Révolution dans la révolution? Lutte armée et lutte politique en Amérique Latine

Table of contents :
LIBÉRER LE PRÉSENT DU PASSÉ
- L'autodéfense armée
- La propagande armée
- La base guérillera
- Parti et guérilla

LA PRINCIPALE LEÇON DU PRÉSENT

LES CONSÉQUENCES DE LA LEÇON POUR L'AVENIR

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révolution dans la révolution ? lutte armée et lutte politique en amériqu e latine

FRANÇOIS MASPERO 1, place paul-painlevé, V• PARIS 1967

© 1967, Librairie François Maspero.

Tous droits de traduction réservés pour tous les pays.

Avertissement Visant à être utile, ce petit texte d'analyse n'a pu qu'être sec. De circonstance bien sOr, issu d'un long dialogue avec les camarades d'Amérique latine où notre part fut d'écouter et la leur de confier. Adressé d'abord à eux. Ne cherchant rien d'autre, après la formidable poussée imprimée par la révolution cubaine à l'histoire du Continent, qu'à parer à des urgences : celle, tout simplement, de comprendre ce qui se passe, sous nos yeux, tous les jours, en Amérique latine; celle de fixer sur le papier la figure unique et cohérente qui se détache presque d'elle-même de tant de luttes confrontées; celle de combattre de front des idées qui tentent à revenir de biais, pour ne pas se faire voir; celle d'organiser au mieux, sur sa lancée, un jet de mouvements révolutionnaires qui ne vain­ cront qu' organisés; j'ajouterais l 'urgence de faire que tant de sang ne sèche pas en vain sur tant de terres, que soit reconnu le sens de ces sacrifices, si ce n'était vraiment trop de prétention pour des bouts d'imprimé. De là en tout cas cet aspect de schéma ou de ré­ sumé : transmission facile, consommation et digestion rapides. Prospectus ou catalogue. Ces choses ont servi, on les jette. Servir à quoi ? A ce que s'enga­ gent un peu plus les discussions au grand jour; à l'aide de réponses hâtives donc provocantes, à inciter

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d'autres camarades plus préparés à mieux poser cer­ taines questions brûlantes, à y répondre plus juste­ ment que nous. Bref, servir à cette discussion (La Révolution, oui, mais comment ?) où se débat I' Amé­ rique latine - pas seulement avec des idées, mais avec son présent et son avenir : débat qui a bien l'air d'un accouchement, à en juger par ses mou­ vements accélérés de contractions et d'expulsions, de libération et de douleurs. Comme chante Brecht aux oreilles du soldat Schweik : u Et si la nuit est longue, c'est que le jour est là n . •. Qu'il assume donc, ce texte, les risques, de sa fabrication, bêtement rationaliste, décollée du combat. Il ne voulait pourtant rien ajouter à la liturgie sénile des formules, invocations et citations d'un socialisme devenu rite. Encore moins, en ce qui concerne sa version française, renchérir sur les joutes intellec­ tuelles des révolutionaires de profession, à la mode de Paris, aujourd'hui que la Guerre de Libération se consomme en livres de poche, à la devanture des librairies, et que tout bon Sorbonnard qui connaît son Clausewitz, vous mène une guérilla à la victoire en un tour de main. Non, ce qu'il cherchait à tâtons, au jour le jour, c'était un maximum d'el!icacité ré­

volutionnaire.

Lutter pour l'efficacité : c'est notre tâche à tous, elle requiert tous ceux qui ont une once de conscience et par tous les moyens disponibles, où la première place ne reviendra pas, bien sûr et heureusement, à la théorie toute nue. En Amérique latine, l'impéria­ lisme américain jouera sa partie finale, décisive: celle qui décidera de sa fin. Atteint dans ses œuvres et ses forces vives, il en va là pour lui de son existence même comme impérialisme mondial. Repoussé de­ main en Asie, c'est là seul où il peut, où il devra crever. Ses dirigeants le savent. u L'Amérique latine pour nous, c'est plus important que le Vietnam n, a dit le frère d'un Président des Etats-Unis assassiné,

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futur Président lui-même, et l'Empire mène déjà bon train les préparatifs de sa défense, sous toutes les formes imaginables. Pour ces raisons, parce que l'oppresseur en sait déjà l'enjeu, et pour d'autres encore, la lutte révolutionnaire sera en Amérique latine acharnée et se déroulera - se déroule déjà, en ce moment même - dans des conditions extrê­ mement dures, plus difficiles qu'en aucun autre Continent. Le dernier Empire du monde a commencé son agonie. Qui n'est pas concerné ? Qui n'aidera à tuer les tueurs ?

Le réel est chiffré. S'il ne l'était pas, s'il suffisait d'en lire le sens à livre ouvert, le chemin serait tracé, pas de risques d'erreur, et sur le plan de I'intelli­ gence, pas besoin de quelque chose comme une science de l'histoire : Marx aurait pu suivre les conseils de sa mère et passer sa vie à amasser un capital au lieu d'en écrire un. Mais le code est tou­ jours à trouver, qui permettra de déchiffrer 1'événe­ ment, tel succès, telle perte ou tel suicide. Il faut encore et à nouveau interpréter, à chaque fois. L'efficience historique d'une action, c'est l'action du rationnel dans l'histoire, même si l 'homme d'action s'en moque : on ne peut pas toujours courir et scruter son ombre en même temps; mais que l'action révo­ lutionnaire prenne du temps pour apprendre et sa­ voir ses raisons ne l'a jamais empêchée ou mutilée : voir Lénine. Lutter pour un maximum d'efficacité, c'est lutter en toute occasion pour la réunion de la théorie et de la pratique, et non contre la théorie au nom de la pratique à tout prix. Efficace ne s'oppose pas à théorique, mais à l'opposition du théorique et du pratique; c'est-à-dire à une théorie divorcée de la pratique révolutionnaire, armée ou non, à une théorie qui prend des airs d'aristocrate ou de bureaucrate, donnant des ordres aux u praticiens » ( !) du haut de sa chaise. Après tant d'années de phrases creuses,

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de fausses promesses, de programmes intenables, un besoin passionné d'efficacité presse aux portes. Mais ce besoin, ou il fera bon ménage avec la raison, ou il ne fera jamais d'enfants. Evitons donc que ne se brouillent définitivement théorie et pratique; appe­ lons à une vigilance incessante, que les combattants détiennent eux-mêmes la théorie de leur combat, qu'ils l'emportent avec eux dans la montagne, l l'avant-garde, s'il le faut, et qu'ils ne la laissent à personne d'autres. Ainsi, entre une pratique sans tête et une théorie sans jambes, il n'y aura jamais à choisir. Lutter pour un maximum d'efficacité, c'est lutter pour un maximum de raison - mise à l'épreuve au sein même des épreuves. Répétons-le enfin : ce que ces commentaires peu­ vent avoir de fondé est dû aux nombreux camarades sud-américains, qui ont raconté leurs expériences ou dont on peut lire les réflexions, en particulier les camarades de Cuba, du Venezuela, du Guatemala, et d'autres pays. Mais avant tous ceux-là, au dirigeant du pays socialiste qui a entièrement lié son sort et sa survie au maintien des principes révolutionnaires, de la morale du socialisme, de la solidarité et de la dignité prolétariennes; au dirigeant internationaliste qui a dit publiquement à cent vingt kilomètres de l'Empire yankee : « Pour les révolutionnaires cubains, le champ de bataille est le monde entier H, précepte dont son ami et le premier de ses lieute­ nants, Ernesto Che Guevara, fait l'usage qu'or. saura demain : à Fidel Castro.

11 La Révolution Cubaine ne peut plus se répéter en Amérique du Sud ..• 11 Cette phrase, dans la bouche des mili­ tants latino-américains, s'est convertie en un cliché dangereux. Juste par certains côtés, elle légitime des oublis sanglants. A force de dire que la révolution cubai­ ne n'aura plus son équivalent sur le Continent, par le changement qu'elle a opéré dans le rapport des forces, nous en sommes venus à ignorer sereinement cela même qui ne peut plus se répéter. De la révolution cubaine, on ignore ;us­ qu'à l'ABC. D'abord, nous avons réduit Cuba tl une légende dorée, celle des douze hommes qui débarquent et qui se multiplient on ne sait comment en un éclair; et ensuite, nous montrons que la réalité n'a plus rien à voir avec cet audacieux conte de fées. Ce tour de passe-passe a simplement laissé échapper l'essentiel, la réalité complexe du processus insurrectionnel cubain. Que de boucles inutiles, que d'expérien­ ces malheureuses, que de temps perdu n'en ont-ils pas résulté pour les mouve­ ments révolutionnaires d'tl présent t Nous avons nous-mêmes essayé de montrer dans des études antérieures l'ampleur des

révolution dans la révolution ? 12 --------- --------------transformations provoquées par Cuba sur le Continent. Mais il faut bien prendre acte du mouvement inverse qui s'amorce un peu partout chez les combattants et les militants : ils reviennent avec curio­ sité vers l'expérience cubaine, pour en trouver u le comment » plus que l'éclat des surfaces, les u détails » militaires et politiques, les rouages internes. Et pour­ quoi ? Parce qu'au bout d'années de sa­ crifices. et parfois de gaspillage, ils dé­ couvrent des vérités d'ordre technique, tactique et même stratégique que la lutte révolutionnaire cubaine avait mises Il l'œuvre et pratiquées dès ses débuts, par­ fois sans s'en rendre compte. Ils décou­ vrent qu'une certaine manière d'applaudir bruyamment la légende de l'insurrection fidéliste a pu recouvrir, dans leurs pro­ pres files, le dédain ou le refus d'appren­ dre d'elle, et de discerner ses leçons fondamentales. Aussi bien avons-nous à regretter qu'il nous manque encore une histoire détaillée du processus insurrec­ tionnel cubain, qui ne peut nous venir que de ses promoteurs et acteurs; et que ce manque nous ait contraint d'abréger nos références en allusions, quand nous fait défaut une enquête systématique.

I Libérer le présent du passé

Nous ne sommes jamais tout à fait contemporains de notre présent. L'histoire s ' avance masquée : elle rentre en scène avec le masque de la scène précé­ dente, et nous ne reconnaissons plus rien à la pièce. A chaque lever de rideau, il faut renouer les fils. La faute bien sûr n'en est pas à l'histoire, mais à notre regard chargé de mémoire et d'images apprises. Nous voyons le passé en surimpression dans Je présen t , même si c e présent est une révolution. L'impact de la révolution cubaine a été vécu et pensé, principalement en Amérique latine, à travers des formes et des schémas déjà catalogués par l ' his­ toire, intronisés, consacrés. C'est pourquoi , mal­ gré toute la commotion qu'il a provoqué, le coup a été reçu amorti. Aujourd'hui , le charivari calmé, on commence à déceler le sens propre de Cuba, la portée de son enseignement qui avait échappé. Une nou­ velle conception de la guerre de guéri lla voit le jour. Entre autres choses, Cuba a d'abord rappelé que la révolution socialiste résulte d 'une lutte armée contre le pouvoir armé de l'Etat bourgeois. Cette vieille loi historique, d'ordre stratégique si l 'on veut, on 1 'a d'abord remplie de contenus tactiques déjà connus. On a commencé par identifier guérilla et insurrection, parce que l'archétype - 1 9 1 7 -- s'était donné sous cette forme, et que Lénine, suivi par Staline, l'avait théorisée en quelques formules formules qui n'ont rien à voir avec la situation pré­ sente et qu'on agite en vain périodiquement, comme

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celles qui se réfèrent aux conditions de déclenchement de l'insurrection, entendue comme assaut imméd iat au pouvoir central. Mais vite cette différence sauta aux yeux. Alors la guerre de guérilla américaine s 'est presque d'elle-même confondue avec les guer­ res de guérillas asiatiques, puisqu'il s'agit aussi d'une guerre u irrégulière » encerclant les villes à partir des campagnes. Confusion plus dangereuse encore que la première. La lutte armée révolutionnaire rencontre des condi­ tions spécifiques dans chaque continent , dans chaque pays : mais elles ne sont ni « naturelles » ni éviden­ tes. Elles le sont si peu qu'il faut à chaque fois des années de sacrifices pour les découvrir et en prendre conscience. D'instinct, les sociaux-démocrates russes pensèrent à refaire la Commune de Paris à Pétro­ grad , les communistes chinois à refaire Octobre dans le Canton des années 20, et les camarades vietna­ miens, un an après la fondation du Parti , à mener des insurrections de Soviets paysans dans le Nord du pays. Pour nous maintenant, il va de soi que les insurrections soviétiques ne pouvaient triompher dans l'Asie coloniale d'avant-guerre, mais c'est par là que les plus authentiques militants communistes ont dû commencer l'apprentissage de leur victoire . C ' est une chance, est-on tenté de dire, que Fidel n'ait pas lu les écrits militaires de Mao Tsé-toung avant de débarquer sur les plages d 'Oriente : il a pu ainsi inventer, sur le terrain même, à partir de sa propre expérience , les règles d ' une doctrine militaire conforme au terrain . C 'est seulement sur la fin de la Guerre, quand leur tactique était déjà définie, que les Rebelles découvrirent les écrits de Mao 1 . Mais à 1. Ou sait que Fidel a trouvé chez M arti l 'essentiel de son inspiration pol iti que, Inspiration déj à renforcée et corrigée avant l a M oncada, par les i dées de M s.rx et de Lénine. Pour ce qui est de Lénine, Il s 'est essentiellement Intéressé a u x id ées con tenues d ans l'Etat et la Rtlvolutton,

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nouveau e n Amérique latine, les militants lisent les discours de Fidel et les écrits de Che Guevara avec des yeux qui ont lu déjà le Mao de la Guerre anti­ japonaise, Giap, certains textes de Lénine, et croient reconnaître les seconds dans les premiers. Surim­ pression visuelle classique, mais dangereuse, quand la guerre révolutionnaire a en Amérique latine des conditions de développement toutes particulières, pro­ fondément différentes, qu'elle ne pourra. rencontrer qu'à partir d 'une expérience propre . En ce sens , toutes les œuvres théoriques sur la Guerre du Peu­ ple ont fait autant de mai que de bien . On les a appe­ lées les grammaires de la guerre. Mais on apprend plus vite la langue d ' un pays étranger quand on y est et qu ' i l faut s'exprimer , qu'avec une syntaxe chez soi : en temps de guerre ces questions d-� rapidité sont vitales , surtout dans les premiers moments , quand une guérilla presque sans armes et ignorante doit affronter un ennemi bien armé et qui sait. Fidel accusait un jour le rapport purement intellectuel avec la guerre d'être responsable de certains échecs gué­ rilleros . On comprend pourquoi : sans compter la fai­ blesse physique, l'inadaptation à la vie de campagne, un intellectuel tendra à appréhender le présent avec des montages idéologiques préformés E:t à le vivre à où la destruction du vieil a ppareil d'Etat et de ses moyens de répression devient un axiome révolu tionnaire. M als ses sourc,'.s d ' i n s p i r ation m i l i taire ont été différentes : Realeng o 18 de Pablo de la Torrlen te Brau ; les récits des camp agnes de Ma.xlmo Gômez ; les textes d' Engels qui expliquent les conditions d i fficiles des combats de rues im posées a u prolétariat p arisien par les ch assepots et l 'ou­ verture de grand es avenues ; Pour q ut sonne le g w.s de Hemingway (où P ablo et sa b ande de presque guéril leros restent dans la sierra à l'arrière-garde même des fascistes entre M adrid et S égovie). Plus que des sources, ces livres son t des co!ncidences : Fidel n'y a trouvé q u e c e qu'il cherchait ; Prob ltlmes stratl!giq ues de la guen•e de parti­ sans contre le Japon d e M ao Tsé-tou ng, Fidel et le Che l'ont eu en mains a p rès l'offensive de l ' été 1958 : Ils y ont lu avec beaucoup de surprise ce qu'ils avaient pratiqué pressés par l a n écessité.

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travers les livres. Il saura moins qu'un autre inven­ ter, bricoler, s'arranger des moyens disponibles , dé­ cider dans ! 'instant même une opération audacieuse pour sortir d ' un mauvais pas . Croyant déjà savoir , il apprendra moins vite, sans souplesse. Et l'ironie de l'histoire a voulu que la situation sociale propre à beaucoup de pays latino-américains délèguent préci­ sément ce rôle d'avant-postes à des étudiants, et à des intellectuels révolutionnaires, qui ont dQ déclen­ cher ou plutôt amorcer les formes les plus élevées de la lutte de classe. Donc ces bévues, ces malentendus , ces confusions se sont payés. Pas trop cher, si nous pensons aux désastres durant tant d'années répétés de la première guerre de l ibération contre l'Espagne. On apprend énormément sur la Guerre et 1' Amérique en lisant une biographie de Bolivar - et des leçons valables pour les guerres révolutionnaires de l'Amérique d'au­ jourd'hui . La plus précieuse de toutes : la ténacité Cinq fois expulsé du sol américain en quatre ans , défait , ridiculisé, solitaire , cinq fois il y est revenu, jusqu'à la première victoire , à Boyacâ , avec une obstination qui le fit prendre pour un fou. Apprenant chaque fois un peu plus : le besoin de mobilité et de cavalerie pour compenser son défaut d 'effectifs et d' armement ; la nécessité de mener une guerre agres­ sive et toute d 'attaques rapides, non pas défensive et statique ; l'obligation de brQler ses vaisseaux et de se couper tout repli possible en déclarant u la guerre à mort » contre ! 'Espagnol, pour précipiter la forma­ tion de ce que nous appellerions aujourd'hui u les conditions subjectives » chez ses propres partisans et chez les créoles; le piège représenté par Caracas tant que les Espagnols resteraient maîtres des cam­ pagnes ; la nécessité d'encercler les villes en partant des