection, qui se marque à plusieurs reprises et transparaît dans divers épisodes. Les moines se sentent liés organiquement à la famille de Bernard fils de Liudin et ne parviennent à rompre cet attachement dans les années 1040-1050 qu’au prix d’un véritable arrachement, au sens physique du terme : il leur faut, en effet, pour faire cesser la familiarité existant entre eux et la maison des descendants de Bernard, abandonner pour un temps leur monastère et aller vivre – provisoirement – dans une de leurs dépendances464. Les moines subissent alors, de la part du seigneur de Carpineto ce que l’abbé Erimund (1047-1072), et à sa suite le chroniqueur, interprète comme une persécution particulièrement malveillante : les lavandières du seigneur entrent librement dans le cloître, elles utilisent les latrines des moines et se permettent d’entrer dans le réfectoire. Cet usage des bâtiments claustraux indique plutôt que Bernard fils de Carboncello, le descendant alors actif du fondateur, considérait le monastère comme une véritable extension de sa domus, c’est-à-dire comme l’un des services attachés à sa personne ainsi qu’à sa famille : on ne voit pas quelle autre signification les épisodes rapportés par le moine Alexandre pourrait avoir. Cette familiarité excessive et scandaleuse aux yeux des rigoristes cesse brutalement : pour conserver le bénéfice de la présence et de la prière des moines, les seigneurs ont bien dû renoncer à voir dans le monastère une simple dépendance. 463. Voir en dernier lieu à ce propos FELLER 2003a. 464. Carpineto., p. 35.

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La rupture alors opérée marque le début de la réforme. Celle-ci s’inscrit dans le temps long de la réforme de l’Église du XIe siècle et marque la séparation d’une famille aristocratique de l’institution monastique considérée jusqu’alors comme une part de son identité. La façon dont les autres groupes familiaux construisent et entretiennent leur memoria nous échappe parce que, en règle générale, les documents ne mentionnent que le nom du donateur, de sa femme, parfois de ses ascendants et rarement ceux des enfants. Les monastères qui, comme Saint-Clément ou Sainte-Sophie, s’identifient au pouvoir souverain n’ont pour leur part aucune raison particulière de mettre en récit le passé des familles qui les entourent. Cela dit, on voit bien le rôle que jouent les monastères privés et en particulier les monastères privés féminins, à la fois dans la construction du souvenir sacré et dans celle des liens avec la société englobante465. C’est le Mont-Cassin qui, le plus souvent, leur sert de point de référence, rarement Casauria. Le Mont-Cassin met ainsi en contact les différents niveaux, ou les différents segments de l’aristocratie régionale et est le véritable point de convergence de tous les réseaux sociaux de quelque importance.

III. LES MONASTÈRES, PARTENAIRES ÉCONOMIQUES DE L’ARISTOCRATIE Les monastères sont des médiateurs à plus d’un titre. Les moines prient et forment le pont nécessaire entre Dieu et les hommes ; ils assurent aussi la conservation de la mémoire familiale et exercent là encore une fonction de passage entre passé et présent. Mais ce sont aussi des compagnons et des associés dans le jeu économique et cela de plus d’une façon. Avoir l’un des siens dans un monastère est en effet détenir un accès sinon privilégié du moins facilité à ses biens fonciers. Et même si aucun membre de la famille n’est au monastère, il peut y avoir une communauté d’intérêts entre établissements religieux et groupes familiaux parce que les biens circulent sans cesse des uns aux autres.

III.1. Les biens des institutions religieuses L’un des points importants soulevés par la recherche de ces dernières années porte sur la nature des cessions faites aux abbayes par les laïcs. En Bourgogne, les revendications sur ces biens sont permanentes et presque prévisibles. Les conflits et les négociations qui s’ensuivent servent à recréer et renforcer de façon continue les liens existant entre les parties. Les phases d’hostilité ou d’inimitié, 465. Voir, par ex. Archivio dell’abbazia di Montecassino, caps. CXI, fasc. VI, nº 57. Attribution de biens fonds à Rocca fille d’Ottebert, ancilla Dei, par Jean abbé du Mont-Cassin (997-1010) et concession à la communauté fondée de choisir une abbesse, avec le consentement de l’abbé du Mont-Cassin. Ottebert est le nom que prennent les hommes de l’un des groupes familiaux les plus puissants de la région. On sait que ces gens sont apparentés aux comtes Attonides. FELLER 1998, p. 228-233 et p. 833-834.

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marquées par des calumniae, des revendications sur les biens cédés auparavant sont normalement suivies de réconciliations qui renouvellent l’amicitia entre les monastères et les laïcs466. Elles donnent lieu à des cessions, temporaires ou non, de terres par l’établissement religieux. En Italie centrale, ces contestations sont moins nombreuses – ou ont laissé moins de traces documentaires. En fait, dans nos régions, fondateurs et donateurs semblent détenir un droit d’accès permanent aux biens des institutions religieuses qu’ils ont établies ou favorisées sans, qu’il y ait apparemment besoin d’en passer toujours par des phases alternées de conflits et de pacification. La circulation des terres semble plus régulière ou moins heurtée que ce qu’elle peut être durant les mêmes périodes en Francie occidentale. En Italie centrale, d’autre part, les biens des monastères ne semblent pas considérés comme définitivement bloqués ou immobilisés au profit d’une gestion patrimoniale de la part des monastères. Qu’il s’agisse de terres, de maisons ou de trésors, les exemples de circulation des monastères vers les laïcs sont innombrables et, en tout état de cause, c’est sans conflit que les princes accèdent aux biens, qu’il s’agisse d’immeubles ou de trésors467. En 748, par exemple, Zacharie l’abbé de Saint-Benoît de Bénévent cède, avec l’accord du duc Gisulf, à un certain Loup, qu’il appelle son carissimus, le tiers d’une maison située à l’intérieur de la ville468. Cette maison lui avait été donnée par le duc lui-même. Dans ce cas, ni le duc ni l’abbé n’ont voulu considérer que les biens du monastère avaient un caractère sacré. Ils servent au duc et à l’abbé à consolider des clientèles. Leur statut juridique (bénéfice ou alleu) est une question finalement de peu d’importance. Dans ce cas, l’essentiel est l’acte même, le geste de donner qui crée des droits enchevêtrés et renforce par l’intrication même de ceux-ci des liens d’amitié – et peut-être des occasions de conflits. La maison ici provient du duc ; l’abbé en cède une partie avec son consentement parce que le duc Gisulf continue, après la donation, d’avoir au moins un droit de regard sur ce bien et sur ce qu’en fait le monastère. Ce dernier n’en a donc, malgré les apparences, que la saisine, ce qui rendrait parfaitement compréhensible au demeurant toute action visant à le déposséder de ce bien. On ne peut exclure d’autre part que le duc donne des indications sur les hommes à favoriser. La conséquence matérielle et concrète est d’établir sur cette maison une forme de consortium. Autrement dit, la circulation des terres renforce les alliances ou les systèmes d’alliance existant, ce dont nous avons plus haut un exemple avec la fondation de Fontenelle. Un exemple supplémentaire permettra d’illustrer cela. En 928, les princes Landolf Ier et Atenolf II établissent un diplôme en faveur de Sainte-Sophie469. Ils y consignent les grandes lignes d’une affaire qui dure depuis le début du siècle. Leur père Atenolf Ier (900-910) a acheté une terre à Sainte-Sophie, donnant le coup d’envoi à une série de transactions destinées à se conclure en 928, avec le diplôme. En théorie, le monastère n’a pas le droit de vendre des terres, comme 466. 467. 468. 469.

ROSENWEIN 1989. GELICHI et LA ROCCA 2004. CSS, p. 486-487, nº III, 4. CSS, p. 94-97.

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chacun sait : le patrimoine ne doit en aucune manière être amputé ou diminué et seule une terre peut être substituée à une autre, à condition que leur valeur ait été vérifiée et que les deux parties y trouvent avantage470. Les deux princes, craignant que l’achat effectué par leur père ne nuise au salut de son âme décident de procéder à une compensation. Cependant, ils ne restituent pas la terre en cause, du moins pas directement. Ils procèdent d’abord à un échange avec le Mont-Cassin auquel ils donnent cette terre achetée par leur père pro anima. En échange, ils en reçoivent une autre qu’ils offrent aussitôt à Sainte-Sophie. Les princes complètent le cycle en donnant également à Sainte-Sophie des aldiones, c’est-à-dire, dans ce contexte, des serfs. La première conséquence de cet échange compliqué est le transfert au MontCassin d’un bien acheté par le prince à Sainte-Sophie. Le Mont-Cassin est utilisé ici somme intermédiaire dans le processus de rachat d’une faute : il n’est pas impossible d’y voir l’une des conséquences du statut particulier de Sainte-Sophie qui, en tant que monastère féminin est soumis au Mont-Cassin. Une autre interprétation serait que le Mont-Cassin détenait un bien désiré par Sainte-Sophie et que cette manipulation a été considérée comme le moyen convenable pour organiser ce transfert.

La circulation des terres entre le Mont-Cassin, Sainte-Sophie et les princes de Bénévent d’après le précepte de 928 (AAM, Aula III, caps. XIII, fasc. 5), CSS, J.-M. Martin éd., p. 94-97.

Quelles qu’aient pu en être les causes, cette mise en circulation des terres a contraint les princes à négocier avec les deux monastères. Qu’il y ait eu ou non un conflit, les acteurs ont échangé et sont parvenus, à trois, à formuler un accord. En même temps, les princes rappellent que, bien qu’illégitime voire illicite, l’achat de leur père a tout de même créé des droits effectifs et qu’il n’y avait pas lieu d’annuler purement et simplement la vente, mais simplement de la compenser par d’autres biais. L’acte devait être corrigé, non pas annulé. La terre apparaît ici 470. Pour une illustration concrète de ce principe juridique fondamental : BOUGARD 2008 ; FELLER 2016.

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comme étant le médiateur logique entre les parties. Elle est ce que naturellement et spontanément l’on donne parce qu’elle a une valeur à la fois économique – elle est par excellence instrument de production – mais aussi parce qu’elle incorpore en elle une partie des qualités de ses différents possesseurs471. Cela fait que les cessions ne peuvent jamais être considérées comme tout à fait définitives, la terre gardant un lien avec tous ceux qui l’ont tour à tour possédée ou revendiquée comme leur. Cette imbrication de ventes, d’échanges et de donations a pour effet sans doute parfaitement voulu, de nouer des liens difficiles à dissoudre ensuite entre les parties en présence. Ainsi, les biens fonciers servent en permanence de support à des politiques dont les aspects sociaux ou moraux ne peuvent être disjoints de leurs visées économiques et sociales472. Dans les achats effectués par l’abbé Romain de Casauria au moment de la fondation du monastère, il est difficile de ne pas voir à l’œuvre un comportement économiquement rationnel, c’est-à-dire reposant sur une connaissance de la valeur des choses. Devant construire un patrimoine ex nihilo, Romain cherche en effet avant tout à construire la rente du monastère. C’est pourquoi il achète essentiellement des exploitations déjà toutes constituées, afin de pouvoir jouir immédiatement d’un revenu. En même temps, l’abbé achète aussi des clientèles : les petits aristocrates qui cèdent des biens fonciers cèdent aussi le réseau de leurs obligés, donnant ainsi au monastère la possibilité de s’installer aussi comme patron de petits propriétaires aussi bien que comme seigneur des précaristes, c’est-à-dire de tout un monde dont la survie en fin de compte dépend en grande partie de l’amitié et de la bienveillance des grands. Les patrimoines fonciers monastiques sont souvent, mais pas toujours, constitués par les donations, les achats servant aussi à les accroître, voire dans le cas de Casauria, à les constituer. L’analyse montre que si des liens analogues sont établis entre les parties lorsqu’elles choisissent de vendre ou de donner, la contrepartie n’est cependant pas la même. Celle qui est obtenue par le bénéficiaire de donations est morale, elle est faite d’obligations : obligation de prier, comme de montrer son amitié de toutes les manières. Elle entraîne cependant des conséquences matérielles tangibles en termes de protection juridique ou d’aide en cas de difficultés économiques et même de soutien à l’enrichissement des amis concernés473. Céder une terre en précaire au donateur initial, augmentée ou non d’un autre bien, peut faire partie du complexe d’obligations initié par le don ; il est rare cependant que ce soit la seule : on ne donne pas une terre dans le seul but d’en obtenir une autre, même si cette action peut rendre possible la mise en circulation de biens : la terre est le vecteur privilégié de relations et sa circulation revêt éventuellement, pas une signification économique474. 471. Sur la question de l’identité entre la terre et son possesseur, voir CASSIN 1987, p. 280-336. FELLER 2005, infra chap. 7. 472. Autre exemple, pour une période plus tardive et dans un autre contexte, dans FELLER 2013. 473. Voir PASTOR, PASCUA, RODRIGUEZ-LOPEZ, SANCHEZ-LÉON 2002. 474. FELLER 1999.

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La terre est également mobilisée pour construire la rente monastique ou pour porter des opérations modifiant la structure même du capital matériel détenu par les établissements religieux. Elle ne l’est pas que pour renforcer les liens d’amitié ou de clientèle. Les attributions de précaires ou de livelli sont, comme dans tout le reste de l’Italie, extrêmement nombreuses et constituent un mode normal d’administration du patrimoine, jouant souvent davantage sur le capital que sur le revenu que les monastères en tirent. Elles donnent lieu à des opérations économiques bien connues dont le résultat est d’une part de permettre aux grandes abbayes de s’attribuer une part importante des réserves monétaires des bénéficiaires en exigeant des droits d’entrée en tenure et de l’autre de libérer des superficies importantes pour les entreprises économiques des laïques. Ainsi, les livelli à faible cens, renouvelés tous les 30 ans ou toutes les trois générations contre de forts droits d’entrée en tenure sont bel et bien des opérations portant sur le capital, permettant de le valoriser périodiquement au lieu de construire une rente régulière. L’éloignement dans le temps des versements non symboliques font ressembler cette technique de gestion à un prélèvement qui s’opèrerait à chaque changement de génération, le cens garantissant simplement le maintien du lien entre le preneur et le bailleur. Bref, livelli et précaires ont quelque chose à voir, par la structure de prélèvement qu’ils entraînent, avec les lods et ventes, les lauzimes et les entry fines qui sont fréquemment, dans les régions qui les connaissent, les prélèvements les plus lourds et parfois les seuls à être économiquement significatifs475. L’argent ainsi obtenu peut être réinvesti. Au Xe siècle, il l’est souvent, mais en Italie centrale, il peut aussi servir à reconstituer les trésors monastiques mis à mal par les troubles du IXe siècle et qui font partie des attributs nécessaires à la fonction d’oraison476. Il sert aussi à des opérations matérielles très concrètes : la reconstruction ou l’embellissement des bâtiments existants ou encore le financement des opérations foncières, achats de terres ou construction de murailles qui entourent, au Xe siècle, l’incastellamento. En d’autres termes, la cession de terres en livelli ou en précaire est assimilable à une opération de réalisation qui pourrait être répétée dans le temps. L’avantage pour les paysans ou les membres de l’aristocratie concernés est de leur donner un accès légal – contre paiement – aux terres des églises, par l’institution d’une sorte de marché foncier second ou dérivé, alimenté par les immenses réserves foncières des monastères. Celles-ci jouent donc un ensemble de rôles économiques et sociaux tout à fait importants.

III.2. Les trésors Pas plus que les terres, les trésors n’échappent à une certaine ambiguïté de statut477. Ils servent aux besoins liturgiques et, normalement, à cause de cela, 475. FELLER, WICKHAM 2005. 476. BOUGARD 1996. 477. Ibid.

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devraient être placés hors de la sphère de l’échange, davantage encore que les biens fonciers. C’est cependant loin d’être le cas et les grands laïcs considèrent volontiers que les biens meubles doivent pouvoir servir à leurs besoins, même si parfois la mobilisation en prend un caractère forcé. Ainsi, en 843, Siconolf, prince de Salerne (840-851), ôte au Mont-Cassin une part considérable de son trésor afin de pouvoir payer les soldats musulmans qu’il vient de recruter. Il promet de restituer en échange 10 000 sous : cela peut passer pour un emprunt forcé et non pour un pur et simple pillage. Il est toutefois à noter que les 10 000 sous ne sont qu’une évaluation, peut-être faite a minima d’un trésor constitué d’objets liturgiques (calices, patènes, couronnes, croix), de pièces d’orfèvrerie (coupes, bassins) et d’objets précieux en or pour un poids de 130 livres. Une reconnaissance de dettes est établie. La valeur des objets est donc connue. Et l’une de leurs fonctions est effectivement d’être là à la disposition de l’abbé et de ses amis pour les périodes de nécessité. Le trésor peut toujours être mobilisé. Siconolf revint à plusieurs reprises au monastère (six fois en un an) pour y prélever de nouveaux objets. À la sixième fois, en 844, il s’empara de 14 000 sous frappés et jura de les restituer sous quatre mois. Ceux-ci étant écoulés sans qu’il ait pu rembourser, Siconolf dut donner au Mont-Cassin l’église de S. Nazario in Canzia478. Comment interpréter ces actions ? Tout d’abord, il ne s’agit pas de spoliation. À chaque fois une reconnaissance de dettes est établie et si le prince ne peut rembourser, c’est qu’il est aux abois. Le prince de Salerne, au demeurant, connaît ou doit connaître les mécanismes du crédit, pour la simple raison qu’on le pratique avec suffisamment de naturel dans la principauté qu’il gouverne pour que les archives de La Cava aient conservé des traces parfaitement lisibles d’emprunts479. Il détient en revanche suffisamment de terres pour négocier les deniers de l’abbaye. Il procède sans doute à des emprunts forcés mais ses opérations permettent aussi au monastère de faire quelques bonnes affaires en se procurant de nouvelles terres. Pour nous l’important est qu’il agisse comme si cette mobilisation n’était pas scandaleuse. Les moines, d’ailleurs, qui acceptent des reconnaissances de dettes et des biens fonciers en échange de leurs trésors, ne semblent pas contredire ce point de vue : le trésor n’est pas sacré, même s’il est composé d’objets liturgiques. Ses éléments peuvent être mis en circulation et permettent à l’abbé d’être en relations d’affaires avec le prince qui a donc accès aux richesses matérielles de l’abbaye : celle-ci joue donc un rôle dans le financement de l’État princier. La relation construite entre la société laïque et les établissements religieux est donc aussi à considérer d’un point de vue plus strictement économique ou économiste. Il ne s’agit pas uniquement, et tous les acteurs le savent bien, d’amitié ou de réciprocité dans l’échange, mais aussi de patrimoines et de gestion économique des intérêts politiques : le Mont-Cassin est créancier de Siconolf. Il n’est 478. CITARELLA et WILLARD 1983, p. 86. CMC, I, 26. 479. Cava, nº 69 et 70. Sur la question du crédit au haut Moyen Âge et de son encadrement juridique : BOUGARD 2010.

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pas spolié par lui et ne lui fait pas non plus de cadeau : tout ce qui circule ici est mesuré, pesé et compté. Monastères et aristocrates sont par conséquent mus par une rationalité pratique qui leur fait considérer les objets de propriété, biens meubles et immeubles, en fonction de buts qui peuvent être changeants en fonction de l’interlocuteur et en fonction du moment. * La complexité et la multiplicité des fonctions que les monastères et les églises privés exercent au cœur de la société du haut Moyen Âge est réelle et renvoie à la complexité et à la multiplicité des fonctions que la terre ou tout autre objet de propriété lié au statut des personnes assume. En fait, il n’est pas possible de distinguer et de séparer les personnes ou les familles de la terre qu’elles possèdent ou du monastère qu’elles édifient. L’objet qu’est la chose possédée et le sujet qu’est le possédant ne peuvent pas être scindés. Il n’est plus guère étonnant, si l’on admet cela, c’est-à-dire la continuité entre le sujet et l’objet, entre la personne et la chose, que l’on puisse faire rentrer, comme à Salerne, une église dans le consortium familial, à égalité avec les fils. Le mécanisme par lequel les clients et les amis accèdent à la faveur du prince et à ses biens est dès lors compréhensible, tant l’assimilation entre le lieu de culte privilégié d’une famille et celle-ci est totale. Les églises ou les monastères privés sont des objets précieux dont, en théorie, une famille ne peut pas se séparer. Ce sont des objets qui définissent le statut social mais qui, au-delà même de la question hiérarchique, résument ou rassemblent l’ensemble des rôles que l’aristocratie doit détenir480. Les établissements religieux sont des détenteurs de terres dont les seigneuries reflètent exactement celle de leur fondateur, propriétaire et patron. Ils apparaissent également comme des extensions de leur pouvoir. Le transfert de terres confisquées, avec le risque de conflits inhérents à ce type d’acquisitions, signifie clairement cela, le prolongement du pouvoir princier ou seigneurial dans et par le cloître. De même, la possibilité d’accéder, même malaisément, aux biens meubles ou immeubles de l’institution est encore un signe de cette symbiose existant entre membres de l’aristocratie et établissements pieux. Dans ces conditions, il est licite de dire que la question de l’appauvrissement par excès de générosité n’est pas un sujet, du moins pas tant que les monastères ne sont pas en mesure de jouir d’une véritable autonomie matérielle ou politique. L’identification est trop complète et trop profonde pour qu’il en aille autrement, qu’il s’agisse d’ailleurs, de monastères privés ou royaux : les processus à l’œuvre me semblent largement identiques. Il s’agit là d’une structure véritable, dans laquelle monastères et églises privées exercent et exaltent le pendant sacré du pouvoir aristocratique, intimement lié à la généalogie des familles, à leur capacité à penser leur continuité en s’adossant à des lieux, mais lié aussi à une conception de la propriété foncière qui fait s’accrocher valeurs morales et richesse à des objets identifiés à la famille elle-même. 480. REUTER 1995 ; FELLER 2013.

Chapitre 7

L

ACHETER ET VENDRE LA TERRE. QU’EST-CE QUE LE MARCHÉ FONCIER AU MOYEN ÂGE ?

es fortunes dont nous avons parlé et sur l’usage desquelles nous nous sommes interrogé sont le plus souvent héritées ou transmises par des dons, conditionnels ou non et sont la plupart du temps des fortunes aristocratiques. Il existe cependant aussi, à côté d’eux, des patrimoines paysans sur lesquels nous avons fait à peu près silence jusqu’à présent. Ils sont pourtant accessibles grâce à la documentation à notre disposition. Il faut cependant, pour les atteindre, avoir recours à d’autres textes, le plus souvent, mais pas exclusivement, des actes de la pratique et qui nous informent sur des achats et des ventes. Les terres, à quelque niveau social que l’on se situe, et quel que soit le moment du Moyen Âge que l’on retienne, ne circulent pas exclusivement par le don ou l’héritage mais aussi par l’achat et la vente, ce qui conduit à poser des problèmes théoriques et méthodologiques considérables : quels droits les individus considérés ont-ils sur les terres qui constituent leur exploitation ? Qu’est-ce alors qu’un prix et comment se forme-t-il ? Est-il légitime d’étudier les prix de vente des terres et leur évolution au Moyen Âge ? Établir des courbes d’évolution des prix a-t-il un sens ? À partir de ces interrogations naïves, qui reviennent à se demander si l’on peut traiter les ventes de terre comme des ventes de marchandises ordinaires481, tout un écheveau problématique se déroule presque mécaniquement – mais certes pas aisément – qui amène finalement à s’interroger sur la part de l’échange marchand et de l’échange non marchand à l’intérieur de la société et de l’économie médiévale. L’analyse de l’objet qu’est la terre dévoile ainsi de redoutables complexités qui rendent obligatoire un grand nombre de préalables méthodologiques avant de pouvoir, éventuellement, transformer avec profit les indications de surface et de prix des actes de vente en indices économiques interprétables : on sait en effet que les graphiques que l’on peut élaborer à partir de listes de prix donnent, au haut Moyen Âge comme à l’époque moderne, des résultats, irréguliers, apparemment 481. Une bibliographie élémentaire sur la question pourrait être : TCHAIANOV 1990 ; POLANYI 1983 ; DELILLE 1985 ; LEVI 1989 ; WICKHAM 1987 et 1988. Cette question a fait l’objet d’un colloque organisé en 1986 par l’École française de Rome et publié par les Quaderni storici. Des médiévistes s’y sont exprimés en nombre (Z. Ravi, P. D. Harvey et C. Wickham, notamment) mais la majeure partie des contributions était le fait de modernistes, questionnés par G. Levi et G. Delille dont les grands travaux étaient soit en cours de publication soit tout juste sortis des presses. Elle a été reprise à la fin des années 1990 dans le cadre des programmes de l’UMR 8589-Lamop et a donné lieu à une publication : FELLER, WICKHAM 2005. La recherche sur Karol fils de Liutprand s’est développée au sein de ce même programme. Le texte, devenu trop long a dû en être publié à part : FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. Voir également MORICEAU, POSTEL-VINAY 1992. Pour une mise au point très à jour au moment de sa publication, voir MENANT 2005.

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aberrants et en tous cas d’une interprétation plus que délicate. De ces graphiques on ne pourrait pas tirer de certitudes simples, une connaissance par exemple du prix de l’unité de surface pour un lieu donné à une période donnée. La construction d’une courbe représentant une évolution des prix relèverait dans ces conditions de la pure et simple gageure. Mais que signifient-ils et quel sont ont les prix distribués de façon apparemment aléatoires sur le graphe ? Tout se passe comme si, dans les transactions portant sur des terres, la question du prix n’était pas centrale ou du moins n’épuisait pas la transaction dont la signification semble déborder le contenu formel de l’acte de vente. L’évaluation du bien échangé et les versements monétaires sont en apparence aléatoires. Pour les périodes hautes, la multiplicité des moyens de paiement employés comme la complexité des systèmes de compte utilisés concurremment sont un obstacle supplémentaire à toute réflexion sur l’évaluation des terres482. L’interprétation la plus évidente de ces situations est que, en vendant une terre, on se livre en fait à une autre opération que celle qui est décrite. Si l’achat et la vente donnent lieu à des paiements qui ne rendent pas compte de l’évaluation de l’objet échangé, ce peut être parce que les acteurs se livrent à un simulacre d’échange marchand cachant en réalité de tout autres opérations. Mais alors, que fait-on au juste lorsque l’on vend ou que l’on achète une parcelle ? Enfin, le recours à l’instrument monétaire est en lui-même un problème. À quoi sert d’évaluer un bien et d’utiliser un instrument de médiation (l’argent) s’il s’agit de nouer ou de consolider des liens sociaux ? Et est-il absolument certain que les évaluations mentionnées soient totalement décrochées de toute signification économique ? Répondre à ces questions oblige à se pencher sur la nature de l’objet échangé ainsi que sur les attitudes sociales à son égard. Cela contraint aussi à réfléchir sur la signification globale des échanges dans la société médiévale : à quelle(s) condition(s) peut-on parler d’échange marchand et peut-on utiliser le marché de la terre comme laboratoire d’analyse ?

I. HISTORIQUE DU PROBLÈME Jusqu’à une date récente l’emploi qu’avaient pu faire les médiévistes des séries de prix et de surface, très largement empirique, s’arrêtait à un premier stade de réflexion. Ces données étaient en général utilisées afin de construire la périodisation de la croissance et de rechercher des indicateurs de conjoncture économique à travers l’évolution des prix constatés. Cinzio Violante avait dès 1953 montré la voie, tout en demeurant d’une grande prudence. Il remarquait en effet les incohérences de la documentation qu’il utilisait. Les actes concernant la société milanaise ne lui permettaient pas de construire des séries homogènes du fait de l’exiguïté de leur nombre, de la multiplicité des mesures de surface et de la complexité de 482. Voir, par exemple, DAVIES 2002 ET 2010 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005.

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l’instrument monétaire483. Il s’en tenait donc à une liste des prix ayant valeur illustrative et non pas démonstrative. L’intérêt pour ces questions était alors tout relatif. De plus, la nature des sources était en elle-même un obstacle et l’objet n’était pas si facile à construire : la documentation de C. Violante, comme en règle générale la documentation du haut Moyen Âge, ne faisait qu’une place minime aux achats et aux ventes. Dans les chartriers comme dans les cartulaires, la conservation des donations a été privilégiée par les institutions ecclésiastiques au détriment des actes de ventes : la constitution des patrimoines et leur gestion ne montrent que rarement l’achat de terres et l’élaboration de stratégies de concentration foncière par les abbés ou leurs gestionnaires. Les archivistes se sont de surcroît fréquemment débarrassés des anciens titres, c’est-à-dire des dossiers constitués autour des propriétés avant l’acquisition d’une terre par une institution, avec toutefois de notables exceptions, fréquemment italiennes484. Autrement dit, notre documentation nous porte à sous-évaluer l’intensité des échanges de terres ayant donné lieu à un véritable marché, c’est-à-dire ayant fait intervenir une évaluation et le versement d’un prix. Rares sont les fonds donnant des indications précises et nombreuses sur les échanges de terres. Aussi bien Pierre Bonnassie était-il effectivement pionnier dans les calculs qu’il effectua, pour les Xe et XIe siècles sur l’évolution du prix de la modiata de vigne dans la région de Barcelone485. Ne posant pas de préalable méthodologique, il consolidait son raisonnement sur la croissance et sur la périodisation de la vie économique et sociale catalane en l’appuyant sur des courbes. Celles-ci montraient ainsi une phase de hausse des prix du foncier entre 980 et 1015, suivi d’un net repli, voire d’un écroulement, entre 1015 et 1050. Ce fait n’était pas utilisé comme argument par Pierre Bonnassie dans la construction du modèle de crise qu’il élaborait tout au long des pages de sa thèse. Le prix du foncier était intéressant en lui-même et, surtout, il était implicitement mis en relation avec la circulation monétaire et était employé comme indice de la croissance économique. Au même moment, cependant, l’histoire économique médiévale empruntait d’autres voies et la nature des sources qu’elle utilisait n’attirait pas spécialement l’attention des historiens économistes sur la question du marché de la terre. Davantage intéressés par les grandes comptabilités seigneuriales du bas Moyen Âge que par toute autre forme de documentation, les médiévistes français traquaient les indications sur le prix des denrées alimentaires, les salaires et les chiffres de population ; ils ne considéraient pas les mutations foncières comme un indicateur utile : ni les actes de mutation ni les fonds fournissant des informations 483. VIOLANTE 1953, p. 51-61. 484. De grands monastères comme Farfa, le Mont-Cassin ou Cluny ont systématiquement épuré leurs fonds des anciens titres. Leur conservation à Casauria, dans les Abruzzes, est exceptionnelle. Enfin, les fonds épiscopaux semblent avoir été moins souvent expurgés. Voir un état de la question pour l’Italie dans BOUGARD 1999. Pour la politique de Cluny à l’égard des écrits pratiques, voir CHASTANG 2013. Sur la situation archivistique des grands monastèrs d’Italie centrale au XIIe siècle : FELLER 2015a. 485. BONNASSIE 1990a, p. 198 sv.

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sur la fiscalité seigneuriale portant sur les transactions foncières n’arrêtaient véritablement leur attention486. Ainsi, le plus économiste des historiens médiévistes français des années 1970, Guy Bois, n’a pas un mot dans sa thèse sur cette question, soit qu’il l’ait d’emblée éliminée, soit que sa documentation ne lui ait pas permis de percevoir la mobilité foncière487. Au même moment, en Angleterre, le problème était cependant étudié à fond sous plusieurs angles et donnait lieu à une bibliographie abondante488. Guy Bois est largement revenu sur la question du marché de la terre en 1989 dans son ouvrage sur Lournand aux Xe et XIe siècles489. Interprétant l’apparition de ventes de terres entre personnes privées, il signalait des phénomènes de concentration foncière par le biais du marché et les présentait comme des nouveautés et voyait en eux des signes attestant de l’ampleur des bouleversements en cours dans le Mâconnais. Il mettait l’accent sur le rôle crucial des années 970-980, date selon lui de l’apparition des ventes dans les modes de mise en circulation des terres, mais ne s’interrogeait pas au-delà sur la signification de cette chronologie ; il ne mettait pas en œuvre de dispositif critique sur ce sujet, sa présentation se limitant à une « mise en graphe » des quelques ventes conservées au cartulaire de Cluny et concernant la zone de Lournand. Aucune remarque n’était faite sur la question de l’organisation de sa documentation et aucune interrogation sur celle des pertes documentaires490. Sa position a été violemment critiquée. Il faut toutefois l’examiner de près et s’interroger sur la signification de la hausse des prix qu’il constate. Celle-ci doit être considérée dans son ensemble – il est simplement regrettable que ses courbes et ses schémas n’aient pas été établis sur une base statistique plus vaste et poussés au-delà des années 1010. La situation italienne permet de construire une position critique, même si on se limite à la question de la chronologie : rien ne vient prouver son caractère exceptionnel du point de vue économique. Nous possédons en effet des achats et des ventes concernant l’Italie dès lors que la documentation écrite refait son apparition c’est-à-dire dès le VIIIe siècle ; la concentration foncière se produit aussi par l’achat et la vente, de même que la dislocation des propriétés491. Cela rend difficile l’utilisation de l’argument de l’émergence du marché dans la démonstration de l’existence de la mutation de l’an mil. En revanche, cela ne dispense en aucune manière de comparer les courbes et les nuages de points établis par Guy Bois et par d’autres. Les mêmes procédures et les mêmes méthodes de calcul, au vrai quelque peu rustiques, que celles utilisées par Pierre Bonnassie ont ainsi permis à Jorg Jarnut d’arriver à une périodisation similaire à celle de la Catalogne, quoique décalée d’une dizaine d’années. Son 486. FURIÓ, MIRA 2005. 487. BOIS 1976, p. 18-21. 488. À ce titre, la publication d’un livre dirigé par R. Smith Land, Kinship and Life Cycle apparaît comme exemplaire et caractéristique de cet intérêt pour le marché de la terre lié à la lecture de Tchayanov: SMITH 1984. Voir aussi HARVEY 1996. 489. BOIS 1989, p. 78-83. 490. Sur ce point : MORSEL 2009. 491. WICKHAM 1989, p. 40-67.

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échantillon était à vrai dire très mince492. Plus tard, tout en connaissant l’arrièreplan méthodologique sur le calcul, je suis arrivé, sur des séries longues, à des conclusions similaires : baisse des prix de l’unité de surface au IXe siècle, lente appréciation au Xe, chute brutale de la valeur des terres à partir de 1025 Ce calcul, très grossier, a par la suite été affiné493. La question dès lors se pose ainsi: la coïncidence, établie de façon empirique entre les diverses zones ayant donné lieu à une enquête peut-elle avoir une signification pour l’histoire économique et sociale? Si c’est le cas, il faut considérer l’existence d’une crise du marché foncier dans les années 1020-1030: il n’est pas illégitime alors de la rapprocher d’autres faits et d’y voir un indice supplémentaire de crise dans ces années-là, au demeurant marquées par de sévères famines dont celle décrite par Raoul Glaber. Le point de savoir si celle-ci a pu entraîner des bouleversements d’ordre structurel est certes une autre question, mais il est absolument légitime de la poser. Il se pourrait aussi que nous soyons en présence d’une illusion construite par des sources insuffisamment critiquées et dont les biais ne seraient pas connus. En traitant la terre comme une marchandise, on faisait en effet bon marché de son caractère particulier et notamment on semblait méconnaître l’ensemble des réflexions qui montrait justement qu’elle n’était pas un objet comme les autres et qu’elle ne pouvait pas aisément être considérée comme le support normal d’échanges commerciaux. On négligeait également le fait que la notion de marché comme lieu d’une évaluation des biens étaient étrangère à la conscience médiévale – comme elle l’était à la conscience moderne : étudier des séries de prix dans une société qui ignore l’existence du marché comme moyen de les former pourrait bien être un non-sens494. Cependant, malgré ces impasses de la réflexion, ou si l’on préfère, malgré l’aventurisme de la démarche empirique, des résultats convergents ont été obtenus. Comment vérifier leur pertinence et leur donner une validité méthodologique ? La démarche consistant à multiplier les courbes de cette nature dans différentes régions aurait été l’une des possibilités. Elle n’aurait rien prouvé de plus que ce qu’une simple accumulation de faits permet d’établir, sans donner d’arguments destinés à trancher dans aucun des débats théoriques et méthodologiques. Avant d’en arriver là, il valait beaucoup mieux s’efforcer de poser les limites d’un éventuel débat futur. C’est ce que je me propose de faire dans ces pages afin d’apporter des éléments de réponse à quelques questions qui sont loin d’être rhétoriques. À quelles conditions est-il légitime de manipuler les séries de prix et de les mettre en relation avec les surfaces décrites – et pour quoi faire ? La démarche qui consiste à voir dans l’évolution des prix du foncier un indicateur de conjoncture est-elle définitivement anathème ? Et, si elle ne l’est pas encore, devrait-elle l’être495 ? 492. 493. 494. 495.

JARNUT 1980. FELLER 1998 p. 386-418 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; WEBER 2005. TESTART 2001 ; GUERREAU 2001b. Cette question a fait l’objet, entre 1999 et 2001, d’un programme de travail organisé au sein de l’UMR 8589/Lamop et a donné lieu à deux publications : FELLER, WICKHAM 2005 et FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005.

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II. UN OBJET IMPOSSIBLE De nombreux facteurs militent en ce sens et il n’est pas possible de ne pas tenir compte de ce qui a été dit depuis Polanyi496. La terre, tout d’abord, est un élément de la nature qu’il ne va pas de soi de transformer en marchandise, ne serait-ce que parce qu’elle est liée à l’ensemble des institutions qui structurent les sociétés : « La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché » écrit Polanyi. Par là, les sociétés libérales ont transformé de façon excessive leur rapport à la nature, comme si, ajoute-t-il, toutes les institutions de la société étaient « subordonnées aux exigences du mécanisme du marché ». Il y a là pour lui un authentique scandale, un dérèglement intolérable de la définition de ce qui entre ou non dans la sphère de l’échange marchand497. Pour les classes dirigeantes, la terre est la richesse et la puissance, sous tous leurs aspects498. Elle est pour eux un instrument de production dont ils tirent un revenu mais elle est aussi support du pouvoir exercé sur les hommes qui la travaillent et qui dépendent de leur seigneur à plus d’un titre, et d’abord afin d’y avoir eux-mêmes accès, leurs exploitations étant en tout ou en partie concédée par lui. Elle est également l’objet en quoi s’incorpore, littéralement, l’histoire des personnes et des groupes familiaux qu’ils constituent, au point qu’ils finissent par en prendre le nom. Si l’on considère maintenant le rapport entre la terre et les paysans, il y a, autour de lui, un ensemble de considérations dont certaines sont loin d’être idéologiquement neutres et qui embarrassent la réflexion. C’est peut-être Henri Mendras qui, dans La fin des Paysans, les expose le mieux, montrant ainsi comment la sphère des sentiments peut investir le champ de la réflexion scientifique et la gêner499. D’emblée, en effet, Mendras place la représentation paysanne (indigène) de la terre dans des catégories qui sont a priori hors de l’échange marchand. Avec la terre, en effet, on est dans l’ordre, dit-il, de l’affectif et du sentimental, parfois même de l’intime et presque du charnel : intime est la connaissance que le paysan a de son champ et qui lui permet de savoir, sans avoir besoin de le théoriser, que telle spéculation lui convient plutôt que telle autre ; empirique également, mais liée à l’ensemble de l’éducation et de l’expérience sensible de l’individu, la connaissance des micro-climats ou des particularités de l’écoulement des eaux, bref de tout ce qui rend possible le travail de la terre sans autre support qu’un savoir pratique – lequel savoir serait dénué de sens si le paysan était brutalement déplacé dans un autre contexte écologique. De l’ordre du charnel enfin, le rapprochement entre la fécondité de la terre et l’amour que l’on a pour elle et qui fait que l’on travaille d’autant mieux une terre et qu’on la rend plus féconde qu’on l’aime parce qu’on 496. 497. 498. 499.

POLANYI 1983, p. 238 et sv. Voir sur ce point WEBER 2005. REUTER 1995 : p. 199. MENDRAS 1967 [éd. 1991] p. 75-116. Mendras, quoique disposant d’une bibliographie fort étendue ne cite pas Polanyi. Il connaît Tchayanov à travers ses écrits en allemand mais ne peut pas avoir lu The Theory of Peasant Economy, traduit en anglais en 1966 seulement, c’est-à-dire à un moment où son livre était vraisemblablement achevé.

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la possède. Mendras prend des contre-exemples. Citant des travaux de géographes déjà anciens au moment où il les utilise, il montre l’absence – étonnante pour les savants qui l’ont constatée et peut-être aussi pour lui-même – d’affection des paysans méditerranéens pour la terre qu’ils exploitent. La terre mal aimée est aussi une terre mal travaillée et qui rend peu500. Les géographes cités par Mendras – et peut-être Mendras lui-même – sont victimes d’une vision fortement idéologique de ce que doit être le rapport à la terre du monde rural. Définir dans les années 1940 les paysans par leur rapport affectif et charnel à la terre qu’ils travaillent signifie évidemment une contamination par l’esprit du temps qui fait de la terre le support de valeurs particulières, exprimées autant par Vichy que par Giono et qui tend à faire de la terre non pas un objet à part, mais presque un objet sacré et qui devrait pour cela échapper totalement aux règles de l’échange marchand. Par derrière cette présentation affective des rapports entre l’homme et la terre on trouve une vision particulière du paysan qui fait du rapport entre la terre et lui le cœur de la réflexion sociologique ou historique, mettant de côté le fait que la terre est d’abord un outil de production. Un rapport désenchanté à celle-ci a sans doute été possible dans la civilisation occidentale avant les bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle et l’attitude des paysans à son égard serait alors dépourvue de tout caractère illusoire ou de tout charme au sens premier et ne serait considérée que comme le support de la production. Enfin, la figure du paysan doit être considérée aussi pour ce qu’elle est : une construction d’où l’idéologie n’est jamais absente. En privilégiant la présentation d’un lien affectif avec la terre, on gomme un aspect essentiel de la vie rurale et qui est la mobilité des paysans, leur capacité à se mobiliser, eux et leurs biens pour aller « faire patrimoine » ailleurs. La croissance économique du Moyen Âge repose au demeurant en grande partie sur l’existence de cette mobilité, qu’elle soit contrainte dans le cadre de la seigneurie ou volontaire dans les zones pionnières. Seule une vision étroitement idéologique de la condition paysanne, qui l’assimile à la condition servile, amène à considérer les travailleurs de la terre comme étant en permanence, et de façon systématique, liés au sol501. Toutefois, si l’on cherche à exprimer différemment ce que note Mendras, pour dire le caractère « à part » ou exceptionnel qu’est la terre, on peut proposer cette formulation : il n’est pas possible de considérer la terre exclusivement comme un objet, à quelque niveau que l’on se place. Ce n’est pas pour les raisons qu’il donne, et qu’il faut n’accepter qu’avec réserve, sinon avec suspicion. Derrière les 500. MENDRAS 1967 p. 78-79. Il cite J. WEULERSSE 1946 : « À vrai dire, peu de populations paysannes manifestent une pareille faiblesse du sens terrien, un aussi paradoxal mépris des choses de la terre ». Un anthropologue, J. Pitt-Rivers, parle, à propos de paysans espagnols « d’une absence de sens mystique à l’égard de la terre » et note que les paysans méditerranéens, qui vivent en ville, sortent pour cultiver une terre qu’ils n’aiment pas (PITT-RIVERS 1954). 501. C’est la vision juridique classique des servi della gleba. C’est aussi celle des marxistes les plus orthodoxes qui ne peuvent considérer les paysans autrement que comme des objets totalement dépendants de la volonté de leurs maîtres et des forces économiques qui les déterminent les uns et les autres : KOSMINSKY 1955 offre une bonne présentation de cette vision.

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questions de l’exploitation et de la propriété, des questions d’ordre juridique et économique se posent mais renvoient directement au statut des personnes concernées autant qu’à leurs affects. La terre est effectivement à part dans les biens des hommes parce qu’elle donne sa place et son rang dans la société à celui qui la tient, qu’il en soit le propriétaire ou l’exploitant502. Je prendrai deux exemples, apparemment contradictoires. En 903, des paysans italiens gagnent un procès contre l’intendant d’un fisc situé près de Milan, Palazzolo. Contre l’officier royal qui prétendait qu’ils n’étaient pas libres parce qu’ils exploitaient des tenures, ils arguèrent du fait qu’ils étaient propriétaires en dehors du domaine géré par celui-ci, et que cela suffisait à établir leur liberté503 : ils étaient en fait des libres recommandés pour leur protection et dont les alleux étaient trop exigus pour leur permettre de vivre décemment. Cet argument emporta la conviction des juges qui reconnurent la liberté de ces hommes. Leur attitude semble donc indiquer dans ce cas une stricte adéquation entre statut des personnes et statut de la terre : les alleutiers sont libres, précisément parce qu’ils sont alleutiers. Au rebours, d’ailleurs, leur condition de libres les met en position de revendiquer éventuellement la propriété de la terre qu’ils exploitent à l’intérieur du domaine – raison pour laquelle l’intendant a tenté de leur imposer un statut inférieur504. Il est dans ces conditions totalement vain de chercher à considérer la terre comme une simple richesse ou comme un facteur de production détaché de celui qui la détient. Elle est évidemment tout autre chose, et d’abord ici le support des statuts individuels. La façon dont on possède une terre détermine bien dans ce cas le rang et le statut. S’en dessaisir ne peut se faire sans conséquences : on s’est efforcé à travers l’exemple de Karol fils de Liutprand de mesurer celles-ci sur les individus comme sur les groupes familiaux505. La généralisation serait abusive : être propriétaire, ce n’est pas nécessairement être libre. Et c’est le sens de mon second exemple. En 834, le prince Sicard de Bénévent concède à l’abbesse de Sainte-Sophie la propriété de terres que les esclaves (servi) du monastère ont achetées aux confins du duché de Naples et de la principauté. Ces terres leur avaient été vendues par d’autres esclaves qui appartenaient quant à eux au palais. L’acte ne prive pas les servi de leur acquêt mais le place sous la stricte seigneurie de l’abbesse ; il achève et complète la transaction, afin, dit le texte du précepte, que les servi et leurs héritiers puissent tenir et posséder ces biens tels qu’ils sont décrits dans l’acte d’achat. La propriété des servi est donc confirmée, tout en étant aussitôt limitée. Et, dans ce cas, la propriété n’est évidemment pas signe de liberté. Elle est au contraire l’un des moyens pour le 502. Voir la citation qui ouvre la seconde partie du Sens pratique : BOURDIEU 1980, p. 249 : « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite ». Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique. Les grandes enquêtes de Pierre Bourdieu sur la condition paysanne et particulièrement sur les questions matrimoniales sont des années 1959-1960 et, par conséquent, contemporaines de celle de Mendras. 503. BOUGARD 1997. 504. Sur ces questions en général, voir FELLER 1997. 505. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005

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seigneur de tenir en mains la population servile506. Il existe donc des transactions entre les esclaves et ceux-ci passent des marchés. Il est douteux cependant que l’on puisse considérer les échanges de terres entre esclaves de la même manière que l’on pourrait analyser les transactions entre membres de l’aristocratie. Dans les deux cas, le rapport entre l’homme et la terre est tel que définir le statut de l’un permet de définir le statut de l’autre. Qu’un individu doive faire valider une acquisition par un seigneur le classe évidemment : son droit de propriété n’est en aucune manière nié. Il est limité et contrôlé et c’est cela qui le situe dans une catégorie juridique et sociale particulière qui n’est certes pas celle des libres. Inversement, en prouvant l’existence d’un droit de propriété plein et entier sur certaines de leurs terres, les paysans de Palazzolo ont établi de façon irréfutable leur propre liberté. Il ne faut pas voir là un artifice juridique permettant de définir un critère objectif de la liberté qui soit relativement facile à vérifier mais plutôt la marque de la continuité entre l’homme et la terre qu’il exploite, continuité qui établit l’impossibilité en fait comme en droit de séparer dans ce cas le sujet de l’objet.

III. LA VENTE ET SES RITES Comment dès lors « mettre sur le marché », c’est-à-dire presque jeter sur la place publique, une chose qui n’en est pas une, puisque difficilement séparable de celui qui la tient ? Il faut que des procédures soient inventées et des gardefous construits qui rendent la transaction possible, parce qu’il faut parfois vendre la terre sans que cela signifie s’aliéner soi-même. Les historiens des sociétés anciennes ont rencontré le problème et un bon exemple en est donné à partir du droit mésopotamien par Elena Cassin à propos des cessions immobilières et des rites les accompagnant507. E. Cassin montre que, dans cette société, la terre est considérée comme étant un membre de la famille – conception que, au demeurant, le Moyen Âge connaît également508. Seul un rite adéquat et précisément déterminé permet de dissoudre le lien entre l’objet possédé et le sujet possédant. Une motte de terre prélevée sur le champ mis en vente est jetée dans un cours d’eau jusqu’à ce que sa complète disparition et dispersion soit advenue : alors, devenue libre de toute relation avec le propriétaire précédent, sortie de la famille puisque la dissolution de la poignée de terre a dissous également le lien entre le possesseur qui a jeté la représentation de l’objet et l’objet lui-même, elle peut en changeant de propriétaire tisser de nouveaux liens et construire une nouvelle histoire509. 506. Voir CSS, I, nº 27, p. 380-382 (a. 834). 507. MENDRAS 1967, p. 77. Voir CASSIN 1987, p. 280-336. 508. À Salerne, l’église privée du palais, dédiée à saint Maxime, est considérée comme faisant partie intégrante de la famille princière et est, à ce titre, instituée comme héritiers des biens de son fondateur à égalité de droit avec ses fils. Cava I, nº 64, p. 79-84 (a. 868). Voir à ce sujet TAVIANI-Carozzi 1991. 509. CASSIN 1987, p. 294.

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En sens inverse, l’utilisation d’objets rituels permet de construire des liens entre des personnes. Ainsi, les investitures qui, durant le haut Moyen Âge, concluent parfois les achats et achèvent de leur donner valeur font largement appel à des symboliques analogues reposant sur la perception partagée d’une continuité entre la chose et l’homme et sur la fiction commodément acceptée qui veut que, entre l’objet et sa représentation, l’identité soit telle que la transmission de l’un signifie effectivement le changement de propriété510. L’investiture clôt la vente, comme elle achève, dans le système symbolique de la vassalité, de nouer la relation entre deux hommes. Que l’on ait recours au même système de symboles dans les ventes et les investitures de fiefs ou de bénéfices est un fait qui mérite d’être souligné, parce que le rituel déplace l’objet de la transaction : c’est moins la terre que le lien qu’elle permet de construire qui fait alors l’objet de l’échange. Vente et investiture proposent ainsi deux ensembles de rites qui se recouvrent et dont l’intersection se trouve dans la remise de l’objet symbolique. Mais, alors que la contrepartie versée conclut la vente et devrait signifier la fin des obligations juridiques entre les parties, les gestes liés à l’octroi du bénéfice sont constitutifs d’obligations. Le recouvrement partiel des deux ordres donne une indication sur la représentation que l’on peut se faire de la nature de l’objet transmis mais n’indique pas nécessairement le type de droits que les acteurs ont sur la chose cédée ou acquise. Durant le haut Moyen Âge, les dons de terres par les souverains sont fréquents et normaux, même lorsqu’ils accompagnent un rituel d’entrée en vassalité. Ils accompagnent les gestes qui établissent la subordination, mais créent in fine un droit de propriété complet511. De nombreux exemples de dons de terres par des rois à des laïcs – et pas seulement à des établissements ecclésiastiques – peuvent être relevés aussi bien à l’époque mérovingienne qu’aux époques carolingienne ou post-carolingienne, parce que le don est au cœur du mode de gouvernement des rois du haut Moyen Âge512. C’est lui qui crée le lien d’amitié grâce auquel, dans une société où les moyens de coercition des pouvoirs centraux sont faibles, le souverain peut se faire obéir. Donner des terres permet de constituer et de consolider des clientèles par l’action desquelles son action peut être efficace. Le résultat est que la terre donnée porte avec elle le lien d’amitié ou de subordination établi par le rite de l’entrée en vassalité ou par les gestes d’amitié qui ont 510. LE GOFF 1977. Ce sont les mêmes objets qui sont utilisés lors des ventes et lors des investitures accompagnant un hommage et une prestation de serment, c’est-à-dire lors d’un transfert définitif d’une terre lié au versement d’une contrepartie – monétaire ou non – et lors d’un transfert conditionnel lié à l’accomplissement d’un ensemble de rites créant des obligations de service. Dans les ventes, le recours à l’investiture par la médiation d’un objet est loin d’être systématique. On en trouvera cependant un exemple dans le dossier concernant Karol publié dans FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 au nº 90. 511. Comme dans le cas bien connu de l’hommage prêté par Harold à Louis le Pieux, ils créent un droit de propriété véritable. Ermold, p. 169-170. Louis le Pieux fait don (donare) de terres à Harold. Il ne s’agit pas d’une propriété conditionnelle, même si le transfert s’effectue après que Harold eut accompli le rituel d’entrée en vassalité, accompagné de la remise d’un cheval et d’armes. Là-dessus, voir en dernier lieu LE JAN 2001. 512. ROSENWEIN 1996a, ROSENWEIN 1999, p. 137-155.

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accompagné la cession. Le recours aux mêmes rites de transmission du bien lors des ventes peut alors être interprété comme la constatation d’une situation analogue : acheteurs et vendeurs continuent d’être liés malgré le versement d’un prix. Celui-ci ne peut donc pas être considéré uniquement sous l’angle de l’évaluation mais doit aussi être examiné comme une prestation particulière, un élément dans un ensemble de contreparties qui englobent aussi des versements en argent.

IV. LE MARCHÉ DE LA TERRE, L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION ET L’ORGANISATION DE LA FAMILLE Cette analyse des questions afférentes aux statuts et aux rites n’est pas seulement pertinente pour le haut Moyen Âge. Les rituels d’investiture et de déguerpissement, l’utilisation d’objets symboliques dans les transactions foncières comme dans les saisines de fiefs se retrouvent encore en plein XIIe siècle, par exemple dans Galbert de Bruges et continue de faire partie de la gamme des gestes nécessaires lors de transferts de propriété. La terre demeure un bien spécial, un bien à part, mais, malgré cela, elle peut être vendue et achetée. L’observation des ventes et des circonstances qui les entourent constitue le point essentiel qui permet de comprendre ce qui se passe effectivement et ce qui est en jeu. Trois facteurs peuvent être examinés : l’adaptation de la taille de l’exploitation à celle de la maisonnée ; les nécessités et les contraintes que l’institution matrimoniale fait naître ; les questions liées à l’endettement. L’une des voies utilisées par la réflexion des historiens de l’économie – surtout dans les années 1970 – a été ouverte par la redécouverte de l’œuvre de Tchayanov, déjà largement utilisée par les anthropologues513. L’idée que la taille de l’exploitation n’est pas fixe mais varie en fonction de l’âge des exploitants et de la composition de leur maisonnée au moment considéré s’est révélée être extrêmement fructueuse. Elle repose, comme le souligne Marshall Sahlins, sur l’existence de trois facteurs : « une force de travail restreinte, différenciée seulement en fonction du sexe, une technologie simple et des objectifs de production limités »514. Cela, en apparence, s’applique fort bien à l’économie paysanne médiévale, dès lors que l’on se place hors du cadre contraignant de la seigneurie – ce qui limite sans doute quelque peu le propos mais contraint à se rappeler que la seigneurie n’englobe pas l’intégralité de la population paysanne : plusieurs modes de production coexistent en effet à l’intérieur de la société féodale515. Quels que soient en effet la constitution de la maisonnée et l’outillage dont elle dispose, ses membres, s’ils sont intégrés à une seigneurie, travaillent sous la contrainte et ont, par définition, des objectifs de production élevés qui vont au-delà de la simple reproduction de leur force de travail. La pression seigneuriale visant à intensifier la production 513. TCHAYANOV 1990 ; SAHLINS 1976, p. 131-137. 514. Ibid., p. 131. 515. Voir à ce sujet WICKHAM 1984 et WICKHAM 2005, p. 259-261.

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et à accroître les surplus disponibles, la taille de la tenure de même que la nature de la maisonnée qui l’exploite tendent, à l’intérieur de la seigneurie, à être des facteurs fixes : la logique de l’exploitation voudrait que, une fois trouvé le rapport optimal entre superficie de la tenure et taille de la maisonnée, le seigneur s’efforce de le maintenir stable. La surpopulation du manse est donc de son point de vue – et à supposer que la rationalité de son action soit aussi économique – contreproductive, comme l’est ou comme le serait le cas échéant son fractionnement. On a vu plus haut certaines des limitations que la seigneurie pouvait apporter à la propriété paysanne. Les incapacités ou les limitations légales au droit de propriété sont une chose. L’organisation du travail, c’est-à-dire en l’occurrence la possibilité de mobiliser la main d’œuvre en quantité suffisante aux moments opportuns et aux endroits utiles, est un autre élément décisif. Elle constitue le complément de ces limitations et est constitutive de la servitude. Les seigneurs n’ont pas besoin de plus que de cela, mais ils ont besoin effectivement de tout cela : contrôler la taille des manses, organiser autoritairement si besoin est la répartition de la maind’œuvre516. Un exemple régional va nous permettre d’éclairer le point du lien entre formes du travail contraint et exploitation rurale. Les travaux de Carl Hammer sur la Bavière montrent jusqu’où peut aller la capacité de coercition seigneuriale517. Se situant dans le cadre d’une économie réellement esclavagiste, la Bavière des VIIIe et IXe siècles, il montre qu’aucune marge de manœuvre ou de négociation n’est laissée aux paysans, soumis d’un bout à l’autre de leur existence aux impératifs seigneuriaux. Aucun d’entre eux n’est juridiquement libre. Cela donne au seigneur les moyens d’imposer totalement sa règle du jeu. La principale de ces règles qui déterminent le fonctionnement de la seigneurie bavaroise est le maintien en permanence d’une force de travail optimale sur l’exploitation. Cela signifie que l’unité foncière qu’est la tenure n’est jamais divisée et qu’elle est mise en valeur par un couple dans la force de l’âge. Les jeunes gens célibataires sont exclus de la direction de l’exploitation, de même que les travailleurs devenus trop âgés. Quant aux jeunes filles, elles travaillent dans les ateliers manoriaux, du moins tant que leur présence sur une exploitation n’est pas indispensable. La fonctionnalité du statut servile s’exprime ici : le seigneur a la possibilité de changer les statuts des personnes en fonction de leur âge. Les jeunes sont des mancipia et travaillent soit sur la réserve, soit en sousordre sur les tenures où l’on a besoin de main d’œuvre (pas nécessairement celle de leur père). Mariés, les hommes peuvent devenir tenanciers. Enfin, âgés, ils redeviennent mancipia et sont alors placés sous la responsabilité ou la direction d’un autre. L’organisation des domaines abruzzais de Farfa et de Saint-Vincentau-Volturne conduit à penser que l’on y trouve des situations fort proches : les familles y sont, comme l’écrit C. Hammer, à propos de la Bavière, manipulées administrativement, leurs membres étant déplacés et installés selon les besoins 516. Sur ce sujet, la bibliographie est immense : KOSMINSKY 1955, POSTAN 1937 et POSTAN 1954, DUBY 1978 ; BOURIN, FREEDMAN 2005 ; RIO 2017. La question de la servitude et de son lien avec la mise au travail est actuellement placée au second plan : CARRIER 2017. 517. HAMMER 1983, HAMMER 2002.

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du domaine, et en fonction de l’âge et de la situation familiale des individus518. C’est la version inversée de ce que M. Sahlins a appelé la règle de Tchayanov : la variable, dans ce cas, n’est pas la superficie de la tenure, mais la famille servile. L’exemple pris par Hammer est extrême : il fait de la taille de l’exploitation un facteur que les seigneurs ne manipulent pas volontiers, les surplus de population étant expulsés soit vers des zones de conquête soit vers d’autres tenures déficitaires, comme si les manses avaient effectivement atteint dans la Bavière du IXe siècle leur taille optimale. Il est en tout cas exclu que les travailleurs puissent eux-mêmes toucher à ce qui est un donné en divisant la tenure, a fortiori en la cédant en tout ou partie contre de l’argent. Leur droit sur la terre est nul : la question d’un marché semble dans ce cas précis devoir être évacuée. Mais il est rare que l’on puisse démontrer l’existence de réalités économiques et sociales aussi oppressives et cohérentes : si la seigneurie carolingienne tend à cela, elle n’a que rarement atteint ce degré de perfection. Il n’en demeure pas moins toutefois que la seigneurie contrôle – ou s’efforce de contrôler – l’ensemble des facteurs de production et tente d’en maximiser l’emploi, sans laisser d’initiative structurelle aux paysans qui ne peuvent modifier d’eux-mêmes l’ordre des facteurs de production en agissant sur le travail ou sur la taille de l’exploitation. Que l’on se situe dans le cadre du grand domaine ou dans celui des seigneuries du Moyen Âge central, le principe est identique, même si les modalités d’application peuvent être d’une grande diversité. Dans ces conditions, dans une lecture extrémiste, le tenancier ne devrait avoir aucun droit foncier sur la tenure qu’il exploite. Or, cela a pu être parfois vrai mais ce ne fut le cas ni partout ni toujours. En Italie centrale, par exemple, durant la seconde moitié du VIIIe siècle, les affranchissements se sont multipliés. Les nouveaux libres étaient comme le dit bellement la chronique du Mont-Cassin « donnés à la liberté ». En règle générale la propriété de leurs exploitations leur était concédée, ce qui permettait d’instituer en échange le droit pour le seigneur d’exiger des prestations en travail sur la réserve. La vente de ces terres était possible à certaines conditions, soit que le seigneur exigeât d’exercer un droit de préemption, soit qu’il obligeât les paysans à ne vendre leurs terres qu’à des hommes de même statut qu’eux, ou ce qui n’est pas nécessairement la même chose, à des hommes habitant le même lieu qu’eux. Malgré tout, la vente demeurait cependant possible. Bloquer entièrement le marché de la terre aurait été extrêmement malcommode et sans doute irréaliste, la capacité de contrôle de l’ensemble des facteurs de la vie sociale paysanne de la part des seigneurs étant de toute façon difficile à réaliser519. En Angleterre la découverte par Postan des Carte Nativorum de Peterborough – et la véritable « révélation seigneuriale » qu’a constituée leur édition – a profondément modifié la vision que l’on pouvait avoir de l’économie manoriale et de la situation des vilains520. Même dans le régime foncier extrêmement rugueux qui est 518. FELLER 1994 et 1998. 519. Voir, sur la question du travail des DÉPENDANTS, FELLER 1999 et 2003. 520. POSTAN 1960 [= POSTAN 1973, p. 107-149].

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celui du XIIe siècle anglais, il existe une forme de droit de propriété du tenancier sur la terre qu’il met en valeur. Postan fut extrêmement surpris en découvrant que le cartulaire appelé « Carte Nativorum » était un registre à l’intérieur duquel étaient consignés des mutations foncières opérées entre vilains, c’est-à-dire entre des sujets de la seigneurie dont on pensait jusqu’alors qu’ils n’avaient aucun droit sur la terre qu’ils exploitaient. Ainsi, même la seigneurie manoriale laissait exister une forme de propriété paysanne. On peut penser qu’il en allait de même en Italie méridionale dans les terres où, après la conquête, la population s’est trouvée soumise au vilainage. Les seigneurs n’empêchent pas dans les faits les mouvements fonciers, c’est-à-dire les ventes. Ils sont amenés à se contenter de contrôler du plus près qu’ils le peuvent l’activité des vilains sur le marché foncier, tirant de celle-ci un revenu et, surtout, localisant le nouveau tenancier : il existe donc un marché de la tenure, c’est-à-dire un marché où ce n’est pas la terre qui est vendue mais le droit de l’exploiter. Si tel n’était pas le cas, d’ailleurs, on peut penser que des échanges se produiraient tout de même, mais qu’ils seraient clandestins. Quelle que soit en effet la capacité de coercition de la seigneurie, il est douteux qu’elle soit en mesure de rassembler en permanence suffisamment de renseignements sur l’ensemble des situations individuelles pour être en mesure d’empêcher totalement la sous-location. Il est plus judicieux de chercher à en tirer profit de la circulation des terres que de chercher à la bloquer totalement. En Italie centrale, à la fin du haut Moyen Âge, le marché de la tenure est même alimenté par les grands monastères qui libèrent des surfaces considérables en en confiant la gestion à des hommes qui ont payé de forts droits d’entrée : on se rend compte que, la sous-location étant tolérée et s’effectuant selon les mêmes règles (versement d’un entrage et d’un cens annuel), la situation du parcellaire d’exploitation pouvait y être d’une grande complexité et ne pas recouvrir exactement les droits fonciers. L’enjeu du contrôle seigneurial est alors moins de savoir organiser la production et de pouvoir suivre de façon tatillonne l’évolution des maisonnées paysannes que de suivre le mouvement et de faire de toute action ou de toute initiative des producteurs l’objet d’un prélèvement. Celui-ci, outre qu’il accroît le montant de la rente, rappelle l’existence et la force de l’autorité ordonnatrice et organisatrice. Enfin, dans la plupart des cas, le seigneur se contente de limiter le droit de propriété du tenancier en restreignant sa faculté de vendre la tenure, soit qu’il exerce un droit de préemption, soit qu’il désigne des acheteurs prohibés, soit enfin qu’il se contente d’exiger des redevances. De ce fait, les lods et ventes sont bien, comme l’avait déjà noté Maurice Berthe, un excellent indicateur de l’activité des échanges521. De là vient qu’il est nécessaire de s’intéresser aux questions liées à la fiscalité seigneuriale portant sur les terres. Les sources permettant d’atteindre les lauzimes ou les lods et ventes, celles aussi concernant les « entry fines » anglaises nous informent sur la question 521. BERTHE 1995.

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de la mobilité foncière et nous donnent des indications sur l’évolution de la taille de la tenure en fonction de l’âge et de la situation familiale522. La présence ou l’absence d’une seigneurie forte qui laisse faire ou freine le mouvement foncier est toutefois un facteur à tenir en permanence présent à l’esprit dans l’analyse du marché foncier. Dans les parties de la Toscane que Chris Wickham étudie, la seigneurie est faible523. Elle l’est également dans les Abruzzes aux IXe et Xe siècles. Cela offre aux paysans des opportunités que l’on ne retrouverait guère au même moment dans le Latium, par exemple, où le jeu de la réciprocité ne peut guère s’exercer de façon horizontale, c’est-à-dire à l’intérieur de communautés paysannes dont l’émergence et la formalisation sont freinées par la force de la seigneurie banale. Les paysans ne disposent guère, sur le finage, que du droit de semer, le ius serendi, et se voient, dans ce cas précis qui est un caslimite, dénier toute possibilité d’accéder à la propriété du sol524. Si l’organisation du travail et la plus ou moins grande liberté reconnue ou laissée aux exploitants dans le cadre de la seigneurie sont des facteurs essentiels, la question des mariages est sans doute encore plus fondamentale, parce qu’elle est susceptible de créer des tensions considérables et de conduire à des modifications de l’attitude seigneuriale. La constitution des différentes dots – qu’il s’agisse des biens transmis aux filles au moment des épousailles, de ceux donnés aux garçons afin qu’ils puissent s’établir ou encore de ceux donnés par le garçon à sa promise pour garantir sa sécurité matérielle ou pour tout autre motif où l’amour entre même parfois – est sans doute l’un des facteurs les plus perturbateurs de l’organisation économique de la famille525. Dans les zones que n’écrase pas une seigneurie du type de celle que décrit C. Hammer – et elles sont majoritaires en Occident –, le mariage devrait en effet signifier l’émancipation au moins formelle des jeunes gens qui se trouvent alors en position de quitter le foyer paternel : la résidence néo-locale semble bel et bien s’être déjà généralisée dès le IXe siècle, en même temps sans doute que l’Église précisait la formulation de son anthropologie du mariage et de la conjugalité526. Le mariage et la fondation d’une nouvelle cellule économique sont le destin normal des paysans du Moyen Âge, sauf là où les seigneurs parviennent encore à manipuler les structures familiales, comme ils le font en Bavière au IXe siècle mais peut-être aussi en Sabine et dans les Abruzzes au même moment. On ne sait pas encore bien, d’autre part, jusqu’à quel point le « modèle béarnais » de société, qui prévoit un et un seul héritier et organise le célibat (ou l’expulsion) des autres enfants, a pu être fréquent dans la paysannerie de l’Occident médiéval527. La nécessité dans laquelle chacun se trouve d’avoir à organiser l’installation des 522. 523. 524. 525. 526. 527.

DYER 2005 ; SCHOFIELD 2005. WICKHAM 1996. CAROCCI 1993, 2009 et 2015. FELLER 2002. TOUBERT 1986 et 1997. CURSENTE 1998 ; BOURDIEU 2002, spéc. p. 169-205 : « Les stratégies matrimoniales dans le système des stratégies de reproduction ».

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jeunes couples induit des comportements économiques particuliers528. Il faut en effet anticiper sur les mariages et, pour ce faire, soit acquérir des terres soit prévoir le partage au moins partiel du patrimoine au moment du mariage, les deux formules pouvant au demeurant parfois se combiner : le mariage est de toutes façons l’un des moments où s’organise le passage des biens d’une génération à l’autre. Il est donc logique que les achats de terre se multiplient, et ce quelle que soit la législation matrimoniale en cause. À côté de l’entraide, mais avec des effets radicalement différents sur les prix, la préparation des alliances est un des facteurs d’animation du marché de la terre. Ainsi, Gérard Delille a-t-il pu observer, dans le Royaume de Naples du XVIIIe siècle, que l’on ne pratique pas les mêmes prix, selon que l’on est allié ou étranger. On vend moins cher sa terre aux alliés qu’aux étrangers, parce que l’on est dans une relation de réciprocité où il n’est de l’intérêt de personne de pratiquer des prix élevés529 et où, de toutes façons, on sait que les terres sont destinées à circuler beaucoup dans le cadre d’échanges où leur évaluation est un point sans doute important mais non pas central. De même, l’exemple de Karol fils de Liutprand nous montre une activité d’acheteur intense qui ne fait sens que si on la rapporte à la volonté du personnage considéré de préparer les mariages de ses trois fils530. À l’évidence, Karol a voulu que ceux-ci fassent de « beaux mariages » et a orienté toute son activité sociale en fonction de ce but, à l’intérieur d’une stratégie globale dont la finalité était l’insertion de sa famille dans les rangs de la petite aristocratie. Tenter de réaliser cette stratégie signifiait constituer des exploitations d’attente pour ses fils suffisamment importantes pour que ceux-ci soient considérés comme de « beaux partis ». L’échec de l’un des mariages, l’un des fils de Karol se trouvant en fait dans une maison en tant que gendre et non comme héritier des biens paternels, en dit long sur la fragilité des stratégies. Cela ne marche pas à tous les coups et s’il est une structure qui fonctionne, ce n’est pas celle qui détermine le choix de l’épouse mais bien celle qui organise le rapport de forces entre le mari et la femme et, au-delà, entre les deux groupes familiaux alliés. L’étude du marché de la terre nous renseigne aussi sur cela. Reste la question de l’endettement. Celui-ci est omniprésent sans que l’on puisse toujours en comprendre le fonctionnement concret. Les prêts sur gages fonciers médiévaux ne laissent pas toujours des traces lisibles531. D’autre part, dette et construction ou consolidation des hiérarchies sociales sont liées, obscurcissant encore un problème dont la clarté n’est pas toujours la principale qualité. La dette peut en effet n’avoir de conséquences que financières. Elle peut également s’entendre au sens moral, dans la mesure où elle contraint à l’échange, parce que s’inscrivant dans le cadre de l’entraide entre générations, entre proches, entre amis. 528. FELLER 2002 ; BARTHÉLEMY 2002 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 529. DELILLE 1985, p. 152 : « Trattarsi da consanguineo et trattarsi da stranieri ; la différence se compte en monnaie sonnante et trébuchante ». 530. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 531. Sur cette question, voir le classique VIOLANTE 1962 ; BOUGARD 2010.

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L’existence de liens entre l’individu et la chose possédée ou simplement exploitée entraîne toutes sortes de conséquences. D’abord, en vendant une terre, il est évident que l’on ne fait pas que mettre sur le marché un objet que l’on cherche simplement à réaliser et que l’on ne se contente pas de mobiliser un capital. La trajectoire sociale des descendants de Karol montre tout ce qui est lié à la possession de terres en alleux. Alleutiers, ils ont, comme beaucoup d’autres à ce moment-là, aliéné la propriété de leurs terres en faveur d’une abbaye. Celle-ci leur en a rétrocédé une partie par la médiation de contrats de précaires, concédés contre l’engagement de verser des cens. C’est aussi bien le niveau économique de la famille qui se trouve ici en jeu que son statut social : détenir une tenure de reprise après avoir vendu l’alleu familial n’a évidemment pas la même signification que posséder la même terre en toute propriété532. Le type de possession, lui aussi, classe, du moins dans la société agraire du haut Moyen Âge. Le contrat de précaire italien, même s’il ne prévoit pas autre chose que des prestations en argent, place l’individu dans une situation de dépendance, qui n’est pas nécessairement très coûteuse sur le plan économique mais qui l’est toujours sur le plan moral. Le contrat faisant suite à la donation ou la vente d’une terre place l’ensemble des actions juridiques accomplies sous le signe de la consolidation des hiérarchies, transformant le libre au mieux en client au pire en dépendant. La vente en dehors du groupe des hommes partageant un même statut induit donc des effets qui n’ont rien d’économique mais qui ont partie liée avec la hiérarchisation de la société. Giovanni Levi ne dit pas autre chose dans Le pouvoir au village533 lorsqu’il insiste sur le fait que le marché est un marché sans demande. Les terres sont offertes à la vente, mais elles ne sont pas véritablement désirées par l’acheteur qui les acquiert pourtant, pour des raisons obliques et rarement explicitées par la documentation – jamais en tout cas par les actes de vente. Dans les exemples qu’il cite, la vente des parcelles vient s’insérer dans un ensemble d’échanges s’étalant sur de longues périodes, la cession de la terre n’étant que l’un des éléments du complexe, intervenant au terme d’un processus s’étalant parfois sur plusieurs années. En cas de difficultés économiques, par exemple, les proches font jouer des mécanismes d’entraide. Ils consentent des prêts et lorsqu’ils achètent une terre à la personne ou à la famille qu’ils désirent aider, ils le font à des prix très élevés parce que le transfert d’argent est une forme de l’entraide nécessaire entre parents. Le transfert de propriété cache alors un mécanisme de soutien économique, totalement détaché de tout marché ou de toute considération sur la valeur du bien. L’importance du prix reflète non pas une évaluation de la terre mais une évaluation des services rendus en amont, peut-être appelés d’ailleurs à se poursuivre après la vente. On peut légitimement parler alors de « transactions sans marché »534, parce que les parties ont échangé autre chose que ce qu’elles semblaient échanger535. 532. 533. 534. 535.

FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; FELLER 1999 et 2008. LEVI 1985, p. 128 et suiv. Voir PASTOR, PASCUA, RODRIGUEZ-LOPEZ et SANCHEZ LÉON 2002, ainsi que RODRIGUEZ et PASTOR 2002. CLAUSTRE 2019.

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L’aliénation du bien à un proche n’intervient qu’à la fin, afin de rétablir un semblant de réciprocité, après qu’un flux continu de biens s’est dirigé de l’un vers l’autre. Le prix stipulé, dont il n’est d’ailleurs jamais assuré qu’il a effectivement été versé au moment de la passation de l’acte, recouvre ou annule tout un ensemble de dettes qui constituent le coût économique de l’aide donnée et reçue. La vente est alors une forme d’échange qui renvoie en réalité à une économie du don, cachée derrière une fiction, celle du caractère économique de la transaction conclue. Le don prend des formes différenciées : Florence Weber cite, dans la société française contemporaine, l’exemple frappant du don d’argent entre un frère et une sœur, camouflé sous l’apparence de la rémunération de services domestiques payés bien au-dessus de ce qu’il est habituel de payer pour quelques heures de ménage ou pour du repassage536. Le service rendu, qui est effectivement un travail, permet de faire accepter le don qui, autrement serait humiliant et, en fait, inacceptable parce qu’exprimant une forme intolérable de supériorité du frère sur sa sœur. Dans un contexte médiéval, la cession d’une terre pour cause de famine contre des victuailles qui permettent de sortir de la période de difficultés est le signe d’une situation analogue537. La personne en difficulté cède ce qu’elle a – une terre dans notre cas, un savoir-faire encore largement sexué dans la société contemporaine – en échange d’une contre-prestation qui lui permet de passer un cap difficile. Mais ces ensembles de prestations et de contre-prestations établissent ou dévoilent un rapport de dépendance au moins moral entre celui qui cède ce qu’il tient et celui qui paie. Dans l’économie des prestations et des contre-prestations, le voisinage crée des relations tout aussi complexes. Si quelqu’un est bien placé pour connaître une terre, est en mesure de l’estimer et surtout de la désirer, c’est bien le voisin de son propriétaire. L’action d’acheter peut toutefois être déterminée par un grand nombre de facteurs : l’amitié, d’abord et le désir d’établir et de maintenir de bonnes relations avec son vendeur ou avec l’ensemble de la communauté. La volonté d’améliorer l’organisation de l’exploitation et la recherche d’un accroissement de sa capacité productive sont évidemment aussi présents. Ils ne sont pas les seuls facteurs déterminant les démarches qui aboutissent à l’achat et il n’est même pas certain qu’ils soient toujours clairement exprimés. La rationalité économique du comportement est masquée par d’autres considérations qui semblent l’emporter. Le désir de nouer des liens peut induire des comportements économiquement étranges et aux résultats paradoxaux. Chris Wickham commentait ainsi l’exemple d’un paysan toscan du XIe siècle dont l’activité d’achat et de vente de terres durant toute son existence active avait été intense538. Il remarquait que ses résultats avaient été nuls : le personnage n’avait pas accru la superficie qu’il détenait, à peu près stable entre le début et la fin de sa vie. Il n’avait pas davantage procédé à un remembrement de ses possessions qui ne se trouvaient ni plus rassemblées 536. WEBER 2002 et 2004. 537. Sur les ventes de famine : FELLER 2013. 538. WICKHAM 1987.

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ni plus cohérentes à la fin de sa vie qu’au début. En revanche, l’assiette des possessions du personnage avait été intégralement déplacée. Il avait donc passé son existence à acheter et à vendre des champs sans qu’il soit possible de trouver une quelconque finalité économique à son action. Les transactions se faisaient à prix d’argent. Ce n’étaient en réalité pas des terres qui étaient échangées par les parties, ni des même de l’argent, mais de l’amitié et des liens. Le fait d’échanger consolide dans ce cas les relations de voisinage et crée de l’amitié entre les membres du groupe humain considéré : le paradoxe est ici que la constitution des liens sociaux soit passée par des transactions foncières et ait utilisé la médiation de l’argent, alors même que le marché normalement éloigne les protagonistes et fonctionne sans créer de liens entre les parties, du moins si l’on s’en tient à des définitions orthodoxes. Il ne s’agit plus là d’entraide, bien sûr, mais d’amitié instituée à travers des échanges non commerciaux, s’exerçant toutefois à travers le versement d’argent : la terre est bien un objet à part, qui a la caractéristique de pouvoir circuler entre des acteurs désireux d’être amis ou de le demeurer, quelle que soit la modalité – vente, permutation de propriétés mais aussi pure et simple donation – choisie et mise en œuvre. Mais l’activité des acteurs sur le marché de la terre peut aussi masquer d’autre enjeux que ceux relevant de la volonté de consolidation du lien social. La documentation toscane de C. Wickham ne dit rien du mode d’exploitation des parcelles ainsi soumises à de très rapides changements de propriétaires. Il n’est pas impossible que les aliénations successives n’aient rien changé à leur mise en valeur et que les exploitants soient demeurés les mêmes. La traduction concrète du changement de propriétaire aurait alors été de transférer le versement des redevances d’un ayant droit à un autre. L’action a une traduction économique : il ne s’agit pas de procéder à l’échange rituel d’objets sacrés ou précieux dont la valeur d’usage est nulle mais de faire circuler des revenus. L’objet de la transaction peut également avoir été cela, ce qui ferait alors du marché des parcelles, au moins partiellement, un marché de la rente539. Comme tout à l’heure le comportement économique masquait en fait une relation d’entraide, le comportement d’amitié, le désir de créer des liens sociaux peut ici aboutir à conforter des positions économiques ou, à tout le moins à mettre sur le marché quelque chose de matériel, en même temps que le bénéfice tiré est tout moral. Ce qui complique singulièrement le jeu est que la terre est un instrument de production pour l’exploitant, une source de revenus pour le rentier et, que pour tous, sa propriété est un moyen de thésauriser. L’une des difficultés de l’analyse réside en ceci que l’analyse de ces fonctions est en général gênée par l’existence des liens sociaux qui les recouvrent et les masquent. Agir sur la propriété, ce n’est pas nécessairement agir sur l’exploitation, même si cela peut aussi et doit aussi parfois être cela. En agissant sur la propriété, on manipule des réseaux, réseaux de clientèle si l’on est acquéreur à bas prix de terres offertes par des inférieurs qui demandent un prix de charité pour assurer leur survie, réseaux d’amitié si l’on se place à l’intérieur de la communauté. Mais, 539. FELLER 2013.

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par derrière ces manipulations, se profile aussi l’organisation concrète de la production, la construction et l’attribution de la rente. L’une des difficultés de l’étude est précisément l’impossibilité pratique très fréquente de savoir quels sont les buts effectivement poursuivis par les acheteurs, ce qui oblige à considérer les actes au cas par cas, lorsque l’état de la documentation le permet. Enfin, les actions ne sont pas toujours aisées à ramener à un et un seul type de comportement. Vendre ou acquérir une parcelle ne signifie évidemment pas la même chose que vendre ou acquérir une exploitation entièrement constituée. Dans le premier cas, l’acteur peut être en train de déthésauriser pour cause de famine. Il peut également chercher à remembrer son exploitation ou encore chercher à entrer en relation avec un groupe familial dont l’alliance lui semble souhaitable ou nécessaire. Dans le second cas, ce qui est cédé et acquis est le plus souvent un revenu si l’on peut du moins établir que ni l’acheteur ni le vendeur ne sont eux-mêmes directement exploitants. Dans le cas contraire, la vente d’une exploitation complète peut être la traduction économique de la mobilité paysanne, l’action précédant de peu ou accompagnant le départ du vendeur, soit qu’il se retire de la production, soit qu’il migre.

V. L’ÉVALUATION La question de départ s’est sensiblement compliquée. Est-il ou non légitime, étant donné la surdétermination de l’objet étudié, d’en faire l’objet d’une étude quantitative ? Si les transactions sont telles que l’on vient de les décrire, la question des prix et de leur formation est loin d’être résolue. La projection faite par G. Levi de la dispersion des prix à Santena sur un graphique est apparemment éclairante540. Il s’agit de chaos véritables où l’on peut lire éventuellement les rapports de parenté et les rapports de voisinage, mais pas l’évolution des prix à l’intérieur d’un quelconque marché. Il faut pondérer, toutefois. Il est peu vraisemblable que les acheteurs et les vendeurs agissent totalement à l’aveugle et fassent, en matière de prix, littéralement n’importe quoi. Que les prix soient surévalués comme à Santena ou qu’ils soient sous-évalués comme dans le Royaume de Naples, ils se réfèrent à une norme certes approximative mais admise par tous, implicitement du moins. Il est peu vraisemblable aussi que deux villages voisins pratiquent à la même époque des échelles de prix fondamentalement discordantes. D’autre part, il existe des modes de calcul et de représentation des transactions qui permettent, surtout si l’on se place sur le long terme, de découvrir des tendances et des rythmes. Il est évident que l’échantillon de ventes doit être suffisamment nourri pour avoir une signification : c’était le cas pour la documentation de Pierre Bonnassie et pour celle concernant les Abruzzes541. Cela explique que l’on ait pu trouver une tendance commune. Les instruments de calcul statistique permettent d’aller au-delà du nuage de points sur un graphique. Ils ne peuvent 540. LEVI 1985, p. 120 ET 126. 541. BONNASSIE 1975-76 ; FELLER 1998.

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en revanche établir automatiquement la relation entre les parties qui doit être, à chaque fois, reconstituée par l’historien en fonction de ce qu’il sait des rapports existant à l’intérieur du village et de ce qu’il peut dire des mouvements de migration. Il est certain enfin que, dans ces conditions, ce n’est pas la communauté de village qui est l’échelon d’observation idéal, mais bien la région, ou tout au moins tout ensemble de communautés voisines ayant quelque chance de pratiquer les mêmes règles d’évaluation d’une part, d’utiliser les mêmes instruments de l’autre. L’échelle de temps joue également : et s’il est légitime de s’interroger sur une série séculaire, il ne l’est peut-être pas de le faire pour une durée inférieure542. La plus grande prudence s’impose cependant, tant les situations sont parfois compliquées. Wendy Davies, étudiant le corpus documentaire galicien des actes du Xe siècle et reprenant un dossier en partie exploité par Jean Gautier Dalché, focalisait son attention sur les ventes. Importantes en nombre, elles ne constituent jamais en Galice la totalité des transactions portant sur la terre543. Les ventes sont conceptualisées comme telles par les acteurs qui utilisent un lexique différent de celui du don. Les difficultés commencent lorsque les moyens de paiement sont examinés, puisque trois systèmes de compte et autant de systèmes pour solder les achats existent concurremment, comme c’est également le cas dans les Abruzzes du IXe siècle. Wendy Davies montre qu’il existe une véritable évaluation et un choix conscient des moyens de paiement (argent ou objets de la vie courante) effectués en fonction de critères qui doivent pouvoir être déterminés par des séries de micro-analyses – pourvu que la documentation s’y prête. Toutefois, l’étude des séries de transactions ne peut être fait sans un nettoyage attentif et scrupuleux du dossier pour ne garder que les actes effectivement exploitables statistiquement et se donner les moyens d’interpréter les autres, si la documentation est disponible. La mise en circulation des terres doit être décrite par référence à des mécanismes qui n’obéissent pas tous aux lois du marché. Le jeu de l’offre et de la demande est actif sur plusieurs plans : ce que l’on désire se procurer ou céder, c’est d’abord un instrument de production, c’est-à-dire ce qui permet de vivre et établit des classements sociaux. Dans d’autres circonstances, ce qui est négocié est tout autre chose et peut être assimilé à un simple titre, dans la mesure où il s’agit en réalité de revenus qui ne sont pas obtenus par le travail du propriétaire. La vente peut aussi être liée à des processus de thésaurisation et de déthésaurisation dont la terre est le support matériel : l’achat est alors un acte de précaution, la mise de côté d’un objet dont la vente éventuelle peut être envisagée pour résoudre des problèmes passagers mais prévisibles comme, par exemple, le remplacement du train de culture. L’achat ou la vente de parcelles peuvent aussi être effectués en fonction des mariages à venir, c’est-à-dire que, dans ce cas, ce n’est pas le revenu immédiatement disponible qui intéresse les parties mais à la fois l’alliance 542. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 543. DAVIES 2002 et 2007 ; GAUTIER DALCHÉ 1969.

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programmée et la possibilité d’établir un jeune couple sur une nouvelle résidence qui corresponde au moins partiellement à une nouvelle exploitation. Par là-même, on cède et on négocie des liens, c’est-à-dire des solidarités qui, concrètement, doivent se traduire par des prestations et éventuellement aussi par des affects. Ce n’est pas seulement de l’argent qui se négocie autour du prix, mais tout un ensemble de relations, qui pourraient aussi passer par le don mais qui, par choix des acteurs, passe par l’utilisation de l’argent, introduisant une complexité supplémentaire à l’échange. Les ventes accompagnent en effet parfois des changements de statut. Lorsqu’un libre, par exemple, vend à un seigneur pour reprendre sa terre en précaire, c’est d’une évidence aveuglante. Lorsqu’un homme vend à l’intérieur du groupe social et juridique qui est le sien, pourvu que l’acheteur soit de même niveau que lui, rien ne change. Enfin, acheter à un supérieur statutaire, ou à tout le moins échanger avec lui, est le signe d’une ascension sociale en acte. Mais dans ces trois cas de figure, on ne saurait parler de marché, parce que la transaction porte en fait principalement sur des liens sociaux. En revanche, lorsque les achats et les ventes ont lieu entre égaux statutaires, entre serfs, comme à Bénévent, entre alleutiers comme dans les Abruzzes du IXe siècle ou encore entre seigneurs, les choses en vont différemment, l’échange de biens entre personnes de même statut pouvant précisément être considéré comme un marché. Pourquoi avoir voulu s’interroger sur le marché de la terre ? Simplement parce que la complexité de l’objet fait de lui un observatoire idéal des problèmes économiques et sociaux du monde médiéval. Pas seulement parce que l’on peut en tirer des séries de prix et une ébauche de quantification (quoiqu’il y ait là un objectif important et accessible), mais parce que, en s’interrogeant sur cette activité particulière des hommes à l’intérieur des sociétés agraires, on a une chance d’atteindre, de décrire et de comprendre ce qui structure leur action et qui autrement resterait inaccessible.

Chapitre 8

MESURER LA VALEUR DES CHOSES AU MOYEN ÂGE

L

es achats et les ventes de terres forment un cas particulier d’un problème plus général, celui de la difficulté qu’il y a à appréhender la valeur des choses au Moyen Âge et qui constitue l’un des obstacles sur lesquels butte notre compréhension de sa vie économique. La question est d’abord liée à la quantification et à l’usage que les médiévistes peuvent faire des nombres. La valeur a d’abord été recherchée dans l’étude des prix des objets, et principalement des produits agricoles, vue, depuis le XIXe siècle, comme un préalable à toute connaissance portant sur l’économie. Cette voie, explorée par de grands chercheurs comme J. Thorold Rogers ou d’Avenel dans les années 1880-1890, a connu dans les années 1930 un apogée avec la grande enquête lancée par Beveridge544. Mise en relation avec les variations des salaires, elle était censée permettre d’éclairer les conjonctures d’établir la chronologie des phases de croissance et de crises, de connaître enfin et d’apprécier les niveaux de vie ainsi que les hiérarchies qu’ils établissent ou renseignent. Elle a été délaissée durant ces dernières décennies, en même temps, d’ailleurs, que l’histoire économique marquait le pas dans les intérêts des médiévistes français. Depuis les années 1990, en effet, leurs recherches et leurs réflexions se sont plutôt dirigées vers des données qualitatives dans lesquelles la question de l’échange non marchand, du don et de son économie, prennent une place plus importante que l’étude de l’échange marchand entendu d’abord comme une recherche sur les prix et les valeurs, c’est-à-dire sur le rapport qu’entretiennent les choses entre elles545. Cette évolution est bien connue, sinon tout à fait bien expliquée et comprise. Elle repose sur un certain nombre de présupposés méthodologiques qui rendent plus complexes l’étude d’une histoire économique que l’on désire désormais encastrer dans ou incorporer au social. Je désire rappeler dans ces pages combien ce point de vue est réducteur. Ce qui est désormais visé, c’est l’étude des rapports entre les hommes à travers les choses546. Il s’agit d’intégrer la compréhension des rapports de valeur ou de prix, rapports établis entre des choses, à cette dimension d’ordre anthropologique. L’étude des prix sur le long ou le court terme, effectuée en comparant les facteurs ou les fonctions d’offre et de demande, ne doit donc être considérée en aucune manière comme incompatible avec l’examen des déterminants sociaux qui interfèrent avec de purs mécanismes de marché. Ils se combinent au contraire avec eux pour contribuer à leur expression, mais cette combinaison rend, il est vrai, la compréhension des processus concourant à leur formation plus difficile d’accès. Il faut intégrer à l’équation non seulement les données mesurables, 544. DUMOULIN 1990 545. Sur la distinction entre échange marchand, échange marchand et don : TESTART 2001. 546. SMAIL 2013 et 2016.

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économétriques, mais aussi des faits descriptibles et accessibles mais non quantifiables547. En conséquence, si la mesure de la valeur est un problème et si sa résolution peut éclairer beaucoup d’aspects de la vie économique, elle ne l’épuise pas et il est nécessaire de s’interroger sur les procédures qui interviennent lorsque des objets sont échangés, par exemple sur les systèmes de conversion, pour éclairer la réalité des échanges. C’est dans cet esprit que je voudrais présenter ici quelques réflexions sur la mesure de la valeur, les prix et les contreparties principalement mais pas uniquement durant le haut Moyen Âge.

I. ÉCHANGE MARCHAND ET ÉCHANGE NON MARCHAND Les échanges, quel qu’en soit le but et quelle qu’en soit la nature, commerciale ou non, reposent sur une connaissance précise des contreparties exigibles ou attendues par chacun des intervenants. La connaissance de leur valeur et l’établissement d’une échelle de comparaison entre les choses existent nécessairement au fondement à toute transaction, qu’il s’agisse ou non d’une transaction de marché548. Le contexte et la finalité de celle-ci entraînent des choix dans les moyens de les régler. Ainsi une transaction peut-elle être soldée en argent ou en nature et, dans ce dernier cas, à l’aide de n’importe quel type d’objets, du bétail au grain, au poivre ou au fer, considéré comme équivalent à ce qui est proposé. La mesure de la valeur, la comparaison entre ce qui est offert et ce qui est obtenu en échange, se fait toujours, au moins implicitement. Les acteurs savent ce qu’ils ont donné et ce qu’ils ont reçu et sont en mesure de déterminer avec une relative exactitude s’ils sont en reste et en dette, s’ils ont reçu plus ou moins que ce qu’ils ont cédé, qui est créancier et qui est débiteur. De cette conscience découle la construction de rapports complexes entre les individus qui vont jusqu’à l’établissement relations de dépendance voire de sujétion à travers une relation de crédit lorsque celle-ci se trouve effectivement au cœur des rapports entre les individus : les rapports entre les choses, construits à travers l’affirmation de valeurs contribuent à l’établissement de rapports entre les hommes, qu’il s’agisse de rapports d’amitié ou de dépendance. La valeur doit faire l’objet d’une connaissance partagée, à tout le moins intuitive et approximative, afin de se trouver ainsi à l’origine de la structuration des rapports sociaux. La façon dont elle est exprimée et mesurée est cependant éminemment variable et est souvent difficile à interpréter, dans la mesure où le recours aux équivalences ne passe pas nécessairement par l’expression d’une valeur monétaire. Durant le haut Moyen Âge des ventes sont fréquemment soldées par des objets. Il peut s’agir d’armes, d’outils, de vêtements, de nourriture549. Leur contre-valeur monétaire n’est souvent pas indiquée, parce qu’elle est implicite et 547. C’est ce présupposé qui a sous-tendu et guidé la recherche dans FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 548. TESTART 2001 et 2012. 549. DAVIES 2007 et 2010.

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connue des deux parties ou parce que c’est une indication inutile, étant donnée la nature des transactions effectuées550. L’interprétation que nous pouvons donner des échanges est de ce fait difficile à construire, dans la mesure où la documentation médiévale ne donne que rarement l’arrière-plan nécessaire à la compréhension de ce qui est en jeu dans les transactions. Des biens et des produits circulent et, en sens inverse, des contreparties sont offertes pour compenser l’échange, c’est-à-dire que la perte d’un bien est équilibrée par l’acquisition d’un autre bien. Or si, pour nous, tout cela se règle par l’intermédiaire de la monnaie parce que celle-ci est l’équivalent de toutes choses, ce qui permet à la fois de mesurer la valeur et de solder l’échange, il n’en va pas de même dans les économies anciennes. Un certain nombre de facteurs viennent souvent, sinon toujours, y perturber les opérations de mesure ainsi que les paiements. Ces facteurs peuvent être liés aux relations existant entre les parties transactantes avant l’échange et qui ne sont que rarement des relations de marché. Ils sont aussi liés à l’intention présidant à l’acte même d’échanger ainsi qu’à la disponibilité en moyens de paiements. Ils ont enfin à voir avec la diversité des unités de mesure qui constitue l’un des traits marquant de l’économie ancienne551. L’existence de ces facteurs fait que le recours à la monnaie dans sa fonction de mesure de la valeur, s’il est fréquent, n’est pas absolument obligatoire ni nécessaire. Au cœur du problème posé se trouve, on l’a dit en commençant, la question de l’opposition entre échange marchand et échange non marchand, c’est-à-dire une distinction au sein de la catégorie de l’échange. Lorsque des biens sont échangés contre d’autres biens ou contre de la monnaie, il n’est pas toujours sûr que l’on se trouve dans une situation où chacune des parties considérées cherche à tirer un profit matériel immédiat de la relation. L’enchâssement ou l’encastrement (embeddeness) des relations économiques dans des relations sociales peut être si profond que la relation de marché ne peut suffire à rendre compte de ce qui se passe effectivement entre le vendeur et l’acheteur au moment de la vente552. La rencontre d’une offre et d’une demande aboutissant à la formation d’un prix, lui-même réglé par un versement monétaire, ne suffit pas à expliquer le montant de celui-ci et les moyens choisis pour l’acquitter. En même temps, des prix véritables sont énoncés dont le paiement clôt une séquence ou termine un échange. En conséquence, la gestion de la rareté, l’allocation des ressources disponibles, les arbitrages effectués par les agents en faveur de tel ou tel bien ou de telle ou telle action, ont eux aussi une place à côté des déterminants sociaux de la transaction553. 550. 551. 552. 553.

FELLER 2013. TESTART 2001a. POLANYI 1983. Voir, pour une contextualisation de l’œuvre de POLANYI, HUMPHREYS 1969. Voir sur ce point l’appréciation à la fois ironique et imprécise de M. Arnoux : ARNOUX 2009. Texte repris dans ARNOUX 2012, p. 257-290 : p. 258. Le jugement porté par C. LEVI-STRAUSS 2001, est, d’un point de vue heuristique, beaucoup plus riche, même s’il ne s’agit pas là de l’un des textes théoriques les plus fouillés de l’anthropologue. Voir également la très riche mise au point de F. Weber : WEBER 2005.

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En ce sens, la valeur des choses semble impossible à mesurer. Elle fait partie du domaine de ce que l’on ne peut connaître par une recherche des régularités : le prix d’une unité de surface de terre peut paraître aléatoire, parce que sa vente est incluse dans un ensemble de faits qui rendent impossibles la connaissance des processus par lesquels les parties se sont mises d’accord sur un montant et sur les objets qui étaient demandés pour l’acquitter. G. Levi avait ainsi montré que, à la fin du XVIIe siècle, en Piémont, la vente des parcelles de terres n’intervenait qu’à la fin d’un parcours, à l’issue d’une relation qui était d’abord une relation de crédit554. La cession de la propriété à titre onéreux ne se produisait que lorsqu’il était nécessaire de solder les dettes : mais alors, le prix réclamé et versé intégrait toute l’histoire qui s’était déroulée en amont et que la transaction finale clôturait, par l’établissement d’un échange pour solde de tout compte. Dans les études portant sur les ventes de biens fonciers durant le haut Moyen Âge, il a également été possible de distinguer différents cas pouvant entraîner des variations de prix pour un même objet ou une même surface : une vente peut masquer une entrée en clientèle, auquel cas le prix peut en être nettement surévalué, puisqu’il s’agit de se procurer les services et l’amitié d’un homme, pas d’acquérir une terre. Une autre transaction peut servir à sceller une amitié ou à préparer les transferts patrimoniaux accompagnant un mariage. Le prix annoncé et payé peut alors être bas, puisque, là encore, le négoce effectivement réalisé est différent de celui qui l’est en apparence555. Dans ce cas, la régularité est à rechercher ailleurs que dans le rapport existant entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’objet, ou entre sa valeur intrinsèque et le prix que, en définitive, on en obtient. Elle se trouve dans le montant des valeurs ayant circulé effectivement entre acheteur et vendeur antérieurement à la vente et dans l’histoire des prêts et des remboursements qui, effectués ou différés, aboutissent à une situation où la vente est l’unique option. Mais le prix de vente, alors, ne donne pas d’indication sur la valeur du bien cédé : il faudrait, pour la connaître, pouvoir remonter toute la chaîne des obligations contractées par les parties, ce qui est très souvent presque impossible mais peut parfois être tenté. Il n’en demeure pas moins que la connaissance de la valeur est un savoir partagé entre les différents acteurs. Ceux-ci jouent sur plusieurs tableaux à la fois, ou sur plusieurs scènes, où il est tantôt nécessaire de se servir d’évaluations chiffrées, de mesurer l’objet cédé, d’estimer sa valeur et de connaître celle des contreparties offertes et où tantôt cela ne l’est pas.

II. LES INSTRUMENTS DE L’ÉVALUATION ET DU PAIEMENT Le premier point à examiner est celui des instruments de l’échange : il nous permet de savoir dans quel contexte nous nous trouvons. 554. LEVI 1989. 555. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; TESTART 2001 p. 731 et p. 735.

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Le recours systématique à la monnaie n’est en effet pas nécessairement la règle, ainsi qu’on l’a déjà dit. Les échanges, quels qu’ils soient, peuvent se solder en nature et différents systèmes peuvent coexister. Le mieux connu est celui mis au jour autrefois par Jean Gautier Dalché et récemment réétudié par Wendy Davies556. Il concerne une région périphérique, la Galice, de surplus confrontée à des problèmes économiques particuliers du fait de sa position de frontière. L’enquête a porté exclusivement sur des documents écrits rapportant des transactions à caractère commercial, à savoir des ventes dans lesquelles un pretium, un prix, était mentionné. Elle concernait la période 900-1000. Dans les actes galiciens, la langue de la vente est réellement différente de celle du don, et l’absence de mention de prix y invalide la transaction. Il y a donc deux ordres, celui de l’échange marchand où les choses sont décrites, mesurées et évaluées et un autre, celui de l’échange non marchand où la valeur n’est pas nécessairement mentionnée. Florence Weber, Agnès Gramain et moi-même avions fait des constatations analogues à propos d’un dossier d’actes abruzzais datant des années 850-880. Nous avions distingué, suivant la méthodologie préconisée par Florence Weber, les actes dans lesquels les biens échangés, des terres, donnaient lieu à une description précise, avec mesure des surfaces, énumération des confronts et mention d’un pretium de ceux dans lesquels la surface n’était pas donnée mais où un pretium était pourtant fixé557. Dans ce dernier cas, le versement s’effectuant tantôt en argent tantôt en nature tantôt par un paiement mixte, il convenait, avions-nous pensé, de parler de contrepartie dans l’échange, dans la mesure où, malgré les apparences, la vente d’une terre pouvait ne pas être une transaction commerciale. Les dossiers que nous avions nous montraient que les cessions de terre à titre onéreux pouvaient en effet masquer des entrées en clientèle, d’autres transactions préparant des mariages et donc réglant la question des dots ou soldant éventuellement des dettes558. Dans ces conditions, la nature des objets utilisés pour solder l’échange devient cruciale. En Galice, le prix est constitué de vêtements, de produits de l’élevage et donne parfois, mais pas nécessairement, lieu à une évaluation en solidi d’argent. Il y a en fait une chronologie et une géographie : à Sahagun, au centre du León, jusque vers 930, les évaluations et les paiements sont faits à l’aide de vêtements et de produits agricoles. Après cette date, les prix sont exprimés en solidi, mais pas nécessairement soldés en monnaie. En revanche, à quelques dizaines de kilomètres de Sahagun, à l’Est du León, dans les archives du monastère de Cardeña, les transactions expriment des valeurs en solidi avant 930 et après 960. Durant les décennies 930-950, les parties transactantes ont recours à des objets manufacturés559. Toutefois, les monnaies mentionnées, essentiellement des sous, ne sont pas des espèces, mais bien des monnaies de compte : lorsque l’or ou l’argent 556. 557. 558. 559.

GAUTIER DALCHÉ 1969 ; DAVIES 2007 et 2010. WEBER 2005 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. Sur la question des dots : FELLER 2002. DAVIES 2002, sp. p. 155-159.

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apparaissent, ils le font au même titre que les autres objets précieux ou non représentés dans le paiement et non pas comme équivalent des objets. La monnaie, ici, est utilisée comme l’un des éléments présents dans des procédures complexes de troc. D’autre part, les objets utilisés dans les échanges par les Galiciens sont très nombreux. Il s’agit toutefois, dans les ¾ des cas, de produits agricoles, de boisson, de pain, de grain ou de bétail. Chevaux, bœufs, mulets, chèvres et ânes sont ainsi représentés dans des transactions qui incluent dans les moyens de paiement les instruments de traction et de portage. Le contexte de travail n’est jamais très éloigné. Les objets manufacturés sont un peu plus rares, mais on trouve aussi dans les listes de prix des plats d’argent, des épées précieuses, des vêtements de lin ou de soie, des ceintures. Ces listes apparemment hétéroclites nous fournissent des indications sur les buts poursuivis par les parties transactantes : l’obtention d’objets d’usage, liés au prestige ou au travail fait certainement partie de ce qu’elles recherchent. Les Abruzzes fournissent, pour la période antérieure, des listes analogues560. On a le sentiment que ces objets cédés en contrepartie ne sont pas là uniquement pour leur valeur d’échange et ne sont pas de purs et simples substituts de la monnaie. Ils expriment certes une valeur mesurable, et souvent mesurée. Mais leur présence dans l’échange a aussi un effet de classement : céder une terre en échange d’une chèvre ou d’un animal de trait n’a pas la même signification que la céder contre un cheval ou une épée précieuse. Les objets qui changent de main doivent être considérés non pas seulement en fonction de leur valeur mais aussi en fonction de leur statut particulier et de ce que ce statut véhicule. On voit bien ce que les opérations peuvent avoir de commun : la terre cédée en échange d’un bien meuble a exercé une fonction de réserve de valeur et la cession est une forme de liquidation d’un actif. Mais le besoin de vendre, de se séparer d’un objet de propriété qui est aussi un facteur de production n’est pas le même si l’on désire en obtenir en échange de l’argent, un animal de trait, une arme ou un animal de guerre. On voit également que le détenteur des objets précieux ou recherchés exerce, en les cédant contre des terres, une fonction de protection, donnant en contrepartie d’une parcelle ou d’une exploitation un bien dont la cession peut apparaître comme une modalité de son patronage. Fournir des animaux de trait à un client, sans que celui-ci ait à s’endetter auprès du bailleur, est une forme d’expression de la protection que le patron peut exercer sur le client et est une forme relativement souple d’expression de la domination sociale. De telles situations apparaissent plus nettement encore dans les cas où les transactions ne sont évidemment pas commerciales, comme dans le dossier de l’évêque Meinwerk de Paderborn, dont les éléments principaux datent du début du XIe siècle561. Les dons de terre ne s’y font pas à titre gratuit mais contre la cession d’objets dont la totalité peut représenter une valeur importante, voire contre la constitution de rentes en produits alimentaires servies annuellement aux 560. FELLER 1998. 561. REUTER 1995 ; FELLER 2013.

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donateurs. L’échange est ici tout à fait ambigu, puisqu’il mobilise à la fois des valeurs, représentées par des quantités d’or non monnayé, de fourrures, d’armes et de vivres et des terres : il n’est pas possible, dans ce dossier, de dire si les quantités échangées ont ou non une commune mesure. Cette information ne présentait manifestement pas d’intérêt pour les transcripteurs de la série extraordinaire d’actes d’échanges inscrits dans une vie d’évêque, c’est-à-dire d’un texte dont le statut est proche de gesta episcoporum. Les échanges sont volontairement présentés dans ce dossier comme n’étant pas des transactions, mais des dons se succédant les uns aux autres, et ayant pour cause la piété des donateurs laïcs, qui cèdent leurs terres, et la bienveillance ou la générosité de l’évêque, qui donne des biens meubles non pas en retour, ni à cause du don, mais à titre gratuit. La manipulation des actes effectuée au cours de la préparation du document – qui a certaines caractéristiques des cartulaires – aboutit à présenter une succession de transferts effectués sans but économique avoué. En réalité, on voit bien ce qui se passe : très souvent, après avoir cédé une terre, les donateurs bénéficient d’une rente ou se voient rétrocéder leurs biens en précaire, augmentés d’autres terres. Ils ont donc en réalité contribué à consolider leur revenu en cédant tout ou partie de leur capital soit en obtenant une rente soit en consolidant leur exploitation562. Le cas est extrême. D’ordinaire, dans des affaires mettant en cause des hommes et des femmes n’appartenant pas à la haute aristocratie, les objets sont évalués grâce aux unités de compte. Pour l’Espagne septentrionale, on sait qu’il n’y a pas de frappe monétaire jusqu’au XIe siècle et que la circulation de pièces étrangères y est un fait économique marginal, principalement lié à la présence de pèlerins563. De ce fait, les paiements stipulés en sous s’effectuent le plus souvent nature, comme en Italie centrale, où la mention la plus fréquente est celle mentionnant le paiement en res valentes : de mea mobilia valente tot, ou in appretiatum valente tot sont les mentions les plus fréquentes dans les paiements564. Cela dit, les choses ne sont pas nécessairement aussi simples : le sou, en Espagne, ce peut être aussi une mesure de poids d’argent en même temps qu’une unité de compte monétaire. Par extension, le sou sert également de référent à toutes sortes d’objets pouvant servir de moyen de paiement. Ainsi, les textes mentionnent des vaccae solidares, ou des boves solidares, des vaches ou des bœufs valant un sou. Les volumes de blé peuvent également être utilisés comme moyens de paiement et comme outil d’évaluation monétaire. Cela permet d’induire, pour la Galice, l’existence de plusieurs échelles d’évaluation parallèles : les hautes valeurs sont exprimées en sous, les valeurs médianes en muids de grain, les petites valeurs en bétail565. Il existe donc, même dans une société a priori mal pourvue en monnaies, des systèmes permettant de mesurer la valeur des choses de manière précise, en se servant des objets matériels de la vie courante mais en les référant toujours, en 562. 563. 564. 565.

MORELLE 1999 ; FELLER 1999. DAVIES 2002 ; MANZANO 2013 ROVELLI 1992 et 1993 ; FELLER 1998b et 2016. DAVIES 2002 ; GAUTIER DALCHÉ 1969.

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arrière-plan, à une valeur monétaire fictive, dans la mesure où les monnaies ne circulent pas, ou du moins pas aux échelons sociaux que la documentation écrite permet d’atteindre. La substitution d’objets à des monnaies est donc habituelle, soit que les parties transactantes veuillent donner à l’échange une signification particulière, soit que des substituts de monnaie soient économiquement nécessaires. L’absence d’espèces disponibles est en effet au haut Moyen Âge une réalité établie aussi archéologiquement, et qui pose un véritable problème. La réforme monétaire de Charlemagne de la fin du VIIIe siècle est censée avoir mis à la disposition du public un moyen d’évaluation et de paiement, le denier, d’usage universel566. Dans certaines régions, c’est effectivement ce que l’on constate. Ainsi, dans le dossier des actes de Totone di Campione, concernant la région de Milan, particulièrement passionnant parce que concernant une famille documentée sur une période exceptionnellement longue (de 720 à 820), on voit le passage du système monétaire lombard s’effectuer en quelques années. Dès la première décennie du IXe siècle, les prix sont stipulés en deniers et payés avec cette espèce qui, donc, circule567. En revanche, les fouilles archéologiques et notamment les fouilles opérées à Rome dans les dernières décennies du XXe siècle, se caractérisent par une absence presque totale de trouvailles monétaires pour la période qui va du Ve au XIe siècle568. Les grandes fouilles romaines de la Crypta Balbi ont été menées de manière exemplaire et il est exclu que les archéologues aient pu passer à côté d’un matériel mobilier aussi important que les monnaies, quelles que soient leurs formes, pièces entières ou fragments de pièces décelables uniquement au tamis. La Crypta Balbi, d’autre part, se trouve dans une zone habitée en permanence, de façon certes plus ou moins dense mais où des activités de transformation et d’échange se sont déroulées sans discontinuité durant la période considérée569. Or, malgré cela, aucune trouvaille monétaire d’époque carolingienne ou ottonienne n’a été faite. Il en va de même pour la Confession de Saint-Pierre, également fouillée et qui n’a délivré aucune pièce des IX-XIe siècles, alors que l’on s’attendrait à des dépôts d’offrande sous forme monétaire. L’explication réside, pour la numismate qui s’est occupée de ce problème, dans la valeur libératoire du denier en Italie. Celui-ci, contrairement à ce que l’on pense habituellement, serait une pièce à fort pouvoir libératoire et donc difficile à mobiliser pour les achats de la vie quotidienne. On n’y aurait recours que pour les gros paiements, notamment les droits d’entrée en tenure et les achats fonciers : c’est du moins la raison avancée pour expliquer que l’on n’ait pas perdu de pièces, dans des lieux où il aurait été facile de les égarer. Les moyens de paiement sur les lieux d’échange de la vie quotidienne ne seraient pas les espèces monétaires mais de toutes autres formes de paiement. 566. 567. 568. 569.

TOUBERT 2004 ; SPUFFORD 1976 ; GRIERSON 1976 Voir ROVELLI 2005. ROVELLI 1993 et 2000 ; DELOGU 2007. Sur la fouille exemplaire de la Crypta Balbi, d’où dérive par la suite toute la réflexion sur la vie économique à Rome au haut Moyen Âge, SAGUI 1990.

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Il faut replacer cette observation dans le contexte monétaire du haut Moyen Âge, où les paiements au poids d’une part et les échanges soldés directement en objets d’autre part sont fréquents, même dans des économies où le commerce est développé. On a ainsi attiré l’attention, depuis les années 1980, sur l’importance des balances et des poids retrouvés, le plus souvent sous la forme de fragments sur les sites fouillés en Angleterre septentrionale et en Irlande, dans des zones fréquentées par les Vikings dans le cadre des échanges marchands auxquels ils pouvaient procéder570. Il est possible, en conséquence, d’imaginer que des économies fondées en grande partie sur l’échange marchand se soient développées, en l’absence de moyens de paiement proprement monétaires, c’est-à-dire sans espèces, grâce à des objets pouvant se substituer aux monnaies frappées. Les métaux précieux, pesés, à condition toutefois que leur aloi soit connu et que les poids soient acceptés par les parties en présence, ont un usage monétaire et peuvent donc se substituer aux monnaies frappées, ce qui peut être un élément d’explication de la rareté relative des mentions de monnaie dans les moyens de paiement dans les actes de vente du haut moyen âge. Leur utilisation pose toutefois les mêmes problèmes que le recours à ces dernières. Il faut en effet que le poids puisse être mesuré et que la quantité de fin soit, elle aussi, connue, ce qui revient à poser la question d’un garant des poids et mesure et de la confiance dans la qualité du métal précieux pesé, c’est-à-dire finalement la question du rôle du souverain, que celui-ci soit un seigneur ou le roi lui-même. L’absence d’une métrologie parfaitement fiable ou admise par tous les acteurs devait rendre les transactions difficiles en cas de pesée des lingots utilisés. En conséquence, le recours à des objets précieux ou simplement désirables, même pour régler de petits achats, est logique et constitue une solution immédiate, sinon pratique, à l’échange. Il existe de plus, jusqu’à l’époque moderne, toute une économie reposant d’un côté sur les paiements différés et de l’autre sur les échanges d’objets de nature différente qui se passe du medium monétaire. L’usage des baguettes de taille dans les paiements est une forme de pratique du crédit et d’inscription des dettes qui permet de différer le paiement effectif : il est très bien attesté dès le Moyen Âge central, même si la documentation que nous avons le montrent surtout dans des contextes de paiement administratif ou politique (versement de redevances ou de taxes)571. Le crédit sous diverses formes existe évidemment et est reconnu comme une nécessité de la vie économique572 : il permet de suppléer au manque de liquidités et de se lancer dans des opérations d’anticipation des récoltes ou, tout simplement, d’investissement dans les infrastructures573. Il existe donc une certaine sophistication de la vie économique dont les agents maîtrisent les techniques fondamentales. On sait différer les paiements. On sait aussi procéder à des conversions qui ne sont pas de l’ordre du rudimentaire ou du primaire. Ces tech570. KRUSE 1988. Sur les moyens de paiement effectivement utilisés au haut Moyen Âge en Angleterre : PESTELL ULMCHNEIDER 2003 ; LOVELUCK 2013. 571. KUCHENBUCH 2006 ; CLANCHY 1979. 572. BOUGARD 2010. 573. FELLER 2008.

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niques, présentes dès l’époque carolingienne, se diffusent en s’approfondissant jusqu’à atteindre le degré de perfection qui était le leur à la fin du Moyen Âge. Il est donc possible de se passer d’espèces, du moins jusqu’à un certain point. Cela renvoie à un état de l’économie du haut Moyen Âge où les acteurs poursuivent des buts différents en fonction de leur position sociale ou, parfois simplement, des circonstances574.

III. CONVERTIR DES BIENS, CONNAÎTRE LA VALEUR Il faut ici distinguer les niveaux sociaux auxquels on se situe et, encore une fois, s’interroger sur les intentions des acteurs. On a vu plus haut l’exemple de Loup de Ferrière et celui d’Eginhard575. La transaction opérée entre le premier et le roi de Wessex ne relève évidemment pas de l’échange marchand. On est ici en présence d’un échange dissymétrique dans lequel un bien matériel mesurable, une quantité de plomb, est échangé contre un autre, inappréciable, les prières des moines, à l’intérieur d’un système qui joue sur plusieurs plans : ce qu’il faut rendre dans ce cas ne correspond ni en nature ni en valeur à ce qui a d’abord été donné. Sont en jeu en effet le don de métal et le salut de l’âme du roi. La prière des moines est le medium qui permet de transformer le don de métal en instrument du salut du souverain. On a là une véritable conversion d’un objet matériel de valeur finie en un bien dont la valeur est incommensurable, la prière en vue du salut. La contrepartie obtenue dans l’échange par chacun des acteurs n’a ici aucune valeur commerciale. Et ce n’est pas véritablement à un échange que l’on a assisté ici mais à une conversion d’un objet ayant une valeur terrestre (le plomb) en un autre ayant une valeur en vue du salut (la prière). Le jeu des acteurs se déploie ainsi sur deux plans à la fois, économique et spirituel. Il y a bien eu acquisition d’un bien de valeur par les deux parties. Mais la valeur n’est pas la même : l’échange fonctionne sans qu’il y ait besoin de recourir à un médium matériel. Ce qui est en jeu, ici, c’est la compétence particulière des moines à effectuer des transactions reposant ainsi non sur l’échange de valeurs mais sur leur conversion576 : on n’est donc pas dans un système d’échange de dons, pas plus que dans un système commercial, mais dans un autre où la transformation d’une chose matérielle en une autre chose, immatérielle, est essentielle pour établir des relations entre les hommes et les institutions. La question de la valeur est alors dépassée pour être transformée en une capacité à incorporer aux biens matériels des éléments qui ne sont ni quantifiables ni mesurables. Les échanges entre les monastères et les laïcs ne se passent pas toujours de la sorte, évidemment. Ils sont eux aussi profondément insérés dans l’économie 574. GRIERSON 1959. 575. Sur le contexte général de la politique de Loup et de ses difficultés économiques, et à propos surtout de la cella de Saint-Josse : NOBLE 1998. 576. Voir sur ce point, celui de la conversion, TONEATTO 2012.

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réelle, où des choses ayant une valeur circulent et sont échangées contre un prix, quel que soit par ailleurs la forme du paiement. Peu de temps avant l’opération que nous venons de décrire. L’exemple déjà cité d’Eginhard offre un symétrique à celui de Loup, puisque désireux d’obtenir un résultat analogue, il dut, pour sa part, payer une forte somme au cours d’une véritable transaction commerciale passant par la rédaction et l’échange de lettres d’intention par lesquelles chacune des deux parties s’engageaient, Eginhard à payer et le détenteur du métal à le livrer577. Les échanges entre laïcs et institutions religieuses peuvent donc relever de logiques différentes, privilégiant tantôt la recherche du salut dans le cadre d’une économie chrétienne, tantôt la recherche de biens matériels afin de s’en servir578. Loup de Ferrières présente, pour l’observateur de la vie économique, un aspect particulièrement intéressant : il mérite que l’on s’y arrête un instant. Il fait vivre son monastère en marge de toute forme d’économie d’échanges, comme si l’autarcie, qui constitue l’idéal monastique, signifiait pour lui ne rien acheter et ne rien vendre. Ainsi, dans plusieurs autres de ses lettres, il informe ses lecteurs sur la situation difficile de Ferrières. Il se plaint de ce que la perte de sa dépendance de Saint-Josse prive tout à fait le monastère et ses moines de ses sources normales d’approvisionnement en vêtements et en nourriture579. Il ne peut pas faire face non plus à l’ensemble de ses charges qui comprennent, outre l’entretien des moines et l’accueil des hôtes, les dons annuels au roi. Il doit en conséquence régulièrement acheter du blé et les frères sont fréquemment contraints de se nourrir de légumes au lieu de pain. Ils sont de plus obligés de porter des vêtements raccommodés. Saint-Josse ne fournissait pas un revenu mais bel et bien des objets, dont les vêtements ou les textiles nécessaires à leur fabrication. En 845, lors d’une famine, Loup a même dû vendre quelques vases sacrés pour nourrir la communauté et sa familia. Il n’emprunte pas mais est contraint de déthésauriser et son trésor n’est pas sous forme monétaire. L’achat de denrées alimentaires lui semble une anomalie, alors même que la règle de saint Benoît a toujours prévu la possibilité de recourir au marché, soit pour acheter ce que le monastère ne produit pas, soit pour vendre ce qu’il possède en surplus. Parmi les qualités de l’abbé figure sa capacité à estimer, aussi bien la valeur des choses que celle des actes et, à la fin, celle des hommes qui effectuent ces actes. L’abbé est celui qui, parce qu’il connaît leur valeur, sait convertir les choses terrestres en bienfaits spirituels et qui, donc, peut agir sur plusieurs plans, véritable « banquier de Dieu »580. Les moines en général apparaissent comme de véritables virtuoses de cette opération particulière et cette disposition est en situation d’analogie avec leurs capacités gestionnaires, les mêmes qualités spirituelles et intellectuelles, discretio, diligentia, cura, sollicitudo, devant se trouver chez les gestionnaires de temporel aussi bien que chez les pasteurs. Les fonctions de direction spirituelle et temporelle des monastères sont 577. 578. 579. 580.

Eginhard, Correspondance, Lettre nº 36, MGH, Epistulae Karolini Aevii, III, p. 128. Sur le terme d’économie chrétienne, ou d’économie du christianisme : IOGNA-PRAT 2011 Loup t. 1, p. 181, l. nº 43. Sur les embarras financiers de Loup autre exemple, ibid., p. 191, lettre nº 45. TONEATTO 2011 et 2012.

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ici largement convergentes sinon confondues : savoir juger de la valeur des choses n’est pas si éloigné de l’opération qui permet de juger de la valeur des actes581. La capacité qu’ont les meilleurs des abbés du haut Moyen Âge à évaluer va de pair en effet avec leur capacité à gérer les domaines et à en tirer le meilleur profit possible, en fonction des informations dont ils disposent et qui sont souvent éparses et incomplètes, même si elles permettent de prendre des décisions fondées en raison. Leur savoir ne se situe pas seulement sur un plan spirituel. C’est aussi un savoir pratique qui leur permet d’élaborer les catégories rendant possible la mise en liste des hommes, des terres et des redevances afin que les prises de décisions concernant la structure des possessions abbatiales soient des décisions rationnelles. Les polyptyques apparaissent ainsi comme le fruit d’une convergence entre la volonté politique des Carolingiens, une application raisonnée de la Règle de saint Benoît, qui ordonne aux abbés de rendre des comptes par écrit, et la capacité des membres de l’aristocratie du IXe siècle d’appréhender les choses en se servant des nombres. Cette dernière est accompagnée d’une conscience assez claire du fonctionnement concret de la vie économique, de l’organisation de la production et de la construction des revenus. Si l’on va plus avant dans le détail des choses, on voit que certains mécanismes économiques et financiers ont été parfaitement assimilés, de façon sans doute intuitive, par les acteurs du IXe siècle. Un exemple classique est la description, par les évêques réunis en concile à Paris en 829, d’une spéculation à la baisse. Ils imaginent, pour définir ce qu’est le gain immoral (turpe lucrum), un prêt en grains effectué lors d’une période de cherté. Celui qui ne peut payer comptant s’engage à rembourser l’année suivante en nature en estimant non pas le volume mais la valeur du blé à ce moment. Autrement dit, s’il achète un muid de grain valant 2 deniers en 829, il remboursera en 830 non pas un muid mais ce que 2 deniers permettront d’acheter à ce moment-là. Le pari du prêteur est que, la récolte de 830 étant bonne, les prix auront baissé et que le débiteur sera contraint de donner une quantité de blé bien plus importante que ce qu’il aura obtenu en 829582. Un autre exemple est fourni par la façon dont Adalhard de Corbie a calculé et évalué en 813, en Italie du Nord, la valeur de deux terres en incluant l’ensemble des facteurs permettant selon lui de le faire : surface, mais aussi fertilité, éloignement de la ville, distance aux moyens de communication, valeur comparée des bâtiments d’exploitation. Ce trop rare cas montre un aristocrate carolingien en situation d’expertise : il effectue un calcul assez complexe qui permet à l’abbé d’établir des équivalences et, à la fin, de déterminer un prix d’expert dont les éléments ressortissent tous au domaine de la vie économique583. Nous avons affaire ici à un véritable calcul complexe, incluant tous les éléments objectifs constitutifs de la valeur d’une terre. Adalhard était au demeurant tout à fait familier de ce 581. TONEATTO 2012, p. 299-342. Voir, pour Loup, le commentaire de DEVROEY 2006, p. 576-577. 582. FELLER 2011. MGH, Concilia, I, chap. 53, p. 645. 583. BOUGARD 2008 ; FELLER 2016.

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type de calculs qu’il a multipliés dans les Coutumes de Corbie584. Ces deux cas nous fournissent deux situations dans lesquelles les marchés fonctionnent et sont compris par les acteurs qui savent les décrire. Le premier, touchant les récoltes, illustre les mécanismes de crédit et d’anticipation qui accompagnent le marché du grain ; le second touchant à un phénomène beaucoup plus complexe, celui de la formation du prix de la terre et de l’évaluation des biens fonciers permet de dire que les différents éléments concourant à leur formation sont connus d’Adalhard et de ses contemporains. Ils choisissent ensuite d’en tenir compte ou non, en fonction de ce qu’ils veulent faire. Ainsi, dans l’échange de 813 ici commenté, Adalhard introduit des modifications arbitraires dans ses critères d’évaluation – tout en disant qu’il le fait – afin de parvenir à « boucler » son dossier et à rendre possible la permutation de propriété. Demandant en effet le prix moyen de l’unité de surface de terre près de Brescia et près de Nonantola, il se voit proposer des fourchettes de prix. Dans un cas le prix maximal du jugère est de 5 sous (soit 60 deniers) et dans l’autre de 8 deniers. Si l’on s’en tient au rapport arithmétique existant entre les prix maximaux, on arrive à un coefficient multiplicateur de 7,5. Au prix le plus élevé un jugère de terre près de Brescia en vaut 7,5 près de Nonantola. Manifestement, accepter ce ratio aurait établi une trop importante distorsion entre les surfaces en cause. Adalhard modifie donc les prix de façon arbitraire, de telle sorte qu’il parvienne à un rapport de 1 à 3 : il estime donc l’unité de surface près de Brescia à 3 sous (36 deniers) au lieu de 5 et près de Nonantola à 1 sou (soit 12 deniers) au lieu de 8. On arrive ainsi à un rapport de 1 à 3, qui corrige les inégalités provoquées par le fonctionnement du marché, mais qui implique une baisse du prix estimé de 60 % pour la terre de Brescia et une hausse de 66 % pour celle de Nonantola585. On reste dans un jeu de proportion assez sophistiqué : pour arriver à un ratio de 1 à 3, il faut modifier à la hausse et à la baisse des 2⁄3 de la valeur. On ne dissertera pas sur le chiffre 3, mais on soulignera l’arbitraire de l’abbé qui, connaissant les prix de marché et intégrant les éléments qui concourent à les former, décide de ne pas en tenir compte et établit une harmonie fictive en jouant sur des valeurs qui lui permettent de dire à quelle condition les surfaces en jeu peuvent se valoir et donc être échangées. En jouant sur les mots, on dira que la valeur d’échange est ici volontairement disjointe du prix du marché : il s’agit cependant de permuter deux propriétés foncières appartenant à des établissements ecclésiastiques et, dans ce cas, la notion de prix de marché n’a aucune raison d’être pertinente. Celle d’équité, en revanche, doit à tout prix être respectée. La valeur, dès lors, n’est que l’un des aspects de la question et peut-être pas le principal. Il arrive que les observations des acteurs sur la valeur des choses soient de simple bon sens, même si elles informent des décisions de gestion importantes. 584. Stauts d’Adalhard p. 355-422. Voir SEMMLER et VERHULST 1962 et, pour une utilisation des données chiffrées et des calculs d’ADALHARD, HOCQUET 1985. Adalhard est suffisamment habile avec les nombres et leurs propriétés pour poser une règle de trois, ce qui n’a rien d’évident dans le système numérique romain. 585. Voir, pour le texte et sa traduction, BOUGARD 2008, p. 65.

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Ainsi, au XIIe siècle, les moines de Cluny savent parfaitement ce qu’ils doivent faire pour gérer leur approvisionnement de façon rationnelle. Plutôt que d’organiser des charrois coûteux partant des domaines excentrés et arrivant à l’abbaye, ils vendent les produits de leurs dépendances les plus lointaines et, avec l’argent obtenu, achètent les biens dont ils pourraient avoir besoin et qui ne seraient pas produits près de l’abbaye586. L’idéal d’autarcie est ici conjugué à une utilisation intelligente du marché et à une conscience fine de ce que sont les prix. Les gestionnaires de Cluny savent comparer des coûts et intègrent le transport dans leur appréciation de ce que leur coûtent les nourritures qu’ils consomment et les vêtements dont ils s’habillent. On est ici dans une économie monétaire, bien loin du type d’échanges pratiqué par Loup de Ferrières et sans doute très près de ce que font les spéculateurs du IXe siècle. Le vocabulaire utilisé par les auteurs donne les raisons de l’action. Adalhard, par exemple, s’explique souvent sur ce qu’il fait et cite, même dans les actes de la pratique, l’opportunitas, l’utilitas et la ratio. Fréquemment, d’autre part, il raisonne en termes de quantitas et de qualitas, cherchant à établir un rapport entre les deux qui passe logiquement par la médiation du chiffre et, très souvent par celui de la monnaie. On vient de voir que les conversions pouvaient receler une part d’arbitraire : la discretio, l’une des principales qualités d’un abbé, lui permet effectivement d’intervenir afin de fixer un prix ou d’établir le rapport existant entre deux choses de même nature ou de nature différente. Il sait ce que valent les choses, mais aussi comment estimer et aussi comment agir en fonction de l’utilité, c’est-à-dire du profit que peut tirer un établissement d’une décision ou d’un jugement. En fonction de cela, l’acteur peut choisir de réaliser ou non une opération, qu’il s’agisse d’une commutation de biens ou d’un échange marchand. On a dit tout à l’heure que les moines étaient comme les banquiers du seigneur et que, en tout cas, ils agissaient comme des virtuoses de la conversion. Cela doit s’entendre aussi de manière littérale. Le jeu entre les paiements en nature et les paiements en argent, ainsi que la question centrale du fonctionnement des marchés dans l’approvisionnement des villes par le biais du prélèvement seigneurial, donne lieu à des variations d’une extrême diversité que les acteurs perçoivent et dont ils saisissent le fonctionnement. Les détenteurs de la terre et du pouvoir perçoivent les grands mouvements de la vie économique et sont en mesure de prendre leurs décisions en fonction de ces perceptions. La Toscane de la seconde moitié du XIIe siècle nous en fournit une illustration587. Au moment où les marchés urbains se développent et où l’approvisionnement de Florence devient un enjeu économique autant que politique, les seigneurs ecclésiastiques, en l’occurrence l’abbé de Passignano et l’évêque de Florence, convertissent leurs systèmes de prélèvement sur les tenures paysannes. Ils s’en 586. DUBY 1952. 587. DAMERON 1986 ; CONTI 1965 ; FELLER 2009 ; BOURIN 2009. Le sujet vient d’être posé à nouveaux frais dans TABARRII 2019.

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tenaient jusqu’aux années 1190, à un ensemble complexe incluant de l’argent, une proportion minimale de la récolte, des cadeaux coutumiers, des corvées, du pain, du vin et des volailles. Les quantités requises tendaient, dans le courant du XIIe siècle, à devenir symboliques. Or, entre le début des années 1190 et la fin des années 1120, le renouvellement des contrats agraires donne lieu à un bouleversement de taille. Aussi bien l’abbé de Passignano que l’évêque de Florence exigent désormais de leurs tenanciers, lors de la passation de contrats, le versement d’un fort droit d’entrée en tenure en argent ainsi que, annuellement, une quantité fixe de céréales. Certes les redevances en nature et les corvées sont abolies, mais ces nouvelles exigences font passer la seigneurie dans un autre système économique, où dominent les éléments commerciaux. Il s’agit, entre autres, d’être présent sur le marché alimentaire de Florence et de pouvoir jouer sur la qualité des récoltes. Détenir chaque année des quantités fixes de céréales permet de pouvoir jouer au mieux sur les prix, d’anticiper sur les hausses ou les baisses, et de jouer à coup sûr, que la récolte soit abondante ou qu’elle soit faible. Le système permet au seigneur de s’assurer contre les risques de production et de les faire reposer entièrement sur les producteurs qui doivent supporter eux-mêmes les variations dans les quantités produites, différentes chaque année, alors que la redevance, elle est fixe. Les paysans ne furent pas dupes et s’efforcèrent, dans la mesure du possible, de résister à ce nouveau système qui les éloignait du marché tout en réservant les profits de celui-ci à leur seigneur. C’est ici l’accès au marché qui est en cause. D’une part les profits qu’il est possible de tirer des variations de cours sont désormais le monopole du seigneur. D’autre part les paysans perdent la possibilité d’orienter leur production et de choisir eux-mêmes les denrées qu’ils vont produire, ce qui les empêche de participer véritablement au jeu économique en anticipant des besoins ou en tenant compte des mécanismes de la demande. Cette tendance à substituer des redevances fixes en nature à des redevances proportionnelles, comme le terraticum, semble fréquent en Italie à la fin du XIIe siècle. Il est observé dans le Padouan comme il l’est dans le contado florentin et pour les mêmes raisons588 : il s’agit de savoir qui tirera le meilleur profit des hausses de prix et de l’utilisation croissante de la monnaie dans les transactions de la vie courante. Les conversions de redevances montrent ainsi la capacité des détenteurs du pouvoir et de la terre à intégrer le calcul économique dans leur politique générale de domination sociale. * Les catégories développées par l’anthropologie économique et notamment celle opposant les échanges marchands aux échanges non marchands sont clarificatrices. Elles permettent de comprendre ce qui est en jeu dans la formulation des valeurs et dans les différentes procédures d’échange attestées par la documentation médiévale. En permettant l’introduction de distinctions entre les différents 588. RIPPE 2003, p. 466-472.

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types de rapports établis par l’échange elles donnent un plus grand sens à des dossiers d’interprétation autrement difficile voire impossible, comme par exemple dans le cas des textes entourant l'épiscopat de Meinwerk de Paderborn. Postuler que les échanges établissent des rapports entre les choses et que ce rapport est aussi un rapport des hommes entre eux et un rapport entre les hommes et les choses, revient à renforcer l’interrogation sur les prix et appelle à en renouveler le sens. Les acteurs économiques médiévaux nous ont laissé une documentation d’une compréhension difficile et qui cache, masque ou occulte la réalité des négoces établis entre les hommes à travers les choses qu’ils font circuler entre eux. L’examen de la valeur des choses, telle qu’elle est exprimée ou tue, nous permet au bout du compte d’approcher au mieux l’intrication des rapports interpersonnels, d’amitié, de domination ou de sujétion avec les rapports strictement économiques en affectant aux choses et aux hommes un rapport qui éclaire mieux le réel.

Chapitre 9

A

LA FORMATION DES PRIX (IXe-XIIe SIÈCLE)589

u début du XIe siècle, le narrateur des Miracles de sainte Foy de Conques, Bernard d’Angers, rapporte qu’un commerçant de Conques se livrait à une manœuvre à ses yeux scandaleuse. Il achetait en effet toute la cire disponible dans les environs de la cité, acquérant ainsi une position de monopole de vente pour la fourniture des cierges, ce qui lui permettait d’en tirer un prix élevé. La sainte ne manqua pas de le punir cruellement590. L’action du commerçant supposait une certaine pratique du marché, une connaissance empirique des mécanismes de formation des prix et des scrupules assez limités quant à la moralité de l’action, au demeurant tout à fait licite. Cette anecdote pose la question de la connaissance et de la maîtrise par les agents du haut Moyen Âge comme par les témoins qui en rapportent les actes, de mécanismes économiques passablement complexes et dont, a priori, on tendrait à les penser ignorants ou dont on voudrait croire qu’ils les ignoraient volontairement. Les processus par lesquels les prix se forment ainsi que les procédures permettant d’assigner une valeur aux choses que l’on échange semblent, pour beaucoup d’historiens des sociétés du haut Moyen Âge, ne pas faire sens et en parler relever de la gageure. En Occident, en effet, entre VIe et XIe siècles, échanges marchands et échanges non marchands s’entrecroisent au point de se confondre pour l’observateur dans un seul et même ensemble dont les éléments ne peuvent être distingués les uns des autres. On a ainsi pu considérer, en ce sens, qu’il n’y avait pas d’économie médiévale, parce que la production, l’échange et la consommation n’étaient pas des réalités distinctes des rites sociaux qui les encadraient591. Tout se passe dès lors comme si les formes et les institutions sociales du haut Moyen Âge étaient semblables à celles que l’on trouve, de l’autre côté du « Grand Partage », chez les peuples « premiers » qui forment l’objet d’étude des anthropologues592 : on présente désormais comme une vérité d’évidence que l’enchâssement de l’économique dans le social rend impossible, voire inutile, tout effort de clarification et de distinction. On a affaire à une structure dont tous les éléments interagissent les uns sur les autres, et c’est alors l’interaction qui fait sens et non l’évolution de tel ou tel objet pris séparément.

589. Je tiens à remercier Florence Weber et Jean-Pierre Devroey de leur relecture ainsi que de leurs critiques et suggestions. 590. Liber Miraculorum Sancte Fidis, livre I, chap. 24, p. 125-127 ; FELLER 2010a Voir le commentaire du passage dans TODESCHINI 2008, p. 19. 591. IOGNA-PRAT 2010 ; GUERREAU 2001a. 592. POLANYI 1983 ; Voir à propos de l’utilisation de K. Polanyi par les médiévistes français, les remarques roboratives, quoique brèves, de ARNOUX 2019 : p. 27. Pour une présentation critique de l’œuvre : MAUCOURANT 2011.

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Il est pourtant nécessaire de tenter l’aventure. Cette question recouvre en effet celle des conditions de possibilité de la croissance et du développement et l’on ne peut se contenter de constater, sans rechercher de cause première, l’essor de la production agraire, l’urbanisation, la commercialisation de l’économie, le développement des activités artisanales et industrielles, etc. Je voudrais présenter, dans ces pages, les directions qui peuvent être empruntées, et qui commencent à l’être, pour aborder ces questions. Il est d’autant plus nécessaire de le faire que les analyses couramment présentées et la conception que l’on développe actuellement de l’enchâssement de l’économique dans le social (embeddedness) ont eu pour effet de délégitimer en partie le champ de l’économique pour l’histoire du Moyen Âge, celui-ci en venant à être une figure ou un aspect de l’histoire culturelle, seule légitime ou seule apte à rendre compte de l’intégralité des processus régissant la vie humaine593. La recherche a déjà commencé : les travaux récents les plus novateurs, ceux de Chris Wickham et de Jean-Pierre Devroey montrent des réalités beaucoup plus ambiguës594. Les comportements à l’égard de la richesse, de sa production et de sa transmission peuvent aussi être analysés en termes de comportements rationnels, que l’on parle en finalité ou en valeur : c’est dans cette direction que recherches et programmes s’orientent à présent595. Les interrogations doivent cependant être déplacées et les considérations relevant purement de la science économique doivent être pondérées par une réflexion sur la dimension éthique des décisions et des calculs faits par les uns et les autres. La thèse qui est désormais développée est que le calcul économique existe bien, et qu’il est présent à côté des comportements imposés par l’organisation sociale et familiale comme par les obligations religieuses et morales596. S’il faut, par exemple, redistribuer d’un côté, faire preuve de largesse, il faut également, de l’autre, transmettre le patrimoine afin de perpétuer la lignée ; il est moins évident, mais cela se produit tout de même, que les agents investissent, se soucient de construire des biens d’infrastructure, de réorganiser leurs patrimoines pour accroître leurs revenus, tirer de leur allocation de ressources le maximum de profit afin d’augmenter aussi ce dont ils peuvent disposer pour le donner, pour le transmettre ou pour le consommer597. Une direction a été insuffisamment prise jusqu’à présent, celle de l’examen des normes éthiques imposées par l’Église dès le haut Moyen Âge et de leurs conséquences sur les comportements. De façon apparemment paradoxale, le christianisme semble privilégier la pauvreté mais il s’accommode fort bien de la richesse et des procédures nécessaires pour la produire et la transmettre. S’il n’existe pas au haut Moyen Âge de véritable doctrine économique ou, si l’on préfère, s’il n’existe pas de pensée formalisée portant sur la production, la 593. 594. 595. 596. 597.

FELLER 2011. WICKHAM 2005 ; DEVROEY 2006. Voir l’ouvrage DEVROEY, FELLER, LE JAN 2010. WEBER 1995, t. 1, p. 55 sq. ; DEVROEY 2006, p. 585-613. Voir les publications issues du programme « Transferts patrimoniaux au haut Moyen Âge » et, en particulier, BOUGARD, LA ROCCA et LE JAN 2005.

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consommation et l’échange, il existe en revanche des normes de comportement bien établies, construites dès le VIe siècle dans les plus élaborées des règles monastiques et qui guident l’action gestionnaire des moines durant tout le Moyen Âge. Elles nous disent quelque chose de la nature des comportements et des cadres à l’intérieur desquels ceux-ci se construisent. Je me propose ici, après avoir brièvement rappelé les complexités auxquelles sont parvenues les analyses récentes, notamment en ce qui concerne le marché de la terre, d’examiner quelques aspects du comportement à l’égard des prix, aussi bien d’un point de vue pragmatique que moral. Voici déjà longtemps que Giacomo Todeschini a montré combien le lexique chrétien était saturé de références à l’échange marchand et au prix des choses598 : le moins que l’on puisse faire est de s’interroger sur les incidences de cette présence de la figure de l’achat et de l’échange marchand dans la vie quotidienne. La façon dont les prix se forment et sont énoncés est de ce fait un objet légitime, voire nécessaire, dans la mesure où, par hypothèse, il existe une sphère de l’échange marchand même dans une société où l’économique est « enchâssé » dans le social. C’est la validité de cette hypothèse que je voudrais commencer à tester ici.

I. HISTORIOGRAPHIE Concernant l’histoire économique de la période, nous sommes d’abord confrontés à un problème de chronologie générale et de périodisation dont il n’est pas inutile de rappeler brièvement les termes. Henri Pirenne a imposé, dans les années 1930, une chronologie particulière à laquelle, d’une manière ou d’une autre, l’érudition est encore attachée et dont elle dépend partiellement. Sa construction repose sur une prise de parti théorique simple : durant tout le Moyen Âge, et même après, les revenus que l’on peut attendre du capital mobilier sont plus importants que ceux du capital foncier599. La terre ne produit pas de quoi nourrir un marché qui serait lucratif et permettrait d’accumuler de nouvelles richesses. En revanche, le commerce, principalement celui des objets de luxe, est constamment d’un rapport élevé. Alors que structures foncières et insuffisances techniques se cumulent pour empêcher jusqu’au XIe siècle tout essor de la production agraire, mettant l’économie rurale hors-jeu dans la mise en place de mécanismes de croissance, les oscillations du grand commerce international déterminent, par l’importance des valeurs en cause, l’apparition des conditions de possibilité du développement de l’Occident. Cette prise de position s’articule sur une chronologie précise. Les structures d’échange du monde antique perdurent au-delà de la disparition de ses institutions politiques et sont encore efficientes au VIIe siècle, ainsi que l’établissent les diplômes mérovingiens attestant de la 598. TODESCHINI 1994 et 2005 ; TONEATTO 2010 et 2012. 599. PIRENNE 1936. On trouvera les points d’ancrage méthodologiques de sa réflexion dans PIRENNE 1936 et 1951.

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présence de produits de luxe en quantités importantes dans le port de Fos600. À partir du VIIe siècle, en revanche, la conquête musulmane brise les liens entre Orient et Occident et le « grand commerce international » cesse d’exister : la période carolingienne est un moment de contraction économique et d’appauvrissement de l’Occident, puisque le moteur de la croissance fait brutalement défaut. La reprise ne se produit qu’à partir du XIe siècle, lorsque les conditions de la vie urbaine en Flandre et en Italie permettent le démarrage d’un commerce à grande échelle au départ de l’Europe et portant cette fois sur le drap, qui est à la fois un produit de luxe et un produit de première nécessité. Les grands défrichements accompagnent ce mouvement mais ne le provoquent pas. Récemment, ces thèses ont été d’une certaine manière revivifiées par les archéologues spécialisés dans les périodes mérovingienne et carolingienne601. On trouve en effet dans les villes de l’époque mérovingienne d’importants signes d’activité commerciale. Sur les mêmes sites, la période VIIIe-IXe siècle se caractérise par l’absence de fossiles indiquant l’existence d’échanges commerciaux et d’activités de production ; on les retrouve à nouveau à partir du XIe siècle. Joachim Henning a, pour expliquer cette absence, émis l’hypothèse selon laquelle ces activités auraient été déplacées vers les monastères dont les autorités politiques carolingiennes auraient voulu faire les lieux centraux de la production et de l’échange, contribuant à provoquer une crise générale de l’économie au IXe siècle, souffrant d’un excès d’administration de la part de souverains finalement peu compétents en ces matières602. Ce point de vue, dont la force est de reposer sur des travaux archéologiques et donc sur l’apport d’une documentation nouvelle, est difficile à rendre compatible avec les tendances de l’historiographie en matière économique depuis les années 1980. Elle pose également des questions d’ajustement avec l’archéologie agraire telle qu’elle se développe en France depuis les années 1980603. La périodisation sous-jacente est connue : les VIe-XIe siècles seraient un moment de contraction démographique et de stagnation économique, aussi bien en ce qui concerne la production que les échanges. Le décollage s’opérerait au XIe siècle, à la faveur des grands défrichements et de la diffusion d’innovations techniques susceptibles d’avoir bouleversé la vie économique. Elle a été acceptée des années 1930 aux années 1960 et confortée par le jugement très négatif porté sur l’économie carolingienne par l’historiographie des années 1950 et 1960, notamment par Georges Duby et Robert Fossier qui ont professé que l’économie rurale des VIe-Xe siècles était une économie de misère, aux rendements invraisemblablement bas, sans moyens techniques pour l’emporter dans une lutte inégale contre les conditions naturelles604. Cette thèse présuppose l’incompétence des 600. 601. 602. 603.

PIRENNE 1936, p. 69-61. HENNING 2007 ; THEUWS 2007. HENNING 2007, 2007a. Voir, pour une première approche déjà ANCIENNE, GUADAGNIN 1988 ; ZADORA-RIO 1995. L’étude de la culture matérielle a continuellement progressé : PEYTREMANN 2003 ; FAURE BOUCHARLAT 2001 ; CATTEDDU 2007. 604. DUBY 1962 ; FOSSIER 1981

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élites sociales en matière économique et privilégie l’idée d’un comportement ostentatoire développé à tel point qu’il rendrait impossible tout investissement productif, la richesse disponible étant immédiatement consommée ou redistribuée. Cependant, prenant à contre-pied le point de vue pirennien, Georges Despy605, Adriaan Verhulst606, Pierre Toubert607 et Pierre Bonnassie608 ont montré que le capital foncier pouvait engendrer du profit et que le comportement économique des agents devait être considéré comme obéissant à une rationalité minimale. Les gestionnaires cherchent ainsi à tirer le meilleur parti possible de leur allocation de ressources et agissent de manière à assurer en permanence la couverture des besoins alimentaires fondamentaux. Ce ne sont pas de purs consommateurs parasites mais des hommes ayant le souci de maintenir et développer leur richesse609. L’attention s’est alors portée sur l’existence et le nombre des marchés ruraux dont la présence sert à évacuer les surplus agricoles lorsque, et, s’il s’en trouve. Ainsi, sur la Meuse, un véritable réseau s’est structuré avant même l’émergence des villes du Nord en tant que puissances productrices et exportatrices de draps. Renversant la problématique héritée d’Henri Pirenne, Georges Despy et Adriaan Verhulst montrent qu’il y a, avant l’essor des villes drapantes, une phase d’accumulation reposant sur des échanges locaux animés par la vente des surplus (supervacua) agricoles provenant de domaines exploités de manière beaucoup moins maladroite ou inexperte que ce que l’on avait dit et enseigné. De son côté, P. Toubert montre, pour l’Italie, l’importance des marchés domaniaux durant l’époque carolingienne et insiste sur l’adaptation de l’instrument monétaire aux besoins de la vie d’échanges, le pouvoir libératoire du denier correspondant aux dépenses susceptibles d’être faites sur les marchés locaux610. J.-P. Devroey, enfin, découvre le rôle des circulations à l’intérieur des systèmes que forment les grands patrimoines fonciers monastiques et les relie à l’existence de marchés de consommation, qu’il s’agisse des villes, dont la population est déjà demandeuse en produits alimentaires élaborés, ou de la zone de consommation liée aux trafics de la mer du Nord611. Ces recherches ont abouti, dès la fin des années 1980, à une révision très argumentée de la chronologie : si les VIe et VIIe siècles voient s’opérer un certain nombre de régressions et de reculs, tant au point de vue démographique qu’au point de vue de l’organisation de la production, en revanche, l’apparition du grand domaine durant le VIIe siècle est le signe d’une reprise en mains de la vie économique par les élites politiques et sociales. Elle prélude à une phase de développement, lente et fragile mais réelle, que l’on observe dès le VIIIe siècle. Les structures foncières, les techniques agraires et l’organisation des échanges autorisent à parler 605. 606. 607. 608. 609. 610. 611.

DESPY 1968. VERHULST 1966. TOUBERT 2004, p. 27-72 et p. 73-116. BONNASSIE 1990. FELLER 2010a. TOUBERT 1983. DEVROEY 1979 et 1984.

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d’une croissance du haut Moyen Âge, commencée dès l’époque carolingienne, le XIe siècle étant un moment d’intensification et d’accélération d’un mouvement commencé deux siècles auparavant . Cette chronologie et ces points de vue concernant la vie économique en général sont difficilement compatibles avec les analyses des résultats obtenus actuellement par l’archéologie des villes du haut Moyen Âge612. En l’état actuel des choses, cependant, c’est ainsi que l’on rend compte du plus grand nombre de situations et que l’on explique le plus grand nombre de faits constatés. Plus récemment, C. Wickham a suggéré d’analyser différemment les questions liées aux échanges entre VIe et IXe siècle en synthétisant les études portant sur les fossiles directeurs que l’archéologie fournit, en l’espèce, les céramiques. Liant la restriction de l’espace géographique à l’intérieur duquel s’effectuent les échanges commerciaux – indéniable selon lui dès le Ve siècle – et les nécessités locales, il montre l’existence de réseaux commerciaux régionaux et locaux portant sur des biens pouvant aller du produit de très grand luxe à l’objet de mauvaise qualité mais indispensable à la vie quotidienne613. Les céramiques circulent à l’intérieur de zones restreintes mais très actives. Elles peuvent parfois être des productions de très haute qualité et de grand prix. En revanche, les grands circuits animés par une production industrielle de masse, ceux de la céramique sigillée, ont disparu dès le VIIe siècle. Production et commerce locaux ont permis de pallier l’insuffisance, voire l’effondrement, de ces réseaux dont la survie est effectivement très longue614. Enfin, C. Wickham estime et démontre que l’apparition du grand domaine carolingien est synonyme d’intensification du travail et, donc, d’augmentation tendancielle de la production agricole. Le grand domaine est une structure coercitive dont l’efficacité est réelle dans l’encadrement des travailleurs. Sa construction a impliqué une mobilisation des élites sociales et leur implication dans la vie économique dans des proportions telles qu’il est difficile d’imaginer qu’elles n’y aient pas vu un intérêt immédiat. L’organisation de la réserve seigneuriale est telle que, même si la productivité du travail est basse et le rendement des terres faibles, il faut supposer que du surplus est produit et que celui-ci trouve un exutoire sur des marchés. La logique de la documentation et celle des argumentations les plus sophistiquées poussent désormais à accepter l’existence d’échanges locaux relativement intenses durant la période allant du VIe au Xe siècle. En conséquence, il faut également admettre celle de lieux physiques, les marchés, où l’on compare les marchandises avant de les échanger dans le cadre d’un véritable commerce susceptible de contribuer de façon non marginale aux revenus des acteurs. Il faut maintenant de poser la question de leur fonctionnement en examinant ce que nous savons des procédures de formation des prix, qu’il s’agisse de ceux de la terre ou de ceux des biens meubles. 612. HENNING 2007 et 2008. 613. WICKHAM 2005, p. 819-824. Voir aussi NOYÉ 2002. 614. Sur la question de cette articulation GELICHI 2010 ; BROGIOLO et CHAVARRIA ARNAU 2005.

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II. MARCHÉS FONCIERS ET MARCHÉS DU HAUT MOYEN ÂGE Entre VIe et XIIe siècles, l’organisation des échanges entre les hommes ne saurait être considérée comme régie par les marchés au sens où Adam Smith l’entendait : cette affirmation, qui est devenue de l’ordre du truisme, doit être rappelée afin de pouvoir la mettre à l’épreuve de la réflexion et des faits et de voir si elle peut s’accommoder d’actions rationnelles et, si tel est le cas, comment les deux ordres peuvent être rendus compatibles l’un avec l’autre. Nous avons déjà donné plus haut un certain nombre d’éléments de réflexion sur la question des échanges fonciers. Celle de la formation des prix, qui est différente, mérite qu’on y revienne un instant en l’approfondissant afin de la rapprocher de celle des échanges portant sur des biens meubles, qu’il s’agisse de denrées alimentaires ou d’autres biens de propriété. L’imbrication ou l’encastrement de l’économique dans le social aurait pour conséquence ultime que les agents ne chercheraient pas nécessairement à maximiser leur profit mais poursuivraient, en procédant à des échanges de choses contre d’autres choses ou contre de l’argent, des buts extrêmement nombreux où la réalisation d’un gain ne serait ni nécessaire ni même parfois souhaitable. L’objet ayant suscité le plus de réflexion à ce propos est sans conteste possible la terre et les transactions dont elle fait l’objet, parce qu’elle fournit, en l’absence de listes de prix portant soit sur des produits manufacturés soit sur les céréales, des indications de surface, de localisation et de valeur et permet de construire des séries. Les caractères propres de cet objet paradoxal qu’est la terre lorsqu’on la considère comme une marchandise sont connus depuis longtemps et ont fait l’objet de nombreuses analyses615 : comme on l’a dit plus haut, faire de la terre une marchandise, alors même qu’elle est aussi un instrument de production et qu’elle est de surcroît le support matériel du capital symbolique de son possesseur, pose des problèmes théoriques et pratiques dont l’analyse est devenue classique616. D’un autre côté, la terre s’achète et se vend et la description des conditions dans lesquelles s’opèrent les transactions comme les négociations entre individus et groupes auxquelles il donne lieu permet d’enrichir notre perception de la vie d’échanges617. Giovanni Levi, Gérard Delille et Chris Wickham ont exploré ces voies pour les époques moderne et médiévale618 et, depuis les années 1980, le marché de la terre a été utilisé comme moyen d’approche de l’organisation générale des échanges. Examiner les procédures par lesquelles les terres s’échangent permet en effet de formuler la question de la formation des prix d’un bien exceptionnel mais pour lequel on dispose de données chiffrées susceptibles de constituer des séries. Ainsi, pour les Abruzzes de la fin du haut Moyen Âge, il a été possible, à partir de l’étude des prix du foncier, de proposer une périodisation de la vie économique et d’étu615. 616. 617. 618.

POLANYI 1983 p. 238 sq. ; WICKHAM 1987 et 1988, FELLER 2005 et 2010a ; WEBER 2005. CAVACCIOCHI 2004. Sur la question des transactions médiévales, voir CLAUSTRE 2019. LEVI 1985 ; DELILLE 1983 et 1985.

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dier les différents mécanismes et intérêts ou les différentes forces à l’œuvre dans une société rurale entre IXe et XIIe siècle619. Parler de prix suppose normalement que l’on admette l’existence et le fonctionnement de mécanismes impersonnels incluant l’offre, la demande et leur rencontre. Or, il existe aussi, de manière indubitable, une genèse sociale des prix parce que les relations personnelles pèsent d’un poids considérable dans la définition même de l’échange monétaire. Si les études des années 1970-1980 ont toujours insisté, à raison, sur le fait que les échanges médiévaux se caractérisaient par le nombre et la complexité des interventions à caractère non économique sur les transactions, il n’en demeure pas moins que les séries chiffrées que l’on peut constituer à partir des indications de surface et de prix tout d’abord, quelque rudimentaires qu’elles semblent, sont tout à fait utilisables. Elles permettent d’établir des évolutions à la hausse ou à la baisse sur le long terme. Grâce à elles il est aussi possible, à condition de recourir à un appareil statistique, de comprendre comment se forment les prix en fonction des catégories de biens considérés. C’est ce qui a été entrepris, au début de ce siècle, au sein du programme portant sur le marché de la terre dont il a été parlé au chapitre précédent, avec l’étude d’un dossier sur le patrimoine d’un alleutier italien, vivant dans les Abruzzes au IXe siècle620. On me permettra d’en présenter brièvement les acquis en en généralisant la portée. L’analyse économétrique à laquelle on s’est livré dans La fortune de Karol a permis d’isoler les variables qui interviennent dans le processus et de proposer une équation rendant compte de la variation des prix en fonction des éléments donnés par la documentation : la présence de terres arables, de vignes, de parcelles spécialisées, de maisons, d’enclos détermine des valeurs différentes et, surtout, des modes d’estimation différents selon les biens échangés621. Toutes ces indications font sens et il est possible de mobiliser les indications chiffrées, dans ce cas d’espèce celles données par un cartulaire, pour mesurer des tendances et des variations. Le comportement des hommes du haut Moyen Âge peut aussi être décrit grâce à des analyses économétriques qui, à condition de n’être pas exclusives dans leur approche, contribuent à éclairer les attitudes face aux échanges et à leur organisation concrète. En l’occurrence, il a ainsi été montré que les transactions foncières donnaient lieu à de véritables marchés, segmentés cependant en fonction de la nature des biens en jeu. Ce n’est cependant pas le seul angle d’attaque légitime ou nécessaire. Le dossier de Karol comportait en effet des renseignements complets et précis sur les alliances matrimoniales, les situations hiérarchiques et l’évolution des patrimoines : il était possible de mettre les uns en rapport avec les autres. Si l’approche économétrique a permis dans ce cas d’établir les règles de fonctionnement de marchés et de décrire leur évolution dans le temps, ce qui est un résultat positif évidemment appréciable, elle ne rendait cependant pas compte de l’autre aspect 619. FELLER 1998, p. 386-415. 620. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 621. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; FELLER 2016.

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des transactions, c’est-à-dire de leur insertion dans un réseau d’actions et de relations interpersonnelles : l’examen des prix ne saurait se substituer à une analyse portant sur les liens existant entre les hommes avant et après la transaction. Les acteurs ne cessent pas en effet d’être en relation après avoir effectué l’ensemble des gestes qui concluent la vente. Appartenant à des groupes de parenté, à des voisinages, à des réseaux hiérarchiques, ils continuent après la transaction d’entretenir des relations, sauf dans le cas, tout de même rare, où la vente précède un départ et est effectuée à la fois pour solder les comptes antérieurs et apurer les dettes ou pour obtenir, au moment de partir, des liquidités permettant d’envisager une réinstallation ailleurs. La continuité des relations entre les parties transactantes n’empêche cependant pas une suspension des autres enjeux que celui du prix au moment même où l’échange s’effectue622. L’approche, alors, devient ethnographique, afin de déterminer et de qualifier ce que font effectivement les auteurs en faisant circuler la propriété du sol. Il est nécessaire d’intégrer à l’analyse des éléments qui ne sont pas mesurables et de s’intéresser aussi bien aux relations de parenté qu’à celles de voisinage ou encore à la position respective des actants dans la hiérarchie politique de la communauté623. La recherche d’une alliance de mariage, d’une proximité politique ou la construction d’une relation amicale ont ainsi une relation avec le niveau des prix ou la nature de la contrepartie demandée en échange de la terre, puisque ce n’est pas tant l’utilité d’un bien qui est en jeu que l’institution ou la consolidation d’un lien. La relation de marché est donc inversée, l’objet n’étant que le vecteur du dialogue établi entre les parties afin de construire leur relation : il n’est pas désiré pour lui-même mais pour ce qu’il peut représenter. C’est donc l’acte d’échange qui importe, non la valeur circulant. Dans ces conditions, l’attention doit alors se porter à la fois sur la description de la transaction et sur les moyens utilisés pour la solder : une analyse très précise des formulaires et de leurs variations donne des résultats non négligeables, du moins dans le contexte italien des IXe-XIe siècles624. L’absence ou la présence de certains renseignements dans les actes de mutation éclaire en effet la finalité des transactions : les notaires, par exemple, ne décrivent pas la même chose selon qu’il s’agit d’exploitations ou de simples parcelles625. Alors qu’ils donnent toujours les confronts des parcelles, ils sont beaucoup plus vagues sur les limites des exploitations lorsqu’elles sont vendues d’un seul bloc. Les moyens de paiement utilisés, de leur côté, permettent aussi de dire quelque chose de la nature de l’opération en cours, l’emploi de numéraire et celui d’objets ou de bétail ne signifiant pas la même chose. Le paiement effectué à l’aide d’un objet matériel n’a pas la neutralité apparente du versement d’une somme d’argent et dénonce aussitôt la relation dont l’objet choisi pour le transfert établit la nature. Dans la société agraire du haut Moyen Âge, seul un guerrier peut avoir besoin d’un cheval ou d’une épée et 622. 623. 624. 625.

WEBER 2005 et 2018. DELILLE 1983 ; LEVI 1985. HUERTAS 2008. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 85-91.

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l’exiger en paiement d’un bien foncier payé. Seul un exploitant agricole direct, ayant besoin de la force de traction d’un animal, a intérêt à obtenir un bœuf en contrepartie d’une parcelle. Ces affirmations sont au demeurant réversibles, tout comme l’acte d’achat, dont la symétrie doit également être considérée : la vente d’une terre correspond dans ces cas à l’achat d’un cheval, d’une épée ou d’un bœuf, ce qui investit la terre d’une fonction qu’elle n’a pas de façon évidente, celle de réserve de valeur, à côté de sa fonction d’instrument de production et de support matériel du statut, du prestige et du rang de l’individu626. La présence ou l’absence d’une mesure de la valeur de l’objet échangé, en dehors même de l’indication du medium employé pour solder la transaction, est un autre paramètre permettant là encore de qualifier la relation instaurée autour de l’interaction décrite par l’acte de vente. Dans ces cas, la mention d’un prix ne signifie pas qu’un objet monétaire a changé de main, ni même d’ailleurs que la transaction a donné lieu à une évaluation, mais simplement qu’une contrepartie a été offerte au cours de l’échange. On est bien là dans le cadre d’échanges non commerciaux qui ne disposent cependant pas d’un autre lexique que celui de l’échange marchand pour décrire les opérations. Le système sémantique de l’échange est indéterminé et l’échange marchand se distingue mal de l’échange rituel. Ainsi, une terre dont la superficie est ou n’est pas donnée peut être échangée contre un bien meuble qui, lui-même, peut être ou n’être pas évalué ni même parfois précisément décrit, les formules, très souples, permettant une infinité de possibilités, depuis celle, précise, donnant une valeur à la chose échangée (c’est pourquoi je te donne une épée, un cheval, une pièce de toile, un bouc, un soc de charrue, valant tant de sous). Elle peut aussi bien n’être pas donnée, ou bien être aléatoire : je te donne du bétail et des grains qui te permettent de te tirer d’une période de famine ou encore, je te donne des biens m’appartenant pour telle contre-valeur (de mea mobilia valente tot). Une série de combinatoires peut ainsi être établie qui aboutit à donner un sens à la transaction effectuée, non pas en s’intéressant à son prix seul, mais en analysant l’ensemble des éléments la constituant, les objets mobilisés devant obligatoirement être considérés comme faisant sens. Les analyses ainsi faites permettent de différencier plusieurs marchés aux règles distinctes, le marché des parcelles et celui des exploitations étant les principaux, et plusieurs finalités : échange marchand, transaction dont le but est l’évaluation du bien avant un partage, transactions montrant l’établissement ou la consolidation d’un lien de clientèle, achats préparant un mariage627. Ainsi, il devient licite d’utiliser la contrepartie offerte dans un échange comme un indicateur du type de relations existant entre parties628. En revanche, une transaction soldée en numéraire, portant sur un bien précisément décrit et mesuré, dont les confronts et la superficie sont précisément donnés, est un bien estimé auquel une valeur est donc attribuée. Celle-ci ne peut pas être 626. REUTER 1995 ; FELLER 2013. 627. WEBER 2005. 628. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005.

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considérée comme arbitraire : elle décrit une capacité productive, la valeur des bâtiments d’exploitation, la proximité des voies de communication. La terre est alors considérée principalement comme un moyen de production et non comme le vecteur du pouvoir ou du prestige. Inversement, dès lors, les transactions soldées avec des objets, dans lesquelles le bien offert n’est pas décrit et où les objets cédés en échange ne sont ni décrits ni évalués, ont toute chance d’aboutir à la constitution d’une relation de clientèle ou de dépendance. Vendre une terre en période de famine, lorsque celle-ci est le seul titre qui demeure à la disposition des paysans afin d’accéder au marché de la nourriture, revient en effet à se placer sous la responsabilité de l’acheteur : si la vente est compensée par de la nourriture, elle établit le lien fondamental et primitif unissant le seigneur, celui qui donne du pain, le hlaford saxon, à celui qui désormais dépend de sa générosité pour sa survie. Le droit d’exploiter la terre dont la propriété est transmise peut bien demeurer entre les mains du vendeur par le biais de la tenure : l’acte de vente aura été en même temps un acte d’entrée en dépendance, la reconnaissance de la domination d’un supérieur hiérarchique. On peut ainsi, en examinant les procédures d’évaluation ou de mesure ainsi que les moyens de paiement, rendre compte d’un grand nombre de situations en introduisant de la complexité et en évitant de réduire les questions posées par les échanges fonciers à un simple « cela n’est rien d’autre que », par exemple rien d’autre qu’une forme particulière de rationalisation de choix individuel effectué sous contrainte629. Il est possible enfin de distinguer, dans des séries de transactions, celles qui ont à voir avec l’échange marchand et les mettre à part. Dans un très grand nombre de cas, en effet, des valeurs sont en cause et l’on ne peut renvoyer les échanges à une relation interpersonnelle particulière. Ce sont bel et bien des questions d’estimation et de mesure de la valeur qui sont traitées et que les contemporains ont, en leur temps, affrontées. Si les choses ont souvent un rapport étroit avec le lien social, elles ont aussi à voir avec la valeur et sa mesure. Ces résultats peuvent être mobilisés pour étudier les échanges portant sur des biens meubles et tenter d’apercevoir les règles qui président à la formation des prix : il est légitime d’étendre les réflexions faites à partir de l’étude d’un objet complexe et protéiforme à d’autres objets, en apparence plus simples, en l’occurrence les produits alimentaires et artisanaux. Cela revient à atténuer la spécificité des échanges fonciers et à admettre que des règles analogues président à tous les types de transactions.

III. ÉCHANGER DES BIENS MEUBLES Le cadre ne change pas fondamentalement, les relations interpersonnelles continuant ici de jouer un rôle essentiel : voisinage, amitié, parenté ne sont pas, bien au contraire, mis entre parenthèses ou hors-jeu, suspendus, lors de tous les 629. Voir, sur les inconvénients du « nothing but » et de son symétrique, la théorie des « mondes hostiles » : ZELIZER 2001.

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cas, même s’ils le sont parfois. Il faut cependant préciser les choses, parce que nous avons affaire à des institutions qui ont pour nom marché, monnaies, poids et mesures, justice, et que ce sont elles qu’il faut s’efforcer d’apercevoir à travers les transactions portant sur des objets. Les produits changent de main sur des lieux précis, les marchés, où vendeurs et acheteurs, offreurs et demandeurs se rencontrent physiquement. Ces lieux sont mal connus630. On sait qu’ils existent et qu’ils font l’objet d’un soin particulier et soutenu de la part des souverains. On ne sait pas trop comment ils fonctionnent concrètement, comment la police en est assurée, comment les prix s’y forment et selon quels critères. L’impression générale laissée par la documentation dès l’époque carolingienne est cependant celle d’une familiarité des hommes avec les lieux de l’échange. Il reste à savoir selon quelles règles celui-ci s’effectuait, quels outils étaient utilisés et quels effets économiques ils avaient. Matthieu Arnoux a fait une enquête rapide sur les mots nundinae et mercatum sur le site de l’ARTEM ( Atelier de Recherches sur les Textes Médiévaux) et a pu voir que sur 5 000 chartes conservées en original dans les archives françaises et datant d’avant 1121, 160 environ mentionnaient le marché mais toujours dans un contexte juridique, de transmission de droits et dans un contexte fiscal de prélèvements de tonlieux631. Les renseignements précis et concrets sont difficiles à obtenir. Ils sont rares aussi. Toutefois, les rencontres que sont les marchés doivent obéir à des règles dont les principes soient acceptés par tous à un moment donné et dans un lieu donné. Il est tout d’abord nécessaire que l’on s’accorde par convention sur les rites qui organisent l’échange : exposition de la marchandise, inspection par les clients, négociation sur le prix, signes de l’accord (toper, par exemple), versement du prix convenu, cession de l’objet désiré qui est finalement emporté. Il y a là tout un langage à instituer et à maîtriser et la série des actions à effectuer, qui nous est familière, n’a évidemment rien de naturel. Elle marque un accord sur la façon dont on résout la question des deux désirs concurrents, celui de l’acquéreur d’obtenir un objet, celui du vendeur d’obtenir en échange quelque chose d’une valeur égale ou supérieure. Si l’on ne connaît pas précisément les rites accompagnant la vente d’objets ou de biens meubles, en revanche ceux accompagnant les transferts de terres sont fort bien connus et ont déjà fait l’objet d’analyses, dont celle, particulièrement profonde, de Jacques Le Goff632 : des objets doivent passer de main en main pour signifier le changement de propriété. Il peut s’agir de gants, de branches d’arbres, de fétus de paille, voire de mottes de terre. Ils rendent publics le transfert de propriété, voire le changement de destination de la terre cédée qui, lorsqu’elle passe d’un laïc à un établissement ecclésiastique, cesse d’être exclusivement un objet de production pour être incluse parmi les biens sacrés, que l’on ne peut plus vendre et qui échappent donc désormais aux règles de l’évaluation. 630. Voir cependant, pour le Moyen Âge central et le bas Moyen Âge, les travaux de J. Petrowiste : PETROWISTE 2004 ; PETROWISTE, LAFUENTE 2018. 631. ARNOUX 2009. Les documents en question sont désormais en ligne : http ://telma.irht.cnrs.fr/outils/ originaux/listechartes/ (consulté le 2/5/2021) 632. Le GOFF 1977.

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Nous verrons que, pourtant, les clercs savent évaluer et mesurer précisément la valeur d’échange même des terres inaliénables qu’ils détiennent et que, même, en fonction des nécessités, ils n’hésitent pas à vendre ou échanger les biens que leurs établissements possèdent. De ces rites qui se concluent par le paiement et la prise de possession de l’objet, nous ne savons pratiquement rien, voire absolument rien, dès lors qu’il s’agit de biens meubles. Ce que nous savons se limite pratiquement à cette injonction que l’on trouve dans le concile de Paris de 829 : Si vis emere, fer pretium et tolle, « Si tu veux acheter, apporte le prix et emporte la marchandise633 », ce qui est, dans le contexte des actes du concile, une façon de refuser de faire crédit à l’acheteur en exigeant de lui qu’il paie comptant mais ne dit pas grand-chose sur la manière dont il faut ferre pretium et ne dit rien non plus sur ce qu’il faut entendre par pretium : de l’argent ou des contreparties matérielles ? Des monnaies ou des objets dont la valeur équilibre aux yeux des parties celle de l’objet cédé ? Seules les indications que nous pouvons avoir sur les moyens et les méthodes de paiement sont pour nous utilisables : par exemple, le fait de recourir à des baguettes de taille dans le cadre d’un échange effectué sur le marché ou, plus souvent, dans une échoppe, implique que l’on est en train de recourir à une forme de crédit, et indique que les parties se connaissent et se fréquentent, au moins dans le cadre de l’échange, c’est-à-dire qu’acheteurs et vendeurs, dans ce cas créditeurs et débiteurs, ne sont pas l’un pour l’autre des inconnus634. Cela influe naturellement sur la question des prix qui ne sont plus seulement la résultante de l’offre et de la demande, mais pour la compréhension desquels il faut réinsérer les relations interpersonnelles existantes ou établies à travers la succession des échanges et ce que l’on peut appeler la « relation de crédit ». La relation de marché doit alors être considérée non comme une rencontre occasionnelle de deux acteurs étrangers l’un à l’autre et qui ne sont en contact que le temps de la transaction, mais comme l’une des modalités des relations existant à l’intérieur d’un groupe humain restreint. À travers elle, certaines formes de la domination sociale et économique s’expriment, à côté d’autres disant quelque chose de la solidarité entre les individus ou les groupes : le crédit consenti, s’il ne porte pas intérêt, ou s’il porte un intérêt très bas, peut relever de la solidarité à travers l’exercice d’une charité active. Les législations carolingiennes portant sur le crédit ne disent pas autre chose635. Il peut également, d’ailleurs, relever des banales conventions sur les délais de paiement qui entourent normalement les transactions. Le second accord devant intervenir porte sur le recours aux moyens de paiement. Celui-ci doit faire l’objet d’un consensus de tous les participants, quelle que soit la forme que prend la monnaie : l’essentiel est que tous s’accordent et qu’il y ait un instrument servant de medium de l’échange et d’instrument de mesure de la valeur des objets. Ce peut bien alors être une certaine quantité de grains : 633. MGH. Concilia… livre I, chap. 53, p. 645. 634. KUCHENBUCH 2006. 635. BOUGARD 2010.

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il suffit que, par convention, la valeur en soit déterminée et acceptée pour régler des échanges636. Ce peut aussi être un animal, pourvu qu’il soit évalué (un bœuf valant tant de sous). L’attention portée par les Carolingiens à la monnaie et aux conditions de mise en circulation de celle-ci montre que, dès le VIIIe siècle, les autorités souveraines ont conscience de la nécessité de cet accord. À peine la réforme monétaire lancée, Charlemagne ordonne que la nouvelle monnaie ait cours sur les marchés et qu’en aucun cas on ne puisse la refuser. Il le fait par exemple dans le capitulaire de Mantoue en 781 et réitère l’ordre dans celui de Francfort en 794637. Cela ne signifie naturellement pas qu’il y ait assez de pièces d’argent en circulation, ni que les agents y aient toujours recours pour solder leurs achats, mais simplement qu’ils existent au moins comme instruments de mesure de la valeur et d’énonciation des prix638. La mention d’un pretium dans les textes ne veut cependant pas nécessairement dire, comme on l’a vu à propos des échanges portant sur des biens fonciers, que la transaction se solde en argent monnayé. Le pretium peut tout aussi bien être, comme il arrive dans nombre d’actes de vente, un objet non monétaire dont la valeur n’est pas toujours donnée et qui sert de contrepartie dans l’échange, plaçant celui-ci dans une sphère différente de celle de l’échange marchand639. C’est ce qui se passe en Toscane entre VIe et XIIe siècle, où, lorsque des objets changent de possesseurs, des anneaux sont offerts en launegild, en contre-don obligatoire640. Mais ces anneaux peuvent être également de véritables objets monétaires, en ceci que leur poids et leur titre sont connus et peuvent faire l’objet d’une mise en relation avec l’objet échangé. Leur signification ne peut donc pas être exclusivement symbolique : en fonction du négoce en cause, ils servent à autre chose qu’à offrir un contre-don obligatoire dans un échange. Celui-ci peut, au demeurant, être très complexe et comporter des éléments monétaires formant un équivalent de prix à côté de cadeaux considérés comme obligatoires et constituant le launegild. Les questions que pose la réalité de la circulation monétaire durant le haut Moyen Âge, de son importance et de sa nature même, sont immenses et difficiles : on ne les ouvrira pas ici sauf à souligner qu’à partir du VIIIe siècle, le denier fournit un moyen d’évaluation universel utilisé dans toute l’Europe, même s’il n’est pas nécessairement utilisé pour solder effectivement les échanges. Il conserve sa place après la disparition de l’empire et l’éclatement de tout pouvoir central, ce 636. GAUTIER-DALCHÉ 2002 ; DAVIES 2002. 637. MGH. Capitularia t. I, nº 89, p. 191 ; FREEDMAN 2005. 638. Sur la question des émissions monétaires, voir COUPLAND 2007, chap. I et III. Sur les usages concrets et quotidiens des monnaies : ROVELLI 2009. 639. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 78-82 et p. 131-142. Cartulaire de Casauria, BnF, ms. Lat. 5411, fol. 83v-84 (a. 873) : […] pretium ab ipso Romano, abbate, caballos duo cum paratura sua in pretium definitum. « J’ai reçu en prix, de toi Romain, abbé, deux chevaux avec leur équipement, en prix convenu ». 640. GARZELLA 1979 ; WICKHAM 2010 spécialement p. 198 et 207-210. Sur la distinction entre prix et contredon, voir DAVIES 2002, p. 156-157 ; FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 78-85.

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qui constitue l’un des paradoxes les plus étonnants de la période dite féodale641. De plus, son prestige demeure tel qu’il est imité partout. Le système d’évaluation imposé par les Carolingiens, reposant sur la livre, le sou et le denier, où seul le denier et, parfois, son sous-multiple, l’obole, est une monnaie réelle, demeure ainsi étonnamment vivant et solide. Par-derrière ce truisme se cache une question assez simple à formuler mais dont la réponse est difficile à apporter : comment le développement économique de l’Europe a-t-il pu s’effectuer alors que les moyens de paiement semblent insuffisants en quantité comme en qualité ? Les techniques de substitution, comme le recours à des objets non monétaires auxquels une valeur est artificiellement affectée, doivent connaître assez vite des limites. La maîtrise, finalement assez bonne du crédit et de certains de ses instruments, fournit sans doute une partie de l’explication642, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire pour comprendre ce qui s’est exactement joué en Europe entre IXe et XIIe siècle, pour être large, autour de la question monétaire. L’œuvre carolingienne, en tout cas, doit être considérée comme d’autant plus fondamentale en cette matière qu’elle fournit manifestement le cadre mental à l’intérieur duquel producteurs et consommateurs se situaient lorsqu’ils devaient échanger643. La troisième règle de ce jeu est l’usage de poids et de mesures communs aux parties. Celles-ci permettent d’avoir une idée précise des quantités mises en jeu, ce qui est évidemment indispensable à toute forme d’échanges. On sait que les Carolingiens ont apporté une certaine attention à cette question, à côté du soin qu’ils ont eu des monnaies. La polémique qui, dans les années 1970, a opposé Michel Rouche à Jean-Claude Hocquet portait précisément sur ces questions de mesure644. Diverses allusions permettent de déduire qu’il y a eu, à la fin du VIIIe siècle ou au début du IXe siècle, une réforme des poids et des mesures, sans que cela éclaire de façon définitive notre connaissance de la question. Celle-ci est présente dans l’érudition depuis les Prolégomènes donnés en guise d’introduction à l’édition du polyptyque d’Irminon par Benjamin Guérard, sans que le problème qu’il prétendait résoudre, celui de la contenance d’une mesure volumétrique, le muid, ait été résolu de façon satisfaisante. Dès 794, le capitulaire de Francfort, par lequel Charlemagne impose un maximum des prix du blé, propose une équivalence muid-denier qui suppose, pour être comprise, que le denier nouvellement frappé soit accepté partout et que le muid volumétrique soit également une mesure universelle : la norme, autrement, ne ferait pas sens. Un peu plus tard, en 822, les statuts d’Adalhard de Corbie mentionnent l’existence d’un muid public nouvellement institué : c’est en y 641. TOUBERT 1983 ; ROVELLI 2000, p. 195-224 qui exprime un désaccord de fond avec P. Toubert sur le pouvoir libératoire du denier. 642. BOUGARD 2010. 643. Voir DEVROEY 2019. 644. ROUCHE 1973 ; HOCQUET 1973 ; DEVROEY 1987.

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recourant que l’abbé calcule les rations de ses moines645. Les décisions prises par Charlemagne et son fils en ce qui concerne les mesures ont reçu un commencement d’application, au moins dans certains milieux. Cette question fondamentale pour les échanges doit encore être approfondie. La quatrième règle est la reconnaissance d’une autorité susceptible d’assurer la police des échanges, c’est-à-dire d’imposer les monnaies, les poids et les mesures ainsi que de régler les conflits et les litiges nés autour ou à propos d’eux, lors de la réunion sur le marché, qu’il s’agisse de délits économiques ou de délits de droit commun, de fraude sur les quantités, de non-respect des procédures formelles ou encore de vols à l’étalage ou à l’arraché. La justice est alors rapide, violente et sans appel. Là encore, une enquête sur la répression des délits commis sur les marchés devrait être lancée. Elle trouverait sans doute nombre de récits aussi édifiants, si l’on peut dire, que ceux d’Hermann de Tournai concernant le comte Baudouin VII de Flandre au début du XIIe siècle. Celui-ci exécutait sans procès et de la façon la plus spectaculaire, voire la plus cruelle, les hommes ayant troublé la paix des marchés ou n’ayant pas respecté les règles de l’échange. Un chevalier, coupable du vol de deux vaches, fut ainsi jeté dans une marmite d’eau bouillante encore revêtu de son armure. Une autre fois, neuf chevaliers furent pendus par le comte lui-même, toujours sans procès, pour avoir dérobé les bagages d’un marchand646. La stabilité de la propriété d’une part, la sûreté des échanges d’autre part, semblaient au comte des éléments suffisamment fondamentaux pour intervenir en cas de besoin avec la dernière brutalité. Une fois ces éléments assurés, c’est-à-dire une fois instaurées les conditions matérielles et institutionnelles de l’échange, acheteurs et vendeurs peuvent se rencontrer et discuter des prix ou des moyens qu’ils jugent adéquats pour solder les échanges. Le marché, lieu physique de rencontre entre acheteurs et vendeurs, est aussi l’endroit où se forment les prix parce que les poids et les mesures, les monnaies, les rites et les sûretés existent. Ils permettent de constater l’existence de deux désirs convergents, celui de vendre et celui d’acheter et de les traduire en une évaluation. Dans le cas toutefois où un maximum est imposé, le prix fixé en dehors du marché est un prix administré. Il s’applique sur le lieu de l’échange mais ne s’y forme pas. Après avoir procédé à ces rappels, nous allons maintenant nous arrêter sur les règles et les procédures semblant présider à la formation des prix, c’est-à-dire à l’attribution d’une valeur aux choses, qui accorde à la fois la volonté et le désir de l’acheteur et du vendeur et règle, de manière provisoire, l’antagonisme potentiel entre les deux parties de l’action d’acheter et de vendre, de demander et d’offrir. 645. DEVROEY 2019 ; SEMMLER, VERHULST 1962 ; HOCQUET 1973. Voir aussi le capitulaire de villis : MGH, Capitularia Merowingica, p. 84, chap. 9 : Volumus ut unusquisque iudex in suo ministerio mensuram modiorum, sextariorum […] et corborum eo tenore habeant sicut et in palatio habemus (« Nous voulons que chaque juge ait dans sa juridiction une mesure des muids, des setiers et des corbes, de la même manière que nous en détenons une au palais »). 646. NELSON 1996, p. 283.

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IV. RÈGLES DE FORMATION DES PRIX ET PRATIQUES MONASTIQUES Qu’il existe des marchés, lieux physiques, où des valeurs sont mesurées et où se forment des prix avant que des objets ne soient échangés relève de ces évidences qu’il faut analyser et dont il est sans doute nécessaire de se méfier un peu. Les textes sont très peu diserts à ce propos, comme à chaque fois que l’on s’approche de ce que l’expérience commune considère comme allant de soi et n’ayant donc pas nécessairement besoin d’être dit, a fortiori écrit. Les règles monastiques, telles qu’elles sont désormais étudiées, peuvent nous aider à comprendre un peu mieux ce qui se joue à ce propos : les moines se sont posés dès l’origine du cénobitisme la question de l’attitude convenable à observer à l’égard des lieux de l’échange. Leurs abbés doivent en effet gérer au mieux les biens terrestres de l’établissement dont le gouvernement leur est confié tout en favorisant le salut de l’âme de chacun de ses membres, dont la leur. Ils doivent donc composer avec les réalités de l’économie dont la question du profit, ainsi qu’avec les nécessités morales et spirituelles qui guident leur action647. Valentina Toneatto a analysé ces questions en proposant une lecture d’un passage clé de la « règle du maître », l’une des sources d’inspiration de saint Benoît : le moment de fondation du monachisme occidental est un moment d’intense codification des pratiques, y compris économiques, ayant cours dans les cenobia. Un passage du texte de la règle du maître qu’elle commente en offre un saisissant exemple648. Le maître est interrogé par son disciple sur ce qu’il convenait de faire des objets fabriqués au monastère et qui se trouveraient en surabondance (supervacua). Il répond qu’il faut les vendre, mais le faire à de certaines conditions. 647. TONEATTO 2010. 648. Règle du Maître, vol. 1, chap. 85, p. 221-233 : Cum unaquaeque ars aliquod perfectum superuacuum usibus monasterii […] abundauerit, interrogata qualitate pretii, quanti a saecularibus distrahi potest, a tanto infra numero nummorum et minori semper distrahatur pretio, ut agnoscatur in hac parte spiritales a saecularibus actorum distantia separari, cum non negotii causa, quae inimica est animae, lucrum supra iustitiam quaerant, sed etiam ab ipsa iustitia minus accipiendi praetii humanitate consentiant, ut non propter cupiditatem et auaritiam artes operari credantur, sed ne otio possit pascenda dignis sumptibus manus uacare […]. Praetium uero acceptum abbati debere ab ipsis artificibus fideliter consignari. Quam deminutionem praetii extimatione abbatis artificibus debet constitui […] . « Quand un métier quelconque aura un objet fabriqué en excédent par rapport aux besoins du monastère […] après avoir enquêté sur le prix auquel les séculiers peuvent le vendre, on le vendra toujours pour une somme inférieure de monnaies et à un prix plus bas, afin que l’on sache que, dans ce domaine, les spirituels s’écartent des séculiers par leur manière d’agir. Ils ne cherchent pas, en effet, un gain qui dépasse la justice par des négociations qui sont ennemies de l’âme, mais même, ils consentent par amour du prochain à recevoir un prix inférieur à cette justice. Ainsi, l’on ne peut croire que c’est par cupidité et par avarice qu’ils exercentleurs métiers, mais pour qu’une main qui doit se sustenter dignement à ses dépens, ne puisse rester oisive […] Le prix une fois reçu, les artisans doivent le remettre fidèlement à l’abbé. Cette réduction sur le prix doit être fixée aux artisans par une estimation de l’abbé […] ». Trad. A. de Vogüe, revue par TONEATTO 2010 Voir aussi, sur ce passage : TODESCHINI 2002, p. 37-39. La teneur du texte est reprise, quoique abrégée, dans la règle de saint Benoît, au chapitre 57. Les deux sont repris dans la Concordia Regularum de Benoît d’Aniane au début du IXe siècle : Concordia.

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Il s’agit ici de production artisanale, non de produits agricoles. Ainsi, il est normal, dans l’Italie du VIe siècle, de se poser ce genre de questions et tout aussi normal de considérer la vente comme une action allant de soi. La réponse donnée par le maître est, au demeurant, d’une très grande richesse et dévoile tout un lexique de l’échange, à la fois complexe et complet, et dont les mots-clés sont : supervacuum (surplus), usus, pretium, negotium, lucrum, iustitia, humanitas, cupiditas, avaritia, extimatio, emere. Ces mots s’articulent les uns par rapport aux autres et définissent une pratique de l’échange marchand destinée à habiter les consciences et à inspirer l’action : les moines ont médité sur ces textes et sur ces notions de façon ininterrompue durant tout le haut Moyen Âge et cela ne peut pas avoir été sans incidence dans la longue durée. Nous avons là, dans ces quelques lignes, une présentation du cadre cognitif à l’intérieur duquel se situent les pratiques économiques des moines italiens du VIe siècle. Le point saillant du propos, en ce qui nous concerne, touche aux prix. Ceux-ci sont fixés par l’abbé, après une enquête qui lui permet d’examiner ce qui se pratique alentour, à un niveau inférieur au prix du marché, mais pas sans rapport avec celui-ci. L’abbé ne doit pas en effet, par son intervention, provoquer leur baisse artificielle. Cela serait contraire à la charité et reviendrait à priver les laïcs de leur légitime profit et du fruit de leur travail en faisant se détourner d’eux les acheteurs. Cela serait aussi contraire à l’humanitas devant présider aux échanges dans une optique chrétienne. Il faut en revanche qu’il considère que lui-même n’a pas à tirer de son activité commerciale un gain excessif, étant entendu que les laïcs, eux, exagèrent toujours, et qu’ils cherchent pour leur part à tirer plus d’argent de leur activité artisanale ou commerciale qu’il n’est légitime de le faire. Pour pouvoir procéder de la sorte, il est nécessaire de détenir une information sur les prix et donc s’être interrogé à la fois sur leur niveau et sur la qualité des objets en cause qu’il faut pouvoir comparer avant de déterminer un prix. L’abbé doit en effet juger de la signification de ceux-ci, ce qu’il faut entendre par la notion de qualitas pretii, ainsi que du rapport existant entre le prix du marché et la valeur effective de l’objet vendu : il fait alors preuve d’une qualité éminente et caractéristique de son rôle et de sa situation, en estimant ce qu’est la juste valeur de l’objet. Cela implique non seulement une connaissance des règles et des procédures du marché, mais aussi une capacité à juger de la qualité propre des objets résultant du travail manuel de moines ou d’autres hommes. On est en présence, ici, non pas d’un prix administré par une autorité extérieure au marché, mais d’un véritable prix d’expert. On se trouve là, rappelle V. Toneatto, au cœur de ce que sont, de ce que doivent être les compétences des moines et, en particulier, celles de l’abbé. Ils doivent en effet savoir évaluer les choses, comme ils savent évaluer les actions et les pensées : tout cela est lié dans la très subtile construction qui organise le mode de pensée et d’action des moines bénédictins ou de leurs prédécesseurs. Ils savent juger de la valeur des pensées, qui sont bonnes ou mauvaises, concourent au salut ou à la damnation, de la même manière qu’ils jugent qu’une monnaie est bonne

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ou mauvaise649. Le moine est comme un changeur : par sa prière, il convertit les bonnes pensées en richesses spirituelles qui, accumulées, feront son salut. Or, les qualités mêmes qui permettent de juger de la valeur d’une pensée ou d’une action permettent d’en faire autant dans celle, matérielle, de la détermination de la valeur des choses. Les jeux de métaphore et de transferts de sens existant autour de l’extimatio, de la probatio (capacité) et de la discretio (discernement) rendent possible l’établissement d’une identité, sinon paradoxale du moins inattendue, entre la sphère de l’échange marchand et celle de l’échange spirituel ; entre l’échange établi par le monastère avec le monde qui l’entoure et celui qui s’établit entre les moines et Dieu. Enfin, l’estimation des choses doit, pour être efficace, rechercher la justice et non le lucre. C’est là l’essentiel : il y a un cadre de l’action chrétienne en matière économique qui fonde une morale de l’action. L’abbé est celui qui sait estimer les valeurs et mobiliser cette compétence dans toutes les circonstances que sa charge lui impose. La justice (iustitia) est alors le résultat d’une négociation entre la necessitas du monastère et son utilitas. L’abbé enfin doit faire fructifier son patrimoine sans pour autant rechercher un profit excessif qui constituerait de l’avaritia : il doit faire gagner quelque chose au monastère, mais pas au-delà des besoins dont l’exacte définition constitue l’utilitas. Alors, et seulement si ces conditions sont réunies, le profit de la vente est converti, c’est-à-dire sanctifié, transformé en instrument de salut autant qu’en moyen de faire vivre dignement les moines. Les prix, ainsi, doivent être calculés en fonction des besoins de la communauté, comme des aléas des marchés. La question de savoir si cette présentation peut être considérée comme valide durant tout le haut Moyen Âge doit encore être résolue. Il faudrait étendre l’enquête au monachisme colombanien et s’interroger sur les pratiques économiques des moines irlandais ainsi que sur leurs fondements spirituels. On peut cependant proposer l’hypothèse selon laquelle les réflexions du maître auraient structuré la réflexion et la pratique des moines occidentaux durant toute la période et que les notions qu’elle utilise sont peu ou prou connues de tous les gestionnaires : la présence du texte de la « Règle du Maître » dans la Concordia Regularum de Benoît d’Aniane est un indice en ce sens.

V. CALCULER, ESTIMER, MESURER Même si la Règle du Maître devait s’avérer peu connue au IXe siècle, la méditation sur des textes de même nature, traitant de sujets proches, où l’action et la contemplation se croisent et s’entremêlent, est permanente dans le monde monastique. Les comportements y sont façonnés par ces normes qui, tout en concernant d’abord le salut de l’âme, amènent à définir ce qu’est le « bien agir », l’agir chrétien, en matière économique. Il n’est alors pas indispensable de développer un 649. TONEATTO 2010.

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discours autonome, une doctrine, sur la vie économique, parce que la réflexion sur les catégories posées d’entrée de jeu par les Pères de l’Église et par les législateurs de la génération de saint Benoît fournissent un arrière-plan à la fois spirituel et théorique aux praticiens de la gestion que sont les administrateurs de la vie monastique. Leur pratique de ces textes leur permet aussi d’y chercher les arguments dont ils ont besoin, quitte à les dénaturer ou à en proposer une interprétation partielle. Le traitement réservé à Julien Pomère, dont les clercs du IXe siècle n’ont retenu qu’une partie, celle qui justifiait la richesse de l’Église, apparaît ici tout à fait caractéristique de la façon carolingienne de procéder650. La capacité à estimer les actions, les pensées et les choses constitue le caractère distinctif du bon abbé qui est et doit être un bon intendant aussi bien pour les âmes que pour les biens du monastère651. L’important est que, d’une part, il existe un marché sur lequel s’écoulent des produits agricoles ou artisanaux. Les prix s’y forment sans intervention extérieure et il est possible de constater l’existence d’une sorte de prix moyen. L’abbé intervient ensuite et fixe, par un acte arbitraire censé établir son humanitas ainsi que sa capacité de gestionnaire, un autre prix que celui-ci qui préexiste, comme une condition nécessaire652. La pertinence du texte du maître et la possibilité d’y recourir reposent toutefois sur un présupposé matériel dont la réalisation permet de poser la question de la vente : l’existence de surplus de production, faute de quoi ces réflexions ne feraient pas sens. Si, dans l’Italie d’avant les guerres lombardes, un certain niveau d’échanges locaux est tout à fait envisageable, il n’est pas illégitime d’avoir des doutes sur ce qui se produit ensuite, durant le VIIe siècle et la plus grande partie du VIIIe siècle. Nous savons cependant, par le biais des coutumes monastiques, qu’il y a toujours eu des ateliers dans les monastères, que ce soit à Saint-Gall ou dans des établissements plus modestes comme par exemple Murbach, où, en 816, les Statuts indiquent la présence d’ateliers de foulons, de tailleurs, de cordonniers et que ceux-ci sont placés à l’intérieur de la clôture653. Il en est de même à Bobbio, où les statuts de l’abbé Wala mentionnent des ateliers de fabrication d’armes, toujours dans l’enceinte du monastère654. À Corbie, la liste des provendarii prévoit la présence d’un certain nombre d’artisans, une vingtaine, spécialisés ou non655. Et, de fait, saint Benoît a insisté dans la règle pour que tous les métiers nécessaires au monastère y soient représentés. La situation prévue par le maître, à savoir l’existence de supervacua, a toute chance d’avoir existé, du moins dans les plus riches et les mieux organisés des monastères. Les monastères sont normalement 650. 651. 652. 653. 654. 655.

DEVISSE 1970. TONEATTO 2012, p. 301 sq. et 529-541. Sur les marchés du haut Moyen Âge : DEVROEY 2020, p. 397-400. DEVROEY 2003, p. 132. Bobbio, p. 136-141. Statutd d’Adalhard, p. 355-422, particulièrement p. 367. On dénombre des couturiers (ou tailleurs), des palefreniers, un foulon, des orfèvres, des forgerons, un « parcheminier », des fabricants de boucliers, des fabricants d’armes. Il n’est donc pas structurellement impossible que le monastère, à l’occasion, produise des surplus et soit en position de vendre.

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en situation d’offrir des biens sur les marchés, selon une logique de l’autarcie qu’il ne faut pas réduire à une volonté d’autoconsommation mais qui sous-entend que les surplus soient vendus et que le produit de la vente serve à couvrir les besoins en biens non disponibles sur place656. Il faut cependant nuancer. C’est essentiellement là une possibilité et, dans bien des cas, elle ne peut pas se réaliser : les gestionnaires monastiques sont souvent rattrapés par une réalité où les surplus sont rares et où les occasions de vendre le sont aussi. Les monastères sont fréquemment soumis à des difficultés économiques de tous ordres. Ainsi, par exemple, Loup de Ferrières, dans les lettres qu’il adresse à ses amis, se plaint de ce que la perte de sa dépendance de Saint-Josse prive tout à fait le monastère et ses moines de ses sources normales d’approvisionnement en vêtements et en nourriture657. Il ne peut pas faire face non plus à l’ensemble de ses charges qui comprennent, outre l’entretien des moines et l’accueil des hôtes, des dons annuels au roi. Il doit régulièrement acheter du blé et les frères sont fréquemment contraints de se nourrir de légumes. Ils sont obligés de porter des vêtements raccommodés. En 845, lors d’une famine, Loup a même dû vendre quelques vases sacrés pour nourrir la communauté et sa familia. Il n’emprunte pas mais est contraint de déthésauriser et son trésor n’est pas sous forme monétaire. Loup n’exagère pas et ne noircit pas à dessein la situation dans des lettres où il s’adresse à ses moines. Bien qu’il soit à la tête d’un grand monastère, et que luimême soit proche du souverain, son établissement connaît de réelles difficultés qui le mettent dans une situation délicate. Sur le marché des céréales, en tout cas, il est demandeur, rarement offreur, et l’absence de stocks est cause de tracas pour sa communauté. Alors que Cluny, aux XIe et XIIe siècles, convertit immédiatement en argent les redevances de ses dépendances lointaines et que ses gestionnaires savent bien que les exteriora, les biens que le monastère ne produit pas, doivent être achetés, les moines de Ferrières vivent, ou feignent de vivre dans un monde où l’échange marchand est réduit à sa plus simple expression et où en tout cas ils ne veulent intervenir que comme consommateurs de ce qui est produit sur leurs domaines ou comme acheteurs de denrées658. L’équation de Loup n’intègre pas la vente des surplus et la constitution de réserves alimentaires ou monétaires. Cette situation n’empêche pas cependant la présence, même chez Loup de Ferrières, de ces compétences particulières, applicables aussi au domaine de l’économique qui caractérisent les moines bénédictins et que V. Toneatto résume sous le vocable de virtuosité, une virtuosité qui s’applique à l’ensemble des domaines où l’évaluation a cours, qu’il s’agisse des pensées ou des choses impliquées ou non dans les échanges. La virtuosité monastique est admirablement illustrée dans un certain nombre d’exemples. J’en retiendrai deux qui mettent l’un et l’autre en cause le même personnage, Adhalard, membre de la famille carolingienne, abbé de Corbie et 656. DEVROEY 2003 p. 174 ; DEVROEY 2006, p. 585-612. 657. Loup, t. 1, p. 181, l. nº 43. Sur les embarras financiers de Loup, ibid., p. 191, lettre nº 45. 658. DUBY 1952 ; GUERREAU 1980.

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missus en Italie à la fin du règne de Charlemagne659. Les statuts qu’il rédigea vers 822 et qui devaient servir aussi bien de texte d’application de la règle que de guide à vocation pédagogique pour ses successeurs en sont un exemple tout à fait remarquable. Adalhard est, on l’a dit et peut-être répété, un homme qui aime les chiffres, les dénombrements et les proportions. Il compte, additionne et soustrait, mais surtout multiplie et divise d’une manière qui n’a rien d’élémentaire. Le chapitre qu’il consacre à l’annone apparaît en ce sens comme un modèle où le mot ratio, au sens de proportion, semble structurer l’ensemble du raisonnement660. Adalhard se livre dans ces pages à une série de calculs destinés à établir de quelle quantité de grains d’épeautre le monastère avait besoin pour couvrir l’ensemble de ses besoins alimentaires. Il fallait, pour que la démarche ait une signification et que les calculs aient quelque validité, qu’il ait une bonne connaissance des quantités disponibles ainsi que de la qualité particulière des grains, différente à chaque récolte : le même volume de grain ne donne pas toujours la même quantité de farine… Il ne sait pas, en revanche, avec certitude quel est le nombre de bouches à nourrir : les moines, les hôtes et les pauvres ne sont pas en nombre fixe et stable. Adalhard estime qu’ils ne sont jamais moins de 300 et sont très souvent plus de 400. Toute la difficulté de l’exercice auquel il se livre afin de prévoir, en bon gestionnaire, l’organisation de l’approvisionnement vient de cette série d’incertitudes portant aussi bien sur la qualité des grains dont il dispose que sur le nombre effectif de bouches qu’il doit nourrir. S’il se trompe en excès, c’est-à-dire s’il fait cuire trop de pains, le surplus sera donné. Donné, non vendu, mais s’agissant d’aliments et, en dernière analyse, de la survie des bénéficiaires des dons, cela ne doit pas étonner. Les produits alimentaires ont bien évidemment un statut différent de ceux provenant de l’activité artisanale. Les calculs auxquels se livre Adalhard ont longtemps passé pour être embrouillés et approximatifs, ce qu’ils ne sont pas, mais sont caractéristiques du personnage. Il aime à la fois les chiffres et les calculs d’équivalence. Il a une certaine maîtrise de la règle de trois, même s’il ne peut pas la poser. Par exemple, sachant que 4 muids de grain permettent de fabriquer 120 pains, il peut établir combien il faut de muids pour en faire 300 et passer pour ce faire d’une unité de mesure à une autre. Le muid est en effet un sous-multiple de la corbe, qui vaut 12 muids, laquelle représenterait la quantité de grains que peut déplacer une charrette661. Bref, il se livre à des calculs assez compliqués qui ont mystifié savants et éditeurs mais qui montrent un goût évident, et partagé par les membres de l’élite culturelle carolingienne, pour la mesure des choses, les calculs d’équivalence et les conversions. Les dispositions d’Adalhard, qui sont celles qu’Alcuin développait chez ses disciples, sont également celles dont les règles du maître et de saint Benoît prévoient l’existence chez les abbés, la capacité d’estimer allant de pair avec celle de calculer662. Le texte d’Adalhard apparaît bel et bien comme un exercice de virtuosité dans lequel 659. 660. 661. 662.

KASTEN 1985 ; FELLER 2016 ; DEVROEY 2020, p. 392 Statuts d’Adalhard…, p. 375-379. Voir HOCQUET 1973 ; DEVROEY 2006, p. 607. HOCQUET 1973. DE JONG 1998.

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il montre, peut-être avec quelque complaisance, l’étendue de ses capacités dans l’exercice complexe qu’est celui de l’estimation et de la mesure. Il mobilise ces capacités en tant que de besoin. Nous disposons en effet, à propos d’Adalhard, d’un autre exemple beaucoup plus concret encore que celui fourni par les Statuts, dans lequel l’abbé de Corbie mesure des choses, en l’occurrence des terres, et en établit la valeur. Il s’agit d’un texte datant de 813, un échange entre deux monastères, Saint-Sauveur de Brescia et Nonantola auquel il a été demandé à Adalhard de présider en tant que missus de Charlemagne663. Il a longtemps été compris à contresens, du fait de la mauvaise qualité de l’édition disponible et a été utilisé comme une preuve de l’arbitraire des hommes du haut Moyen Âge dans la détermination de la valeur des terres664. Dans le cadre d’un échange où interviennent des établissements monastiques, il faut, selon la loi, que chacun d’entre eux tire un profit de l’opération, que ce soit en valeur du capital ou en montant des revenus. Adalhard s’efforce de montrer, en comparant les valeurs des différentes terres en cause, que l’opération de remembrement apportera un bénéfice en capital aux deux abbayes et que leurs revenus s’en trouveront effectivement améliorés. Or, l’un des problèmes difficiles du texte est l’énorme disparité de la valeur des terres concernées : un jugère situé près de Brescia vaut au moins 3 sous, tandis qu’il ne vaut que 8 deniers près de Nonantola. On retenait habituellement du texte que les prix n’avaient pas de sens économique mais qu’ils étaient fixés en fonction de critères familiaux, sociaux, politiques et que, en bref, ils ne signifiaient pas grand-chose de compréhensible pour nous. La traduction et le commentaire de F. Bougard permettent d’établir que, au contraire, seule une connaissance très fine des conditions concrètes de la vie économique expliquait le prix et son niveau. En effet, des critères permettant d’établir la valeur des terres ressortent nettement de la lecture du texte : la distance des parcelles considérées d’avec les centres de gestion monastique, la présence de bâtiments d’exploitation, le rendement des terres en grains de différentes qualités, le froment gaulois dans un cas, le siligo, variété padane dans l’autre665. Enfin, la proximité de voies de communication est elle aussi prise en compte : la valeur du bien inclut donc des considérations sur le coût du transport. Pour parvenir à ce résultat, une commission d’hommes particulièrement compétents a été rassemblée et a enquêté sur place, ce qui renvoie bien entendu aux procédures monastiques les plus anciennes, telles que nous les avons déjà vues définies dans la règle du maître. Les conclusions de la commission sont que les 663. Pour ce qui suit, voir l’article essentiel de BOUGARD 2008. F. Bougard donne une excellente traduction française du texte d’autant plus utile qu’elle évite toute ambiguïté en prenant des partis qui rendent compte du sens du texte et de la polysémie de certains mots comme gratia qui est l’une de ses caractéristiques. Il utilise ici la traduction comme un outil heuristique dont, par l’exemple, il montre la puissance. Ce texte, longtemps inutilisable du fait de l’édition défectueuse de Porro Lambertenghi, a été rendu accessible par une édition récente : G. Feo et al. (dir.), Ch. La. An., Italy LX, Modena, Nonantola, I, nº 29. 664. WICKHAM 2005a. 665. BOUGARD 2008, p. 58, § 4.

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lieux ne sont pas équivalents, le produit, entendu ici au sens de profit, de l’un et de l’autre étant différent mais que le revenu tiré de chacune des terres sera accru du fait de la diminution de la distance avec le centre ainsi que du remembrement qui sera opéré. On s’attend donc à ce que les revenus des deux parties s’accroissent. De même, l’enquête sur les prix pratiqués implique ici une procédure qui, sortant des règles propres de l’échange marchand, fait intervenir le « pouvoir discrétionnaire » du président de la commission, l’abbé Adalhard. Celui-ci, qui sait estimer, sait aussi dans quelle mesure il peut intervenir sur le prix des terres, tout comme il le fait sur celui des choses qu’il produit en surplus et vend au marché. Pour fixer le prix de la terre dans le cadre de cet échange, la connaissance du prix du marché est nécessaire mais pas suffisante. Le jugement de l’acteur qu’est l’abbé est, lui aussi, indispensable et lui permet de n’être pas prisonnier de prix déjà formés. Connaissant l’utilité des choses, mesurées ici par le rendement de la terre, il avance aussi d’autres chiffres reposant sur l’établissement de proportions. Ainsi, la terre proche de Brescia et qui appartient à Nonantola, vaut trois fois le prix de l’autre qui, située près de Nonantola appartient à Brescia. Il faut, pour arriver à cela, laisser faire l’abbé qui augmente un peu le prix de marché de l’une des terres et diminue celui de l’autre666. La manipulation du prix, opérée par l’abbé afin de construire une proportion aisément calculable, est admise et est en fait conforme aux prescriptions de la règle du maître : l’abbé peut intervenir sur les prix et les modifier. Il n’est en aucune manière prisonnier du marché. L’inégalité des surfaces est d’autre part compensée par la présence de bâtiments en dur. Ceux construits sur la terre proche de Brescia valent au total 15 livres, ce qui porte la valeur commerciale de ce domaine d’une superficie de 110 jugères à 31 livres. Pour la terre située près de Nonantola, elle porte des bâtiments ayant une valeur de 100 sous (5 livres), mais est de meilleur rapport. La compensation de la valeur en capital se fait en ajoutant trois églises à ce domaine. Le jeu arithmétique auquel se livre Adhalard est assez sophistiqué et repose sur un principe : toute chose peut être mesurée et a une valeur. Les simplifications faites pour parvenir à des comparaisons terme à terme sont parfaitement légitimes : la terre située près de la ville vaut finalement trois fois plus que celle située près du monastère, en pleine campagne, bien que celle-ci soit d’un meilleur rapport. On entrevoit, par-derrière ces supputations et ces estimations, la présence d’un marché du grain comme celle d’un marché de la terre ainsi qu’une connaissance du coût du transport. La présence d’une ville, même de petite dimension, est aussi un facteur que l’on ne peut considérer comme neutre ou indifférent. Bref, ce texte place l’abbé de Corbie dans la fonction qui est bien la sienne : il est celui qui détermine et fixe la valeur des choses parce qu’il est en mesure d’intégrer l’ensemble des données disponibles et constatables. Il détermine ce que l’on peut appeler un prix d’expert. Mais les arguments d’Adalhard ne prennent sens qu’une 666. Je m’éloigne ici de l’interprétation de F. Bougard qui comprend le mot pertinere ad comme un rapport de proximité géographique alors qu’il s’agit, à mon sens d’un rapport de propriété : la terra […] que ad Brexia pertinet est celle dont le monastère non nommé de Brescia est propriétaire et c’est elle qui, logiquement, a une valeur d’échange trois fois supérieure à celle située près de Nonantola.

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fois admis qu’il existe aussi à l’œuvre des mécanismes autonomes de formation des prix reposant sur des critères objectifs et, eux aussi, mesurables. Enfin, l’intervention de l’abbé à la fois estimator et expert corrige les résultats de l’enquête en manipulant les valeurs et en intégrant les éléments non productifs, à savoir des bâtiments et des églises et donc en réintroduisant sa propre estimation de la valeur des choses ainsi que de leur utilité. Il le fait conformément aux principes juridiques mais aussi conformément aux aptitudes particulières développées chez lui par l’habitude de la conversion et de la détermination des proportions, ce qui lui permet de parvenir à un prix que l’on peut qualifier de juste, c’est-àdire qui rende justice aux deux parties concernées en accroissant la valeur de leur capital et le montant de leurs revenus. L’abbé prend acte des mécanismes économiques à l’œuvre en dehors de lui, mais ne renonce pas à intervenir de façon à ajuster les valeurs, sans avoir à en donner la raison, parce qu’en toutes choses, il recherche d’abord la justice.

VI. FAMINES ET DISETTES Ces mécanismes économiques sont parfois mis au jour et éclairés lorsque famines et disettes révèlent, parfois de façon crue, le fonctionnement concret du système des échanges ainsi que les déficiences ou les carences du système de production667. L’époque carolingienne a connu de nombreuses famines dont certaines ont été particulièrement meurtrières668. Les souverains carolingiens ont produit à leur sujet un certain nombre de textes normatifs dont le propos est autant idéologique et moral qu’économique. Les allusions faites aux difficultés des temps sont en effet nombreuses : elles ne se rapportent pas nécessairement à une famine en particulier, mais bien plutôt à une atmosphère générale, marquée par des guerres et des difficultés politiques, parfois extrêmement rudes et que les clercs résument sous le vocable de tribulations, sans qu’il soit toujours possible de dire ce qui s’est passé669. Par exemple, le capitulaire de Thionville énumère toute une série de calamités contre lesquelles il faut prendre des mesures immédiates au premier rang 667. La réflexion sur les disettes a beaucoup évolué depuis le début du XXIe siècle. Sur leurs mécanismes voir les différentes mises au point élaborées dans le groupe de John Drendel, Monique Bourin et François Menant : MENANT 2007. BOURIN, MENANT 2011, BENITO 2012 ; BENITO 2018. Sur les disettes spécifiques aux sociétés d’Ancien Régime et plus spécialement sur celles du haut Moyen Âge, DEVROEY 2019, p. 131-154. Voir, surtout, l’ouvrage fondamental pour notre propos d’Amartya Sen : SEN 1981. DRENDEL 2015 a posé le débat en des termes tels qu’il a été possible, voire nécessaire, de sortir des termes malthusiens qui le définissaient depuis les années 1970. Voir enfin BOURIN, DRENDEL, MENANT 2011. 668. Voir désormais, sur les famines de l’époque carolingienne, DEVROEY 2019. 669. CANDIDO 2014 ; DEVROEY 2019, p. 364 sv. La nature des famines, leur dureté, leur durée, leur caractère régional ou local sont extrêmement difficiles à définir tant les sources sont complexes à interpréter.

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desquelles la prière, sans que le roi ait besoin de rien ordonner670. La situation de l’année semblant l’exiger, des mesures limitées sont imposées pour lutter contre la famis inopia, la disette : ne pas vendre trop cher son grain et ne pas exporter de blé hors de l’empire. Comme il a été montré par Jean-Pierre Devroey, les souverains carolingiens ont une conscience claire de la présence de la faim et incluent dans leurs dispositifs politiques des mesures destinées à lutter contre elle : la généralisation de la dîme en fait partie, quelque difficulté qu’il y ait eu à la mettre en œuvre et à assurer la permanence de ses destinations premières (entretien des pauvres et des pèlerins, entretien du clergé paroissial et des édifices ecclésiaux, et enfin, entretientde l’évêque671. En temps de famine, cependant, les céréales n’ont littéralement pas de prix parce qu’il n’y a pas d’offre, la stérilité de la nature rendant impossible tout échange. C’est la situation que constatent, du moins apparemment, les Annales Mosellani pour l’année 793. La pénurie d’aliments contraint de recourir à des nourritures immondes ; des affaires de cannibalisme se produisent, les hommes se mangeant entre eux, les frères dévorant les frères et les femmes leurs enfants672. Un phénomène que l’on s’explique fort mal prend ensuite place en 794, toujours selon le même texte : les champs, les forêts, les sylves et les paluds semblent fertiles, mais ce qu’ils produisent est impropre à la consommation. C’est donc ici un défaut de production qui est clairement mis en cause. La réponse de Charlemagne en 794 ne correspond pourtant pas à cette constatation. Il intervient en effet sur les prix et sur les règles de l’échange en établissant un maximum des prix des céréales, qui n’est pas occasionnel mais est présenté comme absolu : quelles que soient les circonstances, que l’on soit en temps d’abondance ou en temps de disette, les prix ne devraient pas dépasser le niveau qu’il fixe, déterminé par rapport à une quantité stable, le muid public, et défini grâce à la nouvelle monnaie673. L’existence 670. MGH, Leges, t. IV, nº 44, p. 122-123 (a. 805) : De hoc si evenerit fames, clades, pestilentia, inaequalitas aeris vel alia qualiscumque tribulatio, ut non expectetur edictum nostrum, sed statim depraecetur Dei misericordia. « Si survient une famine, une épidémie, une pestilence, un désordre météorologique ou quelque autre accident, que l’on attende pas notre édit mais que sur le champ l’on se mette à implorer la miséricorde divine ». 671. DEVROEY 2019, p. 205-210. 672. MGH. Scriptores, t. XVI, Annales Mosellani, p. 498, nº 23. Famis vero, quae anno priori caepit, in tantum excrevit, ut non solum alias immundicias, verum etiam, peccatis nostris exigentibus, ut homines homines, fratres fratres ac matres filios comedere coegit. Ostensa autem eodem anno in ipso regno per diversa loca vemo tempore falsa annona per campos et silvas atque paludes innummera multitudo, quam videre et tangere poterant, sed comedere nullus. « La famine, qui a commencé l’année d’avant, devient si grande que non seulement elle contraint à manger des nourritures immondes, mais que, en plus, conséquence de nos péchés, elle fait que des hommes mangent des hommes, les frères des frères, et les mères leurs enfants. On vit la même année, dans le royaume, par divers lieux, de fausses récoltes dans les champs, les sylves et les marais : on voyait et touchait une immense quantité de denrées mais on ne pouvait rien en manger ».. Voir sur ce passage et ses obscurités : VANDENBERGH 2008 : p. 243244. Voir également DEVROEY 2010 p. 48 et 50 ; DEVROEY 2019, p. 263-303. 673. MGH. Capitularia, nº 23, p. 73-74, § 4 : ut nunquam carius vendat annonam sive tempore abundantiae sive tempore caritatis, quam modium publicum et noviter statutum, de modio avena denario duo […] « Que personne ne vende le grain, que ce soit en temps d’abondance ou en temps de cherté, en mesurant

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d’un couple d’opposition est ici constatée, celui de l’abundantia et de la caritas. L’abondance frumentaire s’oppose au renchérissement des prix : la crise de 794 peut sans doute être considérée d’abord comme ayant donné lieu à une hausse très violente. Établir des règles claires à l’échange qui assurent la stabilité des prix et définissent une fois pour toutes la valeur des choses est faire œuvre de justice. Le montant exact de ces maxima autorisés importe moins ici que l’obligation faite de recourir au muid public et au denier et que l’institution d’une proportion entre les différentes valeurs des céréales panifiables proposées sur le marché. Il est en effet très peu probable, et est même impensable, que Charlemagne ait réellement cherché à imposer un maximum valable pour tout l’empire. Le marché sur des territoires aussi vastes ne peut pas fonctionner de façon homogène et les conditions de formation des prix ne peuvent pas être identiques de la plaine du Po au cours de l’Elbe ou de l’Èbre. D’autre part, on ne voit pas très bien comment Charlemagne aurait pu rassembler des données sur les prix dans l’ensemble de l’empire, si tant est qu’il eût estimé utile de collationner des renseignements de ce type. En revanche, l’effet de la mesure est d’établir des proportions entre les prix des différentes céréales d’une part et entre le marché et ce que l’on pourrait appeler le prix d’intervention des autorités publiques.

Avoine 1 muid Orge 1 muid Épeautre Seigle 1 muid Froment 1 muid

Vendeurs « ordinaires » Francfort (794) 2d 2d _ 3d 4d

Annona publica, si vendue Francfort (794) 0,5 d 1d _ 2d 3d

Nimègue (806) 2d 3d 3d 4d 6d

Maximum des prix dans les capitulaires de Nimègue et de Francfort

Les prix proposés sont des maxima dont la fonction est surtout d’établir des proportions entre les valeurs des différents grains. Les autorités publiques peuvent intervenir en vendant des grains appartenant au souverain à un prix inférieur à celui pratiqué sur les marchés. Il est en effet prévu que les officiers publics vendent les céréales stockées dans les greniers impériaux : ils le font à des prix très inférieurs au prix du marché, les céréales secondaires subissant une baisse beaucoup plus drastique, au demeurant, que le froment ou le seigle. Des mesures de cette nature sont réitérées à Nimègue en 806 et l’on constate que, d’une part, les prix ont monté et que, d’autre part, les proportions entre les valeurs ont, elles aussi bougé. L’intervention des greniers royaux en 794 est le signe manifeste du refus du roi de participer à la spéculation à la hausse ou de laisser faire celle-ci sans réagir : en à l’aide du muid public nouvellement établi, plus cher que deux deniers le muid d’avoine » […].

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jetant ses réserves sur le marché, il élargit l’offre ou plutôt fait une nouvelle offre, plus basse. Les mécanismes élémentaires de la hausse sont parfaitement connus et identifiés : le capitulaire de Nimègue, promulgué en 806, les décrit avec beaucoup de simplicité en les rangeant dans des catégories morales, celles de turpe lucrum et d’avaritia, à quoi s’oppose le negotium674. Le texte procède en effet à plusieurs rappels qui doivent fonder la vie économique comme la vie morale. D’abord, les trésors de l’Église ne doivent pas être vendus (§ 4) et particulièrement pas aux marchands juifs. La propriété royale doit être sauvegardée (§ 6) et les mendiants protégés (§ 8). Le capitulaire développe ensuite une réflexion morale élémentaire en définissant l’usure, la cupiditas, l’avaritia, le turpe lucrum et le foenus, qui seul apparaît comme légitime675. L’exemple donné pour éclairer la définition du turpe lucrum est remarquablement éclairant : acheter au moment de la moisson ou de la vendange au-delà de ses besoins et attendre pour revendre que le prix monte, ce qui arrive immanquablement à partir du mois de janvier, produit un gain honteux676. Acheter pour couvrir ses besoins et éventuellement redistribuer à autrui relève du negotium, et le bénéfice limité que l’on peut en tirer s’appelle foenus. Il est notable que cette définition purement morale ne s’accompagne d’aucune sanction pénale : ce n’est pas un délit, mais un dévoiement dans la recherche d’un comportement véritablement chrétien qui permette de s’occuper de la production et de l’échange tout en faisant son salut : ce type de comportement a été qualifié par G. Todeschini d’éthico-économique, formule particulièrement bien choisie en ceci qu’elle permet d’établir la synthèse entre deux pôles normalement antinomiques du comportement économique, rationnel en finalité ou en moyens677. Ce comportement est lié à une organisation concrète et physique du marché, qui passe par le recours aux mesures et aux monnaies. Il implique également une dénonciation des comportements spéculatifs, dont nous avons de nombreux exemples pour la période. Le passage du concile de 829 auquel il a été fait allusion plus haut comporte une description circonstanciée du mécanisme de la spéculation et du prêt à intérêt et donne un exemple théorique mais particulièrement saisissant. Celui qui ne peut payer comptant le blé qu’il achète s’engage à le rembourser l’année suivante en nature en estimant non pas le volume mais la valeur du blé à ce moment. 674. Ibid., nº 46, p. 132. 675. Pour une définition de ces catégories, dans le contexte de la génération successive : CALVET 2010. 676. MGH. Capitularia, nº 46, p. 132 : Quicumque enim tempore messis vel tempore vindemiae non necessitate sed propter cupiditatem comparat annonam aut vinum, verbi gratia de duobus denariis comparat modium unum et servat usque dum iterum venundare possit contra dinarios quatuor aut sex seu amplius, hoc turpe lucrum dicimus ; si autem propter necessitatem comparat, ut sibi habeat et aliis tribuat, negotium dicimus. « Quiconque achète au temps de la moisson ou de la vendange mais à cause de sa cupidité du grain ou du vin, et qu’il achète, par exemple, un muid pour deux deniers et qu’il le conserve jusqu’à ce qu’il puisse le vendre contre quatre ou six deniers, voire davantage, cela nous l’appelons un gain honteux. S’il achète pour ses besoins, qu’il le garde pour lui et en fournit à d’autres, cela nous l’appelons négoce ». 677. Voir, pour une définition de ce concept, TODESCHINI 2008 ; WEBER 1956, p. 396-397 ; DEVROEY 2006, p. 605-608.

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Autrement dit, s’il achète un muid valant 2 deniers en 829, il remboursera en 830 non pas un muid mais ce que 2 deniers permettront d’acheter à ce moment-là. Or, on s’attend à ce que les mauvaises années ne s’enchaînent pas : le pari du prêteur est que, la récolte de 830 étant bonne, les prix auront baissé et que le débiteur sera contraint de donner une quantité de blé bien plus importante que ce qu’il aura obtenu en 829. Le mécanisme est simple : c’est une spéculation à la baisse. Il implique une prise de risque réelle de la part du prêteur, et qui a toute chance d’être très coûteuse pour l’emprunteur. Les acteurs ici jouent sur un grand nombre de facteurs : les quantités, l’évaluation de la marchandise, la variation des prix, l’alternance entre paiements en nature et paiements en argent. L’argent est alors ici essentiellement un instrument de mesure de la valeur et n’est pas destiné à servir de medium de l’échange, puisque c’est l’absence d’argent ou de tout titre permettant d’accéder au marché des céréales qui provoque la mise en route du mécanisme. Cela renvoie à une économie où quelques-unes des observations faites par A. Sen sont également valides : — Les mesures prises par Charlemagne ou les pères du concile de 829 ne font sens que s’il existe physiquement des stocks. Qu’une récolte soit déficitaire n’implique absolument pas une absence totale de produits à vendre. — Dans tous les cas envisagés, il faut, pour accéder aux denrées alimentaires, pouvoir aussi accéder à un marché, ce qui est impossible si les prix sont trop élevés. — Il existe des titres, des droits d’entrée, qu’il s’agisse de la récolte à venir ou d’argent versé comptant. Les véritables difficultés apparaissent quand il n’y a plus de moyens de paiement, quelle qu’en soit la forme, pour se procurer une denrée qui existe effectivement. Cela signifie que les problèmes sont au moins autant des problèmes d’échange et de marché que des problèmes de production. — Enfin, comme il a été montré par J.-P. Devroey, les récoltes gravement déficitaires voire totalement absentes peuvent être en partie compensées par le stockage que le prélèvement de la dîme rend obligatoire. Son produit apparaît alors partiellement comme une forme d’épargne de précaution puisqu’une partie est mise de côté pour les besoins des pauvres, destinée à être redistribuée en cas de mauvaise récolte. Les grains pouvant être stockés pendant quatre à cinq ans, que ce soit en silos ou en greniers, il est possible d’envisager de lisser au moins partiellement les très mauvaises années grâce à ce dispositif, à condition qu’il soit géré localement et que la probité des agents chargés du prélèvement, de la surveillance et de la distribution, soit assurée678. Ces mécanismes sont compris, instinctivement du moins, et sont intégrés. Ils font partie des savoirs tacites que se partagent les agents économiques et que, d’une certaine façon, les évêques sont capables d’exposer et de formaliser. Les mesures prises servent à éviter les stockages abusifs, l’accaparement, bref les 678. Voir, pour une problématique générale sur la dîme : LAUWERS 2012.

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comportements relevant de l’avaritia. Il faut en effet que les biens circulent, ce qui est, in fine, la définition de l’usage chrétien de la richesse. Les maxima des prix fixés par Charlemagne sont là pour maintenir active cette circulation des biens matériels qui apparaît comme le reflet des circulations immatérielles existant entre la terre et l’au-delà. D’autres textes, parfois plus tardifs éclairent encore mieux ces pratiques et ces savoirs. En 1124, par exemple, à Bruges, lors de la grande famine qui ravagea la Flandre, le comte prit, en plus des dispositions caritatives habituelles de distribution de nourriture, une série de mesures intervenant directement sur le fonctionnement du marché. Outre une réglementation concernant la production, il fit d’une part baisser le poids des pains et d’autre part distribuer de petites sommes d’argent aux membres de sa familia afin qu’ils puissent s’approvisionner par achat. Les deux mesures prises ensemble ont un sens très clair : Charles le Bon fournit un droit d’entrée sur le marché à ses dépendants, en établissant une adéquation entre le prix des choses et les quantités d’argent disponibles par les consommateurs679.

VII. LA DIVERSITÉ DES SCÈNES SOCIALES ET L’ÉCHANGE MARCHAND Les choses ont une valeur et il est souvent possible de la déterminer, qu’il s’agisse de terres, de quantités de blés ou encore d’objets produits par l’artisanat monastique. Cette valeur n’est cependant pas une donnée absolument stable et dépend pour beaucoup de ce que recherchent les acteurs ou de ce qu’ils ont besoin de faire au moment où ils procèdent à l’estimation ou à l’échange. L’abbé bénédictin connaît les règles de formation des prix et sait, en tout état de cause, où il faut aller chercher l’information. Cela ne l’empêche pas, cependant, d’intervenir, en fixant des prix, alors que ceux-ci se sont formés en dehors de lui. Il existe en effet plusieurs déterminants à prendre en considération, dont le moindre n’est pas le salut de l’âme de l’acteur. S’il existe donc des mécanismes et des automatismes, liés à des procédures et à des règles fixes, il existe aussi une diversité de motivations. Les comportements ne peuvent pas se ramener à l’unité : les scènes sociales sont diverses et il faut agir parfois simultanément de manière différenciée, en fonction de contraintes propres à chacune d’entre elles auxquelles répondent des règles particulières. Le même acte, apparemment simple, acheter ou vendre, prend des formes et entraîne des conséquences qui ne sont pas toujours les mêmes. Vendre son patrimoine pour préparer son départ, ce n’est pas la même chose que se séparer d’une parcelle pour se procurer un animal ou une arme. Dans ces conditions, le bien faisant l’objet d’une transaction n’est pas estimé de la même manière, puisque dans un cas il faut que le vendeur en tire le prix le plus élevé possible 679. FELLER 2012, p. 69-74. J. Rider éd. Vita Karoli, p. 38, chap. 12 ; Id., Galbert, p. 78-80.

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et que, dans l’autre, la contre-valeur est un point secondaire, l’essentiel résidant dans l’acquisition d’un objet qui rend possible la continuation de l’exploitation ou le maintien du statut social. De même, les transactions foncières préparant un mariage obéissent à des règles propres qui dérogent à la loi du marché. Mais il y a des règles et il y a un marché par rapport à quoi les agents se situent : ils savent ce qu’ils font et agissent en toute conscience en fonction des buts qu’ils se sont assignés et qu’ils poursuivent. Le marché fournit des références, il ne crée pas d’obligation ou, si l’on préfère, n’induit pas des comportements automatiques. En particulier, le prix du marché n’est en aucune manière considéré comme un prix juste, puisque d’une part les abbés ont l’obligation de le considérer comme surévalué et que, d’autre part, ils les manipulent selon des critères qui leur sont propres afin, précisément, de s’approcher d’une évaluation qui ait à voir davantage avec la justice qu’avec la raison. Nous avons focalisé le propos sur l’abbé estimateur et expert : il n’est pas le seul, il s’en faut, à avoir la possibilité de fixer des prix à un niveau différent du prix formé sur le marché. Le souverain, tout d’abord, s’arroge le droit de le faire et le fait à chaque fois qu’il estime nécessaire de le faire, parce que, par exemple, la famine frappe son peuple. Il y a là une constante dans les comportements médiévaux que l’on retrouve aussi bien chez Charlemagne que chez le comte de Flandre Charles le Bon ou, beaucoup plus tard, chez les officiers florentins qui pourvoient à l’annone680. Les causes de leur action sont bien sûr formulées différemment, mais toujours se retrouvent le désir de stabilité sociale et d’ordre, la peur des troubles que la famine, ressentie comme une injustice, pourrait faire naître, et le désir de plaire à Dieu, aussi bien pour assurer son propre salut dans l’au-delà que la sauvegarde de la société ici-bas. On a donc un modèle où certains, qui détiennent le pouvoir ou disposent d’une autorité morale, savent ce qu’il faut faire pour les autres et sont en mesure d’imposer leurs décisions. Il en va de même, mutatis mutandis, des notables désignés pour servir d’experts dans les commissions chargées de mesurer la valeur des biens des orphelins et les conseiller pour les protéger dans les temps de misère. Leur rapport aux prix de marché est modifié par la nécessité dans laquelle ils se trouvent d’avoir à agir de façon qui soit moralement recevable, c’est-à-dire de donner des estimations et de prendre des décisions qui permettent aux orphelins de survivre681. L’évaluation obéit alors à des règles d’équité qui ne sont pas celles que les procédures du marché admettent ou promeuvent. Cependant, si les agents en position d’autorité ont une large marge de manœuvre, il n’en va pas de même pour les petits et les faibles, qui doivent subir ces « prix justes », ou ces décisions équitables, sans avoir la possibilité d’intervenir dans les décisions qui les forment. Les marchés, compris comme étant des lieux d’échange, apparaissent ainsi comme des instruments de mise en œuvre des procédures d’évaluation. Celles-ci sont bien maîtrisées par les acteurs, dès le IXe siècle au moins. Cet instrument 680. Voir le texte fameux sur la famine de 1329-1330 à Florence de Giovanni Villani : Villani, vol. 2., livre XI, chap. 119. 681. BENITO 2012.

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est cependant manipulé par les agents en fonction d’impératifs moraux, sociaux ou politiques : il n’est pas suffisant pour assurer le fonctionnement des différents types d’échanges existant dans les sociétés du haut Moyen Âge. Le prix est le point d’application d’interventions qui permettent d’utiliser les choses non seulement pour obtenir son salut mais aussi pour assurer la continuité de la lignée ou encore la stabilité de l’ordre social. Ces différents buts induisent des formes diversifiées d’échange qui coexistent mais au sein desquelles l’échange marchand occupe une place essentielle, parce qu’il permet l’établissement de points de référence qui donnent sens aux échanges non marchands. Par-delà ces questions, toutefois, l’essentiel est d’admettre que les acteurs savent, dans la plupart des cas, ce qu’ils font et quel genre d’échange, marchand ou non marchand, commercial ou cérémoniel, ils pratiquent en fonction des différentes scènes sociales sur lesquelles ils se trouvent au moment de l’action682. L’idéal de justice et la position morale revendiquée et assumée par les acteurs dominants de la scène sociale ne doivent cependant pas masquer qu’il existe aussi des acteurs s’efforçant de profiter de toutes les opportunités, les spéculateurs auxquels s’attaque le concile de 829, par exemple, ou tous ceux qui, achetant les récoltes sur pied, contribuent à l’appauvrissement des paysans les plus faibles. Ceux-là sont menacés doublement, et par l’action des détenteurs d’argent et de réserves alimentaires et par celle des hommes ayant autorité dont l’action à finalité apparemment morale peut cependant parfaitement s’accommoder de la recherche du profit et de celle de positions monopolistiques, tout aussi nuisibles, à terme, à des acteurs affaiblis ou appauvris.

682. TESTART 2001.

Chapitre 10

N

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ous avons à plusieurs reprises évoqué les différentes circonstances dans lesquelles la monnaie était ou non utilisée ou mobilisée, que ce soit pour épargner, évaluer ou payer. La terre, par exemple, on l’a vu, peut être un moyen de thésauriser et servir de réserve de valeur avant de devenir un moyen de paiement, par exemple lorsqu’il s’agit de se procurer un animal. Je voudrais, dans ce chapitre, m’interroger sur les paiements ainsi que sur les transactions et demander quel rôle social et institutionnel joue la monnaie dans les processus économiques médiévaux683. Cela revient à S’interroger à la fois sur la place de la monnaie dans les échanges et sur celle de l’échange marchand dans l’économie médiévale. De façon plus générale, cette question porte sur l’importance de l’argent dans la vie sociale et sur sa capacité à lier ou à opposer individus et groupes au cours de transactions. La question de la monnaie relève naturellement d’abord de l’économie mais le medium qu’elle constitue peut exercer d’autres fonctions que celles liées à la valeur, dans la mesure où elle met les hommes en relation les uns avec les autres684. Les économies médiévales n’ont pas toutes en permanence fait usage des monnaies frappées et ont eu recours à toute sorte d’objets pour organiser les paiements : l’usage d’objets non monétaires a été assez fréquent pour que l’on s’interroge à ce propos et que l’on se demande comment une croissance soutenue et continue a pu être compatible avec un usage inégal de l’instrument monétaire, des formes sophistiquées de troc, l’utilisation dans les échanges d’objets divers pour une contre-valeur admise685 ? D’autre part, dans le cadre des sociétés paysannes anciennes, beaucoup de choses ne donnent pas lieu à de l’échange de monnaie. L’entraide nécessaire à la survie dans des sociétés pauvres passe par l’échange de services, c’est-à-dire souvent de travail non rémunéré mais évalué et comptabilisé comme une dette : de façon paradoxale, travail et compétence servent alors de moyen d’échange et de troc en ceci que l’on paie un travail ou un service à l’aide d’un travail ou d’un autre service sans passer par la médiation des choses, sans chercher à acquérir directement de monnaie ou d’objet686. Le questionnement sur les moyens de paiement revient aussi à interroger la pertinence d’une perception intuitive de la vie économique de la période qui s’étale du VIe au XVe siècle. En ce qui concerne l’histoire économique et monétaire, elle donne lieu à un récit qui s’intègre dans une intrigue générale où il est le plus souvent admis que l’on est passé d’une situation où la monnaie est rare et peu convoitée à une autre où elle est l’objet recherché par excellence, que ce soit 683. 684. 685. 686.

POLANYI 2011 ; MAUCOURANT 2011. FELLER 2016b, voir chapitre 8. SPUFFORD 1988. Un bon exemple de ceci dans WILMART 2017.

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à travers les dispositifs du prélèvement seigneurial et de la fiscalité, l’organisation du commerce ou la diffusion du salariat. Dire que c’est l’argent qui est convoité ou désiré et non pas tel service ou tel objet, c’est au demeurant rapprocher l’économie de la fin du Moyen Âge au moins, ou son histoire, de celle de l’époque contemporaine, dans la mesure où celle-ci fait de l’argent une fin en soi et non pas un moyen pour l’obtention d’autres choses687. C’est postuler, sans doute au risque de l’anachronisme, l’existence d’une tension de la vie économique vers la recherche de la richesse et de son accumulation, ce qui est loin d’être évident pour le Moyen Âge. Cette position, conduite jusqu’au bout de sa logique, amène à admettre la validité d’hypothèses de type évolutionniste où, à une économie fondée sur le don, le pillage et la redistribution par les dominants aurait succédé une économie principalement commerciale. Être un medium dans les échanges, donc un moyen de paiement, est l’une des fonctions de la monnaie. Or, au Moyen Âge, toutes sortes d’objets non monétaires sont proposés et acceptés comme moyens de paiement688 lors des transactions. Des objets sont donc échangés directement contre d’autres objets, ou encore des services contre des objets ou d’autres services ce qui n’est pas incompatible, bien au contraire, avec l’existence de procédures parfois raffinées de mesure et d’évaluation et que les deux parties soient parfaitement conscientes de la valeur monétaire de ce qui fait l’objet de la transaction. Cela implique d’accepter qu’il existe des paiements non monétaires et que, dans un très grand nombre de situations, l’argent n’est pas attendu ou, s’il l’est, peut être accompagné d’autres objets. On pense, pour la fin du Moyen Âge, au salaire qui n’est pas toujours versé en numéraire mais peut l’être en biens alimentaires, en vêtements ou en tout objet concourant à l’entretien du salarié689. Parler de moyens de paiement amène aussi à évoquer les très nombreuses circonstances où, dans un échange marchand, l’argent n’est pas physiquement utilisé, même s’il est présent à l’arrière-plan comme moyen d’évaluation. Il est en effet fréquent, durant le haut Moyen Âge, que la valeur des choses soit mesurée à l’aide d’un étalon monétaire mais que l’échange se fasse in appretiatum ou in res valentes, c’est-à-dire qu’il soit soldé à l’aide d’objets non monétaires auxquels une valeur est affectée par accord entre les parties ou par l’effet d’une convention plus générale, ce qui a d’ailleurs comme conséquence de transformer ces objets en monnaie. On a vu plus haut l’importance de telles procédures dans les échanges portant sur des terres. Dans ce cadre, la question du troc, c’est-à-dire d’un échange non soldé par un medium et ne donnant pas lieu à une évaluation formelle, se pose en permanence : beaucoup d’échanges non documentés ont pu se dérouler de la sorte, par accord particulier, mais sans convention générale. Nous verrons cependant que, dans de très nombreuses circonstances, le recours aux objets non monétaires n’implique pas une absence d’évaluation et que la connaissance 687. TESTART 2001, p. 51-53. 688. FELLER 1998a et 1998b. 689. BECK, BERNARDI, FELLER 2013 ; FELLER 2016b et c.

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fine de la valeur de ce qui est en jeu est toujours l’une des caractéristiques des agents médiévaux. En ce qui concerne les salaires, qui prennent à partir du XIIIe siècle une place importante dans les paiements, cela signifie qu’une part de ceux-ci sont versés non en argent mais en nature et que cette part fait l’objet d’une évaluation permanente690. Il est d’autre part admis que le choix des moyens de paiement détermine la nature de la relation établie entre acheteur et vendeur : celle-ci n’est pas supposée neutre et n’entraîne pas la mise en suspens des liens existant entre les parties. L’accord sur le paiement fait partie de l’échange verbal qui clôt la transaction mais ne met pas un terme à la relation. Celle-ci continue ensuite et contribue même à la structurer : accepter un animal en paiement d’une terre c’est clairement faire jouer à l’acheteur de la terre, qui cède un bœuf, le rôle d’un patron dans une clientèle. Il fournit ici les moyens de continuer l’exploitation et la valeur économique du bœuf vient s’adjoindre à la relation de domination établie. Des remarques analogues peuvent être faites si des armes sont en jeu. La terre, au demeurant, revêt aussi une fonction monétaire dans la mesure où en elle s’incorpore l’épargne paysanne. Elle est réserve de valeur, mobilisable pour acquérir ce que l’exploitation ne produit pas et que son produit ne permet pas d’acheter directement sur un marché691. Deux phases très différentes doivent évidemment être distinguées dans cette longue période qu’est le Moyen Âge. La première va du VIe au XIe siècle. Ses spécificités sont assez connues mais il faut la caractériser aussi par le comportement vis-à-vis d’une monnaie sans doute moins rare qu’on ne l’a longtemps cru comme vis-à-vis de l’échange marchand et de l’échange non marchand692. La seconde période, que couvre les XIe-XVe siècle est précisément celle du développement de l’échange marchand et de la transformation de l’ensemble des structures de la vie économique. Elle est marquée entre autres par la diversification et la multiplication des moyens de paiement et la généralisation de l’emploi de l’instrument monétaire, sans que jamais la monnaie soit le seul medium auquel il soit fait recours. La monétarisation de l’économie est un fait central de la période. La monnaie n’épuise pas cependant l’ensemble des transactions.

I. S’ACQUITTER OU PAYER ? LES FORMES DE PAIEMENT DU HAUT MOYEN ÂGE Le développement des études sur le haut Moyen Âge a conduit, dans la seconde moitié du XXe siècle, à adopter des positions divergentes, voire contradictoires. 690. Nombreux exemples de cela dans BEAUCAGE 1962. Voir également les litiges sur le trop perçu des salaires dans le cadre de l’application de l’ordonnance des travailleurs (par exemple KINBALL 1962 : 32-33). Un commentaire classique des salaires en milieu rural se trouve dans DUBY 1961. Voir sur ces questions BERNARDI, BECK et FELLER 2013. 691. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005, p. 78-85. 692. POSTAN, PESTELL, ULMCHNEIDER 2003 ; LOVELUCK 2013

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D’un côté, l’historiographie la plus ancienne affirmait que les échanges locaux étaient marginaux et que, par conséquent, la monnaie n’était pas d’usage fréquent dans les achats de choses banales. D’un autre côté, elle imposait l’idée que seuls les échanges à grand rayon d’action avaient une signification économique et pouvaient être mis en relation avec le développement de l’Occident, excluant que l’accumulation de richesse ait pu se faire par la production de biens et leur commercialisation. À partir des années 1960, une réévaluation des échanges locaux d’une part, la généralisation des perspectives d’anthropologie économique appliquée à l’histoire du haut Moyen Âge, d’autre part, ont largement modifié les analyses, sans pour autant unifier les points de vue sur le rôle de l’argent dans les économies et les sociétés du haut Moyen Âge693. Entre VIe et XIe siècle, en effet, les échanges locaux ont longtemps été considérés comme marginaux. L’auto-consommation paysanne suffisant à couvrir les besoins des producteurs, il n’y aurait pas eu besoin de recourir aux marchés périodiques pour vendre des denrées alimentaires et acheter des produits finis. La production domestique en nourriture et en vêtements suffisait à l’essentiel. La question des techniques agraires et des outils se posait et, par derrière, celle de la métallurgie : on la résolvait de manière négative et pessimiste en affirmant la rareté du fer et le faible nombre des outils disponibles sur les exploitations694. La question de savoir s’il y avait un marché pour l’outillage de fer était donc contournée en déplorant la faible capacité d’action de l’homme sur le milieu et en posant pour acquis le caractère démuni de l’agriculture du haut Moyen Âge. Les doutes sur la capacité à échanger localement des objets de faible valeur étaient renforcés par la faiblesse et l’inadaptation apparente de la circulation monétaire. Les seuls échanges envisageables devaient donc prendre la forme du troc et être par conséquent à la fois moins développés et moins diversifiés que ce qu’ils auraient été si une monnaie adaptée avait circulé, au moins jusqu’à l’époque carolingienne695. En ce qui concerne les dominants, enfin, leurs besoins étaient largement couverts par les prélèvements opérés sur les tenures et, surtout, par la production des réserves exploitées en faire-valoir direct : l’image d’une aristocratie pauvre s’imposait donc696. Les besoins en produits de luxe l’étaient, quant à eux, par le grand commerce international dont les échanges étaient soldés en or. Celui-ci provenait en grande partie des profits de la guerre et des redistributions opérées par les souverains. Il y avait donc une disjonction totale entre la production et le travail d’une part et la consommation aristocratique d’autre part, seule cette dernière exigeant un recours à peu près systématique à la monnaie. Depuis la fin des années 1950 cependant, l’idée que les objets de luxe ne circulent pas nécessairement par le biais de l’échange marchand a fini par s’imposer697. L’économie fait alors une place considérable à la prédation et à la 693. 694. 695. 696. 697.

DESPY 1968 ; TOUBERT 1983. DUBY 1962 ; FOSSIER 1981. DUBY 1973. BONNASSIE 1990a, p. 141-142 GRIERSON 1959.

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redistribution des biens de luxe par le don au moins parmi les élites698. Les objets précieux circulent verticalement sous la forme de récompenses et de gratifications faites par les souverains aux grands et, de façon plus générale, par les supérieurs aux inférieurs. La monnaie, dans ces conditions, a des usages essentiellement non commerciaux : elle sert pour les dons et les paiements obligatoires, comme les amendes, en compagnie d’autres objets, le don d’argent posant des problèmes spécifiques, souvent complexes. La circulation politique de la richesse est réciproque. Les grands versent au souverain, chaque année, des munera, qui assurent le bon fonctionnement de cette circulation tout comme le font les peuples vaincus en gage de leur soumission699. Ces versements obligatoires sont la marque de la réciprocité dans l’échange à l’intérieur de la société politique du haut Moyen Âge. La circulation se grippe toutefois lorsque la guerre cesse d’être victorieuse et lorsque, au IXe siècle, les conquérants deviennent proie à leur tour. La réciprocité fonctionne aussi des paysans aux seigneurs par la médiation des eulogies, ces dons obligatoires faits en remerciement de l’octroi de la tenure et que Duby avait qualifié de « générosités nécessaires »700. Dans ce schéma, il n’y a guère de place pour les échanges horizontaux, c’està-dire pour les échanges de marché portant sur des produits et médiatisés par la monnaie. La vie économique fonctionne alors en circuits fermés parallèles. Le premier est celui de l’économie paysanne. Il est caractérisé par la mise en circulation de denrées destinées à la couverture des besoins alimentaires les plus immédiats des producteurs et des seigneurs. Cette sphère n’a que rarement recours, ou marginalement, recours à l’échange marchand et peut le faire, dans de nombreux cas, sans recourir à l’instrument monétaire. L’économie aristocratique constitue un deuxième circuit qui ne pratique l’échange marchand que de manière tout à fait secondaire, puisque l’essentiel de ses besoins sont couverts par les prélèvements opérés sur la production paysanne et que cadeaux et dons assure son approvisionnement constant en objets de luxe, constamment renouvelés par les souverains ou par les grands. Les testaments et quelques chroniques font ainsi voir fréquemment comment ces objets sont affectés. Ainsi, en 876, Eccard, comte de Mâcon distribue, dans ses dispositions testamentaires, ses biens meubles et immeubles à ses proches et à ses amis, donnant des bijoux, des armes et des livres à chacun en fonction de son rang et de sa considération701. De même, au début du XIe siècle, l’évêque de Paderborn, Meinwerk, affecte des biens de luxe à des aristocrates qui sont en relation d’affaires avec lui, en contrepartie des donations qui lui sont faites702. On voit immédiatement les faiblesses d’une telle présentation qui peut concourir à transformer l’économie du haut Moyen Âge en une variante des économies étudiées par les anthropologues dans les sociétés les plus démunies du globe et 698. 699. 700. 701. 702.

KELLER 2013. NELSON 2010. DUBY 1973, p. 63. BRUAND 2010. FELLER 2013.

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qui fait abstraction de ce que nous savons actuellement, par des témoignages matériels relevant de l’archéologie, de la réalité de la circulation monétaire. Entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque manière de rechercher et la présentation d’une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire, la réalité que les trouvailles archéologiques ont permis d’établir est autre.

I.1. Réalités archéologiques La réalité documentaire, et en particulier la documentation archéologique, nous montre en effet un autre paysage. Les archéologues anglais ont établi, dans les années 1990, la catégorie de « productive sites »703. De nombreux lieux, identifiés grâce à l’usage des détecteurs de métaux, restituent des quantités non négligeables de monnaies, permettant de restituer au moins en partie une carte des endroits où il était procédé à des échanges, c’est-à-dire les marchés périodiques et les foires, associés ou non à des habitats permanents, à des lieux de pouvoir, à des centres de production ou de consommation : l’enjeu de la recherche est désormais de recontextualiser ces trouvailles à l’intérieur d’un cadre économique et géographique plus vaste. En tout état de cause, l’irruption des « productive sites » sur la scène historiographique a permis de trancher un débat essentiel pour notre compréhension de l’activité économique du haut Moyen Âge, à savoir l’importance capitale des marchés locaux dans le développement économique. Les échanges concernant les surplus agricoles, les outils et les vêtements ont bien lieu et ils se produisent sur des places de commerce dont l’activité, du moins en Angleterre, ne cesse de croître depuis les années 700704. La monnaie est donc, dès le VIIIe siècle, un medium largement utilisé dans les échanges. Cette chronologie correspond à l’abandon de la frappe de l’or, à l’ouverture des mines du Harz et de Melle, ainsi qu’au développement des échanges commerciaux dans l’espace économique de la mer du Nord. L’observation cependant comporte encore de nombreuses zones d’ombre et des difficultés. On saisit mal, en particulier, l’articulation existant entre les « productive sites » et le grand commerce qui, sur la périphérie de la mer du Nord et de la Manche, se structure autour des emporia705. Le recours à la monnaie n’y est pas systématique mais les échanges se développent dans cette zone en même temps que la circulation monétaire, en particulier grâce aux sceattas frisons, vite refondus et imités par les royaumes anglo-saxons706 ; ils circulent avec plus d’in703. PESTELL, ULMCHNEIDER 2003. 704. Ibid. 2003, Introduction, p. 1-10. Sur ce point, il revient à DESPY 1968 d’avoir, contre l’opinion communément admise, rappelé l’importance des échanges locaux dans l’accumulation de richesses et le processus de développement économique du haut Moyen Âge. Sa démonstration a été amplement confirmée dans les années 1980 par Pierre Toubert, à propos de l’Italie : TOUBERT 1983. 705. MALBOS 2017, p. 157-190. 706. BLACKBURN 2003, p. 34

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tensité et de rapidité dans les îles britanniques au moment même où le denier fait son apparition sur le continent. On entraperçoit assez bien comment les emporia peuvent être reliés aux grands systèmes économiques que forment les immenses patrimoines fonciers monastiques ou aristocratiques du monde franc707. Les emporia ou wic sont des lieux d’échange, très fréquemment couplés, comme à Quentovic ou à Dorestad, à des ateliers monétaires. La disponibilité sur place d’instruments de paiement était en fait l’une des conditions de fonctionnement de ces institutions : ce n’est pas par hasard que l’un des plus beaux exemplaires de deniers de Charlemagne ait été frappé à Quentovic. Le prélèvement des taxes sur les échanges, les tonlieux, s’effectue d’autant plus aisément dans ces lieux que de la monnaie y est disponible. Ces institutions sont fragiles cependant et supportent mal les changements géo-politiques. Dès le VIIIe siècle, les emporia ont à souffrir de la politique d’expansion des souverains francs vers la Frise : militairement peu défendus, marginaux dans le système de mise en valeur des possessions aristocratiques, ils sont aussi très sensibles aux événements de la conjoncture politique ou militaire susceptibles d’influer sur les orientations des trafics. De fait, un grand nombre d’entre eux sont abandonnés dès le IXe siècle, comme Quentovic ou Dorestad ou déplacés, parfois de quelques centaines de mètres, comme celui de Londres, ramené du Strand à la City. De nouveaux lieux d’échange, comme Exeter, apparaissent cependant dès le Xe siècle dont la fondation montre la pérennité des trafics malgré les déplacements des routes708. Les détails échappent, cependant, et par là on entend les traces matérielles de l’existence des trafics qui sont attestés par les textes mais sont insuffisamment ou incomplètement documentés par l’archéologie. Si les monnaies circulent, on doit, en sens inverse, retrouver les objets dont elles ont soldé l’achat. Or, l’examen des trouvailles archéologiques faites en Angleterre sur des sites côtiers ou le long des rivières montre que les marchandises de type poterie et verre circulent sur des distances considérables, de l’Europe rhénane aux emporia anglais ou danois de la mer du Nord, mais ne pénètrent pas à l’intérieur des terres709. En d’autres termes, les « sites productifs » ne sont pas encore bien reliés aux sites archéologiques de consommation. Les sites élitaires, comme celui de Flixborough, sont de leur côté reliés à des circuits d’échange qui les mettent en relation avec des mondes lointains mais ce ne sont pas les mêmes et les objets de luxe que l’on y découvre n’ont pas nécessairement transité par les emporia . Nous avons donc ici une double impasse, la première portant sur le circuit des biens exportés par les emporia et leurs liens avec l’échange marchand, et la seconde sur les circuits propres de consommation élitaire. Jusqu’où les biens exportés par les wiks pénètrent-ils ? Vont-ils au-delà des côtes et des ports de rivières ? Où les élites sociales s’approvisionnent-elles et quels sont les modes de mise en circulation des objets ? 707. DEVROEY 2003, p. 161-169 ; WICKHAM 2005, p. 680-688 ; MALBOS 2017, p. 164-168. 708. MADDICOTT 1989. 709. LOVELUCK 2013, 2017. Vues nuancées dans MALBOS 2017, p. 358-361.

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II. DISPONIBILITÉ DE LA MONNAIE ET CHOIX DU MOYEN DE PAIEMENT Dans cette économie où la monnaie est présente matériellement, elle n’est pas nécessairement indispensable comme medium de l’échange marchand. En fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du système monétaire. Ainsi que le rappelle J.-P. Devroey710, ils ont la possibilité d’utiliser toute la gamme des moyens par lesquels des biens sont mis en circulation (achat-vente, don et contre-don, troc) et ne se privent pas de le faire. Comme on l’a vu au chapitre précédent à propos du plomb destiné à construire les toitures d’églises abbatiales, le même objet pouvait être obtenu de plusieurs façons différerentes, par l’échange commercial ou par le don, obtenu après sollicitation d’un puissant : les gestionnaires carolingiens sont susceptibles de mobiliser toutes les formes connues de mise en circulation des biens, depuis le troc jusqu’au don en passant par l’échange commercial monétarisé. Dans le cas de Ferrières, il s’agit d’un échange portant sur des objets de nature différente : du plomb, un objet matériel quantifiable, contre des prières, c’est-à-dire un bien immatériel, non quantifiable, mais promesse de salut dans l’au-delà. C’est bien une transaction qui n’a évidemment rien de commercial. Alors qu’Eginhard est, pour sa part, engagé dans une procédure de quantification, de mesure de la valeur, de négociation et d’échange qui font rentrer son acte dans la catégorie des échanges marchands médiatisés par la monnaie. Recensant les différentes formes de paiement utilisées en Galice au Xe siècle, W. Davies était frappée par leur diversité et par certaines formes de régularité dans des espaces géographiques donnés711. Elle notait ainsi que, près du monastère de Sahagun, en Castille, les parties transactantes, pour solder les achats de parcelles de terres auxquels elles se livraient, utilisaient le grain plus que l’argent ou le petit bétail, mais qu’elles avaient aussi sporadiquement recours aux vêtements et aux boissons. Ces choix semblent défier l’explication et sont peut-être à relier à la valeur accordée aux objets par les parties : il est possible que les vêtements en aient eu une plus grande que les denrées alimentaires et aient été pour celamême plus recherchés. De même, l’utilisation en tant que moyens de paiement de certains objets qu’il était facile de se procurer dans cette région, comme le petit bétail ou les boissons (le cidre et le vin), moins fréquents cependant que le grain, répondait à de besoins de consommation immédiats. Cela ressortit peut-être du dialogue entre les parties en cause et renvoie à l’intention présidant à la vente, se procurer de la nourriture pouvant être l’un des mobiles de la transaction. En dehors des objets eux-mêmes, des espèces fantômes peuvent exister. En León, W. Davies a trouvé des paiements effectués en argentei. Cette monnaie correspond à ce que Luigi Einaudi appelait monnaie imaginaire, non à quoi que ce soit qui ait été frappé ou ait pu l’être en Espagne durant le haut Moyen Âge712. 710. DEVROEY 1993, p. 353. 711. DAVIES 2002 et 2007. 712. EINAUDI 1936.

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W. Davies risque l’hypothèse selon laquelle on assiste, avec l’argenteus, a un phénomène que l’on peut qualifier de résilience, le nom renvoyant à un objet ayant cessé d’exister physiquement mais dont on conserve la trace mémorielle et l’usage dans la vie économique. En l’occurrence, l’argenteus est une monnaie qui a été frappée au IVe siècle et qui vaut 25 deniers. Elle ne circule évidemment plus au Xe siècle, mais on se sert alors du nom pour désigner d’autres objets monétaires. W. Davies pense qu’il s’agit de fragments de dirhems utilisés pour compléter les sommes payées lors des achats de terre. Un problème analogue existe avec le mancus italien des IXe-Xe siècle. Mais cette espèce, qui est exclusivement une monnaie de compte, ne renvoie pas à une unité circulant ou ayant circulé713. L’argent peut aussi être utililisé dans un contexte de don, quoique le don en argent soit regardé parfois avec suspicion, comme dans l’anecdote rapportée par Eginhard dans la Translatio sancti Marcellini et Petri. Un homme vient offrir à Seligenstadt (quasi pro dono tribuit dit le texte) une somme d’argent au reste mesurée, 40 deniers. Eginhard lui demande d’abord, avec quelque véhémence, qui il est et ce qu’il veut avant de lui faire dire comment, pourquoi et dans quelles circonstances il s’est procuré cet argent dont il veut maintenant faire offrande aux saints714. Le donateur raconte que cela résulte d’un vœu formulé durant une maladie dont il a guéri par l’intervention miraculeuse des saints. Le don arrive ici après une transaction commerciale, la vente d’un porc, effectuée précisément dans le but d’offrir son produit aux saints. La finalité de la vente était de pouvoir offrir, à défaut de terres, de l’argent et non pas un animal et la transaction commerciale effectuée dans ce but s’en trouvait en quelque manière sanctifiée. Le donateur cependant ne cherchait aucune réciprocité immédiate, le bénéfice de la guérison ayant été obtenu avant le don : il s’agit ici d’apurer une dette en réalité incommensurable, non d’acheter quoi que ce soit715. Dans ce contexte, le recours à l’argent n’est pas attendu du fait de l’ambiguïté du geste, proche de l’achat. L’argent est disponible pour de nombreux usages, mais il arrive évidemment que la quantité de pièces disponible ne soit pas suffisante pour couvrir les besoins. Il est certes désormais admis que, dès le VIIIe siècle, la frappe de l’argent commencée avec les sceattas a favorisé le développement des marchés ruraux et que la structure des redevances seigneuriales était telle qu’il était nécessaire que les paysans aient accès au marché : partout de petites sommes sont exigées au titre des cens à côté des redevances en travail et en nature proportionnelles à la récolte. Mais ce n’est souvent pas suffisant et, en de nombreuses circonstances, il faut procéder autrement, autant parce que la circulation est insuffisante que parce que l’épargne et le gain sont déficients. Dans les années 840, l’évêque de Toul, Frothaire, eut à faire face à une situation délicate en ce qui concerne la gestion des biens de son évêché dont l’une des données, certainement pas la moindre était une famine provoquée par une série 713. ROVELLI 1992 714. MGH. SS, t.15, 1, Translatio sancti Petri et Marcellini, p. 249. 715. NAISMITH 2014.

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de mauvaises récoltes716. Ayant constaté que ses tenanciers ne pouvaient pas lui acquitter leurs cens, que ce soit en argent ou en produits, il leur imposa de travailler sur ses réserves, tout en se plaignant d’ailleurs, que cela lui coûtait cher : il fallait en effet nourrir les serfs qui, aux dire de l’évêque, n’effectuaient pas un travail de haute qualité717. Le travail sert ici de substitut aux autres moyens de paiement défaillants. Il sert également de prétexte à une action caritative permettant de maintenir en vie des serfs sans revenus par la fourniture de repas en échange de travail. Bref, l’absence de récolte a provoqué une situation complexe où la fonction de paiement s’est trouvée déplacée de l’argent, ou des denrées agricoles servant de paiement aux cens, au travail et du travail à la nourriture dans le cadre d’un échange interne à la seigneurie dont le bon fonctionnement implique ici la multiplication des occasions de gain (l’exploitation de la tenure et le travail sur la réserve), transformant tout ce qui peut avoir une valeur, à savoir essentiellement le travail et la nourriture, en moyens de paiements.

III. L’APPROFONDISSEMENT DE LA MONÉTARISATION DE L’ÉCONOMIE La réforme monétaire imposée par Charlemagne a pourvu l’Occident d’un système robuste et souple qui s’est avéré étonamment durable. Il permet d’évaluer n’importe quelle somme, mais est insuffisant à tout solder. Le denier, s’il a parfois des sous-multiples (oboles et pictes), n’a pas de multiples jusqu’au XIIIe siècle. De ce fait, les gros paiements sont très malcommodes ou doivent s’effectuer à l’aide de lingots. Par exemple, à la fin du Xe siècle, le roi de Pologne Boleslaw, voulut racheter le corps de saint Adalbert, l’évêque de Prague martyrisé par les Slaves718. Pour obtenir la restitution de sa dépouille, il dut verser une somme considérable qu’il paya en lingots d’argent et, secondairement, en pièces d’argent. Les portes de bronze de la cathédrale de Gniezno représentent cette transaction. Sur l’une des plaques qui l’ornent, lingots et pièces sont pesés à l’aide d’une balance, ainsi qu’il est normal719. Il s’agit ici au demeurant non d’acheter une marchandise mais de payer la rançon d’une relique retenue prisonnière. Le recours à des objets non valorisés pourrait ici être justifié, dans la mesure où la relique, relevant du sacré, ne peut faire l’objet d’une transaction commerciale : elle devrait même échapper entièrement à la sphère de l’échange marchand. Il s’agit donc d’un paiement effectué pour un objet dont la valeur ne peut en réalité pas être mesurée. Ici, le recours à l’argent poids a, en dehors des raisons de commodité pour les Prus dont 716. PARISSE 1998, p. 113, nº 11. 717. Ibid. : Unde nec censum ab eis debitum exigere possum nisi in opere manuum, pro quo rursus a me pascuntur et nec sic recuperari utiliter queunt. 718. HARDT 2016. 719. Sur les paiements en lingots, voir VAN WERWEKE 1932 et KRUSE 1988. Sur les portes de bronze de Gniezno : GIEYSZTOR 1959.

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l’économie n’avait pas nécessairement l’usage de monnaie, une justification évidente. On ne peut affecter une valeur aux objets sacrés. Peser pour payer semble cependant avoir été l’une des caractéristiques de l’échange du haut Moyen Âge. Les lingots sont l’un des modes de paiement bien attestés. S’ils sont poinçonnés et contrôlés par une autorité politique, ce sont alors de véritables monnaies. Sinon, ce sont des objets dont le poids et le titre doivent être vérifiés un par un, ce qui leur ôte une grande part de leur utilité pratique, la reconnaissance immédiate de la valeur d’une pièce faisant en effet partie de son efficacité comme instrument de l’échange. P. Spufford place à 50 sous la limite en-deça de laquelle il n’est pas possible de recourir à des lingots et où les pièces sont irremplaçables720. La fonction du lingot est multiple. Il apparaît comme une réserve de valeur universellement acceptée et convertible aisément en liquidités. Les voyageurs d’un haut niveau social en emportent avec eux un peu à la manière dont, autrefois, on emportait des traveller’s checks en dollars. P. Spufford cite ainsi l’exemple d’un prélat germanique du début du XIIIe siècle dont l’itinéraire est marqué721 par de multiples transactions, 11 au total, qui, effectuées dans des villes différentes, lui permettent à chaque fois d’obtenir les monnaies locales indispensables à sa dépense. Ces lingots sont standardisés même s’ils ne sont pas nécessairement certifiés : ils pèsent en tout cas le même poids et, s’ils ne portent pas de marque particulière, sont cependant ici garantis par la qualité de leur porteur, en ce cas, un évêque. Leur provenance donne au changeur des indications sur la quantité de fin qu’ils renferment, sans qu’il puisse évidemment, en l’absence de poinçon ou de marque, le vérifier aisément. Dans les procédures de troc sophisitiqués où l’on utilise non pas l’argent en lingot mais du fer en barre, comme ce que l’on observe dans les Pyrénées au XVe siècle722, l’identification de la mine d’où le fer a été extrait et celle de la mouline où il a été travaillé permet d’avoir tous les renseignements nécessaires sur la qualité du métal proposé à l’échange et donc sur sa valeur commerciale ainsi que sur son usage potentiel. Si le lingot d’argent n’est pas nécessairement utilisé comme moyen de paiement mais plutôt comme réserve, il n’en va pas de même pour la barre de fer, utilisée aussi bien dans les transactions commerciales que pour le versement des salaires. Dans le premier cas, celui de l’évêque voyageur, c’est essentiellement la qualité du porteur qui garantit celle de l’objet alors que, dans le second, les barres de fer, c’est l’information sur l’objet utilisé comme moyen d’échange, aisément vérifiable dans le contexte local au demeurant, qui assure les parties de la valeur. Le prélat utilisait des lingots d’un poids standardisé afin de ne pas avoir à s’encombrer de quantités excessives de numéraire pour solder les dépenses inhérentes à son voyage. Il arrive cependant que les pièces de monnaie, même en grand nombre, soient préférées à toute autre forme de paiement. Ce peut-être le 720. SPUFFORD 1988, p. 388. 721. SPUFFORD 1988, p. 209-210. 722. VERNA 2010.

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cas pour les impôts. Par exemple, à Valence, en 1286, une taxe royale de 3 300 £ est levée. Elle est entièrement acquittée en deniers d’argent. Une partie de l’explication de ce choix réside dans le fait que les autorités n’ont pas voulu alourdir le coût de prélèvement en transformant les pièces en lingots ou, ce qui revient au même, en achetant des lingots avec ces pièces. Mais, surtout, s’ils garantissaient, en utilisant exclusivement des pièces, la correspondance parfaite entre le nominal exigé et la somme versée, ils ne certifiaient en aucune manière sa valeur réelle, les deniers pouvant provenir de diverses frappes et la vérification de leur origine étant difficile à effectuer723. Cela représentait en effet un encombrement et une masse considérable : 31 sacs contenant chacun entre 24 000 et 26 000 pièces d’un denier, pour un total d’environ 800 000 pièces (normalement, 792 000), ce qui représentait un poids que l’on peut estimer à 775 kg. Ce n’est pas tant le poids qui fait ici problème que la difficulté qu’il y a à manier autant de sacs contenant des pièces d’un aussi faible pouvoir libératoire. Il existe cependant, depuis le début du XIIIe siècle, des multiples du denier. Le plus connu et le plus robuste est le gros, frappé pour la première fois à Venise, représentant 2 grammes d’argent pur et valant 24 deniers (2 sous). Si l’on en croit un chroniqueur du temps, Martin da Canal, la pièce aurait été frappée pour payer les salaires des maîtres de l’arsenal alors en train de construire la flotte qui devait porter l’armée croisée en Terre Sainte pour la quatrième croisade724. La question du lien entre accroissement de la masse monétaire et développement de l’activité salariée est ici une notation de première importance, qu’il faut cependant questionner. L’augmentation de la demande en travail implique en effet une augmentation de l’offre monétaire de la part de l’État qui doit mettre à la disposition du public les moyens de solder les paiements et les garantir, c’est-à-dire répondre à une demande de nature économique et à une exigence d’équité dans les échanges. Le cas de l’Arsenal de Venise offre une bonne illustration de cela. Les monnaies nouvellement frappées sont adaptées à l’achat de fournitures, au paiement de gros salaires ou au solde des contrats à prix faits passés avec des artisans. De fait, Martin da Canal parle du paiement des maîtres et ne fait pas allusion à leur salaire mais plutôt à leurs dépenses, ce qui inclut à la fois le paiement des fournitures dont ils se servent et les salaires versés aux ouvriers qui exécutent les tâches manuelles725. Les maîtres, pour ce faire, doivent recourir à des pièces à plus faible pouvoir libératoire que le gros nouvellement frappé par la monnaie de Venise. Ce dont les ouvriers ont besoin immédiatement, en effet, dans la mesure où ils ne sont pas logés ni nourris en permanence, c’est de moyens de paiements adaptés à leur consommation quotidienne, c’est-à-dire des piécettes nécessaires à l’achat d’aliments et de vêtements ainsi qu’au paiement de leurs loyers. Les autorités publiques sont également garantes de l’équité des transactions. Le non-paiement des salaires, leur versement différé ou leur acquittement à l’aide 723. FURIO, GARSIA MARSILLA 2014. 724. Martin da Canal, chap. XXXVII, p. 46-47. 725. Ibid. et fist erraument faire mehailles d’argent per doner as maistres la sodee et que ils deservoient, que les petites que ils avoient ne lor venoient enci a eise.

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de marchandises sont, dans le cadre des économies urbaines, aisément assimilée à de l’usure. C’est du moins ainsi que, en 1377, l’Art de la laine considère les choses lorsqu’il prohibe le paiement même partiel des salaires en nature, en l’occurrence à l’aide de draps726. En ce qui concerne les gros paiements, l’Occident se trouve mieux pourvu à partir du XIIIe siècle. La frappe de l’or a repris, avec lenteur, à partir de 1250 : c’est toujours l’argent qui domine, et largement, dans les échanges commerciaux, qu’il soit utilisé sous la forme de lingots ou sous celle de monnaies. Il sert aux paiements intra-européens et internationaux en direction du Proche-Orient. Entre IXe et XIIe siècle, les découvertes minières sont rares, sinon tout à fait inexistantes, les mines de Melle et celles du Harz ont pu dans une certaine mesure satisfaire aux besoins d’une augmentation limitée de la circulation. L’Occident cependant, aux Xe-XIe siècle, semble vivre sur son stock de métal précieux, accru du bénéfice d’une balance commerciale qui a pu être excédentaire du fait de l’exportation des matières premières et du trafic des esclaves727. Il est évident que les monnaies de substitution et des formes élaborées de troc devaient se développer. Ainsi, entre Xe et XIIe siècle728, des volumes de grain ou des animaux ont pu être utilisés en Espagne pour solder les échanges commerciaux. De façon arbitraire mais consensuelle, des valeurs monétaires étaient alors affectées à des animaux comme le bœuf ou à des quantités de froment. Les choses changent à partir du milieu du XIIe siècle lorsque de nouvelles mines sont ouvertes en Saxe, à Meissen, en Autriche près de Salzbourg, à Freiberg, à Friesach, et en Italie près de Volterra. Des années 1160 jusqu’au milieu du XIVe siècle, de nouvelles sources d’approvisionnement apparaissent régulièrement, provoquant un afflux permanent, constant et régulier de métal précieux729. Cette abondance nouvelle est accompagnée de changements qualitatifs très profonds, la disponibilité du métal précieux permettant une diversification des frappes et la création de monnaies dotées d’un pouvoir libératoire plus grand circulant à côté de monnaies de moindre valeur, sans qu’aussitôt la loi de Gresham ne s’applique, les espèces n’ayant pas la même valeur nominale. D’autre part, l’ouverture des routes du Sahara permet également d’avoir un accès limité à l’or du Soudan. Le métal précieux est rapidement mis en circulation sous la forme de lingots, comme on l’a vu, mais aussi sous la forme de pièces nouvelles à plus forte valeur libératoire frappées dans les zones économiquement les plus actives, comme les gros. L’afflux de monnaie est lié, d’une manière ou d’une autre, à l’inflation des prix qui s’observe dès la fin du XIIe siècle et qui a été lourde de conséquences. Nick Mayhew730 nous rappelle que cette période a été une période de forte hausse des prix, de fort développement de l’activité des ateliers monétaires à travers toute l’Europe et que cela s’est fait sans altération des monnaies : les prix, la produc726. 727. 728. 729. 730.

RODOLICO 1889, p. 88-91. MCCORMICK 2002 ; MANZANO 2013. GAUTIER-DALCHÉ 1969 ; DAVIES 2002 et 2007. SPUFFORD 1988, p. 109-131. MAYHEW 2013 et 2013a.

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tion monétaire et l’activité commerciale progressent alors de pair, ce qui a des conséquences sur l’ensemble du dispositif économique européen.

IV. LES PRIX, LES REDEVANCES, LES MARCHANDISES La hausse des prix et l’émergence concomitante des marchés urbains entraînent aussi la modification du système de prélèvement seigneurial hérité des temps carolingiens, qui est alors ébranlé par la nécessité d’adapter les modalités d’extraction de la rente(731). Il ne suffit plus de prélever du travail, des champarts et un peu d’argent pour assurer les revenus d’une grande institution ou d’une famille aristocratique. Il faut aussi s’adapter aux données nouvelles que le surgissement des marchés urbains fait naître. Le mouvement des prix a été perçu, ce qui a entraîné des réactions hétérogènes voire contradictoires en fonction de la volonté qu’avaient ou non les seigneurs de s’engager sur les marchés. Souvent, les redevances en argent ont été converties, les seigneurs préférant disposer de redevances fixes, soit en argent soit en nature. Les corvées ont été massivement abonnées, ce qui revenait simplement à les convertir en argent, quant aux champarts, ils sont parfois remplacés par des redevances en argent. Ces deux dispositions contraignent les paysans à commercialiser leurs productions et à les orienter en fonction des informations recueillies sur les marchés. Leur perception des consommations alimentaires urbaines (type de céréales et nature des viandes demandées) ainsi que les informations recueillies sur les besoins de l’artisanat en matières premières pouvaient modifier la nature de leurs productions sans que le seigneur impose dans ce cas sa médiation ou sa contrainte. Dans un premier temps, cette conversion de redevances entraîne nécessairement une baisse du niveau de vie du producteur, parce qu’elle correspond à peu près systématiquement à un alourdissement des charges pesant sur les tenures. Lorsque cependant elle le contraint à projeter son activité sur le marché, elle finit par lui profiter parce que l’occasion lui est dès lors fournie de recueillir des informations nouvelles. La redevance fixe en argent permet ainsi à terme aux producteurs paysans de profiter de l’érosion monétaire, qui n’est pas visible immédiatement, et surtout de la hausse des prix qui l’accompagne. Dans le cas où la redevance est fixe mais en nature, les choses sont différentes. Le producteur est alors éloigné du marché et c’est le seigneur, et lui seul, qui tire profit du développement de la consommation urbaine et des variations des prix, à la hausse comme à la baisse. Les risques de production sont reportés sur les paysans, tandis que le seigneur, disposant de quantités certaines et connues par avance de marchandises, peut tirer le meilleur parti possible de la consommation urbaine en spéculant pour vendre les grains quand il le désire. Il n’a que le souci de la commercialisation. Bref, fin XIIe début XIIIe siècle, l’accélération de la vitesse de circulation des monnaies et l’accroissement du stock de métal précieux vont 731. HILTON 1992, p. 32-33 ; BOURIN 2009 ; FELLER 2009.

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de pair avec un réaménagement profond des structures du prélèvement seigneurial. Les moyens de paiement imposés aux paysans pour solder leurs redevances évoluant alors en fonction de la perception par les seigneurs de l’évolution de la vie économique. La circulation des marchandises et leur valorisation passent par des circuits complexes qui dépendent du contexte social ou politique dans lesquels elles prennent place. Il faut cependant tenir compte de ce qu’un objet peut avoir successivement ou concomitamment plusieurs positions dans les échanges et être désiré tantôt pour sa valeur d’échange et tantôt pour sa valeur d’usage. Les objets, quels qu’ils soient, peuvent ainsi être tour à tour moyens de paiement ou objets d’une transaction marchande. Cela se produit dans un contexte de diversification des activités et dans un climat de relative abondance monétaire qui change la structure des revenus, ouvrant la voie à une transformation de la consommation, celle des groupes dominants, bien sûr, mais pas uniquement elle, l’usage des objets comme moyens de paiement ou comme réserve de valeur continuant d’être normal : ils assument ou peuvent assumer une fonction monétaire comme dans le cas où ils servent de substitut au salaire, ainsi qu’on l’a vu plus haut.

V. LES OBJETS, LES PAUVRES, LE SALAIRE Les objets de luxe se multiplient au bas Moyen Âge et, avec eux, l’ostentation des richesses : les lois somptuaires édictées aux XIVe et XVe siècles en sont le signe le plus clair732. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, en effet, un certain mieux vivre se fit jour, paradoxal dans une société si profondément atteinte par des difficultés de tous ordres et souvent dramatique, mais réel. L’accès à des produits, surtout les vêtements, jusque-là réservé aux élites sociales se diffusa. Les riches, d’autre part, investirent de plus en plus dans la possession d’objets détenus clairement pour être montrés et signifier la fortune. Les autorités politiques et religieuses réagirent violemment en prohibant l’ostentation d’un luxe excessif, notamment en ce qui concerne le vêtement et la parure des femmes pour des raisons morales et économiques. L’étalage du luxe est une indécence dans une société si profondément touchée par la misère et, également, il détourne l’argent des investissements productifs pour l’immobiliser dans des objets improductifs, stériles et donc inutiles : le luxe est une manière de thésauriser, d’immobiliser une richesse qui, pour être profitable à la société chrétienne, doit circuler. Toutes les villes italiennes, mais aussi les grands États comme le royaume de France se munirent de législations plus ou moins sévères et, au vrai, mal appliquées parce qu’inapplicables. Mais la prolifération des objets touche en réalité toutes les classes de la société et de nombreux objets sont présents dans les foyers les plus modestes. Ils marquent l’élévation du niveau de vie moyen mais conservent en permanence 732. MUZZARELLI 2003.

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une fonction monétaire. L’épargne sous une forme monétaire est en effet rare. Ce sont les objets qui servent à conserver la valeur. Ils sont convertis en liquide ou échangés contre d’autres objets ou contre des services lorsque le besoin s’en fait sentir : les nouvelles de Boccace abondent de situations parfois cocasses où les objets servent tour à tour de gage ou de moyen de paiement733. Le développement du marché de l’occasion, en particulier en ce qui concerne les vêtements, s’ensuit. Toutes les grandes villes ont un marché de ce genre et le mieux connu est celui de Valence où se retrouvent toute sorte de vêtements, depuis les plus luxueux jusqu’aux haillons les plus sordides734. Comme à l’époque moderne, en effet, les gages des domestiques peuvent être non pas versés en numéraire mais prendre la forme d’un don de vêtement usagé ou démodé et dont le destin est de se retrouver sur le marché. Les pauvres, pour leur part, vendent ce qu’ils ont, soit que les pièces de vêtements concernées soient passées dans la catégorie du superflu à la suite d’une mauvaise fortune, soit qu’ils tirent parti de tout ce qu’ils peuvent détenir pour surmonter une mauvaise passe. Les mêmes achètent d’ailleurs l’essentiel de leurs habits sur ce marché. Les objets servent aussi naturellement de gage pour des emprunts. Pétrarque s’est ainsi disputé avec son vieux maître d’école à propos d’un livre (il est vrai exceptionnellement précieux puisque, selon ses dire, il contenait le manuscrit du De Gloria de Cicéron) qu’il lui avait prêté afin qu’il le mette en gage, le prêt d’argent direct n’étant pas de mise entre deux amis et engager un objet prêté ou confié par un tiers ne posant pas de problème particulier735. La saisie des objets d’une maison en cas de faillite ou plus fréquemment de non remboursement montre également que les possessions meubles sont toujours susceptibles d’être transformées en liquidités736. Autrement dit, le climat dont l’abondance monétaire est le signe transforme aussi les conditions d’existence des classes populaires, qu’elles soient urbaines ou rurales, en leur donnant accès à des objets qui ont, en plus de leur valeur d’usage, une capacité de réserve et d’épargne, c’est-à-dire de conservation de la valeur. Lors des périodes de difficultés monétaires, et notamment lors des grandes pénuries de billon de la fin du Moyen Âge, cette fonction monétaire des objets de propriété apparaît comme indispensable à la survie. On a déjà fait allusion à la question du salaire. La rémunération du travail tend, en ville comme à la campagne, à prendre une place croissante dans la vie économique. La question s’est posée dès le haut Moyen Âge et l’on trouve dans les statuts d’Adalhard de Corbie, par exemple, la mention de salaires737. Le travail est déjà considéré alors comme une quantité correspondant à une valeur mesurable, quelque difficulté que l’on éprouve à le faire et surtout à le verbaliser. Le jeu entre numéraire et objets ou nourriture, dont on a vu plus haut un exemple pour le 733. FELLER 2018a. 734. GARCIA MARSILLA 2013. 735. Sur le prêt du livre par Pétrarque : GIOANNI 2015, p. 325-327. Voir aussi, encore sur un prêt de livre non rendu parce qu’engagé : SIBON 2013. 736. SMAIL 2013. 737. Statuts d’Adalhard, p. 355-422.

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siècle, est constant dans les paiements liés au travail mais le travail lui-même est considéré comme un moyen de paiement jusqu’à la fin du Moyen Âge. Les procédures d’entraide existant au village passent par une évaluation de ce que les uns font pour les autres et par des engagements réciproques de prêts d’outillage ou de prestations de main d’œuvre738. Les exemples que l’on en a sont encore peu nombreux mais très probants. D’autre part, la question de la rémunération n’est jamais très claire ni très simple. Les compagnons sont normalement payés en numéraire, mais pas exclusivement. Il y a fréquemment, sinon toujours, une part non monétarisée du paiement dans le travail. Il peut s’agir de repas mais aussi de versements en nature proportionnels à la récolte ou au travail effectué et, fréquemment aussi, de vêtements. Ainsi, dans l’enquête menée en 1338 par les Hospitaliers sur leurs domaines provençaux, la rémunération des travailleurs comporte la nourriture consommée et évaluée, une part appelée salarium et consistant, en général, en une quantité plus ou moins grande de blé, affectée selon le rang, les responsabilités ou la technicité du personnage engagé et une somme d’argent versée pour les vêtements. On a là toute la gamme des moyens de paiement auxquels il est fait recours pour rémunérer le travail. Le salaire, enfin, toujours individualisé au Moyen Âge, est versé aussi en fonction de la réputation, de l’habileté, de l’âge, du genre, de la robustesse du travailleur considéré. Cela entraîne des différences parfois notables sur les chantiers de construction du bas Moyen Âge739 dont la justification est précisément l’inégale appréciation des individus par le maître. Le rang est, d’autre part, marqué autant par le niveau du salaire que par la façon dont celui-ci est versé et par le choix de l’espèce affectée au paiement. Sur les grands chantiers, le maître d’œuvre est payé en or une fois par an : le salaire de l’architecte en chef est ainsi assimilé à une rente véritable. Il peut arriver qu’il reçoive, pour la durée du chantier, en plus de sa rémunération, une prébende de chanoine, ce qui est évidemment honorifique autant que rémunérateur740. Les ouvriers, comme on l’a dit plus haut, sont payés en billon, toute autre forme de paiement étant dans leur cas dépourvue de signification. Le bimétallisme or-argent permet d’accroître les possibilités de jouer sur plusieurs tableaux simultanément tout en rendant possible de nombreuses manipulations sur les paiements. Un exemple remarquable est proposé par le studium de la ville de Pérouse741 où la commune prend en charge le versement des salaires des maîtres et le verse en argent mais sur une base calculée en or : le taux de change appliqué dans ce cas aux professeurs de l’Université est beaucoup plus favorable que celui appliqué aux fournisseurs de la commune, qui marque ainsi son estime pour eux en leur affectant une rémunération qui, d’un point de vue comptable, semble basse mais qui est, dans la réalité, relevée par le taux de change affecté au poste des rémunérations des professeurs. IXe

738. 739. 740. 741.

DUBY 1961 ; BEAUCAGE 1982. PINTO 2013. VICTOR 2013. ZUCCHINI 2008.

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Enfin, dans les systèmes complexes, doubles ou triples, qui se mettent en place à partir du XIIe siècle, de nouvelles monnaies de compte peuvent apparaître et servir de pivot pour les opérations de change parfois sophistiquées qu’il faut effectuer pour arriver à s’accorder sur les montants à verser, ce qui permet à la fois de spéculer sur la monnaie en jouant sur les valeurs de change et de marquer les hiérarchies au sein du personnel communal. Ainsi, à Pérouse, toutes les rémunérations sont calculées en un florenus da camera dont la particularité, outre qu’il s’agit d’une pure fiction comptable, est de n’avoir pas la même valeur selon que la commune paie un objet ou reçoit elle-même un paiement. Cela lui permet, en jouant sur les différences de cours, d’économiser sur les dépenses et de se servir de ses paiements pour des buts non directement financiers. * Les divers moyens de paiement utilisés durant le Moyen Âge montrent une constante : la capacité à connaître la valeur des choses et une remarquable ingéniosité pour trouver les moyens qui rendent possibles les échanges, dans le cadre d’une économie qui, en permanence, calcule, suppute et évalue. Solder les échanges de manière équilibrée, donner une valeur au travail en lui affectant une rémunération, estimer les rangs et déterminer les hiérarchies sont autant de fonctions exercées par les différents moyens de paiement mobilisés par les agents de la vie économique. Les choix sont cependant contraints : l’abondance ou la rareté de la monnaie limite les possibilités que la syntaxe complexe de l’échange autorise en théorie. D’autre part, le développement de l’économie commerciale, les progrès de la production artisanale, l’amélioration de l’organisation du prélèvement seigneurial ont rendu possible une réelle sophistication dans l’élaboration des paiements. Ceux-ci restent cependant plurivoques en ceci que le paiement n’est jamais (ou rarement) opéré pour solde de tout compte. Les acteurs s’en servent non pour se libérer l’un de l’autre mais au contraire pour renforcer et établir dans la durée les liens qui les unissent. L’attitude à l’égard du travail et de sa rémunération, dans toute sa complexité, est à cet égard caractéristique. Loin d’être pensé comme une marchandise que l’on acquiert et qui ne laisse pas de dette, il offre au contraire tous les signes d’une relation qui est voulue comme permanente et dont tous les avantages en nature (repas, pourboires, gratifications, vêtements) marquent l’établissement dans la durée. D’une manière différente, le paiement signifie l’existence d’une hiérarchie entre les hommes, par le choix des espèces (or, argent, billon) utilisées ou par celui des objets mobilisés dans le paiement. La commodité joue un rôle : emporter des lingots en voyage est plus pratique évidemment que se pourvoir en une multitude de monnaies de frappe différente et à faible pouvoir libératoire. Cette question, enfin, nous renvoie à la polysémie de l’échange médiéval, qui est multiforme, tantôt marchand, tantôt non marchand, tantôt un peu des deux en fonction des contextes et des finalités poursuivies par chacune des parties en cause qui sont rarement exclusives et qui, en fonction des scènes économiques où elles sont utilisées, revêtent des sens différents.

Chapitre 11

CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT : RYTHMES ET MESURE (IXe-XIIIe SIÈCLE)

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urant une période d’une durée exceptionnelle, l’Occident a connu une phase de croissance dont l’intensité et la nature ont permis une transformation radicale des cadres de vie, des paysages et le développement de formes sociales sur lesquelles nous vivons encore en partie aujourd’hui. Entre la dislocation de l’empire carolingien et les grandes famines du début du XIVe siècle, les lignes d’évolution semblent uniformément positives. Le développement économique et démographique du Moyen Âge semble en effet être une évidence que l’on constate aisément en examinant ses résultats : des villes sont apparues, d’autres se sont développées, les paysages ruraux se sont structurés autour de villages, qu’il s’agisse d’établissements anciens ou de fondations, l’espace agraire s’est structuré grâce à la densification du réseau viaire, à l’accroissement des surfaces cultivées et au recul général de l’inculte. Nous laisserons de côté la question du premier moteur de la croissance que les études en cours sur le climat sont en train de profondément modifier pour nous intéresser aux questions de continuité et de discontinuité et, plus généralement à la chronologie de la question et au phasage de la période afin de mettre en avant les spécificités de la vie économique742. Cela contraint, d’entrée de jeu, à rappeler la complexité d’un problème qui lie entre eux un nombre important de facteurs dont la mise en œuvre a permis l’augmentation de la production agraire ou artisanale, l’accroissement considérable de la population et la consolidation du réseau des habitats. Les analyses sont contraintes par les données disponibles qui empêchent de mesurer exactement les processus à l’œuvre. En matière démographique, par exemple, il est exclu de reconstituer des taux de natalité, de mortalité ou de fécondité. On est obligé de se rabattre sur des analyses qualitatives en interrogeant les catégories employées par les médiévaux, ainsi que leurs techniques d’enregistrement et d’inscription des faits. On peut alors expliquer pourquoi, sur les domaines carolingiens, le taux de masculinité est de 130, alors que, en démographie naturelle, on attendrait 105743. Des indices comme, dans le polyptyque d’Irminon, des manses en constitution ou, en Sabine, des signes de déplacement forcés de travailleurs à l’intérieur d’un même grand domaine disent que des défrichements ont lieu et que les seigneurs réorganisent le peuplement en fonction d’un accroissement démographique qu’ils ont constaté et dont ils ont peut-être pris la mesure744. Des éléments sont parfois calculables, comme la richesse de l’Angleterre dans les années 1080 à travers les

742. DEVROEY 2019 ; CAMPBELL 2016. 743. DEVROEY 1981. 744. DEVROEY 1976 ; FELLER 1994.

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données du Domesday Book745. Des économètres se sont efforcés de reconstituer le Produit Intérieur Brut des nations européennes sur de très longues périodes et de mettre ces chiffres reconstitués en rapport avec la périodisation habituellement retenue746. Les résultats en sont souvent contestables, ne serait-ce que parce que les données chiffrées utilisées sont rarement critiquées et que, par conséquent, il est impossible, faute de renseignements sur les méthodes de collecte, de savoir ce qui est mesuré exactement747. D’autres éléments sont définitivement inaccessibles, comme les quantités produites et leurs variations, qu’elles soient locales, régionales ou à l’échelon du continent. Pour le haut Moyen Âge, il est même difficile de s’accorder sur les rendements jugés tantôt dérisoires (3 grains récoltés pour un semé), tantôt considérés comme souvent satisfaisants mais de toute façon soumis à des variations annuelles que l’on peine à saisir748. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que, grâce à des documents comptables dont la mise en série est possible et fait sens, que l’on peut mesurer certains éléments constitutifs de la conjoncture économique749. Il est de même très difficile d’évaluer les superficies couvertes de forêt et, par conséquent, de mesurer l’ampleur des défrichements. Encore faut-il s’entendre d’ailleurs sur ce qu’est une forêt et sur ce qu’est le couvert végétal au moment où il est attaqué750 : l’espace est anthropisé depuis le néolithique et est de fait tout entier un espace agraire, exploité d’une manière ou de l’autre, sinon mis en valeur. L’histoire du développement médiéval est celle du passage d’un espace agraire exploité de façon extensive par la chasse, la cueillette et la recherche du « produit sauvage » à un espace transformé par le travail de l’homme et voué à la production de denrées agricoles, céréales, légumineuses et bétail. Elle est en partie celle du recul de l’inculte productif. Ce processus est souvent pensé comme continu, sans brisures ni ruptures, les crises se ramenant à des épisodes de disette présentés comme des « crises de croissance » sans conséquence sur l’allure générale d’une tendance durablement installée751. Il n’y aurait donc que le rythme majestueux et tranquille d’une progression continue du nombre des hommes, des quantités produites et consommées, malgré quelques incidents de parcours : on a longtemps admis et professé que, passé les premières décennies du XIe siècle, les grandes famines avaient disparu de l’espace occidental. Si l’on affirmait encore que la faim demeurait une menace permanente, c’était davantage une concession rhétorique qu’une véritable réflexion menée sur les rapports entre croissance, pauvreté et périodes de disettes752. Tous les espaces européens auraient bénéficié, d’autre part, d’un accroissement général de 745. 746. 747. 748. 749. 750. 751. 752.

SAWYER 1965 ; MAYHEW 2015. CAMPBELL 2014. Les réticences de M. Bloch sont toujours valides : BLOCH 1939. GRAND et DELATOUCHE 1950. Sur les RENDEMENTS, DUBY 1962. Sur la difficulté à saisir les rendements, DEVROEY 2019. Voir par exemple TITOW 1972. HIGOUNET 1966 ; WICKHAM 1990. TOUBERT 1990 ; BONNASSIE 1990. Pour une présentation claire des « faits économiques » et leur mise en contexte : PALERMO 1997 ; CORTONESI PALERMO 2009. BOURIN, MENANT 2011.

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la richesse, d’une augmentation de la production des denrées agricoles et des biens artisanaux ainsi que des progrès réalisés par la culture matérielle. Bref, la période qui va du IXe au XIIIe siècle verrait le passage d’un monde ensauvagé et appauvri, celui laissé par la chute de Rome, à un monde plein, enrichi et stabilisé autour de ses villages, de ses châteaux, de ses églises et de ses villes. Est-ce si simple ? Le développement de l’Europe n’a certainement pas été homogène. Quant à la continuité du processus, elle est encore tout à démontrer. Les rythmes qu’il a connus peuvent être décalés d’une région à une autre, les modalités et le tempo de l’urbanisation ou ceux liés à la définition des territoires ruraux différer eux aussi d’une zone à une autre : c’est la raison pour laquelle les historiens français ont privilégié en matière économique l’analyse régionale à toute autre forme d’approche, avec l’effet un peu exaspérant et déjà souligné de répétition sans synthèse, il est vrai, mais aussi avec des arrière-plans épistémologiques tout à fait recevables dans leur façon de penser l’expansion, ses modalités, ses rythmes, ses effets sur la société et les espaces753. Le cadre régional est finalement le mieux adapté à de telles analyses parce que, à partir du Xe siècle, la vie économique se déploie à cette échelle. Cela contraint cependant à raisonner sur des exemples multiples, chacun étant présenté comme singulier et différant des autres par de multiples critères. Les analyses faites de la société et de ses assises matérielles entre les années 1940 et 1980 ont cependant débouché sur un accord général concernant les transformations structurales du monde médiéval, pensées comme indissociables du développement économique, c’est-à-dire d’une croissance du produit et de l’appareil productif que la société construit754. C’est l’interaction de deux ordres de faits, transformations sociales et transformations économiques, qui a structuré la réflexion et permis l’organisation d’une périodisation particulière qui a été efficace et généralement admise jusqu’aux années 1990. Elle est ensuite devenue gênante, du fait de la difficulté croissante à raisonner en termes de ‘mutation’ ou de ‘révolution’, du fait aussi de la révision générale des chronologies qui a amené à dissocier les rythmes de l’histoire politique et sociale des rythmes de l’histoire économique. La rupture du consensus ne s’est pas faite toutefois autour de la question économique, la croissance étant considérée comme allant de soi ou comme étant un phénomène détaché des évolutions sociales. Un autre facteur est venu interférer avec ceux-ci, la prise en compte de l’environnement, c’est-à-dire de la relation que, à travers ces transformations, les hommes ont construite avec la nature.

I. POSITION HISTORIOGRAPHIQUE DU PROBLÈME Les années 1930-1980 ont introduit une périodisation « standard » de la vie économique médiévale que nous avons rappelée plus haut et qui a été fortement 753. BISSON 2000. 754. C’est le sens des travaux qui, de Robert Fossier à Guy Bois en passant par P. Toubert, P. Bonnassie et leurs élèves, ont centré leur réflexion sur le changement social et que T. Bisson met en liste : BISSON 2000.

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liée à l’évolution sociale, la croissance déterminant des transformations profondes de l’organisation sociale. Le long moment historique de la croissance, qu’il commence au VIIIe ou au e XI siècle est caractérisé par l’augmentation du nombre des hommes, la prise en mains du territoire, l’urbanisation, le développement de productions artisanales et la consolidation des instruments de contrôle de la vie sociale et la seigneurie en est l’instrument institutionnel central. Il l’est aussi par la volonté nouvelle de dominer et de modifier le cadre naturel de l’existence, que ce soit par les travaux de bonification, par les défrichements ou par les grands travaux de détournement de fleuves. Un rapport neuf à l’environnement s’est ainsi institué, dans un monde où la nature sauvage, non anthropisée, n’existe plus depuis le néolithique755. Il a été, au début des années 1980, subsumé dans un seul concept, celui d’encellulement inventé par Robert Fossier. Il entendait montrer par là que, à partir du XIIe siècle, c’est-à-dire à partir du moment où le développement général de l’Occident avait produit ses pleins effets, les hommes étaient de plus en plus et de mieux en mieux encadrés à l’intérieur de ces cellules élémentaires que sont la seigneurie, la paroisse, la famille et les diverses formes de solidarité institutionnalisées ou pas existant entre membres de mêmes communautés complètent cet ensemble. L’encellulement apparaît comme une conséquence presque inéluctable et en tout cas logique de la croissance. Le concept permet de regrouper en un ensemble organique des éléments jusque-là épars et de donner à l’analyse sociale une cohérence qu’elle n’avait jamais atteinte du fait de sa fragmentation en études régionales. Il s’agissait effectivement d’une tentative de description et de qualification globale des transformations économiques, politiques et sociales756. Il est à relier à un autre des concepts clés de ces années, celui d’incastellamento dont il est en partie dérivé757. En admettre la validité et la pertinence suppose cependant que l’on accepte une périodisation comprenant des coupures fortes et en particulier l’existence qu’une rupture brutale et rapide au XIe siècle, touchant l’ensemble de la société, à la faveur de laquelle celle-ci s’est intégralement réorganisée et structurée. Ce siècle apparaissait alors comme étant le moment des transformations sociales les plus radicales et comme le début de la longue période de croissance de l’Occident. Robert Fossier, intitulant le paragraphe inaugural du chapitre de son livre consacré à l’encellulement « La révolution du XIe siècle », consacrait un modèle qui s’était construit lentement depuis la thèse de Georges Duby, en 1953, à travers des étapes nombreuses, marquées en France par les publications de thèses d’État, et couronnées par la publication en 1980 d’un manuel d’enseignement supérieur qui rigidifiait les termes du débat tout en étant à l’origine d’une furieuse polémique déclenchée quelque 10 ans plus tard758. 755. 756. 757. 758.

Pour une première approche à l’histoire environnementale du Moyen Âge : HOFFMANN 2014. FOSSIER 1982, p. 288 sv. Bibliographie inépuisable à ce sujet. Outre le classique et fondateur TOUBERT 1973, voir WICKHAM 1998. POLY, BOURNAZEL 1980 ; BARTHÉLEMY 1992. Barthélemy réagissait à un ouvrage de Guy Bois : BOIS 1989 et, à cette occasion, attaquait les fondements de ce qu’il appela par la suite, de façon péjorante, le « mutationnisme ».

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La remise en cause de cette position est venue de deux côtés à la fois. D’une part, à partir des années 1980, comme on l’a dit au chapitre précédent, la période carolingienne a été réintroduite dans le débat sur la croissance. Le mode de production de l’époque carolingienne a fait l’objet d’une réévaluation globale. Celle-ci entraînait de choisir une nouvelle périodisation et de déplacer les bornes chronologiques vers l’amont, en minorant dès lors la place des Xe-XIe siècles. D’autre part, dans les années 1990, la critique impitoyable des instruments qui avaient aidé à la penser et contribué à la mettre en œuvre a été menée de façon très virulente. Nous laisserons de côté ce second aspect : la critique du concept de mutation féodale, tel qu’elle a été menée par Dominique Barthélemy, qui porte sur la place accordée au XIe siècle dans la chronologie et la réalité des transformations sociales qui se seraient alors déroulées, laisse totalement de côté ce qui est au cœur de mon propos, à savoir la croissance économique et ses incidences sur la vie de la société759. On a déjà fait allusion aux débats que les questions de la croissance économique du haut Moyen Âge ont fait naître. Une rupture historiographique, qui était en germe depuis les années 1960, s’est opérée à la fin des années 1980760. Il faut maintenant développer un peu le propos. C’est A. Verhulst qui, posant le premier la question de la genèse mérovingienne du grand domaine, a permis dès lors de formuler l’idée selon laquelle les aristocrates de l’époque carolingienne étaient eux aussi des acteurs rationnels et que, par conséquent, il fallait prendre au sérieux les institutions économiques qu’ils avaient fondées ou dont ils avaient favorisé le développement, ce qui signifiait les analyser dans leur logique et dans leurs résultats761. C’est le sens du travail de J.-P. Devroey qui, dès les années 1970, prenant le contre-pied des tendances alors dominantes dans l’historiographie française, concentrait tout son travail sur l’analyse des polyptyques762. La grande œuvre, beaucoup plus tardive (2005) de Chris Wickham, Framing the Early Middle Ages, consolide un double mouvement qui réintroduit, avec l’idée d’une conduite rationnelle des aristocraties, celle des conditions de possibilité de la croissance économique, la demande des élites étant son véritable moteur763. L’intérêt continu que l’aristocratie mérovingienne puis carolingienne a apporté à ses patrimoines et à leur mise en valeur, ainsi que sa constance dans la mise au travail des paysans, a eu des effets. Des surplus ont été produits et une économie d’échange a pu se 759. Voir, en particulier (mais pas seulement) sur la question de l’encellulement) et la critique qui est faite du concept : BARTHÉLEMY 2005, qui élude toute argumentation d’histoire économique. Dans les processus de transformation sociale qu’il analyse tout est rapporté au renforcement du pouvoir des princes, la croissance constituant un arrière-plan simplement évoqué comme une vérité d’évidence. La question des liens entre croissance et construction de la domination seigneuriale sont eux aussi éludés. On renverra aussi à l’article programme de BARTHÉLEMY 1992 ; BARTHÉLEMY 1997. 760. BONNASSIE 1990 ; TOUBERT 1990 ; VERHULST 1990. 761. VERHULST 1960. 762. Les travaux de J.-P. Devroey trouvent leur meilleure expression synthétique dans DEVROEY 2006. DEVROEY 2019 précise les conséquences et les modalités de l’action politique à l’intérieur du cadre environnemental du haut Moyen Âge. 763. WICKHAM 2005, p. 288-293.

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développer dès le VIIIe siècle, ce dont témoignent les polyptyques qui font une part importante aux transports et aux défrichements. Les échanges qui en sont nés, souligne C. Wickham, sont suffisamment importants pour nourrir une économie qui contribue à l’enrichissement de ses animateurs et entretient, voire stimule leur intérêt pour la vie économique764. En conséquence, à partir du début des années 1990, on cesse de faire du XIe siècle le point de départ du grand mouvement de croissance de l’économie pour le décaler vers le VIIIe siècle. Un essor démographique, limité mais réel, est observé dans le cadre du domaine où les tenures en cours de séparation de la réserve ou encore les déplacements contraints de population sont repérables765. D’autres signes de développement et de diversification de la vie économique sont apparus dès le VIIe siècle dans le Nord de l’Europe, où l’émergence des emporia ou wiks766 est à relier à l’existence d’une production agricole et artisanale suffisamment massive pour faire l’objet d’un trafic maritime. Les wiks sont des ports de mer totalement voués au commerce et dont la seule fonction économique est par conséquent l’échange marchand. La fonction artisanale qui s’y exerce est secondaire et ne concerne que les besoins quotidiens des habitants de ces villes incomplètes. Leur arrière-pays, leur hinterland, est par conséquent primordial, à la fois parce qu’il constitue une aire d’approvisionnement et parce que là se trouvent les débouchés pour les marchandises importées, souvent de faible valeur : les emporia ne fondent pas leur prospérité sur un commerce d’objets de luxe, mais au contraire sur un échange marchand portant sur des quantités importantes de produits de valeur médiocre. Ni les souverains, ni leurs représentants, ni des seigneurs ne s’y installent. En revanche, ils les contrôlent et les emporia sont des lieux stratégiques importants pour les souverains767. Des ateliers monétaires leur sont associés, comme à Quentovic, sur la Canche, l’actuel Montreuil-sur-Mer, parce que cette économie marchande est nécessairement une économie monétaire reposant sur la capacité des acteurs à mesurer la valeur des choses dont ils font commerce. Leur dispersion sur la côte de la mer du Nord et de la Manche montre qu’il a existé là, à la fin du haut Moyen Âge, un vaste réseau d’échanges unissant les pays riverains entre eux et leurs côtes au vaste hinterland que constituent les vallées fluviales et les plaines où s’étirent les possessions des grandes abbayes et des hauts aristocrates. On ne peut exclure que les surplus de leurs domaines aient trouvé là un débouché et que des trafics complexes aient rendu les différents territoires baignés par la Manche et la mer du Nord complémentaires et dépendants les uns des autres. Au IXe siècle, le monastère de Saint-Germain-des-Prés possédait une villa appelée par le polyptyque d’Irminon villa supra mare vraisemblablement située sur l’estuaire 764. WICKHAM 2005, p. 293 sv. ; DEVROEY 1979, 1984. 765. DEVROEY 1976. Sur un exemple de déplacement de population : FELLER 1994. Synthèse dans DEVROEY 2003. 766. MALBOS 2017 ; LOVELUCK 2013. Position de la problématique des wiks dans le contexte plus général de la croissance urbaine : VERHULST 1989. 767. MALBOS 2017, p. 19-20, p. 240-245.

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de la Seine. Elle pourrait avoir constitué l’un des débouchés des surplus de vin produits par le patrimoine et avoir été le point de contact des trafics internes au système domanial décrit par le polyptyque au monde de l’Europe du Nord768. Il y a, en d’autres termes, un système économique de production et d’échanges fondé sans doute sur des produits pondéreux, grain, vin, bois et sur des objets à faible valeur ajoutée, comme les céramiques, le verre ou, parfois même, les pierres de meule769. Nourrissant un échange interrégional, il structure un réseau organisé autour de la mer du Nord et de la Baltique et irriguant les régions les plus densément peuplées de l’Angleterre, de la France du Nord et de la Germanie. Ce réseau infiniment complexe, mais dont la mesure est désormais bien prise, comporte encore de nombreuses inconnues sur le fonctionnement concret des flux. Mal protégé par une aristocratie qui n’en tirait de profits qu’indirects, ce réseau fut durement atteint par les troubles des invasions vikings mais montra une très remarquable résilience, signe à la fois de sa vitalité et de sa nécessité : si Quentovic et Dorestad furent abandonnés, en revanche, Londres fut refondée à quelques centaines de mètres de l’ancien emporium. Quant aux trafics et aux flux, ils se reconstituèrent vite, en utilisant d’autres lieux. L’histoire du trafic de l’étain entre l’Angleterre et le continent entre IXe et XIe siècles illustre cette vigueur et cette solidité, son commerce et ses produits fiscaux assurant la prospérité personnelle des souverains anglo-saxons, au premier rang desquels Alfred le Grand770. La conclusion provisoire de cette phase est que l’essor économique fut aussi commercial et que les échanges marchands ne concernaient pas les produits manufacturés précieux mais des denrées alimentaires et des biens artisanaux produits en grande quantité. Le mouvement a commencé dès le VIIIe siècle et fut perturbé mais non pas interrompu par les raids scandinaves. Il est extrêmement difficile de dire, à l’aide de la documentation dont nous disposons, quel était l’état réel des structures de production à la fin de la période des invasions : les indications données par les sources étant intéressées, exagérées et catastrophistes lorsqu’elles émanent de milieux monastiques ; les sources narratives « officielles », les Annales Royales, celles de Saint-Bertin ou de Fulda, s’arrêtent dans le dernier tiers du IXe siècle. Les actes de la pratique ne disent rien de particulier : seule leur chronologie révèle ou peut révéler que des anomalies se sont produites. Ainsi, l’interruption de séries documentaires qui, normalement, devraient être continues est une indication. Encore ne peut-on pas s’en contenter, parce que beaucoup de raisons peuvent expliquer le silence des sources : un accident archivistique (incendie, inondation), une modification dans le départ qui est fait entre ce que l’on garde pour le transmettre et ce que l’on jette. Les monastères ont, par exemple, produit beaucoup de comptes partiels depuis leur origine : ce qui nous en est parvenu est dérisoire. 768. DEVROEY 1984 ; WICKHAM 2005, p. 819-824. 769. Là-dessus, voir LOVELUCK 2013 et 2017 ; MALBOS 2017, p. 99-101. 770. MADDICOTT 1989.

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Cela dit, la situation économique du Xe siècle semble loin d’avoir été brillante. D’abord, la persistance de raids en profondeur a nécessairement perturbé les flux d’échange, quels qu’aient pu être leur intensité et leur nécessité. D’autre part, il faut considérer le destin des grands patrimoines fonciers : les complexes patrimoniaux aussi étendus que ceux de Saint-Germain-des-Prés ou Corbie n’ont plus pu être gérés en période de guerre comme ils l’avaient été en période de paix et, notamment, les échanges entre les différents éléments constituant le patrimoine ont forcément été moins intenses, voire interrompus. Le contrôle de certains domaines a pu être perdu, d’autres ont été carrément aliénés. À Ferrières, Servat Loup, abbé très puissant et proche de Charles le Chauve, s’est pourtant débattu durant des années avec une situation économique désastreuse parce que le principal des domaines qui assurait son approvisionnement avait été donné en précaire à un vassal du roi. L’appauvrissement signifie le risque de la disparition d’une institution. Il entraîne surtout la perte de contrôle sur un territoire et sur les paysans qui le mettent en valeur. La production en souffre, sans doute de façon durable, et la capacité des leaders économiques à la réorganiser est amoindrie. Cette situation est bien documentée dans le Latium du Xe siècle et est à l’origine du prodigieux effort de redressement que constitue le grand mouvement connu sous l’étiquette d’incastellamento. Il faut également considérer la question monétaire. Quels ont été les effets de la déthésaurisation massive à laquelle les pillages normands et les tributs qu’ils exigèrent donnèrent lieu771 ? L’argent et l’or prélevés étaient immobilisés sous la forme d’objets de culte ou d’apparat, exerçant cependant une fonction économique, celle de réserve de valeur. Bien que les rôles des trésors du haut Moyen Âge aient été très complexes, les richesses qu’ils incorporaient n’étaient en aucune manière gelées afin d’être transmises inaltérées : même les trésors ecclésiastiques pouvaient être dispersés afin de protéger l’existence du monastère. Les trésors ainsi démembrés n’ont pas été réinjectés sur place, même si au passage une partie a été fondue et frappée sous forme de deniers. Les énormes tributs exigés par les Normands ont été en grande partie soldés au poids, non à la valeur faciale de l’argent monnayé. Les quelques 200 tonnes de métal mobilisées à cet usage font désormais physiquement défaut en Occident et ne servent que très partiellement à faire fonctionner des marchés qui, au demeurant, ont été en large partie détruits. L’activité des frappes monétaires s’en ressent, rendant plus rares pendant un siècle au moins les moyens de paiement monétaires. Bref, il faut concevoir un modèle explicatif qui rende compte du développement à partir d’une situation tout de même assez accablante et d’une chronologie particulière. Le point de départ est la demande en produits de toute nature, destinés aussi bien à l’aristocratie qu’aux travailleurs : des fourrures de grand luxe aux céramiques de table ou aux meules du Harz, toutes sortes d’objets sont produits et déplacés dans l’espace économique du haut Moyen Âge. L’épisode Viking, qui 771. DUBY 1973, p. 132-139. Sur la complexité de la situation monétaire aux Xe et XIe siècles, voir SPUFFORD 1988, p. 55-65.

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est redoublé au sud par un regain de la pression musulmane à la fois sur l’Italie et sur l’Espagne, désorganise encore des réseaux d’échange passablement déséquilibrés depuis la seconde moitié du VIIe siècle. La ponction opérée aux IXe et Xe siècle sur les richesses accumulées en Occident a eu à court terme des effets négatifs en le privant de moyens de paiement faciles et en le contraignant à recourir à des formes d’échange complexes qui n’ont pu que ralentir les processus du développement. Il faut considérer ce moment comme une péripétie qui a cependant amené les aristocraties post-carolingienne à assumer un leadership économique, politique et social beaucoup plus affirmé et à consolider les fondements matériels et institutionnels de leur domination sociale, c’est-à-dire en renforçant la seigneurie, le dominium.

II. ESPACES DE LA CROISSANCE :

LA SEIGNEURIE, LE GRAND DOMAINE ET LA PETITE EXPLOITATION

L’apparition de la seigneurie et sa généralisation comme structure d’encadrement des hommes et d’exploitation de leur travail a longtemps été liée aux débuts de la période féodale, assimilée aux temps de la croissance. Instrument de contrainte et de coercition, elle était le lieu où les dominants s’appropriaient le travail et les terres de leurs sujets. C’est ainsi que, par exemple, Bonnassie la voyait lorsqu’il décrivait les processus et les procédures de mise en condition des hommes par les seigneurs et leurs agents qui, parcourant les campagnes à cheval et en armes, sans discontinuer, faisaient régner par leur seule présence armée un véritable climat de terreur destiné à mettre les paysans en condition de céder leurs surplus, voire d’abandonner la propriété de leur terre en échange de la protection offerte772. Le déplacement vers l’amont, c’est-à-dire vers la période carolingienne, fait perdre de sa pertinence à cette description du point de vue économique, du moins. Il faut alors replacer la coercition et la contrainte à l’intérieur du grand domaine carolingien et à ses marges ou à ses franges : la fonction de terreur des troupes armées nobiliaires est attestée en fait dès le Xe siècle. La présence permanente de cavaliers, que ce soit pour des guerres vicinales, des expéditions de terreur, de simples patrouilles ou pour se déplacer d’un lieu de pouvoir à un autre est bien attestée dès cette période : la vie de Géraud d’Aurillac est pleine d’épisodes où la fonction du comte est précisément de limiter ou d’annuler les exactions de ses hommes. Ce grand seigneur du IXe siècle dont la vita est écrite au Xe siècle par Odon de Cluny cherche à faire en sorte que les prélèvements arbitraires effectués en son nom par ses hommes deviennent des transactions commerciales où l’on paie ce que l’on prend ou des dons gratuits où des objets sont offerts par pure affection773. 772. BONNASSIE 1990a, p. 289-315. 773. FELLER 2016a.

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La pression seigneuriale a été l’un des facteurs permettant l’intensification du travail à l’intérieur du grand domaine dont les coutumes, fixées par les polyptyques, permettent au seigneur d’extraire une rente importante, qu’elle soit en travail, en argent ou en produits. Les modifications à la coutume sont difficiles à apporter, les résistances paysannes étant réelles dès lors qu’il s’agit d’introduire de nouvelles tâches. Celle-ci, constituant la loi du domaine à laquelle on ne peut aisément déroger, pose dans ce cadre une limite à l’arbitraire. La pression seigneuriale ne s’est pas appliquée partout de la même manière, selon qu’il fallait faire travailler les hommes du domaine ou intégrer à celui-ci des groupes vivant à sa périphérie, par le biais des hôtises ou de l’ensemble des procédures permettant d’agréger au domaine des terres et des hommes qui lui étaient voisins et qui, pour des raisons complexes, furent à la fin absorbées par lui. Le processus d’incorporation ne fut cependant jamais total ni achevé et de nombreux hommes restèrent en marge du contrôle seigneurial jusqu’à la fin du XIIIe siècle, formant des communautés dont les relations avec le monde seigneurial étaient distendues voire, parfois, inexistantes774. Celles-ci, pouvant être bien structurées, sont susceptibles de négocier des franchises avec le seigneur contribuant ainsi à l’élaboration d’un droit statutaire775. S’il y a des régions où la seigneurie est très forte, comme autour de Rome, en Italie méridionale ou en Catalogne, il y en a d’autres en revanche, comme une partie de la Toscane, de la plaine de Lucques à la Garfagnana, où elle est faible, voire totalement absente776. Plusieurs modes de production coexistent en effet jusqu’au XIe siècle. L’un, reposant sur le grand domaine, est désormais considéré comme le lieu d’une forme de rationalité économique. Il permet d’avoir une production susceptible de dépasser la simple couverture des besoins alimentaires du seigneur et de sa famille et donc de soutenir une croissance. Son efficience est réelle. Il nourrit des échanges à la fois locaux, sur les marchés paysans et régionaux, les surplus étant normalement mis en circulation par la vente si leur transport était trop dispendieux. Adalhard de Corbie, dans les Statuts qu’il donne à son monastère en 822 le précise bien : les domaines périphériques doivent vendre leur production plutôt que de l’apporter au monastère à grands frais et au prix d’une tâche supplémentaire, considérée comme particulièrement lourde, pour la familia777. Ces ventes locales ne sont pas exclusives de ventes plus importantes et plus systématiques de surplus sur des places d’échange et laissent la possibilité que ce qui est produit soit destiné à la vente au loin. La structure domaniale n’est cependant pas une organisation spatiale et économique généralisée qui aurait fini par couvrir l’ensemble du territoire européen : 774. WICKHAM 2001 [1995]. Sur l’existence de telles communautés encore au XIIe siècle en Catalogne : BISSON 1998. 775. Voir la seconde section de BOURIN MARTINEZ SOPENA (éd.), 2004, p. 115-267 : « Franchises et prélèvements dans l’Occident des XIIe et XIIIe siècles. Pour reprendre l’étude des chartes de franchise ». Voir aussi PROVERO 2012. 776. WICKHAM 1988a ; CAROCCI 2015. 777. Les statuts d’Adalhard, p. 355-422 : p. 388-394.

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la propriété paysanne non soumise à redevances, qu’elles soient fiscales ou seigneuriales, largement reconstituée après la chute du système étatique romain, a fini par couvrir une part non négligeable de la superficie de l’Europe. L’existence de cette paysannerie a laissé des traces documentaires, principalement sinon uniquement, dans les sociétés méridionales qui ont conservé un rapport à l’écriture constant. Dans les sociétés paysannes occidentales ce sont les transactions liées à la terre qui entraînent la multiplication de textes écrits. Ceux-ci nous permettent de reconstruire une vie sociale qui ne s’exprime qu’au travers de ventes, d’achats et de contrats agraires et dont l’existence suppose de bouleverser quelque peu l’armature théorique sous-jacente à nos analyses empiriques778. On a vu au chapitre précédent comment le concept de « mode de production paysan », contemporain du mode de production féodal et existant en marge de celui-ci, sans contact avec lui pouvait enrichir nos analyses779. Aux caractéristiques dégagées au chapitre précédent, il faut ajouter d’autres considérations. Ce sont les maisonnées définies comme des collectifs de survie centrés sur la famille qui orientent le travail l’autoconsommation et l’autarcie. Cela entraîne des objectifs de production restreints, obtenus grâce à des moyens humains et techniques limités. Ni l’accumulation ni le réinvestissement du profit dans la constitution d’un patrimoine ne sont des priorités pour les membres de ces collectifs. Les communautés constituées par ces groupes de paysans possesseurs d’alleux, c’est-à-dire de terres ne versant pas de redevances et détenues en toute propriété sont rétifs à l’intensification du travail et, par conséquent, à l’accroissement de la production pour le marché et, par conséquent, demeurent en marge de tout processus de croissance ou d’expansion. L’intensification du travail est d’autant plus inutile que l’inculte demeure longtemps une ressource abondante sur laquelle repose le système d’exploitation du sol qui s’est mis en place au haut Moyen Âge. On trouve naturellement dans l’inculte des compléments alimentaires nécessaires, mais aussi de l’espace pour des cultures qui peuvent encore, au IXe siècle, être itinérantes780. Autrement dit, outre la question de la propriété foncière, c’est à la fois la question du système agraire et celui de la mise au travail des hommes qui fait problème. L’encadrement seigneurial est suffisamment violent et coercitif pour permettre d’opérer sur les deux fronts, celui du paysage que la seigneurie modifie comme celui de la contrainte qu’elle exerce sur le travail. L’une des questions cruciales qui se posent à l’histoire économique est celle de leur intégration au processus général de développement et d’accroissement de la production : comment les communautés de paysans indépendants ont-elles été ramenées à l’intérieur de la société globale en marge de laquelle elles ont évolué parfois durant des siècles ? Les menaces pesant sur elles sont permanentes cependant et l’on découvre, à chaque période étudiée, que, d’une part, elles continuent malgré tout d’exister, manifestant une résilience remarquable et 778. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; WEBER 2005. 779. WICKHAM 1984 ; WICKHAM 2005, p. 535 ; FELLER 2007, p. 63-67. 780. BOSERUP 1965. Voir aussi WICKHAM 1985. Sur le système alimentaire dans ses rapports avec l’organisation de la production, voir entre autres : MONTANARI 1979 et 1996.

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que, d’autre part, divers facteurs contribuent à leur érosion voire, localement, à leur éradication. Celle-ci s’exerce par la violence ou les pressions juridiques de toute nature, dénoncées déjà, au Ve siècle, par Césaire d’Arles781 comme par le simple jeu des processus de concentration foncière qui pèsent sur des exploitations enclavées. Une lecture rapide des capitulaires carolingiens montre ainsi une propriété paysanne fragile et tellement menacée que des dispositions spécifiques visant à protéger les exploitations de moyenne et de petite dimension contre les pressions de l’aristocratie sont nécessaires. Enfin, ces pressions durent très avant dans le temps puisque, au XIIe siècle encore des paysans catalans s’en plaignent, preuve que ce groupe social n’a pas été anéanti facilement ni rapidement partout : l’asservissement du monde rural n’a été ni rapide ni total782. Durant le processus de développement, la société n’est ni homogène ni soumise à un ordre partout oppressif de la même manière. Ces menaces et ces pressions sont aussi la conséquence de la croissance démographique qui oblige les paysans à des partages successoraux répétés qui peuvent affaiblir l’exploitation en en diminuant la cohérence ou la cohésion. Les politiques matrimoniales, si elles sont bien pensées, peuvent pallier à cet inconvénient. En organisant les successions longtemps à l’avance, elles permettent de recomposer les exploitations à chaque génération sur une base foncière mouvante. C’est un jeu auquel certains sont habiles et d’autres non et les exemples de réussite sur le long terme, s’ils existent, ne sont pas nécessairement majoritaires783. Le marché foncier, de plus, permet aux plus habiles et à ceux qui disposent de liquidités ou de crédit de se procurer les terres qui leur font défaut ou pourraient faire défaut à leurs héritiers. L’érosion d’exploitations fréquemment partagées et non renouvelées par l’acquisition de nouvelles parcelles, qu’elles soient obtenues par achat ou par défrichement, semble, sur le long terme, avoir été la norme. La recommandation à un seigneur et l’insertion dans l’économie domaniale peut ainsi être une forme de la protection de l’exploitation784. L’incompétence ou des opérations malavisées peuvent aussi entraîner l’entrée dans une spirale descendante. Les investissements d’infrastructure, comme la construction de moulins, sont par exemple normalement effectués par de moyens propriétaires en recourant, dès le IXe siècle, à l’emprunt sur gage foncier. Le retour peut être plus lent que prévu, le créancier plus âpre, ou la conjoncture mauvaise : les exemples que nous possédons nous montrent les schémas de mobilité sociale descendante dans le cadre d’investissements qui se sont avérés être des échecs aux conséquences lourdes785. Le XIe siècle a été une période de grandes difficultés pour ces groupes, la pression seigneuriale ayant atteint à ce moment un haut niveau, tout en s’attaquant à des sociétés paysannes affaiblies : la thèse de P. Bonnassie repose en partie 781. 782. 783. 784. 785.

FILIPPOV 2010. BISSON 1998. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005 ; FELLER 2008. FELLER 1998 p. 537-540 ; FELLER 1999. FELLER 2008 ; ARNOUX 2008 repris dans ARNOUX 2012.

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sur l’idée d’une disparition ou d’une quasi-disparition de la propriété paysanne indépendante à ce moment. Paul Freedman a montré, quelques années plus tard, que, en réalité, la société alleutière avait réussi à traverser cette période et que les prélèvements n’étaient pas nécessairement plus lourds à la fin du XIe siècle qu’au début786. En Italie, l’essentiel des transformations semble acquis dès le Xe siècle. La césure du XIe siècle doit vraisemblablement être relativisée, même en Catalogne, sans qu’il y ait lieu pour autant de remettre en cause l’idée d’un accroissement des exigences seigneuriales à ce moment et d’un élargissement de la palette des prélèvements, voulus précisément parce que la production avait crû et que les seigneurs voulaient une part accrue de ses bénéfices. D’autres processus apparaissent plus tard qui aboutissent à l’assujettissement de l’économie rurale et de la paysannerie à l’économie urbaine. Le vaste mouvement de transformation sociale et politique que Gérard Rippe a appelé, pour le padouan, la « révolution du XIIIe siècle » aboutit à faire rentrer la paysannerie dans la logique d’une économie marchande qui accroît la pression s’exerçant sur elle en transformant les structures des exploitations et celles du prélèvement. G. Rippe a insisté également sur le rôle de l’usure au XIIIe siècle dans les processus de transfert des patrimoines fonciers et d’assujettissement des hommes. Dans le cas de Padoue, il ne s’agit pas de crédits d’investissements mais de crédits à la consommation qui entraînent les paysans padouans de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe siècle dans un cycle d’appauvrissement qui culmine dans la procédure d’appoderamento, de constitution d’exploitations d’un seul tenant appartenant à des propriétaires urbains mais détachés du monde seigneurial787. C’est selon lui l’usure et non la seigneurie qui, au bout du compte, liquide en Italie au XIIIe siècle les vieilles sociétés rurales nées et consolidées durant le haut Moyen Âge à une époque de pouvoir faible788. Il n’est pas impossible que, avec des nuances, ce modèle d’appropriation du sol soit répandu au XIIIe siècle en Europe. La situation foncière de la région parisienne à la fin du Moyen Âge, telle qu’elle est par exemple décrite par G. Fourquin789, caractérisée par l’importance des grandes fermes coexistant avec de très nombreuses micro-exploitations, pourrait relever, de processus de cette nature.

III. ESPACES DE LA CROISSANCE : LE VILLAGE, LE TERROIR, LA VILLE P. Toubert, dans les années 1970 a proposé ou imposé avec l’incastellamento un modèle global qui rendait compte à la fois de la croissance économique et de la prise en main par la seigneurie de la société rurale dans tous ses aspects y compris 786. FREEDMAN 1991 ; BISSON 1998. 787. RIPPE 2003, p. 638-642. 788. RIPPE 2003, p. 788-797. Voir, pour la construction d’une (médiocre) fortune foncière par un usurier florentin : DE LA RONCIÈRE 1973. 789. FOURQUIN 1964.

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environnementaux790. Le castrum latial, construit en sommité et au centre d’un terroir immédiatement défini et organisé en fonction des besoins économiques, devenait ainsi la figure même de la rationalité seigneuriale et de mutations brutales advenues dans le paysage à la fin du haut Moyen Âge. Le seigneur rassemblait les hommes, remembrait les terres et réorganisait les terroirs en les hiérarchisant de manière à prendre en compte leurs aptitudes et leur distance à l’égard du centre habité. Entreprise de prise de contrôle de la société et d’affirmation de la puissance seigneuriale, il passait par la construction de l’espace agraire bien davantage que par l’affirmation du pouvoir militaire. Le caractère symbolique des fortifications de cette période, construites après la fin de la pression sarrasine sur l’Italie méridionale, doit être souligné : le château sert à rappeler la présence seigneuriale davantage qu’à protéger les habitants ou encore à le défendre contre des voisins trop entreprenants. L’habitat castral était destiné à constituer le cadre de vie ordinaire de la population pour environ deux siècles. Malgré des résistances, la thèse a été adoptée avec enthousiasme et a profondément marqué le paysage historiographique tant italien que français791. La croissance était ainsi reliée à la prise en mains volontariste de l’espace, à sa hiérarchisation, voulue et intelligemment pensée par les seigneurs dont l’action marquait le leadership et faisait des paysans des objets sans capacité réactive. Le schéma castral fut transposé à d’autres zones que l’Italie et généralisé. L’idée se répandit que le village avait une histoire et que celle-ci avait un début, le XIe siècle. C’est sur cette idée que F. Fossier et J. Chapelot construisirent leur ouvrage d’archéologie et d’histoire longtemps demeurée l’une des rares synthèses disponibles sur la question du village et de ses origines792 et c’est en systématisant l’idée contenue dans l’incastellamento que R. Fossier, seul cette fois, construisit le concept d’encellulement. La question du village se liait ainsi à celle de la fixation des hommes et des paysages et, en particulier, à la question des défrichements dans le cadre seigneurial. Cette question, celle du lien entre le pouvoir dans ses aspects économiques et sociaux autant que politiques et la formation des paysages, est sans doute l’une des plus farouchement débattues depuis les années 1970. À la thèse du seigneur leader social et acteur rationnel de la vie économique s’oppose celle, non moins forte mais demeurée minoritaire, de l’agency paysanne, c’est-à-dire de sa capacité d’initiative, indépendamment de toute pression seigneuriale. La question de la concentration de l’habitat et celle du regroupement des hommes donne ainsi lieu à deux lectures antagonistes, l’une qui, privilégiant l’action seigneuriale, place l’incastellamento au centre du débat, l’autre qui, estimant que les paysans ne sont pas de purs objets mais de véritables sujets, cherche à inclure l’autonomie de leur action dans des schémas explicatifs complexes793. Le regroupement des habitats 790. 791. 792. 793.

TOUBERT 1973. SETTIA 1984. CHAPELOT et FOSSIER 1980. C’est la question posée par C. Wickham dès 1985 dans un essai critique sur l’incastellamento : WICKHAM 1985. C’est aussi la position globale des archéologues italiens sous la conduite du regretté R. Francovich. Voir, parmi ses derniers essais publiés, FRANCOVICH, HODGES 2003.

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tout comme les défrichements peuvent résulter, au moins en partie, d’initiatives paysannes, même si seuls des seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques peuvent avoir conçu et mené des entreprises de grande ampleur794. Le défrichement des espaces incultes et la bonification des zones humides fut une entreprise considérable mais surtout continue. Le mouvement de transformation de l’espace productif aboutit à la construction d’un véritable écosystème nouveau, reposant sur l’existence et le maintien de champs permanents, orientés vers la production presque exclusive de céréales. Les choix de la société occidentale l’ont amenée à privilégier le pain sur tout autre forme d’alimentation, ce qui simplifiait la chaîne alimentaire en réduisant le recours à l’inculte, mais qui, réduisant la diversité des produits alimentaires et exigeant l’incorporation de davantage d’énergie sous la forme de travail humain et animal, déstabilisait puis réorganisait complètement les liens entre l’homme et son environnement795. Le défrichement et la bonification des terres humides furent d’abord le fruit d’initiatives individuelles prises par les paysans eux-mêmes dans le cadre de leur activité quotidienne : l’attaque de la forêt se fit souvent de façon presque clandestine. La bonification fut souvent aussi l’œuvre des communautés d’habitants, certains travaux de drainage réclamaient obligatoirement un travail collectif et des investissements lourds796. Il semblerait que la bonification ait connu deux moments d’accélération, le premier au XIe siècle et le second à la fin du XIIe siècle. La première phase est liée aux réaménagements de l’espace concomitants aux transformations politiques et économiques des Xe et XIe siècle. Elle est également favorisée par la fondation de nouvelles villes et le développement d’anciens lieux centraux, quel qu’ait pu être leur statut : c’est en effet le moment où les villes d’Italie septentrionale renaissent et recommencent à croître, reprenant et assurant leur fonction marchande et lui ajoutant une composante artisanale vite essentielle. Adriaan Verhulst a ainsi présenté l’exemple de la ville de Gand dont le développement, extrêmement rapide à partir de la fin du XIe siècle, repose en partie sur l’exploitation des marais transformés en pâturages pour l’élevage ovin. La réussite fut si spectaculaire qu’elle rendit possible l’installation en ville d’ateliers pour traiter cette matière première797. La présence de deux grands monastères, propriétaires des vastes étendues de prés salés entourant la ville au XIe siècle, favorisa sans aucun doute la production et la commercialisation des draps qui firent sa fortune. La prise en mains des incultes et leur mise en valeur répondent aussi à des nécessités d’approvisionnement de la ville : l’exemple très classique de la palus comunis de Vérone étudiée par A. Castagnetti en est une illustration798. Ici, la bonification permet de produire les denrées alimentaires qui seront vendues sur les marchés urbains. L’aménagement du territoire par les soins de la commune répond à une 794. 795. 796. 797. 798.

Voir, par exemple le très beau dossier étudié dans les années 1960 par M. Bur : BUR 1966. MONTANARI 1979 ; MONTANARI 1996 ; HOFFMANN 2014, p. 148-154. Voir là-dessus RIPPE, p. 505-542. VERHULST 1989, p. 32-34. CASTAGNETTI 1974.

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préoccupation majeure des autorités publiques appelée à se développer aux XIIIe et XIVe siècles, assurer l’approvisionnement continu de la ville. Cela implique de lourds travaux de drainage et donc des investissements considérables qui ne peuvent guère être soutenus que par une collectivité urbaine d’importance. Il répond également à une volonté de mise en ordre d’organisation du paysage rural dont la construction doit refléter, par sa beauté et sa régularité, l’harmonie du projet urbain. La seconde phase des bonifications est liée à l’émergence et à l’affirmation d’acteurs puissants, dotés de moyens humains et financiers considérables et s’efforçant de maîtriser des techniques complexes. Les villes sont au premier chef ces acteurs de premier rang. Toutes leurs tentatives ne sont pas vouées à la réussite. Le détournement du cours du Brenta en 1142 a été une catastrophe pour la région la plus voisine de la lagune, condamnée à un lent abandon du fait de l’extension de la zone marécageuse799. De nombreuses autres entreprises ont aussi dû être abandonnées. Il n’en demeure pas moins que la bonification comme le défrichement ont permis l’accroissement de la production vivrière tout au long de la période très longue que nous considérons et cela dans l’ensemble de l’Europe. En Lombardie, où la question de l’élimination des eaux stagnantes et la maîtrise des eaux courantes joue un rôle essentiel dans la croissance agricole, initiatives individuelles prises dans le cadre de l’exploitation paysanne, entreprises de vaste respiration menées par les villes et investissements continus des monastères dans l’endiguement des fleuves aboutissent à l’extension des superficies agricoles disponibles ainsi qu’à la valorisation des terres gagnées sur l’eau800. Les choix opérés ne sont pas nécessairement irréversibles et la plupart tendent à assurer la sécurité alimentaire des sociétés. L’importation de laine anglaise en Flandre à partir du XIIe siècle a permis la conversion des espaces de parcours des troupeaux en zones vouées à une production vivrière indispensable à la couverture des besoins alimentaires des grandes agglomérations humaines qui se structuraient alors. À un autre niveau, les déplacements de population depuis la Germanie vers le monde slave, organisés dès le XIIe siècle par les pouvoirs politiques, qu’il s’agisse de souverains, de seigneurs ou d’ordres militaires, ont permis de fournir des exploitations agricoles à des populations dépourvues de moyens d’accès à la terre. Sur le long terme, l’exutoire fourni à ces populations, impossible à mesurer, a contribué à l’équilibre alimentaire de l’Europe dans la mesure où les nouvelles tenures produisaient directement pour le marché et que les prélèvements seigneuriaux étaient en mesure d’assurer un flux commercial continu vers les centres de consommation situés à l’ouest de l’Europe801. Faute de progrès techniques décisifs, la productivité du travail est demeurée basse durant toute la période et elle baissait encore au fur et à mesure que des terres moins fertiles étaient défrichées : la seule explication possible à la croissance réside par conséquent dans l’accroissement des surfaces disponibles pour 799. RIPPE 2003, p. 533-535. 800. MENANT 1993, p. 175-182. 801. HIGOUNET 1989.

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la culture et utilisées principalement pour les céréales802. Le sacrifice de l’inculte, allant de pair avec le changement de régime alimentaire démontré dans les années 1970 par M. Montanari, permettait à niveau technique égal, d’augmenter les quantités de denrées disponibles pour la consommation et la commercialisation803. Il faut toutefois rappeler que ce sacrifice ne peut en aucune manière être total. Le besoin en poisson est tel, par exemple, qu’une bonification qui signifierait le sacrifice intégral de toutes les zones humides est impensable. Il faut, dans les aménagements, prévoir des étangs et y organiser des pêcheries. Il en va de même pour les espaces boisés, indispensables fournisseurs d’énergie ou de matériaux de construction, indispensables aussi à la chasse seigneuriale. Les choix économiques des aristocraties peuvent être contradictoires avec les intérêts des paysans. Ils ne se font pas non plus sans négociations entre acteurs et sans retours en arrière, certaines bonifications ou certains défrichements pouvant avoir été excessifs ou imprudents et être suivis de leur abandon peu de temps après leur effectuation. Ce sont cependant, à la fin, les choix seigneuriaux qui apparaissent comme déterminants dans la construction de l’espace agraire. Les réaménagements du Latium méridional et de la Sabine durant le Moyen Âge fournissent un bon exemple de la complexité des évolutions. L’incastellamento du Xe siècle, loin d’avoir figé le paysage latial, a été au départ d’une série d’évolutions qui se poursuivirent durant tout le Moyen Âge804. De continuelles modifications des conditions d’exploitation du sol et d’organisation de la mise en valeur du territoire ont fait du castrum latial un instrument toujours en cours de modification dont le rôle était les revenus des familles aristocratiques romaines, en même temps qu’il leur permettait de consolider les fondements de leur domination sociale805. Dans la campagne romaine, c’est-à-dire dans la plaine qui entoure la ville, le mouvement de restructuration de l’espace a été plus tardif et mené sous la double forme du castrum et du casale, c’est-à-dire de l’habitat groupé édifié au centre d’un terroir ou de la vaste exploitation agraire constituée de pièces de terres d’un seul tenant, vouées à la céréaliculture et à l’élevage, produisant exclusivement pour le marché806. Le choix entre les deux formes, casale ou castrum, n’est pas exclusivement économique mais fait entrer en considération des éléments de prestige social et de force militaire ou politique. Il est clair que, dans la campagne romaine du XIVe siècle, l’investissement dans le casale a été plus rentable que celui fait dans le castrum et a permis aux possesseurs de ces institutions économiques de disposer de revenus considérables grâce à leurs liens constants avec 802. Sur la stabilité du stock des techniques agraires et, par conséquent, sur la stabilité de la productivité du travail, voir PARAIN 1941. 803. MONTANARI 1979. 804. CAROCCI 1993. 805. CAROCCI 2009. 806. Voir en dernier lieu, sur la question des casali et de la campagne romaine, la brillante synthèse de JeanClaude Maire Vigueur : MAIRE VIGUEUR 2010, p. 77-100. Essentiel sur cette question et d’autres le livre de Sandro Carocci et Marco Venditelli : CAROCCI, VENDITELLI 2004. Voir enfin, pour les XIVe-XVe siècle, la thèse de Cécile TROADEC 2016 (inédite).

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le marché romain aux besoins duquel ils pouvaient répondre quitte à se priver de l’instrument de contrôle social et de prestige militaire et politique qu’était la fortification. Quitte aussi à courir le risque de la guerre et de ses destructions faute d’appareil militaire de soutien adapté. De façon générale, et pour quitter le Latium, les opérations de recomposition foncière, de fondation d’habitats nouveaux, qu’il s’agisse de villeneuves, de castelnaux ou de bastides se poursuivirent sur un rythme soutenu et continu du XIe au XIVe siècle, favorisant les déplacements de population et, par conséquent, une répartition plus homogène des hommes sur un territoire tendant à être intégralement mis en valeur. Enfin, le processus d’urbanisation ou de ré-urbanisation de l’Europe occidentale, qui est tout de même l’une des caractéristiques les plus marquantes de la période, fut aussi un élément majeur de construction et de consolidation des espaces dont les relations entre villes et campagnes constituent un axe essentiel. Dans un monde où la majeure partie de la population vit à la campagne, la ville acquiert cependant une capacité d’organisation et de gouvernement qui en fait le lieu central de l’activité humaine. Elle concentre une part importante de l’activité de production, d’échange et de consommation. Elle est aussi évidemment un lieu de pouvoir qui cherche et souvent parvient à dominer, même imparfaitement, l’espace rural nécessaire à sa survie tout en laissant de l’espace à des intermédiations nécessaires. Les marchés ruraux exercent une fonction non seulement pour les paysans eux-mêmes, mais aussi pour les urbains. Ils sont les où se rencontrent entre les producteurs villageois et consommateurs urbains807. L’activité d’échanges rurale ne peut jamais être totalement absorbée par la cité, et la commercialisation des produits s’effectue dans les bourgs autant qu’à la ville, ce qui implique des réseaux d’échange complexes et hiérarchisés et donc des relations qui ne sauraient se résumer à l’assujettissement que la conquête du plat-pays ou du contado par les sociétés et les autorités urbaines. La domination n’épuise pas la relation ville-campagne, même si elle est évidemment l’un de ses thèmes centraux.

IV. CONTRÔLER LE TRAVAIL DES HOMMES ET SON PRODUIT L’autre thème à aborder en traitant de la croissance et du développement est celui de la mise au travail des hommes et de la destination du produit. La place du travail forcé d’une part et celle du prélèvement seigneurial d’autre part sont cruciales dans les propositions d’explication que l’on peut élaborer808. 807. LA RONCIÈRE 2005, p. 273-297. 808. Sur le thème de la contrainte, de la servitude et de ses liens avec la croissance, la bibliographie est inépuisable. Le socle de la bibliographie ancienne est constitué par DUBY 1978 ; BONNASSIE 1985. La bibliographie actuelle survalorise la question de la domination et donne une importance moindre à celle du travail. Voir en dernier lieu CARRIER 2013. Il développe et approfondit les idées de Dominique Barthélemy, particulièrement celle développées dans BARTHÉLEMY 1997.

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Le grand domaine de l’époque carolingienne n’aurait pas pu exister sans l’esclavage rural. Une partie de la population y doit l’intégralité de son travail au maître, et cela sans salaire. Même si, au Xe siècle, ils ne fournissent plus qu’un appoint à la main d’œuvre des corvéables, les esclaves prébendiers n’en sont pas moins essentiels, dans la plupart des situations, à la mise en valeur de l’indominicatum parce qu’ils assurent la continuité de l’exploitation et celle de l’exécution de tâches importantes dans son fonctionnement, comme par exemple, tout ce qui a trait à l’élevage809. La situation se transforma, sans qu’il soit possible actuellement d’établir une chronologie et de proposer une causalité : les tâches mêmes qui étaient exécutées par des esclaves – et qui maintenaient dans leur statut servile des masses importantes de travailleurs – sont, au XIIe siècle, souvent exécutées par des libres, rémunérés parfois par le revenu d’une terre parfois, aussi, et de plus en plus, par de l’argent810. La libération juridique et économique des hommes a été un corollaire de l’expansion agricole, ce que les affranchissements massifs ou individuels ont sanctionné ; elle s’accompagne d’un essor du recours au salaire. L’affectation d’un salaire permet théoriquement en effet à qui le reçoit de se penser comme plus lointain et moins dépendant de la personne ou de l’institution qui rémunère, de se considérer comme plus libre, parce que n’étant pas totalement dépendant d’autrui pour l’obtention de ses repas et de son logement. La possibilité d’arbitrer entre des choix même minimes est sans doute aussi l’un des avantages moraux que procure la position de salarié. Il faut cependant faire la part des choses : la corvée n’est pas nécessaire partout et à tout moment. Elle dépend des décisions du seigneur de la terre et du jugement qu’il porte sur ses besoins en main d’œuvre. Récemment, Jean-Pierre Devroey a montré que, à Lobbes, au IXe siècle, le domaine central de l’abbaye n’avait pas une structure bipartite et que le travail y était effectué exclusivement par des prébendiers et des salariés. L’existence de cette seconde catégorie se déduit logiquement sans pourtant qu’aucune information concrète ne soit apportée par la documentation811. D’autre part, beaucoup de choses autres que le travail sont en jeu dans la question de la servitude médiévale, institution protéiforme et durable, qui ne disparaît jamais véritablement. Elle est indispensable à l’obtention d’un travail gratuit effectué sous la contrainte mais est aussi l’un des instruments de consolidation de la domination sociale et des hiérarchies en milieu rural. Ce second aspect l’emporte souvent sur le premier. Et, même s’il régresse dans les siècles centraux du Moyen Âge, le servage ne disparaît pas. En Angleterre, les détenteurs de manoirs sont extrêmement attentifs à ne pas laisser prescrire quelque droit que ce soit et font en sorte que le travail, même s’il n’est pas exigé, puisse toujours être réclamé lorsque la conjoncture l’exige – ou le permet à nouveau812. Les 809. Voir sur ce point les estimations de P. Toubert à partir du polyptyque de S. Giulia di Brescia : TOUBERT 1983. 810. POSTAN 1937 ; POSTAN 1954. 811. DEVROEY 2013. 812. FELLER 2018.

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grands affranchissements d’Ile-de-France au XIIIe siècle étudiés par Marc Bloch sont par exemple loin d’avoir liquidé l’institution dans cette région : Ghislain Brunel a ainsi mis en lumière l’existence en Picardie des communautés entières encore soumises à cette condition en plein XIVe siècle, preuve que les chartes qui nous sont parvenues, quel que soit leur nombre, ne donnent pas d’indications sur le mouvement général de maintien des structures juridiques anciennes813. Au demeurant, les formes prises par les affranchissements du XIIIe siècle, maintenant un lien très fort entre le paysan et son ancien maître, peuvent apparaître comme de faux-semblants. Les instruments juridiques et les institutions sociales existant rendent par conséquent parfaitement possible l’intensification du travail paysan, que ce soit par la contrainte ou par l’intérêt, grâce au développement de l’échange marchand, que l’on peut résumer sous la catégorie de commercialisation. Si, à partir du Xe siècle, des effort idéologiques considérables sont faits pour donner une place au travail et aux travailleurs dans l’économie de la société chrétienne et lui affecter une valeur à côté de la prière et du gouvernement814, il n’en demeure pas moins que le travail continue d’être affecté d’un signe négatif et rapproché de la misère, c’est-à-dire d’une pauvreté qui n’est pas honorable parce qu’elle n’est pas choisie mais subie. L’image des paysans médiévaux, comme celle des travailleurs urbains, demeure celle d’hommes et de femmes dont la condition est dégradée et la position humiliée du fait même de l’association entre fonction productive et absence de liberté d’une part, contrainte d’autre part815. L’analyse des rares passages voués au travail dans les romans du XIIe, et en particulier dans Yvain, montre bien dans quel cadre s’effectue la reconnaissance toute relative de sa place dans la société féodale. D’un côté en effet Yvain met au travail un ermite, mais, s’il le fait sans le contraindre, c’est la peur qui semble marquer la relation du travailleur à celui qui est en train de devenir son seigneur. D’un autre côté, l’épisode souvent commenté du château de la pire aventure et des 300 pucelles ne montre, à l’égard des travailleuses, aucune considération particulière, si ce n’est de la réprobation pour la faute initiale, celle de leur seigneur, qui les a contraintes à travailler dans des conditions dégradantes816. Le travail est exploité directement par le biais des corvées et du salariat. Il l’est indirectement par celui des redevances dures aux seigneurs. Celles-ci donnent lieu à une gestion active qui n’est donc jamais ni figée ni immobilisée. Les seigneurs sont encore parfois présentés comme des gestionnaires paresseux ou incompétents, ce qui est parfaitement faux817. L’évolution des redevances qu’ils exigent et les transformations des systèmes de prélèvement montrent que c’est loin d’être 813. BRUNEL 2005 ; CARRIER 2013. 814. DUBY 1978 demeure la référence fondamentale. Voir les précisions apportées par Otto Gerhard Oexle : OEXLE 1990. Voir aussi ARNOUX 2012 p. 37-97. 815. FREEDMAN 1999, p. 15-39. 816. Voir, sur ces thèmes liés, le travail de l’ermite qui se place dans un cadre seigneurial renvoyant évidemment à celui des jeunes filles qui se situe, lui, dans un cadre diabolique et asocial : LE GOFF 1985 et ANDRIEU 2019, p. 85-88. 817. BOURIN 2009.

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le cas. Les exigences du marché, de même que l’évolution des prix, sont manifestement perçus par les seigneurs qui adaptent leurs exigences en fonction de ces paramètres. La seigneurie est un instrument parfaitement efficace d’extraction de la rente, souple et adaptable, susceptible d’entrer dans des négociations mais sachant aussi jouer parfaitement du rapport de force afin d’imposer une décision et de procéder aux modifications nécessaires pour suivre les demandes d’un marché des produits alimentaires en pleine croissance. Elle est au XIIIe siècle en pleine jeunesse et en pleine vigueur et constitue bien l’instrument par excellence d’une croissance agraire confisquée par les puissants. De ses profits, les producteurs tendent à être exclus. Comme sont également exclus en ville des grands profits les artisans qui, ne pouvant accéder directement au marché, sont dans la main des marchands, à la fois parce que ceux-ci leur vendent la matière première et parce qu’ils sont leurs principaux, sinon leurs uniques acheteurs.

V. L’ÉCHANGE NON MARCHAND Les rationalités économiques n’épuisent cependant pas la question. La vie médiévale comporte de nombreux autres traits qui empêchent de la résumer à une forme peu développée ou en cours de développement des formes modernes. En particulier, si l’échange marchand joue un rôle important et sans doute structurant, il doit être pensé comme coexistant avec d’autres formes d’échanges. Le marché est loin d’être la seule institution de mise en circulation des objets à l’époque médiévale et le seul lieu où l’on échange. La valeur monétaire des choses n’est pas nécessairement ni toujours prise en considération, et cela durant toute notre période. Il n’y a donc pas deux périodes, une archaïsante ou primitive, durant laquelle les circulations par le don domineraient (les fameuses « générosités nécessaires » de Georges Duby) et une autre, après le XIe siècle, où le marché imposerait sa loi par la médiation de la monnaie, comme le suggère fortement Lester K. Little818 mais deux économies imbriquées ou enchâssées l’une dans l’autre, comme le rappelle, pour la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne, Martha Howell819. Les conséquences dans la vie économique et sociale sont diverses. En ce qui concerne notre propos, elles en ont de grandes notamment pour tout ce qui touche à la place de la guerre dans la vie économique médiévale. Le régime de guerre « faidale », c’està-dire de conflits permanents, localisés mais pas nécessairement de basse intensité, a-t-il des incidences sur la vie économique, c’est-à-dire sur les structures de production et sur les échanges ? La guerre, parce qu’elle est une institution de prédation a des incidences sur la mise en circulation des objets. Les récits que l’on a des opérations militaires montrent que la guerre féodale peut être ravageuse : il est attendu que l’adversaire s’en prenne aux biens de 818. LITTLE 1978. 819. HOWELL 2010.

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production, coupe les arbres fruitiers et détruise les infrastructures des exploitations agricoles. Le récit de la guerre qui opposa à Bruges durant l’été 1126 les Erembald aux Straten est un excellent exemple de ces destructions qui cherchent avant toute chose à atteindre la richesse de l’adversaire en détruisant son capital820. Au cours des opérations militaires, s’en prendre aux biens des rustres ressortit de la même logique : c’est ce que fait le groupe nobiliaire des Erembald en janvier 1127 lorsque, au cours d’une opération de razzia ses membres emportent le bétail et, à ce qu’il semble, tous les biens meubles de quelque valeur des dépendants de leurs adversaires. La guerre est l’occasion d’enrichir directement les hommes d’arme et leur seigneur par le pillage des biens de l’adversaire et d’affaiblir celui-ci. Cet aspect ne doit pas être perdu de vue lorsque l’on évoque les guerres, même les plus limitées. Certaines grandes expéditions militaires des villes italiennes furent d’excellentes affaires financières, comme le fut le sac de Mahdiya par les Pisans en 1086-1087, ou la prise de Constantinople par les Vénitiens en 1204. Mais la plupart du temps, les conflits sont d’ampleur beaucoup plus limitée. Et même des personnages comme Robert Guiscard au début de sa carrière doivent se contenter parfois d’assez maigres proies. Ces expéditions permettent de désorganiser l’outil productif de l’adversaire et d’enrichir le vainqueur soit en accroissant directement son capital mobilier, soit, en se servant des marchés existant auprès des zones de combat, en lui fournissant l’occasion d’acquérir de l’argent. Les guerres entre voisins ou les multiples formes que prennent les guerres extérieures, en particulier en al-Andalus, diffèrent en ceci du résultat des agression normandes qu’elles drainent des valeurs vers l’Occident. Le partage du butin est aussi l’occasion pour les souverains de réaffirmer leur autorité en donnant à chacun ce qui lui revient selon son rang et son mérite821. Il permet de mettre en circulation des richesses comme le font également les échanges de cadeaux entre égaux et les dons divers destinés à renforcer l’amitié. Dans ces cas, la valeur symbolique de l’objet cédé ou obtenu a autant d’importance que sa valeur d’échange. Celle-ci compte cependant et a une signification pour tous ceux qui participent aux rituels d’échange. L’important est toutefois que la guerre soit pleinement aussi une opération économique. Les prises sont revendues et, durant la période des raids Vikings, les captures d’hommes nourrirent un commerce de traite important822. La capture de l’adversaire et sa mise à rançon sont également des faits importants. Ils concernent aussi bien la guerre à proprement parler que les tournois où vaincre c’est s’emparer du corps de l’adversaire, traité alors comme un gage autant que comme un otage. C’est aussi mettre la main sur son équipement afin de pouvoir le revendre. La guerre contraint enfin, lorsqu’elle dure et qu’elle prend une certaine ampleur, à déthésauriser et à mobiliser les ressources de l’épargne : les emprunts forcés de la reine Urraca en sont une illustration823. Elle est aussi l’occasion de profiter des ressources financières disponibles en exploitant, par exemple, le droit au restor 820. 821. 822. 823.

FELLER 2012, p. 90-92. KELLER 2013. MADDICOTT 1989. SOPENA 2013

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qui finit par être dans les communes italiennes une forme de rétribution de l’activité guerrière des milites824. Que la guerre médiévale ait des effets complexes sur l’économie, et qu’elle soit le lieu vers où converge économie du don et de la largesse, économie de la prédation et du pillage et économie de l’échange marchand ressortit donc de l’évidence. Ses effets sont évidemment impossibles à quantifier, mais le conflit armé constitue une sorte d’arrière-plan de la vie économique médiévale dont certains effets, entremêlés à l’échange marchand, sont clairement positifs. Les guerres n’ont pas modifié les tendances de fond de l’économie européenne qui ont permis de réparer les destructions, par exemple après les épisodes vikings lesquels ont à peine perturbé les circuits commerciaux mis en place aux VIIe et VIIIe siècles dans la mer du Nord et la Manche. En revanche, elle permet de saisir l’une des caractéristiques les plus importantes de la vie économique médiévale qui est de mêler le marché et une économie non marchande dont les ressorts doivent encore faire l’objet d’analyses plus approfondies. * Après plusieurs siècles de croissance, l’espace européen demeure largement hétérogène. La croissance économique a partout eu des effets : ils sont différenciés et l’utilisation de concepts unificateurs comme l’encellulement ne suffit pas sans doute à ramener à l’unité une réalité fragmentée, même s’ils donnent une bonne idée des lignes de force de l’évolution. Partout les campagnes se sont peuplées, les villages se sont consolidés, les villes se sont multipliées et se sont développées. Les productions agricoles et artisanales ont augmenté, les quantités de biens disponibles, qu’il s’agisse d’objets de toute nature ou de denrées alimentaires, se sont accrues dans des proportions considérables C’est bien l’abondance et la diversité des objets de possession qui caractérisera la vie matérielle du bas Moyen Âge. Des questions demeurent posées, auxquelles il est difficile de répondre de façon satisfaisante et des révisions doivent encore s’opérer dans un cadre historiographique en cours de renouvellement. Le déplacement du départ de la croissance du XIe au VIIIe contraint par exemple à revoir le rôle de la seigneurie dans le lancement et l’entretien du processus. Alors que la contrainte supplémentaire imposée à l’intérieur de la seigneurie banale par un système de prélèvement plus oppressif et plus complexe existe, c’est toutefois la coercition opérée dans le cadre du grand domaine carolingien qui a permis une première intensification du travail et une augmentation sans doute très significative de la production. Cela se place dans un cadre qui fait une place non négligeable à l’économie marchande, du moins dans l’Europe du Nord-Ouest. Le système des emporia n’a pas d’équivalent en Méditerranée, même si l’activité de Venise et de Comacchio durant les hautes périodes n’est pas sans la rappeler825. L’économie monétaire qui se développe à 824. MAIRE VIGUEUR 2003. 825. GELICHI 2007.

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partir du XIIe siècle coexiste avec une autre économie, celle de la largesse et du don, du pillage et de la redistribution, de l’échange non commercial pratiqué entre égaux826. Le développement de l’échange marchand s’appuie certes sur la captation du travail paysan ou artisan. Il s’appuie également sur la mise en circulation d’objets de toute nature et de toute valeur par le pillage, le butin et le don. Cette articulation-là est encore assez largement à découvrir bien qu’elle soit l’une des spécificités de la vie économique médiévale.

826. TESTART 2001.

Chapitre 12

C

LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

e chapitre propose une forme de contrepoint à l’évocation des choix opérés entre différents possibles par les seigneurs. Qu’en est-il en effet des dominés, des travailleurs ? La tenure est la forme que prend ordinairement la propriété paysanne. C’est cependant une propriété conditionnelle : il est licite de considérer les droits d’exploitation de la terre comme faisant partie de la rémunération offerte par le seigneur pour les services effectués sur ses terres, dans sa demeure ou dans sa suite. L’échange d’une terre contre des service n’épuise pas cependant la complexité des relations entre seigneurs et paysans. Les tenures, qui constituent souvent l’essentiel des exploitations paysannes, ne suffisent pas nécessairement à couvrir l’ensemble des besoins des familles qui doivent trouver des compléments de ressources, soit du fait de leur taille, soit du fait de leur rentabilité. Les exploitations peuvent être trop petites et il y a de plus des paysans sans terre : la recherche d’un travail rémunéré permet de compléter des revenus insuffisants. D’autre part, les activités artisanales sont fréquemment indépendantes de la seigneurie : le seigneur, quel qu’il soit, doit rétribuer les travaux effectués. Par exemple, l’entretien des charrues ou celui des charrettes entraîne le versement de rémunérations, tous les spécialistes ne se trouvant pas sur le domaine et, de toute façon celui-ci ne pouvant les occuper à temps plein. Le travail contraint, celui exigé des tenanciers corvéables ou celui des serfs prébendiers, n’a jamais couvert l’ensemble des besoins des exploitations agricoles et, dès le IXe siècle, il faut, même de façon ponctuelle, faire appel à des travailleurs extérieurs. La question essentielle est celle de la forme de leur rémunération. On pense immédiatement à l’argent et à la fonction que celui-ci exerce dans les économies modernes et contemporaines. Or, outre le fait que l’argent n’est pas au Moyen Âge le seul moyen de paiement disponible et utilisé, le mode de rémunération est aussi un langage et constitue un ensemble de signes qui rappellent la nature du lien de sujétion liant le travailleur à celui qui l’emploie. Le travail rémunéré est enfin un moyen de faire circuler les richesses produites, partiellement redistribuées par ce biais-là. La rétribution du travail, ou sa rémunération, fait surgir des difficultés méthodologiques et documentaires. La première est lexicale et donc conceptuelle. De même qu’il n’existe pas de mot spécifique pour désigner le travail, il n’y a pas de mot unique pour désigner la rémunération affectée aux travailleurs. Le même mot (salarium, loquerium, dieta), on le verra plus loin, peut désigner des prestations différentes et aucun ne recouvre l’ensemble des éléments constituant la rémunération des travailleurs lesquels sont toujours composites, comportant des éléments en argent et des éléments en nature. Par conséquent, la notion même de salaire

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est à redéfinir en fonction des situations rencontrées827 : le salaire versé en argent n’épuise pas en effet la relation employeur-employé et le travail ne peut en aucune manière être considéré, au Moyen Âge, simplement comme un facteur de production mesurable et quantifiable, faisant l’objet d’un marché entre deux parties828. Le travail ainsi n’est pas une marchandise et, lorsqu’il risque de le devenir, à la fin du Moyen Âge, les souverains européens prennent des dispositions législatives énergiques destinées à freiner ce développement L’existence d’un tel marché est en effet antinomique avec le fonctionnement concret de l’économie féodale. La mobilité de la main d’œuvre, la circulation d’informations sur les rémunérations, la mise en concurrence des employeurs sont perçus comme des facteurs de dissolution et de dislocation de l’ordre social et politique et sont par conséquent l’objet de mesures que l’on veut drastiques829. La possibilité de rétribuer le travail en numéraire ou en nature se trouve au cœur de la question, la rémunération, par la forme qu’elle prend, contribuant à décrire le lien unissant employeurs et employés. Par conséquent, la rémunération du travail agricole doit se comprendre en posant à la fois des questions d’ordre économique, le montant des rémunérations et leur coût pour l’employeur, et des questions d’ordre social ou socio-politique : l’organisation de la seigneurie, l’expression de la domination seigneuriale. De façon moins évidente mais tout aussi réelle, les relations internes à la communauté paysanne sont également concernées, dans la mesure où le seigneur n’est pas le seul à faire appel au travail salarié : les paysans ont fréquemment besoin, eux aussi, d’un appoint de main d’œuvre, dès lors que l’exploitation atteint une taille telle que la famille ne peut couvrir l’ensemble de la demande en travaux. On s’en aperçoit pour la fin du Moyen Âge – mais l’enquête sur ce point toutefois reste à faire, tant la documentation est avare de renseignement précis et masque la réalité de la rémunération. Une telle enquête exige de plus que soient abordées de front les questions de l’équilibre entre travail forcé et travail rémunéré, d’une part, entre obligations de la tenure et importance de l’exploitation rurale de l’autre830. Le salariat a cependant toujours été une possibilité ouverte à l’économie seigneuriale. Il a été utilisé ponctuellement, en fonction des nécessités. Les renseignements que nous avons sur lui, durant les périodes hautes, sont cependant de l’ordre de l’anecdotique, interdisant de ce fait de procéder à des généralisations. Le salaire versé en numéraire vise en effet à régler des situations relevant de l’exceptionnel, comme dans l’anecdote fameuse où Géraud d’Aurillac, au Xe siècle, engage un ouvrier agricole pour empêcher une femme de pousser elle-même la 827. BECK, BERNARDI, FELLER 2014. 828. POLANYI 1983, p. 103-104. 829. PENN et DYER 1990 ; FELLER 2007, p. 243. Voir les analyses de R. Castel sur le statut des travailleurs de 1349 : CASTEL 1993, p. 111-123. 830. Voir, par exemple, sur le travail forcé et la taille des exploitations : GLOMOT 2013, p. 232-233. Le salariat, à la fin du XVe siècle, est indécelable dans la Haute-Marche, faute de documentation comptable. Le système agraire y permet encore la mobilisation des corvéables au profit des réserves et des vastes métairies tenues par les agents du seigneur.

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charrue831. Il relève aussi des marges de l’économie domaniale pour des tâches spécialisées et de courte durée : dans les jardins de Corbie, au IXe siècle, le sarclage et le binage sont effectués par des travailleurs salariés et non par des corvées832. Il serait hasardeux de théoriser sur la fréquence du recours au salariat à partir d’exemples de cette nature au demeurant fort rares.

I. LE COÛT DU TRAVAIL Qu’il soit ou non contraint, le travail a un coût. Celui des repas offerts par coutume aux travailleurs833, certainement, mais aussi celui des gratifications et des avantages divers que l’employeur doit concéder à son employé. L’octroi de tenures à titre gratuit à des famuli, à des travailleurs voués à consacrer l’essentiel de leur temps à la mise en valeur de la réserve, fait partie de ces coûts. Il est bien attesté en Angleterre à partir du XIIe siècle comme l’a démontré Postan dans un article fameux834. On peut le trouver, à l’état de traces en Provence au XIVe siècle dans certains domaines des Hospitaliers, où les rémunérations en nature pourraient parfois correspondre à l’affectation du revenu d’une parcelle de terre835. Leur importance, dans ce cas, est telle qu’une fraction de la production domaniale est réservée au salarium des ouvriers et n’est ni commercialisée ni consommée par le maître. Ce qui caractérise le mieux la rétribution du travail paysan médiéval, c’est l’hétérogénéité. À la campagne, le versement d’une somme d’argent est accompagné de compléments importants, la rémunération impliquant des prestations multiples en argent, en nourriture, en vêtements, même dans les cas où, manifestement, on est dans le cadre d’une économie commerciale. La question du recours au salaire à proprement parler, c’est-à-dire à l’argent, pose encore d’autres questions. La première est celle des moyens de paiement utilisés et, en corollaire, celle du recours au marché. Payer en nature une prestation, cela peut être un moyen de fournir directement des aliments aux travailleurs. Cela peut aussi être une façon de les contraindre à vendre au marché ce qu’on leur donne en contrepartie de leur travail afin d’en tirer de l’argent. Cela peut enfin signifier et renforcer le lien de dépendance entre le travailleur et son employeur en en soulignant le caractère alimentaire du paiement et apparaître aussi, s’il est survalorisé comme il semble l’avoir été en Provence au XIVe siècle, comme une façon pour le seigneur de soutenir les membres de sa familia et, en rémunérant leur travail, de récompenser 831. Géraud d’Aurillac, p. 21, p. 168-169. Voir le commentaire dans DEVROEY 1999. 832. Corpus consuetudinum monasticarum, I, Initia consuetudinis benedictinae (saec. VIII et IX), éd. D. J. Wynandy et D. K. Hallinger, Siegburg 1963. 833. Dès le haut Moyen Âge, la corvée s’effectue souvent cum annona dominica, avec un casse-croûte (ou un repas plus substantiel) offert par le seigneur. Voir, à titre d’exemple pour le IXe siècle en Italie, FELLER 2005b. 834. POSTAN 1954. 835. DUBY 1961, cité dans l’édition de 1973.

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leur fidélité ou de gagner leur affection836. Enfin beaucoup de rémunérations sont mixtes en argent et en nature : elles concernent, dans les comptabilités anglaises, comme celles du monastère cistercien Beaulieu du milieu du XIIIe siècle, deux chapitres différents, celui des dépenses nécessaires (expense necessarie) effectuées en argent et celui des « sorties de la grange » (exitus grangie) qui concernent les grains837. Aucun système de mise au travail et aucun mode de rémunération n’est parfaitement stable au Moyen Âge. Les commutations sont fréquentes mais elles ne sont jamais définitives : les seigneurs décident, en fonction de leurs besoins en main d’œuvre, d’exiger ou non l’intégralité des corvées auxquelles ils estiment que la coutume leur donne droit838. Dans ces cas, ils peuvent faire payer l’exemption de la corvée en exigeant une somme parfois symbolique mais dont le versement assure la réversibilité : à Beaulieu elles sont au chapitre des recettes sous la rubrique relaxatio839. Le fait de verser une somme ouvre d’ailleurs droit à la contre-prestation en aliments versée par le seigneur. Dans les moments où les besoins en main d’œuvre sont pressants, ils peuvent ainsi exiger de nouveau les services dus, et même en inventer de nouveaux. Bref, la mise au travail des paysans dans le cadre de l’économie seigneuriale constitue un sujet particulièrement complexe. Il l’est d’autant plus que la catégorie « salaire » n’est ni bien établie ni même d’un usage général comme le montre un lexique qui tarde à se fixer et qui peut être variable, même à l’intérieur d’un seul document. Si, pour nous, le travail a un coût et s’il existe de multiples formes de rémunération, il n’en demeure pas moins que la notion de salaire demeure extrêmement floue durant tout le Moyen Âge. Il faut pour commencer rappeler quelques évidences. Les besoins en main d’œuvre de la seigneurie sont différenciés. Ils peuvent être rangés en trois catégories : travaux saisonniers, travaux permanents et travaux discontinus, spécialisés ou non. Dans ce dernier groupe, on rangera aussi bien le travail artisanal que celui 836. Ibid. p. 195-196. 837. Beaulieu, éd. S. F. HOCKEY, LONDRES 1975, Par exemple, au manoir de Little Farindon p. 65, au chapitre des expensa necessaria : In stipendiis trium famulorum per annum et 1 per dimidium annum, 17 s. 4 d. Et p. 66, à celui des exitus grangie : In liberacione trium famulorum et unius bercarii per annum 26 qu. Ici les bénéficiaires du stipendium et de la liberatio (versement en nature ou en argent) sont manifestement les mêmes. Autre cas, un peu plus douteux, à Inglesham dans les expensie necessarie, p.69 : In expensis unius precarie levantis fenum 2 s. 1 d. ob q. In expensis quatuor precariarum metentum preter panem, 10s 9 d et au chapitre des exitus grangie : In pane unius precarie ad falcandum iiiior precariarum ad metendum et unius precarie ad cariandum fenum et bladum, 6 q, 2 b. La precaria est ici la corvée qui est effectuée solidairement par quatre faucheurs. La fourniture d’un pain correspond sans doute ici à un repas. 838. POSTAN 1937. Ici même, chap. 10. 839. Beaulieu, p. 59, Shilton, Idem reddit compotum de .iii.s de falcatura relaxata. Des coutumes rédigées par le sénéchal du manoir précisent que les faucheurs ainsi exemptés sont au nombre de 14. Mais tous les paysans ne bénéficient pas de cette mesure et même ceux qui sont exempts demeurent liés par la coutume et reçoivent une contrepartie en nourriture, tout comme ceux qui fauchent. Je remercie H. Dewez pour ce précieux renseignement et la non moins précieuse référence au document : British Library, Cotton MS Nero A XII, fol. 83 r-v.

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des travailleurs occasionnels recrutés durant les périodes de presse. Charrons, forgerons, charpentiers et maçons ne sont pas nécessairement présents en permanence sur l’exploitation et doivent le plus souvent être rémunérés lorsqu’on fait appel à eux. Les travaux de la vigne requièrent une main d’œuvre abondante aux moments de la taille ou de la vendange, la moisson exige la constitution d’équipes véritables pour lesquelles il est souvent fait appel à des travailleurs salariés et non à la corvée. D’autre part, il faut aussi avoir présent à l’esprit que les seigneurs ne sont pas nécessairement les seuls gros exploitants d’un territoire et que, notamment autour des grandes villes, il faut aussi pourvoir aux besoins en main d’œuvre d’exploitants qui n’ont aucun pouvoir ou aucun droit à exiger du travail d’autrui. Le travail salarié peut aussi entrer en concurrence ouverte avec celui que des exploitants peuvent avoir à effectuer sur leur terre : c’est le fondement d’un procès fameux qui, à la fin du XIVe siècle, opposa les ouvriers des vignes aux propriétaires dont ils travaillaient les parcelles840 À l’intérieur de la communauté villageoise, de plus, l’entraide gratuite ne saurait régler tous les problèmes et, si l’on échange effectivement des services, cela ne saurait exonérer du recrutement de travailleurs temporaires841. La question de la rétribution du travail se pose alors et le mode choisi pour solder les échanges renforce des nœuds d’obligations et de services qui existent à l’intérieur de la communauté. J’aborderai la question en parlant d’abord de la corvée, puis des travailleurs permanents et enfin des travailleurs occasionnels salariés.

II. LA RÉTRIBUTION DU TRAVAIL FORCÉ Les travaux saisonniers peuvent le plus aisément être couverts par les corvées. Les tenures fournissent une main d’œuvre mobilisable en permanence et assurent aux moments de pointe la présence de travailleurs sur la réserve. Les corvées servent ainsi à assurer le recrutement de la main d’œuvre nécessaire aux moissons, aux vendanges et aux labours. Elles ont un coût. Le premier, non chiffrable, est celui de leur organisation. Il faut en effet un maire ou un bailli qui soit délégué par le seigneur à l’organisation matérielle des équipes, au contrôle des présences et à la vérification du travail effectué. Elles supposent un minimum d’organisation administrative, même si le poids peut en être largement reporté sur les notables de la communauté paysanne. Les officiers seigneuriaux sont rémunérés, dans les grands domaines carolingiens, par l’octroi de tenures plus importantes que les tenures paysannes ordinaires et, dans l’Angleterre du XIIe et du XIIIe siècle, par celui de tenures à titre gratuit dont tout le revenu leur appartient. Dans le cas de monastères cisterciens, ces fonctions sont prioritairement exercées par les convers. De ce fait, ils n’apparaissent pas dans les comptabilités. 840. STELLA 1996. 841. WILMART 2017.

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

Pour y voir un peu plus clair, je prendrai un exemple, celui du manoir de Warboys relevant de l’abbaye de Ramsey, situé dans les Fens, entre Cambridge et Peterborough842. Une série de quatre enquêtes y a été menée en 1251 qui a donné lieu à la rédaction d’un extent. Celui-ci donne de très nombreuses indications sur l’organisation du travail et secondairement sur sa rémunération. Il nous a été transmis par le cartulaire de l’abbaye, document de la seconde moitié du XIVe siècle et qui renferme, outre les titres et les privilèges concernant Ramsey, une partie des comptes de celle-ci et des coutumiers issus de surveys, enquêtes effectuées sur préconisation de l’abbé par des notables de la région843. L’extent de Warboys est l’un des plus anciens et aussi l’un des plus complexes qui aient été transmis par ce cartulaire844. Les tâches exigées par l’abbé ou ses représentants sont extrêmement nombreuses et toutes n’ont pas le même régime. Certaines donnent lieu à une allocation dont ni la nature ni le montant ne sont précisés, comme la fauchaison des roseaux ou les semailles845. La fenaison donne également lieu à cette allocation mais dans un endroit du domaine appelé Chevere, ce n’est pas le cas et les travailleurs reçoivent une contrepartie en argent de 6 deniers846. Ailleurs, en revanche, le faucheur peut emporter autant de foin qu’il peut en porter sur la hampe de sa faux847. Quant au battage, il ne donne droit à rien, pas plus que le sarclage848. Les corvéables convoqués au labour, et qui viennent avec leur propre charrue, sont aussi invités à un repas, tandis que ceux qui hersent retournent manger chez eux, bien qu’ils travaillent toute la journée. Le menu du repas est prévu par la coutume : à la première réquisition d’automne, les travailleurs reçoivent un pain d’une valeur d’une obole, de la cervoise, une soupe, de la viande fraîche et du fromage. Aux autres réquisitions, quel qu’en soit le nombre, le poisson remplace la viande. Enfin, tous ces travaux peuvent être commutés et transformés en cens. La coutume prévoit en 842. Sur Warboys : RAFTIS 1974. 843. Le cartulaire de Ramsey siècle est conservé au National Archives. Il a fait l’objet d’une édition au XIXe siècle qui est accessible sur Gallica. Voir Ramsey. 844. Ramsey, p. 305-320, nº CCVI (1251). 845. Ramsey, I, p. 309 […] pro uno opere falcabit etiam viginti quinque gerbas rosci, quas cum propria carrecta ad curiam carriabt, et allocabitur ei pro opere duorum dierum. RAFTIS 1974, Warboys…, p. 193-194 propose une traduction partielle en anglais de ces passages. Les prescriptions sont similaires à celles des manoirs de Beaulieu. 846. Ramsey, I, p. 311 : […] Falciabit in Chevere uno die ; adunabit fenum alio die ; et die tertio carriabit unam carrucam feni apud Wardeboys, vel dimidiam apud Rameseiam, et non allocabitur pro opera, et ipse et participes sui percipient de bursa Abbatis pro sythalis sex denarios. 847. Ibid. : […] Et ubicumque falcaverit, habebit unum fesciculum, quantum potest super hastam falcis suae levare ; et si ob ponderositatem herbae falcis frangitur, herba et falx remanebunt abbati, et nihilominus dabit fractor falcis sociis suis pro misericordia obolum ad cervisiam. 848. Ibid : Ad primam autem precariam autumni habebit panem, sive de proprio sive de empto, pretii unius oboli, cervisiam, potagium, carnem recentem et caseum ; et ad omnes alias precarias habebit panem modo quo prius, cervisiam, piscem potagium et caseum. […] flagellabit etiam […] et non allocabitur ei pro opere ; herciabit etiam in hyeme et Quadregesima per duos dies per totum diem, et non allocabitur ei pro opere. Sarclabit etiam semel in anno per totum diem quod dicitur Iovebone et non allocabitur ei.

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

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effet que le seigneur peut exiger, au lieu de travail, en hiver une obole, en été un denier et en automne, 3 oboles soit un denier et demi849. Un tel système défie la synthèse. Cependant, une chose est sûre : le travail ne se conçoit pas sans une contrepartie, normalement en nature, dont la valeur est variable. Les 6 deniers que les faucheurs de Chevere reçoivent ne constituent pas un salaire : ils portent un nom intraduisible, sythalis, et sont tout au plus une gratification ou une libéralité du seigneur, nommée et fixée cependant par la coutume. Cette rémunération coutumière est accompagnée d’une autre gratification, placée sous le signe du jeu et de la compétition. Ce jeu consiste à laisser prendre aux faucheurs la quantité de foin qu’ils peuvent porter en le plaçant sur leur faux, tout en condamnant le maladroit qui, voulant en prendre trop, casse la hampe de celle-ci, à perdre et le foin et le fer de l’outil, la coûteuse lame, ainsi qu’à payer une tournée générale à ses camarades. Cela place la question de la rémunération sous un jour ludique, compétitif et faussement festif. La maladresse se paie et la coutume ici rappelle aussi que le seigneur impose son pouvoir, même sur le jeu. Il ne s’agit pas de payer le travail effectué mais d’offrir des gratifications. Quant au montant exigé par le seigneur en cas de rachat de la corvée, il est vraisemblablement recognitif et sa fonction est de conserver la mémoire de la prestation. Enfin, si la question de la rémunération du travail forcé est bien posée, son évaluation n’est jamais faite. Le coût du travail ne peut être connu que par l’estimation de la prestation offerte en tant qu’allocation et par celle de la valeur du repas. En East Anglia ou dans les Midlands, au moment des moissons, cette estimation se fait de manière coutumière : leur rémunération, c’est ce qu’ils peuvent emporter. Le corps des travailleurs est utilisé comme unité de mesure des gerbes de blé, puisque c’est leur force qui détermine la quantité de gerbes tenant lieu de rétribution. Cela ne donne pas une estimation monétaire, toutefois, et place la coutume permettant au travailleur de prélever une certaine quantité de blé lorsqu’il moissonne sur le plan du cadeau coutumier, non sur celui de la rémunération850. En utilisant les mesures corporelles, le seigneur rappelle d’autre part le caractère personnel et gracieux de ces gratifications. Des désaccords peuvent surgir sur le nombre de gerbes que les travailleurs peuvent emporter et sur leur taille, points réglés par la coutume mais susceptibles d’abus et d’interprétations : l’octroi des gratifications est ainsi l’occasion de multiplier les contrôles et de faire jouer l’autorité des agents seigneuriaux qui surveillent les opérations. Il peut exister des équivalences. Certains comptes les établissent entre les repas et les contreparties offertes, en l’occurrence des gerbes de blé : un repas vaut tant de gerbes. En fait, au moins au moment de la moisson, la distribution de gerbes de blé semble, dans le courant du XIIIe siècle, s’être substituée en Angleterre à celle de repas, trop difficile sans doute à organiser et, surtout, 849. Ibid. p. 312 : Omnia vero opera potest dominus pro voluntate sua ad censum ponere, quae estimantur in hyeme per diem obolum singillatim, in aestate vero denarium, in autumno tres obolos, secundum etiam facultatem suam. 850. JONES 1977, p. 19-20.

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

devenue trop coûteuse. L’allocation en blé permet aussi au travailleur de participer à la nourriture de sa famille. Ces allocations, même si elles affectent le fonctionnement de la seigneurie en donnant un coût au travail forcé, ont pour fonction de maintenir le bon vouloir des tenanciers, sans pour autant constituer des salaires. Elles peuvent même, dans certaines circonstances, être considérées comme des dons effectués parallèlement à l’exercice de la corvée et non comme la rémunération de prestations. Les tenanciers, pour leur part, ne s’y trompent pas et, lorsqu’ils le peuvent, s’efforcent d’obtenir de l’argent au lieu de gerbes de blé comme c’est le cas dès 1240 sur un autre domaine de Ramsey, Ringstead dans le Northamptonshire, où l’abbé prévoit expressément que, en automne, les travailleurs perçoivent, au lieu des gerbes coutumières, 12 deniers de monnaie851. Cela s’apparente pour le coup à un salaire, même si, dans l’esprit des gestionnaires du monastère, il s’agit sans doute de faire en sorte que la valeur de ce qui est offert n’excède pas la valeur du travail effectué. La conversion du cadeau coutumier en argent est une mesure d’économie, alors qu’elle est sans doute en train de changer la nature même de la prestation. Cela marche d’ailleurs dans les deux sens : en 1330, à Boxley, dans le Kent, à un moment où le prix des céréales était bas, les moines baissèrent le salaire des couvreurs et des charpentiers qu’ils employaient et compensèrent cette perte en offrant un repas852. On trouve, par derrière la question de la rémunération du travail, celle du servage et des différentes formes que prend la servitude au Moyen Âge. Si elle est aussi une question de statut, de rang et d’organisation de la domination sociale, la servitude a des effets économiques, en ceci qu’elle rend possible la mobilisation du travail au profit du seigneur à un moindre coût. Dans la Haute-Marche du XVe siècle, la reconstruction économique d’après la guerre de Cent Ans passe par un renforcement de l’institution servile et par son extension sociale et géographique853. Les seigneurs, dépourvus de trésorerie, y font le choix d’un nouveau développement du servage au détriment du salariat, ce qui établit pour longtemps la relation entre seigneurs et paysans sur un mode non monétaire, sans pour autant être totalement désavantageux pour les nouveaux serfs. Des phénomènes de cette nature ont été observés en Gascogne où l’absence de liberté juridique n’a pas nécessairement été un désavantage pour les paysans, du moins pour les plus riches d’entre eux854. L’affranchissement cependant ne délivre pas nécessairement les tenanciers des obligations de service en travail : l’affranchissement des hommes de SaintGermain-des-Prés à Villeneuve et Valenton en 1249 permet au seigneur de rappeler ces charges, qui sont au vrai légères puisque limitées à 5 jours de labour par an. Ces journées de travail donnent droit à un casse-croûte en automne, du 851. Ramsey, nº CCXII, p. 404-412 : p. 411 : Omnes qui operantur in autumno, percipient de bursa Abbatis duodecim denarios pro garbis, quas percipere solebant. 852. MATE 1991, p. 95. 853. GLOMOT 2013, p. 262-298 : p. 276. 854. CURSENTE 1998, p. 390.

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

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pain et du vin, et au versement de 3 deniers au printemps855. Il n’est pas impossible que les franchises n’aient ainsi fait que confirmer des prélèvements sur la force de travail devenus au XIIIe siècle très peu important, le contrôle effectué sur les exploitations paysannes au moment des mutations et des successions de même que la lourdeur des autres prélèvements pouvant satisfaire le seigneur. Elles rappellent cependant que les hommes affranchis continuent de faire partie de la familia seigneuriale. Les redevances versées viennent alors en contrepartie des avantages moraux, matériels et spirituels que la reconnaissance de l’autorité du seigneur peut amener. Le modèle juridique utilisé à ce moment est clairement, de plus, celui de la manumission romaine qui ne brise pas les liens et les obligations entre maître et ancien esclave mais les place sur le plan du patronat que les affranchissements de saint Louis utilisent parfois. On voit bien enfin, à partir de l’exemple de Villeneuve, que les corvées sont tout à fait insuffisantes à réaliser l’ensemble des travaux que l’exploitation de la réserve implique. La coutume ici ne prévoit rien en ce qui concerne la fenaison, la moisson, les semailles à proprement parler, le travail de la vigne, le creusement et l’entretien des fossés, la mise en défens des champs, l’entretien des clôtures etc… Il en va de même dans bon nombre de grands domaines du bas Moyen Âge et, par exemple, de ceux possédés par les Hospitaliers de saint Jean de Jérusalem en Provence. Il est donc nécessaire, pour ces travaux, soit de s’appuyer sur une équipe de travailleurs stable, présents au manoir, soit de recourir à des groupes d’hommes et de femmes recrutés pour des tâches précises et payées pour cela, en dehors de toute contrainte liée au statut juridique et à la situation à l’intérieur de la seigneurie. Inversement toutefois, les corvées peuvent aussi être trop nombreuses par rapport à la taille de la réserve à mettre en valeur. Il est alors nécessaire de prendre des dispositions de rachat de la corvée afin que le droit de l’exiger ne se perde pas et puisse être exigé de nouveau si nécessaire. Les famuli anglais fournissent un bon exemple des problèmes posés. À côté d’eux, des ouvriers agricoles recrutés pour effectuer des tâches précises et limitées dans le temps.

III. LA RÉMUNÉRATION DES FAMULI La nature des rémunérations offertes aux travailleurs dans un cadre non contraint, c’est-à-dire en dehors des obligations nées de la structure seigneuriale, est une question assez difficile à résoudre. Tout d’abord, il n’est pas aisé de savoir à partir de quand, et pour quelles raisons, le travail salarié s’est substitué au travail forcé ni s’il l’a toujours fait. Il y a d’autre part des retours en arrière comme le montre l’exemple de la Haute-Marche au XVe siècle, où la question du travail a manifestement joué un rôle dans l’extension du servage. Le salaire place la relation sinon dans le cadre d’une économie marchande du moins dans un cadre où la contrainte seigneuriale est devenue secondaire, moins pressante ou moins 855. DUBY 1962, p. 749-750, document nº 157.

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

présente. Pour l’Angleterre, Michael Postan a décelé un glissement opéré après la conquête et, en tout cas, achevé au XIIe siècle, lorsque les travailleurs spécialisés, n’ont plus été exclusivement des esclaves, attachés à leur statut servile du fait même de leur spécialisation, mais des dépendants chasés. Ceux que Postan décrit tiennent des terres non grevées de redevances autres que leur travail et c’est donc bien la corvée qui, ici, détermine le statut. Les tenures in base serjantry ont ainsi pour fonction de décharger le seigneur de la question de l’entretien des esclaves et d’assurer à ceux-ci un revenu sans pour autant altérer leur situation juridique. Les obligations liées à ces tenures ne comprennent pas d’autre prestation de la part du paysan chasé, ni argent ni fraction de la récolte : elles constituent bien une contrepartie à leur travail856. Cette position est liée au travail des charrues, à leur entretien et à celui des bœufs de travail et elle concerne surtout une catégorie de travailleurs appelée bovarii. Au XIIe siècle, ces travailleurs ne sont plus des esclaves mais des libres chasés, qui ont leur propre maison et qui, par conséquent, ne résident plus au manoir et qui doivent du travail. Parce qu’ils sont chasés, leur statut juridique importe moins que leur non-appartenance à la maisonnée du seigneur. Sortis de la seigneurie que Duby appelait domestique, ils se rapprochent, par leur genre de vie et leur situation morale des autres membres de la communauté rurale. La rémunération du travail effectué dans l’année par l’octroi d’une tenure n’est cependant pas exclusive d’autres revenus perçus en argent ou en nourriture par ces travailleurs qui reçoivent donc terre, argent et nourriture en échange de leur travail. Cela établit entre paysans et seigneurs un rapport qui ne peut être considéré comme un rapport salarial, mais qui implique ou entraîne des notions d’évaluation des tâches et de mesure des contreparties offertes en rémunération du temps passé sur la terre seigneuriale. Cela annonce bien la construction d’un tel rapport, même si la complexité des contreparties en question empêche évidemment de les considérer comme le simple prix d’un service857. Pour éclairer un peu ce propos, nous allons prendre un exemple tiré de la grande enquête réalisée en Provence en 1338 sur les commanderies des Hospitaliers dépendant du Prieuré de Saint-Gilles. On connaît l’article classique de Georges Duby commentant ce document et le faisant tellement à fond que toute étude supplémentaire semble superflue858. On peut cependant s’en servir pour illustrer et enrichir ce qui vient d’être avancé. Les tableaux que je présente constituent le dépouillement partiel de l’enquête. Il est effectué sur 3 commanderies sur les 33 relevant du prieuré. Il s’agit de celles de Beaulieu, Venterol et de Montélimar. Je ne présente ici que les équipes de famuli, celles qui sont stables au manoir ou à la commanderie et exclus les artisans et ouvriers agricoles qui sont recrutés pour de brèves périodes ou pour des tâches spécifiques859. 856. POSTAN 1937, 1954. Voir le compte-rendu critique du long article sur le famulus immédiatement publié par R. Hilton : HILTON 1954. 857. LEVASSEUR 1909, p. 2-10. 858. DUBY 1961. 859. Hospitaliers : Beaulieu, p. 13-24 ; Venterol, p. 24-33 ; Montélimar, p. 64-74.

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

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Les fonctions (ou métiers) sont diverses et variables de commanderie à commanderie. Celle de Beaulieu propose une gamme à peu près complète d’activités agricoles, avec des bouviers, des porchers, des servantes des nuncii. Métier ou fonction

Expensa

Salarium

Bouvier

Nature

Nature

Boaterius

Nature

Messager

Nature

Servante

Nature

Nature

Maître chien

Nature

Clerc de la chapelle Artisans / Ouvriers spécialisés

Pensio

Loquerium ou pretium

Habillement Companagium Argent

Argent

Nature

Argent

Argent

Nature

Argent

Argent

Nature

Argent Nature

Ouvriers agricoles

Argent

Éléments de la rémunération des travailleurs employés à la commanderie de Beaulieu en 1338 (Notre-Dame deBeaulieu, entre Vaisons-la-Romaine et Nyons). Le loquerium, l’habillement et le companagium sont toujours en numéraire. Les expensa, le salarium et la pensio en nature.

À Venterol on a essentiellement des personnels liés à l’artisanat et aux services. On ne dispose pas, pour ce domaine, de renseignements sur les ouvriers agricoles. Métier ou fonction

Expensa

Salarium seu merces

Fournier

Nature

Nature

Meunier

Nature

Portier

Nature

Garcio

Companagium

Argent

Argent

Argent

Argent

Nature

Argent

Argent

Nature

Argent

Argent

Argent

Argent

Nature

Fornillarum

Loquerium ou pretium

Habillement

Pensio

Médecin

Nature

Nature

Barbier

Nature

Nature

Éléments de la rémunération des travailleurs employés à la commanderie de Venterol (Com. Dépt. Drôme), 1338.

Il en va autrement à Montélimar où, l’on trouve des bouviers, un charretier, des servantes, un boaterius, c’est-à-dire un tenancier, et 12 mercenaires. Dans ce cas, les catégories de description sont légèrement différentes de ce qu’elles sont dans les 2 autres domaines : la rétribution des mercenarii n’apparaît pas en effet dans la ligne merces, alors qu’on l’y attendrait mais seulement au titre des expensa et du companagium. Il est possible qu’ils soient par ailleurs rémunérés au titre des tâches qu’ils effectuent et que les sommes qui leur sont versés soient comptabilisés avec les travaux payés à la tâche auxquels ils participent.

282

RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

Métier ou fonction

12 Mercenarii

Expensa Nature

Merces seu loquerium

Bouviers

Pensio

Boaterius

Nature Nature

Charretier

Nature

Ancilllae

Nature

Companagium Argent

Nature

Nuncii

Habillement Argent Argent

Argent

Faber

Nature

Barbier

Nature

Medicus

Nature

Avocat

Nature

Éléments de la rémunération des travailleurs employés à la commanderie de Montélimar, 1338

Que nous disent ces tableaux sur la rémunération du personnel stable ? Deux choses frappent immédiatement. Tout d’abord elles ne sont pas constituées exclusivement de numéraire et, d’autre part, le lexique est quelque peu flottant. Les expensa, catégorie commune à nos trois tableaux, sont les dépenses de nourriture et correspondent à des sorties de grain. Ce sont des volumes de blé affectés immédiatement à la consommation et leur affectation ne donne pas lieu à de grandes différences entre les différentes personnes concernées. La hiérarchie des travailleurs stables est marquée en revanche grâce au salarium toujours spécifié en nature. Métier ou fonction

Expensa

Salarium

Habillement

Companagium

Bouvier

3,5 sommes

5 sommes

1£4s

15 s

Boaterius

3,5 sommes

2 sommes

1£4s

15 s

Messager

3,5 sommes

4 sommes

1£4s

15 s

Servante

3,5 sommes

2 sommes

8s

Maître chien

1,5 sommes 1 somme

1 £ 16 s

Clerc de la chapelle

Beaulieu : la hiérarchie par le salaire. La somme (saumata) est une unité volumétrique.

Le salarium est ici constitué d’une certaine quantité de blé, variant selon la technicité du métier du personnage considéré ou du prestige de sa fonction : fort logiquement, c’est le bouvier qui est le mieux et le plus payé, suivi par le messager (nuntius) dont le rôle exact échappe. Les seules sommes d’argent dépensées le sont pour l’habillement et pour le companagium, en pratique sans doute pour la viande. On ne sait pas si elles sont versées aux intéressés ou si elles correspondent à des achats effectués par la commanderie pour les vêtir et leur fournir un

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

283

complément alimentaire, auquel cas on a affaire à une présentation comptable de l’ensemble du coût du travail pour le seigneur et non pas à une évaluation de ce que touche effectivement le travailleur. La rémunération du personnel fixe est donc essentiellement en nature et non pas en argent, ce qui est peut-être un archaïsme et pose en tout cas de sérieux problèmes pratiques : la monnaie ne manque pas en Provence à cette époque et rémunérer le travail en nature procède donc soit d’une fidélité totale à la coutume et à la tradition, soit d’une intention particulière860. Les quantités fournies par l’employeur au titre du salarium ne sont pas destinées à couvrir la consommation quotidienne, puisque les expensa et le companagium y pourvoient. Elles viennent en plus et doivent donc être placées sur le marché pour être valorisées : cela fait des salariés des intervenants certes modestes mais réels dans le jeu de la spéculation. C’est pour eux un avantage et une assurance dans des années d’incertitude alimentaire et c’est aussi la garantie de pourvoir au moins en partie aux besoins alimentaires de leurs familles quelle que soit la conjoncture. Pour le seigneur, cette façon de faire est plus qu’une commodité, puisqu’elle évite de devoir commercialiser la partie de la production servant à rémunérer ces travailleurs fixes, dans un système économique où la rente seigneuriale rapporte peu en numéraire et où le produit de la vente peut s’avérer incertain861. À Beaulieu, les enquêteurs utilisent le terme de salaire pour désigner les quantités de blé versées annuellement aux travailleurs et le distinguent de la pensio en nature, qui est affectée à des artisans, ici un forgeron « qui facit vomerem » et un charpentier « qui facit aratram » ainsi qu’à un berger862. Le loquerium ou le pretium désigne à Beaulieu les sommes d’argent versées aux ouvriers agricoles qui n’ont droit, pour leur part, à aucune prestation en nature. À Venterol, les gains des travailleurs sont structurés de la même manière, même si le médecin et le barbier touchent, au lieu d’un salarium une pensio en nature au demeurant assez modeste et devant correspondre à leurs prestations. À Montélimar, il n’y a pas de catégorie « salarium » pour les travailleurs, les versements en grain rentrant dans la catégorie générale des expensa, sans plus de précision. Les bouviers touchent, en nature, un merces et les personnels non agricoles (forgerons, barbiers, médecin, advocatus) reçoivent pour leur part une pensio en blé, toujours assez modeste. Il arrive que merces seu loquerium signifie, au même endroit, tantôt un versement en nature, tantôt un versement en argent. Ainsi, dans une grange dépendant de la baillie de Comps, la Roche Esclapons863, les bouviers employés l’été reçoivent, au titre du loquerium, une certaine quantité de blé. L’équipe employée l’hiver reçoit, pour sa part, au même titre (merces seu loquerium), une somme d’argent, soit deux livres et huit sous, pour la période courant entre la Saint-Michel et la fête de Saint-Jean Baptiste. Les noms servant à désigner les rémunérations varient donc en fonction de la personne et de la fonction et, éventuellement, du moment de l’année. Les 860. 861. 862. 863.

Sur les questions monétaires, en Provence à cette époque, voir en dernier lieu DRENDEL 2014a. DUBY 1961, p. 176 Hospitaliers, p. 15 Hospitaliers, p. 243

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

rémunérations en nature ne sont pas évaluées. Seuls le sont les éléments qui impliquent un achat (vêtement, chaussure, companaticum) lequel peut, comme on l’a dit, venir en complément du salaire : ces paiements additionnels sont bien attestés jusqu’à la fin du Moyen Âge et peuvent concerner de nombreux éléments. On pense, par exemple, au Badegeld dû, dans les villes allemandes du XVe siècle, en sus du salaire à proprement parler864. Cette situation qui peut sembler quelque peu archaïque est analogue à celle que l’on rencontre un siècle auparavant sur les manoirs cisterciens de Beaulieu où la rémunération comporte toujours deux parts, une en argent et une en nature. Analogue mais certainement pas identique étant donné la faible importance prise par l’argent dans les domaines examinés, alors que les manoirs cisterciens font un usage systématique de la monnaie dans leur relation avec les paysans, sans pour autant négliger les vivres et les repas. De façon générale, cependant, l’usage de la monnaie dans les paiements faits aux paysans est, en Provence, rare, les denrées proposées pour les salaires ne faisant jamais l’objet d’évaluation. Cela cependant ne concerne que les travailleurs vivant au centre du domaine et rémunérés à l’année pour le travail qu’ils exécutent. Les travailleurs embauchés à la tâche sont, pour leur part, payés en argent lorsqu’il s’agit de travaux de force, comme lorsque il s’agit de planter la vigne, ou proportionnellement à la récolte dans le cas des moissons. Ces réflexions appellent évidemment des comparaisons et la poursuite d’une enquête qui, pour le monde rural, a été entreprise mais doit encore être poursuivie à travers les comptes et les enquêtes. Métier Valets de charrue

Nombre

Rémunération annuelle

12

45 à 100 sous

Bergers

4

40 à 60 sous

Porcher

1

40 à 50 sous 60 à 85 sous

Vacher

1

Valet

1

?

Servantes

2

45 à 46 sous

Sergents

2



Domaine de Bonnière entre 1322 et 1328865, d’après RICHARD 1892, p. 593-594.

Il est frappant de voir que, dans une économie aussi monétarisée que l’est l’économie provençale du XIVe siècle, les rétributions des famuli soient données en nature. Dans les années 1250, dans le pays de Liège, l’abbé de Saint-Trond, Guillaume de Ryckel, donne les valeurs des rémunérations de ses famuli en livres, jamais en denrées alimentaires866. Il est vrai aussi que, à Saint-Trond, les rému864. BULST 2013. 865. D’après RICHARD 1892, p. 593-594. 866. Guillaume de Ryckel, p. 98-99, p. 100.

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

285

nérations des travailleurs semblent constituer un poste tout à fait secondaire, du moins dans la comptabilité personnelle de Guillaume de Ryckel. En Artois, dans les années 1320, Thierry de Hérisson paie en argent, selon une grille qui indique clairement la hiérarchie des travaux et des fonctions. Cette grille varie de domaine à domaine, en fonction des besoins en main d’œuvre.

IV. LA RÉMUNÉRATION DES OUVRIERS AGRICOLES Les sommes versées en argent aux ouvriers agricoles employés pour des tâches spécifiques et qui, pour nous, constituent indéniablement des salaires, dans la plupart des cas, ne portent pas de nom dans les comptabilités et sont simplement désignées comme étant des versements effectués pour des tâches décrites très précisément. Il en est ainsi dans l’enquête portant sur les commanderies des Hospitaliers et il en va de même, au Nord de la France, dans les domaines de la Commanderie de Payns, au diocèse de Troyes ou dans les domaines de Thierry de Hireçon en Artois867. À Payns, les travailleurs sont engagés pour des objets précis la fenaison, la moisson, la vendange ou la taille de la vigne. Les membres de la mesnie de Payns sont payés en argent. Quelques rares circonstances y rendent toutefois possible, à titre manifestement exceptionnel, des paiements en nature. En Artois, le paiement à la tâche domine mais la rémunération peut être en argent ou en nature. À Requestor, les moissonneurs sont payés en nature, proportionnellement aux quantités récoltées et le paiement en argent semble l’exception, alors qu’il est la norme pour Bonnières868. La proportion retenue est variable à Requestor, et oscille entre la 12e gerbe en 1320 et la 20e en 1323. On ne sait pas ce qui permet de définir ces chiffres, déterminés sans doute par la quantité et la qualité de la récolte. Le battage est payé alternativement en numéraire et en nature selon un marchandage dont on ignore les termes : 1319

5 d/rasière

1320

6 d/rasière

1321

1/16e des grains

1322

1/22e des grains

1323

5 d /rasière

1325

6 d/rasière

1327

7 d/rasière

Rémunération des batteurs sur le domaine de Bonnières. Le battage du blé, des pois et des vesces est rémunéré au même montant. D’après RICHARD 1892, p. 395.

867. WILMART 2013. Le document commenté par M. Wilmart est édité dans PÉTEL 1907. 868. RICHARD 1892, p. 584.

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

Enfin, de très nombreuses tâches ne sont pas exécutées par les travailleurs du domaine. Il est fait appel en de nombreuses circonstances, et en particulier dès lors qu’il s’agit de l’entretien des bâtiments, à des artisans extérieurs. Si les comptes de la commanderie de Payns ne mentionnent pas de travailleurs extérieurs pour l’exécution de la moisson, l’enquête exécutée en Provence sur les Commanderies des Hospitaliers montre l’existence d’équipes tout à fait considérables : à Montélimar 20 hommes pour biner la vigne, 11 pour la tailler, 80 pour la fenaison. La moisson est cependant faite par la mesnie, à chaque fois que c’est possible, Dans certains domaines, il faut engager des moissonneurs. Ils sont 240869 à Comps. 510 à Puimoisson870, 633 à Manosque871, tous payés en argent et dans ces cas à un même tarif, 12 deniers, alors que le salaire du moissonneur est éminemment variable, allant de 9 à 24 deniers selon les zones considérées. Les tâches subalternes le sarclage des champs, le fanage du foin, la confection et la ligature des bottes et leur mise en javelle donnent lieu à des salaires versés principalement à des femmes. Celles-ci constituent des équipes nombreuses, à Comps, dans la baillie de Rocabruna 160 pro cerclandis bladis, 60 pour lier les bottes et les rassembler, chaque travailleuse recevant dans le premier cas 4 deniers et dans le second 10 deniers. Elles sont 45 à rassembler le foin et à le porter jusqu’à la meule et à recevoir pour cela 5 deniers. Durant les vendanges, la coupe des grappes semble faite essentiellement par des femmes pour 4 deniers. Les estimations qui ont pu être faites en Angleterre montrent que les salaires versés à la tâche peuvent fournir au travailleur un revenu supérieur ou égal à celui que reçoivent les famuli. Il en va de même en Provence au XIVe siècle où un ouvrier n’effectuant que du travail à la tâche pourrait gagner sur l’année l’équivalent de ce que rapporte une exploitation de 12 ha872. Le cas est théorique parce qu’on ne sait pas s’il est possible de passer d’engagement en engagement sur l’année, mais il semble préférable de multiplier les travaux. Faire le choix d’occupations discontinues est une décision rationnelle du point de vue de la construction des revenus et qui permet de procéder à des arbitrages entre le travail pour autrui, ou pour le marché, le travail pour la famille et le loisir. Du point de vue des offreurs de travail, si ce sont des seigneurs, cette façon de faire est l’occasion de faire circuler l’argent obtenu grâce à la commercialisation des produits et d’associer l’économie paysanne à l’économie domaniale de manière très proche. Enfin, la mise en circulation de l’argent et des denrées par le biais des salaires a quelque chose à voir avec une régulation économique qui atténue les effets de la pauvreté873. * 869. 870. 871. 872. 873.

Visites générales, p. 239. Visites générales, p. 322. Visites générales, p. 357. DUBY 1961, p. 195. Voir les très fortes remarques de G. DUBY 1961, p. 195.

12 – LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE)

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Il est au vrai peu important, pour l’économiste, que le salaire soit versé en argent ou en nature dès lors que la tâche, la durée de son exécution et les modalités du paiement sont connus d’avance et ont donné lieu à un accord préalable. Ce n’est cependant pas le cas dans cette économie où le jeu de l’offre et de la demande n’a qu’un rôle secondaire, voire tout à fait effacé. Dans l’économie de la communauté paysanne, le salariat est utilisé pour faire travailler les terres et offre ainsi aux plus démunis la possibilité d’obtenir des ressources complémentaires. Il est aussi constitutif du rapport à la seigneurie, le versement du salaire étant l’une des formes de protection que peut prendre le pouvoir seigneurial : la seigneurie est ici nourricière disait Duby pour la Provence de 1338. La logique à l’œuvre dans ces paiements est alors particulière : il ne s’agit pas d’abord de payer une chose (ici le travail) au juste prix mais d’accroître le nombre d’hommes et de femmes redevables à un titre ou un autre de la qualité de leur vie, voire de leur vie même874. Ce but s’atteint dans une économie organisée de telles sorte que toute chose ne devienne pas une marchandise. Ainsi, il est difficile de considérer que, dans l’enquête de 1338, le travail est une marchandise dont le salaire serait le prix, la rémunération du travail paysan y étant en effet indépendante du prix des denrées et les gages des travailleurs étant une donnée fixe, inélastique, apparemment insensible aux variations de prix des céréales. Les paiements venant en contrepartie de l’exécution d’un travail ont un caractère coutumier et non pas marchand, ce qui illustre les fonctions non économiques de la seigneurie. Celle-ci assure une mise en circulation des richesses produites, non seulement par l’aumône, au vrai peu importante en quantité, mais aussi par la rétribution des tâches effectuées. Les modalités du règlement des salaires permettent ici d’illustrer un usage chrétien des choses où la richesse circule au bénéfice de tous. En ce qui concerne les seigneuries artésiennes de Thierry de Hériçon, les choses pourraient être un peu différentes. Les paiements alternés en argent et en nature de même que la variabilité des salaires en nature indiquent ou semblent indiquer une sensibilité plus grande à la conjoncture des prix des céréales. On sait en effet que la production de ces domaines était destinée à être vendue sur les marchés des grandes agglomérations flamandes proches et en particulier à Gand. La seigneurie anime ainsi une économie d’échanges complexe qui associe étroitement les aspects non marchands de l’économie paysanne à l’économie commerciale des négociants des villes ou des bourgs. Cette seigneurie protectrice et nourricière, et non plus spoliatrice et appauvrissante, par les salaires en monnaie qu’elle verse et par les produits en nature qu’elle utilise comme moyen de paiements, est médiatrice entre deux économies, l’une liée à la ville, à l’échange et au commerce, l'autre au monde rural. C’est sur les marchés urbains que paysans et seigneurs se procurent les monnaies dont ils se servent aussi bien pour animer la relation qui les unit que dans les rapports entre les paysans eux-mêmes. Mais 874. Le modèle sous-jacent à l’explication de Duby dans est très clairement d’inspiration chayanovienne : TCHAYANOV 1990. Voir l’explicitation lumineuse qu’en a donnée E. Patlagean pur le monde byzantin : PATLAGEAN 1975, p. 1372-1373.

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c’est sur les marchés ruraux que circulent le plus aisément les valeurs répandues ou libérées par les seigneurs, nourrissant l’économie d’échanges, de services et de dettes qui irrigue la vie des communautés. La Peste cependant bouleverse totalement le contexte en plaçant les travailleurs, qui ont quelque chose de rare à offrir, leur travail, en position de négociation favorable à l’égard des employeurs875 et leur permettant soit d’arbitrer entre plusieurs employeurs, soit entre le travail et le loisir, ce contre quoi sont dirigées les ordonnances de 1349. Les principes qui font tourner l’économie paysanne fonctionnent apparemment dans un monde plein, c’est-à-dire dans une économie où l’offre de main d’œuvre est abondante, sans que cela apparemment influe, à la campagne, sur le niveau des salaires. L’examen des économies urbaines montre évidemment une réalité très différente, les prix des marchandises, et en particulier celui du blé, étant immédiatement déterminants pour les travailleurs et le salaire réel étant de fait orienté à la baisse au moins durant les épisodes de cherté fréquents au XIVe siècle876. Après la Peste, les réactions seigneuriales d’une part, les politiques des États de l’autre tendent à rendre impossibles des fonctionnements seigneuriaux aussi complexes et finalement généreux, ce que R. Castel appelle la déconversion de la société féodale877. Cette enquête, commencée en fait par Postan dans les années 1950 avec ses famuli et poursuivie par Georges Duby avec les Commanderies alpines, doit être poursuivie et étendue. La question est double : d’une part quelles transformations le travail forcé a-t-il connues et à partir de quand a-t-il été rétribué ? Et, d’autre part, quels types de rémunérations sont-ils adoptés ? En argent ou en nature, selon quels rythmes annuels ? Quelle est la part du travail artisanal salarié extérieur à la seigneurie dans les sommes dépensées. C’est un chantier à poursuivre.

875. POSTAN 1937 ; PENN et DYER 1990. 876. Voir LA RONCIÈRE 1982. 877. CASTEL 1995, p. 123-135.

CONCLUSION

A

u terme de cet itinéraire, il convient de revenir sur ce qui a été dit et fait. On est parti d’une réflexion tirée de Polanyi : comment peut fonctionner une société qui ne recourt pas au marché pour l’ensemble de ses échanges et, dès lors, selon quelle rationalité les actions des hommes s’organisent-elles ? On a admis dès le départ, et on est souvent revenu sur ce point, que la chronologie des faits politiques et institutionnels devait être décrochée de la chronologie des faits économiques et sociaux. Ni la disparition des institutions politiques de l’Empire romain et le morcellement de son territoire, ni la faillite de l’Empire carolingien ne sont en elles-mêmes des explications à l’appauvrissement ou à l’enrichissement des sociétés occidentales. Inversement, les débuts de la croissance démographique et la disponibilité de nouvelles richesses n’ont pas débouché sur une crise politique et institutionnelle marquée par une transformation brutale des institutions et notamment des institutions de justice. Il n’en demeure pas moins que le développement de la production a eu des effets dont la mesure est encore à prendre.

I. QUESTIONS DE CHRONOLOGIE : VOUS AVEZ DIT « MUTATIONS » ? QUELLES MUTATIONS ? Si l’action politique doit être réintroduite, c’est au niveau des institutions pouvant transformer les moyens d’action des hommes sur le milieu. L’analyse des pouvoirs royaux est, de ce point de vue, essentielle mais doit être comprise en relation avec les moyens matériels et institutionnels à la disposition des agents. L’action des souverains mérovingiens puis carolingiens a par exemple abouti, en Francie, à une nouvelle répartition des fortunes, fiscs royaux et biens ecclésiastiques étant, entre VIIe et Xe siècle, massivement redistribués à l’intérieur de l’aristocratie, avec deux conséquences : 1. le transfert, avec les terres, du droit de commander aux hommes et aux femmes vivant sur elles et les mettant en valeur. 2. l’obligation de réorganiser la production de denrées alimentaires à la fois pour couvrir les besoins de maisonnées aristocratiques abondantes et pour répondre à la demande de marchés émergents aux VIIIe et IXe siècles. La structuration des patrimoines en a été bouleversée, l’acquisition de droits sur les hommes rendant possible, dès le VIIIe siècle, l’apparition d’ensembles fonciers organisés de la même manière et régis par les mêmes normes878. Cela s’est produit dans un cadre juridique où la mise au travail des hommes passe par la contrainte, le travail forcé, que ce soit celui des serfs prébendiers ou celui des paysans chasés, installés sur des tenures, demeurant au centre du système de production construit à ce moment. La transformation sociale qui en résulte amène à relativiser les conséquences de 878. DEVROEY 2006, p. 528-530.

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la dislocation de l’ordre politique carolingien : elle commence avant l’Empire et continue après sa fin. Il faut par conséquent abandonner définitivement le paradigme de la mutation féodale ou de la révolution seigneuriale. L’acquisition par l’aristocratie de privilèges d’immunité a puissamment contribué à la transformation des rapports entre paysans et seigneurs879 et a également fait évoluer le rapport de force entre l’Église, l’aristocratie et la royauté. Les dons royaux relèvent d’une société où la participation au pouvoir donne accès non à la rente mais à la terre elle-même, contraignant les bénéficiaires de telles largesses à organiser la production en s’appuyant sur les pouvoirs qu’ils acquièrent avec elle. Ils témoignent aussi d’une économie où la circulation des richesses est verticale et s’effectue par les dons du roi. Les fortunes se constituent grâce à eux mais, et c’est là un point tout à fait essentiel de cette économie, elles ne se cristallisent pas en patrimoines avant la fin du haut Moyen Âge. Elles sont renouvelées à chaque génération par de nouvelles gratifications qui consolident le lien entre aristocratie et royauté, avant que ne se forment, à partir du XIe siècle ce que A. Guerreau appelle des topolignées, c’est-à-dire des groupes familiaux entés sur un lieu, une terre, un château, dont ils portent le nom. La question de la richesse, celle de la composition des fortunes et de l’accumulation des biens, a été au cœur de cet ouvrage. En arrière-plan s’est posée la question de savoir quels effets avait eu le développement de l’économie, sa diversification et sa complexification sur les sociétés médiévales. C’est l’économie rurale qui a été au premier plan selon une perspective qui a été celle des historiens médiévistes de ma génération. J’ai cherché à travailler, comme je l’ai dit dans ces pages, en prenant pour hypothèse de travail que l’essor de l’Occident était lié au développement et aux succès de l’économie rurale, à sa capacité à produire des surplus et aussi à en promouvoir l’échange. Il subsiste de ce côté bien des zones d’ombre, ne serait-ce, par exemple, que la question des marchés comme lieux physiques de l’échange qui n’a pas été abordée dans cette enquête. J’ai cherché principalement à éclairer l’économie politique de la période tout en gardant à l’esprit le fait qu’il s’agissait d’une économie chrétienne d’où jamais la question du salut n’est absente. Cette économie politique a d’abord pris corps pour moi dans la documentation des IXe-XIIe siècles. Une articulation chronologique majeure m’est apparue, qui n’a cependant pas trouvé place dans cet ouvrage, celle de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Elle a trait à une mutation considérable survenue dans le mode de gestion et d’organisation de la seigneurie dès la fin du XIIe siècle. Ce moment est à mon sens essentiel. En Angleterre, les grands seigneurs changent leur mode de gestion et passent au faire-valoir direct, abandonnant le système de la ferme générale, et, surtout, resserrant le contrôle exercé sur la paysannerie. Le villainage qui se généralise alors entraîne un accroissement des charges pesant sur les paysans et une restriction de leur liberté d’action. En Italie, le système domanial hérité de la période carolingienne, qui faisait encore une large part aux corvées, connaît une mutation 879. DEVROEY 2006, p. 526-542 ; ROSENWEIN 1999.

CONCLUSION

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considérable, lors d’un passage simultané, constaté en Lombardie aussi bien qu’en Toscane, à un système de prélèvements fixes et très lourds, avant de glisser vers d’autres modalités où le partage à compte-demi domine, dans le cadre de la mezzadria880. La question du crédit et celle de la dette des paysans envers leurs seigneurs, mais aussi celle de l’endettement seigneurial, est ici cruciale881. La dette et l’usure attaquent les vieux systèmes de domination et d’exploitation du travail autant qu’elles dissolvent ou au moins menacent les vieilles fortunes foncières882. Cela introduit une nouvelle périodisation qui déplace les effets du développement économique et ouvre des perspectives à la fois sur l’accélération de la circulation de l’argent et ses conséquences et sur les conséquences du développement des marchés urbains, principalement les marchés alimentaires et celui des produits de luxe. De ce fait, les difficultés complexes rencontrées par l’Occident dès la fin du XIIIe siècle sont à relier sans doute à l’accroissement du rôle des marchés dans la vie économique médiévale que l’on résume dans la catégorie de « commercialisation ». Les dysfonctionnements des marchés, l’augmentation du poids des États et les problèmes de production sont à analyser ensemble, sans oublier, bien sûr, la question climatique réintroduite récemment dans le débat883.

II. HISTOIRE ET ÉCRITURES DE LA VIE ÉCONOMIQUE La période carolingienne et post-carolingienne a autorisé une complexification de la vie économique qui entretient des rapports étroits avec le perfectionnement des techniques d’écriture et d’inscription. Les Carolingiens, en ordonnant le recours systématique à l’écriture dans les procédures de gestion, ce qui est en partie rendu possible ou moins malaisé par la réforme de l’écriture du VIIIe siècle et par les efforts portant sur l’éducation des élites, ont favorisé la production d’une documentation utilisable par les historiens de l’économie. Ils ont ainsi contribué à donner aux agents des cadres cognitifs qui autorisent la consolidation de conduites rationnelles en finalité ou en valeur et non plus seulement traditionnelle, pour reprendre les catégories de Max Weber. La construction d’instruments permettant aux détenteurs de patrimoines d’agir plus rationnellement est longue cependant, et si les abbés peuvent à bon droit être considérés comme des acteurs rationnels, ils ne le sont que pour autant qu’ils ont effectivement la maîtrise suffisante d’instruments permettant de décrire, prévoir et calculer884. La question de savoir quand cette capacité est acquise de façon irréversible, c’est-à-dire quand les actions économiques et l’écriture deviennent indissociables l’une de l’autre est posée depuis longtemps. Son étude a beaucoup progressé ces dernières années 880. 881. 882. 883. 884.

TABARRINI 2019. FELLER 2009. RIPPE 2003, p. 638-642 BOURIN, CAROCCI, MENANT, TO FIGUERAS 2011. DEVROEY 2006, p. 604-608.

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L’histoire culturelle et l’histoire économique apparaissent en effet indissociables. La production et l’échange ne sont pas du seul ressort de l’oralité ou de la coutume, ou encore du savoir tacite, du savoir-faire transmis par apprentissage de génération en génération. Ils relèvent aussi du travail de la pensée consciente, qui organise et prévoit. En imposant aux monastères comme aux laïcs de compiler des inventaires des revenus, des biens et des dépendants, les polyptyques, Charlemagne fait débuter une évolution qui place l’écriture au centre de la vie économique : on ne peut penser la production et l’échange sans en même temps l’inscrire. Les documents produits servent bien sûr à informer, à témoigner ou à prouver. Ils servent aussi à penser ce que l’on fait en l’inscrivant. Écrire alors est indissociable de l’action en train de se produire et dont le texte rend compte. Nous avons, pour l’époque carolingienne, de multiples preuves de la présence de l’écriture dans la gestion quotidienne, que ce soit pour transmettre des instructions ou rendre compte de leur exécution. Multiples mais tout de même pas très nombreuses : si l’on a le soupçon que l’on écrivait beaucoup plus que ce que l’on a pu conserver et transmettre, il faut cependant attendre les XIIe et XIIIe siècles pour avoir une documentation plus consistante. Le processus est à ses débuts au IXe siècle et connaît des retours en arrière. Il est loin d’être linéaire et ne connaît de brutale accélération qu’à partir de la fin du XIIe siècle lorsqu’apparaissent les comptabilités monastiques. Ce n’est que dans le courant du XIIIe siècle que le calcul devient absolument et définitivement indissociable de la pratique seigneuriale et de la pratique marchande et qu’il devient absolument indispensable de tout écrire. Le meilleur exemple est sans doute celui du livre de raison de l’abbé de Saint-Trond Guillaume de Ryckel, qui est une tentative d’ordonner dans un même registre une vie économique et institutionnelle confuse. La première comptabilité marchande siennoise qui nous soit parvenue date, quant à elle, des dernières décennies du XIIIe siècle. Les formes que prennent les écritures sont, au XIIIe siècle, de plus en plus sophistiquées, sans être pour autant normées. Guillaume de Ryckel, ou le prévôt de la seigneurie de Mortagne, Othon, prennent note de ce qu’ils font quotidiennement sur des cahiers ou des registres qui nous sont parvenus. L’abbé de Saint-Martin de Pontoise cherche à intégrer tous les éléments concernant les affaires du monastère en un seul document, utilisé intensivement des années 1320 aux années 1400 par plusieurs abbés successifs. Mais ni les uns ni les autres ne construisent de méthode ou ne suivent un véritable système. Le caractère empirique et souvent désordonné de la documentation produite est très marqué, jusque dans les comptabilités commerciales du XIVe siècle comme le montre l’étude si difficile du fonds Datini ou celle, au début du XIVe siècle des papiers de Thierry de Hireçon. Le mouvement du réel est corrélé à la construction et à l’usage des instruments du savoir : ce sont aussi ceux de l’action. Effectuer une transaction, c’est aussi opérer, au moment de la passer par écrit, un véritable travail de la pensée dont la forme dépend de facteurs extérieurs à l’acte en train de se produire. C’est également un travail de mémoire : il faut rendre compte de tout ce qui se passe, ainsi que Pegolotti le conseille au début de sa Pratica della Mercatura dans les années 1320.

CONCLUSION

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Ces travaux ont à voir avec l’habileté du scribe à manier, par exemple, dans un échange de terres la première et la seconde personne sans embrouiller son lecteur outre mesure885. Ils sont aussi reliés à l’état du droit et à la capacité des scribes à en manier les catégories, comme à la maîtrise qu’ils ont ou n’ont pas du latin. La langue de métier des notaires italiens du VIIIe siècle est presque incompréhensible mais constitue un phénomène linguistique important. Ils ont enfin à voir avec les conceptions que les notaires et leurs clients ont de la propriété, qu’il s’agisse de celle de la terre ou de celle d’objets mobiliers. L’insertion dans la documentation du bas Moyen Âge de mots en vulgaire, tout en précisant les transactions pour les parties, complique leur compréhension par l’historien. L’insertion de l’étude des écritures dans la réflexion historique n’est certainement pas une nouveauté. Elle est, depuis le XVIIe siècle et Mabillon, au cœur de l’entreprise historienne, Les apports de l’anthropologie, et en particulier ceux de Jack Goody, ont renouvelé ce secteur extrêmement technique dont des historiens non spécialistes se sont emparés pour aborder des questions pouvant éclairer les rationalités pratiques à l’œuvre dans toute sorte de domaines. La raison graphique trouve cependant aussi dans la vie économique un champ d’application, en particulier dans les analyses portant sur l’échange et dans celles portant sur l’accumulation foncière.

III. HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE L’histoire des fortunes et de leur constitution, de leur accroissement, de leur transmission et de leur circulation a constitué un élément important de cet ouvrage. Vouloir l’écrire revient à décrire les conditions dans lesquelles l’accumulation patrimoniale s’est opérée mais aussi à vouloir rendre compte de l’échange. Ce compartiment de la réflexion est distinct de la recherche sur la production et le travail mais relève d’une anthropologie de l’économie qui comprenne toutes les sphères de l’activité humaine et cherche à intégrer ses différents niveaux, par exemple en incluant la question de la rémunération du travail à une réflexion où l’histoire de l’écriture a sa place, parce qu’il s’agit à la fin d’étudier les savoirs et les rationalités pratiques du Moyen Âge. Le recours à des thématiques et des catégories issues de l’anthropologie économique permet d’opérer de tels rapprochements de façon légitime lorsqu’il s’agit de traiter des rapports matériels se construisant entre les hommes. Les procédures de production, d’échange et même de consommation sont d’autre part intimement liées aux relations que la société entretient avec le divin, comme elles sont liées aussi à la construction de relations entre les acteurs et à leur capacité à inscrire tout cela dans des textes qu'ils soient narratifs ou non. Cela amène à intégrer d’autres éléments particuliers aux sociétés médiévales, du moins avant la réforme 885. HUERTAS 2008.

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de l’Église du XIe siècle, et à s’interroger sur les incidences matérielles de la présence du sacré dans les relations entre les hommes. L’omniprésence dans la littérature historiographique de l’Essai sur le don, qu’on le cite explicitement ou que l’on s’en serve de façon plus ou moins couverte, est le signe du changement très profond qui s’est opéré sur les paradigmes disponibles. Alors que Marc Bloch lui-même se contentait de prudentes allusions à « certains travaux ethnographiques », la référence est devenue plus que fréquente et même presque obligée. Outre le fait que Mauss fournit des clefs de lecture utilisables dans des contextes très différents, s’en servir signifie aussi que l’on réfléchit à une société sans marché, l’échange non marchand contaminant l’ensemble de la circulation des biens. Les médiévistes ont ainsi mis entre les sociétés éloignées dans le temps et eux une distance qui équivaut à ce qu’était dans l’espace le grand partage des anthropologues886. Les conséquences en matière d’analyse économique sont considérables et opèrent principalement sur deux points qui sont liés : la circulation des biens, la relation entre les hommes et les choses. Penser ces deux éléments simultanément amène à réfléchir aux conditions concrètes de réalisation de l’échange. Les choses investies d’affects et de valeurs qui ne sont pas réductibles à une évaluation monétaire apparaissent comme des prolongements de la personne qui ne se distingue pas de ses possessions. Elles incorporent quelque chose de leur possesseur, véhiculant avec elles son histoire, son prestige, son honneur. Une affirmation de cette nature, qui est désormais aisément admise par les médiévistes dans leur ensemble, dérive de la lecture de Mauss et est une interprétation des pages stupéfiantes qu’il dédie à « l’esprit de la chose donnée ». Intégrer cela à une étude de la valeur et aux processus de formation des prix relève évidemment de la gageure que le travail sur le marché de la terre a permis partiellement du moins de relever. L’un des apports de la réflexion sur ce sujet, et l’intérêt de se servir des échanges portant sur les biens fonciers comme objet heuristique, est, entre autres, de permettre de vérifier une hypothèse troublante : le même acteur peut faire simultanément des choses apparemment tout à fait contradictoires, en fonction de la scène sociale sur laquelle il se place, précisément parce que l’objet dont il se sert est polysémique. Vendre une terre peut être un acte lié à une parfaite rationalité économique : les agents sont tous capables, intuitivement au moins, de saisir que des éléments concrets, la fertilité d’une parcelle, sa position par rapport à des voies de communication, la présence de bâtiments d’exploitation, mais aussi sa surface, concourent à lui donner une valeur qui peut s’apprécier, c’est-à-dire être mesurée par la médiation de l’instrument monétaire, toujours disponible pour cette fonction cardinale. La vente peut n’intégrer que ces éléments et présenter dès lors les caractéristiques d’un échange marchand, la valeur du bien, son prix, étant lié à ses qualités propres. L’échange est soldé par l’établissement d’un prix intégrant ces facteurs et les mesurant, mesurant aussi le désir qu’a l’acheteur de se procurer ce bien. 886. WEBER 2005.

CONCLUSION

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Le même acteur, dans d’autres circonstances, ne tient pas compte des éléments quantifiables et pratique un prix très en dessous ou très au-dessus de ce que l’on attendrait, si tant est que la notion de « prix moyen » ait une signification : un examen approfondi montre ce que la transaction a effectivement effectué ou ce qui s’est opéré sous couvert d’une transaction foncière. Les cas les plus fréquents sont des opérations réalisées dans ou hors la parenté, préparant une alliance de mariage qui ne se réalisera peut-être que bien plus tard, si même elle a lieu, les transferts de propriété servant à sceller les alliances actuelles ou potentielles. Évidemment, il ne s’agit alors en aucune manière d’échange marchand. Le transfert opéré vise à de bien autres buts : assurer le passage d’un bien d’une génération à une autre, le faire circuler à l’intérieur de la parenté afin de reconstituer une unité patrimoniale menacée par des partages, ou encore solder des dettes. Les prix pratiqués sont alors en apparence erratiques : en remettant en cause la notion même de prix, et en la remplaçant par celle de contrepartie dans un échange, on ouvre la porte à de très nombreuses possibilités qui permettent de rendre compréhensibles des échanges qui, autrement, ne le seraient pas887. Un acte de vente peut ainsi sceller une amitié, révéler une entrée en dépendance ou confirmer la place d’un individu dans une clientèle. La gamme des significations prises par les échanges portant sur des biens de propriété est infinie. Il en va de même, ainsi que Barbara Rosenwein l’a depuis longtemps montré, en ce qui concerne les églises et les terres qui leur sont données par des groupes aristocratiques888. Les terres sont le medium par lequel se construit le rapport complexe, souvent conflictuel, entre l’Église et les laïcs et, par conséquent, entre les laïcs et Dieu. En ouvrant et en entretenant par le langage du don des relations avec l’au-delà, les aristocrates parviennent en fait à conserver leur richesse tout en assurant le salut de leur âme et les biens qu’ils ont transmis à une institution demeurent leur, tout en leur échappant pour devenir des biens sacrés. C’est un paradoxe bien connu des anthropologues depuis Annette Weiner889 . Il éclaire des situations qui autrement demeureraient incompréhensibles et rendraient inexplicables les comportements patrimoniaux des grands laïcs. Ce qui se cache derrière les échanges fonciers est donc différent de ce que l’économie politique pourrait y voir, parce que, à travers la terre ce sont des relations humaines qui se construisent ou se défont. Il est possible, par extension, de penser les relations entre les hommes à travers les objets de possession qu’ils font circuler : c’est là tout l’enjeu de l’histoire de la culture matérielle dont l’étude permet de penser les relations sociales à travers la construction d’un cadre de vie, la conservation, la transmission et la mise en circulation des objets de tout nature qui constituent l’entourage des hommes. 887. FELLER, GRAMAIN, WEBER 2005. 888. ROSENWEIN 1989. 889. WEINER 1992.

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IV. L’EXPANSION Nous en revenons alors à la question posée en introduction : comment, dans de telles conditions, avec un tel fonctionnement social de l’échange, une expansion durable a-t-elle été possible ? Disons simplement que rien dans les dispositifs décrits n’était absolument dirimant et n’empêchait véritablement l’accumulation de richesses de s’effectuer. Disons aussi que les institutions par lesquelles s’est effectuée la mise en circulation des richesses ont été certainement très efficaces. La seigneurie, qui est une institution omniprésente, invasive, organise les prélèvements et le contrôle des hommes dans tous les compartiments de leur existence. Elle opprime durement et réprime les tentatives de révolte ou les velléités de rébellion. Elle est cependant bridée par les principes mêmes qui régissent son fonctionnement et son arbitraire est limité par la nécessité de laisser le capital des paysans se reproduire, voire augmenter. Il est certain que la société paysanne a pu, dans l’ensemble, s’enrichir, accumuler une épargne lui permettant d’acheter son émancipation et d’accroître son patrimoine tout en améliorant le cadre matériel de son existence. Dans le temps même où la seigneurie consentait à des investissements improductifs, en châteaux et en matériels de guerre, elle procédait aussi à d’autres formes d’investissements, sociaux ceux-là, et proposait au monde paysan des biens immatériels d’une importance considérable en assurant le fonctionnement d’une justice imparfaite et rudimentaire, violente et souvent inique mais qui permit aussi de faire des sociétés villageoises des communautés de paix ainsi que les avait qualifiées Georges Duby. Elle a également pris en charge les marchés en organisant leur calendrier, en assurant la police des échanges et en garantissant les poids et mesures, les monnaies lui échappant dans une large mesure. Bref, quelque violente qu’ait pu être l’oppression et quelque négatif que soit le jugement que l’on est amené à porter sur elle, cette négativité même est positive en ceci qu’elle offrait une forme d’ordre et de stabilité. Les contraintes qu’elle imposait n’auraient été d’aucune utilité si les paysans n’avaient eu la possibilité de produire aussi pour le marché et par conséquent d’échanger pour consommer ce qu’ils ne produisaient pas. La commercialisation qui marque les XIIe et XIIIe siècles a d’abord porté sur les produits agricoles et a commencé sur les marchés ruraux dont les réunions hebdomadaires servent d’abord à écouler les surplus des exploitations et rendent effective la complémentarité des productions de terroirs différents. La réunion des marchés donne lieu à des prélèvements et il serait par conséquent contreproductif d’empêcher les paysans de s’y rendre ou d’y effectuer des transactions, même de petite envergure. L’échange commercial se développe aussi vers les produits de l’artisanat, et d’abord celui de l’outillage et de l’ensemble des objets nécessaires à la vie que les exploitations ne produisent pas. Enfin, les produits textiles, fort logiquement, y trouvent aussi un débouché. Le lien entre la diffusion des marchés locaux, la construction des réseaux capillaires d’échange et l’essor

CONCLUSION

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urbain apparaît clairement à travers les analyses spatiales effectuées durant ces vingt dernières années890.

V. QUELQUES PROPOSITIONS Lentement, un autre « grand récit » ou une autre intrigue est en train de se mettre en place qui déplace les limites chronologiques retenues et atténue les ruptures tout en introduisant, ou en réintroduisant des éléments nouveaux dans les chaînes causales. Ainsi, la peste et les épidémies, le climat et ses oscillations font de nouveau partie des préoccupations historiennes, malgré les difficultés posées par leur observation : les famines, surtout celles du haut Moyen Âge, sont difficiles à décrire et à mesurer. Leur intensité ainsi que leur fréquence demeurent des sujets d’étude et de recherche. Quant à la peste, son caractère de catastrophe absolue est admis pour la fin de l’Antiquité mais la mesure de son importance à la fin du Moyen Âge demeure un problème. Autres thématiques nouvelles, celle de la commercialisation, mais aussi les études sur la pauvreté de Sen qui, avec le concept d’entitlement, a ouvert la porte à une réflexion qui s’éloigne des formes longtemps dominantes de malthusianisme. Cela étant posé, les bornes logiques d’une histoire économique du Moyen Âge devraient être du VIIe siècle aux années 1450, c’est-à-dire des prodromes d’un redressement et d’un repeuplement aux débuts de la période moderne qui voit la projection de l’Occident au-delà de ses horizons, par-delà les mers vers les mondes anciens des épices et le Nouveau Monde à découvrir, explorer et exploiter : de Dagobert à Henri le Navigateur, en quelque sorte. Cette périodisation fait du VIe siècle un moment de bascule durant lequel les structures économiques, politiques et sociales du monde romain s’effritent puis disparaissent à mesure que s’effondrent ses institutions politiques et les cadres matériels de son organisation, et notamment les villes. De nouvelles relations villes-campagnes, beaucoup moins structurantes se construisent. La discontinuité majeure entre espace urbain dominant et espace rural dominé s’atténue jusqu’à presque disparaître et ne réapparaît qu’à partir du XIIe siècle, lorsque la question de la domination du plat-pays redevient essentielle et centrale. La reconstruction s’opère à partir du VIIIe, voire dès le VIIe siècle, sur des bases différentes de celles qui animaient l’économie romaine. Les grands centres de pouvoir et de consommation qu’étaient en Occident les villes ne pouvant plus jouer de rôle moteur, ce sont les dynamiques internes au monde rural qui assurent son développement. Cela signifie que les échanges commerciaux internationaux jouent un rôle effacé, tandis que le lent développement de la production permet l’accroissement des échanges locaux qui appuient la constitution de dominations sociales et politiques qui culminent dans l’éphémère réussite de l’entreprise carolingienne. Celle-ci laisse un monde profondément transformé du point de vue 890. Outre PETROWISTE 2018, voir THEILLER 2004.

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politique comme du point de vue de l’organisation économique. L’institution qu’est la seigneurie est en place dès l’époque carolingienne, avec ses potentialités de coercition et de contrainte s’appliquant aux paysans, avec aussi l’effectivité de la violence qui lui est inhérente, débordant le cas échéant, à partir du Xe siècle, en guerres vicinales. Celles-ci perturbent le mouvement, le ralentissent, mais ne l’arrêtent pas et les remises en ordre apparaissent efficaces comme le montre ou semble le montrer le De Administratione de Suger où les négociations menées avec les seigneurs trublions voisins de ses prévôtés, les opérations militaires menées contre eux et les décisions administratives permettant la réorganisation des domaines et la rationalisation du prélèvement vont de pair, montrant le savoirfaire de l’abbé de Saint-Denis ainsi que la force ou la vitalité du mouvement économique qui rend possible et utile son action891. L’étape suivante se déroule dans la seconde moitié du XIIe siècle et au XIIIe siècle lorsque les seigneurs, prenant conscience de phénomènes inflationnistes, sensibles aussi à l’extension du marché urbain des céréales, embarrassés également par les questions d’organisation du travail restructurent le système de prélèvement qu’ils avaient mis au point et, partant, redéfinissent l’encadrement du monde rural. C’est le moment où, en Italie, point la mezzadria toscane, où, près de Rome, se développent les casali et où, en Angleterre, commence l’exploitation en faire-valoir direct des grands domaines. Les actions seigneuriales montrent une implication croissante dans le processus de production et une conscience réelle des transformations du monde urbain ainsi que de l’augmentation du rôle des marchés tant ruraux qu’urbains. Parallèlement, l’économie marchande, articulée sur une activité artisanale de plus en plus complexe et sophistiquée, se déploie dans un mouvement général de commercialisation des produits agricoles ou manufacturés. La multiplication des lieux de l’échange est prise en mains par les seigneurs puis, selon les lieux, par les autorités princières ou royales qui régulent les calendriers et la géographie des réunions hebdomadaires892. La réanimation des routes du grand commerce, enfin, l’intensification d’un commerce interne à l’Europe par voie terrestre ou fluviale favorisent l’accroissement des valeurs mises en circulation. L’interconnexion entre les différentes places d’échange est un problème actuellement en cours d’étude, la formation des prix, la disponibilité de l’information, le déplacement matériel des produits et des marchandises étant au cœur du débat. Les transformations du XIIIe siècle sont considérables. Elles tournent autour du crédit et de l’usure et de la transformation qu’ils imposent aux vieilles sociétés elles-mêmes déjà changées en profondeur par l’expérience seigneuriale et l’émergence du monde des villes, de leurs institutions spécifiques et de leur poids dans la production et l’échange. Ce que Gérard Rippe a appelé la crise du XIIIe siècle doit être pris au sérieux et être considéré comme une hypothèse de travail. Les contradictions internes à la société féodale deviennent antagonistes 891. LETURCQ 2007. 892. PETROWISTE, LAFUENTE 2018.

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et, par conséquent, pleinement actives et efficientes lorsque d’autres difficultés, exogènes, surviennent. Le commencement des grands déséquilibres politiques des villes italiennes, et sous la plume de Rippe, de Padoue, coïncident avec les premiers effets de la transition qui marque l’entrée dans le petit âge glaciaire. Les conséquences de la multiplication des accidents météorologiques, c’est-àdire l’irrégularité et l’incertitude pesant sur les récoltes, se perçoivent dès les années 1260. Les crises frumentaires nombreuses et récurrentes dès le début du XIVe siècle, sont le signe autant que la cause de la dégradation générale des conditions d’existence marquant les deux derniers siècles du Moyen Âge. La survenue brutale de la Peste, enfin, contribue à donner un aspect particulier à ce moment de l’histoire. Cependant, et c’est là un des points sur lesquels il faut encore réfléchir et enquêter, le niveau de la culture matérielle n’est pas dégradé. Au contraire, le nombre d’objets, choses banales ou objets de luxe à la disposition de la société, semble n’avoir jamais été aussi élevé et, d’autre part, le déclin de la population a été long mais certainement pas définitif. S’il a abouti à des redéploiements de la population, manifeste à travers l’ample mouvement d’abandon des habitats ruraux bien connu en France depuis les années 1960, il n’a pas eu comme conséquence une déprise aussi durable et profonde que celle de la fin de l’Antiquité. Les structures qui encadraient la société, notamment la seigneurie, mais aussi la paroisse et, au-dessus, les États, ont tenu malgré le coût social élevé qu’il a fallu payer. La paupérisation des populations laborieuses, l’extension d’un groupe de plus en plus étoffé de marginaux, la disqualification sociale sont autant de problèmes dont le lien avec la conjoncture doit encore être approfondi, de même que doit encore être compris le lien entre économie marchande, modalités non marchandes de l’échange et croissance économique.

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TABLE DES MATIÈRES Avant-propos UNE ÉCONOMIE ENCASTRÉE I. Catégories à questionner …………………………………………………… 6 II. La question de la quantification et de la sériation ………………………… 7 III. Les fortunes ……………………………………………………………… 10 IV. La valeur des choses ……………………………………………………… 12 V. Dynamiques ……………………………………………………………… 15

Chapitre 1 ENTRE CROISSANCE ET CRISE : LES ARRIÈRE-PLANS DE L’HISTOIRE DE L’ÉCONOMIE MÉDIÉVALE I. La question de la croissance et de la crise ………………………………… 24 II. Champs traditionnels et champs nouveaux………………………………… II.1. Marchés et formation des prix ……………………………………… II.2. Interroger les institutions : lectures économistes de la seigneurie …… II.3. Les écritures pragmatiques……………………………………………

33 34 38 40

Chapitre 2 LES ÉCRITURES DE L’ÉCONOMIE AU MOYEN ÂGE I. Les écritures de la vie économique ………………………………………… I.1. Transmission et fossilisation ………………………………………… I.2. Goody et ce qui s’ensuivit …………………………………………… I.3.Administrer les choses à l’époque médiévale ………………………… II. Chronologie ……………………………………………………………… II.1.Administrer par l’écrit au haut Moyen Âge ………………………… II.2. Les effets de la diversification de la vie économique………………… II.3. Échanges marchands et non marchands dans les documentations médiévales ………………………………………

III. Écrire pour agir : les écritures seigneuriales ……………………………… III.1. Polyptyques, censiers et gestion de l’espace économique ………… III.2. Les cartulaires et la gestion du patrimoine ………………………… III.3. Instruments de gestion et de prélèvement …………………………

45 45 47 48 51 52 54 55

57 58 60 62

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

IV. Écrire et compter : les écritures commerciales …………………………… 65 IV.1. La fascination pour la partie double ………………………………… 65 IV.2. Écritures de marchands : quelques exemples ……………………… 67

Chapitre 3 RICHESSE ET POUVOIR AU HAUT MOYEN ÂGE I. La fortune des élites ………………………………………………………… 74 II. Posséder terres et objets, en connaître la valeur …………………………… 76 III. Quelles rationalités économiques ? ……………………………………… 82 IV. La problématique des revenus des élites ………………………………… 86 V. Dépenses obligées ………………………………………………………… 88

Chapitre 4 ENTRE VILLES ET CAMPAGNES : ACCUMULATION, REDISTRIBUTION ET ÉCHANGES I. L’accumulation foncière et ses logiques spatiales ………………………… 97 II. L’action des pouvoirs religieux urbains : le rôle particulier de l’évêque

105

III. La redistribution et l’échange ………………………………………… 110

Chapitre 5 LA RICHESSE DES MOINES I. La justification de la richesse des monastères : un cas particulier de la richesse de l’Église ? ……………………………… 119 II. Construire la fortune des monastères. Fondations et dotations ………… 123 III. Donations et achats …………………………………………………… 128 IV. Le travail, la richesse et la charité ……………………………………… 130

Chapitre 6 LES ARISTOCRATES, LES ÉGLISES ET LA TERRE : L’EXEMPLE ITALIEN I. Sainte-Sophie de Bénévent, Saint-Maxime de Salerne et Saint-Clément de Casauria ……………………………………………… 139

TABLE DES MATIÈRES

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I.1. Sainte-Sophie de Bénévent ………………………………………… 139 I.2. Saint Maxime de Salerne. ………………………………………… 142 I.3. Saint-Clément de Casauria ………………………………………… 144

II. Un monastère privé, San Bartolomeo di Carpineto …………………… 147 II.1. Les fonctions d’un monastère privé ……………………………… 150

III. Les monastères, partenaires économiques de l’aristocratie …………… 152 III.1. Les biens des institutions religieuses …………………………… 152 III.2. Les trésors ………………………………………………………… 156

Chapitre 7 ACHETER ET VENDRE LA TERRE. QU’EST-CE QUE LE MARCHÉ FONCIER AU MOYEN ÂGE ? I. Historique du problème ………………………………………………… 160 II. Un objet impossible …………………………………………………… 164 III. La vente et ses rites …………………………………………………… 167 IV. Le marché de la terre, l’organisation de la production et l’organisation de la famille ……………………………………………… 169 V. L’évaluation……………………………………………………………… 178

Chapitre 8 MESURER LA VALEUR DES CHOSES AU MOYEN ÂGE I. Échange marchand et échange non marchand …………………………… 182 II. Les instruments de l’évaluation et du paiement ………………………… 184 III. Convertir des biens, connaître la valeur ……………………………… 190

Chapitre 9 LA FORMATION DES PRIX (IXe-XIIe SIÈCLE) I. Historiographie…………………………………………………………… 199 II. Marchés fonciers et marchés du haut Moyen Âge ……………………… 203 III. Échanger des biens meubles …………………………………………… 207 IV. Règles de formation des prix et pratiques monastiques………………… 213 V. Calculer, estimer, mesurer ……………………………………………… 215

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RICHESSE, TERRE ET VALEUR DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL

VI. Famines et disettes …………………………………………………… 221 VII. La diversité des scènes sociales et l’échange marchand ……………… 226

Chapitre 10 LES MOYENS DE PAIEMENT I. S’acquitter ou payer ? Les formes de paiement du haut Moyen Âge ……………………………… 231 I.1. Réalités archéologiques …………………………………………… 234 II. Disponibilité de la monnaie et choix du moyen de paiement …………… 236

III. L’approfondissement de la monétarisation de l’économie …………… 238 IV. Les prix, les redevances, les marchandises …………………………… 242 V. Les objets, les pauvres, le salaire ……………………………………… 243

Chapitre 11 CROISSANCE ET DÉVELOPPEMENT : RYTHMES ET MESURE (IXe-XIIIe SIÈCLE) I. Position historiographique du problème ………………………………… 249 II. Espaces de la croissance : la seigneurie, le grand domaine et la petite exploitation…………………… 255 III. Espaces de la croissance : le village, le terroir, la ville ………………… 259 IV. Contrôler le travail des hommes et son produit ………………………… 264 V. L’échange non marchand ……………………………………………… 267

Chapitre 12 LA RÉMUNÉRATION DU TRAVAIL AGRICOLE (XIIe-XIVe SIÈCLE) I. Le coût du travail ………………………………………………………… 273 II. La rétribution du travail forcé…………………………………………… 275 III. La rémunération des famuli …………………………………………… 279 IV. La rémunération des ouvriers agricoles………………………………… 285

TABLE DES MATIÈRES

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CONCLUSION I. Questions de chronologie : Vous avez dit « mutations » ? Quelles mutations ? ………………………… 289 II. Histoire et écritures de la vie économique ……………………………… 291 III. Histoire et anthropologie économique ………………………………… 293 IV. L’expansion …………………………………………………………… 296 V. Quelques propositions…………………………………………………… 297

BIBLIOGRAPHIE Sources …………………………………………………………………… 301 Travaux …………………………………………………………………… 304