Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge 9782503535852

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Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge
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LES ÉLITES ET LA RICHESSE AU HAUT MOYEN ÂGE sous la direction de Jean-Pierre Devroey, Laurent Feller et Régine Le Jan

Collection Haut Moyen Âge dirigée par Régine Le Jan

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LES ÉLITES ET LA RICHESSE AU HAUT MOYEN ÂGE sous la direction de Jean-Pierre Devroey, Laurent Feller et Régine Le Jan

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Les textes recueillis dans cet ouvrage forment les actes de la rencontre de Bruxelles des 13, 14 et 15 mars 2008, organisée par l’Ecole française de Rome, l’Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne (UMR 8589, Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris) l’équipe THEMAM « Textes, histoire et monuments de l’Antiquité et du Moyen Age » de l’UMR 7041 ArScAn « Archéologie et sciences de l’Antiquité » (CNRS, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, Université de Paris-Ouest – Nanterre-La Défense, Ministère de la Culture) la Mission historique française en Allemagne et l’Université libre de Bruxelles Cette rencontre est la septième du programme de recherche « Les élites dans le haut Moyen Âge » [I] L’historiographie des élites du haut Moyen Âge, sous la direction de Régine Le Jan et Geneviève Bührer-Thierry, http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/elites/index.html [II] Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, sous la direction de François Bougard, Laurent Feller et Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, 2006 (Collection Haut Moyen Age, 1). [III] Les élites aux frontières. Mobilité et hiérarchie dans le cadre de la mission, sous la direction de Geneviève Bührer-Thierry et Thomas Lienhard, http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/elites/Introfrontieres.pdf [IV] Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), sous la direction de Philippe Depreux, François Bougard et Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, 2007 (Collection Haut Moyen Age, 5). [V] Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), sous la direction de François Bougard, Dominique Iogna-Prat et Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, 2008 (Collection Haut Moyen Age, 6). [VI] La culture au haut Moyen Âge : une question d’élites ?, sous la direction de François Bougard, Régine Le Jan et Rosamond McKitterick, Turnhout, Brepols, 2009 (Collection Haut Moyen Age, 7). [VII] Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, sous la direction de Jean-Pierre Devroey, Laurent Feller et Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, 2010 (Collection Haut Moyen Age,11). Image tirée de Die Alamannen (Catalogue de l'exposition Stuttgart, Zürich, Augsbourg, 1997-1998), © Theiss, 1997.

© 2010, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-53585-2 D/2010/0095/131



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Introduction Formes et fonctions de la richesse des élites au haut Moyen Âge

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es élites sociales se définissent aussi par leur richesse1. Celle-ci contribue à établir la distance qui les sépare des autres groupes et est liée de très près à l’attribution des rangs comme à l’exercice du pouvoir. Elle est un élément déterminant du statut personnel ou collectif de ses membres. Par définition, les élites sociales ne travaillent pas et leurs revenus, quelle qu’en soit leur source, sont d’abord là pour leur permettre de vivre dans le loisir afin de pouvoir se livrer aux activités qui, culturellement et socialement, les définissent, qu’il s’agisse de la guerre, de la prière ou du gouvernement. Ces activités leur donnent une identité et une fonction ; l’une et l’autre cependant sont compatibles avec des préoccupations très terre à terre liées à l’organisation de leurs patrimoines, l’état de leurs revenus, l’acquisition d’objets, la dépense à faire pour se procurer les éléments de luxe disponibles et indispensables à établir et marquer son rang. Si la possession de biens donne une puissance de fait, la légitimation de celle-ci passe par leur exhibition et par certaines formes particulières de consommation qui contribuent à renforcer l’estime que

Les autres éléments catégorisant les élites ont été abordés lors des rencontres précédentes : la richesse apparaît comme un des éléments essentiels, mais non le seul. De là la place occupée par la rencontre de Bruxelles, avant-dernière d’un cycle de sept. Le présent livre est en effet le fruit de la sixième rencontre du programme « Les élites au haut Moyen Âge ». Les précédentes portaient sur l’historiographie :1. L’historiographie des élites dans le haut Moyen Âge, http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/elites/index.html ; les crises : 2. Les élites au Moyen Âge. Crises et renouvellements, F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan éd., Turnhout, 2006 ; les frontiuères : 3. Les élites aux frontières. Mobilité et hiérarchie dans le cadre de la mission, sous ladirection de Geneviève Bührer-Thierry et Thomas Lienhard http://lamop.univ-paris1. fr/lamop/LAMOP/elites/Introfrontieres.pdf ; les espaces : 4. Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), P. Depreux, F. Bougard et R. Le Jan éd., Turnhout, 2007 les hiérarchies de F. Bougard, D. Iogna-Prat et R. Le Jan, Turnhout, 2008 (Collection Haut Moyen Age, 6) ; la culture : 5. La culture au haut Moyen Âge : une question d’élites ?, sous la direction de F. Bougard, R. Le Jan et R. McKitterick, Turnhout, 2009 (Collection Haut Moyen Age, 7). 1 



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l’on porte aux élites et à conforter le prestige dont elles jouissent2. Cela implique l’existence de véritables politiques, que ce soit en matière d’acquisitions foncières ou de carrières individuelles et la conscience de ce qu’il est nécessaire d’agir d’une certaine manière en vue de fins, sans doute difficiles à formuler mais dont la réalité s’impose au groupe comme aux individus. Il faut agir d’une certaine manière, faire certaines choses dans le domaine de l’acquisition et de la gestion des richesses à la fois pour montrer son appartenance à l’élite et sa volonté d’y demeurer3. Le comportement à l’égard des biens matériels, qu’il s’agisse de la production, de l’échange ou de la consommation fait obligatoirement partie de ce qui définit les groupes de statut : cela s’applique aux élites sociales peut-être plus qu’à toute autre catégorie4. On a depuis longtemps cessé de considérer les élites du haut Moyen Âge comme des « surconsommateurs parasites », peu ou pas du tout préoccupés de la gestion de leurs biens, voire simplement dilapidateurs et gaspilleurs frénétiques5 : ce sont également des acteurs économiques dont les rationalités doivent être analysées. La consommation ostentatoire, le luxe, la compétition sont des éléments importants dans la définition des comportements aristocratiques et constituent l’objet de ce livre6. Je me propose, dans les pages qui suivent, 2   T. Veblen, Théorie de la classe de loisir, New York, 1899 (trad. fr. Paris, 1970), p. 26 ; F. Bougard et R. Le Jan, Quelle mobilité sociale au haut Moyen Âge ? dans La mobilità sociale nel medioevo : rappresentazioni, canali, protagonisti, metodi d’indagine (Actes du colloque tenu à Rome les 28-30 mai 2008), éd. S. Carocci, Rome, 2008, p. 41-68. 3  Sur l’agir et le faire, voir P. Veyne : P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie d’un pluralisme politique, Paris, 1976, p. 36 sv. 4   M. Weber, Economie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Tübingen, 1956 [Trad. fr. 1971, éd. de 1995], t. 1, p. 396-397. 5   Parangon de cette indifférence totale à la dépense (au XIIIe siècle, il est vrai, mais cette représentation a tendance à être atemporelle), Iacopo da Sant’Andrea qui, un jour, pour se distraire, lors d’un trajet entre la terre ferme et le Rialto se serait diverti en jetant des pièces d’or pour faire des ronds dans l’eau. On est là dans le domaine de la légende et de la tradition folklorique, la même qui veut que ce personnage ait, pour se réchauffer après une partie de chasse hivernale, fait brûler la maison de l’un de ses tenanciers auquel il aurait ensuite offert des terres pour une valeur bien supérieure à celle de la maison. Cf. G. Rippe, Padoue et son contado (Xe-XIIIe siècle), Rome, 2003 (BEFAR, n°317), p. 594-595 et n. 43. 6   G. Duby, Guerriers et paysans. VIIIe-XIIe siècle. Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1973 a sans doute beaucoup fait pour promouvoir cette image pratique mais incomplète de l’éthos aristocratique. Contra, Pierre Toubert a de fait considéré les seigneurs latiaux comme des leaders économiques, calculant rationnellement mais ayant du mal à évaluer convenablement les risques: P. Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine, du IXème au XIIème siècle, Rome, 1973 BEFAR, 221 ; Pierre Bonnassie postule également la rationalité des comportements seigneuriaux, jusques et y compris le recours à la guerre et à la violence contre les classes sociales subordonnées  : P. Bonnassie, La Catalogne du milieu



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de présenter brièvement quelque problèmes liés à la richesse des élites ainsi qu’à leur attitude à l’égard des biens matériels qui la composent. La fortune des élites Il faut distinguer deux niveaux d’analyse et séparer les biens des patrimoines afin d’essayer d’atteindre l’ensemble des objets de propriété dont l’accumulation et l’agrégation à un ensemble cohérent constituent la richesse d’un individu ou d’une famille7. Les biens d’un individu ou d’une famille peuvent en effet être classés par catégories et rangés dans des typologies souvent bien cernées : biens meubles et biens immeubles, biens de production et biens de prestige ; biens de consommation courante et biens de consommation ostentatoire ; biens précieux et biens sacrés constituent des objets séparés, matériellement imaginables, descriptibles et souvent quantifiables. Concrètement, il s’agit de terres, de chevaux, de bétail, d’esclaves ou d’objets précieux comme les pièces d’orfèvrerie, les bijoux, les vêtements. Le statut de certains de ces objets est d’ailleurs souvent ambigu, puisqu’ils peuvent être à la fois dotés d’une utilité pratique, être le symbole d’une fonction et, en même temps, avoir un prix. La notion de patrimoine est différente : elle est compréhensive et extensive. Un patrimoine est un ensemble contenant des quantités et des proportions de biens de différente nature, par exemple des maisons, des églises, des terres, du bétail et qui constituent un tout organique. Les patrimoines se constituent et circulent d’une manière différente de celle des biens. Leur constitution dépend pour beaucoup de la transmission entre générations et renvoie à des notions abstraites comme, par exemple, l’unité de la famille qui peut se cristalliser autour de la possession de certains biens. Biens et patrimoines font partie de la richesse : détenir des biens qui font patrimoine en quantité importante, cela revient à être riche.

du Xe à la fin du XIe siècle. Croissance et mutations d’une société, Toulouse, 1975-1976. La question a été reprise et approfondie récemment par J.-P. Devroey : J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006 Académie royale de Belgique ainsi que par C. Wickham : C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean (400-800), Oxford, 2005 7   Sur la notion de richesse et ses antonymes, voir C. Gide, Principes d’économie politique, Paris, 1931 [éd. 2000. Préfacé et annoté par Yves Breton], p. 102 sv. : « Tout objet de propriété fait potentiellement partie des richesses, qu’il satisfasse directement un besoin de son propriétaire ou qu’il puisse satisfaire le besoin d’un autre » …



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Il existe des hiérarchies de différente nature à l’intérieur de l’élite : la richesse fait partie des éléments permettant de classer les individus à l’intérieur du groupe et de leur donner une place particulière, parfois en contradiction avec les fonctions exercées ou avec les valeurs affichées par ses membres qui ne placent pas nécessairement la richesse en première place, même si tout le monde sait bien qu’elle est pour quelque chose dans l’acquisition d’un rang. Pour un auteur comme Liutprand de Crémone, il est troublant, voire choquant, de constater que le duc de Toscane, Adalbert, est plus riche que le roi d’Italie Louis de Provence8, parce que dans ce cas, la hiérarchie politique est contrariée par celle de la richesse, au risque de créer des confusions, voire d’engendrer des troubles politiques. La relation entre richesse et pouvoir ou entre richesse et puissance est une évidence. Si l’on ne peut être puissant sans en même temps détenir une fortune, celle-ci, quoique donnant divers avantages, ne fournit pas automatiquement un accès au pouvoir. Elle procure du prestige, elle donne les moyens de la domination sociale, de son extension, de sa reproduction, elle ne fournit pas en revanche de pouvoir en soi légitime. La richesse d’Adalbert est telle que sa fidélité au roi peut devenir problématique, parce qu’il n’a rien à attendre d’un souverain pauvre mais politiquement fort. Mais à aucun moment, elle ne devient le soutien matériel d’une revendication à la royauté à laquelle Adalbert n’a tout simplement pas droit du fait de sa naissance. Avant de donner un droit légitime au pouvoir, la richesse doit d’abord subir un processus de conversion qui la transforme et rende son détenteur apte à l’exercice du pouvoir9. Il n’y a pas d’équivalence immédiate et absolue entre les deux éléments, même s’ils se recouvrent en grande partie l’un l’autre. Bon nombre des attitudes des élites relèvent de cette pratique de la conversion de la richesse en droit légitime à commander et à dominer, ce qui est l’une des fins inlassablement poursuivies par les agents10. La recherche de l’accu-

8   Liutprand de Crémone, Antapodosis, P. Chiesa (éd.), Turnhout, 1998 (CCCM 156), II, 39, p. 51 ; l’auteur prête ces paroles au roi Louis: Hic rex potius quam marchio poterat appellari ; nullo quippe mihi inferior, nisi nomine solummodo, est. Cité par F. Bougard et R. Le Jan dans Quelle mobilité sociale... 9   C’est le thème central de Property and Power in Early Middle Ages, W. Davies et P. Fouracre éd., Cambridge, 1995 Voir en particulier l’introduction de T. Reuter et C. Wickham, p. 1-16 et la conclusion de W. Davies et P. Fouracre, p. 245-271. 10   T. Reuter, Property transactions and social relations between rulers, bishops and nobles in early eleventh-century Saxony : the evidence of the Vita Meinwerci, dans Property and power, cit. n.9, p. 165-199.



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mulation infinie de ressources nouvelles n’est pas en elle-même une attitude pensable, voire admissible, pour les aristocraties anciennes. Elle peut même être considérée comme dégradante. La détention de richesse doit avoir une fin, dans tous les sens du terme. La nécessaire conversion des richesses en pouvoir induit des comportements particuliers qui peuvent être considérés comme incompatibles avec le maintien du niveau des revenus : la générosité, les pratiques somptuaires, tout ce qui constitue les « générosités nécessaires », y compris, jusqu’à un certain point, l’exercice de la charité, affaiblissent les patrimoines et mordent sur les revenus immédiatement disponibles. En même temps, il est parfaitement clair que les membres des élites sont capables d’actions positives susceptibles d’accroître biens, revenus et patrimoines. L’historiographie française des années 1960 à 1990 a pleinement montré le caractère réaliste des entreprises aristocratiques qui, pour une bonne part, repose sur des calculs sans doute demeurés informulés mais réels11. Posséder terres et objets, en connaître la valeur Rappeler que la richesse du haut Moyen Âge repose principalement sur le terre est, là encore, une vérité d’évidence. L’acquisition de terres et leur mise en valeur sont sans aucun doute au cœur des préoccupations de bien des aristocrates comme dans celles des gestionnaires de bien des établissements religieux. Il y a là d’abord une question de revenus, naturellement, mais aussi de prestige et de pouvoir. La domination sociale ou politique repose d’abord matériellement sur l’ampleur des patrimoines fonciers et sur leur distribution à travers un espace plus ou moins vaste, régional, sub-régional ou simplement local, qui déterminent l’aire à l’intérieur de laquelle l’action politique est réelle et efficace. Les patrimoines fonciers distribués sur plus d’une région sont rares et sont liés à des personnes, hommes ou femmes, proches du pouvoir royal. Au VIIe siècle, le testament de Bertram du Mans nous indique par exemple le niveau de fortune maximal qui peut être atteint en Gaule par un proche du roi : plus de 100 propriétés, situées sur le territoire de 17 civitates allant du Mans à Bordeaux et Cahors et de la Provence à Sois-

11   Pour ne citer que quelques travaux majeurs : R. Fossier, La terre et les hommes en Picardie jusqu’à la fin du XIIIe siècle (éd. allégée, Paris, 1987), Paris, 1968 ; P. Toubert, Les structures... cit. à la note 6; P. Bonnassie, La Catalogne cit. à la note 6.



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sons12. La consistance de cet ensemble est liée à la fortune politique de la famille de Bertram qui a bénéficié, à la génération précédant la sienne, de considérables largesses royales, après une phase d’appauvrissement et de pertes. Un siècle plus tard, le patrimoine d’Abbon de Maurienne, dont les éléments sont localisés sur tout le sud-est de la Gaule, de la région de Grenoble et de Suse à toute l’actuelle Provence, doit être considéré comme ce que l’on peut trouver de plus étendu à ce moment en dehors des familles royales13. Abbon est en effet parvenu à constituer un ensemble de possessions centré sur quatre villes, Grenoble, Suse, Gap et Marseille qui, étant autant de lieux centraux pour sa famille, lui permettent d’exercer une autorité privée sur l’ensemble de l’espace que ses fonctions de patrice le font dominer politiquement14. La richesse foncière est liée à la fortune politique, puisque le roi, éventuellement, la renouvelle ou l’accroît, mais aussi parce que, à travers sa distribution dans l’espace, elle conditionne le degré de puissance de l’individu : il y a là quelque chose de très concret et de matériellement mesurable15. H. W. Goetz, étudiant les politiques territoriales des famille ducales en Germanie aux Xe-XIe siècles, a rappelé qu’il existait des complexes de pouvoir liés à l’origine des biens détenus  : monastères royaux, biens liés à l’exercice de la fonction comtale, biens patrimoniaux ont tous une destination différente16. Les ducs s’en servent pour consolider leur identité sociale en associant à certaines possessions des lieux de culte essentiels à la célébration de la memoria. La conséquence était d’accroître leur emprise et leur poids sur certaines zones particulièrement importantes, transformant ainsi des biens de production en biens sacrés, susceptibles de conforter le groupe familial dans sa domination. Les patrimoines fonciers aristocratiques permettent ainsi l’établissement d’une aire de rayonnement du prestige familial, la constitu-

  C. Wickham, Framing the early Middle Ages, p. 186-187, p. 19.   P. Geary, Aristocracy in Provence : The Rhône Basin at the Dawn of the Carolingian Age, Stuttgart, 1985 Monographien zur Geschichte des Mittelalters 31. 14   L. Feller, Accumuler, redistribuer et échanger durant le haut Moyen Âge, dans Città e campagna nell’alto medioevo (52a Settimana di St. della Fondazione del CISAM) éd., Spoleto, 2009, p. 81-113 15   Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), P. Depreux, F. Bougard et R. Le Jan éd., Turnhout, 2007. 16   H. W. Goetz, Définir l’espace politique : la formation des duchés dans le royaume franc de l’Est versl’an 900 dans Les élites et leurs espaces…, p. 155-173 12 13



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tion d’une aire de commandement et le renforcement de l’identité familiale à travers la fondation de sanctuaires à l’intérieur de secteurs privilégiés. Le foncier constitue l’élément central des patrimoines aristocratiques, à la fois pour les raisons que l’on vient de rappeler et parce qu’il est par excellence l’outil de production, ce sur quoi reposent la plupart des revenus disponibles, qu’ils soient en argent ou en nature. La terre est également un objet qui se mesure et auquel il est possible, lorsque c’est nécessaire, d’assigner une valeur. Celle-ci n’est pas arbitraire mais construite en intégrant un ensemble des paramètres : la superficie, la localisation, la présence ou l’absence de voies de communications et même, le cas échéant, la productivité. Ainsi, F. Bougard vient de démontrer que, en 813, dans la détermination du prix d’une terre, Adhalard de Corbie avait été capable d’intégrer cet ensemble de paramètres économiques, la distance d’avec le centre gestionnaire, la surface et la qualité du sol. L’instrument monétaire lui permettait de comparer ces différents éléments et d’établir des équivalences complexes entre deux ensembles fonciers disparates et, surtout, situés dans deux endroits éloignés17. Le prix qu’il propose est construit en fonction de paramètres principalement économiques et non pas fixé de façon arbitraire ou selon des considérations politiques ou extra-économiques. La situation dans laquelle intervenait Adalhard rendait nécessaire une procédure de mesure et d’évaluation. Dans d’autres circonstances, les éléments extra-économiques étant prévalents, la formation du prix peut reposer sur d’autres critères et ne pas être lié exclusivement à des éléments économiques, bien que ceux-ci soient fréquemment présents18 : la question de la valeur et du prix n’est jamais totalement absente, même si elle peut être reléguée au second plan. Cela suppose qu’il existe des procédures et des institutions susceptibles de permettre la formation régulière des prix et leur comparaison d’un lieu à un autre, d’un moment à un autre : en d’autres termes, le haut Moyen Âge doit avoir eu des marchés, même en matière foncière, ce qui ne signifie pas, naturellement, que le   F. Bougard, Adalhard de Corbie entre Nonantola et Brescia (813) : commutatio, gestion des biens monastiques et marché de la terre, dans Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, E. Cuozzo, V. Déroche, A. Peters-Custot et V. Prigent éd., Paris, 2008, p. 51-68 ; contra : C. Wickham, Conclusions, dans Le marché de la terre au Moyen Âge, L. Feller et C. Wickham (éd.), Rome, 2005, p. 625-642. 18   Sur les modalités de la formation des prix du foncier durant le haut Moyen Âge, voir : L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’EFR, n°347). 17



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recours au marché et à ses procédures d’évaluation et de formation des prix soit systématique19 : les biens circulent selon des circuits différents en fonction du but poursuivi par les personnes concernées par une ou des transactions. À côté de la terre, il faut faire une place aux autres éléments susceptibles de classer les individus, au premier rang desquels se trouvent les objets précieux, qu’ils soient ou non rassemblés pour constituer formellement un trésor. La réflexion sur les trésors et leur signification politique et symbolique est désormais fort avancée20. À l’époque mérovingienne, le trésor est l’un des insignes de la souveraineté et le posséder, c’est détenir un signe évident de légitimité, puisque, aussi bien le trésor est divisé, durant l’époque mérovingienne, comme les regna. En même temps, les objets singuliers qui les composent sont mobilisés selon des fins diverses. Le comte de Mâcon, Heccard, faisant son testament en 876, dispose à la fois de ses biens meubles et de certains éléments de son patrimoine foncier en faveur de différents légataires21. Les objets sont utilisés pour honorer des proches qui les reçoivent comme des signes de distinction, c’est-à-dire comme des gages de leur rang à l’intérieur du cercle des amis et des vassaux du comte. La valeur de ce qui est donné ici compte moins que la nature de l’objet transmis qui classe le donataire à l’intérieur d’un groupe. Les pièces qui composent le trésor peuvent, pour certaines d’entre elles, être données à des fidèles ou à des amis, permettant ainsi à ceux-ci de partager la richesse d’un puissant de plus haut rang par la possession d’objets liés à la personne du donateur ou à la fonction qu’il occupe22. La mise en circulation par le biais de cadeaux d’objets tirés du trésor est à la fois un moyen d’enrichir des fidèles et de mon-

19   L. Feller, Introduction. Enrichissement, accumulation et circulation des biens. Quelques problèmes liés au marché de la terre. dans Le marché de la terre…, cit. à la note 17, p. 3-28. 20   Voir, entre autres : G. Duby, Guerriers et paysans…, cit. à la note 6, p. 64-69. F. Bougard, Trésors et mobilia italiens du haut Moyen Age, dans Les trésors de sanctuaires, de l’Antiquité à l’époque romane, Communications présentées au Centre de recherches sur l’Antiquité tardive et le haut Moyen Age de l’Université de Paris X-Nanterre, 1993-1995, M. Sot (éd.), Paris, 1996, p. 161-197 ; Tesori : forme di accumulazione della ricchezza nell’alto Medioevo (secoli V-XI), S. Gelichi et C. La Rocca (éd.), Rome, 2004. Sur la fonction du trésor royal, voir J.-P. Devroey, Economie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), Paris, 2003, p. 180-183. Du côté de l’anthropologie, le texte d’A. Appadurai sur cette question demeure essentiel : A. Appadurai, Introduction : commodities and the politics of value, dans The social life of things commodities in cultural perspective, A. Appadurai (éd.), Cambridge, 1986, p. 3-63 21   Voir, dans cet ouvrage, l’article d’Olivier Bruand : O. Bruand, La gestion du patrimoine des élites en Autunois. Le prieuré de Perrecy et ses obligés (fin IXe-Xe siècle). 22   J.-P. Devroey, Economie rurale, p. 183.



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trer avec une exactitude mesurable l’estime dans laquelle ils sont tenus. La question de la valeur des objets composant les trésors et celle de la fonction économique qu’ils remplissent se pose également, dans un cadre à l’intérieur duquel les intérêts peuvent être violemment antagonistes, par exemple s’agissant des relations établies entre des établissements religieux et de puissants laïcs23. Certains de leurs éléments sont même intrinsèquement liés au pouvoir et à sa transmission ou à son exercice. Ainsi, en Espagne, au début du VIIe siècle lorsque Sisenand se révolta contre Swinthila, il demanda l’aide de Dagobert. Il promit alors de lui offrir un plateau d’or pesant 500 livres, donné deux siècles auparavant par Aetius au roi Thorismond. Les grands s’opposèrent à la cession de cet objet, qu’ils classaient sans doute parmi « les biens que l’on doit garder pour les transmettre  »24. Sisenand n’offrit pas l’objet mais proposa, en revanche, une somme d’argent extrêmement élevée, hors de proportion avec l’éventuelle valeur marchande de 500 livres-poids d’or, 200 000 sous selon Frédégaire25. La démesure dans l’estimation de la valeur d’un objet nous indique certes que son propriétaire n’entend pas le céder. Dans ce cas précis, Sisenand opère une disjonction totale entre la valeur vénale potentielle d’un objet et sa valeur symbolique. D’une certaine façon, il est obligé, pour obtenir l’alliance du roi franc de donner beaucoup plus que ce que vaut l’objet en négociation. La différence constitue ce que l’on appellera le prix du désir. Et, si Sisenand achète d’une certaine manière l’alliance du roi franc, il compense aussi la déception que le refus de lui céder un objet particulièrement prestigieux a provoqué chez lui. Les objets précieux qui constituent le trésor ont aux yeux de leurs détenteurs une place à part : ils sont soustraits ou devraient être soustraits à la circulation économique. En ce sens, ils n’ont pas de valeur 23

  L. Feller, Les politiques des familles aristocratiques à l’égard des églises en Italie centrale (IXe-XIe siècles), dans Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire du haut Moyen Âge, F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan (éd.), 2005, (Collection de l’Ecole Française de Rome, n°351), p. 265-292. 24   M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, 2007, p. 66 ; P. Grierson, Commerce in the Dark Ages: a critique of the Evidence, dans Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, 1959, p. 123-140 ; J.-P. Devroey, Economie rurale…, p. 182. 25   Frédégaire, Chronicorum quae dicuntur Fredegarii scholastici, IV, 73, MGH, SS. Rerum Merov. B. Krusch (éd.), p. 157-158 ; nouvelle édition: A. Kusternig, Darmstadt, 1982 (Quellen zur Geschichte des 7. und 8. Jahrunderts). Trad. O. Devillers et J. Meyers , Turnhout, 2001.



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connue. Ils n’en ont pas moins une place considérable dans les patrimoines, du fait évidemment  de leur fonction symbolique ou liturgique : leur possession signifie le pouvoir et leur mise en circulation par le don vise à établir un lien entre deux parties26. Mais le caractère sacré des trésors, qui fait que ses éléments ne devraient pas être dispersés, s’efface parfois devant la nécessité. Les objets composant les trésors sont alors remis en circulation, souvent par la contrainte. Ils peuvent d’abord être mis en gage pour procurer des liquidités qui feraient défaut à une institution religieuse ou à un souverain. Ils peuvent également être mobilisés par un souverain qui estime avoir des droits sur eux. Ainsi, en 843, le Mont-Cassin dut céder une grande partie de son trésor au prince de Capoue Siconolf (840851), afin que celui-ci pût payer les soldes des mercenaires espagnols qu’il avait engagés27. Ce fut un véritable emprunt forcé qui donna lieu à une énumération des objets, très bien distingués des espèces monétaires, ainsi qu’à une pesée des pièces d’orfèvrerie, accompagnée d’une estimation de la valeur enlevée par le prince. Celui-ci s’engageait par écrit à restituer non pas les objets eux-mêmes mais leur valeur. Tel objet liturgique, une nappe d’autel en soie ornée de pierres précieuses, étant par exemple estimé 10 000 sous siciliens. Les objets précieux, présents dans le trésor depuis un certain temps, parfois depuis le temps de Pépin le Bref et de Carloman, ne peuvent faire l’objet d’une estimation, du simple fait qu’ils n’avaient pas circulé depuis le temps de leur acquisition et que, même alors, leur valeur n’araient pas nécessairement été dévoilée. Ils étaient simplement pesés. Pour les objets donnés récemment, on connaissait parfaitement leur prix  : une couronne en or ornée d’émeraudes, qui avait été offerte par Siconolf lui-même et qui avait appartenu à son père, fut estimée à 3 000 sous. Ce trésor, au demeurant, ne contenait pas que des objets. Le monastère détenait aussi des liquidités, pour un montant d’au moins 30 000 sous, soit 1 500 livres, en différentes monnaies. En bref, ce trésor, quelle qu’ait pu être sa valeur symbolique et sa fonction liturgique – il contenait évidemment nombre de vases sacrés –, était considéré non comme un signe mais comme une richesse que le prince s’autorisait à mobiliser à son profit, mais pas en dehors de

26   Voir, dans ce volume, R. Le Jan, Accumuler, conserver, gaspiller dans les sociétés du haut moyen âge, l’exemple des vases en verre donnés par l’abbé de St-Gall à deux nobles de haut rang. 27   Chronica monasterii casinensis, MGH SS XXXIV, I, H. Hoffmann (éd.) chap. 26, p. 74-76. A. Citarella et H. Willard, The ninth-century treasure of Monte Cassino in the context of political and economic developments in South Italy, Montecassino, 1983, p. 86.



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toute règle, puisque, à chaque opération, il établissait un scriptum redditionis, une reconnaissance de dette. Les objets rares ont un prix. Celui-ci est bien souvent connu et il entre en ligne de compte dans le regard que les contemporains portent sur les trésors. En les constituant, c’est-à-dire en accumulant des objets, les agents changent fréquemment le statut des biens considérés, les faisant passer d’une catégorie à une autre. Les objets précieux se transforment alors en objets sacrés, selon un processus complexe qui finit par bénéficier au donateur, mais dans un autre ordre que celui de la richesse matérielle. Dans le cas de trésors monastiques, en sacrifiant des objets de valeur, les laïcs acquièrent à la fois la bienveillance du saint auquel ils les vouent et accumulent un trésor dans l’au-delà supposé racheter leurs fautes ici-bas. En sens inverse, on vient de le voir, les objets sacrés peuvent aussi, certes au prix du scandale des moines, retrouver leur statut de simples objets précieux que l’on peut naturellement faire circuler et utiliser dans la sphère de l’échange marchand. Le passage du statut d’objet précieux à celui d’objet sacré, théoriquement inaliénable, n’est nulle part mieux illustré que dans le Liber Miraculorum de sainte Foy. Bernard d’Angers, qui écrivait dans les années 1010, présentait en effet une remarquable sensibilité aux faits économiques, à la valeur des choses et aux structures de l’échange28, proposant au total, à travers ses récits comme dans les commentaires qu’il en faisait, une réflexion non dénuée d’intérêt sur la circulation des objets et sur leur changement de statut. Au chapitre 19 du livre 1, Bernard d’Angers glosait un lieu commun présenté au demeurant comme tel : « tout ce qui est rare est cher » 29. Il est apparemment difficile d’émettre une plus plate banalité mais il n’est pas impossible que, ici, Bernard cite un commentaire exégétique, par exemple celui d’Haymon d’Auxerre, ce qui est impor  Par exemple : Liber Miraculorum Sancte Fidis, L. Robertini (éd.), Spolète, 1994 (Biblioteca di Medioevo Latino, 10),L I, chap. 24, p. 125-127. Voir le commentaire du passage, une spéculation sur la cire déjouée par la sainte, dans G. Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008, p. 19. 29   Liber Miraculorum Sancte Fidis, L. Robertini éd., Spolète, 1994 (Biblioteca di Medioevo Latino, 10), p. 119-120: Scio ante nos dictum : “Omne rarum pretiosum”. Et ideo ad comprobationem relique universitatis scribo rara, ut pretiosa sint. Commentaire ibid., p. 347. Ce truisme est biblique et même vétéro-testamentaire : Is. 13,12 ; Esdr 7, 58. Pour une lecture économique des sources hagiographiques, P. Bonnassie, La monnaie et les échanges en Auvergne et en Rouergue aux IXe-XIe siècles, d’après les sources hagiographiques, dans Annales du Midi, 1978, p. 275-289 [repris dans Les sociétés de l’an mil: Un monde entre deux âges, Bruxelles, 2001, p. 199213]. 28



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tant30. Le commentaire qu’il fait lui-même vaut la peine d’être cité. Bernard ajoutait en effet que les choses ne sont rares qu’afin d’être précieuses, sous-entendant que le prix est, plus qu’un instrument de mesure de la valeur, une incitation à donner ce qui est apprécié : il permet d’attribuer une mesure à l’importance du cadeau fait et au sacrifice ainsi consenti en faveur d’un saint. Le prix sert non seulement à échanger dans le cadre de relations proprement commerciales mais aussi à savoir ce qu’il vaut la peine de donner ou de recevoir. Sa connaissance permet de distinguer, le cas échéant, ce qui relève de l’échange commercial et ce qui appartient à la sphère de l’échange non commercial. Sainte Foy de Conques aimait les objets et ce qu’ils représentaient. Elle ne se privait pas de solliciter ceux qui lui plaisaient en apparaissant en songe à leurs détenteurs pour les leur réclamer 31. Elle les préférait à l’argent et n’admettait pas qu’on lui proposât des contreparties monétaires à la place des bijoux qu’on lui avait promis ou qu’elle désirait posséder sans qu’on les lui ait spontanément proposés. Elle soumettait à des farces douteuses, qui étaient autant de pressions, ceux qui avaient cette prétention. Tel qui, à la place d’un anneau orné d’une pierre semi-précieuse qu’il avait voué à la sainte, se ravisant au dernier moment, avait voulu, donner trois aurei, offrant ainsi une contrepartie monétaire à un objet, s’était vu privé de la jouissance de sa possession : la sainte avait tout simplement rendu la bague invisible. Le pèlerin, certain de l’avoir perdue, ne put la retrouver qu’après être retourné à Conques et s’être engagé devant la statue de la sainte à la lui donner pour de vrai – s’il parvenait à remettre la main dessus32. La bague réapparut instantanément sur le sol de la basilique et l’homme n’eut plus qu’à la remettre à la sainte. Il avait proposé un prix, et préféré céder une valeur plutôt que de sacrifier un objet : en termes commerciaux, la transaction est logique. Mais, précisément, la sainte ne raisonne pas ainsi et ne veut pas opérer de transactions commerciales. Elle veut l’objet autant pour ce qu’il est, un bijou précieux, peut-être même beau, que pour ce qu’il représente, c’est-à-dire l’attachement de son propriétaire et le lien entre l’objet et la personne

  Haymon d’Auxerre In Isaiam 13,12, PL 117, col. 787 C. Je remercie vivement Dominique Iogna-Prat pour cette précieuse indication. 31   Voir par exemple Liber miraculorum…, cit. note 29 : livre I, n°19, p. 119-121 ; livre II n°10, p. 174-175. 32   Liber Miraculorum… cit. p. 121. A. Remensnyder, La statue-reliquaire et les ‘joca’ de sainte Foy dans le Liber Miraculorum, dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 33, 1990, p. 351-379. 30



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que le fait de l’offrir implique de rompre. C’est la perte ou le sacrifice qui fait, pour elle, la valeur du bijou. Cette perte ne peut pas se mesurer en termes monétaires. Le pélerin ne récupéra pas pour autant les pièces d’or déjà données. Il est certes vrai que le don d’argent est toujours très gênant et difficile à faire accepter : la sainte ne demande pas l’aumône, comme une misérable. Elle réclame des dons qui coûtent à celui qui les fait et son attention se porte sur les objets à quoi tiennent les gens, non sur leur représentation monétaire. Il n’en demeure pas moins que l’indication de valeur fait sens, à Conques au XIe siècle, comme au Mont-Cassin au IXe siècle. Les prix des objets ont une signification qui n’est pas arbitraire. Les agents peuvent ainsi comparer les objets entre eux par la médiation de la monnaie, que celle-ci circule effectivement ou non. On trouve là une ambiguïté tout à fait essentielle dans la définition des comportements aristocratiques à l’égard des objets comme à l’égard de la monnaie. Les membres des élites sociales ou politiques maîtrisent la fonction d’instrument de mesure de la valeur de la monnaie, même s’ils ne s’en servent pas nécessairement toujours dans les échanges. Les comportements ou les gestes qui semblent ressortir d’une logique du don ne peuvent ainsi exister sans qu’en arrière-plan existe un calcul qui renvoie à une autre sphère, qui est celle de l’échange marchand33. Si, dans les relations avec les saints, il est difficile de mobiliser la valeur monétaire, entre individus, c’est une nécessité absolue : il faut connaître, même de façon approximative, le montant de la dette que le don institue, non pas pour comptabiliser les échanges, mais pour se situer dans des ordres de grandeur similaires et ne pas établir de relations faussées du fait d’erreurs dans les références. Terres et objets ont un prix dont la connaissance est nécessaire pour entreprendre tout acte les mobilisant. Ce savoir est un savoir partagé qui repose sur une expérience commune des transactions commerciales. Celles-ci coexistent avec l’échange non commercial dont les relations avec la sainte constituent un paradigme. La maîtrise des deux sphères et la capacité à les distinguer en fonction de la finalité poursuivie sont caractéristiques des comportements économiques des élites du haut Moyen Âge. En même temps, il va de soi que l’on fait mine de donner sans compter et de ne pas attacher d’importance

  P. Veyne, Le pain et le cirque. cit. n.3, p. 78 sv.

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aux objets que l’on sacrifie dans l’espoir d’en obtenir un avantage immatériel dans le cas de don aux églises ou aux saints ou tout à fait concrets dans le cas d’échanges non commerciaux entre simples particuliers34. Quelles rationalités économiques ? En d’autres termes, les modalités d’accès à la possession de terres et d’objets permettent d’établir qu’il existe une rationalité à l’œuvre dans les comportements économiques durant le haut Moyen Âge. Achats, ventes et dons de terres ou d’objets précieux ne se font pas en dehors de toute connaissance de leur valeur d’échange. Parce que les agents ont une connaissance intuitive ou pratique des instruments de mesure, et notamment de l’instrument monétaire, ils sont susceptibles de fonder leurs actions en raison et donc de définir des fins et des moyens permettant de les atteindre. Les choses cependant ne sont pas simples, et la question de la rationalité reviendra d’ailleurs comme un leitmotiv tout au long des pages de ce livre. Max Weber, dans un passage classique de Economie et Société distinguait, en analysant les déterminants de l’action sociale, quatre modes différents d’agir35 : elle peut être rationnelle en finalité, rationnelle en valeur, « affectuelle » [affektuel] ou traditionnelle. Nous allons suivre un instant ces catégories pour présenter les aspects économiques de certaines action sociales. 1. L’activité « traditionnelle », qui est de répétition de la coutume sans intentionnalité véritablement définie, ne saurait être considérée comme caractéristique. Elle suppose l’inexistence de projets et entraîne la répétition des mêmes gestes ou des mêmes opérations, sans véritables perspectives. Elle est infra-sociale en ceci qu’elle ne suppose guère de réactions aux incitations externes et pas davantage d’interaction avec les autres individus. Sont concernées les activités quotidiennes ou périodiquement répétées : semer et récolter à date fixe, par exemple. Dans ce cas, le poids des coutumes et la nécessité de répéter aux moments opportuns les gestes appris une fois pour

34   Pour la complexité des usages du don, voir : G. Algazi, Introduction. Doing things with gift, dans Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, G. Algazi, V. Groebner et B. Jussen éd., Göttingen, 2003, p . 10-28. T. Reuter, Gifts and Simony, dans Medieval Transformations, E. Cohen et M. de Jong éd., Leyde, 2001, p. 157-168. 35   M. Weber, Economie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Tübingen, 1956 [Trad. fr. 1971, éd. 1995], p. 55 sv. P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 84 sv.



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toute ne sont guère susceptibles de modifications. On est, d’une certaine manière, au degré zéro de l’interaction entre l’économique et le social. 2. L’action affectuelle, quant à elle, apparaît comme « une réaction sans frein à une excitation insolite ». Entrent dans cette catégorie les actions qui pourraient être liées à la destruction festive de richesses, dans le cadre de fêtes ou de banquets, actions qui nous semblent incompréhensibles ou qui, relevant de critères d’explications non économiques, sont pour nous non rationnels, voire répréhensibles parce qu’absurdes36. Les comportements de compétition peuvent, dans des circonstances extrêmes, aller jusqu’à la démesure voire à la folie. Marc Bloch, citant Geoffroy de Vigeois, rapportait des anecdotes montrant des comportements nobiliaires plus que déréglés37  : au cours d’une fête de cour ayant effectivement eu lieu en 1174 en Provence, un noble aurait fait labourer la cour de son château pour y semer des pièces d’argent ; un autre aurait fait cuire un dîner avec des cierges ; un troisième enfin aurait fait brûler vifs 30 chevaux, par pure jactance dit l’auteur. De tels événements ne se sont peut-être jamais réellement produits : leur narration vise à créer une image extrême, une représentation de la destruction de richesses. Elle met en scène une compétition où le prestige est en jeu et où rien d’autre ne fait plus sens que la pure exhibition de ce que l’on peut se permettre de perdre en le détruisant. Se trouve également, par derrière, une intention satirique de la part des auteurs de tels actes, la dérision des activités ordinaires allant de la reproduction des fortunes à la préparation des repas ou à l’usage des chevaux. Les nobles provençaux de Geoffroy de Vigeois se comportent de façon anomique en détruisant sans utilité immédiate des biens aisément mobilisables à d’autres fins que l’exaltation éphémère de sa propre richesse. Il s’agit vraisemblablement là d’une figure littéraire, destinée au public de l’œuvre si particulière que sont les Chroniques de Geoffroy. Dominique Barthélemy a bien montré l’importance qu’il y a à s’interroger sur les attentes d’un public qu’il s’agit d’atteindre dans l’interprétation d’un texte difficile et dont les éléments ne font pas nécessairement immédiate36   Voir, dans le présent ouvrage, R. Le Jan, Accumuler, conserver, gaspiller dans les sociétés du haut moyen âge. 37   M. Bloch, La société féodale, Paris, 1939 (éd. 1973), p. 432-433. Recueil des Historiens des Gaules et de la France, Paris, 1781, t. 12, livre 1, chap. 69 ; Commentaire rapide dans F. L. Cheyette, Ermengarde de Narbonne et le monde des troubadours, Paris, 2006 (1ère éd. 2001), p. 294-295. J. Hannig, Ars donandi. Zur Oekonomie des Schenkens im frühen Mittelalter, dans Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 37, 3, 1986, p. 149-162.



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ment sens38 : on est là en présence d’un problème de cette nature et c’est la signification de l’anomie qu’il faut interroger, non la réalité de la pratique au demeurant insuffisamment attestée pour qu’on puisse la considérer comme caractéristique ou en quelque manière exemplaire. Il est de fait que, même si, dans le cadre de pratiques compétitives intenses, des gaspillages volontaires ont lieu, ils ne prennent pas la forme paroxystique du potlatch tel qu’il est décrit, comme une pratique cependant datée et localisée, par Mauss après Boas. Le potlatch n’est pas une catégorie universelle et si des conduites de largesses sont extrêmes, elles doivent être comprises aussi au travers des cribles d’une éthique chrétienne qui condamne fermement les pratiques de cette nature. 3. Les comportements rationnels en valeur sont dominants dans les déterminants de l’activité humaine. Ils sont apparemment fort éloignés du gaspillage systématique. Ne pas tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, parce que le devoir, la dignité et les impératifs religieux l’emportent sur toute autre forme de considération, donner ses biens aux églises, qu’il s’agisse d’objets de valeur ou de biens fonciers est, du point de vue économique, apparemment absurde. Le flux des donations, si rien ne vient le ralentir, le tarir ou le compenser doit amoindrir les patrimoines parfois de façon périlleuse pour la survie même de la famille. Il peut tarir ou amenuiser les revenus d’un individu ou d’un groupe. Cependant, se préoccuper de son salut en donnant des biens à l’Eglise est une nécessité absolue pour les Chrétiens. La constitution d’un trésor dans l’au-delà est une finalité normale de l’existence humaine et de l’action. D’autre part, la complexité des relations entretenues avec les institutions religieuses est telle que les dons n’impliquent pas nécessairement la perte de revenus voire celle de droits sur l’objet donné. Le paradoxe est désormais bien connu : on garde des droits sur les biens que l’on donne, avec diverses conséquences sur l’équilibre entre les établissements qui reçoivent et les donateurs. Il est considéré comme normal que, d’une manière ou d’une autre, ils conservent un droit d’accès aux objets donnés et, s’agissant de terres, aux revenus qui en sont tirés39. En d’autres termes, si l’activité est orientée par le devoir ou par

38   D. Barthélemy, Autour d’un récit de pactes (« Conventum Hugonis »): la seigneurie châtelaine et le féodalisme, en France au XIè siecle, dans Il feudalesimo nell’alto medioevo, Spolète, 2002, p. 447495 39   B. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter. The Social meaning of Cluny’s property, 9091049, Ithaca et Londres, 1989 ; Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et



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le sentiment des nécessaires actions à accomplir pour le salut de son âme, et entre autres des ponctions à effectuer sur sa richesse, cela n’est pas incompatible avec la recherche d’avantages tangibles, durables ou non : on entre alors dans le comportement rationnel en finalité, c’està-dire dans un type d’action où la fin comme les moyens sont calculés et les conséquences prévues ou évaluées. 4. Le comportement rationnel en finalité. La Vita de l’évêque Meinwerk, brillamment analysée sous ces aspects par T. Reuter et P. Buc40, peut nous servir de guide. Dans la centaine de transactions documentées par la Vita Meinwerici, beaucoup donnent lieu à un échange d’objets contre des biens fonciers. Les commentant, T. Reuter montrait que les contreparties offertes dans les échanges n’étaient en aucune manière des prix mais que, en attribuant des objets contre des terres, Meinwerk effectuait une série d’actions complexes. Tout d’abord, en accroissant son temporel et en offrant des contreparties à des dons en terre, il investissait. Ensuite, tirant des objets de son trésor, il faisait profiter ses amis et ses fidèles de la richesse de son église. Il le faisait de plus d’une manière : fréquemment, il constituait des rentes viagères, versées en produits alimentaires, en vêtements ou en argent : dans ces cas, on peut considérer que l’on est en présence d’une forme limitée de partage ou de redistribution des revenus de l’épiscopat. Les rentes en nourriture n’intervenaient pas seulement dans les ventes pour causes de famines, pourtant assez bien attestées, mais aussi dans des cas où une relation particulière devait être établie entre les parties. Les échanges dans lesquelles la finalité est l’acquisition d’une position dans le chapitre sont également présents et mentionnés d’ailleurs en toute tranquillité malgré la date tardive de composition de la Vita. Un lecteur grégorien pourrait bien y voir des traces de pratiques simoniaques ! Meinwerk en fait se comportait en propriétaire prudent, offrant des avantages économiques, des objets de prix ou du métal précieux, ou symboliques, des marqueurs de rang,

mémoire au haut Moyen Âge, F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan (éd.), Rome, 2005 (Collection de l’Ecole Française de Rome, n°351). 40   T. Reuter, Property transactions and social relations between rulers…P. Buc, Conversion of objects, dans Viator, 28, 1997, p. 99-142. Sur les aspects proprement économiques du contenu de la Vita, voir F. Irsigler, Divites und pauperes in der Vita Meinwerci. Untersuchungen zur wirtschaftlichen und sozialen Differenzierung der Bevölkerung Westfalens im Hochmittelalter, dans Vierteljahresschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 57, 1970, p. 449-499.



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aux hommes et aux femmes en relation avec lui et, surtout des revenus41. Si l’on se demande maintenant ce que font effectivement les hommes et les femmes qui cèdent des terres contre des objets, on est frappé de voir la diversité des motivations discernables, en dehors, naturellement, du salut de leur âme. Certains se contentent d’acquérir des objets précieux que ce soit du fait de leur matériau ou du fait de leur fonction : recevoir un cheval et des armes n’a pas la même signification que recevoir une prestation alimentaire. D’autres transmettent un bien foncier soit à l’évêque soit à des héritiers. La transaction peut avoir également comme fonction de remembrer une exploitation. Certaines enfin ont pour effet de lier de façon inextricable les biens de l’évêché et ceux de familles laïques42. Bref, ici, les actions rationnelles en valeur – donner pour obtenir son salut – sont souvent mêlées à des questions de revenus fonciers : la donation de terres n’ampute pas nécessairement le revenu et n’annihile pas nécessairement les droits des héritiers. Elle peut même déboucher sur une augmentation des revenus disponibles obtenue en même temps qu’un accroissement du prestige. Elle s’inscrit alors, de façon paradoxale en apparence seulement, parmi les actions rationnelle en finalité. Tout le monde ici calcule et les actions sont mûrement pesées : si les motivations et les conséquences ne sont pas toujours d’une clarté limpide, il n’en demeure pas moins que les agents montrent une attention permanente à la valeur des choses et à la question des revenus. L’évêque apparaît ici au cœur de la « fabrique sociale » comme l’agent privilégié devant permettre non seulement le maintien du rang mais aussi celui de la richesse des membres de l’aristocratie saxonne, sans préjudice, naturellement du salut de ses membres. La Vita Meinwerici pose, pour notre période, et à l’une des marges de l’Europe, la question de la disponibilité et de la destination des surplus agricoles qui constitue l’une des difficultés majeures de l’histoire économique de la période. On voit bien, à travers les allocations

41   S. Wood, The Proprietary Church in the Medieval West, Oxford, 2006 ; J. Nelson, Church Properties and the Propertied Church : Donors, the Clergy and the Church in Medieval Western Europe from the Fourth Century to the Twelfth, dans English Historical Review, CXXIV, 507, 2009, p. 355-374 (recension critique du titre precedent). 42   Voir, par exemple, Vita Meinwerci episcopi Patherbrunnensis, F. Tenchkhoff éd., Hanovre, 1921, chap. XLV, p. 39. La moniale Atta cède ses biens à l’évêque. La contrepartie est constituée de 12 talents d’or à la moniale et 2 à Abbo son héritier qui doit renoncer solennellement à ces biens. Ceux-ci sont toutefois rétrocédés immédiatement à la moniale sous forme de bénéfice. Elle touche, en plus, une prestation alimentaire conséquente.



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en nourriture attribuées même à de hauts personnages, que la question alimentaire n’est sans doute pas réglée de façon définitive et satisfaisante. Cela revient à poser ensemble toute une série de questions sur les destinations de la richesse et à s’interroger tout ensemble sur la place du marché dans la constitution des revenus, sur la mobilisation de ceux-ci en faveur de la familia et, en définitive, sur la place de la charité dans la vie et l’action économique. La problématique des revenus des élites Comme l’a rappelé Chris Wickham, la richesse foncière des membres des élites sociales a été, entre IIIe et Ve siècle, réorganisée et simplifiée43. Les grosses fortunes auxquelles on a fait allusion plus haut sont peu de choses rapportées à celles de l’époque impériale. Elles sont beaucoup plus locales et ne peuvent en aucune manière s’étendre sur des aires géographiques diverses. Elles sont surtout exceptionnelles et le nombre des « hyper-riches » comme Bertrand du Mans ne peut pas avoir été très important. Les personnages en situation de leadership économique et social ou politique n’interviennent dans le processus de production pour le diriger et le contrôler que si leur investissement personnel en vaut la peine, c’est-à-dire si consacrer du temps aux affaires du domaine peut engendrer une augmentation des revenus44. C’est le cas s’il existe une sollicitation du marché, c’est-à-dire si l’intensification du travail et l’augmentation de la production rencontrent une demande en produits alimentaires ou en produits artisanaux. En ce qui concerne les produits artisanaux, l’étude du meilleur fossile directeur qui soit à notre disposition, la céramique, a permis à C. Wickham de montrer la complexité et la diversité des situations. S’il n’y a plus de marché global des céramiques de luxe, il existe en revanche des circuits de distribution locaux ou régionaux qui permettent la distribution de productions de bonne qualité correspondant aux besoins d’une élite. Ces circuits permettent d’une part à la richesse de circuler et, d’autre part, aux agents économiques d’accumuler lentement. Certains produits alimentaires ont également un rôle moteur. Le vin, qui continue de donner lieu à un commerce à long rayon d’action, enrichit producteurs et transporteurs : les marges septentrionales de l’Europe sont   C. Wickham, Framing…, cité à la note 6, p. 259-301.   Ibid., p. 260-264.

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demandeuses, à la fois pour des raisons religieuses et des raisons sociales, le vin étant associé au luxe et au prestige et étant lié au souvenir de la domination de Rome. Faute d’incitation de marchés, c’est-à-dire faute d’une demande suffisante en produits alimentaires de la part d’une population non productrice, la grande propriété a ainsi été exploitée, entre VIe et VIIIe siècle d’une façon très passive, les seigneurs se contentant de prélever les surplus d’exploitations autonomes, gérées par les paysans sans que le propriétaire intervienne dans les choix proprement techniques et dans les stratégies de production. Pareille préoccupation incombait alors entièrement au tenancier, quel que soit son statut juridique45. En revanche, dès lors que des incitations existent, les seigneurs développent un secteur de faire-valoir direct et, intervenant directement dans le processus de production, procèdent eux-mêmes aux choix stratégiques – que semer et à quel moment ?– et le font en fonction de l’existence de possibilités de vente. Celles-ci semblent de nouveau exister en Gaule franque à partir du VIIIe siècle : les initiatives royales relayées par les actions seigneuriales n’ont de signification que si la question de la destination des surplus peut être résolue46. À partir du VIIIe siècle, dans le cœur de la Gaule franque, le développement du système domanial, associant le prélèvement en nature sur les tenures et les prestations de main d’œuvre sur une réserve, montre alors une nouvelle implication des élites dans la vie économique. C’est là une spécificité de l’espace compris entre la Seine et le Rhin : on ne connaît pas ailleurs de propriétaires hégémoniques, c’est-à-dire parvenus à s’emparer de la totalité d’un ou de plusieurs finages, avant la deuxième moitié du IXe siècle, alors que le polyptyque de Saint-Germain-des-Prés nous montre que cette situation était ordinaire en Gaule franque. Le grand domaine est une forme d’intensification de la production dans le cadre d’une économie dont les agents perçoivent qu’elle propose des marchés. Leur nature et leur localisation n’est pas bien claire. C. Wickham, qui a vigoureusement rappelé le lien entre intensification, rationalisation et consolidation des réseaux de l’économie d’échange, pense qu’ils sont liés à la fois au développement des centres urbains et à l’importance des déplacements des armées. En l’absence de toute organisation étatique des campagnes militaires, il était   C. Wickham, Framing…, cité n.6, p. 263   A. Verhulst, La genèse du régime domanial classique en France au haut Moyen Âge, dans Agricoltura e monde rurale in Occidente nell’alto medioevo (Settimane di studio del CISAM, 13), Spolète, 1966, p. 135-160. 45 46



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nécessaire de pourvoir aux besoins des hommes en campagne, soit en organisant les échanges – et donc la circulation des marchandises parallèlement aux déplacements de l’armée – soit en produisant davantage pour que les soldats puissent emporter davantage. L’hypothèse est séduisante même s’il existe évidemment des difficultés documentaires pour l’attester. En tout cas, l’augmentation des capacités productives des campagnes grâce à l’organisation domaniale est désormais plus qu’une hypothèse47. Là où la réorganisation foncière et la redistribution du travail dans le cadre du domaine classique, n’ont pas eu lieu, l’efficacité économique de la propriété est demeurée limitée. Cela n’a cependant pas empêché le développement de formes sophistiquées d’échange commercial. L’exemple de Totone di Campione montre comment une élite rurale de fortune assez mince pouvait fonctionner, jusqu’au cœur du IXe siècle48. Les Totoneschi possèdent des exploitations dont ils confient la gestion, à titre coutumier, c’est-à-dire sans contrat écrit, à des massari, libres ou demi-libres. Cultivateurs spécialisés dans la production d’huile, ils vendent leur production à Milan. Dans toutes les transactions où ils interviennent, ils ont systématiquement recours à l’argent. En d’autres termes, leur prospérité est liée à l’existence d’un marché. Elle suppose un niveau de prélèvement sur les tenures paysannes assez élevé et sans doute opéré en nature. Il n’y a apparemment pas de sollicitation pour changer le système d’exploitation, soit que le prélèvement soit déjà élevé, soit que les perspectives du marché ne soient pas suffisantes pour justifier une implication plus grande des propriétaires. En tout état de cause, ils doivent cependant intervenir pour commercialiser eux-mêmes leur production, ce qui ne les place pas dans la catégorie des rentiers mais dans celle des entrepreneurs. Les revenus ainsi constitués ont, à côté de l’acquisition des objets précieux et de prestige, des destinations diverses. Deux d’entre elles doivent être mentionnées, l’entretien de la familia et l’exercice de la charité.

  P. Toubert, La part du grand domaine dans le décollage économique de l’Occident (VIIIe-Xe siècles), dans La croissance agricole du haut Moyen-Age, éd., (Flaran, 10), 1988, p. 53-86 [repris dans id., L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004, p. 73-116] 48   L. Feller, Sulla libertà personale nell’VIII secolo : i dipendenti dei Totoni, dans Carte di famiglia. Strategie, rappresentazione e memoria del gruppo familiare di Totone di Campione (721-877), S. Gasparri et C. La Rocca (éd.), Rome, 2005, p. p. 179-208. 47



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Dépenses obligées On connaît l’apologue Adam Smith, repris ensuite de façon implicite mais systématique par toute l’érudition européenne. Smith, dans une de ces fictions nécessaires à la compréhension des choses, a imaginé une situation économique où un chef politique disposant de surplus abondants n’a pas de marché pour les vendre et n’a donc rien à offrir que de la nourriture à ceux qui le servent. La seule solution pour lui, afin de parvenir à exercer le pouvoir, est d’entretenir directement, c’est-à-dire de nourrir et de loger, autant d’hommes que ses disponibilités en aliments le lui permettent49. Cette forme de domination directe sur les personnes ne peut s’envisager que si la seule activité réelle de la suite ainsi constituée est la guerre, ou si elle forme une sorte de garde d’honneur au profit du personnage50. Les intéressés ne font rien d’autre que se battre au profit de celui qui les nourrit et lui procurer un honneur proportionnel à leur nombre. Cette forme de consommation crée une dépendance totale de l’individu à l’égard du puissant qui le protège et l’emploie et supposerait, pour être réalisé, qu’il n’y ait aucun moyen de se procurer quoi que ce soit en dehors des possessions seigneuriales et que les guerriers n’aient, de leur côté, aucune forme de propriété ou de revenu leur permettant d’assumer une forme minimale d’autonomie. Dans le cas où une terre serait confiée à un de ces hommes, cela ne le libèrerait pas pour autant : il ne l’aurait qu’afin de pouvoir exercer son service, comme une commodité évitant de le nourrir, et serait pour le reste totalement dépendant de son seigneur. Selon Smith, la situation change du tout au tout s’il existe un marché des produits alimentaires et une circulation monétaire telle qu’il soit possible d’y accéder. Dans ces conditions, le seigneur hypothétique n’a plus besoin de nourrir à sa table un nombre infini de dépendants. Il lui suffit de recourir au salariat ce qui, au lieu de diminuer sa puissance réelle, au contraire l’accroît en multipliant le nombre des hommes et des femmes qui, indirectement, dépendent de lui. La mobilisation des terres dans le cadre du domaine, c’est-à-dire leur concession en tenures qui soient suffisamment importantes pour permettre l’apparition d’un surplus voire d’une accumulation paysanne renvoie à un schéma de cette nature. Il suppose l’in49   Voir M. Bloch, La société féodale, p. 233-234. Dans sa définition du fief comme salaire il reprend cette idée sans doute alors déjà passée dans la vulgate des économistes. 50   A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, 1776 [trad. G. Garnier et A. Blanqui, 1991], livre III, chap. 4, p. 502 sv.



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troduction de complexité dans les relations entre dépendants et seigneurs, de même qu’entre le seigneur détenteur de terres et le reste de la société. Dès lors que la tenure est autre chose et plus que le simple substitut du repas fourni à la table du seigneur, la pression du seigneur peut s’accroître sur les paysans et leurs terres. Elle prend la forme d’ordres directs, de contrôles et de prélèvements opérés en nature ou en argent, en fonction des opportunités et des possibilités. La possibilité de payer les redevances par commutation, c’est-à-dire de régler en nature un cens estimé en argent semble rare cependant durant notre période : il vaudrait la peine de procéder à une enquête systématique sur ce point. Elle permettrait de juger de l’intensité de l’orientation de l’économie vers le marché51. L’apologue d’Adam Smith doit être transposé. Durant tout le haut Moyen Âge, le seigneur doit nourrir et protéger sa familia et être en mesure de lui procurer les biens dont elle pourrait avoir besoin en cas de mauvaise récolte : le seigneur est d’abord celui qui donne le pain. Cela signifie qu’il doit posséder des réserves alimentaires en quantité telle qu’il puisse intervenir pour nourrir ses dépendants ou sinon, qu’il doit les acquérir, ce que fait précisément Meinwerk dans les années 1020. Dans un passage saisissant de sa Vita, en effet, on voit Meinwerk, confronté à une famine, acheter un bateau à Cologne, afin de nourrir sa propre familia à laquelle est destiné l’essentiel de la cargaison. Le reliquat, un quart de ce qui a été acheté, est destiné aux pauvres dépourvus de tout autre moyen de subsistance52. Au XIIe siècle, à Bruges, c’est en donnant de l’argent à ses tenanciers que Charles le Bon leur vient en aide53. Cela suppose un autre rapport au marché : dans une économie plus profondément monétarisée que celle de la Saxe, Charles le Bon, confronté en 1125 à une famine très dure, agit de telle sorte que ses dépendants puissent accéder au marché des denrées alimentaires : il leur fournit un droit d’entrée à celui-ci en leur offrant des piécettes et abaisse le montant de celui-ci par des mesures complémentaires. En ordonnant que l’on fabrique du pain avec de la farine d’avoine et que la taille des pains soit diminuée, de sorte qu’il soit possible de s’en procurer pour une somme d’un demi-denier qui devait correspondre à ce qu’il donnait quotidiennement à ses tenanciers, il change la donne en matière de   C. Wickham, Framing, cité à la note 6, p. 279.   VM Chap. CLI, p. 79. 53   Gautier de Thérouanne : Vita Karoli Boni, comitis auctore Waltero achidiacono Tervanensi, P. Koepke (éd.), MGH SS, XII, chap. 11, p. 541. 51 52



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disponibilité des ressources alimentaires. Le problème de l’accès au marché est partiellement résolu par une diminution de la qualité des pains, par une baisse de leur poids ainsi que par la fourniture de ressources monétaires supplémentaires au titre de la charité54. Dans ces conditions, un nombre important d’agents a accès aux ressources disponibles, même pour des quantités limitées55. Nous sommes là en présence de mesures de saine administration. L’obligation alimentaire, ici confondue avec la fourniture d’un droit d’entrée sur un marché et avec la modification des règles de fonctionnement de celui-ci, est de l’intérêt bien compris. Elle passe avant l’exercice de la charité en faveur des plus démunis, parce qu’elle fait partie des obligations que le seigneur contracte lorsqu’il accepte la recommandation d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Elle fait partie de ces largesses dont l’exercice définit le statut et légitime la domination sur les hommes56 : l’entretien de la mesnie relève bien sûr du processus de conversion par quoi des richesses se transforment en pouvoir. Se pose enfin, pour les élites, la question de l’exercice de la charité. Intimement liée à celui du pouvoir, elle est à la fois une forme de la domination sociale et le signe de la réelle christianisation du comportement. En donnant de leur bien, les grands font preuve de mansuétude et de solidarité envers le reste du peuple chrétien, manifestant par là deux qualités majeures, susceptibles de légitimer leur pouvoir57. La pratique de l’aumône apparaît ainsi comme une obligation sociale et comme un devoir de justice : la mansuétude, la solidarité et la générosité font partie des attitudes qui désignent pour le pouvoir et décrivent son exercice juste ou justifié. La solidarité avec les groupes sociaux les plus faibles permet d’affirmer l’unité de la société chrétienne, malgré les inévitables divisions provoquées par la répartition inégale de la richesse. L’exercice de la charité montre enfin une prédisposition à bien user de son pouvoir, dans le sens de la miséricorde et de la justice : le don d’argent, de vêtements ou de victuailles est alors une figure du bon gouvernement. Pour les membres de l’élite, la charité peut être une pratique quotidienne qui s’exerce sous la forme d’aumônes données à qui sollicite.

  A. Sen, Poverty and famines. An essay on entitlement and deprivation, Oxford 1981.   Galbertus notarius brugensis. De multro, traditione et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum, J. Rider (éd.), Turnhout, 1994 (CC, Continuatio medievalis, 131), p. 11, chap. 3. 56   G. Duby, Guerriers et Paysans, cité n. 6, p. 61. 57   P. Veyne, Le pain et le cirque…, cit. n. 3, p. 48sv. 54 55



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Au moment de son assassinat, en mars 1127, Charles le Bon avait, disposés sur la couverture du psautier qu’il venait de fermer, une pile de deniers, 13 dit Hermann de Tournai, qu’il distribuait lorsque son meurtrier le frappa58. Lors de la grande famine de 1125, la charité du comte prit la forme astreignante et coûteuse pour lui de prestations en denrées alimentaires et en vêtements distribués aux plus nécessiteux. Il prélève de la nourriture sur sa propre table afin de nourrir des pauvres, cent tous les jours à Bruges selon Galbert de Bruges59. Gautier de Thérouanne nous dit que, à Ypres, il fit distribuer en une seule journée, 7800 pains60. Enfin, il intervient de façon importante sur le marché des céréales, comme on l’a dit, et celui du vin, de telle sorte que le coût des denrées alimentaires soit maintenu à un niveau tolérable. Il va même beaucoup plus loin encore, puisqu’il agit aussi sur le processus de production en ordonnant de semer des pois et des fèves à côté des grains, et sur la consommation en interdisant de brasser de la bière61. Dans ce cas, l’action politique, qui se marque par la présence du comte à tous les niveaux de la vie économique (production, commercialisation et consommation), et l’action caritative qui est, elle, signalée par les dons de nourriture, se confondent en un seul et même ensemble. Il permet de désigner le bon prince, celui qui exerce le pouvoir en mobilisant toutes ses ressources, pécuniaires et politiques, pour consolider les liens unissant les hommes entre eux. Ce devoir était imposé à tous les détenteurs d’offices publics : en 850, à Mayence, Hraban Maur nourrit 300 pauvres par jour. Pour les monastères, la charité prend des formes sophistiquées et coûteuses tout aussi obligatoires que les générosités du comte. Les grands établissements religieux ont en effet un service spécialisé, une obédience, la Porte, chargée de l’entretien des pauvres se présentant à la porte du monastère. Les statuts d’Adalhard de Corbie en organisent le fonctionnement. Chaque jour la Porte doit distribuer 50 pains de 3 livres et demi, nourrir 12 pauvres sédentaires ainsi que les errants qui se présentent au monastère. Il ne s’agit pas là d’une affaire marginale, mais d’une ponction constante, opérée tous les jours sur les revenus du monastère et qui, en temps de crise, peut être extrêmement lourde et contraignante. De façon structurelle, enfin, le réseau

58   Herimanni Liber de Restauratione S. Martini Tornaciensis, O. Holder Egger (éd.), MGH SS XIV, Hanovre, 1873, p. 285. 59   Galbert de Bruges, De multro..., chap. 3, p. 11, l. 27-28. 60   Gautier de Thérouanne, MGH SS, XII, p. 544. 61   Galbert de Bruges, De Multro, op. et loc. cit., n. 55.



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des xenodochia et des hôpitaux monastiques a, lui aussi, un coût économique. Ainsi, par exemple, Bobbio possède à Plaisance une maison qui doit entretenir quotidiennement 12 pauvres et une autre à Pavie qui en nourrit 20062. Des biens fonciers spécialisés sont attribués à chaque établissement. L’insertion des moines dans l’économie d’échange permet à leur établissement de se procurer numéraire et denrées nécessaires à la fois à son propre entretien et à celui des pauvres dont il s’est chargé. L’attitude des élites du haut Moyen Âge à l’égard de la richesse est, on le voit, complexe et ne saurait se limiter à une description simple. De multiples composantes interviennent dans sa définition : la question du rang et celle du salut doivent se combiner avec les problèmes liés à la gestion du patrimoine et à la construction du revenu. La possession d’objets précieux ou sacrés doit être considérée comme compatible avec une connaissance aussi exacte qu’il est possible de leur valeur d’échange, ce qui signifie qu’il existe des institutions d’échange, des marchés, de la monnaie, des lieux mais qu’on ne les mobilise que dans certaines circonstances en fonction du but recherché. La multiplicité des fins poursuivies se traduit par des rationalités complexes et parfois contradictoires, comme dans de nombreuses autres sociétés. Ces contradictions mettent en difficulté les catégories habituelles de l’analyse économique sans pour autant les invalider totalement. La nécessité dans laquelle se trouvent les élites du haut Moyen Âge d’avoir à poursuivre plusieurs buts à la fois, comme de sauver son âme tout en assurant le maintien du patrimoine famille, nous oblige simplement à multiplier les approches et les méthodes afin de proposer des interprétations qui rendent intelligibles les comportements sans pour autant les réduire à tel ou tel aspect privilégié. Laurent Feller Université Paris 1 Panthéon Sorbonne / Lamop

62   Inventari altomedievali di terre, coloni e redditi, A. Castagnetti, M. Luzzati, G. Pasquali et A. Vasina éd., Rome, 1979 FSI n°104, p. 140; p. 141



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PREMIÈRE PARTIE

DISCOURIR SUR LA RICHESSE









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Idéologie (et anti-idéologie) de la richesse au Haut Moyen Âge

1. État de la recherche et concepts d’analyse

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ans la perspective du christianisme et du Nouveau Testament, la richesse touche à un aspect sensible dans la mesure où elle est un obstacle sur la voie du salut éternel. « Si tu veux être parfait », conseillait Jésus au jeune homme riche, « va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. [...] Il est plus aisé à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un homme riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Mt 19, 21/24: Facilius est camelum per foramen acus transire, quam divitem intrare in regnum Dei). Cette prescription qui – tout autant que la parabole du pauvre Lazare – détermine les écrits théologiques du Moyen Âge, semble impliquer une prise de position déterminée et une aversion chrétienne théologique envers la richesse. C’est un fait assez connu1. De fait, il reste peu à ajouter sur la doctrine morale chrétienne. En revanche, à ma connaissance, les historiens se sont jusqu’à ce jour rarement interrogés dans une perspective socio-historique et idéologique, à savoir sur la relation des élites avec la richesse dans l’imaginaire (ou les idées) médiéval(es)2. Dans son histoire fonda-

1   Cf., plus particulièrement pour les XIe et XIIe siècles, A. Lazzarino del Grosso, Armut und Reichtum im Denken Gerhohs von Reichersberg, Munich, 1973 (Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte, Beihefte, Reihe B, 4) ; Povertà e richezza nella spiritualità dei secoli XI et XII. Atti del VIIIo Convegno del Centro di studi sulla spiritualità medievale, 15-18 ottobre 1967, Todi 1969. 2   L’ouvrage de G. Depeyrot, Richesse et société chez les Mérovingiens et Carolingiens, Paris, 1994 (Collections des Hespérides), notamment, présente une histoire sociale de cette époque, qui, contrairement à ce que le titre peut suggérer, ne concerne pas la richesse. Toutefois, L. Genicot, Naissance, fonction et richesse dans l’ordonnance de la société médiévale. Le cas de la noblesse du Nord-Ouest du continent, dans Id., La noblesse dans l’Occident médiéval, Londres, 1982 (Collected Studies Series, 163), p. 83-92, constate que la richesse était naturelle pour la noblesse. Pour le Bas Moyen Âge, P. Ariès, Richesse et pauvreté devant la mort, dans Études sur l’histoire de la pauvreté (Moyen Âge – XVIe siècle), M. Mollat (éd.), Paris, 1974 (Publications de la Sorbonne. Série Études, 8), p. 519-533, constate une reconnaissance de la richesse séculière en tant que don de Dieu. Pauper n’est pas exclusivement un terme social (comme le pensait K. Bosl), mais comprend les pauvres au sens économique. Cf. F. Irsigler,



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mentale de la culture occidentale du Moyen Âge, Jacques Le Goff3 a certes traité de la pauvreté, mais il a omis la richesse, et Arno Borst, dans son ouvrage également éminent sur « Les formes de la vie au Moyen Âge4 » a considéré, dans la partie touchant aux rois, nobles et princes, des thèmes comme la guerre, le pouvoir, les vertus, la paix, la dignité et la grandeur, mais non la richesse, tandis que ses parties sur la «  richesse par hasard  » et la «  pauvreté volontaire  » contribuaient uniquement à produire des exemples pour des « tournants dans l’existence », dans un but d’interprétation fondamentalement différent. Les plus récentes études allemandes sur les mentalités au Haut Moyen Âge (celles de Laudage et Dinzelbacher notamment)5, ainsi qu’un grand nombre d’études françaises en histoire sociale du haut Moyen Âge ne disent rien sur la richesse, en dehors de brillantes exceptions : – Dans ses Lebensordnungen (L’organisation de la vie au Xe siècle), Heinrich Fichtenau a souligné le rapport entre noblesse et richesse : Il était du devoir de la noblesse de faire don de ses biens, l’avarice étant tenue pour un vice6. Richesse et parenté étaient également des conditions préalables à l’élection d’un évêque7, et l’évêque riche était fêté8. – La circulation des biens par le fait de donner et de prendre a déjà été souligné par Georges Duby9 (et ne devrait entre-temps pas prêter à controverse).

Divites und pauperes in der Vita Meinwerci. Untersuchungen zur wirtschaftlichen und sozialen Differenzierung der Bevölkerung Westfalens im Hochmittelalter, dans Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 57, 1970, p. 449-499 ; M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge : étude sociale, Paris, 1978 (Le temps & les hommes). 3   J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, 1964 (Collection Les grandes civilisations, 3). 4   A. Borst, Lebensformen im Mittelalter, Francfort-sur-Main/Berlin, 1973, ici p. 423 et s. et p. 97 et s. 5   P. Dinzelbacher, Europa im Hochmittelalter, 1050-1250. Eine Kultur- und Mentalitätsgeschichte, Darmstadt, 2003 (Religion und Mentalität) ; J. Laudage, L. Hageneier et Y. Leiverkus, Die Zeit der Karolinger, Darmstadt, 2006. 6   H. Fichtenau, Lebensordnungen des 10. Jahrhunderts. Studien über Denkart und Existenz im einstigen Karolingerreich, Stuttgart, 1984 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 30), p. 194 sv. (avec référence à Thietmar 8,13, p. 508). 7   Ibid. p. 250 sv., avec référence à Gerbert, ep. 217, éd. Julien Havet, Paris 1889 (Collection de textes, 6) p. 229, sur la richesse d’une « tribu » épiscopale. 8   Ibid. p. 267 sv., avec référence à Rathier de Vérone, Praeloquia, 5,7, éd. P. L. D. Reid, Turnhout, 1984 (Corpus Christianorum. Continuatio mediaevalis 46A), p. 147 sv. 9   G. Duby, Guerriers et paysans, VIIe-XIIe siècle. Premier essor de l’économie européenne, Paris, 1974, p. 260 sv.



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– Aaron Gurevich, dans ses Catégories, a même dédié tout un long chapitre de son ouvrage aux « idées médiévales de la richesse et de la pauvreté », notamment dans l’aire culturelle des pays du Nord de l’Europe10, où il a mis en lumière le concept de la richesse comme élément d’un modèle du monde11 ; il a également fait référence au style de vie comprenant aussi bien des banquets12 que le don d’un riche butin, habituel aux époques préchrétiennes13 et où la générosité était considérée comme une vertu14, tandis que la cupidité était dénoncée en tant que péché15. Par conséquent, la richesse n’était pas une fin en soi, mais un moyen pour accroître le nombre de ses partisans16 : la redistribution des ressources avait une fonction significative17. – Enfin, Arnold Angenendt a mis l’accent sur le fait que la charité était une valeur de salut pour les pauvres (les prières des pauvres comme contre-don)18. D’une certaine manière, tous ces auteurs mettent donc en valeur, à l’encontre de la théorie chrétienne, la circulation des ressources et la redistribution des revenus : amasser exprime une prévoyance tandis que la cupidité signifie un vice. À ma connaissance, nous ne trouvons l’indication d’un lien immédiat entre l’idéologie de la richesse et le concept social d’élites que dans l’histoire sociale de Régine Le Jan19, qui souligne cependant le fait que la richesse en tant que catégorie sociale était un signe caractéristique du monde antique qui disparut au Moyen Âge chrétien : « Au Haut Moyen Âge, la richesse a perdu sa valeur intrinsèque20 », tandis que la véritable richesse des élites est indéniable et se manifeste   A. Gurjewitsch, Das Weltbild des mittelalterlichen Menschen, Munich, 41989, p. 247-326.   Ibid. p. 247. 12   Ibid. p. 262 sv. 13   Ibid. p. 254 sv. 14   Ibid. p. 282 sv. 15   Ibid. p. 274-293. 16   Ibid. p. 282 sv. 17   Ibid. p. 284. On pourrait, cependant, discuter de l’hypothèse selon laquelle les sermons n’étaient que des écrits rhétoriques (Ibid. p. 275). 18   A. Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, Darmstadt, 1997, p. 592 sv. 19   R. Le Jan, La société du Haut Moyen Âge : VIe-IXe siècle, Paris, 2003, p. 141 sv : « Riches et pauvres » ; Ibid. p. 160 sv. : « Élites ». 20   Ibid. p. 161. L’appréciation répandue selon laquelle, au Moyen Âge, l’« opposition » pauperes – potentes se rencontrerait beaucoup plus fréquemment que le contraste pauperes – divites, n’est pas confirmée par une analyse quantitative des références s’y rapportant qui, en effet, a mené à un autre résultat : Dans les « eM.G.H. », on rencontre l’opposition divites – pauperes 644 fois tandis que potentes – pauperes ne se trouve que 141 fois. La recherche dans le « Migne électronique » (Patrologia Latina Database) donne un résultat même plus contrasté (534 contre 34 références). 10 11



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dans la possession de terres et de trésors. En conséquence, pratique et théorie sociale présentent un antagonisme insurmontable. Sans vouloir mettre en doute toutes ces opinions bien justifiées, il me semble néanmoins que l’on peut tirer profit d’un examen plus approfondi des textes médiévaux se rapportant à la richesse dans le but d’analyser le problème d’une « idéologie de la richesse » au Haut Moyen Âge, en s’interrogeant sur l’attitude des auteurs médiévaux envers la richesse et sur les liens existants entre la richesse et les « élites » (c’est-à-dire les nobles et les puissants). Ainsi, je considérerai 1. l’anti-idéologie ecclésiastique de la richesse au Haut Moyen Âge (VIe-XIe siècles) dans ses caractéristiques spécifiques (un phénomène bien connu, mais considéré ici de nouveau dans un but d’intégralité et de comparaison), et 2. l’aspect opposé (et jusqu’ici plutôt négligé) : quelle attitude a-t-on eu envers la richesse (nécessaire) des élites ; se développa-t-il une sorte d’idéologie de la richesse (séculière) ? En d’autres termes : était-il, en dépit de la doctrine biblique, plus facile au Haut Moyen Âge à un homme riche de passer par le chas d’une aiguille qu’un chameau n’entre au royaume de Dieu ? L’approche est menée par l’intermédiaire de la terminologie, notamment des mots dives et divitia, opes et opulentia ainsi que les antonymes pauper et paupertas et leurs contextes21. Néanmoins, ce qui suit ne constitue pas une analyse terminologique mais plutôt une analyse contextuelle visant à appréhender la conception et l’appréciation médiévale de la richesse. Le contexte théologique tourne, pour sa part, plus souvent autour des chances d’accéder au salut ; des doctrines des trois ordres [Ständelehren] ; ou des avertissements moraux. Quant au contexte historiographique, il développe aussi des explications socio-politiques. Pour éviter une analyse arbitraire due à l’interprétation des intentions des sources, j’ai tenu compte d’un grand nombre de sources et de types de sources différents : historiographie, hagiographie, lettres, traités théologiques, sermons, miroirs des ordres (Ständespiegel), sources juridiques. Cependant, de près des 10 000 références obtenues par une recherche électronique, je ne peux exploiter qu’un nombre restreint d’exemples significatifs. Au demeurant, ce qui suit n’est pas une étude du développement des concepts entre le VIe et le XIe siècle. 21   D’autres termes sont envisageables, notamment les substantifs abundantia ; copia ; daps, dis, ditiae ; facultas ; mammona ; opimitas ; pecunia ; substantia ; ubertas ; les adjectifs pecuniosus, pr(o)emissus, praedives, sucosus ; en outre egestas/egentia et inopia.



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Par conséquent, les témoignages cités ne suivent pas un ordre chronologique mais sont classés selon leurs contenus. 2. L’anti-idéologie chrétienne de la richesse au Haut Moyen Âge : futilité et bon usage de la richesse Dans la conception théologique chrétienne, la richesse ne représentait pas une valeur en soi, car des qualités comme la sagesse, la charité, l’amitié étant considérées comme beaucoup plus importantes. Grégoire de Tours, prenait l’exemple de Salomon qui préférait la sagesse aux terrenae divitiae. Il fut cependant récompensé par Dieu par le pouvoir temporel22. À quoi servent les richesses, se demandait Alcuin, si je n’ai personne à aimer23 ? Et : « À quoi servent les richesses sans amis24 » ? Plus importante que la richesse est, selon Alcuin, la bénédiction divine, car la première est éphémère tandis que ce que l’on donne à Dieu, perdurera25. De même : À quoi sert la richesse si l’on vieillit sans enfants ? (comme le duc Godefroy de Lorraine qui, selon Hugues de Flavigny, grâce à sa richesse et à ses dignités, comptait parmi les plus grands princes de l’Empire. Il vieillit cependant « au milieu de ses trésors et de sa gloire, mais sans enfants26 »). La richesse temporelle, ainsi le lisons-nous sans cesse, était futile au regard de la vie éternelle. « Le monde n’est rien », fait observer Grégoire de Tours par les deux « amants de Clermont », « le faste de ce siècle n’est rien, la vie dont nous nous réjouissons n’est rien, mais il faut plutôt aspirer à cette vie-là, qui n’est pas conclue par la mort, qui n’est pas dissolue par une chute ou terminée par quelque effondrement, mais où l’homme perdurera dans sa béatitude éternelle, où il vivra sans que la lumière ne se couche jamais et où, ce qui vaut mieux, il savouera la présence de Dieu en contemplation cohérente et où, élevé à l’état 22   Grégoire de Tours, Historiae, 1,13, éd. B. Krusch et W. Levison, Hanovre, 1937 (M.G.H. Scriptores rerum Merovingicarum, 1,1), p. 14  : Defuncto autem David, cum [filius eius] regnare coepisset, apparuit ei Dominus et, quod peteret ut indulgeat, pollicitur. Ad ille terrenas divitias postponens, sapientia magis expetiit. Quod ratum Domino fuit, ita ut ab eodem audiret : « Quia non quaesisti regna mundi nec divitias eius, sed postolasti sapientiam, ideo accepias eam ». 23   Alcuin, ep. 13, éd. E. Dümmler, Berlin, 1895 (M.G.H. Epistolae, 4), p. 38 sv. : Quid mihi divitiae, si non habeo quem amo ; si non considero quem desidero ? tua potentia mihi est miseria. 24   Ibid. ep. 167, p. 275 : Quid divitiae sine amicis ? 25   Ibid. ep. 18, p. 50 : Quia omnis iniustitia ulciscitur a Deo ; et melior est benedictio Dei quam omnes divitiae mundi. Quicquid in saeculo amatur, amittitur ; quicquid pro Deo datur, habetur. 26   Hugues de Flavigny, Chronicon, 1, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1848 (M.G.H. Scriptores, 8), p. 370 : Pater eius Godefridus erat, vir probitate gratia et divitiis et honoribus inter magnates regni nominatissimus. [...] Godefridus vero dux in divitiis et gloria absque liberis consenuit.



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angélique, il jouira d’un bonheur immuable27 ». Concernant la parabole du pauvre Lazare, Grégoire écrit : « Toi, tu as reçu tes biens dans ta vie comme Lazare a reçu des maux. En effet, le riche n’a point là sa pourpre et son lin si fin, ni les délices de ses festins auxquels fournissaient la terre, l’air, la mer ; et Lazare n’a pas retrouvé ses plaies, ni cette pourriture où il vivait lorsqu’il était couché devant sa porte, maintenant que l’un repose dans le sein d’Abraham, et que l’autre est tourmenté dans les flammes28 ». Il en ressort que la richesse fait obstacle à l’accès à la vie éternelle.29 Mieux vaut être riche au ciel que sur terre, rappelle Bonizon de Sutri : « Il vaut mieux être chez saint Pierre [...] et vivre pauvre ici-bas afin d’être riche éternellement au lieu de briller en richesse au présent avec le magicien Simon qui te trompe, et d’être ruiné pour l’éternité30 ». Par conséquent, les richesses représentent un danger pour la foi : « Alors que la foi engendre les richesses, celles-ci détruisent la foi et ainsi toutes périssent,  » exhorte la Vie de Meinwerk, « il faut donc se tenir sur ses gardes31 ».

  Grégoire de Tours, Historiae, 1,47, cité n. 22, p. 31 : Nihil est mundus, nihil sunt divitiae, nihil est pompa saeculi huius, nihil est vita ipsa quam fruemur, sed illa magis vita quaerenda est, quae morte terminante non clauditur, quae labe ulla non solvitur nec aliquo occasu finitur, ubi homo in beatitudine aeterna permanet, luce non occidente vivit et, quod magis est his omnibus, ipsius Domini praesentiam iugi perfruens contemplatione, in angelico translatus statu, indissolubili laetitia gaudet. 28   Ibid. 10,13, p. 498 : Ego dixi : « Hoc est, quod ipse Dominus per parabulam ad divitem, qui flammis tartareis cruciabatur, dicebat : Recepisti tu bona in vita tua, similiter et Lazarus mala. Non autem cognovit dives ille purporas suas et byssum nec dilicias convivii, quas ei vel aer vel terra vel mare protulerat, sicut nec Lazarus vulnera aut putridines, quas iacens ante eius ianuas perferebat, vel cum hic in sinu Abrahae requiesceret, ille autem cruciaretur in flammis ».. Cf. Alcuin, ep. 182, cité n. 23, p. 302 : Memento Dominum dixisse, quod et Lazarus pauper, ulceribus plenus, iacebat ad ianuam divitis, cupiens saturari de micis, quae de mensa divitis cadebant, et nemo illi dabat ; sed et canes veniebant et lingebant ulcera eius. Contigit autem, ut uterque uno die morerentur. Et Lazarus deportatus est ab angelis in sinum Abrahe ; dives vero sepultus est in inferno ; querens de digito Lazari guttam, qui non dederat micam ; Hincmar de Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, A. Epistola ad Karolum regem, éd. D. Nachtmann, Munich, 1998 (M.G.H. Quellen zur Geistesgeschichte, 16), p. 104 : Pauper ad requiem Lazarus venerat, superbum vero divitem tormenta cruciabant. 29   Cf. Pierre Damien, ep. 165, éd. K. Reindel, Munich, 1993 (M.G.H. Briefe d. dt. Kaiserzeit, 4,4), p. 180 : Audi ergo quid de te tuisque similibus veritas dicat : « Difficile » inquit, « qui divitias habent, intrabunt in regnum caelorum ». 30   Bonizon de Sutri, Liber ad amicum, 5, éd. E. Dümmler, Hanovre, 1891 (M.G.H. Libelli de lite, 1), p. 585 : Melius est enim tibi cum beato Petro, cuius amore hęc fecisti, pauperem hic vivere, ut dives sis in ęternum, quam cum Symone mago, qui te decepit, in presenti divitiis nitescere et in ęternum perire. Cf. Flodoard de Reims, Historia Remensis ecclesiae, 1,11, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1990 (M.G.H. Scriptores, 36), p. 82 : Neglector quietis, refuga voluptatis, appetitor laboris, patiens abiectionis, inpatiens honoris, pauper in pecunia, dives in conscientia, humilis ad merita, superbus ad vitia. 31   Vita Meinwerci, 166, éd. F. Teckhoff, Hanovre, 1921 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [59]), p. 92 : Dum religio parit divitias, divitię religionem destruant et sic ambo pereant, discrete caveatur. 27



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idéologie (et anti-idéologie) de la richesse au haut moyen âge

Pour entrer au royaume céleste, les richesses sont avant tout inutiles si elles sont mal utilisées en ce monde. Ainsi, Pierre Damien, dans une lettre aux ermites de Gamugno, rappelait : « Les richesses ne sont d’aucun secours au jour du Jugement Dernier, en revanche la justice libérera de la mort. [...] Il vaut mieux être pauvre en toute simplicité que riche par de mauvais chemins32 ». Dans ce contexte, la richesse est condamnée quand elle est associée à de mauvais agissements. « Les peuples riches souffrent du manque et de la faim si l’arrogance résulte de leur abondance sans qu’en soit issu un fruit utile et convenant à la foi », écrivait Manegold de Lautenbach33. La richesse est désapprouvée si elle résulte d’injustices ou de pillages – ainsi Alcuin enseignet-il que les richesses sont soit amassées par l’injustice soit enlevées aux pauvres34. Les Annales de Fulda conçoivent comme le Jugement de Dieu le fait que les Frisons aient pu s’emparer des bateaux des Vikings au pillage et qu’ils y aient trouvé tant de trésors que tout le monde en devint riche35. Un grand nombre de gens, pensait Hincmar de Reims, accumulent des richesses sans porter d’attention aux véritables trésors (et sans aimer la patrie céleste), parce qu’ils croient que ce qui s’ap-

32   Pierre Damien, ep. 142, éd. K. Reindel, Munich, 1989 (M.G.H. Briefe d. dt. Kaiserzeit, 4,3), p. 511 : Et iterum : « Non proderunt divitiae in die ultionis, iustitia autem liberabit a morte ». Et rursus : « Melior est pauper in simplicitate sua quam dives pravis itineribus ». Cf. Alcuin, De virtutibus et vitiis, 19, éd. J.-P. Migne, Paris, 1851 (Patrologia Latina, 101), col. 628B : Non prodesse possunt divitiae in die ultionis, nec liberabunt male utentes eis a poenis sempiternis ; Boniface, ep. 73, éd. M. Tangl, Berlin, 1916 (M.G.H. Epistolae selectae, 1), p. 154 : Nihil enim adiuvant opes terrenae in die vindictae, si eis homo male utens praesentem finierit vitam, cum post mortem corporis in penam animae ceciderit aeternam ; Odon de Cluny, Collationes, 1,36, éd. J.-P. Migne, Paris, 1853 (Patrologia Latina, 133), col. 544C : Nam qui hic multiplicandis divitiis inhiant, quae alterius vitae gaudia sperant ? 33   Manegold de Lautenbach, Liber ad Gebehardum, 1, éd. E. Dümmler, Hanovre, 1891 (M.G.H. Libelli de lite, 1), p. 314 : « Divites eguerunt et esurierunt », id est : malicia adque superbia tumidum reproborumque sensui traditum ex tali abundancia aut numquam aut difficile utilem et sacre religioni competentem fructum prolaturum. 34   Alcuin, ep. 251, cité n. 23, p. 407 : Idcirco iniquas nominavit huius seculi divitias, quia mammona Syra est lingua, et latine divitiae dici possunt, quia divitiae aut per iniquitatem congregantur, aut inique pauperibus subtrahuntur ; cf. Id., Commentaria super Ecclesiastem. Praef., éd. J.-P. Migne, Paris, 1851 (Patrologia Latina, 100), col. 667CD : Idcirco iniquas nominavit hujus saeculi divitias (quia mammona Syra est lingua, et Latine divitiae dici possunt), quia divitiae aut per iniquitatem congregantur, vel inique pauperibus subtrahuntur. 35   Annales Fuldenses, a. 885, éd. F. Kurze, Hanovre, 1891 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [7]), p. 103 : Quibus gestis idem Frisiones eorum naves invaserunt tantumque thesaurum in auro et argento variaque suppellectile repererunt, ut omnes a minimo usque ad maximum divites efficerentur. Cf. Paul Diacre, Historia Langobardorum, 3,13, éd. G. Waitz, Hanovre, 1878 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [48]), p. 122 : Hac etiam tempestate Faroald, primus Spolitanorum dux, cum Langobardorum exercitu Classem invadens, opulentam urbem spoliatam cunctis divitiis nudam reliquid.



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puie sur des biens temporels leur suffit36. D’autres cependant font don de leurs richesses aux pauvres37. Nous rencontrons même des jugements plus sévères : celui qui est riche et laisse un pauvre mourir sous ses yeux, est un meurtrier, prêchait Abbon de Saint-Germain38. Dans ce contexte, la richesse est l’œuvre du Diable. Celui qui veut être riche, selon les mots de Pierre Damien, succombe aux tentations et aux pièges du Diable en aspirant à des choses futiles et nocives qui précipitent les hommes à leur ruine et leur perte39. La richesse temporelle est également pernicieuse parce que, selon Alcuin, les riches s’entourent de beaucoup de flatteurs mais peu de ceux qui les rappelle à l’ordre40. Dans un sens profane, le fameux épisode de Sichaire chez Grégoire de Tours me semble également significatif : après plusieurs faides et l’accord final, Sichaire se moqua de son adversaire Chramnesind en remarquant que sa richesse provenait du paiement du wergeld offert en compensation du meurtre de ses parents41. Une telle remarque agit à l’encontre du sens de l’honneur de son adversaire. De même, ces exemples établissent que les richesses ne sont pas mauvaises en soi, mais du fait de leur mauvais usage, ce qui ressort déjà au sens figuré, lorsque sont (fréquemment) évoquées de « véritables richesses », des « richesses spirituelles42 » ou bien des « richesses célestes43 » (ou encore lorsque le Christ lui-même est désigné comme 36   Hincmar de Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, A. Epistola ad Karolum regem, cité n. 28, p. 103 : Et sunt nonnulli, qui, dum se terrenis opibus abundare conspiciunt, veras dei divitias non requirunt atque aeternam patriam non amant, quia hoc sibi sufficere, quod rebus temporalibus fulciuntur, putant. 37   Ibid. 2,2, p. 178 : Nam cum pauci sint, qui spiritalia dona percipiant, et multi, qui rebus temporalibus abundant, per hoc se divites virtutibus pauperum inserunt, quod eisdem sanctis pauperibus de suis divitiis solatiantur. 38   Abbon de Saint-Germain, Sermones quinque. Sermo 2, éd. J.-P. Migne, Paris, 1853 (Patrologia Latina, 132), col. 768CD : Omnis homo qui divitias habet, et vestimenta satis habet, et aurum vel argentum possidet, et videt ante se pauperes mori de fame, aut de frigore, homicida est. 39   Pierre Damien, ep. 97, cité n. 32, p. 70 : Nam qui volunt divites fieri, incidunt in temptationem et laqueum diaboli, et desideria multa inutilia et nociva, quae mergunt homines in interitum et perditionem. 40   Alcuin, ep. 209, cité n. 23, p. 348 : Plurimi namque sunt adulatores divitum et pauci ammonitores. 41   Grégoire de Tours, Historiae, 9,19, cité n. 22, p. 433. 42   Cf. la collection des lettres de Meinhard de Bamberg, ep. 20, éd. K. Erdmann, Weimar, 1950 (M.G.H. Briefe d. dt. Kaiserzeit, 5), p. 214 : Domno sancte Radisponensis ęcclesię pontifici, cui sicut tota servit in usu suo fortuna seculi, ita ad spiritualium divitiarum perfectionem plenitudo muneris est collata superni, R. omnibus eius votis atque preceptis se semper sine fatigatione obsecundantem. 43   Cf. Pierre Damien, ep. 105, cité n. 32, p. 167 : Nec monasterium reliquisse paeniteat, sed sero te potius experrectum conscientia reprehendat, quatinus, qui nunc pauper esse cum Christo temporali-



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le meilleur custos divitiarum44). D’autres significations démontrent également que le terme ne comporte pas a priori de connotation négative : ainsi, on peut être riche en connaissances45 ou en vertus et en bonnes œuvres46. Alcuin compte la foi, la justice, l’amour de Dieu et de son prochain parmi « les meilleures richesses47 ». Les richesses ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises si leurs propriétaires n’en abusent pas, ainsi s’exprime Anselme dans son histoire des évêques de Tongres, Utrecht et Liège48. Par conséquent, on peut être riche et pieux (comme les fils de Riquin qui, selon l’histoire des évêques de Toul, se préoccupaient peu, du fait de leur foi fervente, de leurs honneurs séculiers).49 En effet, les passages cités n’entendent pas exprimer un refus du salut pour les riches, mais ont pour but de les exhorter à mener une vie vertueuse. Atton de Verceil rassemble ainsi tous les versets bibliques qui donnent aux riches de tels encouragements50. Il convient aux hommes riches de déplorer la misère des autres, déclarait Pierre

ter eligis, cum eo simul inmortales divitias in aeterni regni gloria perfruaris. Une connotation positive se trouve aussi chez Alcuin, ep. 121, cité n. 23, p. 176 : et quasi multarum in corde divitiarum species vestrae bonitatis nomen et aspectus reconditur. 44   Ibid. ep. 167, p. 275. 45   Cf. Benzon d’Albe, Ad Heinricum IV imperatorem, 7,2, éd. H. Seyffert, Hanovre, 1996 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, 65), p. 590 : Hunc consequutus est Brixanorum presul, litterarum scientia dives ; sed tantum tres et viginti vixit in urbe dies. 46   Cf. Gesta abbatum Fontanellensium, 17, éd. S. Löwenfeld, Hanovre, 1886 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [28]), p. 52 : Erat enim in sermone verissimus, in bonis operibus promptus, in iudicio iustus, in consilio providus, in bonitate conspicuus, in caritate praeclarus, fide catholicus, elemosinis dives, vigil ingenio, promptus eloquio, flagrans studio. Cf. Otloh de St. Emmeram, Liber proverbiorum, 50, éd. J.-P. Migne, Paris, 1853 (Patrologia Latina, 146), col. 131 : Divitiae verae sunt virtutum bona quaeque. 47   Alcuin, De virtutibus et vitiis, 19, cité n. 32, col. 628A : His omnibus meliores divitias perdidisti, id est, fidem, et justitiam, et dilectionem Dei et proximi. Cf. Isidore de Séville (resp. Grimlaicus presbiter), Regulae, 4, éd. J.-P. Migne, Paris, 1851 (Patrologia Latina, 103), col. 582A : Divitiae nostrae credendae sunt, pudicitia, quae nos pudicos faciat ; et justitia, quae justos ; pietas, quae pios ; humilitas, quae humiles ; mansuetudo, quae mansuetos ; innocentia, quae innocentes ; puritas, quae puros ; prudentia, quae prudentes ; temperantia, quae temperantes ; et supra omnia charitas, quae nos facit Deo et hominibus charos, vitiorum impotentes, saeculi contemptores, ac bonorum omnium sectatores. 48   Anselme, Gesta episcoporum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium, 2, 41, éd. R. Koepke, Stuttgart, 1846 (M.G.H. Scriptores, 7), p. 211 : Enimvero divitias per se neque bonas neque malas nuncupamus, nisi a possessoribus suis hoc translative promamus. 49   Gesta episcoporum Tullensium, 39, éd. G. Waitz, Hanovre, 1848 (M.G.H. Scriptores, 8), p. 644 : Ambo ab avitis parentibus praediorum reditibus et divitiarum amplitudine praediti, divinae religionis calore fervidi, non multum flectentes animos ad disponendos honores huius seculi. 50   Atton de Verceil, De pressuris ecclesiasticis, 2, éd. J.-P. Migne, Paris, 1853 (Patrologia Latina, 134), col. 69 sv.



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Damien (avec référence à Iac 5,1-3) 51, le rassasiement des riches est la faim des pauvres, enseignait Alcuin52. On ne devrait pas aspirer aux richesses, mais les utiliser. C’est la raison pour laquelle Réginon de Prüm louait Charles le Gros à qui revenaient tous les royaumes (et toutes les richesses) sans effort53 ; et, de son côté, la Vie de Mathilde informe le lecteur que la sainte dédaignait la richesse pour l’amour du Christ, qu’elle ne craignait pas la pauvreté mais distribuait invariablement des aumônes aux pauvres54. Ansgar, l’archevêque d’Hambourg, fit don de toutes ses possessions à sa soeur Catla afin qu’après sa mort, elle les distribue aux pauvres55. On ne doit donc pas aimer ces richesses éphémères, mais les vraies richesses, pour citer Alcuin56 ; il faut asservir les richesses, et ne pas les servir57. Celui qui aime les richesses n’en tire pas d’avantages (ainsi Otloh de Saint-Emmeram) 58 . Par conséquent, il convient de ne pas s’attacher aux richesses, mais de les mépriser59. Ce n’est pas la richesse qui est condamnable, mais l’amour de la richesse, écrivait Hincmar, car les amatores divitiarum ne pensent pas au jugement futur60. 51   Pierre Damien, ep. 21, éd. K. Reindel, Munich, 1983 (M.G.H. Briefe d. dt. Kaiserzeit, 4,1), p. 209 : Sed audi apostolum Iacobum, quanti divitias hominum faciat, quod meritum in terrenae substantiae possessione constituat : « Agite », inquit, « nunc divites et plorate, ululantes in miseriis, quae advenient vobis ». 52   Alcuin, ep. 16, cité n. 23, p. 44 : Satietas divitis esuries est pauperis. 53   Réginon de Prüm, Chronicon, a. 887 (voir ci-dessus n. 132). 54   Vita Mathildis reginae posterior, 5, éd. B. Schütte, Hanovre, 1994 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, 66), p. 154 : Quicquid mundus delectabile habuit, pene totum pro amore Christi contempsit : divitias non concupivit, paupertatem non timuit, eius manus semper larga fuit pauperibus et ab elemosina eroganda raro inveniebatur vacua. 55   Rimbert, Vita Anskarii, 20, éd. G. Waitz, Hanovre, 1884 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [55]), p. 45 : Ipsa vero elemosinis semper intenta, quia in saeculi quoque rebus dives erat, filiae suae praedictae Catlae nomine iniunxerat, ut post suum ex hac luce discessum cuncta quae illius erant in pauperes dispensaret. 56   Alcuin, ep. 20, cité n. 23, p. 58 : Veras diligamus divitias et non caducas, sempiternas et non transitorias. Cf. ep. 308, p. 472 : Dixisse suis legitur : « Ite Athenis et dicite discipulis nostris eas congregare divitias, quae naufragio perire non possint », sapientiam volens intellegere. 57   Alcuin, Commentaria super Ecclesiasten, praef., cité n. 34, col. 668A : Hunc siquidem librum supradictum semper pro magistro habeatis in manibus, ut discatis terrena non amare, sed coelestia; dominari divitiis, non servire. 58   Otloh de St. Emmeram, Liber proverbiorum, 1, cité n. 46, col. 301C : Avarus non impletur pecunia, et qui amat divitias fructus non capiet ex eis. 59   Hugues de Flavigny, Chronicon, 1, cité n. 26, p. 343 : Et licet affluerent ei divitiae, non eis studeret cor apponere ; Ibid. p. 362 : Admirandum dicebat, qui divitias sperneret, quas plerique saluti propriae praetulerunt. 60   Hincmar de Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, A. Epistola ad Karolum regem, cité n. 28, p. 103 : Quibus item dominus dicit: « Vae vobis divitibus, qui habetis consolationem vestram ! Qui hoc loco signantur nomine divitum nisi inmoderati amatores divitiarum, qui venturi iudicis respectum non habent, dum superbis apud se cogitationibus tument ? » 



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En revanche, le bon usage des richesses aura un bon effet. Assurément, les hommes riches ont un comportement juste s’ils sont généreux et font l’aumône – aux pauvres et non aux comédiens61 – et s’ils utilisent leurs biens non pour le faste temporel, mais pour le service de Dieu, pour citer le pape Grégoire VII62. Il n’est guère possible d’accumuler les richesses sans péché, mais il est insensé de les accumuler pour la perte de l’âme, écrivait Rathier de Vérone. Par conséquent les riches devraient redistribuer à l’Église ce qu’ils ont extorqué63. De plus, il est assurément possible de se déposséder de ses richesses, comme le montrent les exemples de l’évêque Altmann de Passau64 ou de l’abbé Odilon de Cluny65, si l’on en croit leurs Vitae. Saint Boniface a non seulement renoncé aux richesses temporelles, mais aussi à ses parents et sa patrie66. Si, enfin, la richesse n’est pas

61   Ainsi Ibid. 1,2, p. 134 : « Et nonnulli divites huius mundi, cum fame crucientur Christi pauperes, effusis largitatibus nutriunt histriones, et tot pene cotidie perimunt, quot morientium pauperum apud se subsidia abscondunt ». 62   Grégoire VII, ep. 4,28, éd. E. Caspar, Berlin 1920 (M.G.H. Epistolae selectae, 2,1), p. 345 : Arma vestra opes potentia non ad secularem pompam, sed ad honorem et servitium ęterni regis vertite. 63   Rathier de Verone, Qualitatis coniectura cuiusdam, 13, éd. P. L. D. Reid, Turnhout, 1976 (Corpus Christianorum, Continuatio mediaevalis, 46), p. 127 : Quid mihi amplius isto triennio morituro necesse ? An ut modo silicernius exercitum incipiam ad procinctus bellorum conducere, predas exercere, excubias regibus ministrare, diuitias illis me in inferno retruso possidendas congerere, milites post me uenturo adquirere, et quasi filio quod illi succedat parare ? Stultissimus si talia facerem gentium ; intra sufficientiae terminos nam degenti quid deest, nisi probitas, mihi ? Meliore uti non quero uestitu : cotidianus meae congruens uilitati non deficit uictus. Quod etsi amplius haberem, non sinerent diuites ea mihi pro anima dare ; cogerent potius in uanitate consumere. [...] Cum uero in hac patria sumptum, quem requirunt pompaticum aliquis adipisci non ualeat sine peccato maximo tantum, nedum opes possit maximas, quod et consequenter requiritur, inuenire : nonne essem dementissimus, ait, si de animae perditione aliis diuitias adquirerem meae ? [...] Hoc sufficere, simulque inuidiosissimus diuitibus cunctis, sibi fatetur, si illi saltem redderentur quae sic de iure Ecclesiae in ius sunt regum iniuste redacta, ut amplius ea non possit recuperare, nisi modo reddantur, Ecclesiae. 64   Rupert de Göttweig, Vita Altmanni episcopi Pataviensis, éd. J.-P. Migne, Paris, 1853 (Patrologia Latina, 148), col. 871AB : Quis opinari audeat diversarum civitatum pontifices, viros prudentia ac nobilitate insignes, summos honores, patriam, cognatos, divitiasque contempsisse pro quadam vulgari opinione, quasi dies extremi instaret judicii ; eo quod Pascha illo in anno celebrandum occurrisset VI Kal. April., quo videlicet inscribitur resurrectio Christi? 65   Iotsald de Saint-Claude, Vita Odilonis, Cap. B., éd. J. Staub, Hanovre, 1999 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, 68), p. 145 sv., concernant Odilon : Extitit pater eius inter proceres Arvernorum nobilissimus, vir in armis strenuus, possessionibus et divitiis locupletissimus, in consilio providus et in omni morum honestate suo tempore nulli secundus. [...] Nam relicta patria, relictis propinquis et filiis et magnis fundi possessionibus atque divitiis tamquam alia Paula secuta est Christum et aput monasterium sancti Iohannis Augustiduno positum sanctimonialium suscepit locum et religionis habitum. 66   Vita Bonifatii III, c. 1, éd. W. Levison, Hanovre, 1905 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [57]), p. 79 : Postquam gens Anglorum inclita per sancti Gregorii Romanae urbis pontificis dogmata christiani nominis perceperat fidem, quae longe ante totum divulgata fuerat per orbem, eius­



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condamnable par principe comme préjudiciable au salut de l’homme, alors nous entrevoyons un lien avec le second aspect : 3. L’idéologie de la richesse dans le cadre de la théorie sociale du Haut Moyen Âge : la richesse comme caractéristique des élites a. divites – pauperes (divites – potentes) en tant que classification de l’ordre social De fait, nous cotoyons souvent dans les sources une opposition entre divites et pauperes. En recourant à cette nomenclature, on sousentend évidemment toute la société (sans exception). Pour ne citer que quelques exemples, selon Adam de Brême, tous les Saxons soumis, les riches et les pauvres, devaient payer la dîme67 ; riches et pauvres affluèrent pour l’enterrement de sainte Mathilde68 ; le roi régnait sur les pauvres et les riches69 ; pauvres et riches, ignobiles et nobiles, prirent les armes pour venger l’attentat du préfet de Rome, Cencius, contre le pape Grégoire VII70. Parfois, les mediocres s’y ajoutent, comme un troisième groupe entre pauvres et riches, pour désigner l’ensemble de la société : nobles, non-nobles et hommes de moyenne condition, riches et pauvres, tous affluèrent à Verdun, raconte Hugues de Flavigny, pour célébrer le retour de pater Richardus71. « Entre les riches et les pauvres il existe toujours un medius de sorte que les pauvres le dem gentis quam plurimi divini amoris in tantum accensi sunt igne salubri, ut non solum huius mundi divitias contempnerent, verum etiam parentes patriamque relinquerent. 67   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 1,12, éd. B. Schmeidler, Hanovre, 1917 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [2]), p. 14 : Videlicet ut, qui nostrae potestatis iugum hactenus ferre detrectaverunt, victi iam, Deo gratias, et armis et fide domino ac salvatori nostro Iesu Christo et sacerdotibus eius omnium suorum iumentorum et fructuum tociusque culturae decimas ac nutriturae divites ac pauperes legaliter constricti persolvant. 68   Vita Mathildis reginae antiquior, 12, éd. B. Schütte, Hanovre, 1994 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, 66), p. 135 sv. : Cumque frequentes confluerent populi, divites et pauperes, nec quisquam indonatus abiret, adfuit et Willehelmus Mogontinus archiepiscopus filius Ottonis imperatoris. 69   Vita Mathildis reginae posterior, 8, cité n. 54, p. 160 : Hic merito vocatur rex et dominus, qui tantam potestatem exhibet pauperibus et divitibus. 70   Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1076, éd. O. Holder-Egger, Hanovre, 1894 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [38]), p. 253 : Divites et pauperes, nobiles et ignobiles, uno omnes animo accurrunt, atque in ipso statim orientis diei crepusculo domum Quintii oppugnare summa vi aggrediuntur ; et nisi ille, mali, quod imminebat, haud inprovidus, papam dimittere maturasset, domum ipsam, peremptis omnibus qui in ea erant, a fundamento evertissent. 71   Hugues de Flavigny, Chronicon, 24, cité n. 26, p. 397 : Ubi vero percrebuit fama celebrior eum advenire, factus est concursus ad eum nobilium et ignobilium, divitum, mediocrium, pauperum, et quaquaversus veniebat, occursus gaudentium et concurrentium non deerat.



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compte au nombre des pauvres et les riches au nombre des riches, » écrivait Hériger, auteur de l’histoire des évêques de Tongres, Maastricht et Liège72. La locution «  riche et pauvre  », désignant la société dans son ensemble, en recensant néanmoins deux (voir trois) groupes, évoque en même temps la structure (ou un ordre) d’une société divisée en riches et en pauvres, un ordre ressenti comme un état parfaitement naturel. Ce n’est pas un hasard si, dans ce contexte social, les riches sont perçus de manière parallèle aux nobles et aux puissants et s’ils sont distingués des groupes inférieurs. Dans un «  sermon sur les ordres » (Standespredigt), saint Boniface identifie l’ordo praepositorum avec les riches (divites) et l’ordo subditorum avec les pauvres (pauperes), chaque classe ayant ses fonctions propres73. À cet égard, les « riches » deviennent un terme pour désigner la classe supérieure socialement distincte. Si l’on traduit cette classe « supérieure », les elati, par « élites », en quelque sorte, on trouve l’idée d’une élite caractérisée par la richesse et se distinguant des pauvres et des « hommes de basse condition » dans la Vie de Bernward d’Hildesheim écrite par Thangmar : « C’est un miracle », écrit-il, « que cet homme soit devenu tout pour tous. Parmi les riches et les pauvres, les éminents (elati) et les humbles (humiles), lui-même, avec une modestie inspirant le respect, s’avance au milieu (de tous) 74. » Bien qu’ici, le saint appartienne aux deux groupes, ceux-ci sont normalement séparés. En tous les cas, il est tout à fait significatif que les riches soient énumérés parmi les hautes classes. De par leur appartenance à la même société, les riches et les pauvres partagent, d’une part, des caractéristiques identiques (comme tous les hommes) : tous furent créés par Dieu de la même terre (ou la même

72   Heriger, Gesta episcoporum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium, 1,43, éd. R. Koepke, Stuttgart, 1846 (M.G.H. Scriptores, 7), p. 182 : Inter divites et pauperes semper medius, ut pauperes illum quasi pauperem, divites computarent ut divitem. 73   Boniface, Sermo 9, éd. J.-P. Migne, Paris, 1850 (Patrologia Latina, 89), col. 860BC : Una est enim corpori nostro anima, in qua vita consistit, sed multa sunt membra diversis distincta officiis. Sic in Ecclesia una est fides, quae per charitatem ubique operari debet, sed diversae dignitates proprias habentes ministrationes. Nam alius ordo praepositorum est, alius subditorum ; alius divitum, alius pauperum ; alius senum, alius juvenum ; et unaquaeque persona habens sua propria praecepta, sicut unumquodque membrum habet suum proprium in corpore officium. 74   Thangmar, Vita Bernwardi, 54, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1841 (M.G.H. Scriptores, 4), p. 781 : Mirum nempe in modum vir iste omnibus omnia factus, inter divites et pauperes, inter elatos et humiles, auctorabili quadam modestia medius incedebat ; et utrobique iuste providus, nec mitibus intractabilis, nec protervis despicabilis apparebat.



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glaise)75; laïc ou ecclésiastique, riche ou pauvre, jeune ou vieux, esclave ou seigneur, tous ont la même chance d’accéder au salut, selon Alcuin76. De manière plus banale, à Byzance, Liutprand de Crémone rencontra des évêques riches et des évêques pauvres, mais tous étaient peu hospitaliers77. Cependant, ce sentiment était également relatif, car à Byzance le « pauvre » Liutprand se sentait « riche »78. D’autre part, cette différenciation entre riches et pauvres allait de pair avec des distinctions sociales, une conduite et un traitement différent et même une « voie » différente vers le salut79. Tous les groupes, nous dit Rimbert dans la Vie d’Ansgar, vénéraient le saint, mais d’une manière différente : pour les pauvres il était le père vénérable, pour les hommes de moyenne condition, le frère, tandis que les puissants et les riches, en particulier les hommes irrespectueux et rétifs, le voyaient terrible80. Boniface prêchait de la même manière aux riches et aux 75   Cf. Manegold de Lautenbach, Liber ad Gebehardum, 35, cité n. 33, p. 372 sv. : Unde quisque possidet quod possidet ? Nonne iure humano ? Nam iure divino « Domini est terra et plenitudo eius » ; pauperes et divites Deus de uno limo fecit, et pauperes et divites una terra suportat ; Godefroy de Vendôme, Libellus 4, éd. E. Sackur, Hanovre, 1892 (M.G.H. Libelli de lite, 2), p. 692 : Pauperes et divites Deus de uno luto fecit, et divites et pauperes una terra supportat. 76   Alcuin, ep. 305, cité n. 23, p. 465 : Ubi non est distinctio, quis esset in seculo laicus vel clericus, dives vel pauper, iunior vel senior, servus aut dominus, sed unusquisque secundum meritum boni operis perpetua coronabitur gloria. Cf. De unitate ecclesiae conservanda 1,17, éd. W. Schwenkenbecher, Hanovre, 1892 (M.G.H. Libelli de lite, 2), p. 211 : Sed quia iste audit, ille contemnit, pluresque vitiis male blandientibus quam utili virtutum asperitati sunt amiciores, tolerare, inquit, Christi famuli iubentur, sive sint reges, sive principes, sive iudices, sive milites, sive provinciales, sive divites, sive pauperes, sive liberi, sive servi, utriuslibet sexus, etiam pessimam, si ita necesse est, flagitiosissimamque rem publicam, et in illa angelorum quadam sanctissima atque augustissima curia caelestique re publica, ubi Dei voluntas lex est, clarissimum sibi locum etiam ista tolerantia comparare. 77   Liutprand de Crémone, Relatio de legatione Constantinopolitana, 63, éd. J. Becker, Hanovre, 1915 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [41]), p. 210 sv. (éd. P. Chiesa, Turnhout, 1998 [Corpus Christianorum. Continuatio mediaevalis, 156], p. 216) : In omni Grecia, veritatem dico, non mentior, non reperi hospitales episcopos. Divites sunt, pauperes sunt ; divites aureis, quibus plena luditur arca ; pauperes ministris seu utensilibus. 78   Ibid. 48, p. 201 : Dum haec resciscerem, felices eos, quoniam pauperes, me infelicem, quia divitem, judicavi. Cum domi essem, mea me voluntas pauperem excusabat, Constantinopoli vero positus, Croesi me habere divitias timor ipse dicebat. Semper mihi pauperies gravis, tunc visa est levis, tunc accepta, tunc amplectenda; amplectenda utique, quae suos perimi, subjectos sibi flagellari non patitur. Et quia haec paupertas Constantinopoli solum suos ita defendit, eodem sit solummodo diligenda. 79   Cf. Pierre Damien, ep. 165, cité n. 29, p. 179, sur les chances de salut : Sepe namque in talibus dum talentum metalli cuiuslibet trutinatur, improvisa veniens occulti hostis sagitta, stomacho librantis infigitur, sicque fit, ut qui solus sibimet sine rei familiaris amminiculo minime videbatur posse sufficere, iam se et sua repentino casu lugeat inrecuperabiliter amisisse, et qui pauper cum Christo in libertate dedignatus est vivere, dives absque illo, sed servus pecuniae compellitur dampnabiliter interire. 80   Rimbert, Vita Anskarii, 37, cité n. 55, p. 72 : Hac quippe gratia in verbis quoque propriis et vultu admirandus erat, ita ut eum potentes et divites, maxime tamen contumaces et protervi terribilem attenderent, mediocres vero quasi fratrem complecterentur, pauperes autem quasi patrem piissimo venerarentur affectu.



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puissants, aux libres et aux non-libres, mais d’une façon qui ne flattait pas les riches ou n’accablait pas trop sévèrement les libres et les serfs81. Il était nécessaire d’agir de manière juste. Ainsi, on ne devrait pas distribuer les biens aux riches et omettre les pauvres ; bien plus, selon Alcuin, l’alimentation des pauvres est le salut des riches82. L’existence de riches et de pauvres était perçue comme un fait parfaitement normal qu’il n’est aucunement nécessaire de discuter. La manière d’agir d’Adalbert de Brême qui distribuait des « aumônes » aux riches en négligeant les pauvres83 et qui exploitait tellement chacun que beaucoup de gens s’appauvrissaient était déplacée84. Il était inconvenant de désavantager ou condamner les pauvres et de favoriser les riches : « La treizième admonition, » comme le dit Alcuin, « est que les puissants et les riches rendent des jugements justes afin qu’ils n’agréent pas de personne riche et ne condamnent pas les pauvres85. » De même, les riches ne devraient pas opprimer les pauvres, mais devraient leur faire don de leurs biens, comme chez Benno d’Osnabrück86 ou Anno de Cologne87.

81   Willibald, Vita Bonifatii, 3, éd. W. Levison, Hanovre, 1905 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [57]), p. 12 : Divitibus ergo ac potentibus liberisque ac servis aequalem sanctae exortationis exhibuit disciplinam, ut nec divites adolando demulceret nec servos vel liberos districtione praegravaret ; sed iuxta apostolum omnibus omnia factus est, ut omnes lucrificaret. 82   Alcuin, ep. 32, cité n. 23, p. 73 sv : In pannoso paupere Christus non despiciatur, sed in domum deducatur, foveatur et reficiatur, quia refectio egeni salus est divitis. 83   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,62, cité n. 67, p. 207 : Item illud, quod elemosinarum oblitus in pauperes omnia, quae habere potuit, dispersit in divites, precipue in adulatores. Mais cf. différemment Ibid. 3,24, p. 167 : Itaque domi forisque clarus taliter se gessit, ut par divitum maiorque magnatium nihilominus pater orphanorum iudexque viduarum esse certaret, talem curam habens omnium, ut necessitatibus etiam minimorum sollertissimus provisor adesset. 84   Ibid. 3,58 (57), p. 204 : Porro ex illis, quibus ablata sunt bona sua, aut qui durius a quaestore gravati sunt, compertum est nobis, aliquos eorum nimio dolore permotos in amentiam venisse, quosdam vero nuper divites ostiatim mendicasse. 85   Alcuin, ep. 3, cité n. 23, p. 24 : Decima tertia admonitio fuit, ut potentes et divites iusta iudicia statuant, nec personam divitis accipiant, nec pauperes contemnant, neque a rectitudine iudiciorum devient, nec munera super innocentes accipiant, sed in veritate et iusticia dicente propheta: « Iuste iudicate, filii hominum ». 86   Vita Bennonis, II, 9, éd. H. Bresslau, Hanovre, 1902 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [56]), p. 11 : Hac itaque caeterisque, quas in eo diximus sitas, virtute conspicuus exteris quoque potentibus et dominis fama vulgante coepit esse expetibilis ; prudenti quippe consilio cuncta exteriora, exigua licet et frivola, dispensare callebat, ita ut plerumque etiam pauperculis rebus ab amicis adhibitus, multorum divitias eleganti industria fretus aequaret. 87   Ibid. 10, p. 11 : Fuit eodem tempore apud Coloniam Agrippinam Anno episcopus, vir admirandae sanctitatis nostrisque temporibus stupendae virtutis, qui, divinae gratiae speciali munere plenus tanto in loco tantisque divitiis et gloria animo semper caelestibus inhaerens, terrena cuncta mundique furentis caduca despexit, structor monasteriorum, ecclesiarum reparator et pauperum servus. Cf. Ibid. 16, p. 20, concernant la querelle de la dîme d’Osnabrück : le concile exhorte le roi à faire plus pour son salut que pour la richesse de ses successeurs. Itaque huius rei gratia loco dieque statuta synodus est congregata, in qua episcoporum multitudo caeterique ecclesiasticarum dignitatum ordines,



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Le roi, dans Lambert de Hersfeld, punissait les riches qui avaient opprimé les pauvres88. b. Noblesse et richesse Nous disposons effectivement d’une abondance de témoignages établissant que la richesse était perçue comme une caractéristique de la noblesse, des princes ou des agents du royaume. Cette observation est déjà confirmée par des énumérations fréquentes de nobiles et divites89 ou de principes et divites90, dans un sens littéral, mais aussi au sens figuré.91 Lambert de Hersfeld établit un parallèle entre « riches et pauvres, nobles et non-nobles92  ». En outre, et fréquemment,  les auteurs du haut moyen âge considéraient comme tout à fait naturel que la noblesse possédât des richesses93 : « En voyant que son fils Liudolf était devenu un homme, il [Otton I] lui donna une épouse se distinguant par sa richesse et sa noblesse, à savoir la fille du duc Hermann nommée Ida, » comme le narre Widukind de Corvey94. Les deux laicis etiam universis pariter omnino consentientibus, pari iudicio communique sententia Osnabrugensem affirmabant ecclesiam iniuste tanto tempore fuisse spoliatam, regemque praesentem oportere liquidissimam recognoscere ius­titiam, ecclesiamque illam tali mutilatione deformem communi consuetudine et iure ecclesiarum non uti esse impium et perversum, regem quoque suae magis saluti animae et honestati quam successorum suorum divitiis debere consulere. 88   Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1072, cité n. 70, p. 135 : Nam cum rex omnem causarum cognitionem a se ad archiepiscopum tamquam ad patrem ac salutis suae tutorem reicere soleret, ille nec gratia cuiusquam nec odio ab iure ad iniuriam unquam abduci poterat, sed iudicabat omnia, sicut scriptum est, sine personarum acceptione, nec considerans personam pauperis in iudicio nec honorans vultum potentis. Divites, si qui per potentiam pauperes oppressisse delati fuissent, severissima animadversione castigavit ; castella eorum, quae male agentibus perfugium erant, funditus everti iussit, plerosque ex ipsis et genere et opibus clarissimos in vincula coniecit. 89   Cf. Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1076 (voir ci-dessus n. 70 et n. 92) ; Hugues de Flavigny, Chronicon, 24 (voir ci-dessus n. 71) ; Adam de Brême, Gesta, 3,1 (voir ci-dessous n. 91) ; Walahfrid Strabon, Evangelium secundum Marcum, 1,16 (voir ci-dessous n. 122). 90   Cf. Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 4,21, cité n. 67, p. 251. 91   Cf. Ibid. 3,1, p. 143 : Nobilis et dives parrochia Hammaburgensis et Bremensis. 92   Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1076, cité n. 70, p. 253 : Divites et pauperes, nobiles et ignobiles, uno omnes animo accurrunt. 93   Ceci est confirmé par la liste des évêques de Tours que Grégoire, Historiae, 10,31, cité n. 22, ajoute à ses histoires et dont certains se distinguaient par leur noblesse sénatoriale et de par leur richesse : Perpetuus, de genere et ipse, ut aiunt, senatorio et propinquus decessoris sui, dives valde et per multas civitates habens possessiones (no 6, p. 529) ; Volusianus ordinatur episcopus, ex genere senatorio, vir sanctus et valde dives (no 7, p. 532) ; Ommatius de senatoribus civibusque Arvernis, valde dives in praediis (no 12, p. 531) ; Francilio ex senatoribus ordinatur episcopus, civis Pictavus, habens coniugem Claram nomine, sed filios non habens. Fueruntque ambo divites valde in agris (no 14, p. 532). 94   Widukind de Corvey, Res gestae Saxonicae, 3,6, éd. H.-E. Lohmann et P. Hirsch, Hanovre, 1935 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [60]), p. 108 : Videns autem rex filium suum



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amants religieux de Clermont déjà mentionnés plus haut avaient des nobilissimi parentes et des divitiae95 ; et une fille dans le royaume des Vandales en Afrique, qui se distingue par la dignitas nobilitate senatoria florens, était de même praedives opibus96. Lorsque Ingunde, l’épouse de Chlothaire I, demanda à son mari un homme conforme à sa position sociale pour sa sœur Arégonde, le roi lui chercha un virum divitem atque sapientem (en l’occurrence, lui-même)97. De même, les personnes mises en évidence par des chroniqueurs se distinguaient souvent par leur richesse et leur noblesse : l’évêque Hilliward de Zeitz était de nobilis genere et dives in prediis98. De la même manière, mais en sens inverse, les hommes riches se distinguent par leur genus et leurs opes99 (genere et opibus). Si, au contraire, cet « ordre » n’est plus maintenu, comme lors de la marche de pénitence d’Henri IV dans les Alpes, quand, selon Lambert de Hersfeld, presque aucune des personnes accompagnant le roi excommunié ne se distinguait par le genus et les opes100, il s’agit cependant de la même pensée : Des gens nobles et des princes possédaient tout simplement des richesses. Ainsi le roi des Vandales Genseric a pu enlever leurs trésors aux citoyens, et surtout aux nobles qui furent assassinés pendant la persécution des Chré-

Liudulfum virum factum dedit ei coniugem divitiis ac nobilitate claram, ducis Herimanni filiam nomine Idam. 95   Grégoire de Tours, Historiae, 1,47, cité n. 22, p. 31. 96   Ibid. 2,2, p. 39. 97   Ibid. 4,3, p. 136 sv. 98   Thietmar de Mersebourg, Chronicon, 8,25, éd. R. Holtzmann, Berlin 1935 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum n.s., 9), p. 108. Cf. Richer de Saint-Remi, Historiae, 3,18, éd. H. Hoffmann, Hanovre, 2000 (M.G.H. Scriptores, 38), p. 180, concernant Odelricus : Qui vir memorabilis, cum esset divitiis et nobilitate, litterarumque scientia adeo clarus, an rege largiente episcopatum suscipere audeat sciscitatur ; Ibid. 4,4, p. 234, concernant Ragener (le vidame de l’Église de Reims) : Factis ergo utrimque rationibus obsides dedit, Ragenerum virum militarem, nobilitate et divitiis clarum, pluresque alios dum regi sufficeret ; Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum. 2,36, cité n. 67, p. 96 sv., concernant Odinkar : Eius discipulus et nepos fuit alter Odinkar iunior, et ipse nobilis de semine regio Danorum, dives agri, ad­eo ut ex eius patrimonio narrent episcopatum Ripensem fundatum ; Iotsald de Saint-Claude, Vita Odilonis, Cap. B., cité n. 65, p. 145 : Extitit pater eius inter proceres Arvernorum nobilissimus, vir in armis strenuus, possessionibus et divitiis locupletissimus. 99   Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1072, cité n. 70, p. 135 (voir ci-dessus n. 88) : plerosque ex ipsis et genere et opibus clarissimos in vincula coniecit ; Ibid. a. 1075, p. 238 : deinde ingenui omnes, qui generis vel opum claritate aliquantulum eminebant in populo ; Ibid. a. 1076, p. 252 : Quidam urbis prefectus Romanae Quintius nomine, et generis claritate et opum gloria eminens valde in tota Italia, multa in possessionibus Romanae aecclesiae preter leges faciebat. 100   Ibid. a. 1076, p. 283: Paucis igitur ante natalem Domini diebus Spirensi urbe discedens cum uxore et filio parvulo iter adgressus est, nec quisquam ex omnibus Teutonicis vir ingenuus comitatus est regno excedentem preter unum et ipsum nec genere nec opibus conspicuum.



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tiens101. Selon le livre de la guerre des Saxons de Bruno, les princes, au sein de l’armée de Henri IV, emmenaient avec eux tant de richesses inestimables que celles-ci pouvaient devenir la proie des Saxons victorieux102. Plus encore : la dignité séculière exigeait nécessairement de la richesse. Ainsi peut-on lire dans la Vie de l’archevêque Conrad de Salzbourg que les parents du saint ne sont pas, selon leur dignité séculière, de basse condition et de plus sont riches en propriétés et en trésors et, munis de nombreux biens, investissent leur espoir dans leur héritier103. Dans l’imaginaire des contemporains, l’origine noble ou « la principauté » se conjugue à la richesse. Adalbert de Brême qualifiait tous ses prédécesseurs d’individus « obscurs » et non-nobles et se glorifiait d’être lui-même le seul archevêque de Brême distingué par l’origine et par la richesse104. Pour Widukind de Corvey, la réputation découlait pour ainsi dire de l’origine, de la puissance et de la richesse : « Comme il [le roi] voyait ce jeune homme très actif et excellent de par sa famille, sa puissance et sa richesse, » rapporte Widukind concernant le duc Giselbert de Lotharingie, « il l’accueillit volontiers et enfin il le maria à sa fille Gerberge, s’associa à lui par lien de parenté et d’amitié et remit entre ses mains tout le royaume de Lothaire105. » Pour Hugues de Flavigny les magnates regni se distinguaient par leurs valeur, 101   Cf. Herman de Reichenau, Chronicon, a. 439, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1844 (M.G.H. Scriptores, 5), p. 82 : Carthaginem cepit, cives, et maxime nobiles, trucidavit, opes omnes diripuit (selon Prosper Tiro, Chronicon, 1339, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1892 [M.G.H. Auctores antiquissimi, 9], p. 477). 102   Bruno, De bello Saxonico, 117, éd. H.-E. Lohmann, Leipzig, 1937 (M.G.H. Deutsches Mittelalter, 2), p. 110 sv. : Erat enim in eadem societate patriarcha et alii partium illarum principes, qui secum divitias portaverant ingentes. 103   Theodericus, Vita et passio Conradi archiepiscopi, 1, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1848 (M.G.H. Scriptores, 8), p. 214 : Qui cum essent secundum seculi dignitatem non infimi, rebus et divitiis opulenti et amplissimis praediis dilatati, in hoc dabatur intelligi, quod hic eorum filius vas dilectionis esset futurus, quia non ad ipsa saecularia, quae licet temporaliter, tamen libere, utpote tantorum patrimoniorum heres, uti potuisset, sed ad ecclesiastica divina praedestinatione deputatus est ; tamquam ipsis parentibus eius a Domino diceretur: « Ego sum pars hereditatis eius ». Cf. Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1076, cité n. 70, p. 276, concernant les jeunes otages Saxons qui réussirent à s’enfuir du château d’un certain Eberhard : tam ab ipso quam a caeteris parentibus suis, qui inter regni principes et opum et dignitatis speciali prerogativa emineant, digna meritis premia relaturus sit. 104   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,69, cité n. 67, p. 216 : omnes scilicet episcopos, qui ante eum presederunt, obscuros fuisse ac ignobiles, solum se generis et divitiarum titulis excellere. 105   Widukind de Corvey, Res gestae Saxonicae, 1,30, cité n. 94, p. 43 : Deinde videns adolescentem valde industrium, genere ac potestate, divitiis quoque clarum, liberaliter eum coepit habere, ac postremo desponsata sibi filia nomine Gerberga affinitate pariter cum amicitia iunxit eum sibi, sublegato omni ei Lotharii regno.



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richesse et honneurs106. Toutefois, la richesse n’était pas limitée aux nobles ; il y avait aussi de riches négociants107. En dehors des honneurs, des pouvoirs (« empires ») et de la gloire, la richesse (divitiae, opes) comptait parmi les biens séculiers108. En ce sens, elle est estimée en tant que bonne qualité, comme dans la caractérisation de l’empereur Conrad II chez Wipo (où la richesse s’intègre à une longue liste de vertus) 109. De plus, elle était une raison de mariage : « À cause de sa beauté et de l’utilité de son riche héritage, Henri s’empressa d’envoyer des messagers, » nous narre Thietmar de Merseburg concernant la demande en mariage d’Hatheburg par Henri Ier110. Même si Jonas d’Orléans, dans son « Miroir des Laïcs », avertissait les hommes de ne pas considérer la beauté, l’origine et la richesse de leur future épouse, mais davantage sa pureté d’esprit et d’amour, sa chasteté et ses bonnes manières111, les critères comme la richesse jouaient évidemment un grand rôle dans la pratique (et Jonas lui-même ne les niait pas mais les subordonnait aux véritables vertus). c. Richesse et fonction publique Au delà de la noblesse, pour les auteurs du Haut Moyen Âge, les fonctionnaires du royaume étaient riches et les riches puissants. De ce fait, on ne rencontre pas seulement l’expression parallèle de riches 106   Pour Hugues de Flavigny, Chronicon, 2, cité n. 26, p. 370, concernant Geoffroy de Lorraine : Pater eius Godefridus erat, vir probitate gratia et divitiis et honoribus inter magnates regni nominatissimus. 107   Cf., notamment, Rimbert, Vita Anskarii, 19, cité n. 55, p. 41 : Proponebat enim eis vicum memoratum Birca, quod ibi multi essent negotiatores divites et abundantia totius boni atque pecunia thesaurorum multa. 108   Cf. Regensburger rhetorische Briefe, ep. 19, éd. C. Erdmann, Weimar, 1950 (M.G.H. Briefe d. dt. Kaiserzeit, 5), p. 340 : Divitię, honores, imperia, opes, gloria infra regnum beatitudinis seculi opinione includuntur. 109   Wipo, Gesta Cuonradi imperatoris, 4, éd. H. Bresslau, Hanovre, 1915 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [61]), p. 25 : Erat enim liberalis ingenii, illustris sollertiae, avida gloriae, non laudis, pudoris amans, feminei laboris patiens, in cassum minime profusa, in rebus honestis et utilibus abunde larga, dives in praediis, summos honores bene tractare perita. 110   Thietmar de Mersebourg, Chronicon, 1,5, cité n. 98, p. 8 : Haec erat filia Ervini senioris, qui in urbe predicta, quam Antiquam civitatem nominamus, maximam tenuit partem, et quia is filium non habuit, geminis filiabus suis e medio decedens [hereditatem magnam, dans la version de Corvey] reliquit. Ob huius pulchritudinem et hereditatis divitiarumque utilitatem internuntios Heinricus quam propere misit, et quamvis hanc esse viduam et sciret velatam, suae tamen ut satisfaceret voluntati, eam fide promissa petivit. 111   Jonas d’Orléans, De institutione laicali, 2,5, éd. J.-P. Migne, Paris, 1851 (Patrologia Latina, 106), col. 178 sv.



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et nobles, mais aussi – et même plus fréquemment – de riches et puissants112. Selon l’une des lettres de Pierre Damien, le comte Hildebrand de Toscane se flattait d’être si riche et éminent qu’il possédait plus de châteaux que l’année n’avait de jours113. Adalbert, selon Liutprand de Crémone, était si puissant que tous les princes italiens le dénommaient « le Riche114 ». Selon Raoul Glaber, le diable se présentait au miles Hugues par les mots: « Je suis le plus puissant des puissants et le plus riche des riches115. » Grégoire de Tours considérait les richesses des regna mundi comme parfaitement inhérentes à la royauté116. Dans son commentaire sur le livre de Judith, Hraban Maur dit que les rois et les princes des pays étrangers envoyèrent des messagers à Holopherne parce que les détenteurs des richesses, les puissants de ce monde et les adulateurs des voluptés terrestres désiraient se réconcilier avec ce roi sans valeur117. Les puissants se distinguaient par leur richesse et leur force118. Là encore, l’association de puissance et richesse était considérée comme allant de soi. Dieu, selon les Gesta Manassis et Walcheri, a promu les   Cf. Willibald, Vita Bonifatii, 3, p. 12 (voir ci-dessus n. 81); Rimbert, Vita Anskarii, 37 (voir ci-dessus n. 80) ; Alcuin, ep. 3 (voir ci-dessus n. 85); Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1072 (voir ci-dessus n. 88). 113   Pierre Damien, ep. 14, cité n. 51, p. 146 : Hildeprandus comes Tusciae, qui dicebatur de Capuana, in tantum dives erat ac praepotens, ut gloriaretur se plures habere cortes atque castella, quam dies sint, qui numerantur in anno. 114   Liutprand de Crémone, Antapodosis, 1,39, éd. J. Becker, Hanovre, 1915 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [41]), p. 28 (éd. P. Chiesa, Turnhout, 1998 [Corpus Christianorum. Continuatio mediaevalis, 156], p. 27) : Tantae quippe Adelbertus erat potentiae, ut inter omnes Italiae principes solus ipse cognomento diceretur Dives. 115   Raoul Glaber, Historiae, 4,2, éd. G. Waitz, Stuttgart et al., 1846 (M.G.H. Scriptores, 7), p. 67 : Cumque ille respondens diceret: Tu quis es ? dixit ei : Potentissimus potentum ac ditissimus divitum ego qui occurro tibi. 116   Grégoire de Tours, Historiae, 1,13 (voir ci-dessus n. 22), p. 14, concernant Salomon. 117   Hraban Maur, Expositio in librum Judith, 3, éd. J.-P. Migne, Paris, 1851 (Patrologia Latina, 101), col. 548BC : Devastante igitur Holoferne terram plurimorum, ex diversis urbibus ac locis reges et principes adulandi et placandi sibi eum causa legatos mittunt, hoc est, Syriae, Mesopotamiae, Libyae atque Ciliciae ; quia aestuante in mundo persecutore divitiarum possessores, et potentes saeculi, atque voluptatum terrestrium amatores conciliare sibi nequam principem student, quatenus mortis discrimen, et concupitarum rerum damnum evadere possunt. Cf. Id., Expositio in librum Esther, 1, éd. J.-P. Migne, Paris, 1852 (Patrologia Latina, 109), col. 637B : Après trois années de règne, Assuerus (ou Artaxerxès) donna un grand banquet à ses princes pour présenter les richesses de sa gloire et la grandeur de sa puissance ; Tertio igitur anno imperii sui fecit grande convivium principibus suis, et pueris fortissimis Persarum et Medorum inclytis, et praefectis provinciarum coram se, ut ostenderet divitias gloriae regni sui, magnitudinem atque jactantiam potentiae suae multo tempore, centum videlicet et octoginta diebus. 118   Cf. Vita Meinwerci, 142, cité n. 31, p. 73 : Erat autem in exercitu eius eo tempore vir potens, divitiis et viribus fortis, Sicko nomine, qui promisit se temptaturum, si quo modo posset huius mali invenire medicamentum. 112



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hommes qui lui étaient dévoués afin qu’ils se distinguent par leur puissance temporelle et les a nantis en richesses et biens, pour qu’ils puissent, grâce à l’abondante richesse qu’Il leur avait concédée avec indulgence pour leur dévouement, restituer ce que leurs ennemis avaient détruit par sauvagerie et méchanceté, bien que cela ait été fait selon la justice et avec le consentement de Dieu119. Divitiae et potentia étaient impératives pour le gouvernement. « Or tes richesses et la puissance que tu possèdes, » écrivait Grégoire VII au duc de Bohême Wratislaw, « ne te sont pas données à cause de tes mérites, mais, il faut le croire, te sont confiées pour les obligations que tu as. En somme, les hommes séculiers ne sont pas tant honorés par l’absence de ressources que les ecclésiastiques sont chargés de richesses, tandis qu’en même temps, leur puissance se déploie120. » De façon générale, opes signifiait le plus souvent les richesses distribuées, conquises, données ou accaparées. Celles-ci, tout aussi souvent, caractérisaient les institutions ecclésiastiques ou le roi (opes monasterii, opes regis etc). Accroître ses richesses, était ici considéré de manière positive, comme un avantage (ainsi Lambert de Hersfeld félicite saint Lull de s’être enrichi) 121. Certes, ceci s’apparente délibérément au jugement religieux : il est difficile aux puissants, aux nobles et aux riches de croire en Dieu car leur esprit est aveuglé par leur richesse, leur trésor et le luxe, avertissait Walahfrid Strabon122. Et, assurément, on ne devait pas aspirer à une fonction pour la richesse : Bernald défendait le pape Symmachus qui ne prétendait pas à la richesse et aux honneurs temporels 119   Gesta Manassis et Walcheri, 6, éd. L. Bethmann, Stuttgart et al., 1846 (M.G.H. Scriptores, 7), p. 502 : Castigatis igitur filiis, et eis per quos castigati fuerant duplici contritione contritis, suscitavit Dominus viros sibi devotos, temporali potentia sublimes, divitiis et facultatibus locupletes, qui ea quae inimici eius sua feritate et malitia, licet Dei iustitia et permissione, destruxerant, ipsi sua devotione et divitiarum abundantia sibi a Deo benigne concessa repararent. 120   Grégoire VII, ep. 7,11, éd. E. Caspar, Berlin, 1923 (M.G.H. Epistolae selectae, 2,2), p. 474 : Divitias autem, potentia tua quas habet, non ob meritum datas sed ob sollicitudinem putare debet sibi commissas. Denique non tantum secularibus honeri videtur inopia, quantum spirituales viros gravant divitię, simul etiam diffusa potestas. 121   Lambert de Hersfeld, Vita Lulli, 16, éd. O. Holder-Egger, Hanovre, 1894 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [38]), p. 329 : Opibus etiam, agris ac familiis magis magisque in dies augebatur, partim studio beati Lulli, sapientis admodum viri, partim liberalitate principum tocius regni, qui pio eius desiderio summa ope omnes annitebantur ; Ibid. p. 330 : Ea causa opes monasterii non minimum auxerat. 122   Walahfrid Strabon, Evangelium secundum Marcum, 1,16, éd. J.-P. Migne, Paris, 1852 (Patrologia Latina, 114), col. 182C : Quem non inebriat eloquentia saecularis ? Difficile homines potentes, et nobiles, et divites, et multo his difficilius eloquentes credunt Deo. Obcaecatur mens eorum divitiis et opibus atque luxuria, et circumdati vitiis non possunt videre virtutes, simplicitatemque Scripturae sanctae, non ex majestate sensuum, sed ex verborum judicant utilitate.



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parce qu’il les avait déjà acquis avant son pontificat123. Néanmoins, d’une certaine manière, la richesse était une condition préalable à l’obtention d’une fonction, même si cela n’aurait pas dû être le cas. Bernold de Constance critiquait le fait que, selon l’opinion de certains, les évêques qui n’étaient pas élus pour leur origine noble et leur richesse, mais pour la sainteté de leur vie et leurs mœurs pieuses, ne fussent pas considérés comme de véritables évêques124. Certes, la seule richesse, sans vertus « publiques », n’était pas l’idéal d’un réformateur comme Bernold ou Bonizon de Sutri125, néanmoins elle était admise sans aucune difficulté. A contrario, les richesses s’amassaient précisément quand on n’y aspirait pas – ainsi dans l’exemple de saint Corbinien qui aimait tellement la pauvreté mais qui accumulait toujours plus de ces richesses qu’il n’avait pas convoitées126. De fait, la fonction contribuait à l’obtention de richesses. Selon Adam de Brême, un grand nombre d’évêques ont pu rassembler d’immenses fortunes à condition d’être éloquents et habiles127. Il importait simplement de conserver les valeurs authentiques sans renier les valeurs temporelles. En effet, la richesse était, entre autres, la condition requise pour la pérennité et le rang d’une institution. Notre Église, déplorait Adam, aurait pu être riche (comme il se doit) ; notre archevêque aurait dû 123   Bernold de Saint-Blaise, De damnatione scismaticorum, 2,3, éd. E. Dümmler, Hanovre 1892 (M.G.H. Libelli de lite, 2), p. 51 : Et hoc utique sibi facile credi potuit, qui id culminis captus atque coactus cum magno eiulatu ascendit : cui nec divitias, nec honores seculares in Romano pontificatu quaerere opus fuit, quibus utrisque cum minori sollicitudine et ante pontificatum abundavit. 124   Ibid. 2,2, p. 39 (concernant le problème de l’élection et de la condition des évêques, en réponse aux arguments exigeant du pape plus d’humilité) : Per quam aliae sedes id obtinent, ut non sint episcopi, qui non a suae sedis clero et populo, non propter generis nobilitatem, sed vitae sanctitatem, non divites in rebus, sed sancti in moribus sunt electi. 125   Bonizon de Sutri, Liber ad amicum, 6, cité n. 30, p. 595, concernant le (faux) exemple de l’antipape Cadalus de Parme : Eligunt sibi Parmensem Cadolum, virum divitiis locupletem, virtutibus egenum. 126   Cf. Arbeo de Freising, Vita Corbiniani, 6, éd. B. Krusch, Hanovre, 1920 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [13]), p. 194 (alors qu’un nombre croissant de personnes faisait des dons au saint pour qu’il prie pour eux) : Coepit namque vir Dei exterioras occupationes flaetibus atque lamentis tergere, diebus singulis in augmentum ducere dolorem, intrinsecus tactus, suspiriis adflictus, gemitibus frequentatus, quia tranquillitatem, quam quesierat, et solitudinem paene ami­sisse prospitiens et paupertatem, quam amaverat, sibi deesse pertimescens et divitia, quas non quesiverat, in augmentum sibi amplius suisque dilatare, orationis studium ultra amittere consuetudinem in re­sponsis venientium et acceptione dantium et in dispensatione indigentium. Cf. Ibid. 15, p. 203 : Qui virum Dei dum contemplasset, humilima subplicatione obsecrare conaverat, ut ei honores debitas donare debuisset, sed nihil proficiens, maluit magis paupertatem elegere tranquillam quam divitias fruere perituras inquietus. 127   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,36 (37), cité n. 67, p. 178 : Ergo admodum pauci suorum illo annuente pervenerunt ad apicem episcopalem ; multi vero, si tantum apti ad verbum seu callidi essent ad servitium, ingentibus cumulati sunt divitiis.



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se garder d’envier les archevêques de Cologne ou Mayence128. De manière similaire, Hugues de Flavigny déplorait le fait que, sous l’évêque Gérard de Cambrai et d’Arras, le monastère de Saint-Vaast (aux portes d’Arras) fût passé de la plus grande richesse au plus grand dénuement129. Et Bruno dénonçait Henri IV pour avoir, dans sa cruauté, enlevé aux Saxons leur fortune, déshérité leurs fils et laissé ceux qui autrefois avaient été riches s’appauvrir130. Ce qui était essentiel pour la noblesse, était en conséquence valable pour les rois (les opes regni). La légitimation du pouvoir des maires du palais dont témoigne Éginhard confirme la cohésion du pouvoir et de la richesse : « La richesse et le pouvoir du royaume se trouvaient aux mains des Préfets de la cour que l’on appellait « Maires du palais » et à qui incombait le pouvoir public131. » Pour Réginon de Prüm, la royauté découlait de la majesté, de la puissance et des richesses et, selon lui, Charles le Gros n’avait rien à envier aux autres rois francs à cet égard) 132. Dès lors, pour Réginon, ces qualités étaient, par excellence, constitutives du pouvoir royal. Un tel rapport entre pouvoir royal et richesse n’était pas seulement naturel pour les contemporains, mais il était même requis133. Là encore, il convenait au roi de 128   Ibid. 3,46 (45), p. 188 : Potuit ecclesia nostra dives esse ; potuit archiepiscopus noster Coloniensi aut Mogontino in omni rerum gloria non invidere. 129   Hugues de Flavigny, Chronicon, 2, cité n. 26, p. 377, concernant l’appauvrissement de l’évêché de Cambrai et Arras : Preerat tunc Cameracensi aecclesiae et Atrebatensi Gerardus venerabilis episcopus. Hic aecclesiam sancti Vedasti in suburbio Atrebatensi sitam, de maximis divitiis ad maximam redactam penuriam, anno ab incarnatione Domini 1008 huic patri nostro, quem unice diligebat, assignavit [...] Dicamus itaque quid rerum intercesserit, ut ad inopiam redigeretur locus tantarum divitiarum. 130   Bruno, De bello Saxonico, 108, cité n. 102, p. 97  : Et quia eidem deposito ad depositionem vestram cum ceteris concordare noluimus, tantam in nobis crudelitatem exercuit, ut quam plures ex nostris, amissa omni substantia, animam in hoc certamine posuissent et filios suos exheredes et ex divitibus pauperes reliquissent. 131   Éginhard, Vita Karoli Magni, 1, éd. O. Holder-Egger, Hanovre, 1911 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [25]), p. 3 : Nam et opes et potentia regni penes, palatii praefectos, qui maiores domus dicebantur, et ad quos summa imperii pertinebat, tenebantur. 132   Réginon de Prüm, Chronicon, a. 887, éd. F. Kurze, Hanovre, 1890 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [50]), p. 128 : Erat res spectaculo digna et aestimatione sortis humanae rerum varietate miranda. Nam sicut ante secunda fortuna rebus ultra, quam arbitrari posset, affluentibus tot tantaque imperii regna sine laborum sudoribus, sine bellorum certaminibus adtraxerat, ita ut post magnum Carolum maiestate, potestate, divitiis nulli regum Francorum videretur esse postponendus, ita nunc adversa velut in ostentatione fragilitatis humanae destruens, quae cumulaverat, cuncta inhoneste in momento abstulit, quae prospero arridens successu quondam gloriose adtulerat. 133   Cf. Paul Diacre, Historia Langobardorum, 2,5, cité n. 35, p. 87 sv. (Narses acquérait beaucoup de trésors sur les Goths) : Igitur deleta, ut dictum est, vel superata Narsis omni Gothorum gente, his quoque de quibus diximus pari modo devictis, dum multum auri sive argenti seu ceterarum specierum divitias adquisisset, magnam a Romanis, pro quibus multa contra eorum hostes laboraverat, invidiam pertulit.



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redistribuer généreusement ses richesses134. De nouveau, c’est l’usage qui est décisif : La confusion des mots, comme se le demande l’auteur d’une lettre de l’époque d’Henri IV, mène-t-elle aux opes de Crésus ou aux divitiae de Darius135 ? La générosité, en revanche, n’était pas réalisable sans richesse : « La tâche du roi est, en effet d’user de la magnificence royale avec largesse, ce que l’on ne peut faire sans richesse » écrivait Benzon d’Albe136. La richesse était l’expression et la représentation du pouvoir royal. Ainsi Henri III, selon Adam de Brême, utilisa-t-il ses richesses pour fonder et doter le chapitre de Goslar137. Cependant, ce « style » représentatif ne devait pas transgresser l’ordre social, ce qui se produisait lorsqu’un archevêque cherchait à surpasser le roi138. Il est en tout point conforme à ce mode de pensée, qu’un souverain ou un prince déchu perde toutes ses richesses139.

134   Cf. Widukind de Corvey, Res gestae Saxonicae, 3,74, cité n. 94, p. 151, concernant la mort de la reine Mathilde : Igitur plena dierum, plena omni honore, plena operibus bonis et elemosinis, cunctis divitiis regalibus distributis servis Dei et ancillis ac pauperibus, secundo Idus Martias animam Christo reddidit ; Notker le Bègue, Gesta Karoli Magni, 1,29, éd. H. F. Haefele, Berlin, 1959 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum n.s., 12), p. 39 : Tum liberalissimus regum, cui licet divitię affluerent, ipse tamen cor illis non apponeret, facile iussit omnia, quę petebantur, exhibere. 135   Regensburger rhetorische Briefe, ep. 7, cité n. 108, p. 294 : Inde nobis stupori accidit, quo vestrorum intricatio verborum tendat, qua de origine, quem ad finem, quorsum properet, utrum ad Cresi opes an ad Darii divitias, ut tam invective vestra in nos tergiversetur oratio, ut non minus suspiciosum remaneat de colluvione contrahendarum inimicitiarum quam de colligendo sepe contrito indignationis luto. 136   Benzon d’Albe, Ad Heinricum IV imperatorem, 1,1, cité n. 45, p. 108 : Suum est denique in largiendo uti regia magnificentia, quod non fiet sine rerum opulentia. Cf. Herman de Reichenau, Chronicon, a. 575, cité n. 101, p. 89 : Pro quo Tiberius Constantinus, qui et ipso mente capto palatium rexerat, regnavit annis 7, vir Deo devotus, et in elemosinis pauperum omnium largissimus, atque in adquirendis facile divitiis omnium fortunatissimus ; Ibid. a. 81, p. 75 : Titus vir erat omnium genere virtutum mirabilis, ita ut divitiae et amor humani generis diceretur. 137   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,28 (27), cité n. 67, p. 171 : Ea tempestate cesar Heinricus, ingentibus regni divitiis utens in Saxonia Goslariam fundavit, quam de parvo, ut aiunt, molendino vel tugurio formans venatorio, in tam magnam, sicut nunc videri potest, civitatem bono auspicio et celeriter perduxit. In qua etiam sibi construens palatium duas omnipotenti Deo congregationes instituit ; unam ex his nostro donans regendam tenendamque pontifici, eo quod illi individuus comes vel cooperator in omnibus existeret. 138   Cf. Ibid. 3,18 (17), p. 161 : His apud Nortmanniam gestis, mag­nopere studuit archiepiscopus, ut regi Danorum conciliaretur, quem prius offensum habuit in repudio consobrinae. Scivit enim, si talem virum ad se colligeret, leviorem sibi ad cetera, quae in animo gessit, introitum fore. Mox igitur, mediante gratia largitatis, quam in omnes habuit, venit in Sliaswig. Ubi facile notus et reconciliatus superbo regi, muneribus atque conviviis certavit archiepiscopalem potentiam regalibus anteferre diviciis. Cf. aussi le récit de Notker le Bègue, Gesta Karoli Magni, 1,18, cité n. 134, p. 22-25, concernant l’évêque qui voulait surpasser Charlemagne à l’occasion d’un grand banquet. 139   Cf. Adalbert de Magdebourg, Continuatio Reginonis, a. 954, éd. F. Kurze, Hanovre, 1890 (M.G.H. Scriptores rerum Germanicarum, [50]), p. 168, concernant le duc déchu Conrad « le Rouge » : Cuonradus etiam omnium, quas habuit, divitiarum nudus amisso ducatu in gratiam regis intromittitur, vita et patria et predio contentus. Cf. aussi le discours d’Henri IV qui se plaignit



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Ainsi Henri IV fut-il prémuni contre le divorce d’avec sa femme car les parents de celle-ci pouvaient lui nuire140. En conclusion : La valeur sociale et politique de la richesse face à l’idéologie chrétienne Dans le monde noble du Haut Moyen Âge, la richesse n’est en soi pas répréhensible ; elle est même considérée comme pleinement légitime141. La défiance chrétienne et biblique envers la richesse est bien connue (et toujours exacte). Cependant, le grand nombre de témoignages reconnaissant la fortune comme un indicateur social des riches et des puissants est frappant : Il existe, dans la pensée médiévale, un lien étroit entre noblesse, pouvoir, fonction publique et richesse. La richesse est même une caractéristique requise des nobles et des puissants. On pouvait s’enrichir à l’étranger, comme Harold, le frère du roi Olaf142, ou on pouvait être doté, comme Theudebert l’avait fait pour les citoyens de Verdun143. Divitiae et opes dans les énoncés, s’insque toutes ses richesses lui aient été enlevées (pour justifier ses tentatives de meurtre à l’endroit de Rudolphe de Rheinfelden et du duc Berthold : Bruno, De bello Saxonico, 63, cité n. 102, p. 56 : « Ecce isti sunt, qui regni mei divitias habent et me meosque omnes in paupertate reliquerunt. Quod si illi de medio fuissent ablati, ego cunctique mei familiares cito possemus divites fieri. Quapropter si viri estis et divitias habere cupitis, istos nunc inermes armati fortiter invadite et omnia, quae illi possident, accipite ». Ici, en même temps, on souligne le juste usage des richesses en les donnant aux familiers. 140   Cf. Lambert de Hersfeld, Annales, a. 1069, cité n. 70, p. 110 : Tum vero in eum coorti omnes, qui aderant, principes aiebant equa censere Romanum pontificem, et per Deum rogabant, ne crimen inferret gloriae suae et regii nominis maiestatem tam turpis facti colluvione macularet; preterea ne parentibus reginae causam defectionis et iustam turbandae rei publicae occasionem daret, qui si viri essent, cum armis et opibus plurimum possent, tantam filiae suae contumeliam proculdubio insigni aliquo facinore expiaturi essent. 141   De manière similaire, concernant Gerhoh de Reichersberg au XIIe siècle, A. Lazzarino del Grosso, Armut, cité n. 1, p. 108-177 : propriété et richesse étaient reconnues (p. 125142), « richesse » était un terme « neutre » (p. 142-153) qui représentait un devoir envers les pauvres (p. 164-169). Par conséquent, Gerhoh acceptait l’inégalité sociale (p. 172-177). Cf. aussi B. Töpfer, Urzustand und Sündenfall in der mittelalterlichen Gesellschafts- und Staatstheorie, Stuttgart, 1999 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 45). 142   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,13 (12), cité n. 67, p. 153 sv. : Haroldus quidam, frater Olaph regis et martyris, vivente adhuc germano patriam egressus Constantinopolim exul abiit. Ubi miles imperatoris effectus et multa prelia contra Sarracenos in mari et Scitas in terra gessit, fortitudine clarus et divitiis auctus vehementer. 143   Cf. Grégoire de Tours, Historiae, 3,34, cité n. 22, p. 130 : At illi negutia exercentes divites per hoc effecti sunt et usque hodie magni habentur. Cumque antedictus episcopus debitam pecuniam obtulisset regi, respondit rex : « Non habeo necessarium hoc recipere ; illud mihi sufficit, si dispensatione tua pauperes, qui oppraemebantur inopia, per tuam suggestionem vel per meam largitatem sunt relevati ». Et nihil exigens, antedictus cives divites fecit. De nouveau, c’est un exemple pour le juste usage de la richesse.



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crivent également en tant que valeur parmi les honneurs, la puissance et la gloire144. Mais en même temps, elles comportent des dangers, de telle manière que les deux traditions, le rapport entre la richesse et le pouvoir temporel, d’une part, et la menace que représente celle-ci pour le salut, d’autre part, coïncident : « Qui n’oublie pas la tristesse de la pauvreté qui nous tourmente et en même temps méprise l’opulence des riches et, ainsi, se réjouit de la pauvreté ? » demandait Hériger de Lobbes145. À nouveau, c’est Adam de Brême qui souligne les limites de l’ambition touchant à l’office public : l’archevêque Adalbert aurait dû se satisfaire des richesses de l’Église et de ses parents sans agir à la cour146. Toutefois, c’est le juste usage de la richesse qui est décisif. La richesse ne doit pas engendrer l’arrogance (comme dans le cas de Rauching qui prétendait être le fils du roi Clothaire 147. « Quel profit tirons-nous de l’arrogance, et à quoi la fortune nous sert-elle »? demandaient Walram et Herrand148. Néanmoins, dans la conjugaison de ces deux « lignes » de tradition, l’idéologie médiévale parvient à faire concorder la pensée sociale des élites riches avec la conviction chrétienne, conciliée, pour le moins, avec les exigences d’une société élitaire : un bon usage d’une fortune essentielle aux élites pouvait élargir le chas de l’aiguille menant au royaume des cieux. Hans-Werner Goetz Université de Hambourg

144   Cf. Regensburger rhetorische Briefe, ep. 19, cité n. 108, p. 340 : Divitię, honores, imperia, opes, gloria infra regnum beatitudinis seculi opinione includuntur. Quodsi hęc habentes sunt iniusti, intemperantes, nullius ingenii, beati sunt dicendi ? 145   Heriger, Gesta episcoporum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium, 1,52, cité n. 72, p. 187 : Quis non merore paupertatis quo premebatur oblito, et divitum despexit opulentiam, et in sua laetatus est paupertate ? 146   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, 3,55 (54), cité n. 67, p. 199 : Felix, inquam, si domesticis ecclesiae bonis avitisque parentum contentus divitiis infelicem curiam aut nunquam vidisset aut raro visitasset. 147   Cf. Grégoire de Tours, Historiae, 9,9, cité n. 22, p. 422 : Erat autem levis in moribus, ultra humanum genus cupiditate ac facultatibus inhians alienis et ex ipsis divitiis valde superbus, in tantum ut iam in ipso interitus sui tempore Chlothari regis se filium fateretur. Multum tamen cum eo auri repertum est. 148   Walrammus et Herrandus, De causa Heinrici regis, éd. E. Dümmler, Hanovre, 1892 (M.G.H. Libelli de lite, 2), p. 290 : Quid nobis profuit superbia, et divitiarum iactantia quid contulit nobis ? Transierunt omnia velud umbra.



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Dominique Iogna-Prat

Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas : Les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail)

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’anthropologue Maurice Godelier n’a cessé de souligner l’importance du « religieux » aux fondements des sociétés humaines – une thèse propre à susciter l’adhésion de l’historien du Moyen Âge, qui est bien placé pour savoir comment, dans un monde hétéronome, le social se nourrit largement de l’ecclésial1. Ma brève intervention dans cette rencontre sur « Les élites et la richesse au haut Moyen Âge » n’a pas d’autre objet que de rappeler une évidence : la production des « élites » tout comme celle de la « richesse » relève d’une « économie » des rapports sociaux propre au christianisme. Mais encore faudrait-il que cette « évidence » soit mieux partagée par l’ensemble des historiens du haut Moyen Âge. « L’économie du christianisme » est un terrain relativement familier pour un antiquisant tardif préoccupé d’étudier le changement de cadres qui affecte la société dans les premiers siècles du christianisme, tout aussi bien que la transformation radicale du champ sémantique de l’économie2. À l’autre bout de la chaîne chronologique, on dispose, depuis les années 1950, de bons travaux sur la pensée économique aux temps de la scolastique et sur l’attention des maîtres universitaires aux questions de morale pratique dans le cadre des villes marchandes, spécialement aux problèmes de l’usure et du don gratuit (antidora)3. En comparai1   M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, 2007, qui reprend et développe une thèse soutenue dès la parution de Id., L’idéel et le matériel. Pensées, économies, sociétés, Paris, 1984. 2   On trouvera une commode vue panoramique des travaux menés sur la question dans les actes du colloque Économie et religion dans l’Antiquité tardive : É. Rebillard et C. Sotinel (éd.), Économie et religion dans l’Antiquité tardive (Bordeaux, 21-22 janvier 2005), dans Antiquité tardive 14, 2006. 3   On remontera le fil d’une bibliographie imposante grâce à D. Wood, Medieval Economic Thought, Cambridge, 2002 (Cambridge Medieval Textbooks), que l’on complètera, à propos du « don gratuit », par S. Piron, « Le devoir de gratitude. Émergence et vogue de la notion d’antidora au XIIIe siècle », dans D. Quaglioni, G. Todeschini, G.M. Varanini (éd.), Credito



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son, l’intérêt des spécialistes de l’entre-deux (Ve-XIIe siècles) pour l’économie du christianisme a été bien moindre, pour ne pas dire quasi inexistant, alors que c’est précisément le temps de l’histoire occidentale où l’ecclésial en vient à se confondre avec le social4. L’étude du « discours sur la richesse » à laquelle nous sommes ici conviés est donc bien venue, tant sont nombreuses les questions à résoudre, entre autres : comment, à partir des années 390 (quand le christianisme devient religion d’État), trouver dans une utopie égalitariste des règles de fonctionnement communautaire ? quels principes conformes à l’enseignement du Christ et de ses premiers disciples retenir pour rendre compte de la bonne marche d’une société complexe, juridiquement, culturellement, ethniquement et même religieusement plurielle ? comment, en particulier, promouvoir l’idéal apostolique de partage général des biens dans une société aristocratique hiérarchisée  ? comment articuler soustraction des hommes et des biens (dans le cadre du monachisme et des communautés de clercs voués au célibat), circulation de la richesse, des honneurs et des fonctions nécessaires à la reproduction sociale ? « Économie » ? Adéquation/inadéquation de la notion Puisque l’objet de la section est celui du « discours », il convient avant tout d’éclairer la notion même d’«  économie du christianisme ». Le médiéviste est-il fondé à discourir sur l’« économie » ? Pour de nombreux professionnels du Moyen Âge, la question ne se pose pas. Aucune discussion de l’adéquation ou de l’inadéquation de l’emploi n’est généralement proposée dans les manuels de référence, tel L’économie médiévale dirigé par Philippe Contamine (Paris, 1997 [1993]), comme si les usages du langage commun suffisaient à imposer l’emploi d’une catégorie discursive. Dans son Origins of the European Economy, Michael McCormick ne propose pas plus de définition du terme

e usura fra teologia, diritto e amministrazione. Linguaggi a confronto (sec. XII-XVI), École française de Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome, 346), p. 73-101. 4   Un bon témoin de cet absence d’intérêt est fourni par synthèse, au demeurant impressionnante, de C. Wickham¸ Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400800, Oxford, 2005.



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« économie », qui s’impose comme une évidence5. Son propos, en rupture avec les anciens travaux sur « l’économie des campagnes » – à commencer par l’œuvre de Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval –, est de mettre l’accent sur le commerce et les communications plutôt que sur l’agriculture, et d’insister sur le tournant, non pas des Xe-XIe siècles mais des dernières décennies du VIIIe siècle, avec le rôle moteur de l’islam sur la première « économie » européenne6 ; quant à une possible marque du christianisme sur l’économie, le lecteur doit se contenter de quelques brèves considérations sur le rôle d’acteurs et de marchandises en mouvement : pèlerins et reliques. Un recours aussi candide à la notion d’« économie » est d’autant plus inattendu que les chercheurs en sciences humaines et sociales ont de bonnes raisons de se méfier du terme, quasiment interdit d’emploi pour tout lecteur de La grande transformation de Karl Polanyi, dont la réception chez les historiens du Moyen Âge n’a pas été négligeable, spécialement en France grâce au relais efficace de Jacques Le Goff7. Polanyi soutient que la notion d’économie est le fruit d’une évolution récente, résultant d’une « grande transformation », d’un grand retournement historique : le fait que les « phénomènes économiques [puissent être] séparés de la société et constituer à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devrait être soumis ». Auparavant (mais aussi ailleurs que dans le monde occidental avant l’entrée des pays de la périphérie dans l’économie de marché), « les phénomènes économiques ne sont pas distingués des autres phénomènes sociaux, ne sont pas érigés en monde distinct, en système, mais se trouvent “imbriqués” (embedded) dans le tissu social ». Ce faisant, Polanyi rejoint l’une des thèses de Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1924), qui a présenté le don, l’échange, comme un « phénomène social total » où s’enchevêtrent les aspects économiques, religieux, juridiques et autres, impossibles à distinguer analytiquement. La « grande transformation » marque l’entrée de l’Occident dans la modernité avec la constitution du marché unifié, étendu aux dimensions du monde avec   M. McCormick, Origins of the European Economy. Communications and Commerce, A.D. 300900, Cambridge, 2001 [Discussion dans Early Medieval Europe 12 (2003), p. 259-323]. 6   Pour une mise en perspective et une discussion de l’oeuvre de G. Duby : L. Feller, « Georges Duby et les études d’histoire rurale », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, hors série n°1 (2008), http://cem.revue.org 7   K. Polanyi, La grande transformation, Paris, 1983 [The Great Transformation, London/New York, 1944/1945]. Les citations qui suivent sont empruntées à la préface de L. Dumont à l’édition française. 5



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contrôle global de tous les rouages de la société par le marché (travail, terre, monnaie) et le rejet de toute sorte d’autorité suprême ; dès lors, l’économie se constitue comme une « totalité sociale », le primat des relations aux choses venant à l’encontre des relations entre hommes. Disqualifiée par un recours anachronique à la notion d’« économie », l’expression « économie du christianisme » l’est tout autant par sa qualification (« du christianisme »). La façon dont la tradition philosophique a imposé, depuis Hegel, la définition du christianisme comme « personnalisme » a, semble-t-il, rendu sans objet le problème d’une « société chrétienne » tout simplement parce que la notion de societas christiana, pourtant d’emploi courant depuis saint Augustin, recèlerait une indépassable contradiction interne. Ainsi, un grand classique de l’analyse économique, l’Histoire de l’analyse économique de Josef A. Schumpeter, insiste sur les limites sociales du personnalisme chrétien : « l’Église chrétienne ne visait à réformer la société en nul autre sens que celui de la réforme morale du comportement individuel8. » De son côté, le marxisme a certes suscité un indéniable intérêt pour les structures économiques au temps du féodalisme, mais sans prendre en considération la « superstructure » chrétienne pour ellemême, sauf à dire que l’Église médiévale était partie prenante de l’aristocratie et que, comme telle, elle fut une force de domination sur la terre et sur les hommes. Il a fallu la formidable force de renouvellement de « marxiens » peu « marxistes » pour que le « religieux », avec Maurice Godelier, trouve sa vraie place dans le jeu global de structuration sociale, et pour que, avec Alain Guerreau, les « horizons théoriques du féodalisme » soient revisités au point de souligner qu’au Moyen Âge les notions d’Église et de société sont coextensives9. Sans doute les évolutions récentes dans le champ de l’anthropologie économique n’ont-elles pas été, en France du moins, sans influence pour aider les historiens du Moyen Âge à repenser totalement les formes de l’échange en se défaisant des tabous et des interdits nés du « grand partage  » pratiqués pendant des décennies par les chercheurs en sciences humaines et sociales entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes », don et marché, anthropologie et économie, échange céré-

  J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, 3 vol., Paris, 1983 [History of Economic Analysis, Londres, 1954], I, p. 112-113. 9   A. Guerreau, Le féodalisme, un horizon théorique, Paris, 1980 ; Id., « Féodalité », dans J. Le Goff, J.-Cl. Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 387406. 8



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moniel et échange commercial10. Il me semble, enfin, que le renouveau d’intérêt chez les médiévistes pour la sociologie historique, spécialement pour la sociologie de tradition wébérienne si attentive à la place de l’ecclésial dans la genèse des institutions en Occident, rend aujourd’hui audible une question qui ne l’était guère hier : l’économie du christianisme11. Nécessaires définitions Attesté en français depuis le XIVe siècle (Nicolas Oresme), le terme « économie » s’est imposé dans toutes les langues modernes, mais suivant une évolution propre des champs d’application12. L’allemand distingue une pratique : die Wirtschaft (< der Wirt, l’aubergiste, image du chef de famille), d’une théorie des mécanismes économiques : die Ökonomie. L’anglais a connu une grande extension du sens du terme economy = pays (advanced market economy), liée à la formidable emprise de l’économique dans les sociétés industrielles. En français, le mot est fortement polysémique ; on parle ainsi d’économie pour désigner : 1.  une vertu, une qualité (être économe)  ; 2.  une pratique, une science ; 3. un mode d’organisation, telle l’« économie libidinale » des psychanalystes. Au sens ancien, grec, du terme, l’économie (oikonomia) est ce qui fixe les « règles » (nomoi) de bonne gestion de la « maison » (oikos), la Cité n’étant qu’une extension de la maison. Hésiode, dans Les travaux et les jours, parle d’économie familiale. Platon, dans La République et Les Lois, s’intéresse à l’administration des biens dans la Cité idéale, et parle de l’économie comme de la science de la gestion des biens et des personnes dans un état dirigé par un sage doué de tempérance et de justice. Xénophon, dans L’Économique, distingue « économe » : celui qui gère en bien ou en mal son patrimoine, et « économique » : celui qui possède la science de l’économie et peut la pratiquer comme

  M. Godelier, Un domaine contesté : l’anthropologie économique, Paris, 1974 ; F. Weber, Forme de l’échange, circulation des objets et relations entre les personnes, Hypothèses, 2001, p. 287-298. 11   Chez les haut-médiévistes, le meilleur exemple de cette sensibilité à la sociologie historique est sans conteste offert par J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque, VIe-IXe siècles, Paris, 2003, et Id., Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006 (Académie royale de Belgique, Classe des Lettres). 12   F. Langer, Économie, M.-J. Mondzain, Oikonomia, dans B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, 2004, respectivement p. 333-335 et p. 872-876, dont s’inspirent largement les développements qui suivent. 10



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un métier. Pour Aristote (La Politique, L’Économique), l’économie désigne des pratiques effectives et leurs résultats avec une distinction entre : 1. la chrématistique ou l’art de l’enrichissement ; 2. l’économie au sens propre, qui est l’art de stocker, de gérer et de rentabiliser les produits nécessaires à la vie. Rappelons que ces deux œuvres d’Aristote ne sont pleinement reçues, puis commentées, dans l’Occident médiéval, que dans les années 1150-1250. Chez saint Paul, principal acteur de l’hellénisation du christianisme, « économie » est le terme qui s’impose pour parler du salut des chrétiens. L’oikonomia, c’est l’économie du Plérôme (la Plénitude) ; la saisie de la divinité dans la plénitude de sa perfection (Ephes. 1, 10) relève de « l’économie de la grâce » (3, 2), de « l’économie du mystère » (3, 9), en un mot de « l’économie de Dieu » (Col. 1, 25). Comme y a insisté Giorgio Aganbem, la distinction entre « l’être de Dieu » et ses « activités » relève de sphères intimement articulées – la théologie et l’économie –, lesquelles permettent de rendre compte de la « triple oikonomia » d’un Dieu trinitaire qui n’en reste pas moins, sur le plan ontologique, une puissance monadique13. C’est la logique de l’accomplissement du plan de Dieu, en quelque sorte la « glorification » de son « règne », qui justifie l’existence de l’Église, qui n’est rien d’autre que l’économie de Dieu, l’espace de ses manifestations ; d’où la coloration eschatologique de tout le vocabulaire économique chrétien, la charge des services matériels affectés au divin au sein des premières communautés chrétiennes revenant justement au diakonos ou à l’oikonomos, intendant ou ministre. Les Pères grecs et latins ont connaissance des sens anciens du terme économie, comme pratique et science de la gestion, de l’administration des biens et des personnes, dans le cadre de la maison et de la Cité14. C’est donc tout naturellement que se met en place, dès les IIe et IIIe siècles, une « économie ecclésiastique » avec la définition d’un ensemble de charges et d’offices au sein de l’institution ecclésiale naissante, laquelle a besoin de gérer les biens terrestres qui lui sont affectés le plus souvent par des dons, avec une évolution de l’évergétisme vers le « don » chrétien15. Ils intègrent et développent égale-

  G. Agamben, Le règne et la gloire, Paris, 2008 [Il Regno e la Gloria, Rome, 2007], p. 67 s.   U. Meyer, Soziales Handeln im Zeichen des Hauses. Zur Ökonomik in der Spätantike und im frühen Mittelalter, Göttingen, 1998. 15   Sur ce point, voir les travaux en cours d’E. Magnani, à commencer par Les médiévistes et le don. Avant et après la théorie maussienne, dans Ead. (dir.), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, 2007, p. 15-28. 13

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ment la notion d’économie paulinienne dans deux directions principales. La première relève de l’économie de l’incarnation (Rom. 2, 29 ; Cor. 3, 6), suivant laquelle le Christ est l’oikonomia du Père. Dans son Aduersus Praxeam, Tertullien souligne ainsi la volonté « économique » du Père d’avoir le Fils sur Terre16. Le second apport des Pères consiste en une adaptation de la gestion humaine au plan providentiel, des moyens économiques aux fins du salut sous trois formes principales : 1. l’identification du corps du Christ au corps de l’Église (I Cor. 12, 31) ; 2. la définition de l’institution ecclésiale comme oikonomos de l’accomplissement, avec glissement de l’oikos domestique à l’oikos cosmologique. D’où les premiers développements de deux notions complémentaires à celle d’oikonomia comprise comme mystère divin, trinitaire : – dispositio, concept structurel, dans le sens d’ordo, qui caractérise l’ordonnancement de la Création par Dieu ; – dispensatio, concept fonctionnel qui permet de penser le déploiement du divin dans le visible, dans et par la gestion de l’Église. En ce sens, l’Église est la visibilité de Dieu, sa nécessaire « glorification » ; d’où l’importance de la notion « d’économie iconique » si bien mise en valeur par Marie-José Mondzain, l’enjeu de cette économie des images comme de toute manifestation matérielle, étant l’administration, la gestion des visibilités divines17. Ce problème capital dans l’évolution du christianisme au cours du haut Moyen Âge suppose d’être resitué dans le cadre d’ensemble de la discussion sur la notion de « médiation (s) » (médiations iconiques, sacramentelles, institutionnelles), l’économie étant « médiatrice » dans la mesure où elle permet non seulement la manifestation matérielle du divin, mais aussi une remontée vers l’audelà par la transformation des biens terrestres ; ainsi parle-t-on du don chrétien comme d’une « aumône médiatrice » (eelemosyna mediatrix). Turbulences chrétiennes De nouvelles valeurs Dans le monde de l’économie antique, le christianisme introduit d’indéniables turbulences, voire un renversement de valeurs. Sur ces 16   PL 2, col. 184 C : Tamen in ipsa oiconomia pater uoluit filium in terris haberi, se uero in caelis, quo et ipse filius suscipiens et orabat et postulabat a patre quo et nos erectos docebat orare : « pater noster, qui es in caelis, cum sit et ubicumque »… 17   M.-J. Mondzain, Image, icône, économie, Paris, 1998.



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questions bien étudiées ces dernières années, je me contenterai de cinq rappels essentiels en matière de « valeurs ajoutées » chrétiennes. 1. Le christianisme est, suivant l’expression de Max Weber, une « religion éthique », c’est-à-dire une religion dans laquelle les actes bons ou mauvais du point de vue religieux ne se limitent pas au seul domaine du culte ; la morale chrétienne s’applique à la totalité des activités humaines. C’est, par ailleurs, une religion « universaliste » qui a vocation à gagner l’ensemble de l’humanité ; ainsi, dès le IIIe siècle, l’assistance ecclésiale aux « pauvres » tend à devenir universelle, sans limitation aux seuls horizons de la communauté chrétienne18. 2. En rupture avec l’idéologie tardo-antique de type ruraliste valorisant la terre et la nature, la conception chrétienne de la condition terrestre articule déchéance et instrument du salut. Elle développe une conception instrumentale des biens propres à assurer le salut : le travail est certes un labor (une peine), mais c’est aussi l’instrument de la rédemption de l’humanité. 3. Le christianisme introduit une importante dimension éthique dans la vie matérielle des hommes. La morale des Pères distingue la valeur positive des activités terrestres de la personne, bonne ou mauvaise, qui les accomplit ; pour Augustin, par exemple, il n’y a pas de bons ou de mauvais métiers, de bons agriculteurs et de mauvais commerçants, mais de bons ou de mauvais chrétiens, le travail n’étant pas en soi infâmant ; c’est même une valeur puisque le travail ici-bas permet d’espérer l’accès aux biens immatériels dans l’au-delà. 4. Est-on fondé à voir dans l’éthique chrétienne des formes de régulation de la vie économique ? Dans la pastorale, les premiers Pères latins (à commencer par Ambroise de Milan) imposent une nouvelle éthique sociale qui tout à la fois condamne la recherche aveugle de profit des possessores ; justifie l’utilité sociale des producteurs, insistant sur la responsabilité des puissants ; proclame l’égale dignité de tous les niveaux d’existence, dans une conception d’ensemble de la vie dans le Christ suivant la caritas, la solidarité et la réciprocité. Comme la noté Jean-Pierre Devroey, l’ethos chrétien et la conception ecclésiale de l’ordre du monde supposent d’articuler les valeurs contradictoires du « substantiel » et de l’« existentiel » : une « égalité substantielle entre les hommes » et la « subordination existentielle de l’homme en société »19. 18   J.-M. Salamito, Christianisme antique et économie : raisons et modalités d’une rencontre historique, dans Antiquité tardive 14, 2006, p. 27-37 : p. 29. 19   J.-P. Devroey, Puissants et misérables (cit. n. 11), p. 353.



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5. Enfin, dans l’émergence de nouvelles valeurs chrétiennes, il convient de bien insister sur l’importance de la révolution monastique, à partir du IVe siècle, sur l’instauration de nouvelles pratiques de type communautaire, la principale caractéristique du monachisme n’étant pas le renoncement dans l’ascèse mais la mise en communauté des biens20. Économie et théologie L’économie du salut paulinienne revisitée et amplifiée par les Pères atteste que de l’Antiquité païenne au christianisme des premiers siècles le renversement des valeurs se traduit par une transformation radicale du champ sémantique de l’économie ; richesse/pauvreté, gain/ perte, échange, profit, prix etc. : le vocabulaire de l’économie, sous une forme plus ou moins euphémisée, pénètre en profondeur le discours théologique au point de fournir, pour reprendre l’expression de Valentina Toneatto, « un modèle théologique de l’action économique » (« un modello teologico dell’agire economico »). C’est dans la rencontre entre ce qui pour nous relève de deux sphères distinctes (la théologie, l’économie) que vont émerger de nouvelles formulations propres à une véritable « économie du christianisme », entre autres (c’est toute l’histoire de ces nouvelles formulations qui reste à faire !) : 1. La notion d’ « usufruit » des biens terrestres, le seul vrai propriétaire étant Dieu. 2. La formation progressive d’une propriété ecclésiale ; toute l’histoire des mots désignant l’Église propriétaire au nom de Dieu reste à faire : – depuis la notion de depositum familière aux Pères ; – jusqu’à la formation de l’idée de spiritualia (biens matériels spiritualisés), dans la canonistique des XIIe-XIIIe siècles21 ; – en passant par l’émergence de la notion de « biens ecclésiastiques » : res ecclesiasticae, au sens restreint, matériel du terme, que les clercs carolingiens étudiés par Gaëlle Calvet défendent contre les usurpateurs et le turpe lucrum ; ou encore celle de « trésor de l’Église », depuis l’apparition du terme sous la plume de Jean Chrysostome, 20   V. Toneatto et alii (éd.), Economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazionze razionale, Spolète, 2006. 21   Ch. de Miramon, Spiritualia et temporalia – Naissance d’un couple, Zeitschrift der SavignyStiftung fuür Rechtsgeschichte, 123, 2006, p. 224-287.



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jusqu’à l’affirmation de l’Église romaine comme « Trésor » (scrinium), c’est-à-dire comme réservoir surabondant de grâces, dans la doctrine pénitentielle du XIIIe siècle, en passant, à l’époque carolingienne, par la notion de « trésor spirituel » qui se trouve dans l’Église présente22. 3. La qualité de personne morale (corporatio, uniuersitas) progressivement acquise par l’Église propriétaire. Dans la constitution progressive d’une « propriété ecclésiastique », toute la question est de savoir qui est destinataire des biens reçus au nom de Dieu. L’évêque, gestionnaire de ce qui revient à la communauté et à ses « pauvres » ? L’Église en tant que « corps » ? L’Église en tant qu’organe représentatif (du type synode ou concile) ? Enfin, dans quelle mesure la fraternité monastique, conçue comme une « pauvreté productive » et la pratique systématique de la communauté des biens a-t-elle servi de modèle à l’ensemble de l’Église ? C’est tout l’intérêt de l’étude de Valentina Toneatto sur la portée du « langage des moines », dans la dynamique des travaux de Giacomo Todeschini sur « la richesse » communautaire des « pauvres »23. 4. La matrice sacramentelle de la transformation des biens, sur le modèle de la transformation (transmutation, transsubtantiation) des espèces eucharistiques, qui affecte toute la conception de l’échange dans le christianisme médiéval et au-delà. À l’examen du terme commutatio et de son champ sémantique dans le corpus des chartes bourguignonnes, Isabelle Rosé nous permet de reposer la question de l’« essence » de l’échange chrétien au haut Moyen Âge24. Comment situer le haut Moyen Âge dans une histoire à long terme de l’économie du christianisme ? Un temps de blocage ? Dans un article récent, Jean-Marie Salamito, a posé une question capitale à laquelle les spécialistes du haut Moyen Âge doivent absolument répondre25. Comment expliquer que le renversement des valeurs   E. Magnani, « Un trésor dans le ciel ». De la pastorale de l’aumône aux trésors spirituels (dans L. Burkart, Ph. Cordez, P.-A. Mariaux (dir.) Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, Florence, 2010 (Micrologus, 323), p. 51-68. 23   Voir ci-dessous la contribution de V. Toneatto. G. Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008 [Richezza francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Bologne, 2004]. 24   Voir ci-dessous la contribution d’I. Rosé. 25   J.-M. Salamito, Christianisme antique et économie…(cit. n. 18). 22



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opéré par les Pères, spécialement la valorisation des métiers, soit resté sans influence réelle avant les XIIe-XIIIe siècles ? Est-ce, comme le pense Salamito, une conséquence de « l’aristocratisation » de l’épiscopat au haut Moyen Âge ? Ce qui voudrait dire que, comme membres des nouvelles élites aristocratiques, les grands d’Église auraient adopté les anciennes valeurs terriennes de l’aristocratie païenne tardo-antique (avec une opposition franche entre agricultores et negotiatores) et auraient bloqué durablement la nouvelle éthique économique des Pères ? L’apport carolingien Il fut un temps encore récent où les tenants d’une longue romanité (Jean Durliat, Élisabeth Magnou-Nortier) s’efforçaient de retrouver tard dans le Moyen Âge des traces d’une gestion publique inchangée ou presque par rapport aux derniers siècles de l’Antiquité romaine. En ce sens, l’Église du haut Moyen Âge, n’aurait fait, comme force d’encadrement social étroitement associée aux nouvelles configurations de l’État, qu’habiller d’une nouvelle manière des pratiques de gestion publique de toute éternité ; dans ces conditions, la question d’une « économie du christianisme » ne se pose pas puisqu’il y a continuité. D’autres historiens ont, au contraire, plaidé pour un progressif mais notable changement de structures sociales entre l’Antiquité et le Moyen Âge, mettant en relief deux phénomènes notables : 1. le rôle de l’épiscopat tardo-antique puis alti-médiéval dans la continuité mais aussi dans l’évolution des cadres de gestion publique ; l’Église épiscopale aurait joué un rôle suffisamment important pour que l’on soit en mesure de contester la thèse qui a longtemps prévalu de la « patrimonialisation » du fisc dans certains grands royaumes barbares, tel le Royaume franc ; 2.  cette continuité dans l’adaptation assurée par l’Église (mais encore faudrait-il bien évaluer la part de la continuité, la part de l’adaptation, sans parler de la montée en puissance générale d’une Église tout autant monastique qu’épiscopale) expliquerait le rôle moteur des clercs dans la construction de la « Maison » carolingienne, c’est-à-dire d’un Empire chrétien, dont les règles de fonctionnement relèveraient d’un ethos chrétien mis en forme dans les Miroirs adressés



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aux laïcs, et plus globalement d’une «  économie morale  », pour reprendre l’expression de Marcelo Cándido26. Dans cette construction, les clercs ne furent pas simplement des théoriciens de première importance pour penser les cadres sociaux (hiérarchie, ordres), la dynamique de l’échange dans une société hétéronome (médiations, pouvoirs sacramentels de transformation), ou encore la nature des biens (c’est à cette époque que s’élaborent les premiers traités de la propriété ecclésiastique, tel le De capellis et ecclesiis d’Hincmar et le De dispensatione ecclesiasticarum rerum d’Agobard) ; comme y a justement insisté Jean-Pierre Devroey, l’aristocratie ecclésiale de l’époque carolingienne, spécialement les grands monastères royaux, ont représenté une formidable force de production et de contrôle dans le cadre de l’économie domaniale27. C’est dans ce creuset, entre pratiques de terrain et réflexion sur les cadres matériels nécessaires à l’éclosion d’une société chrétienne, que l’économie du christianisme passe définitivement, me semble-t-il, du registre de l’éthique à celui des pratiques sociales. Dominique Iogna-Prat CNRS/UMR 8589, Lamop

  M. Cándido, O Combate à Fome nos Capitulários de Carlos Magno (C.780-806) , dans Relações de poder, educação e cultura na Antigüidade e Idade Média. Estudos en Homenagem ao Profesor Daniel Valle Ribeiro, éd. R. de Oliveira Andrade Filho, Santana de Parnaíba, 2005, p. 379-390. 27   J.-P. Devroey, Économie rurale et société (cit. n. 11), p. 284 s. 26



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Élites et rationalité économique. Les lexiques de l’administration monastique du haut Moyen Âge.*

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i l’importance des règles monastiques, et en particulier de la Règle de Benoît, dans l’organisation de la vie économique des monastères carolingiens a été largement reconnue, les études sur le monachisme du haut Moyen Âge ne semblent pas, pour autant, avoir considéré, jusqu’à présent, le rôle du vocabulaire des règles dans la construction d’une modalité spécifique de rapport aux biens matériels et à leur administration1. Ne pouvant pas embrasser dans cette étude toute la tradition normative concernant les thèmes de l’administration économique, nous avons choisi de concentrer l’attention sur quelques passages – qui traitent particulièrement de l’activité économique du monastère et des figures majeures préposées à son administration, l’abbé et le cellérier – issus des deux grandes règles italiennes du VIe siècle, la Regula Magistri (RM) et la Regula Benedicti (RB), et de l’Expositio in Regulam Sancti Benedicti de Smaragde (vers 820)2.

Les thèmes ébauchés dans cet article font l’objet d’un traitement plus étendu et approfondi dans V. Toneatto, Banquiers du Seigneur. Les Pères de l’Eglise et les législateurs monastiques face à la richesse (IVe-IXe s.), Presses Universitaires de Rennes, à paraître. 1   Les articles qui s’intéressent de plus près à la figure de l’abbé comme seigneur foncier et administrateur n’ont pas pris en compte l’aspect lexical de la construction d’un modèle monastique de bonne administration : cf. F. Schwind, Zu karolingerzeitlichen Klöstern als Wirtschaftorganismen und Stätten handwerklicher Tätigkeit, dans Institutionen, Kultur und Gesellschaft im Mittelalter. Festschrift für Josef Fleckenstein, Sigmaringen, 1984, p. 101-123  ; D. Hägermann, Der Abt als Grundherr. Kloster und Wirtschaft im frühen Mittelalter, dans F. Prinz (éd.), Herrschaft und Kirche. Beiträge zur Entstehung und Wirkungweiseepiskopaler und monastischer Organisationformen, Stuttgart, 1988, (M.G.M., 33), p. 345-385 ; F. J. Felten, Herrschaft des Abtes, dans Herrschaft und Kirche … cité, p. 147-296 ; J. Heuclin, Les abbés des monastères neustriens 650-850, dans H. Atsma (éd.), La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850. Colloque historique international, I, Sigmaringen, 1989, p. 321-340 ; J.-P. Devroey, Ad utilitatem monasterii. Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc, dans Revue Bénédictine, 103, 1993, p. 224-240. 2   Voir entre autres : La Règle du Maître, éd. A. de Vogüé, 3 vol., Paris, 1964-1965, (Sources Chrétiennes, 105-107), vol. 1, p. 221-233 (désormais RM) ; Id., Scholies sur la Règle du Maître, dans Revue d’Ascétique et de Mystique, 44, 1968, p. 121-160 et p. 261-292 ; p. 151-157 ; Id., Saint Benoît en son temps. Règles italiennes et règles provençales au VIe siècle, dans Regulae Benedicti Studia, 1, 1972, p. 169-193. La RB, fille de la RM, a été composée comme elle en milieu *



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Nous essayerons ainsi de donner un premier aperçu de l’apport de l’analyse lexicale de la norme monastique à la connaissance du monachisme, de ses méthodes d’administration des biens et d’organisation des échanges avec le monde, ainsi que de leur rôle dans la construction d’un rapport aux richesses temporelles propre à la société de l’Occident médiéval jusqu’au IXe siècle. Cet objectif impose, on le voit, de se positionner à l’intérieur du débat historiographique concernant l’existence et l’interprétation d’une rationalité économique médiévale et posant le problème de l’économie même comme objet d’étude pour ce segment de l’histoire du Moyen Âge. 1. Rationalité et éthique économique : une discussion ouverte. Il y a une vingtaine d’années déjà, dans un article sur la dynamique des échanges de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Jean-Pierre Devroey lançait l’idée d’une « rationalité économique » qui présiderait le domaine de la gestion des propriétés monastiques carolingiennes3. Cette idée, plusieurs fois répétée dans ses travaux4, se retrouve encore dans le chapitre conclusif de son dernier ouvrage, au cœur d’une réflexion sur les problèmes posés à la pratique historienne par les idées « qui relèvent directement ou indirectement des théories du Grand Partage et des présupposés de toutes sortes qui découlent de l’ethnocentrisme »5. Sans entrer ici dans le détail du débat passionnant entre « modernistes » et « primitivistes », rapporté brièvement, mais efficacement par J.-P. Devroey6, nous remarquons que l’auteur romain vers la moitié du VIe siècle, cf. La Règle de Benoît, éd. A. de Vogüé, 5 vol., Paris, 197277, (Sources Chrétiennes, 181-186), vol. 1, p. 181 (désormais RB). Smaragde de SaintMihiel, Expositio in Regulam Sancti Benedicti, éd. A. Spannagel et P. Engelbert, Siegburg, 1974 (Corpus consuetudinum monasticarum, 8). 3   J.-P. Devroey, Un monastère dans l’économie d’échanges : les services de transport à l’abbaye SaintGermain-des-Prés au IXe siècle, dans Annales. Économie, Sociétés, Civilisations, 3, 1984, p. 570589. 4   Voir les articles réédités dans : Id., Études sur les grand domaine carolingien, Londres, 1993; Id., Ad utilitatem monasterii … cité n. 1. 5   Id., Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006, p. 591 : la théorie du Grand Partage est une allusion aux travaux de Karl Polanyi (cf. K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, 1983, 1re éd. anglaise 1946). Cf. aussi F. Weber, De l’anthropologie économique à l’ethnographie des transactions, dans L. Feller et C. Wickham (dir.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005, p. 29-48 (Collection de l’École Française de Rome, 350). 6   « La production historiographique sur ces thèmes depuis le XIXe siècle peut être assez simplement subdivisée en deux camps : ‘modernistes’ et ‘primitivistes’. Les premiers ont à leur programme l’étude d’une ‘préhistoire’ du capitalisme et de la pensée économique avant le XVIIIe siècle. Ils empruntent leurs outils, leurs catégories aux sciences de la moder-



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soutient une idée de rationalité qui doit beaucoup à l’influence de la sociologie historique de Max Weber, développée notamment dans ses écrits sur l’économie et le protestantisme et dans ses réflexions sur le monachisme7. Parallèlement aux questionnements posés par J.-P. Devroey sur la rationalité gestionnaire des monastères carolingiens, à partir surtout des années 1980 et du début des années 1990, d’autres recherches voient le jour en Italie, s’insérant dans la mouvance wébérienne, et portant en particulier sur l’éthique économique médiévale8. Elles intéressent plus spécifiquement le bas Moyen Âge, mais elles témoignent d’un besoin de renouvellement de toute l’approche contemporaine de ce que l’historiographie a souvent défini comme la « pensée économique » médiévale, à partir de ses prodromes remontant à l’époque patristique, jusqu’au franciscanisme et à la pensée scolastique9. Ces nouveaux travaux ont donné lieu à un débat historiographique parfois violent. D’un côté, les tenants d’une vision classique du développement de la pensée économique occidentale placent son véritable essor à l’époque de la Scolastique, préfigurant la néo-Scolas-

nité… Paradoxalement les ‘primitivistes’ adoptent la même vision dualiste de l’évolution historique en cherchant au contraire à vérifier dans le passé l’absence de motivations ou de moyens associés généralement au comportement rationnel de l’homo oeconomicus et à l’économie intégrée par un grand marché : choix rationnels, calculabilité et recherche du profit, etc. » (J.-P. Devroey, Puissants et misérables… cité n. 5, p. 588 et suiv.). Sur ces thèmes en lien avec l’idée de rationalité et pour un débat interdisciplinaire entre sciences sociales et économie voir : N. Coquery, F. Menant et F. Weber (dir.), Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, 2006, Introduction, p. 11-29. 7   Voir surtout M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 2000, 1re éd. allemande 1904 ; Id., Économie et société, 2 vol., Paris, 1971, trad. de l’édition allemande de 1956 ; Id., Sociologie des religions, Paris, 1996. 8   Témoignage de l’émergence d’un nouveau champ d’études les recueils d’articles : O. Capitani (dir.), L’etica economica medievale, Bologne, 1974 ; Id. (dir.), Una economia politica nel Medioevo, Bologne, 1987 ; ensuite, pour une approche désormais mûre, voir G. Todeschini, Quantum Valet ? Alle origini di un’economia della povertà, dans Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo, 98, 1992, p. 173-234; Id., Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994; Id., I vocabolari dell’analisi economica fra Alto e Basso Medioevo: dai lessici della disciplina monastica ai lessici antiusurari (X-XIII), dans Rivista Storica Italiana, anno CX, 3, 1998, p. 781-833 ; Id., Linguaggi teologici e linguaggi amministrativi : le logiche sacre del discorso economico fra VIII e X secolo, dans Quaderni Storici, anno CII, 3, 1999, p. 597-616 ; Id., I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002 ; Id., Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008 (éd. it. 2004). 9   Pour cette raison le livre de G. Todeschini, Il prezzo della salvezza…, cité n. 8, est conçu comme un ouvrage de débat historiographique très poussé (2e partie, p. 39-113) et comme un programme global de relecture des sources médiévales (3e partie, p. 117-228).



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tique et le mercantilisme des XVIe-XVIIe siècles10, pour aboutir à la naissance du capitalisme. De l’autre, on a fait valoir l’impossibilité de considérer l’existence et l’émergence d’une sphère économique indépendante avant la révolution industrielle, en mettant en garde contre l’anachronisme d’une démarche se donnant pour objectif les origines de la modernité11. En accord avec ce constat méthodologique, des auteurs comme Giacomo Todeschini refusent de restituer les minces traces d’une hypothétique théorisation médiévale du champ de l’économique12, mais ils s’opposent en même temps à l’idée que le Moyen Âge serait une époque d’incapacité structurelle à penser et à parler des échanges matériels et de l’organisation des rapports sociaux, sinon d’agir économiquement, sous prétexte que le seul moteur de la décision et du choix économique serait le « sens commun », un bon sens «  manifestement pré-scientifique  »13. L’attention de ces nouvelles recherches, focalisées essentiellement sur les XIe-XVIe siècles, se concentre donc sur la construction par les élites ecclésiastiques de lexiques éthico-économiques14. Ces langages, qui se forment dans les cadres théologiques et normatifs propres à la littérature épiscopale et monastique des sermons, des traités théologiques et des canons conciliaires, déterminent la construction historiquement datée d’une rationalité économique médiévale ainsi que d’une pensée et d’une pratique politique. Ce processus se fonde évidemment sur la culture biblique et patristique des clercs réformateurs et des scolastiques. En souhaitant ainsi se dégager du cadre étroit et sans issue d’une polémique entre « modernistes » et « primitivistes », l’exigence principale est de réfléchir librement au rôle de l’institution ecclésiale dans la construction active de la société par le biais du monopole du pouvoir consacré et de l’activité intellectuelle. Pour la tradition historiographique, la pensée ecclésiastique serait en éternel retard sur le 10   Voir par exemple, entre autres, les positions de J. Schumpeter, History of Economic Analysis, New-York, 1954 et R. De Roover, La pensée économique des Scolastiques, Montréal-Paris, 1971, critiquées par G. Todeschini, Il prezzo della salvezza, cité n. 8, p. 69-100. 11   Cf. les travaux d’Alain Guerreau et notamment : A. Guerreau, « Avant le marché, les marchés : en Europe, XIIIe-XVIIIe siècle », dans Annales. Histoire, Sciences sociales, 2001/6, p. 1129-1175. 12   Voir p. ex. l’introduction de G. Todeschini, Richesse franciscaine… cité n. 8. 13   Les citations sont tirées de J.-P. Devroey, Puissants et misérables… cité n. 5, p. 589, où il reprend les termes employés par Moses Finley dans sa critique de l’économie antique (Id., L’économie antique, Paris, 1975, p. 18) à la suite des travaux de G. Mickwitz, Economic Rationalism in Greco-roman Agriculture, dans The English Historical Review, 52, 1937, p. 577-589 et J. Schumpeter, History of Economic Analysis, cité n. 8, p. 9 et 54. 14   Ce terme a été proposé par G. Todeschini, Il prezzo della salvezza… cité n. 8.



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développement de la société laïque, et, surtout à la fin du Moyen Âge, l’Église tenterait de combler le fossé creusé entre morale chrétienne et économie par la pratique des acteurs majeurs de la vie économique15. Ces positions rejoignent, on le voit, l’idée d’un développement de l’économie moderne lié à l’émergence d’une sphère économique indépendante du contrôle extérieur de l’Église. Elles sont désormais fortement déstabilisées par toute une série d’études montrant, dès l’époque patristique, la construction d’un véritable arsenal linguistique chrétien capable de définir, à partir d’une perspective théologiconormative, des outils de réflexion sur la réalité non seulement économique, mais aussi sociale et politique, et éclairant mieux le rôle de l’Église dans l’organisation de pratiques et de la société16. Il s’agit d’une terminologie conceptuelle qui pourvoit des catégories d’analyse qui ne sont pas le produit d’une théorie de l’économie encore anachronique, mais d’une théorie eschatologique des rapports entre comportements terrestres et salut éternel. Depuis l’époque patristique, le problème étant d’accorder les conduites du fidèle dans le siècle à leurs conséquences dans l’au-delà, l’activité économique est devenue naturellement l’un des domaines privilégiés de réflexion sur le salut et la damnation de l’homme. Cette réflexion s’est nourrie du langage même des échanges, de l’administration, du prêt, du lucre, de la richesse, à travers un système métaphorique de dénotation qui relie constamment les comportements et les démarches terrestres à leurs conséquences individuelles et collectives. Il s’agit donc de concepts et de critères normatifs qui ne doivent surtout pas être vus comme des précurseurs en germe des réalités modernes, comme des tâtonnements primitifs et imparfaits, mais plutôt comme des présupposés nécessaires qui, en se transformant sur la longue durée, ont façonné notre mentalité occidentale. Le vieux débat sur les « origines du capitalisme  » se trouve ainsi quelque peu désamorcé par une approche qui découvre, au sein même du christianisme médiéval, les

15   Cf. entre autres J. Le Goff, La bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, 1986, p. 41 passim, où la reconstitution du débat médiéval sur l’usure oppose la réalité économique au système conceptuel chrétien dans un conflit structurel entre les interdits ecclésiastiques – définis en tant que « obstacle théologique » – et le développement économique laïc du bas Moyen Âge. 16   Outre les travaux de G. Todeschini, on peut citer : G. Ceccarelli, Il gioco e il peccato, Economia e rischio nel tardo Medioevo, Bologne, 2003; V. Toneatto, P. Cernič et S. Paulitti, Economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, CISAM, Spolète-Florence, 2004 ; P. Evangelisti, I francescani e la costruzione di uno Stato. Linguaggi politici, valori identitari, progetti di governo in area catalano-aragonese, Padoue, 2006.



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mécanismes lexicaux de définition d’une éthique économique nouvelle, dont les parcours de construction se révèlent fluides, mobiles et non linéaires. Il ne s’agit donc pas de retrouver les racines de notre économie moderne, mais de mettre en lumière l’existence d’une façon propre à la société médiévale de penser les échanges matériels à travers le lien qu’elle établissait entre l’ici-bas et l’au-delà. Pour le bas Moyen Âge, on l’a évoqué, les médiévistes disposent déjà de solides dossiers de travail sur l’éthique économique, notamment franciscaine17, tandis que pour le haut Moyen Âge nous sommes encore dans une phase de questionnement, où le « discours économique » semble lentement trouver son autonomie en tant qu’objet d’étude18. Cela permettrait justement de le mettre au jour et de le réinsérer dans la société qui l’a produit, dans la tentative de surmonter l’opposition entre discours et pratique, et plus spécifiquement entre « discours religieux » et « pratique économique » considérés traditionnellement comme incompatibles et systématiquement opposés. En effet, la conviction contemporaine que la rationalité économique est trop intimement liée à l’idée de profit et ne peut exister que dans un système moderne de marché a empêché d’approfondir les thèses de Jean-Pierre Devroey sur l’organisation des échanges au sein du monachisme carolingien et sur la figure de l’abbé comme « acteur rationnel »19. L’opposition généralement admise entre sociétés capables de produire une rationalité économique, coïncidant avec la création d’un marché de type moderne, et systèmes sociaux pré-capitalistes où l’imbrication des sphères spirituelle et matérielle ne permet pas l’existence autonome d’un espace proprement économique20 devrait laisser la place à des questionnements nouveaux pour le haut Moyen Âge, qui puissent dégager la notion de « rationalité » de l’idée

17   Voir maintenant en français : G. Todeschini, Richesse franciscaine… cité n. 8, mais les ouvrages fondamentaux restent pour le moment accessibles seulement en italien. 18   À propos de l’historiographie sur le haut Moyen-Âge, Dominique Iogna Prat a justement mis en avant une lacune dans la réflexion sur les « nouvelles formulations économico-théologiques chrétiennes », lorsqu’il affirme que leur histoire reste à faire. Voir dans ce même volume : D. Iogna Prat, Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas. Les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail). 19   J.-P. Devroey, Puissants et misérables… cité n. 5, p. 605. Dans ce livre la question de la rationalité économique est encore une fois laissée à l’état de desiderata, de projet de travail. Le chapitre des conclusions dédié à des nouveaux chantiers d’études termine ainsi : « Cette histoire des réalités culturelles du Haut Moyen-Âge reste à écrire. Il me semble bon que ce livre s’achève sur une page vierge… », p. 611. 20   Cf. K. Polanyi, La grande transformation…, critiqué par F. Weber, De l’anthropologie économique à l’ethnographie… cités n. 5.



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de « modernité » pour renouer avec sa spécificité médiévale. Notamment, une réflexion s’impose, concernant le rôle des élites ecclésiastiques dans l’élaboration – par le biais de vocabulaires de la gestion consacrée – de mécanismes rationnels propres à la société médiévale, régissant les systèmes de relations et d’échanges de type politique, social et économique qui n’appartiennent qu’à cette société. Par ailleurs, les positions historiographiques proches de la pensée sociale catholique du XIXe siècle – ou indirectement influencées par elle ensuite – posent d’autres problèmes. La tendance inhérente à ce courant a été de réduire toujours le « discours économique » des élites ecclésiastiques à un volet de leur action charitable ou à leur censure des comportements moralement incompatibles avec le message évangélique. Les thèmes de l’usure ou de l’avarice entre autres, et même de l’aumône, se sont ainsi trouvés enfermés sans appel dans un circuit de valeurs exclusivement spirituelles et religieuses qui se soustraient à toute problématisation culturelle et historique ultérieure. À ce sujet, il faut rappeler, par exemple, que la tendance majeure de la vaste bibliographie sur la richesse et la pauvreté dans la patristique – qui se développe à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle21 – a été de favoriser l’opposition entre les domaines de l’économie et de la morale chrétienne, en recherchant dans les écrits des Pères des théories et des doctrines à contenu social concernant notamment le droit de propriété, l’usage et la juste redistribution des richesses, la condamnation morale de l’usure, l’organisation de l’aide aux pauvres. Ce qui, dans le climat politique contemporain, avait pour effet immédiat de justifier une intervention morale extérieure dans la sphère socio-économique ; intervention concevable uniquement dans une société qui pense justement l’économie et le marché comme autonomes et indépendants de la sphère religieuse. Placées au cœur de cette historiographie, la charité et la morale sont, on le sait, deux des piliers de la doctrine sociale que l’Église a opposée au libéralisme et au socialisme, et qui trouve son expression la plus précise avec l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum en 189122. Ces tendances historiographiques ont ensuite influencé aussi les recherches des médiévistes qui 21   On peut remarquer l’émergence d’un nouveau thème historiographique dans l’œuvre de Franz de Champagny, La charité chrétienne aux premiers temps de l’Église, Paris, 1854. 22   Rerum Novarum définit pour la première fois la doctrine sociale de l’Église en réaction au développement des idéologies libérale et socialiste. Voir en dernier lieu : Rerum Novarum. Écriture, contenu et réception d’une encyclique. Actes du colloque international organisé par l’École Française de Rome et le Greco n°2 du CNRS, Rome, 1991, Rome, 1997 (Collection de l’École Française de Rome, 232).



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se sont fondés sur la bibliographie patristique disponible23. Le problème est que, par cette démarche, on en est malheureusement arrivé à attribuer aux évêques du IVe et du Ve siècle des positions nettement plus proches du climat idéologique d’affrontement entre positions catholiques, libéralisme et socialisme, typique du XIXe et du début du XXe siècle, plutôt que de la réalité socio-économique et culturelle de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge24. De ce point de vue, même dans le domaine de l’analyse sémantique du vocabulaire chrétien, on remarque une certaine difficulté à se détacher des interprétations qui reflètent une pensée sociale et économique et une sensibilité culturelle propres au monde contemporain25. Toutefois, si l’on modifie notre regard sur les sources, en cherchant moins à reconstruire la pensée « sociale » et économique de tel ou tel auteur, qu’à interroger globalement les textes sur leurs modalités spécifiques de parler de la propriété, de l’administration et de la circulation des biens, alors la littérature patristique apparaît sous les traits d’un véritable laboratoire textuel. Elle fonctionne comme une sorte d’atelier sémantique qui élabore un langage apte à analyser le réel, à décrire et à qualifier les faits et les comportements économiques, dans une perspective double, tant humaine qu’eschatologique26. À partir des premiers siècles du christianisme, les élites ecclésiastiques gréco-latines développent un langage métaphorique fondé sur l’idée d’administration, pour décrire les relations entre les personnes de la Trinité et entre les hommes et Dieu27. En particulier, le domaine de l’oikonomia (dispensatio) est l’un des réservoirs d’où les Évangiles et les Épîtres de Paul puisent déjà leurs images pour parler de la divinité et de l’organisation de l’Église28. Ces lexiques, qui conjuguent un discours sur Dieu et son gouvernement céleste et un discours sur la   Cf. par exemple la synthèse de M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Bruxelles, 2006 (1re éd. 1978), p. 25-35. 24   Il faut rappeler notamment le problème absurdement anachronique d’un conflit entre respect de la propriété privée et communisme des biens chez les Pères de l’Église, qui a pourtant fait couler beaucoup d’encre. 25   Voir par exemple H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, 1948. 26   Pour une bibliographie et une première discussion sur ces thèmes je me permets de renvoyer à : V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza nella testualità omiletica e monastica dal III al IV secolo, dans V. Toneatto, P. Cernič et S. Paulitti, Economia monastica … cité n. 16. 27   G. Agamben, Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2, Paris, 2008 (éd. it. 2007). 28   Ibid. ; U. Meyer, Soziales Handeln im Zeichen des Hauses. Zur Ökonomik in der Spätantike und im frühen Mittelalter, Göttingen, 1998; cf. aussi dans ce volume D. Iogna Prat, Préparer l’audelà, gérer l’ici-bas… 23



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bonne administration terrestre, se développent entre le IVe et le VIe siècle à travers l’emploi de nouvelles métaphores. Dans la riche production homilétique des Pères de l’Église grecs et latins, nous constatons en effet la récurrence précise d’un lexique conceptuel constamment en tension entre une définition du comportement chrétien correct d’un point de vue économique et la description de la dialectique de la rédemption en termes de métaphore économique29. Les Pères tendent de plus en plus à exploiter le langage issu du monde économique et commercial gréco-romain pour connoter de nouveaux domaines sémantiques propres au christianisme, concernant en particulier la réalisation du salut30. Par exemple, dans le cas du traité De paenitentia étudié par Paola Radici-Colace, Tertullien emploie une métaphore commerciale où l’échange qui s’établit entre l’homme pécheur et Dieu se fait sur la base de rôles économiques précis : Dieu vend sa marchandise (merces), le pardon, au pénitent qui l’achète grâce au paiement du pretium de sa pénitence31. L’argent de la pénitence (nummus) sera soumis à un examen de la part du vendeur divin, à une examinatio censée vérifier son authenticité et son cours légal32. À travers la métaphore éthico-économique de l’évaluation de la monnaie (probatio) et de l’accord commercial entre acheteur et vendeur, dont le succès dans la patristique est justement inauguré par Tertullien, se trouvent décrites et définies les dynamiques de l’échange eschatologique entre ciel et terre. Plus particulièrement, dans le contexte de l’écriture du De paenitentia, on rend plus accessible aux fidèles le problème non encore bien défini du repentir et de la pénitence. Cette façon métaphorique de s’exprimer sert, on le voit, un double objectif : d’un côté les élites ecclésiastiques se servent du vocabulaire quotidien des échanges sociaux et économiques pour expliquer les difficultés théologiques du christianisme ; de l’autre côté, elles rendent objet de langage et conceptualisent la sphère des rapports éco  G. Todeschini, Quantum Valet ?... cité n. 8, p. 186-187.   Pour le renouvellement du latin opéré par la littérature chrétienne et pour l’apparition de termes caractérisés par une polyvalence sémantique concernant des contextes opposés tels que le quotidien empirique et le sacré, le transcendent, le métaphysique, voir : C. Mohrmann, Le latin, langue de la chrétienté occidentale, dans Études sur le latin des chrétiens, I, Rome, 1958-1961, p. 51-81. 31   Tertull., De paenitentia, VI, 5, éd. J. W. P. Borleffs, CSEL 76, 4, p. 153. 32   Ibid. ; P. Radici Colace, Moneta, linguaggio e pensiero nei Padri della Chiesa fra tradizione pagana e esegesi biblica, dans Koinonia, 14, 1990, p. 47-64. D’autres exemples de métaphores monétaires et usuraires sont étudiés dans : V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza … cité n. 26; voir maintenant: V. Toneatto, Banquiers du Seigneur... cité n. 29 30



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nomiques, tout en décrivant les comportements qui peuvent assurer le salut au fidèle33. Les rapports entre le ciel et la terre deviennent ainsi assimilables aux relations d’ordre économique et peuvent être expliqués et affrontés grâce aux mêmes règles qui régissent les échanges marchands, les contrats, mais aussi les prêts à intérêt et l’usure ; inversement, l’application d’un tel langage à la sphère du sacré permet de dresser un modèle de comportement économique parfaitement chrétien, correspondant à une éthique de corps fondatrice des liens communautaires. 2. Langages éthico-économiques du monachisme occidental : quelques éléments de construction d’une rationalité monastique. La période patristique transmet aux siècles suivants un patrimoine terminologique et métaphorique dont l’influence est perceptible sur une très longue durée. Notamment, à partir du Ve-VIe siècle, dans le milieu gaulois et italien producteur de règles monastiques, ce patrimoine lexical et conceptuel s’enrichit de résonances et d’applications nouvelles, concernant le gouvernement de la communauté monastique et l’administration du monastère34. Le monde monastique occidental hérite, en effet, de la tradition lexicale patristique à travers des figures d’intermédiaires tels que Jean Cassien, Jérôme et Rufin d’Aquilée, et à travers l’influence directe ou indirecte de la législation égyptienne de Pacôme, des écrits ascétiques et normatifs de l’évêque et moine cappadocien Basile de Césarée, et des deux Règles augustiniennes, l’Ordo monasterii et le Praeceptum. Adalbert de Vogüé, qui a étudié les relations de filiation et de dépendance entre les diverses générations de règles occidentales, fait idéalement commencer cette production normative monastique avec la traduction du petit Ascéticon de Basile par Rufin en 397 (appelé depuis Regula Basilii)35. Elle se poursuit sur près de trois siècles, du Ve au VIIe, avec la rédaction de nombreuses règles qui se concentrent pour la plupart en Italie centrale et méridionale, dans les régions de   G. Todeschini, Quantum Valet ?... cité n. 8, p. 186-187.   Cf. V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza … cité n. 26 ; Id., Diligenter et fideliter. Linguaggi monastici della razionalità economica tra Oriente e Occidente (IV-VI sec.), dans A. De Vincentiis et M. Miglio (dir.), Il moderno nel Medioevo. Seminari dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo 2005/2006, Rome, (Nuovi Studi Storici dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo) à paraître. 35   Pour un aperçu d’ensemble voir : A. de Vogüé, Les Règles monastiques anciennes (400-700), Turnhout, 1985 (Typologies de sources du Moyen Age occidental, 46). 33 34



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Rome et Naples, en Gaule méridionale, dans les centres de Lérins, Arles et Uzès, en Espagne wisigothique, à Séville et Compludo, et dans les centres monastiques de tradition irlandaise comme Luxeuil et Bobbio. Cette tradition très complexe conflue au IXe siècle dans le bassin de la réforme monastique carolingienne pour être ensuite transmise et diffusée aux siècles suivants. Comme le rappelle A. Mundò, outre les attestations du rayonnement des règles présentes dans les Vies de saints et dans les chartes de fondation, les plus importants moyens de transmission sont constitués par les codices regularum, issus des corpora regularum souvent composés de textes circulant dans une même région, à partir des Ve-VIIe siècles, dans plusieurs monastères soucieux de conserver l’ancienne législation en tant que tradition vivante des « Saints Pères »36. L’exemple le plus connu de ce type de corpus – et le plus extensif car il est pensé comme un recueil exhaustif de toute la tradition antérieure – a été rassemblé par Benoît d’Aniane (le Codex regularum) et a servi de base à la composition de son œuvre majeure, la Concordia regularum probablement réalisée au monastère d’Inden vers 818-82037. À son tour la Concordia a servi de source aux commentateurs carolingiens de la Règle de Benoît, notamment Smaragde abbé de Saint-Mihiel, dont l’Expositio in Regulam Sancti Benedicti38 a été l’une des voies privilégiées par laquelle les textes des anciennes règles ont pénétré dans la littérature postérieure39. 2. 1. Le lexique de l’extimatio. « Quand un métier quelconque aura un objet fabriqué en excédent par rapport aux besoins du monastère […] après avoir enquêté sur le prix auquel les séculiers peuvent le vendre, on le vendra toujours pour une somme inférieure de monnaies et à un prix plus bas, afin que l’on sache que, dans ce domaine, les spirituels s’écartent des séculiers par leur manière d’agir. Ils ne cherchent pas, en effet, un gain qui dépasse la justice par des négociations qui sont ennemies de l’âme, mais même, ils consentent par amour du prochain à recevoir un prix inférieur à cette justice. Ainsi, l’on ne peut croire que c’est par cupidité et par avarice qu’ils exer-

36   A. Mundò, I Corpora e i Codices regularum nella tradizione codicologica delle regole monastiche, dans Atti del VII Congresso Internaz. di Studi sull’Alto Medioevo, Spolète, 1982, p. 477-520 ; p. 519. Il utilise, en y apportant des modifications, les conclusions de M.-E. Bouillet, Le vrai Codex regularum de saint Benoît d’Aniane, dans Revue Bénédictine, 75, 1965, p. 345-49. 37   Cf. Benoît d’Aniane, Concordia Regularum, éd. P. Bonnerue, Turnhout, 1999 [CCCM, 168-168/A], Introduction, p. 49-53. 38   Smaragde de Saint-Mihiel, Expositio in Reg. … éd. cit. n. 2. 39   Cf. A. de Vogüé, Les Règles monastiques anciennes … cité n. 35, p. 40.



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valentina toneatto cent leurs métiers, mais pour qu’une main qui doit se sustenter dignement à ses dépens, ne puisse rester oisive […] Le prix une fois reçu, les artisans doivent le remettre fidèlement à l’abbé. Cette réduction sur le prix doit être fixée aux artisans par une estimation de l’abbé […] »40.

Dans ce passage du chapitre 85 de la Règle, le Maître affronte le problème de la vente des objets fabriqués dans la communauté. Lorsque le monastère se trouve en situation de surproduction, tout ce qui constitue un surplus pour ses besoins (superuacuum usibus monasterii abundauerit) peut être légitimement vendu à l’extérieur, selon certaines modalités. L’abbé fixe les prix des biens à vendre par rapport à ceux qui sont pratiqués par les laïques à l’extérieur du monastère, en vue de rabattre un peu la somme demandée (interrogata qualitate pretii, quanti a saecularibus distrahi potest, a tanto infra numero nummorum et minori semper distrahatur pretio). L’abbé est tenu ainsi d’enquêter soigneusement sur les prix en cours sur le marché local. À ce sujet, les expressions interrogatio qualitate pretii et extimatio abbatis sont des indications de sa capacité d’appréciation des contingences économiques. En particulier, en milieu monastique, la notion d’évaluation, d’estimation, repose sur une tradition remontant à Basile de Césarée41 et à Jean Cassien, dont l’œuvre a beaucoup influencé entre autres les textes normatifs du Maître et de Benoît42. Basile et Cassien ont contribué, en effet, à la fondation du lexique monastique de la mise en examen, de l’évaluation tant des situations externes que des mouvements de

40   RM 85, 1-9 : Cum unaquaeque ars aliquod perfectum superuacuum usibus monasterii […] abundauerit, interrogata qualitate pretii, quanti a saecularibus distrahi potest, a tanto infra numero nummorum et minori semper distrahatur pretio, ut agnoscatur in hac parte spiritales a saecularibus actorum distantia separari, cum non negotii causa, quae inimica est animae, lucrum supra iustitiam quaerant, sed etiam ab ipsa iustitia minus accipiendi praetii humanitate consentiant, ut non propter cupiditatem et auaritiam artes operari credantur, sed ne otio possit pascenda dignis sumptibus manus uacare […]. Praetium uero acceptum abbati debere ab ipsis artificibus fideliter consignari. Quam deminutionem praetii extimatione abbatis artificibus debet constitui […]. Sur ce passage de la RM voir aussi : G. Todeschini, I mercanti e il tempio … cité n. 8, p. 37-39. 41   Cf. par exemple Basile de Césarée, Basile de Césarée, Règles Morales, dans Patrologie Grecque 31, col. 700-869, XXVIII, col. 748 ; LXXII, col. 847. 42   A. de Vogüé a bien montré les jeux des dépendances et des influences entre les législations de la première génération (Basile, Pacôme et Augustin) et les règles du Maître et de Benoît (cf. à ce sujet surtout les introductions aux éditions citées n. 2). En particulier, l’influence de Cassien, qui transmet en Occident le patrimoine culturel du monachisme d’Égypte, Mésopotamie et Palestine, est bien perceptible dans certains aspects doctrinaux et d’organisation pratique de la vie : cf. A. de Vogüé, Saint Benoît en son temps … cité n. 2, p. 184-185 et les introductions aux éditions de RM et RB.



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l’âme et des pensées (dokimasia/probatio)43. Ce vocabulaire est véhiculé, notamment dans les Conférences de Cassien, par une importante métaphore qui utilise l’image de l’évaluation de l’authenticité de la monnaie, dont on a pu reconnaître la présence dans le De Paenitentia de Tertullien, où la pénitence était comparée à cette monnaie de bon aloi éprouvée par Dieu. Dans l’usage qu’en fait Cassien, le moine est comparé à un changeur habile et éprouvé (probabilis trapezita)44 qui doit bien évaluer la monnaie de ses pensées, pour vérifier qu’elle soit de bon aloi, provenant de Dieu et non du diable45. Dans ce dessein, les qualités de discernement (discretio) et de peritia propres au changeur-banquier lui sont nécessaires. Cassien établit ainsi un rapprochement intéressant entre les capacités professionnelles du manieur d’argent et le « professionnalisme » monastique dans l’analyse des réalités à la fois spirituelles et concrètes qui se présentent au moine engagé dans la voie de la perfection. Dans la Conlatio II, pour définir la discretio, il se fonde sur une autre métaphore éthico-économique qui compare l’enrichissement de l’âme à l’accumulation de tout bien précieux et utile dans les celliers de la maison qui est administrée avec sagesse et intelligence46. À sa suite, des législateurs monastiques tels que Césaire d’Arles, Benoît, Isidore de Séville ou encore Fructueux de Braga, considèrent la discretio comme la qualité typique des dirigeants du monastère47. Grâce à elle, le moine le plus expérimenté et accompli (probatus/probabilis), celui qui a été jugé digne de remplir la charge abbatiale, sera capable de scruter les pensées de ses moines et de les éduquer à éviter les ruses du Malin, et il sera en même temps le plus apte à juger des affaires économiques de la communauté, en discernant toujours ce qui est profitable à la bonne marche de l’institution de ce qui peut lui nuire.

  Pour un commentaire des passages de Basile et Cassien voir : V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza … cité n. 26, p. 63-66 et p. 70-75. 44   Il s’agit d’un renvoi à l’agraphon « estote probabiles trapezites », dans Agrapha. Aussercanonische Schriftfragmente, éd. A. Resch, Leipzig, 1906, p. 112-128 ; cf. R. Bogaert, Changeur et banquiers chez les Pères de l’Église, dans Ancient Society, 4, 1973, p. 239-270. 45   Jean Cassien, Conférences I-VII, éd. E. Pichery, Paris, 1955 (Sources Chrétiennes, 42), I, 20, p. 101-105 (désormais Conf.). 46   Conf. II, 4, p. 115 : In hac (scil. discretione) sapientia, in hac intellectus sensusque consistit, sine quibus nec interior nostra aedificari domus nec spiritales poterunt divitiae congregari secundum illud « cum sapientia aedificatur domus, et cum intellectu iterum erigitur: cum sensu implentur cellaria omnibus divitiis pretiosis et bonis » (Prov. 24, 3-4). Cf. V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza … cité n. 26, p. 70-75 ; Id., Diligenter et fideliter… cité n. 34. 47   Cf. Césaire d’Arles, Regula ad Virgines, 27 ; RB, 64, 17-19 ; Regula Isidori, 12 ; Regula Fructuosi, 19 etc. 43



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Dans la RM, le rapport entre le tarif des séculiers et le tarif des moines fixé par l’abbé ne saurait être établi qu’au moyen d’une évaluation juste et constante des contingences économiques, une extimatio qui renvoie donc aux qualités de l’administrateur accompli. Cette appréciation semble nécessaire pour garantir des échanges fructueux entre le monastère et le monde extérieur, ainsi qu’un profit pour l’institution (lucrum). Cependant, le Maître précise que ce profit tiré de la vente des superuacua doit rentrer dans un certain cadre défini par le terme iustitia : cum non negotii causa, quae inimica est animae, lucrum supra iustitiam quaerant, sed etiam ab ipsa iustitia minus accipiendi praetii humanitate consentiant.

Il nous faut donc essayer de comprendre ce que le mot iustitia signifie dans ce contexte. Le Maître affirme que l’on peut demander un prix inférieur ab ipsa iustitia : la construction de la phrase nous suggère donc qu’il ne s’agit pas d’un concept moral abstrait qui renverrait à une idée de justice sociale, mais plutôt d’une valeur concrète que seul l’abbé est capable de définir. Il s’agit néanmoins d’une valeur très ambiguë, dans la mesure où rien ne laisse imaginer à quoi elle pourrait être équivalente. Toutefois, tout le passage est centré sur la capacité de l’abbé à bien évaluer les contingences internes et externes à la communauté, qui amènent à la vente des biens superflus non nécessaires à la communauté. Et cet impératif de vendre les biens qui sont restés une fois les besoins satisfaits est associé par le Maître au refus de marchander et de négocier les prix indiqué par l’expression negotii causa, quae inimica est animae. La iustitia pourrait donc se référer non pas à une quantité monétaire établie sur des bases qui restent insaisissables, mais à la balance entre les nécessités économiques du monastère et ses gains. L’abbé doit évaluer les prix de vente selon iustitia, c’est-à-dire, dans ce contexte, grâce à une bonne connaissance de la conjoncture économique locale et selon une estimation des besoins réels du monastère. C’est donc à partir de cette juste évaluation des besoins internes et des conditionnements externes que les prix sont fixés un peu plus bas par rapport à ceux des laïcs, pour éviter des profits qui amèneraient à une thésaurisation visible de la richesse. Cela signifie que le monastère ne cherche pas à obtenir un gain absolu, mais relatif, qui ne doit pas dépasser ses besoins. L’abbé décide, le moment venu, d’une mise en circulation des biens surabondants, qui ne pourraient pas être utilisés ou consommés dans la communauté, en échange de profits garantis par les prix attirants, mais limités à la satisfaction d’autres exigences de la communauté, selon



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une éthique de l’utilitas et de la necessitas que nous voyons à l’œuvre dans un bon nombre de textes normatifs monastiques48. Le profit de la vente n’est donc pas prohibé ou rejeté, il est converti, finalisé par sa mise en circulation pour les besoins des moines, ce qui permet d’éviter sa thésaurisation. L’évaluation d’un prix « juste » est donc une pratique qui ne sous-entend pas une morale sociale philanthropique, mais relève plutôt du domaine de l’administration intelligente et avisée du patrimoine monastique. 2. 2. L’opposition entre spiritales et saeculares et ses liens avec la notion d’ avaritia. À travers cette définition de la fonction évaluatrice de l’abbé, il est possible de vérifier comment ses qualités d’administrateur jouent un rôle fondamental au moment précis où il est question de réglementer les échanges entre le monastère et le monde. Notamment, sa capacité d’évaluation des circonstances économiques mobilisée en vue de la fixation d’un prix convenable est considérée comme fondamentale pour créer une différence dans les comportements et préserver ainsi une nette séparation entre spiritales et saeculares (ut agnoscatur in hac parte spiritales a saecularibus actorum distantia separari). À côté des qualités administratives de l’abbé, ce deuxième thème traverse tout le chapitre 85 de la Regula Magistri. Au delà de ce constat, il est donc légitime de se demander ce que révèle cette opposition apparemment banale entre deux mondes, celui des spiritales et celui des saeculares. Les fratres de la communauté monastique sont appelés habituellement spiritales par le Maître dans des contextes divers49. Par exemple, dans le chapitre 15 dédié aux mauvaises pensées, grâce à une citation de l’Épître aux Galates 6, 1 – uos qui spiritales estis – il définit les frères du monastère, qui doivent être à même de s’entraider face à la manifestation des tentations diaboliques50. Il nomme de la même manière les frères d’autres communautés, que l’on visite pendant un voyage, ou que l’on rencontre sur

  Cf. pour l’époque carolingienne, J.-P. Devroey, Ad utilitatem monasterii… cité n. 1.   A. de Vogüé a recensé toutes les occurrences du terme spiritalis dans la RM (cf. de Vogüé, RM, éd. cit. n. 2, vol. 1, p. 102-106) : mais la trace offerte par son commentaire, quoique très utile pour une première approche à la source, a été ici approfondie et son interprétation sensiblement modifiée. 50   RM 15, 21. 48 49



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la route51. Le terme est ainsi synonyme de moine vivant sous une règle et persévérant dans la vie commune, en opposition, par exemple, aux moines errants52, ces « gyrovagues » tant exécrés par le Maître dans la satire qui ouvre sa Regula53. Mais, dans la majorité des occurrences, le terme spiritalis est clairement employé pour définir les moines en opposition aux laïcs qui ne vivent pas sous la règle (laici, saeculares), en particulier dans des situations de proximité forcée, d’échange ou d’hospitalité réciproque, comme dans le cas de la vente au marché que nous venons de considérer. Un autre passage de la RM nous fait comprendre que le mot spiritales s’oppose à la désignation homines carnales qui identifie clairement, au début du chapitre 48, les séculiers externes au monastère auxquels, parfois, les moines ont recours pour des services et des aides matérielles54. Ce passage doit être rapproché d’un autre où le moine est sommé de ne pas se complaire de son vêtement et il est mis en garde contre une quelconque affirmation de sa volonté personnelle : ideo spiritalis homo Dei est non carnalis55. En cela encore, dans l’humilité comme dans l’absence de complaisance et de vaine gloire et dans l’obéissance, le moine spirituel se distingue du laïc charnel. Une indication utile à éclairer cette opposition lexicale se repère dans les écrits de Jean Cassien. Dans sa Conlatio IV, il s’appuie sur des citations de la Ire Épître aux Corinthiens56 qui affirment, en opposant l’esprit du monde à l’Esprit qui provient de Dieu, que la proximité aux choses divines propre à l’homo spiritalis découle d’une intelligence spirituelle de la foi dont est exclu l’homo animalis qui, au contraire, ne

51   RM 57, 20-23 : […] quoscumque fratres spiritales positos uisitent […] ; à rapprocher de RM 71, 1 : Cum uero introierint fratres in monasteriis aut in uia fratribus spiritalibus occurrerint […]. 52   Cf. RM 78, 12-14 : […] peregrinos, qui per inertiam miseriae nusquam fixi stando, laborantium debitos panes sub praetexto religionis uisitando monasteria diuorant otiosi. 53   RM 1, 13-74. 54   RM 48, 1-2 : Si hominibus carnalibus nisi cum humilitate non fit praecatio, cum beneficia eos aliqua temporalia postulamus, quanto magis conuenit, ut pro peccatis nostris uel facinoribus omni, qua possumus, Christum praece rogemus. 55   RM 81, 20. 56   Conf. IV, 19, p. 182 : Secundum definitionem scripturae tres sunt animarum status, primus carnalis, secundus animalis, tertius spiritalis. Quos in apostolo ita legimus designari. Nam de carnalibus dicitur : « lac uobis potum dedi, non escam : necdum enim poteratis. Sed nec adhuc quidem potestis : adhuc enim estis carnales » (I Cor. 3, 2), et iterum : « ubi enim est inter uos zelus et contentio, nonne carnales estis » (ibid. 3) ? De animali quoque taliter commemoratur : « animalis autem homo non percipit ea quae sunt spiritus dei : stultitia est enim illi » (I Cor. 2, 14). De spiritali uero : « spiritalis autem examinat omnia, ipse autem a nemine diiudicatur » (ibid. 15), et iterum : « uos qui spiritales estis, instruite eos qui eiusmodi sunt in spiritu lenitatis » (Gal 6, 1).



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discerne pas les choses de l’esprit57. Cassien affirme que le niveau carnalis d’existence, là où dominent les passions incontrôlées (zelus et contentio), la confusion aveugle des sens, est propre aux laïcs qui ne se sont pas engagés dans la vie monastique. L’homme carnalis … id est saecularis uel gentilis, précise Cassien, peut s’engager sur la voie du perfectionnement seulement en s’affiliant à une communauté monastique58. Dans la conception du moine marseillais, par le renoncement au monde, le moine cesse d’appartenir à l’état charnel : il s’est séparé des modes de vie mondains, de toutes ces habitudes qui entraînent une pollution certaine de l’âme, mais il n’est pas pour autant assuré de devenir un spirituel sur-le-champ. Il doit aspirer à cet état, en se forçant d’évoluer sans s’arrêter à une situation intermédiaire59, définie animalis selon les mots de Paul60. Celle-ci est jugée la pire qui soit car le moine s’est physiquement détaché du monde et de ses voluptés en entrant au monastère, mais il reste incapable de se conformer à la règle de la discipline qui consiste principalement dans l’abandon de sa volonté propre pour se plier à l’obéissance et à l’humilité dans le dépouillement des biens matériels. Surtout, il n’abandonne pas la volonté de posséder des richesses61, en continuant ainsi à affirmer une uoluntas personnelle que, pour sa part, le Maître définira clairement carnalis62. Dans ce passage, à travers l’idée que le moine « charnel » est incapable de se dépouiller de sa richesse antérieure, Cassien enchaîne   Cf. G. Todeschini, Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal Medioevo all’età moderna, Bologne, 2007. Comme le rappelle l’auteur, à travers l’idée que les individus qui fondent leur connaissance sur l’expérience physique ne peuvent pas comprendre ce qui appartient à la sphère divine et à la spiritualité, ces textes fondent l’un des critères originaires de l’exclusion de la communauté d’esprit et par conséquent de la communauté des fidèles. Ils constituent ainsi la base d’une tradition textuelle ecclésiastique de très longue durée en Occident qui emploie l’opposition entre spiritualité et animalité pour assimiler l’exclusion du salut et de la grâce à l’exclusion de la communauté civile. 58   Conf. IV, 19, p. 183 : […] ad salutarem conuersionem ac perfectionis fastigium carnalis quis, id est saecularis uel gentilis accedit. 59   Ibid., p. 182-183 : […] Itaque festinandum nobis est, ut cum renuntiantes desierimus esse carnales, id est a saecularium coeperimus conuersatione seiungi et ab illa manifesta carnis pollutione cessare, spiritalem statum protinus adprehendere totam virtute nitamur […] facilius ad salutarem conuersionem ac perfectionis fastigium carnalis quis, id est saecularis uel gentilis accedit, quam is qui professus monachum […]. 60   Voir n. 57. 61   Conf. IV, 20, p. 185 : Denique […] ita plerosque abrenuntiasse conspicimus, ut nihil amplius inmutasse de anterioribus uitiis ac moribus conprobentur nisi ordinem tantummodo atque habitum saecularem. Nam et adquirere pecuniam gestiunt quas nec ante possederunt, uel certe quas habuerant retinere non desinunt aut, quod est lugubrius, etiam amplificare desiderant […]. 62   Cf. RM 90, 51 : Quia omnis propria uoluntas carnalis est […]. 57



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explicitement le concept d’avaritia – défini par les Pères de l’Église comme une tendance à la thésaurisation stérile, une volonté de posséder pour un intérêt matériel et non en vue du salut63 – à un état de l’âme encore incomplet dans sa compréhension des choses de l’esprit et des moyens de salut, et notamment, encore défaillant dans sa maîtrise des vertus monastiques telles que l’humilité. Ces incapacités, tant intellectuelles que matérielles, rapprochent donc le moine non accompli des saeculares qui ne comprennent pas la portée eschatologique d’un bon usage des richesses terrestres puisque leur comportement est aveuglé par l’avaritia. Dans cette lecture de la tradition apostolique par le moine marseillais, nous trouvons ainsi reliés les concepts d’avaritia et de carnalitas qui sont assimilés aux défauts propres à la vie dans le siècle et qui doivent être écartés une fois intégrée la communauté monastique. La superposition des champs sémantiques, qui est typique des sources littéraires ecclésiastiques et qui se développe à partir des premiers siècles chrétiens, se répercute d’un texte à l’autre et met en résonance le vocabulaire des règles : dans la notion de carnalitas il faut désormais comprendre aussi l’avaritia, à côté de l’incapacité à se conformer à une règle, de l’extranéité à un monde et à une élite spirituelle dont l’autorité émane de la connaissance et de la pratique quotidienne d’une norme consacrée. Cette norme forme les individus au renoncement et se substitue à la volonté personnelle pour la gestion de chaque aspect de la vie commune. Le terme spiritalis est toujours employé par le Maître en vue d’établir des frontières nettes entre un monde mesuré et ordonné, qui est capable de se donner une organisation normative et administrative fondée sur l’auto-privation de l’individu, et le monde des laïcs perçu comme indistinct et confus, où les pratiques de vie sont soumises à l’alea des désirs matériels et à la tyrannie de la volonté individuelle. Ce comportement identifie les laïcs qui, définis carnales par le Maître, apparaissent bloqués dans un 63   Sur ce terme-concept longuement élaboré par la patristique et repris tout au long du Moyen Âge, voir : G. Todeschini, I mercanti e il tempio… cité n. 8 ; pour l’époque patristique en particulier voir : V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza… cité n. 26. La patristique réalise une synthèse efficace des thèmes et des discours éthico-économiques qui mettent en relation directe les comportements économiques des hommes et leur salut dans l’au-delà. Elle révèle notamment une opposition fondamentale entre une tendance, stigmatisée comme avara et infidelis, c’est-à-dire non chrétienne et contraire au salut, qui est celle de l’appropriation illicite et frauduleuse de la richesse qui la soustrait au bien de la communauté, et une tendance administrative, propre au bon chrétien, qui vise la gestion extra-individuelle des divitiae, selon un paradigme de fructification du patrimoine terrestre et d’investissement lucratif dans l’au-delà.



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état d’animalité inconsciente et sont ainsi représentés dans une position constante d’infériorité par rapport au monastère et à son modèle de société. Par le recours à Cassien, nous avons mobilisé la notion d’avaritia qui nous renvoie encore une fois au chapitre 85 de la RM. Ici, l’on constate que la pratique du prix « juste » opposée à la thésaurisation de biens superflus permet précisément d’éviter les possibles accusations de cupiditas et avaritia, qui risquent de frapper les moines censés travailler pour subvenir à leur besoins et non pour s’enrichir (ut non propter cupiditatem et avaritiam artes operari credantur). Or, depuis les homélies Contra avaritiam des Pères de l’Église, on peut reconnaître dans ces termes un comportement économique nuisible au bien-être spirituel et matériel de la communauté des croyants. L’avare, qui ne connaît pas la vraie utilité spirituelle de la richesse, immobilise en effet en sa faveur une richesse temporelle qui est faite pour se répandre au sein de la communauté, dans un circuit d’échanges entre fidèles qui est nécessaire pour produire un profit salutaire dans l’au-delà64. Mais, dans le contexte de la RM – et de ce chapitre en particulier qui veut marquer la différence entre la conduite des moines et celle des séculiers – ces imputations recèlent la marque fondamentale des démarches économiques séculières. Car, si on lit en négatif le discours du Maître, il semble suggérer que les laïcs se reconnaissent fondamentalement à leur habitude à demander un prix supra iustitiam et donc à leur cupiditas, à leur absence de bon jugement éthico-économique. Par contre, en étant fondée sur l’évaluation attentive des contingences, sur la capacité à calculer et à estimer les prix en fonction des besoins de la communauté et des aléas du marché local, l’extimatio de l’abbé garantit un modèle de gestion monastique régi par la mise en circulation des biens surabondants et par la non thésaurisation, c’està-dire un modèle contraire à l’avaritia. Le monastère se défait alors du surplus à travers le commerce en appliquant un principe d’éthique économique monastique qui prévoit un contrôle constant et une gestion attentive des ressources de la communauté visant à éviter la thésaurisation stérile. Les relations économiques avec le monde se fondent donc sur un mode de comportement soigneusement défini et sur des concepts qui relèvent d’une tradition précise, servant à qualifier les pratiques

64   G. Todeschini, I mercanti e il tempio… cité n. 8 ; V. Toneatto, I linguaggi della ricchezza… cité n. 26.



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monastiques et à les différencier des pratiques séculières, tout en promouvant la bonne gestion de l’institution. 2. 3. Entre avarice et prodigalité : le portrait du cellérier selon Benoît. D’après bon nombre de règles, la figure du cellérier est chargée de plusieurs tâches qui vont de la garde du cellarium et de son approvisionnement, à la distribution de la nourriture, des vêtements et des biens d’usage quotidien, en passant souvent par la conservation des outils de travail et des vases sacrés. Le lien étroit que le cellérier entretient avec l’office de la distribution des biens nécessaires à la communauté en fait, avec l’abbé, l’une des figures les plus concernées par le domaine de l’administration des biens monastiques. Dans sa Règle, au chapitre 31, Benoît précise que le cellérier « ne commettra aucune négligence. Il ne versera pas dans l’avarice, il ne sera pas prodigue et ne dilapidera pas le bien du monastère, mais fera tout avec mesure et selon l’ordre de l’abbé »65. Dans ce passage, il faut relever plusieurs éléments qui participent de la construction d’un modèle du bon administrateur. D’abord, l’allusion à la neglegentia qui indique un comportement que le cellérier doit spécifiquement éviter, en renvoyant ainsi à la vertu contraire, la diligentia. Benoît l’attribue par exemple à l’abbé, qui, en bon pasteur, prend soin de son troupeau (RB 2, 8). Ensuite, l’opposition entre l’avarice et la prodigalité, qui s’accompagne de l’injonction à ne pas dilapider les substantiae monasterii. Et, en conclusion, l’importante mention de la mensura comme critère de conduite qui s’accompagne du rappel à l’obéissance et à la soumission à l’abbé. À travers une comparaison avec d’autres règles monastiques, il a été possible de constater que le terme diligentia appartient au champ sémantique administratif au même titre que la notion de discretio66. En particulier dans la Regula Orientalis, d’origine lérinienne, il est employé pour indiquer les devoirs du cellérier et des seniores, coadjuteurs de l’abbé, envers le maintien de la discipline des moines et la gestion des necessitates du monastère67. Diligentia définit ainsi une aptitude à la 65   RB 31, 11-12 : Nihil ducat neglegendum. Neque auaritiae studeat neque prodigus sit aut stirpator substantiae monasterii, sed omnia mensurate faciat et secundum iussionem abbatis. 66   Cf. V. Toneatto, Diligenter et fideliter… cité n. 34. 67   Regula Orientalis, dans Les Règles des Saints Pères, éd. A. de Vogüé, Paris, 1982 (Sources Chrétiennes, 298), 2 : Seniores sint duo, ad quos uel praesente abbate uel absente omnium fratrum disciplina et omnis cura monasterii pertineat, dantibus sibi uices per dies et diuidentibus inter se



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gestion exacte et scrupuleuse de ce qui est nécessaire à la communauté d’un point de vue tant matériel que spirituel. Elle s’apparente alors à la discretio dans la mesure où il s’agit d’une capacité d’évaluation et de jugement de la réalité à la fois matérielle et spirituelle qui est mise au service des besoins de la communauté. Dans le passage de Benoît, on le voit, ce thème est immédiatement associé à l’avaritia : par ce rapprochement, la neglegentia peut être assimilée à la mauvaise gestion des biens monastiques représentée par les deux excès opposés de l’avarice et de la prodigalité. Le cellérier doit en effet éviter de gérer les substances du monastère en fonction d’un intérêt contraire à celui de la communauté, car l’objectif des vertus comme la diligentia et la discretio est visiblement la bonne marche de l’institution prise dans son ensemble. Il doit s’adapter aux nécessités contingentes internes et externes à la communauté, sans se retenir dans la distribution des choses utiles, mais sans non plus donner de façon démesurée, au delà des besoins, car cela serait perçu comme un gaspillage inconsidéré, nuisible à l’équilibre économique de la communauté au même titre que l’accumulation stérile (avare) du superflu68. La clé pour comprendre l’allusion au danger de la démesure, de la disproportion entre les besoins réels et leur satisfaction, qui peut affecter tout le système de l’administration monastique, est contenue dans cette brève évocation de la notion de mensura : omnia mensurate faciat, dit Benoît. En choisissant ce terme, il s’insère dans une tradition déjà ancienne qui fait notamment de l’avaritia un excès immodéré dans le désir d’appropriation et dans l’usage des choses, perturbant l’équilibre mesuré et mesurable entre nécessaire et superflu, identifié par le terme modus69. La conduite monastique de même que la gestion de l’espace et des ressources du monastère sont justement fondées sur

pondus ac necessitatem monasterii… et ad procedendum ubi necessitas exegerit atque diligentiam circa omnia quae ad cotidianam custodiam et conversationem monasterii pertinent adhibendam, ut quaecumque ad obsequium usumque monasterii facienda sunt sine neglegentia et querela faciant. Cf. aussi A. de Vogüé, La Regula Orientalis. Texte critique et synopse des sources, dans Benedictina, 23 (1976), p. 241-272. 68   Cette interprétation est confortée par l’étude d’un certain nombre de chapitres concernant les diverses figures qui, dans les règles, sont chargées de l’administration à côté de l’abbé (seniores, prévôts, cellérier etc.), pris dans l’ensemble de la tradition normative monastique: Pour une analyse comparée plus approfondie voir V. Toneatto, Banquiers du Seigneur... cité n. *. 69   Voir par exemple la terminologie de la mesure et de la démesure dans les homélies d’Augustin (p. ex. In Iohannis ep. 8 ; Homélie 50). Cf. D. J. MacQueen, Contemptus Dei : Saint Augustine on the disorder of Pride in Society, and its Remedies, dans Recherches Augustiniennes, 9, 1973, p. 227-93.



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ce principe de modération qui est assis avant tout sur le calcul rationnel des nécessités de la communauté et des moyens pour y subvenir, en évitant de tomber dans l’irrationalité du gaspillage inconsidéré ou de l’appropriation stérile qui sont le fruit des prétentions individuelles. C’est dans ce lexique de la modération et de la mesure, que nous reconnaissons la marque explicite d’une rationalité administrative proprement monastique ayant pour but, avec la bonne marche de l’institution, la soumission des revendications ou des initiatives individuelles aux nécessités du monastère et de la volonté de l’individu aux ordres de l’abbé. 3. Vers une définition carolingienne de l’administration des biens monastiques. Une approche sémantique des anciennes règles monastiques – et en particulier de la série textuelle relevée dans la séquence RM/RB – peut se révéler très utile pour l’étude du monachisme réformé du IXe siècle. Une continuité textuelle et lexicale très forte relie en effet les règles du haut Moyen Âge au monachisme de l’époque carolingienne par le biais de l’œuvre réformatrice de Benoît d’Aniane. Dans sa Concordia Regularum, on l’a évoqué, l’abbé d’Aniane livre au monde carolingien une véritable summa du savoir monastique, sous la forme d’un commentaire de la RB qui, en réalité, se présente comme un canon de textes normatifs complémentaires où, selon son projet, l’on trouve condensée toute la tradition monastique ancienne70. Cette tradition multiple est ainsi unifiée et transmise sous l’égide de la RB qui est devenue, au IXe siècle, la Règle par excellence. La vitalité du texte bénédictin – particulièrement attentif au domaine de l’administration et de l’économie du monastère – est assurée, en outre, par les commentaires carolingiens à la Règle, comme celui de Smaragde de SaintMihiel, qui transmettent au monde carolingien les lexiques éthicoéconomiques anciens sous la forme de matériels linguistiques vivants, c’est-à-dire d’outils lexicaux aptes à définir des réalités et à produire une réflexion spécifique à la sphère de la gestion des biens. Dans son commentaire au chapitre 57 de la RB sur les artisans du monastère, Smaragde cite le passage sur le prix des objets fabriqués par les artisans du monastère : « […] Que le mal de l’avarice ne s’insinue pas dans ces prix, mais que l’on donne toujours à un prix un

  Cf. Benoît d’Aniane, Concordia reg… éd. cit. n. 37, Prologus I, l. 9-12.

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peu plus bas que les séculiers, afin qu’en toutes choses Dieu soit glorifié  »71. Sur ce point précis, Benoît renvoie de façon évidente au chapitre 85 de la RM sur la vente des superuacua. Il se concentre toutefois davantage sur la figure de l’artifex, plutôt que sur le rôle de l’abbé, et les deux chapitres évoluent différemment. Malgré ces divergences, Smaragde cite la RM à la suite de cette phrase de la RB, soulignant ainsi les points de contact entre les deux législations, mais éclairant surtout et complétant, de fait, la RB. Notamment, les choses qui peuvent être vendues par les artifices ne sont pas spécifiées par Benoît, si ce n’est qu’il s’agit du fruit de leur travail (RB 57, 4 : quid vero ex operibus artificum venundandum est). Par l’intermédiaire de la citation du Maître, où l’on trouve l’expression superuacuum usibus monasterii72, ce qui est vendu peut être défini par Smaragde comme le superflu par rapport aux nécessités du monastère. Au sujet des prix de vente, Benoît suit explicitement le Maître lorsqu’il affirme qu’ils doivent être inférieurs à ceux pratiqués à l’extérieur de la communauté, chez les séculiers. En citant la suite de la RM, qui de son côté parle plus explicitement que Benoît du gain (lucrum) des moines lors de la vente des superuacua, Smaragde conserve non seulement l’idée que les prix doivent être plus bas, mais il peut aussi transmettre l’idée que, pour éviter un lucrum supra iustitiam, ils ont été fixés, comme on l’a déjà vu, grâce à une évaluation précise et selon une démarche et une finalité qui se distinguent des pratiques séculières, deux arguments que Benoît n’avait pas repris et développés. Au sujet de cette distinction entre moines et laïcs, Smaragde cite encore le texte du Maître selon une variante intéressante73 dans laquelle la phrase […ut agnoscatur in hac parte spiritales] a saecularibus actorum distantia separari se trouve sous la forme a saecularibus actibus distantiaque separari, où l’ablatif actibus distantiaque accentue la séparation entre les activités des moines et les pratiques laïques. Smaragde ne réintroduit donc pas seulement le principe de l’évaluation implicite dans l’évitement du lucrum supra iustitiam, mais il insiste fortement sur le lien entre cette estimation et la virtuosité extra mondaine du moine qui, de fait, se fonde sur une connaissance approfondie du monde qui l’entoure.

  RB 57, 7-9 : In ipsis autem praeciis non subripiat avaritiae malum, sed semper aliquantulum vilius detur quam ab aliis saecularibus dari potest, ut in omnibus glorificetur deus. 72   Pour les citations du chap. 85 de la RM voir n. 40. 73   On trouve cette leçon dans le Codex regularum de Benoît d’Aniane (Monacensis 2818), cf. A. de Vogüé, RM, éd. cit. n. 2, vol. 2, p. 348. 71



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Dans la suite du commentaire du chapitre 57 de la RB, Smaragde se concentre sur la notion d’avarice, présente dans ces deux passages de Benoît et du Maître qu’il est en train de mettre en relation. La citation du Maître est tronquée par Smaragde après les mots ut propter cupiditatem et avaritiam artes operari credantur, qui se réfèrent, comme on l’a déjà évoqué, à l’impact qu’un comportement « avare » pourrait avoir dans l’opinion des laïcs sur le travail des moines et la vente de leurs produits. Il s’arrête donc sur l’avaritia et l’on voit bien qu’il s’intéresse toujours à la distinction entre moines et laïcs. Il ajoute une considération assez traditionnelle sur l’avarice qui brûle comme le feu inextinguible dans le cœur de l’avare74. L’image des flammes lui sert à enchaîner avec deux citations, l’une du livre de Job, affirmant que le feu dévore les tentes (tabernacula) de ceux qui acceptent des dons sans répugnance (Iob 15, 34), et l’autre de Grégoire le Grand, qui, tout en commentant ce même passage de Job, explicite le lien qui intéresse Smaragde : la destruction des habitations est causée par l’avarice qui embrase les pensées75. Une citation des Proverbes suit : Conturbat domum suam qui sectatur avaritia (Pr. 15, 27) ; à la mention des tentes détruites par le feu, elle ajoute l’image de la domus, à la fois lieu d’habitation et maisonnée, bouleversée par l’avarice. À la fin de ce petit florilège, Smaragde cite un passage classique de la Ière Épître à Timothée où l’avarice est définie radix omnium malorum, pour conclure en affirmant que ce vice produit à la fois des maux occultes et des maux manifestes76. Si nous lisons ce florilège comme la suite de la citation de la RM, servant à éclairer ses dernières phrases tout en amplifiant leur sens, et si nous replaçons le tout dans le contexte du commentaire au passage de la RB, on comprend alors logiquement que les habitations et la maisonnée détruites par l’avarice sont une métaphore du monastère, avec ses biens et sa communauté de moines. Si l’abbé et ses coadjuteurs se laissent aller à une gestion déséquilibrée et irrationnelle des biens

74   Smaragde, Expositio in Reg. éd. cit. n. 2, l. III, 57, 9 : Avaritia enim non est parvum sed grande malum. Ignis est in corde avari inextiguibiliter ardens et incessabiliter urens. Hinc in beati Iob libro scriptum est « Ignis devorabit tabernacula eorum qui munera libenter accipiunt ». Quod beatus Gregorius exponens ait « Ignis tabernacula devorat, cum aestus avaritiae cogitationes mentis devastat » […]. 75   Grégoire le Grand, Morales sur Job (XI-XIV), éd. A. Bocognano, Paris, 1974, (Sources chrétiennes, 212), l. XII, 54, 62. 76   Smaragde, Expositio in Reg., éd. cit. n. 2, l. III, 57, 9 : […] De avaritia enim multa alia pullulant vitia, sicut scriptum est […]. Hoc enim vitium non solum occulta plurima, sed et aperta multa generat mala.



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monastiques, le monastère, dès lors envahi par le feu de l’avaritia, risque de faire les frais de leur mauvaise administration. L’avaritia – les mauvais comportements économiques propres au siècle – ne doit pas entrer dans la domus Dei77, au risque d’annihiler, de désorganiser (conturbare) la gestion des biens que Benoît définit comme sacrés78 et qui par conséquent ne peuvent pas être traités à l’égal des biens séculiers, objets de thésaurisation et de convoitise individuelle, mais objets aussi de transactions non réglementées qui recherchent un gain supra iustitiam. La façon dont les biens monastiques sont administrés par les moines participe donc à la définition et au maintien de leur statut consacré. Et l’avarice étant, on l’a vu, le comportement caractéristique des laïcs, on peut se demander si la métaphore de la maison qui brûle ne désignerait pas à la fois la faillite économique du monastère et la perte de sa position vis-à-vis du monde. Cette partie de l’Expositio in Regulam de Smaragde qui concerne le chapitre 57 de la RB permet d’observer comment le commentateur carolingien s’insère dans une continuité lexicale qui lui offre moins des notions toutes prêtes que de véritables outils de réflexion et de définition des choses. L’exemple de l’Expositio est éclairant. La spécificité des lexiques monastiques précédents est bien présente aux yeux du commentateur, qui tient compte de leur polyvalence sémantique tout en infléchissant à son tour leur interprétation, dans un processus de construction de sens qui se perpétue au sein de la réflexion carolingienne sur les res ecclesiae et sur la nature et les conséquences de l’avaritia. Certes, si l’on ignore les détails de cette transmission lexicale et si l’on minimise le poids et l’influence des vocabulaires éthicoéconomiques plus anciens, notre perception du monachisme bénédictin et de son rôle dans la société carolingienne en sera inévitablement appauvrie. La persistance de ces lexiques doit être en effet perçue moins comme une tradition littéraire, faite de lieux communs et de répétitions stylistiques, que comme un long processus de construction et d’affinement de définitions éthico-économiques utiles à appréhender et à façonner le réel. De même, il est difficile d’évaluer l’influence du monachisme sur la société laïque si l’on persiste à cantonner le discours sur la gestion des richesses, élaboré par l’élite monastique entre le Ve et le VIIe siècle et mis pleinement à l’œuvre à l’époque   Cf. RB 64, 5, où l’abbé est défini « digne administrateur de la maison de Dieu ».   RB 31, 11 : Omnia vasa monasterii cunctamque substantiam quasi altaris vasa sacrata conspiciat (scil. le cellérier). Ce vocabulaire se retrouve dans des nombreuses règles entre fin IVe et VIIe s.

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carolingienne, dans la sphère d’une spiritualité du renoncement qui serait forcément étrangère à la matérialité et pour cela inapplicable aux réalités économiques du siècle. Conclusions L’évaluation, le discernement et la diligence dans la conduite des affaires temporelles du monastère apparaissent comme les fondements de la virtuosité d’une élite sanctifiée dans son rapport au monde et aux richesses. Ces premières conclusions demandent, bien entendu, des développements et des confirmations que nous nous proposons d’apporter grâce à une étude d’ensemble de la tradition normative monastique et de ses lexiques de la gestion des biens. Néanmoins, cette rapide analyse de quelques mots qui composent le très riche vocabulaire de l’administration suggère déjà que, depuis les Règles de Basile de Césarée, le monde monastique place l’élément économique au centre même de sa production normative et disciplinaire, et par conséquent aussi de sa réflexion éthique, au lieu de l’exclure et de le condamner, comme on l’affirme trop souvent. La dimension économique et gestionnaire du monachisme réformé, dont les polyptyques sont la trace la plus visible, trouve sans doute un élément de confirmation dans la façon dont les moines du début du IXe siècle ont formulé les catégories de la bonne administration, comme on l’a vu par exemple chez l’abbé de Saint-Mihiel. Pour construire et préserver la prééminence, à l’intérieur de la société, d’une élite de professionnels de la pauvreté et du salut éternel, la richesse n’est jamais rejetée, même pas sous la forme de profit immédiat, comme on a pu le voir. Elle est maîtrisée, gérée, comptabilisée, rationalisée comme tout autre aspect de la vie monastique, par les moines, administrateurs par excellence de biens consacrés, et maîtres des critères d’évaluation du bon comportement économique à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté des parfaits. Le langage normatif des moines devient donc le lieu privilégié d’élaboration d’un véritable modèle de rationalité éthico-économique et administrative qui se fonde sur une définition méthodique de modes de comportements quasi-professionnels propres à cette élite (Max Weber parlerait de « rationalisation des conduites ») ainsi que sur la définition de catégories administratives utiles à une gestion consacrée et rationnelle des richesses temporelles. Valentina Toneatto Paris-Ouest – Nanterre-La Défense

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Cupiditas, avaritia, turpe lucrum : discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims (845-882)

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la fin du IXe siècle, un conflit oppose l’archevêque Hincmar de Reims et les évêques réunis en synode à Sainte-Macre près de Fismes au jeune roi Louis III au sujet du siège épiscopal de Beauvais. Odon de Beauvais, fidèle suffragant d’Hincmar de Reims est mort, laissant son siège vacant. Le peuple et le clergé de la ville se réunissent pour élire un nouvel évêque, mais leurs trois candidats sont jugés indignes par les évêques comprovinciaux pour occuper ce ministère. Le peuple et le clergé perdent alors leur droit d’élection, et le synode de Sainte-Macre, présidé par Hincmar, choisit seul le successeur d’Odon. Mais c’était compter sans l’intervention du roi Louis III qui choisit de soutenir Odacre, dernier prétendant élu. Il s’ensuit un échange de lettres entre l’archevêque de Reims et le roi pour désigner le successeur d’Odon. Certaines de ces lettres sont célèbres, notamment parce qu’ Hincmar y rappelle avec fermeté sa conception du rôle du roi1. C’est aussi l’occasion pour lui de définir les devoirs des évêques, soulignant avec plus de vigueur qu’auparavant que les missions spirituelles des clercs les distinguent des activités et des comportements des laïcs. Odacre ne renonce pas au siège de Beauvais ; il est alors accusé de cupiditas par Hincmar. Les lettres permettent de retracer l’historique de ce conflit, et de voir comment l’attitude d’Odacre entraîne cette accusation de cupiditas, et les conséquences qui en résultent. À travers cet exemple, et d’autres aussi, on peut étudier les liens qui se tissent entre discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims. L’évêque de Reims est un ardent défenseur de la foi chrétienne. Il place très haut sa mission pastorale et use de tous les moyens qui sont

1   H. H. Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, 1968, p. 236-239. Ces lettres sont même considérées comme faisant partie du « testament politique » d‘Hincmar de Reims, voir G. Schmitz, Hinkmar von Reims, die Synode von Fismes 881 und der Streit um das Bistum Beauvais, dans Deutsches Archiv, 35, 1979, p. 480-484 : p. 464 et 479.



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en son pouvoir pour diffuser et faire appliquer les valeurs qui règlent la vie chrétienne. Mais il est aussi un membre de l’élite ecclésiastique du royaume et doit assurer la gestion économique de son diocèse. La question de la richesse se trouve donc au croisement de sa mission pastorale d’éducation du peuple chrétien, et de sa mission épiscopale de maintien et d’accroissement du patrimoine de son église. Il nous a paru intéressant de confronter les pratiques de l’évêque gestionnaire à son discours sur les comportements de ses contemporains, notamment à travers les accusations de cupiditas, avaritia et turpe lucrum que l’on retrouve dans presque tous ses textes. Les critiques de cupiditas, avaritia et turpe lucrum, sont adressées aussi bien à des laïcs qu’à des clercs, elles dénoncent les mêmes pratiques de recherche, d’accaparement et de thésaurisation des richesses. Ces richesses, chez Hincmar, ce sont les terres d’Église et leurs revenus, mais aussi les exploitations des petits paysans libres qui fournissent la dîme et les contingents pour l’ost et la défense de l’Église. Dans le discours économique d’Hincmar, défense des terres d’Église et défense des pauperes homines sont liés2. Cependant, par un effet de sources, l’accusation de cupiditas semble être plus souvent adressée aux clercs qu’aux laïcs. En effet, les textes d’Hincmar portant sur la question des biens ecclésiastiques traitent majoritairement du gouvernement de l’Église par ses principaux dignitaires, les évêques, et de la gestion des prêtres3. Les critiques contre l’accaparement ou le détournement de biens d’Église par des laïcs existent, elles sont attestées par un certains nombres de textes et par Flodoard, mais elles ne permettent pas de voir se développer le discours économique du prélat. Morale chrétienne et discours économique se rejoignent dans ses textes, mais Hincmar ne cherche pas à analyser dans une perspective chrétienne le fonctionnement économique de production de richesses dans la société : il n’est jamais question des métiers par exemple, et le problème de l’usure est moins fréquemment abordé que celui de la simonie ou du détournement des biens d’Église. Odacre est accusé de cupiditas, car il ne renonce pas au siège de Beauvais, il fait donc passer son intérêt personnel avant l’intérêt de

  J. Devisse, Hincmar archevêque de Reims (845-882), tome 1, Genève, 1976, p. 500.   Voir en particulier l’ouvrage de M. Stratmann, Hinkmar von Reims als Verwalter von Bistum und Kirchenprovinz, Sigmaringen, 1991, (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 6). 2 3



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cupiditas, avaritia, turpe lucrum

l’Église4. Pour Hincmar un bon clerc doit avoir compris que sa mission le distinguait du reste des hommes et qu’il ne pouvait et ne devait pas avoir les mêmes pratiques que les laïcs. Le prélat va développer tout au long de son épiscopat une morale chrétienne des pratiques économiques des clercs, et des premiers d’entre eux, les évêques5. La question de la gestion des biens ecclésiastiques est centrale dans son discours économique, car c’est à travers la gestion des terres et des revenus, et la question de la rétribution des membres du clergé, que se met en pratique la conception d’un clergé dégagé des tentations du Siècle. Une critique de l’esprit d’accaparement Hincmar ne se livre pas à une critique de la richesse, au contraire, la richesse est vue comme un bien : elle est nécessaire au bon fonctionnement de l’Église, elle sert à glorifier Dieu. Ses critiques portent sur l’esprit d’accaparement6. La cupidité, l’avarice, l’appât du gain, l’esprit de lucre, expriment bien en français cette volonté d’accumuler toujours plus de richesses dans le seul but d’augmenter son bien. La position du prélat n’est pas originale au IXe siècle. Sa pensée, comme celle de ses contemporains s’inscrit dans la continuité des œuvres des auteurs de l’Antiquité tardive  :  saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, Julien Pomère ou encore Grégoire le Grand. Les critiques contre la cupiditas sont l’expression de topoï littéraires hérités des textes bibliques et patristiques condamnant l’esprit d’accaparement et les inégalités qui en découlent. Ces motifs littéraires naissent dans l’Antiquité de l’inadéquation des pratiques économiques de production et de conservation des richesses avec la morale chrétienne7. Retrouve-t-on cette inadéquation à l’époque carolin  L’exemple du siège de Beauvais est un dossier riche en raison de l’importance des protagonistes. Odacre est identifié par G. Tessier comme le notaire responsable de la chancellerie de Charles le Chauve après 875. Cf. F. Grat (éd.), Recueil des actes de Louis II le Bègue, Louis III et Carloman II, Paris, 1978, p. 72-73. Les accusations portées par Hincmar contre Odacre sont donc sans doute plus politiques que religieuses ou morales. En effet, la charge de notaire de la chancellerie royale ne peut être occupée que par une personne de grande culture. Les qualités intellectuelles d’Odacre ne peuvent pas être remises en compte par Hincmar. 5   M. Stratmann évoque même le Bischofsideal d’Hincmar, comprenons le modèle théorique du bon évêque que propose le prélat dans ses textes, rappelant sans cesse les devoirs spirituels et temporels auxquels les évêques sont soumis. Cf. M. Stratmann, Hinkmar…cité n. 3, p. 20-44. 6   J. Devisse, Hincmar...cité n. 2, p.494. 7   J.-M. Carrié, Pratique et idéologie chrétiennes de l’économie (IVe - VIe siècles), dans Antiquité Tardive, 14, 2006, p. 17-26. 4



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gienne ? Et comment un historien peut-il dès lors espérer passer par le prisme de ces mots, venant d’autres cultures, pour saisir la réalité qui était celle du prélat carolingien ? Des trois accusations, cupiditas, avaritia et turpe lucrum, ce sont les deux premières, cupiditas et avaritia, qui sont le plus souvent employées, parfois comme synonymes. Cependant ces trois accusations ne se confondent pas totalement et la question de la traduction de ces termes transparents peut se poser. Peut-on traduire cupiditas par cupidité, avaritia par avarice et turpe lucrum par gain honteux ? La correspondance semble parfaite entre le sens actuel de ces mots et leur équivalent latin. Elle est à nuancer cependant, les termes actuels ayant perdu une partie de la dimension qui leur était attribuée au IXe siècle. Nous allons à présent essayer de les définir et de voir leur rôle dans la construction d’une morale économique chez Hincmar. Commençons par la cupiditas. Cupiditas, ambitio et superbia : compétition pour les richesses et mission sociale des élites La cupiditas au IXe siècle c’est la recherche de l’argent, des possessions, des honneurs, de la gloire et du pouvoir8. Hincmar assimile la cupiditas à l’ambitio et à la superbia, comme déjà Grégoire le Grand l’avait fait avant lui9. Cependant, derrière un mot qui semble ne faire écho qu’à un topos littéraire, se cache tout le système de valeur de la société carolingienne, et les moyens mis en place par ses élites pour produire la richesse, la conserver et la transmettre, à savoir l’accumulation de terres et d’honneurs. Le prélat répète à de nombreuses reprises que la « cupidité est la racine de tous les maux », paraphrasant un verset de l’Évangile selon saint Jean (X, 12). Il en fait le premier des péchés, celui qui entraîne tous les autres. Hincmar de Reims rédige en 869, à la demande de Charles le Chauve, un petit traité portant sur les principaux péchés10. 8   Cette définition est donnée deux fois par Hincmar dans : Hincmar de Reims, epistula n° 31, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 221D, (Patrologie Latine, 126). Et dans : Lettre synodale du concile de Quierzy, a. 858, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, p.419, l.22, (M.G.H., Leges, Concilia, 3). 9   Hincmar de Reims, epistula n° 33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 248 A, (Patrologie Latine, 126). 10   Hincmar de Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, éd. D. Nachtmann, Munich, 1998, p.140, (M.G.H., Quellen zur geistesgeschichte des Mittelalters, 16).



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L’ordre des péchés tel qu’il est présenté par Hincmar dans le De Cavendis s’inspire de celui de Grégoire sans le reprendre complètement. Dans la liste grégorienne, le péché de superbia se trouve en premier comme dans la Bible, puisqu’il est à la fois l’origine et l’explication de tous les autres. Chez Hincmar, la superbia vient après l’avaritia et la cupiditas. Les opinions des historiens sur ce traité sont sans appel : « Hincmar se contente de compiler et son livre n’apporte rien de neuf »11. Nul doute que l’ouvrage fut rédigé en hâte et que la question des péchés intéressait peu Hincmar, en tout cas dans sa forme philosophique. Ordre 1

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Cassien

Grégoire le Grand superbia : radix cuncti mali

castrimargia sive gulae concupiscentia fornicatio inanis gloria philargia invidia sive avaritia ira ira tristitia tristitia acedia seu avaritia taedium cordis cenodoxia ventris ingluseu vana vies gloria superbia luxuria

Théodulfe d’Orléans gastrimargia

Jonas d’Orléans superbia

Hincmar de Reims cupiditas

fornicatio acedia sive tristitia avaritia vana gloria invidia

gula fornicatio

avaritia superbia

avaritia ira acedia : otiositas

luxuria gula invidia

ira

tristitia

ira

superbia

cenodoxia : vana gloria

perjurium

Fig. 1 : Liste des principaux péchés chez quelques auteurs chrétiens12

Comment comprendre l’ordre des péchés tels qu’il est donné par Hincmar13 ? Il faut pour cela revenir aux définitions que donne Isi11   R. Wasselinck, Les Moralia in Job dans les ouvrages de morale du haut moyen âge latin, dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 31, 1964, p. 27. 12   Tableau réalisé en reprenant certaines données fournies dans J. Chélini, Chapitre VIII. Le péché dans les mentalités carolingiennes, dans L’aube du Moyen Âge. Naissance de la chrétienté occidentale. La vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1997, p. 371-380. 13   La liste des péchés d’Hincmar ne s’arrête pas aux huit mentionnés dans le tableau. Le traité compte encore trois vices (curiosité, conflit entre frères, et calomnie) et se poursuit avec une partie sur la pénitence. Pour apporter encore quelques nuances à cette liste, les



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dore de Séville de l’avaritia et de la cupiditas14. Pour Isidore, l’avaritia a le sens moderne qu’on lui connaît, est avare celui qui retient ses richesses15. La personne cupide, elle, désire les biens d’autrui. Elle représente donc un danger plus important pour la société. En plaçant la cupiditas en tête de sa liste de péché, Hincmar semble donc partager la vision d’Isidore de Séville. La liste des péchés de l’évêque de Reims témoigne bien de ses préoccupations d’alors : prévenir les désordres dus à l’esprit d’accaparement et à la compétition pour les richesses et les honneurs. La cupiditas est bien le plus important des vices car elle perturbe l’équilibre social16. Odacre est accusé de cupiditas lorsqu’il refuse de quitter le siège de Beauvais, il devient un usurpateur car il occupe le siège d’une église sans y être canoniquement autorisé17. Il est aveuglé par son ambition et fait passer son intérêt personnel avant celui de l’Église, puisqu’il est plus intéressé par la possession des res et facultates de l’église de Beauvais que par le soin des âmes dont il a la charge18. Et de fait, Odacre est excommunié, le désordre règne dans le diocèse où les ordinations, les consécrations et les sacrements ne peuvent plus être dispensés19. Les biens d’Église sont des richesses convoitées par les Grands et les moins grands. Posséder des terres ecclésiastiques, c’est être assuré d’un revenu non négligeable, en détournant tout ou partie de la dîme et des produits de la terre. Mais les Grands, évêques, comtes ou rois, ne sont pas les seuls à être accusés de cupiditas par Hincmar. Dans ses capitulaires épiscopaux et dans la Collectio de Ecclesiis, les prêtres des

titres donnés à chacun des vices ne se retrouvent que dans un seul manuscrit du IXe siècle (dans les notes marginales) et D. Nachtmann a souligné combien la division en chapitres était problématique, le contenu en étant très complexe et pouvant relever de plusieurs vices à la fois. Se reporter à D. Nachtmann, Hinkmar...cité n. 9, p. 2 et p.84. 14   Isidore de Séville, De Differentiis verborum, éd. J.-P. Migne, Paris, 1850, col. 9, (Patrologie Latine, 83) : « Inter avarum et cupidum. Avarus est qui suo non utitur, cupidus qui aliena desiderat. » 15   R. Newhauser, Towards modus in habendo : Transformations in the idea of avarice. The early penitentials through the Carolingian Reforms, dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, kan. Abt., 75, 1989, p. 1-22 : p.4. 16   D. Nachtmann, Einleitung, dans, Hinkmar...cité n. 9, p. 6. 17   Hincmar de Reims, epistula n° 33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 253 A, (Patrologie Latine, 126). 18   Hincmar de Reims, epistula n° 33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 248 B, (Patrologie Latine, 126) : « Odacrus per avaritiam et altitudinis, et possessionis, in pervasione vacantis ecclesiae idololatra esse ostenditur. » 19   Hincmar de Reims, epistula n° 33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 246 B, (Patrologie Latine, 126).



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églises rurales sont mis en garde contre le péché de superbia et de cupiditas20. L’accusation de cupiditas dépasse le cadre économique, c’est une critique sociale et religieuse contre ceux qui essaient de changer l’ordre voulu par Dieu en recherchant et en accumulant des richesses et des biens qui ne leur sont pas destinés. Hincmar est conscient qu’une grande partie de l’élite utilise les fonctions et les charges qu’elle occupe pour asseoir son propre pouvoir et accroître sa richesse. Ce phénomène d’accumulation et de transmission des honores n’est pas nouveau, c’est même un élément essentiel du rapport de force entre le roi, l’Église et les élites. Ce n’est qu’en développant leur réseau et leur patrimoine que les Grands sont assurés de reproduire les conditions de leur supériorité sociale. Mais la compétition qu’ils se livrent pour les terres et les honneurs se fait rarement dans le sens d’une défense de l’intérêt commun. Ces pratiques touchent également les évêques, qu’Hincmar encourage à ne pas thésauriser et à dépenser de leur vivant leur revenu21. Selon Martina Stratmann, la Collectio de Ecclesiis et Capellis est un plaidoyer pour empêcher que la propriété des églises ne soit accaparée par les évêques (sous forme d’ Eigenkirche), entraînant de fait la dissolution matérielle des évêchés22. L’objectif pour Hincmar est de défendre un bien commun, les terres de la paroisse ou du diocèse, contre l’accaparement au profit d’un évêque, d’une famille ou d’un groupe. Les exhortations d’Hincmar trouvent-elles un écho à une époque où la transmission du patrimoine est la condition de la reproduction sociale et où la distinction entre biens personnels et biens de l’Église n’est pas évidente ? L’évêque de Reims rappelle qu’il ne faut pas faire les choses pour obtenir un gain terrestre, mais par esprit de justice23. Les élites laïques et ecclésiastiques doivent assumer la contre partie inhérente à leur richesse et à leur pouvoir : le soin et la protection des plus faibles, la défense de l’Église. Les lettres adressées par Hincmar à des laïcs nous sont surtout connues par Flodoard, une seule d’entre elles a été conservée et éditée. Ce choix de conservation oriente la lecture que

20   Capitulaires d’Hincmar de Reims, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, p.81, (M.G.H., Capitula episcoporum, 2). Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1990, p.90 et 92, (M.G.H., Fontes iuris Germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 14). 21   Hincmar de Reims, Collectio de ecclesiis et capellis, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1990, p. 122, (M.G.H., Fontes iuris Germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 14). 22   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 53. 23   Hincmar de Reims, De ordinandis regni ad Ludovicum balbum regem, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 988 C, (Patrologie Latine, 125).



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l’on a de la correspondance de l’évêque, en effet, aux dire de Flodoard qui résume le contenu de ces lettres perdues, le plus souvent Hincmar écrit aux laïcs pour les exhorter à protéger une église locale ou l’Église en général, ou pour les remercier d’avoir défendu les intérêts de telle ou telle église24. L’esprit de justice dont fait état le prélat doit accompagner l’action des plus grands et surtout des princes de l’Église qui exercent un ministère sacré. Passons à la deuxième définition, celle de l’avarice, comment la distinguer de l’accusation de cupiditas ? Avaritia et impiété : une morale économique d’abord destinée aux clercs Dans la lettre qu’Hincmar adresse au peuple et au clergé de Beauvais pour annoncer l’excommunication d’Odacre, on trouve la définition suivante : « l’avarice est le service des idoles »25. Cette citation, tirée de l’épître aux Colossiens (3,5), est employée très fréquemment par Hincmar. Pour le prélat l’avaritia est le signe manifeste de l’impiété. Cette dimension est très importante et n’est pas assez soulignée. Être accusé d’avarice, c’est être accusé de se comporter comme un païen26. L’impie dans la perspective de Grégoire le Grand, est celui qui se dresse devant Dieu, c’est le signe d’une révolte et de l’absence de crainte devant le Dieu créateur27. Le service des idoles c’est celui de Mammon, le démon des richesses, dans une lecture biblique28. Le concile de Tusey, dont Hincmar rédige la lettre synodale est très clair sur ce point : « Qui sert les richesses, sert Mammon, le démon préposé aux richesses, c’est-à-dire le diable »29. 24   Flodoard von Reims, die Geschichte der reimser Kirche, Livre III, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1998, p.190-363, (M.G.H., Scriptores, 36). 25   Hincmar de Reims, epistula n°33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 248 A, (Patrologie Latine, 126) : avaritia, quae est servitus idolorum. On retrouve aussi cette définition dans le De Cavendis…cité n.9, p. 132, l. 22. 26   Hincmar de Reims, De Cavendis…cité n. 9, p. 161. 27   C. Dagens, La conversion des hérétiques, dans, Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétiennes, Paris, 1977, p. 341. 28   Mammon vient de l’araméen ma’mōn qui signifie argent. Il est passé dans la traduction grecque de la Septante pour désigner les richesses mal acquises, c’est-à-dire acquises sous l’influence du diable. Dans la Bible, l’Argent est personnifié, c’est un danger car on peut en faire une idole. Cette idée est ensuite développée par les Pères de l’église saint Jérôme et saint Augustin. Cf. article «  Mammona », dans Du Cange, Glosiarium mediae et infimae latinitatis, tome 4, rééd., Paris, 1845, p.214. 29   Lettre synodale du concile de Tusey a.860, Ad rerum ecclesiasticarum pervasores et ad pauperum praedatores, dans Die Konzilien der karolingischen Teilreiche (860-874), éd. W. Hartmann,



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L’avaritia se rapproche également de l’idée d’injustice : « L’avarice est un ventre inique » écrit Hincmar dans le De Cavendis30. La cupiditas est parfois définie comme un appétit, appetitu31. L’avaritia ou la cupiditas sont le signe d’un désordre. Hincmar rappelle à de nombreuses reprises que les membres du clergé et les agents du pouvoir royal doivent être honnêtes et intègres. Un clerc ne peut pas être ordonné s’il a été accusé d’avaritia, de cupiditas ou de turpe lucrum32. L’accusation est grave, car un clerc accusé d’avoir acquis des gains honteux est excommunié33. Seuls ceux qui détestent l’avarice peuvent occuper des fonctions de pouvoir et de responsabilité. Cette formule est tirée de l’Ancien Testament : Moïse reçoit la visite de Jéthro son beau-père qui lui indique comment s’entourer de bons juges. Il faut choisir des hommes capables, craignant Dieu, intègres et haïssant l’avarice (Exode, 18, 21). Hincmar reprend les paroles bibliques, soulignant que seul les comtes qui détestent l’avarice sont bons car ils rendent possibles l’administration34. Les juges choisis par le roi carolingien doivent eux aussi haïr l’avarice35. Il en va de même pour les clercs : les catéchumènes doivent renoncer à la cupiditas et à l’ambitio36. Les archidiacres et les doyens doivent montrer l’exemple et haïr l’avarice37 ; les apocrisiaires ne doivent pas être cupides38. Hincmar déplore que de toute la pyramide ecclésiastique, les éléments les plus corrompus soient les archidiacres39. Tous ceux qui ont une responsabilité spirituelle et temporelle sont appelés à se détacher des intérêts matériels.

Hanovre, 1998, p. 33, (M.G.H. Leges, Concilia, 4) : « Qui servit divitiis, servit Mammonae, sic enim daemon divitiarum praepositus appellatur, diabolo servit ». 30   Hincmar de Reims, De Cavendis…cité n. 9, p. 136 : « Venter iniqui avaritia est ». 31   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 92. 32   Hincmar de Reims, epistula n° 39, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 260 A, (Patrologie Latine, 126). 33   Hincmar de Reims, epistula n° 52, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 274 A, (Patrologie Latine, 126). L’avaritia est un péché qui est puni par l’excommunication. 34   Hincmar de Reims, De ordine palatii, éd. Th. Gross et R. Schieffer, Hanovre, 1980, p.50, l.176, (M.G.H., Fontes Iuris, 3). 35   Lettre synodale des évêques des provinces de Rouen et Reims réunis à Quierzy à Louis le Germanique a.858 dans : Die Konzilien der karolingischen Teilreiche (843-859), éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, p. 421-422, (M.G.H. Leges, Concilia, 3) : Les juges ne doivent pas être des usuriers et des avares, le roi doit les choisir dans les villae qui ne pratiquent pas l’usure. Il doit envoyer des missi qui détestent l’avaritia et la superbia. 36   Hincmar de Reims, epistula n° 18, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 109 A, (Patrologie Latine, 126). 37   Hincmar de Reims, Collectio…, cité n. 20, p. 104 38   Hincmar de Reims, De ordine…cité n.33, p.64. 39   Hincmar de Reims, Collectio…cité n.20, p. 121.



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De même le synode de Fismes doit choisir un évêque capable, craignant Dieu et haïssant l’avarice. Or Odacre est accusé par le prélat non seulement d’être poussé par la cupiditas et l’ambitio, mais d’être aussi un schismatique. Son esprit d’accaparement est le signe manifeste de son impiété40. Comme les païens, les mauvais chrétiens s’opposent à l’ordre voulu par Dieu. La pensée du prélat rejoint celle de ses contemporains : l’ordre social a été voulu par Dieu, chacun occupe la place qui lui a été assignée. Il ne faut pas rechercher les richesses et les honneurs car alors on remet en cause cet ordre divin41. La recherche excessive de richesses entraîne des comportements qui ne peuvent pas être ceux d’un chrétien. C’est notamment le refus du partage des richesses et le recours à des pratiques injustes qu’Hincmar déplore. Et les biens d’Église sont justement destinés à être partagés comme l’explique lui-même Hincmar : « Odacre, selon le jugement ecclésiastique et la définition des saints canons, s’est condamné luimême à l’excommunication en devenant avec le soutien du pouvoir séculier un invasor des biens de l’église de Beauvais, qui sont selon les règles sacrées les offrandes et les dons faits à Dieu, les vœux des fidèles, le prix des péchés et le patrimoine des pauvres. »42 Odacre est un clerc qui ne respecte pas les règles ecclésiastiques ni le jugement du synode de Sainte-Macre, la sanction est d’autant plus grave qu’il est conscient de la portée de ses actions. Pour Hincmar, en agissant comme un laïc ignorant les lois de l’Église, Odacre perd sa qualité de clerc43. 40   Hincmar de Reims, epistula n°33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 247 C, (Patrologie Latine, 126). 41   J. Devisse, Hincmar...cité n. 2, p. 492. 42   Hincmar de Reims, epistula n°33, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 247 A, (Patrologie Latine, 126) : Odacrus, relicto ecclesiastico judicio et sacrorum canonum diffinitione, per saecularem potestatem invasor rerum et facultatum ecclesiasticarum Belvacensis Ecclesiae, quae secundum sacras regulas oblationes appellantur, quia Domino offeruntur, et vota sunt fidelium, ac pretia peccatorum, atque patrimonia pauperum, ipse in se damnationis sententiam jaculavit . 43   Dans le cas d’Odacre, il convient de nuancer un peu la portée des paroles d’Hincmar. En effet l’archevêque de Reims n’a pas suivi lui non plus les règles des sacrés canons pour empêcher l’élection d’Odacre. Dans son article sur ce conflit, G. Schmitz a bien montré qu’Hincmar adapte les canons selon ses intérêts. Il s’agit ici pour lui de défendre ses droits d’archevêque et la prééminence du pouvoir des évêques (pouvoir spirituel) sur celui du roi (pouvoir temporel). Pour cela il ne respecte pas les règles d’élection épiscopale. Les accusations contre Odacre, mauvais clerc par excellence, sont d’autant plus dures qu’Hincmar lui-même, dans une « construction juridique » doit justifier sa position intransigeante. Le conflit est plus politique que religieux, et, à court d’arguments juridiques, il semblerait que l’archevêque de Reims doive s’abriter derrière la morale (d’où les accusations de cupiditas) pour défendre son opposition à l’élection d’Odacre. On passe d’un problème de droit (élection) à un problème de morale (accusations contre Odacre). L’avaritia et la cupiditas



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Hincmar élabore une morale de l’économie chrétienne qui s’adresse en priorité aux clercs. Par ses écrits il tente d’éduquer ses contemporains et de leur faire prendre conscience de la particularité de leur mission44. La charge d’un prêtre ou d’un évêque n’est pas semblable à celle du comte ou du juge. Le prélat va jusqu’à faire un parallèle entre la responsabilité d’un évêque et celle d’un comte. Le comte ne peut pas exiger une redevance supérieure à celle qui est prévue, sinon il devra répondre de cet abus lors d’un procès devant le roi ; l’évêque ne peut pas non plus exiger plus que ce qui est dû, mais lui aura à en répondre devant Dieu45. Turpe lucrum, les profits honteux et la question de la rétribution du clergé Dernière accusation que nous avons choisi d’étudier, le turpe lucrum, définit les actions réprouvées par la morale chrétienne pour accumuler des richesses ou des biens. Le mot lucrum est toujours précisé par un adjectif turpis, terrenus, ou temporalis. Il existe en effet un emploi positif de turpe. Il est ainsi question dans les capitulaires d’Hincmar des « profits des bonnes actions »46. Expression que l’on retrouve également dans la Vita Remigii : « le fruit des bonnes actions et le gain des âmes »47. Mais cet emploi reste limité et il s’agit alors d’opposer les gains obtenus dans l’au-delà aux gains terrestres et périssables de l’ici-bas. Le prélat tire ses arguments des Évangiles de Luc et de Matthieu : en poursuivant les richesses du monde on perd son âme (Luc, 9, 15 et Matth. 16, 25)48. Odacre n’est pas accusé de turpe lucrum, c’est le fait qu’il profite du soutien du pouvoir royal pour revendiquer le siège de Beauvais qui n’étant pas des catégories juridiques, elles permettent à Hincmar de renverser la polémique à son avantage. Se reporter à l’article de G. Schmitz, Hinkmar...cité n. 1, p. 463-479. 44   Car les clercs doivent rendre des comptes devant Dieu explique Hincmar dans ses Expositiones ad Carolum regem pro Ecclesiae libertatum defensione, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 1058 A, (Patrologie Latine, 125). 45   Hincmar de Reims, Collectio…cité n.20, p. 71. 46   Hincmar de Reims, Capitulaires…cité n. 19, p.69 : « bonorum operum lucra ». 47   Hincmar de Reims, Vita Remigii episcopi Remensis, éd. B. Krusch, Hanovre, 1896, p.318, (M.G.H. Passiones vitaeque sanctorum aevi Merovingici et antiquorum aliquot (I), 3) : « bonorum operum fructu et animarum lucro ». 48   Hincmar de Reims, epistula n°19, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 115 C, (Patrologie Latine, 126) : « Quid enim proficit homo, si lucretur universum mundum, se autem ipsum perdat, et animae suae detrimentum faciat ? Aut quam dabit homo commutationem pro anima sua ? ». La même idée est reprise dans le De Cavendis…cité n.9, p.136 : «… si totum mundum lucretur, anime vero sue detrimentum fiat ? ».



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est critiqué par Hincmar. Odacre n’est pas coupable de pratiques simoniaques ou usuraires, c’est son ambition et le refus d’accepter le jugement du synode qui le condamnent. Dans la Collectio de Ecclesis et Capellis, le prélat tente une définition de ce qu’est le turpe lucrum : la pratique du négoce et de l’usure ainsi que tous les moyens de faire de l’argent de façon malhonnête, mais aussi l’usage et l’abus d’un pouvoir de contrainte et la recherche de la gloire humaine49. L’accusation de turpe lucrum chez Hincmar concerne trois pratiques distinctes : l’usure, le détournement des biens ecclésiastiques et la simonie. La simonie est le fait pour le prêtre d’acheter sa charge, ou de reverser à son évêque des dons obligatoires. C’est aussi, dans l’autre sens, le fait de vendre les sacrements aux fidèles et de recevoir ou d’exiger d’eux des dons indus50. Hincmar souligne l’enchevêtrement des dons et contre-dons qui unissent les évêques à leurs prêtres ruraux. Les prêtres vivent des offrandes de leur seigneur les évêques, ces présents sont appelés les carnalia51. En retour les évêques exigent des dons de leur clergé, pour obtenir une ordination ou une consécration. Dans leur ministère au quotidien les évêques ne doivent pas recevoir de cadeaux, ils ne doivent pas non plus exiger de cadeaux ou de vivres de leur prêtre, en particulier lors de leurs visites pastorales : « les évêques en déplacement doivent vivre de leur propre revenu » rappelle Hincmar52. Les échanges de dons unissent également les prêtres à leurs fidèles : les prêtres reçoivent des biens temporels de leurs fidèles et doivent les récompenser en retour par les sacrements et les prières53. Les pratiques simoniaques et le détournement des biens ecclésiastiques par des clercs posent le problème de la rémunération du clergé. Hincmar est conscient de la distance qui existe entre la rétribution du clergé par le système de la dîme, et les pratiques d’augmenter les dons   Hincmar de Reims, Collectio…cité n.20, p. 100 et 124.   Dans la Collectio de Ecclesiis, Hincmar rapporte que les pénitents donnent de l’argent au prêtre, ou encore que les évêques reçoivent de l’argent pour le saint Chrême sous prétexte d’avoir à acheter de l’onguent. Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 86 et 102. 51   Hincmar de Reims, Collectio…cité n.20, p. 90 et 91. Il serait intéressant de savoir si Hincmar est le seul auteur à désigner ainsi les dons des évêques. Carnalia vient de l’adjectif carnalis,e : de la chair, charnel. Au neutre pluriel on peut le traduire par « les besoins du corps », cf. F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, rééd., Paris, 2000. Le dictionnaire Du Cange ne mentionne pas cette occurrence. 52   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 86, 105, 109 et 118. 53   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 91, 92 et 108. Voir J.-P. Devroey, Trois schémas de l’échange entre l’Église et les fidèles, dans Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe - IXe siècles), tome 1 : Fondements matériels, échanges et lien social, Paris, 2003, p.188-191. 49 50



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obligatoires pour survivre ou s’enrichir. À Reims, commence par se vanter le prélat, aucun évêque n’a jamais reçu de contributions des prêtres54, avant de reconnaître quelques lignes plus loin recevoir des deniers des prêtres à chaque synode, ce qu’il trouve fort regrettable55. De la même façon, il interdit à ses prêtres de recevoir le moindre cadeau de leur fidèle56, mais reconnaît ensuite que les églises dans le besoin peuvent accepter ces petites offrandes Le prélat s’appuie sur une autorité : dans la constitution de saint Rémi, le saint s’est exprimé sur la question de la rétribution des prêtres et il n’a pas interdit qu’ils reçoivent de petits cadeaux. Ce qui est important c’est distinguer les cadeaux forcés des cadeaux spontanés. Il ne faut pas que des dons spontanés deviennent obligatoires57. La question de la rétribution des clercs est au cœur de ce problème. Les prêtres accusés de s’enrichir, soit en détournant des biens d’Église, soit en exigeant des dons obligatoires pour le service du culte, sont pour Hincmar des mercenaires58, ils profitent de leur position pour s’enrichir au lieu de travailler au salut des âmes qui leur sont confiés. Cette référence est tirée de l’évangile de Jean (X, 12). Le plus souvent ce sont les prêtres des églises rurales qui sont désignés ainsi, mais il existe une occurrence qui porte sur des évêques mercenaires dans les Annales de Saint-Bertin59. Pour conclure La critique de la cupiditas ne reste pas sans réponse chez Hincmar. Le prélat est conscient des tensions qui agitent la société et de l’importance de la transmission des biens dans la reproduction sociale. Il se concentre donc sur la question de la rémunération du clergé, cher-

  Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 113.   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 121. 56   Hincmar de Reims, Capitulaires…cité n. 19, p. 74, 82, 83. 57   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 107, 119 et 122. 58   Hincmar de Reims, Capitulaires…cité n. 19, p. 81. Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 92. Hincmar de Reims, epistula n° 31, éd. J.-P. Migne, Paris, 1879, col. 229 C et D, (Patrologie Latine, 126). Le dictionnaire Du Cange donne pour l’article « Mercenarius » la définition suivante : « presbyter, qui ecclesiam deservit, certa ei assignata mercede, qui et Firmarius dicitur. » Les cas de prêtres desservants salariés prenant à ferme une paroisse sont attestés dès l’époque de la réforme grégorienne. Cependant, il est peu probable qu’Hincmar emploie le terme de mercenarius dans ce sens. Une étude de l’évolution du mot mercenarius pourrait peut-être permettre de voir la mise en place de l’affermage des paroisses. cf. art. « Mercenarius », dans Du Cange, Gloss. Lat., cité n. 27, p. 368. Sur la rétribution du prêtre on peut se reporter à S. Wood, The Proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006, p.519-575. 59   Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vieillard et S. Clémencet, Paris, 1964, p. 168. 54 55



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chant à éduquer prêtres et évêques et à les éloigner des pratiques séculières de transmission du patrimoine. Chaque membre du clergé est rémunéré selon sa fonction par les revenus de son église60. On retrouve assez souvent l’idée que les biens de l’Église sont aussi les « alimoniae servorum dei ». Cette rétribution doit permettre au prêtre de survivre et d’assurer sa mission61. Dans la dernière partie de la Collectio de Ecclesiis, Hincmar explique longuement l’expression « vivre de l’Évangile » en s’appuyant sur saint Augustin. La rémunération des clercs est justifiée par leur ministère et est assurée par l’ensemble des fidèles. Mais Hincmar déplore la situation de l’Église où les prêtres « vendent ce qui est cher à bas prix » pour s’enrichir de biens terrestres62. Les clercs sont encouragés à ne pas thésauriser et à ne pas chercher à transmettre leur patrimoine à leurs proches63. Hincmar rappelle que le but d’un pasteur n’est pas de gagner de l’argent mais de gagner des âmes. Il place au-dessus des ambitions familiales le ministère sacré des clercs et leur mission. La morale économique chrétienne développée par Hincmar ne doit pas être cherchée dans ses textes théoriques, comme le De Cavendis virtutibus et vitiis, mais dans ses capitulaires épiscopaux, dans ses lettres et ses collections juridiques. En effet, le prélat est avant tout un esprit concret, un homme qui aime l’ordre et le droit. Il n’y a pas de place dans son œuvre pour la spéculation philosophique64. Sa conception de la morale a une visée pratique directe65. Derrière chacune des accusations de cupiditas, avaritia et turpe lucrum, se trouve une situation réelle d’accaparement de biens d’Église, de simonie ou de pratiques usuraires. Les clercs qui se rendent coupables ici-bas de pratiques économiques condamnables peuvent être jugés par le roi, le comte, l’évêque

  Voir par exemple : Hincmar de Reims, Expositiones…cité n. 43, col. 1050D. Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 116. Ou encore, Hincmar de Reims, Lettre synodale du concile de Quierzy, a. 858…cité n. 34, p. 414 - 415. 61   J. Devisse, Hincmar...cité n. 2, p. 512 ; Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 120. 62   Hincmar de Reims, Collectio…cité n. 20, p. 117. 63   On retrouve l’idée que les prêtres ne doivent pas privilégier leur famille dans Hincmar de Reims, De presbiteris criminosis. Ein Memorandum Erzbischof Hinkmars von Reims über straffällige Kleriker, éd. G. Schmitz, Hanovre, 2004, p. 103-104, (M.G.H., Studien und Texte, 34). Et aussi dans la Collectio...cité n. 20, p. 102. 64   R. Wasselinck, Les Moralia…cité n. 10, p. 30. 65   En cela Hincmar se situe bien dans la lignée de Grégoire le Grand : la parole de Dieu doit être méditée non pas de façon spéculative et théorique, mais de façon pratique pour servir un enseignement concret. Voir à ce sujet C. Dagens, Grégoire et la morale chrétienne du haut Moyen Âge, dans, Saint Grégoire...cité n.26, p.77-81. 60



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cupiditas, avaritia, turpe lucrum

ou le pape. Mais à cette condamnation séculière, qui ne vient pas toujours, le prélat en ajoute une plus terrible encore, qui est la condamnation devant Dieu. Le discours économique d’Hincmar a donc une visée eschatologique première, c’est une morale du quotidien loin des réflexions théologiques pour préparer chacun à devoir rendre compte de ses actions au jour du jugement dernier. Gaëlle Calvet Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Lamop / Ecole doctrorale d’histoire de Pais 1 Bibliographie Anton H. H., Fürstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, 1968. Carrié J.-M., Pratique et idéologie chrétiennes de l’économie (IVe - VIe siècles), dans Antiquité Tardive, 14, 2006, p. 17-26. Chélini J., Chapitre VIII. Le péché dans les mentalités carolingiennes, dans L’aube du Moyen Âge. Naissance de la chrétienté occidentale. La vie religieuse des laïcs dans l’Europe carolingienne (750-900), Paris, 1997, p. 371-380. Depeyrot G., Richesse et société chez les Mérovingiens et Carolingiens, Paris, 1994. Devisse J., Hincmar archevêque de Reims (845-882), 3 vol., Genève, 1976. Devroey J.-P., Trois schémas de l’échange entre l’Église et les fidèles, dans Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe - IXe siècles), tome 1 : Fondements matériels, échanges et lien social, Paris, 2003, p.188191. Newhauser R., Towards modus in habendo : Transformations in the idea of avarice. The early penitentials through the Carolingian Reforms, dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, kan. Abt., 75, 1989, p. 1-22. Perrot E., L’argent. Lectures bibliques d’un économiste, dans F. Mies, Bible et Economie, Namur, 2003, p. 97-118. Schmitz G., Hinkmar von Reims, die Synode von Fismes 881 und der Streit um das Bistum Beauvais, dans Deutsches Archiv, 35, 1979, p. 463486. Stratmann M., Hinkmar von Reims als Verwalter von Bistum und Kirchenprovinz, Sigmaringen, 1991, (Quellen und Forschungen zum Recht im Mittelalter, 6).



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gaëlle calvet

Wasselinck R., Les Moralia in Job dans les ouvrages de morale du haut moyen âge latin, dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 31, 1964, p. 5-31.



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Isabelle Rosé

Commutatio. Le vocabulaire de l’échange chrétien au haut Moyen Âge1

D

ans son ouvrage Ordonner et exclure, D. Iogna-Prat souligne que, dans les œuvres de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (†  1156), la transformation eucharistique est désignée en priorité comme une mutatio, commutatio ou transmutatio, des termes venant aussi qualifier un certain nombre de transactions, notamment des échanges de biens. L’utilisation d’un même vocabulaire reflèterait ainsi la prégnance de l’eucharistie comme modèle pour toutes « les transformations affectant les biens et les personnes »2. Dans la continuité de ces hypothèses, il s’agit ici de préciser l’une des catégories de l’échange chrétien, la commutatio. Comme la plupart des termes latins au Moyen Âge, ce mot a une double acception, matérielle et spirituelle3. Le terme renvoie en outre à au moins deux notions, clairement distinguées par la langue française. Il est d’une part utilisé pour désigner une « transformation », c’est-à-dire un changement de situation ou parfois de nature. Il renvoie d’autre part à ce que nous qualifierions d’ « échange », bilatéral et matériel, notamment de terres, dans un monde où leur transfert ne relève pas du marché4. La commutatio foncière s’inscrit ainsi dans un système de circulation des biens, auquel participe aussi la donatio5. Contrairement

  Je tiens ici à remercier M. Lauwers, C. Caby et F. Mazel pour leurs relectures attentives et stimulantes. 2   D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’Islam, 1000-1150, Paris, 1998, p. 212-217. 3   Sur cette particularité du vocabulaire médiéval, E. Auerbach, Figura. La Loi juive et la promesse chrétienne [1938], trad. franç., Paris, 2003 ; A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle, Paris, 2001, p. 195-207, ainsi que son analyse d’un texte hagiographique, Id., Le champ sémantique de l’espace dans la Vita de saint Maïeul (Cluny, début du XIe siècle), dans Journal des savants, juillet-décembre 1997, p. 363-419. 4   Sur le système de circulation des biens au haut Moyen Âge, R. Le Jan, Malo ordine tenent. Transferts patrimoniaux et conflits dans le monde franc (VIIe-Xe siècle), dans MEFRM, 111/2, 1999, p. 951-972, ici p. 959. 5   Plus généralement, P. Jobert, La notion de donation. Convergences : 630-750, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 115-136 et 205-225. Pour un panorama historiographique des analyses 1



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à cette dernière catégorie où le destinataire est souvent passif, les deux parties ont une visibilité très forte dans la commutatio et participent pleinement à l’échange, ainsi que l’a souligné B. H. Rosenwein ; plus encore, la commutatio relève, dans la majorité des cas, d’actions simultanées, impliquant le fait de donner et de prendre6. Dans son acception matérielle, la commutatio permet ainsi d’appréhender le rapport de différentes élites à la circulation des biens, puisque des clercs, des moines et des laïcs y participent. Comme d’autres termes relevant du vocabulaire éthique employés dans un sens économique, l’usage du seul et même mot de commutatio par les clercs médiévaux pour qualifier la circulation des richesses et la transformation de la nature des choses dessine un système de représentations complexe qu’il s’agit d’éclairer, à partir d’une étude systématique du terme dans deux bases de données textuelles7. La recherche de la forme tronquée commut* a été menée dans la Patrologia latina database (PLD) et dans les Chartæ Burgundiæ Medii Ævi (CBMA), une base qui contient plus de 10 000 documents diplomatiques bourguignons, datés du VIIe au XIIIe siècle et provenant de différents corpus édités, entre autres du Recueil des chartes de Cluny8. Les occurrences incluent donc les différentes formes du verbe commutare, ainsi que tous les cas du substantif commutatio. Les résultats n’incorporent toutefois que partiellement certains champs sémantiques souvent associés à celui de la commutatio ou s’y substituant parfois, en particulier les des donations, et plus globalement du don, par les médiévistes, E. Magnani, Les médiévistes et le don. Avant et après la théorie maussienne, dans Revue du Mauss, 31/1, 2008, p. 525-544. 6   B. H. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter. The social Meaning of Cluny’s Property, 9091049, Ithaca-New York, 1989, p. 79-80. Le don et l’échange ont fait l’objet de nombreux travaux anthropologiques depuis les études de M. Mauss et M. Sahlins. Parmi les plus récents, M. Godelier, L’énigme du don, Paris, 1997 ; A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007 ; E. Magnani Soares-Christen (dir.), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, 2007. 7   Sur le façonnement des notions « économiques » dans le vocabulaire « spirituel », cf. les nombreux travaux de G. Todeschini, notamment ici G. Todeschini, Linguaggi teologici e linguaggi amministrativi : le logiche sacre del discorso economico fra VIII e X secolo, dans Quaderni medievali, 102/3, 1999, p. 597-616. Id., I vocabulari dell’analisi economica fra alto e basso medioevo : dai lessici della disciplina monastica ai lessici antiusurari, dans Rivista storica italiana, 110/3, 1998, p. 781-833. Id., Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994, p. 119-185. Cf. aussi V. Toneatto, P. Cernic et S. Paulitti, Economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, 2004. 8   Les CBMA sont disponibles, http://www.artehis.cnrs.fr/BDD/CBMA/AccueilCBMA.html. Sur les corpus intégrés dans cette base et les problèmes que pose son exploitation systématique, je me permets de renvoyer à I. Rosé, À propos des Chartæ Burgundiæ Medii Ævi (CBMA). Éléments de réflexion à partir d’une enquête sur la dîme en Bourgogne au haut Moyen Âge, dans Bulletin du Centre d’Études médiévales d’Auxerre, 12, 2008, p. 245-259.



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commutatio.

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dérivés de cambiare et de mutare, qui mériteraient une analyse particulière. Dans la mesure où le but de l’enquête est de cerner la polysémie et le système de représentations attaché à la seule commutatio, cette restriction relève du postulat de travail. Il s’agit ainsi d’articuler une analyse à petite échelle, centrée sur un corpus bourguignon très fortement clunisien, à une étude à grande échelle des discours ecclésiastiques9. La recherche dans les CBMA a mis en valeur une fourchette chronologique précise, les années 8601000, où se concentrent très clairement les occurrences. Cette première analyse a permis de restreindre le champ de recherche dans la PLD, en élargissant quelque peu les dates de l’enquête, en amont et en aval, entre Paschase Radbert († 865) qui commence son activité littéraire autour de 830, et Béranger de Tours († 1088) dont les écrits suscitent des prises de position entre 1060 et 1080, soit deux moments où la question eucharistique est au cœur des préoccupations10. Les résultats de cette enquête seront exposés en quatre temps. J’évoquerai d’abord la matrice sémantique dans laquelle s’inscrivent les différents usages de la commutatio. J’exposerai ensuite quelques conclusions sur la commutatio en tant qu’échange de biens matériels, avant d’analyser les occurrences renvoyant aux échanges spirituels, puis à un changement d’essence. La matrice sémantique de la commutatio Les usages médiévaux de commutatio/commutare s’inscrivent dans un triple héritage qui en forme la matrice. En latin classique, le terme a le double sens général d’échange/transformation, mais fait également l’objet d’emplois plus précis. La commutatio est ainsi avant tout une figure de rhétorique, la réversion, apparentée au chiasme, qui est également appelée conversio par Cicéron dans son De oratore11. Le 9   Dans la mesure du possible, l’enquête s’est efforcée de comparer les résultats établis à partir des actes bourguignons avec d’autres corpus diplomatiques. Il n’en demeure pas moins que les phénomènes lexicaux mis en évidence sont dépendants de la base des CBMA et sont sans doute à nuancer pour d’autres corpus régionaux. 10   Dans la PLD, les occurrences sont en effet au nombre de 6159. Sur la réflexion carolingienne sur l’eucharistie, C. M. Chazelle, The Crucified God in Carolingian Era. Theology and Art of Christ’s Passion, Cambridge-New York, 2001, p. 209-239. Sur les prises de position de Béranger de Tours et leurs conséquences, D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006, p. 474-478, 481-483 et 562564. 11   La commutatio rhétorique « consiste en une opposition d’une idée et à son renversement par la répétition de deux radicaux, avec un échange de la fonction syntaxique de chaque



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terme véhicule par ailleurs l’idée d’un changement brutal, souvent avec une connotation de revers de fortune (commutatio fortunæ), comme le montre l’expression commutatio Rei publicae, utilisée pour qualifier la dérive des institutions à la fin de l’époque républicaine, souvent synonyme, chez Cicéron, d’une conversio Rei publicae12. Dans la littérature stoïcienne, le terme vient enfin exprimer l’exil (commutatio locorum)13. Certains usages antiques posent donc l’équivalence du terme avec la conversio et l’associent à la notion de rupture, temporelle ou géographique. À partir du Ier siècle, le droit romain commence en outre à donner un contenu juridique à la commutatio foncière. À une époque où cette dernière n’est pas reconnue comme une forme de transaction à part entière, certains textes de jurisprudence font pour la première fois de la commutatio une sous-catégorie de la vente (venditio). Le rapprochement entre les deux termes est ensuite repris et accentué par le droit impérial qui confère à l’échange la même efficacité que la vente, en lui donnant un fondement juridique. En dernier lieu, les législations barbares inversent le rapport entre la venditio et la commutatio : la vente est à présent considérée comme un échange de biens (commutatio rerum) dont elle constitue une sous-catégorie14. Par la suite, les législations impériales, royales et canoniques de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge normalisent les procédures d’échange, affinant ainsi la définition juridique de la commutatio foncière. Au VIe siècle, différents textes de droit (romain et canon) encadrent progressivement les échanges, en particulier lorsque ceux-ci concernent des biens d’Église, en dépit de l’interdiction – sans cesse réaffirmée – d’aliéner ces derniers. D’abord tolérées seulement entre radical dans la répétition », H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, München, 1960, p. 395-397. La définition de cette figure de style est reprise par Isidore de Séville, qui permet son utilisation en latin médiéval, J. Schneider, Formen der Commutatio im mittelalterlichen Latein, dans K.Langosch, A. Önnerfors, J. Rathofer, F. Wagner (dir.), Literatur und Sprache im europäischen Mittelalter : Festschrift für Karl Langosch zum 70. Geburtstag, Darmstadt, 1973, p. 231-250. 12   Sur le revers de fortune, cf. É., Aubrion, Rhétorique et histoire chez Tacite, Metz, 1985, p. 53. Sur les expressions relatives à la République, B. Cohen, Revolution in Science, Cambridge – London, Cambridge University Press, 1985, p. 55. 13   Sur les usage stoïciens, V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, J. Vrin, 1953, p. 200. 14   L’idée que la venditio est une sous-catégorie de la commutatio est ensuite reprise dans les glossaires juridiques des Xe-XIe siècles Sur les évolutions du droit romain et canonique relatives à la commutatio, je reprends pour les développements précédents et suivants les analyses de G. Vismara, Ricerche sulla permuta nell’alto medioevo, dans Id., Scritti di storia giuridica II : La vita del diritto negli atti privati medievali, Milan 1987, p. 79-141.



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l’Église et l’autorité impériale, les commutationes de biens ecclésiastiques sont admises avec des laïcs à partir de la moitié du VIIIe siècle, à la condition que les autorités civiles et épiscopales interviennent et surtout que le partenaire ecclésiastique reçoive un bien d’une valeur supérieure à celui qu’il octroie. La législation de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge conçoit donc des échanges fonciers inégalitaires, toujours au profit de l’institution ecclésiale. La Vulgate marque en dernier lieu de son empreinte les usages médiévaux du terme de commutatio15. À deux exceptions près, les vingtquatre occurrences de commut* se trouvent dans l’Ancien Testament et ont presque toujours une connotation péjorative, en particulier lorsqu’il s’agit d’échanges matériels16. En règle générale, le terme a par ailleurs une valeur définitive : il s’agit d’un échange ou d’une transformation sur laquelle il est difficile, voire impossible, de revenir. Enfin, il semble que le substantif commutatio exprime un changement plus profond que le verbe commutare et renvoie plus clairement à la modification de l’essence d’une personne ou d’un comportement. Globalement, ces occurrences bibliques peuvent être regroupées en trois types d’acceptions. À quatre reprises, le verbe commutare renvoie aux manifestations de la puissance de Dieu. Le terme y est employé pour exprimer le passage d’une situation de prospérité à une situation de dénuement, via les effets de la vengeance divine. L’idée centrale est que Dieu peut transformer tout autant le corps (Jb 12, 20 ; Ps 72, 21) que la situation sociale d’un individu (Os 4, 7 ; Mi 2, 4), toujours dans la perspective d’une perte. Commutare et son substantif renvoient en outre aux changements, parfois en termes de mouvement ou de détournement (Gn 48, 14 ; Dn 4, 13), qui affectent le corps ou plus rarement l’esprit. Dans une seule occurrence en effet, commutatio se rapporte à l’amendement d’un comportement pour éviter la punition par Dieu (Ps 54, 20). Les modifications qui affectent le corps sont triples. Dans quatre occurrences, le verbe qualifie le changement de l’expression ou de la couleur du visage, soit dans un sens mélioratif sous l’influence divine

15   Sur la nécessité d’une prise en compte du rôle de la Vulgate dans les études sémantiques, voir l’exemple de vinea développé dans A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain…cité n.3, p. 197-198. 16   La plupart des citations évoquées proviennent de l’édition Biblia sacra juxta vulgatam versionem, Stuttgart, 1969.



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(l’illumination par la sagesse dans Qo 8, 1), soit dans la perspective d’une douleur physique ou psychique, caractérisée par une rougeur impure (Lv 13, 36) ou une pâleur soudaine (Jb 9, 27 ; Dn 5, 6). Dans un cas, on trouve en outre l’expression commutare habitum, changer de vêtement (1 R 14, 2), pour évoquer le déguisement, avec une nuance péjorative qui est reprise par les exégètes de l’Antiquité tardive17. Le substantif commutatio apparaît enfin dans Ps 88, 52 pour signifier le changement corporel dû à l’onction (commutatio christi tui). Commutatio et commutare sont enfin employés dans la Bible pour désigner des échanges. Ces derniers sont d’abord spirituels, notamment dans les Évangiles synoptiques de Matthieu (16, 26) et de Marc (8, 37) qui articulent étroitement les notions de donation (dare) et d’échange (commutatio). La commutatio renvoie ici à ce qu’il faut céder à la place de son âme (pro anima sua). Les occurrences les plus fréquentes concernent toutefois les échanges de biens matériels, qui sont mis sur le même plan que les notions de vente ou d’achat, exprimées par les termes de vendere, emere, argentum et pretium. Dans Jb 28, 15, il est ainsi précisé que la sagesse ne peut être acquise à la suite d’une commutatione argenti ou parce que des vases d’or aurait été échangés pro ea18. De la même manière, Is 55, 1 mentionne l’achat (emere) de vin et de lait absque argento et absque ulla commutatione. Enfin, une occurrence de la Genèse (47, 17) évoque le troc (commutatio) de bétail contre du pain, dans un contexte de pénurie du numéraire. Comme le droit, la Vulgate conçoit donc la vente comme une sous-catégorie de la commutatio, l’échange d’un bien contre de l’argent, mais toujours avec une nuance péjorative qui véhicule sans doute une opposition idéale don gratuit/attente d’une contrepartie. En dernier lieu, commutare apparaît à l’extrême fin du Lévitique (27, 33), au cœur des prescriptions relatives à l’acquittement des dîmes sur le bétail, et vient qualifier les tentatives de fraude qui consisteraient à échanger une bête en bonne santé contre une bête malade. Dans ce cas-là, le fraudeur devrait s’acquitter des deux animaux car ils ont été consacrés à Dieu. 17   Depuis Augustin, commutare habitum accompagne en effet l’épisode biblique du travestissement de Thamar en prostituée (mutato habitu) dans Gn 38, 14. Ce patronyme signifierait en effet « changeante » (commutans), c’est-à-dire que le « nom d’amertume » lui serait attaché. Augustin, Contra Faustum manichæum, dans PL 42, col. 457. Le propos d’Augustin est ensuite repris, entre autres, par Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, dans PL 120, col. 57 D [vers 831-849] ou Adon de Vienne, Chronicon, dans PL 123, col. 40 B [avant 870]. 18   Même type d’occurrences dans Ps 43, 13 et dans Ez 27, 15.



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Au terme de ce rapide tour d’horizon, ces différents emplois semblent parfois converger autour de plusieurs notions. Le caractère brutal et définitif de la commutatio, son association aux champs sémantiques de la conversio et de la venditio, ainsi que son usage pour décrire des relations tout autant horizontales (entre les laïcs et l’Église) que verticales (entre Dieu et les hommes) enrichissent l’acception du terme tel que le comprennent les clercs du haut Moyen Âge. La Commutatio: un échange matériel Commutatio vient qualifier une pléiade d’échanges matériels dans des occurrences qui soulignent toujours la réciprocité du don. Dans certains textes normatifs et narratifs, le terme est ainsi utilisé pour évoquer le mariage, symbolisé par l’échange d’anneaux (commutatio annulorum), une correspondance épistolaire (commutatæ litteræ), ou encore des échanges de livres entre monastères19. Dans ces acceptions-là, la commutatio participe donc à la création de liens d’amicitia ou d’affectio qui reposent en partie sur leur caractère réciproque et se situent sur un plan horizontal20. De manière générale, la commutatio désigne l’échange de biens fonciers entre deux partenaires. Elle apparaît essentiellement dans la documentation diplomatique, notamment dans les privilèges pontificaux et royaux ou les Libri translationum germaniques édités dans la Patrologie latine21. On la trouve en outre massivement dans les Annales ou Gesta qui recensent souvent les acquisitions de l’institution pour laquelle ils écrivent, en y incorporant des chartes22. Après Hincmar de Reims († 882), ce sens d’échange matériel surgit enfin dans des 19   Pour le mariage : Aimoin de Fleury, Historia Francorum, dans PL 139, col. 665 C [vers 980/985-1004]. Pour la correspondance : Anasthase le Bibliothécaire, Interpretatio Synodi VII generalis, dans PL 129, col. 267 D [vers 870]. Échanges de livres, Froumond de Tegernsee, Epistola 16, dans PL 141, col. 1290 [995-1008]. 20   Sur l’amitié au haut Moyen Âge : G. Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue. Zum politischen Stellenwert der Gruppenbilden im früheren Mittelalter, Darmstadt, 1990 ; R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 (Histoire ancienne et médiévale, 33), p. 83-85 ; sur le mariage, Ibid., p. 263-296. Ce caractère horizontal de la commutatio explique sans doute l’utilisation du terme pour désigner des chartes qui établissent une convenientia en Catalogne, cf. P. Ourliac, La convenientia, dans id., Études d’histoire du droit médiéval, Paris, 1979, p. 243-252, ici p. 249. 21   La Patrologie latine contient ainsi dans le tome 129, le Liber traditionum de Saint-Emmeran de Ratisbonne, réalisé entre 867 et 894, qui recense 121 actes d’échange. 22   Cf. par exemple les 19 occurrences de Flodoard, Historia Remensis ecclesiæ, dans PL 136 [vers 948] ou les 11 occurrences du De Gestis episcoporum Autissiodorensium, dans PL 138 [rédaction en deux phases au IXe, puis en 1052-1076]. Sur l’intégration de documents



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canons de conciles ou des collections canoniques, où il concerne avant tout les biens d’Église (commutationes rerum ecclesiasticarum), souvent sous la forme de concessions temporaires à des laïcs23. À partir du début du Xe siècle, les textes normatifs tendent ainsi à réguler ce type de circulation des biens, dont la documentation diplomatique a gardé massivement la trace24. La recherche dans les CBMA a permis de repérer 314 documents contenant la forme commut*, qui proviennent aux trois-quarts de la documentation clunisienne. Ils se répartissent chronologiquement de la manière suivante, en chiffres bruts : une progression constante, surtout à partir de 920, jusqu’à la décennie 950-960, puis une raréfaction brutale après 970-980, enfin une quasi-disparition après 1010 (Figure 1). La fourchette 920-980 constitue donc un moment fort d’utilisation de ces termes, qui ne coïncide pas tout à fait avec l’évolution chronologique globale des chartes des CBMA. Si l’on considère en effet la proportion d’actes qui contiennent ces termes, c’est plutôt la période 860-970 qui se dégage (Figure 2). La fourchette ne s’explique donc pas seulement par la meilleure conservation des actes ou par la progression de l’écrit et elle ne correspond pas non plus au remplacement de commutatio par d’autres mots comme cambium, dont l’emploi suit la tendance globale.

diplomatiques dans les Gesta, M. Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, Turnhout, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 37), p. 27-28. 23   Hincmar n’évoque les commutationes dans ce sens qu’à une seule occasion, Hincmar de Reims, Opuscula in causa Hincmari Laudunensis, dans PL 126, col. 312 B [867-869]. Pour la réflexion d’Hincmar de Reims sur les biens d’Église, cf. M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005 (Collection historique), p. 32-40 et 44-46 ; D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu…cité n.10, p. 236-249 ; S. Wood, The proprietary Church in the Medieval West, Oxford - New York, 2006, p. 804-812. 24   Cf. les 14 occurrences du manuel pour les synodes de Réginon de Prüm, De ecclesiasticis disciplinis, dans PL 131 [vers 906].



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Figure 1. Répartition par décennie, en nombre d’actes, des chartes contenant commut* dans les CBMA

Figure 2. Répartition par décennie, en pourcentage, de la proportion d’actes contenant le terme commut* dans les CBMA

À trois exceptions près, toutes les occurrences du corpus diplomatique des CBMA concernent des échanges de biens, sous deux formes principales. Dans quinze préambules de chartes de donation, commutatio, et plus fréquemment commutare, qualifient les effets attendus de la cession, c’est-à-dire l’échange de biens terrestres contre les biens célestes. Ce type de formulaire apparaît dans le deuxième tiers du Xe siècle à Cluny, mais se concentre essentiellement dans la seconde moitié du XIe siècle. Il s’explique par le phénomène général de spécialisation des moines dans la prière d’intercession et, dans le cas particulier du monastère bourguignon, par le développement des services funéraires à destination des laïcs, à partir de l’abbatiat d’Odilon (9941049)25. Ces chartes font également intervenir la notion d’aumône aux pauvres et de restitution de richesses à Dieu. Cette commutatio-là se situe donc dans une économie générale de l’échange chrétien qui

25   Sur la spécialisation des moines dans la prière d’intercession, A. Angenendt, Missa specialis. Zugleich ein Beitrag zur Entstehung der Privatmessen, dans Frühmittelalterliche Studien, 17, 1983, p. 153-221 ; P. Henriet, La parole et la prière au Moyen Âge. Le verbe efficace dans l’hagiographie monastique des XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 2000 (Bibliothèque du Moyen Âge, 16), p. 29-45. Sur la spécialisation de Cluny dans la mémoire des défunts, cf. l’article de synthèse de D. Iogna-Prat, Les morts dans la comptabilité céleste des Clunisiens aux XIe et XIIe siècles, dans Id., Études clunisiennes, Paris, 2002 (Les médiévistes français, 2), p. 125-150.



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repose sur la circulation des richesses entre riches et pauvres par l’intermédiaire de monastères, pauvres symboliques26. L’acception la plus fréquente de commutatio/commutare est cependant la transaction de biens matériels entre deux partenaires bien identifiés (86% des actes). Elle peut apparaître à divers endroits du formulaire (échange passé, présent ou futur), mais dans 48% des chartes (152 actes), elle constitue l’objet même du document. Ce type d’actes connaît une forte augmentation vers 920-940, puis jusqu’en 950-960, avant de se raréfier clairement après 1010 (Figure 3), une chronologie que l’on retrouve partout en Europe, à quelques décennies près27.

Figure 3. Répartition par décennie, en nombre d’actes, des 152 chartes d’échange des CBMA

La prégnance de cette acception d’échange de terres explique d’ailleurs l’usage de commutatio pour désigner une autre réalité que la seule transaction, un phénomène également observé pour la precaria28. Dans quarante actes, c’est ainsi l’objet diplomatique qui est désigné par le terme, plus rarement avec la précision de charta commuta26   M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (Diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), Paris, 1997, p. 182. 27   Pour le royaume d’Italie, la même tendance générale a été observée, F. Bougard, Actes privés et transferts patrimoniaux en Italie centro-septentrionale (VIIIe-Xe siècle), dans MEFRM, 111/2, 1999, p. 539-562, ici p. 541-545, avec des nuances régionales p. 559-562. Pour Lucques, même tendance globale, avec un premier pic en 760-880 et un essoufflement après 980, A. Mailloux, Modalités de constitution du patrimoine épiscopal de Lucques, VIIIe-Xe siècle, Ibid., p. 701-723, ici p. 719-723. Pour la Bavière, les échanges deviennent majoritaires après 850 et s’arrêtent après 975-980, G. Bührer-Thierry, Formes de donations aux églises et stratégies des familles en Bavière du VIIIe au Xe siècle, Ibid., p. 675-699, ici p. 688-690. À Saint-Gall, les échanges “décollent” dans le troisième quart du IXe siècle, P. Depreux, L’apparition de la précaire à Saint-Gall, Ibid., p. 649-673, ici p. 654-655. 28   La precaria désigne à la fois le contrat, l’acte diplomatique et la terre, L. Morelle, Les « actes de précaire », instruments de transferts patrimoniaux (France du Nord et de l’Est, VIIIe-XIe siècle), dans MEFRM, 111/2, 1999, p. 607-647, ici p. 615-617.



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tionis29. Dans une charte de l’évêque de Mâcon de 996, commutatio vient en outre qualifier la terre échangée et acquise par chacun des partenaires, dont les limites et mesures ont été précisées30. Dans ce cas-là, la commutatio est donc employée dans son double sens, tout à la fois échange de biens et transformation de la nature de ces derniers par leur circulation entre les hommes. Dans sept chartes datées pour la plupart du début du XIe siècle, le substantif commutatio est précisé par le génitif pretii31. Il se rapporte à ce que nous qualifierions de vente entre des moines et des laïcs, conçue comme l’échange d’un bien contre de l’argent, sans qu’il s’agisse pour autant d’une « transaction marchande pure »32. Parmi ces documents, trois chartes clunisiennes rédigées autour de 1004 concernent des biens situés à proximité de l’église Sainte-Marie de Beaumont-sur-Grosne, qualifiée de cella dans plusieurs documents contemporains, puis de doyenné33. Ces actes s’inscrivent donc dans la « politique délibérée » des moines de Cluny, mise en lumière par Didier Méhu, pour acquérir des lieux stratégiques, y renforcer leur présence et structurer leur seigneurie en réseau de doyennés, en faisant pression sur les donateurs, ici par des achats34. Le fait de désigner une telle démarche comme une commutatio pretii met toutefois l’accent sur le caractère bilatéral de l’échange, le débarrasse de sa connotation péjorative et l’assimile à un don réciproque.

29   Cf. par exemple, n° 49, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny. Tome 1 : 802-954, éd. A. Bernard et A. Bruel, Paris, 1876, p. 56-57 (en 892). 30   Infra istas terminationes unusquisque suam commutationem teneat et possideat, n°LXXX, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon : connu sous le nom de Livre enchaîné, éd. M. C. Ragut, Mâcon, 1864, p. 65. 31   Cf. par exemple, n°2323, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny. Tome 3 : 987-1027, Paris, 1884, p. 443 (996-1031). Inversement, en Espagne, une charte désignée comme une venditio consiste en fait en un échange de biens, S. Wood, The proprietary Church…cité n.23, p. 768. 32   Les transferts d’argent du haut Moyen Âge demeurent en effet dans une perspective de relations personnelles, cf. L. Feller, Enrichissement, accumulation et circulation des biens. Quelques problèmes liés au marché de la terre, dans L. Feller et C. Wickham (dir.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005, p. 3-28, ici p. 13-15, 23, 28. Dans une perspective anthropologique, F. Weber, De l’anthropologie économique à l’ethnographie des transactions, Ibid., p. 29-48, ici p. 43. 33   Il s’agit des chartes n°2364, Ibid., p. 469-470 ; n°2598, Ibid., p. 651 et n°2602, Ibid., p. 654-655. 34   Sur le doyenné de Beaumont-sur-Grosne, D. Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (Xe-XVe siècles), Lyon, 1999 (Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 9), p. 95-100 ; sur ce type de stratégies, Ibid., p. 104-105.



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Le rapprochement de ces termes atteste la proximité entre différents gestes qui permettent la circulation des biens au Moyen Âge, une porosité sémantique que l’on retrouve dans le formulaire, d’origine tardo-antique, des 152 actes d’échange35. L’expression de l’échange de biens est en effet riche et très souvent redondante. La forme la plus courante est le verbe commutare qui apparaît dans 75% des actes d’échange, répartis sur la fourchette 930-980. Entre 920 et 960, on trouve en outre la formule commutare et donare dans 21 chartes qui vient généralement préciser une première occurrence de commutare au début de l’acte. Ce type de formulaire rejoint la désignation de l’échange foncier comme une donatio dans quatre actes clunisiens du Xe siècle36. Commutare équivaudrait donc à un don simultané, ou plus exactement à un don à tour de rôle entre deux partenaires. Les formulaires diplomatiques eux-mêmes attestent que l’échange de biens est conçu comme une donation particulière. Les actes énumèrent en effet d’abord ce que la première personne cède, en employant la plupart du temps le verbe donare, puis les dons de la seconde personne, avec un vocabulaire symétrique, parfois introduit par des expressions de réciprocité (vice commutationis, in vicissitudine, in (re)compensatione hujus rei). Certains échanges apparaissent d’ailleurs de fait comme des donations, puisque 22 actes mentionnent le don d’un seul partenaire, en général laïc. Il pourrait toutefois s’agir d’un effet de source, c’est-à-dire du résultat d’une mise par écrit par le destinataire de l’échange, monastique ou ecclésiastique, qui n’aurait pas jugé utile de mentionner son propre don37. On peut toutefois émettre d’autres hypothèses pour expliquer la conception de la commutatio comme une forme de don, qui relèvent cette fois du caractère dissymétrique de l’échange. La dissymétrie découle d’abord de ce qui est échangé, moins d’un point de vue qualitatif, que par la disproportion entre les mesures de terres obtenues par les laïcs d’une part et par leurs partenaires ecclé-

35   Sur l’origine tardo-antique des formulaires, G. Vismara, Ricerche sulla permuta…cité n.14, p. 139. 36   N° 382, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny,1…cité n.29 , p. 363-364 (930) ; n°676, Ibid., p. 629-630 (946) ; n° 1902, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, 1II…cit., p. 127 (991-992) ; n°2014, Ibid., p. 226-227 (1030-1040). 37   B. H. Rosenwein souligne en outre que les commutationes étaient devenues rares au moment de la mise par écrit du cartulaire A de Cluny, par lequel beaucoup de chartes ont été transmises, ce qui expliquerait l’absence de mention de la contrepartie clunisienne. B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité n.8, p. 82.



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siastiques d’autre part38. L’échange apparaît ainsi comme un moyen de recevoir, mais surtout, pour les laïcs, de donner davantage, ainsi que le prescrivent les législations romaine et canonique depuis le VIe siècle. Parce qu’elle induit une estimation des biens, une telle obligation juridique explique sans doute la mention quasi systématique des mesures des terres échangées dans les formulaires39. Il s’agit vraisemblablement du résultat d’une évaluation préalable destinée à attester la licéité de l’échange, tout comme les actes lombards mentionnent systématiquement des extimatores chargés de vérifier que le partenaire ecclésiastique est bien favorisé40. La commutatio est donc un échange ontologiquement inégal qui s’inscrit en cela dans le système de représentation relatifs aux donations : elle implique le fait de rembourser une dette contractée envers Dieu et de lui rendre les biens qu’il a concédés à certains hommes, par l’intermédiaire des destinataires ecclésiastiques41. La dissymétrie intervient aussi par une différence de statuts entre ses acteurs, puisque la très grande majorité des échanges se fait entre des laïcs et les membres d’une institution ecclésiastique, généralement monastique42. Pour B. H. Rosenwein, dans le cas de Cluny, ces transactions ont pour but de consolider la seigneurie clunisienne, mais aussi de concrétiser et de publiciser les liens entre saint Pierre et des laïcs, hypothèse qui s’appuie sur la mention quasi systématique des limites des parcelles dans les chartes, notamment lorsqu’elles avoisinent la terre monastique43. Une telle dissymétrie a également été observée dans la péninsule italienne et y a été expliquée par l’interdiction d’aliéner les biens ecclésiastiques dans le droit romain et canonique, ce qui aurait contraint les membres de l’Église à faire un usage intensif de la commutatio pour pallier l’impossibilité des ventes44. Dans les CBMA, les 100 chartes faisant intervenir des partenaires au statut distinct dans l’échange se concentrent sur la période 920-1000, avec   Sur la dissymétrie dans les échanges dans le cartulaire de Cluny, Ibid., p. 81-82. Même phénomène pour Saint-Vincent de Mâcon, cf. par exemple la charte n° LXXX, Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon…cité n. 37, p. 65. 39   B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité n. 8 , p. 82. 40   Sur les actes lombards, G. Vismara, Ricerche sulla permuta…cité n.14, p. 105-108. 41   Sur le système de représentation des donations, B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité, n.8, p. 137-139. 42   Les actes originaux recensés par l’Artem montrent le même phénomène, B.-M. Tock, L’acte privé en France, VIIe siècle-milieu du Xe siècle, dans MEFRM, 111/2, 1999, p. 499-537, ici p. 518. 43   B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité n.8, p. 81-82. 44   G. Vismara, Ricerche sulla permuta...cité n.14, p. 140. 38



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un pic en 940-960, mais se raréfient brusquement, puis disparaissent clairement après l’an Mil (Figure 4).

Figure 4. Répartition par décennie, en nombre d’actes, des 100 chartes d’échanges entre laïcs et partenaires ecclésiastiques dans les CBMA

Dans le cas de Cluny, B. H. Rosenwein a expliqué l’arrêt des échanges entre laïcs et moines par l’obtention de l’exemption qui consacre le caractère sacré de la terre clunisienne en 998, mais la tendance est la même pour les actes de l’évêque de Mâcon et ceux des chanoines de Nevers et, plus généralement, à l’échelle européenne45. Cette chronologie rencontre en outre celle de la législation canonique et des privilèges, entre 998 et le début du XIe siècle, qui évoquent massivement les commutationes de biens d’Église et les contrats emphytéotiques susceptibles d’être annulés46. En dénonçant l’échange de biens, ce type de texte les appréhende à la suite des venditiones ou les assimilent à des commutationes de biens contre de l’argent47. Cette mise sur le même plan de la commutatio et de la venditio s’ancre dans le droit romain qui assimilait clairement les deux transactions, mais aussi sans doute dans les autorités scripturaires qui rapprochaient ces termes, souvent de façon très péjorative. La raréfaction des échanges autour de l’an Mil correspond donc à un changement global qui concerne les rapports entre clercs (ou moines) et laïcs, tout comme les modalités de circulation des biens entre eux. Au même moment, la proportion de donations augmente en effet dans les chartes de Bourgogne – comme ailleurs la proportion de précaires, de livelli ou d’achats –, c’est-à-dire que les partenaires   B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité n.8, p. 87-88. Pour l’évolution des échanges en Europe occidentale, cf., n. 34. 46   F. Bougard, Actes privés…cité n. 27, p. 552-558. Cf. les 23 occurrences de Burchard de Worms, Libri decretorum, dans PL 140 [1008-1012]. 47   Assimilation des biens détenus à des commutationes contre de l’argent dans un texte plus ancien : Atton de Verceil, De pressuris ecclesiasticis, dans PL 134, col. 88 A [vers 943]. Serge IV, Diploma, dans PL 139, col. 1519 C [en 1011] ; Burchard de Worms, Libri decretorum, col. 706 D-707 B. 45



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ecclésiastiques imposent à ce moment-là un mode de relations plus univoques avec les laïcs, qui les placent dans une position de contrôle accru sur leurs biens48. De ce point de vue, il est significatif que les occurrences de la commutatio comme échange de biens célestes contre des biens terrestres apparaissent dans les chartes au cours du deuxième tiers du Xe siècle puis se concentrent au XIe siècle, comme si la circulation de biens matériels entre institutions ecclésiastiques et laïcs avait été remplacée par l’échange de biens de nature différente, procédant ainsi à une sorte de spiritualisation de la commutatio. Felix commercium. La commutatio: un échange spirituel Les préambules de chartes de donation, qui font de la cession de la terre la contrepartie des biens célestes attendus, s’inscrivent dans un système de représentations plus vaste. Contrairement aux échanges matériels, cette commutatio spirituelle se situe sur un plan vertical, entre les hommes et Dieu, dans la perspective d’accéder au salut. Elle concerne ainsi les rapports entre ici-bas et au-delà. De manière générale, plusieurs textes narratifs emploient le verbe commutare pour exprimer le décès, conçu comme une transformation de la vie par la mort (vitam morte commutavit) ou plus fréquemment comme un échange de la vie contre la mort (vitam cum morte commutavit)49. Dans le cadre du martyre, cette acception nécrologique de la commutatio est enrichie et replacée dans l’eschatologie chrétienne : la mort est un échange du royaume terrestre contre le royaume céleste, conception qui oppose le caractère provisoire du premier à la dimension éternelle du second. Dans son De predestinatione, Hincmar de Reims évoque ainsi la passion de Paul comme l’« échange d’une vie corporelle contre une gloire éternelle », tandis que Hucbald de Saint-Amand († vers 930) qualifie celle de Cyr et de sa mère Julitte de commutatio d’un felix mercimonium, en utilisant une métaphore économique50. L’image de la mort comme échange des réalités terrestres

48   À ce titre, les tableaux récapitulatifs de B. H. Rosenwein sur la proportion respective des transactions clunisiennes sont particulièrement significatifs, B. H. Rosenwein, To be the Neighbor…cité n.8, p. 215-216. 49   Liutprand de Crémone, Antapodosis, dans PL 136, col. 842 B [vers 956]. De gestis episcoporum Autissiodorensium, col. 387 A. Bernon de Reichenau, Epistola 6, dans PL 142, col. 1164 C [1008-1048]. 50   Hincmar de Reims, De Predestinatione, dans PL 125, col. 323 A [vers 855]. Hucbald de Saint-Amand, Passio Quirici et Julittæ, dans PL 132, col. 855 C [vers 860].



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contre le royaume céleste est ensuite reprise par certains milieux monastiques réformateurs au début du XIe siècle51. Au-delà de cet arrière-plan général, la commutatio permet d’articuler les actes accomplis au cours de l’existence terrestre et l’obtention de la vie éternelle, dans une perspective eschatologique. De ce point de vue, les autorités de Mathieu (16, 26) et Marc (8, 37) jouent un rôle central, puisqu’elles posent clairement la question de ce qu’il faut donner à Dieu en échange de son âme. Il s’agit en effet des versets les plus fréquemment cités, signe que la commutatio bibilique qui intéresse les auteurs médiévaux concerne l’échange spirituel. La plupart des commentateurs font une lecture monastique de ces autorités, promues au rang de métaphores de l’entrée dans le cloître. Pour Paschase Radbert, la contrepartie de l’âme est ainsi l’abandon du monde, tandis que deux siècles plus tard le réformateur Pierre Damien († 1072) utilise ces versets pour souligner le caractère irrévocable et définitif du don de soi52. Cet usage cénobitique de la commutatio pour signifier l’entrée dans le cloître dépasse le cadre des seuls commentaires ou réminiscences bibliques. Deux chartes de Cluny de 948 contiennent ainsi l’expression habitus commutatio, mise en parallèle avec le renoncement au monde (abrenunciacio seculi), pour qualifier le don de soi dans le cadre de la conversion cénobitique53. Contrairement à la citation biblique de 1 R 14, 2 et à l’exégèse qui soulignaient le caractère d’artifice du déguisement, les formulaires diplomatiques, tout comme plusieurs textes narratifs, tendent ainsi à valoriser l’échange du vêtement laïque (sæcularis habitus) contre un habit monastique (habitum monachi)54. Cette qualification métonymique de la conversion monastique s’inscrit dans une tradition remontant à Cassien et à Benoît qui fait de l’abandon des effets laïques pour l’habit monastique le marqueur véritable de l’entrée dans le cloître55. Dans ces occurrences, comme 51   Vita sancti Dunstani, dans PL 137, préface, col. 415 A [texte anonyme rédigé au début du XIe siècle]. Aimoin de Fleury, Historia Francorum, col. 751 B et col. 824 D. 52   Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, col. 572 D-573 A.  Pierre Damien, De fide Deo obstricta, dans PL 145, col. 674 D [avant 1072]. 53   N° 721, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, 1…cité n. 29, p. 673-675 ; n °724, Ibid., p. 677-679. 54   Jean de Saint-Arnoul, Vita Johannis Gorziensis, dans PL 137, col. 264 B [974-984]. De gestis episcoporum Autissiodorensium, col. 222 C. 55   G. Constable, The Ceremonies and Symbolism of entering religious Life and taking the monastic Habit, from the fourth to the twelfth Century, dans Segni e riti nella chiesa altomedievale occidentale (Atti della 33a Settimana di Studio del Centro italiano di Studi sull’alto Medioevo, Spoleto, 11-17 aprile 1985), vol. II, Spolète, 1987, p. 771-834, ici p. 799-800.



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dans les commentaires cénobitiques de Mt 16, 26 et Mc 8, 37, la commutatio vient donc symboliser un changement d’état, conçu progressivement comme irréversible. En arrière-plan de ces usages sémantiques relatifs à l’échange spirituel se trouve donc l’idée d’une transformation de la nature des personnes, dans une perspective véritablement sacramentelle à partir du XIIe siècle56. Ces occurrences évoquant la conversion monastique rencontrent parfois l’acception de la commutatio nécrologique, dans une grande similitude de vocabulaire qui véhicule l’idée que l’entrée au monastère équivaut à une mort pour le siècle, mais aussi à une anticipation des réalités célestes57. Dans la Vie du missionnaire Lebwin, Hucbald de Saint-Amand qualifie ainsi le retrait du roi Carloman au monastère de felix commutatio, par laquelle le souverain « avait abandonné un royaume terrestre et temporel pour mériter d’atteindre le royaume céleste qui est éternel », reprenant ainsi pratiquement les termes utilisés pour la passion de Cyr et de Julitte58. L’expression de felix commutatio remonte à l’exégèse de Cassiodore († 580) sur le psaume 55, soulignant l’impact nécessaire de la perspective du jugement dernier sur la vie humaine. Cassiodore comprend la felix commutatio comme le processus du salut, le passage d’une existence courte menée dans la crainte à une joie éternelle aux cieux59. Dans le cadre de la conversion tardive, Hucbald de Saint-Amand dessine donc, à travers la commutatio et son entourage lexical, un système de représentation cénobitique qui articule le martyre, l’anticipation des réalités célestes – échangées contre le monde terrestre – et la prise d’habit monastique60. 56   Sur la conversion tardive chez Odon de Cluny († 942), auteur quasi contemporain des deux chartes de 948, je me permets de renvoyer à I. Rosé, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny, Turnhout, Brepols, 2008 (Collection d’Études médiévales de Nice, 8), p. 510-517. Sur la conversion tardive et sur sa conception sacramentelle au XIIe siècle, C. De Miramon, Embrasser l’état monastique à l’âge adulte (1050-1200). Étude de la conversion tardive, dans Annales HSS, 4, 1999, p. 825-849, ici p. 845. 57   Sur l’idée que le moine est mortuus mundo, M. Lauwers, La mémoire des ancêtres…cité n. 26, p. 91. 58   Hucbald de Saint-Amand, Vita s. Lebuini, dans PL 132, col. 885 B [918-930]. Même type d’occurrence, évoquant cette fois la conversion érémitique, Adson de Montier-en-Der, Vita sancti Basoli, dans PL 137, col. 651 A [970-990]. 59   Cassiodore, Expositio psalmorum, dans PL 70, col. 395 C [vers 538]. Pour l’influence de ce texte, L. W. Jones, The Influence of Cassiodorus on medieval Culture, dans Speculum, 20/4, 1945, p. 433-442. 60   On trouve ce type d’adéquation, sans référence à la commutatio, dans des textes un peu plus tardifs rédigés en milieux clunisiens, I. Rosé, Construire une société seigneuriale…cité n.56,



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À l’époque grégorienne, ce type de réflexions sort du cadre de la seule entrée au monastère pour venir qualifier le mode de vie cénobitique lui-même. Dans son opuscule dédié à l’anachorète Léon, Pierre Damien joue sur le double sens de commutatio, en qualifiant le mode de vie érémitique de felix commercium « où les biens célestes (cœlestia) sont échangés (commutantur) contre des biens terrestres (pro terrenis) et où les biens transitoires sont transformés en biens éternels »61. À nouveau, l’expression d’« heureux commerce » remonte à l’Expositio psalmorum de Cassiodore, au cœur d’une digression sur la figure de Jacob, considérée comme un symbole du bon comportement chrétien. En faisant allusion à l’acquisition du droit d’aînesse de son frère (Gn 25, 31-33), il y explique que Jacob, par « un felix commercium, offrit des biens charnels (carnalia) pour pouvoir obtenir des biens spirituels (spiritualia) », dialectique très proche des préambules des chartes de donation62. L’expression d’« heureux commerce » est par la suite ponctuellement reprise et enrichie, notamment en milieu monastique63. Seul Pierre Damien articule toutefois le felix commercium à commutare, pour faire du mode de vie érémitique la condition par excellence où s’accomplissent à la fois l’échange et la transformation des biens terrestres en trésors célestes. Or, pour cet auteur, la commutatio renvoie également au caractère définitif de la conversion monastique, c’est-à-dire que le terme véhicule très clairement chez lui, comme dans la tradition monastique antérieure, la double notion d’échange vertical entre les hommes et Dieu et de transformation des biens et des personnes.

p. 534-541 et D. Iogna-Prat, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint Maïeul de Cluny (954-994), Paris, Éditions du Cerf, 1988, p. 108-115 et 324-334. 61   Pierre Damien, Liber Dominus vobiscum, ad Leonem, dans PL 145, col. 247  B [avant 1072]. 62   Cassiodore, Expositio psalmorum, col. 334 B. Hilaire de Poitiers († 367) est le premier auteur à utiliser l’expression, dans le sens d’un échange de la loi juive contre la loi du Christ, Hilaire de Poitiers, Commentarius in Matthæum, dans PL 9, col. 1026 A. 63   Colomban, Intructiones, dans PL 80, col. 249 D [Sermons rédigés entre 575 et 615]. Bède le Vénérable, Hexæmeron, dans PL 91, col. 137 C [traité d’exégèse sur la Genèse, vers 720]. Alcuin, Vita Richardi, dans PL 101, col. 685 B [vers 800].



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La Commutatio : une transformation de la nature des choses La transformation de la nature des choses est exprimée généralement par le verbe commutare, souvent conjugué au passif, forme grammaticale qui renforce encore l’expression du changement de nature, dans un sens péjoratif ou mélioratif. Si l’on excepte quelques occurrences dénonçant l’altération de la coutume ecclésiastique, des dogmes ou des autorités dans le contexte des débats doctrinaux carolingiens, la commutatio des objets renvoie avant tout à l’eucharistie, qui procède à une transformation des espèces64. Le terme reste toutefois marginal dans la controverse des années 840-850 : elle est davantage le fait de Ratramne de Corbie que de Paschase Radbert, pourtant partisan de la présence réelle et donc d’une transformation véritable des espèces, qui semble préférer les verbes fieri ou mutare 65. L’expression par commutatio/commutare de la capacité générale qu’a Dieu de modifier le cours ou la nature des choses se répand peu à peu, comme l’attestent, dans les années 970980, deux auteurs formés en Lotharingie66. À terme, lors de la seconde controverse eucharistique suscitée par les prises de positions de Béranger de Tours, commutatio et commutare deviennent prépondérants pour désigner la transformation du pain et du vin, dans trois opuscules rédigés entre 1060 et 107967. Ce phénomène s’explique, entre autres, par l’utilisation inédite et systématique, dans les traités eucharistiques, d’une phrase du De sacramentis d’Ambroise († 397) portant sur l’efficacité sacramentelle de la parole du Christ. Après avoir évoqué le rôle essentiel du Verbe divin (sermo Christi) dans la création du monde, l’évêque de Milan souligne : « Si donc il y a dans la parole du seigneur Jésus une si grande force que ce qui n’existait pas commence à exister, combien est-elle plus efficace pour faire que ce qui était existe et soit 64   Sur la modification de la législation ou des autorités ecclésiastiques : Ratramne de Corbie, Contra Græcorum opposita, dans PL 121, col. 228 C [868] ; Hincmar de Reims, De Predestinatione, col. 111 B ; id., De divortio Lotharii et Theutbergæ, dans PL 125, col. 786 C [860] ; Id., Opuscula in causa Hincmari Laudunensis, col. 389 A ; Anasthase le Bibliothécaire, Interpretatio Synodi VII generalis, col. 384 B, 414 C-D et 475 B. 65   Paschase Radbert, Liber de corpore et sanguine Domini, dans PL 120, col. 1287 C-D (commutatur) [831-833] ; Ratramne de Corbie, De corpore et sanguine Domini, dans PL 121, col. 134 B (commutatio, deux fois), col. 148 B-C (commutatio, commutatum) [843]. 66   Rathier de Vérone, Apologeticus, dans PL 136, col. 642 A [vers 968] ; Jean de Saint-Arnoul, Vita Johannis Gorziensis, col. 305 C. 67   Durand de Troarn, Liber de corpore et sanguine Christi, dans PL 149 (2 occurrences) ; Guitmond d’Aversa, De corporis et sanguinis Christi veritate in eucharistia, dans PL 149 (11 occurrences) ; Lanfranc du Bec, De corpore et sanguine Domini, dans PL 150 (8 occurrences).



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transformé en autre chose (in aliud commutentur) »68. Ce n’est donc qu’à l’époque grégorienne que les débats eucharistiques, en reprenant Ambroise, expriment par le terme de commutatio la capacité qu’a Dieu de créer et surtout de transformer la nature des choses. La transformation concerne bien plus fréquemment les personnes, tout d’abord dans une perspective pénitentielle de commutatio morum. Bien que certains auteurs décrivent une commutatio péjorative des vertus en vices, beaucoup d’occurrences expriment une amélioration des mœurs, dont la matrice est sans doute le psaume 54, 20 qui insiste sur la correction nécessaire des comportements pour éviter la punition divine69. Dans ces textes, le verbe commutare qualifie la transformation d’un amour de la vie terrestre en désir des biens célestes, sous l’influence du Christ, s’inscrivant ainsi dans la dialectique verticale qui sous-tendait l’échange des réalités présentes contre les promesses futures70. Dans certains commentaires ou réminiscences de l’épître aux Romains (9, 22-23) au Xe siècle, l’amélioration du comportement des hommes est en outre exprimée par une métaphore : Dieu transforme (commutat) des vases de colère en vases d’humilité. Cette image constitue en fait une reprise corrompue d’un commentaire de Grégoire le Grand († 604) sur les psaumes pénitentiels qui y utilisait le verbe facere71. L’articulation de la démarche pénitentielle à la commutatio semble émerger à la période carolingienne, moment où la pratique est normalisée72. Dans la seconde moitié du IXe siècle, Paschase Radbert associe ainsi le terme à la confession et Adon de Vienne († 874) à la pénitence73. Le lien entre cette dernière et la notion de transformation remonte à Augustin († 430) qui, dans son exégèse sur le psaume 109 définit la « pénitence (pœnitentia) » comme une « mutation des   Ambroise, De sacramentis éd. B. Botte, Cerf, Paris, 2007 (Sources chrétiennes, 25bis), p. 110-111. Sur ce texte, longtemps suspecté, Ibid., p. 7-21. 69   Pour la commutatio péjorative, Paschase Radbert, In Lamentationes Jeremiæ, dans PL 120, col. 1201 B-1202 A et 1250 B [vers 860]. 70   Entre autres, Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, col. 570 B. 71   Atton de Verceil, Expositio epistolarum s. Pauli, dans PL 134, col. 225 B [avant 960] ; Folcuin de Lobbes, Vita Folcuini Tarvennensis, dans PL 137, col. 535 B [vers 975]. Pour une première formulation, Grégoire le Grand, Expositio in psalmos pœnitentiales, dans PL 79, col. 609 C, 612 A et 651 B. 72   Pour un aperçu historiographique commode sur la pénitence à l’époque carolingienne, S. Hamilton, The Practice of Penance, 900-1050, Woodbridge, 2001, p. 2-20. 73   Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, col. 58  B.  Adon de Vienne, Chronicon, col. 135 A.  68



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choses (mutatio rerum) »74. Dans les textes du IXe siècle, la mutatio a été remplacée par la commutatio et suppose la médiation de l’Église dans l’amendement des comportements. Dans les écrits réformateurs, la commutatio des mœurs fait enfin l’objet d’interprétations spécifiquement monastiques. Dans les années 917-927, Odon de Cluny († 942) utilise commutare dans un sens péjoratif qui s’applique aux personnes, puisqu’il vient qualifier la dérive des normes cénobitiques vers des comportements séculiers75. À la fin du Xe siècle, la transformation concerne davantage le monastère et sa restauration matérielle, comme le montre of la Vie de Jean de Gorze76. En contexte « grégorien », enfin, plusieurs emplois métaphoriques de commutare consacrent l’image d’un cloître nécessairement coupé de l’univers des laïcs. Dans un traité polémique du pape Léon IX († 1054), la possession du monastère d’Hirsau par des laïcs apparaît ainsi comme une transformation de « l’officine des saintes vertus en caverne de tous les vices » ; inversement, dans des textes contemporains, fonder une abbaye revient à transformer une « maison de guerre » en « maison de paix » ou une « cour des princes » en « cloître monastique »77. Les écrits réformateurs attestent ainsi un déplacement de l’attention portée à la transformation des mœurs cénobitiques, des personnes vers la situation des établissements religieux. Souvent exprimée par des métaphores, la commutatio réformatrice à forte connotation pénitentielle fait ainsi des moines, puis des cloîtres qu’ils peuplent, des entités particulières, nécessairement coupés des tumultes du siècle. Dans le domaine de la transformation des personnes, le verbe commutare exprime d’abord le vieillissement, conçu comme une transformation, voire une dégradation, de l’apparence du corps par un passage de la jeunesse à la sénilité78. Il convient de souligner qu’Odon de Cluny articule cette dimension inévitable de la condition humaine à la perspective de la mort et du jugement dernier, tandis qu’Atton de

  Augustin,  Enarrationes in psalmos, dans PL 37, col. 1460.   Odon de Cluny, Collationes, dans PL 133, col. 582 B. 76   Jean de Saint-Arnoul, Vita Johannis Gorziensis, dans col. 262 A. 77   Léon IX, Oratio ad Adelpertum comitem, dans PL 143, col. 580 A [1049]. Chronicon Hildesheimense, dans PL 141, col. 1247 A [vers 1079]. Pierre Damien, Passio Floræ et Lucillæ, dans PL 144, col. 1028 A [avant 1072]. 78   Odon de Cluny, Collationes, col. 519 B. Même type d’emploi dans Atton de Verceuil, Expositio epistolarum s. Pauli, dans PL 134, col. 734 C [924-960] et Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, dans PL 146, col. 606 B [vers 1075]. 74 75



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Verceil († 960) l’oppose à l’éternité de Dieu. Au milieu du Xe siècle, la commutatio-vieillissement est donc ontologiquement liée à la question de la nature divine et à l’élection future permise par cette dernière. Le rôle central de la figure divine dans la transformation des personnes est également prégnant lorsque la commutatio exprime le changement de nom ou de nature de certaines figures bibliques, une pratique exégétique qui remonte à Jérôme († 420) : une telle transformation est généralement conçue comme une amélioration, par l’emploi de commutare in melius79. Ce type de commutatio identitaire révèle un programme de vie, c’est-à-dire une aptitude à jouer un rôle majeur dans l’histoire du salut, comme dans le cas d’Abraham et de Sarah, mais exprime surtout la capacité qu’a Dieu de transformer et de choisir les personnes en leur imposant un nouveau nom. C’est d’ailleurs le changement par l’élection divine qui constitue l’acception la plus courante de la transformation des personnes, notamment dans les textes de l’époque carolingienne qui reflètent les questionnements contemporains sur la prédestination80. L’élection par le Christ y est conçue comme une commutatio qui fait passer les hommes du mal au bien (commutare in melius) et qui, pour certains auteurs, leur confèrera les biens célestes après leur mort, c’est-à-dire que cet usage recoupe la commutatio nécrologique81. Cette élection est présentée par Hincmar de Reims comme l’inverse d’une dégradation (commutatio in peius ou in deterius) qui sous-tend l’ensemble des textes : celle d’Adam dont la nature, immortelle à l’origine, a été transformée par le péché originel82. Comme le soulignent Jean Scot († 876), Bruno de Wurzbourg († 1045) et Odilon de Cluny († 1049), la transformation des personnes est donc le résultat de la seule action divine et repose sur une dialectique qui articule deux commutationes opposées qui fondent le processus du salut : d’une part l’acquisition d’un statut mortel par l’homme après la chute ; d’autre part, le rachat de

79   Sur l’importance des nomina commutata chez Jérôme, P. Lardet, L’apologie de Jérôme contre Rufin : un commentaire, Leiden – New York, 1993, n. 277a, p. 126. Cf., entre autres, Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, col. 50 C (Abraham), 407 A (Mathieu). 80   Sur ces débats carolingiens, C. M. , The crucified God…cité n. 10, p. 165-209. 81   Paschase Radbert, De Vita Adalhardi, dans PL 120, col. 1508 D et 1538 B [vers 826]. Florus de Lyon, De tribus epistolis, dans PL 121, chap. 6, col. 998 C-D [avant 860, attribué à tort à Remi de Lyon]. Odon de Cluny, Collationes, col. 587 B. Atton de Verceil, Expositio epistolarum s. Pauli, col. 594 D. Rathier de Vérone, Sermo 4, dans PL 136, 722 A [vers 962965]. Bruno de Wurzbourg, Expositio Psalmorum, dans PL 142, col. 178 A, col. 217 C, 257 A, 258 B, 276 D, 351 D, 492 B [1040-1045]. 82   Hincmar de Reims, De Predestinatione, col. 197 D.



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l’homme par le Christ via le baptême, avec la promesse de l’éternité83. Dans toutes ces occurrences, l’agent des transformations est déterminant dans la mesure où son identité, humaine ou divine, explique la connotation péjorative ou non de certaines commutationes. Ces dernières sont en effet souvent appréhendées comme des pertes – de vertus ou de dogmes –, lorsqu’elles sont opérées par des hommes, et comme des améliorations quand Dieu ou l’un de ses représentants se trouvent à son origine. L’insistance sur Dieu, comme agent de la bonne commutatio, s’articule clairement, à l’époque carolingienne, avec les questionnements sur la nature divine, notamment avec l’affirmation récurrente de son immutabilité, dans le contexte des débats sur la prédestination et la nature du Christ84. Plusieurs textes réaffirment ainsi l’idée d’Augustin dans son De trinitate : la spécificité de l’essence divine est d’être sine ulla commutatione85. Cette immutabilité de Dieu est souvent articulée avec son éternité et sa dimension créatrice de choses ou d’êtres muables par essence. C’est parce qu’il est immutabilis et éternel que Dieu détient un pouvoir de commutatio. La question de la transformation des personnes par Dieu s’appuie, dans trois occurrences, sur un référent biblique récurrent : la commutatio dexteræ Excelsi, « transformation de la droite du Très-haut », une réminiscence corrompue du psaume 76,11 qui évoque la mutatio dexteræ Excelsi. Cassiodore en a fixé l’exégèse : « la droite du Très-haut est le seigneur Christ, par lequel nous avons été transformés (sumus commutati) de telle sorte que, depuis notre condition servile, nous méritions d’être appelés ses fils »86. Le processus de mutatio est ainsi inhérent au rachat de l’humanité par le Christ qui permet le salut. Plus encore, il s’agit d’une modification profonde de la nature des hommes, bien visible dans l’expression sumus commutati : elle signifie en effet, en même temps, le processus de transformation par la personne   Sur la promesse de l’éternité : Jean Scot, De divisione naturæ, dans PL 122, col. 804 B [862-867]. Sur l’importance du baptême : Bruno de Wurzbourg, Expositio Psalmorum, col. 257 A ; Odilon de Cluny, Sermo 9, dans PL 142, col. 1018B [sur la Pentecôte]. 84   Paschase Radbert, Expositio in Mattheum, col. 181 C et 580 B ; Id., De fide, spe et charitate, dans PL 120, col. 1413 D [840-856]. Ratramne de Corbie, De predestinatione Dei, dans PL 121, col. 15 D, 70 B-C et 71 B [849-850]; Id., Contra Græcorum opposita, col. 248 D et 276 C. Grimald de Saint-Gall, Præfationes antiquæ, dans PL 121, col. 904 D [841-872]. Jean Scot, De divisione naturæ, col. 770 C. Anasthase le Bibliothécaire, Interpretatio Synodi VIII generalis, dans PL 129, col. 164 A, 398 C, 431 C, 477 D [vers 870]. Alpert de Metz, De diversitate temporum, dans PL 140, col. 487 B [1021-1025]. 85   Augustin, De trinitate, dans PL 42, col. 821. 86   Cassiodore, Expositio in psalterius, dans PL 70, col. 550 A-B. 83



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divine (le verbe commutare conjugué au parfait passif) et le résultat d’un tel acte, un changement d’état acquis, dans un sens constitutif cette fois, où les hommes sont des commutati. Or, les textes qui reprennent Cassiodore articulent la « commutatio de la droite du très haut » avec les effets attendus du baptême, à l’époque carolingienne, puis avec l’entrée dans la vie monastique, dès les dernières décennies du Xe siècle87. Ces interprétations considèrent donc la commutatio des personnes dans une optique sacramentelle, notamment en milieu cénobitique, en vue de transformer la nature des hommes, et parfois des seuls moines, en fils de Dieu, c’est-à-dire en élus. Conclusion Comment, en définitive, comprendre ces différentes acceptions de commutatio, depuis les réflexions doctrinales carolingiennes jusqu’au moment grégorien ? C’est sans doute au sein du monachisme réformateur que se dessine de la manière la plus claire une articulation entre les pratiques sociales de circulation des terres avec des partenaires laïcs et une réflexion ecclésiologique qui porte à la fois sur les processus d’échange des biens terrestres contre les trésors célestes et sur l’aptitude à transformer la nature des biens et des personnes. En se plaçant sur le temps long, les usages du terme convergent ainsi pour éclairer une version cénobitique de l’échange chrétien en trois temps forts, qui sanctionnent le contrôle accru que l’Église entend avoir sur ses biens, sur ses rapports avec les laïcs et sur l’ensemble de la société. Alors que le haut Moyen Âge semble avoir utilisé essentiellement la commutatio dans sa double acception de pénitence et d’élection, le terme s’emploie essentiellement dans le sens d’échange entre des partenaires laïcs et monastiques, entre les années 920 et 980, considéré comme une forme de donation. Cette première phase est marquée par un mouvement global de réorganisation des structures ecclésiastiques en seigneuries, qui passe par la mise en place de relations horizontales avec le monde laïc. À partir de 930-950, la commutatio désigne toutefois aussi l’échange du vêtement laïc contre un vêtement monastique, dans le cadre de la conversion, toujours sur un plan hori  Pour le baptême : Florus de Lyon, De veritate tenenda scripturæ, dans PL 121, col. 1122 B [attribué à tort à Remi de Lyon, avant 860]. Entrée dans la vie monastique : Folcuin de Lobbes, De gestis abbatum Laubiensium, dans PL 137, col. 549 B [vers 975] ; Bruno de Wurzbourg, Expositio Psalmorum, col. 288 C. 87



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zontal, mais avec l’idée sous-jacente d’une transformation de la personne par son entrée dans le cloître. Entre 970 et 1010, l’arrêt des pratiques de commutatio foncière, non pas en tant que simple donatio mutuelle, mais comme un acte véhiculant une égalité relative entre les partenaires de l’échange social, est concomitant de la diffusion des idéaux monastiques réformateurs. Ces derniers définissent peu à peu comme illégitimes les relations trop étroites entre la sphère ecclésiastique et le monde laïc, stigmatisent les échanges de terres comme des ventes et insistent sur la commutatio des cloîtres en lieux strictement séparés du monde. La disparition des échanges de terres marque ainsi la fin d’un certain type de rapports croisés avec les partenaires laïcs, c’est-à-dire que la structuration et la consolidation des seigneuries ecclésiastiques passent à présent majoritairement par un « don pur » des laïcs, qui n’implique pas de contrepartie foncière88. Parallèlement, les textes monastiques insistent sur les échanges verticaux de biens terrestres et célestes, sur la capacité générale qu’a Dieu de transformer les choses et font de l’entrée dans le cloître le moment de la transformation des personnes en élus. L’époque « grégorienne » se place dans la continuité du tournant des années 970-1010, en radicalisant les usages sémantiques de la commutatio. Cette dernière est tout d’abord disqualifiée en tant qu’échange horizontal de biens, comme le montre le traité polémique Adversus simoniacos d’Humbert de Silva Candida  où le terme vient désigner les pratiques simoniaques, par l’emploi de plusieurs citations bibliques (Mt 16, 26, Jb 28, 15 et Lv 27, 33)89. Cette acception péjorative de la commutatio accompagne ainsi le mouvement de transfert de biens ecclésiastiques et de leurs droits des laïcs vers les moines ou les clercs dans les années 1060-1070, appréhendé en termes de restitutions90. Parallèlement, les auteurs grégoriens consolident le caractère particulier de l’état monastique et en font la condition par excel-

  Sur le « don pur », F. Weber, De l’anthropologie économique…cité n. 32, p. 38.   Humbert de Silva Candida, Adversus Simoniacos, dans PL 143, col. 1041 D, 1090 D, 1181 D [vers 1058]. Même utilisation de Jb 28, 15 par Pierre Damien, Sermo 16, dans PL 144, col. 585 A. 90   Sur cette chronologie en Provence, F. Mazel, Amitié et rupture de l’amitié. Moines et grands laïcs provençaux au temps de la crise grégorienne (milieu XIe-milieu XIIe siècle), dans Revue historique, 307/1, 2005, p. 53-95 ; sur une chronologie proche dans l’Ouest, Id., Seigneurs, moines et chanoines : pouvoir local et enjeux ecclésiaux à Fougères à l’époque grégorienne (milieu XIe-milieu XIIe siècle), dans Prieurés et Société au Moyen Âge, dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest. 113/3, 2006, p. 105-135. 88 89



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lence de la commutatio. Cette dernière équivaut alors à l’échange et à la transformation des biens terrestres en biens célestes, mais aussi à l’eucharistie, ce qui place les moines, véritables commutati, en position de médiation privilégiée entre Dieu et les hommes. Isabelle Rosé Université de Haute Bretagne Rennes 2





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Noblesse oblige ? Se distinguer par l’emploi des richesses au Haut Moyen Âge

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a notion de « richesse » aussi bien que celle d’ « élite » sont des notions relatives. Une définition de « richesse » qui soit généralement, internationalement ou bien historiquement obligatoire n’existe pas. Au IXe siècle, les pauperes, debiles et indigentes, pour lesquels l’évêque Aldric du Mans fit construire un hôpital1, durent considérer comme riche celui qui pouvait payer le prix exorbitant de l’eau dans cette civitas : lorsqu’Aldric y monta sur le siège épiscopal,

1   Gesta Aldrici, éd. M. Weidemann, dans Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit. Actus Pontificum Cenomannis in urbe degentium und Gesta Aldrici, Teil 1: Die erzählenden Texte, (Römisch-Germanisches Zentralmuseum. Monographien, 56, 1), Mayence, 2002, p. 115-179, ici § 44 (des fragments, c. 3), p. 149; quant à ce texte cf. P. Le Maître, L’œuvre d’Aldric du Mans et sa signification (832-857), dans Francia, 8, 1980, p. 43-64. – Contrairement à la richesse des élites, la pauvreté dans les sociétés du Haut Moyen Age est intensément étudiée dès les années 1960. Karl Bosl a observé que le pendant de la notion de pauper n’est pas toujours dives, mais souvent potens ; Bosl en a conclu que les pauperes mentionnés dans les sources ne sont pas toujours des « pauvres » au sens matériel, mais plutôt les groupes qui ne possédaient pas de pouvoir et qui avaient besoin d’être protégés (et ainsi d’être gouvernés) par d’autres: K. Bosl, Potens und Pauper. Begriffsgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum « Pauperismus » des Hochmittelalters, dans Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift Otto Brunner, Göttingen, 1963, p. 60-87; cf. dans le même sens : J. Devisse, « Pauperes » et « paupertas » dans le monde carolingien. Ce qu’en dit Hincmar de Reims, dans Revue du Nord, 48, 1966, p. 273-287; R. Le Jan-Hennebique, « Pauperes » et « paupertas » dans l’Occident carolingien au IXe et Xe siècles, dans Revue du Nord, 50, 1968, p. 169-185; autrement, mais mettant l’accent sur la fin de notre époque: F. Irsigler, Divites und pauperes in der Vita Meinwerci. Untersuchungen zur wirtschaftlichen und sozialen Differenzierung der Bevölkerung Westfalens im Hochmittelalter, dans Vierteljahrsschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 57, 1970, p. 449-499; ainsi que O.G. Oexle, Potens und Pauper im Frühmittelalter, dans W. Harms et K. Speckenbach (éd.), Bildhafte Rede in Mittelalter und früher Neuzeit. Probleme ihrer Legitimation und ihrer Funktion, Tübingen, 1992, p. 131-149 : D’après Oexle la distinction entre potens et pauper est un modèle médiéval pour interpréter les réalités sociales: L’historien doit, déclare-t-il, prendre au sérieux de tels modèles d’interprétation contemporains, mais il ne doit pas les confondre avec des descriptions historiques et sociales de couches, de groupes et de classes qui existaient réellement. – Sur le rôle que l’Église jouait dans l’assistance sociale aux pauvres cf. E. Boshof, Untersuchungen zur Armenfürsorge im fränkischen Reich des 9. Jahrhunderts, dans Archiv für Kulturgeschichte, 58, 1976, p. 265-339.



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un modius d’eau y fut négocié au prix d’un denier2. En comparaison, après une famine, le synode de Francfort ordonna en 794 que l’on pût obtenir deux modii d’avoine de l’anona publica pour cette somme3 ; et, à l’époque de Louis le Pieux, une mulier paupercula de Hochfelden se vit menacée dans son existence, après avoir perdu deux deniers4. Pourtant, combien de telles sommes étaient modestes comparées à ce que Salahardus, nobilis genere, offrit à l’évêque Aldric et à l’église du Mans en 837 ! Salahardus donna des terres provenant de sept endroits différents, y compris deux moulins à eau et un vignoble. Des ecclésiastiques du Mans estimèrent que la valeur de cette donation représentait plus de mille solidi argenti preciosi5. Cependant, bien que Salahardus ait été très généreux, il était probablement encore assez loin de cette élite politique qui accédait au souverain, avait son oreille6 et donnait le ton à la cour de Louis le Pieux. La richesse dont cette élite disposait est saisissable dans l’exemple du testament du marquis Evrard de Frioul, le gendre de l’empereur7.

2   Gesta Aldrici… op. cit., c. 4, p. 122: Unum siquidem vel duo modia aquae infra civitatem antea emere nemo valebat nisi unum denarium afferentibus eam de Sarta, vel de aliquo fonte dedisset, quoniam nec puteum inibi aliquem habebant. Ideo tam kara erat. 3   Synodus Francofurtense, éd. A. Werminghoff, Hanovre, 1906, (MGH Conc., II,1), n° 19 G, c. 4, p. 166: De vero anona publica domni regis, si venundata fuerit, de avena modius II pro denario […]; l’article le plus récent sur cela est H. Mordek, Karls des Großen zweites Kapitular von Herstal und die Hungersnot der Jahre 778/779, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mit­ telalters, 61, 2005, p. 1-52, ici p. 18-20; quant à la tradition manuscrite du texte cf. Id., Aachen, Frankfurt, Reims. Beobachtungen zu Genese und Tradition des « Capitulare Francofurtense » (794), dans Id., Studien zur fränkischen Herrschergesetzgebung. Aufsätze über Kapitularien und Kapitulariensammlungen, ausgewählt zum 60. Geburtstag, Francfort sur Main, 2000, p. 205-228. 4   Translatio et Miracula s. Adelphi episcopi Mettensis, éd. L. von Heinemann, Hanovre, 1887, (MGH SS, 15,1), p. 293-296, ici c. 12, p. 295. 5   Gesta Aldrici… op. cit., c. 8, p. 135. 6   Cf. G. Althoff, Verwandtschaft, Freundschaft, Klientel. Der schwierige Weg zum Ohr des Herrschers, dans Id., Spielregeln der Politik im Mittelalter. Kommunikation in Frieden und Fehde, Darmstadt, 1997, p. 185-198. 7   Cartulaire de l’abbaye de Cysoing et de ses dépendances, éd. I. de Coussemaker, Lille, 1884, n° 1; sur ce texte que l’on date à la première moitié des années 860 cf. R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe s.). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995 (Histoire ancienne et médiévale, 33), p. 62-68; ainsi qu’ O. Münsch, Der Liber Legum des Lupus von Ferrières, Francfort sur Main, 2001(Freiburger Beiträge zur mittelalterlichen Geschichte, 14), p. 61-63; sur les différents objets mentionnés dans le testament cf. également P. Riché, Trésors et collections d’aristocrates laïques carolingiens, dans Cahiers archéologiques, 22, 1972, p. 39-46. – Sur le personnage d’ Evrard: O. Münsch, Der Liber Legum… op. cit, p. 57-61; H. Krahwinkler, Friaul im Frühmittelalter. Geschichte einer Region vom Ende des fünften bis zum Ende des zehnten Jahrhunderts, Vienne, 1992 (Veröffentlichungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 30), p. 245-266; P. Kershaw, Eberhard of Friuli, a Carolingian Lay Intellectual, dans P. Wormald / J. L. Nelson (éd.), Lay Intellectuals in the Carolingian World, Cambridge, 2007, p. 77-105.



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Ces exemples, choisis un peu arbitrairement, nous rappellent le fait qu’« être riche » est une qualification qu’un individu donne à une personne tout en étant lié à une certaine situation, c’est-à-dire une qualification qui résulte toujours d’un certain point de vue et de certains critères particuliers. Aussi, la relation entre la richesse et l’élite est-elle assez complexe : Car même dans les domaines dans lesquels la richesse est un critère décisif pour constituer une élite (donc par exemple dans le domaine des élites économiques actuelles), il faut pourtant toujours tenir compte de ce que la richesse est une notion relative. Le directeur de la Deutsche Bank à Tübingen peut être riche, mais son milieu social et sa marge de manœuvre diffèrent nettement de ceux d’un Josef Ackermann. Pourtant, comparé à Warren Buffet, Josef Ackermann lui-même n’est qu’un pauvre diable. En outre, il faut y ajouter au moins trois autres aspects: D’abord, il faut faire attention à ce qu’on pourrait appeler le « facteur Pygmalion » : Sans doute, la richesse ne décide que rarement toute seule et directement de l’appartenance à une élite. Il n’est pas décisif de disposer de la monnaie et de la propriété, mais de savoir gérer ses ressources matérielles : De quelle manière et dans quel but utilise-t-on la monnaie ? Sait-on se comporter ? Mais aussi, sait-on parler convenablement ? Même si la bouquetière Eliza Doolittle obtenait un million de livres en cadeau, son langage révélerait tout de suite qu’elle ne fait pas partie de l’élite. Un gain au loto fait d’un chômeur sans diplôme un nouveau riche, mais non pas le membre d’une élite. Deuxièmement, au cours de l’histoire, les élites ne se caractérisaient pas toutes par la richesse. Au Moyen Âge, quelques élites spirituelles se définissaient justement par le fait qu’elles renonçaient a priori à toutes les richesses matérielles d’ici-bas. Les moines bénédictins, par exemple, se vouaient à une vie pauvre8 ; un saint chrétien n’aspire pas à l’argent et à l’or, mais il accumule son trésor dans le royaume des cieux. Au Haut Moyen Âge, cette distance quant à la possession matérielle était imaginable aussi pour les élites politiques : En 858, Louis le Germanique envahit le royaume de son demi-frère, Charles le Chauve. À la mi-novembre de la même année, Hincmar, l’archevêque de Reims, écrivit une lettre à Louis au nom du synode de Quierzy. A la fin de cette lettre Hincmar sommait le Carolingien avec insistance : le Christ, écrivit-il, avait confié le gouvernement de son royaume, c’est-à-dire de l’ecclesia, aux rois et aux évêques ; « et il 8   Benedicti Regula, éd. R. Hanslik (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, 75), Vienne, 1977, c. 58, 24-25.



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n’a pas », ajouta Hincmar, « choisi des hommes riches et nobles, mais des pauvres et des pêcheurs. » Au moins à l’époque carolingienne, il y avait donc l’idée d’un pouvoir politique qui n’était pas basé sur la richesse (et d’ailleurs non plus sur une descendance noble)9. Enfin le troisième aspect : la morale chrétienne, qui pénétrait le discours politique dans le royaume franc depuis l’époque de Charlemagne, considérait la cupidité et l’avarice comme des péchés. La largesse (largitas) par contre faisait partie des vertus que les miroirs de prince du IXe siècle exigeaient du roi et de l’élite politique10. Mais encore plus : déjà l’aspiration vers la richesse et la possession pouvait être une menace pour le salut de l’âme. Dans son article publié dans ce volume, Hans-Werner Goetz a attiré l’attention sur ce point et par conséquent je me restreindrai à un seul exemple qui est néanmoins typique : le moine de l’abbaye de Reichenau, Wetti, vit en novembre 824 dans une vision, comment tous les comtes qui, de leur vivant, avaient amassé des richesses durent, après leur mort, en subir des châtiments11. Au plus tard dans l’au-delà, la richesse d’ici bas n’était pas tout à fait avantageuse pour l’âme: comme chacun sait, il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille… De tout cela, il en résultera des conséquences méthodologiques pour le sujet de ce volume : il n’aura manifestement pas assez d’effet, si l’on voulait – rétrospectivement – fixer simplement une certaine limite matérielle et compter tous ceux qui possédaient plus parmi l’élite – et classer tous ceux qui possédaient moins dans la masse. Au lieu de cela, il est nécessaire d’analyser les attributions contemporaines, leurs significations et leurs conséquences politiques et sociales : dans quelle situation et pourquoi les acteurs ont-ils considéré une personne comme riche ? Ensuite quelle échelle ont-ils appliquée ? Et enfin quelle signification avait une telle qualification  : «  être riche » ?

  Synode de Quierzy 858, éd. W. Hartmann, Hanovre, 1984, (MGH Conc., 3), n° 41, p. 403427, ici c. 15, p. 427: […] et non elegit ad hoc divites et nobiles, sed pauperes et piscatores […]. – Sur le contexte historique cf. U. Penndorf, Das Problem der « Reichseinheitsidee » nach der Teilung von Verdun 843. Untersuchungen zu den späten Karolingern, Munich, 1974, (Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-Forschung, 20), p. 36-45; W. Hartmann, Ludwig der Deutsche, Darmstadt, 2002, (Gestalten des Mittelalters und der Renaissance), p. 49-52. 10   Cf. H. H. Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, 1968, (Bonner Historische Forschungen, 32). 11   Haito, Visio Wettini, éd. E. Dümmler, Berlin, 1884, (MGH Poet. Lat. 2), p. 267-275, ici c. 13, p. 271. 9



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Pour pouvoir proposer des réponses, il est toujours possible d’analyser la sémantique de la notion de « richesse » – c’est-à-dire de considérer par exemple l’usage du mot dives12 ou bien l’emploi linguistique des mots, comme copiosus, locuples, nummatus, opulentus, pecuniosus, praemiosus etc. Ici, cependant, j’ai choisi une approche plus modeste : mon objectif est seulement de rappeler une idée fondamentale qui devait être importante pour comprendre le rapport complexe entre les représentations de richesse, les comportements et les pratiques sociales des contemporains et la formation des élites politiques au Haut Moyen Âge. L’essentiel de cette logique à laquelle je vise peut être dégagé de la manière suivante : dans le royaume franc, on ne reconnaissait pas le membre de l’élite politique au fait qu’il était riche et qu’il voulait le rester. On le reconnaissait au fait qu’il dépensait, voire dilapidait ses biens sans compter – au moins quand il s’agissait de surclasser les autres membres de ce groupe d’élite dans une situation de concurrence politique accrue ou bien à un moment de crise. Or, cette exigence était dans une relation tendue à une autre valeur fondamentale, à savoir l’idéal de la modération. Cette relation tendue – entre l’ « éthos du gaspillage » d’une part et l’ « éthos de la modération» d’autre part – se manifeste très bien dans un exemple tardif : il s’agit d’une histoire que le maître Adam de Brême raconta, vers le milieu des années 1070, sur son archevêque Adalbert. Né vers la fin du millénaire comme troisième fils du comte Frédéric de Goseck, Adalbert devint d’abord chanoine et ensuite prévôt du chapitre à Halberstadt, avant d’accéder enfin en 1043 au siège archiépiscopal de Brême. En 1046, Henri III semble lui avoir offert de devenir pape. Adalbert, toutefois, refusa et s’efforça d’étendre et de consolider l’église de Brême, pour laquelle il chercha à obtenir le titre de patriarcat. Plus tard, pendant la minorité du roi Henri IV, Adalbert exerça une influence prépondérante sur le gouvernement du royaume. En 1065, cependant, d’autres princes forcèrent le roi, qui était entre-temps devenu majeur, à chasser Adalbert de son entourage. Il mourut le 16 mars 1072 sans avoir repris son ancienne influence politique13.

  Cf. les exemples présentés par Hans-Werner Goetz dans son article dans ce volume.   Sur le personnage d’Adalbert cf. E. N. Johnson, Adalbert of Hamburg, dans Speculum, 9, 1934, p. 147-179; G. Glaeske, Die Erzbischöfe von Hamburg-Bremen als Reichsfürsten (937-1258), Hildesheim, 1962, p. 56-97; W. Huschner, Adalbert, Erzbischof von Hamburg-Bremen (10431072), dans Id. / E. Holtz (éd.), Deutsche Fürsten des Mittelalters. Fünfundzwanzig Lebensbilder, 12 13



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Bien qu’il n’y ait pas de vita qui nous renseigne sur les actions d’Adalbert, il existe un récit très détaillé dans un autre ouvrage : un certain Adam, écolâtre de la cathédrale de Brême, a consacré, encore avant 1076, tout le troisième livre de son histoire ecclésiastique d’Hambourg à Adalbert14. Ce récit biographique est célèbre parce qu’on l’a pris pendant longtemps pour une des premières descriptions de caractère de la littérature médiévale. Il est vrai qu’Eva Schlotheuber a, à juste titre, contredit cette opinion15 ; mais le récit d’Adam sur l’épiscopat d’Adalbert reste néanmoins révélateur pour le sujet du volume présent. Pour Adam, Adalbert était un vir genere nobilissimus16 et sans aucun doute quelqu’un qui fréquentait les milieux les plus hauts de la société. Or, Adam comptait parmi ses excellentes vertus la largitas  : «  il le jugeait indigne de demander quelque chose à quelqu’un; ce qu’il obtenait, il ne l’acceptait qu’humblement et avec hésitation  ; par contre, il donnait volontiers et sans hésiter – et souvent à ceux qui ne l’avaient pas prié17. » À plusieurs reprises Adam aborda cette générosité d’Adalbert : elle avait été si grande « qu’une livre d’argent équiLeipzig, 1995, p. 120-139; W. Seegrün, Erzbischof Adalbert von Hamburg-Bremen. Persönlichkeit und Geschichte, dans Von der Christianisierung bis zur Vorreformation. Hamburgische Kirchengeschichte in Aufsätzen, Hambourg, 2003, (Arbeiten zur Kirchengeschichte Hamburgs, 21), t. 1, p. 131-150. 14   Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, éd. B. Schmeidler, Hanovre/ Leipzig, 1917, (MGH SS rer. Germ., [2]), lib. 3, p. 142-226; sur Adam et son œuvre cf. V. Scior, Das Eigene und das Fremde. Identität und Fremdheit in den Chroniken Adams von Bremen, Helmolds von Bosau und Arnolds von Lübeck, Berlin, 2002, (Orbis mediaevalis, 4), p. 29-37; sur l’éducation d’Adam à Bamberg (qui est possible, mais non pas prouvée) Ibid. p. 29, n. 4. – Sur la perception du passé chez Adam cf. aussi H.-W. Goetz, Constructing the past. Religious Dimensions and Historical Consciousness in Adam of Bremen’s Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, dans L. B. Mortensen (éd.), The Making of Christian Myths in the Periphery of Latin Christendom (c. 1000–1300), Kopenhagen, 2006, p. 17-51, qui souligne que la mission du Nord est importante pour la manière dont Adam construit l’histoire. – Sur l’importance que la description d’Adam accorde au conflit entre les archevêques de Brême et les ducs saxons voir F. Hartmann, Konstruierte Konflikte. Die sächsischen Herzöge in der Kirchengeschichte Adams von Bremen, dans C. Jostkleigrewe et al. (éd.), Geschichtsbilder. Konstruktion – Reflexion – Transformation, Cologne/Weimar/Vienne, 2005, p. 109-129. 15   E. Schlotheuber, Persönlichkeitsdarstellung und mittelalterliche Morallehre. Das Leben des Erzbischofs Adalbert in der Beschreibung Adams von Bremen, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 59, 2003, p. 495-548, surtout le résumé à p. 547; d’après cet article, Adam ne démontrait non plus le changement d’un caractère au sens négatif, ce que prétendait encore S. Bagge, Decline and fall. Deterioration of character as described by Adam of Bremen and Sturla Pórdarson, dans J. A. Aertsen (éd.), Individuum und Individualität im Mittelalter, Berlin/ New York, 1996, p. 530-548. 16   Adam, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum… op. cit., lib. 3, c. 2, p. 144. 17   Ibid., lib. 3, c. 2, p. 144: Largitas eiusmodi, ut petere haberet indignum, tarde aut humiliter acceperit, promte vero hylariterque sepe non petentibus largiretur.



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valait pour lui à un sou et que de temps en temps il fit donner cent livres d’argent à des personnes qui avaient peu d’importance, mais encore plus à ceux d’un rang supérieur18. » Adalbert n’était pas du tout pauvre : mais tout cet argent qu’il recevait de ses amis, des visiteurs de la cour ou des débiteurs, Adalbert le redistribuait aussitôt aux gens qu’Adam, quant à lui, n’estimait pas du tout : à savoir aux hypocrites, aux médecins et aux comédiens19. Adam décrivit également le mobile de tout cela : selon lui, Adalbert s’était, au fond, engagé pour son église ; il essayait de l’agrandir et de l’élever à un rang plus haut20. Or, pour réussir, il devait – pour formuler cette proposition de façon moderne – faire ressortir son propre rang au sein de l’aristocratie et surtout à la cour royale. Adam écrivit qu’aux yeux d’Adalbert, tout ce gaspillage servait à rendre visible sa propre importance et à montrer à tout le monde sa haute noblesse. Par contre, Adalbert avait reproché aux autres princes d’être cupides et avares : « eux, comme des ignobles, ils volaient les biens des autres ; mais lui, en tant que noble, il dilapidait ses biens21 ! ». Et de plus, Adalbert aurait dit : hoc esse apertissimum nobilitatis indicium. Un tel gaspillage était l’indice le plus clair de la noblesse22 ! C’est justement à cause de cette attitude-là, qu’Adam portait un jugement sévère sur Adalbert – nota bene, non pas parce qu’il aurait préféré l’économie et l’avarice à la vertu de la largitas. Aux yeux d’Adam, Adalbert avait plutôt commis deux autres fautes  : il avait perdu la juste mesure, c’est-à-dire qu’il avait dépensé son argent trop largement ; et il avait fait des cadeaux aux mauvais hommes, de sorte qu’en fin de compte, il ne put pas atteindre, pour son église, ses buts honorables. Adam vit la cause de toute cette situation dans un défaut de caractère de l’archevêque  : la cenodoxia, c’est-à-dire la «  vaine gloire  », le «  domestique familier des riches  » (familiaris divitium vernacula)23.

  Ibid., lib. 3, c. 38, p. 180-181: In misericordia vero, quae in hac parte melius dicitur largitas, erat ita profusus, ut libram argenti pro denario computans aliquando mediocribus personis effundi centum libras edixerit, amplius autem maioribus. 19   Ibid., lib. 3, c. 36, p. 179. 20   Ibid. 21   Ibid., lib. 3, c. 40, p. 183: Argumentum esse, quod illi sicut ignobiles raperent aliena, ipse vero sicut nobilis effunderet sua; hoc esse apertissimum nobilitatis indicium. 22   Ibid. 23   Ibid., lib. 3, c. 2, p. 144. 18



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Bref : Pour Adam, et le degré et la façon selon lesquels Adalbert avait gaspillé ses richesses étaient l’expression de l’aspiration vers la gloire séculière qui était typique des hommes riches. Pour Adalbert, par contre, le gaspillage de richesse constituait probablement une partie essentielle de son habitus en tant que noble – ou dans ses propres mots : le plus clair indicium nobilitatis. Dans ce contraire entre « l’éthique de gaspillage » d’Adalbert d’une part et « l’éthique de modération » d’Adam d’autre part, nous pouvons saisir une tension importante qui était virulente dans la culture du haut Moyen Age et qui pourrait aussi être fondamentale pour le rapport entre la richesse et la constitution des élites politiques à cette époque-là. Brunon, un clerc de Mersebourg, était encore plus critique envers Adalbert que son contemporain de Brême  : de façon posthume, à savoir en 108224, il déclara qu’Adalbert était le coupable principal du mauvais caractère du roi Henri IV. En plus, selon Brunon, l’archevêque Adalbert aurait été coupable de la guerre en Saxe à partir de l’année 107325. Quoi qu’il en soit, Brunon, lui aussi, raconta qu’Adalbert était convaincu que personne n’était distingué par la saecularis nobilitas à l’exception de lui même26 : l’archevêque aurait, à l’occasion des principales fêtes religieuses, prêché que de la noblesse entière, il ne restait que lui-même et le roi. (Et Brunon souligne qu’Adalbert s’y était même nommé en premier27.) Or, comme signe extérieur de cette superbia, Brunon mentionnait la tendance d’Adalbert de faire servir à table des mets encore plus exquis et plus élégants que ne le fît le roi lui-même28. Selon lui, un jour, cette inclination à la pompe eut même le résultat que l’archevêque n’avait plus d’argent pour servir au roi un repas à peu près convenable29. Tel était le message de Brunon : puisqu’Adalbert était lui-même sans mesure à tous les égards, au lieu de freiner le jeune roi, il lui prêchait l’excès, de sorte qu’Henri devint un tyran et porta malheur au royaume.   Contre la tentative de F.-J. Schmale, Zu Brunos Buch vom Sachsenkrieg, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 18, 1962, p. 236-244, de dater cet ouvrage dans la période du 26 décembre 1081 au 12 janvier 1093 cf. K. Sprigade, Über die Datierung von Brunos Buch vom Sachsenkrieg, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 23, 1967, p. 544-548, qui montre de manière convaincante que la rédaction eut encore lieu en 1082. 25   Brunon de Mersebourg, Saxonicum bellum, éd. H.-E. Lohmann, Leipzig, 1937, (MGH Deutsches Mittelalter, 2), c. 2-5, p. 14-16. 26   Ibid., c. 2, p. 14. 27   Ibid. 28   Ibid., c. 4, p. 15. 29   Ibid. 24



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Brunon de Mersebourg rédigea son récit seulement après l’éclatement des conflits marquant cette époque – les conflits violents entre Henri IV, Grégoire VII, les princes allemands, les opposants en Saxe et d’autres groupes. Dans ce contexte, on peut qualifier les remarques sur Adalbert de très polémiques : elles visent à démasquer Henri IV comme tyran contre lequel l’opposition est permise, voire nécessaire. Cependant, la description de Brunon témoigne également – du moins de façon indirecte – de la rivalité des grands à la cour du roi mineur. Après le « coup d’état de Kaiserswerth » en 106230, à une époque où l’impératrice Agnès s’était déjà retirée de la régence pour son fils, Adalbert de Brème rivalisait avec son collègue Annon de Cologne et d’autres grands de l’influence qu’ils exerçaient sur le jeune roi31. Dans cette situation de compétition de plus en plus forte parmi les princes, d’une compétition qui ne fut plus endiguée ou contrôlée par le roi – dans cette situation, un homme comme Adalbert fut disposé à gaspiller les richesses de son église afin de conserver son rang dans le royaume et de garder son influence politique. Les historiographes Adam et Brunon interprétèrent cette manière d’agir différemment – en raison de leur vision du monde et de leurs intentions32 : Adam y 30   Sur l’enlèvement d’Henri par un groupe autour d’Annon de Cologne cf. maintenant T. Struve, Lampert von Hersfeld, der Königsraub von Kaiserswerth im Jahre 1062 und die Erinne­ rungskultur des 19. Jahrhunderts, dans Archiv für Kulturgeschichte, 88, 2006, p. 251-278 (quant aux événements: p. 251-260). 31   Sur cela G. Althoff, Heinrich IV., Darmstadt, 2006 (Gestalten des Mittelalters und der Renaissance), p. 41-66; M. Becher, Ein Reich in Unordnung. Die Minderjährigkeit Heinrichs IV. und ihre Folgen bis zum Ende des Sachsenaufstandes 1075, dans C. Stiegemann/M. Wemhoff (éd.), Canossa 1077. Erschütterung der Welt. Geschichte, Kunst und Kultur am Aufgang der Romanik, Munich, 2006, t. 1, p. 62-69, ici p. 62-63. 32   Sur Adam et ses intentions de représentation cf. G. Althoff, Causa scribendi und Darstellungsabsicht: Die Lebensbeschreibungen der Königin Mathilde und andere Beispiele, dans M. Borgolte/H. Spilling (éd.), Litterae medii aevi. Festschrift für Johanne Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, Sigmaringen, 1988, p. 117-133, ici p. 128-130; ainsi que H.-W. Goetz, Geschichtsschreibung und Recht. Zur rechtlichen Legitimierung des Bremer Erzbistums in der Chronik Adams von Bremen, dans S. Urbanski / C. Lamschus / J. Ellermeyer (éd.), Recht und Alltag im Hanseraum. Gerhard Theuerkauf zum 60. Geburtstag, Lüneburg, 1993, p. 191-205, ici p. 192, sur l’intérêt manifesté par Adam pour des affaires judiciaires, ce qui, d’après cet article, s’explique par la situation de crise ayant lieu dans l’archevêché après le décès d’Adalbert. – Sur des causes pragmatiques possibles pour lesquelles Brunon de Mersebourg écrivit, cf. G. Althoff /S. Coué, Pragmatische Geschichtsschreibung und Krisen. I. Zur Funktion von Brunos Buch vom Sachsenkrieg. II. Der Mord an Karl dem Guten (1127) und die Werke Galberts von Brügge und Walters von Thérouanne, dans H. Keller / K. Grubmüller / N. Staubach (éd.), Pragmatische Schriftlichkeit im Mittelalter: Erscheinungsformen und Entwicklungsstufen (Akten des Internationalen Kolloquiums 17.–19. Mai 1989), Munich, 1992, (Münstersche Mittelalter-Schriften, 65), p. 95-129, ici p. 95-106; mais cf. la critique de W. Eggert, Wie « pragmatisch » ist Brunos Buch vom Sachsenkrieg, dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 51, 1995, p. 543-553; sur la vision du monde de Brunon et son attitude envers Henri IV, voir aussi W. Eggert,



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voyait un signe de la soif de gloire (cenodoxia) qui avait ruiné l’église d’Hambourg-Brème ; Brunon par contre y voyait l’orgueil (superbia) du mauvais éducateur qui, par son propre modèle, avait permis que le jeune roi fût devenu un tyran. Restons sur les archevêques gaspilleurs, mais retournons au IXe siècle, plus précisément : au milieu des années 880 au monastère de Saint-Gall. Le moine Notker y écrivit alors pour Charles III son récit sur la vie de l’empereur Charlemagne33. Dans cet ouvrage, Notker parlait, entre autres, de l’évêque de la prima sedes Germaniae. On a essayé de reconnaître dans ce personnage ecclésiastique soit Riculfe soit Liutpert de Mayence, ou bien l’évêque Liutward de Verceil34 ; mais probablement, on devrait deviner derrière le récit de Notker seulement le personnage stylisé d’un évêque typique animé par la soif de gloire. Dans un des trois chapitres où Notker parle de ce clerc, il rapporte que Charlemagne avait décidé que tous les évêques de son royaume devraient prêcher jusqu’à un certain jour – et que, sinon, ils allaient perdre leur office. Pour cette raison, notre évêque invita, un jour férié, deux aristocrates distingués de la cour de Charlemagne. Il est vrai, sa « prédication » n’en valait pas le nom, mais le banquet qui suivit en fut d’autant plus splendide. Notker souligne la décoration de la salle avec des tapisseries et des tissus ; il parle de vaisselle en or, en argent et décorée de pierres précieuses, de coussins en duvet, de soie et de pourpre ; il parle de musique exquise et de mets abondamment épicés ; et il ajoute que l’évêque avait, au moment des adieux,

Heinricus rex depositus? Über Titulierung und Beurteilung des dritten Saliers in Geschichtswerken des frühen Investiturstreits, dans Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 108, 2000, p. 117-134, ici p. 118-122. 33   Notker, Gesta Karoli, éd. H. F. Haefele, Berlin, 1959 (MGH SSrG n.s., 12); sur cet ouvrage cf. H.-W. Goetz, Strukturen der spätkarolingischen Epoche im Spiegel der Vorstellungen eines zeitgenössischen Mönchs. Eine Interpretation der « Gesta Karoli » Notkers von St. Gallen, Bonn, 1981; D. Ganz, Humour as History in Notker’s Gesta Karoli Magni, dans E. B. King / J. Schaefer / W. Wadley (éd.), Monks, Nuns and Friars in Mediaeval Society, (Sewanee medieval studies, 4), Sewanee, 1989, p. 171-183; M. Innes, Memory, Orality and Literacy in an Early Medieval Society, dans Past & Present, 158, 1998, p. 3-36; S. MacLean, Kingship and Politics in the Late Ninth Century. Charles the Fat and the End of the Carolingian Empire, Cambridge, 2003 (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought, Ser. 4, 57), p. 199-229; L. Hageneier, Jenseits der Topik. Die karolingische Herrscherbiographie (Historische Studien, 483), Husum, 2004, p. 187-237. 34   Cf. H. Löwe, Das Karlsbuch Notkers von St. Gallen und sein zeitgeschichtlicher Hintergrund, dans Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 20, 1970, p. 269-302, ici p. 292-293; MacLean, Kingship, p. 204-213.



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«  honoré les deux aristocrates en leur donnant des cadeaux royaux »35. Ce qui peut paraître à nos yeux modernes comme une tentative de corrompre les contrôleurs royaux, devrait avoir eu pour Notker et pour ses contemporains une autre signification : ce moine de SaintGall raconte comment un grand montre son rang, et, en faisant cela, « honore » deux aristocrates pour l’amour du roi, comme on le trouve littéralement chez Notker36. C’est pour cela que Charles, selon Notker, ne demandait pas de comptes à l’évêque, bien au contraire : il avait salué l’effort de l’évêque de suivre le précepte du roi37. En outre, ce que Notker, quant à lui, critiquait au premier chef, ce n’était pas le fait que des fonctionnaires du roi avaient été influencés de manière impropre. Plutôt, il critiquait le manque de culture de l’évêque – et l’excès de sa vaine gloire, de sa cenodoxia  38: le banquet avec toute sa somptuosité extérieure était digne d’un roi ; un évêque, par contre, aurait dû dépenser plus pour l’assistance aux pauvres39. Il se pourrait que Brunon et Notker aient choisi des banquets justement parce que c’est à ces occasions que l’on gaspillait le plus visiblement les ressources matérielles : La valeur nutritive de tels banquets ne correspondait pas du tout à leur coût. Il convient de remarquer que la critique de Notker vise aussi l’acquisition de vains produits de luxe. Ainsi, ce moine prit le même primas Germaniae pour cible parce qu’il était, par soif de gloire, avide de curiosités. Selon Notker, un jour, Charlemagne avait commandé à un négociant juif de tourner cet évêque en ridicule. C’est pourquoi le négociant embauma une souris et proposa à l’évêque de l’acheter : il s’agissait, d’après le Juif, d’un animal provenant de Judée, précieux et jamais vu auparavant. Tout avide, l’évêque est prêt à donner un boisseau entier d’argent pour obtenir cette curiosité. Pourtant, quelques jours plus tard, l’empereur rapporta 35   Notker, Gesta Karoli… op. cit., lib. 1, c. 18, p. 24: Mane autem facto cum aliquantisper ad sobrietatem rediret episcopus et luxum, quem pridie coram satellitibus imperatoris expenderat, perhorrere cępisset, iussit eos adduci ad se et regiis muneribus honoratos adiuravit, ut de se bona et modesta apud terribilem Karolum narrare dignarentur, et quia publice in ęcclesia ipsis audientibus praedicaret. 36   Ibid., lib. 1, c. 18, p. 24: Quos [sc. satellites] cum reversos imperator interrogaret, cur eos episcopus ille vocaret, procidentes ad pedes eius dixerunt: ‚Domine, ut nos in vestro nomine supra mediocritatem nostram honoraret‘. 37   Ibid., lib. 1, c. 18, p. 25. 38   Ibid., lib. 1, c. 16, p. 21; sur cela, cf. T. Siegrist, Herrscherbild und Weltsicht bei Notker Balbulus. Untersuchungen zu den « Gesta Karoli », Zürich, 1963, (Geist und Werk der Zeiten, 8), p. 26-27. 39   Notker, Gesta Karoli… op. cit., lib. 1, c. 16, p. 20.



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cette affaire aux autres évêques et aux grands laïcs du royaume, montra l’argent et blâma les ecclésiastiques pour leur vanité.40 D’ailleurs, le rang d’un membre de l’élite politique pouvait également être représenté par les vêtements, les bijoux et les armes41. D’après Éginhard Charlemagne préférait en semaine de porter des vêtements francs : une chemise et une culotte en lin, un pourpoint au-dessus « bordé de bande de soie », des pantalons, des bandes enveloppant les jambes, des chaussures et, en hiver, une fourrure de loutre ou de zibeline. « En outre, il portait un manteau bleu et toujours une épée dont la poignée et la ceinture était d’or et d’argent ». En revanche, les jours de fête, Charlemagne était habillé de manière fastueuse, à savoir d’une épée ornée de gemmes, d’un vêtement broché d’or, de chaussures garnies de pierres précieuses, d’un manteau fixé par une agrafe d’or et couronné d’un diadème également orné d’or et de pierres précieuses42. Le moine Notker commenta cette description d’Éginhard dans ses Gesta Karoli magni imperatoris. Charlemagne, déclara-t-il, se moquait des aristocrates qui partaient à la guerre portant des vêtements précieux : apparemment, ils ne voulaient pas seulement sacrifier leur vie dans la bataille, mais aussi anéantir leurs possessions, qu’ils auraient dû mieux utiliser comme aumône après leur mort en faveur du salut de leur âme43. En outre, pendant son séjour en Italie, écrivit Notker, lorsque ses grands s’équipaient de vêtements d’étoffe fine, Charlemagne n’avait porté qu’une simple peau de mouton sans valeur. Pour donner une leçon à ses grands, l’empereur les aurait obligés à l’accompagner à la chasse en leur grande tenue. Lorsqu’ensuite les vêtements précieux furent sales et en lambeaux, Charlemagne ne leur permit pas de se changer ; selon Notker, il leur ordonne de passer toute la soirée avec lui dans leur tenue lamentable. Le lendemain, il les fait se présenter de nouveau en lambeaux devant lui – et il leur dit: « Quelle fourrure est maintenant plus précieuse et plus utile  ? La mienne que j’ai achetée pour un sou ou la vôtre pour laquelle vous avez payé non pas seulement des livres, mais même beaucoup de   Ibid., lib. 1, c. 16, p. 19-21.   Sur ce qui suit voir aussi J. Keupp, Macht und Mode. Politische Interaktion im Zeichen der Kleidung, dans Archiv für Kulturgeschichte, 86, 2004, p. 251-281. 42   Eginhard, Vita Karoli, éd. O. Holder-Egger, Hanovre / Leipzig, 1911, (MGH SSrG, [25]), c. 23, p. 27-28; cf. aussi le récit de Thégan qui l’a, sans doute, pris pour modèle: Thégan, Gesta Hludowici imperatoris, éd. E. Tremp, Hanovre, 1995, (MGH SSrG, 64), p. 167-278, ici c. 19, p. 203/205, sur les vêtements de Louis le Pieux. 43   Notker, Gesta Karoli… op. cit., lib. 2, c. 16, p. 87-88. 40

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talents ? 44» Le message est évident : la petite histoire met en contraste la fonctionnalité de la simple peau de mouton avec l’inutilité des vêtements de luxe. Il faut se garder de prendre l’image de Charlemagne qui nous est présentée par Notker pour argent comptant. Le moine de Saint-Gall voulait montrer à l’empereur Charles III qu’une telle aspiration au luxe n’était pas agréable à Dieu : un bon empereur (comme Charlemagne alors) devait surveiller, contrôler et, si nécessaire, corriger ses aristocrates et surtout ses évêques. Bien que ce texte nous montre le monde carolingien tardif du point de vue d’un homme d’une couche sociale loin de l’élite politique et d’un moine qui s’était voué à une vie en pauvreté, les histoires de Notker reflètent une pratique des élites de son époque. Dans ce milieu, la possession de curiosités était un moyen de distinction ; car cela impliquait que les grands devaient sacrifier des ressources afin d’acheter des choses dont la valeur n’était pas du tout en proportion à leur utilité. Contrairement à ce que Notker veut nous faire croire, le personnage historique de Charlemagne, lui-aussi, tenait tout à fait à de tels objets de luxe : ainsi, il possédait trois tables en argent et une quatrième en or. Elles étaient si précieuses que Charlemagne les légua par testament. La table sur laquelle était représenté le plan de la ville de Constantinople fut donnée au pape. La deuxième table qui montrait une image de la ville de Rome fut léguée à l’église de Ravenne. Pour ce qui est des deux tables qui restaient, Charlemagne ordonna que ses héritiers les utilisent pour en faire des aumônes et des donations en faveur du salut de son âme45. La plus somptueuse de ces deux tables était en argent et plus grande et lourde que toutes les autres. Elle consistait « en trois cercles » dans lesquels fut représentée en détail une « description du monde entier »46. Cette représentation montra le monde, les astres et les orbites planétaires47.

  Ibid., lib. 2, c. 17, p. 86-87.   Le « testament » est traduit dans Eginhard, Vita Karoli, c. 33, p. 37-41; sur le contenu et le contexte cf. M. Innes, Charlemagne’s Will: Piety, Politics and the Imperial Succession, dans English Historcal Review, 112, 1997, p. 833-855. 46   Eginhard, Vita Karoli… op. cit., c. 33, p. 40 ; sur ce qui suit cf. aussi M. Hardt, Gold und Herrschaft. Die Schätze europäischer Könige und Fürsten im ersten Jahrtausend, Berlin, 2004, (Europa im Mittelalter, 6), p. 104-105. – D’ailleurs, Théodulf d’Orléans aussi fit faire une table représentant le monde : Theodulf, Carmen 47, éd. E. Dümmler, Berlin, 1991, (MGH Poet. Lat., 1), p. 547-548, particulièrement v. 41-50. 47   Annales Bertiniani, éd. F. Grat / J. Vielliard / S. Clémencet / L. Levillain, Paris, 1964, a. 842, p. 41. 44 45



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Contrairement à ce que Charlemagne ordonna par testament, Louis le Pieux garda cette table somptueuse. Au lieu de celle-ci, il choisit d’autres objets pour en faire aumône aux pauvres48. Cela fait deviner quelle devait être l’importance d’un tel objet de luxe en ce qui concerne la constitution du pouvoir royal. Jusqu’en 842, c’est-àdire encore deux ans après la mort de Louis le Pieux, cette table était dans le palais d’Aix-la-Chapelle. Pendant la guerre fratricide, ce fut Lothaire qui la fit casser et en distribua les morceaux parmi ses fidèles afin de se garantir leur loyauté49. Il semble qu’en temps de guerre, Lothaire voyait une plus grande utilité dans la valeur matérielle de l’argent que dans la rareté de cette table. Pourtant, on pourrait également se demander si la destruction de ce meuble célèbre, à un moment d’embarras militaire, peut être comprise comme l’anéantissement symbolique d’une valeur inimaginable par lequel Lothaire chercha à affirmer sa primauté impériale contre ses frères. Dans leurs histoires, Adam, Brunon et Notker traitent de la modération, de la juste mesure. L’historiographie s’est aperçu depuis longtemps que celle-ci était un idéal ; en effet, cet idéal se trouve formulé dans des différents domaines : d’après la règle de Saint Benoît, par exemple, la discretio – c’est-à-dire le discernement, la distribution de la bonne mesure à chaque moine – comptait parmi les vertus les plus importantes de l’abbé50. Si l’on en croit Thégan, Louis le Pieux était un maître de la juste mesure (à commencer par sa taille et pour finir par le fait que Louis ne riait jamais si librement qu’il montrât ses dents)51. Selon Éginhard, Charlemagne, avait été pareillement modéré : pendant le repas, il ne buvait que trois fois52. On pourrait facilement augmenter le nombre de ces exemples53 : sûrement, le but

  Thégan, Gesta Hludowici… op. cit., c. 8, p. 188/190.   Annales Bertiniani… op. cit., a. 842, p. 41. 50   Regula Benedicti… op. cit, c. 2, 24-32; ainsi que c. 64, 19: Haec ergo aliaque testimonia discretionis matris virtutum sumens, sic omnia temperet ut sit et fortes quod cupiant et infirmi non refugiant. 51   Thégan, Gesta Hludowici… op. cit., c. 19, p. 200-201 (sur sa taille), ainsi que p. 204-205 (sur son rire); sur le dernier aspect cf. également M. Innes, « He never even allowed his white teeth to be bared in laughter »: The Politics of Humour in the Carolingian Renaissance, dans G. Halsall (éd.), Humour, History and Politics in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Cambridge, 2002, p. 131-156. 52   Eginhard, Vita Karoli, c. 24, p. 29; voir aussi J. Fried, Zu Gast im Mittelalter, Munich, 2007, p. 19-24. 53   Pour cela, voir H.-W. Goetz, Selbstdisziplin als mittelalterliche Herrschertugend? dans Disziplinierung im Alltag des Mittelalters und der Frühen Neuzeit. Internationaler Kongreß Krems an der 48 49



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n’était pas l’excès, mais la modération. L’homme idéal, c’était celui qui savait se réfreiner lui-même et était capable de garder la juste mesure – et cela même dans l’ascèse54. En même temps, Adam, Brunon et Notker traitent aussi de gaspillage et de pompe – même s’ils ne le font que de manière indirecte, à savoir à travers leur critique de la « vaine gloire », ce « mal familier des riches ». Mais en effet, de moins aux yeux de l’élite politique, deux valeurs concurrentes s’y rencontraient : qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ; qu’un supérieur devait répondre à un cadeau par un don qui était encore plus grand ; que les membres de l’élite politique devaient lors des repas et à d’autres occasions déployer leurs richesses et se montrer gaspilleurs – tout cela est montré clairement dans les sources. En 817, Louis le Pieux réglait dans son Ordinatio imperii entre autres les contacts entre ses fils : chaque année, les deux cadets devaient aller voir Lothaire, le senior frater – à savoir cum donis suis, avec leurs dons. Lothaire, pour sa part, « en tant que celui auquel avait été attribué, avec le consentement de Dieu, le plus grand pouvoir, devait, par amour doux et fraternel, les récompenser d’un cadeau qui était encore plus généreux » ; plus la potestas était grande, plus le donum devait être splendide !55 Ce qui valait pour les rois, valait aussi pour les membres de l’élite politique à leurs cours : dans son traité « De ordine palatii » de 882, Hincmar de Reims raconte, peut-être en ayant recours à Adalard de Corbie, qu’à la cour de Charlemagne les « seigneurs », les domini, avaient veillé aux gens qu’Hincmar qualifiait de milites absque ministeriis. Selon lui, les seigneurs étaient caractérisés par benignitas et sollicitudo. Ils fournissaient ceux qui étaient « sans office » de « vêtements et de nourriture, d’argent et d’or, tout comme de chevaux ou d’autres bijoux » ; et la série des invitations au banquet aurait été tellement dense que ce n’était que rarement qu’on ne pouvait pas s’occuper de

Donau, 8. bis 11. Oktober 1996, Vienne, 1999, (Veröffentlichungen des Instituts für Realienkunde des Mittelalters und der Frühen Neuzeit, 17), p. 27-56. 54   G. Constable, Moderation and Restraint in Ascetic Practices in the Middle Ages, dans H. J. Westra (éd.), From Athens to Chartres. Neoplatonism and Medieval Thought. Studies in Honour of Eouard Jeauneau, Leiden / New York / Cologne, 1992, p. 315-327, avec beaucoup d’exemples de l’Antiquité tardive jusqu’au Moyen Age tardif. 55   Ordinatio imperii, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883, (MGH Cap., 1), n° 136, p. 270-273, ici c. 5, p. 271: Volumus atque monemus, ut senior frater, quando ad eum aut unus aut ambo fratres sui cum donis, sicut praedictum est, venerint, sicut ei maior potestas Deo annuente fuerit adtributa, ita et ipse illos pio fraternoque amore largiori dono remuneret.



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quelqu’un56. Sans aucun doute, il s’agit d’une image idéale, mais le texte montre quand même qu’aussi pour Hincmar, la générosité envers les subordonnés était une grande valeur de l’élite politique. * On pourrait facilement augmenter le nombre d’exemples. Cependant, à la fin, il faut brièvement résumer la thèse centrale de cet article: dans le haut Moyen Âge, la richesse était sans aucun doute l’un des critères qui décidaient de l’appartenance à l’élite politique. Toutefois, ce n’était pas l’ampleur de la propriété en tant que telle qui était décisive – mais surtout la manière de gérer la propriété. Un membre de l’élite politique pouvait être reconnu par la largitas, la largesse. Dans un monde où les « grands » devaient toujours et sans cesse – à la cour et à l’occasion d’assemblées politiques, en contact avec le roi et en concurrence avec d’autres gens – négocier leur rang, le gaspillage constituait quasiment une partie de la « communication symbolique » de l’élite politique57. Dans des périodes de concurrence politique aggravée ou face à une perte de rang, les membres de l’élite politique pouvaient même être prêts à sacrifier leurs richesses matérielles afin de garantir leur rang pour ainsi de conserver leur influence. Cependant, du moins au-delà de ces moments de concurrence accrue, l’éthique de gaspillage ne devint pas dysfonctionnelle pour tout le système politique : car l’éthique de gaspillage était adoucie et canalisée par une autre valeur, à savoir par l’éthique de modération. Steffen Patzold Eberhard Karls Universität Tübingen

56   Hincmar, De ordine palatii, éd. T. Gross / R. Schieffer, Hanovre, 1980, (MGH Fontes iuris Germanici antiqui, 3), c. 5, p. 80-81; sur la question de savoir à quel degré Hincmar avait remanié une version d’Adalhard, cf. le récent article de B. S. Bachrach, Adalhard of Corbie’s De Ordine palatii: Some Methodological Observations Regarding Chapters 29-36, dans Cithara, 41, 2001, p. 3-34, qui opte en faveur d’Adalhard. Bien que V. Postel, Communiter inito consilio. Herrschaft als Beratung, dans M. Kaufhold (éd.), Politische Reflexion in der Welt des späten Mittelalters. Essays in Honour of Jürgen Miethke, Leiden, 2004 (Studies in medieval and reformation traditions, 103), p. 1-25, ici p. 12, soit du même avis, cette question ne me semble pas encore être résolue de manière convaincante. 57   Sur ce concept cf. l’esquisse de G. Althoff /L. Siep, Symbolische Kommunikation und gesellschaftliche Wertesysteme vom Mittelalter bis zur französischen Revolution, dans Frühmittelalterliche Studien, 34, 2000, p. 393-412.



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DEUXIÈME PARTIE

ÊTRE RICHE









Sauro Gelichi

La ricchezza nella società longobarda

1. Misurare la ricchezza: una prospettiva archeologica

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isurare la ricchezza non è facile; tentare di farlo per quella del passato forse impossibile. Anche la ricchezza relativa è un valore non semplice da definire nè da determinare, almeno sul piano archeologico1. Qualche anno fa, quando organizzai con Cristina La Rocca un incontro di studio sui tesori, uno degli obbiettivi che ci eravamo posti era anche quello, se non di misurare, almeno di censire la ricchezza nell’alto-medioevo in Italia, attraverso uno degli strumenti che più di altri sembravano rappresentarla, cioè i beni mobili preziosi tesaurizzati2. Non posso nascondere che, da questo punto di vista, il risultato fu deludente. Il grafico delle attestazioni relative agli occultamenti di beni (peraltro opportunamente esteso a categorie di prodotti non necessariamente in metallo prezioso) risultò disarmante, registrando tuttavia quello che anche un’analisi meno sofisticata lasciava immaginare : eccetto i tesori monetali, un vuoto totale di presenze tra l’VIII e il IX secolo3.

  Riserve sull’approccio processualista a misurare la ricchezza delle sepolture anglo-sassoni sono espresse da M. Carver, Burial as Poetry. The Context of Treasure in Anglo-Saxon Graves, in E. Tyler (ed), Treasure in Medieval West, York, 2000, p. 32-34. 2   Naturalmente i beni mobili (nascosti o meno) costituiscono solo una parte della ricchezza che le aristocrazie alto-medievali possedevano, anche se è quella di cui gli archeologi possono avere una maggiore percezione. Per una distinzione tra ricchezza mobile (« moveable wealth ») e ricchezza basata sulla proprietà terriera (« landed wealth »), ma anche’essa per alcuni versi mobile, vd. T. Charles-Edwards, The Distinction Between Land and Moveable Wealth in Anglo-Saxon England, in P. H. Sawyer (ed), Medieval Settlement: Continuity and Change, London 1976, p. 180-87. 3   M. Baldassarri, C. Favilla, Forme di tesaurizzazione in area italiana tra tardo antico e alto medioevo: l’evidenza archeologica, in S. Gelichi, C. La Rocca (a cura di), Tesori. Forme di accumulazione della ricchezza nell’alto medioevo (secoli V-XI ), Roma, 2004, grafico 1, p. 157. 1



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Tav. 1. Grafico delle attestazioni di tesori in Italia tra V e X secolo, V e VI secolo si intendono prima e seconda metà (ridisegnato da Balsassarri – Favilla 2004)

Non voglio tornare su questo problema, che ha spiegazioni legate anche al carattere della fonte stessa4, di per sé non esplicativa dell’effettiva circolazione di beni. Tuttavia si deve convenire con Wickham che, commentando quei risultati, finiva col recuperare un significato complessivo e difficilmente contestabile di quella assenza: non solo dopo la metà del VI secolo era avvenuta una semplificazione considerevole nella « cultura materiale » ma, nel contempo, c’era in giro meno ricchezza generalizzata. La drastica riduzione di tesori, che è fenomeno comune all’Occidente post-romano, non poteva dunque essere esclusivamente spiegata con un cambiamento culturale, per quanto in questa direzione rinviassero in maniera esplicita la ciclicità del fenomeno o la specificità locazionale delle deposizioni. Tale cambiamento doveva anche trovare una spiegazione nell’indebolimento economico complessivo delle aristocrazie, all’interno di un impoverimento della

  Questi problemi sono ampiamente discussi nel volume sopra ricordato, in particolare nel mio contributo (S. Gelichi, Condita ab ignotis dominis tempore vetustiore mobilia. Note su archeologia e tesori tra la tarda antichità e il medioevo, in S. Gelichi, C. La Rocca (a cura di). Tesori. cit., p. 19-45) e in quello di C. La Rocca, Tesori terrestri, tesori celesti, in ibid., p. 123-141, con relativa ampia bibliografia.

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società: insomma, per dirla con le sue parole, « i ricchi erano meno ricchi, e l’estrazione del surplus era divenuta meno significativa »5. Che ci sia stato un impoverimento delle aristocrazie nell’Italia longobarda appare un dato evidente e nelle linee generali condiviso6. Resta da verificare, allora, e tornando al quesito iniziale, se e in che modo possiamo misurare questo impoverimento, non solo in rapporto al passato (la società antica), ma anche nei confronti del presente (le altre società alto-medievali), poiché in questa comparazione alcune élite vengono considerate più ricche di altre. Gli strumenti che gli archeologi hanno a disposizione, perché questa è la prospettiva che vorrei prendere in considerazione in questa sede, sono stati fino ad oggi male o scarsamente utilizzati: perciò il quadro che ne emerge potrebbe apparire, come per altri aspetti è anche parso, di una povertà disarmante7, tanto da far prospettare l’equipollenza: povertà di fonti = povertà effettiva. Se così fosse, sarebbe una prospettiva poco interessante, perché significherebbe che la fonte materiale è strumento poco duttile per accedere alla comprensione di questi fenomeni. In effetti i traccianti che potrebbero farcela percepire (proprietà fondiarie, capacità di sfruttamento e trasformazione delle risorse, esistenza e tipologia dei beni consumo di lusso) sono di rado identificabili e difficilmente dimensionabili. Inoltre, non dobbiamo sottovalutare il fatto che la stessa articolazione della stratificazione della società longobarda è aspetto affatto semplice da determinare. E’ necessario lavorare dun5   C. Wickham, Introduzione: tesori nascosti e tesori esposti, in S. Gelichi, C. La Rocca (a cufra di). Tesori. cit., p. 17. Sui problemi delle aristocrazie tardo-antiche e del loro impoverimento vd. anche il recente W. Liebeschuetz, L’aristocrazia in Occidente tra il 400 e il 700, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau (a cura di), I Longobardi. Dalla caduta dell’impero all’alba dell’Italia, Milano, 2007, p. 61-67. 6   Ancora a questo tema Wickham ha dedicato, in più di una circostanza, molta attenzione, utilizzando, più di ogni altro storico, e meglio di tanti archeologi, la fonte materiale. Mi riferisco in particolare ad una serie di saggi, tra cui forse il più significativo, sotto questo profilo, è C. Wickham, Early medieval archaeology in Italy, in Archeologia Medievale, XXVI, 1999, p. 7-19. Naturalmente tutto l’argomento è stato ripreso, sviluppato ed ampliato nel recente C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, passim. 7   Si veda ad esempio l’uso delle fonti archeologiche fatto da Balzaretti al momento di analizzare l’economia della valle del Po durante l’epoca longobarda : R. Balzaretti, Cities, Emporia and Monasteries: Local Economies in the Po Valley, c. AD 700-875, in N. Christie, S. T. Loseby (edd.), Towns in transitions. Urban Evolution in Late Antiquity and the Early Middle Ages, London, 1996, p. 213- 234: posizioni diverse sono espresse in S. Gelichi, Una discussione con Chris Wickham, in Storica, 34, 2006, p. 134-147 e Idem, The Eels of Venice. The Long Eight Century of the Emporia of the North-Eastern Adriatic Coast, in S. Gasparri (a cura di), 774. Ipotesi su una transizione, Poggibonsi 2006, Turnhout, 2008, p. 81-117.



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que su marcatori indiretti e per categorie sociali relativamente ampie ed è questa la direzione che vorrei prendere, discutendo la natura di alcune categorie di fonti archeologiche da una duplice prospettiva: la qualità dei beni d’uso e la loro accessibilità. 2. Case e ceramiche Un recente libro di Ward Perkins individua in alcuni marcatori archeologici i segni più vistosi dell’impoverimento dell’Occidente europeo. Tra questi marcatori, insieme al collasso della circolazione monetale, in particolare quella di rame, ci sarebbe l’abbandono dell’uso delle tegole da copertura e delle ceramiche da mensa con vernici sinterizzate8: la figura retorica della sineddoche è ovvia, nell’uso di una parte (le tegole) per il tutto (le case). Questi traccianti significherebbero che i ricchi rimanevano ricchi, e continuavano ad avere accesso ai beni di lusso, anche se ad una scala inferiore; i poveri, invece, sarebbero divenuti sempre più poveri e avrebbero vissuto in condizioni più disagiate, perdendo l’accesso a quelle che vengono definite ‘bulk utilitarian commodities’. Questa situazione si attaglierebbe molto bene alla società longobarda, dove si sarebbe creata una forbice sempre più larga tra ricchi e poveri, con scarse situazioni intermedie e soprattutto scarse sfumature nella lunga durata. Recentemente è stato scavato, a Collegno, nei pressi di Torino, un contesto archeologico dove vengono messe in stretta relazione sepolture e case della prima età longobarda9. Gli edifici abitativi, costruiti al di sopra di un insediamento di epoca gota, sono rappresentati da case in terra e legno, alcune anche interrate [tav.2]. Le sepolture, individuate a circa un centinaio di metri di distanza dall’insediamento, si datano dal tardo VI secolo fino all’VIII. Soprattutto le tombe più antiche documentano corredi particolarmente compositi (nel numero e nella varietà degli oggetti), con crocette auree, cinture multiple ed armi [tav. 3].

8   B. Ward Perkins, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford, 2005, p. 95-97 (per le tegole) e p. 87-122 (in generale). Anche Wickham, in una prospettiva diversa e con maggior documentazione, utilizza parametri simili per giungere a conclusioni analoghe (C. Wickham, Framing cit.). 9   Sullo scavo è intervenuta, in più occasioni, Luisella Pejrani Baricco: vd. L. Pejrani Baricco (a cura di), Presenze longobarde. Collegno nell’alto medioevo, Torino, 2004; L. Pejrani Baricco, Il Piemonte tra Ostrogoti e Longobardi, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau (a cura di), I Longobardi. cit., p. 255-265.



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Tav. 2. Capanna in lengo dal sito di Collegno (TO) (da Pejrani Baricco 2004, fig. 14)

Tav. 3. Guarnizioni di cintura in ferro ageminato da Collegno (TO) (da Pejrani Baricco 2004, Fig. 32)

Tav. 4. Mombello (AL). La chiesa e l’abitato (da Micheletto 2007, Fig. 15)



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Tralascio di discutere il passaggio da ‘guerrieri a contadini’ che è stato attribuito a questa comunità anche sulla scorta dell’evidenza paleo-patologica10, perché implica una serie di valutazioni estranee all’incontro di oggi, mentre vorrei segnalare l’apparente difformità tra ricchezza dei corredi e povertà delle abitazioni. Sempre in Piemonte, un altro caso ci offre un quadro relativamente simile. A Mombello (AL), senza apparente soluzione di continuità tra fine VI e VIII secolo11, un gruppo familiare vive in un edificio di forma quadrangolare (ca. m 5x5), con basamento in zoccolo in muratura e alzato verosimilmente ad intelaiatura lignea; e, contestualmente, costruisce, a circa un centinaio di metri di distanza, una chiesa che elegge anche a luogo di sepoltura12 [tav. 4]. Sei di queste sepolture si presentano abbigliate e con corredo composto da cinture in bronzo, ferro con agemina d’argento, scudi da parata e broccato d’oro13, un uso che dalla prima metà/secondo terzo del VII secolo si protrarrà fino all’VIII. Non sappiamo ovviamente nulla sull’identità anagrafica e sociale del gruppo che viveva a Mombello, ma una loro relazione con la Iudiciaria Turrensis viene data per certa anche da coloro, come Settia, che non credono si tratti di funzionari legati all’amministrazione di terre regie14. La realtà urbana restituisce una situazione al momento meno chiara, dal momento che, sfortunatamente, conosciamo molto poco delle residenze cittadine delle élite longobarde. Le capanne interrate, rinvenute nell’area di quello che diverrà il monastero di San Salvatore a Brescia, sono state interpretate come di pertinenza di individui di rango servile15, per quanto, sempre dalla stessa area, provengano inu-

10   L. Pejrani Baricco, Longobardi da guerrieri a contadini. Le ultime ricerche in Piemonte, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau (a cura di), Archeologia e società tra tardo antico e alto medioevo, Padova 2005, Mantova, 2007, p. 363-386. 11   E. Micheletto (a cura di), Longobardi in Monferrato. Archeologia della « Iudiciaria Torrensis », Casale Monferrato, 2007. 12   E. Micheletto, Lo scavo di Mombello e l’archeologia della « Iudiciaria Torrensis », in E. Micheletto (a cura di), Longobardi cit. p. 51-56. 13   C. Giostra, Aspetti del rituale funerario, in E. Micheletto (a cura di), Longobardi cit. p. 98-127. Oggetti simili a quelli rinvenuti nelle sepolture provengono anche dall’area dell’abitato (C. Giostra, Indicatori di status e di attività produttive dall’abitato, in ibid., p. 62-97). 14   A. A. Settia, «Castrum Turris», il Colle di S. Lorenzo e i Longobardi in Monferrato, in E. Micheletto (a cura di), Longobardi cit, p. 25. 15   G. P. Brogiolo, Trasformazioni urbanistiche nella Brescia longobarda, in G. C. Menis (a cura di), Italia longobarda, Venezia, 1991, p. 104-105. Per una sintesi riassuntiva dei dati più recenti anche sulle Grubenhäuser e sulla loro relazione con popolazioni alloctone vd. A. Chavarria Arnau, Dalle residenze tardoantiche alle capanne altomedievali: vivere in città e in cam-



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mazioni con corredi che difficilmente potremmo associare a quello stesso livello sociale16. Nella Tuscia il solo caso di Lucca ci fornisce, come è noto, qualche informazione circa la natura degli edifici abitativi, ma solo attraverso le fonti scritte17, nonostante negli ultimi anni la città sia stata archeologicamente indagata18. Anche delle residenze regie e ducali si conosce ben poco19. Recentemente, Jarnut è tornato sulla questione, soprattutto basandosi sulle fonti scritte che, a suo giudizio, descriverebbero l’adozione, almeno da parte delle più alte gerarchie dell’aristocrazia longobarda,

pagna tra V e VII secolo, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau (a cura di), I Longobardi. cit., p. 128-130. 16   Sui corredi di alcune di quelle inumazioni (composti da collane, pettine, cinture in bronzo a cinque pezzi) vd. G. Panazza, Scheda III. 11, in San Salvatore a Brescia. Materiali per un Museo. I, Brescia, 1978, p. 80. Su queste sepolture, e in generale sui problemi del significato delle tombe presso le case, presenti in numero piuttosto cospicuo nell’area occupata dal futuro monastero di San Salvatore, vd. G. P. Brogiolo, La sequenza del periodo III di Santa Giulia nel contesto di Brescia, in G. P. Brogiolo (a cura di), Dalle domus alla corte regia. S. Giulia di Brescia. Gli scavi dal 1980 al 1992, Firenze, 2005, p. 418-419, dove si tende a considerare queste attestazioni come espressione di gruppi sociali comunque di livello medio-basso. 17   Le citazioni di edifici abitativi lucchesi, numerose anche in ragione dell’eccezionale e nota conservazione della documentazione scritta altomedievale, sono state già riprese e discusse nel pionieristico lavori della Belli Barsali (I. Belli Barsali, La topografia di Lucca nei secoli VIII-XI, in Atti del V Congresso Internazionale del Centro di Studi sull’Alto medioevo di Spoleto, Spoleto, 1973, p. 461-554), e successivamente ridiscusse da molti studiosi che si sono occupati di edilizia abitativa. Sull’edilizia abitativa di età alto-medievale a Lucca vd. anche C. La Rocca, Lo spazio urbano tra VI e VIII secolo, in Uomo e spazio nell’alto medioevo (Atti della L Settimana di Studio del CISAM) Spoleto, 2003, p. 751-784. 18   Una valutazione critica di questi problemi è in A. Quirós Castillo, Modi di costruire a Lucca nell’altomedioevo. Una lettura attraverso l’archeologia dell’architettura, Firenze, in part. p. 19-23, con relativa bibliografia specifica. 19   Già Michelangelo Cagiano de Azevedo se ne era occupato negli anni ’60 e ’70 del secolo scorso (vd. ad esempio M. Cagiano de Azevedo, Gli edifici menzionati da Paolo Diacono nella Historia Langobardorum, in Atti del Convegno di Studi Longobardi, Udine, 1969, Udine, 1970, p. 73-89). Più di recente è stato convincentemente ipotizzato che un grande edificio ad ali, rinvenuto a Brescia in piazza Vittoria nel 1931, sia da riconnettere con la curia ducis di quella città (G. P. Brogiolo, Brescia altomedievale. Urbanistica ed edilizia dal IV al IX secolo, Mantova. 1993, p. 55-65). In questo caso sarebbe una struttura non solo di complessa articolazione architettonica, ma anche di un certo impegno costruttivo. Sul palazzo di Pavia, e sulla sua incerta ubicazione, vd. A. Peroni, Pavia “capitale longobarda”. Testimonianze archeologiche e manufatti artistici, in I longobardi e la Lombardia, Milano, 1978, p. 104-105. Edifici di committenza regia dovevano anche trovarsi in campagna, come quello che sappiamo costruito da Liutprando agli inizi del secolo VIII a Corteolona, località dalla quale provengono anche frammenti scultorei di un certo pregio attribuiti a quella residenza (G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau, Aristocrazie e campagne nell’Occidente da Costantino a Carlo Magno, Firenze, 2005, p. 51).



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di edifici abitativi di un certo pregio20. Tuttavia anche lui è costretto ad ammettere che, al momento, gli archeologi non ne hanno rinvenuta traccia ed ha variamente giustificato questa assenza. Al di là delle motivazioni che oggi siamo in grado di avanzare per spiegare questa aporia, resta indiscutibile che, almeno per un paio di generazioni dopo la conquista, l’abbassamento qualitativo delle residenze abitative non sia perlomeno in relazione diretta con l’accesso ad alcuni beni che potremmo definire di lusso, di cui continuiamo ad avere una testimonianza attraverso le sepolture abbigliate. L’accesso a questi beni, tuttavia, poteva avvenire tramite meccanismi solo parzialmente economici, mentre la modestia delle strutture domestiche potrebbe essere associata anche con cambiamenti nelle attitudini di vita, già riscontrati peraltro in precedenza21. L’abbandono nell’uso di ceramiche fini da mensa di tipo mediterraneo (dalle african red slip ware alle sigillate orientali) è un fenomeno che può essere letto sotto due angolazioni differenti. La prima è la frantumazione e la disgregazione dei circuiti d‘accesso mediterranei, fatto che provoca, già tra VI e VII secolo, che questi oggetti circolassero non solo in forme più contenute, ma anche secondo logiche più selezionate. La seconda potrebbe aver relazione, anche in questo caso, 20   J. Jarnut, Dove abitavano le aristocrazie longobarde?, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau, M. Valenti (a cura di), Dopo la fine delle ville: le campagne dal VI al IX secolo, 11 seminario sul Tardo Antico e l’Alto medioevo, Gavi maggio 2004, Mantova, 2005, p. 343-436. 21   Su questi problemi vd. T. Lewitt, Vanishing Villas : what Happened to Elite Rural Habitation in the West in the 5th and 6th centuries A. D.?, in Journal of Roman Archaeology, 16, 2003, p. 260275 e Eadem, Bones in the Bathhouse: Re-evaluating the Notion of ‘Squatter Occupation’ in 5th-7th Century Villas, in G. P. Brogiolo, A. Chavarria Arnau, M. Valenti, Dopo la fine cit., p. 251-62. Il problema delle ri-occupazioni degli insediamenti rurali (ville e fattorie), spesso segnalata solo da sepolture, è stata anche affrontata dallo scrivente in S. Gelichi, Disiecta membra Emiliae: sepolture gote e longobarde disperse e ritrovate, in S. Gelichi (a cura di), L’Italia altomedievale tra archeologia e storia. Studi in ricordo di Ottone D’Assia, Padova, 2005, p. 151-185. In questa circostanza mettevo in relazione, per l’epoca gota, la qualità degli oggetti spesso presenti nelle sepolture e le tipologie abitative ad essi connesse (quando ovviamente ricostruibili), fino al caso della c.d. ‘dama di Ficarolo’ (da Ficarolo, RO) o a quello, devo dire piuttosto eclatante, del tesoro di Domagnano, ora nella Repubblica di San Marino (ibid. p. 156-165). Se nel primo caso l’associazione tra la sepoltura di una donna con oggetti di abbigliamento personale piuttosto ricchi (H. Büsing, A. Büsing Kolbe, V. Bierbrauer, Die Dame von Ficarolo, in Archeologia Medievale, XX, 1993, p. 303-332) e una ri-occupazione in forme modeste di un’antica villa nei pressi di Ficarolo (RO), è un dato certo, meno chiara, anche se postulata, la relazione tra il tesoro di Domagnano (interpretato come tomba) e un rustico tardo-antico, certamente contemporaneo, scavato di recente non troppo distante dal luogo del presunto ritrovamento del ‘tesoro’ (sul tesoro di Domagnano vd. F. Kydd, Il tesoro di Domagnano, in I Goti, Milano, 1994, p. 194-202; sullo scavo del rustico e su questa associazione vd. G. Bottazzi, P. Bigi, Domagnano. Dal tesoro alla storia di una comunità in età romana e gota, San Marino, 2001).



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con un cambiamento nelle attitudini comportamentali 22. La riduzione, e poi la scomparsa definitiva, delle importazioni di ceramiche sigillate è ovviamente legata alla cessazione di quelle produzioni, ma non dei corrispettivi qualitativamente e funzionalmente analoghi, come le Glazed White Ware costantinopolitane, ad esempio23. Essa peraltro si accompagna anche alla scomparsa delle forme aperte, a meno che non si voglia pensare all’uso di stoviglie di legno (al momento comunque assenti anche nei depositi più promettenti) o di metallo; e si associa, almeno nel nord Italia, anche ad una notevole semplificazione del servito da tavola, che potrebbe essere inoltre ricollegata con mutamenti nel regime alimentare24. In sostanza, case e ceramiche sembrano strumenti poco duttili, in questo periodo, a farci percepire standard di ricchezza, anche se non possiamo escludere che, all’interno dell’edilizia abitativa soprattutto urbana, si possano nel futuro riconoscere traccianti materiali in grado di eliminare questo apparente appiattimento verso il ‘basso’. 3. Corredi e chiese Il passaggio che, con un’ardita semplificazione, potremmo istituire tra corredi tombali-oratori/cappelle private, come espressione temporanea di affermazione delle élite, è fenomeno noto e ampiamente discusso, soprattutto negli ultimi tempi25. Alcune cappelle vengono spesso fondate su cimiteri precedenti (come nel caso, famoso, di 22   Vd. in riferimento a questo le considerazioni di Joanita Vroom a proposito dell’area orientale del Mediterraneo in epoca tardo-antica: J. Vroom, The Archaeology of Late Antique Dining Habits in the Eastern Mediterranean: a Preliminary Study of the Evidence, in L. Lavan, E. Swift, T. Putzeys (ed.), Objects in Context, Objects in Use (Late Antique Archaeology 5), Leiden, 2007, p. 354-356. 23   Su questo tipo di ceramiche vd. le recenti messe a punto di J. Hayes, Excavations at Saraçhane in Istambul. Volume 2. The Pottery, Washington DC, 1992, p. 12-34; K. Dark, Byzantine Pottery, Stroud, 2001, p. 58-65; J. Vroom, Byzantine to Modern Pottery in the Aegean. 7th to 20th Century. An Introduction and Field Guide, Utrecht, 2005, p. 75-79. 24   Sulla situazione del nord Italia, anche a distanza di trenta anni, è ancora valida, nelle sue linee essenziali, la sintesi di G. P. Brogiolo, S. Gelichi, La ceramica grezza medievale nella pianura padana, in La ceramica medievale nel Mediterraneo Occidentale, Siena-Faenza 1994, Firenze, 1986, p. 293-316; per un aggiornamento del quadro vd. S. Gelichi, F. Sbarra, La tavola di San Gerardo. Ceramiche tra X e XI secolo nel nord Italia: importazioni e produzioni locali, in Rivista di Archeologia, XXVII, 2003, p. 119-141. 25   Per l’Italia settentrionale vd. la sintesi di G. P. Brogiolo, Oratori funerari tra VII e VIII secolo nelle campagne transpadane, in Hortus Artium Medievalium, 8, 2002, p. 9-31; per il fenomeno in epoca carolingia vd. Idem, Architetture, simboli e potere nelle chiese tra seconda metà VIII e IX secolo, in R. Salvarani, G. Andenna, G. P. Brogiolo (a cura di), Alle origini del Romanico. Atti dell III Giornate di studi medievali, Castiglione delle Stiviere, 2003, Brescia 2005, p. 71-91.



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Castel Trosino)26, oppure su ville tardo-antiche, come nel caso di Garlate, dove si assiste al passaggio ambiente di villa - mausoleo – chiesa27. Il fenomeno compare piuttosto precocemente (e prima anche dell’arrivo dei longobardi), ma sembra non esservi dubbio sul fatto che proprio dalla metà/seconda metà del VII secolo acquista una diffusione, e dunque una visibilità, decisivamente maggiore28. Tale fenomeno descrive tre atteggiamenti particolarmente innovativi e di forte impatto simbolico : il reimpiego di elementi architettonici antichi, l’introduzione (o la riscoperta) di nuove piante e la pratica delle reliquie29. Peraltro alcune di queste attività, se non tutte, si caratterizzano per un certo dispendio di ‘energie’ economiche, nel trasferimento o nel recupero (quando questo avviene) di spolia e di reliquie e nell’impegno di maestranze specializzate, capaci di controllare direttamente tutto il ciclo, spesso complesso, di realizzazione di un edificio30. Come i corredi funebri vanno letti in chiave socio-antropologica, ma rappresentano comunque una indiretta testimonianza di ricchezza, nella stessa maniera credo che siamo autorizzati ad interpretare la fondazione di oratori privati. Peraltro questo passaggio è contestuale anche ad una maggiore visibilità nelle carte d’archivio della società longobarda. I documenti scritti attestano che nel ducato di Lucca, tra 714 e 829, vennero fondate almeno 63 tra chiese private e monasteri31. Il numero di per sé non è molto significativo, perché è un valore asso  Sulla necropoli di Castel Trosino la bibliografia è nutrita. Da citare, ovviamente, l’iniziale edizione di R. Mengarelli, La necropoli barbarica di Castel Trosino presso Ascoli Piceno, in Monumenti Antichi dei Lincei, XII, 1902, col. 145-380; per un riesame della necropoli, tra i contributi più recenti si veda L. Paroli, La necropoli di Castel Trosino: un riesame critico, in L. Paroli (a cura di), La necropoli altomedievale di Castel Trosino. Bizantini e Longobardi nelle Marche, Milano, 1995, p. 199-212, in part. p. 204-206, nello specifico sulla chiesa, di cui si propone una datazione a non prima della metà del VII secolo; l’ultimo contributo sul sito, essenzialmente di natura catalogica, è di L. Paroli, La necropoli di Castel Trosino dalla scoperta ai nostri giorni, in L. Paroli, M. Ricci (a cura di), La necropoli altomedievale di Castel Trosino, Firenze, 2008, 7-15 (con ampia ed esauriente bibl.). 27   G. P. Brogiolo, G. Bellosi, L. Doratiotto (a cura di), Testimonianze archeologiche a S. Stefano di Garlate, Lecco, 2002. 28   G. P. Brogiolo, Oratori cit. 29   G. P. Brogiolo, Architetture cit., p. 75-79. 30   Ibid. p. 80-81. 31   S. M. Collavini, Spazi politici e irraggiamento sociale delle élites laiche intermedie (Italia centrale, secoli VIII-X), in Les élites et leurs espaces: mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), Turnhout, 2007, p. 319 - 340. Vd. anche A. Quirós Castillo, Modi cit., p. 104, Fig. 72. Sulla società lucchese del periodo, in rapporto alle chiese rurali, si può vedere ora anche M. Stoffella, Aristocracy and rural churches in the territory of Lucca between Lombards and Carolingians: a case study, in S. Gasparri, 774, cit. n. 7, p. 289-311. 26



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luto che possiamo comparare con difficoltà (anche se ci pare, da solo, affatto modesto). Dunque, più che il numero, può essere interessante chiedersi chi siano coloro che hanno fondato queste cappelle tra VIII e IX secolo: chi sono, cioè, i ‘costruttori’ di chiese. Qualche osservazione usando le fonti archeologiche è possibile. Tornando allo scavo di Mombello in Piemonte32, abbiamo visto come una comunità familiare, che vive in un edificio di dimensioni piuttosto modeste (un unico vano di circa 5 metri di lato), sia in grado di realizzare, nel corso del secolo VII, un oratorio in muratura di apprezzabili dimensioni, dove seppellisce i propri membri. Settia definisce questa comunità come « un gruppo familiare di cospicua ricchezza e quindi di rilevante livello sociale »33, e per quanto questa definizione non possa soddisfarci appieno perché troppo vaga, è innegabile, ancora una volta, riconoscervi un gruppo capace di accedere a beni di lusso, da una parte, e realizzare impegnativi edifici in muratura (la chiesa) dall’altra. Il caso di Mombello coglie un gruppo parentale longobardo in una fase di transizione, ma un secondo esempio ci riporta ad un momento successivo, quello cioè della famiglia di Totone da Campione, la cui azione si comincia ad apprezzare dalla seconda metà del VII secolo. Il caso della famiglia a cui apparteneva Totone, rogatore di un testamento nel quale, nel 777, senza figli, donava il suo patrimonio al monastero milanese di S. Ambrogio, è un episodio, non siamo noi i primi a sottolinearlo, di felice opportunità di comparazione tra fonti scritte ed archeologiche34. Del gruppo parentale a cui apparteneva Totone conosciamo alcuni membri e siamo introdotti anche alle loro attività economiche; sappiamo poi dell’esistenza di una chiesa che avevano fondato a Campione, dove vivevano. Questo oratorio, la cappella di San Zeno, è stato scavato e i risultati hanno consentito agli archeologi di proporre una precisa sequenza cronologica delle varie fasi dell’edificio e della necropoli ad esso collegata, sequenza sulla quale, chi conosce il dossier su Totone, sa bene non vi sia unanimità di consensi35 [tav. 5].   E. Micheletto (a cura di), Longobardi cit.   A. A. Settia, «Castrum Turris», cit. p. 25. 34   S. Gasparri, C. La Rocca, Introduzione a un dossier documentario altomedievale, in S. Gasparri, C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia. Strategie, rappresentazione e memoria del gruppo familiare di Totone di Campione (721 – 877), Roma, 2005, p. 9. 35   Lo scavo è pubblicato da P. Blockley et alii, Campione d’Italia. Scavi archeologici nella ex chiesa di San Zeno, in S. Gasparri, C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia cit., p. 29-80. Una diversa lettura della sequenza è proposta da G. P. Brogiolo, La chiesa di San Zeno di Campione e la sua 32 33



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Tav. 5. Pianta della chiesa di San Zeno di Campione, con l’indicazione delle due fasi individuate e delle sepolture (da Blockey et alii, 2005).

In ogni caso in questa sede non ci interessa discutere né la cronologia di fondazione della cappella (che tuttavia con Brogiolo sarei anch’io propenso a non datare molto più indietro dell’ultimo quarto del VII secolo) né se l’atrio di fronte all’aula (con tombe) sia o meno contestuale all’impianto originario. Voglio solo sottolineare che questa famiglia costruisce un edificio in muratura di discrete dimensioni, provvisto di atrio, all’interno del quale (dell’atrio, ma anche dell’aula della chiesa) realizza una serie di tombe in muratura coperte da sequenza stratigrafica, in S. Gasparri – C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia, cit., p. 81-105.



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grandi lastre, e talvolta pavimentate con mattoni, che nel tempo hanno contenuto più inumati, alcuni dei quali sepolti con ricche vesti (con filamenti d’oro, tombe 10 e 11), oggetti di abbigliamento personale sempre in oro (es. la tomba 11, orecchini ed anello) o altri oggetti di corredo (tomba 13)36. Dalle carte siamo in grado di apprendere anche quale fosse il patrimonio della famiglia e, soprattutto, all’interno di quale contesto economico si trovasse ad agire. Come giustamente ha messo in evidenza Stefano Gasparri in questo gruppo familiare appare una proprietà terriera che… non è particolarmente considerevole, un’azione economica che si muove in un raggio territoriale ampio… una forte liquidità, uno spiccato interesse nel movimento … degli schiavi37.

Sul piano degli aspetti della cultura materiale, per ciò che è visibile dalla documentazione archeologica, possiamo di converso rilevare come lo stesso gruppo parentale usasse con normalità monete38, avesse accesso a beni che potremmo definire di lusso (monili in oro, vesti con filamenti d’oro), fosse in grado di produrre un surplus che poi investiva nella costruzione di oratori e di tombe di una certa monumentalità. Si tratta di un gruppo sociale che, ancora con Gasparri, potremmo definire medio-alto39, un gruppo che basava la propria ricchezza non tanto (o soltanto) sulla proprietà terriera, ma anche sulla disponibilità di denaro e sul commercio: una famiglia di possessori e, nel contempo, anche di mercanti, per sciogliere invece l’interrogativo rimasto insoluto nel titolo del suo contributo. Non sappiamo dove questa famiglia avesse la sua dimora nè quali caratteristiche avesse, e forse l’archeologia non sarà mai in grado di dircelo. Tuttavia, nel caso questo fosse possibile, non sarebbe da sorprendersi se si fosse trovata non troppo distante dalla cappella e che presentasse caratteristiche tecnico-costruttive non troppo dissimili da quelle che sono state riscontrate a Mombello.   P. Blockey et alii, Campione cit., passim e Tab. 1. Ma due tombe (la 8 e la 10 ) su cinque sono state rinvenute violate. 37   S. Gasparri, Mercanti o possessori? Profilo di un ceto dominante in un’età di transizione, in S. Gasparri, C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia cit., p. 157. 38   Sulle monete rinvenute nello scavo vd. E. A. Arslan, Le monete di San Zeno a Campione d’Italia, in S. Gasparri, C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia cit., p. 107-115; sui tratti dell’economia monetaria, quale emerge dal dossier in esame, vd. A. Rovelli, Economia monetaria e monete nel dossier di Campione, in S. Gasparri, C. La Rocca (a cura di), Carte di famiglia cit., p. 117-140. 39   S. Gasparri, Mercanti o possessori? cit., p. 171. 36



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In una prospettiva che trova molti punti di contatto con la lettura di Gasparri sulla famiglia di Totone, Stefano Collavini ha cercato di mettere a fuoco i livelli delle élite della Tuscia nella fase di transizione tra l’epoca longobarda e l’età carolingia. Nel territorio interno della Val di Cornia (siamo nella fascia tirrenica della Tuscia, a sud di Pisa) della prima metà dell’VIII secolo, egli riconosce l’esistenza di possessores di medio livello e di impianto locale, che poco avevano a che fare con le alte aristocrazie che lo stesso Collavini definisce ‘regionali’, o addirittura con quelle ‘nazionali’, per l’ampiezza dei loro possedimenti e della loro azione politica40: si tratterebbe cioè di gruppi sociali che avevano una struttura aristocratica « non particolarmente ricca, non stratificata e poco collegata alla città »41, che aveva integrato allodi e beni fiscali regi o vescovili destinati a costituire una base patrimoniale localizzata. Negli scavi nell’area del monastero di San Quirico, fondato nell’XI secolo sul promontorio di Populonia (ancora lungo la fascia tirrenica della Tuscia, a sud di Pisa)42, le indagini archeologiche hanno messo in luce, all’interno della chiesa abbaziale, le tracce evidenti di una precedente architettura, caratterizzata dalla presenza di una piccola navata (5.80 m di lunghezza per 3.80 di larghezza, per una superficie interna complessiva di 19.58 mq) provvista di un’abside a forma semicircolare distinta dalla stessa navata, all’interno della quale vennero scavate le tombe di due individui di sesso maschile43 [tav. 6]. La chiesa monastica, costruita dopo il Mille, comunque rispettò questa preesistenza, dal momento che i muri perimetrali della nuova navata furono direttamente poggiati su quelli più antichi.

40   S. M. Collavini, Spazi politici cit. n. 31 ; su queste tematiche vd. ancora, sempre di S. M. Collavini, Des Lombards aux Carolingiens: l’évolution des élites locales, en W. Falkowski, Y. Sassier (a cura di), Le monde carolingien. Bilan, perspectives, champs de recherches, (Actes du Colloque, Poitiers, Centre d’Etude Supérieurs de Civilisation Médiévale, 18-20 novembre 2004), in stampa; e ancora, nello specifico di San Regolo in Gualdo, vd. Idem, Da società rurale periferica a parte dello spazio politico lucchese: S. Regolo in Gualdo tra VIII e IX secolo, in G. Garzella, E. Salvatori (a cura di), “Un filo rosso”. Studi antichi e nuove ricerche sulle orme di Gabriella Rossetti in occasione dei suoi settanta anni, Pisa, 2007, p. 231-247. 41   S. M. Collavini, Spazi politici cit n. 31. 42   Sul monastero di San Quirico e sulle indagini archeologiche vd. al momento R. Francovich, S. Gelichi (a cura di), Il monastero di S. Quirico a Populonia. I risultati delle prime indagini archeologiche, in Rassegna di Archeologia. Classica e Postclassica, 21B, 2004-05, p. 183-213. 43   L’analisi e l’interpretazione delle due sepolture che si riprende in questa sede si deve a G. Bianchi, Archeologia dell’architettura degli edifici religiosi rurali: il caso della Maremma settentrionale toscana (Italia), in Hortus Artium Medievalium, 14, 2008, p. 52-54.



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Tav. 6. Populonia (Piombino – Li). Monastero di Sann Quirico. Pianta composita della chiesa abbaziale che imgloba la cappella e le due sepolture altomedievali.

Ambedue le sepolture non presentavano oggetti di corredo nè di abbigliamento personale. La prima di queste, scavata in fossa terragna e coperta da coppi e laterizi di riuso secondo la tipologia alla semi cappuccina, era posta in posizione centrale rispetto all’emiciclo absidale, in modo tale che l’inumato si trovasse ad avere i piedi al di sotto della sua stessa fondazione. La seconda sepoltura aveva la fossa ricoperta da due grandi lastroni in pietra ed era ubicata nell’angolo formato tra il muro perimetrale nord della navata e la presunta facciata. Una sua preliminare datazione al radiocarbonio la colloca temporalmente tra la fine del VII secolo e la prima metà di quello successivo. In base ai dati raccolti, dunque, l’edificio potrebbe essere interpretato come un oratorio di fondazione privata, e i corpi degli inumati all’interno dell’oratorio potrebbero appartenere ai fondatori o a qualche membro del loro nucleo familiare. Se così fosse, ci troveremmo di fronte alle tracce materiali di quella società populoniense, legata forse



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allo stesso vescovo, su cui le fonti scritte tacciono totalmente. Tuttavia, analogamente a molti casi lucchesi, anche i fondatori dell’oratorio sul promontorio possono essere qualificati proprietari di medio rango che, nella costruzione di questo piccolo edificio religioso, però in pietra e realizzato da maestranze specializzate capaci di produrre leganti e una discreta posa in opera, vedevano forse più una forma di ostentazione della propria ricchezza « finalizzata ad un’affermazione politica immediata e all’allacciamento di rapporti con il vescovo »44, che non un modo di razionalizzare il proprio patrimonio fondiario. L’episodio di recente venuto alla luce a Populonia non appare isolato neppure nell’ambito della Tuscia e, come abbiamo visto, trova più di un confronto con la situazione riscontrata nell’Italia settentrionale45. La relazione livello economico – visibilità della ricchezza sembra dunque passare, tra VII e VIII secolo, attraverso altri indicatori materiali, che non i corredi nelle tombe o l’edilizia abitativa. L’investimento nella realizzazione di cappelle ed oratori privati, di forte impatto ideologico e di discreto (talvolta notevole) impegno costruttivo, letto da una prospettiva economica appare sempre di più, e a qualsiasi latitudine nella società longobarda, come fenomeno diffuso e, aspetto molto interessante, attribuibile a gruppi sociali di livello diversificato e, si presume, con diversa disponibilità di ricchezza. 4. Verso una nuova articolazione sociale. L’accesso ai beni nell’Italia padana dell’VIII secolo: vitalità senza ricchezza? Come abbiamo visto, gli studi più recenti sulla società longobarda, basati sull’analisi delle fonti scritte, sembra siano sempre di più orientati a mettere in risalto come, alle soglie del secolo VIII (quando cioè, ripeto, tali fonti sono in grado di farcelo percepire meglio), si assista alla presenza di una società non solo in dinamico mutamento, ma anche con una stratificazione sociale che permette di distinguere vari livelli di élite, a seconda del raggio d’azione territoriale che le contraddistinguono, delle relazioni che sono in grado di intrecciare con altri gruppi sociali e con il potere (laico ed ecclesiastico).   S. M. Collavini, Spazi politici cit n. 31.   Per il caso di Lucca si veda A. Quirós Castillo, Modi di costruire cit., p. 102-107. Per una panoramica di riferimento italiana, oltre a quanto citato in precedenza, vd. G. P. Brogiolo (a cura di), Le chiese rurali tra VII e VIII secolo in Italia settentrionale (8 Seminario sul tardo antico e l’alto medioevo in Italia settentrionale, Garda 2000), Mantova 2001; Idem (a cura di), Chiese e insediamenti nelle campagne tra V e VI secolo (9 Seminario sul tardo antico e l’alto medioevo in Italia settentrionale, Garda 2002), Mantova 2003. 44 45



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L’archeologia è ancora in ritardo nel farci percepire con chiarezza questi vari livelli d’élite, anche forse in ragione del fatto che il tipo di approccio finora utilizzato si è dimostrato poco duttile e, soprattutto, poco orientato. Tuttavia abbiamo anche visto come alcuni traccianti archeologici (gli oratori, le case, le sepolture come contenitori) siano in grado di farci conoscere qualcosa di più sulla natura di queste élite e, di riflesso, sul livello della loro ricchezza. Vorrei ora usare un altro (ed ultimo) parametro, l’accesso ai beni di consumo mediterranei. Nel 715 i Longobardi stipulano un trattato con gli abitanti di Comacchio (FE), un centro in prossimità del delta del Po, per il commercio lungo il corso di quel fiume e dei suoi affluenti46 [tav. 7]; terminale di questo percorso era la capitale del regno, Pavia. Il c.d. Capitolare di Liutprando, come tradizionalmente noto, è da tempo oggetto di analisi47. Da taluni la sua unicità è stata interpretata come eccezionale, indice di una certa vitalità nei commerci, ma ad un livello molto locale48. Nella sostanza, comunque, si è teso a sottostimare la presenza di merci di provenienza mediterranea, e a incentrare l’attenzione sul sale come principale motore economico di questi rapporti49. Il sale, è ovvio, si otteneva attraverso lo sfruttamento di risorse locali; e alla sua fortuna è stata tradizionalmente legata la fortuna stessa dei Comacchiesi, assurti all’onore della cronaca storica grazie a questo docu  Come introduzione ai problemi storici del sito vd. il volume di studi miscellaneo La Civiltà comacchiese e pomposiana dalle origini preistoriche al tardo medioevo, Atti del convegno – Comacchio 1984, Bologna, 1986. Sull’archeologia alto-medievale del sito molto ha scritto Stella Patitucci Uggeri: si può vedere, tra gli altri, S. Patitucci Uggeri, Problemi storico-topografici di Comacchio tra tardoantico e altomedioevo: gli scavi di Valle Ponti, in Actes du XI Congrès International d’Archéologie Chrétienne. Lyon, Vienne, Grenoble, Geneve et Aoste (21-28 Septembre 1986), III, Roma, 1989, p. 2301-2315; Eadem, Il Delta Padano nell’età dei goti, in Ravenna e l’Italia fra Goti e Longobardi (XXXVI Corso di Cultura sull’Arte Ravennate e Bizantina), 1989, p. 269322. 47   Il documento è stato pubblicato, tra gli altri, da L. M. Hartmann, Zur Wirtshaftsgeschichte Italiens im frühen Mittelalter, Gotha, 1904 e G. Fasoli, Navigazione fluviale – Porti e navi sul Po, in La navigazione mediterranea nell’alto medioevo (XXV Settimana di Studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo- Spoleto), 1977, p. 565-607; sul Capitolare vd. anche M. Montanari, Il capitolare di Liutprando: note di storia economica e dell’alimentazione, in La Civiltà comacchiese cit., p. 461-475; sulla cronologia ci sono ipotesi divergenti, ma rimane non convincente quella di G. C. Mor, Un’ipotesi sulla data del “Pactum“ c. d. Liutprandino con i “milites“ di Comacchio relativo alla navigazione sul Po, in Archivio Storico Italiano, CXXXV, 1977, p. 493502. 48   Così R. Balzaretti, Cities, Emporia cit., p. 213- 234. 49   Sul sale comacchiese, anche se un po’ datato in alcuni passaggi, si può utilmente consultare L. Bellini, Le saline dell’antico delta, Ferrara 1962; più interessante, anche per le prospettive di lettura innovative, l’articolo di M. Montanari, Il capitolare cit.; vd. anche il volume di studi miscellaneo F. Cecchini (a cura di), Fratello sale. Memorie e speranze dalla salina di Comacchio, Bologna, 1997. 46



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mento e al fatto di essere stati, per qualche periodo, gli antagonisti dei Venetici, in una lotta per il controllo dei traffici padani, poi volta a vantaggio esclusivo degli abitanti della laguna più settentrionale50. In effetti il Capitolare lascia molto spazio al sale, anche se altri prodotti vengono menzionati che vale la pena di segnalare, come l’olio, il garum e le spezie. Si è discusso molto sull’origine di questi prodotti che, ad eccezione delle spezie, sono stati considerati, pur con qualche incertezza, anche di origine locale. In questa ottica si è ritenuto dunque di considerare il Capitolare come espressione di un commercio vitale sì ma d’ambito regionale e, nel contempo, si sono interpretati i riferimenti alle merci di provenienza orientale come espressione di un consumo essenzialmente di élite: un commercio, dunque, che è sempre esistito e attraverso il quale è difficile valutare la ricchezza ‘media’ di una società o la natura dei commerci. Vorrei tuttavia insinuare il dubbio che, insieme al pepe e alle spezie in generale, l’olio e il garum possano non essere di origine locale. Quanto all’olio, è vero che la sua produzione nell’alto medioevo, specie nell’area padana, è stata di recente rivalutata (anche alla luce, ad esempio, degli stessi documenti della famiglia di Totone)51. Resta tuttavia più di un dubbio che l’olio che i Comacchiesi erano tenuti a pagare (e che dunque trasportavano attraverso il Po), potesse derivare, come è stato anche supposto, dagli olivi presenti sulla modesta insula pomposiana o provenisse dalle colline romagnole52. Quanto al garum (che ancora doveva rappresentare, evidentemente, una prelibatezza per l’aristocrazia longobarda del secolo VIII), poiché a Comacchio non mancava certo la materia prima (cioè pesce e sale), si è anche supposto, non senza suggestione, che si ottenesse 50   Le vicende conflittuali tra i Venetici e i Conacchiesi sono note quasi esclusivamente da poche menzioni nelle fonti scritte (Giovanni diacono, Historia Veneticoum, III, 12 e 44; Andrea da Bergamo, Chronicon, c. 17). Una riflessione su queste relazioni è in S. Gelichi, Tra Comacchio e Venezia. Economia, società e insediamenti nell’arco nord adriatico durante l’Alto Medioevo, in F. Berti, M. Bollini, S. Gelichi, J. Ortalli (a cura di), Genti nel Delta. Da Spina a Comacchio. Uomini, Territorio e culto dall’Antichità all’Altomedioevo, Ferrara, 2007, p. 365-386. 51   G. M. Varanini, A. Brugnoli, Olivi e olio nel patrimonio della famiglia di Totone da Campione, in Gasparri, La Rocca (a cura di), Carte di famiglia cit., p. 141-156. Vd. anche Idem (a cura di), Olivi e olio nel medioevo italiano, Bologna, 2005. 52   Bellini Le saline cit., p. 101, nota 2; A. I. Pini, Due colture specialistiche del medioevo: fra la vite e l’olivo nell’Italia padana, in V. Fumagalli, G. Rossetti (a cura di), Medioevo Rurale, Bologna, 1980, p. 130-131; S. Patitucci Uggeri, Il ‘castrum Cumiacli’: evidenze archeologiche e problemi storico-topografici, in La civiltà comacchiese cit., p. 265.



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Tav. 7. Ubicazione di Comacchio (FE)



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localmente53. Tuttavia continuo a pensare, con Montanari, ad un uso tecnico del significato del termine e, dunque, sarei propenso a distinguerlo dal pesce in salamoia, la cui tradizione è continuata fino ai nostri giorni54. La dimensione quantitativa relativa alla circolazione di queste merci non è percepibile dal Capitolare, e da qualche altro documento scritto, più o meno coevo, dove di prodotti sicuramente ‘esotici’ si parla55. Tuttavia, per quanto sia difficile rintracciarne la presenza anche nei depositi archeologici, in considerazione del fatto che i recipienti che li contenevano, essendo in legno e fibra non si sono conservati, l’operazione non è del tutto impossibile. Un riesame dei contesti archeologici di Comacchio offre una prospettiva del tutto nuova sotto questo profilo; una prospettiva che, se unita ad una revisione sistematica anche dei contesti della laguna veneziana (di là da venire)56, può essere usata per leggere in una luce diversa l’economia nel Regno nel corso del secolo VIII e, di converso, riflettere sul grado di ricchezza delle élite, che è l’argomento che qui interessa maggiormente57.   Bellini Le saline cit., p. 100-101.   Montanari Il capitolare cit., p. 470. Tuttavia è da segnalare che di recente si è ipotizzato, sulla scorta dell’esistenza di un’anfora specifica, la Dressel 6, di produzione alto-adriatica, che anche in queste zone si producesse in età imperiale il garum. 55   Vd. ad esempio il tributo in pepe e cinnamomo pagato dai Comacchiesi al monastero di Bobbio nel IX secolo ( A. Castagnetti, M. Luzzati, G. Pasquali, A. Vasina, Inventari altomedievali di terre, uomini e redditi, Roma, 1979, p. 138). 56   La laguna è stata molto indagata in questi ultimi quindici anni, ma purtroppo molto poco di quello che è stato scavato, spesso riferibile proprio a questi periodi, è stato edito. Per avere un’idea delle potenzialità si può vedere ad esempio un recente volume dedicato ad uno scavo nell’area del Casinò, nel pieno centro storico di Venezia: L. Fozzati (a cura di), Ca’ Vendramin Calergi. Archeologia urbana lungo il Canal Grande di Venezia, Venezia, 2005. Una lettura critica dell’archeologia veneziana degli ultimi anni, con specifico riferimento all’altomedioevo, è in S. Gelichi, Venezia tra archeologia e storia: la costruzione di una identità urbana, in A. Augenti (a cura di), Le città italiane tra la Tarda Antichità e l’Alto Medioevo, Ravenna, 2004, Firenze, 2006, p. 151-183; Idem, Flourishing Places in North-Eastern Italy: Towns and Emporia between Late Antiquity and the Carolingian Age, in J. Henning (ed), Post-Roman Towns and Trade in Europe, Byzantium and the Near East, Bad Homburg, 2004, Berlin – New York, 2007, p. 92-101. 57   Per una revisione dei contesti alto-medievali comacchiesi rimando, in prima istanza, alla sezione sull’alto-medieovo del volume che ha accompagnato la Mostra Genti nel Delta: S. Gelichi (a cura di), Comacchio e il suo territorio tra la tarda antichità e l’alto medioevo, in F. Berti, M. Bollini, S. Gelichi, J. Ortalli (a cura di), Genti nel Delta. Da Spina a Comacchio. Uomini, Territorio e culto dall’Antichità all’Altomedioevo, Ferrara, 2007, p. 363-685. Vd. inoltre S. Gelichi, D. Calaon, E. Grandi, C. Negrelli, “... castrum igne combussit...”. Comacchio tra la Tarda Antichità e l’Alto Medioevo”, in Archeologia Medievale, 33, 2006, p.19-48; S. Gelichi, D. Calaon, E. Grandi e C. Negrelli, Comacchio tra IV e X: Territorio, Abitato e infrastrutture, in R. Francovich, M. Valenti (a cura di) IV Congresso Nazionale di Archeologia Medievale (Scriptorium dell’Abbazia. Abbazia di San Galgano, Chiusino – Siena), Firenze, 2006, p. 114-123. 53 54



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Un primo gruppo di materiali proviene da un’area a nord-ovest dell’abitato di Comacchio, dove a più riprese dal 1921 fino al 1996 del secolo scorso, sono stati rinvenuti significativi resti archeologici, interpretati, di recente, come relitti di un’ampia impianto di natura portuale che doveva occupare un’area stimabile, in via preliminare, in 75000 metri quadrati, sicuramente in funzione nel corso del secolo VIII e forse anche parte del IX58 [tav. 8]. L’analisi del quadro ambientale permette di osservare come l’area portuale fosse naturalmente protetta dalla laguna circostante e, allo stesso modo, fosse efficacemente collegata ai lidi esterni tramite un canale di marea che garantiva un costante apporto di acqua salata dall’esterno59. Tramite questo canale potevano giungere al porto le merci provenienti da rotte mediterranee e adriatiche. Banchine e piattaforme lignee fungevano da attracco e luogo di stoccaggio e imbarcazioni locali a fondo piatto, adatte a percorrere i bassi fondali dei fiumi della pianura Padana, avrebbero garantito la distribuzione delle merci nell’entroterra. I materiali provenienti dallo scavo più recente, quello del 1996, sono stati studiati in maniera esauriente ed hanno fornito dati sorprendenti. La quasi la totalità dei reperti raccolti è ascrivibile a frammenti di contenitori da trasporto: l’89% dei materiali è interpretabile come frammenti di forme chiuse60, il 55% dei quali è costituito da anfore, quasi tutte del tipo globulare, materiali databili tra l’VIII e il IX secolo61 [tav. 9]. Una seconda area di intervento archeologico è da localizzare nella zona in prossimità della chiesa episcopale. La sequenza individuata, di straordinario interesse sotto molti aspetti, non può essere ovvia-

58   Nello specifico su queste strutture vd. D. Calaon, Lo scavo di Villaggio San Francesco1996 (COM 96). Le strutture portuali di Comacchio, in F. Berti, M. Bollini, S. Gelichi e J. Ortalli (a cura di), Genti nel Delta. Da Spina a Comacchio. Uomini, Territorio e culto dall’Antichità all’Altomedioevo, Ferrara, 2007, p. 505-530. Nell’autunno del 2008 sono stati aperti, sotto la direzione dello scrivente e di Luigi Malnati, tre nuovi saggi nell’area del Villaggio San Francesco che hanno restituito un quadro archeologico che tende a confermare e precisare quanto venuto alla luce in precedenza. 59   C. Balista, L. Bonfatti, M. Calzolari, Il paesaggio naturale e antropico delle Valli tra Spina e Comacchio e le sue trasformazioni dall’Età etrusca all’Alto Medioevo, in F. Berti, M. Bollini, S. Gelichi, J. Ortalli (a cura di), Genti nel Delta cit., p. 31. 60   Calaon, Lo scavo cit., p. 514-515. 61   Sui materiali e, soprattutto, sui contentiori anforici da Comacchio, vd. C. Negrelli, Produzione, circolazione e consumo tra VI e IX secolo: dal territorio del Padovetere a Comacchio, in F. Berti, M. Bollini, S. Gelichi, J. Ortalli (a cura di), Genti nel Delta. Da Spina a Comacchio. Uomini, Territorio e culto dall’Antichità all’Altomedioevo, Ferrara, 2007, p. 437-471.



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Tav. 8. Comacchio e le principali vie d’acque in connessione con l’abitato altomedievale

mente discussa in questa sede62. Tuttavia sarà da rilevare come tale sequenza inizi nel corso del VII secolo (o tardo VI) e come le fasi di VIII-IX secolo abbiano ancora una volta restituito in prevalenza contenitori anforici, la cui presenza è talmente significativa, anche quantitativamente, da risultare predominante anche tra il materiale residuale pertinente ai secoli successivi. Ne risulta l'immagine di un settore della città, quello episcopale, certamente privilegiato ed elitario, ma sicuramente in grado di riflettere abbastanza da vicino l’economia e i traffici dell’emporio. Da dove vengono queste anfore? cosa trasportavano? e per chi? Alla prima domanda si può rispondere che tali contenitori, di composizione estremamente eterogenea, dovevano provenire dal Medi  Per una anticipazione dello scavo vd. S. Gelichi, D. Calaon, E. Grandi, S. Lora, C. Negrelli, Uno scavo scomposto. Un accesso alla storia di Comacchio attraverso le indagini presso al Cattedrale, in S. Gelichi (a cura di), Missioni archeologiche e progetti di ricerca e scavo dell’Unvieristà Ca’ Foscari - Venezia, Venezia, 2008, p. 167-178. Vd. anche S. Gelichi (a curadi), L’isola del Vescovo. Gli scavi archeologici intorno alla cattedrale di Comacchio, Firenze, 2009.

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Tav. 9. Anfore alto-medievali da Comacchio



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terraneo orientale, in particolare dall’area siro-palestinese ed egea, anche se non sono da escludere possibili importazioni dal Ponto63. Tali contenitori, proprio per la loro eterogeneità, è possibile siano stati direttamente veicolati da un unico centro, nel quale non facciamo difficoltà a riconoscere la capitale dell’impero bizantino, anche sulla scorta dei confronti istituibili con i contesti di Saraçhane ad Istambul studiati di Hayes64. Che cosa trasportassero è più difficile da dire, anche se in via preliminare potremmo pensare all’olio, al garum e al vino, ma solo analisi future sul loro contenuto, tuttora in corso, potranno chiarire questo problema. Cerchiamo ora di rispondere alla domanda a chi questi prodotti erano rivolti. In sostanza: il quadro che abbiamo tracciato è compatibile con un commercio di beni di lusso solo per una ristretta élite? La lunga digressione su Comacchio, e sui caratteri commerciali dell’emporio nel corso del secolo VIII, non è del tutto ininfluente sotto questo profilo. Contrariamente a quanto ci saremmo aspettati, l’entità dei traccianti archeologici individuati (che nasconde, per ovvi motivi, una realtà molto più composita e corposa e che riflette solo indirettamente, e in maniera riduttiva, il vero volume dei traffici), è tuttavia di un rilievo che fino a qualche tempo fa non ci saremmo aspettati. Se uniamo tutte le fonti a nostra disposizione (come il Capitolare di Liutprando e altri documenti scritti), scopriamo allora che questi territori erano coinvolti nella circolazione di altri beni alimentari e suntuari, oltre a quelli citati: i tessuti, le spezie, il legname e varie materia prime, come i semilavorati metallici e vitrei e, infine, gli schiavi. Tutto questo rivela, dunque, un interesse, ancora nel corso dell’VIII secolo, a continuare (o forse meglio accentuare) i contatti con i Bizantini : un processo che non sembra né episodico né casuale. Davvero, dopo la pace con i Bizantini del 680, il quadro economico dovette mutare di segno, e la nascita e lo sviluppo di questi empori ne sono una testimonianza materiale ben precisa65. Il numero delle anfore globulari

63   Per il Ponto disamine generali in A. Sazanov, Les amphores de l’antiquité tardive et du Moyen Age: continuité ou rupture? Le cas de la Mer Noire, in Céramique Médiévale en Méditerranée (Actes du Vie Congrès international sur la Céramique Médiévale en Méditérranée, Aix – en – Provence, 1995), Aix - en – Provence 1997, p. 87-101 ; A. Opaiţ, Local and Imported Ceramics in the Roman Province of Scythia (4th – 6th centuries AD). Aspects of economic life in the Province of Scythia, Oxford, 2004. 64   Vd. J. Hayes, Excavations at Saraçhane cit., p. 61-79. 65   P. Delogu, La fine del mondo antico e l’inizio del medioevo: nuovi dati per un vecchio problema, in R. Francovich, G. Noyé ( cura di), La storia dell’alto medioevo italiano (VI-X secolo) alla luce



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di origine mediterranea, dunque, ma soprattutto la stessa esistenza di siti come Comacchio, la loro peculiarità, l’estensione e la complessità delle loro infrastrutture, non è a mio parere giustificabile per una circolazione di poche merci di lusso limitate ad una élite ristretta66. I contatti commerciali riconoscibili nell’VIII secolo a Comacchio, dunque, pongono il centro deltizio in una rete di relazioni commerciali di rilievo, il cui tenore dei traffici, al momento, potrebbe risultare addirittura superiore di quello della vicina Ravenna67, il cui porto principale sembra drasticamente ridimensionato già agli inizi del secolo. Relazioni più stringenti, invece, si possono stabilire con gli altri empori adriatici, primi tra tutti quelli lagunari, Torcello e Venezia in particolare68, che vivono in questo momento una fase di accentuata vitalità. Un chiarimento di quanto questo fenomeno fosse ramificato e diffuso non potrà che derivarci, ancora una volta, dalla sofisticazione della ricerca archeologica; dipenderà cioè da quanto saremo in grado di riconoscere, nel record archeologico delle città, dei monasteri e dei villaggi di VIII secolo all’interno del Regno, questi traccianti che sembrano così ben documentati almeno negli empori e che ci erano completamente sfuggiti69. L’impressione che oggi ricaviamo è quella che, ad una maggiore complessità ed articolazione delle elite di VIII secolo (che appare con sempre maggiore chiarezza dalle fonti scritte), corrisponda anche una maggiore disponibilità di ricchezza. Anche sotto il profilo archeologico tale disponibilità comincia ad essere apprezzabile, solo che si individuino i parametri giusti. Sauro Gelichi Università Ca’ Foscari – Venezia dell’archeologia, Siena, 1992, Firenze, 1994, p. 20. 66   Questi problemi sono stai affrontati nel dettaglio in S. Gelichi, The eels cit. 67   Su Ravenna vd. il recente E. Cirelli, Ravenna: archeologia di una città, Firenze, 2008. 68   S. Gelichi, Venezia tra archeologia e storia cit.; Idem Flourishing Places cit. 69   L’archeologia dei villagi e dei monasteri, in area padana, segna ancora il passo. Per quanto riguarda i monasteri, risultati piuttosto interessanti, per i problemi che qui si analizzano, ci provengono dagli scavi del monastero di San Silvestro di Nonantola, in corso da alcuni anni sotto la direzione dello scrivente. I contesti di VIII-IX secolo sono ancora inediti, ma si può anticipare l’esistenza di una notevole difformatà nei quadri relativi alla « cultura materiale » di queste fasi. Per una sintesi sulle ricerche archeologiche vd. S. Gelichi e M. Librenti, Nascita e fortuna di un grande monastero altomedievale. Nonantola e il suo territorio dalla fondazione al XIV secolo, in F. De Rubeis e F. Marazzi (a cura di), Monasteri in Europa occidentale (secoli VIII-XI): topografia e strutture, Roma, 2007, p. 239-257; S. Gelichi, M. Librenti e A. Cianciosi, Nonantola e l’abbazia di San Silvestro alla luce dell’archeologia. Ricerche 2002-2006, Carpi 2006.



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Les Élites et la richesse à Arles à l’époque de Saint Césaire

A

l’aube du Moyen Age, les témoignages les plus importants sur la société, l’économie, le droit, la vie quotidienne dans le sud de la France se trouvent dans les sermons de Césaire d’Arles1. Par leur richesse ces sermons se distinguent nettement des autres sources du VIe siècle. Contrairement à ces dernières, Césaire ne nous donne pas un témoignage isolé mais un tableau de la société dans son ensemble, peint, il est vrai, d’une façon très originale. Le désir de l’évêque d’apporter la parole divine à tous les habitants de son diocèse, le nombre et la variété de ses sermons laissent supposer que la structure sociale à Arles et dans ses environs s’y reflète d’une façon assez juste. Mais comment extraire les informations contenues dans les sermons ? Le problème ne réside pas tant dans l’abondance des topoi bibliques2 ni dans le fait que Césaire était loin de s’intéresser aux questions sociales, mais dans sa conception particulière de la réalité sociale. Peut-être est-ce dernier obstacle qui explique le fait autrement incompréhensible que les textes de Césaire bien connus aux spécialistes d’histoire religieuse et culturelle3 soient peu étudiés du point de vue de l’histoire sociale. Les deux études les plus importantes parues en langues

1   Sancti Caesarii episcopi Arelatensis sermones. T. I-II. Ed. G. Morin. Turnholti, 1953 (CCSL, 103-104) ( = Caes. Arel. Sermones) ; Césaire d’Arles, Sermons au peuple. Traduction, notes et index par M.-J. Delage. T. I-III. Paris, 1971-1986 (SC, vol. 175, 243, 330) ; idem, Sermons sur l’Ecriture. Traduction et notes par J. Courreau. T. I (81-105), Paris, 2000 (SC, t. 447) ; idem, Œuvres monastiques. T. I-II. Introduction, texte critique, traduction et notes par J. Courreau et A. de Vogüé. Paris, 1988-1994 (SC, t. 345, 398). 2   Voir A. Salvatore, Uso delle similitudini e pedagogia pastorale nei sermoni di Cesario di Arles, nella Rivista di cultura classica e medioevale, IX, 1967, p. 177-225. 3   Voir par exemple : H. G. Beck, The Pastoral Care of Souls in South-East France during the Sixth Century, Rome, 1950 ; P. Riché, Césaire d’Arles, Paris, 1956 ; R. Nürnberg, Askese als sozialer Impuls. Monastisch-asketische Spiritualität als Wurzel und Triebfeld sozialer Ideen und Aktivitäten der Kirche in Südgallien im 5. Jahrhundert, Bonn, 1988 ; K. Berg, Cäesarius von Arles. Ein Bischof des sechsten Jahrhunderts. Das liturgische Leben seinen Zeit. Thaur ; Wien ; München, 1994 ; Césaire d’Arles et la christianisation de la Provence. Actes des journées «Césaire». Aix-en-Provence – Arles – Lérins, 3-5 novembre 1988, 22 avril 1989, Paris, 1994 ; Y. Hen, Culture and Religion in Merovingian Gaul, AD 481-751, Leiden, 1995.



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occidentales sont la préface de Marie-José Delage à sa traduction des sermons de Césaire et le livre de William Klingshirn sur la formation de l’Arles chrétien4. Or l’exposition la plus détaillée de l’information sociale continue dans les sermons césariens se trouve probablement dans mon livre sur la France méditerranéenne dans le haut Moyen Âge, publié en russe5 , dont plusieurs exemplaires sont accessibles en Occident mais qui en effet reste largement inconnu au lecteur occidental en l’absence d’une traduction. Le présent article est fondé en grande partie sur les divers passages de ce livre consacrés à l’Arles de Saint Césaire. Arles de Saint Césaire : l’infrastructure et l’économie. A l’époque de Césaire Arles conservait encore de nombreux traits d’une ville antique. Malgré sa soumission aux rois wisigoths, puis ostrogoths, il est très peu question des barbares : ce sont toujours des soldats ou de rares représentants d’un pouvoir lointain6. Pour Césaire, dont la terminologie juridique est tout à fait romaine, même si elle est un peu corrompue, Arles reste une cité romaine gouvernée par des lois romaines7, animée par la circulation des monnaies romaines8 et dominée par des mœurs qui sont encore largement antiques : il mentionne le forum où l’on annonce des nouvelles et où se précipitent, pour leurs affaires, nombre de ses fidèles9. Il parle

4   W. E. Klingshirn, Caesarius of Arles. The Making of a Christian Community in Late Antique Gaul, Cambridge, 1994. 5   И. С. Филиппов. Средиземноморская Франция в раннее средневековье. Проблема становления феодализма. Москва, 2000 (I. S. Filippov, La France méditerranéenne dans le haut Moyen Âge. Le problème de la formation de féodalisme, Moscou, 2000). 6   Caes. Arel. Sermones, 43.7: Militans dicit: si exercitum deseruero, iracundiam regis incurro... si propter negotti necessitatem et regis iussionem uno mense ab uxore sua, interdum etiam longo tempore separatur ; 47.2: persona potens me coegit ut amplius biberem, et in convivio suo vel regis non potui aliud facere; 73.1 ; 73.3 ; 77.3 (voir infra, note 130). Cf. : 33.2 : dabis impio militi quod non vis dare sacerdoti. A noter qu’il n’utilise le mot « barbarus » à propos des conquerents germaniques qu’une seule fois (en parlent du siege d’Arles par les burgonds : 70.2). Cf. l’emploi des adjectifs « barbarus » (36.5 : impius et crudelis, barbarus et cruentus ; 152.3 : illam silvam barbaram, quam in spectaculis fingunt) et « barbaricus » dans les descriptions des spectacles païens (61.4 : de crudelissimo vitiorum barbarico ad veram pacem poterunt pervenire) et dans les commentaires à l’histoire sacrée (114.1 : increscentes populi Cananaei... expulsis fratribus suis, id est filiis Sem, terram eorum more barbarico possiderunt). Les Ariens, eux aussi, sont mentionnés seulement à quelques reprises (ibidem, 96.5 ; 118.4 ; 123.1, 3 ; Caes. Arel. Adversus Haereticos, p. 191, 192), peut-être à cause des considérations de censure. 7   Ibidem, 42.5 : in civitate Romana… 8   Ibidem, 61.2 : in nummo imperatoris imago agnoscitur. 9   Vita Caesarii, II.23 ; Caes. Arel. Sermones, 43.4 : jus fori et jus caeli ; 72.4 : si forum cogitat, foram adorat ; 94.3.



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aussi du théâtre et du cirque, qui les attirent également au détriment de préoccupations plus dignes d’un vrai chrétien10. L’artisanat restait encore à un haut niveau. Césaire le mentionne au même titre que le commerce et le service public, en tant que l’une des trois sources de revenu de ses paroissiens11. Il lui arrive même de devoir terminer le service plus tôt, afin de permettre aux artisans (il parle précisément des forgerons et des orfèvres12) de revenir plus vite, pour gagner la vie, à leurs ateliers13. Des peintres, des sculpteurs 14 et des architectes exerçaient encore leurs métiers dans la ville15. Selon l’évêque, le tissage est un métier de femmes; il réprouve leur l’observation du rite païen qui consiste à ne pas tisser ni ne faire aucun travail les jeudis16. On confectionnait à Arles des tissus de qualité diverse, du lin et de la laine17. Le commerce continuait à jouer un role important. Césaire parle maintes fois des marchands qui entreprenent de grands voyages en espoir de s’enrichir et restent absents de la maison pendant plusieurs mois18; il parle du movement des affaires19, des prix20, des profits21 – selon   Cf. les données archéologiques qui apportent des renseignements importants : M. Heijmans, Arles durant l’Antiquité tardive. De la Duplex Arelas à l’Urbs Genesii, Rome 2004 (Coll. EFR, 324). 11   Caes. Arel. Sermones, 33.1 : de militia, de negotio, de artificio tuo redde decimas. 12   Ibidem, 72.1 : si institores, aurifices, fabri vel reliqui artifices maturius vigilant, ut possint corporis necessaria providere ; 86.4 : aurifices. 13   Ibidem, 76.3 : ut pauperes homines vel quosque artifices de suis non retardemus operibus, quotiens sermo futurus est, maturius faciamus psalmum quinquagesimum dici. 14   Ibidem, 44.6 : in tabula aut lignea aut lapidea faceres imaginem tuam. 15   Ibidem, 141.5 ; 228.1. 16   Ibidem, 13.5 ; 52.2 ; 139.2. 17   Ibidem, 110.2 : purpura ac lana byssoque contexta ; 5.4 ; 139.2. Cf. Regula ad virgines, 44-45. 18   Caes. Arel. Sermones, 6.2 ; 7.1 : negotiatoribus non sufficit de una tantum merce lucra conquirere, sed plures merces comparant, ex quibus substantiam suam augeant ; 8.1 ; 43.6 : conpellente negotio... ab uxore tot mensibus... separatus... si negotium dimiserit, non habeat unde vivat ; 72.1 : institores ; 156.3 ; 215.4 ; 230.6 : negotiatores. 19   Ibidem, 1.18 : ne in nullius negocii mundialis occupatione perplexus inveniaris, ne fideiussor existas, ne advocatus litium fias ; 33.1 : de militia, de negotio, de artificio tuo redde decimas ; 55.5 : clerici qui... negotia exercere non erubescunt ; 74.3 : Quanti enim nunc in plateis vel in atriis basilicarum aut litibus aut negotiis vacant! ; 151.8 : Quicquid de aliquo labore, de quocumque iusto negotio, de qualibet iusta militia adquirimus ; 159.1 : quantum laborent isti homines amatores rerum periturarum navigando, terrenum iter agendo, aestus et frigora sustinendo ; 171.3 : in quolibet negotio fraudes nolite committere ; 187.7 : in causis vestris, in negotiis vestris ; 230.5 : mundialis negocii implicatio... mundana enim negocia filiis tuis agenda committe. 20   Ibidem, 6.2 : cum pretio et mercede ; 78.4 ; 154.4, etc. 21   Ibidem, 1.12 : ut decimae ex omnibus fructibus et ex omni lucro pauperibus erogandae ; 1.19 : nulla navis sine multis laboribus potest aliqua terrena lucra conquirere ; 6.2 : negotiatores... ingentia lucra conquirunt ; 43.7 : propter negotiandi lucra ; 159.1 : Considerate, quantum laborent isti homines amatores rerum periturarum navigando, terrenum iter agendo, aestas et frigora sustinendo... 10



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lui, pas toujours justes22, des fraudes sur les poids et les mesures23. Même des clercs prennent part aux affaires commerciales, chose qui, selon Césaire, est absolument inadmissible, mais qui était fort répandue24. Même si Césaire méprisait ces gains « temporaires » et « transitoires », la fréquence et la diversité de pareilles allusions sont symptomatiques. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il qualifie même la distibution de l’aumône et le paiement de la dîme comme une « transaction spirituelle » avec Dieu25 qu’il compare à un débiteur qui nous a établi un acquit de l’exécution de ses promesses26. Dans les sermons, on sent le souffle de la mer de façon perceptible. Il ne s’agit pas seulement des images un peu abstraites et encore inspirées de la Bible, du naufrage27 ou du retour heureux au port28, mais aussi des indications plus concrètes de la navigation vers les pays éloignés de l’Orient et de l’Occident29, des mentions d’un « vaisseau plein de toute sorte de marchandise »30, de l’assistance aux voyageurs naufra-

Si enim... innumeras mortes temporalia lucra habere coeperit. Cf. : 1.1 ; 5.5 ; 7.1 ; 159.1 : temporalia lucra ; 74.1 : lucra transitoria ; 163.2 : terrenum lucrum. 22   Ibidem, 13.2 : nemo enim habet iniustum lucrum sine iusto damno ; ubi lucrum, ibi et damnum : lucrum in arca, damnum in conscientia ; 41.1 : avaritia quae nobis ideo iniqua lucra procurat ; 43.4 : de multis calumniis et rapinis iniustas divitias et iniqua lucra conquirant ; 173.5 : lucrum iniustum ; 184.3 : ad fraudem te aliquis, vel ad falsum testimonium aut quaelibet alia lucra iniqua sollicitat ; 222.3 : nemo habet iniustum lucrum sine iusto damnum ; ubi lucrum, ibi damnum : lucrum in arca, damnum in conscientia... adquirit pecuniam et perdit iustitiam ; 225.2 : contemne avaritiam iniqua negotia et lucra impia persuadentem. Cf. : 1.12, 16, 19 ; 5.5 ; 6.2 ; 7.1 ; 13.2-3 ; 50.3 ; 55.3-4 ; 215.4. A noter que lucrum ce n’est pas seulement le profit comme tel mais aussi n’importe quel revenu Cf. : 19.3. 23   Ibidem, 210.4 : per stateras dolosas et mensuras duplices fraudes in negocio faciendo implesti arcam tuam ; 16.2 ; 19.3 ; 50.3 ; 130.5 ; 150.3 ; 200.3. Cf. : 171.3 : in quolibet negotio fraudes nolite committere. 24   Ibidem, 74.3 ; 230.5. 25   Ibidem, 31.5 : Dominus... cum quo fecistis caeleste commercium. 26   Ibidem, 28.1 : Deus enim non solum debitorem se fecit, sed et cautionem scripsit. Cautiones promissionum eius in ecclesia recitantur. 27   Ibidem, 1.19 ; 47.1 ; 60.1 ; 66.1 ; 97.1 ; 100.12 ; 114.6 ; 235.2. Cf. : 136.6 ; 180.3 ; 193.1 ; 196.3 : in navicula animae nostrae per totum annum multis tempestatibus, id est peccatorum fluctibus aut fractum aut dissolutum quid aut corruptum aut perditum est ; 235.2 ; 237.4. Dans Sermones 34.3 Césaire cite, en suivant la version de la Vetus Latina, le passage de 1 Tim. 6.2 la belle expression naufragaverunt a fide ; dans Sermones 71.2 qui suit la version de la Vulgate on trouve erraverunt a fide. 28   Ibidem, 1.19 ; 34.4 ; 56.2 ; 58.5 ; 64.2 ; 66.1 ; 100.11 ; 196.3 ; 232.1 ; 233.1,8 ; 234.1 ; 235.1. 29   Ibidem, 37.1 ; 39.2 : ad orientem vel ad occidentem cum infinitis laboribus vel periculis navigate ; 72.1 ; 168.6 : Non enim nos Deus ad comparandam vitam aeternam aut in orientem aut in occidentem per itinera laboriosa transmittit ; 223.5. 30   Ibidem, 58.5 : navis diversarum mercium plena.



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gés31 ou des marins péris en mer sans pénitence32. Le voyage maritime lui semble une affaire fatigante et dangereuse, mais assez habituelle. La vie de ses concitoyens, en outre, est encore largement dominée par une économie monétaire. Les allusions à l’argent, au commerce, aux marchands, aux bateaux chargés de divers produits venant de l’étranger, aux prix, au profit et au lucre se retrouvent dans presque chaque sermon : il semble que les artisans et les marchands étaient assez nombreux parmi ses ouailles. On a l’impression qu’à Arles, à cette époque, on pouvait acheter presque tout : non seulement des objets de luxe, comme des ornements33, ou encore des tissus de soie34 ou des aromates précieuses35, mentionnés, il est vrai, en dehors du contexte du commerce mais aussi des aliments de base (« pain, vin et huile », pour utiliser son expression favorite)36, des vêtements37, des chaussures38, du bois de chauffage39, de la vaisselle40, tout autant que des maisons ou des terres41. On est surpris par l’absence des données explicites sur le trafic des esclaves ; la seule allusion se trouve dans l’appel à racheter des captifs42. On pouvait également louer les servi-

  Ibidem, 33.4 : reparantur naufragi.   Ibidem, 60.4 ; 72.1. 33   Ibidem, 30.2 : volo filiis vel filiabus meis argentum emere, ornamenta pretiosissima conparare ; 31.1 : ornamenta ad luxuriam conparando ; 78.4 : cum enim terrena et temporalia ornamenta corporis, si non invenitur qui donare velit, carissimo pretio conparentur ; 189.3 ; 167.4 ; 189.2 ; 197.2 ; Regula ad virgines, 45. 34   Ibidem, 200.2 : si enim vobis singulas vestes olosericas vellet offere Deus, manibus inquinatis et sordidis illas non possetis accipere ; 206.2 : ne unquam corporis sui vestem, ne unquam baptismi holosericam maculasset ; 167.4 ; 189.2 ; 197.2 ; Regula ad virgines, 45. Cf. : Sid. Apoll. Epistulae, IV.20.1 ; Regula Ferreoli, 27.2. 35   Caes. Arel. Sermones, 189.3. 36   Ibidem, Caes. Arel. Sermones, 7.4 ; 27.3 ; 30.3 ; 38.5 ; 181.5. 37   Ibidem, 181.5 ; Regula ad virgines, 28 : Quae tamen vestimenta cum tanta industria in monasterio fiant ut ea numquam necesse sit abbatissae extra monasterium conparare ; Epistolae Arelatenses, 49 (a. 556) : de ipsis solidis... tunicas albas aut cucullas vel colobia aut si quae alie species in provintia fiunt ... nobis exinde facite conparari et, opportunitate navis inventa (à Rome – I. F.), dirigite... 38   Ibidem, 18.5 : caligas emis. 39   Ibidem, 181.5 : lignum. Cf. : 199.3 : lignorum penuria. 40   Ibidem, 29.4 ; 154.2. 41   Ibidem, 18.5 ; 71.2 ; 154.2 ; 182.2 : Scit Deus quia non de rapinis volo augere patrimonium meum. Unde vis augere? Emendo. 42   Ibidem, 35.4 ; 39.1 ; 141.2. Cf. : 43.8 : vir fortissimus... ex ipsa victoria aliquam puellam de praeda accipiens... qui esse captivus vel servus hominibus indignetur ; 70.2 ; 74.3. Cf. : W. E. Klingshirn, Charity and Power : Caesarius of Arles and the Ransoming of Captives in Sub-Roman Gaul, in Journal of Roman Studies, 75, 1985, p. 183-203. 31 32



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ces d’un avocat43, d’un secrétaire44, d’un médecin45, de mimes, de danseurs, de chanteurs46… Et l’argent – partout ! Rares sont les sermons de Césaire qui ne contiennent pas quelque sentence sur l’argent. L’argent est une réalité tellement banale que, en parlant du devoir de l’évêque de semer la parole de Dieu, Césaire introduit même l’expression incroyable « argent céleste » qu’il faut dispenser au peuple car le Seigneur lui demandera comment il l’a fait fructifier47. Le plus souvent, quand il s’agit de la richesse monétaire, des prix, etc. Césaire utilise l’expression « l’or et l’argent »48. Les deux métaux sont mentionnés au même niveau, avec presque la même fréquence, l’argent un peu plus souvent que l’or. L’argent apparait comme le moyen de paiement normal. Les monnaies d’or (solidi) ne sont que rarement mentionnées49, la monnaie ordinaire (denarius) était d’argent50, tandis que la petite monnaie de change (nummus) était faite de cuivre51. On achetait la terre avec l’argent52. Les

  Ibidem, 1.13 : si aliquis nobis terrenam substantiam tollat, potentissimos iudices et scolasticos auditores interpellantes ; 26.2 : omnis homo... qui causam ante terrenam iudicem se dicturum esse cognoverit, patronos sibi utiles requiret et advocatos studeat peritissimos providere ; 1.18 ; 152.1. 44   Ibidem, 6.2 : novimus enim aliquos negotiatores qui cum litteras non noverint requirunt sibi mercennarios litteratos ; et cum ipsi litteras nesciant, aliis scribentibus rationes suas ingentia lucra conquirunt. Voir aussi : 8.1. 45   L’image du médecin, terrestre et celeste, est parmi les préférées dans les sermons ; c’est une vielle tradition ecclésiastique. Mais il y a peu d’indications directes au paiement d’un médecin. Les plus évidentes : 5.5 ; 41.4 ; 52.5 ; 57.1 ; 59.5-6 ; 189.2. 46   Ibidem, 1.12 : ut nullus aut in suo aut in alieno convivio luxuriosos cantatores, lusores vel saltatores... aut videre velit aut venire permittat. 47   Ibidem, 230.6 : spiritalem Domini pecuniam studeamus commissis nobis populis erogare. Nos erogemus pecuniam, quia ille, cum venerit, exacturus erit usuram (allusion à Mt 25.26-27). Cf. : 55.5 : quasi Domini mei pecunia ; Christus, cum venerit, ipse exacturus erit usuram ; 238.1 : reconde ibi pecuniam Domini tui. 48   Ibidem, 158.5 : qui habet aurum, det aurum ; qui habet argentum, argentum tribuat ; qui vero non habet pecuniam, cum bono animo porrigat peregrino bucellam ; 181.2 : Aurum enim et argentum, honores, filios et patrimonia multa habent etiam et mali ; 222.4 : Bonae sunt divitiae, bonum est aurum, bonum est argentum, bonae familiae, bonae possessiones ; omnia istae bonae sunt (emprunté de : Faust. Reg. Sermones, 5). Voir aussi : 30.3 ; 35.3 ; 38.3 ; 178.3 ; 179.8. Cf. : Salv. Mass. Ad ecclesiam, I.7 ; III.12. 49   Caes. Arel. Sermones, 158.6. Cf. : Regula Aureliani, 5.1 ; 44 (cf. : 27.2). 50   Caes. Arel. Sermones, 31.1 : argenti pondus plus quam cotidianum opus est providendo ; 184.4 : qui tibi furatus est argentum aut pecuniam tuam. Cf. : Regula ad virgines, 44 : Argentum in usu vestro non habeatis, absque ministerio oratorii. 51   Caes. Arel. Sermones, 158.6 : da michi unum aereum nummum et reddo tibi solidos aureos centum. D’ailleurs, le mot nummus a été utilisé aussi en tant que synonyme du mot pecunia. Cf. : 61.2 : in dragma nummus intellegitur, in nummo imperatoris imago agnoscitur ; 181.5, 7. 52   Ibidem, 154.2 : da mihi, domine, rogo te, paucos solidos ; patior necessitatem, urgeor a creditore... argenticulam meam distraho, ne tu iniuriam patiaris. 43



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mendiants recevaient des pièces d’argent et de cuivre53. Il semblerait que l’or ait été perçu en premier lieu comme un trésor et un symbole de richesse54, mais assez souvent ce rôle était joué par l’or et l’argent ensemble55. Dans certains passages la construction « or et argent » et le mot « or » sont synonymes56. On est surpris de ne pas trouver dans les sermons d’un évêque arlésien une seule référence directe au monnayage. Plus étonnant encore, surtout à l’égard des nombreux parallèles bibliques, est l’absence des références claires à l’usure qui a été sans doute pratiquée à Arles comme ailleurs dans la Gaule méridionale de cette époque57. L’agriculture et les fortunes. Or, bien que Césaire se concentre sur les réalités de la vie urbaine il est tout à fait clair qu’une partie très considérable de ses ouailles sont étroitement liées avec l’agriculture et en vivent d’une manière ou d’une autre. Plusieurs allusions aux faits de la vie rurale servent de preuve. Il assimile la parole du prédicateur aux semailles du blé58, délibère du battage au cours duquel le blé est séparé de la paille (qu’il compare aux pensées mauvaises)59 et des « greniers célestes » où, selon les preceptes du Christ il convient de ramasser la moisson spirituelle60. A noter aussi les expressions de l’espèce suivante:

53   Ibidem, 25.2 : das pauperi nummum... das bucellam... das vestimentum ; 16.2 : pauperibus secundum quod vires habet aut argentum porrigit aut bucellam ; 19.2 : Qui non potest amplius, vel argentum pauperi donet ; 25.1 : qui potest, afferat argentum ; qui non potest, exhibeat vinum... bucellam ; 13.2 ; 19.2-3 ; 26.5 ; 30.2. 54   Ibidem, 35.4 ; 55.3 ; 224.3. 55   Ibidem, 131.1 : thesaurum autem dico, non auri et argenti, sed fidem iusti ; 35.4 ; 55.3 ; 141.2 ; 173.3 ; 223.4 ; 224.3. 56   Ibidem, 30.3 : Si enim ita sit pauper, ut nec aurum habeat nec frumentum nec vinum vel oleum... de illis ergo quae supra diximus, id est auro, argento frumento, vino et oleo multi se possunt excusare. Ici Césaire suit les Ecritures. Cf. : Agg 2.9 : meum est aurum, meum est argentum [Sermo 35.4] ; Jac 5.2 : aurum et argentum vestrum aeruginavit [Sermo 35.4] ; I Pt 1.18 : non argento nec auro sed pretioso sanguine Christi redempti [Sermo 73.4]. 57   Sid. Apoll. Epistulae, I.7.3 ; IV.24.1-8 ; Faustus. Epistola ad Felicem ; Vita Nicetii, 11, etc. 58   Caes. Arel. Sermones, 7.1 ; 76.1 ; 90.6, etc. (Cf. : I Cor 10.4). 59   Ibidem, 8.4 ; 126.5 : venerit ille caelestis agricola et ventilare coeperit aream suam, non cum paleis igni inextinguibili concrememur, sed velud triticum recondi in caelesti horreo mereamur  ; 180.4 ; 205.4. 60   Ibidem, 6.7 : in caelesti horreo ; 7.1 : in horreo cordis vestri spiritale possitis triticum comparare ; 1.10 ; 22.1 ; 27.3 ; 30.3 ; 37.1 ; 38.5 ; 126.5 ; 139.4, 7 ; 198.2 (Cf. : Lc 12.16 ; Prov 3.10 ; Mal 3.10).



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« dans le champ de son coeur »61, « dans les greniers de son coeur »62, « dans le moulin de son coeur »63, ou – dans une autre rangée idiomatique - « la récolte spirituelle »64, « la récolte de justice »65, « la récolte de la miséricorde divine »66. En expliquant la nécessité de « cultiver l’âme » Césaire décrit en detail la préparation de la terre à la culture: le dessouchage, l’enlèvement des pierres, le labourage (lequel, selon lui, est fait à cinq reprises), l’ensemencement, le sarclage67. Le soin de l’âme est comparé aux soins du vignoble: la coupe du cep, etc…68 En interdisant aux hommes d’avoir des rapports sexuels avec des femmes enceintes, parce que la justification de vouloir continuer la lignée manque alors, ce qui les rend absolument inadmissibles, il demande : « mais vous ne semez pas le champ deux fois »69? Il assimile les épreuves envoyées aux justes au poids que subissent dans le pressoir les raisins et les olives avant que, épurés des tourteaux, déjà sous forme de vin et de huile, ils ne retrouvent leur calme dans le dépôt70. Césaire parle maintes fois d’intempéries qui empêchent le travail du cultivateur, de la sécheresse et de la grêle qui ruinent la récolte71, des averses battantes qui démolissent les barrages de moulins72 et réduisent le sol fertile en boue inapte à la cultivation73. Il mentionne les herbes folles qui détruisent le champ ensemencé74, le fumier qu’on apporte dans le jardin ou dans le champ par paniers75 et le vigno-

61   Ibidem, 8.5 ; 22.1, 3 ; 67.1 ; 76.1, 3 ; 81.4 ; 100.8 ; 125.1 ; 185.5 ; 198.2 : in agro cordis nostri. Cf. : 30.6 ; 33.1-2. 62   Ibidem, 160.4 : in cellario cordis nostri ; 198.2 : in horreis animae suae ; 223.5. 63   Ibidem, 8.4 : quod in molendino cordis sui molere voluerit. 64   Ibidem, 90.6 : evellat de pectore suo spinas et tribulos, ut in eo semen Domini quasi in fertile agro multiplicata fruge locuplet, ut divina et spiritalis seges in copiam fecundae messis exuberat ; 57.2 ; 107.4 ; 197.1 : spiritalis vindemia ; 198.2 : quasi spiritalium vindemiarum vel messium tempore ; Cf. : 46.2 : spiritalem culturam accipere ; 67.1. 65   Ibidem, 8.5 : messis iustitiae. Cf. : 67.1 : bonorum messis. 66   Ibidem, 76.1 : messis misericordiae divinae. 67   Ibidem, 6.4-7 ; 44.3 ; 58.5 ; 210.5. 68   Ibidem, 6.6. Cf. : 1.4 ; 6.6 ; 15.3 : novella... oliveta. 69   Ibidem, 44.3 : vellem tamen scire... ille qui absque filiorum desiderio uxore sua incontinenter utitur, si, quotiens eam luxuria victus agnoverit, totiens suum agrum in uno anno sereret, qualem messem conligere possit. 70   Ibidem, 182.5 71   Ibidem, 33.2 ; 166.4. 72   Ibidem, 44.6. Cf. : 8.4. 73   Ibidem, 46.2. 74   Ibidem, 8.3 : velud ager spinosus, qui non nutrit in se semina iactata, sed suffocat. Cf. : 58.5. 75   Ibidem, 162.3 : adhibeatur cophinus stercoris (cf. : Lc 13.8 ; Aug. Hipp. Sermones, 72 ; 110 ; 254).



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ble abandonné qu’on met en ordre avec l’assistance des parents et des voisins76. En même temps Césaire fait très peu allusion à l’élevage, ce qui semblerait pourtant naturel pour un prédicateur formé à la Bible pleine de paraboles évoquentes sur le bétail. En s’adressant à ses paroissiens il ne fait que rarement appel à sa connaissance de ce domaine de l’agriculture. En effet, l’élevage est peu attesté dans les sermons et il n’y a presque rien qui concerne la transhumance77. Les animaux domestiques dont il parle sont, le plus souvent, employés pour labourer la terre78, moudre le grain79, etc. Les expressions figuratives sont non moins informatives: le prêtre est bien sûr le pasteur80 mais aussi le « cultivateur des âmes » 81, et c’est surtout significatif que Jesus Christ lui-même est appelé « cultivateur céleste »82. C’est certainement la culture de la terre qui déterminé la vie campagnarde autour d’Arles et fourni la richesse de la plupart des ses concitoyens, aux moins de ceux a qui s’adressait Césaire. Or il diffèrent beaucoup les uns des autres par leur situation économique et leur statut social et juridique. Á qui s’adressait Saint Césaire ? Ouailles et société. Il est a priori évident que le milieu social de ses ouailles était extrêmenent hétérogène. Il est indubitable que des gens d’aisance très diverse venaient assister à ses sermons : des plus riches aux plus démunis, et d’abord précisément ces deux groupes qui, de tous temps, ont constitué l’ossature d’une paroisse. La question est leur pourcentage relatif, mais   Ibidem, 67.1.   Voir : I. S. Filippov, La transhumance dans les Alpes françaises au Haut Moyen Âge, dans Vie, culture et société dans les Alpes (Actes du Colloque International d’Histoire et d’Archéologie sur l’Arc Alpin. Gap, 28 et 29 Septembre 2002), Gap, 2005, p. 101-106. 78   Caes. Arel. Sermones, 33.2 : terra quam colis... animalia quae fatigas ; 34.3 : animalia quae te ad colendum adiuvant. Cf. : 164.2. 79   Ibidem, 122.2 : rex ergo obtulit beato David aream et boves ad holocaustum (une allusion un peu vague à 2Reg 24.24). En Provence on battait le blé aussi avec des bâtons. Cf. : Ibidem, 117.6 : messis, quae caedebatur, Christianum populum significabit, quem adveniens Christus virga disciplinae vel baculo crucis suae a paleis, id est, a peccatis omnibus separavit. 80   Ibidem, 1.19 : si in veritate pastores sumus, dominico gregi spiritalia pascua providere debemus ; 230.5 : neque enim te Christus hodie cultorem agrorum, sed pastorem constituit animarum... ovibus suis spiritalia animarum pabula providere. Cf. : 1.13 ; 4.2 ; 22.3 ; 33.1 ; 53.2 ; 121.3 ; 138.2 ; 183.1 ; 214.3 ; 232.2. 81   Ibidem, 1.15 : animarum cultor. 82   Ibidem, 126.5 : venerit ille caelestis agricola et ventilare coeperit aream suam. Cf. : 1.8 : Christi agricolae ; 22.3. 76 77



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aussi leur étude détaillée. Par exemple, quelle place occupaient les esclaves parmi les ouailles de Césaire ? Les hommes libres, qui gagnaient leur vie en travaillant eux-mêmes, étaient-ils nombreux parmi ses paroissiens ? S’agissait-il des seuls citadins ou bien aussi des paysans ? Nous tenterons de répondre à ces questions et à quelques autres. En principe, en indiquant aux Arlésiens le droit chemin, Césaire est préoccupé par le salut d’un être abstrait, indépendamment de son statut social et de sa richesse. À ses yeux, de nombreux vices et péchés (paganisme, ivrognerie, concupiscence, mensonge, jurons, etc.) sont inhérents à tous les hommes, esclaves compris. D’autres (par exemple, la cupidité, la prodigalité, la fourberie) ont une connotation sociale plus marquée et exigent donc une analyse particulière. Cela concerne avant tout les esclaves — leur statut et leur mentalité étaient si spécifiques qu’un pasteur sensé ne pouvait tout simplement pas les ignorer. Quant aux hommes libres — aux statuts juridique et socio-économique divers — ils sont, chez Césaire, désignés le plus souvent par l’antinomie biblique « les riches et les pauvres » et présentés d’une façon plus schématique. Nous commencerons par le plus évident, à savoir Césaire lui-même. Il est né dans une famille noble et riche, qui possédait des terres en Provence occidentale et qui usait là de son influence : il nous suffira de dire qu’un parent, Éone, lui a pratiquement légué l’épiscopat. Césaire reçut une bonne éducation, d’abord dans des écoles séculières puis dans le célèbre monastère de Lérins, enfin en Arles auprès du théologien Julien Pomère. Bien sûr, malgré la coquetterie épisodique de sa propre pauvreté et de celle de l’église dont il a la charge83, Césaire s’associe à la partie privilégiée de ses paroissiens tant d’un point de vue matériel84 que d’un point de vue social et culturel : « Je vous le demande, mes frères — leur dit-il —, ne vous lamentez pas de ce que, pour les esprits lents et les esprits simples, nous nous répétions plusieurs fois ; les gens lettrés et cultivés comprennent facilement nos propos, les autres, c’est-à-dire, les illettrés et les esprits simples

  Ibidem, 158.4 : secundum vires nostras de paupertatula nostra peregrinis et pauperibus erogemus ; 199.5 : per negligentiam vestimenticula mea, quae debuerunt accipere pauperes, devorarentur a tineis. Cf. : 27.1. 84   Ibidem, 1.4 : vinitores nostri ; 12.5 : ut haec etiam erga nos vel famulos nostros possimus agnoscere evidenter ; 41.3 : ancillarum nostrarum ; 157.6 : servi nostri. Il appartient à l’évêque de semer la Bonne Parole non seulement à l’église mais aussi dans les réunion et les banquets (in consessu, in convivio – ibidem, 1.10 ; 13.4 ; 230.6). Cf. : B. Beaujard, L’évêque dans la cité en Gaule aux Ve et VIe siècles, dans Cl. Lepelley (éd.). La fin de la cité antique et le début de la cité médiévale, de la fin du IIIe siècle à l’avènement de Charlemagne, Bari, 1996, p. 127-145. 83



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en sont, je le crains, peu capables. Il nous appartient de nous abaisser jusqu’à leur ignorance. Car si les gens éduqués sont aptes à comprendre ce que l’on dit aux esprits simples, ces derniers ne peuvent saisir ce que l’on enseigne aux esprits raffinés »85. L’évêque en déduit que la plupart de ses paroissiens sont lettrés et qu’ils sont capables, outre de comprendre ses sermons, de lire la Bible86. Les rustici, qui justifient leur absence à l’église par leur inaptitude à comprendre les sermons87 et les marchands illettrés, auxquels il conseille d’engager un lecteur88, ne dérogent guère à la règle générale : ce n’est pas un hasard s’il en parle ensemble. Césaire emploie le terme rusticus dans ses deux acceptions : le «  villageois / campagnard » , i.e. l’homme qui, par définition, est grossier, illettré, borné et donc encore attaché à des préjugés païens89, et le « benêt », « l’idiot » incapable de comprendre les choses les plus évidentes90. Nous nous arrêterons sur la première acception qui est, bien sûr, le sens originel. Il appelle aussi cette gent campagnarde, plebicula91. En concordance avec les canons littéraires auxquels rendirent justice Hilaire de Poitiers, Jérôme, Augustin, Jean Cassien, Sidoine Apollinaire, Rurice de Limoges et, plus tard, Grégoire de Tours, Isidore de Séville et de nombreux autres auteurs contemporains, Césaire qualifie de « campagnard » son discours92 qui était effectivement simple et pourtant riche et recherché, émaillé de paradoxes et de   Caes. Arel. Sermones, 86.1. Cf. : 114.2 ; 117.6.   Ibidem, 34.6 : ut nobis remaneant aliqua horarum spatia, in quibus lectioni vel orationi vacare possimus ; 45.4 : frequentius aut ipsi legere aut aliis legentibus voluerimus libenter audire ; 73.2 : lectiones sive propheticas, sive apostolicas, sive evangelicas etiam in domibus vestris aut ipsi legere aut alios legentes audire potestis ; 75.3 : lectionem divinam aut ipsi frequentius relegamus, aut, si nos ipsi legere non possumus, illos qui legunt libenter et frequenter audire studeamus ; 157.1 : hanc lectionem divinam et in domibus vestris frequenter legere, et in ecclesia libenter et inoboedienter audire ; 1.15 ; 7.1, 3 ; 8.1 ; 20.4 ; 27.2-3 ; 196.1-2 ; 198.3, 5. 87   Ibidem, 6.3. 88   Ibidem, 6.2 ; 8.1. 89   Ibidem, 54.6 : aliqui aut per simplicitatem aut per ignorantiam... de illo sacrilego cybo, quae adhuc secundum paganorum consuetudinem fiunt ; 136.2 : quis enim hominum quamvis rusticus non intellegat et agnoscat, quia quando sol venerit ad occasum suum, statim et nox et tenebrae veniant ; 198.1 : Ianus... dux quondam et princeps hominum paganorum fuit, quem inperiti homines et rustici dum quasi regem metuunt. 90   Ibidem, 44.7 : denique quicumque leprosi sunt, non de sapientibus hominibus, qui et in aliis diebus et in festivitatibus castitatem custodiunt, sed maxime de rusticis, qui se continere non sapiunt, nasci solent. 91   Ibidem, 1.13 : simplicissimam plebiculam nostram communibus verbis dicimus nos admonere non posse. (Cf. : Hieronymus. Epistulae, 52.8 : nihil facile, quam vilem plebiculam et indoctam contionem linguae volubilitate decipere). 92   Ibidem, 1.2 : rustico quidem et inperito, sed de caritate prolato sermone praesumo suggerere ; 1.21 : rusticissima suggestio mea ; 86.1 ; 114.2. 85 86



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citations voilées (empruntées y compris à des auteurs païens), et qui était loin de n’être destiné qu’aux esprits simples, quoique Césaire affirmât93. Il appelle aussi rustici les paroisses rurales où vivent les illettrés et ceux qui n’ont été touchés ni par la foi chrétienne ni par la civilisation94. En tant qu’évêque, il blâme sévèrement leurs beuveries quotidiennes, mais dans ses réparties, il est facile de déceler le mépris d’un vrai Romain : c’est que ces gens s’enivrent avec du vin, mais aussi avec les quelques autres boissons qu’ils fabriquent eux-mêmes95. Les échos de ces différences socio-culturelles résonnent aussi dans ses digressions sur le comportement inapproprié que certains de ces paroissiens ont dans l’église. Il se lamente plus d’une fois sur le fait que, non seulement ils arrivent en retard à l’office96 ou qu’ils le quittent trop tôt97 — à tel point qu’il ordonne parfois de fermer les portes de l’église après la lecture de l’Évangile98 —, mais aussi qu’ils ne prêtent pas attention à ses paroles, « qu’ils se tiennent droits comme des colonnes »99 refusant de s’agenouiller et même de courber la tête, tandis que d’autres au contraire, faisant semblant d’être malades, s’allongent par terre comme s’ils étaient dans un lit100, ou bien bavardent, cancanent101, « se livrent à des racontars profanes et oiseux »102, discutent des litiges et des tractations103, échangent de vifs propos104, se 93 La meilleure étude de la langue de Césaire reste la thèse du philologue catalan Josep Closa Farrés, malheureusement peu connue : J. Closa Farrés, Aspectos y problemas estilísticos en las homilías de S. Cesario de Arles, Universidad de Barcelona, 1973. Parmi les éditions les plus facilement accessibles, je citerai une fois encore la préface de M.-J. Delage au premier volume des sermons de Césaire (SC, vol. 175) et l’article : C. A. Rapisarda, Lo stile umile nei sermoni di S. Cesario d’Arles, in Orpheus, 17, 1970, p. 115-159. 94   Caes. Arel. Sermones, 1.1 : in parrochiis… rusticos ; 6.3 : rusticus, mulier rusticana. 95   Ibidem, 47.7 : aliqui rustici, quando aut vinum habuerint aut alia sibi pocula fecerint... 96   Ibidem, 72.1 : maturius convenire debitis ; 188.6 : ad vigilias maturius convenite. 97   Ibidem, 73.2 : cum enim maxima pars populi, immo quod peius est, paene omnes recitatis lectionibus exeunt de ecclesia, cui dicturus est sacerdos : «sursum corda?» ; 74.4 : illis qui venientes cito discedunt. 98   Vita Caesarii, I.27. 99   Caes. Arel. Sermones, 77.1 : velut columnas erectos stare. 100   Ibidem, 78.1 : quasi in lectulis suis ita iacere volunt. 101   Ibidem, 55.4 : sunt enim plurimi, et praecipue aliquae mulieres, quae ita in ecclesia garriunt, ita verbosantur, ut lectiones divinas nec ipsae audiant, nec alios audire permittunt ; 19.3 ; 50.3. 102   Ibidem, 73.1 : dum ipsae lectiones leguntur, aliqui ex illis ita otiosis et saecularibus fabulis occupantur. Cf. : 64.2 : in ipsa ecclesia stantes, dum sanctae lectiones legerentur, otiosis fabulis occupati fuimus ; 76.2 : otiosis fabulis occupentur ; 19.3 ; 50.3 ; 78.1 ; 188.6 ; 204.3 : contempta verbositate lectiones divinas adtentis auribus audiant ; 207.4 : otiosis fabulis vacantes. 103   Ibidem, 16.3 : quando venerit, non stat in ecclesia ut oret pro peccatis suis, sed aut causas dicit, aut lites et rixas concitat ; 20.2 : de calumniis et litibus murmuramus ; 55.1 : qui venientes ad ecclesiam magis litigare cupiunt quam orare ; 13.3. 104   Ibidem, 77.7 : inanes et vacuas aut forte etiam mordaces conlocutiones.



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disputent et même se battent105, en un mot dérangent les autres106 si bien qu’ils feraient mieux de s’abstenir de venir à l’église107. Curieusement, il se plaint rarement de ceux qui n’assistent pas du tout aux offices108. Il souhaiterait bien sûr qu’ils vinssent plus souvent, en particulier les jours des grandes fêtes109, mais il n’insiste pas davantage ; seulement lorsqu’il s’agit de Te Deum collectifs destinés à prévenir un grand malheur dont l’adversité affecterait la communauté entière, requiert-il la présence de tous110. Sinon, il se contente d’inciter ses paroissiens à rapporter ses paroles aux absents et précisément, comme il le souligne parfois, « aux enfants et à la familia », « aux enfants et aux voisins », « aux voisins et aux proches », « aux voisins et aux serviteurs », « aux voisins, à la familia et aux pertinentes »111 de manière à être récompensés non seulement pour leur propre piété mais aussi pour celle des autres112. Le dédain de Césaire résulte bien sûr avant tout de raisons strictement religieuses. Il ne s’agit ni de païens ni de Juifs : pour ceux-ci,

105   Ibidem, 55.1 : aliqui nimia, iracundia succenduntur, amarissime rixantur, et turpiter sibi convicia et crimina iaculantur ; nonnumquam etiam pugnis et calcibus invicem conliduntur. 106   Ibidem, 13.3 ; 19.3 ; 73.1 : ut eas nec ipsi audiant, nec alios audire permittant ; 75.3 ; 77.5-7 ; 78.1 : non etiam se ita otiosis fabulis occuparent, ut quod praedicatur nec ipsae audiant, nec alios audire permittunt ; 207.4 : qui vero negligentes sunt et ad ecclesiam non solum tarde veniunt, sed etiam priusquam divina mysteria conpleantur abscedunt et in ipsa ecclesia otiosis fabulis vacantes nec ipsi psallent nec alios psallere vel orare permittunt. 107   Ibidem, 72.1 : qui enim ad ecclesiam veniens verbosari voluerit, melius illi fuerat non venisse... qui talis est, etsi cum parvo peccato ad ecclesiam venit, cum maiori ad domum propriam redit ; 73.1 : Isti tales minus a nobis culparentur, si ad ecclesiam non venerint ; 80.1 : qui ad ecclesiam veniens dissimulat orare vel psallere, tolerabilius illi fuerat non venire. 108   Ibidem, 74.4 : qui vobiscum ad ecclesiam convenire aut non possunt, aut, quod peius est, forte non volunt ; 78.5 : non toti viri vel mulieres voluerint hodie ad vigilias convenire ; 180.1 : sunt ergo proximi nostri latentes in his hominibus qui non sunt in ecclesia. Cf. : 14.1 ; 44.1 ; 53.1 ; 55.1 ; 68.1 ; 74.1 ; 76.3, etc. 109   Ibidem, 16.2-3 : ille vere christianus est... qui ad ecclesiam frequentius venit... nam ille christianus qualis est, qui vix aliquando ad ecclesiam venit ; 86.5 ; 196.2 ; 204.3 : ad ecclesiam frequentius currant ; 207.3 : in istis tribus diebus fideliter ad ecclesiam curramus ; 208.3. 110   Ibidem, 207.2 ; 208.3 ; 209.4. 111   Ibidem, 13.4 : filios et omnes familias vestras admonete... vicinos et proximos vestros iugiter admonete ; 16.2 : filios vel vicinos suos, ut caste et sobrie vivant, et verbis ammonet, et exemplis docet ; 33.4 : omnes vicinos vestros, omnes familias et cunctos ad vos pertinentis admoneatis ; 74.4 : vicinis et proximis vestris qui vobiscum ad ecclesiam convenire aut non possunt, aut, quod peius est, forte non volunt et illis qui venientes cito discedunt ; 193.2 : sanctam conversationem, quam divino munere percepistis, vicinis et famulis transfundite et nolite eos permittere verba turpia aut cantica luxuriosa proferre... Ammonete ergo familias vestras, ut infelicium paganorum sacrilegas consuetudines non observant ; 216.4 : ab omni scurrilitate vel turpoloquio non solum nos ipsos sed et omnem familiam nostram et universos ad nos pertinentes... prohibere. 112   Ibidem, 78.5 : ea, quae vobis dicta sunt, illis qui absentes fuerunt fidelissime referatis, ut non solum de vestra, sed et de aliorum correctione mercedem habere possitis.



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Césaire ne compte absolument pas sur leur présence à l’église, même s’il espère que ses paroissiens seront à même de leur expliquer l’essence de la foi chrétienne113. Il est peu probable qu’il se soit adressé aux hérétiques, en tout cas aux Ariens — les circonstances politiques ne s’y prêtaient guère et, par ailleurs, il n’y a aucune raison de penser que les hérétiques aient été nombreux en Arles. Césaire se préoccupait surtout des catholiques qui, par paresse, arrogance, aversion à son égard ou encore interprétation personnelle de la religion, n’estimaient pas nécessaire une présence régulière aux offices114. Des raisons d’ordre social jouaient un grand rôle. Ainsi l’allégation d’activités ou d'occupations empêchant d’aller entendre la parole de Dieu n’était pas, pour Césaire, simplement un prétexte mais impliquait le refus de côtoyer tel ou tel115. A ses yeux, seule une maladie grave pouvait justifier les absences, ou encore «  une impérieuse nécessité sociale »116, i.e., à l’évidence, la militia117, mais en aucun cas la nécessité de trouver son pain quotidien : s’il était conscient de la réalité de ce problème, il refusait de le considérer comme insurmontable118. Césaire adresse ses sermons avant tout à des paroissiens très aisés. Il parle de mets raffinés, préparés pour de luxueux festins qui se prolongent tard dans la nuit119, de repas pantagruéliques et de libations excessives120, de vêtements et de bijoux onéreux121, de chambres funéraires opulentes122. Il évoque les vastes demeures où le mendiant et le

113   Ibidem, 104.6 : non solum Iudaeis, sed etiam paganis mysterium christianae religionis, quotienscumque locus vel oportunitas fuerit, evidenter poteritis exponere. Cf. : 180.1. 114   Voir : W. E. Klingshirn, Caesarius of Arles…, p. 209-243. 115   Caes. Arel. Sermones, 207.3 : nemo ergo sibi ex industria aliquas occupationes studeat providere, nemo se otiosis fabulis occupare. 116   Ibidem, 73.4 : illis tamen qui in publicis necessitatibus occupantur et eis qui aliqua infirmitate prohibente expectare non possunt, inputare non possumus nec debemus ; 202.5 : rogo vos, ut nullus de ecclesia subtrahat, nisi forte quem aut corporis infirmitas aut grandis et publica necessitas tenuerit occupatum ; 209.4. 117   Ibidem, 33.1 : de militia, de negotio, de artificio tuo redde decimas ; 34.2 : sive de quacumque militia, sive de agricultura ; 8.2 ; 20.3 ; 65.2 ; 151.8. (Cf. : Cassiodorus. Variae, 11.37 : militiae labore perfuncto). 118   Ibidem, 208.3 : qui aut per cupiditatem aut pro alia qualibet minus necessaria occupatione adesse noluerint, inde sibi faciunt crudelia vulnera, unde habere potuerant medicamenta salubria. 119   Ibidem, 6.1 : fugiamus prandia luxuriosa, quae nos occupant usque ad vesperam, contemnamus caenas, quae nos aliquotiens etiam invitos usque ad noctem mediam trahunt ; 8.2 : illi qui luxuriosas et deliciosas cenas usque ad mediam noctem se inebriando non protrahunt ; 1.17 ; 31.1 ; 148.1 ; 151.8 ; 188.5 ; 198.4 ; 199.6 : si prandia nostra exquisitis saporibus et multiplicatis ferculis expendere studeamus ad caenam ; 217.4 : de luxurioso convivio rapietur in tartarum. 120   Ibidem, 8.2 ; 46.2 ; 47.5 ; ... 193.1 : intemperans gula. 121   Ibidem, 30.2 ; 31.1-2 ; 45.4 ; 67.1 ; 77.2 ; 78.3 ; 131.2 ; 200.2 ; 224.2-3 ; 227.5. 122   Ibidem, 31.2 : sepulchra divitum.



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pélerin ne trouvent pas place123, les écuries et les chevaux de monte124, la passion de la chasse125, des jeux de hasard126, des spectacles cruels et honteux pour lesquels ils négligent même l’office religieux127. Césaire s’adresse d’abord à ces gens qui ont un train de vie fastueux — le terme luxuria revient régulièrement dans ses sermons mais pas obligatoirement dans son acception première128. Qui étaient-ils donc ces richards ? Césaire mentionne plus d’une fois « les hommes puissants et nobles » et « les matrones élégantes »129. Aux yeux de l’évêque et de ses ouailles, ces gens sont, d’une façon ou d’une autre, rattachés au pouvoir et, dans l’ensemble, se distinguent peu des rois130. On rencontre une fois le terme senator131. Ces gens se distinguent par leur attitude condescendante et leurs mœurs débridées, ils maltraitent volontiers les moins fortunés ; ces derniers préfèrent ne pas avoir affaire à eux132. Ils sont capables de convaincre les collecteurs d’impôts de rendre la vie insupportable à 123   Ibidem, 131.2 : Domum tuam in omni pompa componere vel ornare contendis : forsitan nec in angulo eius peregrinum vel pauperem recepis ; 199.3 : qui amplas et spatiosas domos habentes vix aliquando dignamur excipere peregrinum. 124   Ibidem, 12.3 ; 46.4 ; 61.2-3. 125   Ibidem, 61.3 ; 137.3 : venari ; 198.3 : venationibus. 126   Ibidem, 61.3 : ad tabulam ludentes ; 89.5 ; 116.6 : furioso et animae contrario tabulae ludo ; 137.3 ; 198.3 ; 207.3. Marie-José Delage a traduit ludus tabulae par “échecs” (Césaire d’Arles, Sermons au peuple. T. III, p. 76-77) ce qui, à mon avis, n’est pas convaincant : il est douteux que Césaire eût appliqué à ce jeu l’attribut furiosus. Cf. : Sid. Apoll. Epistulae, I.2 : tabula cordi ; V.17.6 : tabula. 127   Caes. Arel. Sermones, 134.1 : spectacula vel furiosa vel cruenta vel turpia... Loquamur tamen et ad illos quos frequenter ab ecclesiae conventu spectacula voluptuosa subducunt. Cf. : 12.4 ; 31.2 89.5 ; 150.3 ; 152.3 ; 182.4 ; 193.1. 128   Ibidem, 6.6 : quasi sarmenta luxuriosa et infructosa ; 8.2 : luxuriosas et deliciosas cenas ; 8.4 : de libidine vel luxoria cogitamus... aut superbiae aut avaritiae aut luxoriae cogitationibus ; 12.4 : libidini vel luxuriae infelicem animam subiugare ; 16.1 : quid enim quaerunt animalia nisi manducare, bibere, luxuriare atque dormire ; 19.4 : vile luxoria (au sujet de marriages incestueux) ; 19.5 : de rapinis et de luxoris non desinunt cogitare ; 45.2 : cogitationes luxuriosas et impias ; 45.5 : per vanitatem et luxoriam ornat carnem suam ; 61.3 : luxuriis et ebrietatibus, 70.1 : qui sunt superbi, luxuriosi vel cupidi ; 31.2 ; 82.3 : ubi amatores luxuriae, ubi raptores, ubi superbi et invidi apparebunt ; 130.2 : de iustitiae via quasi de manu Domini conruentes ad luxuriosum mundi huius fluvium recurramus ; 155.2 : cantica luxuriosa vel turpia, etc. Voir aussi : Caes. Arel. Expositio in Apocalypsim, 13 : qui in eo voluptati et luxuriae servientes lucra percipiunt ; ibidem, 15 : homines luxuriosi atque superbi, cupidi et elati. 129   Caes. Arel. Sermones, 202.1 : viri potentes et nobiles... delicatae matronae ; 42 : de hominibus nobilissimis ; 70.2 : nobilibus mulieribus ; 72.3 : personam potentem. 130   Ibidem, 47.1 : persona potens me coegit ut amplius biberem et in convivio suo vel regis non potui aliud facere ; 73.1 : si aut rex aut aliqua potens persona vocasset ad prandium. 131   Ibidem, 141.4 : senator fidelis... matrona pudica... 132   Ibidem, 219.3 : si nobis aliqua potens persona iniuriam faciat, si nos etiam in faciem maledicat, nec respondere aliquid saperum, non dicam vicem reddere, ausi sumus ; 225.3 : si persona potentior persequitur veritatem, supplica.



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un voisin pauvre, petit propriétaire foncier133, et même d’influer sur les décisions des juges, personnages très importants134 mais, hélas, enclins à la corruption135. Leurs biens sont gérés par des « procurateurs » choisis parmi leurs esclaves136. Les esclaves, d’ailleurs, font partie de leur vie quotidienne137, comme l’atteste une multitude de petits détails : les paroissiens de Césaire ne nettoient pas leurs maisons et étables mais ce sont des autres qui le font pour eux138, ils ne rangent pas eux-mêmes leurs effets mais ordonnent de le faire139; les matrones, qu’il exhorte à ne pas recourir aux services des sorciers et des guérisseurs, disposent de nourrices qui, comme de juste, les éloignent du chemin de la vérité140, etc… Sans doute, richesse et noblesse sont loin d’être synonymes. Or, bien que Césaire se livre à des digressions à propos des nouveaux riches qui s’empressent d’oublier leurs parents pauvres et qui, en général, perdent tout bon sens141, à propos des chasseurs de riches

133   Ibidem, 154.2 : verbi gratia, agit secretius apud eos qui possunt, ut illum exactores aut faciunt implicatum, aut allectum in aliqua publica et damnosa administratione constringant. 134   Ibidem, 1.13 : si aliquis nobis terrenam substantiam tollat, potentissimos iudices et scolasticos auditores interpellantes cum summa praesumimus auctoritate suggerere, ut rem terrenam possimus ab invasore recipere ; 77.3 : a rege aut a judice aut ab aliqua potenti persona expeterint. Cf. : 55a.2 ; 181.4. Le plus probable qu’il s’agit des gouverneurs des provinces ou des districts, cumulant des charges civiles et judiciaires. Cf. : Lex Burg. Praefatio, 13 : ne forte per absentiam deputatorum iudicum negotia differantur, nullam causam absente altero iudice vel Romanus comes, vel Burgundio iudicare praesumat ; Greg. Turon. Vita patrum, VIII.3 : Armentarium comitem, qui Lugdunensim urbem his diebus potestate iudicaria gubernabat ; VIII.9 : Episcopus autem narravit haec comiti ; iudex vero, vocatum Burgundionem, percunctari coepit ab eo, quid exinde diceret ; De gloria confessorum, 99. 135   Caes. Arel. Sermones, 19.3 : quando causas auditis, iustum iudicium iudicate. Nolite super innocentes accipere, ne forte pro tali lucro incurratis animae detrimentum ; 32.1 : putantes quod Deus corruptorum more iudicum pecuniam accipiat et peccata dimittat ; 55.3 : sunt nonnuli qui munuscula et exenia accipiant et causas iustas depravare contendunt... audiunt ergo causas et iniuste iudicant ; 133.2 : quasi corrupto iudice ; 178.3 : aderit ille aequissimus iudex qui nullius potentis personam accipit, cuius palatium auro argentoque nemo corrumpit ; 26.2 ; 35.5 ; 50.3. (Cf. : Lc 18.6 : iudex iniquitatis ; PsG 93.15 ; Eccl 3.16 ; 1Sm 8.3 ; Apc 19.11). Bien que l’influence de la Bible est ici évidente, notons que la vénalité des juges était un problème qui inquiétait aussi les législateurs. Voir par exemple : Lex Burg. Praefatio, 2-6, 9-12. 136   Caes. Arel. Sermones, 1.5 ; 7.1. 137   Ibidem, 34.1 ; 41.5 ; 43.6 ; 64.3 ; ... 219.3 ; 223.4. 138   Ibidem, 61.2 : quod fieri iubemus in domibus vel stabilis nostris… 139   Ibidem, 227.5 : numquid est alius, qui in arca sordibus plena velit mittere vestem suam... in arca sua, ubi pretiosas vestes habet repositas. Cf. : 229.4. 140   Ibidem, 51.4 ; 52.6. 141   Ibidem, 34.1 : parentibus vero tuis pauperibus, si tu nihil largitus fueris, difficile est ut alius largiatur ; 35.3.



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héritières142, à propos de ceux qui sont prêts à s’avilir pour être adoptés par un homme sans enfants mais « riche et puissant »143, ou encore à propos des marchands illettrés qui engagent des mercennarios litteratos144, dans l’ensemble, à ses yeux, la richesse va de pair avec la noblesse, avec les hautes fonctions et les hautes charges ainsi qu’avec une « éducation raffinée »145. La noblesse est une dignité indiscutable, un don de Dieu, qu’il convient d’utiliser pour aider les moins favorisés : de manière similaire, pour se prémunir contre les reproches faits aux riches et à ceux qui sont haut placés, il convient de cultiver la chasteté, l’équité et la charité146. La richesse est un bien à condition qu’elle soit consacrée à faire des actions de bienfaisance telles que distribuer des aumônes, héberger les pélerins, racheter les prisonniers, construire des églises, user de son influence et de son pouvoir pour éradiquer les cultes païens, etc.147. Mais la richesse est un mal quand elle ne sert que le Mal : cupidité, orgueil, vanité, gourmandise, ivrognerie, concupiscence et autres vices148. Nous avons peu de témoignages sur les différences sociales au sein de cette classe privilégiée. Les plus intéressants concernent ceux que Césaire appelle amici. Parfois, il s’agit précisément d’amis, mais pas uniquement dans l’acception de l’antinomie évangélique « amis / ennemis »149 : les amis se prêtent de l’argent et des objets150, font de mauvaises actions de concert151 ou s’enivrent ensemble152. Mais bien 142   Ibidem, 43.4 : prius de multis calumniis et rapinis iniustas divitias et iniqua lucra conquirant et postea contra rationem plus nobiles quam ipsi sunt vel divitiores uxores accipiant. 143   Ibidem, 219.3 : si te aliquis potens homo et dives in hoc saeculo vellet adoptivum filium facere, quomodo servires, quae indignitates etiam servorum eius, quae servitia durissima et aliquotiens etiam turpissima sustineres, ut ad caducam et fragilem hereditatem illius pervenires ? (Cf. : Faustus Reiensis. Sermones, 3). 144   Ibidem, 6.2 ; 8.1. 145   Ibidem, 70.2 : ea, quae se sciebat multorum mancipiorum fuisse dominam, barbarorum se subito sine ulla pretio lugeret ancillam... dura a delicatis et a nobilibus mulieribus servitia ; 131.4 : Deus non elegit rhetores, non eloquentes, non consules, non divites, non potentes... sed aut opiliones... aut piscatores ; 178.3 : aderit ille aequissimus iudex qui nullius potentis personam accipit, cuius palatium auro argentoque nemo corrumpit ; 187.2 : homo potens aut nobilis ; 202.1 : sunt forte aliqui viri potentes et nobiles, sunt aliquae delicatae matronae. 146   Ibidem, 131.3 : Sed dicit aliquis : Nobilis sum et in honores constitutus. Nobilitatem nemo reprehendit : de istis dignitatibus nemo disputat, quae a Deo ad benefaciendum hominibus conceduntur. Divites ergo et in honoribus constituti si caste et iuste et misericorditer vixerint, reprehendere nemo debet. 147   Ibidem, 35.4 : sed non est haec culpa auri et argenti... 148   Ibidem, 35.3 : rabies cupiditatis nullis umquam lucris vel facultatibus satiatur. 149   Ibidem, 22.3 ; 29.3 ; 39.3 ; 60.1 ; 72.5 ; 107.4 ; 150.5 ; 151.7 ; 159.6, etc. 150   Ibidem, 21.4 : amicus... ut praestat tibi vel pecuniam vel aliquod commodum temporalem. 151   Ibidem, 21.3 : amici... qui pariter mala committunt... nefaria amicitia ; 21.8 ; 22.3 ; 29.3. 152   Ibidem, 45.4-7 ; 47.6.



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souvent, par amici, il entend des relations d’un tout autre genre : plutôt que des amis, il s’agit de personnes plus ou moins dépendantes. Il est symptomatique, par exemple, que l’on ordonne à un esclave ou à un « ami »153 de ramener une prostituée. Plus haut, nous avons parlé de ceux qui étaient prêts à s’avilir devant des riches : ces gens-là sont probablement aussi des amici154. Un épisode de la Vita Caesarii dans lequel les amici sont mentionnés à l’égal des clientes155 sert de clé pour comprendre leur statut social. William Klingshirn voit dans ces « amis » des clientes de niveau supérieur et il propose de considérer les autres clientes comme des coloni 156. A mon avis, la première hypothèse est convaincante tandis que la seconde est peu fondée : en tout cas, les sources de cette époque, par exemple Sidoine Apollinaire, distingue clairement les coloni des clientes157. Chez Césaire, il s’agit probablement de deux groupes de gens libres proches par leurs statuts et sous la protection d’autrui: dans les sermons, les termes amicus et patronus se trouvent ensemble158. Les relations de patronat étaient très répandues, comme le montre l’emploi sûr du mot « patron » attesté dans des formules religieuses159. Les pauvres, pauperes, apparaissent dans tous les sermons, mais essentiellement en tant qu’objets de soin et de sollicitude de la part des riches. En effet, Césaire s’adresse rarement directement à eux. S’il n’y avait pas quelques allusions, on pourrait penser que les pauvres ne fréquentaient pas, dans l’ensemble, l’église. Il n’en était pas ainsi, bien évidemment. C’est que dans les sermons, et cela est une de leurs   Ibidem, 41.5 : aut amico aut servo tuo iusseris ut ad te meretrix adducatur ; 47.7.   Ibidem, 219.3. 155   Vita Caesarii, I.61 : ne parentorum, amicorum sive clientum de hoc alloquio nostro tantummodo credas animas esse pascendas ; testor te coram Deo eiusque angelos sanctos, reus eris salutis mancipiorum tuorum quorumlibet infirmorum, si non aeque illis ut amicis vel parentibus, cum reversus fueris, quod praedicavimus ingesseris. 156   W. E. Klingshirn, Caesarius of Arles..., p. 207. 157   Sid. Apoll. Epistulae, V.19.1 : Nutricis meae filiam filius tuae rapuit : facinus indignum quodque nos vosque inimicasset, nisi protinus scissem te nescisse faciendum. Sed conscientiae tuae purgatione praelata petere dignaris culpae calentis impunitatem. Sub condicione concedo : si stupratorem pro domino iam patronus originali solvas inquilinatu. 2. Mulier autem illa iam libera est ; quae tum demum videbitur non ludibrio addicta sed assumpta coiugio, si reus noster, pro quo precaris, mox cliens factus a tributario plebeiam potius incipiat habere personam quam colonariam. Nam meam haec sola seu compositio seu satisfactio vel mediocriter contumeliam emendat, qui tuis votis atque amicitiis hoc adquiesco, si laxat libertas maritum, ne constringat poena raptorem. 158   Caes. Arel. Sermones, 186.2 : patronum vis facere aut amicum potentem ; 26.2 : Omnis homo, qui causam ante terrenum iudicem se dicturum esse cognoverit, patronos sibi utiles requiret et advocatos studet peritissimos providere. 159   Ibidem, 26.1 : patrona – misericordia ; 29.7 : patrona – caritas ; 144.2 : patrona – paenitentia ; 184.7 : patrocinia sanctorum martyrum ; 25.1 ; 101.6 ; 134.2 ; 214.2-3 ; 225.1. 153 154



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caractéristiques, les pauvres ne sont évoqués que d’une manière indirecte. Par exemple, en convaincant les riches qu’aider les pauvres leur ouvrira le Paradis, Césaire croit nécessaire d’observer que, parmi ces derniers, il y a aussi de nombreux pécheurs160. Dans l’ensemble, la pauvreté en tant que telle, ne suscite chez lui ni pitié ni désapprobation. Les pauvres existent par la volonté divine afin que les hommes plus aisés puissent racheter leurs péchés et, à cet égard, leur indigence nous est même utile. Le Seigneur aurait pu rendre tous les hommes riches, mais il a voulu nous secourir par l’indigence des pauvres161. Tout chrétien, peu importe sa fortune, doit aider ceux qui sont dans le besoin. « Et c’est pourquoi, quand vous venez a l’église, offrez selon vos moyens des aumônes pour les pauvres, quelles qu’elles soient. Que celui qui le peut apporte de l’argent, que celui qui ne le peut pas offre du vin. S’il n’en a même pas, qu’il offre du pain à celui qui a faim ; s’il n’a pas un pain entier, au moins quelque morceau. Dieu ne veut pas que vous deveniez pauvre, c’est pouquoi il vous invite à rompre un pain et non pas à le donner tout entier »162. Il peut arriver que le pauvre n’ait pas de bois pour faire chauffer de l’eau ni de pain pour le partager avec un pèlerin, mais sa maison est certainement assez grande pour y dresser un petit lit163. Et s’il ne peut vraiment rien partager, il doit demander pardon car « si dans la resserre ou dans la cabane il n’y a rien que tu puisses donner, tu peux trouver dans le secret de ton cœur ce qu’il faut »164. Césaire distingue les mendiants des simples pauvres. Le problème est qu’il emploie rarement le terme mendici165, désignant le plus souvent les uns et les autres par le mot pauperes. Ainsi Césaire avertit que 160   Ibidem, 48.4 : Multi enim sunt pauperes iracundi vel superbi, quibus nihil prodest quod sunt facultatibus indigentes, cum vitiis et malis moribus sint locupletes ; 49.3 ; 153.2. 161   Ibidem, 25.2 : hoc ipsum quod Christus in pauperibus esurit, nobis proficit. Ideo enim in hoc mundo Deus pauperes esse permisit, ut omnis homo haberet quomodo sua peccata redimeret. Si enim pauper nullus esset, elemosinam nemo daret, indulgentiam nemo reciperet. Potuit enim Deus totos homines divites facere, sed nobis per pauperum miseriam voluit subvenire : ut et pauper per patientiam, et dives per elemosynam possint Dei gratiam promereri. Nobis enim militat inopia pauperorum. ... miseria pauperorum medicamentum est divitum ; 30.1. 162   Ibidem, 25.1 : Qui potest, afferat argentum ; qui non potest, exhibeat vinum. Si nec hoc habuerit, exhibeat esurienti bucellam. Si non habet integram, vel qualemcumque particulam... Cf. : 13.2 ; 19.2 ; 158.5. 163   Ibidem, 199.3 : ne forte se posset aliquis pauper de lignorum penuria excusare aut certe diceret se vasculum ubi aquam calefaceret non habere... in uno angulo domus suae peregrino praeparet lectulum. (Cf. : Faustus Reiensis. Sermones, 5). 164   Ibidem, 38.5. Cf. : 8.5 ; 31.1 ; 34.5. 165   Ibidem, 25.1, 71.1 ; 114.6 ; 139.4 ; 159.3, etc. Cf. : PsG 39.18 : mendicus sum et pauper Domini ; Lc 16.20 : erat quidem mendicus nomine Lazarus.



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les pauvres qui mourront de faim là où vivent ceux qui ne versent pas la dîme assisteront au Jugement de ces derniers166. En même temps, le pauper est un individu tout bonnement modeste, possédant un petit bien167 qui lui assure « une nourriture raisonnable et frugale ainsi que des habits simples »168 et Césaire recourt, pour les désigner, à une terminologie qui rappelle vaguement la terminologie juridique officielle. Il les appele « les laïcs plus jeunes »169, « mineurs »170, « inférieurs »171, finalement les « humbles »172. Les pauvres vivent de leur labeur173. Césaire regrette que, ne recevant pas l’aide nécessaire de la part des riches, ils soient si pris par leurs tâches qu’il leur reste bien peu de temps pour la prière et le jeûne174. Citant une fois les célèbres sentences de l’apôtre Paul : « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Th. 3. 10) et « de nuit comme de jour, nous travaillions, pour n’être à la charge d’aucun de vous (1 Th. 2. 9 ; 2 Th. 3. 8), Césaire observe que, s’il est normal de s’inquiéter de son pain quotidien, ce souci ne doit pas être excessif car le corps peut se satisfaire de très peu175. Une fois, Césaire associe les pauvres et les artisans : ces derniers ayant hâte de retourner « à leurs affaires », il s’efforce d’abréger son sermon176. Les mercennarii lettrés, embauchés par un marchand riche mais illettré, sont également des pauperes177. Certains pauvres, qui ont pourtant bien du mal à joindre les deux bouts, ne viennent pas à l’église les mains

166   Ibidem, 33.3 : et quanti pauperes in locis, ubi ipse habitat, illo decimas non dante fame mortui fuerint, tantorum homicidiorum reus ante tribunal aeterni iudicis apparebit ; 28.2 ; 30.2. 167   Ibidem, 48.4 : qui vero facultates minores habent et pauperes sunt... 168   Ibidem, 31.1 : si nihil amplius habes in substantia tua, quam tibi victu ac vestitu rationabili ac mediocri sufficiat. Cf. : 14.1 ; 34.2 ; 34.4 ; 45.5 ; 151.8 ; 158.6. 169   Ibidem, 1.6 : laicos iuniores. 170   Ibidem, 1.2 : minor maiori. 171   Ibidem, 35.4 : inferiores ; 225.3 : subdita et inferior tibi persona ; 53.2. 172   Ibidem, 35.4 : humiles contemnit ; 185.6 : personae humiles. 173   Ibidem, 19.2 : sufficiant vobis fructiculi vestri, quo de iustis laboribus Deo donante percipietis ; 14.2 ; 33.1. 174   Ibidem, 27.2 : cum dives pauperibus Christi nihil dederit, ipsi pauperes Christi necesse esse est ut in opere terreno plus quam solebant exerceantur ; et dum mundanis actibus occupantur, orationi, lectioni, ieiuniis et vigiliis minus insistunt. 175   Ibidem, 45.1 : Isti enim cogitationi, per quam de victu et vestitu rationabiliter cogitatur,... sanctum esse iustissime creditur. Tantum est, ut non sint ita nimiae ipsae occupationes, ut nos Deo vacare non sinant... quia necessitas corporis parvis rebus expletur... 176   Ibidem, 76.3 : ut pauperes homines vel quosque artifices de suis non retardemus operibus, quotiens sermo futurus est, maturius faciamus psalmum quinquagesimum dici ; 91.8 : propter pauperes, qui ad opera sua festinant, melius est ut hoc id die crastina reservemus. 177   Ibidem, 8.1 : aliquis litteratus victu et vestitu indigeat... illum pauperum litteratum.



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vides178. Ils ont quand même une maison quelle qu’elle soit179, et malgré leur pauvreté évidente ils ont de quoi craindre un voleur180. Le fait même qu’un homme, propriétaire d’une petite villa d’une valeur de 100 solidii, soit un contribuable, n’empêche pas Césaire de le considérer comme un pauvre181. Parallèlement, le concile d’Agde (en 506), qu’il présida, conclut qu’un affranchi devait verser 20 solidii pour aménager son exploitation182. Tout est relatif... Certains sermons s’adressent aux villageois d’une aisance modeste183. Ces derniers vivaient dans des paroisses rurales que Césaire visitait une fois l’an, bien qu’il eût souhaité venir plus souvent184. Il rédige à leur intention des sermons particulièrement simples sur des sujets qui leur sont familiers et compréhensibles185. Il est certain qu’un nombre important de ses ouailles faisait partie, d’une façon ou d’une autre, du monde rural comme l’attestent les nombreuses allusions agraires présentes dans ses sermons, que nous avons évoquées supra en détail. Bien sûr, de nombreuses figures rhétoriques n’avaient rien d’énigmatique même pour les citadins de cette époque, surtout s’ils possédaient des villae. Cependant, les digressions de Césaire suggèrent quelque chose de plus que de simples témoignages sur l’économie agricole. Bien souvent, il s’agit des cultores qui travaillent la terre avec « grande peine et constance »186. C’est pourquoi, lorsque Césaire dit qu’une partie de ses ouailles vit du revenu de l’agriculture187, on peut l’interpréter de plusieurs

178   Ibidem, 14.3 : sunt enim multi pauperes et fideles qui frequenter oblationes ad ecclesiam offerunt, et cum vix habeant unde vivant, tamen sine fructu non veniunt. 179   Ibidem, 199.3. 180   Ibidem, 183.3 : non spoliato paupere ; 225.1 : pauperibus etiam propria erogaverint, quomodo cum illis amici esse poterunt, qui diripiunt aliena ? 181   Ibidem, 154.2. Voir plus bas, note 193. 182   Concilium Agathense (a. 506), can. 7 : Sane si quos de servis ecclesiae bene meritos sibi episcopus libertate donaverit... iubemus viginti solidos numerum modum in terrola, vineola vel hospitiolo tenere. 183   Caes. Arel. Sermones, 6.3 ; 47.7. 184   Ibidem, 6.1 ; 151.1. 185   Ibidem, 1.1, 2. 186   Ibidem, 6.5 : numquid iustum est ut villam tuam colas et villam Dei desertam dimittas ; 58.5 : ager spinosus nisi fuerit cultoris industria stirpatus, non nutrit in se semina iactata, sed suffocat ; 202.5 : quomodo si aliquis cum grandi labore studeat terram colere et messem non mereatur accipere ; 210.5 : ut ager spinosus, nisi prius fuerit cultoris industria stirpatus, non nutrit in se semina iactata, sed suffocat ; 34.3, 76.1. 187   Ibidem, 30.6 : quotiens aut messe aut vindemias colligitis, et vestras et omnium qui ad vos pertinent conputare expensas, simul etiam et illud quod in fisco daturi estis ; 34.2 : quaecumque enim Deus, excepto mediocri et rationabili victu et vestitu, sive de quacumque militia, sive de agricultura



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façons, mais les termes cultores et agricolæ188 apportent à ce sujet quelque lumière189. Grande et petite propriété. Parmi les paroissiens de Césaire, il y a, sans aucun doute, de grands ainsi que de petits propriétaires terriens, que les premiers oppriment et ruinent190. On peut légitimement supposer que, outre l’élite, il y avait aussi de petits propriétaires fonciers de type antique, qui travaillaient de concert avec leurs esclaves et qui étaient en conflit avec les latifundistes, lesquels cherchaient à les asservir d’une façon ou d’une autre. Et même si les uns et les autres étaient des contribuables191, leur sort était très inégal en fonction de leur inégale richesse, qui donnait aux plus fortunés la faculté d’exercer des pressions particulièrement efficaces sur les plus pauvres. En est témoin le sermon 154 de Césaire, qui mérite d’être cité un peu longuement. Ce sera l’occasion de montrer l’acuité avec laquelle l’évêque d’Arles observait les réalités sociales et de donner aussi un aperçu de ses méthodes de travail. Ce sermon en effet est un développement d’un court passage d’Augustin, que Césaire avait lu dans le commentaire des psaumes de son maître à penser.  D’abord, donc, l’extrait d’Augustin  : «  Si quelqu’un a un voisin pauvre, qui est poussé par la nécessité à vendre son bien ou qui peut être contraint à le vendre, il guigne sa villa et espère l’acquérir : tout son esprit en est absorbé, il espère entrer en contulerit ; 151.8 : quicquid de aliquo labore, de quocumque iusto negotio, de qualibet iusta militia adquirimus... 188   Ibidem, 7.1 : agricolae diversa genera seminum conantur inserere, unde sufficientem cibum sibi et suis valeant praeparare ; 1.8 ; 22.3 ; 33.1 ; 126.5 ; 162.2. 189   Les correspondances entre les termes agricola, cultor, rusticus sont différentes selon les auteurs. Sidonius chez qui l’image des patriciens-agriculteurs était encore réelle et compréhensible, applique parfois les mots cultor et agricola à des personnes de son niveau, à condition qu’ils soient impliqués dans l’exploitation agricole. Voir : Sid. Apoll. Epistolae, III.12.5 : ruris, militiae forique cultor ; IV.21.6 : dominus agricola, si larem hic foveat, sic facit sumptum quod auget et reditum ; VIII.6.10 : cultor aliquis e primis architectusque ; VIII.8.1 : quousque tua te Taionnacus patriciae stirpis lassabit agricolam. Aux yeux de Grégoire le Grand, agricola est un homme humble. Voir : Greg. Magnus. Moralia in Iob, 22.23 : Agricolae quippe huius terrae sunt hi qui minori loco positi… 190   Caes. Arel. Sermones, 35.4 : inferiores obprimit, vicinos, ut expoliare possit, indesinenter affligit ; 71.2 : de patrimonialis nostris nec decimas damus et cum vendere iubeat Dominus, ut sit quid egenis possit erogari, emimus potius et augemus ex eo fortasse iniuste de alieno labore adquisivimus. 191   Ibidem, 30.6 : illud quod in fisco daturi estis ; 33.1 : decimae... tributa sunt egentium animarum ; redde ergo tributa pauperibus ; 34.3 : non solum decimas dare debemus, sed etiam de novem partibus, quicquid solutis tributis vel expletis sumtibus nostris remanserit, quasi aliis transmissum fideliter erogare debemus. Cf. : Testamentum Caesarii, 31 : immunitatem tributorum.



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possession de la petite masure et du bout de terrain de son voisin pauvre »192. Et maintenant, voici l’ample développement que l’Arlésien en a tiré : « Un homme convoite la villa d’un autre homme et se dit : «Comme la villa de mon voisin est belle ! Si seulement elle était à moi. Ah, si je pouvais l’adjoindre à la mienne et faire de ses terres et des miennes une seule exploitation !» S’il se trouve que le voisin qui possède cette belle villa est riche et que notre homme soupçonne qu’il ne pourra la lui enlever, face à ce personnage puissant, apte à se défendre contre lui, n’ayant rien à espérer, il abandonne son projet, le cœur lui manque. Mais si son voisin est un homme pauvre, que la nécessité pousse à devoir vendre ou sur lequel on peut exercer des pressions pour le contraindre à vendre, il forme des vues sur la villa ou sur la ferme et espère bien l’arracher à ce pauvre voisin. Il lui attire des ennuis : par exemple, il intervient discrètement auprès de ceux qui ont le pouvoir pour que les collecteurs d’impôts ne le lâchent plus ou l’enrôlent dans quelque charge publique ruineuse. De là, des dettes sans nombre, qui contraignent le malheureux à vendre ce lopin de terre qui sert à le nourrir, lui et ses enfants. Poussé par la nécessité, il va trouver celui dont la malignité est la cause de ses épreuves et de sa ruine et sans savoir qu’en sous-main, cet homme est le responsable de ses malheurs, il lui dit : « Seigneur, donne-moi quelques sous, je t’en prie. Je suis pressé par la nécessité, les créanciers sont à mes trousses ». Et l’autre de répondre : « Je n’ai pas assez d’argent sous la main ». S’il dit qu’il n’a pas cet argent sous la main, c’est pour qu’abusé par ce mensonge, son voisin en soit réduit à vendre. Et quand enfin l’autre lui dit que l’excès de ses malheurs le contraint à aliéner sa villa, aussitôt il lui répond : « Je n’ai pas de fonds propres, mais je vais m’employer à emprunter de tous côtés pour te venir en aide, mon ami. Et si c’est nécessaire, je vendrai même des pièces de mon argenterie pour te tirer de ce bien mauvais pas ». Et quand il l’a réduit à cette nécessité, il lui dit qu’il doit procéder à la vente. Et comme il voit bien que le malheureux est aux abois, de cette pièce de terre pour laquelle il offrait auparavant, disons cent sous, il ne consent à faire l’acquisition que pour moins de la moitié de sa valeur »193.

  Aug. Hippon. Enarrationes in Psalmos, 39.28 : si vero iuxta vicinus sit pauper, qui vel in necessitate positus est, ut possit vendere, vel premi potest, ut cogatur vendere, inicitur oculus, speratur villa : impraegnata est anima, sperat se posse adipisci villulam et possessionem vicini pauperis. 193   Caes. Arel. Sermones, 154.2 : Concupiscit aliquis villam alienam et dicit : Bona est villa vicini mei. O si mea esset! O si adiungerem illam et facerem de isto fundo et de illo unitatem! ...Si forte dives est vicinus ille, qui habet villam bonam, et suspicatur quod illam non posset tollere, quia potens homo est, et praevalet se contra illum defendere... nihil sperans non concipit, non est praegnans animo. Si vero iuxta aliquis vicinus est pauper, qui vel in necessitate positus est ut possit vendere, vel potest obprimi ut cogatur vendere, inicitur oculus, sperat se posse tollere aut villam aut colonicam vicini pauperis et inmittit illi aliquas tribulationes : verbi gratia, agit secretius apud eos qui possunt, ut illum exactores 192



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Bien entendu, les sermons de Césaire ne nous informent pas sur le pourcentage des grandes et petites exploitations, mais ils témoignent, étant donné que ces deux types coexistaient, d’une tendance à l’extension des vastes latifundia au détriment des petites propriétés. Les descriptions de Césaire sont trop nettes et originales pour que l’on puisse mettre ses exhortations sur le compte de thèmes bibliques. Une fois, Césaire évoque un petit propriétaire terrien qui explique son ignorance des questions religieuses par le fait qu’il est un rusticus complètement absorbé par les travaux des champs194. Le caractère campagnard à moitié païen du personnage est manifeste tout comme ses bonnes connaissances agricoles : c’est dans ce sermon qu’on trouve le passage magnifique déjà cité sur les mauvaises herbes et les pierres à retirer des champs et sur les cinq labours annuels. Mais pouvonsnous vraiment considérer cet homme comme un paysan ? En simplifiant cette question, on peut la rattacher au problème de l’embauche dans une petite exploitation. Ce sermon n’en dit mot, mais donne à penser que ce rusticus « cultivait lui-même ses terres ». Dans un autre sermon où il est question, semble-t-il, d’une petite propriété, il est clair que le maître travaillait la terre avec ses esclaves195. En faisant des digressions sur ce thème et en tentant de convaincre ses paroissiens de verser la dîme, Césaire cite fort à propos le célèbre verset des Proverbes de Salomon concernant les offrandes au Seigneur «  des travaux justes  », comme on lit dans la Vetus Latina l’ancienne version latine (en l’occurrence plus proche de celle des

aut faciant inplicatum aut allectum in aliqua publica et damnosa administratione constringant ; ex quibus contractis debitis multis necesse habeat infelix vendere casellam, unde aut ipse aut filii sui sustentabantur. Necessitate ergo conpulsus venit ad illum, per cuius nequitiam premitur et adfligitur, et nesciens quod ipsius inmissione hoc patitur, dicit ad eum : Da mihi, domine, rogo te, paucos solidos ; patior necessitatem, ugeor a creditore. Et ille : non habeo modo in manibus. Ideo se dicit in manibus non habere, ut ille obpressus calumnia necesse habeat vendere. Denique cum ei dixerit, quod pro nimia adflictione sua conpellatur villam distrahere, statim ille respondit : Et si non habeo pecuniam propriam, undecumque studeo mutuare, ut tibi amico meo subveniam ; et si ita necesse est, etiam argenticulum meum distraho, ne tu iniuriam patiaris... Et cum eum ad hanc necessitatem adduxerit, dicit illi ut venditionem facere debeat, et casellam, pro qua prius verbi gratia forte centum solidos offerebat, ut eum opprimi viderit, nec medietatem pretii dare adquiescit. 194   Ibidem, 6.3 : dicit aliquis : ego homo rusticus sum et terrenis operibus iugiter ocupatus sum ; lectionem divinam nec audire possum nec legere. 195   Ibidem, 34.3 : si velit Deus rationem facere nobiscum et dicere : terram quam colis ego feci, te ipsum qui colis et servos tuos ego feci. (Cf. : Sid. Apoll. Epistulae, I.6.3 : non minus est tuorum natalium viro personam suam excolere quam villam).



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Septante) ; dans la Vulgate on trouve : « de ses biens » 196. Étant donné que Césaire connaissait certainement la version des Proverbes elaborée par saint Jérôme et qu’il la citait de pair avec l’ancien texte latin197, son choix éveille l’attention d’autant plus que, dans d’autres sermons, il traite le thème « du juste travail » d’une façon toute personnelle198 en particulier lorsqu’il blâme l’appropriation malhonnête des fruits du labeur d’autrui199. Le tableau abonde en contradictions. Même dans les sermons destinés aux simples paysans et à leurs prêtres, il est question de « nos vignerons », des esclaves qui travaillent mal200. Par ailleurs, Césaire parle des « procurateurs et des agriculteurs » auxquels il oppose les prêtres, dont les champs et les vignes sont les âmes humaines201. Il semble que pour Césaire, « gérer un domaine » d’une part, « cultiver la vigne  » et «  s’occuper d’agriculture  » d’autre part étaient des concepts proches202. Il nous faut considérer que le rusticus était plus un villageois qu’un paysan. Dans la société romaine et dans celle du haut Moyen Age, l’antinomie rusticus / urbanus joua un rôle important car les rustici étaient les habitants des villages en général, y compris ceux qui ne se livraient pas à l’agriculture203. A cet égard, un verset de la traduction de Saint Jérôme du Livre de la Sagesse de Salomon (17.16) est particulièrement informatif: « rusticus quis erat aut pastor aut agri laborum ope-

196   Ibidem, 33.1 : Honora Dominum Deum tuum de tuis iustis laboribus, deliba ei de fructibus iustitiae tuae. Cf. Prov 3.9 : τίμα τὸν κύριον ἀπὸ σωῶν δικαίων πόνων καὶ ἀπάρχου αὐτῷ ἀπὸ σῶν καρπῶν δικαιοσύνης ; Prov. 3.9 : Honora Dominum de tua substantia, et de primitiis omnium frugum tuarum da. 197   L’influence de la traduction de Saint Jérôme est perceptible dans : Caes. Arel. Sermones, 1.12 ; 71.2 ; 111.5 ; 206.2. Exemple de citations littérales des Proverbes d’après le texte de la Vulgate : 8.1 (Prov 22.2) ; 22.5 (Prov 27.1) ; 36.3 (Prov 17.5) ; 41.5 (Prov 4.23) ; 46.5 (Prov 21.17) ; 48.6 (Prov 10.6). 198   Ibidem, 14.2 : sufficiat vobis, quod de iustis laboribus dedit Deus. Nullus furtum faciat. Nullus falsum testimonium dicat. Nullus adulterium committat ; 19.2 : sufficiant vobis fructiculi vestri, quos de iustis laboribus Deo donante percipietis ; 151. 199   Ibidem, 71.2 : emimus potius et augemus ex eo quod fortasse iniuste de alieno labore adquisivimus ; 154.2 ; 225.1. 200   Ibidem, 1.4. 201   Ibidem, 1.5 : sacerdotes non ideo ordinatur, ut tantum procuratores agrorum et cultores debeant esse terrarum, sed ut spiritalem culturam exerceant animarum ; 1.6 : qui agros possint ordinare vel colere, multi inveniuntur ; 1.11 : non dixit : procuratorem vinearum, villarum, non actorem agrorum ; speculatorem sine dubio animarum. 202   Ibidem, 1.11 : numquid dixit : per tuam praesentiam cole vineas, per teipsum ordina villas, terrenas exerce culturas ? 203   August. Hipp. De doctrina christiana, 4.3 : rusticos urbani reprehendunt ; Concilium Matisconense (a. 585), can. 1 : si rusticus aut servus…



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rarius ». Ici, le rusticus est clairement défini comme un villageois qui se distingue du pâtre et de l’ouvrier agricole. Ce passage est également intéressant car il s’écarte nettement de l’original grec204 qui évoque un agriculteur, un pâtre et quelques manœuvres qui travaillent dans un lieu solitaire. Dans l’ancienne version latine, cette fois aussi plus proche en l’occurrence de celle des Septante, on lit : « agricola quis erat aut pastor aut eremiæ operarius »205. En d’autres termes, ces trois personnages ne diffèrent pas par un statut social mais par des critères économiques. Césaire ne cite pas ce verset, mais il le connaissait certainement : selon les estimations de M.-J. Delage, il s’est référé vingt fois au Livre de la Sagesse206. Pour un auteur chrétien, habitué à l’image de l’ouvrier agricole qui n’est pas un propriétaire terrien et qui est appelé dans l’Évangile mercennarius, operarius ou servus, il était naturel de considérer un rusticus comme un villageois propriétaire qui tantôt cultivait lui-même ses terres, tantôt recourait au labeur des esclaves, des domestiques ou des manœuvres. Labeur juste, labeur pénible. A ce propos, nous dirons quelques mots sur la façon dont Césaire considère le travail : cela nous aidera peut-être à mieux cerner le statut social de ses ouailles. Bien sûr, ses concepts dans ce domaine doivent beaucoup à la Bible, mais étant donné que dans la Bible on peut trouver des jugements mutuellement exclusifs sur quasiment toutes les questions importantes de la vie sociale, il est licite de conclure que les sentences de Césaire possèdent une certaine paternité. Il est nécessaire de travailler — moins à cause du péché originel (la fameuse sentence « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » est absente de ses sermons) que du fait de l’imperfection humaine. Le Seigneur a créé le ciel et la terre sans aucun labeur, par la seule puissance du Verbe207. La vie ici-bas est pleine de labores208 tandis que

  Sap 17.16 : εἴ τε γὰρ γεωργὸς ἦν τις ἢ ποιμὴν ἢ τῶν κατ’ ἐρημίαν ἐργάτης μόχθων προλημφθεὶς τὴν δυσάλυκτον ἔμενεν ἀνάγκην... 205   Vetus Latina 11/1. Sapientia Solomonis. Ed. W.Thiele. Freiburg, 1977-1985, p. 549. 206   Sermons au peuple, t. I, p. 111. 207   Caes. Arel. Sermones, 229.2 : Deus enim, qui caelum et terram verbo potentiae suae sine ullo labore potuit fabricare. 208   Ibidem, 7.2 : ad exercenda laboriosa opera non traxit ; 70.1 : hanc vitam laboribus et miseriis plenam ; 74.1 : aliqua terrena et laboriosa opera ; 160.5 : in hac vita laboribus plena ; 165.3 : huius vitae mortalis labores et dolores ; 186.4 : in ista laboriosa mundi istius vita de labore nostro servemus, 204



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la vie céleste est paisible209. Si l’on veut gagner le Paradis, il faut beaucoup peiner210. Les routes qu’empruntent les marchands et les marins sont difficiles et dangereuses211. Le travail va de pair avec les peines et les chagrins212 et il peut même être insupportable213. En général, chez Césaire, les termes « travail », « peine » et « danger » vont de pair214. Par le mot labor, il souligne les efforts aussi bien de celui qui lutte contre une souffrance physique ou psychique que de celui qui lutte contre la misère215. A l’inverse, on peut satisfaire aussi le Seigneur en peinant fort peu216 et même pas du tout217 et, en particulier, racheter ses péchés «  sans aucun effort physique  »218. «  Admettez que ce que je vous conseille n’est ni dur ni fatigant »219, « ne trouvez pas pénible d’incliner la tête » pour la bénédiction220, persuade-il ses ouailles. Césaire ne prononce les termes labor et laborare sans aversion que lorsqu’il les

quod nobis quasi iter agentibus ad rationabilem victum ac vestitum ; 202.5 : si aliquis cum grandi labore studeat terram colere et messem non mereatur accipere. 209   Ibidem, 63.1 : transit de vita in vitam, de laboriosa ad quietam, de misera ad beatam, de temporali ad aeternam ; 69.5 : succedit quies labori ; 151.2 : ista est civitas laboriosa, illa quieta ; ista misera, illa beata ; 162.1 ; 231.6 : de labore ad requiem pervenire. 210   Ibidem, 104.6, etc. 211   Ibidem, 39.2 : ad orientem vel ad occidentem cum infinitis laboribus vel periculis navigate ; 159.1 ; 168.6 : in orientem aut in occidentem per itinera laboriosa transmittit ; 181.3 ; 233.7 : quam laboriosa et quam periculosa itinera illos sustinere compellit ! 212   Ibidem, 70.3 : cum multis laboribus ; 159.1 : dura... laboriosa ; 165.3 : huius vitae mortalis labores et dolores ; 215.2 : sic in hac vita cum labore et dolore quod bonum est... faciamus ; 236.5 : nec dura, nec laboriosa. 213   Ibidem, 76.3 : intolerabiles labores ; 159.1 : intolerabiles militiae. 214   Ibidem, 23.3 : asperum iugum avaritiae cum tantis periculis ac laboribus homines portare volunt ; 114.6 : si pro terrenis bonis tantos labores et tam grevia pericula homines aequo animo patiuntur ; 150.3 ; 159.4 : multis timoribus et doloribus laboratur in terra ; 186.2 : avaritia iussura est labores, pericula, tristitias, tribulationes ; 199.4. 215   Ibidem, 26.3 : iam ad dexteram Patris sedet in caelo, et tamen adhuc nobiscum laborare dignatur in mundo ; 34.1 : si forte evenerit ut aliqua paupertate laborent ; 51.1 : si Deus filios dare noluerit, nullum exinde laborem animi patiuntur ; 78.1 : propter eos, qui aut pedes dolent, aut aliqua corporis inaequalitate laborant ; 144.1 : quamvis autem multis vulneribus condicio humana laboret, tamen nemo desperet... unus cordis plaga, alter corporis laborat iniuria. 216   Ibidem, 30.1 : possimus sine grandi labore ac difficultate peccata nostra redimere ; 70.3 : quod omnes homines possunt... sine grandi labore complere ; 78.4 : cum parvo labore quesita. 217   Ibidem, 117.6 : sine labore ; 182.3. 218   Ibidem, 30.3 : sine ullo corporis labore peccata nostra redimere ; 39.2 : absque ullo labore corporis. 219   Ibidem, 61.2 : non est durum nec laboriosum quod suggero ; 70.3 : quod omnes homines possunt cum ipsius gratia sine grandi labore complere ; 227.5 : non est grave nec laboriosum quod suggero ; 236.5 : nec dura, nec laboriosa, sed levia et suavia. 220   Ibidem, 76.2 : non vobis sit laboriosum capita inclinare.



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emploie au figuré, pour blâmer les péchés221. Pour sauver son âme, il convient de peiner bien plus que pour entretenir son enveloppe mortelle222. C’est pourquoi, la prière, le jeûne, les veilles épuisantes sont aussi un labeur223 tout comme le souci quotidien du pasteur pour le salut des âmes224. En un mot, étant donné que Césaire ne fait pas l’apologie de la pauvreté, il ne loue pas autrement le travail. Tout au plus parle-t-il de « travail honnête » qu’il oppose non pas à l’oisiveté ou à l’exploitation des autres, mais au vol, à la violence et à la falsification d’un testament225. Nous ferons remarquer que Saint Augustin interprète la sentence de l’apôtre sur la nécessité de travailler dans une perspective beaucoup plus sociale226. L’esclavage. Les nombreuses occurrences, dans les sermons de Césaire, du terme « esclave », résultent avant tout du topique biblique qui assimile les relations entre Dieu et l’être humain aux relations maître / esclave227. Très importante aussi est la dichotomie maîtresse / servante, qui permet d’expliquer les relations entre le corps et l’âme228. Si ces deux topoi sont fréquents dans les sermons de Césaire, on y trouve aussi des descriptions de l’esclavage jamais abordées par la Bible. Les détails de la vie quotidienne, sur lesquels Césaire s’arrête,   Ibidem, 1.20 : cum Dei adiutorio laboremus ; 31.2 : auxiliante Domini laboremus ; 36.6 : adiuvante Domino laboremus ; 37.1 : cum Dei adiutorio totis viribus laboremus ; 78.4 : aeterna animarum ornamenta, quae absque ullo pretio a nobis non cum parvo labore quaesita... 222   Ibidem, 16.1 : plus pro anima quam pro corpore laboremus ; 19.1 : pro salute animae amplius laboremus ; 31.2 : si laboramus pro carne nostra, laboremus et pro anima nostra ; 74.3 : tantum laborent pro anima sua, quantum pro carne sua laborare contendunt ; 127.3 : usque ad finem vitae nostrae mundo corde et casto corpore servire Domino laboremus ; 129.6 : implere praecepta illius laboremus ; 149.6 : labora pro Christo in mundo, ut cum Christo regnare merearis in caelo ; 180.5 : pro salute animae nostrae quantum possumus laboremus ; 196.2 : ad extremum, si non amplius, vel tantum labora pro anima tua, quantum pro carne tua laborare desideras ; 217.4 ; 218.5 ; 225.3 ; 227.1 ; 236.4. 223   Ibidem, 23.3 : Dei praecepta... in quibus corpus laborat excusare temptaverit ; 211.5 : post laborem vigiliarum non oportet ut vos diutius prolixior sermo fatiget ; 195.4. 224   Ibidem, 1.15 : si forte aliquibus dominis meis sacerdotibus per seipsos laboriosum est praedicare ; 231.4 : praedicare, arguere, corripere, aedificare, pro unoquoque satagere, magnum onus, magnum pondus, magnus labor. 225   Ibidem, 14.2 : sufficiat vobis, quod de iustis laboribus dederit Deus ; 19.2 ; 33.1 ; 71.2. 226   August. Hipp. Sermones, 32 : videntur enim iusti laborare in hoc saeculo et iniusti feliciter in hoc saeculo vivere. Cf. : Greg. Turon. Vita patrum, XVIII.1. 227   Caes. Arel. Sermones, 7.3 ; 7.9 ; 12.5 (Cf. Lc 6.46), 15.2 ; 31.5 ; 32.3 ; 33.1 ; 43.6 ; 47.3 ; 64.3 ; 157.6 ; 185.6 : servi estis ambo, unum habetis dominum (Cf. Mt 18.32). 228   Ibidem, 1.17 ; 14.1 ; 93.2 : debet ergo anima carni, non caro animae dominari, quia anima domina carnis est, caro vero ancilla animae ; 101.6 ; 166.3 ; 179.7 ; 198.4-5 ; 224.3. 221



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ne laissent subsister aucun doute sur le fait que, pour ses ouailles, l’esclavage n’était pas un phénomène connu par ouï-dire, mais un phénomène tout à fait habituel. « Il ne nous agrée pas, n’est-ce pas, que nos servi admettent qu’ils sont nos mancipia mais ne veuillent pas faire leur travail », réprimandeil ses paroissiens pour la même infraction, en effet, mais à l’égard du Seigneur229. Césaire recourt souvent à l’image de l’esclave. En rappelant le récent siège d’Arles par les Burgondes, il plaint le sort des femmes nobles accoutumées à commander à de nombreux esclaves et qui maintenant captives se trouvent au service des barbares230. En condamnant les matrones voluptueuses pour la pratique des avortements il s’exclame: « Quelle est la conscience de celle qui veut que des esclaves lui naissent de ses servantes alors qu’elle-même refuse de donner la vie à ceux qui pourraient devenir des chrétiens ? »231. Selon lui, les hommes d’Arles ne sont pas meilleurs : cela ne les gêne pas d’envoyer un esclave chercher une prostitueé232, de forniquer avec les servantes, les leur propres ou celles des autres, sans se soucier de procréer des esclaves qui, même ayant reçu la liberté, ne peuvent hériter les biens de leur père noble233. Et ce mal est tellement répandu que l’évêque est simplement incapable d’excommunier tous ces dévergondés et est contraint de les endurer dans l’espoir que Seigneur leur fasse entendre raison et qu’ils se repentent234. Les esclaves ne se distinguent guère par leur bonne conduite. Césaire parle de leur fainéantise, de leur penchant pour l’ivrognerie, de leur désobéissance pouvant aller jusqu’à l’effronterie235. Le terme « esclave » a chez lui une connotation aussi méprisante sinon plus que chez les auteurs romains de l’époque classique236 : les esclaves, comme 229   Ibidem, 157.6 : Sicut enim nobis non placet, si servi nostri se profiteantur nostra esse mancipia, et tamen non velint inplere opera sua... 230   Ibidem, 70.2 : maxime a talibus feminis hoc impia barbarica exigebat potentia, ut ea, quae sciebat multorum mancipiorum fuisse dominam, barbarorum se subito sine ullo pretio lugeret ancillam... dura a delicatis et a nobilibus mulieribus servitia sine ulla miseratione a barbaris exacta sunt. 231   Ibidem, 44.2 : et qua conscientia sibi ab ancillis suis vult mancipia nasci, cum ipsa nolit eos qui christianos possint fieri generare ; 100.6. 232   Ibidem, 41.5 : aut amico aut servo tuo iusseris ut ad te meretrix adducatur. 233   Ibidem, 41.3 : non solum extranearum mulierum sed etiam ancillarum nostrarum vel quorumcumque vicinorum aut filiae aut alumnae aut ancillae unusquisque familiaritatem vel secretam conlocutionem vitare contendit ; 42.2-3. 234   Ibidem, 42.2, 5 ; 100.6 ; 155.2. 235   Ibidem, 15.2 ; 32.3 ; 47.3 ; 157.6 ; 219.3. 236   Ibidem, 7.4 : tamquam vile mancipium ; 41.3 : vilior condicio ; 42.5 : decus generosi sanguinis ita humiliater, ut de hominibus nobilissimis servi nascantur  ; 92.2 : servile... nescivit ingenium. L’expression vile mancipium se retrouve chez maints auteurs chrétiens de cette époque :



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d’ailleurs les rustici, s’adonnent toujours à de vieilles croyances païennes, à des coutumes stupides et dégoûtantes237 ; même ceux qui sont des « procurateurs » sont négligents et ne méritent pas d’être affranchis. Tout en exhortant ses paroissiens à être bons envers leurs esclaves, il ne remet jamais en question le droit du maître à les châtier sévèrement et encore moins l’esclavage lui-même. Les mêmes idées se retrouvent dans la Regula de saint Ferréol238. Les maîtres sont responsables de leurs esclaves : ils doivent en assurer la subsistance239, les faire baptiser sans tarder240, les obliger à apprendre, comme à toute la familia, l’acte de la foi241, les mettre sur la voie de la vérité en leur transmettant ce qu’ils ont lu dans les livres sacrés ou entendu à l’église242, les empêcher, par force ou conviction, de pratiquer des rituels païens243, les maintenir dans l’austérité et l’obéissance et ne pas les corrompre par une attitude indulgente244, veiller à ce qu’ils ne pèchent pas, au moins en leur présence245. La faute de l’esclave pèse sur la conscience du maître: « si tu es en colère contre l’esclave parce qu’il a péché, tu pécheras à ton tour si tu te mets en colère contre toi-même »246. Bien entendu, il est vraiment coupable de se montrer injuste à l’égard de son esclave, comme d’ailleurs à l’égard de son prochain, de son épouse ou de son fils247. D’autre part, si le maître demande pardon à l’esclave, il peut s’en flatter, donc il n’agit pas mieux qu’en demandant pardon à Dieu248. On pourrait presque considérer cette sentence comme déterminante Hieronymus, Commentarii in propheta minores. In Zachariam, 2.8 ; idem. Adversus Iovinianum, 1.47 : vilissima mancipia ; idem. Epistulae, 77.3 ; 118.5 ; Ambrosius Mediol. Expositio psalmi CXVIII, 12.39 ; idem. Epistulae, VIII.56.6 ; Cassiodorus, Expositio psalmorum, 118 : tamquam vile mancipium. 237   Caes. Arel. Sermones, 33.4 ; 192 ; 193. 238   Regula Ferreoli, 9 et 20. 239   Caes. Arel. Sermones, 34.2 : servos et ancillas tuas nec esurire nec algere permittas. 240   Ibidem, 84.6. 241   Ibidem, 130.5 : ante omnia non solum filios sed omnem familiam vestram symbolum memoriter tenere praecepite. 242   Ibidem, 198.5. Cf. 13.4, 33.4. 243   Ibidem, 33.4. Cf. 13.4 ; 43.6 ; 193.2. 244   Ibidem, 101.5. Cf. 47.3. 245   Ibidem, 43.6. 246   Ibidem, 180.2  : Si propterea irasceris servo tuo quia peccavit, ne tu ipse pecces irascere tibi. 247   Ibidem, 179.3 : si plus aut proximum aut uxorem aut filium aut servum exasperaverit quam oportet, si amplius fuerit blanditus quam expedit... 248   Ibidem, 185.6 : hoc etiam iubeam, hoc praecipiam, ut si forte dominus homo peccat in servum suum iniuste iudicando, iniuste caedendo, dicat ille : «Ignosce mihi, da mihi veniam» ; non quia non debeat facere, sed ne ille incipiat superbire. Quid ergo ? Ante oculos Dei paeniteat eum, ante oculos Dei puniat cor suum...



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pour comprendre la place que les esclaves occupaient parmi les ouailles et dans les pensées de Césaire. Jamais il ne dit que les esclaves ne fréquentent pas l’église ou qu’ils en sont empêchés par leurs maîtres ou encore qu’ils n’en ont pas le droit. Or, il ne contraint pas ses paroissiens à amener leurs esclaves à l’église pour autant. Mais qu’ils aient été présents ou non à ses prêches, Césaire ne s’adresse jamais directement à eux. En tout cas, il est évident que les maîtres ne considéraient pas comme obligatoire de les faire venir aux offices. Que pouvons-nous dire du statut socio-économique des esclaves ? C’étaient pour la plupart des esclaves domestiques : serviteurs, concubines, etc. Certains, cependant, disposaient de quelques revenus et reversaient de l’argent à leur maîtres249. Un certain nombre d’entre eux avaient de quoi subvenir à leurs propres besoins, mais la terre ou les biens dont ils disposaient appartenaient sans aucun doute à leurs maîtres250. Il n’est jamais question de bétail humain envoyé chaque jour à la corvée. A l’inverse, à la campagne, il est certain que les esclaves jouissaient d’une certaine indépendance économique, mais qu’ils en mésusaient et se montraient très négligents envers les biens qui leur étaient confiés, par exemple, les vignes251. Il n’est pas évident qu’on retrouve là les paraboles de l’Évangile sur les mauvais vignerons (Mt. 21, 33-41 ; Mc. 12, 1-9 ; Lc. 20, 9-16); en tout cas Césaire n’y fait pas allusion. Le statut socio-économique des coloni diffère peu de celui des servi. En exhortant les paroissiens à verser la dîme, Césaire dit : « Si la terre et sa plénitude appartiennent au Seigneur, alors nous, les servi du Seigneur, sommes comme les coloni ; je ne sais comment peut-on ne pas reconnaître son maître »252. Les maîtres terrestres ont intérêt à ce que leurs servi tout comme les coloni aient de nombreux enfants253. Il 249   Ibidem, 32.3 : Rogo vos, fratres, numquid aliquis nostrum vult ut servus suus sic illi pro opere suo mercedem suam reddat, ut tamen inimicis suis iugiter serviat... 250   Ibidem, 15.2 : Quamvis enim servus tuus graviter reus sit, si animalia tua furto abstulerit, tamen nec ille sine culpa erit, qui animalia illa neglegenter servare voluerit... Servos enim nostros nec fecimus, nec quasi de nostra substantia pascimus. 251   Ibidem, 1.4 : Si nobis non placet quod vinitores nostri in ipsa aut de ipsa vinea manducent, bibant et dormiant quantum ipsi voluerint, et commissam sibi vineam nec vigilando custodiant nec clamando vel terrendo defendant... 252   Ibidem, 33.1 : Si ergo Domini est terra et plenitudo eius, servi Domini sumus pariter et coloni : et nescio quomodo non omnes agnoscimus possessorem. Cf.  : И. В. Дубровский. Церковная десятина в проποведи Цезария Арелатского : язык эксплуатации деревни // Одиссей 1997. М., 1998. С. 31-46 (I. V. Dubrovskiy, La dîme ecclésiastique dans le sermon de Césaire d’Arles : la langue de l’exploitation du village, dans Odysseus 1997, Moscou, 1998, p. 31-46). 253   Caes. Arel. Sermones, 44.2 : Mulier autem ingenua, quae mortiferas potiones accipit, ut non concipiat, vellem scire si hoc ancillas vel colonas suas facere vellet. Et ideo quomodo unaquaeque vult



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est à souligner que Césaire les réunit sous le terme de mancipia254 ou bien qu’il désigne ces gens et tous ceux qui, d’un point de vue social et juridique, sont dépendants par l’expression « toute la maisonnée et tous ceux qui vous appartiennent »255. Il est significatif que Césaire emploie le verbe pertinere à propos des biens possédés256. Le fait que ses paroissiens « ainés » aient sur ces personnes un vrai pouvoir est tout aussi important. Il convainc ses ouailles non seulement de leur apporter la parole divine, de les écarter des mauvais comportements et des préjugés païens, de les forcer à détruire leurs autels païens et à brûler les arbres sacrés, mais aussi, si ce sont des « pertinentes », « si vous le pouvez », « si vous en avez le pouvoir » de les châtier avec la plus extrême sévérité: les fouetter, leur couper les cheveux, les mettre aux fers257. D’ailleurs, à ce propos, Césaire était un maître exemplaire : ses biographes relatent avec attendrissement qu’il avait interdit de donner à ses esclaves et à ses domestiques plus de 39 coups de fouet par jour258, soit un coup de moins que ne le permet la Thora (Dt. 25, 3) et autant que les coups donnés à l’apôtre Paul par les Juifs (2 Cor. 11, 24). En effet, un traitement qui n’a pas eu raison de l’apôtre ne saurait nuire à un esclave coupable... Gardons-nous bien de voir là une ironie déplacée : à l’époque de Césaire, il n’y avait pratiquement aucune limite juridique aux châtiments infligés aux esclaves.

ut sibi nascuntur mancipia, quae illi serviant... Et qua conscientia sibi ab ancillis suis vult mancipia nasci, cum ipsa nolit eos qui Christiani possint fieri generare ? 254   Ibidem. Cf. 7.4 ; 70.2 ; 157.6. 255   Ibidem, 33.4 : omnes familias et cunctos ad vos pertinentes ; 216.4 : omnem familiam nostram et universos ad nos pertinentes ; 13.5 ; 54.4. Cf. 225.3 : subdita persona ; 219.3 ; Vita Caesarii, I.25 : sive de servis seu de ingenuis obsequentibus. 256   Caes. Arel. Sermones, 15.3 : quicquid ad nos pertinent, sive in gregibus, sive in quibuscumque agrorum fructibus ; 30.6 : quotiens aut messes aut vindemias colligitis, et vestras et omnium qui ad vos pertinent conputate expensas ; 54.4 : nec vos ipsos, nec eos qui ad vos pertinent, nec animalia vestra, nec reliquam substantiam vel in parvis rebus diabolus potest laedere, nisi quantum a Deo potestatem acceperit. 257   Ibidem, 13.5 : si se emendere noluerint, nec ad conloquium nec ad convivium vestrum eos venire permittite ; si vero ad vos pertinent, etiam flagellis caedite ; 53.2 : admonete durius, increpate severius ; et si non corriguntur, si potestis, caedite illos ; si nec si emendatur, et capillos illis indite ; et si adhuc perseverant, vinculis ferreis adligate ; si subdita et inferiora tibi persona est, quae non facit quod iustum est, castiga, increpa ; si praevales, etiam cum severitate distringe. 258   Vita Caesarii, I.25.



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La maîtrise des biens. Pour terminer, quelques considérations sur un aspect important mais souvent négligé: celui de la maîtrise juridique des biens. Le système des notions juridiques concernant la richesse, les biens – simplement ce qu’on a et ce dont on est en droit de disposer – sa propre histoire, et les textes de Césaire contiennent une mine d’information sur l’état et sur l’évolution des ces notions. Il semblerait que Césaire avait une bonne idée du droit romain. Or, dans ses sermons il préfère les notions d’usage commun qu’on peut qualifier comme quasi-juridiques plutôt que des termes proprement juridiques. Le plus souvent il utilise les mots : bona259, facultas260, res261, ainsi que substantia262. En général, ce sont des synonymes. Par exemple, au coté de l’expression terrena substantia, Césaire emploie les expressions facultas terrena et res terrena, parfois dans le même passage263. Il y a aussi

259   Caes. Arel. Sermones, 18.5 : inter omnia bona tua solus sis malum ; 114.6 : si pro terrenis bonis tantos labores et tam gravia pericula homines aequo animo patiuntur ; 132.2 : ex omnibus tamen bonis suis sola ei... mulier reservatur ; 180.3 : terrena bona, quae dantur malis, non cum illis perseverantur ; 181.2 : aurum enim et argentum, honores, filios et patrimonia multa habent etiam et mali... ista enim temporalia bona, etc. 260   Ibidem, 23.4 : si distribuero in cibos pauperum omnes facultates meas (cf. I Cor 13.3) ; 31.4 : divites, qui se facultatibus suis redimere nolunt ; 35.3 : ita rabies cupiditatis nullis umquam lucris vel facultatibus satiatur ; 49.1 : ecclesia... non sperat in honoribus vel facultatibus saeculi huius... de facultatibus suis... pauperes pascunt ; 131.1 : Iob... eum omni facultate nudatum ; 166.2 : potest dicere aliquis : facultatem non habeo ; numquid potest dicere : bonam voluntatem habere non possum ; idem Expositio in Apocalypsim, 3 : pauperes non sunt quia habent facultates, divites non sunt quia ex divitiis non operantur. 261   Caes. Arel. Sermones, 4.1 : quasi rem ex iure debitam ; 6.6 : res alienas male respiciunt et pessime concupiscunt ; 27.2 : divites qui se de rebus suis, dum suae sunt, redimere nolunt ; 33.3 : res alienas invasit ; 37.1 : non posse res totas vendere et pauperibus erogare ; 100.11 : amare se dicit eum, quem mori desiderat et ut in re eius se videat possessorem, optat ut proprium non relinquat heredem, etc. 262   Ibidem, 1.7 : terrenam substantiam ordinare ; 7.1 : negotiatoribus non sufficit de una tantum merce lucra conquirere, sed plures merces comparant, ex quibus substantiam suam augeant ; 13.3 : de propria substantia incipiat pauperibus erogare ; 19.2 : adquirit terrenam substantiam ; 31.1 : si nihil amplius habes in substantia tua, quam tibi victu ac vestitu rationabili ac mediocri sufficiat ; 32.2 : si... substantiam suam tribuat Deo et animam suam offerat inimico ; 38.5 : caritatis elemosina sine terrena substantia sufficit sibi ; 54.4 : nec vos ipsos, nec eos qui ad vos pertinent, nec animalia vestra, nec reliquam substantiam vel in parvis rebus diabolus potest laedere, nisi quantum a Deo potestatem acceperit ; 72.1 : negotiatores... haec omnia... patienter sufferunt propter substantiam perituram ; 156.2 : cui Deus dedit largiorem substantiam, quantum potest, laxet manus ad elemosinam ; 234.1 : omnem mundi substantiam repuisse, etc. « Substantia » est un mot savant aux connotations philosophiques ; evidemment c’est un calque du grec ὑποστασις. 263   Ibidem, 1.13 : si aliquis nobis terrenam substantiam tollat, potentissimos iudices et scolasticos auditores interpellantes cum summa praesumimus auctoritate suggerere, ut rem terrenam possimus ab invasore recipere ; 8.1 : abundantiorem substantiam habeat... terrenis rebus exuberat ; 15.2 : de rebus



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d’autres preuves264. Ces termes sont appliqués sans distinction aux biens mobiliers et immobiliers265, mais ils ne signifient jamais l’argent266. On ne trouve jamais, dans les textes césariens, le terme dominium et seulement à quelques reprises le terme proprietas267. Comme la plupart des auteurs de cette époque, il l’utilise proprietas plutôt dans le sens de « qualité », « nature » ou « caractère »268. Il faut noter l’emploi actif des mots proprium269, suum270, alienum271, ainsi que du mot patrimonium lequel désigne bien sûr les biens herités272 mais pafois aussi les avoirs ou les biens en général273. Les distinctions juridiques entre les biens lignagers et les biens acquis ne sont pas attestés. Il est à noter qu’il va de même dans son testament, où on trouve le même

meis non dedi... qui pauperibus substantiam suam non dedit ; 29.2 : quamlibet grandis substantia sine caritate inanis et vacua est ; caritas etiamsi de terrenis facultatibus nihil habeat, plena est ; 39.4 : substantiam nostram Deo offerimus... non enim tam res nostras quam nos ipsos desiderat Deus ; 183.2 : in terrena substantia metuimus praegravari... pro amore rerum terrenarum. 264   Ibidem, 60.3 : nec portionem sibi et Christo pro redemptione peccatorum de substantia sua cum filiis suis faciat... de propria facultate non erogavit... qui non solum de proprio nihil dedit, verum etiam res alienas, quas male tulerat, nec in simplo reddere voluit  ; 164.3 : magna copia terrenae substantiae ; 165.1 : copia facultatum (les deux textes sont des allusions à la version jérômienne de Lc 16.19-21, où, d’ailleurs, les mots substantia et facultas ne figurent pas) ; 233.1 : Numquid dicere possumus, ut de substantia vestra elymosinas tribuatis, qui non solum facultates, sed etiam vos ipsos Domino fideliter obtulistis ? 265   Cf. Act. 2, 45 possessiones et substantias vendebant. 266   Caes. Arel. Sermones, 71.2 : dum facultatem vel pecuniam aut amplius quam oportet negat indigentibus propriam. 267   Ibidem, 138.2 : ad proprietatem accipiantur lapidea pretiosi ; 194.3 : Mutemus viam, si pervenire optamus ad patriam, utique ad patriam caelestem. Hoc sit inter utrumque commercium, ut illius nobis proprietatem usu istius conparemus. 268   Caes. Arel. De mysterio sanctae Trinitatis, 15 : Et quid erit in Dei virtute, nisi et Dominus fuerit, et in Domini proprietate, nisi et Deus sit ; idem. Adversus Haereticos, p. 186 : Credantur ergo tres personas, sed non tres substantiae ; tres proprietates, sed non tres potestates. 269   Caes. Arel. Sermones, 1.12 : ad domum propriam revertatur ; 13.3 : de propria substantia incipiat pauperibus erogare ; 20.1 : illi in rebus propriis largi ; 41.5 : ab ancillis propriis ; 60.3 : de proprio nihil dedit ; 114.2 : non alienam terram... pervaserunt, sed suam propriam... possessionem alienam invaserant ; 206.1 : ad propria (« chez soi »). Cf. : Regula monachorum, 16 : nihil proprium habeant. 270   Caes. Arel. Sermones, 23.3 : vendere omnia sua et dare pauperibus. 271   Ibidem, 20.2  : aliena rapere ; 27.3 : nec aliena rapiatis ; 183.6 : servabat sua... rapiunt aliena. 272   Ibidem, 31.5 : accipiatis hereditatem in regno Patris vestri... contra terrenum patrimonium Deus offert caelum. Parfois patrimonium est un synonyme de possessiones et, dans ce cas, est opposé à la richesse pécuniaire. Cf., par exemple : 181.2 : aurum enim et argentum, honores, filios et patrimonia multa habent etiam et mali. Cf. 100A.1 ; 158A.1 ; 181.1 : caelestis hereditatis. 273   Ibidem, 71.2 : Ananias... dum putat se vendito patrimonio partem recte offere... de patrimoniolis nostris nec decimas damus (allusion à Act 5.1 sqq., où d’ailleurs, comme dans toute la Vulgate, il n’y a pas du terme patrimonium ni de ses derivés) ; 182.2 : augere vis patrimonium tuum.



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lexique : bona parentum, res ecclesiae, substantia, agellum... cum omni iure et termino suo, puella mea propria274. Pour Césaire le mode habituel, normal de détenir des biens est la possession. Des substances très diverses se présentent en tant que les objets de possession, sans exclure l’argent275, bien qu’en principe il distingue l’argent et possessiones276. Les biens de l’Église sont qualifiés exactement comme possession : bien qu’on ne puisse exister sans possessions qui nous permettent de soutenir les pauvres – persuadet-il les évêques et les prêtres – n’oublions pas pour autant, en s’occupant par la gestion des biens terrestres, nos devoirs pastoraux277. Les gens riches qui assistent les pauvres sont présentés comme des gérants ou des décideurs des biens reçus de Dieu plutôt que comme des possesseurs278. Il est naturel que le possesseur paie quelque chose: « Paie, homme, puisque tu possèdes »279. Tout comme les autres auteurs de cette époque280, Césaire élargit la notion de possessio et, en vérité, tend à abuser de ce terme. Que l’homme juste soit qualifié de possesseur des terres célestes281, on peut encore attributer a l’imperfection de ses droits. Mais il se trouve que par rapport a l’homme, Dieu (comme le diable) est aussi un possesseur282. Cela concerne l’homme même – « la possession bien-aimée et amicale de Dieu »283 – ainsi que les biens qui lui appartiennent. En citant le verset connu des Psaumes: « À Dieu appartient la terre et ce qui la remplit, le monde et tout ce qui l’habite » (Ps 23.1), Césaire exhorte ceux qui se soustraient au paiement   Testamentum Caesarii, 10 ; 23 ; 30 ; 35 ; 46.   Caes. Arel. Sermones, 173.4 : quia si tu mortuus fuerit, non erit qui aurum possideat ; Vita Caesarii, I.32 : discipulis praecepit non possidere aurum neque argentum (cf. Mt 10.9 : nolite possidere aurum neque argentum neque pecuniam ; Act 8.20 : pecunia possideri). 276   Ibidem, 141.2 : nam et aurum, et argentum, possessiones atque honores bona sunt, sed communia sunt bonis et malis ; 173.3 : pleni sunt amore auri et argenti, possessionum saeculi huius ; 223.4 : bonae sunt divitiae, bonum est aurum, bonum est argentum, bonae familiae, bonae possessiones, omnia ista bona sunt : sed unde facias bene, non quae te faciant malum. 277   Ibidem, 1.7 : nos vero, qui absque possessionibus esse non possumus vel non in illis taliter inplicemur, ut verbo Dei vacare non valeamus. 278   Ibidem, 49.1 : rerum suarum dispensatores magis quam possesores esse videntur. Cf. : 147.1 : talis est autem iste pater cum quo possideamus quod donat. 279   Ibidem, 33.2 : Redde ergo, homo, quia possides. 280   Voir : И. С. Филиппов, Средиземноморская Франция… С. 593-607 (I. S. Filippov, La France méditerranéenne..., p. 593-607). 281   Ibidem, 31.3 : ut paradisi possessor introeas ; 104.3 : perpetua habitatione vel possessione donator ; 182.3 : terra quod possideas in caelo. 282   Ibidem, 160.2 : unusquisque... aut Christi aut adversarii possessio erit. Cf. : 14.1 : Deo gratias agimus, quia cor vestrum ita possidere dignatur ; 22.2 : quid enim de scripturis poteris ignorare, si te caritas, hoc est, Deus coeperit possidere ? 283   Ibidem, 131.3 : homo, cara et amica possessio Dei. 274 275



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de la dîme: « nous sommes quand même les esclaves de Dieu ainsi que ses colons ; je ne comprends pas comment on peut faillir à reconnaître son possesseur »284. Césaire connait la notion de détention285 mais il est plus accoutumé à parler de possession. Cela est confirmé par l’usage actif de verbe possidere et de ses derivés en sens figuré: on possède de la joie286, de la liberté287, de la grâce et des vertus288, de la charité chrétienne289. Cette manière de s’exprimer est sans doute influencée par le lexique des Écritures, notamment de la Vulgate ou dans la majorité pléthorique des cas les biens sont designés soit par les termes quasi-juridiques290 ou par le terme possessio, même dans le contexte où il s’agit sans doute de la propriété291. Ces particularités lexiques distinguent aussi des oeuvres originales de Jérôme ; autant que je sache il n’utilise jamais le termes dominium ou proprietas et préfère le mot possessio, ainsi que bona, facultas, etc. Le terme possessio semblait à tel point commun pour designer les biens que dans la Vulgate même Dieu est appelé « le possesseur de la terre et du ciel »292. Un autre exemple frappant de l’abus de ce terme se trouve dans le Livre d’Isaïe: Dieu promet de faire de Babylone « une possession des

284   Ibidem, 33.1 : si ergo Domini est terra et plenitudo eius, servi Domini sumus pariter et coloni : et nescio quomodo non omnes agnoscimus possessorem. 285   Ibidem, 88.4 : Revertente autem Iacob ad patriam suam persecutus est eum Laban cum sociis suis et scrutatus omnem substantiam eius nihil de rebus suis invenit ; et quia nihil de suo invenit, tenere eum omnino non potuit. Cf. : De mysterio sanctae Trinitatis, 17 : in Smyrna... ecclesia catholica privilegium tenet. 286   Caes. Arel. Sermones, 166.5 : verum gaudium non possidetur nisi pax et iustitia teneatur ; 215.2 : aliquam felicitatem aut aliquod verum gaudium in hoc saeculo possidere. 287   Ibidem, 238.5 : securus possideas libertatem. 288   Ibidem, 211.3 : virtutum gratiam possidere. 289   Ibidem, 38.5 : Numquid potes mihi dicere caritatem te habere non posse ? Ipsa est cuius possessio tanto plus augetur, quanto amplius erogatur. 290   Ex. 22, 8 : et iurabit quod non extenderit manum in rem proximi sui ; Dt. 22, 3 : de omni re fratris tui quae perierit si inveneris eam ; Sap. 13, 17 ; 16, 21 : substantia enim tua dulcedinem tuam quam in filios habes ostendebat et serviens unusquisque voluntati ad quod quis volebat convertebatur ; Lc. 8, 43 : in medicos erogaverat omnem substantiam suam ; 15, 13 : dissipavit substantiam suam vivendo luxuriose ; I Cor. 13, 3 : Si distribuero in cibos pauperum omnes facultates meas... 291   Mt. 5, 4 : beati mites quoniam possidebunt terram ; Mt 10.9 : nolite possidere aurum neque argentum ; Mt. 25, 34 : possidete... regnum ; Lc 12.33 : vendite quae possidetis et date elemosynam ; 14, 33 : qui non renuntiat omnibus quae possidet non potest meus esse discipulus ; 18, 12 : decimas de omnium quae possideo ; Act. 2, 45 : possessiones et substantias vendebant ; Act 8,20 : quoniam donum Dei existimasti pecunia possideri ; 4.34 : possessores agrorum aut domorum ; I Cor 13.3 : si distribuero in cibos pauperum omnes facultates meas. 292   Gn 14.22 : Levo manum meam ad Dominum Deum excelsum possessorem caeli et terrae. La paternité de cette expression appartient entièrement à Jerôme ; dans la Vetus Latina il n’y a rien de semblable : extendo manum meam ad Deum altissimum qui fecit caelum et terram.



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hérissons et un marais »293. La Vulgate contient aussi d’autres cas de l’emploi non motivé du terme, par exemple dans le passage suivant du même livre: « ce jour-là tes troupeaux pâtureront sur les vastes pâturages » 294. On notera également l’emploi du verbe possidere dans les expressions religieuses, par exemple possessor cordis, possessor mentis, possessor sapientiae295. Cet usage du mot avait une énorme influence sur les auteurs chrétiens de l’Antiquité tradive et du Moyen Áge, ainsi que sur la phraséologie juridique des documents pleins de citations littérales de la Bible avec lesquelles les contractants et les scribes ont argumenté leurs transactions. Parmi d’autres passages on citera les versets suivants: honora Dominum de tua substantia (Prov 3.9), hereditate possideamus sanctuarium Dei (Ps 82.13), centuplum accipietis et vitam eternam possidebitis (Mt 19.28), nisi quis renunciaverit omnibus que possidet, non potest meus esse discipulus (Lc. 14,33). Un argument important en faveur d’une telle compréhension des rapports entre homme et Dieu a été tiré du Livre d’Isaïe (Is. 1,3): Agnovit bos possessorem suum, et asinus praesepe domini sui; Israhel autem me non cognovit. Ce passage est cité par Césaire ainsi que par plusieurs autres Pères de l’Eglise296. Or il y a des racines plus profondes de cet usage, qui expliquent le lexique de la Vulgate elle-même. Je parle de l’ancienne fiction du droit romain selon laquelle en dehors de l’Italie et de certaines rares régions (comme Vienne) qui avaient reçu le jus italicum et qui étaient donc exemptes du paiement de l’impôt foncier, il n’y a pas de domini, ni de dominium mais tout au plus des possesseurs et la possession, le droit de dominium sur les terres provinciales ayant été le privilège du peuple romain incarné par la suite dans la personne de l’empereur297.   Is 14.23 : et ponam eam desertam in possessionem ericii et in paludes. A noter que la Vetus Latina donne une autre version, pas du tout juridique et plus proche des Septante : ponam Babylonem desertam ut inhabitent herici in illa et erit in nihilum. (Cf. : Hieronymus. Commentarii in Esaiam, V.22-23 ; 231). 294   Is 30.23 : erit uberrimus et pinguis et pascetur in possessione tua in die illo agnus et spatiose (dans le Vetus Latina, et en outre dans la version utilisée par Jérôme lui-même, ce verset a eu la forme suivante : erit abundans et pinguis et pascentur iumenta tua in die illa locum pinguem et spatiosum. Le recours aux Septante (καὶ βοσκηθήσεταί σου τὰ κτήνη τῇ ἡμέρᾳ ἐκείνῃ τόπον πίονα καὶ εὐρύχωρον) n’éclaircit non plus que-ce que avait incité Jerôme de parler ici de possession, mais dans les textes d’Aquila et de Theodotien on trouve ἡ κτήσίσ σου, ce qu’on peut traduire comme iumenta, ainsi que possessiones. Cf. : F. Field, Origenis Hexapla, Oxford, 1875, t. II, p. 488. 295   Prov 15.32 ; 19.8 ; Eccl 7.12. 296   Caes. Arel. Sermones, 119.2. Cf.  : Aug. Hippon. Sermones, 190, 369, 375 ; Valerianus Cemeliensis. Homiliae, I.5. 297   Dig. 50.15.8 ; J. Paul, Rome et l’intégration de l’Empire 44 av. J.-C. – 260 ap. C.-J., t. 1, éd. F. Jacques et J. Scheid, Paris, 1990, p. 243-244 ; t. 2, éd. Cl. Leppeley, Paris, 1998, p. 173-176. 293



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À l’époque du Bas-Empire cette règle n’etait plus valide, mais la vielle tradition terminologique persistait et a survécu jusqu’au Moyen Âge. Ce façon d’appeler et de comprendre les biens fonciers a joué un rôle important dans la formation de la notion distinctement médiévale du droit partagé sur la terre, que l’on associe au monde féodal. Les textes de Césaire nous montrent un des premiers pas en cette direction. Igor Filippov Université Lomonossov (Moscou)



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La richesse dans le monde de Bède le Vénérable

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e thème de la richesse a rarement été évoqué au sujet du monde anglo-saxon du VIIIe siècle. Il existe un fameux article de Peter Sawyer intitulé The wealth of England in the eleventh century, publié en 1965, où l’on peut trouver des observations sur le haut Moyen Âge1. Il y a aussi un article très important de Thomas Charles-Edwards sur la distinction entre propriété foncière et richesse mobilière, publié en 19762. Mais l’interprétation de l’économie de la période avant la fin du IXe siècle reste difficile. Malheureusement il n’y a pas beaucoup de sources pertinentes, surtout sur la richesse des laïcs, et celles qui existent sont très peu loquaces. Il est vrai que nous disposons d’indications archéologiques : les cimetières du VIe et du commencement du VIIe siècle nous fournissent des renseignements importants sur les élites3. Pour la fin du VIIe et le VIIIe siècle, les découverts des metal detectorists, qui ont mis au jour des sites très riches, sont encore plus importantes4. Mais les sources de la pratique sont décevantes : pour le VIIIe siècle, il n’y a aucun testament, et aucun polyptyque ; il existe des chartes, mais seulement pour le sud de l’Angleterre. Pour le royaume des Northumbriens, nous avons seulement l’histoire de Bède et des vies des saints5, ainsi que le poème d’Æthelwulf sur les abbés de son monastère6 ; il y a enfin la lettre de Bède à l’évêque Ecgbert7. Cette lettre nous donne des renseignements de base. Il existait un fonds de territoire géré par le roi, qui distribuait des propriétés à ses 1   P. Sawyer, The wealth of England in the eleventh century, dans Transactions of the Royal Historical Society 15, 1965, p. 145-64 2   T.M. Charles-Edwards, The distinction between land and moveable wealth in Anglo-Saxon England, dans Medieval Settlement : Continuity and Change, P.H. Sawyer (éd.), Londres, 1976, p. 180-187. 3   Surtout Sutton Hoo : M. Carver, Sutton Hoo : Burial Ground of Kings ?, Londres, 1997. 4   Voir les résultats du Portable Antiquities Scheme : http//:www.finds.org.uk 5   Éd. C. Plummer, Baedae Opera Historica, Oxford, 1896; Stephanus, Vita Wilfridi, dans The Life of Bishop Wilfrid by Eddius Stephanus, éd. B. Colgrave, Cambridge, 1927. 6   Æthelwulf, De Abbatibus, éd. A. Cambell, Oxford, 1967. 7   Éd. Plummer, Baedae Opera Historica, t. 1, p. 405-23.



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fidèles guerriers : Bède parle des nobiles et emeriti milites, des guerriers méritants, et pour cela je me sers des mots nobles et noblesse pour parler des élites8. Quand le fidèle du roi mourait, la propriété retournait au souverain. Un tel don temporaire était inutile pour la nouvelle Église, qui avait besoin de propriétés permanentes : on avait alors introduit (ou réintroduit) la charte9. Les familles de l’élite, c’est-à-dire celles des guerriers, ont alors compris qu’elles pouvaient elles aussi profiter de tels dons : elles ont demandé l’octroi de propriétés permanentes pour la dotation de monastères, mais ont continué à régir leurs fondations comme des monastères familiaux10. Il y a donc eu une révolution foncière en Northumbrie à la fin du VIIe et au commencement du VIIIe siècle – peut être surtout dans l’est de la Northumbrie, région où on trouve le plus grand nombre des stèles sculptées anglo-saxonnes, qui ont été considérées comme indicatives de l’existence d’un monastère11. Dans le monde franc au VIe siècle, le roi Chilpéric croyait qu’on avait trop donné à l’Église12, et l’on peut estimer que l’Église possédait un tiers du royaume avant l’année 70013. Au commencement du VIIIe siècle, on a imaginé le moyen de redistribuer certaines propriétés monastiques14. En Angleterre, on retrouve la même plainte : l’Église posséderait une trop grande partie du territoire du royaume des Northumbriens15. Mais il est probable que l’Église anglo-saxonne ne possédait pas un tiers du territoire. Pour Bède, le problème n’était pas les grandes abbayes mais les petits monastères, sans doute en très grand nombre, fondés sur les propriétés de familles nobles.

  Bède, Epistola ad Ecgbertum, 11.   P. Wormald, Bede and the conversion of Anglo-Saxon England : The charter evidence, Jarrow Lecture 1984, Newcastle-upon-Tyne, 1985 ; E. John, Land Tenure in Early England, Leicester, 1964. 10   Bède, Epistola ad Ecgbertum, 11-13. 11   R.N. Bailey, Viking Age Sculpture, Glasgow, 1980, p. 81: I.N. Wood, Anglo-Saxon Otley: an archiepiscopal estate and its crosses in a Northumbrian context, dans Northern History 23, 1987, p. 20-38, 25. 12   Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum VI, 46, éd. B. Krusch et W. Levison, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, t. 1, 1, Hannover, 1951. 13   I.N. Wood, Landscapes compared, dans Early Medieval Europe, 2007, p. 223-37, sp. 228 et p. 236. 14   P. Fouracre, The Age of Charles Martel, Harlow, 2000, p. 2-3, 137-45 : I.N. Wood, Teutsind, Witlaic and the history of Merovingian precaria, dans Property and Power in the Early Middle Ages, éd. W. Davies et P. Fouracre, Cambridge, 1995, p. 31-52. 15   Bède, Epistola ad Ecgbertum, 11-13. 8 9



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Bien sûr, certains membres de l’élite jouissaient de propriétés héréditaires. On sait par le document connu sous le nom de Tribal Hidage qu’il existait de petites principautés partout dans l’Angleterre anglosaxonne16. On peut mentionner le cas de Tondbert, princeps des South Gyrwe, une tribu de la région d’Ely en Est-Anglie17. On peut aussi évoquer les princes des Hwicce, une tribu du Sud-Ouest de l’Angleterre18. Il y avait donc des princes qui possédaient des territoires héréditaires, et même des territoires vastes. Mais on ne sait pas s’ils constituaient un groupe nombreux : y avait-il une famille princière par tribu ? Ou nombre des ces familles furent-elles détruites lors de l’incorporation de leurs principautés aux grands royaumes de Northumbrie, Mercie et Wessex pendant le VIIe siècle? Je ne dirai donc que peu de choses sur ce niveau de l’élite, mais je me concentrerai sur le niveau de ceux qui ont profité des développements ecclésiastiques, parce que c’est à leur sujet nous possédons le plus de sources pertinentes. On peut déduire quelques points importants des sources hagiographiques. Ce qu’on peut trouver ne concerne pas seulement les ecclésiastiques. Il y a dans la Vita Ceolfridi, par exemple, une anecdote qui concerne le père de l’abbé Ceolfrid : celui-ci avait préparé un festin pour le roi, mais en raison d’une crise militaire inattendue, le roi ne put pas venir ; le père de Ceolfrid donna alors le repas aux pauvres19. Bien sûr, cette histoire est surtout une parabole, une histoire morale, et ne donne pas des informations très utiles aux historiens de la richesse de l’Angleterre anglo-saxonne. C’est une représentation de la charité idéale d’un homme noble. Elle nous dit cependant quelque chose de l’utilisation de la richesse dans l’idéologie ecclésiastique, et l’on peut trouver d’autres anecdotes comparables  : quand le roi Oswald, qui était en train de dîner, apprit qu’il y avait des pauvres à l’extérieur, il commanda qu’on brisât un plat d’argent et qu’on en distribuât les fragments20. Mais je voudrais me concentrer sur la réalité

  P.H. Sawyer, From Roman Britain to Saxon England, 2e éd., Londres, 1998, p. 110-113.   Liber Eliensis, 4, 15, 32 , éd. E.O. BLAKE, Camden Society, 3ième série, 92, Londres, 1962 ; D. Whitelock, The pre-Viking Age Church in East Anglia, dans Anglo-Saxon England 1, 1972, p. 1-22, sp. p. 7. 18   P. Sims-Williams, Religion and Literature in Western England, 600-800, Cambridge, 1990, p. 29-39. 19   Vita Ceolfridi, 34, éd. Plummer, Baedae Opera Historica, voir n. 5 ; A. Gautier, Le Festin dans l’Angleterre anglo-saxonne (Ve-XIe siècle), Rennes, 2006, p. 109. 20   Bède, Historia Ecclesiatica, III 6 ; A. Gautier, Le Festin dans l’Angleterre anglo-saxonne, citté n.19, p. 107. 16

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de la richesse anglo-saxonne, sans m’occuper, pour le moment, de l’idéologie. Ma question fondamentale est la suivante : quelle était l’étendue de la propriété d’un noble ou d’un guerrier dans le monde de Bède, c’est-à-dire juste après la révolution foncière ? C’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’indirectement. Il faut commencer par le fait qu’il n’y a pas de grande différence entre ce qu’on peut dire des laïcs et ce qu’on peut dire des grands abbés et évêques. Il est par exemple évident que Wilfrid se conduisait comme un noble autant que comme un évêque. À son départ pour Compiègne, où il devait recevoir la consécration épiscopale, le roi lui offrit un navire, des compagnons et beaucoup d’argent  : navem et auxilia hominum et pecuniae multitudinem, ita ut valde honorifice ad Galliae regionem pervenerit21. Selon son hagiographe Stephanus, ces compagnons étaient au nombre de cent vingt22. On peut certes douter de ce chiffre, car l’auteur précise qu’il correspond à l’âge de Moïse au moment de sa mort, et l’on peut aussi penser qu’un aussi grand nombre ne pouvait tenir dans un seul bateau. Néanmoins, on peut penser que sa suite était assez nombreuse, surtout à une époque où un groupe de trente-six hommes pouvait être considéré comme une armée23 : pendant un autre voyage, elle put mettre en déroute les païens de Selsey, chez les Saxons du Sud24. Son voyage à Compiègne était financé par le roi, mais quand sa suite battit les païens de Selsey, Wilfrid n’avait que ses propres compagnons avec lui. Après sa consécration, il était vraiment riche : Stephanus dit que la reine était jalouse de sa gloire, de sa richesse et de ses compagnons militaires, qui portaient la livrée royale : omnem gloriam eius secularem et divitias necnon coenobiorum multitudinem et aedificiorum magnitudinem innumerumque exercitum sodalium regalibus vestimentis et armis ornatum25. Nous avons quelques indications importantes sur l’étendue des propriétés des grands monastères de Wilfrid, surtout celui de Ripon. La vie écrite par Stephanus comprend une toute petite liste des propriétés données au monastère, qui se trouvait dans une homélie prononcée à Ripon26, et quelques historiens ont essayé d’identifier cer  Stephanus, Vita Wilfridi, 12.   Stephanus, Vita Wilfridi, 13. 23   The Laws of Ine, 13.1, trad. D. Whitelock, English Historical Documents, t. 1, c. 500-1042, Londres, 1955 ; G. Halsall, Warfare and Society in the Barbarian West, 450-900, Londres, 2003, p. 123. 24   Stephanus, Vita Wilfridi, 41. 25   Stephanus, Vita Wilfridi, 24. 26   Stephanus, Vita Wilfridi, 17. 21 22



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tains de ces établissements27. On ne peut pas douter du caractère exceptionnel de Wilfrid, mais on peut le comparer avec Benoît Biscop, fondateur de Wearmouth, qui fut son compagnon lors de son premier voyage à Rome28, où lui-même se rendit six fois29. On a remarqué son important pouvoir d’achat : il acheta des dizaines, peut-être des centaines de manuscrits, et employa des maçons francs et des verriers30. Pour Bède, cette richesse présente des problèmes spirituels, comme le montre la lecture de son Historia Abbatum et de son homélie sur Benoît Biscop31, où le texte choisi est tiré de l’évangile selon Matthieu, au chapitre 19, versets 27-9 : « Alors, prenant la parole, Pierre lui dit : « Voici que nous avons tout laissé et nous t’avons suivi, quelle sera donc notre part ? » Jésus leur dit : « En vérité je vous le dis, à vous qui m’avez suivi : dans la régénération, quand le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Et quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle »32.

Mais Bède commence au verset 23, ou l’on lit qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Il arrive que Benoît soit présenté par les historiens actuels un peu comme un lord anglais du XVIIIe siècle accomplissant le Grand Tour. Mais on doit réexaminer cette image, en estimant la véritable ampleur des ressources des grands ecclésiastiques comme Wilfrid et Biscop. On peut ici utiliser des informations sur l’étendue des propriétés des monastères de Ripon, de Lindisfarne et surtout de Wearmouth-Jarrow. Malheureusement, nous ne disposons pas d’informations systématiques sur l’étendue des propriétés wilfridiennes, mais seulement quelques allusions données en passant, comme dans l’homélie de Ripon. Pour Lindisfarne nous avons un texte, l’Historia de sancto Cuthberto, qui donne beaucoup de renseignements sur la dotation foncière du 27   G.R.J. Jones, Some donations to bishop Wilfrid in Northern England, dans Northern History 31, 1995, p. 22-38. 28   Stephanus, Vita Wilfridi, 3. 29   Bède, Historia Abbatum, 2, 3, 4, 6, 9 : Vita Ceolfridi, 9, 15. 30   Bède, Historia Abbatum, 5: Vita Ceolfridi, 7. 31   Bède, Homiliae in Evangelium, I.13, éd. D. Hurst, Bedae Venerabilis Opera, Pars III, Opera Homiletica, Corpus Christianorum, Series Latina 122, Turnhout, 1955. 32   Matthieu 19:27-29, version Bible de Jérusalem.



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monastère ; mais elle a malheureusement été écrite après l’époque viking, en partie pour établir les droits du monastère sur quelques propriétés, et on ne sait pas quelles informations sont authentiques33. Pour Wearmouth-Jarrow en revanche, nous avons l’Histoire des abbés écrite par Bède et la Vie de Ceolfrid, qui datent toutes les deux des années 716-717, et qui fournissent quelques informations très précises et crédibles. En 716 il y avait 600 frères à Wearmouth-Jarrow, et le monastère possédait 150 ‘hides’34. La ‘hide’ est une mesure de terre suffisante pour une famille, mais elle ne représentait pas une superficie fixe35. Le nombre des moines, 600, est un chiffre énorme quand on le compare avec Saint-Riquier, qui comptait théoriquement 399 psalmodiants36. Malheureusement, on ne sait pas qui était inclus dans ce chiffre de 600 ; mais on peut faire une comparaison avec les moines des monastères de Wilfrid, pour lesquels Stephanus parle de multa milia monachorum suorum37. On peut certes penser qu’il exagère, mais Wilfrid fut le fondateur d’au moins quatre grands monastères et il est effectivement possible qu’il y ait eu beaucoup de moines dans les plus grands monastères anglo-saxons. L’étendue des propriétés de Wearmouth-Jarrow est beaucoup plus révélatrice. Il est vrai que la «  hide  » n’avait pas une superficie constante, mais on peut obtenir des impressions assez précises grâce à la liste mentionnée plus haut, le Tribal Hidage, qui précise l’étendue des régions tribales des Anglo-Saxons. Pour nous les informations données par Bède sont cependant plus intéressantes. Selon lui, le royaume des Saxons du Sud comptait 7,000 hides38, l’île de Thanet 600 hides39, Anglesey 960, l’île de Man 30040 et Iona 541. L’île de Wight comptait 1200 hides42, c’est-à-dire huit fois l’étendue des propriétés de Wearmouth-Jarrow. L’île de Wight couvre 146 miles carrés (soit à peu près 378 kilomètres carrés), et l’Angleterre de nos jours (en se rappelant qu’elle ne correspond pas exactement à l’étendue des royaumes anglo-saxons) couvre 50 346 miles carrés (à peu près   Historia de sancto Cuthberto, éd. T. Johnson South, Cambridge, 2002.   Bède, Historia Abbatum, 17 ; Vita Ceolfridi, 33. 35   T. M. Charles-Edwards, Kinship, status and the origins of the hide, dans Past and Present 56, 1972, p. 3-33. 36   C. Heitz, L’architecture religieuse carolingienne, Paris, 1980, p. 54. 37   Stephanus, Vita Wilfridi, 25. 38   Bède, Historia Ecclesiastica, IV 13. 39   Bède, Historia Ecclesiastica, I 25. 40   Bède, Historia Ecclesiastica, II 9. 41   Bède, Historia Ecclesiastica, III 4. 42   Bède, Historia Ecclesiastica, IV 16. 33 34



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130 400 kilomètres) : l’Angleterre serait donc trois cent cinquante fois plus étendue que l’île de Wight, et deux mille huit cent fois plus grande que les propriétés de Wearmouth-Jarrow. L’impression que ces propriétés du monastère n’étaient pas particulièrement vastes est confirmée par celles que nous pouvons identifier. En effet, il semble que presque toutes les propriétés de Wearmouth-Jarrow se trouvaient dans les environs des deux monastères, entre les fleuves Tyne et Wear, et immédiatement au sud du Wear43. La distance entre les deux fleuves est à peu près de dix kilomètres. Il est possible d’identifier les dix hides de la villa de Daldun44 avec le village de Dalton-le-Dale, qui se trouve au sud du Wear45. Il semble qu’une villa de dix hides n’était pas une propriété très grande, mais comme nous allons le voir, c’était peut-être de la propriété normale d’un noble. Les 150 hides de Wearmouth-Jarrow constituaient donc un patrimoine foncier important, mais pas énorme. On doit ajouter qu’il est possible que la richesse du monastère de Bède n’ait pas été uniquement foncière : Jarrow se trouvait au bord d’une laisse de vase, qui constituait le meilleur port du Nord de l’Angleterre pendant la période anglo-saxonne46, et l’abbaye détenait probablement des droits portuaires. Il est aussi possible qu’après la mort de Bède, le monastère ait tiré profit de la production et de la vente des manuscrits de ses œuvres47. Les monastères de Wilfrid possédaient peut-être plus de terres que Wearmouth-Jarrow : on sait qu’il avait reçu de nombreux dons des abbés, des abbesses et des nobles48, mais nous n’avons que très peu d’informations quantitatives  : sa première fondation à Stamford n’était pas grande, et ne comptait que 10 hides49, et la dotation initiale à Ripon en comptait trente50 : elle fut par la suite agrandie par le don énorme de Ribble, Yeadon, Catlow et Dent51. En dehors de la Northumbrie, il possédait d’autres monastères, comme Selsey, avec 87 hides données par le roi des Saxons du Sud Æthelwalh52. Bède nous   B.K. Roberts, Landscapes of Bede: the land of Werhale (à paraître).   Bède, Historia Abbatum, 15. 45   Historia de sancto Cuthberto, Johnson South, éd., p. 132. 46   I.N. Wood, The Origins of Jarrow : The monastery, the Slake and Ecgfrith’s minster, Jarrow, 2008, p. 6 47   M.B. Parkes, The Scriptorium of Wearmouth-Jarrow, Jarrow Lecture 1982, Newcastle-uponTyne, 1983. 48   Stephanus, Vita Wilfridi, 21. 49   Stephanus, Vita Wilfridi, 8: Bède, Historia Ecclesiastica, V 19. 50   Stephanus, Vita Wilfridi, 8: Bède, Historia Ecclesiastica, V 19. 51   Stephanus, Vita Wilfridi, 17. 52   Stephanus, Vita Wilfridi, 41. 43 44



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livre d’autres détails intéressants : il y avait 250 esclaves, hommes et femmes, sur cette propriété de Selsey, c’est-à-dire trois esclaves sur chaque hide en moyenne53. Encore plus grande était la donation de 300 hides, un quart de l’île de Wight, faite par le roi de Wessex Caedwalla54, mais on ne sait pas si Wilfrid avait effectivement fondé un monastère à partir de cette dotation. Si on laisse à part cette dernière cession, il semble que la dotation de chacun des monastères de Wilfrid, pris un par un, n’était pas exceptionnelle. Mais le nombre des fondations suggère que Wilfrid était à la tête d’une extraordinaire fédération monastique. Il est difficile de faire une comparaison entre les grands monastères mérovingiens, comme Saint-Denis ou Saint-Wandrille, et les monastères anglo-saxons : il nous manque en effet une évaluation de la totalité de la propriété monastique, en Francie comme en Angleterre ; il est cependant clair que les fondations franques possédaient beaucoup plus que les 150 hides de Wearmouth-Jarrow. Si l’on prend le cas d’un évêque mérovingien, on a pu estimer que Bertrand du Mans possédait un demi pour cent du royaume franc55. C’est-à-dire que Bertrand possédait infiniment plus qu’un des plus grands monastères du monde anglo-saxon. Il est vrai que Bertrand n’était pas un propriétaire ordinaire. L’étendue de ses propriétés était même plus grande que ce qu’on peut attribuer à Wilfrid. Si l’on cherche un équivalent anglo-saxon, on doit plutôt se tourner vers des princes séculiers comme Tondbert des South Gyrwe56. Et pour celui-ci il faut comparer avec les membres des grandes familles comme les Pippinides. Il y avait bien sûr des nobles francs qui possédaient beaucoup moins que Bertrand du Mans ou que les Pippinides. La plupart des propriétaires mérovingiens ressemblaient sans doute aux trois cents viri optimi qui jurèrent avec Frédégonde et trois évêques que Clotaire II était bien le fils de Chilpéric57. Comme ces trois cents étaient seulement des notables attachés à Frédégonde, on peut penser qu’il y avait plus de mille viri optimi francs dans le royaume mérovingien. On peut en retrouver quelques-uns dans les chartes des abbayes (surtout celle de Fulda), et il est bien possible que les infâmes Sichaire et

  Bède, Historia Ecclesiastica, IV 13.   Bède, Historia Ecclesiastica, V 19. 55   Wood, « Landscapes compared », p. 228. 56   Liber Eliensis, 4, 15, 32. 57   Grégoire de Tours, Decem Libri Historiarum, VIII 9. 53 54



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Chramnesind aient appartenu à cette classe. C’est-à-dire qu’on peut comparer la majorité des viri optimi de la France mérovingienne avec les propriétaires de Lucques en Italie58. Bertrand était exceptionnel, mais il n’était probablement pas unique. Si l’on veut estimer la richesse d’un propriétaire ordinaire, c’està-dire d’un petit noble, en Angleterre, il nous faut retourner aux descriptions des propriétés monastiques anglo-saxonnes. Il est clair que la dotation initiale de Wearmouth (avant la fondation de Jarrow), qui était 50 hides59, était grande pour l’Angleterre. Et bientôt, après quelques dotations supplémentaires, le monastère en possédait 7060. Celle de Jarrow était de 40 hides61. Comme nous l’avons vu, Stamford comptait 10 hides, et Ripon 3062. Selsey était très grande avec 87 hides63. Comparable à Wearmouth et Jarrow, Barrow avait été fondée par Chad sur une propriété de 50 hides donnée par le roi de Mercie Wulfhere64. Peut-être la dotation d’Ely était-elle beaucoup plus grande : on ne sait si l’ensemble des 600 hides de la province des South Gyrwe données en dot par Tondbert à Æthelthryth fut transféré au monastère qu’elle fonda65. La richesse de Tondbert semble avoir été exceptionnelle, mais il était princeps de son peuple : on a généralement traduit princeps par ealdorman, mais il est possible que le mot « prince » soit plus proche du sens exact. Les 10 hides de Stamford nous donnent peut-être une indication au sujet de l’étendue d’une propriété aristocratique ordinaire au VIIe-VIIIe siècle. Une propriété de 10 hides n’était pas énorme. En parlant des douze monastères fondés par Oswiu après sa victoire sur Penda, dont chacun reçut 10 hides, Bède utilise le mot possessiunculis66, insinuant par là que le roi n’était pas très généreux. Mais il faut se souvenir qu’il y avait dans ces douze fondations des monastères très importants, comme Hartlepool. À l’origine le monastère

58   C.J. Wickham, Framing the Early Middle Ages, Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005, p. 387-93 59   Vita Ceolfridi, 7. 60   Bède, Historia Abbatum, 4. 61   Bède, Historia Abbatum, 7: Vita Ceolfridi, 11. 62   Stephanus, Vita Wilfridi, 8 ; Bède, Historia Ecclesiastica, V 19. 63   Stephanus, Vita Wilfridi, 41 ; Bède, Historia Ecclesiastica, IV 13. 64   Bède, Historia Ecclesiastica, IV 3. 65   Liber Eliensis, 4, 15, 32 ; D. Whitelock, The pre-Viking Age Church in East Anglia, cit à la n. 17, p. 7. 66   Bède, Historia Ecclesiastica, III 24.



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fameux de Whitby était doté d’une propriété de la même étendue67. Et même si Bède considérait Oswiu comme avare, il est peu plausible que les dotations du roi aient vraiment été mesquines. On peut les comparer au premier monastère de Wilfrid : la dotation de Stamford était elle aussi de 10 hides68. Dix hides constituaient donc une dotation raisonnable pour un monastère : puisque on trouve des monastères qui ne comptaient que dix hides, il me semble que l’on peut considérer une propriété de cette étendue comme typique d’un aristocrate. Il est probable que les monastères familiaux dont j’ai parlé au début de cet article aient reçu une telle dotation. On peut ici ajouter l’histoire de Witmer, qui entra au monastère de Wearmouth-Jarrow à un âge déjà avancé (veteranus), et qui donna au monastère la villa mentionnée plus haut de Daldun, dont l’étendue était supérieure à 10 hides et qu’il avait reçue du roi Aldfrid69. On peut supposer que Daldun était une propriété donnée par le roi à son serviteur noble, ou peut-être à son guerrier méritant. Je ne voudrais pas suggérer que chaque fois qu’on trouve une propriété de dix hides, il s’agirait nécessairement d’une propriété noble, ni même que chaque noble possédait dix hides. On trouve d’autres informations intéressantes sur les propriétés de WearmouthJarrow dans l’Histoire des abbés du monastère écrite par Bède. Benoît Biscop échangea deux étoles en soie contre une propriété de trois hides au sud du Wear, peut-être l’emplacement de l’actuelle ville de Sunderland70 : il y avait donc des domaines assez petits. Cette transaction suggère par ailleurs que les effets mobiliers pouvaient être aussi importants que les propriétés foncières. Plus complexe que ce don est une série d’échanges enregistrée par Bède. Ceolfrid échangea un codex cosmographique contre une propriété de huit hides appelée Fresca située sur une rivière (iuxta fluvium). Quelques années plus tard, il échangea Fresca et une somme d’argent supplémentaire contre une ferme de 20 hides à Sambuca71. Cette histoire nous fournit des informations importantes sur l’échange, sur la valeur d’un manuscrit, et aussi sur la diversité des propriétés : ici l’étendue du deuxième domaine était deux fois plus grande que la plupart des propriétés dont nous avons parlé.

  Bède, Historia Ecclesiastica, III 24.   Stephanus, Vita Wilfridi, 8 : Bède, Historia Ecclesiastica, V 19. 69   Bède, Historia Abbatum, 15. 70   Bède, Historia Abbatum, 9. 71   Bède, Historia Abbatum, 15. 67 68



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Sambuca était peut-être la propriété d’un noble. Dans une charte de 801, Coenwulf roi des Merciens donne une propriété de trente hides au gesith Pilheard, qui devrait accomplir un service militaire avec cinq hommes72. Un gesith pouvait donc posséder trente hides. Cette charte a été discutée au sujet de la question du ‘five-hide unit’73 : au Xe siècle en effet, beaucoup de propriétés militaires comptaient cinq hides. Mais il n’y avait pas de règle fixe et l’on peut penser que les rois ont exigé des services militaires de plus en plus lourds. Et quand je parle des propriétaires de 10 hides, je parle des gens nobles, nobiles et emeriti milites, du huitième siècle, pour lesquels il me semble que le chiffre de 10 hides représentait l’étendue d’une propriété normale. Il est clair qu’il y avait bien des « super-riches » en Angleterre, comme en Gaule ou en Italie. On peut citer Tondbert, les Pippinides ou l’aristocratie ducale lombarde ; et, parmi les ecclésiastiques, Bertrand du Mans et Wilfrid. Mais la plupart des membres de l’élite était sûrement composée de gens tels que Sichaire et Chramnesind en Gaule, ou comme Witmer et les fondateurs des petits monastères familiaux en Angleterre. On peut penser que les élites en Angleterre étaient moins riches que celles de la Gaule. Mais la grande différence entre ces petits nobles anglo-saxons (les nobiles et emeriti milites de Bède) et leurs équivalents sur le continent était qu’avant la fin du VIIe siècle, les premiers ne disposaient normalement pas de propriétés héréditaires : et même après la révolution foncière de la fin du VIIe et du début du VIIIe siècle, il semble que la plupart des familles des nobles anglo-saxons ne possédaient pas de très grandes propriétés74. Ian Wood University of Leeds

  R. Abels, Lordship and Military Obligation in Anglo-Saxon England, Londres, 1988, p. 110.   R. Abels Lordship and Military Obligation, p. 110-1. 74   Je remercie Alban Gautier d’avoir corrigé mon texte français. 72 73



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Olivier Bruand

La gestion du patrimoine des élites en Autunois. Le prieuré de Perrecy et ses obligés (fin IXe-Xe siècle).

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esurer la richesse des élites au haut Moyen Âge est souvent une gageure, car les multiples donations qui émaillent les cartulaires ne révèlent souvent qu’une part infime du patrimoine des intéressés. Parfois les testaments permettent de cerner un peu mieux la réalité car à la description des terres contrôlées ou possédées, ils ajoutent les legs qui relèvent de la fortune mobilière comme les objets précieux, tissus, livres, armes, harnachements de chevaux et chiens de meute qui constituent les signes évidents d’un genre de vie au dessus du commun. Ces descriptions rares ont valu à ces textes une notoriété qui attire nombre d’historiens et en la matière, on ne peut penser à l’Autunois sans évoquer le testament du comte Heccard qui en 876 décide de se retirer à l’abbaye de Fleury/Saint-Benoît, non sans avoir donné à la communauté qui l’accueille ses terres de Perrecy1. Régler sa succession, c’est certes léguer son domaine, mais c’est aussi transmettre sa clientèle de vassaux locaux et c’est cet aspect que nous entendons ici privilégier, car ces hommes qui sont des héritiers secondaires portés au testament, sont aussi les souscripteurs des chartes délivrées au nom du comte. Leur souci, c’est de s’adapter aux réalités nouvelles avec la création du prieuré, mais aussi de se maintenir, voire d’améliorer leur situation et apparemment, si on en juge par les actes subsistants du cartulaire, leurs descendants sont restés dans l’orbite de Perrecy pendant un bon siècle2. On peut ainsi espérer 1   Ce testament, ou plutôt ces testaments, car il y en a plusieurs versions, sont publiés par M. Prou, A. Vidier, Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, Paris, 1907, désormais abrégé SB, sous les numéros SB XXV, XXVI, XXVII, XXVIII ; sur ce point cf. O. Bruand, Les origines de la société féodale. L’exemple de l’Autunois (France, Bourgogne), Dijon, Éditions universitaire de Dijon, 2009, p. 112-116, désormais abrégé Autunois. 2   Les actes du prieuré de Perrecy semblent avoir été un peu mieux conservés que ceux de l’abbaye mère puisqu’ils représentent plus de la moitié des chartes connues avant l’an mil et compilées ultérieurement dans le cartulaire ; pourtant, même pour Perrecy, de nombreuses lacunes subsistent et sont évidemment préjudiciables à l’étude complète de la clientèle



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retrouver un groupe de vassaux qui constituent le second rang de la noblesse, tout en tenant la première place au niveau local ou régional et étudier leur stratégie de reproduction sociale et économique, d’abord au temps d’Heccard, ensuite au cours du Xe siècle. Néanmoins il faut être bien conscient que nos sources d’informations demeurent insuffisantes, car les chartes qui subsistent ne sont que des épaves, dont la conservation semble parfois due au hasard. Heccard et ses vassaux Le fisc de Perrecy qui occupe alors une bonne part du pagus d’Autun est aux mains des Nivelonides depuis l’époque de Pépin le Bref et déjà cet ensemble foncier qui s’étend alors de Baugy sur la Loire au Chalonnais est confié à des vassaux locaux qui s’en disputent le contrôle avec ardeur car c’est de ces fonctions d’encadrement local déléguées par le comte qu’ils tirent l’essentiel de leur pouvoir. En 796, on a la mention fugace d’un avoué local qui répond au nom de Moïse et qui est assisté d’un certain Fredelus qui lui succède dans les années 815 à 821 et porte fièrement le titre de vassal3. Entre temps, le fisc originel semble s’être scindé en deux puisque la partie méridionale, autour de Baugy, est en 818 sous la juridiction d’un autre avoué, Fouchard, qui a d’ailleurs maille à partir avec un vassal local, un certain Amelius qui tente de s’incruster à Baugy et qu’il faut faire condamner en plaid comtal4. Le pouvoir local est déjà aux mains d’obligés, vassaux directs ou arrière-vassaux qui négocient avec les autorités locales en l’absence de patrons comme les Nivelonides qui poursuivent ailleurs une carrière impériale. Mais si on peut à coup sûr les ranger dans les élites qui encadrent la région, on ne sait rien de leur richesse et on est bien en peine aussi pour les relier aux obligés qui réapparaissent autour de Perrecy dans le troisième tiers du IXe siècle. La partie septentrionale de l’ancien honneur comtal nivelonide, autour de Perrrecy, a été patrimonialisée par Heccard en 836 lorsque Pépin d’Aquitaine puis son père Louis le Pieux ont accepté d’accéder à la demande du comte de lui céder ce vaste ensemble de terres et de du prieuré. Dans l’état actuel, le corpus des actes conservés pour Perrecy et ses obligés représente 36 chartes avant 1026, cf. SB, p. V-XII. 3   SB IX pour Moïse, acte où Fredelus n’est mentionné que comme témoin ; ce dernier réapparaît comme gestionnaire et défenseur des droits du comte Childebrand en SB X, XI, XII, XVI et XVII. 4   SB XIII, où Fouchard est l’avoué d’un comte Nivelon, parent du Childebrand qui détient l’autorité éminente autour de Perrecy, cf. O. Bruand, Autunois…, op. cit., p. 102-103.



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droits5. Pourtant on ne sait rien de précis sur l’influence locale du nouveau seigneur, ni sur les hommes qui constituent ses relais de pouvoir avant 866/7, à l’occasion d’un conflit avec l’église de Bourges, lorsque l’archevêque Vulfald, nouvellement promu sur ce siège, tente en vain de reprendre pied à Perrecy, en excipant que ce domaine avait autrefois été confisqué par Charles Martel qui y avait installé un Nivelonide, ancêtre direct d’Heccard6. Ce différend qui met en jeu deux puissants personnages, tous deux fidèles soutiens de Charles le Chauve, est tranché par un plaid extraordinaire qui se tient en terre éduenne, à Mont, en présence des deux protagonistes, mais aussi des vassaux et des obligés d’Heccard qui ont une connaissance précise des enjeux locaux. Deux constatations sont à retenir de cette notice de plaid. D’abord, le fait de tenir le plaid en terre éduenne, c’est déjà préjuger du résultat, puisque c’est le comte qui reçoit l’archevêque en présence de toute sa clientèle locale tandis que le prélat ne vient qu’avec quelques personnages dont un seul est interrogé lors du procès. Ensuite, notre documentation est fort incomplète puisque nous avons perdu les comptes-rendus des tractations préalables entre Heccard et Vulfald et qui ont dû se régler au niveau de la cour de Charles le Chauve7. Heureusement nous avons encore le texte du plaid, mais cet acte évoque d’autres pièces qui manquent à l’appel ; outre le précepte de Louis le Pieux qui cédait Perrecy à Heccard, il existait aussi une autre notice perdue, obtenue en plaid général devant Charles le Chauve à l’encontre d’un dénommé Jean qui s’était permis de retenir certains biens qui relevaient de Perrecy. Pourtant la liste des témoins et des personnes citées dans la notice du plaid permet déjà de distinguer des hiérarchies dans le groupe dirigeant. On repère ainsi la position éminente d’un Odolric à qui Suavus, un des vassaux témoins, a pu demander cette villa, en vain d’ailleurs. On note encore le rôle prééminent d’un des deux Leutbaud qui est seul à être interrogé contradictoirement avec Jacob, témoin de l’archevêque Vulfald, tandis que les autres n’ont qu’à confirmer collectivement les propos d’Hec-

  SB XX et XXI.   SB XXIV. Vulfald s’appuie vainement sur d’anciens diplômes de Childebert III, Childebert II et Pépin mais Heccard rétorque avec des actes plus récents de Louis le Pieux et Charles le Chauve. 7   Pour l’analyse de ce conflit, cf. J. Nelson, « Dispute settlement in Carolingian West Francia », dans W. Davies, P. Fouracre éd., The Settlement of Disputes in Early Medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 45-64. 5 6



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card8. Or ces deux personnages proches d’Heccard ne vont pas tarder à réapparaître. Certains de ces obligés sont déjà apparus dans une notice de tradition de manses en faveur de l’un d’eux en 8639. Là encore, il s’agit d’un acte qui aurait pu figurer au cartulaire de Saint-Benoît-surLoire, car il s’agit de terres proches de Perrecy. En effet ces manses sont à Molinet ou dans les environs, dans une zone qui jusqu’à la remise de Perrecy aux moines semble bel et bien relever de l’autorité éminente d’Heccard. Pourtant la charte s’est retrouvée dans les archives de Cluny qui a récupéré la villa en 983. À nouveau la liste des souscripteurs nous signale les vassaux qui assistent à la remise de ce manse domanial et de 7,75 tenures paysannes qui lui sont rattachées et là encore de subtiles hiérarchies se font jour. D’abord la liste est très longue, avec pas moins de 28 noms dont quelques uns sont aussi cités lors du plaid contre Bourges, ce qui montre bien que le transfert de quelques tenures à un  homme du comte mobilise toute la clientèle locale lors d’une cérémonie de remise rigoureusement codifiée, avec gestes, proclamations et serments que requiert le rang auquel ces témoins et souscripteurs prétendent. Pourtant l’affaire n’est pas une cause de premier plan, puisque Heccard ne s’est même pas dérangé et en a confié la direction à Hotkar, un personnage que nous retrouvons ultérieurement comme un de ses exécuteurs testamentaires. Le récipiendaire, Guinetier, revient aussi dans les différentes versions du testament comtal, tout comme certains vassaux, les deux Leutbaud et Jean, présents aussi lors du plaid de Mont. Enfin, Vulfard et Ariulf sont là tant pour la remise de terres à Molinet que pour appuyer la position d’Heccard contre Bourges. On peut s’étonner que la cession de quelques manses à Molinet ait nécessité la présence d’autant d’hommes, alors que pour le plaid contre Bourges l’assistance est plus clairsemée, mais c’est dans doute là qu’on retrouve les différences de rang entre les souscripteurs. Pour l’affaire de Molinet, tous les hommes du voisinage qui ont des liens avec Heccard et sans doute des biens liés à Perrecy ont été convoqués, sans doute parce que leur présence vaut caution solidaire pour éviter de futurs conflits, tandis que lors du plaid contre Bourges seuls les plus notables auraient été amenés à témoigner  ; toutefois cette hypothèse ne peut pleinement être   O. Bruand, Autunois…, op. cit., p. 105-109.   A. Bernard, A. Bruel, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, désormais abrégé C, t. 1, Paris, 1876, n° 219, avec une datation erronée de 920, rectifiée par M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne, t. 1, Dijon, 1925, p. 230 ; pour l’édition et la traduction de cette notice, cf. O. Bruand, « Les villas ligériennes de l’Autunois, centres de pouvoir et d’encadrement (VIIIe-début XIe siècle), dans D. Barthélemy, O. Bruand éd., Les pouvoirs locaux dans la France du centre et de l’ouest (VIIIe-XIe siècles). Implantation et moyens d’action, Rennes, 2004, p. 132134. 8 9



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confirmée, simplement parce que l’acte du plaid de Mont est incomplet et qu’il s’interrompt avant les souscriptions. Néanmoins ces hiérarchies qui apparaissent dans le groupe des obligés correspondent-elles à des différences de richesse ? C’est ce que l’étude des versions du testament d’Heccard va permettre de retrouver. La décision d’Heccard de donner à l’abbaye de Saint-Benoît-surLoire, où il se retire, l’ancien fisc de Perrecy a été à l’origine de quatre chartes du cartulaire de cet établissement10. Le testament original est conservé en deux versions différentes. La première mouture, à date de 869, désigne les différents vassaux qui sont exécuteurs testamentaires, précise ensuite qui sont les bénéficiaires de donations foncières dispersées de la Bourgogne à la Champagne et ceux qui reçoivent des biens mobiliers ; malheureusement le texte est à nouveau interrompu avant la fin et les souscriptions sont omises11. Pour l’étude de la richesse des vassaux, cette charte est pourtant capitale, car elle confirme les hiérarchies signalées dans les deux actes précédents. Ainsi, parmi les vassaux autunois, certains sont privilégiés car désignés parmi les garants qui s’engagent à la bonne application du texte : on retrouve ainsi Leutbaud et Ildebaud qui étaient présents lors du plaid contre l’église de Bourges, mais aussi à la remise de manses à Molinet pour le premier, tandis que Guinetier, Engelbaud, Hotkar sont à la fois exécuteurs testamentaires en 869 et présents à Molinet en 863. Pourtant ce n’est pas cette qualité de garants du testament qui marque la vraie distinction hiérarchique entre les obligés d’Heccard, mais plutôt la part qu’ils reçoivent dans l’héritage. Les mieux considérés sont manifestement ceux qui ont droit à une part de la fortune mobilière, car ils sont alors assimilés aux plus proches, membres directs de la famille ou aux personnages de haut rang comme l’archevêque de Sens ou les évêques d’Auxerre, Meaux ou Orléans, tous destinataires d’un legs personnel pris sur ce que le comte considère manifestement comme son trésor. Odolric, qui apparaît dans le plaid contre Bourges, comme l’administrateur de l’ensemble de Perrecy, se voit ainsi gratifié d’objets précieux dont un manuscrit et un anneau d’onyx. Hotkar, qui a présidé à la remise de terres à Molinet, hérite d’un cheval avec la meilleure selle, d’un équipement de cavalier complet et d’une somptueuse pelisse. Ces cadeaux sont la marque d’une très grande confiance en ces deux hommes à qui Heccard n’a pas hésité à délé  SB XXV, XXVI, XXVII, et XXVIII.   SB XXV. Pour la datation de cet acte, cf. M. Chaume, Les origines…, op. cit., p. 262 ou O. Bruand, Autunois…, op. cit., p. 113. 10 11



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guer son autorité pour le représenter. Mais on trouve aussi parmi les destinataires de ces récompenses trois personnages qui se sont simplement signalés par leur présence à Molinet, avec Gautbert, Foucoin et Eribert qui reçoivent tous trois une monture et des armes, plus un dénommé Rotard qui reçoit la brogne comtale et qui réapparaît ensuite à plusieurs reprises dans les actes autunois. On a là des guerriers qui reçoivent des cadeaux de prix, ce qui laisse augurer de leur proximité avec le comte. Sinon les autres vassaux sont plutôt gratifiés en terres. Ainsi, parmi les vassaux qui ont des intérêts fonciers en Autunois, certains noms reviennent à nouveau, avec Leutbaud installé à Baugy, au sud de Perrecy, Guinetier qui tient Sommeré en Mâconnais, Jean qui a Sancenay, tandis que Thierry et son fils Richard, installés à Vareilles ne sont pas à ranger parmi les vassaux puisqu’il s’agit du frère et du neveu d’Heccard qui reçoivent aussi des armes. Tous ces personnages sont des gens riches comme l’indique le montant des aumônes que le texte leur impose. Pour Sommeré et ses dépendances mâconnaises, on prévoit 300 sous, pour Sancenay 100 et pour Vareilles la même somme. Étrangement, seuls des obligés qui ont des implantations proches de Perrecy, et encore pas tous, se voient demander de fortes contributions monétaires. Faudrait-il y voir déjà l’intention de créer un prieuré qui aurait besoin à ses débuts d’appuis locaux et qui pourrait ainsi compter sur ces dons pour faire face aux premières dépenses ? Il existe une deuxième version du testament, un peu plus tardive puisqu’elle serait de 876 qui diffère de celle de 869 sur deux points12. D’abord avec l’apparition d’une réserve d’usufruit d’Heccard en faveur de son épouse dont il n’espère plus avoir d’enfant et ensuite parce qu’il s’agit désormais d’une version partielle qui traite spécifiquement de Perrecy, récapitulant le temporel et les vassaux qui vont revenir à l’abbaye en Autunois, Mâconnais et Chaunois. Les vassaux régionaux réapparaissent et cèdent tous leurs biens, en conservant pour certains un bénéfice en alleu. Guinetier a ainsi Sommeré, Ragabald garde Baugy, Jean est toujours implanté à Sancenay et Gunfrid à Sennecey. Tandis que Gautbert, son frère Ragambaud, Rotard, Arnoul, 12   SB XXVII. Contrairement à l’acte précédent, la date de 876 donnée par les éditeurs du cartulaire est ici acceptable, alors qu’elle est invraisemblable pour SB XXV qui prévoit une clause de réserve rendant le testament invalide si Heccard a entretemps un héritier de sa seconde épouse. Ce second mariage ayant eu lieu en 869, la première version est rédigée juste après les noces quand les espoirs de maternité existent encore, tandis que la seconde version est réactualisée quand Heccard décide de mettre en pratique sa donation jusque là conditionnelle et de se retirer à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.



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Vulfard, un autre Ragembaud et Leutbaud sont simplement transférés dans la vassalité de Saint-Benoît sans qu’on signale un legs foncier en leur faveur. Mais surtout cette version du testament donne une liste de souscripteurs qui est loin d’être dépourvue d’intérêt car elle confirme la hiérarchie dans le groupe des vassaux d’Heccard, en ne retenant que ceux de l’entourage direct du comte, qui constituent le premier rang de la noblesse et n’ont pas forcément d’intérêts fonciers en Autunois. On y retrouve des personnages connus comme Odolric, Hotkar, Foucoin ou Ariulf qui ont déjà représentés le comte dans diverses occasions et qui ont aussi été destinataires de legs de prix dans la première version du testament13. Suivent les noms de cinq autres personnages cités qui n’ont jamais été mentionnés jusque là, sans doute des vassaux qui n’ont aucune attache autunoise tout en faisant partie de l’entourage direct du comte, puisqu’ils accompagnent le comte lors de la remise de l’acte à l’abbaye14. Pour clore cette étude des vassaux qui apparaissent lors de la transmission de Perrecy à Saint-Benoît-sur-Loire, on a encore un acte qui n’est autre que la notice établie lors de la remise solennelle de Perrecy par Heccard. Le comte s’avance vers l’autel entouré de deux de ses vassaux les plus proches, Hotkar et Foucoin, et remet la charte à l’avoué de Saint-Benoît. Mais on relève aussi la présence de quelques vassaux qualifiés de nonnullis nobilibus viris, avec Ariulf, Téodulf, Téobold, Ursmar, Odolric, Arnaud et Sauviard, soit l’ensemble des souscripteurs qui ont validé le testament et qui constituent le premier cercle des obligés15. Cette quête patiente des souscripteurs ou des noms mentionnés dans les derniers actes connus du comte Heccard, entre 863 et 876, met bien en avant l’existence de nombreux vassaux, mais le groupe est loin d’être homogène tant par le statut que par la richesse. Pour simplifier, on peut les ranger dans trois catégories, qui n’ont pas 13   Pour Odolric et Hotkar, cf. ci-dessus ; Foucoin est présent à Molinet en 863, hérite d’un cheval et d’un tapis dans la première version du testament ; Ariulf, présent à Molinet et au plaid de Mont contre Bourges. 14   Téobold, Téodulf, Arnaud, Ursmar et Sauviard ne sont mentionnés ni dans la donation à Molinet, ni dans l’affaire contre Bourges et pas plus dans la première version du testament, mais ils souscrivent néanmoins celle de 876 et sont présents parmi la petite dizaine de personnages qui entourent Heccard lors de la remise solennelle de l’acte à l’abbaye (SB XXVIII). Leur apparition tardive pourrait aussi s’expliquer par leur jeune âge, car ils peuvent aussi être les héritiers de vassaux mentionnés précédemment et qu’on ne retrouve plus ensuite comme Ildric ou Girbaud qui étaient à Mont pour soutenir Heccard, mais l’état des actes n’autorise aucune généalogie sérieuse. 15   SB XXVIII.



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d’existence juridique réelle mais recouvrent des distinctions de rang et de préséances certainement accessibles aux intéressés qui savaient fort bien se classer les uns par rapport aux autres. Vassaux d’Heccard, comte d’Autun et Chalon, connus entre 863 et 87616 Vassaux de premier rang (Présents dans l’entourage comtal, aptes à représenter le comte et pouvant hériter de biens mobiliers) Odolric, Hotkar, Gautbert, Foucoin, Eribert, Ariulf, Téodulf, Téobold, Ursmar, Arnaud, Sauviard

Vassaux de deuxième rang (Encadrement local et patrimoine foncier régional, héritent de terres en alleux et éventuellement d’armes ou montures) Suavus, Leutbaud, Ildebaud, Guinetier, Engelbaud, Ragabald, Ragembaud, Gunfrid, Jean, Rotard I, Arnoul, Vulfard I

Vassaux locaux (Témoins et souscripteurs des actes, présents aux plaids locaux, patrimoine mal connu) Ildric, Girbaud, Honesteus, Luvininus, Bettilon, Vulgis, Adelinge, Dudin, Eribrand, Adefred, Bernoin, Eppelin, Gunduin, Jérôme, Adelbaud, Erembaud, Celson, Richer, Godelbaud, Waremgard, Ingobert, Vulfran, Oduin, Autbert, Aimon, Adegrin, Witson, Leutbaud, Odelart, Raimbaud

Au premier rang, il faut porter ceux qui entourent directement le comte, qui sont aptes à le remplacer et à le représenter lorsqu’il n’a pas la possibilité de se déplacer et qui sont aussi privilégiés lors du 16   Ce tableau n’a pas valeur de preuve absolue et il vaut mieux le considérer comme une hypothèse de classement, d’autant plus que l’orthographe variable des noms selon les actes et les manuscrits conservés ne permet pas toujours de cerner le groupe avec précision. Ainsi Ariulf se trouve aussi écrit Ervilf, Hotkar peut s’écrire Otgar. D’autres confusions sont possibles, comme Ragabald qu’il ne faut peut-être pas distinguer de Ragembaud.



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testament en recevant des terres mais aussi des biens mobiliers pris sur le trésor. Ensuite viennent des vassaux qui sont cités à plusieurs reprises, qui ont des bénéfices et des biens fonciers aux alentours de Perrecy qui va désormais prendre la relève d’Heccard comme seigneur ; leurs terres ne sont pas négligeables et ils peuvent même être amenés à fournir de l’argent aux moines, mais ils sont déjà plus locaux, moins directement liés à la cour comtale de Chalon. Enfin, le troisième cercle est constitué de vassaux strictement locaux, plus mal connus, qui n’apparaissent parfois qu’en une ou deux occurrences et dont la sphère sociale et économique est étroitement liée à Perrecy et ses dépendances. Si les premiers n’ont pas à s’inquiéter de leur avenir qui n’est en rien tributaire de la cession de ces terres, les titulaires des deux autres catégories doivent par contre s’adapter au nouveau contexte seigneurial qui s’installe dans la région de Perrecy après l’installation du prieuré. Perrecy et ses obligés Après la mort d’Heccard, la cession de Perrecy n’est pas immédiate, car Thierry le chambrier, frère du défunt, puis son fils et son gendre, Thierry et Urson retiennent l’ancien fisc jusqu’en 885, en profitant des conflits qui suivent la mort de Charles le Chauve et la disparition rapide des souverains17. La situation n’est régularisée qu’en 885, car le nouvel empereur Charles le Gros, qui ne doit rien aux Nivelonides, est en mesure de remettre de l’ordre en Autunois et ne s’en prive d’ailleurs pas en intervenant à Saint-Martin d’Autun18. Dès lors le prieuré peut prendre son essor et on le voit établir des relations suivies avec un certain nombre de donateurs qui s’avèrent être les descendants des vassaux locaux d’Heccard. Les premières donations connues sont le fait de vassaux connus puisqu’on retrouve les noms de Vulfard, de Guinetier et de Rotard, mentionnés à maintes reprises depuis 863. En novembre 889, Vulfard II, qui a succédé à son père qui portait le même nom, donne à SaintBenoît divers biens proches de Perrecy, autour de Génelard, dont certains qu’il a achetés, plus des vignes en Chaunois19. On peut ainsi

  SB XXX, acte de restitution de Perrecy par Thierry et Urson.   M. Chaume, Les origines…, op. cit., p. 278-298 et J. G. Bulliot, Essai historique sur l’abbaye de Saint-Martin d’Autun de l’ordre de Saint-Benoît, t. 2, Chartes et pièces justificatives, Autun, 1849, acte n° 7. 19   SB XXXI. 17 18



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mieux le situer, car il entre dans la catégorie des vassaux régionaux, capables d’avoir accès au marché de la terre, et pour qui la donation pro anima ne représente qu’une part sans doute pas très conséquente de son patrimoine, puisqu’il conserve à Génelard les biens qui lui viennent de sa mère. On comprend dès lors sa stratégie, car l’essentiel de ses donations sont proches de Perrecy et il se réserve sans doute les biens plus lointains où le voisinage du prieuré se fait moins sentir. Mais il y a mieux encore, l’acte nous livre une bonne part de son arbre généalogique (cf. lignage des Vulfard en annexe) puisque sa donation pour son salut s’étend aussi à celui de ses parents, de ses frères et sœur et de son neveu dont il nous donne les noms ; on retrouve alors des personnages qui lui sont apparentés dans les témoins du procès contre l’église de Bourges, lors de la remise de manses de Molinet et enfin dans les vassaux cités dans la deuxième version du testament comtal. En outre, les témoins qui souscrivent l’acte font aussi partie du même groupe puisqu’on retrouve Guinetier et Rotard. Guinetier, lui se fait remarquer par deux donations en 895 et 898, où de concert avec ses fils il cède des biens proches de Perrecy, dont une église à Fautrière, mais il donne aussi des terres en Mâconnais dont l’alleu de Sommeré qu’il avait reçu d’Heccard, non sans avoir pris la précaution de s’en assurer l’usufruit contre un cens symbolique jusqu’à la génération de ses petits-enfants20. À nouveau, on s’inscrit dans un processus de reconnaissance mutuelle, l’obligé d’Heccard se rangeant dans la clientèle des fidèles du prieuré qui lui garantit en sorte les moyens de conserver son rang. Parmi les souscripteurs, on retrouve sans surprise Rotard, mais avec une précision intéressante, c’est que les témoins font tous partie du groupe des boni homines21. Une autre généalogie peut être établie, celle du groupe de Rotard (cf. lignage des Rotard en annexe), si on s’intéresse à un acte de 907, quand un dénommé Adalgualon reprend en précaire des biens en Mâconnais et du côté de Matour pour céder au prieuré des terres voisines de Perrecy22. En fait, il s’agit de la reprise des bénéfices de Rotard par son gendre, qui se les fait confirmer pour lui et ses enfants, tout en acceptant une clause d’amélioration, ce qui sous entend qu’il est prêt à investir dans ces terres pour présenter un bilan flatteur en

20 SB XXXII et XXXIII. Pour cerner le personnage de Guinetier, un vassal d’Heccard qui a probablement épousé la nièce de son seigneur, cf. O. Bruand, Autunois…, op. cit., p. 119122. 21   SB XXXII. 22   SB XXXV.



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fin de concession. Mais il n’y a là rien qui soit impossible puisque Adalgualon est un homme riche, un miles qui a accès au marché de la terre tout comme Rotard son beau-père qui avait acheté un ensemble de prés, de terres et de bois quelques années auparavant. Or, si la succession de Rotard passe à son gendre, c’est qu’il n’a sans doute pas de fils, ce qui se confirme si on se penche sur un acte qui est à nouveau égaré dans les archives clunisiennes et qui rappelle qu’en 895, il avait donné à Yvon et à son épouse Adalgaire un manse à Azu, en garantissant à nouveau que le couple en aurait l’usufruit pour eux et leur fils avant que les biens ne reviennent à Perrecy23. Il s’agit de la deuxième fille de Rotard I qui a épousé un personnage qu’on connaît par ailleurs, Yvon qui n’est autre qu’un des fils de Vulfard I et frère du Vulfard II cités précédemment. Les solidarités du groupe des boni homines régionaux qui sont les obligés de Perrecy sont très fortes. Liés entre eux, capables de maintenir leur rang en achetant des terres et pouvant ainsi d’une génération à l’autre continuer à en donner, ils trouvent une position stable de vassaux du nouveau prieuré derrière lequel se profile la puissance encore plus évidente d’un grand monastère comme Saint-Benoît-surLoire. En échange de la donation de leurs terres les plus proches de Perrecy, ils se concentrent sur des pôles locaux comme Sommeré, Salornay ou Matour, formant ainsi les jalons d’un réseau vassalique qui permet éventuellement aux moines des ouvertures en Mâconnais24. Ce qui prime, c’est la stabilité du groupe et la reproduction sociale car outre les alliances matrimoniales et les successions familiales aux bénéfices; ce que les obligés recherchent, c’est bel et bien à garantir la situation de leurs enfants à qui les biens en précaires sont réservés. Les héritiers de la génération de 860/880, actifs vers 890/910, entendent bien que leurs descendants conservent terres et statut au moins jusqu’aux années 950. Ce vœu s’est-il réalisé ? C’est ce qu’on peut rechercher en se penchant sur la suite du cartulaire. Mais ce qui est sûr, c’est que les moines

  C 55, avec la mention explicative charta qua Rotar et uxor ejus Leosen dant Ivoni et Adalgar uxori mansum unum in villa Abzolo. La présence de cet acte dans un chartrier clunisien ultérieur indique certainement que les droits locaux ont été récupérés par cette abbaye deux ou trois générations plus tard. 24   Sommeré, aux portes de Mâcon est le pôle principal du pouvoir des Guinetier, tandis que les Rotard se retrouvent autour de Salornay-sur-Guye et Matour. Les Vulfard/Vulgrin ont leurs biens autour de Génelard, mais aussi en Chaunois et Mâconnais, cf. O. Bruand, Autunois…, op. cit., annexe corpus des sources, prosopographie, groupe lié à Perrecy, p. 342348. 23



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aussi envisagent d’organiser rationnellement leur patrimoine, car c’est à cette époque qu’il convient de placer la troisième version du testament d’Heccard, qui a en fait été interpolée et qui présente le temporel à une date qu’on situe en 898 et 90825. Ce qui est intéressant c’est que la logique foncière qui prévaut dans cette description des terres confirme ce que disent les donations des vassaux, à savoir que le prieuré accorde la priorité au contrôle des terres proches du sanctuaire, où les villas sont pour la plupart en régie directe, et cherche à s’étendre sur l’autre rive de la Bourbince en passant des accords avec les vassaux que sont justement les Vulfard, Rotard ou Guinetier. Pourtant la situation, malgré les intérêts convergents de Perrecy et de ses obligés, va évoluer et les liens se relâcher peu à peu. On est parfois en peine pour reconstituer les alliances exactes entre les vassaux et les moines car le cartulaire est plutôt lacunaire pour le X e siècle et ne conserve qu’une grosse dizaine de chartes dont toutes n’offrent pas une grande précision. Mais certaines permettent de poursuivre nos généalogies pendant encore une génération. Ainsi en 932, on retrouve un Guinetier qui souscrit à une donation à Versigny, tout près de Perrecy et qui serait peut-être à rapprocher d’un homonyme qui est lié à l’abbaye de Couches-les-Mines quelques années plus tôt26. On repère aussi Rotard II, et qui est sans doute le petit-fils du premier ; il est implanté dans la même région que son grand-père et que ses parents Adalgaire et Yvon, dans la marge orientale de l’influence du prieuré en Mâconnais, près de Chevagny-sur-Guye. Ce personnage qui porte fièrement le titre de vassal, nobilis vir conserve des relations suivies avec l’abbaye et apparaît dans deux actes en 924

25   SB XXVI. Cet acte interpolé qui revendique un territoire plus vaste que ce que les moines contrôlent réellement déjà été l’objet de deux études, cf. O. Bruand, « La villa carolingienne, une seigneurie ? Réflexions sur les cas des villas de Hammelburg, Perrecy-les-Forges et Courçay », dans Liber Largitorius, études d’histoire médiévales offertes à Pierre Toubert par ses élèves réunies par D. Barthélemy et J.-M. Martin, école Pratique des Hautes Études, Sciences historiques et philosophiques, V, Hautes études médiévales et modernes, 84, Paris, 2003, p. 349-376 et idem, « Les villas ligériennes de l’Autunois… », op. cit. Pour l’analyse la plus détaillée, id., Autunois…, p. 124-135. 26   SB XLI, dans le Cartulaire de l’église d’Autun, éd. A. de Charmasse, Paris-Autun, 1865, n° XLVII, on trouve un Guinetier, vassal de l’abbaye de Couches-les-Mines, qui en 906 procède à un échange de terres dans la villa beaunoise de Baubigny avec l’archidiacre d’Autun Gerfred. Ce seigneur régional qui traite d’égal à égal avec l’archidiacre est au même niveau que le Guinetier, vassal comtal et neveu par alliance du comte Heccard une génération plus tôt. Leur présence commune dans l’élite régionale et le fait qu’ils portent le même nom conduit inévitablement à rapprocher les personnages qui font certainement partie d’un même lignage sans qu’on puisse préciser le lien exact de parenté.



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et 93227. Toujours lié à ce groupe familial, on retrouve Arburge, une autre petite fille du premier Rotard, qui a épousé un certain Odilon et qui a trois enfants, Hildric, Leutsinde, et Algualon. Là aussi, on a une grande stabilité des obligés qui conservent des terres et entretiennent les relations avec Perrecy. Enfin en 933, un Vulgrin II, neveu de Vulfard II, fait de nouvelles donations autour de Génelard et Civry28. On a donc un groupe bien identifié de vassaux, qui conservent un patrimoine foncier local qu’ils modifient constamment -on connaît des mentions éparses d’achats de terres- tout en continuant les donations aux moines du prieuré. Cependant les relations de ce groupe avec ces religieux semblent ensuite se distendre. Quand on arrive en 963, on voit une Gontrude, veuve de Malguin et dont le fils Létaud est moine à Perrecy faire des dons de terres proches de Perrecy à Soulcy et la Grande Faye, tout en conservant son alleu mâconnais de la Bussière en précaire à deux générations29. De surcroît, Gontrude serait lié à Rotard II qui avait justement la Bussière et son époux décédé à un certain Guarulf, connu pour une donation proche du prieuré en 929/93030. Comme son époux est enseveli à Perrecy, en apparence rien n’a changé et la fidélité paraît indéfectible, si des chartes de Cluny ne venaient troubler cette apparence de consensus. Gontrude, veuve, s’est remariée à Heldier et a un fils de son deuxième lit auquel elle fait réserver l’alleu de la Bussière, or son second mari est un des gardiens du castrum de Charolles qui est plutôt dans la mouvance de Cluny ; et d’ailleurs, une charte antérieure à celle de Perrecy, en 961, envisageait Cluny comme lieu de sépulture pour Malguin. Manifestement, elle n’est plus dans un schéma d’exclusivité seigneuriale avec Perrecy et songe aussi à se rapprocher de Cluny dont la puissance montante fait de l’ombre à la   SB XL et XLI.   SB XLII. 29   SB LIII. 30   Ibidem, Gontrude reconnaît que les biens qu’elle donne à Soulcy et la Grande Faye sont les anciens biens de Guarulf : tradimus etiam alium praesentaliter indominicatum mansum, qui est in pago Augustudunensi, quem vocant Solethiacum similiter et in Grande Fagia quantum visi sumus habere, quae omnia de Guarulfo exquisivimus. Guarulf qui doit être décédé en 963 est connu pour avoir donné en 929/930 (SB XXXVIII) des biens à Perrecy à Joux et Véveau à proximité des terres cédées en 963, ce qui laisse croire que ce que Gontrude cède alors c’est le patrimoine proche de Perrecy dont elle a hérité ; comme elle donne ces biens pour la mémoire de son premier mari Malguin, enseveli au prieuré, et pour le fils né de ce premier mariage, Létaud qui y est moine, il est plus logique d’imaginer qu’elle donnerait l’héritage de son premier mari pour conserver l’alleu de la Bussière que tenait déjà Rotard II qui serait son père, d’autant que par son second mariage avec Heldier elle s’insère désormais dans des réseaux de fidélité charolais et mâconnais. 27 28



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filiale de Saint-Benoît31. Un autre exemple va dans le même sens ; en 968, un héritier des Vulfard-Vulgrin, Girbaud, donne, avec l’accord de son fils Maingaud, l’ensemble de ces biens aux moines de Perrecy et on semble bien demeurer dans le schéma de fidélité clientélaire ancien32. Pourtant son grand-père qui portait le nom d’Hildegrin a légué son nom à un Hildegrin II, prêtre et titulaire du manse domanial de Pouilloux, à proximité immédiate du temporel de Perrecy. Ceci n’empêche pas cet Hildegrin II de prévoir sa succession en 971 et 979 et de décider finalement que ses biens reviendront à Cluny, qui semble désormais offrir de meilleures garanties pour l’avenir33. Conclusion Finalement le comportement des obligés de Perrecy au long du Xe siècle confirme pleinement ce qu’on savait d’eux en tant que vassaux d’Heccard au IXe siècle. On observe une stabilité évidente de leur position sociale, puisqu’ils sont les héritiers directs des hommes qui formaient la clientèle locale du comte. Passés au service du prieuré, leur position ne s’est en rien amoindrie. Ils conservent leurs titres qui les distingue du commun comme vassaux, boni homines, milites, ils gardent leur capacité permanente à donner de nouvelles terres et aussi à en acheter car si leur patrimoine foncier est assez mobile, la richesse qu’ils en tirent est toujours la même. Ils ont su s’adapter pour conserver leur rang d’élite locale et sont prêts à le faire à nouveau quand Perrecy perd de son aura devant Cluny. C’est un bel exemple de continuité socio-économique qui n’exclut nullement les adaptations aux nouvelles circonstances. Au besoin ces obligés de Perrecy sont prêts à tisser de nouvelles fidélités pour maintenir leur position et leur richesse et quand la concurrence de Cluny se fait pressante, il leur semble plus judicieux de se rapprocher de la puissance montante. Ont-ils pour autant brutalement abandonné le prieuré et cessé de lui accorder leurs faveurs ? L’interruption des actes dans le cartulaire de Saint-Benoît ne permet pas de le savoir, sauf à considérer que ce   C 1110 ou O. Bruand, « Les villas ligériennes de l’Autunois… », op. cit., p. 134-135, édition et traduction de l’acte en pièce justificative n°2. À noter la présence d’un Rotard parmi les souscripteurs ce qui confirme que Gontrude est bel et bien étroitement liée à ce lignage. Pour les liens d’Heldier avec Charolles, C 1249, 956/978, où il apparaît comme un des chevaliers du castrum, présent à un plaid du comte Lambert de Chalon. 32   SB LVII. 33   Cluny, n° 1296 et 1490, qui montrent qu’il a des biens autour de Pouilloux et des Bousseaux, biens dont il dispose en faveur de Cluny vers 993/1000, C 2222. 31



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silence est un aveu. Ce serait pour le moins imprudent. Ce qui est à retenir, c’est que la richesse du groupe des vassaux locaux carolingiens ne s’est en rien démentie au Xe siècle et qu’ils continuent à donner régulièrement des biens fonciers tout en conservant leur position éminente. Par contre, il faut garder à l’esprit que l’état actuel des cartulaires nous cache certainement nombre de liens familiaux, d’alliances et de solidarités qui sont certainement encore bien plus fortement ancrés dans ce milieu vassalique qu’on ne peut le discerner. Plus que jamais, c’est la continuité économique et sociale qui est le pivot des pouvoirs locaux. Olivier Bruand Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II



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Carte 1. L’Autunois aux IXe et Xe siècle



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Aristocratic wealth in Tuscany and Lazio, 700-1050: elements for a comparison

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he various regions of Italy were always very different from each other in their social and political structures, but these differences took a long time to become properly visible in medieval evidence. When we are looking at something like aristocratic wealth, we have to beware the anecdotal; we know about the wealth of isolated rich people in every part of the early middle ages (and earlier), but it is only when we have enough information to give a context to the anecdotes that we can discuss the wealth of an entire class – letting us know, for example, that the wealth of the Sutton Hoo burial was extremely atypical of Anglo-Saxon élites, whereas the numerous estates in the will of Desiderius of Cahors, a generation later, were much more characteristic of the highest levels of the seventh- and eighth-century Frankish aristocracy1. These contexts can be sketched with a broad brush for eighth-century Italy, allowing us, as I have argued elsewhere, to see that Italian aristocrats were, as a whole, much less rich than their Frankish counterparts2. But regional differences inside Italy do not emerge easily from our Lombard– and Carolingian– period documentation. In the Lombard period, the Tuscan city of Lucca has to stand for the whole of Italy, as it is so much better documented than elsewhere. In the Carolingian period, documents increase everywhere, but they are very often dominated by ecclesiastical leases. Indeed, between 820 and 970 in Lucca, even though it remains the best-documented diocese in Italy, with nearly a thousand documents for that period, we have almost nothing except livelli of lands and ecclesiastical rights from the bishop, and almost no lay documents at all: if we want to analyse the allodial wealth of the laity, aristocrats and non-aristocrats alike, we are restricted to comparing the period before with the period 1   Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, ed. B. Krusch, Monumenta Germaniae historica, Scriptores rerum Merovingicarum, 4, Hannover, 1902, p. 563-602, c. 30. 2   C. Wickham, Framing the early middle ages, Oxford, 2005, p. 186-219.



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after3. Elsewhere in Tuscany, a consistent documentation in most places hardly begins at all before 1000. And in Lazio, particularly the territory around Rome which I shall focus on, the documents only really begin around 920, and are not numerous for several decades more. (They begin much earlier in the Sabina, just to its north, but this area was a borderland between the Papal Patrimony and the King­ dom of Italy, with a separate identity to that of Rome, and I shall not consider it here4.). To bring out a useful comparison between these two regions, one has to move quite late in the early middle ages, therefore, and my concluding date has been chosen for this reason above all. Why do we need a comparison between Tuscany and Lazio  ? In part because they are neighbouring regions, but very different ones, which is always an interesting situation, even if the more marginal lands which separated the two great river systems of the Arno and the Tiber will get less consideration here. In large part because I have become interested in the problem of how to reinsert the history of Lazio into the history of Italy as a whole, from which it is too frequently excluded; Lazio was indeed different from much of the rest of Italy, but we need to understand better how and why that was. In part also because that difference then illuminates certain peculiarities of the rest of Italy, as we shall briefly see at the end of this article. I shall discuss Tuscany first, then Rome, then draw some rapid conclusions. ‘Brief’ and ‘rapid’ must, of course, be the watchwords for a text of this kind; there is no space here to be more than summary. * Let us begin with a comparison between two lists of aristocratic property from the diocese of Lucca. The first, from 768, is the will of Tassilo di Auchisi, in which he gave all his property to ten Lucchese churches. These consisted of up to five estates (curtes), eight casae massariciae, that is to say peasant tenures not integrated into estates, a

  The basic Lucchese document collection, 774-1000, is Memorie e documenti per servire all’istoria della città e stato di Lucca, 5.ii-iii, ed. D. Barsocchini, Lucca, 1837-1841. 4   P. Toubert, Les structures du Latium médiéval, Rome, 1973, remains the basic analysis of the Sabina; for the period before 850, see S.M. Collavini, Duchi e società locali nei ducati di Spoleto e Benevento nel secolo VIII, in I Longobardi di Spoleto e di Benevento, Atti del XVI Congresso internazionale di studi sull’alto medioevo, Spoleto, 2003, p. 125-166; M. Costambeys, Power and patronage in early medieval Italy, Cambridge, 2007. 3



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normal feature of Lombard Italy, and six isolated fields5. Tassilo is otherwise unknown, but this list is entirely typical of the scale of aristocratic wealth in Lucca before the Carolingian conquest. Indeed, it was not only typical of Lucca: in 730 the gastald of Siena Warnefredo gave to his monastic foundation, S. Eugenio di Siena, two estates, a forest (gagiolo), four tenures, two olive-groves, and half the oil produced by his principal estate (casa nostra), which is perhaps a guide to the percentage he gave of his entire property. I have argued elsewhere that very few eighth-century aristocrats in Lombard Italy owned more than five estates each, and documents of this type are the evidence for the argument; equally rare are properties scattered across more than two neighbouring dioceses, and both of these owners indeed held in only one6. Nearly three centuries later, in 1039-43, Donnuccio Sirico and his wife Pringarda, ageing and perhaps childless, gave a substantial part of their properties to the bishop of Lucca, and listed them. They were above all located at Porcari east of the city, and the donors held half the castle there (shared, as with the rest, with Donnuccio’s brother Guido); they also held an estate in the same village, with two churches, 157 dependent tenures, listed with their toponyms and the names of the tenants (60% were in Porcari itself, the rest in neighbouring villages), and single fields in 35 microtoponyms in the Plain of Lucca. The numerous texts which document this set of property cessions are extremely long, not to say dull (et ille sexsagesimatertia regitur per Gostantino, et ille sexsagesimaquarta regitur per Teutio et Vito germani, etc.), and they give the impression of considerable wealth, which would indeed be plausible, given the context: the family of Donnuccio Sirico was among the most prominent in tenth- and eleventh-century Lucca; his uncle Guido had been bishop in 979-83, and his cousins were the viscounts of the city, the equivalents of the dukes and gastalds of the eighth century; only the large size of Porcari indicated a wealth greater than the eight-century figures we have seen7. All the same, we are dealing here with only one landed estate – a big one, for sure, with a castle, but without seigneurial rights, which are not yet attested in Tuscany – and tenures in the villages close by. In addition to this, in

  Codice diplomatico longobardo, 1-2, ed. L. Schiaparelli, Rome, 1929-1933, n. 214.   Ibid., n. 50; cfr. Wickham, Framing, cit. n. 2, p. 214. 7   Archivio arcivescovile di Lucca, Carte dell’XI secolo, 3, ed. L. Angelini, Lucca, 1987, nn. 62-66, 74, 99-100, 104-105. For the family, see H.M. Schwarzmaier, Lucca und das Reich bis zum Ende des 11. Jahrhunderts, Tübingen, 1972, p. 109-118. 5 6



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order to evaluate the gross wealth of the family, we must add the lands held in lease from the bishop, which were in fact more numerous – in 1018 they included six estates, urban property, and the ecclesiastical revenues of two pievi, super-parishes; all the same, even with all of this, we are still in an order of magnitude analogous to that of the eighth century.8 And, as episcopal lease-holders, the Porcaresi family was entirely typical of the other great families of the whole period 8801050, judging by the leases we have.9 It was only atypical because a branch of it failed, which allows us to assess the scale of its allodial lands as well, not just its leases. This comparison would give us the impression of a notable stability in the landed wealth of aristocrats in and around Lucca between the eighth and eleventh centuries, except for the fact that, by the eleventh, aristocrats based themselves more on episcopal leases than on allods, which was certainly not the case in the eighth. This is not a false, impression but is a simplification, for two main reasons. The first is that we know a lot about the land-related activities of bishops (and later of monasteries) in Tuscany, but almost nothing about those of kings or marquises, the latter of whom remained strong public powers in Tuscany up to the end of the eleventh century – Donnuccio Sirico’s grandfather had indeed bought much of Porcari from Marquis Uberto in 95210. The second reason, related to this, is that in the period between the eighth and the eleventh centuries there was, above all in the aristocratic circles closest to kings, a cycle in landed wealth, which is worth looking at for a moment. The Lombard kings were not very generous with fiscal land, so élite members such as Tassilo and Gastald Warnefredo based themselves above all on their allodial properties (doubtless augmented in the case of the gastald by illegal usurpations from the fisc)11. The first Carolingians were not that generous either, but they needed to import a loyal ruling stratum into Italy, so 8   For 1018, Archivio arcivescovile di Lucca, Carte dell’XI secolo, 2, ed. G. Ghilarducci, Lucca, 1990, nn. 8-14, 31; cf., for 981-983, the similar lists in Memorie, cit. n. 3, nn. 1520, 1525, 1527-1531. 9   See for example Schwarzmaier, Lucca, cit. n. 7, pp. 222-244. For the equivalent scale of landholding from the bishop in the late ninth century, see the lists of holdings of episcopal leaseholders (and fief-holders), in Inventari altomedievali di terre, coloni e redditi, ed. A. Castagnetti et al., Rome, 1979, p. 225-246, ed. M. Luzzati. 10   Memorie, cit. n. 3, n. 347. For the difference between royal/marchesal and episcopal patronage, see H.M. Schwarzmaier, Societa e istituzioni: Lucca, in Atti del V Congresso internazionale di studi sull’alto medioevo, Spoleto, 1973, p. 143-161. 11   See Notitia de actoribus regis, c. 5, in Leges Langobardorum 643-866, ed. F. Beyerle, Witzenhausen, 1962, p. 181-182.



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they allowed a number of Transalpine families, Franks, Alemans and Bavarians, perhaps thirty or so, to establish themselves on a fairly large scale, with estates in several dioceses each of the Kingdom of Italy, and a wealth visibly greater than in the Lombard period, as befitted typical members of the Frankish Reichsaristokratie12. Most of these were counts or marquises (including the only major Transalpine family in Lucca, the Bavarian family of the Bonifacii, marquises of Tuscany by 846)13, so they controlled fiscal lands by rights of office; as time went on, and particularly after 875, they began to patrimonialise them, as happened elsewhere in the Frankish lands. By the end of the ninth century, then, we find ourselves dealing with a new level of aristocratic wealth in Italy, much more comparable to that of leading families in Francia, whose relatives the holders of this wealth indeed were. By then, too, and still more in the tenth century, indigenous Lombard-law families were joining them, first the Aldobrandeschi, a Lucchese family, implanted in southern Tuscany by the 860s, later the Obertenghi in Liguria, the Giselbertingi in Bergamo, the Canossa in Emilia, and others after them14. The interesting feature of the new Frankish élite, so rich and widely spread, is that almost all the families which comprised it failed. They doubtless depended too much on the maintenance of a kingdom-level scale for political action, which was taken for granted in the ninth century, but which hardly outlasted the second quarter of the tenth as a focus for day-to-day politics. The new Lombard families, however, were implanted more regionally: at the level of a single diocese, or in the marginal lands between dioceses (as for instance the Guidi in the Appennines between Tuscany and Emilia, and to an extent the Canossa as well), or in larger zones which were underpopulated and underurbanised (like Piemonte, the Abruzzo, or the southern Tuscany of the Aldobrandeschi); this regional focus allowed them, and one or two smaller-scale Frankish families, to survive. (Some, above all the Obertenghi, still survive today.) They were notably richer than the Italian

12   See in general E. Hlawitschka, Franken, Alemannen, Bayern und Burgunder in Oberitalien (774-962), Freiburg, 1960; P. Cammarosano, Nobili e re, Bari, 1998, p. 118-122. 13   For the Bonifacii and the few other Transalpine families in Lucca, see Schwarzmaier, Lucca, cit. n. 7, p. 171-181; M. Stoffella, Fuori e dentro la città. La Toscana occidentale e le sue élites (secoli VIII-XI), Tesi di dottorato, Università Ca’ Foscari di Venezia, 2001-2005, p. 310 f. 14   See in turn S. Collavini, “Honorabilis domus et spetiosissimus comitatus”, Pisa, 1998; R. Ricci, La marca della Liguria orientale e gli Obertenghi (945-1056), Spoleto, 2007; F. Menant, Lombardia feudale, Milan, 1992, p. 39-129; V. Fumagalli, Le origini di una grande dinastia feudale, Tübingen, 1971.



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families who remained outside the royal orbit; one example is Lamberto di Ildebrando of the Aldobrandeschi, who in 973 pledged part of his possessions for the huge sum of £10,000, redeemed subsequently by his widow, and listed: they amounted to 45 castles and estates15. All the same, nothwithstanding the survival of the wealth of a few families at a rather higher level, by the end of the tenth century the cycle of the Carolingian Reichsaristokratie was over in Italy. In the context of urban politics, which was the field of the great bulk of the political action of the kingdom by them, the normal level of the wealth of leaders was that of the Porcaresi, not the Aldobrandeschi. The diocesan aristocracies were in the entourages of bishops much more than they were in those of kings or marquises, and based themselves on episcopal more than on fiscal land, which was, even if extensive, much less extensive than that of the kings. Richer aristocratic families, particularly in northern Tuscany, remained rather on the margin of this diocesan activity. It is, it is true, probable that the Lucchese élites were not quite as rich as those elsewhere in the region. In Florence, for example, the Suavizi, a member of whom ceded her part of (and thus listed) the family lands in 1068 just as did Donnuccio and Pringarda of the Porcaresi in 1039, had 23 estates, usually with castles, even if most were probably not very large in extent. This is high for the Fiorentino, but far from unparalleled16. We do not know the origins of these properties, as Florentine documents hardly predate the eleventh century, and it is quite conceivable that Florentine (and Aretine, and Senese)17 families had more chance of getting access to fiscal land than those of Lucca. All the same, the norm everywhere was the concentration of landholding in a single diocese, and in the urbanised North of Tuscany each diocese had a dozen families competing in local politics in the eleventh century, just as had earlier been the case 15   Codex diplomaticus Amiatinus, 2, ed. W. Kurze, Tübingen, 1982, n. 203, 206; cf. Collavini, Honorabilis domus, cit. n. 14, p. 80-85. For the Abruzzo, see L. Feller, Les Abruzzes médiévales, Rome, 1998, p. 606 f; see in general L. Provero, L’Italia dei poteri locali. Secoli X-XII, Rome, 1998; Cammarosano, Nobili e re, cit. n. 12, p. 257-284. 16   Archivio di Stato di Firenze, fondo diplomatico S. Pier Maggiore, 27 febb. 1066 [1067], cf. S. Pier Maggiore, 19 dic. 1066; see M.E. Cortese, Signori, castelli, città, Florence, 2007, p. 98-100, 231-232, 356-365. The estates were doubtless fragmented collections of property, as was normal in northern Tuscany, unlike further south; see classically E. Conti, La formazione della struttura agraria moderna nel contado fiorentino, 1, Rome, 1965, esp. p. 133-143. 17   J.-P. Delumeau, Arezzo. Espace et sociétés, 715-1230, Rome, 1996, p. 307-472; P. Cammarosano, La nobiltà del Senese dal secolo VIII agli inizi del secolo XII, in I ceti dirigenti in Toscana nell’età precomunale, Pisa, 1981, p. 223-256.



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in the Lombard period – and as would remain the case in the communal period, when indeed families would tend to be more numerous and less rich. In this sense above all the cycle of aristocratic wealth that had begun with the Carolingian conquest had returned to its starting-point. * Lazio – at least the part of that region around Rome, the fourteen smallish dioceses surrounding the Urbs, a territory about 2/3 the size of urbanised northern Tuscany – had a rather different trajectory. Rome was almost the only real urban centre of this region, and all its élites converged on the city (only Tivoli was an autonomous political and economic focus), creating a territory for political activity nearly five times the size of the largest Tuscan diocese18. This scale for practical politics did not change before 1050, and in fact not much in the centuries after that either. In this region, when our documents begin in the tenth century, nearly all landed property was ecclesiastically owned. Of course, there was no king in Rome; it was the pope who took over imperial fiscal land, not any lay power. But the scale of property-owning of the numerous churches and monasteries of the city went much further than that. We have more than ninety private lay cessions to the church for Rome and its hinterland from before 1000; nearly 90% say explicitly that the alienated land is not the property (ius) of the donor or vendor. Either it belonged explicitly to another church, or we find more generic expressions that show that the alienator was not the full proprietor of the land, most commonly the phrase iuris cui existens. Even the prince of Rome, Alberic, who patronised the monastery of S. Gregorio in 945 together with his family, specified the lands given in his charter as iuris cui existens. All these cessions were of land held in emphyteusis, three-generation leases with very low rents, of which many survive across the century; these leases state explicitly that the tenant has no right to alienate to the church, but people evidently did so frequently19. The Romans were more atta-

  See above all Toubert, Les structures, cit. n. 4, p. 657-679.   For emphyteuses, M. Lenzi, La terra e il potere, Rome, 2000, p. 48-66; see C. Wickham, Iuris cui existens, in Archivio della Società romana di storia patria, 131 (2008), p. 5-38; idem, La struttura della proprietà fondiaria nell’agro romano, 900-1150, in ibid., 132 (2009), for all this argument. For 945, Il regesto del monastero dei SS. Andrea e Gregorio ad Clivum Scauri, ed. A Bartola, Rome, 2003, n. 68. 18 19



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ched than were most people in Italy to the details of classical Roman land law, including the specification of the difference between property and possession, and few lay owners claimed full control over landed property before the crises of the later eleventh century. The world of emphyteuses was an old one in Rome; we have numerous references to eighth-century papal cessions in emphyteusis in the brief registrations of documents in the Lateran archives made by Deusdedit in his eleventh-century Collectio canonum, and some even for the seventh; there seems to have been no break here from the imperial and papal leases of the late Roman empire. The only major change was that after a certain point, probably the late eighth century, the popes attached the imperial lands to their own, already enormous, patrimony, so as to create a sort of ecclesiastical monopoly over landowning, nuanced only by the large number of separate churches which took part in it20. On the basis of this, on the other hand, aristocratic possession in the land around Rome remained extremely stable. It is likely that some families kept the same estates in emphyteusis for many generations. This would have meant that such families would have in practice, although recognising the ultimate ius of the church, have treated these lands as if they were their property – they built castles and monasteries on them, for example – because their tenure was so stable, and because anyway they had no choice about it. The parallel of post-conquest England comes immediately to the mind of a British historian: the entire Norman baronage held their lands there in theoretically revocable fiefs, but they were not any less committed to an ambitious local politics. One could therefore regard these incomplete property rights as only a legal detail, without a significant effect on aristocratic wealth. But three consequences are important for my comparison here. One is that it was up to popes and other churches to determine how lands were leased, and they usually did so in large blocks, fundi or casalia, variable in size but tending to be between 20 ha and 1 km2 each. We do not find many scattered properties before the eleventh century except immediately around Rome (and Tivoli), and we never find the fragmented possession, field separated from field, which was normal

  Die Kanonessammlung des Kardinals Deusdedit, 1, ed. V. Wolf von Glanvell, Paderborn, 1905, III. 208-213, 241-258; see in general F. Marazzi, I « patrimonia sanctae Romanae ecclesiae » nel Lazio (secoli IV-X), Rome, 1998 (p. 274-280 for imperial land).

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in Tuscany21. The scale of possession was much larger in central Lazio. There was already no space for peasant proprietors there, unlike in north-central Italy, because the church controlled so much, but there was also no sign of the complexity of local landed hierarchies that one finds in Tuscany and elsewhere, with aristocrats, quasi-aristocrats, coqs de village, rich peasants, poor peasants living cheek by jowl. Around Rome, one was either an emphyteutic tenant, and well-off (relatively few emphyteuses are to non-members of the élite, before 1000), or else a cultivator, and almost invisible. Once more, this is more like eleventh-century England than north-central Italy, or indeed than most of Francia. A second consequence concerns the global level of aristocratic wealth. One thing that we cannot do for the lands around Rome is find any direct comparisons to Tassilo or Donnuccio Sirico, for aristocrats had so little landed property, and did not make documents willing their leases. We cannot say for sure whether there were any aristocratic families as rich as the Aldobrandeschi, although we might doubt it – even Alberic’s own heirs, the Tuscolani, are not widely attested outside Rome itself and their base of Tuscolo, which they controlled by the end of the tenth century22. We certainly cannot be sure, given the difficulties of Roman prosopography, whether a typical consul et dux (a standard Roman aristocratic title) of the tenth century possessed lands on the scale of the Suavizi (in which case there would have been fewer such families), or whether he possessed on the scale of the Porcaresi (in which case there would have been more)23. But there were certainly far more of them, on any reading of the sources, than in any Tuscan diocese. Notwithstanding the problems of evidence, we can be sure of at least one thing: given the absence of fragmented landholding and the weakness of peasant possession, both of which entailed a greater concentration of resources in the hands of lay élites, and the fact that nearly every member of the numerous central Lazio élite lived in Rome, the global concentration of aristocratic wealth was far greater than in Tuscany. As a collectivity, the Roman aristocracy was rich as in Francia and England ; and, unlike in 21   A good text for the fragmentation of land around Tivoli is the inventory of episcopal leases dating to 945, ed. A. Vasina in Inventari altomedievali, cit. n. 9, p. 249-275, almost all of which were small, and situated very close to the city. For Tuscany, see above, n. 16. 22   See above all V. Beolchini, Tusculum II, Rome, 2006, p. 31-96. 23   Two good family studies for this period are M. Thumser, Die Frangipane, in Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Biblioteken, 71, 1991, p. 106-163; K. Görich, Die de Imiza, in ibid., 74, 1994, p. 1-41.



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Francia and England, they all lived in the same place. This is one of the major reasons why Rome as a city, their political focus, remained by far the largest city in Latin Europe until well into the eleventh century. The third consequence is that we do not see a cycle in the scale of aristocratic wealth in Rome. The land was all leased out already; there was not much space for new levels of aristocratic possession. The Tuscolani might have been an exception here, using their control over the institutions of the Roman state for two thirds of the period 9001050 to obtain important concentrations of possessions, particularly of papal land, but, as already noted, they are rather less visible than one might have expected. Of course, individual families must have risen or fallen or died out, as they always do; but they seem to have been replaced by others operating on the same scale. Male familymembers aimed at the same set of offices in the papal hierarchy in 1040 as in 940, and, as seems most likely from our evidence, as in 740. The system of emphyteutic grants to élite Romans seems to have produced a remarkable stability in both the political and the landed structures of the city and its hinterland, which lasted 300 years and maybe more. As Pierre Toubert noted over thirty years ago, this stability is much more significant than the fates of individual popes, or even political régimes, which were rather more fragile and temporary24. This contrasts very greatly with the regions of the Italian Kingdom; even places like Lucca, where the typical level of aristocratic wealth remained steady for centuries, saw much more change than that. In Rome, the major shifts would only come with the wars of the late eleventh century, but those were a watershed for the rest of Italy too – Rome in the twelfth century was in some respects more similar to the rest of Italy than it had been hitherto.25 * This comparison stresses the peculiarities of Rome, if its most useful comparator is England, and maybe Francia, rather than the rest of Italy – even if, family by family, the Roman aristocracy was probably closer to Italian norms than to Frankish (or English) ones. (That is   Toubert, Les structures, cit. n. 4, p. 1220-1226.   See S. Carocci and M. Vendittelli, Società ed economia (1050-1420), in A. Vauchez (ed.), Roma medievale, Bari, 2001, p. 71-116, at p. 71-73; J.-C. Maire-Vigueur, Il comune romano, in ibid., p. 117-157, at p. 128. 24 25



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to say, if the Tuscolani did not, as I think, even match the Aldobrandeschi by 1000, they certainly did not come near the hyper-rich leaders of the Frankish world, Abbo of Provence and his like26). But these Transalpine comparisons imply the peculiarities of Tuscany too, and by extension much of north-central Italy as a whole. There, the fragmentation of landed property (and possession), and the durability of peasant landowning, greatly conditioned the wealth of aristocratic élites. To an extent, we might say that even the cycle of aristocratic wealth in the ninth- and tenth-century Kingdom of Italy was only a redistribution of élite agricultural surplus between kings, major churches, and lay leaders, without touching the peasant properties situated around and between them. This would be an exaggeration, but we find peasant owners as easily in the twelfth century as the eighth in Tuscany; and although they were, by now, often subject to a signoria territoriale (a seigneurie banale), seigneurial dues were relatively low in the region, and this aspect of peasant subjection was accordingly limited27. The autonomy of the peasantry was a permanent restriction on the wealth of the élites of most of north-central Italy, before the rural taxation of the thirteenth century, which must not be forgotten. In north-central Italy in general; but not in Rome, where peasant autonomy was so weak, as weak as in the strongest zones of aristocratic dominance in northern Europe. And in Rome – as in the rest of Italy – élite families were above all urban – dwelling, in this case with an unusually large hinterland. It is the concentration of landed resources of so many families in the city that created a focus of collective wealth without parallel in early medieval Latin Europe. Chris Wickham Oxford University Faculty of History

  P. Geary, Aristocracy in Provence, Stuttgart, 1985.   C. Wickham, La signoria rurale in Toscana, in G. Dilcher and C. Violante (eds.), Strutture e trasformazioni della signoria rurale in Italia e Germania durante il medioevo (1000-1250), Bologna, 1996, p. 343-409. 26 27



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Bibliography Archivio arcivescovile di Lucca, Carte dell’XI secolo, 2, ed. G. Ghilarducci, Lucca, 1990 Archivio arcivescovile di Lucca, Carte dell’XI secolo, 3, ed. L. Angelini, Lucca, 1987 Codex diplomaticus Amiatinus, 2, ed. W. Kurze, Tübingen, 1982 Codice diplomatico longobardo, 1-2, ed. L. Schiaparelli, Rome, 19291933 Die Kanonessammlung des Kardinals Deusdedit, 1, ed. V. Wolf von Glanvell, Paderborn, 1905 Il regesto del monastero dei SS. Andrea e Gregorio ad Clivum Scauri, ed. A Bartola, Rome, 2003 Inventari altomedievali di terre, coloni e redditi, ed. A. Castagnetti et al., Rome, 1979 Leges Langobardorum 643-866, ed. F. Beyerle, Witzenhausen, 1962 Memorie e documenti per servire all’istoria della città e stato di Lucca, 5.ii-iii, ed. D. Barsocchini, Lucca, 1837-1841 Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, ed. B. Krusch, Monumenta Germaniae historica, Scriptores rerum Merovingicarum, 4, Hannover, 1902, p. 563-602 V. Beolchini, Tusculum II, Rome, 2006 P. Cammarosano, La nobiltà del Senese dal secolo VIII agli inizi del secolo XII, in I ceti dirigenti in Toscana nell’età precomunale, Pisa, 1981, p. 223-256 P. Cammarosano, Nobili e re, Bari, 1998 S. Carocci and M. Vendittelli, Società ed economia (1050-1420), in A. Vauchez (ed.), Roma medievale, Bari, 2001, p. 71-116 S. Collavini, Duchi e società locali nei ducati di Spoleto e Benevento nel secolo VIII, in Atti del XVI Congresso internazionale di studi sull’alto medioevo, Spoleto, 2003, p. 125-166 S. Collavini, “Honorabilis domus et spetiosissimus comitatus”, Pisa, 1998 E. Conti, La formazione della struttura agraria moderna nel contado fiorentino, 1, Rome, 1965 M.E. Cortese, Signori, castelli, città, Florence, 2007 M. Costambeys, Power and patronage in early medieval Italy, Cambridge, 2007 J.-P. Delumeau, Arezzo. Espace et sociétés, 715-1230, Rome, 1996 (Collection de l’Ecole française de Rome, 219) L. Feller, Les Abruzzes médiévales, Rome, 1998 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 300)

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Wendy Davies

Notions of wealth in the charters of ninth- and tenth-century Christian Iberia

T

his paper is about words and about values, using the extant charter material from northern Iberia. This material records about 100 transactions from the ninth century and over 2,000 from the tenth (excluding Catalonia), especially from the 930s onwards. These come from localities across northern Spain and Portugal, although there are relatively few from Navarre and Aragón. The biggest collections are from the monastery of Celanova in Galicia1 ; the episcopal collections from León2 ; the monastery of Sahagún on the meseta3 ; and the monastery of Cardeña in Castile4. There are some smaller collections which are important, however, especially those from the monasteries of Santo Toribio in the far North and Otero de las Dueñas on the northern edge of the meseta – important for its collection of originals from a lay archive – and the collection of material from miscellaneous sources in northern Portugal5.

  O Tombo de Celanova: Estudio introductorio, edición e índices (ss. ix-xii), ed. J. M. Andrade Cernadas, with M. Díaz Tie and F. J. Pérez Rodríguez, 2 vols., Santiago de Compostela, 1995 ; charters hereafter cited by number as Cel1, Cel2, etc... 2   Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), I (775-952), ed. E. Sáez ; II (953-985), ed. E. Sáez and C. Sáez; III (986-1031), ed. J. M. Ruiz Asencio, León, 1987, 1990, 1987; charters cited as Li1, Li2, Lii259, Liii512, etc... 3   Colección diplomática del monasterio de Sahagún (857-1230), I (siglos ix y x), ed. J. M. Mínguez Fernández, León, 1976 ; charters cited as S1, S2, etc… 4   Colección documental del monasterio de San Pedro de Cardeña, ed. G. Martínez Díez, Cardeña/ Burgos, 1998 ; charters cited as C1, C2, etc... 5   Cartulario de Santo Toribio de Liébana, ed. L. Sánchez Belda, Madrid, 1948, cited as T1, T2, etc... ; Colección documental del monasterio de Santa María de Otero de las Dueñas, I (854-1108), ed. J. A. Fernández Flórez and M. Herrero de la Fuente, León, 1999, cited as OD1, OD2, etc.; Portugaliae Monumenta Historica a saeculo octavo post Christum usque ad quintumdecimum, Diplomata et Chartae, ed. A. Herculano de Carvalho e Araujo and J. J. da Silva Mendes Leal, I, Lisbon, 1867-73, cited as PMH xiv, PMH xv, etc... 1



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Words Let me begin with words, as a way into concepts and perceptions. These Iberian charters use several words for wealth and riches – divitiae (as they also use dives), opes, thesaurum. For the most part the words occur in the preambles of donation charters (that is, words of pious introduction and of explanation for making the gifts), and they express variations on the theme of abandoning wealth in order to store a better treasure in heaven. There are plenty of explicit references to Christian notions that it was undesirable to have wealth, which would become an obstacle to entering heaven. Hence, when the famula [Dei] Leocadia made a gift of extensive properties to the monastery of Abellar in 951, the record is preceded by several biblical quotations, or versions of them, including « Sell everything you have, give alms, and find your treasure (thesaurum) in heaven, where you will not lose it », an easily recognizable version of Luke 12. 33: « Sell that ye have and give alms ; provide yourself [bags which wax not old] a treasure in the heavens that faileth not, where no thief approacheth, neither moth corrupts »6. The grant of another woman, in northern Portugal, in 961, is prefaced by an extended admonition to take worldly riches (divicias corporales) and make « from Mammon » a permanent treasure in heaven (thesaurum permanentem in celis)7. When Ermigia, another lay woman committed to religion, gave property in La Tierra de Campos on the meseta to the nunnery of Santiago in León, in June 970, the record is preceded by similar citations, including one – wrongly attributed to St Paul – which advocates renouncing the search for profit (lucrum)8. There are other examples, including those associated with male donors (this was not a distinctively female approach). However, these expressions are much more common in charters recording the transactions of religious actors, especially the committed laity – confessi/-ae, ancillae, famuli/-ae Dei – than in those of others; the authors of such charters had a habit of expanding on standard formulas in elaborate

  Li236; cf. Cel2 (942), Li256 (952), and the blatantly commercial Lii276 (937-54) : Vendite terrena ut ematis celestia […] Dum tempus abetis, et pretium in manus vestras tenetis, redemitte animas vestras. 7   PMH lxxxii. 8   Lii413 – set cum dicit Paulus Apostolus: « Ab bono operum animum sollicitat et mundiali lux contempnendo abrenunciandoque nos ab se lucri adpeteret, nec miser homo de hac vita sine fructu bonorum operum animum discedat ». 6



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and creative ways9. A distinctive subset of the élite was therefore conscious of, and invoked, the New Testament injunction, a subset whose members often seem to have drafted their own charters, which had individual characteristics and varied widely from the standard ­models10. Concerns about riches, rich people and the moral danger of wealth were part of the common currency of religious writing across northern Iberia. By contrast, however, these expressions are not characteristically associated with the grants of the wider lay aristocracy, whoever drafted the records. Although preambles are by far the commonest context of explicit references to wealth, occasionally « riches » were associated with living people: the priest Melic endowed the church of San Salvador on the river Porma with considerable wealth (largissimas divitias), sometime before 96011 ; the powerful royal, Elvira, the León king’s aunt, referred to a rich man (dives), with great wealth (multa opes), whose property she had come to control by 97012. Significantly, however, none of these expressions is particularly common. Much more common are reward words (merces, remuneratio, praemium), again in preambles, in the context « do this and get your reward in heaven »13. It was more usual to express the quest for virtue in terms of reciprocities, which were not tied to any relative or absolute notions of wealth. Such expressions of ultimate reward are common in records of aristocratic grants, espec­ ially – though by no means exclusively – those of kings, where the drafting of the text was done by members of the royal household or of the monasteries that were beneficiaries. These expressions are much rarer in records of peasant grants, which were often drafted by priests or other locals. There are then two points of note: firstly, the discourse of renunciation and heavenly reward is strongly associated with writing that comes from the high culture of courts and powerful monasteries. Secondly, the ethic of reward is much more commonly expressed than that of the dangers of wealth. Wealth and its dangers   See H.-W. Goetz, in this volume, on « aversion » to wealth.   See further W. Davies, Acts of Giving. Individual, Community, and Church in Tenth-Century Christian Spain, Oxford, 2007, p. 102, 177-79. 11   S183. 12   S255. 13   B. Jussen, Religious discourses of the gift in the middle ages. Semantic evidences (second to twelfth centuries), in G. Algazi, V. Groebner and B. Jussen (ed.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, 2003, p. 173-92 ; he argues, from Europe-wide material in the Corpus Christianorum collections, that the language of reward was elaborated in sermons and tracts of the eighth to eleventh centuries, especially in the sense of God rewarding man’s opus and labor, p. 187-89. 9

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were nevertheless a characteristic concern of some kinds of religious writer. Rich people What, then, made a person rich? Firstly, and obviously, there were plenty of people who, from our point of view, were rich in landed property. For example, the man Pelayo who handed over his share of twelve estates to Countess Ilduara in 940 (as penalty for homicide) ; or Velasco Muñoz who, with his wife and sons and two female relat­ ions, gave the monastery of Boñar six estates, a mountain, a valley and four vineyards in 996 (Velasco was the brother of a count, from a powerful family operating on the southern side of the Cantabrian Mountains)14. In both cases the properties were presumably the tip of the iceberg of a much greater landed estate, since the donors continued to live as aristocrats and support families thereafter. Other aristocrats made extensive post mortem donations, which may represent a larger proportion of their total landed assets : the Galician count Rodrigo and his wife Elvira gave over thirty estates and appurtenances to the monastery of Sobrado ; the religious woman, ancilla Dei, Eiloni, gave eleven estates and at least twelve portions of others to the Galic­ ian monastery of Santa Cruz in 985 ; while Count Munio Fernández bequeathed four estates and other tracts on the meseta, near León, to the monastery of San Juan Bautista, reserving similar proportions for each of his four children15. There were also many who made successive gifts, like those of the Navarre kings to the monastery of San Millán de la Cogolla ; and many who kept buying new lands, like Bagaudano and his wife Faquilona in the Liébana in the 910s to 930s, or Ansur and his wife María a generation later on the meseta, or the monastery of Sahagún for much of the century. They look rich, from our point of view, and we may define them as wealthy, because they had relatively much land and dealt in quantities that vastly exceeded those of peasants. Their landed resources clearly enhanced their power and status, but they tend not to be described as rich in these texts ; they simply occur as people with much property16.

  Cel456, S352.   Tumbos del monasterio de Sobrado de los Monjes, ed. P. Loscertales de García de Valdeavellano, 2 vols., Madrid, 1976, no. 4 (959) ; Cel462; Liii701 (1011), Liii743 (1016). 16   As Juan José Larrea points out (personal comment), if we had narrative texts as well as charters, we might have more descriptions of rich people. 14 15



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If the landed were not called rich, it is worth taking a look at mov­ able wealth and its written associations. I will do this in three ways: by considering church treasure, things handed over as price or countergift, and things with an associated valuation. A) Church treasure « Treasure » (thesaurum) is a word primarily used in these charters to describe the physical, movable property of a church – hence thesaurum ecclesie and occasionally tesaurum templi17. What was church treasure? Not bags of money, since coin was not minted in northern Spain until the later eleventh century18. Rather, it was the furnishings and plate of the church, primarily for liturgical use. A number of charters provide lists of these treasures, sometimes short, sometimes very long; sometimes rather generalized, sometimes extraordinarily specific. When Velasco and family gave landed prop­ erty to Boñar, they also gave three altar cloths, a silk stole, two chasubles (one red, one linen), a silver chalice, a bronze candelabra, a bronze cross, a bronze thurible, two bells, three glass chandeliers and seven books. So far, this might be what one would expect as church treasure. However, there were also, in addition to «  all kinds of utens­il », four ornate bed sets (one silk), a fine bedspread, ten feather mattresses, five tablecloths, two sets of linen, a cushion or pillow, three cups, a cauldron, four spoons, a large dish, a roasting dish, a ladle, a saltshaker, two flasks, two bowls, two jugs, un-numbered barrels, chairs and beds, and seven kinds of stock19. Much more elaborately, when 17   S22 (921), T34 (925), for example; Cel558 (952) ; a cartario de thesauro domini Salvatoris, drawn up for the monastery of Samos after a period of destruction, appears to deal with landed as well as other resources: El Tumbo de San Julián de Samos (siglos VIII – XII), ed. M. Lucas Álvarez, Santiago de Compostela, 1986 (cited hereafter as Sam1, Sam2 etc.), no. 35 (944). Cf., for different uses, D. Iogna-Prat, in this volume. 18   See further below, p. 277. 19   S352 (996): cupas, lectos, sedilias, vel omnia utensilia, lectos II palleos, alio tramisirgo, laneo I, almuzalla I, plumazos X, mutas litones de mensa IIII, literatos I, pares de lineas II, fazale I de argento, copos II, caldera I, culiares IIII, offertoria I, frixorio I, trulione I, salare I, tazola erea I, aredoma erea I, espanesca I, concos II, aquamaniles II, alfagara facenzal moreda I, frontales II, oral de sirgo I, casulla erac vermelia I, alia de lino, calice de argento I, candelabrum ereum I, cruce erea I, incensario ereo I, antifonario I, psalterios II, mistigo I, ordino I, prego I, comico I, campanas II, coronas vitreas III, equas V and other animals. One could quibble over the meaning of some of these terms but there is, as is usual, a rationale in the order of the items, which allows some deductions ; very helpful guides can be found in: C. Sánchez-Albornoz y Menduiña, Estampas de la vida en León durante el siglo X, 3rd edn, Madrid, 1934 (1st edn 1926), App. III and IV, p. 173-99; E. Sáez, Nuevos datos sobre el coste de la vida en Galicia durante la alta edad media, in Anuario de



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Bishop Rosendo endowed the monastery of Celanova in 942, his list was longer but similar and included two silver crosses (one with gold and gems), one bronze and two silver candelabras, three silver chandeliers (one with gold and gems), a lamp, gold thuribles, two silver reliquaries (with gilt decoration), five silver chalices (three with gilding and another with gems), bells, silver and gold belts, ten albs, twenty-three chasubles, nine stoles (four with silver and gold thread) and at least twenty-one books; together with bed covers20, twenty-one blankets (seven ornate), twenty-three feather mattresses (ten ornate), six fine bedspreads, furs, two ornate rugs, two silver flasks, a gilt tureen, gilded and bronze goblets, six gilded and twelve bronze dishes, three gilt mugs, a gold cup, ivory and glass tumblers, two further tureens (bubalinas), a dish, a silver table service, four pitchers, seven engraved bowls, two candlesticks, two bowls from the East, nine flasks (of eastern origin), and twenty tablecloths – amongst much more21. In other words, « church treasure » included the books, church plate and vestments for liturgical use that one would expect, but also precious, luxury objects for the household ; these household goods of extra fine quality were often deemed to be imported – metal vessels from alAndalus, Moorish blankets and cloaks, metalwork and cloth from « Iraq »22.

Historia del Derecho Español, 17, 1946, p. 865-88, at p. 886-88; and M. C. Torre SevillaQuiñones de León, Aproximación al estudio terminológico de la indumentaria nobiliaria leonesa a través de los documentos (ss. ix-xiii), in M. Pérez González (co-ord.), Actas II Congreso Hispánico de Latín Medieval, León, 1998. « Bed sets » : lecto/leito seems to indicate a rather fancy bedroll ; the precise meaning was in one case specified as blanket, mat and pillow, S183 (960). Mutas – Torre Sevilla-Quiñones de León gives « underwear » as the normal meaning, but the mensa here seems to indicate a different kind of changeable cloth. Cf. the semantic range of « linen » in English (i.e. both underwear and table covers), an observation I gratefully owe to James Campbell. 20   stragmina lectulorum ; I am grateful to Ian Wood for the suggestion of « tomb covers », but they may simply be bed covers since they are listed along with furniture rather than with liturgical vessels. 21   Cel2. 22   aredoma […] espanesca (S352); almuzallas and alleapes (Li220), alliphaphes (Cel2); concas aeyraclis (Cel2), cf. casulla erac vermelia (S352). Cf. also Byzantine cloth: plumazos greciscos, in panno grecisco (OD50). Cf. C. Sánchez-Albornoz, Estampas (cited n. 19), p. 18, n. 5; for imported textiles, see L. Serrano-Piedecasas Fernández, Elementos para una história de la manufactura textil andalusí (siglos ix-xii), in Studia Historica. Historia Medieval, 4, 1986, p. 20527. Some of the cloth could have been local versions of imported styles; there were certainly some workers making andalusí cloth in the neighbourhood of León in the early eleventh century; see C. Estepa Díez, Estructura social de la ciudad de León (siglos xi-xiii), León, 1977, p. 417.



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One can occasionally find very similar lists associated with the laity. For example, there is a late tenth-century inventory of goods which a couple of high-ranking lay aristocrats gave to their daughter as dowry (these were people who moved in royal circles and exercised judicial functions for the king) : in addition to slaves and stock, she got the same kind of fine furs, blankets and mattresses as were given to churches ; also the silver spoons (twelve), ladle, saltshaker, dishes, silver vessels, tumblers, bowls and jugs, as well as the more characteristic bride’s presents of gold and other jewellery, clothes, headgear, furs (some decorated with gold thread), towels and carpets, and a mule which had a silver saddle and bridle23. There is also a Portuguese list of goods given by husband to wife, as morning gift at marriage, in 946 : as well as substantial landed properties, stock and furniture, there were a horse with a saddle and silver bridle, silk blouses, a prec­ ious cup and dish, lambs’ fleeces, silk stoles and jewellery24. The very fact that churches often acquired their treasure as gifts from the lay aristocracy – like King Sancho Garcés I’s lavish gifts to the monastery of Leire and to Bishop Basilio round about 918 or Countess Mumadona’s even more lavish gifts to the monastery of Guimarães in 959 – makes it clear that these goods were owned by lay and clerical élites alike25. Overall, then, « treasures », « riches », « wealth », as owned by lay and clerical élites, seem to have had more to do with accumulations of movable goods, and especially precious things, luxuries, exotic spec­ial objects ; insofar as « treasure » was conceptualized, it was perceived to lie in movables rather than in the basic landed resource; to possess (and doubtless display) the visible, countable, graspable treasure was to have riches, as in many other societies, ancient and modern26.

  OD50.   PMH lvi. It is tempting to suppose that these goods are gendered : however, although women were certainly given chattels, they were also given land, sometimes much land; and plenty of men gave and received chattels. 25   Documentación medieval de Leire (siglos IX a XII), ed. A. J. Martín Duque, Pamplona, 1983, no. 6 – there are suspect elements in this charter but it still makes the point; PMH lxxvi. 26   J. Campbell, The sale of land and the economics of power in early England: problems and possibilities, in J. Campbell, The Anglo-Saxon State, London and New York, 2000 (first published 1989), p. 227-45, at p. 240-41: ‘the weight of interest and emotion is directed not towards land but towards treasures’. 23 24



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B) Things handed over as price or countergift If we look at objects which were handed over in transactions of gift and sale of land – as countergift and price – there are some points of contact with these lists of movable wealth. There are just under 1,000 recorded tenth-century sales from the region ; while some records which were in sale format clearly conceal negotiations which were far from commercial, many seem to have been straightforward commodity transactions27. In many of these sales the price was recorded as paid in objects: A sold land to B for objects 1, 2, 3, as Dalla sold some parcels of land in Aleje to Munio Flaínez for two rams and a cheese and Godesteo sold a deacon a plot of arable land in Moreda for a goat and three quarters of grain28. While many of the sales were of modest parcels, and many of the objects handed over in payment were also modest – foodstuffs, basic clothing, single animals – the transactions of aristocrats were quite different. We find precious carpets, ornate bed sets, fine clothes, silver dishes, in other words, exactly the same things as constitute church treasure, although there were also, often, fine horses (as opposed to old nags, or carthorses) 29. So, for example, a woman received two silk robes from a lay couple in 933 when she sold them an estate in Lores ; two couples who sold property to the monastery of Santos Justo y Pastor in the 950s were paid with a red carpet, a decorated mattress, a Moorish blanket and some packs (saccos – perhaps packs of cloth) ; a lay couple received a fine bay horse from the well known aristocrat Ansur in 974 for selling a substantial establishment by the walls of León ; another lay couple received two carpets, a yellow tunic and a bed set in 976, for selling land to the monastery of Cardeña ; and a woman received a precious sword, with gilt decoration, from a priest in 959 for selling her town house in León, by the bishop’s gate30. The latter case may look surprising, with sword passing from priest to woman, but it makes a nice point ; this

27   See W. Davies, When gift is sale : reciprocities and commodities in tenth-century Christian Iberia, in W. Davies and P. Fouracre (ed.), The Languages of Gift, Cambridge, 2010, p. 217-37. For commodity exchange, see further below, p. 279-81. 28   S163 (959), Cel451 (942). See W. Davies, Sale, price and valuation in Galicia and CastileLeón in the tenth century, in Early Medieval Europe, 11, 2002, p. 149-74, for more detail of prices and valuations. 29   Cf. the feather mattresses, linen, gold and silver vessels, ladle, etc., used to purchase land and privileges in early Anglo-Saxon England; J. Campbell, Sale of land (cited n. 26), p. 23233. 30   S52, Lii350, S278, C169, S166.



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was not so much a weapon as a luxury good, valuable and desirable because portable and exchangeable. Weapons are, in fact, only rarely mentioned in these transactions31. Similar messages come from countergifts, that is gifts made in recog­nition of receipt of a gift, often to secure the primary donation. Offering a countergift was a standard mechanism for getting a guarantee that a gift would be stable and would not revert, for example, to the donor’s family. It was clearly differentiated from price, which was in principle agreed in advance of a sale as part of a contract, whereas the countergift followed a transaction, retrospectively securing it32. Hence, the language of price and countergift in these texts was different, as was the entire format of sale and gift texts33. Again, many countergifts consisted of single, relatively modest, objects – a mule, some cloth, a hide, a goat; but those associated with aristocratic gifts were often much more elaborate and included silks, fine horses, silver dishes, fine harness, cloaks, carpets, bed sets, spices. When two nuns gave the monastery of San Salvador land and houses in 990, they were given a colt ; but when King Sancho Ordoñez restored five or more estates to the aristocrat Odoario in 928, Odoario gave him a special horse and a special pale-coloured (literally « yellow ») mule, a fine bed set, three furs and some decorated silver objects ; Ramiro, probably a royal, got a fine bed set and a silver dish from a Portuguese lay couple in 926, in acknowledgement of his gift of an estate ; and the monastery of Sahagún gave a fine horse and silk to King Ramiro III and his aunt, Elvira, in return for their gift of an estate in 97134. It is important to note the directions of movement in these examples: objects moved from aristocrat to other aristocrats, from churches to aristocrats, from clerics to clerics, and from aristocrats to churches.

31   Two swords and two shields paid to a lay couple for an estate by a confessus (Sam23 (982)); two swords (below, n. 36); sword and spurs (below, n. 38); gold spurs (PMH xcix (968)); but spurs, swords, shields and lances twice in Portugal (PMH cxiv (974) and PMH cxlvii (985)). 32   See W. Davies, Countergift in tenth-century northern Iberia, in A. Deyermond and M. Ryan (ed.), Symposium on Early Medieval Spain (Papers of the Medieval Hispanic Research Seminar, 63), London, 2010, p. 67-82. Cf. comparable processes in early medieval Italy, which provides many more examples : C. Wickham, Compulsory gift-exchange in Lombard Italy, 650-1150, in W. Davies and P. Fouracre (ed.), The Languages of Gift (cited n. 27), p. 193-216. For the temporal distinctions between gift and sale, cf. C. A. Gregory, Gifts and Commodities, London, 1982, p. 46-8. 33   Of course, in practice the distinction was not so black and white; there were plenty of grey areas. See further W. Davies, When gift is sale (cited n. 27), p. 225-35. 34   Liii534 and 535, Cel234, PMH xxxi, S261.



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These were not treasures locked up in a treasure chest ; these precious goods circulated, and had practical socio-economic uses35. It is impossible, of course, to quantify the relative volume of these transactions on the basis of the available data, but it is noticeable that high value countergifts are more often recorded as moving from churches to aristocrats and that high-value gifts of movables more often move from aristocrats to churches than in other directions. It is also noticeable that more modest gifts of precious movables passed from what look like minor aristocrats to churches, and occasionally to lay persons. Hence, a group of lay people made a series of small grants of local property on entry to the monastery of Piasca in 957, including two silver dishes, three beds with blankets and covers, six sets of table (or altar) linen from one person; two feather mattresses, two swords, two sets of table linen from another; two fine bed sets, thirteen mattresses, two silver dishes from another36. A woman and her two sons gave the monastery of Lorvão in northern Portugal gold, silver, iron and « all kinds of metal » ; silken, woollen and linen cloth; buckets, barrels, beds, chairs, tables, food and wine; as well as landed property37. And in a rare gift of military equipment, a man gave his son an estate in Oncina (near León), with appurtenant vineyards, a meadow and a share in a mill ; a yoke of oxen, unnumbered sheep, nine cows, seven horses, together with a riding horse with saddle and bridle, a good sword, spurs and cloth ; and barrels, beds, chairs and equipment for the house38. Although our principal interest in this volume is in the aristocracy, it is also worth noting that other lay people also dealt in precious goods, especially those one might term middle-range people and rich peasants. They received, amongst other things, fleeces, mattresses, Moorish bed covers, cloaks and overcoats from monasteries as the price or part of the price for the sale of land, as well as the occasional silver dish and carpet.39 These goods were paid for small-scale proper-

35   The imaginative reconstruction of the León market in C. Sánchez-Albornoz, Estampas (cited n. 19), p. 16-43, is overstated for modern tastes, but remains well worth reading. 36   S153. See J. Montenegro Valentín, Santa María de Piasca. Estudio de un territorio a través de un centro monástico (857-1252), Valladolid, 1993, p. 50, 52, 55, 66-7. 37   PMH xliv (937). 38   Lii488 (944-82). 39   For example, Li58 (923), Li104 (935), Li119 (937), Li156 (942), Li157 (942), Li253 (952), Li254 (952), S80 (941), S88 (943); silver dishes: S55 (934), Cel380 (961) – this is rare in the Celanova collection.



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ties like plots of arable or patches of vines.40 This was not uncommon from the 920s onward on the meseta (although it was much more characteristic of the meseta than of other regions, and even on the meseta it was more usual to make payments for small properties in food and basics than to make them in precious objects). In these cases of sale for precious goods by middle-range people, the direction of movement of the goods was overwhelmingly from monasteries to the laity (as also tended to be the case for higher value sales). However, even so, there are some cases in which the luxuries passed from lay party to lay party in small-scale transactions – saddles, bridles, linen, once a shield of some kind, cloaks, tunics, blankets, fleeces41. Hence, the circulation of precious goods reached social levels well below the aristocracy; and, while directions of movement were several, the tenor of surviving records is that the main direction of the flow was from high aristocrats to monasteries to non-aristocrats. C) Valuation It is not uncommon, although not invariable, for these texts to attach a valuation to objects that were handed over in transactions. Often the value was relatively low, expressed in terms of cattle, or sackfuls of grain, or, if in solidi, merely a handful of them (3, 5 or 6)42. The solidus was a unit of account and was clearly not minted as coin in northern Spain at this time ; the unit was probably influenced by knowledge of the key unit of the reformed Carolingian currency, for which silver denarii were coined at the rate of 12 to the solidus, of which there were initially 22 to the pound weight43. But the silk which Sahagún gave to King Ramiro was valued at 100 solidi; the bay horse which Ansur paid for the León town house was also valued at 100 solidi; King Vermudo II got a horse worth 300 solidi as countergift from 40   Vines: S180 (960); Cartulario de Valpuesta, ed. M. Desamparados Perez Soler, Valencia, 1970, no. 13 (935), for example. 41   Li60 (923), Li129 (939; a scutum of relatively low value), Li193 (946), S174 (960), for example. 42   Contrast the vast hoards of silver dirhems found in southern Spain. 43   Despite the well considered view of J. Gautier Dalché, L’histoire monétaire de l’Espagne septentrionale et centrale du IXe au XIIe siècles: quelques réflexions sur divers problèmes, in Anuario de Estudios Medievales, 6, 1969, p. 43-95, at p. 46 [ now in Économie et Société dans les pays de la Couronne de Castille, Variorum Reprints, London, 1982] that the Carolingian system did not replace earlier systems in Galicia; he did however note finds of Carolingian denarii sometime after 899 at Santiago de Compostela, ibid., p. 48 n. 28; see W. Davies, Sale, price and valuation (cited n. 28), p. 165-70, for full discussion.



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Fernando Núniz in 994 ; Asur González, from a comital family in Castile, got a countergift of nine lengths of exotic imported cloth and decorated spurs, worth 500 solidi, from Cardeña in 932 for the gift of a church; and the Portuguese monastery of Guimarães paid precious goods to the value of 1000 solidi for land in 95344. This is important. As I indicated earlier, some people in these cultures were certainly familiar with abstract concepts of wealth, but they were not very commonly expressed. Some people, if not most, also had very clear ideas of value, and of the difference between high and low value, and these by contrast were often expressed. This conceptual framework of valu­ ation allowed for a wide range of wealth levels : there was a cattle standard, a modius standard (i.e. « sackfuls »), and units of account like argenzos (small pieces of silver) and solidi, as well as some less common standards; hence, a horse worth six oxen, a tunic worth four modii, a coat worth ten argenzos, a carpet worth five solidi of silver45. Different standards were used contemporaneously for high and low value goods, as skins were valued in cattle, sheep in sackfuls, and silver dishes in solidi in tenth-century southern Galicia. Using a range of different standards like this at the same time is by no means peculiar to tenth-century Spain; it happens in many parts of the world46. They were not absolute standards, of course – any one standard might vary and we should expect them to have done so47. Any single value could be partly socially conditioned : in other words, value was not simply determined by supply and demand but by other factors, like rank or

44   References above, nn. 34 and 30, for the first two cases (S261, S278); Liii565, C23, PMH lxvii. 45   Cel555 (1001), Cel410 (987), Li157 (942), C199 (988). Although uses were several at this time, by the thirteenth century the modius became a liquid measure; see J. Clemente Ramos, La economía campesina en la corona de Castilla (1000-1300), Barcelona, 2004, p. 21-3. 46   See C. A. Gregory, Savage Money. The Anthropology and Politics of Commodity Exchange, Amsterdam, 1997, p. 7-8, 23-6. 47   A point made strongly by E. Sáez, Nuevos datos (cited n. 19), p. 865-69, and J. Gautier Dalché, L’histoire monétaire (cited n. 43), p. 49-51; in contrast to C. Sánchez-Albornoz, El precio de la vida en el reino asturleonés hace mil años, in his Viejos y nuevos estudios sobre las instituciones medievales españoles, 2, 2nd edn, Madrid, 1976 (first published 1944), p. 811-52, and Moneda de cambio y moneda de cuenta en el reino asturleonés, ibid., p. 855-83, whose discussions proceeded from an assumption that economically consistent principles informed Spanish valuation systems in the tenth century, which could be consistently related to each other; he looked for demand/supply explanations alone for price differentiation – ‘la ineludible ley de la oferta y la demanda’, ibid., p. 819.



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kinship or relative affluence ; sometimes, for example, the rich were expected to pay more : richesse oblige, as Sahlins put it48. There was, nevertheless, some regional variation in the incidence of the valuation systems. Whereas valuations in solidi occurred in all parts, they were in fact rare in Galicia, common on the meseta and almost invariable in Castile ; valuations in modii were very common in Galicia and Portugal, also occurring on the meseta and north of the Cantabrian mountains ; valuations in cattle were largely confined to Galicia49. The very strong regional differences in valuation practice are emphasized by the facts that most sales between lay parties in the Celanova collection (Galicia) are priced in food and basic cloth, measured in modii and quarters; and that even high value transactions in that collection tend to be paid for in similar goods, like the estate sold for fifty lengths of cloth and forty goats50. « Valuation is essentially a comparative process by which two unlike entities are compared and judged51 ». Value systems necessarily relate to exchange, and in most cultures they relate to commodity exchange, that is exchange as a system of purchase and sale, exchange in which the primary relationship is between the objects transacted rather than between the transactors. This is exchange with more than a touch of the commercial52. The very existence of value systems means that exchange must have been normal – an expected part of regular socioeconomic relationships – even if some goods arrived as the con­ sequence of raiding. While we cannot possibly quantify volume, the widespread occurrence of value systems means that exchange must have been socially and economically significant in the tenth century. There were hundreds of sales for value, both high and low value, which must in itself suggest active participation in the value systems

48   M. Sahlins, Stone Age Economics, London, 1974, p. 211-15, 268, 277-79. Or the rich chose to pay more: for an early medieval example, see J. Hannig, Ars donandi. Zur Ökonomie des Schenkens im früheren Mittelalter, in R. van Dülmen (ed.), Armut, Liebe, Ehre. Studien zur historischen Kulturforschung, Frankfurt am Main, 1988, p. 11-37, at p. 32-6, for prestige price against market price in Italy and France c.900. 49   J. Gautier Dalché, L’histoire monétaire (cited n. 43), p. 69-71, 90, notes a few cattle valu­ ations in eleventh- and twelfth-century Asturias and one in Otero de las Dueñas; PMH cxxiv (978) also appears to have a cattle valuation. Some of the earliest Galician valuations may relate to a gold rather than a silver standard; see further W. Davies, Sale, price and valuation (cited n. 28), p. 165-69. 50   Cel161 (965), Cel164 (967); Cel535 (953). For regional difference, cf. J. Gautier Dalché, L’histoire monétaire (cited n. 43), p. 47-8, 56-8. 51   C. Gregory, Savage Money (cited n. 46), p. 13. 52   Cf. C. Gregory, Gifts and Commodities (cited n. 32), p. 19, 42.



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at different social levels. The range of social levels involved in these transactions with attached valuations was indeed wide – high aristocrats certainly, but also middle-range people (some urban-dwellers, like the woman and the priest), some rich peasants and some not-sorich peasants53. A peasant couple sold small plots for goods valued in argenzos in 923 ; a peasant and his mother sold a water course for goods valued in solidi and modii; two brothers sold small plots for goods valued in solidi ; some cousins sold more substantial plots for goods valued in modii in 955 ; a woman and her children sold plots for food valued in modii, as did two brothers and their wives; and a group of siblings sold their share of land for food and basics valued (unusually) in Galician solidi and in modii in 96154. There are many more examples. These valuation systems were not just a book-keeper’s concept ; they functioned across many localities, in richer and poorer circles. There are even cases in which the notion of « just price » was invoked in peasant transactions – for example, in 960 a just price was to be assessed by local elders in northern Portugal if a previously exchanged property had to be sold55. Accordingly, valuations feature in records made by local priests, as well as those made by great monasteries or by royal or episcopal households ; so, the priests Ababdella, Zenzitus, Iohannes and Arrian all made valuation records for small-scale sales between lay persons (and occasionally local clergy), as did others whose status is not indicated56. When people were recording transact­ ions they were accustomed to think in terms of value. Conclusion If we go back to our organizers’ initial questions about the contradictions inherent in the Christian approach to wealth, about contemporary criteria for richness in the early middle ages, about the acquisi­ tion and maintenance of wealth, and about the economic awareness of élites, there are some clear answers from this corpus. There is cer53   Though some peasant sales were certainly not commercial – rather, a means of getting food and other necessities; see W. Davies, Acts of Giving (cited n. 10), p. 158-60. 54   Li60, Li124 (937), Li254 (952), S148, Cel373 (956), Cel377 (996), Cel384. Galician solidi feature in Portuguese texts too. 55   PMH lxxix; cf. Cel182 (1000). Though this doubtless reflected a concern about making undue profit, rather than about establishing a market price. 56   Li162 (943 – not so small), Li200 (948), Li237 (951), Li238 (951); others: Li158 (942), Li173 (943), Li234 (951); all but two of these examples are recorded on single sheets.



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tainly explicit moralizing in this material : there are plenty of exhort­ ations to give away personal riches in order to achieve the superior treasure of heaven. Despite that, many individuals did in practice accum­ulate both landed and movable goods, as did religious bodies, and there is little to suggest any awareness of the contradictions in this. As for criteria, the texts are inclined to associate precious movables with being rich ; and I suspect that most people who thought about « wealth » in this area at this time thought of it in terms of movables rather than in terms of land or total resources57. In effect, the most consistent, and the most common, expressions of wealth lie in the statements of relatively high value attached to movables. As for acquiring wealth and becoming rich, there is plenty to suggest that high aristocrats sought precious objects, as kings of earlier centuries had done – doubtless as a convenient vehicle of social display, reinforcing their social and political status. Indeed, it looks as if some aristocrats were so keen to acquire precious objects that they used land to do so. This is the best explanation for the transactions in which aristocrats exchanged land for very high value countergifts (apparently close to the value of the property initially conveyed) or for a price composed of high value, often exotic, objects58. These look as if they were deals between aristocrats (lay and ecclesiastical) to move goods about and to acquire rare and precious things. This does not in itself have to imply economic awareness, nor indeed compet­ ence. Perhaps the contrary. The texts certainly do not talk in terms of profit (apart from the occasional wicked lucrum in a sub-biblical quote59), nor in terms of any desire to increase surplus, much less do they make explicit reference to credit60. But we can nevertheless see from analysis of the texts, both the presence of families rich in landed

  M. Sahlins, Stone Age Economics (cited n. 48), p. 218; J. Campbell, Sale of land (cited n. 26), p. 240-41. 58   See further W. Davies, Countergift (cited n. 32). 59   See above, n. 8. 60   J. A. García de Cortázar, La sociedad rural en la España medieval, Madrid, 1988, p. 34, 43, interpreted some records of sale as being essentially about the provision of credit. I am not persuaded that these were credit arrangements, in the absence of evidence that the properties in question were subsequently recovered and that any of the ‘prices’ paid (which are largely food) were returned to the purchasers ; most charters also give the purchasers rights of free disposition of their acquisitions, which suggests that the transactions were considered final. The paucity of references to objects or to property put down as security, i.e. as collateral for a loan (usually called pledges or gages), is very striking in northern Spain by contrast with references in other parts of western Europe at this time ; see F. Bougard in this volume. 57



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estates, and, especially in the second half of the tenth century, the beginnings of the establishment of the great monastic estates61: their purchasing strategies, and their deliberate consolidation of properties, must mean that some of their stewards were beginning to think in terms of surplus accumulation and control. Indeed, it is clear by the 990s that a handful of lay families were also accumulating properties – through purchase, gift and the proceeds of fines in court cases – in such numbers that it is difficult to interpret except as intentional62. With the benefit of hindsight it looks as if they too were thinking about accumulating and developing landed resources, even if conceptualiz­ ation of wealth itself was still grounded in movables. How does this fit into the wider issues of economic development? It is customary to focus on the development of great estates in the tenth century, alongside isolated references to merchants and to (weekly) markets, the import of manufactured goods from the South by magnates, and low levels of urbanization. Spanish writers have argued that commercial circulation was essentially to feed the needs of great proprietors ; that, while there are traces of development in the later tenth century, the volume of goods circulating at that time was still small ; and that the main development came in the eleventh century63. Clearly there was plenty of change in the eleventh century, and one could not possibly disagree that development intensified 61   The classic example is J. M. Mínguez Fernández, El dominio del monasterio de Sahagún en el siglo X, Salamanca, 1980 ; but the significant build-up of estates by the bishopric of León, by Celanova and by Cardeña is also notable in the tenth century; for León, see C. Estepa, Estructura social de León (cited n. 22), p. 197-203, and G. del Ser Quijano, La renta feudal en la alta edad media. El ejemplo del Cabildo catedralicio de León en el período asturleonés, in Studia Historica. Historia Medieval, 4, 1986, p. 59-75;  for Celanova, although it covers a longer period, there is much in J. M. Andrade Cernadas, El monacato benedictino y la sociedad de la Galicia medieval (siglos x al xiii), A Coruña, 1997  ; for Cardeña, see S. Moreta Velayos, El monasterio de San Pedro de Cardeña. Historia de un dominio monástico castellano (902-1338), Salamanca, 1971. See J. García de Cortázar, Sociedad rural (cited n. 60), p. 34-6, 48, for an overview of the progressive submission of peasants to aristocracy, and consequent relative increase in aristocratic wealth ; C. de Ayala Martínez, Relaciones de propiedad y estructura económica del reino de León: los marcos de producción agraria y el trabajo campesino (850-1230), in El reino de León en la alta edad media, 6, Estudios, León, 1994, p. 133-408, gives an overview of proprietorship and tenant relationships in the provinces of León and Zamora, but ident­ ifies little economic development in the period 850-1050. 62   Munio Fernández and Flaino Muñoz, for example : see W. Davies, Acts of Giving (cited n. 10), p. 146-48. There are earlier examples too, though those we know most about tend to have alienated their property by endowing monasteries ; Hermenegildo and Paterna in northern Galicia, for example: M. del C. Pallares Méndez, El monasterio de Sobrado: un ejemplo de protagonismo monástico en la Galicia medieval, A Coruña, 1979, p. 29-43. 63   J. García de Cortázar, Sociedad rural (cited n. 60), p. 37-46 ; C. Estepa, Estructura social de León (cited n. 22), p. 373-424 ; cf. J. Mínguez Fernández, El dominio del monasterio de Sahagún



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then, particularly given the advent of minting coin, the clear development of pottery manufacture for widespread distribution and the stimulus of the tributes received from al-Andalus64. But it is worth suggesting some adjustment of the balance for the tenth century. There is, after all, plenty of evidence of extending cultivation throughout the century, which must imply higher levels of production – witness many disputes about peasants « encroaching » on monastic land and many charters recording grants of land ad populandum65 ; there was competition over mills and water rights, notably in the later tenth century66 ; there was exploitation of salt pans, by Cardeña especially, which can only have been for distribution67 ; there were some towns, even if few, and some shops, as well as merchants, markets and artisans68. Thanks to a valuable recent study of pottery in the southern Basque country (Álava), we can see that pottery production and distribution in the ninth and tenth centuries was more complex than previously

(cited n. 61), p. 244, for « espectaculares progresos » in the eleventh century. See A. Isla Frez, La alta edad media. Siglos viii-xi, Madrid, 2002, p. 219-37, for a useful overview. 64   For pottery, see J. A. Quirós Castillo and B. Bengoetxea Rementeria, Arqueología (III) (Arqueología Postclásica), Madrid, 2006, p. 360. See further below, n. 69-74. 65   Disputes: Sam247 (909) implicitly, Li184 (944), Cel446 (959), for example; pro populare/ ad populandum: Li79 (928), Cel7 (950), S256 (970), for example – this was not so much about populating the land for the first time but about dominating it, i.e. controlling surplus production; cf. J. A. García de Cortázar, La Historia rural medieval. Un esquema de análisis estructural de sus contenidos a través del ejemplo hispanocristiano, 2nd edn, Santander, 1982, p. 141-59, and, for ‘peasant dynamism’ in the ninth and tenth centuries, J. J. Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle, Paris and Brussels, 1998, p. 165-69, 196-97, 590. Cf. G. G. Astill, Exchange, coinage and the economy of early medieval England, in J. Escalona Monge and Andrew Reynolds (ed.), Scale and Scale Change. Western Europe in the First Millennium, Turnhout, 2010, p. 00-00, for intensification of production prior to major economic shift. 66   J. A. García de Cortázar, El equipamiento molinar en la Rioja Alta en los siglos x al xiii, in Homenaje a Fray Justo Pérez de Urbel, OSB (Studia Silense, III), Silos, 1976, p. 387-405, at p. 392, 401, notes many more references to mills in the eleventh century but warns that many must go unrecorded; T. F. Glick, Islamic and Christian Spain in the Early Middle Ages, Princeton, 1979, p. 92-3, 96-8. 67   Note the many purchases of salt interests by the monastery in the later 970s/980s, a distinctively new interest: C170, C173, C175, C176, C179, C186, C194, C195, C197 (a gift); cf. J. Mínguez Fernández, El dominio del monasterio de Sahagún (cited n. 61), p. 193-94, on the early development (early tenth century) of Sahagún’s salt interests; J. J. Larrea, La Navarre (cited n. 65), p. 295, for Albelda’s; there is a helpful survey of increasing exploitation of salt rights in E. Peña Bocos, La atribución social del espacio en la Castilla altomedieval. Una nueva aproximación al feudalismo peninsular, Santander, 1995, p. 72-85. 68   C. Estepa, Estructura social de León (cited n. 22), p. 373-75, and my comments above n. 22; J. Quirós Castillo and B. Bengoetxea Rementeria, Arqueología (III) (cited n. 64), p. 361; A. Isla Frez, Alta Edad Media (cited n. 63), p. 223-30 – Isla notes how quickly the towns recovered from attacks.



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thought and that new wares and new forms became prevalent in some zones69. There was domestic production in the household, as one might expect, but the proportion of such wares gradually petered out across the ninth, tenth and eleventh centuries70 ; pottery also seems to have been sold by itinerant potters, across a wide area of 100 km or more71 ; and, from the ninth century, some pottery was being made in local workshops for limited distribution, as for example in a zone of 20-30 km around Vitoria and a slightly smaller zone in the Rioja Alta72. There was also a tiny proportion of imports73. While it remains demonstrable that the bases of production changed significantly in the eleventh century, it is also clear that there was some change and development in the preceding three centuries  ; that there were regional zones of market activity before the eleventh-century changes ; and that there were supra-regional networks supplying non-local wares at the same time74. None of this material could be described as prec­ ious and it indicates some element of market activity at social levels below that of aristocrats. Moreover, as indicated above, precious goods circulated more widely across the North than from magnate to magnate ; and there was increasing use of silver, not just increasing reference to it, for transactions in the second half of the tenth century, with use of the small pieces of silver known as argenzos on the meseta in the hinterland of León and Sahagún75. Despite the customary comments, there is plenty of evidence of local, non-élite exchange in the North West (though rather less in Castile), not least in the existence of multiple valuation systems ; and on the meseta there is plenty of evidence – from the 920s onwards – of non-élite participation in the exchange of 69   J. L. Solaun Bustinza, La cerámica medieval en el País Vasco (siglos viii-xiii), Vitoria, 2005, p. 380, 310, 316. 70   Ibid., p. 354-56, 393-99. 71   Ibid., p. 371-74. 72   Ibid., p. 357-59, 367-71. 73   Ibid., p. 318, 320-22, 379. Estimates of the relative modes of production for the central nucleus round Vitoria in the ninth and tenth centuries are : 8% domestic, 8% itinerant, 78% local workshops, 3% foreign; and in the Rioja Alta in eighth to tenth centuries: 10% domestic, 23% itinerant, 57% local workshops, 7% foreign, with much higher proportions of domestic production in western Álava and in Vizcaya to the north; ibid. p. 380-83. 74   Excavations in the last couple of years, e.g. at Aistra (west of Vitoria), have produced new material, whose analysis may well lead to some revision of Solaun’s dating framework (personal comment, Andrew Reynolds)  ; while any refinement of dating will be welcome, Solaun’s suggested complexity of pottery production before the eleventh-century changes will still provide an important insight. 75   W. Davies, Sale, price and valuation (cited n. 28), p. 157-58, 162-64.



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imported goods. If we had the regional pottery studies for the meseta, this pattern would surely be reinforced. There are many indicators both of an increase in production and of an increase in the volume of exchange activity in northern Spain, as in many other parts of west­ ern Europe, in the tenth century. This was not evenly spread, of course  : indications of increasing intensity of exchange are much more pronounced on the meseta. Focussing on precious goods demonstrates that they circulated, in several directions, and that, although they were unquestionably dominated by the élite, their possession was not confined to the élite. Participation in commodity exchange seems to have been wider than is customarily allowed, especially on the meseta76. What makes northern Spain look so different from some other parts of Western Europe is the absence of locally minted coin, as also of fiscal pressures to convert surplus. But if we were able to quantify production and exchange, maybe the meseta, at least, would not look quite so different. Further, if one were looking for aristocratic demand, as the stimulus for econ­ omic step-change, there is plenty of evidence of it across northern Spain77. Economic behaviour was unquestionably changing by the year 1000; the change did not yet inform the conceptual apparatus and was not reflected in recorded expressions of wealth. A few people were nevertheless ‘economically competent’. And the widespread awareness of high versus low value suggests that many were on the verge of « competence »78. Wendy Davies

76   Cf. A. Isla Frez, Alta Edad Media (cited n. 63), p. 226: there must have been trade in local produce in the second half of the tenth century. 77   Cf. C. Wickham, Rethinking the structure of the early medieval economy, in J. R. Davis and M. McCormick (ed.), The Long Morning of Medieval Europe. New Directions in Early Medieval Studies, Aldershot, 2008, p. 19-31, at p. 24, 30-1; G. Astill, Exchange, coinage and the economy (cited n. 65), p. 00. 78   I am extremely grateful to Grenville Astill, Julio Escalona, Juan José Larrea and Chris Wickham for their helpful comments on a draft of this paper, and for some references; and to the History Faculty of the University of Oxford for a grant to support travel to the conference.



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Abbreviations C1, C2 etc.: Colección documental del monasterio de San Pedro de Cardeña, ed. G. Martínez Díez, Cardeña/Burgos, 1998. Cel1, Cel2 etc.: O Tombo de Celanova: Estudio introductorio, edición e índices (ss. ix-xii), ed. J. M. Andrade Cernadas, with M. Díaz Tie & F. J. Pérez Rodríguez, 2 vols., Santiago de Compostela, 1995. Li1, Li2, Lii259, Liii512, etc.: Colección documental del archivo de la catedral de León (775–1230), vol. I (775–952), ed. E. Sáez; vol. II (953– 85), ed. E. Sáez and C. Sáez; vol. III (986–1031), ed. J. M. Ruiz Asencio, León, 1987, 1990, 1987. OD1, OD2, etc.: Colección documental del monasterio de Santa María de Otero de las Dueñas, ed. J. A. Fernández Flórez & M. Herrero de la Fuente, I, León, 1999. PMH xiv, PMH xv, etc.: Portugaliae Monumenta Historica a saeculo octavo post Christum usque ad quintumdecimum, Diplomata et Chartae, ed. Alexandre Herculano de Carvalho e Araujo & Joaquim J. da Silva Mendes Leal, I, Lisbon, 1867–73. S1, S2 etc.: Colección diplomática del monasterio de Sahagún 857–1230, I, ed. J. M. Mínguez Fernández, León, 1976. Sam1, Sam2, etc.: El Tumbo de San Julián de Samos (siglos VIII – XII), ed. M. Lucas Álvarez, Santiago de Compostela, 1986. T1, T2, etc.: Cartulario de Santo Toribio de Liébana, ed. L. Sánchez Belda, Madrid, 1948.



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Manger de la viande, signe extérieur de richesse ? Le cas des îles Britanniques

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a Chronique de Novalaise rapporte, dans un épisode fantaisiste mais fort significatif, comment le jeune Adalgise, fils du roi des Lombards Didier, s’étant introduit clandestinement à la cour de Charlemagne, se fit remarquer par sa manière de briser les os de cerf, de bœuf et d’ours, et d’en dévorer voracement la moelle. Au tas de fragments accumulés à côté de lui, Charlemagne le reconnut comme un miles fortissimus et le démasqua. Magnanime, il le laissa cependant regagner Constantinople1. L’histoire est plaisante, et illustre bien cette règle fondamentale de l’alimentation médiévale  : comme le dit justement Massimo Montanari, « le potens mange beaucoup, et de la viande ; le pauper mange peu, et des végétaux2 ». Les puissants, surtout quand il s’agit d’hommes et de laïcs, c’est-à-dire de guerriers, peuvent et doivent manger de grandes quantités de chair animale. Celle-ci, rendue consommable par l’acte violent que représente l’abattage d’une bête domestique ou sauvage, véhicule tout particulièrement les images de force, de puissance, de sang, que les élites guerrières aiment à mettre en avant. La consommation de viande ferait ainsi partie des « modes de reconnaissance » des élites dans le haut Moyen Âge, c’est-à-dire — pour citer un ouvrage récent sur les élites dans la Grèce antique — des « pratiques qui rendaient évident le rang des individus, en même temps qu’elles contribuaient à l’acquisition du prestige nécessaire aux ambitions de chacun3 ». Cependant, le même Massimo Montanari a bien montré que, dans le haut Moyen Âge en particulier, la viande n’était pas l’apanage des seules élites : « Le régime alimentaire », écrivait-il dans un article de 1985, « a été au haut Moyen Âge sensiblement plus riche et plus varié que

1   Chronique de Novalaise, III, 21, citée par M. Montanari, Convivio : Storia e cultura dei piaceri della tavola dell’Antichità al Medioevo, Rome, 1989, n° 127. 2   Id., L’alimentazione contadina nell’alto Medioevo, Naples, 1979, p. 463. 3   A. Duplouy, Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C., Paris, 2006, p. 30.



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dans les siècles suivants, quand le changement des conditions alimentaires, démographiques, économiques, sociales, menèrent à une expansion progressive de l’agriculture et à un mode d’alimentation toujours plus uniformément fondé sur la consommation de céréales, qui avant étaient seulement un élément parmi d’autres, et dans de nombreux cas pas le plus important4. » Dans des sociétés altomédiévales où le saltus était fortement exploité par toutes les catégories sociales, les produits animaux, et au premier chef la viande, pouvaient figurer plus fréquemment sur les tables populaires que ce ne fut le cas dans le Moyen Âge tardif. Selon Montanari, c’est donc seulement avec le développement de plus en plus exclusif, à partir du IXe siècle mais plus encore après l’an 1000, de certains droits seigneuriaux sur la terre (droits de pâturage, de paisson, de chasse, etc.5), que la viande déserte effectivement les tables paysannes6. Les nombreuses trouvailles archéozoologiques dans les sites d’élite comme dans les sites ruraux plus modestes confirment de plus en plus cette intuition : la viande, dans les premiers siècles du Moyen Âge, n’était pas exclusivement réservée aux élites. Ces deux dimensions — caractère élitaire de la viande dans les représentations, et présence finalement assez généralisée sur la plupart des tables — se retrouvent par ailleurs autour de la chasse, elle aussi activité élitaire par excellence dans le discours, mais pratiquée dans les faits par de nombreuses couches de la société7. Comment réconcilier ces deux observations a priori opposées ? Pour commencer, il y a nécessairement viande et viande, tout comme il y a chasse et chasse : ainsi la pose de collets n’a que peu à voir avec l’affrontement du sanglier à l’épieu, et pourtant les deux activités sont désignées aujourd’hui par le même mot de chasse. Ensuite, la prise en compte de la notion de richesse semble ici nécessaire : certes, les puissants sont bien souvent les riches, et les faibles les pauvres, les termes étant parfois entièrement interchangeables. Mais il existe des gradations dans la richesse comme dans la puissance, et celles-ci ne se recouvrent

4   M. Montanari, Gli animali e l’alimentazione umana, dans L’Uomo di fronte al mondo animale nell’Alto Medioevo, Spolète, 1985 (Atti delle Sett. del CISAM, XXXI), t. I, p. 619-672, sp. p. 620. 5   Leur développement en Angleterre au cours du Xe-XIe siècle est étudié par O. Rackham, Ancient Woodland. Its History, Vegetation and Uses in England, Londres, 1980, sp. p. 155 et 179180. 6   M. Montanari, La faim et l’abondance. Histoire de l’alimentation en Europe, Paris, 1995, p. 68-69. 7   R. Almond, Medieval Hunting, Stroud, 2003, p. 10 et p. 100 sq.



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pas toujours, y compris dans l’univers laïc qui m’intéressera ici. Car les pratiques d’ostentation peuvent bien sûr donner à voir la richesse, mais ce n’est pas là le seul élément que l’on peut chercher à montrer : la force, la virilité, l’influence, le savoir, le savoir-faire, peuvent aussi être objet d’ostentation, à table ou à la chasse comme ailleurs. Le présent article, qui se concentre sur la documentation insulaire, a donc pour but de préciser ce que l’on entend lorsque l’on parle de consommation de viande par les élites. De quel type de viande s’agitil, et en quoi cette viande diffère-t-elle de celle que consomment les moins favorisés ? Comment se la procure-t-on ? Faut-il nécessairement être riche pour manger certains types de viandes, ou le fait d’appartenir au monde des puissants suffit-il à manger comme un riche ? On pourrait aisément penser que, si la chasse exprimait dans les siècles du haut Moyen Âge l’appartenance à l’élite, c’était plutôt à travers ses associations symboliques : puissance, sang, meurtre ritualisé de l’animal8. Au contraire, il me semblait que la viande d’élevage, quelle qu’elle soit, était plutôt du côté de la richesse, de la capacité à mobiliser des ressources : mangeaient de la viande ceux qui en avaient les moyens, ce qui expliquait sa présence importante sur les tables de l’élite. On verra que cette intuition, même si elle se trouve en partie confirmée, n’a pas été entérinée de manière aussi systématique. Chasse et richesse « Jusqu’à quand chasserai-je des lapins, des perdrix ? Car c’est bon pour les paysans, de chasser des perdrix ! Tout au contraire les fils des nobles, les jeunes aristocrates, Chassent des ours et des lions, chassent d’autres terribles fauves9. »

8   Une vision défendue avec force par A. Guerreau, Les structures de base de la chasse médiévale, dans A. Paravicini Bagliani et B. van den Abeele (éd.), La chasse au Moyen Âge : Société, traités, symboles, Florence, 2000, p. 25-32. 9   Digénis Akritas (version byzantine, MS de l’Escorial), trad. P. Odorico dans L’Akrite. L’épopée byzantine de Digénis Akritas. Versions grecque et slave, suivies du Chant d’Armouris, Toulouse, 2002, v. 744-747.



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Ces vers nous amènent bien loin des contrées sur lesquelles porte le présent article. Ils sont en effet tirés du Digénis Akritas, épopée byzantine composée au tournant des XIe et XIIe siècles. Même si Byzance est loin des îles Britanniques, où les lions n’ont jamais été fort nombreux et où l’ours, encore présent sur le Continent, avait sans doute entièrement disparu dès l’époque romaine10, la tonalité générale de ce passage me semble résumer assez bien ce que l’on pensait de la chasse dans l’Occident du haut Moyen Âge, et la manière dont on la pratiquait. Tous les animaux en effet ne se valent pas, et seuls certains sont explicitement associés à la chasse pratiquée par les élites. En effet, celle-ci est d’abord conçue comme entraînement à la guerre et expression de la supériorité. Mais dans le même temps, on remarque qu’elle exige des moyens financiers, humains et organisationnels importants  : les chasses aristocratiques sont aussi des chasses de riches. Ainsi, on a depuis longtemps remarqué la faible présence du gibier sur les tables du haut Moyen Âge. L’archéozoologie en témoigne de manière bien plus éloquente que les textes, dans lesquels les motivations symboliques peuvent l’emporter sur la description de la réalité. Même sur les sites d’élite, où les proportions de gibier sont relativement plus importantes que sur les sites plus communs11, celles-ci ne dépassent que rarement 5 % NRD (nombre de restes déterminés, ou fragments identifiés) avant l’an 1000. En outre, l’argument apparaît souvent circulaire, car la présence plus importante de gibier est considérée par de nombreux archéologues comme une « griffe » du milieu seigneurial12, et peut donc servir à distinguer les sites « privilégiés ». Aussi peut-on affirmer que le gibier ne dominait en aucun cas l’alimentation carnée des élites, qui reste constituée à plus de 85 % de viande de bœuf, porc ou mouton, et ce dans tout l’Occident13. En Angleterre par exemple, ce n’est qu’après l’époque de la Conquête   P. Walter, Arthur. L’ours et le roi, Paris, 2002, p. 90.   A. Grant, Food, Status and Religion in England in the Middle Ages : An Archaeozoological Perspective, dans L’animal dans l’alimentation humaine : les critères de choix, 1988 (Anthropozoologica, 2e n° spécial), p. 139-146, sp. p. 144. 12   F. Audoin-Rouzeau, Compter et mesurer les os animaux. Pour une histoire de l’élevage et de l’alimentation en Europe de l’Antiquité aux Temps Modernes, dans Histoire et mesure, 10/3, 1995, p. 277-312, ici p. 308-310. Cf. aussi Ead., Hommes et animaux en Europe de l’époque antique aux temps modernes : Corpus de données archéozoologiques et historiques, Paris, 1993 (Dossiers de documentation archéologique, 16). 13   Ead., L’alimentation carnée dans l’Occident antique, médiéval et moderne : Identités culturelles, sociales et régionales à travers le temps, dans M. Bruegel et B. Laurioux (éd.), Histoire et identités alimentaires en Europe, Paris, 2002, p. 77-100. 10 11



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normande que la part d’animaux sauvages atteint des pourcentages significativement plus élevés : Naomi Sykes a montré que, sur les seuls sites d’élite anglais, elle est multipliée par deux ou trois au cours du XIe siècle et passe de moins de 4 % aux environs de l’an 1000 à une moyenne de 8 % à l’époque normande14. Il en est de même dans les régions celtiques, où les espèces sauvages sont peu représentées : ainsi, sur le site de Dinas Powys, résidence princière du Sud du pays de Galles datée du Ve-VIIe siècle, la présence de cerf n’est attestée que par une douzaine de dents, alors qu’une quantité importante d’ossements a pu être analysée15. Seul le site d’Iona a livré des quantités réellement importantes de gibier, avec près de 15 % d’os de cerf16 : il s’agit clairement d’une exception, par ailleurs difficile à comprendre car l’île est fort petite et la population, en grande partie monastique, ne mangeait a priori que peu de viande. En Angleterre, s’ajoute un problème méthodologique majeur mis en lumière par Keith Dobney et Deborah Jaques : la plupart des sites ruraux (d’élite ou non) ayant fait l’objet d’analyses archéozoologiques sont anciens (Ve-VIIIe siècle), alors que les sites ecclésiastiques et urbains (là encore, quel que soit le statut envisagé) sont plutôt tardifs (IXe-XIe siècle)17. La rareté des sites qui, comme celui de Flixborough, s’étendent sur l’ensemble de la période, rend les comparaisons délicates : les évolutions dans le temps peuvent en effet dissimuler des pratiques différentes dans l’espace. Dans la plupart des cas, la part du gibier dans l’alimentation carnée des habitants de ces sites d’élite devait cependant être relativement limitée dans le haut Moyen Âge, et l’on peut y voir un signe de la fonction surtout symbolique de la venaison comme expression de la supériorité sociale. Un autre élément qui peut nous conforter dans cette idée est le fait que l’on chassait aussi des animaux « inutiles », immangeables en tout cas, tels que le blaireau, le renard ou le loup. Certains de ces animaux étaient d’ailleurs des «  nuisibles  »18  : en 14   N. J. Sykes, The Impact of the Normans on Hunting Practices in England, dans C. M. Woolgar, D. Serjeantson et T. Waldron (éd.), Food in Medieval England. Diet and Nutrition, Oxford, 2006, p. 162-175, sp. p. 164-166. 15   L. Alcock, Economy, Society and Warfare among the Britons and Saxons, Cardiff, 1987, p. 234254, ici p. 33-34. 16   L. Laing, The Archaeology of Celtic Britain and Ireland, c. AD 400-1200, Cambridge, 2006, p. 70. 17   K. Dobney et D. Jaques, Avian Signatures for Identity and Status in Anglo-Saxon England, dans Proceedings of the 4th Meeting of the ICAZ Bird Working Group, Acta Zoologica Cracoviensia, n° spécial 45, p. 7-21, sp. p. 8. 18   R. Almond, Medieval Hunting, cité n. 7, p. 16-17.



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détruisant ces animaux qui menaçaient l’espace agricole, les chasseurs aristocratiques affirmaient aussi leur statut de maîtres et défenseurs de celui-ci. Cette dimension de la chasse comme « rite de marquage et de définition de l’espace » est rappelé par Alain Guerreau, qui voit dans cette pratique « un rite de domination » qui, dans les premiers siècles du haut Moyen Âge, aurait représenté « le rituel majeur de l’aristocratie laïque européenne »19. Toutefois, il est difficile de préciser la destination réelle de la viande sauvage à l’intérieur de chaque maisonnée. Les données de l’archéozoologie sont globales pour l’ensemble d’un site, dans le meilleur des cas pour l’ensemble d’un dépotoir. Or sur l’île d’Iona par exemple, il n’y avait pas que des moines : comme la plupart des grands monastères irlandais20, Iona avait de nombreux caractères proto-urbains, et il est probable que la population vivant de la proximité du monastère mangeait les importantes quantités de cerf repérées sur le site. De même, sur un « site d’élite », on ne trouvait pas que des élites. Tous les occupants, réguliers ou occasionnels, avaient-ils effectivement droit aux 5% de gibier que repèrent aujourd’hui les archéozoologues ? On peut en douter. En outre, si la venaison ne figurait pas au menu quotidien des habitants de ces sites, y compris les plus puissants et les plus fortunés, il est envisageable qu’elle ait dominé, voire qu’elle ait représenté l’essentiel de la nourriture consommée dans les occasions les plus exceptionnelles, c’est-à-dire lors des festins les plus importants. L’imbrication de la chasse et du repas festif est un aspect bien connu des pratiques de l’élite dans le haut Moyen Âge21. On mangeait sans doute dans les banquets du soir ou du lendemain le produit de la chasse du matin ou de la veille, les grandes chasses étant souvent organisées lors de fêtes, à l’occasion desquelles on pouvait introduire préalablement quelques têtes de gibier sur le terrain de chasse prévu : une telle pratique, attestée dans le monde carolingien, permettait d’assurer le plaisir des chasseurs et l’approvisionnement de la table22. Car les animaux chassés étaient

  A. Guerreau, Les structures de base…, cité n. 8, p. 26.   T. M. Charles-Edwards, Early Christian Ireland, Cambridge, 2000, p. 119-121. 21   Voir par exemple la célèbre présentation par Ermold le Noir de la réception du prince danois Harald par Louis le Pieux à Ingelheim, où s’entremêlent chasses, repas et cérémonies laïques et religieuses : Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux, éd. E. Faral, Paris, 1932, v. 2164-2529. 22   F. Guizard-Duchamp, Les parcs à gibier carolingiens d’après les sources narratives, dans A. Corvol (éd.), Forêt et chasse, Xe-XXe siècle, Paris, 2004, p. 17-27, sp. p. 26-27. 19 20



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bien mangés : les nombreuses traces de boucherie, retrouvées sur les ossements sauvages autant que sur domestiques, en témoignent23. Les animaux chassés par les élites sont principalement de deux sortes. Il s’agit d’abord de gros animaux fournissant une grande quantité de viande et dont la chasse demande une dépense d’énergie et une endurance considérables, soit pour poursuivre le gibier à cheval, soit pour l’achever lors d’un affrontement à l’épieu : les deux animaux concernés au premier chef sont le sanglier et le cerf. On doit noter ici une différence d’accent entre les deux animaux. Les textes brittoniques, gallois en particulier, sont pleins de chasses au sanglier, qui était aussi l’un des animaux rois des chasses romaines24 : Arthur, personnage emblématique du légendaire brittonique, se fait remarquer dans les sources les plus anciennes pour sa poursuite du porcus Troynt, présentée par l’Historia Brittonum aux alentours de 830 comme l’un de ses principaux exploits25 ; un épisode repris dans le conte gallois de Culhwch et Olwen, sans doute composé aux environs de 1100, où Arthur poursuit le Twrch Trwyth et ses sept marcassins26. Au contraire, les textes anglo-normands privilégient le cerf, pourtant considéré comme couard par la plupart des textes27 : d’après un poème funèbre inséré dans le manuscrit de Peterborough de la Chronique anglosaxonne, Guillaume le Conquérant aurait aimé ces animaux autant que son propre père28. Il est plus difficile de dire lequel de ces deux animaux était privilégié dans le monde anglo-saxon. Les sources narratives sont de fait très peu loquaces sur ce sujet, et l’archéologie ne nous est que de peu d’utilité en la matière : en effet, les problèmes d’identification porc/sanglier sont un trait récurrent de l’archéozoologie. Peut-être la part de gibier dans les données archéozoologiques devraitelle être réévaluée pour le monde insulaire (de manière marginale seulement, le porc lui-même n’était que très rarement dominant, comme on le verra plus loin). Il semble toutefois que le sanglier ait été beaucoup moins présent dans les dépotoirs anglo-saxons que sur

23   N. J. Sykes, Zooarchaeology and the Norman Conquest, dans Anglo-Norman Studies, 27, 2004, p. 185-197, sp. p. 191-193. 24   M. Pastoureau, La chasse au sanglier: histoire d’une dévalorisation (IVe-XIVe siècle), dans A. Paravicini Bagliani et B. van den Abeele (éd.), La chasse au Moyen Âge, cité n. 8, p. 7-23. 25   Historia Brittonum, ch. 73, dans Nennius : British History and the Welsh Annals, éd. J. Morris Londres et Chichester, 1980, p. 83. Cf. A. Gautier, Arthur, Paris, 2007, p. 106-107. 26   M. Aurell, La légende du roi Arthur, 550-1250, Paris, 2007, p. 52 sq. 27   N. J. Sykes, The Impact of the Normans, cité n. 14, p. 169-170. 28   Chronique anglo-saxonne, ms E, s.a. 1086 (recte 1087), dans The Anglo-Saxon Chronicle, éd. M. Swanton, Londres, 1996, p. 221.



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le continent, du moins du moins pour les IXe-XIe siècles29. À la fin de la période, le développement probable de parcs à cerfs par les membres de l’élite anglo-saxonne, à l’imitation de la noblesse continentale30, pointe d’ailleurs vers le développement de la chasse au cerf, un animal très valorisé pendant la période normande, mais aussi au chevreuil, plus adapté aux parcs à gibier et qui semble avoir joui d’une grande faveur auprès des élites dans les derniers siècles de l’histoire anglo-saxonne31. Une autre chasse typiquement aristocratique est jusqu’au XVIIe siècle la chasse aux oiseaux sauvages à l’aide de faucons32, qui s’avère très présente dans le monde anglo-saxon tout comme dans le monde gallois ; elle semble en revanche ne pas avoir été connue en Irlande, où la culture aristocratique apparaît plus tournée vers les activités guerrières et sanglantes33. La présence d’ossements d’oiseaux sauvages, ainsi que de restes d’oiseaux de proie, est régulièrement mentionnée comme un trait caractéristique des habitats d’élite34, même s’il faut tenir compte des milieux dans lesquels l’habitat s’inscrit : la présence de tels oiseaux n’a par exemple rien d’étonnant à proximité des espaces marécageux, comme à Flixborough dans le nord du Lincolnshire35. On remarque cependant qu’à Flixborough, la variété et le nombre d’os d’oiseaux sauvages était plus grande dans les phases 3b (VIIIe siècle) et 6 (Xe siècle), périodes pendant lesquelles le site a été interprété comme un habitat aristocratique laïque, que pendant les phases 4 et 5 (IXe siècle), où le site pourrait avoir abrité un établissement religieux36. Il en est de même sur plusieurs sites continentaux, où la présence de gibier à plumes a été vue comme un signe particu-

  N. J. Sykes, The Impact of the Normans, cité n. 14, p. 166-167.   R. Liddiard, The Deer Parks of Domesday Book, dans Landscapes, 4, 2003, p. 4-23 ; A. Gautier, Game Parks in Sussex and the Godwinesons, dans Anglo-Norman Studies, 29, 2007, p. 51-64. 31   N. J. Sykes, The Impact of the Normans, cité n. 14, p. 168-169 32   A. Guerreau, Les structures de base…, cité n. 8. 33   R. Fleming, Lords and Labour, dans W. Davies (éd.), From the Vikings to the Normans, Oxford, 2003 (Short Oxford History of the British Isles, 3), p. 106-137, sp. p. 131-132. 34   K. Dobney et D. Jaques, Avian Signatures…, cité n. 17. 35   C. P. Loveluck, Wealth, Waste and Conspicuous Consumption : Flixborough and its Importance for Middle and Late Saxon Rural settlement, dans H. Hamerow, et A. MacGregor (éd.), Image and Power in the Archaeology of Early Medieval Britain  : Essays in Honour of Rosemary Cramp, Oxford, 2001, p. 78-130, sp. p. 113-115 ; C. P. Loveluck et al., Rural Settlement, Lifestyles and Social Change in the Later First Millenium AD : Anglo-Saxon Flixborough in its Wider Context, Oxford, 2007 (Excavations at Flixborough, 4), p. 149 et 156. 36   K. Dobney et D. Jaques, Avian Signatures…, cité n. 17, p. 13-14. 29 30



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lièrement important de consommation aristocratique37. Mais tout comme au monastère de La Charité-sur-Loire (Nièvre) aux XIe et XIIe siècles, la consommation de gibier à plume (un tiers des restes d’oiseaux y sont sauvages), principalement obtenu dans le milieu humide des bords de Loire, reste caractéristique de la consommation des religieux38. Ainsi, ce gibier peut représenter un trait caractéristique de l’alimentation des élites ecclésiastiques  : même si celles-ci consomment visiblement de la viande de quadrupèdes interdits par la règle, elles se régalent surtout de gibier d’eau et de volailles. Pratiquent-elles elles-mêmes la chasse au faucon ? C’est tout à fait possible : le fait que ce soit l’oiseau, et non le chasseur lui-même, qui verse le sang, pourrait être un élément de justification de la pratique de la fauconnerie par les clercs, tout comme il pourrait expliquer le fait qu’elle est aussi pratiquée par les femmes39 ; aucun texte cependant ne justifie ainsi cette pratique dans le haut Moyen Âge insulaire. La pratique de la fauconnerie peut par ailleurs apparaître comme un moyen de marquer une domination sur les espaces humides, souvent peu ou mal appropriés, à l’instar des forêts où se pratique la chasse au gros gibier. On remarquera que l’un des traits communs à ces chasses « privilégiées » est la nécessité de lourds investissements financiers. Il s’agit d’abord pour l’essentiel d’une chasse montée  : la fauconnerie est pratiquée par des cavaliers au début de la Tapisserie de Bayeux, et la poursuite des bêtes courantes se fait bien sûr à cheval. Cette chasse à cheval s’oppose à la pose de pièges et de collets, indigne des élites. Les faucons eux-mêmes, ainsi que les chiens, représentent des investissements importants. Le code de loi irlandais connu sous le nom de Crith Gablach fait du nombre de chiens un des critères permettant de définir le statut d’un individu40. Cette règle rejoint certaines observations de Rathier de Vérone sur les critères de richesse, parmi lesquels il place « le plaisir des chiens et des faucons »41. En effet, les oiseaux

  J.-H. Yvinec, La part du gibier dans l’alimentation du haut Moyen Âge, dans J. Desse et F. Audoin-Rouzeau (éd.), Exploitation des animaux sauvages à travers le temps, Juan-les-Pins, 1992, p. 491-504, sp. p. 492-496. 38   F. Audoin-Rouzeau, Ossements animaux du Moyen Âge au monastère de La Charité-sur-Loire, Paris, 1980, p. 144-146. 39   A. Guerreau, Les structures de base…, cité n. 8, p. 27-28. 40   Crith Gablach, § 112, éd. E. MacNeill, The Law of Status or Franchise, dans Proceedings of the Royal Irish Academy, 36/C, 1921-1924, p. 265-316. 41   Rathier de Vérone, Praeloquia, I, 33, cité par J. M. H. Smith, Europe after Rome. A New Cultural History, 500-1000, Oxford, 2005, p. 173. 37



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de proie sont alors objet de commerce et de dons au sein de l’élite, à l’intérieur de la Grande-Bretagne comme entre elle et le continent. Le contrôle de ces réseaux d’approvisionnement peut représenter un enjeu important. Au VIIIe siècle, il est possible que les rois aient contrôlé le transport des faucons et se les soient procurés par des contacts avec l’étranger : les animaux de chasse représentent des biens de prestige offerts dans le cadre de l’échange de dons, comme en témoigne une lettre d’Æthelberht II de Kent à Boniface : « Il y a encore une chose que je souhaiterais que vous vous procuriez pour moi, une chose qui, je pense, ne sera pour vous, d’après ce qu’on m’en dit, pas difficile à obtenir : il s’agit de deux faucons ayant appris l’art et le courage d’être prêts à prendre les grues en les capturant et, les ayant prises, de les forcer au sol. Et la raison pour laquelle nous nous adressons à vous pour leur acquisition et l’envoi de ces oiseaux, c’est qu’on ne trouve que très peu de ce genre de rapaces dans nos régions, c’est-à-dire dans le Kent. »42

Au VIIIe siècle, les meilleurs faucons venaient donc du Continent, mais il est certain qu’Anglo-Saxons et Gallois apprirent assez bien l’art de la fauconnerie pour avoir leurs propres traditions. Chiens, chevaux et faucons devaient par ailleurs être nourris ; ces chasses nécessitaient aussi un personnel nombreux (fauconniers, veneurs) qu’il fallait loger et nourrir sur les lieux de chasse. Plusieurs chartes font mention de cette nécessité, comme ce diplôme du roi des Merciens Berhtwulf, qui dispense un domaine situé à Pangbourne (Berkshire) de l’obligation de recevoir « les hommes portant éperviers et faucons, ou ceux menant chiens et chevaux »43. Les fournitures pour la chasse royale font donc habituellement partie du feorm ou pastus du roi (équivalent du fodrum continental), et représentent de lourdes charges dont les établissements religieux merciens du premier IXe siècle cherchent à se faire exempter44. La chasse exprime donc la maîtrise de l’espace et la capacité financière à réaliser cette maîtrise par des aménagements ou par l’acquisition et l’entretien d’outils spécialisés et coûteux. En Grande-Bretagne du moins — car le tableau est beaucoup moins évident pour l’Irlande   Boniface, Epistolae, 105, éd. M. Tangl, MGH Ep. Selectae 1, Berlin, 1916, p. 231.   S 1271 (numérotation Sawyer, fournie par le site Anglo-Saxon Charters, http://www.trin. cam.ac.uk/chartwww/eSawyer.99/eSawyer2.html). 44   P. Sims-Williams, Religion and Literature in Western England, 600-800, Cambridge, 1990, p. 135-6 ; A. Gautier, Hospitality in Pre-Viking Anglo-Saxon England, dans Early Medieval Europe, 17/1, 2009, p. 23-44. 42 43



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— les gibiers les plus valorisés sont toujours de fait ceux qui exigent les plus grands investissements : le remplacement progressif du sanglier par le chevreuil et le cerf, puis au XIIe siècle par le daim, est sans doute à inscrire dans cette optique. En effet, si la chasse au sanglier exprime de manière éminente la force physique individuelle et de manière secondaire la maîtrise du territoire forestier parcouru par la chasse, la chasse aux cervidés est plus raffinée, et en tout cas plus coûteuse. Elle s’accompagne en effet d’aménagements paysagers : construction de haies et de palissades, érection de talus, délimitation de parcs. Si la forêt aménagée et réservée est un espace de récréation idéal pour de grandes chasses au cerf, d’autres cervidés peuvent aussi être introduits dans les parcs de manière systématique : ils sont alors tués non « par force de chiens » mais à l’aide de filets et de pièges — une activité certes moins prestigieuse mais qui procure aux tables de l’élite la certitude d’un approvisionnement régulier, même s’il n’est pas nécessairement important sur le plan numérique, en gibier frais. L’introduction du daim en Angleterre, consécutif à la Conquête normande, va dans ce sens. Il ne s’agit plus nécessairement d’une activité d’élite, mais bien d’une ressource pour l’élite, les gardiens des parcs pouvant à l’occasion tuer eux-mêmes les cervidés pour le compte des seigneurs : comme l’écrit Naomi Sykes, ils « récoltent » le gibier plus qu’ils ne le chassent45. Cette pratique n’est pas pour autant propre au XIe-XIIe siècle : le site de Faccombe Netherton était au milieu du Xe siècle pourvu de plusieurs hagae, c’est-à-dire de « haies » ou enclos légers servant à parquer temporairement le gibier (ici, principalement des chevreuils) avant leur abattage46. Viandes d’élevage et richesse La viande d’élevage, a priori plus liée à la seule richesse, nous semble par ailleurs moins porteuse d’images de puissance et de pouvoir. C’est aussi le cas du poisson, en particulier de mer : difficile à se procurer dès que l’on s’éloigne des côtes, il coûte donc très cher car il

45   N. J. Sykes, Animal Bones and Animal Parks, dans R. Liddiard (éd.), The Medieval Park : New Interpretations, Macclesfield, 2007, p. 49-62. 46   J. R. Fairbrother (éd.), Faccombe Netherton : Excavations of a Saxon and Medieval Manorial Complex, Londres, 1990 (British Museum Occasional Papers, 74), vol. 1, p. 20-21 et vol. 2, p. 486 sq ; N. J. Sykes, Animal Bones, cité n. 45, p. 60-61.



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nécessite un transport rapide. C’est ainsi que le hareng apparaît au XIe s. comme un aliment de prestige, vendu à des prix très élevés47. Or, comme pour le gibier, lorsque l’on parle de viande d’élevage, il faut pouvoir préciser de quels animaux il s’agit. Les élites se procuraient ces viandes de plusieurs manières : elles pouvaient être élevées directement sur leurs domaines ou réserves ; être reçues en tribut ou en redevance ; ou enfin être achetées. En outre, il faut distinguer les animaux acquis sur pied de la viande d’animaux déjà abattus. Nous allons donc nous pencher successivement sur les différentes espèces animales pouvant faire l’objet d’un élevage pour leur viande dans le haut Moyen Âge48. Le cas des ovins et caprins est assez intéressant, car il s’agit de toute évidence d’animaux dont les élites dédaignaient la viande. Dans les fouilles, le mouton reste assez régulièrement associé à des contextes pauvres, sauf dans quelques régions très propices à l’élevage ovin comme l’Est-Anglie49 : c’est le cas par exemple à North Elmham, site épiscopal pour lequel les données archéozoologiques sont nombreuses50. Le site de l’emporium de Hamwic, peuplé par des marchands sans doute nourris directement par des redevances tirées de villae royales, a livré d’importants pourcentages d’ovins, même si les bovins restent dominants51. Le mouton devient plus commun à mesure que l’on avance vers la fin de la période : dans les deux tournées du Domesday Book qui recensent les animaux (Sud-Ouest et Est-Anglie), le mouton est de très loin l’animal le plus souvent cité, formant entre 70 et 80

  A. Gautier, Du hareng pour les princes, du hareng pour les pauvres, IXe-XIIe siècle, dans T. Beaufils (éd.), Boire et manger aux Pays-Bas : de la sacro-sainte pomme de terre à la purée de piment, Strasbourg, 2007 (Deshima, 1), p. 25-38. 48   Pour le haut Moyen Âge en général, cf. J.-H. Yvinec, Alimentation carnée au début du Moyen Âge, dans L’animal dans l’alimentation humaine…, cité n. 11, p. 123-126 ; pour l’Angleterre, cf. N. J. Sykes, From Cu and Sceap to Beffe and Motton : The Management, Distribution, and Consumption of Cattle and Sheep in Medieval England, dans Food in Medieval England, cité n. 14, p. 56-71 ; A. Hagen, A Second Handbook of Anglo-Saxon Food and Drink. Production and Distribution, Hockwold-cum-Wilton, 1995, p. 58-149 ; pour l’Irlande et le monde gallois, cf. L. Laing, The Archaeology of Celtic Britain and Ireland…, cité n. 16, p. 66-69. 49   B. A. Noddle, Animal Bones from 8 Medieval Sites in Southern Britain, dans A. T. Clason (éd.), Archaeozoological Studies, Amsterdam, 1975, p. 248-260, sp. p. 250. 50   B. A. Noddle dans P. Wade-Martins et al., Excavations at North Elmham Park, 1967-1972, 2 vol., Gressenhall, 1980 (East Anglian Archaeology, 9), p. 278. 51   J. Bourdillon et J. Coy, The Animal Bones, dans P. Holdsworth (éd.), Excavations at Melbourne Street, Southampton, 1971-76, Londres, 1980 (CBA Research Reports, 33), p. 79-121 ; T. Saunders, Early Medieval Emporia and the Tributary Social Function, dans D. Hill et R. Cowie (éd.), Wics : The Early Mediaeval Trading Centres of Northern Europe, Sheffield, 2001, p. 7-13. 47



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% des têtes recensées52. La valeur de la viande de mouton semble avoir été assez faible. Le fait de recevoir sur pied et de garder des ovins en vue de leur consommation n’a rien d’une pratique d’élite, et leur entretien est peu coûteux : ils pouvaient en effet être tondus pour fournir le marché de la laine, et gardés pendant une période relativement longue, même si l’existence d’un artisanat à demeure dans les wics a été fortement remise en cause ces dernières années53. Les caprins sont souvent associés aux ovins dans les statistiques, mais dans les cas où la distinction a pu être faite, leur présence est toujours extrêmement marginale : à West Stow, parmi les fragments identifiables, il y quarante fragments ovins pour un fragment caprin54. Les bovins occupent une place importante dans les textes insulaires, ainsi que dans les données archéozoologiques. Les bœufs apparaissent comme l’animal par excellence du tribut : les textes irlandais en particulier sont pleins de récits de razzias sur le bétail, de vaches rouges et blanches à la beauté enchanteresse55. Les statuts individuels, en Irlande, dépendent de fait du nombre de bêtes possédées : les bovins servent donc à mesurer la richesse, et la richesse fait en grande partie le statut dans une société où l’on ne peut pas parler d’une noblesse biologique56. On retrouve ces traits, dans une moindre mesure, dans la littérature galloise : les tributs sous forme de bovins y sont là aussi fréquemment mentionnés, par exemple dans la Vie de saint Cadoc, du début du XIIe siècle, où Arthur s’échine en vain à faire traverser un ruisseau à un troupeau de vaches, là encore rouges et blanches, qu’il s’est fait livrer en tribut par le saint57. L’élevage bovin était une des principales activités économiques de l’Angleterre anglo-saxonne58. Les lois anglo-saxonnes du VIIe siècle concernent en grande partie les questions de bêtes divagantes et 52   R. Bartlett, England under the Norman and Angevin Kings, 1075-1225, Oxford, 2000 (New Oxford History of England), p. 306. 53   T. P. O’Connor, On the Interpretation of Animal Bone Assemblages from Wics, dans Wics, cité n. 51, p. 54-60 54   P. J. Crabtree, Zooarchaeology at Early Anglo-Saxon West Stow, dans C. L. Redman (éd), Medieval Archaeology, Binghampton, 1989 (Medieval and Renaissance Texts and Studies), p. 204. 55   Cf. le Táin Bó Cúalnge, trad. C.-J. Guyonvarc’h, La Razzia des vaches de Cooley, Paris, 1994. 56   T. Charles-Edwards, Early Irish and Welsh Kinship, Oxford, 1993, p. 337-363. 57   E. Faral, La légende arthurienne. Études et documents. Les plus anciens textes, Paris, 1929 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 255-256-257), t. I, p. 240-242. 58   N. J. Sykes, From Cu and Sceap…, cité n. 48, p. 57-58.



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d’animaux tués par erreur59. Dans les niveaux de fouilles de tout l’Occident du haut Moyen Âge, le bœuf ne descend que très rarement au-dessous des 40 % NRD : vu le poids de viande par individu et le fait que les os de bœuf se brisent moins que les autres (et que donc les fragments sont relativement moins nombreux que pour d’autres animaux), il représentait de loin l’apport carné le plus important, et ce sur l’ensemble des sites60. Les membres de l’élite possédaient des élevages, percevaient du bétail comme tribut ou impôt. Le commerce de la viande devait aussi exister : les 1550 veaux utilisés pour la confection du Codex Amiatinus61 ne furent pas tous mangés par les moines de Wearmouth et Jarrow — qui n’avaient a priori pas droit à la viande des quadrupèdes — et leur viande fut sans aucun doute vendue. Le bœuf apparaît de toute manière comme la viande la plus consommée dans le monde anglo-saxon, et ce dans toutes les catégories sociales : les ossements de bœufs sont fréquents aussi sur les sites les plus ordinaires, en particulier dans les wics62 ; la vache et le bœuf apparaissent dans les lois d’Ine comme le bien minimal que doivent posséder la veuve et l’orphelin63, mais il s’agit ici bien entendu d’animaux destinés au travail ou au lait, et non à l’alimentation. La viande bovine n’était donc pas en elle-même une viande de distinction. Comment concilier alors cette omniprésence du bœuf dans l’alimentation des Anglo-Saxons et la fréquence de sa mention comme viande livrée aux élites ? Une première explication peut passer par la redistribution : les animaux acquis de cette manière, par tribut arrivant sur pied à la résidence princière, représentaient une nourriture tout à fait « honorable », tout autant que la nourriture chassée : sa redistribution à l’entourage (comitatus) et à la clientèle est un phénomène bien attesté dans d’autres sociétés64. La viande de bœuf pouvait donc être consommée par les élites. Le site le plus clairement royal de la période, celui de Yeavering dans le

59   Cf. en particulier les lois d’Ine de Wessex, dans F. L. Attenborough (éd.), The Laws of the Earliest English Kings, 1922, rééd. Felinfach, 2000, p. 36-61, sp. § 38.40, 42, 46 et 56-60. 60   F. Audoin-Rouzeau, L’alimentation carnée…, cité n. 13, p. 80. 61   Ce chiffre est proposé par R. Bruce-Mitford, The Art of the Codex Amiatinus, 1967, rééd. dans Bede and His World: The Jarrow Lectures, vol. 1, Aldershot, 1994. 62   T. Saunders, Early Medieval Emporia, cité n. 51, p. 13. 63   Ine, cité n. 59, § 38. 64   Pour l’Antiquité tardive, cf. B. Cabouret, Xenia ou cadeaux alimentaires dans l’Antiquité tardive, dans S. Crogiez-Pétrequin (éd.), Dieu(x) et hommes : histoire et iconographie des sociétés païennes et chrétiennes de l’Antiquité à nos jours (Mélanges en l’honneur de Françoise Thélamon), Rouen, 2005, p. 369-388.



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Nord de l’Angleterre, n’a livré presque que des restes bovins65. C’est donc bien que, lorsque les rois Æthelfrith ou Edwin venaient à Yeavering, ils festoyaient essentiellement à partir de la viande des bovins abattus, peut-être rituellement, sur place. En effet, le secteur D du site, et singulièrement le bâtiment D3, dit de la « boucherie », contenait de nombreux ossements de bovins : or les crânes et les mâchoires en sont presque totalement absents, alors que des os des membres inférieurs et supérieurs, ainsi que des côtes, y sont relativement nombreux. Les crânes, eux, sont surtout nombreux dans le bâtiment D2, dit du « temple »66. Une explication possible est que les têtes n’étaient pas consommées mais « vouées » d’une certaine manière au culte, alors que le reste de la bête était mangé, peut-être dans le cadre de festins quand le roi venait résider à Yeavering67. On a là le signe d’importants tributs et/ou impôts en bétail versés au prince. L’hypothèse la plus logique serait que les troupeaux aient été abattus directement après leur arrivée sur le site, mais rien n’est moins sûr. La présence sur le site de Yeavering d’un « grand enclos » a toujours été difficile à expliquer : on peut suggérer l’idée qu’il ait été utilisé pour parquer les bêtes depuis leur arrivée jusqu’à l’arrivée du roi. En hiver, il aurait alors fallu les nourrir. La construction d’une telle structure, les réserves de fourrage et le fait même de garder les bêtes plusieurs jours, voire plusieurs semaines, exigent des moyens considérables. Là encore, on voit le prestige et la richesse se mêler : seuls les plus riches pouvaient se permettre les extravagances de Yeavering, mais la richesse ne suffisait pas car il fallait aussi pouvoir mobiliser la force de travail pour construire l’enclos, extorquer les tributs et redevances nécessaires à l’approvisionnement du site. Les marchands de Hamwic au contraire, bien que maniant l’argent, devaient souvent se contenter de ce que les princes voulaient bien leur céder. Il semble qu’il faille faire une place toute particulière au porc comme viande d’élite. Ce trait est, on le sait, valable pour l’ensemble de l’Occident médiéval jusqu’au XIIIe siècle68 A North Elmham, le caractère élitaire du site est marqué par une importante consomma-

  B. Hope-Taylor, Yeavering : An Anglo-British Centre of Early Northumbria, Londres, 1977, p. 325. 66   Ibid., p. 325-332. 67   A. Gautier, Le festin dans l’Angleterre anglo-saxonne, Ve-XIe siècle, Rennes, 2006, p. 119-185. 68   A. Grant, Food, Status and Religion…, cité n. 11, p. 139 ; F. Audoin-Rouzeau, L’alimentation carnée…, cité n. 13, p. 90-91. 65



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tion de porc, qui varie entre 23 % et 31 % NRD69 : un chiffre à comparer, par exemple, au site contemporain de Melbourne Street à Hamwic, un site quasi-urbain, où il représente 11,5 % NRD70, ou à celui, légèrement plus ancien, de Riby, où il ne représente que 4,1 %71. Loin de l’image traditionnelle du porc « nourriture du paysan », il faut se rendre à l’évidence qu’il s’agit bien d’une nourriture des élites. Ceci est dû entre autres au fait que le cochon n’a d’autre usage que l’alimentation72 : il s’agit typiquement d’une nourriture de « riches », d’un animal élevé pour être mangé, et non pour son travail. Plus sans doute que d’autres animaux, les porcs étaient en outre livrés déjà préparés, salés ou séchés : à la différence des moutons ou des bœufs, qui arrivaient sur pied à la résidence seigneuriale, la viande de porc faisait l’objet d’une consommation bien plus sélective. Un traité légal anglais du xe siècle précise : « Que le porcher (semi-libre) veille aussi, après l’abattage, à bien préparer et suspendre les porcs abattus : ainsi sera-t-il pleinement digne de son emploi » ; le porcher esclave garde les viscères « une fois qu’il a préparé le lard (spic)73. » Ceci s’explique certes par le fait que la viande de porc se conserve mal, mais aussi par le fait que le seigneur ne devait pas être intéressé par les abats de porc : ce qui l’intéresse, c’est le lard et les morceaux à viande. L’important est ce qui est susceptible d’être conservé : les lois d’Ine précisent que la redevance due pour la paisson des porcs dépend de l’épaisseur du lard74. On peut aussi se pencher ici sur la question de l’âge à l’abattage. Alors que les bovins et les moutons sont en général abattus après une longue vie de bons et loyaux services, les porcs sont souvent abattus à un âge beaucoup moins avancé, le plus souvent entre un et deux ans, rarement après quatre ans75. Ceci se retrouve dans les sites seigneuriaux de Walton, où au Xe-XIe siècle seul un porc sur cinq était abattu

  B. Noddle dans P. Wade-Martins et al., North Elmham…, cité n. 50, p. 378.   J. Coy, The Role of Wild Vertebrae Fauna in Urban Economies in Wessex, dans A. R. Hall et H. K. Kenward (éd.), Environmental Archaeology in the Urban Context, Londres, 1982 (CBA Research Reports, 43), p. 107-116, sp. p. 110 71   S. Scott dans K. Steedman et al., Excavation of a Saxon Site at Riby Cross Roads, Lincolnshire, dans Archaeological Journal, 151, 1994, p. 212-306, sp. p. 288-289 72   A. Grant, Food, Status and Religion…, cité n. 11, p. 144. 73   Rectitudines singularum personarum, 6.2 et 7, éd. F. Liebermann, Die Gesetze der Angelsach69 70

sen, Bd 1 : Text und Übersetzung, Halle, 1903.   Ine, cité n. 59, § 49.3.   B. A. Noddle, Animal Bones, cité n. 49, p. 255.

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à l’âge adulte76, et de Trowbridge, où l’âge moyen des porcs à l’abattage chute nettement à la fin du Xe siècle, quand le site devient le centre d’un manoir77. À York, un élevage situé en ville abattait ses porcs vers l’âge d’un an78. Seuls les plus fortunés pouvaient manger ces jeunes animaux. La volaille enfin est fréquente dans les redevances, et faisait donc l’objet d’un élevage paysan. Si les ossements d’oiseaux domestiques sont très rares dans les sites non privilégiés, les sites d’élite livrent en général une grande quantité et diversité de volailles. À Flixborough au début du IXe siècle puis à nouveau au Xe siècle, le poulet, le canard et l’oie (mais aussi le gibier, les cétacés, les cervidés, le lièvre) représentaient des quantités considérables de viande, beaucoup d’ossements ayant été retrouvés dans un dépotoir proche d’un grand bâtiment seigneurial construit au Xe siècle. La comparaison avec la phase intermédiaire, marquée par une activité artisanale importante mais socialement peu distinctive, par des bâtiments assez indifférenciés et par le maintien d’une importante consommation de mouton, est tout à fait significative de cette importance de la volaille en milieu privilégié79. L’élevage de volailles pouvait se faire chez les paysans et passer sous forme de redevance sur les tables de l’élite, mais il pouvait aussi être directement pratiqué dans certains centres domaniaux : à Flixborough, Keith Dobney et l’équipe archéozoologique du site ont même repéré l’existence d’un probable élevage de chapons, c’est-àdire de poulets castrés destinés à l’embouche80. Le manoir royal de Cheddar était, au Xe-XIe siècle, équipé d’une structure de forme curieuse qui, en raison d’un parallèle dans le « Plan de Saint-Gall », a été identifiée comme un poulailler81. Le fait que, pour l’approvisionnement en volaille, le gerefa (intendant) de Cheddar ne se soit pas

76   B. A. Noddle, Report on the Animal Bones from Walton, Aylesbury, dans M. Farley (éd.), Saxon and Medieval Walton, Aylesbury, 1976 (Records of Buckinghamshire, 20/2), p.  269-287, sp. p. 277 77   Graham et Davies 1993, p. 136. 78   T. P. O’Connor, What Shall We Have for Dinner ? Food Remains form Urban Sites, dans D. Serjeantson et T. Waldron (éd.), Diet and Crafts in Towns. The Evidence of Animal Remains from the Roman to the Post-Medieval Periods, Oxford, 1989 (BAR British Series, 199), p. 13-23, sp. p. 19. 79   C. P. Loveluck, Wealth, Waste…, cité n. 35, p. 88-90 et 100-103. 80   K. Dobney et al., Farmers, Monks and Aristocrats : The Environmental Archaeology of Anglo-Saxon Flixborough, Oxford, 2007 (Excavations at Flixborough, 3), p. 178-179. 81   P. Rahtz, The Saxon and Medieval Palaces at Cheddar, Excavations 1960-1962, Oxford, 1979 (BAR British Series, 65), p. 129-131 : structure X.



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contenté des possibles redevances des paysans du domaine, est un signe de l’importance de cette viande : si des visiteurs (le roi, un ealdorman, un officier royal) arrivaient, il devait être à même de leur fournir, dans les meilleurs délais, une nourriture conforme à leur statut. Ainsi la viande d’élevage exprimait-elle tout autant la richesse (par le nombre de troupeaux, l’aménagement de structures pour parquer les bêtes) que la domination sur les personnes et sur l’espace (par les redevances, l’utilisation d’un personnel). Tout autant que le gibier, elle pouvait servir à indiquer l’appartenance à l’élite dans toutes ses dimensions : le bœuf par son importance dans les tributs, le porc par son caractère « inutile », la volaille comme délicatesse. Conclusion Plusieurs propositions peuvent être avancées pour une conclusion nécessairement provisoire. De manière générale, les divers produits carnés, domestiques autant que sauvages, apparaissent comme participant des signes de statut, des modes de reconnaissance sociale, plus que comme l’effet direct d’une fortune : les marchands de Hamwic mangeaient surtout du bœuf, mais aussi beaucoup de mouton, boudé au contraire par les élites guerrières. D’un autre côté, seuls les plus riches pouvaient se procurer, en particulier sur la durée et dans le cadre de l’itinérance des pouvoirs, de la viande en abondance, qu’il s’agisse de gibier ou de viande d’élevage. Car il ne suffisait pas d’obtenir la viande, ce pourquoi la force brutale du prélèvement aurait sans doute suffi : il fallait avoir les moyens d’aménager l’espace pour assurer la disponibilité des produits carnés — parcs à gibier, enclos à bétail, poulaillers, celliers pour conserver le lard. Il fallait aussi loger, nourrir et rémunérer tout un personnel — fauconniers, veneurs, porchers, bouviers — et entretenir des animaux — chiens, chevaux, faucons. Une autre conclusion est qu’il est nécessaire d’affiner nos catégories, et en particulier ne pas trop opposer gibier et viande d’élevage, qui pouvaient recouvrir des significations analogues. Dans le cas du gibier comme dans celui des viandes d’élevage, se mêlent donc des considérations de richesse et de contrôle d’un territoire et d’une population d’une part, de prestige et d’expression d’une idéologie de l’autre. De fait, « viande », « gibier », « chasse », ne sont pas des catégories suffisamment précises pour permettre une étude socialement discriminante de ces phénomènes : il y a chasse et chasse, viande et viande. Ainsi dans l’épisode mentionné au début de cet article, Adal

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gise casse des os de bœuf, d’ours et de cerf, et non de petits animaux : gibiers et animaux d’élevage sont ici réunis pour signifier le statut du prince lombard. Alban Gautier Université du Littoral Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer)



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es funérailles des membres de la haute aristocratie que les sources écrites ont décrites permettent de mesurer leur importance dans la vie sociale et politique. Leur célébration et la commémoration du mort sont des moments clefs qui se prêtent aux manifestations du pouvoir. Ces mentions restent toutefois peu nombreuses et généralement très succinctes et concernent essentiellement les membres des dynasties royales ou impériales, surtout pour l’époque carolingienne1. Elles ne concernent qu’une quinzaine des souverains mérovingiens  ; à l’époque carolingienne elles deviennent un peu plus nombreuses et détaillés, mais dans la plupart des cas elles se limitent à indiquer le lieu de sépulture. Les exemples de récits décrivant les funérailles et leur organisation restent exceptionnels, pourtant leur célébration auprès d’une audience élargie a certainement contribué au prestige de la lignée et des descendants les plus proches. Les sources écrites mentionnant les funérailles de femmes sont encore moins nombreuses, le plus souvent elles précisent simplement si la défunte repose auprès de ses parents. Pour l’archéologue, les sépultures féminines offrent en revanche un champ d’investigation vaste et varié. Elles renseignent sur les expressions matérielles de l’ostentation funéraire : l’aménagement de la tombe, le mobilier déposé et le choix de son emplacement.

1   K. H. Krüger, Königsgrabkirchen der Franken, Angelsachsen und Langobarden bis zur Mitte des 8. Jahrhunderts. Ein historischer Katalog, Munich, 1971, p. 30-37, 146 A. Dierkens, La mort, les funérailles et la tombe du roi Pépin le Bref (768) dans Médiévales, 31, 1996, p. 37‑51. J. L. Nelson, Carolingian royal funerals dans F. Theuws et J. Nelson (éd.), Rituals of Power from Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden, Boston, Cologne, 2000, p. 131-184.



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Les parures féminines occupent une grande place dans l’archéologie mérovingienne. Leur forme, leur datation et leur répartition ont nourri d’innombrables études typo-chronologiques. Certains accessoires sont utilisés pour argumenter sur l’appartenance ethnique et culturelle, non seulement des femmes qui les portent mais aussi des hommes qu’elles sont supposées accompagner. La défunte paraît finalement secondaire par rapport à son mobilier funéraire. La présente contribution propose de présenter d’abord les approches archéologiques les plus courantes ayant marqué les différentes traditions de recherches sur les femmes ; puis, à partir des exemples choisis d’examiner de plus près les différentes représentations de la femme privilégiée à travers la mise en scène funéraire. L’attention portera plus particulièrement sur l’archéologie mérovingienne. Elle intégrera néanmoins quelques exemples scandinaves, plus tardifs et plus éloignés, qui offrent un éclairage complémentaire sur les ostentations funéraires consacrées aux défuntes de haut rang. Les problématiques choisies se déclinent en trois volets. Le premier porte sur le mobilier funéraire ; le second sur l’aménagement de sa tombe et le troisième sur son implantation spatiale au sein des nécropoles et dans un contexte territorial. Les premières études sur les femmes dans une perspective portant sur le «  genre  » se sont caractérisées par une approche féministe revendicative qui n’était pas forcément un garant de leur qualité scientifique. En archéologie, les recherches sur le genre ont pris leur envol dans les pays anglo-saxons où elles ont connu un développement spectaculaire par la suite2. En Gaule mérovingienne, c’est d’ailleurs un historien anglais, Guy Halsall qui a utilisé les données funéraires pour étudier les genres3. Dans les Pays Nordiques, ce sont les chercheuses norvégiennes qui ont investi ce champ de recherches, tandis que leurs collègues danois se sont montrés relativement indifférents à ces problématiques4. Depuis les années 1990, ces recherches ont marqué un renouveau en élargissant explicitement le champ d’étude aux hommes et aux enfants et en insistant sur les interactions   J. Toubro Hansen, Gender-forskning i dansk arkæologi - hvor er den teoretiske diskussion?, Copenhague, 2003, p. 5-16. 3   G. Halsall, Female Status and Power in Early Merovingian Austrasia: the Burial Evidence, dans Early Medieval Europe, 5, 1996, p. 1-24. Id., Gender and the End of Empire, dans Journal of Medieval & Early Modern Studies, 34, 2004, p. 17‑39. 4   J. Toubro Hansen, op. cit. n. 1, L. H. Dommasnes, Feminist Archaeology: Critique or Theory Building ? dans F. Baker and J. Thomas (éd.), Writing the Past in the Present, Lampeter, 1990, p. 24-31. 2



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entre les deux sexes dans la construction des sociétés humaines plutôt que de proposer des schémas binaires entre oppresseurs et opprimées. L’ouvrage de Nick Stoodley The spindle and the spear consacré aux sépultures anglo-saxonnes offre un exemple éloquent de cette approche en insistant aussi bien sur les tombes masculines que sur les sépultures féminines5. Parallèlement, l’impact de l’anthropologie sociale, particulièrement sensible dans la recherche anglo-saxonne a incité à repenser le mobilier funéraire dans un contexte symbolique. Les approches varient toutefois beaucoup d’un pays à l’autre. Les chercheurs français privilégient une approche fonctionnelle et typologique des sépultures, souvent dans le cadre d’études monographiques comme celle des tombes d’Arégonde et plus récemment de Louviers, en se concentrant sur leur datation et sur les restitutions de la tombe et du costume féminin6. L’étude du site de Jau en Gironde témoigne de l’influence de l’anthropologie sociale dans l’interprétation de la sépulture d’une jeune femme accompagnée de mobilier de type septentrional7. Identification et hiérarchisation des sépultures féminines privilégiées L’approche archéologique implique forcément de s’interroger sur les critères d’identification et par extension de hiérarchisation qui ont été mis en œuvre dans l’archéologie funéraire. Les groupes de qualité (Qualitätsgruppen) élaborés par Rainer Christlein pour l’espace alamannique durant les vie-viie siècles, a ainsi connu une large diffusion comme elle a suscité de nombreuses et très vives critiques8. Fondée 5   N. Stoodley, The Spindle and the Spear. A Critical Enquiry into the Construction and Meaning of Gender in the Early Anglo-Saxon Burial Rite, Oxford, 1999 (British Archaeological Reports, British Series, 288). 6   F. Jimenez et al., Une sépulture exceptionnelle à Louviers (Haute-Normandie) à la charnière des Ve et VIe s. : réflexions autour d’une restitution, dans Medieval Europe Paris, 2007, 8 p. http:// medieval-europe-paris-2007.univ-paris1.fr/F.Jimenez%20et%20al..pdf 7   I. Cartron et D. Castex, L’occupation d’un ancien îlot de l’estuaire de la Gironde : du temple antique à la chapelle Saint-Siméon (Jau-Dignac-et-Loirac), dans Aquitania XXII, 2006, p. 253-282. Idem : Identité et mémoire d’un groupe aristocratique du haut Moyen Âge : le site de « La Chapelle » à Jau-Dignac et Loirac (Gironde), dans A. Alduc-Bagusse (éd.), Inhumations de prestige ou prestige de l’inhumation, Caen, 2009, p. 163. 8   R. Christlein, Die Alamannen. Archäologie eines lebendiges Volkes, Stuttgart, 1978, 20. H. Steuer, Frühgeschichtliche Sozialstrukturen in Mitteleuropa, Göttingen, 1982, p. 309-329. R. Samson, Social Structures from Reihengräber, mirror or mirage?, dans Scottish Archaeological Review, 4, 1987, p. 116-126 offre un exemple particulièrement virulent et polémique des classifications appliquées dans l’archéologie funéraire mérovingienne.



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sur le mobilier funéraire, les groupes de qualité (A-D) classent et hiérarchisent les tombes dans le but de trouver une traduction matérielle du statut social. Ils portent en premier lieu sur les tombes masculines en partant du postulat qu’elles ont un équivalent féminin. Les classes moyennes seraient à chercher dans le groupe B et les élites dans les groupes C et D. Les deux derniers se caractérisent par les mêmes types d’objets où les sépultures de type D (très rares) se distinguent par une quantité et une qualité exceptionnelle de mobilier. La traduction sociale des groupes C et D serait ainsi respectivement les tombes de chef et de personnages de rang royal ou princier. Toujours en terres alamannique, Ursula Koch a entrepris une analyse sociale des sépultures féminines de la nécropole de Pleidelsheim, utilisée de 450 à 650 environ9. Bien que partielle, la fouille totalise 264 sépultures dont l’organisation indique des regroupements familiaux supposés correspondre aux unités d’exploitation d’un habitat. L’un de ces groupes comptait des sépultures féminines à caractère privilégié sur plusieurs générations. La qualité du mobilier variait considérablement entre les tombes. La sépulture 128, datée du deuxième quart du vie siècle, contenait entre autres des fibules digitées en argent doré avec des grenats, une amulette en cristal de roche, une forcette, un coffret ainsi qu’un seau avec des appliques en alliage cuivreux. En comparaison, la défunte de la tombe 89 portait des fibules digitées en alliage cuivreux. L’écart qualitatif entre le mobilier des deux tombes, pourtant très proches et peut-être contemporaines, a amené Ursula Koch à les identifier respectivement comme étant celle d’une dame (franque), Hoffherin, et sa servante, Schaffnerin. D’autres femmes pourvues de fibules de qualité médiocre ont été considérées comme des paysannes. A Lauchheim Mittelhoffen, Ingo Stork a suivi les mêmes principes identifiant les défuntes des sépultures 66, 24 et 13 comme étant respectivement celles de deux femmes nobles et d’une paysanne aisée. Les deux premières ont des parures en or et la troisième quelques accessoires en argent. Notons que la sépulture 24 effectivement se trouve au sud de la plus grande ferme de l’habitat10. Ces lectures sociales peinent toutefois à convaincre, a force de vouloir coller trop systématiquement aux sources écrites et de systématiser les relations entre le mobilier funéraire et le statut du défunt. Une appro9   U. Koch, Hofherrin und Schaffnerin, Baüern und Friedelfrau - die Hierarchie der Frauen in merowingischer Zeit, dans Nürnberger Blätter zur Archäologie, 12, 1998, p. 8-24. 10   I. Stork, Friedhof und Dorf, Herrenhof und Adelsgrab. Der einmalige Befund Lauchheim dans Die Alamannen, Baden-Würtemberg, 1997, p. 290-310.



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che plus nuancée est exprimée par Patrick Périn lorsqu’il souligne la difficulté qu’il y a à rapprocher les données funéraires et celles de la documentation écrite11. Enfin, cette approche figée des fastes funéraires néglige totalement l’importance du stress social fortement ressenti dans des sociétés ouvertes ou la concurrence sociale est vive. Cela signifie que les vestiges matériels reflètent davantage la volonté des parents d’afficher leur prestige et leurs ambitions sociales au moment des funérailles que de le désir de montrer un statut précis (et acquis). La traduction sociale des Qualitätsgruppen est donc inopérante mais leur déclinaison révèle des constantes intéressantes. Les tombes masculines le démontrent bien. Certains objets comme les casques, les seaux à appliques de bronze ou des éléments de harnachement se trouvent uniquement dans des ensembles qui se distinguent déjà par la quantité et la qualité. Un fer de lance ou une hache constituent en revanche le seul mobilier de nombreuses sépultures, tandis que l’épée et encore plus l’angon sont le plus souvent accompagnés d’autres objets. Ces associations indiquent que le mobilier déposé relève d’une sélection méthodique selon une échelle de valeurs compréhensible pour les contemporains. Pour la femme, le choix est plus limité. Ce sont avant tout les parures qui l’accompagnent ; les critères de distinction s’opèrent ici davantage sur leur qualité et leur matière que par leur type. Cependant comme pour les hommes, certains objets tels les seaux avec des appliques en bronze, les coffrets ou encore des vaisselles en alliages cuivreux et en verre sont typiquement associés aux tombes les plus richement dotées. La sélection méthodique des objets de la tombe se trouve confirmée par les approches quantitatives, qui se sont développées depuis la fin des années 1970. Selon divers procédés de calculs, ces études attribuent des points de valeur à chaque tombe de la nécropole en estimant chaque type d’artefact en fonction de sa matière, de sa rareté et de son contexte. L’attribution de points aux sépultures facilite leur classement en fonction des investissements funéraires effectués ; de même, les tombes exceptionnelles ressortent d’une manière encore plus parlante par rapport aux autres ensembles funéraires. Certains artefacts se trouvent uniquement dans des contextes particulièrement riches. Ainsi, Lotte Hedeager a démontré que parmi les sépultures danoises des iiie-ive siècles seules celles avec des dépôts funéraires

11   P. Périn, Possibilités et limites de l’interprétation sociale des cimetières mérovingiens, dans Antiquités Nationales, 30, 1998, p. 169-183.



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abondants renferment du mobilier en or et en verre ainsi que des objets d’importations12. Les études quantitatives les plus poussées opèrent dans un cadre monographique. L’objectif est ici de cerner la répartition spatiale des tombes les unes par rapport aux autres en observant la valeur calculée de leur mobilier. Lars Jørgensen a ainsi examiné l’évolution de la disposition et le contenu des tombes dans deux études consacrées respectivement aux nécropoles de Grødbygård et Slusegård de l’Âge du Fer dans l’île de Bornholm au Danemark et celles de Castel Trosino et Nocera Umbra, datées des vie-viiie siècles, en Lombardie. L’ensemble de ces nécropoles représentent des regroupements de sépultures qui font penser à des aires funéraires familiales13. Dans les groupes qui se distinguent par la présence de sépultures de haut rang, il s’avère que les sépultures les plus riches ne se côtoient pour ainsi dire jamais. Une sépulture masculine riche cotoie ainsi rarement une tombe féminine équivalente et vice versa. Lars Jørgensen a suggèré que les investissements funéraires étaient concentrés sur un seul individu par génération, par exemple le premier décédé, tandis que les biens mobiliers du second seraient transmis à la génération suivante. L’explication peut paraître simpliste mais elle a le mérite d’attirer l’importance sur d’autres facteurs que le rang social dans le choix des fastes funéraires. Ces alternances entre sépultures richement ou peu dotées soulignent l’importance du stress social provoqué par le décès d’un individu précis à un moment donné. Enfin, elles soulignent la difficulté de se prononcer sur les ensembles funéraires modestes qu’une architecture funéraire ambitieuse parfois vient contredire. Ainsi, dans les contextes chrétiens une modestie apparente peut accompagner une humilité plus ou moins ostentatoire. Données anthropologiques L’anthropologie physique remet les morts au centre des problématiques et amène à interroger les données funéraires à partir des   L. Hedeager, A Processes towards State Formation in Early Iron Age Denmark dans K. Kristiansen et C. Paludan-Müller (éd.), New Directions in Scandinavian Archaeology, Copenhague, 1978, p. 217-233. 13   L. Jørgensen, Family Burial Practices and Inheritance Systems. The Development of an Iron Age Society form 500 BC to AD 1000 on Bornholm, Denmark, dans Acta Archaeologica, 58, 1987, p. 17-53. Idem, Castel Trosino and Nocera Umbra. A Chronological and Social Analysis of Family Burial Practices in Lombard Italy (6th-8th Cent. A.D.), dans Acta Archaeologica, 62, 1991, p. 1-58. 12



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défunts, notamment en observant leur âge et leur sexe. Les études anthropologiques ont permis de mesurer l’importance de l’âge dans l’ostentation funéraire. Dans d’autres cas, elles ont relevé que les tombes de femmes et (moins souvent) des hommes livrent des objets qu’on aurait volontiers attribués au sexe opposé. Au Danemark, une sépulture double de Gerdrup (xe s.) offre un spectaculaire exemple d’apparente contradiction entre la tombe et le sexe des deux défunts14. Gisant sous quelques très grosses pierres, le personnage principal avait un fer de lance, un couteau et un étui à aiguilles, tandis que le second individu, apparemment ligoté et exécuté par pendaison, était posé à côté sans aménagements particuliers. L’archéologie scandinave offre plusieurs exemples de ce type de sépultures doubles mais à Gerdrup, il s’est avéré, contre toute attente, que la personne armée était une femme d’une quarantaine d’années et, le « mort d’accompagnement » un homme âgé de 35-40 ans. En dehors de l’inversion insolite des genres, il faut aussi attirer l’attention sur la relative modestie du mobilier funéraire. L’investissement porte ici sur la mise en scène de la tombe et le mort d’accompagnement. Les parents qui avaient célébré les funérailles de la dame de Gerdrup ont visiblement voulu souligner une autorité liée à la défunte laissant de côté sa féminité. Toujours en Scandinavie, Helga Liv Dommanes a démontré une évolution intéressante pour les sépultures féminines norvégiennes sur cinq siècles. Celle-ci pourrait indiquer un changement décisif du statut de la femme survenu au ixe siècle. L’étude se divise en deux parties, correspondant aux périodes mérovingienne et viking, qui selon la chronologie norvégienne datent respectivement de 550-800 et 800105015. La plupart des tombes, des tumuli ou des cairns sont associés à des fermes isolées. Celles des femmes se concentrent sur les bonnes terres agricoles et se trouvent à proximité de tombes masculines antérieures. Au ixe siècle, le nombre de sépultures féminines privilégiées augmente de manière significative pour atteindre 30%, qu’il faut comparer aux 10% des siècles précédents. Aussi bien les sépultures masculines que féminines comptent des objets fonctionnels, comme des outils agricoles, de la charpenterie et des armes. Les outils de forgerons sont toutefois propres aux sépultu  T. Christensen, Kvinder for fred?, dans Skalk, 1983, 3   L. H. Dommasnes, Late Iron Age in Western Norway. Female Roles and Ranks as

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Deduced from an Analysis of Burial Customs, dans Norwegian Archaeological Review, 15, 1982, p. 70-84.



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res masculines comme les activités textiles semblent visiblement confinées à la sphère féminine. L’importance accrue des tombes féminines à l’époque viking laisse penser que le statut des femmes a évolué durant cette période mouvementée, où les hommes étaient fortement mobilisés ailleurs, les uns dans le cadre d’expéditions maritimes, les autres par leur participation aux nombreux conflits entre chefs norvégiens. À ce propos, il est intéressant de noter que les tombes les mieux loties se trouvent à l’intérieur des terres et qu’elles ont livré de nombreux objets d’origine anglo-saxonne. En gros, l’absence des hommes semble avoir permis aux femmes d’assurer davantage de responsabilités et d’acquérir ainsi une position sociale plus importante. Parmi les tombes qui échappent aux règles classiques du genre, les femmes semblent plus souvent se hisser au rang des hommes que l’inverse. Il est vrai que certaines tombes masculines anglo-saxonnes comme Kenninghall et Broughton Lodge contiennent des bijoux féminins16. Ces identifications sexuelles reposent toutefois sur des publications anciennes qui pourraient jeter un doute sur l’identification anthropologique. Cependant, il n’est pas impossible que des joailleries dans une sépulture d’homme puissent se référer à une ascendance féminine prestigieuse que les parents auraient souhaité mettre en avant. Ces propositions sont évidemment des hypothèses invérifiables mais elles permettent de considérer que certains objets changent de signification selon leur contexte et que la présence des armes ou des bijoux se rapporte à autre chose que le sexe du défunt. Les observations contradictoires entre objets et genre portent généralement sur un nombre restreint d’objets. L’identification sexuelle des morts à partir de leur mobilier funéraire est surtout problématique pour des petits ensembles. Le risque d’erreur diminue avec la quantité et la variété des objets déposés et pour les tombes riches, il est tout à fait envisageable de suggérer le sexe du défunt ; il serait absurde de penser que la tombe 319 de Lavoye, qui se distingue par son architecture funéraire et des armes prestigieuses, telle une épée à poignée d’or ne soit pas celle d’un homme et que les tombes voisines, 307 et 307bis, ne soient pas celles d’une femme ou d’une fillette17. En prenant les précautions nécessaires, il est raisonnablement possible d’identifier le sexe des défunts à partir de dépôts particulièrement riches. Certains objets, comme les fusaïoles, sont plus   S. Lucy, The anglo-saxon Way of Death, Sparford, 2000, p. 89.   R. Joffroy, Le Cimetière de Lavoye (Meuse). Nécropole mérovingienne, Paris, 1974.

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chargés du genre que d’autres comme le démontre l’étude de Nick Stoodley pour les sépultures anglo-saxonnes18. Ces aspects varient sans doute d’une région à autre. Le harnachement est ainsi typiquement un accessoire masculin, fortement lié aux élites guerrières. Cependant, dans le Sud de la Scandinavie, plusieurs tombes féminines de l’époque viking contiennent des éléments de harnachement, mais ils concernent des éléments d’attelage et non de monte. La présence d’un mors ne permet donc pas de se prononcer sur le sexe du défunt, les étriers ou les éperons si. Concernant les armes dans des tombes féminines, elles semblent essentiellement représentées par des fers de lance, des couteaux et des haches. Pour les épées, il faut s’assurer qu’elles ne soient pas confondues avec les épées de tisserands. Pour aller plus loin dans cette voie, il faudrait pouvoir croiser des observations mobilières précises avec des données anthropologiques certaines. Fastes funéraires et âges de la vie : Les données anthropologiques et les sources écrites s’accordent à constater une relation étroite entre l’âge de la femme et son statut. Pactus Salica et Lex Ripuaria modulent ainsi le Wergeld selon l’âge de la victime. Les montants sont particulièrement élevés si l’agression porte sur des femmes en âge de procréer ou des fillettes (voire le fœtus), ils diminuent ensuite fortement avec l’avancement de l’âge. L’importance d’une mort advenue à un âge précoce transparaît aussi quand Grégoire de Tours relate que le duc Guntram Boso avait cherché à récupérer l’or et les parures dans la tombe d’une parente enterrée dans la cathédrale du Metz. Le chroniqueur précise qu’elle était décédée avant d’avoir des enfants laissant penser qu’elle était morte jeune. Selon Guy Halsall cette précision qui, a priori, n’apporte rien au récit, pourrait indiquer un rapport entre cet état et l’importance du mobilier funéraire19. L’importance de l’âge, évoquée dans les sources écrites, trouve un écho dans les investissements funéraires observés par l’archéologie. Il suffit d’énumérer quelques exemples de sépultures féminines riches

18   N. Stoodley, The Spindle and the Spear. A Critical Enquiry into the Construction and Meaning of Gender in the Early Anglo-Saxon Burial Rite, Oxford, 1999 (British Archaeological Reports, British Series, 288), p. 24. 19   G. Halsall, Female Status and Power in Early Merovingian Austrasia: the Burial Evidence, dans Early Medieval Europe, 5, 1996, p. 1-2.



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du ve s. à Saint-Martin-de-Fontenay du vie s. à Hégenheim (sépulture 307), Louviers (sépulture 318)5, Saint-Dizier (sépulture 12)6 ou la sépulture 104 de Jau qui toutes enferment de jeunes individus20. On peut ajouter la prestigieuse tombe de la dame de Cologne (sépulture 808), âgée de 20-30 ans à cette liste fort sommaire. Les nécropoles des terres alamanniques offrent une image légèrement différente. Ici, plusieurs tombes riches contiennent les dépouilles de femmes d’âge mûr voire âgées. C’est notamment le cas à Basel-Bernerring (qualifiée de franque) où les sépultures les mieux loties appartiennent à des femmes de plus de 30 ans. A Pleidelsheim, la Hofherrin avait entre 30 et 40 ans, tandis que la Schäffnerin était âgée entre 20 et 30 ans ; à Köln-Müngersdorf les dépôts funéraires les plus prestigieux correspondent à des individus encore plus âgés21. Frank Siegmund y voit une contradiction entre les textes et la vie réelle, tandis qu’Ursula Koch, conclut que la richesse des sépultures de femmes âgées montre qu’il fallait avoir atteint un certain âge pour pouvoir cumuler tous ces objets de prestige22. Cette suggestion met (sans doute trop) l’individu au centre des fastes funéraires plutôt que sur la place qu’il occupe dans sa lignée. Pourtant, ce sont les stratégies familiales qui expliqueraient le mieux pourquoi les sépultures riches de fillettes, y compris en terres alamanniques, sont plus nombreuses que celles de garçons. La descendance masculine est fondamentale, mais contrairement aux filles, les garçons acquièrent leur statut durant leur croissance, tandis que les filles dès leur naissance sont de futures épouses potentielles. Dans d’autres cas, il semble d’ailleurs que les fillettes étaient plus exposées à faire les frais de régulations démographiques que les gar  D. Billoin, La nécropole mérovingienne à tumuli d’Hégenheim, dans Archéopages. Migrations, 18, 2007, p. 36-37. J. Brodeur, Tombes de Germains orientaux à Angers, dans Archéopages. Migrations, 18, 2007, p. 31‑32. I. Cartron et D. Castex, Identité et mémoire d’un groupe aristocratique du haut Moyen Âge : le site de «La Chapelle» à Jau-Dignac et Loirac (Gironde), dans A. Alduc-Le Bagousse (éd.), Inhumations de prestige ou prestige de l’inhumation, Caen, 2009, p. 151-174. F. Jimenez, F. Carré and S. Le Maho, Une sépulture exceptionnelle à Louviers (Haute-Normandie) à la charnière des Ve et VIe s. : réflexions autour dune restitution, dans Medieval Europe Paris, 2007. C. Parésys, M.-C. Truc, a. l. c. de, S. Culot et H. Cabart, Les tombes privilégiées de «La Tuileries» à Saint-Dizier (Haute-Marne), dans A. Alduc-Le Bagousse (éd.), Inhumations de prestige…., p. 69-98.. C. Pilet, La Nécropole de Saint-Martin-de-Fontenay (Calvados) : recherches sur le peuplement de la plaine de Caen, du Ve s. avant J.-C. au VIIe s. après J.-C, Paris, 1994 (Supplément Gallia 54). 21   F. Siegmund, Social Structure and Relations, dans I. Wood (éd.), Franks and Alamanni in the Merovingian Period. An Ethnographic Perspective, Woodbridge, 1998, p. 180-182 ; S. Brather, Kleidung und Identität im Grab. Grupperiengung innerhalb der Bevölkerung Pleidelsheims zur Merowingerzeit, dans Zeitschrift für Archäologie des Mittelalters, 32, 2004, p. 1-58, p. 55. 22   U. Koch, Hofherrin und Schaffnerin, Baüern und Friedelfrau - die Hierarchie der Frauen in merowingischer Zeit, dans Nürnberger Blätter zur Archäologie, 12, 1998, p. 17. 20



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çons23. Les jeunes ou futures mères sont importantes pour les familles à travers la descendance attendue qui renforcera et pérennisera les alliances scellées. Leur décès, prématuré peut engendrer une situation de stress social qui, dans certains contextes, ont motivé cette ostentation funéraire. Les données alamannique révèlent derrière les dépôts funéraires peut-être d’autres motivations que celles constatées dans l’espace franc. Leur apparente similitude peut cacher des significations et des messages différents correspondant à des contextes régionaux et politiques précis. Les précédents exemples montrent que les fastes funéraires, loin de refléter passivement le statut social de la défunte, s’inscrivent tout au contraire dans une dynamique sociale qui varie fortement selon le lieu, le moment et le rôle attribué à la défunte au moment de son décès. Pour une approche qualitative du mobilier La quantité et la qualité du mobilier funéraire permettent d’évaluer l’importance relative des ostentations funéraires. La nature et la fonction des objets déposés dans la tombe offrent la possibilité de cerner les qualités associée à la défunte que les familles souhaitaient mettre en avant. En premier lieu, il est notable que les parures constituent une constante dans les sépultures féminines depuis les plus modestes jusqu’aux plus riches. Leur présence systématique souligne leur importance dans la représentation féminine confirmée par la documentation écrite. Parure de son époux et de la maisonnée, la femme aristocratique est forcément belle24. Dans son récit sur les Rus, Ibn-Fadlan (début xe siècle) postule un lien direct entre la richesse de l’homme et les colliers de sa femme, affirmant que celui-ci lui offre un collier chaque fois qu’il possède 10.000 dirhams25. La réalité était certainement bien plus complexe mais le passage laisse supposer que la beauté de la femme contribue au prestige de la maison. Les objets fonctionnels sont nettement moins représentés que les parures, bien que des contextes culturels et chronologiques spécifiques induisent 23   B. Lohrke, Mädchentötungen in der Merowingerzeit? Überlegungen anhand von Gräberfeldern des alamannischen Raumes, dans S. Brather, C. Bücker et M. Hoeper (éd.), Archäologie als Sozialgeschichte - Festschrift für Heiko Steuer,Rahden/Westf., 1999, 113-118. 24   S. Joye, Les élites féminines au haut Moyen Âge, dans L’historiographie des élites dans le haut Moyen Age. Travaux préparatoires, LAMOP. http://lamop.univ-paris1.fr/W3/elites/joye.pdf 25   Voyageurs arabes, Paris, 1995 (Bibliothèque de la Pléïade), p. 58. J. L. Nelson, Early Medieval Rites of Queen-Maiking and the Shaping of Medieval Queenship, dans A. Duggan (éd.), Queens and Queenship in Medieval Europe, Suffolk, 1997, p. 301-315.



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des différences notables. Ils sont relativement nombreux et variés dans les tombes féminines norvégiennes et les fusaïoles comme les clefs ne sont pas rares dans les tombes féminines de l’époque viking. Les parures y restent toutefois majoritaires. Les nécropoles alamanniques en offrent aussi quelques exemples, tandis que des objets comme les fusaïoles et les clefs apparemment sont plus rares en terre franque. Dans les tombes féminines les plus riches, la panoplie funéraire s’élargit avec une vaisselle de choix en verre et métal ainsi que des seaux en bois avec des appliques métalliques ou encore des coffrets, comme dans la tombe 808 de Cologne. La vaisselle et les seaux en bois se rencontrent aussi bien dans les sépultures masculines que féminines. La question se pose alors si leur présence signifie des choses différentes selon le sexe du défunt. Nombreux récits attestent amplement du rôle central de la femme aristocratique lors des banquets ; elle s’occupe des hôtes de choix et les sert à boire. On peut penser que la vaisselle prestigieuse des sépultures féminines riches renvoie à ce rôle alors que sa présence chez l’homme plus probablement se réfère aux banquets qu’il organisait. La femme, support des affichages identitaires Dans leur ensemble, les dépôts funéraires paraissent à la fois plus homogènes et variés pour les femmes que pour les hommes. L’homogénéité apparaît à travers l’importance des parures, la diversité à travers les formes multiples qu’elles prennent. Colliers, boucles de ceintures, boucles d’oreilles, épingles à cheveux, fibules et autres accessoires encore. Leur matière, la qualité de leur exécution et leur forme sont couramment évoqués pour statuer du rang de la défunte et son éventuelle appartenance ethnique. A titre d’exemple, ce sont des fibules de type thuringien et la datation de la riche tombe de Cologne qui ont incité à identifier la défunte avec Wisigarde, seconde épouse du roi Theudebert et fille du roi Lombard Waccho26. Ce sont typiquement les fibules tutuli des saxonnes ou les fibules à pied losangé des Goths ou digitées des Burgondes qui sont évoquées pour argumenter de la présence de ces peuples dans les nécropoles, tandis que les signes de distinction chez les hommes reposent sur les armes. L’affichage ethnique, qu’il repose sur une réalité biologique ou non, est ainsi véhiculé par les femmes. A titre d’exemple, ce sont 26   M. Müller-Wille, Königtum und Adel im Spiegel der Grabfünde, dans Die Franken Wegbereiter Europas, I, Mainz, 1996, p. 216.



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les fibules qui distinguent les Burgondes dans les nécropoles alors que les hommes burgondes apparaissent davantage dans des contextes fortement romanisés comme sur les épitaphes, où seuls les anthroponymes germaniques laissent supposer leur présence27. Cette particularité est souvent expliquée par un certain conservatisme du costume féminin. La présence de ces femmes barbares est couramment liée à l’interdiction des mariages mixtes entre Romains et Barbares remontant au Code Théodose mais qui est surtout citée par rapport aux Goths. Le Breviarium Alarici a effectivement intégré cette interdiction en 506 ; elle est abolie par le roi wisigoth Liudvild dans Lex Visigotorum28. La portée réelle de ces paragraphes est difficile à évaluer. Les premières versions mentionnent simplement barbare sans plus de précision et leur rédaction s’inscrit dans des contextes politiques fortement marqués par les conflits où il fallait empêcher les alliances matrimoniales avec des populations hostiles susceptibles de menacer l’autorité publique. La répartition de découvertes à caractère wisigothique pose ici un problème. Elles sont à peu près absentes en Aquitaine et dans le Midi tandis que le Nord de la France en a livré plusieurs exemples, notamment à Saint-Martin-de-Fontenay (14) à Vicq (74) et plus récemment à la Gare Saint-Laud à Angers (54)29. Le nouvel emplacement des fibules de type germanique ou non indique que les femmes s’habillent autrement que dans les terres d’origine. Selon un usage largement répandu en Germanie Libre les fibules sont agrafées à la hauteur des épaules, où elles rassemblent les pans de la robe. Les fibules ovales scandinaves et finno-scandinaves représentent un dernier avatar de cette manière d’attacher la robe. Les fibules sont ainsi toujours associées en paire mais leur fonction a visiblement changé. Ces parures se fixent maintenant à la hauteur des cuisses, où leur fonction pratique paraît nettement moins évidente. Est-ce une nouvelle adaptation de ces fibules aux modes vestimentaires locaux ? Cette solution a peut-être permis à la fois de préserver des affichages identitaires tout en s’habillant à la mode « occidentale ».

27   H. Gaillard de Semainville et C. Sapin avec la collaboration de D. Maranski, Les découvertes de Beaune (Côte d’Or) : des Burgondes en Bourgogne ? dans H. Gaillard de Semainville (éd.), Les Burgondes. Apports de l’Archéologie. Actes du Colloque international de Dijon (5-6 novembre 1992), Dijon,, 1995, p. 143-166. 28   H. Sivan, The appropriation of roman Law in Barbarian Hands: “Roman-Barbarian” marriage in Visigothic Gaul and Spain, dans W. Pohl et H. Reimitz (éd.), Strategies of Distinction. The Construction of Ethnic Communities, 300-800, Leiden, Boston, Cologne, 1998, p. 189-203. 29   M. Kazanski, Les Goths (ie-viie s. après J.-C.), Paris, 1991, p. 92-95. Cf. n. 23.



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Les transferts de genres Les glissements fonctionnels ne se limitent pas au port de fibules, ils s’observent aussi dans le domaine des décors. Leur évolution marque une étape supplémentaire puisqu’ils s’inscrivent dans un transfert de la sphère masculine au domaine féminin. Les décors à taille biseautée, Kerbschnitt, constituent un premier exemple: ornements caractéristiques des ceinturons militaires de l’Antiquité tardive, ils sont adoptés et largement diffusés sur les accessoires vestimentaires féminins en Europe Barbare. Dans le cas des saucer brooches anglo-saxons, Tania Dickinson a relevé une grande cohérence dans leur composition et les formes du décor qui les rapprochent sensiblement aux ceinturons militaires. Ce choix de décor pourrait être une manière de signaler que les femmes qui les portaient appartenaient à des familles puissantes, détentrices de l’autorité romaine30 De l’autre côté de la Manche, les fibules à pied losangé de la tombe 300 de Saint-Martin-de-Fontenay soulignent cette dichotomie. La défunte, jeune, a subi une déformation crânienne qui pourrait indiquer une origine orientale. Cependant, la disposition groupée des fibules au niveau du bassin fait penser qu’elle les ait portées à « l’occidentale ». Encore plus intéressant, les deux fibules appartiennent au type Mainz-Bretzenheim, qui se caractérise par son décor en taille biseautée ; le type est attesté dans le Nord de la Gaule et le long mais du Rhin, mais il est inconnu en Europe orientale.31 Il est fort tentant de s’aligner sur l’hypothèse avancée pour les saucer brooches. Née en Gaule ou en Europe orientale, la défunte de la sépulture 300 était peut-être issue d’une famille gothe qui avait acquis une position importante que les deux fibules ont pu contribuer à afficher. Les styles animaliers germaniques suivent un parcours comparable. Dans un premier temps, les motifs et leur composition s’inspirent clairement des ceinturons militaires de l’Antiquité tardive, qu’on retrouve par ailleurs dans de nombreuses tombes masculines en Germanie Libre. Ces éléments suivent rapidement une évolution originale et autonome. Les décors zoomorphes intègrent de nouveaux animaux, surtout des prédateurs qui valorisent davantage des qualités

  T. Dickinson, Material culture as social expression: the case of Saxon saucer brooches with running spiral decoration, dans Studien zur Sachsenforschung, 7, 1991, p. 39-70. 31   C. Pilet, La Nécropole de Saint-Martin-de-Fontenay (Calvados) : recherches sur le peuplement de la plaine de Caen, du Ve s. avant J.-C. au VIIe s. après J.-C, Paris, 1994 (Supplément Gallia 54), p. 100-101. 30



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guerrières que des valeurs féminines. Il est d’autant plus remarquable, que c’est par l’intermédiaire des fibules du costume féminin que le style animalier Salin I s’est largement diffusé sur le continent européen, même s’il reste faiblement représenté en Gaule. Les motifs et la diffusion des objets décorés dans ce style ont incité à les lier fortement avec des affichages identitaires et une idéologie non-catholique32. A partir de la seconde moitié du vie siècle, un nouveau style animalier, Salin II, reprend et recompose les mêmes thèmes animaliers. Leur composition atteint une telle complexité que seuls les artisans initiés savent les exécuter correctement réduisant ainsi les possibilités de contrefaçons. Le foyer de développement se situe dans le Sud de la Scandinavie, où le style décore des supports très variés qui appartiennent aussi bien aux sphères féminines que masculines. Son application marque des restrictions intéressantes quand le style sera diffusé en dehors du Sud de la Scandinave. Le style serait de plus en plus confiné aux accessoires masculins ; dans les tombes Vendel et Valsgärde, il orne des casques, des armes et des appliques de harnachement33. Sur une grande partie du Continent ainsi qu’en Angleterre, magnifiquement représenté par Sutton Hoo, le style est fortement lié aux contextes privilégiés masculins et féminins34. Avec l’éloignement du Sud de la Scandinavie, comme pour le style I et les objets décorés à la taille biseautée, le style Salin II bascule progressivement vers les sphères féminines. Ainsi les pièces décorées dans ce style animalier se trouvent aussi bien dans des contextes féminins que masculin dans l’espace alamannique35 Chez les femmes, le Salin II décore des plaqueboucles ou encore des appliques de chausse et de chaussures. Avec l’éloignement géographique, le style apparaît de plus en plus dans un 32   L. Hedeager, Migration Period Europe: the formation of a political Identity, dans F. Theuws et J. L. Nelson (éd.), Rituals of Power from Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden, Boston, Cologne, 2000, (Transformation of the Roman World, 8). 33   K. Høilund Nielsen, Centrum og periferi i 6.-8. århundrede. Territoriale studier af dyrestil og kvindesmykker i yngre germansk jernalder i Syd- og Østskandinavien, dans P. Mortensen et B. M. Rasmussen (éd.), Fra Stamme til Stat i Danmark 2. Høvdingesamfund og kongemagt, Århus, 1991, p. 127-153 (résumé anglais p. 153). 34   K. Høilund Nielsen, Animal Style - a Symbol of Might and Myth. Salins Style II in a European Context, dans Acta Archaeologica, 69, 1998, p. 1-52. K. Høilund Nielsen, Animal Art and the Weapon-Burial Rite - Political Badge?, dans C. K. Jensen et K. Høilund Nielsen (éd.), Burial and Society. The Chronological and Social Analysis of Archaeological Burial Data, Århus, 1997, p. 129-148. 35   U. Koch, Nordeuropäisches Fundmaterial in Gräbern Süddeutschlands rechts des Rheins, dans U. v. Freden, U. Koch et A. Wieczorek (éd.), Völker an Nord- und Ostsee und die Franken. Akten des 4, p.



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contexte féminin, bien que toujours réservé aux contextes privilégiés tels la reine Arégonde ou encore l’ensemble funéraire privilégié à Jau en Gironde qui actuellement offre l’exemple le plus méridional du style en France36. Dans un domaine légèrement différent, les bractéates du vie–début e vii  s. suivent une évolution comparable37. Les exemplaires les plus anciens, exécutés dans le Sud de la Scandinavie, imitent clairement les solidi romains par leur matière, l’or, et par leur iconographie, une effigie arborant le diadème impérial. Les motifs évoluent rapidement vers une iconographie nordique propre représentant, entre autres, des scènes de la mythologie germanique. Dans le Sud de la Scandinavie, les bractéates se trouvent surtout dans des trésors ; leur anneau de suspension porte peu ou pas de traces d’usure. Dans les autres régions scandinaves, plusieurs sépultures masculines ont livré des bractéates où l’usure des anneaux de suspension montre qu’ils étaient portés régulièrement. Avec l’éloignement et souvent dans les versions plus récentes (type D), les bractéates, qui sont parfois en argent, se trouvent dans des sépultures féminines en Angleterre dans le Nord de la Gaule. Quelques siècles plus tard, le même type de basculement entre masculin et féminin s’observe entre les mondes carolingien et scandinave. Ainsi, des appliques de baudrier d’épée trilobées franques sont réutilisées pour agrafer le châle supérieur du vêtement de la femme. Au début, il s’agit d’une nouvelle utilisation de pièces récupérées et bricolées mais leur popularité incite rapidement à développer et fondre de fibules trilobées spécifiquement créé pour le costume féminin scandinave38. La manière d’agrafer les fibules ainsi que l’adaptation de motifs issus de l’univers guerrier aux accessoires vestimentaires féminins laissent penser que des objets et des décors comparables signalent des choses différentes selon leur contexte. Ces transferts du domaine

36   I. Cartron et D. Castex, L’occupation d’un ancien îlot de l’estuaire de la Gironde : du temple antique à la chapelle Saint-Siméon (Jau-Dignac-et-Loirac), dans Aquitania, XXII, 2006, p. 253282. 37   M. Axboe, Die Chronologie der Goldbrakteaten - regional und überregional, dans U. v. Freeden, U. Koch et A. Wieczorek (éd.), Völker an Nord- und Ostsee und die Franken. Akten des 48 Sacsensymposiums in Mannheim vom 7. bis 11. September 1997., Bonn, 1999, p. 61-74. M. Gaimster, Scandinavian Gold Bracteates in Britain. Money and Media in the Dark Ages, dans Medieval Archaeology, XXXVI, 1992, 1-28. 38   E. Wamers, „Military look“ - eine neue Damenmode im Norden, dans E. Wamers et M. Brandt (éd.), Die Macht des Silbers. Karolingische Schätze im Norden, 2005, p. 173-177.



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guerrier et masculin vers la sphère féminine véhiculent un symbolique qui nous échappe mais que les contemporains ont sans doute compris. Le prestige des épouses nées dans des régions éloignées est bien attesté par les témoignages écrits et constitue presque une constante chez la haute aristocratie39. La qualité du mobilier dans plusieurs tombes anonymes – notamment celles avec des parures à caractère étranger – laisse entrevoir que la position sociale de la défunte aurait pu permettre des alliances matrimoniales avec des familles d’autres régions, indépendamment de leur communauté ethnique et culturelle. A vrai dire, l’hypothèse est invérifiable. Le couple qui, en principe, exclut les parents proches, échappe aux approches anthropologiques. En archéologie, l’identification du couple repose sur le postulat de proximité entre les époux. La documentation écrite montre que c’est souvent le cas, mais les exemples d’époux enterrés dans des lieux différents sont également nombreux. Les études anthropologiques dans de nombreuses nécropoles ont certes permis d’attester l’existence de groupements familiaux et de liens de parenté en dehors du couple. Le site de Kirchheim offre à cet égard des informations particulièrement intéressantes. Des caractéristiques dentaires témoignent des liens de parenté au sein de la communauté. Cependant, le groupe qualifié d’aristocratique – par ailleurs le seul à avoir une sépulture féminine richement dotée – dévie de cette règle. A l’évidence, les membres de cette famille ne se sont pas mêlés avec les autres habitants de Kirchheim, ils ont du chercher leur épouse ailleurs40. L’implantation spatiale Cachés sous terre, les parures, les étoffes et autres objets prestigieux ne sont plus visibles après l’enterrement. Comme les rites qui ont probablement accompagné la mise en tombe leur transmission dépend entièrement du souvenir que l’audience en a pu garder. L’im-

  S. Joye, Les femmes et la maîtrise de l’espace au haut Moyen Âge, dans P. Depreux (éd.), Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au IXe siècle), Turnhout, 2007, p. 189-206. 40   L. Jørgensen, K. W. Alt et W. Vach, Families at Kirchheim am Ries. Analysis of Merovingian aristocratic and warrior families, dans A. N. Jørgensen et B. L. Clausen (éd.), Military Aspects of Scandinavian Society in a European Perspective AD. 1-1300, Copenhague, 1997, p. 103112. 39



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plantation de la tombe et son aménagement constituent en revanche des supports de commémoration pérenne. Les architectures funéraires ne varient guère selon le sexe. Des femmes aussi bien que des hommes reposent dans des fosses sépulcrales profondes, des chambres funéraires, ou un sarcophage et ni les tumuli ni les enclos funéraires circulaires ne sont le fait d’un seul sexe. Bien que la défunte n’y occupe qu’une place secondaire, elle n’en est pas exclue (voir ci-dessus). A Pleidelsheim, les chambres funéraires sont aménagées aussi bien pour les femmes que les hommes, même pour les plus âgées41. La signalisation des tombes hors sol et leur implantation dans l’espace perpétuent efficacement le mémoire du défunt. La construction de monuments funéraires sur les hauteurs, à proximité des voies de communication terrestres et navigables témoigne de l’importance qu’on accordait à leur visibilité. D’ailleurs, l’implantation spatiale révèle une différentiation plus marquée entre les sexes que celle révélée par l’architecture funéraire. Les sépultures féminines isolées s’avèrent extrêmement rares et issues de contextes culturels très divers, ainsi, par exemple, la dame aux fibules à caractère hunnique à Airan au ive siècle en Normandie ou bien la tombe d’Oseberg du ixe siècle en Norvège ou encore le tumulus de Klein-Vahlberg daté des environs de 600, sur les marges de la Thuringe42. Ces cas exceptionnels constituent des problématiques propres qu’il convient d’insérer dans un contexte régional et chronologique précis. La célèbre sépulture à bateau d’Oseberg daté vers 814, fait figure d’exception par son isolement, l’aménagement particulier de la tombe et sa richesse extraordinaire. Les nombreuses interprétations auxquelles elle a donné lieu en soulignent le caractère exceptionnel. Pour les uns il s’agirait de la tombe d’une reine Åse, pour les autres d’une prêtresse  ; un chercheur incrédule a même proposé qu’il s’agisse d’une sépulture masculine43. La tombe a été violée anciennement,

41   S. Brather, Kleidung und Identität im Grab. Grupperiengung innerhalb der Bevölkerung Pleidelsheims zur Merowingerzeit, dans Zeitschrift für Archäologie des Mittelalters, 32, 2004, p. 36, fig. 9. 42   B. Ludowici, Der Tumulus von Klein-Vahlberg. Ene Separatnekropole des 6./7. Jahrhunderts aus Ostfalen, dans U. v. Freeden, U. Koch et A. Wieczorek (éd.) Völker an Nord- und Ostsee und die Franken. Akten des 48 Sacsensymposiums in Mannheim vom 7. bis 11. September 1997, Bonn, 1999, p. 139-52. 43   A. S. Ingstad, The Interpretation of the Oseberg-find, dans O. Crumlin-Pedersen et B. Munch Thye (éd.), The ship as symbol in prehistoric and medieval Scandinavia: papers from an international research seminar at the Danish National Museum, Copenhagen, 5th-7th May 1994, Copenhague,



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mais il restait quelques ossements de deux femmes, l’une âgée et l’autre plus jeune. Un éventuel homme aurait ainsi totalement disparu. Le mobilier, notamment un métier à tisser ainsi que des chariots et des traineaux, concordent néanmoins davantage avec des activités et des moyens de transport féminins. Enfin, l’implantation du tumulus le distingue fondamentalement des autres grandes sépultures à bateau édifiées pour des hommes. Toutes sans exception, dominent les rives des fjords et les voies navigables ; leur situation en hauteur est destinée à les faire voir de loin. Les initiateurs de la sépulture d’Oseberg n’ont pas cherché la visibilité, bien au contraire, ils ont érigé le tumulus dans un vallon à l’intérieur des terres, éloigné des voies navigables où seul un petit ru coule à proximité. Le caractère exceptionnel de la tombe d’Oseberg ne réside pas seulement dans la richesse de son mobilier et dans son tertre, construit en plusieurs étapes, d’une manière particulièrement complexe l’emplacement discret du tumulus est tout aussi remarquable et pourrait s’expliquer par le fait qu’il a été construit pour une femme. D’une manière générale, les sépultures féminines se trouvent associées à celles des hommes. Les tombes fondatrices sont celles des hommes, même si certains groupements comme celui des sépultures 319, 307 et 307bis à Lavoye vers 500 associent des femmes, le personnage principal reste l’homme et l’espace vide qui entoure sa tombe laisse penser que lui seul gisait sous un tumulus. Certains sites funéraires exceptionnels comme Sutton Hoo ou Niederstötzingen du début du viie s., semblent presque réservés aux hommes. L’inverse n’existe pas, les sépultures féminines se trouvent dans des nécropoles qui recrutent indifféremment des hommes et des femmes En Norvège, les tumuli féminins de l’Âge du Fer récent sont toujours érigés à proximité des tombes masculines antérieures. A travers cette diversité chronologique et culturelle on décèle un élément commun. La tombe féminine n’est pas un marqueur territorial, elle s’insère dans les groupements familiaux existants. Conclusion Les signes ostentatoires des sépultures féminines à travers leur mobilier, leur aménagement et leur implantation spatiale révèlent à la fois une grande diversité et une étonnante homogénéité. Ce constat 1995, p. 139-147. T. Sjøvold, Les fouilles dOseberg et les autres découvertes de bateaux vikings, Oslo, 1958. F. Androshchuk, En man i Osebergsgraven?, dans Fornvännen, 100, 2005.



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amène à souligner aussi bien l’importance des études monographiques détaillées que des approches thématiques englobant des aires géographiques étendues. Les premières permettent d’appréhender comment les familles ont exprimé leur position sociale à travers les investissements funéraires en face d’un décès à un moment donné dans un contexte précis. Les secondes ouvrent la possibilité de cerner des valeurs communes au sein des élites qui, par de nombreux aspects, se révèlent étonnamment constantes et largement partagées à travers de vastes aires géographiques. Les relations étroites entre la quantité du mobilier funéraire et l’âge des défuntes soulignent amplement à quel point le statut de la femme change au fil de la vie. Systématiquement présents, les parures prennent des formes somptueuses dans les tombes les plus riches. Certaines pièces, souvent prestigieuses, sont des objets d’importations. Certaines fibules sont aussi des marqueurs identitaires et constituent souvent le principal argument pour signaler la présence de Saxons, Burgondes ou Goths. Il a été suggéré que ces parures ne signifient pas forcément que les femmes qui les portaient aient été les compagnes des hommes de leur propre ethnie. Certaines sont peut-être arrivées dans le cadre d’alliances matrimoniales avec des élites locales (qu’elles soient barbares ou non). Les fibules qui rappellent les costumes traditionnels des régions d’origine revendiquées sont aussi portées différemment que dans les terres d’accueil. La signification de ces objets a donc changé selon leur contexte culturel général. Le transfert de décors du domaine masculin vers les parures féminines offre un exemple complémentaire du changement de leur symbolique initiale. Les valeurs viriles et guerrières exprimées dans ces ornements se réfèrent plutôt à la puissance et au prestige de la lignée de la femme qui les porte qu’à ses qualités personnelles. L’implantation spatiale des tombes confirme que la position de la femme se situe au sein de sa famille. Les sépultures féminines isolées sont exceptionnelles et la remarquable discrétion du tumulus d’Oseberg laisse penser que ces tombes isolées obéissent à d’autres logiques spatiales que celles des hommes. Les femmes sont enterrées au sein de la communauté auprès des tombes masculines antérieures ou moins contemporaines. Le dernier lieu de repos de la femme privilégiée montre que sa position et son influence se créent au sein de ses familles et dans la continuité. Anne Nissen Jaubert Université François Rabelais-Tours, LAT, UMR 6173/CITERES



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TROISIEME PARTIE

OBTENIR ET UTILISER LES RICHESSES









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Le patrimoine foncier des élites dans la région de la Meuse moyenne, jusqu’au XIe siècle *

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ans l’introduction des actes du Colloque dédié au Marché de la terre, Laurent Feller a rappelé l’importance tant symbolique qu’économique des biens fonciers durant la période médiévale1. Il est presque tautologique d’affirmer que, dans une société qui subsiste essentiellement par les céréales, la possession de terres joue un rôle social essentiel. Ces dernières sont aussi un signe de prestige, un « marqueur social »; la possession de nombreux domaines, comme la présence dans un patrimoine de certains ensembles fonciers de nature prestigieuse contribue incontestablement à la domination symbolique des élites2 ; certaines terres sont ainsi liées de manière étroite aux lignages et constitutives de leur identité. Enfin, de manière plus pragmatique et évidente, l’accumulation de biens fonciers est nécessaire pour soutenir le train de vie des élites et de leurs suites3. La possession d’importants ensembles fonciers est un de ces éléments de la « richesse » dont on ne sait toujours si elle est le résultat ou la cause de l’exercice du pouvoir. La possession de richesses terriennes au moyen âge soulève nombre d’autres questions qui reçoivent des réponses antagonistes. Se pose celle de la nature de la circulation des terres, selon des modalités économiques ou extra-économiques, qui était notamment l’objet des rencontres autour du marché de la terre, du testament et des dots/douai-

*  Nous tenons à remercier chaleureusement Messieurs Jean-Pierre Devroey, Jean-Louis Kupper et Charles West pour leurs précieuses remarques qui ont permis d’ouvrir de nouvelles perspectives à ce travail. 1   Le marché de la terre au moyen âge, L. Feller et C. Wickham (éd.), Rome, 2005 (Bibliothèque de l’école française de Rome, 350). 2   Sur les relations entre propriété et pouvoir, voir la collection d’études Property and Power in the Early Middle Ages, W. Davies et P. Fouracre (éd.), Cambridge, 2002. 3   Sur ces matières, voir en dernier les deux ouvrages de Jean-Pierre Devroey, Economie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), Paris, 2003 (Belin Sup Histoire) et Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006 (Académie royale de Belgique, Classe des Lettres).



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res, avec, en toile de fond, la question de la validité de l’utilisation de modèles économiques placée en vis-à-vis des questionnements anthropologiques4. Revient encore, de manière récurrente, le problème de la rationalité économique de l’exploitation et de la gestion, liée au débat précédent. Enfin, se pose celle de l’identité des possesseurs des terres et de l’existence d’élites rurales, notamment paysannes5. Toutes ces questions ne pourront être rencontrées dans un article aussi court que celui-ci, même dans le cadre d’un espace géographique relativement restreint. Il est évident que l’étude de la richesse foncière doit se faire dans un contexte bien circonscrit, afin de soupeser les différentes dynamiques à l’œuvre dans cette circulation des terres. Le présent travail a donc un but triple : 1) Il s’agit d’apporter une contribution, modeste sans doute, à la caractérisation de la distribution géographique des richesses foncières des élites de la région de la Meuse moyenne, sans masquer les manques d’une documentation lacunaire, en attirant l’attention sur la multitude d’acteurs qui peuvent prétendre à un certain degré d’accumulation de biens fonciers, à côté des grands établissements ecclésiastiques qui ont été les seuls étudiés dans l’espace envisagé ; 2) De la même manière, on tentera de mettre en évidence l’organisation de ces ensembles, les conséquences sociales de cette structuration ; 3) Enfin, on tirera des conclusions d’ordre général sur les effets de cette relative multiplicité d’acteurs sur la distribution du temporel des nouveaux « riches » que seront les collégiales et abbayes du Xe s, en les confrontant aux effets de la dynamique urbaine sur la distribution des biens fonciers des élites aristocratiques6 et religieuses7. La zone ici étudiée est la région de la Meuse moyenne. Cette aire est particulièrement passionnante pour l’étude de la richesse fon-

  Sur ces questions, voir Devroey, Puissants et misérables, cité n. 3 et nos remarques, Etudier de concert l’histoire économique et l’histoire sociale de la période franque : à propos de deux livres récents de Jean-Pierre Devroey, dans Revue belge de Philologie et d’histoire, p. 387-404. 5   Sur les élites rurales, voir en dernier les résultats de la rencontre de Flaran, Les élites rurales dans l’Europe médiévale et moderne, F. Menant et J.-P. Jessenne (éd.), Toulouse, 2007. 6   On utilisera ici le terme « aristocrate » avec les réserves d’usage, en suivant les remarques de C. Wickham, Framing the Early Middle Ages, Oxford, 2005, p. 153. 7   Sur le temporel de ces établissements ecclésiastiques, la bibliographie est assez vieillie ; deux exceptions : le travail récent de R. Hackeng, Het middeleeuwse grondbezit van het SintServaaskapittel te Maastricht in de regio Maas-Rijn, Maastricht, 2006 et notre travail La gestion des avoirs de la cathédrale Saint-Lambert de Liège, Contribution à l'histoire économique et institutionnelle pays mosan, Bruxelles, 2008 (Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, collection des Mémoires). 4



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cière : Stammlandschaft de la famille carolingienne8, située au cœur de l’Austrasie9, devenue ensuite, après les partages de Verdun, la zone tampon entre la Francia occidentalis et orientalis, la région présente un intérêt particulier pour l’application aux grandes fortunes foncières de ce que l’historiographie traditionnelle a appelé le modèle domanial classique10. Au cœur du monde franc, elle est le cadre idéal pour décrire, même succinctement, les conséquences du resserrement géographique de l’action de la grande aristocratie carolingienne, et le rôle politique et économique nouveau de ceux que l’on aurait hésité, quelques années plus tôt à qualifier « d’aristocrates », au moment où les ressorts de l’action politique ont pris une assise de plus en plus locale. 1. Les grandes tendances de la distribution des biens fonciers, avant le Xe siècle : centres de pouvoir et zones de concentration des propriétés Il est illusoire d’espérer dresser un « cadastre » de la propriété aux époques mérovingienne et carolingienne ; on doit ici penser en ordres de grandeur afin d’identifier les « grands » et petits propriétaires et les groupes sociaux auxquels ils appartiennent, ainsi que les fluctuations entre ces ordres de grandeur au fil du temps. Pour la période de transition entre l’Antiquité et le Haut Moyen Age, il est évidemment inutile de refaire ce qui a déjà été bien étudié par Jean-Pierre Devroey et Chris Wickham ; on s’en tiendra à un bref rappel, afin de mettre en contexte ce que la documentation de la région de la Meuse moyenne peut nous offrir. Dans Framing the Early Middle Ages, C. Wickham a livré un très beau tableau de l’évolution de la richesse foncière des élites romaines 11, gauloises et franques ; pour le résumer très brièvement : à côté des très riches familles sénatoriales romaines, dont le patrimoine foncier s’étendait largement sur l’Afrique et l’Italie du Sud, existaient des

8   Voir le travail fondamental de M. Werner, Der Lütticher Raum im frühkarolingischer Zeit. Untersuchungen zur Geschichte einer karolingischen Stammlandschaft, Göttingen, 1980 qui retrace l’implantation progressive de la famille carolingienne dans la région liégeoise. 9   Sure l’importance de l’Austrasie, R. Le Jan, Familles et pouvoirs dans le monde franc (VIIe-Xe siècles). Essai d’anthropologie sociale, , Paris, 1995 p. 403 et sv. 10   Il est impossible de reprendre ici toute la bibliographie : remarquable aperçu dans les articles de Y. Morimoto, commodément rassemblés dans Y. Morimoto, Études sur l’économie rurale du haut moyen âge. Historiographie, régime domanial, polyptyques carolingiens, BruxellesParis, 2008 (Bibliothèque du Moyen Age, 25). 11   C. Wickham, Framing…, p. 155 et ss.



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élites sénatoriales ou curiales provinciales, dont la fortune était inscrite dans une région donnée ; la Gaule formait déjà sous cet égard, selon Wickham, une entité spécifique, avec une forte assise locale qui a facilité sa transition vers la future Francia. Dans le Nord de la Gaule, la question de la disparition des élites pré-germaniques a été fort débattue ; Wickham, par une argumentation convaincante, plaide toutefois pour une continuité plus importante que souvent affirmé, avec le maintien des positions d’une aristocratie locale parfois encore amplement possessionnée et qui a continué à occuper des positions importantes après l’installation des Francs ; il semble toutefois qu’en cette période, la mobilité sociale n’ait pas été impossible, à tout le moins jusqu’au VIIe s, moment où les contours du groupe aristocratique sont bien définis et où celui-ci accepte de moins en moins facilement en son sein des « hommes neufs ». Dans tous les cas, la faveur des rois francs a eu des effets démultiplicateurs sur les possessions foncières des proches du pouvoir, quelle que soit leur origine. L’étude des rares testaments conservés montre une distribution foncière des biens aristocratiques extrêmement variable selon les lieux et les personnes : entre des patrimoines très étendus, comme celui de l’évêque Bertram du Mans, et celui, finalement modeste, du fils d’Idda (non daté), il y a un monde12 ; de même, ces ensembles de terres peuvent être très concentrés, ou au contraire fort éclatés géographiquement. Cette dispersion géographique est souvent la marque de l’appartenance à une très haute aristocratie, qui profitera de manière très sensible, lors de la période carolingienne, de la dilatatio regni pour encore étendre son assise foncière aux dimensions du royaume. Auparavant, la situation était différente : Wickham avait noté, pour le VIIe siècle, le grand nombre de textes relatifs à la Neustrie et à l’Aquitaine, avec des ensembles fonciers qui s’étendaient sur les deux régions puis, aux siècles suivants, la prolifération de mentions relatives à l’Austrasie, à la faveur du glissement du centre de gravité politique vers le Nord-Est. Cette région, qui est celle qui nous occupe ici, est mal connue avant le VIIIe s. ; dans cette zone, le seul propriétaire du VIIe s. et qui assez bien connu est le diacre Adalgisel-Grimo (634)13, personnage d’envergure régionale, dont les biens sont dispersés dans une zone comprise entre Verdun et les alentours de Liège. Ces preuves documentaires sont minces pour postuler l’éventuelle   Wickham, Framing…, p. 188-189.   W. Levison, Das Testament des Diakons Adalgisel-Grimo von J. 634 [1932], dans W. Levison, Aus rheinische und fränkische Frühzeit, Düsseldorf, 1948, p. 118-138. 12 13



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existence d’une « aristocratie » amplement possessionnée dans cette sous-région clé de l’Austrasie que représentent les abords de la Meuse moyenne. Il est impossible de savoir si c’est le hasard documentaire qui est à mettre en cause pour expliquer cette distribution. La documentation des VIIIe et IXe s. rend en tout cas parfaitement compte de l’importance nouvelle de cette zone : les mentions dans les textes se multiplient, et on peut désormais discerner une multitude d’acteurs dont le statut social est très variable. Tentons de relever ici quelques traits caractéristiques des modalités d’appropriation du sol. Avec plus d’une vingtaine de mentions de propriétaires laïques, ces personnages apparaissent presque aussi souvent dans la documentation des VIIIe, IXe et même Xe siècles que les grands établissements ecclésiastiques14. Cette constatation appelle plusieurs remarques : l’occurrence relevée ici peut sembler faible, si on la compare aux dossiers plus riches, par exemple rhénans ou espagnols, parmi tant d’autres15. Mais on connaît le déséquilibre des sources écrites en faveur des établissements ecclésiastiques, souvent très bien représentées et qui sont parmi les plus grands producteurs de ce type de documents. Cette situation nous incite à penser que ces vestiges documentaires ne représenteraient qu’une portion modeste des transactions opérées. La documentation du VIIIe s n’est pas assez riche en mentions pour permettre de distinguer des zones d’occupation privilégiées où les patrimoines élitaires se concentreraient ; il est toutefois notable que les circonstances accompagnant l’assassinat de saint Lambert à Liège (696 ou 705), lors de ce qui ressemble à une véritable « guerre de clans », permettent pour la première fois de mettre clairement en évidence l’existence de lignages possessionnés dans la région, sans doute, pour la plupart, d’une envergure toute locale : avant le milieu du VIIIe siècle, on les repère dans deux zones particulières : d’une part, les alentours de Liège ; ainsi les assassins de l’évêque possédaientils des villae, et y jouissaient, semble t-il, du soutien de Pépin II ; Dodon était judex et son complice et peut-être parent, Godebald sera porté à

14   Nous résumons ici les conclusions d’un de nos articles, beaucoup plus long : Aux origines de la croissance de l’évêché de Liège : la question de la distribution du patrimoine foncier avant l’an mil (A paraître). Celui-ci contient la démonstration empirique de ce que nous résumons ici dans la première partie de notre article. 15   Souvenons-nous de l’incroyable chartrier de Fulda, mis en œuvre récemment par M. Innes, State and Society in the Early Middle Ages: the middle Rhine valley, 400-1000, Cambridge, 2000, et le dossier rassemblé par W. Davies, Acts of giving. Individual, community and church in tenth century christian Spain, Oxford, 2007.



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la tête de l’abbaye de Saint-Denis16. Les Arnulfides et Pippinides sont aussi propriétaires dans les alentours, notamment de la célèbre villa de Herstal (qui s’étendait en fait sur un complexe de biens beaucoup plus important), mais aussi au sud de Huy, dans la région condruzienne, qui sera pour plusieurs siècles une zone exceptionnellement documentée, ainsi qu’à l’Est de la Meuse. On retrouve encore dans les chartes une frange de la peu fertile Texandrie, à la lisière des Limbourg belge et hollandais. A l'exception du Condroz, ces terroirs sont pour la plupart d’un faible attrait agricole. En effet, dans les siècles ultérieurs, les champs qui feront la richesse des grandes églises liégeoises seront localisés dans le cœur de la limoneuse Hesbaye17 qui échappe largement aux tentatives d’investigation pour notre période. Seule sa fraction septentrionale, immédiatement située à l’Ouest de Maastricht est documentée. Ce n’est que peu surprenant : vieille terre de romanité bordant la chaussée romaine, lieu de l’installation d’un réseau important d’exploitations rurales, la zone septentrionale est aux mains d’une multitude d’acteurs parfois importants. Ainsi en est-il de Trudon, fondateur du monastère de Saint-Trond et proche des Pippinides, abbaye qui reçoit encore de nombreux biens du comte Robert18, ou des multiples donateurs de terres qui se tournent vers saint Willibrord ou l’abbaye d’Echternach19. Le cœur de la Hesbaye, plus au sud, n’apparaît dans les textes que plus tard. La documentation permet d’y repérer, dès le IXe siècle, l’importance de certaines zones exploitées de manière sans doute intensive. Sans grande surprise, elles jouxtent souvent les cours d’eau (Meuse, Geer), avec une concentration particulière de biens situés au Nord de Huy, dans la portion centrale de la Hesbaye, près de Waremme, zone qui sera effec16   Références et examen du dossier dans Werner, Op. cit., p. 94, et p. 126 et ss. Pour un rappel détaillé des relations de ces personnages avec les Pippinides et la littérature, outre Werner, voir notre article cité n. 14. 17   Th. Brulard, La Hesbaye. Etude géographique d’économie rurale, Louvain, 1962. 18   G. Despy, La charte de 741-742 du comte Robert de Hesbaye pour l’abbaye de Saint-Trond, dans Annales de la Société royale d’Archéologie de Bruxelles, 50 (1956-1961), p.82-91. 19   Sur le dossier d’Echternach, outre le travail ancien de C. Wampach, Geschichte der Grundherrschaft Echternach im Frühmittelalter, Luxembourg, 2 vols., 1929-1930, voir A. J. Bijsterveld, Paul N. Noomen et Bert Thissen, Der niederländische Fernbesitz der Abtei Echternach im Früh- und Hochmittelalter, dans M.C. Ferrari, J. Schroeder and H. Trauffler (éd.), Die Abtei Echternach 698-1998, Luxembourg, 1999 (Publications du CLUDEM 15, p. 203-228 ; A. J. Bijsterveld, “Sinte Willebrordus eygen”. Het bezit van de abdij van Echternach in Texandrië (Nederland en België), circa 700-1300, dans G. Kiesel et J. Schroeder (ed.), Willibrord. Apostel der Niederlande. Gründer der Abtei Echternach. Gedenkgabe zum 1250. Todestag des angelsächsischen Missionars, Luxembourg, 1989, première impression (1990, deuxième impression), p. 271290.



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tivement le centre d’un très grand domaine bien documenté beaucoup plus tard, au XIe siècle20 ou situés un peu en aval de Liège. Leurs propriétaires sont souvent de grandes institutions ecclésiastiques étrangères, comme Prüm ou Saint-Denis, Saint-Riquier, le chapitre Notre-Dame d’Aix et plus tard Lobbes, ou quelques personnalités de premier plan21. Au IXe siècle, le riche chartrier de Stavelot-Malmédy permet enfin de mettre en évidence la très importante densité de villae dans le centre du Condroz, tendance déjà remarquée au siècle antérieur. A l’époque carolingienne, l’installation de l’élite laïque dans la zone la plus fertile du Diocèse de Liège paraît donc avoir été plus que probable. Quelques conclusions provisoires peuvent être tirées de cette situation. Avant le Xe siècle, il est manifeste que plusieurs pôles de concentration foncière peuvent être distingués: on peut : 1) Dessiner une Intensitätinsel, selon l’expression de Slicher Van Bath22, en dessinant un cercle presque parfait unissant le Nord et le Nord-Est, le Nord-Ouest et le Sud-Est de Huy ; 2) Remarquer qu’un certain nombre de terres émaillent le cours de la Meuse et les abords du Geer, aux alentours de Saint-Trond ou ; 3) En amont, signaler la densité des propriétés au Sud-Est de Namur. Le Sud du Condroz-Ardenne et l’Est de la Meuse seront par excellences les zones d’action carolingienne, avec des institutions ecclésiastiques largement possessionnées, comme Notre-Dame d’Aix-la-Chapelle, selon un axe conduisant du Sud-Ouest vers le Nord-Est, depuis le Nord de la Lorraine jusqu’à Aix. A l’inverse, certaines zones échappent plus ou moins complètement aux textes. Notons ainsi qu’à l’extérieur de la Hesbaye, au Nord, une bonne part de la Toxandrie jusqu’aux deux Limbourg, belge et hollandais – qui eux, apparaissent souvent dans les textes − est vide de toute mention. De même, la Hesbaye orientale, aux abords de Liège, ne paraît pas animée d’une vie intense, malgré la présence de quelques domaines

20   J.-L.Kupper, Mulier nobilissima Ermengardis nomine. Contribution à l’histoire de la seigneurie rurale en Basse-Lotharingie dans La seigneurie rurale en Lotharingie, Actes des 3e journées lotharingiennes, Luxembourg, 1984, Luxembourg, 1986, p. 71-73. 21   Quelques exemples empruntés à Wilkin, Op. cit., cite n. 14 : depuis Godebald, au début du VIIIe s., futur abbé de Saint-Denis, Nébelong, parent des carolingiens, qui donne en 805 ses biens de Grand-Axhe, Godabert, nobilis, qui cède des biens à l’abbaye de Saint-Trond en 962, ou la comtesse Ermengarde, qui cède un complexe de biens remarquable près de Waremme. Mais ces personnages sont plutôt l’exception, et les propriétaires non identifiables sont malheureusement plus nombreux. 22   B.H. Slicher Van Bath, De agrarische geschiedenis van West-Europa (500-1850), UtrechtAnvers, 1962, p. 22.



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d’importance comme ceux de Prüm, probablement d’origine fiscale. Bien sûr, cette distribution des mentions peut être le résultat du hasard de la conservation de textes, mais le fait que nombre de propriétés soient localisées à proximité immédiate de certains centres politiques et économiques particulièrement dynamiques ne plaide pas en ce sens. Que la portion la plus intensément exploitée de la Hesbaye soit au dessus de Huy, qui est elle-même au cœur d’une véritable mosaïque de domaines, est plus significatif. Des sites de production artisanale (céramique, objets en os) joueront pendant longtemps un rôle important dans cette région23 (bien plus que Liège, d’ailleurs, avant le Xe siècle), mais l’existence de ces sites est à notre sens ellemême conditionnée par les contacts intenses avec les élites locales ou régionales. Celles-ci jouent plus que probablement à la fois un rôle économique et politique dans la région, tout en stimulant la production des biens artisanaux attestée à Huy, par exemple, ou à Namur, plus haut sur le fleuve, autre région très significativement entourée d’une mosaïque de domaines. F. Theuws avait fait pareille suggestion pour Maastricht, à partir d’éléments tant archéologiques que textuels, et nous le suivons sur ce point. Il faut souligner l’importance de l’action d’une élite « aristocratique » locale qui aurait joué un grand rôle dans l’essor des centres urbains de Maastricht ou de Huy, et qui était, dans ces deux régions, un acteur politique et économique significatif24. Ceci ne signifie toutefois pas qu’il faille nier l’impact des facteurs institutionnels sur le développement des pôles urbains, comme le rôle de l’évêque, qu’il faut envisager dans ses rapports avec les familles aristocratiques. 2. Modalités de gestion et de circulation des terres au sein des élites laïques S’il est possible de mettre en évidence une série d’acteurs qui ont joué un rôle certain dans l’animation des pôles politiques et écono23   Sur Huy, la bibliographie est immense ; pour l’aspect qui nous intéresse, on partira de J. Plumier, M. Regnard, S. Lebecq, P. Périn (éd.), Voies d’eau, commerce et artisanat en Gaule mérovingienne, Namur, 2006 (Etudes et documents, Ministère de la Région Wallonne) en étoffant sa bibliographie avec les travaux de M. Suttor, Jean-Pierre Devroey, A. Joris, C. Péters, etc. 24   F. Theuws, Maastricht as a centre of power in the early middle Ages, dans Topographies of Power in the early Middle Ages, M. de Jong et al. (éd.), Leiden, 2001, p. 155-216. Nous accordons une plus grande place aux facteurs économiques dans notre analyse que F. Theuws, qui se focalise sur une interprétation « culturelle » des espaces considérés.



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miques de la région, il est moins aisé de décrire les modalités de gestion et l’usage des biens fonciers accumulés, ou l’ampleur des fortunes terriennes ainsi rassemblées, encore moins de rendre compte des modalités de circulation de cette richesse foncière, au-delà des conclusions traditionnelles. On aimerait aussi pouvoir quantifier, pour déterminer des ordres de grandeurs. Mais mesurer la taille de ces domaines est impossible. Les transactions actées sont ponctuelles et ne portent évidemment et probablement pas sur la totalité du patrimoine des parties. Surtout, il est dangereux de croire, comme l’ont fait de nombreux historiens, que les localités énumérées correspondent nécessairement à des blocs cohérents ou seigneuries de finage, à la manière des latifundia antiques ; il peut s’agir principalement de droits dispersés ou partiels et de rentes foncières25. Il est toutefois  vraisemblable que de grands propriétaires existaient ; mais cela ne peut être affirmé qu’à partir de documents postérieurs, comme la charte-censier de la comtesse Ermengarde (1078), notamment possessionnée, dans cette zone décidément importante de Huy-Waremme et qui tenait des biens d’une superficie de 1000 hectares26. La manière dont ces ensembles largement insaisissables en termes de grandeur étaient gérés est à peine mieux connue. Or, elle est importante pour rendre compte du genre de vie de ces élites, et de la manière dont se traduisait leur domination sur le sol – ce qui n’était peut-être pas leur priorité, tout au moins au très haut moyen âge, et sur les gens. Il faut d’abord formuler une remarque fondamentale. Le patrimoine des petits et moyens propriétaires laïcs est d’une nature différente de celui des grands propriétaires ecclésiastiques. La différence entre les secteurs de propriété foncière peut venir de ce qui est attendu comme revenu de la terre. Pour un laïc, il est préférable de recevoir des rentes en monnaie et en nature sans devoir surveiller lui-même l’exploitation ; c’est ce qui est indiqué, notamment, dans un texte de Walafrid Strabon cité par Jean-Pierre Devroey27. Pour une abbaye, les modalités d’exploitation sont plus complexes. L’achat sur le marché est réservé aux produits impossibles à trouver dans l’aire 25   Il faut ainsi se rappeler les judicieuses remarques de Jean-Pierre Devroey, Economie rurale et société, p. 263 et ss. (cité n. 3) et formulées à propos des estimations caricaturales du patrimoine des élites mérovingiennes à partir de quelques testaments, qui faisaient de manière grossière l’addition des surfaces des terroirs mentionnés. 26   Voir J.-L Kupper, cité n. 20. 27   Voir  J.-P. Devroey, Ibid., p. 264 citant Walafrid Strabo, De exordiis et incrementis quarundam, MGH Cap., 2, n° 6, p. 32.



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géographique qui couvre les besoins de base, ce qui peut justifier une régie directe. Pour ces raisons aussi, cette propriété laïque est très souvent moins étendue que celle des grands établissements ecclésiastiques. Ce n’est que dans certains cas seulement que quelques personnages possédaient des biens à une échelle suprarégionale. Cette distinction, formulée de manière très théorique, fonde notre investigation sur les modalités de gestion de ces ensembles. On sait que la recherche a créé, de manière canonique, un « modèle » carolingien d’organisation des grands ensembles fonciers, le système domanial classique ; celui-ci était basé sur une division en deux parties entre réserve et tenures, les secondes devant prester des corvées sur la première. Ce modèle est classiquement lié par l’historiographie à l’action de la royauté carolingienne et des élites laïques et aristocratiques, depuis les travaux du regretté Adriaan Verhulst28. Les recherches de Jean-Pierre Devroey ont toutefois montré que cette présomption ne se vérifie pas toujours. Ce dernier a mis en avant le caractère pluriel des modalités d’exploitations des grands domaines des élites ecclésiastiques carolingiennes de la région de la Meuse moyenne29, qui ne correspondent pas souvent aux canons du système classique. Pas de fortune assise exclusivement sur le travail forcé des humbles, par la corvée ou l’esclavage, mais des modalités très variables d’exploitation, avec une grande importance des redevances en nature. Et des ensembles morcelés : plutôt que de grandes propriétés, on doit parler de grands propriétaires, avec un temporel organisé autour de centres primaires et secondaires. La question qui se pose est donc la suivante : les élites laïques ontelles appliqué un pareil système classique d’organisation de leur temporel ? Le modèle adopté rencontre-t-il les besoins de ces élites, à savoir la régularité de la rentrée des revenus, sans que cette dernière exige pour autant du propriétaire un travail astreignant de surveillance de l’exploitation ? La documentation écrite nous permet de répondre de manière partielle à ces questions. Tout d’abord, parce que beau-

28   Pour faire court, le travail de référence en cette matière reste A. Verhulst, La genèse du régime domanial classique en France au Haut moyen Âge, dans Agricoltora e mondo rurale in Occidente nell’alto medioevo. Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, XIII, Spolète, 1966, p. 135-160 et l’article de Jean-Pierre Devroey, Réflexions sur l’économie des premiers temps carolingiens (768-877). Grands domaines et action politique entre Seine et Rhin, dans Francia 13, 1985, p. 475-488. 29   J.-P. Devroey, Pour une typologie des formes domaniales en Belgique romane au Haut Moyen Age, dans La Belgique rurale du Moyen Age à nos jours, Mélanges offerts à J.-J. Hoebanx, Bruxelles, 1985, p. 29-45.



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coup de chartes impliquant des laïcs comprennent des descriptions des pertinentia des biens, lesquels portent la transaction, avec le détail des villae, manses, droits, biens et personnes en cause dans l’acte. La validité de ces descriptions formulaires pourrait être discutée et on pourrait en craindre, dans quelques contextes bien particuliers, les limites. Le plus souvent toutefois, comme l’ont prouvé M.-J. TitsDieuaide, C. Wickham et avant eux B. Schwineköper30, on peut accepter la fiabilité de ces descriptions qui ne sont pas stéréotypées. De manière plus décisive, certains actes ponctuels offrent une description circonstanciée et détaillée des biens échangés, permettant de dépasser les énumérations laconiques des formules de pertinentia et de contrôler la validité des déductions que celles-ci inspirent31. L’examen de ces divers textes valide l’idée de la non-application généralisée du système classique aux biens « aristocratiques », en tout cas laïques, et cela selon des modalités plus ou moins limpides selon les époques. Ainsi, les textes de la fin du VIIIe siècle ne permettent en aucun cas d’affirmer qu’on y retrouve une quelconque bipartition entre tenures et réserve, avec une quelconque corvée d’application. Allons plus loin, en rejoignant Wickham, et en faisant remarquer que l’existence même de la réserve seigneuriale y est sujette à caution et que le seul modèle rencontré est la juxtaposition d’exploitations paysannes occupées par des non-libres acquittant des redevances. Si l’on suit cette logique, on peut aussi écrire que les preuves de l’existence d’un régime « esclavagiste » pour exploiter les terres du maître sont absentes. C’est naturel, puisqu’aucune « terre seigneuriale », aucune « réserve » n’est perceptible dans les textes. Bien sûr, le terme manci  B. Schwineköper, Cum aquis aquarumve decursibus. Zu den Pertinenzformeln der Herrscherurkunden bis zur Zeit Ottos I., dans K.-U. Jäschke et R. Wenskus (éd.), Festschrift Helmut Beumann zum 65. Geburtstag, Sigmaringen 1977, p. 22-56. Nous remercions Charles West, de l’Université de Sheffield, pour avoir attiré notre attention sur cet article fondamental ; voir encore Wickham, Framing…, p. 280 et ss. et M.-J. Tits-Dieuaide, Grands domaines, grandes et petites exploitations en Gaule mérovingienne. Remarques et suggestions, dans Le grand domaine aux époques mérovingiennes et carolingiennes, Gand, 1985, p. 23-50. La variabilité des descriptions de différents biens répond souvent parfaitement aux grandes différences entre les terroirs ; on ne retrouvera pas de mentions de vignes dans des zones impropres à sa culture, par exemple. Notons aussi – et c’est le cas dans certains actes relatifs à la zone que nous étudions, que cette adaptation du formulaire aux contours du bien décrit est aussi attestée dans un même acte, lorsque celui-ci décrit plusieurs biens différents. On ne voit guère l’intérêt qu’aurait l’auteur du document à varier le choix des formules dans un même texte, si ces descriptions étaient génériques et vides de sens. 31   Voir ainsi le très éloquent document conservé dans Bethmann, Gesta episcoporum Cameracensium, MGH SS, VII, p. 419-421 (875), dont la précision dépasse très nettement les simples formulaires génériques et qui est, lui aussi, une véritable « charte-censier ». 30



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pia revient régulièrement : ce mot désigne des dépendants, mais ne peut être traduit, on le sait, de manière trop péremptoire par «  esclave  »32. On retrouve toutefois quelques documents qui nous renseignent des donations exclusives de mancipia, non liés à une terre, qui doivent être des non-libres33. L’idée d’un « esclavage de chiourme » utilisé pour mettre en valeur les terres des élites doit toutefois être écartée, faute d’éléments tangibles. On est donc en présence d’un modèle qui n’est peut-être même pas biparti34, c’est à dire qu’il ne comprendrait pas de réserve domaniale exploitée par le maître, mais se fonderait sur de nombreuses exploitations « dépendantes » qui forment l’essentiel, voire la totalité, du domaine. Les documents postérieurs attestent d’un processus de distinction, dans le courant du IXe siècle, entre les terres du maître et celles des paysans. La multiplication de ces exploitations dépendantes peut s’expliquer de plusieurs manières. Elles peuvent être le résultat de créations récentes et répondraient ainsi au processus d’intensification de l’exploitation agricole et du prélèvement seigneurial, récemment suggéré par Wickham et Devroey, au cours du IXe siècle35. La toponymie atteste du fait que certaines zones étaient encore boisées en Hesbaye, jusqu’à la fin du XIe siècle36, laissant donc une marge potentielle pour la création de nouveaux groupes d’exploitations par une extension du terroir. Mais cette multiplication des exploitations dépendantes peut aussi être un effet induit par d’autres facteurs, comme les obligations militaires ou fiscales, qui ont poussé à l’entrée volontaire en dépendance d’anciens paysans libres. Intensification et naissance d’une réserve « seigneuriale »… ? Une des questions clés est évidemment de savoir si cette nouvelle structure bipartite a induit l’apparition de services en travail sur la réserve du maître, qui ne pouvait, dans le cas contraire, que compter sur un salariat hypothétique ou le travail d’esclaves de chiourme. Il est malaisé de donner à cette interrogation une réponse, car les documents diplomatiques et les descriptions des pertinentia ne mentionnent que très rarement les charges pesant sur les manses. On possède bien un texte   Devroey, Puissants et misérables, p. 287 et ss., avec la littérature récente.   Par exemple, P. Kehr (éd.), MGH DD. Karl III, 1937, p. 167-168 (884), où les mancipia de la zone de Tongres et Liège sont concédés à Saint-Lambert. 34   Ce modèle correspond à l’Abgabenherrschaft, chez L. Kuchenbuch, Die Klostergrundherrschaft im Mittelalter. Eine Zwischenbilanz, dans Herrschaft und Kirche, F. Prinze (éd.), Stuttgart, 1988, p. 297-343, ici p. 320-322. 35   Wickham, Op. cit., p. 286 et ss. 36   Brulard, Op. cit, p. 101-115. 32 33



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permettant de croire à l’application de pareils services, dans la région brabançonne, mais il est probablement interpolé37 et, peut-être, le reflet d’une situation régionale différente ; d’autres sources, plus tardives, il est vrai, ne nous renseignent sur aucune prestation, mais signalent de « simples » mais pesantes redevances en argent38. La variabilité des modalités de mise en valeur du temporel des établissements ecclésiastiques, telle qu’observée par Jean-Pierre Devroey, était donc de mise aussi pour les domaines des élites aristocratiques39. Avec, peutêtre, comme différence entre ces deux acteurs, une implication moindre des propriétaires dans la gestion, dans le cas des ensembles aristocratiques où ces laïcs se seraient reposés sur leurs régisseurs qui ont souvent, sauf exceptions, à gérer des domaines d’une envergure moindre. En guise de conclusion : l’émergence de nouvelles élites rurales, liée aux nouveaux centres de pouvoir ? Les sources diplomatiques permettent de distinguer des élites possessionnées dans la région de la Meuse moyenne ; celles-ci ont majoritairement des biens solidaires des pôles économiques et politiques les plus actifs de la vallée, avec la région condruzienne et ardennaise, la région de Huy-Waremme et de Saint-Trond comme points d’ancrage principaux de l’activité, tandis que la Hesbaye orientale et surtout le sud de la Texandrie restent mal documentés ou moins dynamiques. La manière dont les élites exploitaient leurs biens était une des préoccupations de ce travail. Pour la période antérieure à l’an mil, on a pu distinguer, effectivement, un processus d’intensification de l’exploitation, avec la multiplication des tenures et dépendances au

37   Voir la notice de Sint-Pieters-Leeuw (P. Bonenfant, La notice de donation du domaine de Leeuw à l’église de Cologne, dans Revue Belge de Philologie et d’Histoire, t. 14, 1935, p. 775-810 et G. Despy, (Despy, L’évolution des curtes en Brabant, p. 191), qui mentionne des services. On notera, non sans intérêt, que ceux-ci s’inscrivent dans la région brabançonne, qui est aussi une des seules à présenter des corvées dans les domaines de l’abbaye de Lobbes. Bien que la théorie des Rentenlandschaften de L. Kuchenbuch ait été critiquée pour son systématisme, on peut, à notre sens, s’interroger légitimement sur l’existence de zones présentant plus volontiers un type de redevances en travail ou en argent, en fonction de la résistance locale des paysans, de la force des maîtres ou tout simplement des habitudes, et ceci sans présumer des formes variables propres à chaque exploitation. 38   Voir C. Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, I, n° 165, p. 208-210 (956), pour les terres, déjà éloignées, d’Arlon, possédées par la “nobilis” Berthe, où une redevance en argent est acquittée par les manses serviles. Le texte est plus tardif, toutefois. 39   Devroey, cité n. 29.



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IXe s., sans que l’on puisse affirmer que cette intensification s’est traduite par le biais de l’instauration systématique de corvées ou le recours à une main d’œuvre servile non chasée, ou plutôt par des redevances lourdes qui apparaissent ici ou là. Cette augmentation de la pression tenait notamment à des facteurs externes, comme la pression fiscale ou militaire carolingienne, mais aussi à l’envie de réaliser rapidement des richesses ou des biens qui pouvaient alimenter les échanges. Ceci rencontre les propositions de Wickham, si l’on accepte de voir des pôles comme Huy essentiellement comme des lieux d’échanges régionaux. Les modalités de gestion semblent donc avoir été affectées par ces préoccupations premières et, peut-être, par une recherche de simplicité, s’il y avait délégation de la régie à des intendants. Ces élites ont joué, avant l’an mil, un rôle incontestablement moteur dans le contrôle et l’animation de centres politiques et économiques comme Huy et Maastricht ; mais − et cela doit être souligné – il peut se produire aussi que les circonstances inversent cette logique et que la création de pôles récents induise l’essor d’élites « nouvelles » qui s’opposent aux anciennes et amène, par la même occasion, l’apparition dans les textes de nouveaux ensembles domaniaux élitaires installés dans l’hinterland des récents centres urbains40. Ainsi, autour de l’an mil, la région liégeoise sera le lieu d’une vague de fondations d’établissements religieux qui pose la question d’une entreprise de « colonisation » des campagnes proches, parallèle à l’essor de la ville de Liège. Se produit un déplacement du centre de gravité du Diocèse vers l’aval. Avant, Huy et Maastricht étaient les pôles politiques et économiques de celui-ci ; Huy a encore failli devenir, sous l’évêque Notger de Liège, avant 985, la nouvelle capitale du Diocèse41, ce qui était une fois encore un symptôme de son importance; mais Notger s’est ravisé et a entrepris une véritable « refondation » de Liège, à la fin du Xe siècle, qui devient définitivement la capitale du Diocèse. L’incontestable prise d’importance du « nouveau » cœur du diocèse de Tongres-Maastricht-Liège, au cours du Xe siècle, et la création du système de l’Eglise impériale, qui induit la 40   On sait que les théories sur la centralité de J. H. Von Thünen, Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie, Darmstadt, 1966 (réed. De 1875) et celles, fort critiquées depuis quelques années, de W. Christaller, Die zentralen Orte in Süddeutschland. Eine ökonomisch-geographische. Untersuchung über die Gesetzmässigkeit der Verbreitung und Entwicklung der Siedlungen mit städtischen Funktionen, Darmstadt, éd.1980 (1e éd.: Jena 1933) ont été utilisées assez systématiquement par les médiévistes. 41   Voir Kupper, Notger et Liège. L’an mil au cœur de l’Europe, Liège, 2008, p. 32.



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concentration dans les mains de l’évêque des prérogatives politiques et religieuses, s’accompagnent de la fondation de sept collégiales, de deux abbayes bénédictines et de la réorganisation de la cathédrale Saint-Lambert de Liège42. Cette « urbanisation sacrée », due largement à l’évêque Notger, a naturellement pour conséquence la dotation des institutions nouvellement créées. Mais, pour ces institutions ecclésiastiques, cette « colonisation » ne représente pas seulement l’occasion de s’enrichir; le réinvestissement de Notger conduit naturellement à la redistribution de terres à une « ministérialité » militaire de moindre origine qui, basée ou non en ville ou dans les faubourgs, va s’enrichir43. La question importante qui se pose − mais elle est difficile à résoudre − est évidemment de savoir si l’évêque a exclusivement favorisé l’ascension d’hommes entièrement neufs ou s’il s’est aussi appuyé sur des personnages qui étaient déjà, avant ce déplacement du point central du Diocèse vers l’Est, de petits ou moyens propriétaires dans la Hesbaye orientale ; si ce cas de figure se vérifiait, ces derniers ne seraient alors pas exclusivement des « parvenus ». L’appropriation précoce du sol par une partie des élites foncières laïques pourrait, dans ce cas, avoir joué un rôle dans la distribution des terres aux collégiales nouvelles; c’est que les ensembles fonciers qui formaient le patrimoine de ces dernières n’étaient que très rarement des « seigneuries de finage » d’un bloc, mais présentaient, encore plus que leurs consœurs bénédictines plus anciennes, un profil « éclaté ». C’est peut-être la distribution de cette propriété laïque préexistante qui conditionne cette situation, en empêchant la réunion de parcelles disparates. Cette question devrait être un axe de recherche à privilégier dans des travaux futurs, même s’il ne sera pas facile de la résoudre. On peut toutefois, à partir de la littérature préexistante, constater que cette piste est plus que plausible : les ministeriales de l’évêque de Liège, ou leurs équivalents brabançons, possédaient des alleux, et même, dans certains cas, paraissaient descendre d’une certaine « noblesse », même s’ils faisaient partie de la familia44, ce qui tranche avec la position unilatérale souvent défendue dans la littérature qu’il

  Sur la cathédrale et les collégiales, Kupper, Liège et l’église impériale, p. 311 et ss.   Sur cette ministérialité, voir avant tout le travail resté fondamental de F.-L. Ganshof, Étude sur les ministeriales en Flandre et en Lotharingie, Bruxelles, 1926 et les pages de Jean-Louis Kupper, Liège et l’Eglise impériale, p. 228 et ss. 44   Voir les remarques fondamentales et titres cités par Kupper, Op. cit., p. 229 n. 87 et 88 ; l’étude de M. Soenen, A propos des ministeriales brabançons détenteurs d’alleux aux XIIe et XIIIe siècles, dans Hommages au professeur P. Bonenfant, Bruxelles, 1965, p. 139-149. 42 43



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ne s’agirait que de simples dépendants « élevés » par le service du prince. Quoiqu’il en soit,  la distribution des terres des abbayes, chapitres et de l’élite militaire liégeois est symptomatique : Liège est bien au cœur d’une ceinture de domaines très proches, situés dans des zones extrêmement fertiles, et non éloignés de la ville. A l’aube du XIe siècle, la croissance urbaine et le déplacement du centre de gravité du Diocèse45 sont donc des facteurs qui influent sur la distribution foncière du patrimoine élitaire. L’idée n’est tautologique qu’en apparence : le phénomène nouveau de l’extension urbaine marque bien de tous ses effets la configuration du patrimoine foncier des nouveaux puissants ; reste à savoir si ces élites laïques locales, d’envergure semble t-il plutôt modeste et dont le rôle était appelé à s’accroître, étaient déjà possessionnées aux alentours de Liège, et, dans ce cas, auraient joué le rôle de point d’appui, ou si elles doivent absolument tout à l’essor plus ou moins brusque de cette zone. Alexis Wilkin Chercheur Qualifié FNRS-FRS Université Libre de Bruxelles

45   Qui se confirmera, au début du XIe siècle, par la donation du comté de Haspinga, qui devait grosso modo correspondre à la Hesbaye orientale d’entre Geer et Meuse, aux alentours de Xhendremael : J. Baerten, Le comté de Haspinga et l’avouerie de Hesbaye, dans Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 1962, p. 1154-1154



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Dynamiques de l’accumulation et de la désagrégation des richesses entre VIIe et XIe siècle

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oici quelques années que les médiévistes sont devenus plus attentifs au conditionnement complexe imposé par l’hégémonie des églises chrétiennes sur la production des sources écrites : cette omniprésence a des incidences tant sur la structure des séries documentaires que sur le lexique, l’idéologie ou les mentalités. Parmi les textes les plus riches permettant d’illustrer ce dernier point, il faut ranger les Praeloquia de Rathier de Vérone (écrits entre 934 et 936), où l’on ne s’étonne pas de trouver, dans une sorte de revue des statuts sociaux, celui du dives1. L’évêque parle de la richesse comme d’un fait d’héritage, que les fils tiennent du père, du grandpère etc… en remontant d’ancêtre en ancêtre jusqu’à Adam (aucune allusion n’est faite à une richesse accumulée par le travail ou par ses offices), et il fait état en même temps de la fragilité des richesses. Il n’y a pas de véritable contradiction, et il n’y a chez Rathier aucun intérêt pour la formation des richesses, son discours étant orienté sur leur usage et sur la redistribution aux pauvres qui fait la différence entre le « bon » et le « mauvais » riche. Chez Rathier, en fait, la structure de cette richesse accumulée au long des générations, héréditaire et, en même temps, tout à fait aléatoire, reste un phénomène incertain, autant qu’est incertain à ses yeux, mais cette fois avec explicitation de l’incertitude, le statut de la noblesse, évoquée dans une page célèbre qui souligne l’obscurité de ses origines2. Sauf à revenir sur les incertitudes et les apparentes contradictions de Rathier, nous allons nous tourner vers les sources documentaires, où l’hégémonie des églises a suggéré aux historiens, entre autres choses, une recherche poussée à l’intérieur des séries qui ont gardé en tant que monimina des actes stipulés entre laïcs. Cette approche a 1   Ratherii Veronensis Praeloquiorum libri VI..., éd. Peter L.D. Reid, Turnhout, 1984 (Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, XLVIA), p.1-196, notamment p.34-43. 2   Ibid,p.23-25.



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permis des enquêtes autour de personnages et de familles de niveau moyen, non nobles, tels que, en Italie, le lombard Totone de Campione ou, dans les Abruzzes, ce Karol dont Laurent Feller, Agnès Gramain et Florence Weber ont analysé avec finesse la « fortune »3. Il n’est pas étonnant que ces cas se terminent malgré tout par l’absorption des fortunes laïques dans les patrimoines des églises et des monastères auxquels on doit la conservation des monimina. La faible profondeur généalogique des groupes familiaux amène à des considérations plus complexes. Il faut en effet prendre au sérieux le seuil de trois générations qui, on doit le souligner, caractérise aussi la très grande majorité des prosopographies de puissants et de grands officiers avant le Xe siècle. Pour notables que soient les exceptions (pour s’en tenir encore à l’Italie qui a profité de la merveilleuse prosopographie dressée par Eduard Hlawitschka)4, tels les Lombards Aldobrandeschi et les Francs Berardenghi en Toscane, peut-être aussi les Ermenulfi en Lombardie, et quelques autres encore5, on peut difficilement nier qu’on ait à faire, comme on vient de le dire, à des exceptions, dans un cadre qui avant le Xe siècle est absolument dominé par des séries qui ne dépassent pas les deux où trois générations. Il est significatif que, dans les traditions historiographiques au sein desquelles la continuité du sang a été vue comme un caractère essentiel des aristocraties, on ait glissé de plus en plus, dans ces derniers temps, vers une sorte d’understatement de ce facteur : face à la difficulté de dépasser le seuil des trois générations, on a eu tendance à souligner l’importance des sentiments, de la conscience, de la mentalité etc… J’avoue ne pas partager cette attitude. Je préfère reconnaître franchement la « fragilité généalogique » avant le Xe siècle, l’essor des ligna3   Carte di famiglia. Strategie, rappresentazione e memoria del gruppo familiare di Totone da Campione (721-877), S. Gasparri et C. La Rocca (éd.), Rome, 2005 (Altomedioevo, 5) ; L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Rome, École Française de Rome, 2005 (Collection de l’École Française de Rome, 347). 4   E. Hlawitschka, Franken, Alemannen, Bayern und Burgunden in Oberitalien (774-962). Zum Verständnis der fränkischen Königsherrschaft in Italien, Freiburg im Breisgau, ,1960 (Forschungen zur oberrheinischen Landesgeschichte, VIII). 5   S.M.Collavini, « Honorabilis domus et spetiosissimus comitatus » . Gli Aldobrandeschi da « conti » a « principi territoriali » (secoli IX-XIII), Pisa, 1998 (Studi Medioevali, 6) ; Paolo Cammarosano, La famiglia dei Berardenghi. Contributo alla storia della società senese nei secoli XI-XIII, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1974 (Biblioteca degli Studi medievali, VI); pour ce qui est des Ermenulfi, je partage l’hypothèse « continuiste » avancée par Marialuisa Bottazzi, L’epigrafe della Porta Romana di Milano: per una prosopografia del ceto consolare, à paraître dans un volume collectif sur la Porta Romana de Milan sous la direction d’Ermanno Arslan, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo (Spolète).



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ges tout au long des Xe et XIe siècles, réfléchir sur les mécanismes et les raisons de ces rythmes chronologiques et essayer de trouver, pour analyser la période du VIIIe au Xe siècle des « lignes de repli » qui ne nous détachent pas de la solide base des sources documentaires. Face à la brièveté des séquences générationnelles de ces siècles, on peut pour un instant « déconnecter » le problème de la formation des richesses et celui de la mobilité sociale du cadre des individus et de leurs familles, en essayant des analyses globales, appuyées sur des grands indicateurs (le nombre des actes, leur nature, la nature des objets aliénés, les mouvements des prix lorsqu’il est possible de les cerner) que l’on peut tirer de certaines séries documentaires de consistance quantitative et de durée chronologique notables : en se réservant, bien sûr, de remonter ensuite des données globales aux situations particulières et individuelles. Toutes semblables du fait de la tradition ecclésiastique ou monastique et du fait de la prédominance des mouvements économiques liés à la terre ainsi que des contrats qui ont pour objet les transferts de propriété ou d’usage, les centaines de documents que nous offrent des séries telles que, en Italie, celles de l’évêché de Lucques en Toscane et des monastères de la Trinité de la Cava ou de Saint-Vincentau-Volturne dans le Sud, nous montrent toujours la succession de deux grandes phases6. D’abord, entre les VIIIe et IXe siècles, une fréquence notable et une assez grande vitesse des transferts de propriété, sous la forme de ventes ou de donations, ensuite un ralentissement de la circulation de la propriété et un nombre beaucoup plus important d’actes concernant la gestion et l’organisation : donc, les transferts d’usage (locations, contrats de type emphytéotique), les controverses, les querelles et les accommodements, etc.Il ne s’agit pas seulement de la succession d’une phase d’accumulation foncière suivie d’une phase de « redistribution », ce qui vaut certainement pour les propriétés épiscopales et abbatiales, mais d’un phénomène qui intéresse aussi les laïcs, comme l’attestent les documents de la Cava qui nous ont gardé quantité d’actes stipulés entre laïcs. La « deuxième phase », qui se déclenche et se poursuit selon des rythmes qui ne sont évidemment pas strictement parallèles dans les différentes séries documentaires et connaissent des décalages, sont 6   Pour une mise au point synthétique des séries documentaires majeures de l’Italie des VIIIe-XIe siècles, qu’il me soit permis de renvoyer à P. Cammarosano, Storia dell’Italia medievale. Dal VI all’XI secolo, Roma-Bari, Laterza, 2001 (Storia e Società), réimpr. 2008 (Biblioteca Storica Laterza).



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bien, en tout cas, le fait de la dernière génération du IXe siècle et de tout le Xe siècle. Phase de gestion et d’organisation, la « deuxième phase » est donc par nécessité la phase des médiations entre propriétaires et travailleurs, des médiations dont l’importance est d’autant plus grande que l’on est en présence de propriétaires majeurs tels que les églises cathédrales ou les élites du monde monastique. La médiation fondamentale entre propriétaires et travailleurs se situe au niveau productif de base, et c’est celle qui aboutit à la lente marginalisation de l’esclavage dans les campagnes. Amorcé très nettement dès le VIIe siècle, ce processus qui a été au centre des études et de la réflexion des médiévistes aboutit à la prééminence absolue des moyens de faire-valoir indirect, et au rôle central du noyau familial paysan et du manse dans la structure économique de l’époque carolingienne. Je n’y insiste pas, car on s’est entretenu de ce sujet maintes fois, et assez récemment encore dans le colloque « carolingien» de Poitiers de novembre 2004 qui a vu plusieurs d’entre nous se retrouver. Entre les propriétaires et les noyaux familiaux paysans installés sur les manses, une médiation ultérieure se dessine à partir de la fin du IXe siècle, celle des administrateurs, ou plus souvent de concessionnaires des groupes étendus de manses, parfois même de curtes entières, et qui en organisent la gestion et en détiennent les rentes dans des formes du type que j’ai appelé « emphytéotique ». Cette médiation peut revêtir la forme féodale, selon des différences régionales et des diversités de rythme chronologique et d’intensité institutionnelle qui ont été éclaircies par tant d’ouvrages depuis un demi-siècle et plus. Lorsque, avec une croissance, qui commence vers la mi-Xe siècle, on voit des familles laïques s’organiser autour de châteaux et donner le signe du démarrage pour des continuités généalogiques jusqu’à ce moment inédites, c’est dans les vassalités royales, épiscopales ou abbatiales qu’on en repère l’origine, ou dans ces élites d’origine servile qui eurent leur espace de mobilité dans l’obscure ambiance de la gestion et de l’organisation des grands patrimoines fonciers. Si, entre 934 et 936, Rathier faisait état de l’obscurité de l’origine de la noblesse, à deux ou trois générations de distance, au tournant des Xe et XIe siècles, des hommes d’Église tels que Gerbert d’Aurillac et Léon de Verceil déploraient l’appauvrissement des terres des églises au profit



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des libellarii où des milites enrichis au détriment de celles-ci7. Ensuite, la formation d’élites de villages et de châteaux, la patrimonialisation des bénéfices féodaux, l’essor des mouvements collectifs dans les villes et chez les milites, la dialectique nouvelle entre villes et campagnes, tout cela allait de pair avec une reprise de circulation intense de la propriété foncière et les premiers signes de tendances inflationnistes : difficiles à mesurer, en partie du fait du triomphe des donations pieuses en tant que forme « normale » de transfert de la propriété – un phénomène qui attend encore des analyses poussées et des interprétations convaincantes. Avant cette époque, la croissance économique nous apparaît à la fois certaine, et cela dès le VIIe siècle, et très lente dans son mouvement global, quel que soit l’angle visuel où l’on se place pour l’apprécier. Du point de vue des prix, il semble difficile d’évaluer des tendances à la hausse supérieures à une fraction de point de pourcentage par an, ce qui ne permettait aucune appréciation ni par les propriétaires ni par les paysans et n’autorisait qu’une croissance globale, dans la longue période, une croissance exprimée surtout par l’aménagement des sols et de l’habitat, mais faiblement réalisée au niveau individuel et familial. Si l’usage de la monnaie en tant que moyen « normal » des échanges ne fait aucun doute, la modestie des pratiques de crédit est tout à fait certaine : cet échange de bien présents contre des biens futurs qui est plus important que l’échange monétaire en soi, et qui est le moteur de la croissance, requiert en effet un minimum de rythme inflationniste perceptible. D’une extrême lenteur nous apparaissent aussi avant le Xe siècle les mouvements de redistribution des richesses accumulées par les rois, les princes, les grands laïcs et les églises majeures. Les résultats les plus importants étaient atteints au niveau de l’organisation de l’habitat, même avant l’ « enchâtellement », lorsque l’augmentation de la production agricole était confiée surtout aux paysans, parfois sous la forme des contrats ad meliorandum, ou en tout cas des concessions à vie ou à très longue échéance. On ne connaît pas aussi bien les modalités concrètes des transferts aux pauvres, mais il semble difficile d’y voir des mécanismes efficaces de progrès productifs. Plusieurs chercheurs sont convaincus du rôle majeur de l’investissement 7   Je me permets une fois encore, pour ces exemples, de renvoyer au livre cité à la note précédente et notamment, p.166, 228-229, 235-236, et pour Gerbert à mon Nobili e re : P. Cammarosano, Nobili e re. L’Italia politica dell’alto medioevo, Roma-Bari, 1998 (Quadrante, 96), p.313.



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dans les édifices, encore une fois une emprise dont le rythme et la retombée économique se déroulaient de manière tout à fait détendue dans le temps. La croissance des économies privées, que nous arrivons à connaître, le plus souvent d’une manière « symptomatique », une fois les faits accomplis, suivit du VIIe au IXe siècle chez les couches les plus humbles de la société rurale les voies du conquestum, base normale pour l’achat de la liberté par les esclaves. Ensuite, les progrès étaient beaucoup plus lents que l’établissement des lignes de descendance familiale. Aux niveaux les plus élevés, la croissance de la richesse privée était liée aux dynamiques politiques et militaires, ce qui rends compte du caractère violent dont font état tant de sources littéraires, et aussi de la vitesse de désagrégation des richesses. Bref, entre le IXe siècle et le début du Xe, les riches étaient presque toujours des « nouveaux riches ». Pour que les richesses, soit celles formées par modalité évolutive soit celles formées par modalité violente, puissent se stabiliser à l’intérieur de lignées familiales, il fallait d’abord que la série des médiations productive, administrative et féodale fût assez large pour créer des bassins nouveaux de ressources économiques entre la base agraire et les sommets économiques et politiques, ensuite que surgissent des points forts, surtout les châteaux, autour desquels regrouper des noyaux laïcs de commandement et d’accumulation de richesse. C’étaient des processus qui commençaient à peine à s’amorcer au moment où Rathier dessinait sa vision d’une richesse aléatoire et d’une noblesse d’origine incertaine.

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‘Consommation ostentatoire’ et mise en registre de biens et d’objets marqueurs de la richesse1

Cadre conceptuel et problématique Le propos de cet article est de tester sur des sources bien connues de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge une lecture qui met en œuvre des concepts susceptibles de donner une plus grande intelligibilité à la relation que les hommes entretiennent avec les « choses » (res)2 et, partant, d’éclairer leur rôle et leur usage comme des attributs socialement reconnus de la richesse, et des identifiants pour les classes élevées. En désirant se démarquer de son voisin et tenir son rang, l’élite gaspille du temps (loisir) et des biens, et émet ainsi des « signifiants de puissance », comme le rappelle le concept sociologique de la « consommation ostentatoire » (conspicuous consumption), dégagé par Thorstein B. Veblen (1857-1929) à la fin du XIXe siècle3. Dans une société inégalitaire, les conduites ostentatoires, ou « d’apparat », répondent à une attente générale, et ne sont socialement opératoires que dans la mesure où l’on reconnaît que la richesse confère une supériorité à son possesseur4. Dans le système de chrétienté haut médiéval, la richesse ne se justifie, cependant, que dans la mesure où l’intention eschatologique préside à son utilisation : le bon usage des biens, le fait de les donner à Dieu, à l’Église et aux pauvres, garantirait leur passage dans l’au-delà   Je remercie vivement Daniel Russo pour sa lecture attentive de cet article et pour ses commentaires éclairants. Ce travail s’insère dans le cadre de l’enquête pluridisciplinaire collective « Autour de l’objet », menée au sein de l’équipe des médiévistes de l’ARTeHIS UMR 5594 (cf. E. Magnani, D. Russo, « Autour des objets au Moyen Âge : entre nature et culture », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 12 (2008), p. 305-306 [en ligne] http://cem.revues.org/document7222.html). 2   Sur la notion de res, voir D. Russo, E. Magnani, De relectures en transformations d’objets. Entre exégèse biblique et codex reliés à l’époque carolingienne, à paraître dans la Revue de l’Art. 3   T. B. Veblen, Theory of the Leisure Class, New York, 1899 (Théorie de la classe de loisir, trad. franç. de L. Evrard, Paris, 1970). 4   R. Ruyer, Éloge de la société de consommation, Paris, 1969 ; P. Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, 1979. 1



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et la constitution d’un « trésor dans le ciel », d’après l’expression reprise des Évangiles5. On conditionne ainsi la circulation des biens de la terre au ciel à la façon dont ils circulent sur terre et, par conséquent, on privilégie le don comme forme de transfert propre à instaurer cette circulation. Le passage des hommes et des biens d’un registre à l’autre, de l’ici-bas vers l’au-delà, amène à penser la continuité qui s’établit entre les acteurs et les choses sur lesquelles ils agissent, et par lesquelles ils sont agis, et aux correspondances qui s’instaurent ainsi entre eux, notamment au moyen des différentes formes d’enregistrement par l’écrit. La doctrine de l’aumône et de la charité en vue du salut qui soustend les relations entre les hommes et les choses possédées pose le problème de ce que Jack Goody a appelé l’« ambivalence cognitive » : comment résoudre le paradoxe de rendre visible l’invisible. Comment résoudre le paradoxe des richesses reçues de Dieu, qui marquent la distance sociale, et sur lesquelles il faut agir, s’en dessaisir, pour les retrouver ensuite dans l’au-delà ? C’est cette tension qui pèse sur les choses, la manière dont elle détermine les rapports au monde qu’il s’agit de comprendre au mieux. Pour cela, on envisagera, d’une part, les inscriptions épigraphiques : dédicaces, épigrammes et monogrammes apposés sur des objets et sur des édifices ecclésiastiques, ou sur une partie d’un édifice ou d’un décor ; d’autre part, les listes ou les mentions de biens et d’objets (liturgiques ou vaisselle courante de valeur) insérées dans des compositions historiographiques et hagiographiques. Le statut de ces sources, bien entendu, n’est pas le même et chacune pose des problèmes particuliers de transmission, de transformation, de recomposition, qui renvoient à une superposition de sens historiquement déterminés. Sans entrer dans ce niveau de considération, pourtant indispensable, mais qui relèverait d’une approche trop longue à développer, nous proposons de lire ces sources en faisant intervenir la notion d’« existants » empruntée à Philippe Descola, ainsi que l’idée de « mise en registre » (ou d’enregistrement), qui ramène, entre autres, aux tra5   Mt 6, 19-21 et 19, 21 ; Mc 10, 21 ; Lc 12, 33-34 et 18, 22. J’ai traité de ces questions dans différents articles, auxquels je me permets de renvoyer, E. Magnani, Du don aux églises au don pour le salut de l’âme en Occident (IV e-XI e siècle) : le paradigme eucharistique, dans Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Antiquité et Moyen Âge), N. Bériou, B. Caseau, D. Rigaux (dir.), Paris, 2009, vol. II, p. 1021- 1042 ; Id., ‘Un trésor dans le ciel’. De la pastorale de l’aumône aux trésors spirituels (IV e-IX e siècle), dans Le Trésor au Moyen Âge, Discours, pratiques, objets, L. Burkart, Ph. Cordez, P.-A. Mariaux, Y. Potin (dir.) Florence, 2010, p 51-68 (Micrologus’ Library 32).



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vaux de Jack Goody sur la « raison graphique », la « littératie » et ses réflexions sur la re-présentation6. Les existants est la notion que Philippe Descola7 retient pour désigner l’ensemble des humains et des non-humains (objets, plantes, animaux) dont les différentes formes d’identification et de regroupement constitueraient quatre principales ontologies ou systèmes de « distribution de propriétés » (animisme, totémisme, analogisme et naturalisme), fondées sur le contraste, qui semble universel, entre « intériorité et physicalité » (esprit-corps). Il s’agit alors de comprendre les « collectifs », d’après l’expression de Bruno Latour8, en termes de continuités et de discontinuités entre les existants. Dans la perspective holiste qui est celle de la société médiévale, le pari est de prendre les choses (biens, objets, « richesses ») en tant qu’éléments constitutifs non seulement de la vie en société, mais aussi opérant au sein des collectifs. Cela implique de considérer l’écrit « sur la chose », à la fois apposé sur elle-même, comme dans les inscriptions, ou se référant à elle, comme dans les listes et les mentions, comme l’une des modalités de mise en registre de cette relation, à partir notamment de ce que Jack Goody observait déjà sur les procédés graphiques d’écriture qu’il lisait comme des dispositifs spatiaux de triage de l’information et de stockage visuel, dans un ensemble plus large, celui de la « littératie », un « système structuré et structurant de rapports au monde »9. On entend alors par mise en registre le procédé d’écriture qui retient l’action grâce à laquelle s’instaure une continuité entre l’acteur et les choses qu’il possède, utilise ou façonne. En choisissant ces termes d’analyse anthropologique, on cherche à franchir l’impasse interprétative autour de la notion d’évergétisme pour rendre compte des transformations des pratiques élitaires marquées par la christianisation de l’Empire, à partir du Ve siècle. En effet, d’un côté, des historiens de l’Antiquité tardive ont soutenu l’idée d’un   Pour la définition de la « littératie » et un rappel de la série d’ouvrages de J. Goody sur la question, voir J. M. Privat, Présentation, dans J. Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, trad. C. Maniez, coord. J.-M. Privat, Paris, 2007, p. 9-15 (traduction franç.de J. Goody, The Power of the Written Tradition, Washington/Londres, 2000). Pour une mise au point sur la question de la re-présentation, voir D. Russo, Anthropologie et Iconologie. Réflexions sur les apports de Jack Goody à l’analyse de la notion de ‘représentation’, dans Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, Études (2008), http://cem.revues.org/document4242.html. 7   Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005. 8   B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes - essai d’anthropologie symétrique, Paris, 1991 ; Id., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ? Paris, 1999. 9   J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. et présentation de J. Bazin et A. Bensa, Paris, 1979 (The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, 1977). 6



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évergétisme chrétien pour expliquer le basculement des dépenses des élites d’un cadre civique vers un cadre « religieux » (construction d’églises, secours aux pauvres10…), en mettant l’accent sur la continuité des comportements traditionnels de l’élite11. D’un autre côté, Paul Veyne, principal historien de l’évergétisme gréco-romain, considère que tout sépare l’évergétisme et ce qu’il désigne sous l’expression de « charité chrétienne », leur seul point en commun restant « l’attitude responsable et ostentatoire de la classe dirigeante ; c’està-dire le fait que la société antique était inégale ». « Dans une société inégalitaire, la classe élevée a du prestige et ne le conserve que si elle dépense et donne »12. En faisant intervenir la relation entre les hommes et les choses, on veut déplacer le débat de la dichotomie du civique/religieux ou du civique/charitable à celui sur les modalités de transfert13 et les procédés d’enregistrement. Selon ces perspectives, quels rapports s’établissent entre les élites et les choses qu’elles possèdent ? Sans prétendre répondre à la question, nous voudrions amorcer la réflexion en parcourant quelques exemples d’inscriptions dédicatoires sur les bâtiments ecclésiastiques, d’inscriptions sur des objets liturgiques et de listes de pièces d’argenterie courante.

10   Sur la création de la catégorie sociale des « pauvres » et le rôle des évêques, voir P. Brown, Poverty and Leardeship in the Later Roman Empire, Hanovre-Londres, 2002 (The Menahem Stern Jerusalem Lectures). 11   Ch. Pietri, Roma christiana : recherches sur l’Église de Rome, son organisation, sa politique, son idéologie, de Miltiade à Sixte III, 311-440, Rome, École française de Rome, 1976, p. 97, 398, 558-573 ; Id., Évergétisme et richesses ecclésiastiques dans l’Italie du IV e à la fin du V e siècle : l’exemple romain, dans Ktema, III, 1978, p. 317-337 ; J.-P. Caillet, L’évergétisme monumental chrétien en Italie et à ses marges, d’après l’épigraphie des pavements de mosaïque (IV e-VII e s.), Rome, École française de Rome, 1993 ; Y. Duval, L. Pietri, Évergétisme et épigraphie dans l’Occident chrétien, dans Actes du X e Congrès international d’épigraphie grecque et latine, Nîmes, 1992, éd. M. Christol et O. Masson, Paris, 1997, p. 371-396. 12   P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, 1976, p. 47, 73, 105 (selon l’auteur, l’évergétisme et la charité chrétienne « diffèrent par leur idéologie, leurs bénéficiaires, leurs agents, les motivations de ces agents, ainsi que leurs conduites ; l’évergétisme n’a pas de rapport avec la religion » et la seule chose qui les rapproche sont « les quantités considérables de biens offerts aux cités ou à l’Église »).Voir aussi, Id., L’Empire gréco-romain, Paris, 2005, ch. 1, 3, 9. 13   Nous préférons ici la notion de « transfert » à celle d’ « échange », trop connotée (cf. A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007, ch. 2 : Les trois modes de transfert).



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Inscriptions, listes, tableaux Plusieurs inscriptions des IVe, Ve et VIe siècles, aussi bien en Italie, en Gaule que dans la Péninsule ibérique et en Afrique du Nord, enregistrent le nom du donateur, ecclésiastique ou laïc, parfois sa qualité ou sa fonction, ainsi que la somme en argent donnée pour la réalisation d’un édifice ecclésiastique ou d’un décor, comme dans l’exemple des pavements de mosaïque en Italie et sur ses marges, étudiés notamment par Jean-Pierre Caillet14. Le dossier épigraphique relatif à l’évêque Rusticus de Narbonne (427-461), daté du milieu du Ve siècle, contient deux inscriptions de ce type. La première a été gravée sur le linteau de la porte de la cathédrale Saint-Just (3,50m de longueur ; 0,10m et 0,42m de hauteur), la deuxième sur le linteau de la porte de l’église Saint-Félix (2m de longueur ; 0,55m de hauteur, en deux fragments)15. L’inscription de Saint-Just débute par l’invocation à « la miséricorde de Dieu et du Christ  », suivie des éléments de datation (le consulat de Valentinien Auguste et l’épiscopat de Rusticus) pour la pose du linteau de porte (445)16. Elle dresse ensuite un bref éloge de   J.-P. Caillet, L’évergétisme monumental chrétien… cité n. 11. Voir aussi pour la Péninsule ibérique, J. Vives, Inscripciones cristianas di España romana y visigoda, Barcelone, 1942, n° 69 (VIe s.). 15   Sur ces deux édifices, leurs inscriptions et les dernières fouilles archéologiques, voir Carte archéologique de la Gaule, 11/1 : Narbonne et le Narbonnais, par E. Dellong, avec la collab. de D. Moulis et de J. Farré, Paris, 2002, n° 62-64 (p. 319-322, fig. 359 a,b – linteau dédicatoire de Saint-Félix) ; n° 213-219 (p. 420-425, fig. 517 p. 423 – linteau dédicatoire de Saint-Just). Sur le dossier épigraphique de Rusticus de Narbonne, voir Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. 12, 1935, c. 846-854 (H. Leclercq) ; H.-I. Marrou, Le dossier épigraphique de l’évêque Rusticus de Narbonne, dans Rivista di archeologia cristiana, 3-4, 1970, p. 331- 349 ; M. Chalon, À propos des inscriptions dédicatoires de l’évêque Rusticus, dans Narbonne, archéologie et histoire, Actes du XLV e Congrès de la Fédération Historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon tenu à Narbonne les 14, 15 et 16 avril 1972, vol. I : Montlaurès et les origines de Narbonne, Montpellier, 1973, p. 223-232 ; H. Atsma, Die christlichen Inschriften Galliens als Quelle für Klöster und Klosterbewohner bis zum Ende des 6. Jahrhunderts, dans Francia, 4, 1976, p. 1-57 (ici p. 10-17). Voir aussi les éditions classiques de ces inscriptions, Ed. Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au VIII e siècle, II, Paris, 1865, n° 617 (Saint-Just) ; O. Hirschfeld, Corpus inscriptionum latinarum (CIL). Inscriptiones Galliae Narbonensis Latinae, Berlin, 1888 (rééd. 1962 et 1996), t. 12, n° 5336 (Saint-Just) ; E. Espérandieu, Inscriptions latines de Gaule Narbonnaise, Paris, 1929 (suppl. au CIL, 12), n° 604 (Saint-Félix). 16   † D(e)o et Chr(ist)o miserante lim(em) hoc c(ol)l(o)k(a)t(um) e(st) anno IIII, c(on)s(ule) Valentiniano Aug(usto) VI III K(a)l(endas) D(ecembres) XVIIII anno ep(iscopa)tus Rustic[i- - -] / Rusticus ep(iscopu)s ep(iscop)i Bonosi filius / ep(iscop)i Aratoris de sorore nepus / ep(iscop)i Veneri soci(us) in monasterio / compr(es)b(yter) eccle(siae) Massiliens(is) / anno XV ep(iscopa)tus sui d(ie) ann(i) V III Id(us) Oct(o)b(res) / c(urantibus) Vrso pr(es)b(yter)o Hermete diac(on)o et eor(um) seq(uen)tib(us) / coep(it) depon(ere) pariet(em) eccl(esiae) dud(um) exustae / XXXVII d(ie) quad(rata) in fundam(entis) poni coepi(t) / anno II VII Id(us) Oct(o)b(res) absid(em) p(er)f(ecit) Montanus subd(iaconus) / Mar14



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Rusticus – fils et neveu d’évêque, moine à Marseille avec l’évêque Venerius (431-451), prêtre de l’église de Marseille – responsable, avec le prêtre Ursus, le diacre Hermès et leurs assistants, des travaux de reconstruction de la cathédrale. Suivent les différentes phases de l’entreprise : démolition de la muraille de l’église qui avait brûlé, pose de la première pierre17, achèvement des travaux dans l’abside par le sousdiacre Montanus (le 9 octobre 44218). Le financement de la construction est ensuite noté avec soin dans une sorte de tableau organisant les noms et disposant en face les sommes attribuées : d’abord, l’engagement de Marcellus, préfet du Prétoire des Gaules « dévoué au culte de Dieu », dont l’administration paie pendant deux ans aux ouvriers une somme de 600 sous, plus 1500 sous pour les travaux19 ; puis, une série d’offrandes (oblationes) : l’évêque Venerius 100 sous ; l’évêque Dynamius 50 sous ; Oresus 200 sous ; sans oublier les sommes offertes par Agroecius et celles réunies par la collecte, qui ne sont plus visibles aujourd’hui. L’inscription de dédicace de Saint-Félix (455), plus fragmentaire, porte des éléments de datation, par rapport à l’épiscopat de Rusticus, et une liste ordonnée en « tableau » comme la précédente, qu’on peut supposer être celle d’offrandes20 : une collecte a réuni 56 sous ; le prêtre Projectus a attribué 2 sous ; le diacre Venantius 1 sou ; deux donateurs, dont les noms ont disparu, ont affecté respectivement 1 sou et 1000 sous. Les sommes allouées par d’autres – dont le souscellus Gall(iarum) pr(a)ef(ectus) d(e)i cultor prece / exigit ep(iscopu)m hoc on(u)s suscip(ere) inpendia / necessar(ia) repromittens quae per / bienn(ium) administ(rationis) / suae pr(a)ebu(it) artifi(ci)b(us) merced(em) sol(idos) DC / ad opera et ceter(a) sol(idos) I(mille ?)D / hinc oblat(iones) s(an)c(t)i / ep(iscop)i Veneri sol(idi) C[- - -] / ep(iscop)i Dynami L[- - -] / Oresi CC[- - -] / Agroeci T[- - -] / et Deconia[ni ?- - -] / Saluti[ani ? (d’après Carte archéologique de la Gaule, 11/1… cité n. 15, p. 423 et fig. 517). 17   Sur la pose de la première pierre, voir D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, (v. 800—v. 1200), Paris, 2006, p. 549-564 (notamment p. 552-553). 18   Il s’agit du jour anniversaire de l’ordination de Rusticus (le 9 octobre 427). Sur la datation des inscriptions de Rusticus d’après son épiscopat, voir M. Chalon, À propos des inscriptions dédicatoires…cité n. 15, p. 223-224. 19   Sur le rôle de Marcellus en tant qu’« ordonnateur des dépenses publiques », voir J. Durliat, Les finances publiques de Dioclétien aux Carolingiens (284-889), Sigmaringen, 1990 (Beihefte der Francia, 21), p. 60-61, n. 172. 20   a)- - -] anno XXVIIII ep(i)s(copa)tus Rusticu(s) [- - -] / [- - -]ne longitudinis et al(tidudinis) / sacro s(an)c(t)a eccl(esia) sol(idi) LVI Innocentius sub[diac(onus)] / proiectus pr(es)b(yter) II vir in(lustris) Salutius / Venantius diac(onus) I v(ir)c(larissimus) Lympidius / Avitian[- - -] / Senat[- - -] ; b) Martis [- - -] / nnius I Glismo(n)da Comitissa / nus M[- - -] / [- - -i]n ec(c)l(esia) [- - -] / DSF s(an) c(tu)s e(piscopu)s (d’après Carte archéologique de la Gaule, 11/1… cité n. 15, p. 319 et fig. 359a,b).



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diacre Innocentius, le vir clarissimus Lympidius – ont également disparu. Ces inscriptions enregistrent des dépenses dont l’écart peut être très important entre elles21 (mais on peut considérer, comme on le verra ensuite, que l’intention prévaut sur le montant). L’inscription de Saint-Just insiste aussi sur les actions menées, en notant le nom des responsables : le prêtre Ursus, le diacre Hermès et leurs assistants pour démolition de la muraille de l’ancienne église brûlée ; le sous-diacre Montanus pour l’achèvement de l’abside. Plutôt qu’une inscription à fonction juridique, affichage d’un droit, comme ces inscriptions sont interprétées en général, par opposition aux panégyriques, on peut voir dans ces dispositifs une mise en registre graphique, où les noms et les sommes sont disposés comme dans un tableau, créant une continuité entre chacun des agents, pris individuellement et collectivement, et l’ouvrage réalisé : collectivement, car il s’agit d’un ensemble d’actions qui donnent corps au bâtiment ; individuellement, car on prend le soin de distinguer et de classer les acteurs, par leur origine, leur fonction, et ainsi, de les associer aux sommes dépensées. On peut supposer que ce même type de mise en relation entre les choses, les agents et les valeurs – somme d’argent ou éclat des matières et des réalisations – se trouve dans les multiples dédicaces qui présentent le nom du donateur/fondateur/constructeur d’églises ou d’objets liturgiques en l’associant au nom de Dieu ou d’un saint22. On peut citer, parmi d’autres, l’exemple des inscriptions ibériques du VIIe siècle, dont celles liées au roi wisigothique Recesvint (653-672). L’inscription asturienne rapportant la construction de l’église Saint-Jean Baptiste de Baños (Palencia) énonce : « Précurseur du Seigneur, Jean Baptiste martyr, possédez cette église construite comme don éternel, que moi, le dévot roi Recesvint, pour l’amour de ton nom, te dédie de mon propre droit… »23. À partir du VIe siècle, la plupart des ins21   Sur la valeur relative de ces sommes, voir M. Chalon, À propos des inscriptions dédicatoires… cité n. 15, p. 231 (la solde d’un soldat étant estimée de 4 à 5 sous par an). 22   Sur le rôle du culte des saints dans le renversement de la conception des liens entre ciel et terre, voir P. Brown, Le culte des saints : son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. A. Rousselle, Paris, 1996 (1984) (The Cult of the Saints: Its Rise and Function in Latin Christianity, Chicago, 1982). 23   J. Vives, Inscripciones…cité n. 14, n° 314 (661 ?) : † Precursor Domini, martir Baptista Iohannes / posside constructam in eterno munere sede / quam deuotus ego Reccesuinthus amator / nominis ipse tui proprio iure dicaui / tertii post decem regni comes inclitus anno / sexcentum decies era nonagesima nobem. D’après un manuscrit du XVIe siècle, une inscription de contenu identique figurait dans l’église de San Román de Hornija (Valladolid), cf. M. del R. Hernando Sobrino, I. Velázquez Soriano, Una noticia desconcertante sobre la inscripción de San Juan de Baños ofrecida



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Fig. 1 - Couronne de Recesvint (VIIe s.) - Museo arqueológico nacional – Madrid - n° 71202

criptions sur des objets liturgiques, en général très concises, portent le nom des donateurs et l’action entreprise, comme sur les couronnes votives des trésors ibériques de Torredonjimeno (Jaén) et de Guarrazar24. Sur ces couronnes, de pierres précieuses et d’or, étaient suspendues les lettres qui composaient l’inscription : « Reccesuinthus rex offeret », ou « + offeret munusculum sco Stephano Theodosius abba »25. Dans ces exemples, la mise en œuvre graphique des mots n’est pas seulement gravée sur l’objet, mais participe aussi de sa forme, travaillée avec soin dans des matières éclatantes utilisées pour la fabrication. La relation entre l’intention de l’action, la splendeur des matières, et celle de la fabrication apparaît davantage développée dans une por Álvar Gómez de Castro, dans Archivo español de arqueología, 73 (181-182), 2000 , p. 295-308. Sur l’édifice et sa datation, voir L. Caballero Zoreda, S. Feijo Martínez, La iglesia altomedieval de San Juan Bautista en Baños de Cerrato (Palencia), dans Archivo español de arqueología, 71 (177178), 1998, p. 181-242. 24   Torredonjimeno, tesoro, monarquía y liturgia, Exposición (Barcelona, Córdoba, Madrid, Jaén ; 2003-2005), éd. A. Casanovas, J. Rovira i Port, s.l., s. d. ; El tesoro visigodo de Guarrazar, éd. A. Perea, Madrid, 2001 ; J. A. Molina Gómez, Las coronas de donación regia del tesoro de Guarrazar : la religiosidad de la monarquía visigoda y el uso de modelos bizantinos, dans Antigüedad y cristianismo : Monografías históricas sobre la Antigüedad tardía, 21, 2004 (Sacralidad y Arqueología : homenaje al profesor Thilo Ulbert al cumplir 65 años, coord. J. M. Blázquez Martínez, A. González Blanco), p. 459-472. 25   J. Vives, Inscripciones…cité n. 14, n° 376 (Museo arqueológico nacional - Madrid, n° 71202 – couronne de Recesvint), 377 (Real Biblioteca - Palacio Real – Madrid, n° 2639 – couronne de l’abbé Teodosio), et plus généralement p. 131-135.



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inscription versifiée au VIe siècle et composée par Venance Fortunat (ca. 530-609) pour l’évêque Félix de Bourges (ca. 573-ca. 581/83)26. Le poème pourrait avoir été gravé sur un récipient servant à apporter les espèces eucharistiques à l’autel (turris, ciboire en forme de tour ?27), au moment de l’oblation. L’inscription loue la richesse de l’objet, provenant des « dons en or », propre à contenir le « corps sacré de l’Agneau ». Le vase de Félix surpasse les « vases en chrysolite de Salomon », par l’art et par la foi dont il est investi. L’évêque demande ainsi que ses dons soient considérés comme le sacrifice offert par Abel ; que le Christ lise dans son cœur la piété avec laquelle son offrande est faite et lui accorde le même mérite qu’à la pauvre veuve de l’Évangile (confondue ici avec la veuve de Sarepta), qui en donnant deux piécettes au Temple s’était défaite du nécessaire à sa subsistance (Mc 12, 42-44 ; Lc 21, 1-4). Le récipient offert par l’évêque de Bourges est indissociable de ce qu’il contient et de son usage : le corps du Christ étant présenté par Félix à Dieu à chaque célébration eucharistique. L’évêque est prolongé par la turris et l’enchaînement des actions qu’elle polarise : de la fabrication à l’utilisation, en passant par la réunion des fonds et par sa donation. Le poème de Fortunat, en insistant sur l’intention du donateur, rappelle par ailleurs qu’en matière de dons à Dieu tous les fidèles, sans exception, sont appelés à donner dans la mesure de leurs possibilités. C’est sans doute de ce point de vue qu’il faudrait lire les écarts des sommes inscrites dans les inscriptions de Narbonne mentionnées ci-dessus ou le témoignage des offrandes des membres les plus humbles de la population dans l’effort d’édification et de décor des sanctuaires28. Par conséquent, les donations ne sont pas seulement le fait des élites, même si leurs initiatives sont les mieux documentées ou encore si ce sont elles, principalement les évêques, qui cherchent à 26   Venance Fortunat, Poèmes, t. I, éd. et trad. M. Reydellet, Paris, 1994, III, 20, p. 118 : Ad Felicem episcopum Biturigum scriptum in turrem eius / Quam bene iuncta decent, sacrati ut corporis agni / margaritum ingens aurea dona ferant ! / Cedant chrysolitis Salomonia uasa metallis, / ista placere magis ars facit atque fides. / Quae data, Christe, tibi Felicis munera sic sint / qualia tunc tribuit de grege pastor Abel / et cuius tu corda uides, pietate coaeques / Siraptae merito quae dedit aera duo. Voir Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures à la Renaissance carolingienne, dir. de H.-I. Marrou , t. VIII. Première Aquitaine, par F. Prévot, éd. Paris, 1997, n° 5, p. 74-76 ; ainsi que l’édition et la traduction en italien, Venanzio Fortunato, Opere, 1, éd . et trad. S. di Brazzano, Rome/Gorizia, 2001, p. 226. 27   Sur l’emploi du terme turris, d’un point de vue architectural et liturgique, voir M. Fixot, Turris et reliques, dans Le pouvoir au Moyen Âge, dir. C. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, Aix-enProvence, 2005, p. 31-50. 28   J.-P. Caillet, L’évergétisme monumental chrétien… cité n. 11, p. 422-23, 442, 448-50.



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centraliser l’ensemble des dons des fidèles autour d’une œuvre commune. Selon cette perspective, les élites occuperaient une place particulière dans le groupe des donateurs, cette particularité résidant dans un statut social fondé sur la détention et l’ostentation des biens. Par rapport à l’époque ancienne, on observe un double mouvement : les élites christianisées qui, dans l’exercice de leur domination, continuent à reproduire des pratiques propres à les identifier socialement, et l’élargissement de ces pratiques, du moins théoriquement, à l’ensemble des fidèles, quel que soit leur rang. Une autre forme de mise en registre des dépenses se retrouve dans les récits hagiographiques. Le topos du saint en tant que notable et consacrant ses richesses à la construction des églises, et au secours des pauvres, apparaît déjà dans les Passions des martyrs romains d’avant Constantin, rédigées entre le Ve et le VIIe siècle29. Suivant cette tradition, l’auteur de la Vie de Didier de Cahors (630-655)30, au IXe siècle, énumère (ch. 17) les constructions civiles et ecclésiastiques réalisées par l’évêque, ainsi que les nombreux objets liturgiques, en or et en pierres précieuses, qu’il a offerts (calices, tours, couronnes, candélabres, patènes, croix, coli et recentarii). Ce sont les « petits cadeaux » (munilia) qu’il fait à son épouse, l’Église de Cahors31. À la fin de la Vie (ch. 54), l’hagiographe rappelle le don de ces récipients (dominica vasa) magnifiquement exécutés, et précise que l’évêque avait fait graver de brèves inscriptions dont il cite le texte : Desiderii uita Christus (« le Christ est la vie de Didier ») ; Desiderii tu, pius Christe, suscipe munus   Ch. Pietri, Donateurs et pieux établissements d’après le légendier romain (Ve-VIIe s.), dans Hagiographie, cultures et sociétés IVe-XIIe s. Actes du colloque Nanterre-Paris, 2-5 mai 1979, Paris, 1981, p. 435-453 ; B. Beaujard, Dons et piété à l’égard des saints dans la Gaule des Ve et VIe siècles, dans Haut Moyen Âge : culture, éducation et société. Études offertes à Pierre Riché, La Garenne-Colombes, 1990, p. 59-67. 30   Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, éd. B. Krusch, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum merovingicarum, IV, Hanovre/Leipzig, 1902, p. 547-602, réimprimée dans Corpus Christianorum. Series Latina, 117, Turnhout, 1957) (BHL 2143). Voir aussi La vie de saint Didier, évêque de Cahors (630-655), éd. R. Poupardin, Paris, 1900 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire ; 29) et Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule…, t. VIII, cité n. 26, n° 58. 31   Vita Desiderii Cadurcae …cité n. 30, 17, p. 575-576 (Quantus sit in calicibus, ex distinctione gemmarum nec ipsos intuencium obtutos facile diiudicare reor ; fulgent quidem gemmis auroque calices, praeminent turres, migant coronae, resplendent candelabra, nitet pumorum rotunditas, fulgit recentarii colique varietas nec desunt patenae sacris propositionis panibus praeparatae, adsunt et stantarii magnis cereorum corporibus abtati. His omnibus crux alma ut preciosissima, varia simul et candida, arcubus adpensa sanctisque superiecta fulget. Haec sunt opera Desiderii, haec munilia eius sponsae, hoc studium pontificis nostri, hoc emolumentum pastoris aegregii ; in his vel maxima elaboravit, in his sedule studium in pendit, quod dum paravit, Deo quid honorem, sanctis autem venerationem et sibi providit mercedem perhennem). 29



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(« Toi, Christ saint, de Didier accepte le présent ») ; Suscipe, sanctae Deus (sic), quod fert Desiderius munus ; ut maiora ferat uiribus adde suis (« Accepte, Dieu saint, le présent que t’apporte Didier ; pour qu’il t’en apporte de plus grands, accrois ses forces  »)  ; Accipe, Christe, munera de tuis donis oblata (« Reçois, Christ, les présents qui te sont offerts, issus de tes dons »)32. Les objets ayant reçu ces tituli ne sont pas identifiés, ce qui compte ce sont les inscriptions elles-mêmes et la façon dont les objets ont été exécutés. Ces inscriptions, cependant, s’inspirent beaucoup des prières super oblata ou des secrètes de l’offertoire, et peuvent donc indiquer que les objets concernés sont aussi des contenants pour les espèces eucharistiques. À l’intérieur du récit hagiographique, la dissociation entre l’objet gravé et son inscription, ou plutôt la singularisation de chacune des inscriptions à l’intérieur d’un ensemble générique de récipients – dominica vasa–, semble attester que ce sont les actions dont ils sont les vecteurs qu’il importe d’enregistrer, plutôt que la chose elle-même. Il y a une continuité qui s’établit de fait entre l’agent et l’objet, dans la mesure où celui-ci est agi, pendant son exécution, ensuite au cours de la donation et de l’utilisation qui en est faite. Ces mentions d’objets précieux et la mise en exergue des tituli doivent être mises en relation avec la longue liste des biens immeubles donnés par Didier aux églises et monastères de Cahors (ch. 30), ainsi qu’avec son testamentum, transcrit par l’hagiographe (ch. 34)33. Ces autres formes d’enregistrement qui vont de la liste détaillée des villae données, sorte d’« inventaire » de l’étendue des possessions du saint, à l’acte générique de distribution des richesses (de praesidio), paraissent relever du même principe de continuité liant l’agent à ses biens, par le moyen des actions entreprises et mises par écrit. Ces mêmes éléments se retrouvaient au VIe siècle dans la composition du Liber Pontificalis34, sous les mentions de l’activité édilitaire de l’empereur et des évêques de Rome, ainsi que des donations faites aux églises, devenues l’un des aspects structurants, repris ensuite dans les gesta episcoporum et les gesta abbatum. Ces récits présentent des listes plus ou moins développées des dons octroyés aux églises, qui s’appuient vraisemblablement sur d’autres documents (actes, registres, 32   Vita Desiderii Cadurcae …cité n. 30, 54, p. 600-601 ; traductions d’après le Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule…, t. VIII, cité n. 26, n° 58, p. 195. 33   Vita Desiderii Cadurcae …cité n. 30 ; 30, p. 586-588 ; 34, p. 591. 34   Le Liber Pontificalis. Texte, introduction et commentaire, I. éd. L. Duchesne, Paris, 1955.



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inventaires…). La notice consacrée à l’évêque Didier (605-623) dans la geste des évêques d’Auxerre, composée au IXe siècle, cite une longue énumération d’objets et de domaines offerts par cet évêque au début du VIIe siècle, à l’église Saint-Étienne d’Auxerre et à Saint-Germain, entre autres35. Les objets d’argenterie sont présentés par leur type, leur matériel, leur poids en métal, leur nombre, ainsi que par les figurations et les inscriptions qu’ils supportent36. Ces listes dénombrent pour Saint-Étienne : 15 plats, 7 vases à vin, 4 coupes, 6 salières, 17 jattes, 9 vases à verser le vin, 34 cuillères, 1 hanap, 1 pique, 2 aiguières et 2 aquamaniles, 2 brocs, 1 conque, 1 plateau, 1 coupelle, 1 rafraîchissoir, 2 passoires ; et pour Saint-Germain : 4 plats, 2 vases à vin, 2 jattes, 1 aiguière, 1 aquamanile. La liste relative aux dons (dona) faits à Saint-Étienne commence en citant : « un grand plat d’argent doré, pesant 50 livres, comportant sept figures d’hommes avec un taureau et des lettres grecques » (missorium anacleum deauratum pesantem libras L, habentem in se septem personas hominum, cum tauro et litteris grecis) ; « il donna aussi un autre grand plat, également d’argent, à granulations, pesant 40 livres et demie : il comporte en son milieu une roue avec une petite couronne et, sur le pourtour, des hommes et des animaux sauvages » (dedit et alium missorium similiter anacleum granellatum, pensantem libras XL et dimidiam, qui habet in medio rotam cum stephadio, et in giro homines et feras). Et plus loin dans l’énumération, on mentionne, entre autres, « une jatte d’argent, de taille moyenne, pesant 3 livres et demie, comportant sur le fond quatre poinçons et, sur le pourtour, des prunelles ; des petites coupes décorées de têtes, pesant 6 livres et demie » (item gabatam I medianam anacleam, pesantem libras III et semis, habet in fundo sigillos IIII et in giro prunellas, caucellos decoratos cum capitellis, pesantes libras VI et semis) ; 35   Les gestes des évêques d’Auxerre I, dir. M. Sot, Paris, 2002, p. 84-110 (p. 88-95, pour ce qui concerne Saint-Étienne, et p. 100-101, pour la liste d’objets offerts à Saint-Germain). Cette notice a aussi circulé indépendamment en tant que vita dans des recueils hagiographiques (cf. ibid. p. xlii). Voir aussi J. Adhémar, Un trésor d’argenterie donné par l’évêque Didier aux églises d’Auxerre, dans Revue archéologique, 1934, p. 44-54. 36   Sur l’argenterie liée aux cadeaux et aux distributions impériales, voir R. Delmaire, Largesses sacrées et res privata. L’aerarium impérial et son administration du IVe au VIe siècle, École française de Rome, 1989 (Collection de l’ École française de Rome, 121), p. 471-494 (ch. XIII : « Les largesses impériales, l’argenterie et l’orfèvrerie »). Sur les plats en argent dans les contextes impérial, ecclésiastique et domestique, voir R. E. Leader-Newby, Silver and Society in Late Antiquity. Functions and Meanings of Silver Plate in the Fourth to Seventh Centuries, Aldershot, 2004. Plus généralement, pour les publications récentes sur le « trésor », voir M. Tomasi, Des trésors au Moyen Âge : enjeux et pratiques entre réalités et imaginaire, dans Perspective : actualités de la recherche en histoire de l’art. La Revue de l’INHA, 2009-1 (Antiquité et Moyen Âge) p. 137-141.



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« une pique couverte d’inscriptions, à tête de lion : elle pèse 3 livres » (item fuscinam unam perscriptam, habet caput leonis, pesant libras III) ; « il donna aussi un grand plat lisse, pesant 8 livres et demie : il comporte, en son milieu, une roue et, dans la roue, un monogramme » (dedit item missorium planum pensantem libras VIII et semis, habet in medio rotam et in rota monogramma). À la fin, on note le poids total, 420 livres 7 onces (sunt in summa libre CCCCXX uncie VII). La liste concernant l’argenterie offerte par l’évêque Didier à Saint-Germain est précédée par la mention de la donation d’un calice en onyx et en or « d’une merveilleuse beauté » (mire pulchritudinis) par la reine Brunehaut. L’énumération commence, ensuite, avec « un grand plat d’argent, sur lequel est inscrit le nom de Thorsomodus : il pèse 37 livres et comporte l’histoire d’Énée, avec des lettres grecques (missorium argenteum, quid Thorsomodi nomen scriptum habet, pesant libras XXXVII, habet in se historiam Eneae, cum litteris grecis). Elle se termine avec le poids total : 119 livres 5 onces (sunt in summa libras CXIX et uncias V), précédé de la mention de la donation de cent sous d’or en prévision de l’ornementation de la sépulture de l’évêque37. Ramenés, in fine, à un ensemble désigné par son poids en argent, les objets consignés dans la notice de l’évêque Didier d’Auxerre sont dénombrés en faisant ressortir certaines de leurs propriétés. Cette série de caractères les singularise – type, matériaux, poids, figurations, inscriptions – dans une succession qui les met en rapport entre eux, au moyen de leur valeur/poids à l’intérieur de l’ensemble. En fait, il est difficile de savoir si un ordre précis a été adopté pour l’énumération, malgré quelques regroupements observables, mais pas systématiquement, par type d’objet. Ce qui ressort, cependant, est que les pièces les plus lourdes sont citées en tête de liste, par ordre décroissant. L’enregistrement des objets suit donc une gradation qui met en avant les articles contenant en eux plus de métal. Ces listes d’argenterie sont l’un des aspects de l’énumération plus large des biens de Didier d’Auxerre. En fait, comme dans la Vie de Didier de Cahors, la notice consacrée à l’évêque d’Auxerre détaille un très grand nombre de biens immeubles que Didier a offerts à plusieurs églises. L’étalage impressionnant de sa fortune, qui vise en effet à impressionner, se déploie dans un cadre précis, celui des dons effectués. On pourrait multiplier les exemples où l’ostentation de la richesse passe par sa dispersion. La mise par écrit, l’enregistrement,

  Les gestes des évêques d’Auxerre…cité n. 35, p. 88-89, 90-91, 94-95, 100-101.

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intervient justement pour rendre compte des modalités de cette séparation, mais aussi pour conserver réunis l’agent à ses biens. À partir des exemples parcourus, nous avons essayé de dégager des éléments récurrents propres à fonder l’analyse du phénomène de la « consommation ostentatoire » des richesses entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Il nous est apparu que les différents procédés d’écriture présentés peuvent se résumer dans deux manières de marquer les choses : en écrivant directement sur elles ou en se rapportant à elles dans un écrit. Dans ces manières distinctes on peut relever une forme commune de discours, qui remet à l’action dont les choses sont le vecteur. Cette action établit une continuité entre l’agent et les choses sur lesquelles il agit, et qui agissent sur lui, dans une perspective eschatologique et/ou de mise à distance sociale. Nous avons employé la notion de mise en registre pour rendre compte des pratiques d’écriture qui retiennent ces actions, et, partant, la relation qui s’instaure entre l’agent et les choses possédées, utilisées ou façonnées. Cette relation s’inscrit dans un cadre cinétique, dans le mouvement d’un transfert de bien, transcrit en termes de don. En effet, dans une société référée au divin, où la diffusion de la doctrine de l’aumône cherche à orienter les élites à faire « un bon usage de leurs biens », à les donner aux églises, à Dieu, aux saints, aux pauvres en vue de l’au-delà, s’instaure un nouveau principe de l’ostentation. Ce principe relève d’une autre cosmologie par rapport à l’Antiquité païenne. Elle conduit à une façon nouvelle de concevoir les existants, car il s’agit désormais de les retrouver, hommes et choses, dans l’au-delà. Ce basculement, et la tension qui s’établit entre les biens terrestres éphémères et les biens célestes promis à un avenir éternel est le paradoxe sur lequel se bâtissent les relations entre les hommes et leurs biens, dans la mesure où ce sont les actions accomplies avec (et par) ces biens qui déterminent leur devenir. Eliana Magnani CNRS – ARTeHIS UMR 5594 – Auxerre/Dijon



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Prendre, accumuler, détruire les richesses dans les sociétés du haut Moyen Âge

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n 817, par l’Ordinatio imperii, Louis le Pieux prévoit sa succession et les relations que devront entretenir ses fils après sa mort. L’aîné, Lothaire, empereur associé dès 817, aura autorité sur ses deux frères, chacun d’entre eux ayant son propre royaume. Ils devront se rencontrer une fois par an pour discuter des affaires de l’empire et, au cours de cette réunion, ils pratiqueront le rituel du don : « De même, nous voulons qu’une fois par année, au moment opportun, [les cadets] viennent devant leur frère aîné avec des dons – que ce soit ensemble ou séparément, selon ce que permet l’état des choses. De cette façon, ils lui rendront visite, le verront, et pourront discuter des affaires importantes, comme de celles qui touchent leur intérêt commun et la paix perpétuelle, dans l’amour fraternel qu’ils ont les uns pour les autres. Et si par hasard l’un d’eux était empêché par une contrainte inévitable, au point de ne pas être en mesure de venir au moment favorable et habituel, il le ferait savoir au frère aîné en envoyant des légats et des dons. Il en sera ainsi, jusqu’au moment où la possibilité [de venir] se présentera, et alors il ne se dispensera pas de venir par un quelconque prétexte. 5. Nous voulons et nous ordonnons qu’au moment où l’un de ses frères ou les deux ensembles viennent à lui avec leurs dons – comme cela a été établi – le frère aîné leur rende un cadeau plus important, par un amour pieux et fraternel, puisqu’avec l’approbation divine, un plus grand pouvoir lui a été confié. [...] »1.

1   MGH Capit. I, p. 270-273, no 136 : 4. Item volumus ut semel in anno tempore oportuno vel simul vel singillatim, iuxta quod rerum conditio permiserit, visitandi et videndi et de his quae necessaria sunt et quae ad communem utilitatem vel ad perpetuam pacem pertinent mutuo fraterno amore tractandi ad seniorem fratrem cum donis suis veniant. Et si forte aliquis illorum qualibet inevitabili necessitate impeditus venire tempore solito et oportuno nequiverit, hoc seniori fratri legatos et dona mittendo significet; ita dumtaxat, ut, cum primum possibilitas congruo tempore adfuerit, venire qualibet cabillatione non dissimulet. 5. Volumus atque monemus, ut senior frater, quando ad eum aut unus aut ambo fratres sui cum donis, sicut praedictum est, venerint, sicut ei maior potestas Deo annuente fuerit adtributa, ita et ipse illos pio fraternoque amore largiori dono remuneret. [...]



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Le roi du haut Moyen Âge est un roi donateur, dans un système d’échange dissymétrique, inégalitaire. Ici, le don permet d’entretenir l’amitié fraternelle, par nature égalitaire, tout en manifestant la supériorité que Lothaire doit tirer de sa place d’aîné et d’empereur par rapport à ses frères-rois. Dans ce cas, les objets du don étaient des biens de prestige, des marqueurs sociaux à haute valeur symbolique, qu’on utilisait dans les échanges cérémoniels. C’est en effet la possession de ces biens de prestige qui symbolise le pouvoir et qui permet de mesurer la puissance. Du point de vue quantitatif, la circulation des biens précieux entre les frères royaux se ferait au bénéfice de Pépin et de Louis qui recevraient de leur frère aîné plus qu’ils ne lui donneraient, mais en contrepoint, du point de vue symbolique, Lothaire affirmerait sa supériorité en donnant plus qu’il ne recevrait. Comme Lothaire devrait aussi recevoir la majeure partie de l’empire, il disposerait des ressources les plus importantes, des plus grandes capacités de prélèvement, donc d’enrichissement, pour alimenter le trésor royal. Le rituel du don servirait ainsi à réaffirmer les positions de chacun dans la fratrie et dans l’empire, et concourrait au maintien de l’ordre social par le biais de l’harmonie familiale. Le système de prélèvement et de redistribution des richesses a donc sa propre rationalité, qui est orientée vers le profit symbolique, lui-même mesuré en termes de position sociale2. La redistribution symbolique des richesses se trouve ainsi placée au coeur de l’ordre politique et social. Le rapport des élites aux richesses s’inscrit donc dans le processus de domination, puisque : 1) le pouvoir donne un accès direct aux richesses 2) les hiérarchies de pouvoir et de richesse se confondent largement 3) les richesses servent à légitimer des positions de pouvoir. Le don hiérarchique, en accusant les différences, se distingue fortement du don d’amitié qui structure des rapports égalitaires. Or, s’il 10. Si autem, et quod Deus avertat et quod nos minime obtamus, evenerit, ut aliquis illorum propter cupiditatem rerum terrenarum, quae est radix omnium malorum aut divisor aut obpressor ecclesiarum vel pauperum extiterit aut tyrannidem, in qua omnis crudelitas consistit, exercuerit, primo secreto secundum Domini praeceptum per fideles legatos semel, bis et ter de sua emendatione commoneatur, ut, si his renisus fuerit, accersitus a fratre coram altero fratre paterno et fraterno amore moneatur et castigetur. Et si hanc salubrem admonitionem penitus spreverit, communi omnium sententia quid de illo agendum sit decernatur; ut, quem salubris ammonitio a nefandis actibus revocare non potuit, imperialis potentia communisque omnium sententia coherceat. 2   J-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIeIXe siècles), Bruxelles, 2006, p. 600-604. Voir également les remarques de C. Wickham dans Framing the Early Middle Ages, Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, 2005.



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y a bien une circulation symétrique des dons dans la société du haut Moyen Âge, elle ne concerne que des segments sociaux particuliers et non la société toute entière. Seule la circulation de la caritas, qui est le don de Dieu aux hommes, peut jouer ce rôle, puisqu’elle se fait sous une forme généralisée, qu’elle est un véritable don d’amitié lié au baptême, qui transcende les différences, irrigue toute la société chrétienne et la structure dans des rapports d’amour/amitié3. Mais comme elle s’inscrit dans une perspective eschatologique, elle consolide également des rapports sociaux de type compétitif4. Les logiques sociales conduisent donc les élites du haut Moyen Âge à accumuler des richesses, à les concentrer dans des lieux centraux qu’elles contrôlent -qu’il s’agisse de rings, de lieux fortifiés, de palais ou de monastères5-, puis à en redistribuer une partie, sous des formes plus ou moins ostentatoires et compétitives, selon un processus qui met en jeu l’ensemble du corps social6. C’est cette capacité à accumuler les richesses et à les redistribuer qui distingue les élites du premier Moyen Âge, c’est par leurs richesses, associées au courage, qu’ils manifestent publiquement leur position élevée7. Certes l’Église a réussi à inclure la circulation des richesses dans une idéologie englobante, pour développer une « économie du christianisme » qui lui permet de capter une partie de la redistribution des richesses à son profit par le biais des donations pro remedio animae, non sans susciter des tensions. Mais elle n’a pu empêcher que les richesses continuent d’être instrumentalisées à des fins compétitives, voire agressives. C’est cet aspect-là des choses que je voudrais étudier ici. 1. Pratiques compétitives et instabilité sociale : une équation à vérifier ? Dans les sociétés compétitives, le prestige individuel s’exprime dans la capacité à redistribuer les richesses et à dépenser des biens à forte valeur symbolique, à travers des cérémonies publiques. Les par3   A. Guerreau-Jalabert, Caritas y don en la societad medieval occidental, dans Hispania LX/1, 204 (2000), p. 27-62. 4   Voir le bilan des études sur le don dressé par A.-J. Bijsterveld, The medieval gift as agent of social bonding and political power : a comparative approach, dans Medieval Transformations : Texts, power, and gifts in Context, E. Cohen et M. B. De Jong (dir), Leiden, 2001, p. 123-156 5   M. Hardt, Gold und Herrschaft. Die Schätze europäischer Könige und Fürsten im ersten Jahrtausend, Berlin, 2004 (Europa im Mittelalter 6). 6   Voir les remarques d’Eliana Magnani sur les dépenses ostentatoires dans ce volume. 7   M. McCormick, Origins of the European economy : communications and commerce, A.D. 300-900, Cambridge, 2001.



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tenaires cherchent à légitimer leurs positions et à gagner du prestige individuel en démontrant leur générosité par des pratiques ostentatoires qui ont toujours un certain caractère agonistique. Quand l’agressivité s’accroît, on cherche à donner plus que ce que l’autre peut rendre, pour l’humilier et l’obliger à reconnaître son infériorité. L’exacerbation des rivalités peut alors aller jusqu’à la destruction des richesses. Marcel Mauss a décrit les fameux potlatchs des Indiens kwakiutls du nord-ouest de l’Amérique à la fin du XIXe siècle, qui détruisaient leurs propres richesses8. Il n’y a alors plus de contrepartie possible, puisque c’est la perte volontaire de richesses qui fonde la gloire, l’honneur9. Récemment, Jean-Pierre Devroey a posé la question de l’existence de potlatchs au haut Moyen Âge et l’on pourrait sans difficulté étendre la question au Moyen Âge central10. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens que l’on donne au mot potlatch que les historiens ont trop facilement tendance à entendre comme une destruction agonistique de richesse. Même si les potlatchs amérindiens impliquaient certaines formes de destruction, réelle ou symbolique, l’essentiel consistait pour un chef à organiser pour un invité une cérémonie publique au cours de laquelle il lui offrait des richesses particulières (les fameux cuivres), avec d’autres transferts de biens aux participants, qui précédaient ou accompagnaient la cérémonie11. En situation de compétition agressive, quand le système se déréglait, le don pouvait être lui-même détruit. Pour comprendre de tels dérèglements, il est intéressant de se référer aux travaux des psychologues sur le stress social. Ils avancent en effet l’idée que face à des situations particulièrement déstabilisantes, les groupes ou les individus subissent un stress, ils évaluent alors le danger, ce qu’ils ont à gagner ou à perdre avant d’entrer en action, par des opérations matérielles et symboliques qui ont pour but de modifier la situation à leur profit12. Quand l’enjeu est atteint, le stress s’efface. On sait maintenant que le caractère extrêmement agonistique des potlatchs amérindiens au début du XXe siècle s’explique par

8   M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, dans Id. Sociologie et anthropologie, Paris, 8e éd., 1999, p. 143-273 (1ère éd. dans L’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924, t.1), spécialement p. 205-214. 9   G. Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense, Paris, rééd. 1980. 10   J-P. Devroey, Économie rurale et société rurale dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), Paris, 2003, p. 177. 11   Voir la mise au point d’Alain Testart : A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, 2007, p. 71-110. 12   Stress et société, D Lassarre (dir.), Reims, 2002, p. 7-8.



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une situation de déstabilisation politique et sociale. L’équilibre social des Indiens kwakiutls avait été rompu par l’accroissement brutal des richesses provenant du commerce avec les Européens et par l’émergence d’une nouvelle élite, dépourvue de légitimité, qui tentait de faire reconnaître son prestige dans des pratiques agonistiques. Les potlatchs que chaque chef était traditionnellement tenu d’organiser avaient alors dégénéré en guerres de richesses. Il y aurait donc un lien entre l’instabilité des élites et l’accentuation du caractère agonistique des échanges. Cela étant, il faut aussi prendre en compte le prisme que constitue le récit des premiers ethnologues, qui étaient des missionnaires chrétiens projetant sur les cérémonies des tribus amérindiennes leurs schèmes de pensée évolutionnistes et militants13. Néanmoins, il me semble possible d’utiliser ces travaux pour analyser certains comportements des élites du premier Moyen Âge à l’égard des richesses, sans pour autant plaquer sur eux le schéma de pratiques qui se réfèrent à d’autres sociétés. Le gaspillage étant certainement un indice élitaire au haut Moyen Âge14, on peut au moins se demander s’il y a eu des moments où l’instabilité a été tellement forte ou brutale qu’elle aurait entraîné des formes de « gaspillage » des richesses. Pour tenter de répondre à cette question, il nous faut croiser des sources de nature différente et fortement idéologiques, qui demandent à être historicisées car le risque est grand de les surinterpréter ou de mal les interpréter. J’ai donc bien conscience que les analyses et les hypothèses avancées ici demanderaient à être complétées, mais l’approche m’a semblé intéressante. Pour aborder la question globale des rapports entre dilapidation et instabilité sociale, j’ai donc choisi deux exemples, qui correspondent à des moments qu’on peut identifier comme des moments de crise politique et sociale. 2. Le tournant des Ve-VIe siècles en Gaule du Nord Au Ve siècle, la situation en Gaule du Nord a généré une forte instabilité politique, dont témoignent les usurpations impériales d’abord, les luttes entre les armées ensuite. La rupture du lien avec Rome et avec Syagrius en 476 a permis aux Francs de mettre directement la main sur les richesses impériales. Grégoire de Tours ne dit rien de la façon dont le transfert s’est opéré, sans doute parce qu’il n’en savait

  A. Curtze Mills, Eagle down is our lord : Witsuwit’en law, feasts and land claims, Vancouver, c1994. Je remercie Ian Wood de m’avoir signalé cet ouvrage. 14   Voir l’article de S. Patzold dans ce volume. 13



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rien et que ses livres d’histoires insistent davantage sur la continuité que sur la rupture. Mais quoi qu’il en soit des modalités du transfert, les Francs ont « hérité » du système romain et des richesses afférentes. Or les travaux de ces trente dernières années ont eu tendance à mettre en avant la transmission « régulière » de l’héritage aux Romano-Barbares, en occultant deux phénomènes importants : la disparition des autorités romaines a provoqué une rupture politique par l’instauration d’un pouvoir de nature guerrière, même si les Francs avaient été intégrés aux structures romaines comme fédérés15 ; l’établissement du pouvoir franc s’est fait dans un contexte de grande rivalité que les récits de Grégoire de Tours mettent en lumière si on les déconstruit bien. Je commencerai par ce second point qui est illustré par un épisode célèbre de destruction volontaire de richesse, celui du vase de Soissons. Rappelons rapidement les faits tels que l’évêque de Tours les rapporte. Après sa victoire sur Syagrius en 486, Clovis et ses guerriers ont retiré un important butin du pillage des églises, et sans doute du trésor du chef romain vaincu. Un évêque demande à Clovis la restitution d’un vase sacré d’une grandeur et d’une beauté merveilleuses. Clovis lui fait répondre qu’il le lui restituera à Soissons au moment du partage du butin. Quand vient ce moment et que le butin a été mis au centre de l’assemblée, il demande que le vase lui soit attribué hors part. Tous se soumettent à sa demande en acceptant sa domination, selon la phrase de Grégoire de Tours, sauf un guerrier qui, levant sa hache, frappe le vase en défiant le roi. On connaît la suite : un an plus tard, Clovis se venge lors de la revue des troupes au Champ de Mars en mettant à mort le guerrier d’un coup de hache16. Le récit de Grégoire de Tours nous renseigne sur le comportement des élites franques à l’égard des richesses. Il place l’épisode après la victoire sur Syagrius, « roi des Romains », la cinquième année après que Clovis a succédé à son père Childéric, faisant ainsi un lien entre l’accession de Clovis à la royauté et le récit des événements liés à cette campagne. L’évêque de Tours cherche évidemment à démontrer que les Francs encore païens n’ont pas hésité à piller les églises, mais que Clovis s’était déjà montré respectueux du droit des pontifes, et que sa victoire prouvait que Dieu l’avait choisi pour une glorieuse destinée17.

15   Même s’il faut nuancer les affirmations de Brian Ward-Perkins, The Fall of Rome and the end of civilization, Oxford, 2005. 16   Grégoire de Tours, X Livres, II, 26. 17   Sur la construction du récit par Grégoire de Tours, voir M-C. Isaïa, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, récit d’une église, Paris, 2010 (Histoire religieuse de la France 35), p. 110-112.



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On sait cependant par un passage placé plus loin dans le récit que le jeune roi a eu besoin de l’aide de son parent Ragnacaire pour vaincre Syagrius et qu’il avait aussi appelé au secours un autre parent, nommé Chararich18. Ensuite, il s’est soumis à la règle du partage du butin, mais il a provoqué un geste d’une rare violence, en transgressant doublement les règles traditionnelles puisqu’il a revendiqué des objets hors part, d’une forte valeur symbolique, pour les donner à un évêque catholique. Ce faisant le jeune roi voulait renforcer ses liens avec l’évêque Rémi, probable bénéficiaire du cadeau qui, quoique catholique, pouvait lui donner une forme de légitimité qui devait le placer définitivement dans une position de supériorité par rapport aux autres chefs francs. L’attitude de Clovis vise donc à faire plier les chefs francs et à les obliger à reconnaître sa nouvelle prééminence. Le défi n’atteint que partiellement ses buts, puisque l’un des guerriers a refusé de « se soumettre à la domination » du jeune roi et a lancé un contre défi, par la parole et par le geste. Cet échange agonistique entre les deux chefs traduit certainement une situation de grande tension psychologique : Clovis a cherché sans y parvenir à faire reconnaître une situation nouvelle, une légitimité qui ne lui était pas complètement acquise et le guerrier franc s’est senti menacé dans son statut et a refusé de reconnaître la position nouvelle de Clovis. Chacun a évalué les risques, agi et réagi pour surmonter la difficulté. On peut évidemment considérer que cet épisode n’est qu’une invention de Grégoire pour stigmatiser des comportements compétitifs et des défis qui étaient ceux de la fin du VIe siècle, mais aussi d’époques plus tardives, comme on le verra plus loin. Cependant, l’intérêt de cet épisode de destruction volontaire de richesse dans un contexte de défi vient aussi de ce qu’il est contemporain de l’apparition des tombes princières et d’un fort enrichissement des sépultures en Gaule du Nord. Anthropologues et archéologues soulignent à présent que les dépôts funéraires n’ont pas simplement une signification religieuse, et qu’ils ne sont pas davantage destinés à signifier seulement ou prioritairement le statut du défunt19 : le monde des morts ne reflète pas le monde des vivants. Alain Testart avance même l’idée que les relations sociales et économiques primeraient dans les pratiques funérai-

  Grégoire de Tours, X Livres, II, 41.   L. Baray, Dépôts funéraires et hiérarchies sociales aux âges du fer en Europe occidentale : aspects idéologiques et socio-économiques, dans L. Baray, P. Brun et A. Testart (dir.), Pratiques funéraires et sociétés. Nouvelles approches en archéologie et en anthropologie sociale, Dijon, 2007 (Collection Art, Archéologie et patrimoine), p. 169-189. 18 19



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res20. Sans aller jusque-là, il est vrai que dans les sociétés anciennes, où la compétition détermine le rang, le prestige individuel est l’élément structurant des rapports sociaux et il se mesure dans les grandes cérémonies publiques qui rassemblent la communauté. Or la mort du chef est un élément de déstabilisation qui génère du stress. Les funérailles y sont donc des moments particulièrement importants, où les héritiers du défunt doivent renégocier leurs positions au sein de la communauté. La fortune du défunt est alors répartie en trois parts (la part du mort, la part héritée et la part distribuée). La part héritée est la plus importante, mais le reste des biens du défunt, en particulier les biens de prestige, sert à renégocier les positions, plus ou moins fortement déstabilisées par la mort. Cependant, toutes les sociétés ne pratiquent de la même manière. Alain Testart et Luc Baray distinguent celles qui privilégient le dépôt funéraire de celles qui utilisent la politique de redistribution. La première catégorie caractériserait des périodes d’instabilité, quand le pouvoir est un pouvoir de fait, qu’il faut légitimer par des pratiques « dispendieuses », en augmentant la part du mort, c’est-à-dire celle qui est objectivement soustraite à l’usage et détruite dans la tombe, et qui se compose de biens de prestige, signes d’une grande richesse, les funérailles s’accompagnant de banquets et jeux funèbres21. Quand les relations sont plus stables, la part du mort est beaucoup plus modeste, au profit de la redistribution, sous forme de cérémonies où les membres de la communauté viennent solennellement recevoir une part de la fortune du mort22, tandis que la communauté offre à son tour des biens à la famille du défunt23. Il nous faut réintroduire du religieux dans l’analyse, car les dépôts funéraires sont aussi destinés aux ancêtres, pour se les concilier et établir la continuité. Même si cette classification ne vaut pas complètement pour les périodes que nous étudions, il est de fait que durant une courte période au moins, entre la fin du Ve et les années 530-550, les dépôts funéraires se sont brutalement enrichis.

20   A. Testart, Deux politiques funéraires : dépôt ou distribution, dans L. Baray (dir.), Archéologie des pratiques funéraires : approche critique, Glux-en-Genne, 2004 (Bibracte, 9), p. 303-310. 21   Sur le stress social en contexte archéologique, outre le travail pionnier de Binford (L. H. Binford, Mortuary Practices: Their study and their potential, dans American Antiquity 26, 1971, p. 6-29), voir G. Ausenda (éd.), After Empire. Towards an Ethnology of Europe’s Barbarians. Studies in Historical Archaeoethnology, Woodbridge, 1995 (Center for Interdisciplinary Research on Social Stress 1). 22   A. Testart, Enjeux et difficultés d’une archéologie sociale du funéraire, dans Pratiques funéraires…, cité note 19, p. 9-13 23   L. Baray, Dépôts, cité note 19, p.177.



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L’historiographie traditionnelle considérait qu’en contexte païen, l’apparition des sépultures princières en Gaule du Nord traduisait la montée en puissance de l’élite guerrière franque, à partir de la région entre Escaut et Meuse, jusqu’en Germanie, et l’établissement rapide d’une hiérarchie étroitement contrôlée par les Mérovingiens. Avec la grille de classification d’Alain Testart, ces changements brutaux pourraient bien être le signe d’un stress social lié à une déstabilisation des rapports sociaux et politiques. L’historien et archéologue médiéviste Guy Halsall, qui a étudié les cimetières de la région de Metz au VIe siècle, a d’ailleurs proposé une nouvelle grille de lecture des sépultures, en prenant en compte toutes les tombes ainsi que l’âge et le sexe des défunts. Dans les nouvelles nécropoles, où le mobilier funéraire s’enrichit, les tombes de chefs, particulièrement riches, sont souvent celles d’un homme âgé et de ses proches. Les tombes riches sont celles de jeunes adultes, guerriers et femmes en âge d’être mariées, alors que les tombes des enfants, des adolescents et des personnes âgées sont beaucoup moins riches. Il en conclue que la mort du chef âgé et celle des jeunes adultes fragilisaient alors les positions mal établies des héritiers ; les funérailles étaient l’occasion de surenchères dans la dépense, par des sacrifices de biens de prestige dans les tombes destinés à renforcer les liens avec les défunts pour légitimer les positions des héritiers. Il relie donc les changements à une instabilité sociale, qui a provoqué des surenchères entre les compétiteurs au moment des funérailles24. Les chefs francs ont accédé à de nouvelles positions de pouvoir, ils ont eu de nouvelles possibilités d’accéder à certains objets de prix, d’origine lointaine en particulier, à la suite de l’effondrement de l’ordre politique romain, mais faute de hiérarchie stable et légitimante durant les premières générations, ces positions étaient l’objet de forte rivalité et de contestation. L’élite devait donc sacrifier une partie de ses richesses, excessivement et ostentatoirement, dans des cérémonies publiques, pour se reproduire et créer sa propre légitimité25. Dans ces conditions, la disparition des tombes de

24   G. Halsall, Settlement and Social organisation in the Merovingian region of Metz, Cambridge, 1995 et Id. Social Identities and Social Relationships in early Merovingian Gaul dans I. Wood (dir.), Franks and Alamanni in the Merovingian Period. An Ethnographic Perspective, Woodbridge, 1998, p. 141-165. 25   Notons qu’Irene Barbiera a mis à jour une semblable rupture brutale entre les cimetières lombards de Pannonie et ceux du Frioul. Les tombes cessent d’être ordonnées par sexe pour être groupées par familles tandis qu’apparaît un mobilier funéraire beaucoup plus riche : I. Barbiera, Changing lands in changing memories : migrations and identities during the Lombard invasion, Florence, 2005 (Biblioteca di Archeologia medievale 19). En Angleterre, la



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chefs, passées les années 530-550, pourrait sanctionner la stabilisation et l’établissement d’une hiérarchie plus étroitement dépendante du roi26. La raréfaction progressive des dépôts funéraires au VIIe siècle traduirait ensuite la transformation des élites, désormais stabilisées et dotées d’un pouvoir de nature foncière, rendant moins nécessaire le gaspillage ostentatoire au moment des funérailles27. 3. Le tournant des IXe-Xe siècles en Germanie En Germanie, dans les décennies qui entourent l’an 900, un contexte de crise et de tensions politiques aigues accroît les rivalités au sein de l’élite. Deux témoignages montrent comment se développent des comportements fortement agonistiques, à travers le rituel du don. Dans le premier épisode, relaté par Widukind de Corvey, l’objet de prestige n’est pas détruit mais le rituel est symboliquement détourné et aboutit à la mort d’un des deux partenaires. L’auteur relate en effet comment l’archevêque Hatton de Mayence (891-913) avait dû promettre au nouveau duc de Saxe, le Liudolfide Henri (futur roi), de lui offrir un torque en or avec d’autres cadeaux importants, au cours d’un banquet qu’il devait organiser en son honneur. Le torque terminé, il prédit à l’orfèvre qu’il serait souillé du sang d’Henri, « son

tombe princière de Sutton Hoo, datée des années 620, et celles qui l’accompagnent sont probablement le signe de l’émergence d’une élite guerrière qui a accès à de nouvelles richesses. Tous les objets déposés dans la tombe (royale ?) révèlent en effet l’ouverture sur l’extérieur : le bateau, les rameurs (qui ont peut-être été mis à mort), les quarante pièces de monnaies gauloises, toutes de provenance différente, le casque et les objets d’origine orientale. En même temps, le sacrifice traduit l’instabilité et la compétition créées au sein de la société par cette même ouverture. L’analyse du trésor du Staffordshire (VIIe siècle), récemment découvert et comprenant une grande quantité de fragments d’objets précieux, devrait apporter d’utiles compléments. Anne Nissen-Jaubert, dans l’article du présent volume consacré aux sépultures féminines privilégiées dans le nord-ouest de l’Europe, prend également en compte le stress social en situation de décès d’un individu particulier à un moment donné. 26   G. Halsall, Social identities, cité note 24, p. 149. Bien entendu, il ne faut pas exclure la possibilité que de telles pratiques aient perduré plus longtemps, soit par imitation, soit à cause d’instabilités locales. La découverte récente de trois tombes princières à Saint-Dizier, datées des années 540-560, avec une tombe de cheval, confirme ce qui vient d’être dit mais les tombes sont légèrement postérieures aux tombes de chef qu’on a jusqu’à présent retrouvées en Gaule du Nord. Sur la découverte de Saint-Dizier, M.C. Truc, Les tombes aristocratiques franques de Saint-Dizier, dans A. Nissen-Jaubert (dir.), Migrations et invasions de l’Antiquité tardive à la fin du premier millénaire : affichages identitaires, intégration et transformations sociales, Archéopages, 18, 2007, p. 34-35. 27   H. Steuer, Archaeology and History : Proposals on the Social Structure of the Merovingian Empire dans K. Randsborg (dir.), The Birth of Europe, Rome, 1989 (The Accademia di Danimarca et l’Erma di Brestschneider, XVI), p. 100-122.



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ami très proche », ce qui fut rapporté au duc par l’orfèvre et considéré par Henri comme une offense. Le duc refusa donc de se rendre au banquet, il riposta par des défis et confisqua tous les biens d’Hatton en Thuringe et en Saxe, ce qui provoqua la mort de l’archevêque. Le roi Conrad Ier répliqua en pénétrant en Saxe pour la dévaster28. L’épisode s’inscrit dans le prolongement de la faide ayant opposé les Conradins (auxquels se rattache le roi Conrad Ier), aux Babenbergs et aux Liudolfides. Il se situe au début de 913 et fait sans doute suite à des pressions du nouveau duc de Saxe pour qu’Hatton, qui était un fidèle partisan des Conradins, accomplisse à son égard les gestes valant reconnaissance de suprématie, en lui remettant un torque en or, symbole de pouvoir supérieur sinon royal en Saxe29. Le rituel de soumission par le don n’a pas lieu, l’objet précieux étant lui-même chargé de toute l’agressivité de l’archevêque envers le duc. Ekkehard de Saint-Gall, dans les Casus sancti Galli, qu’il rédige peu avant le milieu du XIe siècle, relate un autre conflit, qui s’est également développé sous le règne de Conrad Ier, entre l’évêque de Constance et abbé de Saint-Gall Salomon III30 et les comtes palatins (camerarii nuntii) Berthold et Erchanger31. Selon Ekkehard, les rois [Louis l’Enfant et Conrad] auraient provoqué des tensions et des réactions agressives de l’élite laïque en concédant aux évêques Hatton de Mayence et Salomon de Constance32 de nombreux biens fiscaux

28   Widukind de Corvey, I, 22, Rerum gestarum saxonicarum libri tres, éd. G. Waitz et P. Kehr, MGH SS rer. Germ. 69, Hanovre, 1935, p. 30-35. 29   J. Laudage, Konrad I. in der früh und hochmittelalterlichen Geschichtsschreibung, dans H.W. Goetz (dir.), Konrad I. Auf dem Weg zum « deutschen Reich » ?, Bochum, 2006, p. 339-351, spécialement 345. 30   Sur Salomon III, H. Maurer,  Salomon III, Bf V. Konstanz, dans Lexikon des Mittelalters VII, Suttgart, 1999, col. 1314. 31   Les comtes Erchanger et Berthold appartenaient à une famille très ancienne, celle des Alaholfingiens, implantée dans la région du Neckar supérieur et ayant conservé de ses illustres origines agilolfingiennes, outre des positions de pouvoir considérables, une conscience aigue de son identité et de sa noblesse. Berthold IV, le père des deux comtes, jouissait d’une position éminente à la cour de Charles III le Gros, avec le titre de comte palatin. Il était apparenté par son épouse à l’impératrice Richarde qui appartenait à la famille alsacienne des Erchanger. Voir M. Borgolte, Die Alaholfingerurkunden. Zeugnisse von Selbstverständnis einer adligen Verwandtengemeinschaft des frühen Mittelalters, dans Subsidia Sangallensia I, Saint-Gall, 1986, p 287-322. Erchanger lui-même apparaît dans six diplômes royaux de Conrad Ier datés de 911/912. Sur lui, T. Zotz, Erchanger, dans Lexikon des Mittelalters III, col. 2123-2124. 32   G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie. Les Églises de Bavière et de Souabe 876-973, Paris, 1997, p. 248.



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qui relevaient jusqu’alors des Babenbergs en Franconie33, des frères Erchanger et Berthold en Souabe. Ils auraient ainsi provoqué la faide des Babenbergs et le conflit entre Salomon et les deux frères. Il est clair qu’Ekkehard, qui écrit 150 ans après les évènements, n’est pas bien informé et qu’il projette dans le passé les réalités du XIe siècle, c’est-à-dire le Reichkirchensystem34, mais s’il n’est pas possible d’opposer comme il le fait les évêques aux grands laïcs, il est néanmoins vrai qu’en Alémanie, le roi Conrad Ier s’est appuyé sur Salomon, qui était son chancelier, pour contrer les ambitions ducales d’Erchanger. Selon les Annales alamannici, source contemporaine des évènements, une première discordia a éclaté entre Conrad Ier et Erchanger en 913, mais à la suite de la victoire contre les Hongrois d’Erchanger, Berthold, Arnulf de Bavière et Odalric, Conrad s’est réconcilié avec les deux frères et a épousé leur sœur Cunigonde, mère du duc Arnulf de Bavière35. En 914, le conflit a repris de plus belle entre le roi et les comtes jusqu’à la condamnation à mort d’Erchanger, Bertold et Liutfrid en 91736, mais Conrad n’a pu empêcher le jeune Burchard d’accéder à la fonction ducale en Souabe37. Ekkehard centre le récit sur les rapports conflictuels entre l’évêque-abbé et les comtes. Le nœud du conflit est le contrôle du palais 33   Les comtes Adalbert et Werinher en ressentirent invidia et odia, ce qui déclencha une longue faide qui se termina par l’élimination du dernier d’entre eux dans le château de Babenberg, en 906. Sur la faide en dernier lieu, W. Störmer, Die konradinisch-babenbergische Fehde um 900. Ursachen, Anlass, Folgen, dans H.W. Goetz (dir.), Konrad I. , cité note 29, p. 169-184. 34   Sur les projections d’Ekkehard, S. Patzold, Konflikte im Kloster. Studien zu Auseinandersetzungen in monastischen Gemeinschaften des ottonish-salischen Reichs, Husum, 2000, p. 76-77. 35   Annales Alamannici, a. 913, éd. W. Lendi, Untersuchungen zur frühalemannischen Annalistik. Die Murbacher Annalen mit Edition, Fribourg.Suisse, 1971, p. 190. 36   En 915, après avoir battu le roi Conrad et Salomon à Walhwies, Erchanger est proclamé duc par les grands, mais au synode d’Hohenaltheim, en septembre 916, Conrad le fait condamner avec ses partisans à être enfermés dans un monastère. Là-dessus M. de Jong, Internal Cloisters; the case of Ekkehard’s Casus sancti Galli, dans W. Pohl et H. Reimitz éd., Grenze und Differenz im frühen Mittelkalter Vienne, 2000 (Österreischische Akademie der Wissenschaften, Philosophische-historische Klasse. Forschungen zur Geschichte des Mittelalters 1), p.209-221. Erchanger, son frère et Liutfrid sont pris et décapités en janvier 917, probablement dans la région du Neckar, d’où était originaire la famille des comtes. Les annales alamnnici, favorables aux nobles alamans, présentent ainsi l’exécution : erchanger, perahtold et liutfrid occiduntur dolorose et iterum puruchardus rebellavit (a. 916). 37   H. Maurer, Der Herzog von Schwaben. Grundlagen, Wirkungen und Wesen seiner Herrschaft in ottonischen, salischen und staufischen Zeit, Sigmaringen, 1978, p. 26-47. M. Borgolte, Die Grafen Alemaniens in merowingischer und karolingischer Zeit. Eine Prosopographie, Sigmaringen, 1986, p. 110-111. H.W. Goetz, Der letzte Karolinger, p. 115. H-H Kortüm, Konrad I. ein gescheiterter König?, dans Konrad I., cité note 29, p. 53. T. Zotz, König Konrad I und die Genese des Herzogtums Schwaben, dans Konrad I., cité note 29, p. 185-198.



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royal de Bodman, lieu central que le roi Conrad a enlevé aux comtes pour le donner à Salomon. Les deux frères auraient cherché à le reprendre, sans y parvenir, car, selon l’auteur, l’évêque disposait d’un grand nombre d’hommes d’armes levés sur les terres épiscopales et abbatiales38. L’évêque se serait néanmoins entremis auprès du roi en faveur des comtes et aurait ensuite invité les comtes ad convivium et munera, pour sceller leur réconciliation. Le récit est intéressant pour notre propos : Après cela, l’évêque de Constance invite ces hommes [les comtes Berthold et Erchanger] pour un banquet et un échange de cadeaux. On s’assied à la table. Et, comme il arrive d’ordinaire, en buvant les délicieuses boissons, ils admirent le travail des vases d’or et d’argent, mais plus encore de verre ; mais l’évêque qui, comme nous l’avons dit, était avant tout avide de gloire, se vantait de toutes les richesses qu’il avait reçues du roi et ses hôtes prudemment gardaient le silence là-dessus. Il commença alors à parler des immenses biens de saint Gall, excitant leurs esprits qui en furent offensés. Et comme en outre ces paroles étaient prononcées avec légèreté, leur méchanceté s’en trouva aggravée. Il leur dit aussi, surtout par des moqueries confuses, qu’il avait à Saint-Gall un four qui pouvait cuire en une seule fournée tous leurs pains d’une année ; car on pouvait en cuire mille. De même, il leur asséna qu’il avait un grand chaudron d’airain et une touraille qui pouvait contenir cent mesures d’avoine, ajoutant qu’il avait aussi des bergers devant lesquels, s’ils les voyaient, ils devraient se décoiffer et incliner leur chevelure. Ces hommes avaient supporté avec patience toute la gloire factice de l’évêque, jusqu’à ce qu’il soit question de s’incliner devant les bergers ; cela ne pourrait jamais se faire, répliquèrent-ils. Cependant au moment où ils allaient prendre congé, on apporta à ces hommes en colère des cadeaux de prix. Parmi ceux-ci, il y avait les deux vases en verre particulièrement beaux qu’ils avaient surtout admirés auparavant pendant le repas. Les prenant alors dans leurs mains, ils se consultèrent du regard l’un l’autre, les laissèrent tomber et se mirent à rire quand ils se brisèrent. Entre autres choses, ils s’en allèrent et, astucieusement, ils rendirent mille grâces à l’évêque. Finalement au moment du départ, l’évêque les interpela, en leur donnant un baiser : « ils étaient à vous ; vous n’aviez donc pas besoin de briser des coupes d’aussi grand prix. Rien que pour assurer le salut de votre âme, vous auriez pu donner l’argent aux pauvres ». Ils dirent : « On donne du verre aux amis vitreux ; mais nous, qui ne voulons pas être vitreux39, nous avons brisé le verre. » et après s’être 38   V. Postel, Nobiscum partiri : Konrad I. und seine politischen Berater, dans Konrad I, cité note 29, p. 129-150. Verena Postel semble situer le banquet juste après la visite de Conrad à Saint-Gall en 911 et conclue que Conrad a passé un véritable pacte d’amicitia avec Salomon. 39   C’est-à-dire éteints.



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régine le jan embrassés et avoir bu en signe d’amour, comme c’est la coutume, ils s’en allèrent tout joyeux40.

Pour Gerd Althoff, l’histoire avait été transmise oralement jusqu’à sa mise par écrit par Ekkehard, qui veut prouver que les comtes auraient dû se soumettre d’eux-mêmes à une deditio envers l’évêque. Mais comme ils s’y étaient refusés, l’évêque avait voulu leur imposer une autre forme de soumission, par l’humiliation41. Cependant, Ekkehard savait d’expérience que tout rituel peut être interprété, manipulé, inversé, dans un système de communication directement accessible au public, qui en connaissait tous les codes42. Il décrit donc un échange fortement agonistique, un rituel de paix inversé, où l’évêque a humilié ses adversaires par l’étalage de ses richesses et le rappel de leur origine royale, par les défis lancés à propos des équipements extraordinaires, par les insultes à propos des bergers, en un crescendo à la mesure des enjeux de pouvoir qui se jouaient symboliquement.

40   Ekkehard IV, Casus sancti Galli, éd. H.F. Haefele, Darmstadt 2002, c.13, p. 38-40 : Invitantur post hęc viri ab episcopo Constantiam ad convivium et munera. Sedetur ad mensam. Et, ut fit, inter delicias potationum cum mirarentur articia vasorum auri argentique, maxime autem vitreorum, episcopus laudis quidem quiddam, ut diximus, avidior, quedam inter ceteras divitias, quas a regibus haberet, extollens, hospitibus arte tacitis laudis verba Ętiam De sancti Galli rebus magnis, quibus animos dudum vulneratos offenderat, intulit. Que tamen, cum essent levia, mala conflabant gravia. Dixerat enim illis ipse utique indiscrete ludens, habere se apud sanctum Gallum clibanum, qui uno calore ambobus illis panes coqueret in annum; nam mille coqui posse aiunt. Simile ętiam ipsi, si viros viderent, pilleis capitibus inclinarent gloriam usque ad capitum pastoribus inclinationes; id enim nunquam fieri posse refellentes loquuntur. Afferuntur tamen viris animosis cara munera tandem recessuris. Inter quę erant vascula duo vitrea nimis insignia, quę ipsi pridem in convivio prae cęteris mirabantur. Quę illi in manus sumentes, consilio latenti uterque suum decidere sinens, frustrata ridebant. Ceteris omnibus, milia gratiarum episcopo remittentes, callide abstinebant. Missione tandem data cum eos praesul osculo peteret : “vestra”, inquid, “erant; ideo vos tanti precii pocula confringere non piguit. Sed multa animabus vestris, si ea pro nummis dantes pauperibus dedissetis, remedia facere poteratis. “Viteri”, inquiunt, “amici vitreo sunt donandi; sed nos, qui vitrei esse nolumus, vitrum confregimus. Amoreque, ut moris est, osculato et epoto lętabundi discedunt. 41   G. Althoff, Spielregeln der Politik im Mittelalter. Kommunikation in Frieden und Fehde, Darmstadt, 1996, p. 16. Id, Die Macht der Rituale. Symbolik und Herrschaft im Mittelalter, Darmstadt, 2003, p. 71. 42   Philippe Buc, qui a étudié ce passage, y voit la preuve que dans la société médiévale, les rituels politiques n’avaient pas la fonction d’ordre qu’on leur attribue, puisque d’une part ils pouvaient être détournés et créer du désordre, d’autre part l’écriture conduisait à une autre réinterprétation  : P. Buc, Ritual and Interpretation : the early medieval case, dans Early Medieval Europe, 9, 2000, p. 193-197 . S’il est vrai que l’épisode du banquet fait partie d’un ensemble narratif dans lequel Ekkehard oppose un bon et un mauvais rituel, il n’en reste pas moins vrai que l’épisode paraissait vraisemblable aux lecteurs, qui vivaient eux-mêmes à une période de fortes tensions politiques, et de tensions au sein même de Saint-Gall. Voir à ce sujet, S. Patzold, Konflikte im Kloster.., cité note 34.



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On retrouve dans le récit tous les éléments du rituel de pacification qui termine un conflit et qui transforme les ennemis en amis : la publicité, destinée à associer un maximum d’individus à la réconciliation ; le banquet au cours duquel on s’engage à la paix en partageant la même nourriture et en buvant dans les mêmes coupes, les cadeaux de prix qui sont offerts, les gestes, et en particulier le baiser, qui précèdent le départ des hôtes, les cadeaux de grande valeur. Mais à lire la réponse cinglante que les comtes font à l’évêque-abbé après avoir brisé les vases, il est clair qu’ils refusent toute forme de deditio et tout geste qui vaudrait reconnaissance de la supériorité de l’évêque. Se servant de l’identification de l’objet au sujet et de l’action du sujet sur l’objet, ils jouent sur l’ambiguïté du verre : le cristal devient verre de pacotille, il est vitreux, éteint, le cadeau d’amitié devient provocation, don de fausse amitié, d’amitié vitreuse. Cette insertion confirme l’idée, émise dès 1938 par Barnett et reprise par Testart, que la valeur du don n’est pas seulement la mesure de la valeur de celui qui donne, mais aussi de celui que le reçoit : on donne plus à celui que l’on estime plus. En outre, l’épisode du bris des vases confirme que ce n’est pas le don lui-même qui a infériorisé les comtes, mais le contexte du banquet et les défis de l’évêque43. En effet, les vases sont des objet de grand prix, que les comtes avaient admirés, mais qu’ils refusent de recevoir en don. Face à une situation de stress où leur honneur est en jeu, sans qu’ils puissent user de la violence physique sous peine d’encourir la colère royale, les comtes provoquent à leur tour l’adversaire en détruisant les cadeaux et en refusant la fausse amitié que leur offrait Salomon. Ce rituel agressif est donc une inversion du rituel de paix, un mode de communication par les gestes, les biens précieux et les paroles. La destruction du cadeau répond au geste d’humiliation. Le contexte dans lequel s’inscrivent les deux épisodes, qu’ils aient réellement eu lieu ou non, est celui d’une crise politique et sociale. Des successions royales rapides (il y a eu cinq rois entre 876 et 911) et des rois brutalement frappés de maladie ou trop faibles ont pu frapper psychologiquement les populations, comme l’a suggéré Timothy Reuter44, en créant un sentiment d’abandon dont témoigne un

43   H.G. Barnett, The nature of the potlatch, dans American Anthropologist, 40, 1938, p. 353, cité par A. Testart, Critique du don, cité note 11, p. 100-101. 44   La paralysie qui frappe une première fois Arnulf de Carinthie en 896, comme son père Carloman avant lui, puis une deuxième fois en 899 aurait créé, selon Timothy Reuter, une crise psychologique grave, qui expliquerait en partie les accusations portées contre la reine



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poème envoyé en 904 par le même évêque Salomon III à son collègue Dadon de Verdun dans lequel il se lamente sur l’état du royaume laissé sans défense contre les ennemis et sans gouvernement par la faiblesse du jeune roi Louis l’Enfant45. Les annales et les chroniques racontent les rapines et les dévastations qui ravagent alors le royaume. Réginon de Prüm relate ainsi qu’en Lotharingie, le roi Zwentibold s’est rendu odieux (odiosus) par ses déprédations, il a enlevé leurs honneurs et leurs dignités aux plus nobles pour les donner aux moins nobles, provoquant ainsi son élimination en 900 par ses ennemis46, premier Carolingien à être mis à mort dans un combat de type faidal. Surtout, année après année, à partir de 900, les annales égrainent les ravages causés par les envahisseurs hongrois et l’effroi qu’ils causent aux populations. Même s’il faut faire la part des choses, le climat est bien celui d’une crise et d’un dérèglement de l’ordre ancien, dus aux invasions et à l’affaiblissement du pouvoir royal. Au sommet de la hiérarchie, les manifestations les plus visibles de cette crise sont certainement les faides qui ont mis aux prises et décimé des familles entières, parmi les plus puissantes de l’élite47.  Elles traduisent une exacerbation des rivalités qui peut être mise en relation avec une compétition accrue pour le contrôle des ressources royales, c’està-dire des châteaux, des biens fiscaux et des ressources économiques48. Les règnes de Louis l’Enfant et surtout de Conrad Ier marquent une intensification de la compétition, comme vient de le montrer Brigitte Kasten49. Mais la violence des faides est elle-même directement liée au fait que les rois sont partie prenante dans la compétition et qu’ils sont incapables de contrôler les mécanismes régulateurs de l’échange, parce que leurs ressources diminuent. Cependant, les conditions ne semblent pas réunies pour que se développent des pratiques collectives de dilapidation des richesses. La crise politique n’accélère pas la mobilité sociale, elle n’entraîne pas l’apparition de nouvelles élites qui auraient été poussées à se livrer à des démonstrations ostentatoires et agonistiUota et son procès. Voir T. Reuter, Der Uota-Prozess, dans Kaiser Arnolf: das ostfränkischeReich am Ende des 9. Jahrhunderts; Regensburger Kolloquium 9-11-12 1999, H. Fuchs et P. Schmid (éd.), Munich, 2002, p. 253-270. 45   Salomo und Walram, Carmina, I, 177-186, éd. Paul von Winterfeld, MGH Poetae IV,1, Berlin, 1899, p. 303. 46   Reginonis chronicon, a 900 , éd. F. Kurze, MGH SS rer. Germ. 50, Hanovre, 1890, p. 148. 47   J. Fried, Die Welt als Geschichte. Die Ursprünge Deutschlans bis 1024, Berlin, 1994, p. 436437. 48   B. Kasten, Der Kampf um die wirtschafllichen Ressourcen zur Zeit König Konrad I, dans Konrad I, cité note 26, p. 151-169. 49   Ibid., p. 167.



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ques pour faire reconnaître leurs positions nouvellement acquises dans la hiérarchie. La rivalité se déploie dans le milieu issu de l’aristocratie impériale, parmi les élites qui tiraient leur légitimité de la naissance et de la proximité royale. Elle n’est pas liée à un enrichissement, bien contraire, mais à la lutte pour le contrôle des lieux centraux. Elle se développe donc sous forme d’échanges de violences de type faidal et non de guerres de richesses. Il faudrait d’ailleurs mesurer l’impact psychologique des invasions sur le rapport des individus aux richesses, car les enfouissements de trésors, qui ne furent jamais récupérés, n’ont peut-être pas toujours été motivés par le souci de mettre les richesses à l’abri, mais peuvent aussi avoir été des réactions d’abandon des richesses, en situation de stress. Conclusion Georges Duby avait cru déceler chez les élites laïques médiévales un goût joyeux pour la destruction des richesses qui aurait été lié aux valeurs de loisir, de largesse et de gaspillage les définissant50. La prédation et la largesse ostentatoire caractérisent en effet l’élite laïque, mais les clercs ne se trompaient pas quand ils les mettaient en relation avec la superbia et la cupiditas : prendre, accumuler, redistribuer, tel est le circuit normal de l’échange. Considérer que la dilapidation des richesses et leur destruction relèvent d’un comportement joyeux revient à se placer dans la position de l’Européen du XIXe siècle face aux « sauvages » ou aux primitifs. Le comportement des élites à l’égard des richesses n’est pas irrationnel, mais sa rationalité ne s’inscrit pas dans une logique de profit économique, elle relève de la communication globale qui instrumentalise les richesses à des fins non économiques, y compris en les détruisant. Quant à la dilapidation des richesses, elle est le propre de ceux que nous appellerions des « nouveaux riches », dans des contextes de forte mobilité sociale et d’intense compétition pour le pouvoir, elle a probablement pour but de faire reconnaître un prestige nouvellement acquis. Elle n’est certainement pas générale au premier Moyen Âge, qui n’est ni une période de forte mobilité sociale -même si le renouvellement des élites est constant51-, ni une période où des richesses   G. Duby, Mâle Moyen Âge, repris par J.P. Devroey, Economie rurale et société dans l’Europe franque, Paris, 2003, p.177. 51   F. Bougard et R. Le Jan, Quelle mobilité sociale au haut Moyen Âge ? dans S. Carocci (éd.), La mobililà sociale nel medioevo, Rome, 2010 (collection de l’École française de Rome, 436), p. 41-68. 50



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deviennent brutalement accessibles à une nouvelle élite, sauf sans doute au moment de l’installation des Francs en Gaule du Nord et des Lombards en Italie. Il faudrait poursuivre l’enquête plus avant dans le Moyen Âge, en l’élargissant aux pratiques ostentatoires. On découvrirait sans doute d’autres exemples et d’autres formes de dilapidation de richesses, voire de destruction, dans des microsociétés déstabilisées par l’enrichissement de certains, comme à Sienne au début du XIVe siècle, où de grands banquiers immensément riches sont devenus seigneurs fonciers, ont accédé au pouvoir et cherchent la reconnaissance sociale par des pratiques de gaspillage ostentatoire au moment de l’adoubement de leurs fils52. Régine Le Jan Université Paris1 Panthéon-Sorbonne/Lamop

52   Exemple dans la Chronique siennoise anonyme, dans RR II SS, XV/6, Bologne, 1939, p. 442-451. Je remercie François Menant qui m’a signalé ce texte.



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l est évident que la richesse est un sujet en rapport étroit avec les élites*. Ce rapport est même si flagrant qu’on le considère le plus souvent comme une évidence ordinaire. Au moment où je mets la dernière main à cet article, en un temps qui, lui, est loin d’être ordinaire, puisque les pratiques des élites à l’égard de la richesse font l’objet d’enquêtes minutieuses, que le coût social de l’enrichissement a été mis en cause, et que beaucoup militent pour le rétablissement de priorités morales, il me semble approprié de réexaminer un moment particulier de l’histoire du haut Moyen-Âge au cours duquel les enquêtes, la mise en cause et l’esprit de réforme furent à la fois exigés et mis en pratique, bien que de façon partielle et seulement sur une courte durée, avec des conséquences qui ont largement dépassé le gouvernement et les élites qui en étaient les initiateurs. Les historiens actuels n’ont plus la prétention de donner des leçons. Mais certaines périodes de l’Histoire peuvent donner à réfléchir plus que d’autres sur ce qu’un effort humain concerté est capable d’entreprendre et d’accomplir en matière d’autocritique et de réévaluation collectives. C’est tout particulièrement le cas du règne de Charlemagne. Les différentes manières dont l’acquisition des richesses, à travers divers types de transferts, pouvaient être comprises et justifiées, et les connotations qui y étaient attachées ont fait l’objet de débats publics à cette époque. Il va de soi que, dans toute société, le don représente un ensemble de pratiques sociales toujours renégociées ; mais il est important de se demander (et c’est là une question propre à l’historien) comment, quand et pourquoi ces pratiques ont pu changer1. Le moment paraît d’autant plus propice pour se poser ces questions que l’historiographie récente du haut Moyen Âge a ébranlé le modèle d’une société à deux classes, si bien connu des spécialistes des *  Je remercie chaleureusement Alice Rio pour la traduction française, et Laurent Feller

pour son soutien et sa patience.   Voir G. Algazi, V. Groebner et B. Jussen (éd.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, , Göttingen, 2003, et sp. G. Algazi, Introduction: Doing Things with Gifts, p. 9-27 : un cri de ralliement. 1



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Carolingiens sous la formule potens-pauper2. Cette société de « puissants et misérables », loin d’être irrévocablement divisée, apparaît désormais plus fluide, se dissolvant et se recomposant en une multitude de statuts intermédiaires qui évoluent au gré des interactions personnelles ou collectives, dans une situation de «  coexistence conflictuelle »3. Ces reconfigurations et ces renégociations étaient fondées avant tout sur les échanges de richesses, qui incluaient le don. Elles étaient parfaitement ordinaires. Mais les aspirations de Charlemagne étaient, elles, loin d’être ordinaires. Charlemagne était profondément attaché, dans ses actions aussi bien que dans sa rhétorique, au bon fonctionnement de la justice – du moins autant que faire se peut dans le cadre d’un royaume terrestre – et à la réduction des inégalités et des injustices4. Il était décidé à réformer radicalement certaines pratiques sociales relatives au don, et la manière dont celuici pouvait être fait et accepté. Ceux à qui incombaient la tâche de créer une société plus juste devaient ex officio être placés au-dessus et en dehors de ces pratiques sociales, en tant qu’hommes littéralement désintéressés, c’est-à-dire n’ayant aucun intérêt concret à exercer leur justice aux dépens des innocents. Charlemagne, comme saint Augus2   Remplaçant les binômes bibliques dives/pauper ou potentes/humiles, le couple potentes et pauperes fait son apparition dans un texte hagiographique de la fin du VIIIe siècle, mais ces termes sont néanmoins devenus curieusement emblématiques du haut Moyen-Âge, et surtout de l’époque de Charlemagne, grâce au travail de K. Bosl, Potens und Pauper, Begriffsgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum Pauperismus des Hochmittelalters, dans Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift für Otto Brunner, Göttingen, 1963, p. 60-87 (réimpr. dans K. Bosl, Frühformen der Gesellschaft in mittelalterlichen Europa, Munich / Vienne, 1964, p. 106-134). Voir aussi J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006, sp. p. 317-51. 3   A. Rio, High and low: Ties of Dependence in the Frankish Kingdoms, Transactions of the Royal Historical Society, 6th ser. 18, 2008, p. 43-68. Cf. L. Kuchenbuch, Porcus donativus. Language use and gifting in seigniorial records between the eighth and the twelfth centuries, dans Algazi et al.’éd.), Negotiating the Gift, cite n.2, p. 193-246. La « coexistence conflictuelle » (uneasy side-by-side) est une expression empruntée à K. Leyser, Rule and Conflict in an Early Medieval Society. Ottonian Saxony (Londres, 1979), p. 98 (dans un contexte différent, à propos des tensions entre « la royauté sacralisée et l’interaction normale et routinière entre le roi et l’aristocratie »). 4   Pour un point de vue plus optimiste que celui de P. Fouracre, Carolingian justice: the rhetoric of reform and the contexts of abuse, dans La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Settimane di st. del CISAM, 42, Spolète, 1995, p. 771-803, voir J.L. Nelson, The voice of Charlemagne, dans R. Gameson et H. Leyser (éd.), Belief and Culture in the Middle Ages: studies presented to Henry Mayr-Harting, Oxford, 2001, p. 76-88 ; voir également R. Le Jan, Justice royale et pratiques sociales dans le royaume franc au IXe siècle, dans La giustizia…, Settimane di st. del CISAM, 42, p. 47-85 ; R. McKitterick, Charlemagne. The Formation of a European Identity, Cambridge, 2008, chapitre 4, sp. p. 243-91, et, de façon peut-être plus surprenante, C. Wickham, The Inheritance of Rome. A History of Europe from 400 to 1000, Londres, 2009, p. 377-392.



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tin, était sensible aux défauts innés de l’humanité, ainsi qu’aux limites imposées par des difficultés pratiques telles que la distance et le manque de ressources. Mais son projet n’en était pas moins radical. Sans autre choix que de s’appuyer sur les élites sociales, il voulait que celles-ci se renouvellent, se transforment, de l’intérieur pour ainsi dire, en une élite administrative exerçant des fonctions publiques5. Les ressources qu’il fallait leur fournir pouvaient provenir directement de l’État, par exemple par l’attribution de terres en rapport avec certains offices, ou par la perception d’amendes et taxes coutumières légitimement imposées. Du point de vue matériel, le désintéressement des élites devait être fondé sur leurs ressources, héritées ou acquises. Du point de vue idéologique, il devait se fonder sur une nouvelle façon de penser. Poussés par le roi et ses conseillers, les membres de l’élite, religieux et laïcs, devaient dorénavant être éduqués de manière à se conformer au projet de Charlemagne. Des élites d’origine différente devaient se fondre en une seule, dans un cadre collectif caractérisé et défini par un discours collectif6. Ce projet ne fut pas révolutionnaire en son temps au même titre que le fanshen de Mao le fut au XXe siècle7. Il n’existait pas, bien évidemment, de politique de masse à l’époque de Charlemagne dans le sens où on entend ce terme actuellement. Et Charlemagne n’envisageait pas une confiscation révolutionnaire de la richesse des élites. Mais il avait bien, par contre, une « politique de la messe » ayant sa propre universalité, rapprochant les rapports politiques et les rapports spirituels, les relations d’homme à homme et d’homme à Dieu, en insistant sur la centralité de l’eucharistie dans toute vie chrétienne : Charlemagne, comme Mao, s’intéressait aux habitants des campagnes aussi bien qu’à ceux des résidences aristocratiques. De surcroît, même si Charlemagne n’a jamais pu envisager l’expropriation, il fit des efforts sérieux pour favoriser un certain degré de redistribution en encourageant fortement la charité au bénéfice de tous ceux qui cherchaient justice « selon leurs droits »

5   C’est du moins ma réaction à la remarque de H. Fichtenau, The Carolingian Empire, Oxford, 1968, p. 181 : « Il n’y eut aucun changement de personnel – la condition essentielle de toute réforme ». 6   J. Nelson, Did Charlemagne have a private life ?, dans D. Bates, J. Crick, et S. Hamilton (éd.), Writing Medieval Biography, 750-1250. Essays in Honour of Frank Barlow, Woodbridge, 2007, p. 15-28. 7   William Hinton, Fanshen: A Documentary of Revolution in a Chinese Village (New York, 1966). Fanshen veut dire littéralement « tourner le corps », de là « se retourner, renverser, refaire, transformer ». Voir aussi David Hare, Fanshen (London, 1976) – une dramatisation mémorable.



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et se rendaient aux assemblées locales dans l’espoir de l’obtenir. Les veuves et les orphelins n’étaient pas seulement inclus dans cette politique, ils en constituaient l’objectif exemplaire. Pour réaliser son projet et assumer ses responsabilités, Charlemagne souhaitait une conversatio générale – non un fanshen franc douze cents ans avant la lettre, mais un appel radical à l’aumône inspiré par le Nouveau Testament et adressé directement aux élites. Personne, ni alors ni à présent, ne pourrait prétendre que le projet de Charlemagne eut un grand succès (pas plus que celui de Mao). Selon une remarque célèbre de Samuel Johnson, une femme qui prêche est « comme un chien qui marche sur ses pattes arrière : c’est fait maladroitement, mais on s’étonne que cela soit possible. » Les gouvernements actuels sont censés mettre en pratique ce qu’ils prêchent, aussi bien eux-mêmes que ceux qu’ils gouvernent. Le but de cet article est de montrer que, pendant le règne de Charlemagne, du moins dans sa seconde moitié, les principes préconisés étaient aussi dans une certaine mesure mis en pratique, et qu’on peut y voir un signe dans les efforts continuels du souverain pour contraindre les élites, à l’échelle locale comme à celle du royaume, à se conformer au discours sur la gratuité de la justice. Une précondition du développement de ce discours était la pensée chrétienne selon laquelle faire l’aumône était une obligation concomitante de la richesse, même quand celle-ci n’était pas grande8. Charlemagne insista sur ce point dans son premier grand effort législatif en 779. Les effets de la famine devaient être atténués par le jeûne et l’aumône non seulement des grands officiers du royaume, religieux et laïcs, mais aussi des propriétaires terriens et des prêtres de village9. C’est là une forme bien connue, sanctionnée par la religion, du transfert de ressources. À l’époque de Charlemagne, le lien étroit entre l’eleemosyna et le salut de l’âme fut mis en valeur de manière plus spé8   M. Innes, Charlemagne’s will: piety, politics and the imperial succession, dans English Historical Review, 112, 1997, p. 833-55, sp. p. 839-40, 850-4 ; B. Kasten, À propos de la dichotomie entre privé et public dans les testaments des rois francs, dans F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan (éd.), Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome 351), p. 159-201, surtout 183-8. Voir aussi S. Wood, The Proprietary Church in the Medieval West, Oxford, 2006, et le commentaire de J.L. Nelson, Church Properties and the Propertied Church. Donors, the clergy, and the Church in medieval western Europe, dans English Historical Review, 224, 2009, p. 355-74. 9   H. Mordek, Karls des Grossen zweites Kapitular von Herstal und die Hungersnot der Jahre 778/779, dans Deutsches Archiv, 61, 2005, p. 1-52 ; pour une situation comparable dans une période mieux documentée, voir S. Hindle, Dearth, Fasting and Alms: the campaign for general hospitality in late Elizabethan England, dans Past & Present, 172, 2001, p. 44-86.



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cifique et avec une intensité nouvelle à la fois par la prédication des clercs et par les pratiques sociales attestées dans des milliers de chartes. Comme le dit Alcuin, paraphrasant à l’intention du comte Gui, autour de l’an 800, les paroles de l’Ecclésiastique 3: 33 : Sicut aqua exstinguit ignem, ita eleemosyna exstinguit peccatum10. Tout roi franc du haut Moyen-Âge devait se présenter comme prodigant ses dons avec sagesse, et quand Charlemagne eut le trésor des Avars à sa disposition, il le distribua très largement, en administrateur élu de Dieu11. Dans les Annales de Lorsch, en 802, Charlemagne est décrit comme étant apud Aquis palatium quietus, « se souvenant de sa miséricorde » (recordatus misericordiae suae : notons la référence au Magnificat, Luc 1:54), pensant aux « pauvres gens qui vivaient dans son royaume et qui ne pouvaient pas exercer pleinement leurs droits » (pauperes qui in regno suo erant et iustitias suas pleniter abere non poterant) et « se refusant à envoyer rendre la justice les vassaux les plus pauvres de son palais de crainte qu’ils ne se laissent tenter par des munera, mais choisissant à travers tout le royaume des archevêques, des évêques, des abbés ainsi que des ducs et des comtes, qui n’avaient plus besoin de recevoir des munera aux dépens des innocents (noluit de infra palatio pauperiores vassos suos transmittere ad iustitias faciendum propter munera, sed elegit in regno suo archiepiscopos et reliquos episcopos et abbates cum ducibus et comitibus qui iam opus non abebant super innocentes munera accipere)12. Charlemagne réclamait de ses grands une incorruptibilité personnelle d’un nouvel ordre, et son choix de faire connaître ses exigences dans une grande assemblée publique était parfaitement calculé. Il s’agissait bien là de propagande13, et celle-ci allait droit au 10   Alcuin, De virtutibus et vitiis c. 17, PL 103, col. 625. Cf. Dhuoda, Liber Manualis IV, 8, éd. M. Thiébaux, Cambridge 1998, p. 148-61, surtout 160-161, sur les aumônes et les dons, avec plusieurs citations bibliques. Voir Rachel S. Stone, Masculinity, Nobility and the Moral Instruction of the Carolingian Elite, thèse de doctorat inédite, King’s College London, 2005, chapter 3, surtout p. 157-88, à paraître, Masculimity and Morality in the Carolingian Empire, Cambridge, 2011. 11   Marculf I, 14, ed. K. Zeumer, MGH Formulae, Hanovre, 1886, p. 52: consultissime munerator ; Annales regni Francorum 796, ed. F. Kurze, MGH SRG, Hanovre, 1895, p. 98. 12   Annales Laureshamenses 802, ed. G.H. Pertz, MGH SS I, Hanovre, 1826, p. 38-9, citant Ps. 14: 5. 13   J. Hannig, Pauperiores vassi de infra palatii ? Zur Entstehung der karolingischen Königsbotenorganisation’, dans Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 91, 1983, p. 309-74. Pour les Annales Laureshamenses en tant qu’écrits contemporains, produits par un (ou des) auteur(s) avec un point de vue différent de ceux qui avaient écrit les Annales regni Francorum, mais aussi très bien informé(s), voir R. McKitterick, History and Memory in the Carolingian World, Cambridge, 2004,, p. 104-110, et Eadem, Perceptions of the Past in the Early Middle Ages, Notre Dame IN, 2006, p. 75-78.



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coeur du sujet. Car l’ambiguïté même du don, que chacun ressentait dans la vie comme dans le langage courant, était concentrée dans le mot ambivalent de munera. L’idée que les munera pouvaient jouer un rôle important dans les pratiques sociales à des niveaux et dans des contextes très différents est exprimée dans un passage du capitulaire de 755 qui explique les conséquences de l’excommunication selon le droit canon : «  [un excommunié] ne peut ni entrer dans une église, ni partager nourriture ou boisson avec un autre chrétien, ni recevoir de munera, ni offrir le baiser, ni se joindre à la prière, ni saluer quelqu’un14 ». L’excommunication équivalait à ce que des commentateurs contemporains ont appelé la « mort sociale » : elle excluait, entre autres, toute possibilité de donner ou de recevoir des munera, ce qui sous-entend que ceux-ci étaient une forme de communication sociale importante et communément utilisée15. On peut observer des changements intéressants dans l’usage du mot munera pendant le règne de Charlemagne, même dans le contexte figé des échanges diplomatiques16. En 796, le (ou les) auteur(s) des Annales regni Francorum racontent, à la suite du passage qui décrit Charlemagne recevant et distribuant le trésor des Avars, qu’un chef avar et une grande partie de son peuple reçurent le baptême et s’en retournèrent ensuite chez eux honorifice muneribus donati. Il est intéressant de noter que le (ou les) auteur(s) des Annales de Lorsch, par contre, ont évité d’utiliser le mot munera dans ce contexte comme dans d’autres qui lui sont comparables, et ont préféré dona. Ce choix de mots n’est certainement pas dû au hasard17, et renvoie aux formes

14   In ecclesia non debet intrare, nec cum nullo christiano cybum vel potum sumere nec eius munera accipere debet, vel osculum porregere, nec in oratione iungere, nec salutare, MGH Capit. I, no. 14 (755), c. 9, p. 35. 15   Pour les munera dans les échanges diplomatiques, voir J. Nelson, The setting of the gift in the reign of Charlemagne, dans W. Davies et P. Fouracre (éd.), The Languages of Gift in Early Medieval Europe, à paraître, Cambridge, 2010. 16   J. Nelson, The setting Cf. J. Hannig, Ars donandi. Zur Ökonomie des Schenkens im früheren Mittelalter, dans R. Van Dülmen (éd.), Armut, Liebe, Ehre. Studien zur historischen Kulturforschung, Frankfurt, 1987, p. 11-37, p. 20 : « sich in Geschenken nicht überbieten zu lassen… ist … Habitus ein integraler Bestandteil der früh- und hochmittelalterlichen Praxis der Adelsgesellschaft ». 17   Annales regni Francorum 796, éd. F. Kurze, MGH Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum 6, Hanovre, 1895, version soi-disante originale, p. 98. Dans les Annales Laureshamenses cet événement est placé en 795, p. 36, et à Aix.



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légitimes du don dans un contexte d’assemblée publique. Pour le ou les auteurs des Annales de Lorsch, les munera étaient entachés de suspicion. Pour d’autres contemporains, les munera pouvaient être « décontaminés », et demeuraient éminemment utiles à la mise en scène du pouvoir diplomatique franc devant un public local. Parmi les dons matériels reçus par Charlemagne après 800 se trouvaient des objets d’une valeur spectaculaire, tels l’éléphant persan ou les tentes, les soieries et l’horloge hydraulique de Byzance18. Pour ce qui nous occupe, le fait que ces transferts de richesses ostentatoires aient eu lieu dans le contexte de la cour et/ou d’une assemblée est important, parce que les élites franques qui y participaient consituaient aussi en partie le public auquel s’adressaient les auteurs des annales de la cour, qui réinterprétaient ces dons: ceux-ci, envoyés de Baghdad ou de Constantinople comme symboles de la supériorité culturelle de l’expéditeur, se trouvaient désormais transformés en tribut versé par les barbares à l’empereur Charlemagne à Aix-la-Chapelle. La transmutation opérée par le mot munera faisait partie de la construction d’un nouveau statut impérial19. L’historiographie contemporaine favorise aussi une nouvelle manière d’étudier les munera. Toute discussion à ce sujet doit inclure un éclairage interdisciplinaire. La notion d’une dichotomie, et d’un développement historique, entre le don pré-moderne d’une part et le commerce ou marché moderne de l’autre était ancrée dans l’approche des philologues, sociologues et historiens du droit du XIXe et de la première moitié du XXe siècle20. De nos jours, les historiens envisagent un éventail de réciprocités comprenant à la fois les échanges marchands et non-marchands dans des proportions variables, et des formes diversifiées de relations négociées en fonction du pouvoir

  Annales regni Francorum 802, 807, p. 117, 123-4. À partir de l’année 802, Kurze considère qu’il n’y a qu’une seule version. 19   Cette construction se poursuit dans Eginhard : voir à ce sujet A. Latowsky, Foreign Embassies and Roman Universality in Einhard’s Life of Charlemagne, dans Florilegium¸ 22, 2005, p. 25-57. 20   M. Mauss, Essai sur le don, dans L’Année sociologique, n.s. 1, 1923-1924, p. 30-186), réimp. avec introduction par C. Lévi-Strauss, dans Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, 1980, p. 145-279. J. Parry, The gift, the Indian gift, and the « Indian gift », dans Man, n.s. 21, 1986, 453-73, a montré à quel point la traduction anglaise alors disponible avait déformé le français de Mauss ; comparer la bonne traduction de W.D. Halls, avec un avant-propos de M. Douglas, The Gift: The Form and Reason for Exchange in Archaic Societies, Londres, 1990. 18



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relatif des personnes en interaction21. Cette approche plus nuancée rend mieux compte d’un univers social vaste et diversifié. Un ouvrage collectif sur le langage du don va bientôt paraître, et il vient à point22. Â l’époque de Charlemagne, et en partie grâce à lui, la culture du haut Moyen-Âge s’est davantage enracinée dans l’écrit, en se fondant sur des livres, des textes et des documents rédigés en latin. Le choix des mots était porteur de sens provenant de contextes plus anciens, et prenait aussi une tonalité et des connotations nouvelles dans cette culture christianisée et si délibérément portée au prosélytisme. La dialectique entre l’ancien et le nouveau était renforcée en particulier par une manière de lire la Bible qui insistait sur le dialogue exégétique entre l’Ancien et le Nouveau Testament23. Des savants qu’il attira à sa cour et en Francie, Charlemagne apprit lui-même l’art de la prédication24. La double mission diplomatique en Angleterre anglo-saxonne conduite en 786 à la fois par un légat du pape et par des envoyés de Charlemagne (parmi lesquels se trouvait Alcuin) donna lieu à la promulgation de décrets qui dénoncent sévèrement les potentes et divites qui reçoivent des munera super innocentes alors qu’ils remplissent la fonction de juge, et leur enjoignent : Iuste iudicate, filii hominum ! Les mêmes références bibliques se retrouvent dans l’Admonitio de Charlemagne en 789 et dans le récit de l’assemblée de 802 dans les Annales de Lorsch25.

21   Voir C.A. Gregory, Gifts and Commodities, Londres, 1982 ; A. Appadurai, The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, 1986 ; A. Weiner, Inalienable Possessions. The Paradox of Keeping-While-Giving, Berkeley, 1992. D’un intérêt particulier pour les médiévistes, voir N.Z. Davis, The Gift in Sixteenth-Century France, Oxford, 2000 ; et surtout Algazi, Groebner et Jussen (éd.), Negotiating the Gift, avec références bibliographiques détaillées, parmi lesquelles tout particulièrement, F.G. Bailey, Stratagems and Spoils: A Social Anthropology of Politics, Oxford, 1969 ; M. Sahlins, Stone Age Economics, Chicago, 1972. 22   W. Davies et P. Fouracre (éd.), The Languages of Gift… , cité n. 15. 23   Cf. Leyser, Rule and Conflict, p. 92 (dans le contexte du « paradoxe de la survie partielle de l’Antiquité et de la culture latine du Bas Empire » dans la Saxe des Ottoniens) : « même les sous-cultures les plus étranges peuvent appartenir ou se référer à une source commune ». Pour une variante de ce paradoxe dans le cas de Théodulf d’Orléans: voir E. Dahlhaus-Berg, Nova antiquitas et antiqua novitas. Typologische Exegese und isidorianisches Geschichtsbild bei Theodulf von Orléans, Cologne / Vienne, 1975 ; J. Nelson, The libera vox of Theodulf of Orleans, à paraître dans S. Stofferahn et C. Chandler (éd.), A Festschrift. Voir des aperçus lumineux de T. Reuter, Gifts and simony, dans E. Cohen et M. de Jong (dir) Medieval Transformations. Texts, Power and Gifts in Context,., Leiden, 2001, p. 156-68. 24   J. Nelson, The voice of Charlemagne… cit. à la note 4. 25   Ed. Dümmler, dans MGH Epistulae IV (Berlin, 1895), no. 3, c. XIII, p. 24. Voir C. Cubitt, Anglo-Saxon Church Councils, c.650-c.850, Londres, 1995, p. 166-90; J. Story, Carolingian Connexions. Anglo-Saxon England and Carolingian Francia, c.750-870, Aldershot, 2003, p. 55-92. Les références bibliques sont : Ps. 57: 2 (pour les synodes anglo-saxons et l’Admoni-



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Les capitulaires mettent plus directement en évidence le projet de Charlemagne pour son propre royaume, et apparaissent remarquablement tôt dans son règne26. Ils reflètent l’ordre du jour et la teneur des assemblées franques, et ils offrent aux historiens l’opportunité d’observer l’expérience politique des élites non seulement au niveau du royaume, mais aussi à l’échelle des régions et des localités. Les capitulaires de 778/779 cités plus haut amorcent les thèmes qui reviendront par la suite. En 782, Charlemagne lança un assaut vigoureux contre la vénalité judiciaire là où son autorité pouvait et devait être la plus ferme et la plus exemplaire, dans les territoires saxons qu’ils considérait comme annexés. Il ordonna qu’un comte qui acceptait des munera soit privé de son office27. Dans la préface de l’Admonitio generalis (789), Charlemagne se présente comme le semblable (sans prétendre toutefois en être l’égal) du roi de l’Ancien Testament Josias, qui restaura la loi divine sur Israël. Les soixante premiers chapitres contiennent un résumé de la loi universelle laissée par les Saints Pères, c’est-à-dire les évêques de l’Eglise post-constantinienne, à leurs successeurs, les évêques « bien-aimés » de Charlemagne et leur clergé. La section finale (ch. 61-82), très différente, revient sur le thème de l’inspiration biblique, intercalant les prescriptions de l’Ancien et du Nouveau Testament. La référence à la loi y est à la fois beaucoup plus large et plus spécifique, et les munera sont présentés comme des obstacles à la justice: Omnibus. Ut quibus data est potestas iudicandi iuste iudicent, sicut scriptum est: “iuste iudicate, fili hominum” (Ps. 57: 2; cf. Deut. 1: 16, John 7: 24), non in tio) ; Ps. 14: 5, pour les synodes et les Annales de Lorsch – dans les deux cas, cette citation n’est pas identifiée dans les éditions des MGH. 26   MGH Capitularia regum Francorum I, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 ; Cathwulf, Ep. ad Carolum regem, éd. Dümmler, MGH Epp. IV, p. 501-4, at 503. Suivant J. Hannig, Consensus fidelium: frühfeudale Interpretationen des Verhältnisses von Königtum und Adel am Beispiel des Frankenreich, Stuttgart, 1982, p. 226, M. Garrison, The Franks as the New Israel?, dans M. Innes et Y. Hen (éd.), The Uses of the Past in the Early Middle Ages, Cambridge, 2000, p. 114-61, p. 146, qualifie une partie de la lettre de Cathwulf (bien que M. Garrison n’identifie pas explicitement sa dénonciation des munera reçus par les évêques, comtes et autres) de « presque prophétique ». Soit-mais, également traditionnelle, en ce qui concerne les influences bibliques sur la pensée irlandaise: héritage très visible dans la lettre de Cathwulf. 27   MGH Capit. I, no. 26 (782), p. 70: De praemiis et muneribus: ut munera super innocente nullus accipiat, et si quis hoc facere praesumpserit, nostrum bannum solvat. Et si, quod absit, forte comis hoc fecerit, honorem suum perdat. Certains historiens ont des doutes quant à la date de ce capitulaire (782 ou 785), mais il me semble que 782 en constitue le contexte le plus plausible, en rapport avec l’établissement de comtes: cf. E. Schubert, Die Capitulatio de partibus Saxoniae, dans D. Brosius (éd.), Geschichte der Region. Zum 65. Geburtstag von Heinrich Schmidt, Hanovre, 1993, p. 3-28 ; M. Becher, Charlemagne, New Haven / Londres, 2003, p. 67.



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janet l. nelson muneribus, “quia munera excecant corda prudentium et subvertunt verba iustorum” (Ex. 23: 8), non in adolatione, nec in consideratione personae, sicut in Deuteronomio dictum est: “quod iustum est iudicate ; sive civis sit ille sive peregrinus, nulla sit distantia personarum, quia Dei iudicium est” (Deut. 1: 16,17) 28.

Ces munera étaient sans aucun doute des pots-de-vin29. Les juges, qui représentent l’échelon administratif auquel la rhétorique de l’Admonitio était plus particulièrement adressée, avaient déjà fait l’objet de l’attention de Charlemagne dans les territoires saxons en 782, où l’établissement d’une administration locale constituait une priorité30. Le capitulaire dit « programmatique » (selon l’appellation de Ganshof) de 802, au ch. 7, élargit le contexte péjoratif du mot munera en y associant le mot adolatio31, et en le rattachant à d’autres termes tels que praemium, ingenium, fraus, aux ch. 1 et 4, 9, 16 et 25, dans diverses références juridiques32. Munera apparaît encore dans le sens de pots-devin dans les capitulaires plus tardifs de Charlemagne33. Cet intérêt intense pour les munera peut être associé plus précisément à un moment particulier du règne de Charlemagne. Les lettres d’Alcuin sont préservées en plus grand nombre à partir de 796, pen-

28   No. 22 (Admonitio Generalis, 789), c. 63, p. 58, répété dans MGH Capit. I, n. 35 (802), c. 38, p. 102, et dans le Capitulare ecclesiasticum Caroli magni (a. 805-813), c. 38, récemment découvert, et publié par H. Mordek et G. Schmitz, Neue Kapituralien und Kapitulariensammlungen, dans Deutsches Archiv, 43, 1987, p. 361-439, p. 412; cf. pour l’inspiration de l’Ancien Testament au XVIe siècle, N.Z. Davis, The Gift, p. 262, n. 13, cité n. 21. 29   Pour d’autres références aux munera dans la Vulgate dans ce sens péjoratif: Deut. 10: 17; 27: 25; I Sam. 8: 3; II Par. 19: 7; Ps. 15: 5; Prov. 17: 23; Ecclesiast. 35: 14; Is. 1: 23. 30   Voir plus haut, n. 25, et cf. n. 23 pour Ps. 14: 5. 31   MGH Capit. I, no. 33 (802), c. 7, p. 93: nullusque comis tam presumtiosum sit ut ullum de his qui hostem facere debiti sunt exinde vel aliqua propinquitatis defensionem vel cuius muneris adolationem dimittere audeant. 32   Ibid., c. 1, p. 92: et per nullius hominis adulationem vel praemium, nullius quoque consanguinitatis defensione vel timore potentum rectam iustitia via inpediretur ab aliquo ; cf. c. 4, p. 92: ut nullus homo neque cum periurii neque alii ullo ingenio vel fraude per nullius umquam adolationem vel praemium neque servum domni imperatoris neque terminum neque terram nihilque quod iure potestativo permaneat nullatenus contradicat neque abstrahere audeat vel celare ; c. 16 (p. 94) De ordinatione elegenda. … ut neque episcopus neque abbas … viliores meliori plus diligit et eum sibi propter consanguinitatem suam vel aliqua adolationem melioribus praeferre studeat… quod nequaquam fieri volumus, quia inrisio e delusio nostra hoc fieri videtur. On peut détecter ici un signe de la sensibilité de Charlemagne à tout ce qui pourrait sembler nuire à son honneur. 33   Capit. I, no. 77 (Aachen, 802-3), c. 13, p. 171 (des vicarii, c’est-à-dire les représentants des comtes, acceptant des munera de la part de criminels); no. 78, c. 3, p. 173 (des laïcs exigeant des munera de la part de prêtres).



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dant sa « retraite » à Saint-Martin-de-Tours34. Ses lettres antérieures mentionnaient souvent les munera dans le sens de cadeaux envoyés ou reçus par les membres de son large cercle d’amis. Mais à partir de 799, les munera apparaissent dans un nouveau sens et avec une insistance nouvelle et pressante. Alcuin confia à l’archevêque Arno de Salzbourg qu’il avait « souvent » écrit à Charlemagne et à ses conseillers pour leur recommander de choisir des missi appropriés, c’est-à-dire des hommes. capables de suivre un droit chemin entre les grands personnages – les divites – et la misère des pauperes. Mais hélas, peu de gens dédaignent la cupidité. Les munera aveuglent les coeurs des plus éclairés et pervertissent les paroles des justes (Exode 23:8)35.

À peu près à la même époque, Alcuin envoya à Charlemagne un poème dans lequel la flatterie était suivie d’un avertissement: « les mauvaises intentions de certains hommes » menacent d’accaparer ce qui appartient au roi et à Dieu. La peste de la simonie se répand cruellement dans le monde, et les dons mystiques de Dieu sont échangés contre des munera, ces dons qui selon le commandement du Dieu éternel doivent être faits gratuitement, comme celui qui les donne les a aussi reçus gratuitement... Le jugement d’un procès dépend des munera offerts, et une sportula pervertit la justice des paroles d’un vieil homme. Après avoir donné leurs munera, les témoins viennent boire, et une ivresse condamnable prouve le coupable innocent. Le pouvoir brutal de certains hommes oppresse les misérables, si bien que le riche remplit sa bourse de ce qu’il ôte de leurs bouches. Puisse votre pouvoir, sanctionné par la religion, réprimer ces actes, puisque Dieu vous a mis à la tête du royaume36.

Probablement à la même époque, Alcuin écrivit au jeune Charles (l’aîné des fils de Charlemagne et d’Hildegarde), en citant de nouveau l’Exode 23:8 à propos des munera, et en lui demandant de ne par permettre aux juges de rendre leur jugement per sportula vel praemia. Dans une autre lettre adressée à Arno en 802, Alcuin fait l’éloge des bonnes intentions de Charlemagne, mais condamne « ces hommes », visiblement des conseillers de l’empereur,

34   Les lettres no. 93 à 311 dans cette collection datent de 796 ou après. À ce sujet, voir D.A. Bullough, Alcuin: Achievement and Reputation, Leyde / Boston, 2004, p. 38. 35   Alcuin, Ep. 186, ed. Dümmler, MGH Epp. IV, p. 312. 36   Alcuin, Carmen XLV, ed. Dümmler, MGH Poetae Latinae Karolini Aevi I, Berlin, 1881, p. 258, vv. 29-30, 43-52, 55-6.



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janet l. nelson qui devraient aider la justice mais qui au contraire la pervertissent, et qui sont moins des prédicateurs que des prédateurs (nec tantos predicatores quantos praedatores).

Après quoi Alcuin se met à supplier Arno lui-même de refuser les munera, en citant encore l’Exode 23:8. «  Ce mal s’est beaucoup répandu parmi les chrétiens », écrit-il, suppliant Arno d’interdire ces pratiques à ceux qui étaient sous son autorité, par dessus tous les autres crimes. Alcuin finit sa lettre, de façon assez touchante, en remerciant Arno pour les munera qu’il lui a envoyés, « surtout pour les vêtements  », et en lui offrant en retour des munuscula, «  deux oreillers et une petite couverture blanche »37 . Le vocabulaire du don, toujours en usage, se présentait naturellement à son esprit alors même qu’il venait juste d’utiliser le mot munera dans son autre sens, à la fois ancien et nouveau, de cri de guerre contre la corruption38. Un cri de guerre doit être assez sonore pour être entendu par une armée. Les genres épistolaire et poétique dans lesquels écrivait Alcuin étaient alors des genres littéraires publics. L’engagement de Théodulphe d’Orléans dans ce même combat est désormais bien connu grâce à deux analyses brillantes de son grand poème sur la Justice et de la place qu’il tient dans le contexte plus large des préoccupations réformatrices de Théodulphe39. Les munera en constituent un thème central, clairement annoncé dès le début du poème :   Alcuin, Ep. 254, p. 411.   Il faut noter que ce changement ne fut que partiel, et que, peut-être surtout en Italie, les munera ont gardé leur sens premier, plus pur, par exemple dans le De ordine palatii d’Adalard, éd. T. Gross et R. Schieffer, MGH Fontes iuris Germanici antiqui 3, Hanovre, 1980, ch. 35, l. 591 (écrit vraisemblablement autour de 812), où le princeps, durant la grande assemblée d’été, rejoint le peuple (reliqua multitudo) et in suscipiendis muneribus… occupatus erat… Ces munera étaient apparemment comme les dona offerts generaliter (l. 479): des présents honorables. Pour l’oeuvre et sa datation, voir J. Nelson, Aachen as a place of power, dans M. de Jong et F. Theuws (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde, 2001, p. 217-41. 39   Carmen XXVIII, ed. Dümmler, MGH Poet. I, pp. 493-517. Voir P. Godman, Poetry of the Carolingian Renaissance, Londres, 1984, p. 13-15, et les extraits traduits p. 162-7 ; id., Poets and Emperors, Oxford, 1987, p. 70-74 ; L. Nees, A Tainted Mantle. Hercules and the Classical Tradition at the Carolingian Court, Philadelphie, 1991, 47-145. Sur l’orientation réformiste des statuts diocésains de Théodulphe (ed. P. Brommer, MGH Capitula episcoporum I, Hanovre, 1984, p. 73-142 (pour la première partie) et 142-184 (pour la seconde) et l’administration diocésaine, l’édition de la Bible, le commentaire de la liturgie baptismale, et les décrets conciliaires (Châlon, 813), voir Dahlhaus-Berg, Nova antiquitas, cit. à la note 24, passim, et surtout sur son rôle dans les Libri Carolini, A. Freeman, Theodulf of Orleans: Charlemagne’s Spokesman against the Second Council of Nicaea (Aldershot, 2003). Pour d’autres références bibliographiques, voir J.. Nelson, The libera vox of Theodulf of Orleans... cité n. 23. 37 38



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munera Iudicio pietas, pietati industria detur, Quo teneant nullum munera saeva locum (vv. 15-6) 40.

Le poème passe ensuite à des réminiscences autobiographiques, quand Théodulphe se souvient de sa propre désignation au poste de missus, ou juge, en 798 : Praefectura mihi fuerat peragenda tributa Resque actu grandes officiumque potens. Nulli vi studiisque piis armisque secundus Rex dedit hanc Carolus, primus ad omne bonum. (vv. 99-102)41

Le missaticum de Theodulphe était situé dans la basse vallée du Rhône, le Languedoc et la Septimanie. Le récit de ses activités en tant que juge et de ses rencontres avec des plaideurs est ponctué d’allusions aux munera: Magna catervatim nos contio saepe frequentat, Aetas quod dicat sexus et omnis habet, Parvulus, annosus, iuvenis, pater, innuba, celebs, Maior, ephoebus, anus, masque, marita, minor. Quid moror? Instanter promittit munera plebes Quodque cupit factum, si dabit, esse putat. (vv. 164-7) Singula quis referat? Fidebant munere cuncti... (v. 253)42

Il continue en appelant les juges à rejeter les munera, et fait allusion à quelques juges corrompus: Iudicis ingenium cito turbat munere dives (v. 313). Nolo dolo reri vel acerba fraude carere Et si pro iusto munera iure feras. (vv. 327-8) Vidi ego censores ad iuris munia tardos Munera, nam fateor, ad capienda citos (vv. 389-90) 43.

40   MGH Poet. I, p. 494. Pour le même thème dans un poème d’admonition plus ancien, Ad Episcopos, voir Nelson, ‘The libera vox…’, et dans les statuts diocésains de Théodulf, voir MGH Capitula episcoporum I, c. XVI, p. 114 : Si quis presbyter inventus fuerit alicui clerico aut laico munera dare aut dedisse, ut ecclesiam alterius presbyteri surripiat, sciat se pro hac rapina et saeva cupiditate aut gradum amissurum aut in carceris aerumna longo tempore paenitentiam agendo detinendum ; c. XVII : Si parvulus aegrotans ad quemlibet presbyterum baptismi gratia de cuiusque parrochia allatus fuerit, ei baptismi sacramentum nullo modo negetur. Si quis hoc munus petenti concedere detrectaverit et ille parvulus absque baptismatis gratia mortuus fuerit, noverit se ille qui eum non baptizavit pro eius anima rationem redditurum. 41   Voir traduction anglaise par Nees, A Tainted Mantle, cité. n. 39, p. 49. 42   Traductions anglaises par Nees, ibid., p. 50-1. À comparer avec la traduction moins satisfaisante de Godman, Poetry, cité n. 39, p. 162-3. 43   À noter: le jeu de mots munia/munera. Les citations sont tirées des p. 496, 498, 500, 5023.



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Comme antidote contre les munera, Théodulphe recommande la discretio, la modération, et l’illustre avec une image de Charlemagne pique-niquant avec son entourage: Sed … neve… Horreretque bonum proximitate mali Spernere contempsi quae dat concordia princeps, v. 280 Quae ut societ mentes datque capitque libens, Et commune facit cuius bene postulat usus, Multa cum habeat, nil doceat esse suum. Haec ego pertractans sumebam parva libenter, Quae non saeva manus, cara sed illa dabat: v. 285 Scilicet arboreos fructus hortique virentis, Ova, merum, panes, cornipedumque cibos. Sumpsimus et teneros pullos, modicasque volucres, Corpora sunt quarum parva, sed apta cibis. O felix omnis virtus, discretio si quam v. 290 Virtutum nutrix temperat, ornat, alit… […afin que ce qui est bon ne tremble pas parce que le mal est proche, Je n’ai pas voulu dédaigner ce que me donne le roi par l’alliance des coeurs, l. 280 Ce qu’il donne et prend de plein gré afin de concilier les esprits, Et ce qu’il fait partager, lui dont la conduite commande le bien, Et qui, bien qu’il possède beaucoup, enseigne que rien ne lui appartient. Considérant ces choses, je prenais de plein gré de petites choses, Des choses offertes non par une main cruelle, mais par la sienne aimée: l. 285 J’entends par là les fruits des arbres et ceux d’un jardin de légumes florissant, Des oeufs, du miel, du pain, et ce que mangent les chevaux. Et nous avons mangé de tendres poulets, et de petits oiseaux Dont le corps est petit mais bon à manger. O heureuse est toute vertu, tant que le discernement, l. 290 Nourrice des vertus, la modère, l’orne, et la nourrit…]44

Ayant dénoncé les munera, Théodulphe nous montre ici Charlemagne donnant à ses conseillers et courtisans une leçon sur la manière appropriée de faire un don. Les munera n’y ont aucune place : à la place d’un nom exprimant spécifiquement le don, les objets donnés sont décrits par le neutre pluriel parva, « de petites choses ». Tout ceci est d’ailleurs remarquablement conforme aux instructions que le capi  Il s’agit ici de ma traduction du texte original, traduite en français par Alice Rio.

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tulaire de villis, ch. 3, donne aux iudices, c’est-à-dire, dans ce contexte, aux intendants : Ut non praesumant iudices nostram familiam in eorum servitium ponere, … et neque ulla dona ab ipsis accipiant… nisi buticulas et ortum, poma, pullos et ova.

Notons que ce capitulaire utilise ici le mot dona, et que ces dona consistent en biens comestibles semblables à ceux mentionnés dans le poème (bien que le déjeuner sur l’herbe de Charlemagne ait aussi inclus du fourrage pour les chevaux). Neque ulla dona suggère clairement que d’autres formes de prestations avaient été offertes et acceptées, et que ces autres formes étaient répréhensibles – elles avaient été en fait des munera. Le public de Théodulphe, qui appartenait à la cour de Charlemagne ou à l’élite au sens plus large du terme, était constitué de gens qui étaient en mesure de bien connaître les munera et leurs tentations. En effet, Lawrence Nees a montré de façon très convaincante que Théodulphe avait choisi la forme poétique parce qu’il souhaitait s’adresser à un public d’élite – ce qui présuppose que cette élite connaissait assez bien le latin de Virgile pour comprendre ce qu’ils entendaient45 .De plus, et je partage ici l’opinion de L. Nees, le poème sur les Juges « résultait de discussions et de controverses parmi les conseillers principaux de Charlemagne »46. Cette distinction entre le don de biens comestibles ordinaires offerts en petite quantité (acceptables) et celui de nourritures de luxe ou d’objets durables ou chers (inacceptables) rappelle les recommandations du juriste romain Ulpien au sujet des règles que devaient suivre les proconsuls. Ulpien faisait une distinction entre xenia et munera, en citant un vieux proverbe : En ce qui concerne les xenia, notre opinion est la suivante : il y a un vieux proverbe qui dit “il est inhumain de ne rien recevoir de personne, mais il est complètement méprisable et cupide de tout accepter”.

En ce qui concerne les instructions au proconsul selon lesquelles ni lui ni aucun autre officiel ne doivent accepter de cadeaux ou pré45   Nees, A Tainted Mantle, cité n. 39, p. 77-109, surtout p. 93-6. Godman, Poetry, p. 16, fait une observation similaire. 46   Nees, A Tainted Mantle, p. 112. Par contre, je préfèrerais rester un peu plus prudente en ce qui concerne un lien direct de cause à effet entre le sacre impérial et ces controverses. Pour une discussion plus détaillée de la cour en tant que public et de la poésie en tant que véhicule d’arguments politiques, voir J. Nelson, The setting of the gift, cité n. 15.



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sents, ni acheter quoi que ce soit en dehors de ce qui est nécessaire pour leur besoins quotidiens: cette règle ne s’applique pas aux très petits cadeaux, mais seulement à ceux dont la valeur est supérieure à ce qui est nécessaire pour la vie ordinaire. Néanmoins, les xenia ne doivent pas être offerts en quantité telle qu’ils entreraient dans la catégorie des munera47. Les munera sont définis ici en des termes qualitatifs, mais aussi implicitement quantitatifs. Les xenia pouvaient être consommés en un séjour d’une nuit. Les munera étaient d’un autre ordre de valeur et d’importance, et étaient donc interdits. Au temps de Charlemagne, les objets que l’on pouvait accepter étaient désignés par un groupe de mots distinct: xeniae, eulogiae, oblationes. En dépit du fait que les transferts d’objets étaient en réalité obligatoires, ces mots spéciaux avaient des connotations d’honorabilité et d’offrande volontaire qui leur conférait le caractère d’un don plutôt que d’une exaction. Le fait de les appeler xeniae « leur ôtait symboliquement tout caractère obligatoire »; par conséquent, en offrir dans un contexte judiciaire « garantissait [la préservation de] l’équité »48 On pourrait faire une autre analogie, qui n’a pas encore été prise en compte dans cette discussion, avec les tractoriae, données aux agents publics voyageant pour le compte de l’État, qui étaient autorisés à réquisitionner des biens et des services auprès d’officiers locaux, par exemple des chevaux frais (et le fourrage nécessaire), du pain, du vin et de la bière, de la viande, des poulets et des œufs, et des épices49. Les 47   Ulpien, sur le Digest. I, de offic. procons., Justinian, Dig. 1.16.6.3 : Valde inhumanum est a nemine accipere, sed passim vilissimum est et omnia avarissimum. Et quod mandatis continetur, ne donum vel munus ipse proconsul vel qui in alio officio erit accipiat ematve quid nisi victus cottidiani causa ad xeniola non pertinet, sed ad ea quae edulium excedant usum. sed nec xenia producenda sunt ad munerum qualitatem. Notons qu’Ulpien traite les xenia comme un neutre pluriel, alors qu’en latin carolingien ce mot apparaît souvent comme un féminin singulier. Sur Ulpien, secrétaire a libellis sous Septime Sévère († 211), voir T. Honoré, Emperors and Lawyers, Londres, 1981, p. 61-64. 48   Devroey, Puissants et miserables, cité n. 3, p. 499-503, p. 501. Notons que Devroey traite ici plus largement de « La communication entre seigneurs et paysans », p. 479-517. Son commentaire important peut être comparé avec celui de L. Kuchenbuch, Porcus donativus, cit. à la note 3, p. 209-18, qui traite des dons faits aux iudices, p. 219-20: « Le roi tient à définir la limite de l’appropriation seigneuriale, tout en connaissant parfaitement la proximité entre les exactions imposées par les iudices et les dons offerts par les serfs pour adoucir la rigueur des juges ». Cf. aussi N. Z. Davis, The Gift, cité n.28, p. 142-51. 49   Voir la formule de tractoria, Marculf I, 11, traduite et commentée par A. Rio, The Formularies of Angers and Marculf : Two Merovingian Legal Handbooks, Liverpool, 2008, p. 142-144. Pour un traitement plus détaillé, voir F. L. Ganshof, La tractoria : contribution à l’étude des origines du droit de gîte, dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 8, 1927, p. 69-91, et id., The Carolingians and the Frankish Monarchy, Londres, 1971, p. 127 et n. 20 (p. 137-8).



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exigences de l’État étaient conceptuellement distinctes de celles d’un seigneur : elles étaient obligatoires pour tous, et tous étaient en principe les bénéficiaires des services de l’État. Il semble très probable que Charlemagne et ses conseillers aient eu connaissance de ces idées à travers des résumés ou des digestes de commentaires de droit romain50. Bien que ces idées aient rarement été formulées, leur importance fut grande dans le contexte du programme de réforme de Charlemagne autour de 800. Les munera ne corrompaient pas seulement ceux qui les acceptaient : ils opprimaient ceux qui les donnaient. Voir les choses ainsi, c’est les voir à la manière d’un État. Les munera augmentaient l’écart entre le dives et le pauper. La campagne contre les munera – certainement une campagne orchestrée – venait de la ferme résolution morale prise par ce régime de se comporter en État51. On pourrait avancer que les munera devinrent tout-d’un-coup inacceptables en raison d’une augmentation soudaine de leur quantité, qui aurait pu avoir été entraînée par l’augmentation énorme des liquidités disponibles dans le royaume de Charlemagne après l’arrivée du trésor des Avars en 796. Cela pourrait expliquer les choses en partie, mais il me semble que cela ne peut pas être la seule explication, ni même la plus importante. Le besoin de suivre l’inspiration biblique, la peur de la colère divine, et un effort croissant pour apaiser le ToutPuissant deviennent des soucis de plus en plus perceptibles dans les textes produits vers la fin des années 790. Les règles canoniques y ajoutaient aussi un poids considérable52. Pour Charlemagne et ses conseillers (et il est tentant de voir en Théodulphe un personnage important dans ce groupe d’élite), le sacre impérial ne fit qu’augmenter le sentiment d’urgence qui sous-tend le capitulaire « programmatique » de 802 et ceux qui le suivirent au cours des années passées à Aix-la-Chapelle. Les préoccupations économiques devaient faire par-

50   Voir J. Gaudemet, Survivances romaines dans le droit de la monarchie franque du Ve au Xe siècle, dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 23, 1955, p. 149-206 ; F.L. Ganshof, Droit romain dans les capitulaires, dans Ius Romanum Medii Aevi, Part 1, 2b, cc α, 1969 ; id., Contribution à l’étude de l’application du droit romain et des capitulaires dans la monarchie franque sous les carolingiens, dans Studi in honore di Edoardo Volterra, III, Rome, 1971, p. 585-603. 51   J’emprunte cette expression à James C. Scott, Seeing Like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition have Failed, London, 1998. Voir P. Squatriti, Digging Ditches in Early Medieval Europe, dans Past and Present, 176, 2002, p. 11-65, sp. p.1-19, p. 45, p. 49-51, p. 64-5. 52   Cf. M. Innes, Charlemagne’s will, cité n. 8, p. 850-2.



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tie du décor, mais ce qui était le plus clairement mis en valeur, c’était l’appel à participer à un projet collectif, à la fois politique et moral, ou encore, pour utiliser une terminologie qui n’est pas, en fin de compte, absolument anachronique, à la fois public et privé. L’expérience que Théodulphe avait tirée de son circuit judiciaire dans les provinces fut rapportée à la cour dans son poème sur la Justice, et trouva une audience réceptive parmi ceux qui y étaient assemblés. L’acte de rendre la justice, et, par-delà, la quête de justice, ainsi que les dilemmes de ceux qui se trouvaient impliqués dans un jugement, tout cela faisait partie de leur expérience commune. Les recommendations d’Ulpien montrent qu’il y avait eu beaucoup de discussions dans l’entourage de Septime Sévère, au début du IIIe siècle, sur les pratiques des officiels et sur la différence entre la politesse et la corruption. L’entourage de Charlemagne, six siècles plus tard, discutait de sujets semblables avec une rare détermination. Théodulphe fait résonner l’écho des psychomachies internes, des échanges entre le juge et l’assistance, des débats entre les juges – les mauvais et les bons. La rhétorique prend ici une importance suggestive en évoquant les nombreuses voix engagées dans un débat pressant sur la conduite des élites, sur la vénalité, et sur la manière de l’éradiquer. Les munera représentaient une forme de corruption qui, dans une perspective réaliste, ne pouvait être réduite (sinon abolie) que par une distinction tranchée entre « l’exaction imposée et le don propitiatoire », et une définition claire des formes de dons qui étaient acceptables, non seulement pour les hommes mais aussi pour Dieu. Dans ses réflexions profondes sur les crises et le renouvellement des élites au haut Moyen Age, Laurent Feller, en justifiant l’utilisation de la notion de « crise » (notion à l’origine médicale) dans l’histoire sociale, propose un choix entre « mutations ou ajustements des structures53 ». Le concept peut se prêter, mutatis mutandis, à une situation, voire une révolution, idéologique, c’est-à-dire, un moment tel que le règne de Charlemagne, où une dialectique de classes devint aussi une dialectique d’idées dans les esprits et les consciences des hommes (et de quelques femmes) des classes dirigeantes : des gens qui, rappel-

53   L. Feller, Introduction : Crises et renouvellements des élites au haut Moyen Âge: mutations ou ajustements des structures ? dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan dir., Les élites au haut Moyen Âge. Crises et renouvellements, Collection Haut Moyen Âge 1,Turnhout, 2006, p. 5-21. Cet ouvrage collectif extrêmement riche apporte beaucoup de neuf sur le thème de la (re)construction culturelle du pouvoir.



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lons-le, étaient, selon les historiens d’une génération antérieure, incapables d’une pensée soutenue54. Il est temps de sauver ces élites, et les pagenses des campagnes qui coexistaient avec eux dans un état de dépendance mutuelle et de coexistence conflictuelle, de ce que E.P. Thomson a appelé, dans un contexte différent, « l’énorme condescendance de la postérité55 ». Il suffit de se concentrer un moment sur la cour de Charlemagne, son atmosphère profondément pieuse, son intérêt nouveau pour la charité et le devoir chrétien et sa conception des responsabilités qui accompagnent l’exercice du pouvoir, pour croire à la capacité de cette élite à s’autodiscipliner et à se renouveler56. Il faut seulement un peu d’imagination sans condescendance pour y reconnaître une transformation culturelle qui, bien que brièvement (et l’influence de Charlemagne y joua un rôle essentiel), promettait de changer le monde. Janet L. Nelson King’s College, London

  L. Halphen, Charlemagne et l’empire carolingien, Paris, 1947, réimp. avec postface par P. Riché, 1995, p. 423-424, p. 412 ; H. Fichtenau, Carolingian Empire, cit. à la note 5, p. 115-23, 143; F. L. Ganshof, The Carolingians and the Frankish Monarchy, London, 1971, p. 46, p. 91, p. 247. 55   The Making of the English Working Class, Harmondsworth, 1963, p. 13. 56   J’ai développé cet argument dans une série d’articles, J. Nelson, Peers in the early Middle Ages, Aachen as a place of power, cité n. 39, The voice of Charlemagne, cit., note 5 et Was Charlemagne’s court a courtly society ?, tous réimprimés dans Nelson, Courts, Elites and Gendered Power in the Early Middle Ages, Aldershot, 2007, ainsi que Did Charlemagne have a private life ?, cité plus haut, n. 6. 54



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his paper investigates the relationship between elites and silver as it appears in a single collection of charters - the ninth-century texts preserved by Sant’Ambrogio in Milan - and how this relationship might (and might not) illuminate the nature of the economic behaviour of elites in ninth-century Europe 1. Despite the obvious limitations posed by studying a single group of charters, such a narrow focus does at least have the advantage of providing a precise, real and concrete context in which to explore some significant themes. Since Dopsch2, Pirenne and Marc Bloch3, debates about the nature of early medieval economies have compared the relative importance of production, trade, exchange, markets, money, theft, plunder, tribute, treasure, gift, sale and especially land and its exploitation 4. Debate has been recently reignited by the publication of Michael McCormick’s Origins of the European Economy: Communications and Commerce, A.D. 300-900 (Cambridge, 2001) 5. With its focus on movement of people and things across Europe and beyond, this book draws on a wealth of recent archaeological research to reveal the considerable

R. Balzaretti, The Politics of Property in ninth-century Milan. Familial motives and monastic strategies in the village of Inzago, in Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale VIII-Xe siècle, in Mélanges de l’École Française de Rome, Moyen Âge 111, 2, 1999, p. 747-770, summarises the nature of the collection. 2  A. Dopsch, The Economic and Social Foundations of European Civilization, London, 1937, p. 132-164, 327-383. 3   H. Pirenne, Mohammed and Charlemagne, London, 1939, especially p. 236-265 ; R. Hodges and D. Whitehouse, Mohammed, Charlemagne and the Origins of Europe. Archaeology and the Pirenne Thesis, London, 1983 ; M. Bloch, Feudal Society, volume 1, London, 1961, p. 59-69. 4   C. Wickham, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterranean 400-800, Oxford, 2005, p. 259-302 (land), 693-824 (exchange). For a critical review of some aspects of this book see C. Hills, History and archaeology : the state of play in early medieval Europe, in Antiquity 81, 2007, p. 191-200. 5   See Early Medieval Europe, 12, 2003, p. 259-323, Special Issue on Origins of the European Economy: a debate with Michael McCormick. See also my review in the Times Literary Supplement, Nov 1 2002, p. 32. 1 



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complexity of the early medieval economy6. It is now undeniable that there were numerous sites of production across Europe and many market places at which a wide range of things were exchanged and traded, although relatively few such sites exist in Italy at the present time7. Archaeological research has revealed many sites barely recorded in written documents to have been important centres of « economic » life, especially in the period before c.900. An excellent example is the rich Anglo-Saxon site of Flixborough (Lincolnshire, England), excavated by Christopher Loveluck and his team8. Flixborough has been characterised as a place of « feasting, hunting and conspicuous consumption » in the eighth century, « specialist artisans » in the early to mid ninth century, « diminished production » in the mid ninth to early tenth century, and a manorial centre with a «rural elite identity» in the tenth century9. A good Italian example is provided by Comacchio10. The degree to which elites – especially kings – controlled production sites, trade and commerce remains controversial11, but it does

6   Although McCormick – like many archaeologists – has tended to downplay the importance of the ownership and exploitation of land when writing about the early medieval economy, and has been justifiably criticised for this, even by archaeologists who have done the same thing, for example, Richard Hodges in his review in Agricultural History Review 50, 2002, p. 285-286. Early medieval economies were certainly much less complex than Roman economies: B. Ward-Perkins, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford, 2005, p. 104-121 and P. Fouracre, Cultural Conformity and Social Conservatism in Early Medieval Europe, in History Workshop Journal 33, 1992, p. 152-161. 7   T. Pestell and K. Ulmschneider (ed.), Markets in Early Medieval Europe: Trading and ‘Productive’ Sites, 650-850, Macclesfield, 2003. Interesting Italian sites include Commachio (McCormick, Origins, p. 631-633), Venice (McCormick, Origins, p. 254-60, 523-31, 761-777; Wickham, Framing, p. 690-691) and Torcello, all around the Adriatic lagoon. For Italian markets and exchange more generally see Wickham, Framing, p. 728-741; McCormick, Origins, p. 614-617, 630-636. 8   Excavations at Flixborough, 4 volumes. Volume 4, C. Loveluck (ed.), Rural Settlement, Lifestyles and Social Change in the Later First Millennium AD: Anglo-Saxon Flixborough in its wider context, Oxford, 2007, is particularly useful for non-archaeologists. There is a summary in C. Loveluck, A high-status Anglo-Saxon settlement at Flixborough, Lincolnshire, in Antiquity 72, 1998, p. 146-161, and Wickham, Framing, p. 341, 811. 9   Excavations at Flixborough, Volume 4, p. 148-157. 10   See Gelichi in this volume. In 1953 Violante, under Pirenne’s influence, examined the « revival of commerce »; in the Po valley: C. Violante, La società Milanese nell’età precomunale, Bari, 1981, 2nd edn., p. 3-50. See also R. Balzaretti, Cities, emporia and monasteries: local economies in the Po Valley 700-875, in N. Christie and S. Loseby (ed.), Towns in Transition. Urban Evolution in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Aldershot, 1996, p. 213-234. 11   See, for example, J. R. Maddicott, Trade, industry and the wealth of King Alfred, in Past & Present 123, 1989, p. 3-51 and the ensuing debate about King’s Alfred’s exploitation of the economy between Maddicott, J. L. Nelson and R. Balzaretti, Debate: Trade, Industry and the Wealth of King Alfred, in Past & Present 135, 1992, p. 142-188. More recently see A. Haour, Rulers, Warriors, Traders, Clerics. The Central Sahel and the North Sea 800-1500, Oxford, 2007,



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seem likely that some early medieval aristocrats appreciated the economic complexity of their world, even when they lacked the means to control it successfully12. What early medieval people understood by « wealth » and value is also much-debated. As many contributions in this book show the issue is far from straightforward13. The writings of Carolingian churchmen have provided much information about their attitudes to wealth and property14, but these attitudes may not necessarily have been shared by lay people even elite lay people. Linking the attitudes found in written texts with the material evidence is difficult. Frans Theuws has recently argued that archaeologists need to take more notice of the relationship between « forms of exchange and the imaginary world from which ‘value’ is derived in exchange » and John Moreland in the ensuing debate has drawn attention to « our assumptions about why certain objects were deemed valuable », in particular scholarly assumptions about supply and demand and the inherent worth of prestige objects15. Getting to grips with the value of material things to early medieval people is important because objects form the bedrock of much archaeological thinking about this period as exemplified in McCormick’s work.

p. 57-61 summarising recent work on the nature of royal authority over emporia sites in north-western Europe, and R. Hodges, Towns and Trade in the Age of Charlemagne, London, 2000, p. 79-89, 93-106. 12   Good surveys of the Carolingian economy include: J-P. Devroey, The Economy, in R. McKitterick (ed.), The Early Middle Ages, Oxford, 2001, p. 97-129; M. Innes, Introduction to Early Medieval Western Europe, 300-900. The Sword, the Plough and the Book, Oxford, 2007, p. 446456; Y. Morimoto, Aspects of the Early Medieval Peasant Economy as revealed in the Polyptygh of Prüm, in P. Linehan and J. L. Nelson (ed.), The Medieval World, London, 2001, p. 605-620; A. Verhulst, Economic organization, in R. McKitterick (ed.), The New Cambridge Medieval History, volume II, Cambridge, 1995, p. 481-509; A. Verhulst, The Carolingian Economy, Cambridge, 2002. 13   L. Foxhall, Olive Cultivation in Ancient Greece. Seeking the Ancient Economy, Oxford, 2007, p. 21-54 is an extremely interesting investigation of wealth in an overwhelmingly agricultural economy. Her remarks on how such societies arrive at values for things (p. 258-259) are very germane to early medieval contexts. As she says «social and political manoeuvrability depends on the scale at which others understand, engage with, and share to some extent the values attributed to specific objects» (p. 259). 14   Janet L. Nelson, Making ends meet: wealth and poverty in the Carolingian church, in Studies in Church History 24, 1987, p. 25-36; D. Ganz, The ideology of sharing: apostolic community and ecclesiastical community in the early middle ages, in W. Davies and P. Fouracre (ed.), Property and Power in the Early Middle Ages, Cambridge, 1995, p. 17-30. 15   F. Theuws, Exchange, religion, identity and central places in the early middle ages and J. Moreland, Objects, identities and cosmological authentication, in Archaeological Dialogues 10, 2004, p. 121-138 and 144-149.



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The value placed upon land is an equally or more important issue, which has been a recurring theme in the work of Wendy Davies for example16. Her research into charters in Wales, Brittany and northern Spain has conclusively shown that land, and the human relationships which developed around and about it, is the key to understanding the largely peasant-based economies of Europe in this period17. It is possible that historians overemphasise the significance of land-holding because that is what many of our documents do. This is certainly the case with the Sant’Ambrogio charters which like similar collections from across Europe, tend to imply that land was the most important form of wealth because much less is recorded within them about other forms of wealth. As with most charter collections, transactions involving the transfer of ownership and other rights over land make up the

16   W. Davies, An Early Welsh Microcosm. Studies in the Llandaff Charters, London, 1978, p. 50-54 (land values expressed in cows and in silver, with a concept of value present in eighth-century charters); Wales in the Early Middle Ages, Leicester, 1982, p. 47-55; Small Worlds. The Village Community in Early Medieval Brittany, London, 1988, especially p. 56-60 (values in ninth-century charters always given in money rather than goods, but prices recorded for land were surprisingly low, suggesting that reasons other than the commercial lay behind many sales); Ead, Acts of Giving. Individual, Community, and Church in Tenth-Century Christian Spain, Oxford, 2007, p. 214-221 (p. 220 « the relative value of stock and land does not match our modern expectations », stock being more valued); and particularly, Sale, price and valuation in Galicia and Castile-León in the tenth century, in Early Medieval Europe 11, 2002, p. 149-174 (p. 173, « a change occurred from a world in which goods constituted the due price, and in which gold was the precious metal of greatest reference, to one in which silver was increasingly both mentioned and handed over as payment »). 17   Equally evident in C. Wickham, The Mountains and the City. The Tuscan Appennines in the Early Middle Ages, Oxford, 1988, p. 40-89, Land and Power. Studies in Italian and European Social History, 400-1200, London, 1994, p. 251-274 and Framing, p. 259-302 (aristocrats and land), 535-547 (peasants and land); M. Innes, State and Society in the Early Middle Ages: the Middle Rhine Valley, 400-1000, Cambridge, 2000, p. 40-50; B. H. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter. The Social Meaning of Cluny’s Property, 909-1049, Ithaca and London, 1989; Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale VIII-Xe siècle, in Mélanges de l’École Française de Rome, Moyen Âge 111, 2, 1999, especially F. Bougard, Actes privés et transferts patrimoniaux en Italie centro-septentrionale (viiie-xe siècle), p. 539-562; F. Bougard, L. Feller and R. Le Jan (ed.), Dots et douaires dans le haut moyen Âge, Rome, 2002, especially F. Bougard, Dot et douaire en Italie centro-septentrionale, viii-ix siècle, un parcours documentaire, p. 57-95; F. Bougard, C. La Rocca and R. Le Jan (ed.), Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut moyen âge (Rome, 2005); L. Feller and C. Wickham, Le marché de la terre au haut Moyen Âge (Rome, 2005), especially pp. 3-48, 625-642; L. Feller, A. Gramain and F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut moyen âge (Rome, 2005), esp. 61-72, 96-105. There is a useful summary of work on Italy in L. Provero, Forty years of rural history for the Italian Middle Ages, in I. Alfonso (ed.), The Rural History of Medieval European Societies. Trends and Perspectives, Turnhout, 2007, p. 141-172.



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bulk of the Sant’Ambrogio collection18. For early medieval people land, obviously, was a form of wealth and power as well as a means of direct support19. But ownership and possession of land does not of itself represent wealth. Land needs to be managed and exploited in particular ways if it is to produce surplus and to produce this consistently year on year. If exploitation of large amounts of land – particularly when scattered over a diverse geographical area – was certainly an important aspect of elite membership yet, as Tim Reuter showed more than twenty years ago other forms of wealth – in particular those acquired by force - could easily be as important to the formation and maintenance of power relationships and elite status20. In Wales, although land was at the heart of power, « wealth was invariably conceptualized as moveable and portable, often as hidable»21. Such forms of wealth – treasure, money and people – are also recorded in the Sant’Ambrogio charters, within transactions principally but not exclusively about land. This paper deals with a single type of wealth, silver. It considers references to silver within Milanese charters and whether these references suggest that the people who had the silver could be said to have had an « economic » relationship with it. Silver is particularly interesting as it links different types of evidence from silver objects, such as finely worked liturgical vessels and other artefacts lovingly preserved by churches, to lumps of hack silver and pecked coins regularly dug up in excavations. Silver is mentioned in many written 18   For which see my forthcoming book The Lands of Saint Ambrose. Monks and Society in Early Medieval Milan. Also, A. M. Rapetti, Dalla curtis al dominatus loci: la proprietà fondiaria nel Milanese tra IX e XII secolo, in R. Comba and F. Panero (ed.), Aziende agrarie nel medioevo. Forme della conduzione fondiaria nell’Italia nord-occidentale (secoli ix-xv), Cuneo, 2000, p. 13-57. For Gnignano, see C. Wickham, Early Medieval Italy, Basingstoke, 1981, p. 102-107. For Cologno Monzese, G. Rossetti, Società e istituzioni nel contado lombardo durante il medioevo. Cologno Monzese. Secoli VIII-X, Milan, 1968; C. Wickham, Rural Society in Carolingian Europe, in R. McKitterick (ed.), The New Cambridge Medieval History, vol. II, Cambridge, 1995, p. 510-537 at 523-526, and L. Feller, Dette, stratégies matrimoniale et institution d’heritier: sur l’elite paysanne lombarde au ixe siècle, in Revue Historique, 646, 2, 2008, p. 339-368. I am most grateful to Laurent Feller for letting me see this very interesting paper in advance of publication. 19   W. Davies, Land and Power in Early Medieval Wales, in Past & Present, 81, 1978, p. 3-23 and Innes, State and Society, p. 68-93. 20   T. Reuter, Plunder and Tribute in the Carolingian Empire, in Transactions of the Royal Historical Society, Fifth Series, 35, 1985, p. 75-94 which developed aspects of P. Grierson, Commerce in the Dark Ages: a Critique of the Evidence, in Transactions of the Royal Historical Society, Fifth Series, 9, 1959, p. 123-140. 21   W. Davies, Wales in the Early Middle Ages, Leicester, 1982, p. 47, a remark surely applicable to all other parts of Europe.



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documents, including charters, usually as coin. We should neither assume that all early medieval societies valued silver equally nor that the values attributed to it were unchanging over time, hence the interest of examining its value in specific societies at specific points. As Peregrine Horden and Nicholas Purcell say, « change of value is to be seen even in the constantly precious metals, silver and gold. In their case, the main variable is the degree to which a particular society uses its stocks of precious metal for an abundant coinage, or for plate or other decorative and cultural functions»22. Nevertheless there is plenty of evidence that silver was highly valued in many early medieval societies. For example, Isidore of Seville, writing in the earlier seventh century, ranked silver second after gold in his list of metals in the Etymologies: gold, silver, bronze, iron, lead, tin and electrum23. Silver, he wrote, « possesses this marvellous quality, that, although it is white, when it is rubbed against a body it leaves black lines ». Isidore, like most early medieval elite people, is likely to have had direct physical experience of silver and was not merely reproducing ancient book learning here24. Since Marc Bloch’s classic article on « Économie-nature ou économie-argent » at least the relationship of elites with silver has been extensively studied25, as part of the rich wider historiography on early medieval elites26. Régine Le Jan, in her dis  P. Horden and N. Purcell, The Corrupting Sea. A Study of Medierranean History, Oxford, 2000, p. 350. 23   Book XVI.xviii.14-xix: The Etymologies of Isidore of Seville, translated, with introduction and notes, by S. A. Barney, W. J. Lewis, J. A. Beach and O. Berghof, Cambridge, 2006, p. 330. 24   Silver was worked at the palace workshops in Toledo during the seventh century and silversmiths (argentarii) are noticed in law codes. The Vitas Sanctorum Patrum Emeretensium refers to argentum copiosum arriving with traders at Merida and mentions the treasury of the church of St. Eulalia there. See F. Retamero, As Coins Go Home: Towns, Merchants, Bishops and Kings in Visigothic Hispania, in P. Heather (ed.), The Visigoths from the Migration period to the seventh century. An ethnographic perspective, Woodbridge, 1999, p. 271-305 at 272, and Wickham, Framing, p. 741-759 on the Visigothic economy as a whole. 25   M. Bloch, Économie-nature ou économie-argent: un pseudo-dilemme, in M. Bloch, Mélanges historiques, II, Paris, 1963, p. 868-877 [originally published 1933]. 26   R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie-xe siecle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 2003. Also important is M. Hardt, Gold und Herschaft: Die schätze europäischer Könige und Fürsten im ersten Jahrtausend, Berlin, 2004. On elites, R. Le Jan (ed.), L’historiographie des élites dans le haut Moyen Âge, Actes du colloque, Université de Marne-la-Vallée, 28 -29 novembre 2003, < http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/elites/index.html>, including V. Loré, La storiografia sulle aristocrazie italiane nell’altomedioevo and S. Airlie, The Historiography of Elites in Gaul. Simon Gunn (Leicester) gave an interesting critical review of the concept ‘elite’ in his paper Elites, power and governance at « Urban Elites and The Shaping of the Urban Cultural Environment » (workshop), Centre for Urban Culture, University of Nottingham, 16-18 June 2006, which has now appeared in S. Couperus, C. Smit and D. J. Wolf22



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cussion of aristocratic self-awareness (« Les nobles entre eux »), gave a prominent place to ownership of treasure as a marker of elite status27, treasure which might include gold, silver, clothing and precious fabrics, weapons, horses, dogs and falcons, books, liturgical and cult objects, and money28. An example is found in the will of the gasindius Taido, surviving the archive of the Bergamo bishops, which he made in 774: mobilibus vero rebus meis, hoc est scherpha mea, aurum et argentum, simul et vestes atque cavalli29. Possession of silver in late eighth-century Bergamo seems to have helped to confer elite status therefore. So we can presume that the more silver one had the higher up the pecking order one was likely to be. At the level of the village a few silver coins no doubt imparted to their peasant owner considerable local status as the fact that transactions involving small amounts of silver coins (denarii) were recorded in writing implies; but what peasants thought about silver is almost impossible to discover. Most silver recorded in charters necessarily belonged to the richer members of society. Dhuoda writing to her son William cautioned against such earthly possessions in conventional terms: Earthly things, son, teach us about the heavenly. When you have earnestly striven for something in the world and you have obtained it, you will rejoice. This is natural. I advise you and beseech you that your seeking and your acquiring may be not only here, but also in the hereafter30.

fram (ed.), In Control of the City: Local Elites and the Dynamics of Urban Politics, 1800-1960, Leuven, 2007, p. 191-202. 27   Le Jan, Famille et pouvoir, p. 60-71. 28   S. Gelichi and C. La Rocca (ed.), Tesori. Forme di accumulazione della ricchezza nell’alto medioevo (secoli V-XI), Rome, 2004, including C. Wickham, Introduzione: tesori nascosti e tesori esposti, p. 9-18, F. Bougard, Tesori e mobilia italiani dell’alto medioevo, p. 69-122 and A. Rovelli, I tesori monetali, p. 241-256. Also useful is E. M. Tyler (ed.), Treasure in the Medieval West, York, 2000, especially the chapter by Reuter. 29   M. Cortesi (ed.), Le pergamene degli archivi di Bergamo, a. 740-1000, Bergamo, 1988, p. 323-326. Most of Taido’s wealth, according to this document at least, was land. See S. Gasparri, I testamenti nell’Italia settentrionale fra viii e ix secolo, in Bougard, La Rocca and Le Jan (ed.), Sauver son âme et se perpétuer, p. 97-113 at 100-101 and C. La Rocca, Rituali di famiglia. Pratiche funerarie nell’Italia longobarda, in Sauver son âme et se perpétuer, p. 431-457 at 448-449. 30   Docent, fili, terrena quae sunt coelestia. Tu cum pulsaveris in saeculo et adquisieris, gaudebis, sicut mos est; ortor te admoneo ut petitio vel adquisitio tua sit non solum hic, sed etiam in futuro, Dhuoda, Liber manualis, Book 2.2 (ed. and trans. M. Thiebaux, Cambridge, 1998, p. 74-75) and J. L. Nelson, Dhuoda, in P. Wormald and J. L. Nelson (ed.), Lay Intellectuals in the Carolingian World, Cambridge, 2007, p. 106-120.



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This was no doubt a common view of earthly wealth, but others must have relished their silver possessions and their money. As a form of wealth silver had various advantages for the rich and powerful. It was malleable (literally): one form (say coin) could be turned into another (say a reliquary) relatively easily. It was also both portable and storable. These qualities made it particularly attractive to certain sorts of elites: kings, queens and their aristocratic followers could take silver with them on their travels or they could stash it away during times of war. Silver could be useful to bishops and abbots who could, by selling off land in return for silver as coin or as bullion, commission precious liturgical objects with which to beautify their churches. Silver, as the basis of ninth-century currency, could at least in theory facilitate exchange and the possession of large amounts of silver coin was certainly a clear sign of wealth31. That there seems to have been a lot of silver about in early medieval Europe is shown by the many silver luxury objects from the period which survive, and the coins, bullion, ingots and scrap which are found by archaeologists at sites across Europe32. The total amount of silver available in western Europe must of course have varied considerably from place to place and over time33, and, as is well known, the discovery and exploitation of new silver mines by the Ottonians at Goslar in the Harz Mountains increased the amount of silver coin in circulation in the later tenth century very considerably34. A wealth   For ninth-century coinage in general see P. Grierson and M. Blackburn, Medieval European Coinage, 1, The Early Middle Ages (5th-10th centuries), Cambridge, 1986, p. 190-325; M. Blackburn, Money and coinage, in McKitterick (ed.), New Cambridge Medieval History II, p. 538-589; A. Verhulst, Carolingian Economy, p. 117-125. For how money « works » see T. Crump, The Anthropology of Numbers, Cambridge, 1990, p. 92-102 and especially, W. Davies, Small Worlds, p. 56-60. 32   P. Spufford, Money and Its Use in Medieval Europe, Cambridge, 1988 is still the best introduction, usefully supplemented by M. Martin, Wealth and treasure in the West, 4th-7th century, in L. Webster and M. Brown (ed.), The Transformation of the Roman World AD 400-900, London, 1997, p. 48-66. For an interesting site see Tjitsma (Netherlands) where good evidence exists of silver (and gold) working, especially in the period 850-950: C. Tulp, Tjitsman, Wijnaldum: An Early Medieval Production Site in the Netherlands, in Pestell and Ulmschneider (ed.), Markets in Early Medieval Europe, p. 223-225. For ingots see S. E. Kruse, Ingots and weight units in Viking Age silver hoards, in World Archaeology 20, 1988, p. 285-301 and S. E. Kruse, Trade and Exchange across frontiers, in J. Graham-Campbell and G. Williams (ed.), Silver Economy in the Viking Age, Walnut Creek, California, 2007, p. 163-176 which is very interesting on the interaction of metal-weight and coined-money economies. 33   M. Blackburn, « Productive » Sites and the Pattern of Coin Less in England, 600-1180, in T. Pestell and K. Ulmschneider (ed.), Markets in Early Medieval Europe, p. 20-36 at p. 34. 34   P. Spufford, Money and Its Use, p. 74-75. For the Carolingian mines at Melle in Poitou see P. Spufford, Money and Its Use, p. 32-33 and S. Coupland, Charlemagne’s Coinage: Ideology and 31



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of physical evidence has led some to suggest - with some reason – that a ‘silver economy’ existed in Viking Age Scandinavia35. Silver was clearly a precious commodity and regarded especially highly in this northern world (cf. Sutton Hoo), appearing famously in poetry, where giving silver gifts is a prominent theme (but in Beowulf it was gold that took first place, ll. 2756-2771, l. 2759 « glittering gold spread across the ground»36).Very large amounts of the metal appear in hoards of various sorts, both with and without coin. Extremely large amounts of silver were handed over to Vikings by Charles the Bald – 4000 lb in 866, 5000 lb in 877 – and other similar sums are recorded in the Annals of St. Bertin in the early 860s37. These transactions took place in a context of gift and counter-gift at the highest political level. Many Viking sites have turned up evidence of luxury silver objects and of thousands of silver coins including Arab dirhams38. The situation in contemporary Italy was somewhat different as we will see. In many parts of Europe silver was also used to buy land, even perhaps by Vikings in England39. James Campbell, in a famous article, showed how treasure – in the form of both silver and gold – was intimately linked with the selling of land40. He suggested that the « emotion for treasure » which existed in earlier Anglo-Saxon England gave way to an « emotion for land ». Large sums of silver were used to buy land: a gold and silver vessel weighing 5½ pounds used in this way in 823, several examples of heavy gold rings, and 500 solidi used by Abbot Haedda of Medeshamstead (Peterborough, Cambridgeshire) to buy

Economy, in J. Story (ed.), Charlemagne: Empire and Society, Manchester, 2005, p. 211-229. Also useful is M-C. Bailly-Maître, L’argent. Du minerai au pouvoir dans la France médiévale, Paris, 2002 and L’argent au Moyen Age : idéologie, finances, fiscalité, monnaie (Actes du XXVIIe congrès de la Société des Médiévistes de l’Enseignement Supérieur, Clermont-Ferrand, 30 mai-1er juin, 1997), Paris, 1998. 35   J. Graham-Campbell and G. Williams (ed.), Silver Economy in the Viking Age, Walnut Creek, California, 2007. 36   S. Heaney, Beowulf. A New Translation, London, 1999, p. 87. 37   J. L. Nelson, Charles the Bald, London and New York, 1992, p. 153, 186, 204-205 with references. 38   M. Gaimster, Viking Economies: Evidence from the Silver Hoards, in Graham-Campbell and Williams (ed.), Silver Economy, p. 123-133; McCormick, Origins, p. 343-384 (Arab and Byzantine coins found across Europe); R. K. Kovalev and A. C. Kaelin, Circulation of Arab Silver in Medieval Afro-Eurasia: Preliminary Observations, in History Compass 5, 2007, p. 560-580. 39   S. E. Kruse, Trade and Exchange, p. 171. 40   J. Campbell, The sale of land and the economics of power in early England: problems and possibilities, in Haskins Society Journal 1, 1989, p. 23-37, reprinted in his The Anglo-Saxon State, London and New York, 2000, p. 227-246.



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15 hides of land from King Æthelred of Mercia41. The amounts of silver recorded in north Italian charters of the same period tend to be smaller – perhaps indicative of more widespread use of coin here – but are still clear evidence of the ways in which elites used their wealth. In Italian charters of sale purchases were usually made with coin (not with land or goods as in eighth-century south Wales) and often the sums were small – a parcel of land bought with a few denarii for was a common transaction type in Italy. The example of the Bergamo charters is typical. Between 740 (date of the earliest document) and the year 900, only 45 charters have survived largely from the bishop’s archive42. Of these only 7 are sales of land purchased with money, the rest being gifts, precarial contracts, wills and so on. The sums of money used to buy land are small: 17 solidi in 785 (12 silver, 5 gold)43; 43 silver solidi in 79544; 22 denarii in 84245; 11 denarii in 85446; 7 denarii in 86047; 24 denarii in 87948; and 240 denarii in 88649. Only twice is the size of the land bought recorded : in 860 7 denarii bought 0,5 tavole and 2 pedes of terra curtiva (in Borgo Canale just below the city walls) and in 886 240 denarii bought a farm of 3 iugera (in Luzzana, east of Bergamo, et si in suprascripto vico Logoriana plus de nostro inventum fuerist sub ipse vindicione et precium subiacead). Although from this material no consistent standard of value can therefore be discerned, in fact every case of this type is interesting for the insight it gives into notions of value per se. Much larger sums are recorded in other types of document relating to the activities of the rich. In 774 the will of Taido royal gasindius records a price of 50 gold solidi and

41   J. Campbell, The sale of land…, p. 232-233. However, the latter charter is a « shaky text » cf. J. Blair, The Church in Anglo-Saxon Society, Oxford, 2005, p. 163. 42   Cortesi, Le pergamene degli archivi di Bergamo, Bergamo, 1988, docs. 1-37 (p. 5-61), 193-200 (p. 323-338). 43   Cortesi doc. 4, quinque solidos auro...duodecim solidos argento super illo pretio quod antea tultum habui per illa cartola infituciationis, qui sunt toti in simul solidi decem et septem. See A. Rovelli, Economia monetaria e monete nel dossier di Campione, in S. Gasparri and C. La Rocca (ed.), Carte di famiglia. Strategie, rappresentazione e memoria del gruppo familiare di Totone di Campione (721877), Rome, 2005, p. 118-140 at 124-125. 44   Cortesi doc. 5, pretio placito et deremisso sicut inter eosdem convenit in argento solidis numero quadragenta et tres per unumquemque solidum miliarensis sex (i.e. one miliarensis = one sixth of a solidus). cf. Rovelli, Economia monetaria e monete, p. 135. 45   Cortesi doc. 13, in valente denarius vigenti et dui pro quibus suprscripto precio vendo. 46   Cortesi doc. 16, argenteos figuratos denarios undecim et pro quibus suprascriptus denariis vindimus.... 47   Cortesi doc. 20, argenti denarios septem, fenito precio.... 48   Cortesi doc. 26, id est in argentum quid in valente per denarios solidos due.... 49   Cortesi doc. 30, precium argentum quod in valentem solidos viginti.



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that his mobilia included aurum et argentum. In the 880s and 890s significant amounts of gold are mentioned as penalties for breaking agreements in royal grants : 20 and 30 lbs in 883, 12 lbs in 895 and 20 lbs in 89850. Alessia Rovelli has argued that archaeological evidence suggests that the actual circulation of coin in Carolingian Italy was in reality minimal despite plenty of documentary references to it51. Indeed, very few Carolingian denarii have been found in situ nor in the few surviving Italian hoards52. She concludes, plausibly, that these denarii were not used for small transactions as they must have been too valuable to have been lost casually. However, the number of archaeological excavations in the vicinity of Milan that have dealt in detail with the ninth century has not been great, so this opinion remains provisional. And even though they may look small amounts to us now, they may in fact have been purchases of considerable value to those involved. Gold coins were minted, it would seem, at Bergamo in the period 774-78153. The people involved in such transactions as those for Bergamo were often members of village elites where relatively small amounts of coin might have made a person much richer than his neighbours. With one exception all those who transacted in the above charters lived in villages rather than in Bergamo itself including Borgo Canale (near the walls of the town the modern Città alta), Gorlago, Luzzana... Four of the charters – 842, 854, 860, 879 – form part of a small dossier relating to land deals in and around Borgo Canale and show a group of people using money to buy land. Were these transactions « economic »? Chris Wickham has defined commodity transactions as those « in which there is no personal relationship between the buyer and seller (or that relationship is set aside, or else hidden), and supply and

  Cortesi, docs. 196, 197, 199 and 200.   A. Rovelli, Some Considerations on the Coinage of Lombard and Carolingian Italy, in I. L. Hansen and C. Wickham (ed.), The Long Eighth Century, Leiden, 2000, p. 198-223, at p. 207; A. Rovelli, Economia monetaria e monete nel dossier di Campione ; A. Rovelli, Circolazione monetaria e formulari notarili nell’Italia altomedievale, in Bollettino dell’Istituto Storico Italiano 98, 1992, p. 109-144 at 133-144 for Po valley coinage, an analysis based largely on penalty clauses in charters. Compare Grierson and Blackburn, Medieval European Coinage I, p. 208-210, 215216, 224-225, and 249-257 on the minting of coins in northern Italy in this period. 52   A. Rovelli, La funzione della moneta tra l’viii e il x secolo. Un’analisi della documentazione archeologica, in R. Francovich, and G. Noyé (ed.), La Storia dell’alto medioevo Italiano (vi-x secolo) alla luce dell’archeologia, Florence, 1994, p. 521-537 and Rovelli, Some Considerations, p. 208209. 53   Grierson and Blackburn, Medieval European Coinage I, p. 60, 210. 50 51



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demand are the main forces in price formation»54. These Bergamo transactions do not seem to be «economic » in this narrow sense and the general point is worth bearing in mind in what follows. Silver in Milanese charters No weights of silver are recorded in ninth-century Bergamo charters, only weights in gold, and these only as sanctions to royal diplomas issued elsewhere. By contrast, eleven Milanese charters of this period do record weights of silver. These have been plotted on a histogram (Fig. 1) and more detail is given for the same charters in Fig. 2.

Figure 1: Silver amounts (in pounds) recorded in Milanese charters 790-900

54   C. Wickham, Conclusions, in L. Feller and C. Wickham (ed.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005, p. 625-641 at p. 628. Susan Kruse terms this « impersonal » or « neutral » exchange. For « social exchange » see the various works of B. H. Rosenwein and the (rather unconvincing) critique of F. Curta, Merovingian and Carolingian Gift Giving, Speculum 81, 2006, p. 671-699 with references.



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830s

820s

810s

800s

DATE 790s

Rotfrend Wactingo

o f Abbot Deusdedit

Toto of Campione Lupus

Halcharius (Ale- Draco of Lovernate (BS) mannia)

FROM TO Toto of Campione Martinus of Mellano

Slave girl

Land (extensive but no sizes)

PROPERTY Houses and land in Mellano (no sizes given)

For Rotfrend’s soul (given by Punno if he sells the land Rotfrend has left him in the Valtellina) 826 sale redacted at 10 ounces: hoc est argen- Arifret, clericus and Sunderarius, priest and prepositus of Land in Biandronno Scozzola tum dinariis uncias Alfret his brother Sant’Ambrogio (no size) decem, pro quibus supras- of Mornago criptis argentum vindedi tibi imtori meo… 835 sale redacted at 7lbs: argento per denareos Hungerius Paul, notary Land, 19 iugera (11 = Pavia bonos libras septem finitum farm, vines, chestnuts; pretium pro omnibus 8 = woodland and rebus… ploughed land)

AMOUNT 799 sale redacted at 3lbs: argento ficturatus Campione libras tres, conpotati per quaque libras dinarios nomiro duocentus quatragenta, finito pretio... (coined) 807 sale redacted at 8lbs: in argento fabrito Brescia libras nomino octo: hoc est finito pretio per omnibus rebus iuris mei… (coined) c.810 sale redacted at 1lb: argentum, quod est Arogno libras una…. (no mention of coin) 814 bequest redacted at 2lbs: duas liberas de ‘Wattingo’ (Valtellina) argento…. (no mention of coin)

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AMOUNT FROM 3lbs: …libras legitimas nomiro tres, habente per unaquaque libra dinarios.... (parchment is torn either side of this phrase)

849 sale redacted at 12lbs: argento per denaMilan rius bonus libras legidimas nomero duodecim, abente per unaquaque libra denarius duocentus quadragenta, fenitum pretium... 855 traditio redacted at 6 lbs: argentum in dinariis Gorgonzola libras sex fenidum precio… 864 sale redacted at 11lbs: denariis ficuratis Mantello (Valtellina) argento bono numero libras undecem precio placido defenito... - None

Gunzo (Aleman)

TO

Garibald of Criberiago

Gerulfus, imperial Godiprand, imperial vassus ministerialis

Anselm of Inzago

Gumpert, clericus Theoderus, monetarius (PV)

848 sale redacted at 30lbs: argentum libras Abbot Andreas Sant’Ambrogio legitimas tregina finitum pretium…

839 redacted at Milan

Figure 2: Amounts of silver in Milanese charters, 799-900

870s 890s

860s

850s

840s

DATE

Land (no size) [sanction 10lbs gold/50lbs silver] Land in Valtellina (no size)

Land in Gessate and Inzago (3 iugera + 100 tavole). 3lb of gold penalty clause Land (no size)

PROPERTY Land (no size)

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In these eleven cases silver appears mostly in charters conceived as sales. Most documents refer to « price » (pretium, just as the Bergamo charters do) but, as a sum of silver is paired with an exact quantity of land in only one case in 835, it is impossible from this evidence to be certain what the participants understood by « price » and if there was a consistent standard of value for land in this area. In 835, 7 pounds of silver bought 19 iugera of mixed use farm land in Gnignano, near Milan itself. We cannot say exactly what one pound of silver would buy, whether one pound of silver bought the same in 848 as it had in 807, nor can anything be said from this material about the supply of silver or the demand for it55. From a modern perspective these, like the Bergamo cases, were not « impersonal » economic transactions made in the context of a system dependent on supply and demand. However, we can further pursue the economic behaviour of elites from this small sample if we look at the nature of the transactions more closely. First, who was involved in these transactions and can we say anything about their relationships with each other. 799 sale, redacted at Campione At first glance there is no obvious relationship between Toto of Campione and Martinus of Mellano (probably Melano near Riva San Vitale). Martinus simply sold his house and property - all of it in Mellano - to Toto for 3 pounds of coined silver and that was that56. But the charter includes the usual cautious language of negotiation: Martin promises that he and his heirs will defend the property from others and that, if they do not, a penalty will be levied (of double the amount of land returned in better condition than when it was sold). This also applies if they try to renege on the deal. While this is a common formula in such documents we should not assume that the participants did not understand the formula to refer to something real. If we take literally that the 3 pounds of silver was supplied as denarii, Martin acquired 720 coins for his house and land but presumably now had nowhere to live, not to us a very effective transaction from his point of view! The likely explanation is that he and his family continued to live there but that Toto now owned the land and buildings rather than Martin : their labour, produce and probably some money, provided 55   A. Rovelli, Economia monetaria e monete nel dossier di Campione, p. 130-135 on the (in her view limited) silver supply in Italy. 56   Document 35 in A. R. Natale, (ed.), Il Museo Diplomatico dell’Archivio di Stato di Milano, Milan, c.1970 = NAT 35, an original.



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the rent. Martin also sold with the house and its land all the associated documents: « for the same price I confirm as your property, the buyer, and your heirs, from this day, all my charters and documents (monimenas meas vel scriptoras) ». This is an unusual statement in documents of this type and period in this area, and might suggest perhaps that the estate was valuable or particularly coherent, having been built up over time. Why else would it have its own dossier of documents? So, although this sale (cartola vinditionis) might appear « economic » – that Martin was trying to raise funds or to make a monetary profit and that Toto simply bought something he wanted for a price he could afford – it is in fact equally a « social » transaction, as might be expected given that it is part of an important dossier documenting the activities of Toto and his family57. 807 (September) sale, redacted at Brescia The 807 sale appears different58. The price paid is two and half times that paid in the 799 deal (1920 denarii), and yet the property listed seems far more extensive and is described in more detail 59. Draco’s property, within the jurisdictions of Seprio and of Stazona, comprises a series of tenanted holdings (domo coltiles, tectoras, massaritias) in five sites dotted about Seprio, two near Stazona and one in Florasse across the Po river. The long formula describing the property presents a very mixed landscape including coppiced woods, chestnut and beech trees, a list of movables including wooden and pottery vessels and other utensils, and some olive trees60. Also sold were the existing arrangements with the workers (tenants), male and female: how many we are not told, but presumably quite a few. But Draco only owned part of all this: he had shared his father’s inheritance with consobrinos vel consortes meos. Interestingly, Halcharius, the man buying this property, was an Aleman probably from Linzgau, apparently in the retinue of Pippin, King of Italy, and may well have brought his cash with him. The agreement was drawn up in Brescia and included among its seven witnesses, Peter a royal vassus (most probably of King Pippin) and Peter, archpriest of the Brescia church. This charter in fact forms the first in a small dossier associated with Halcharius and   Gasparri and La Rocca (ed.), Carte di famiglia, p. 126, 331-333.   NAT 40, an original. 59   Rovelli, Economia monetaria e monete nel dossier di Campione, p. 126. 60   …heramenta, et feramenta, vasas ligneas adque lapideas, vel omnes utensilas.... 57 58



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his brother Autcherius which eventually ended up in the Sant’Ambrogio archive in the 840s61. As this is the first document in the sequence we cannot establish what the nature of the relationships between Draco and Halcharius may have been in 807. This could be an « economic » transaction therefore at this point, between two parties not in any personal relationship in which both were behaving economically – Draco was raising money and Halcharius was buying what wanted for what he could afford. 810 (or c. 781-810) sale redacted in the oratorio of St. Vitalis in Arogno The next document complicates matters further for in it a single female servant was bought by Toto of Campione from Lupus for a pound of silver62. This time no equivalent in denarii is given (although as part of the text is now lost it might have been, and would have come out at 240 denarii). Whereas Draco sold numerous servants and a lot of properties for 8 pounds of silver, Lupus sold a single ancilla for 1 pound. We know nothing else about Lupus and cannot tell if he was related to Toto or a friend of his, so this transaction might have been between two people who were in an « economic » relation with each other: Lupus had a girl to sell and Toto was buying. Of course, from our modern western perspective we would expect the price of a person to be considerably higher than that for land. From these three cases a few basic conclusions can begin to be drawn. Elite males (and apparently not women) had access to considerable sums of silver in the form, so it would appear, of coins. Although it is hard to discern any consistent standard of value, silver had considerable purchasing power: houses, land of all types, people, things. It is also apparently the case that those selling wanted silver: Martinus, Draco and Lupus must each have had their reasons, but these are not made clear in the texts we have. Nor can we know what they did with the silver once they got it. Further, as we are very dependent on the extent of surviving documentation to grasp how the people mentioned in charters interacted with each other it is possible that on the surface and taken in isolation each of these three transactions 61   R. Balzaretti, ‘Spoken narratives in ninth-century Milanese court cases’, in E. M. Tyler and R. Balzaretti (ed.), Narrative and History in the Early Medieval West, Turnhout, 2006, p. 11-37 at 17-26. 62   NAT 43, an original. Gasparri and La Rocca (ed.), Carte di famiglia, p. 338-340.



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could be regarded as « economic » in the « impersonal » sense defined above. Yet because these cases are each part of larger dossiers of texts, their social aspects tend to have been prioritised by historians in recent years (including me). There is also the thorny question of the money supply in this area as we have seen. The rarity of coin hoards and stray finds in this area suggests that these pounds of silver may not be evidence of a functioning coin economy but rather of silver bullion or even treasure. However, it is important that the social status of those who had this silver was high and that they were often coming into the Milanese area from outside. Also worth noting is that the documents recording these transactions were not drawn up in Milan itself but in or near to the places where the property being purchased was. 814 bequest redacted at Wattingo (in the Valtellina) The tantalising document drawn up on 3 March 814 provides one answer63. The charter – a sort of will – is dated by the reign in Italy of King Bernard, as of course Charlemagne had passed away on 28 January. This was a significant moment in the history of Milan and its churches. According to Einhard, as is well known, Charlemagne intended to will part of his treasure of gold, silver and jewels, to the 21 metropolitan bishops of the empire, including the archbishop of Milan, at this time Odelpert64. Odelpert, like his predecessor Peter who had founded the monastery of Sant’Ambrogio in the late 780s, was a supporter of the monastic community. He had issued a grant in favour of Abbot Arigausus in 806, in which he required that the monks of monasterium nostri should sing the divine office day and night65. When King Pippin died at the early age of 33 on 8 July 810 some annals recorded that he was buried at Milan and although the authenticity of Pippin’s burial in the Sant’Ambrogio basilica is debated (the

  NAT 45, an original.   Einhard, Vita Karoli, ch. 33, « the gold, silver, precious stones, and royal vestments ». M. Innes, Charlemagne’s Will: Piety, Politics and the Imperial Succession, in English Historical Review, 112, 1997, p. 833-855. 65   NAT 38, an original (the only original Milanese archiepiscopal diploma to have survived from the ninth century). R. Balzaretti, Monasteries, towns and the countryside: reciprocal relationships in the archdiocese of Milan, 614-814, in G. P. Brogiolo, N. Gauthier and N. Christie (ed.), Towns and their Territories between Late Antiquity and the Early Middle Ages, Leiden, 2000, p. 235-257 at 242. 63 64



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surviving stone is probably a late forgery) 66, it is clear that the previous archbishop of Milan, Thomas, had baptised Pippin’s sister Gisla there in 781 when Charlemagne and his queen Hildegard stayed in the city67. The Carolingian political elite at the turn of the ninth century were clearly deeply involved in setting up and maintaining this monastic community. It seems that the fact that Rotfrend had a testament drawn up so soon after Charlemagne’s death is unlikely to be a coincidence. In his charter Rotfrend first provided a few properties in three places in the Valtellina for the oratory dedicated to San Quirico in Dervio. The Valtellina was of strategic importance to the Franks and properties there had been given by Charlemagne to the abbey of St. Denis. Then, a man called Punno is introduced into the text. He is given the option to buy these properties (for an unstated amount or pretium), but if he decides not to buy, then local churches will get the property (and say masses for the souls of Rotfrend and his parents). Punno is also given the option to buy Rotfrend’s property in Milan itself : et volo si Punno terredoriis meis in Mediolano emmere voluerit, volo ut ipse Punno deat duas liberas de argento Deusdedi abati de monasterio sancti Ambrosi, ubi eius sancto corpo requiesciit [... the property was] super ponte sancti Eustorgii. If Punno takes up this offer, the agreement has to be recorded in a valid charter of sale (cartola legidima wenditionem). But if Punno did not want to buy the property it was to go directly to the monastery for Rotfrend’s soul (those of his parents are not mentioned this time). Rotfrend also stated clearly that he wanted his workers to remain personally free and to retain their customary rights as instituted in anteriore iudicatum. The scribe terms the document: dispositio, ordinatio and absolutio. What are we to make of this? Rotfrend was clearly a man of some wealth, as this was only part of his property (as he says). It is interesting that he had land in Milan itself, and a pity he does not tell us how he came by it (although given that it was close to the estate given by Archbishop Odelpert to Abbot Arigausus in 806 there may be some clue here), but the fact that his parents are mentioned in regard to the Valtellina property but not that in Milan, might mean that he bought his Milanese property rather than inherited it. The land in Milan is, by implication, worth 2 pounds of silver, which the mysterious Punno can presumably get his hands on. Thus, in this document the 66   According to the Reims manuscript of the Annales Laurissenses Minores King Pippin was buried in Milan - Pippinus rex Italiae…sepultus est Mediolanum (MGH, SS, 1, p. 121). 67   Annales Regni Francorum s.a. 781.



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very same amount of silver could be used to buy land (in what was explicitly conceptualised as a sale) but then be given (apparently outright) to the monastery of Sant’Ambrogio, or more precisely to its abbot. It could also, of course, have remained unspent or « ungiven » if you like with Punno himself. The complexity of the possible options presented in this text gives insight into the multiple ways in which people could imagine transactions at this time. Either way it was Abbot Desiderius who benefited and that must have been Rotfrend’s intention. The latter point is important because this gift was the last one made to the monastery until 835. As can be seen from Fig. 1 (p. 416) the 820s represent a low point in the amount of silver recorded in these charters. Although this most probably reflects the fact that few charters have survived for this period, the absence of charters itself seems not to be chance as the 820s also represent a low point in the political fortunes of the political elite most associated with the monastery: King Bernard was killed in 818 and Archbishop Anselm of Milan, one of his supporters, was deposed by Louis the Pious and imprisoned in a monastery (possibly Sant’Ambrogio itself). It is this gap which points up the likelihood that Rotfrend was a political supporter of Pippin and Bernard. 826 sale redacted at Scozzola (near Sesto Calende) This charter could be seen as the first deliberate acquisitive act by the monastic community of Sant’Ambrogio68. Sunderarius, priest and prepositus of the monastery, paid Arifret clericus and his brother Alfret of Mornago 10 ounces of silver for property (territoria) in Biandronno (near Varese). This farm and its land was part of their inheritance shared with other brothers from their father who in turn had acquired it from the brothers Rachipert and Walpert. A sanction clause was attached (the usual clause about repaying double if they broke the agreement) but added was a note that they retained no rights henceforth in Biandronno (nihel nobis in suprascripto Blandaronno aliquid reservavimus). The latter seems to imply that part of the purpose of this transaction (and its written record) was to ensure that the monastery bought out this family entirely and prevented possible future challenges to its rights there. This was a possible use for money by the monastic elite therefore.

  NAT 50, an original.

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835 sale redacted at Pavia From the « economic » point of view this document is valuable, as it is one of the few in this sample to link a price with measured land69. Hunger paid the notary Paul 7 pounds of silver (= 1680 denarii at a rate of 240 per pound) for land in Gnignano, 19 iugera in extent (11 = farm, vines, chestnuts – sedminas, vites, camporas, pratellas et stalarias seo castenetellas; 8 = woodland and ploughed land – inter silvas et terras arvatus)70. In this charter the normal penalty clause for breaking the agreement includes the notion that the property has an established value: Paul agreed to repay double the value as could be established at that time and agreed that he would not get back any of his initial payment: sicut pro tempore fuerint melioratis aut valuerint sub estimationem, et nihil mihi ex ipso pretium aliquid redebere dixi. Perhaps this document does suggest that men such as these could conceive of property as a commodity with a value which could be determined by third parties, extimatores who surveyed property to determine its precise area71. It is also important to note where this property was: Gnignano is a village midway between Milan and Pavia in the flat lands, unlike most of the places discussed so far which were in much hillier terrain. Measuring land in such a place was much easier and likely to produce a consistently reliable result. Measuring hilly ground was much harder and inevitably more impressionistic. Further, it would seem from other charters that there was considerable competition to own land in this village and in nearby villages, which would also encourage an understanding of specific plots of land or whole estates as commodities72. 839 receptorio redacted at Milan This document is a written record of the transfer of land to the monastery of Sant’Ambrogio in accordance with the provisions of

  NAT 56, an original.   C. Wickham, Early Medieval Italy, p. 102-105 on Gnignano. 71   Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden, 1976, p. 382 gives « appraiser » and « taxateur ». The process of « estimation » is mentioned in Lothar I’s Cortelona capitulary of May 825, C. Azzara and P. Moro I capitolari italici, Rome, 1998, p. 132-133. See F. Bougard, La justice dans le royaume d’Italie de la fin du VIIIe siècle au début du XIe siècle, Rome, 1995, p. 151-152. 72   Cf. « competitive generosity » in the context of social transacting: B. H. Rosenwein, Negotiating Space. Power, Restraint, and Privileges of Immunity in Early Medieval Europe, Manchester, 1999, p. 152-155 (on King Berengar I of Italy). 69 70



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Hunger is his will of 83673. Unfortunately what happened to the 3 pounds of silver mentioned in this text is unclear because of damage to the document. 848 (15 March) sale redacted at the monastery of Sant’Ambrogio On 15 March Abbot Andreas of Sant’Ambrogio bought land in Gessate and Inzago from Gunzius (an Aleman) for 30 pounds of silver74. The land (with houses, workers and movables) measured 3 iugera and 100 tavole. Gunzius specified carefully how he had come by the land: by inheritance from his parents, by his own acquisition and by other kinds of transfer (sibe quod mihi ex parentum meorum successione obvenit vel pertinit aut pertinere debit, sibe de qualicumque meo acquisto, aut quoque genium mihi pertenuit…). This is a sale that was not just a sale for the participants. Gunzius gives up his property in terms which clearly mix our concepts of sale with gift: trado, confirmo, offero, vindo et dono he says. The standard penalty clause is especially interesting here as Gunzius agreed that if he or his heirs went back on the agreement the penalty to be paid would be 3 pounds of gold. Does this mean that 3 pounds of gold was thought to be double the value of 30 pounds of silver? Sanctions referring to gold are quite rare and it therefore is interesting that this charter was drawn up at the monastery itself (and varies in form somewhat from a ‘normal’ sale). 849 (August) sale (cartola vinditionis) redacted at Milan Just over a year later Gumpertus, a cleric from Turate, paid Theodorus, a munetarius from Pavia, 12 pounds of silver for all the land he owned in Saronno and which he had inherited from his father (which he had in turn from his wife Giseltruda and her sister Pedornella per cartulam) 75. Once again the size of the property is not given. The fact that Theoderus was a moneyer is clear evidence that he could have put the silver to a specific use. It is also notable that the silver is mentioned again in the witness list: Theoderus filio bone memorie Sigiperti in hanc cartolam vinditionis a me facta subscripsi, et suprascripto argento accepi. This is – if I remember correctly – a unique occurrence in these charters. We also learn from this that Theoderus had at least two vassals,   NAT 64, an original.   NAT 82, an original. 75   NAT 84, an original. Rovelli, Economia monetaria, p. 126 (2880 denarii). 73 74



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Madelbertus and Giselardus, implying that moneyers had considerable social status76. 855 (17 June) traditio et vestitura redacted at Gorgonzola On 17 June 855 Garibaldus of Criberiago paid Anselm of Inzago 6 pounds of silver for land in Inzago77. Once again the size of this property is not recorded. Garibald made this transaction jointly with his son Anselm and with the consent of their respective wives Tadestruda and Wadelberga. The land was the tenant houses they owned in Gessate. Garibald reveals that he had acquired the property by charter from Wago of Gessate and the heirs of his brother Rahunbert. The current tenant was Auderace who held by a livellus contract. In the lengthy (and slightly unusual) sanction within the text (aut si contra hanc cartulam per collibet argumentum oponente cabitolum agere… multa, quod est pena, vobis sociante fisco componamus…) the large sum of 10 pounds of gold and 50 pounds of silver is suggested as the penalty for breaking the agreement. Had the charter ended here – as it could easily have done – we might have thought that Garibald and Anselm were unconnected. However, Garibald was in fact Anselm’s father-inlaw. Anselm had married Gottenia sometime before this current transaction and Garibald had given Anselm as a dowry property in Biliciago and cash, both gold and silver (scerfa auro et argento) 78. The transaction took place in Gorgonzola, and it was witnessed by Garibald and his family (including two nephews) and a gastald called Walderic (and three of his vassals, termed Franks and citizens (cives) of Milan). The fact of the marriage between Anselm and Garibald’s daughter and the precise language of sanction in this text shows clearly that this « sale » cannot be taken as evidence of an « economic » relationship between the two men at all. 864 (March) cartola vinditionis redacted at Mantello (Valtellina) The final document records that in March 864 Godiprand, a Frankish vassal of the emperor (Louis II) sold to Gerulfus, ministerialis of

76   R. S. Lopez, An aristocracy of money in the early middle ages, in Speculum 28, 1953, p. 1-43 and Violante, La società Milanese, p. 58-61. 77   NAT 93, an original. 78   For scerpa (and variant spellings) meaning « cash » or « money » see Niermeyer, p. 944945.



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the emperor property he had in the Valtellina (at Cesino) for 11 pounds of silver79. Gerulfus was the comparator (a rare usage in this collection) 80. Both these men are likely to have been connected in some way through their respective relationships with Louis II. Summary The pounds of silver examined so far represent considerable accumulations of the metal either as real coins or as bullion or a mix of the two. Or they might represent a way of « counting » large numbers of coins (although it is important to note that in none of these cases are solidi mentioned). A consideration of these eleven examples of weights of silver as recorded in charters indicates, on balance, that the view that the transactions recorded in these charters were more social than economic is correct. However, it is clear that such social transactions could have significant economic aspects. A significant percentage of the participants in these transactions were members of elites who transacted with each other. If we assume that the sums listed were real – that Gerulfus actually handed over 11 pounds of silver to Godiprand rather than that the 11 pounds was simply a means of pricing the land (which it seems not to have been given the apparent inconsistencies in the value of silver as I have pointed out) – then we might think about where this silver came from, why it was that the men who had it had it and indeed how much more of it they might have had which was not recorded in these charters. Moving beyond pound weights of silver, there is much more information about precious metals in the charter collection as a whole. Sums of silver (and gold) are sometimes mentioned in penalty clauses (in 832, 20 silver solidi = 240 denarii; 848, 3 lb gold; 848, 200 silver solidi = 2400 denarii if either side breaks the bargain; 853, 20 solidi = 240 denarii; 855, 10 lb gold, 50 lb silver). In terms of conceptualization this suggests that not breaking agreements was something which carried a high value and that social obligation continued after the transaction had been « completed ». But the fact that these sanctions were expressed as quantities of precious metals rather than of land remains interesting. In part it suggests that wealth was more readily conceptua  NAT 113, an original.   Gerulfus appears again in April 867 : he provided that his properties in the Valtellina and in the area of Pombia (Novara) should be sold and the proceeds distributed to priests and to the poor. The sanction clause was 5 pounds of gold and 10 pounds of silver. 79 80



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lised as cash. Metals were moveable, and the men who had large sums of metal in these charters clearly moved around. Coined metal was clearly available at Milan and Pavia, where mints functioned throughout the Carolingian period.81 Although relatively few Milanese and Pavian coins have been found in Lombardy itself (as Rovelli has stressed) in fact they have been found further afield, including Dorestad where at least eight Pavian and nine Milanese coins of Charlemagne’s monogram coinage have been found82. The Sant’Ambrogio charters refer to moneyers and goldsmiths as one might expect. For example, in 792 Arifusus, son of Aufusus, aurifex (+ Dominicus, Lobo and Bodo, aurifices) from Pavia83; 812, Petrus, aurifex as a witness84   ; 824, Arifusus, son of Aurifsus, aurifex (+ Petrus and Martinus, aurifices) again from Pavia85 ; 833, same Arifus again (but not termed aurifex)86 ; 839, Petripert and Dominicus, monetarii of Milan87  ; 847, Aribertus, son of Dominicus, monetarius of Milan88 ; 849, Theoderus, monetarius of Pavia89. There is also considerable reference to coins, all silver denarii in the ninth-century charters (Fig. 3).

  See note 51 above and Rovelli, Economia monetaria, p. 135.   S. Coupland, Charlemagne’s Coinage: Ideology and Economy, p. 222-223. These coins had very high silver content, 97.5% (for one coin from Pavia) and 98% (for one from Milan). 83   NAT 32, an original, a donation by Walpert of Gnignano to Arifusus of land in the village. 84   NAT 44, an original, an exchange of land in Carpiano and Faino between Bruning, a Milanese negotians and Hernost, royal vassal. 85   NAT 49, an original, a donation by Leo of Siziano to Arifusus of land in Gnignano. Violante, La società Milanese, p. 59 suggested that the Aurifusi were a family of metalworkers. 86   NAT 54 and 55, both originals, respectively a sale by Vigilinda to Gunzo (vicedominus of the Milanese church) of a farm in Gnignano, and dontation by Gunzo to Hunger of Milan. 87   NAT 65, an original, a testamentum made by Teutpald of Gnignano of his property in the village. 88   NAT 80, an original, a sale of land in Mendrisio and Melano by Luberinus to Andreas, abbot of Sant’Ambrogio. 89   NAT 84, an original, a sale of land in Saronno by Theoderus to Gumpertus clericus. 81 82



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Decade

Date

720s

721 725 720s 735

730s 740s 770s

748 771 774

780s 790s

789 793 796

800s

803 807 809

830s

832 833

840s

850s

833 840 847 848 852 853 854 854 857 858

859 870s

875 875



Coins

Property bought or other arrangement 3 gold solidi woman’s mundium 12 gold solidi slave boy 3 gold solidi mundium 2 gold solidi + 1 female slave tremisses 1 gold solidus loan, field as security 3 gold solidi mundium of aldia 50 gold solidi land (no size given, but extensive) 120 silver denarii countergift 5 solidi = 60 denarii Land (no sizes) 90 denarii Loan in return for an annual amount of good wine 120 denarii Land (no sizes) 360 denarii 2 slave boys 120 denarii (20 Loan (pay back in kind) solidi penalty for breach) 20 solidi = 240 Penalty in livellus agreement denarii 40 solidi = 480 Land (no sizes) denarii 1 manucias countergift 1 manucias countergift 60 solidi = 720 Land (no size), first reference to denarii monastic treasury (saculum) 12 denarii Annual rent 30 solidi = 360 Land (no size) denarii 4 denarii Rent to Nonantola 10 denarii Rent for woodland, Campione 160 denarii Land, 67 tavole, Limonta 2400 denarii Land (no size), Inzago 40 solidi = 480 Land, 0.5 iugera of vines, 3 denarii iugera/4 perticas of coppice, Gessate 40 solidi = 480 House + land (incl. vines and denarii wine press), 5 perticas, Gessate 56 solidi = 672 Pledge denarii 5 solidi = 60 denarii Pledge (Andreas will only sell to Sant’Ambrogio for iusta precium).

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elites and silver in milan and its region in the ninth century 875 875 876 876 880s

882

890s

884 885 897

60 solidi = 720 Land (no size) denarii 10 solidi Casa abitacionis and vines (no size) near Cologno 6 solidi = 72 denarii Prato, 60 tavole 2 solidi = 24 denarii Campo, 20 tavole, in Cologno 10 solidi = 120 Campo (no size), Bladino near denarii Cologno 7 solidi = 84 denarii Prato, 60 tavole Sedimen, 12 tavole 15 denarii Land (no size) 12 denarii Part of annual render 12 denarii Part of annual render

Figure 3: Coins mentioned in ninth-century Milanese charters

As can be seen from Fig. 3 there is little consistency between sums mentioned and size of property bought for example, but it is notable that from the 850s that sizes for land purchased with coin are much more frequently recorded than before. It is interesting that, in 857, land bought for 2400 denarii was recorded in this way rather than as 10 lbs of silver. This large sum is out of line with the remaining cases, as 360 denarii is the next highest amount. A particularly interesting case is a charter of 4 May 876, redacted at Milan, in which two young brothers Agilulf and Dragulf, of Cologno Monzese, represented by their guardian Peter, sold property to Bono of Pariana90. The brothers were starving: eo tempore isto necessitatis suorum famme et nutridatem perire. A group of boni homines led by Odelfretus missus of Amalricus, vice comes of Milan, went to value the brother’s property: ambulaverunt intra casas abitacionis eorum in suprascripto vico Colonia, set nichil ibi invenerunt de movilibus rebus; et cum ibi nihil de movilia invenissent, accesserunt et previderunt adque extimaverunt suprascripto prato esse per mensura justa tabolis iugialis sexagenta, et extimaverunt eum valere argentum dinarios solidos sex; et ipso campo est per mensura justa tabolis iugialis viginti, et extimaverunt eum valere argentum dinarios solidos duo91.

  NAT 133, an original.   « They walked around their house at Cologno but found no movables there. As they found no movables they went to and looked over [their land] and they estimated the size of the meadow as 60 tavole, and they estimated its value as 6 solidi’s worth of silver denarii; and the field was measured at 20 tavole, and they valued it at 2 solidi’s worth of silver denarii. » 90

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This is interesting both for its explicit statement of value and because of the consistency of value expressed: 1 solidus bought 10 tavole of land.

Figure 4: Amounts of coin compared to amounts of silver (in pounds) recorded in Milanese charters 790-900

Fig. 4 compares pounds of silver recorded (and converted into coin equivalent) with amounts of coin referred to as coins (not as weight). Read alongside Fig. 1 it shows that weights when converted to coin equivalent far exceed the amounts of coin recorded with the exception of the 850s where coins easily outstrip silver by weight (because of the 2400 denarii in 857). What this means is difficult to tell given the fairly small numbers of charters involved but it may be significant that none of the seven transactions in the 850s using coin involved aristocrats but rather members of the lay gentry, clerics and monastic agents. The 10 denarii given as annual rent to the prepositus of Sant’Ambrogio’s church in Campione in 854 is likely to have represented a large sum to Laurentius who gave it. As seen above, Alessia Rovelli has suggested that silver denarii were very unlikely to have been used for small everyday purchases. But income from annual rents such as these meant that members of the political elite had regular access to coin, and surely did actually have the sums of silver recorded in the charters discussed here. The large amounts of silver by weight found in the charters of the 840s could plausibly be explained by the presence in the Milanese area of wealthy aristocrats from north of the Alps who were patronising the community of Sant’Ambrogio (and fleeing from the Carolingian wars). One such aristocrat was Archbishop Angilbert II who donated the famous golden altar to the basilica church of Sant’Ambrogio in the



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late 830s or early 840s.92 This object crafted by Volvinus with its remarkable gold and silver images of the lives of Christ and Ambrose and its 4379 gemstones made a clear statement of Angilbert’s wealth93. Of course it still survives so we know that he actually had real wealth in precious metals and a lot of it. How Angilbert came by this wealth we do not of course know: there is nothing in the Sant’Ambrogio charters about his own property (and the episcopal archive is largely lost for this period). But the size of some of the sums of silver recorded in these charters at precisely this time and the reference to the monastery’s treasure (saculum) in a charter of 847 implies that silver was available in this region and indeed that some of the silver discussed above may have ended up in this famous object. However, the contemporary inscription on the altar implies a cultural rather than an economic meaning: This precious reliquary of pleasing design shines outwardly with glow and splendour of metal, and glitters with inlaid gems, but within it contains sacred bones more precious than any metal. The illustrious and noble prelate Angilberto rejoicing offered to the Lord this work in honour of S. Ambrogio who lies buried in this church, and he consecrated it in the time in which he was archbishop. Holy Father, look upon and benignly pity thy servant. By thy mercy, O God, may he achieve the supreme reward94.

So, here we have a case of wealth accumulation which was clearly not done for ‘economic’ reasons – nonetheless it was clearly rational in its own terms. By way of conclusion I want briefly to develop an issue raised earlier: were transactions of an « economic » nature possible in this society? 92   NAT 58, March 835, a thirteenth-century authenticated copy. This is a problematic text, clearly interpolated after the event. Angilbert is normally believed to have been a Frank (see Balzaretti, Spoken Narratives, p. 20 with references). 93   C. Capponi (ed.), L’altare d’oro di Sant’Ambrogio, Milan, 1996; E. Gagetti, « Cernimus … in gemmis insignibusque lapidibus mira sculptoris arte … formatas imagines ». L’altare d’oro di Sant’Ambrogio e ilrimpiego glittico nell’alto medioevo, in Archivio Storico Lombardo, ser. 12, VIII, 2002, p. 11-62; C. Hahn, Narrative on the Golden Altar of Sant’Ambrogio in Milan: Presentation and Reception, in Dumbarton Oaks Papers 53, 1999, p. 67-187. As far as I can tell none of these authors speculates on where the metals for the altar came from. 94   Hahn, Narrative on the Golden Altar, p. 182-183: Æmicat alma foris rutiloque decore venusta/ Arca metallorum gemmis quae compta coruscat/thesauro tamen haec cuncto potiore metallo/Ossibus interius pollet donata sacratis. Ægregius quod praesul opus sub honore beati/Inclitus Ambrosii templo recubantis in isto/Optulit Angilbertus ovans/Dominoque dicavit/Tempore quo nitidae servabat culmina sedis. Aspice, summae pater, famulo miserere benigno/Te miserante Deus donum sublime reportet. For discussion see M. Ferrari, Le iscrizioni, in Capponi (ed.), L’altare d’oro di Sant’Ambrogio, p. 145-155 at 150.



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Could two parties who had no prior relationship with each other transact in a way which did not establish a lasting personal relationship between them? There are a few documents which seem interesting from this point of view which at first sight do seem to record transactions between two parties who were neither related nor in any other sort of existing relationship. 812 (April) commutatio between Bruning, negotians of Milan and Hernost, king’s vassal This is the earliest authentic exchange charter in this collection95. Although it clearly came into the archive because Hernost and his brother Hunger gave property to the monastery in 836 we must remember that at the time of the exchange it is unlikely that this outcome was planned. Bruning exchanged with Hernost a house (with its associated garden, marsh and rights to use of a well), some enclosed land and to other plots in Carpiano, for a farm, some vines and chestnuts (castenetellum), a field and some meadowland in nearby Faino. Each grouping of properties was measured at 1 jugera, 9 perticas and 16 tavole. Bruning had bought the house by a charter of sale from the heirs of Odone and had acquired the rest by inheritance. Hernost had acquired his land from Crestina and Ursus (presumably by purchase, but we are not told). The sanction clause provided for restitution in double if the agreement was broken but no money or silver amounts were mentioned. So, here is a transaction without any medium of account mentioned which recorded exact measurements – as was normal in fact in exchange documents – apparently between two people who did not enter into other transactions on subsequent occasions. 823 (June) commutatio between Hernost, vassal of the king and Walpert and Teudepert of Carpiano In this text the same Hernost exchanged some plough land in Carpiano – which he had purchased from the heirs of Odone (advenit ex comparatione) and which measured 1 jugerum and 2 perticas – for six similar land plots in Carpiano with the brothers Walpert and Teudepert (of Carpiano), measured at 10 perticas and 9 tavole, considerably

  NAT 44, an original redacted in Carpiano.

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less land96. The same penalty clause applies. Again, this looks like an exchange between two parties otherwise unknown to each other. However, in this charter other owners of the properties which bounded these ones are mentioned: they were Sant’Ambrogio, Ursus, Hernost himself, the monastero maiore and the king (terra regi). This is crucial information as it reveals that Hernost already had land there and that two significant monasteries owned there – Sant’Ambrogio and the monastero maggiore (in Milan)97. The reference to terra sancti Ambrosii demonstrates that not all its charters for this period have survived (or possibly that some transactions were not recorded in writing, but this is very unlikely). The fact of Hernost’s existing ownership is likely to mean that Walpert and Teudepert surely knew who he was even if they may not have met him in person. 846 (January) commutatio between Fastald, deacon in Rho and Liutoni of Rho The next document is an exchange (commutatio) between Fastald, a deacon from Rho and Liutioni of Rho. Fastald handed over some vines (petia de vinea) and some enclosed land with trees on it in Lucernate (near Saronno)98. In return, Liutoni exchanged four pieces of vine land and two fields in Rho. There were several other owners, including Sant’Ambrogio, which appeared to own most of the adjacent land. The only land for which a measurement is given is the second field – exactly 30 tavole. Once again, although these two men on the surface appeared not to know each other or to be related, the reference to Sant’Ambrogio probably means other charters which recorded other transactions now lost once existed.

96   NAT 48, an original (damaged), redacted in the oratorio of St. Martin in Carpiano. In this document there is some confusion between commutare, dare and tradere on the part of the scribe but the facts of the transaction remain clear. 97   On the latter see E. Occhipinti, Appunti per la storia del Monastero Maggiore di Milan in età medioevale. Il problema della origini e la configurazione giuridico-patrimoniale, in Studi di Storia e Diplomatica di Milano 2, 1977, p. 47-96 and E. Occhipinti, Il contado milanese nel secolo XIII. L’amministrazione della propietà fondiaria del Monastero Maggiore, Bologna, 1982, p. 17-18. 98   NAT 79, an original redacted in Rho.



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852 (November) divisio between Adelburga of Schianno and Baldric of Lemote In November 852 a charter confirming a division of properties already made at the emperor’s court (ad urbem curte domni imperatoris, probably meaning Pavia) was made99. In it properties given (dedit) by Adleburga, the widow of Adelgisus of Schianno (acting through her guardian the sculdasius Simpertus) to Baldric of Lemoti (an Aleman) were listed in detail (their sites, production – sometimes – and their workforce by name) – a sort of polyptych in miniature. She gave him twenty one tenanted farms scattered around Lake Como. Again, these people appear to have nothing to do with each other – but another document reveals that Baldric and Adelgisus both held land in Bissone, and this 852 text seems to be a document which helped to sort out Adelburga’s affairs after Adelgisus had died. 854 (February) sale between Lupus of Auci and Guiderisius of Cassago In February 854 Lupus of Auci sold some land in Lierna (67 tavole in a place called Mandronio, near Lake Como) to Guiderissi of Cassago for 160 silver denarii fixed price100. The usual double penalty applied for breach of contract. Cinzio Violante cited this document in his La società Milanese nell’età precomunale because the 160 denarii paid represented in his view an excessive price for 67 tavole of land101. Violante argued – with some reason – that it was likely that the land being sold was especially valuable, maybe because it was a vineyard. More likely it was used to grow olives. However, as Violante pointed out and as has already been seen, there are few ninth-century documents in this area in which sums of cash are linked to precise amounts of land, so that arriving at a clear sense of the value of land is impossible. There is no apparent connection in this document with Sant’Ambrogio or any other church, except that the charter was drawn up by Rotpert, clericus and notary (but he only appears here). This charter in fact is part of the dossier relating to Sant’Ambrogio’s estate at Limonta, donated to the monastery by Lothar in 835, but it does seem to evidence independent owners buying and selling land without

  NAT 88, an original.   NAT 92, an original redacted at Lecco. 101   C. Violante, La società Milanese nell’età precomunale, Bari, 1981, 2nd edn., p. 124. 99

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monastic (or other) interference102. Yet, Violante was right to wonder about the amount of coin recorded here as it does seem high. Conclusions This investigation of the ways in which silver is recorded in Milanese charters of the ninth century in the context of the uses of silver across Europe at this time has raised a lot of questions about the nature of economic life in this area. Some of these are very hard to answer. Why, for example, did some land transactions involve silver (as coin or as pound weight) and others not? Were references to coin simply a way to agree a price using the solidus to assist in the reckoning process, as Rovelli has argued given that so few actual coins of the period survive? Or did the sums of silver recorded in charters actually exist? In my view, putting all the evidence together (and given the current state of archaeological knowledge of the Po valley in the ninth century), it seems likely that the sums recorded do represent real coins – after all the land recorded does represent real land and the people real people. For one thing the size of the sums recorded makes sense when related to the social status of the people recorded as having the silver: people (nearly always men) who had a lot of silver or many coins can be shown from other evidence to have been well off, whereas those with only a few pennies either appear only once in the documents or seem to have been relatively less well off. Clearly there is potential for circularity of argument here. It is not possible to know how wealth was conceptualised by the elites whose activities these charters record and so whether we can speak of « economic behaviour » let alone « economic rationality » remains problematic. The interesting charter of 876 in which the verb valere is used does demonstrate that these people did have concepts of value and that land could be valued in terms of its worth in silver coins. This concept is, of course, fundamental to the development of a market in land a phenomenon which has been increasingly studied in the last few years. Notions of rationality and economic behaviour have formed an important part of researches into the European land market103, and this is

102   R. Balzaretti, The Monastery of Sant’Ambrogio and Dispute Settlement in Early Medieval Milan, in Early Medieval Europe 3, 1994, p. 1-18 at 5. 103   C. Wickham, Comunità e clientele nella Toscana del XII secolo. Le origini del comune rurale nella Piana di Lucca, Rome, 1995, p. 21-37; C. Wickham, Land sales and land market in Tuscany in the eleventh century, in his Land and Power, p. 257-274; S. Cavaciocchi (ed.), Il mercato della



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rightly thought to be a phenomenon of the later medieval period. Cinzio Violante in 1953 located the beginnings of a more marketbased society in Milan and its region at the turn of the year 1000 (as did Jarnut for Bergamo). His detailed analysis of tenth-century land prices (‘hard work’ as he put it!) 104, is subjected to criticism in my forthcoming book The Lands of St. Ambrose.

Figure 5 : Amounts of coin compared to amounts of silver (in pounds) recorded in Milanese charters 900-999

Fig. 5 shows, at the least, that there was apparently rather more money around in the Milanese area in the tenth century and silver was only rarely referred to by weight then despite a larger number of surviving documents, which might suggest a more monetised, commercial economy and a more « rational » attitude towards money. But this was not the case in the ninth century. Unlike the Viking north, Italy in the ninth century cannot be said to have been a « silver economy ». Silver did exist, elites often had lots of it and they used it, sometimes, to buy land. At other times, however, they acquired land by exchange which did not - at least as recorded - involve money. The study of a precious metal as evidenced in charters does not, therefore, suggest that Carolingian elites were «  economically rational  » but tends to support interpretations which emphasise the social and politerra. Secc. XIII-XVIII, Florence, 2004; L. Feller and C. Wickham (eds), Le marché de la terre au moyen âge, Rome, 2005; Feller, La fortune de Karol, p. 25-51; B. J. P. Van Bavel, The organization and rise of land and lease markets in northwestern Europe and Italy, c. 1000-1800, in Continuity and Change 23, 2008, p. 13-53. 104   Violante, La società Milanese, p. 123-167 at 123.



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tical nature of land transactions. However, we should be careful of attributing motives to those transacting in charters in a teleological way – we know what happened in the end but they did not, so we should pay careful attention to their behaviours at each point without knowledge of future developments. If persons are « social bundles of rights and duties distributed between various relationships »105, and societies are « characterised by an internal divide between a short-term transactional order, in which impersonal, competitive individualistic behaviour is the norm, and a long-term order in which the stakes are the reproduction of the moral values of the society »106, the economic complexity of early medieval cultures which look partly like own and partly unlike our own should not be surprising. Ross Balzaretti University of Nottingham

  C. M. Hann (ed.), Property relations. Renewing the anthropological tradition, Cambridge, 1998, p. 229. 106   Hann, Property relations, p. 32-33. 105



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Le crÉdit dans l’Occident du Haut Moyen Âge : documentation ET PRATIQUE*

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ue la relation de crédit puisse avoir quelque importance pour qui veut étudier la richesse paraît aller de soi. Pour le débiteur comme pour le créancier, le prêt et l’endettement peuvent créer la richesse, la préserver ou l’augmenter tout en faisant naître ou en modifiant des liens extra-économiques entre les contractants. Et puisque tous ont la possibilité théorique de s’endetter pour éviter de perdre leurs biens ou au contraire pour chercher à les multiplier et puisque tous peuvent également mettre leurs avoirs à la disposition d’éventuels emprunteurs avec une prise de risque mesurée de part et d’autre, il paraît important d’observer le comportement des élites au sein de cette relation. Le crédit est cependant curieusement absent de l’historiographie du haut Moyen Âge, tout au moins de celle des années récentes. Pour d’évidentes raisons de disponibilité documentaire, la plupart des monographies relatives au nord des Alpes ne le prennent en considération qu’à partir de la deuxième moitié du Xe siècle et plus souvent dans un XIe siècle bien avancé1. En Italie, les travaux de Cinzio Violante sur les prêts « dissimulés » aux Xe-XIe siè-

*  La présente contribution a bénéficié de multiples suggestions qui m’ont permis d’élargir l’éventail des exemples cités : de Josiane Barbier, Bruno Dumézil, Janet Nelson, Emmanuelle Raga, Jean-Marie Sansterre, last but non least de Wendy Davies, que je remercie particulièrement. 1   R. Génestal, Rôle des monastères comme établissements de crédit étudié en Normandie du XIe à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1901 (à compléter par E. Z. Tabuteau, Transfers of property in eleventhcentury Norman law, Chapel Hill-Londres, 1988, p. 80-87) ; J. de Malafosse, Contribution à l’étude du crédit dans le Midi aux Xe et XIe siècles : les sûretés réelles, dans Annales du Midi, 63, 1951, p. 105-148 ; P. A. Lewis, Mortgages in the Bordelais and Bazadais, dans Viator. Medieval and Renaissance studies, 10, 1979, p. 23-38 ; F. Vercauteren et H. Van Werveke, op. cit. infra n. 10 ; une contribution de F. L. Cheyette, Mortgage and credit in eleventh and twelfth century Languedoc (1985) semble ne pas avoir été publiée. Pour une synthèse des connaissances en matière de crédit consenti par les établissements ecclésiastiques à partir du XIe siècle, cf. C. Violante, Monasteri e canoniche nello sviluppo dell’economia monetaria (secoli XI-XIII), dans Id., Ricerche sulle istituzioni ecclesiastiche dell’Italia centro-settentrionale nel Medioevo, Palerme, 1986, p. 485-538 : p. 498 et suiv. ; en dernier lieu S. Wood, The proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006, p. 771-775.



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cles2 ont eu pour double effet, par leur importance même, d’occulter l’existence de pratiques antérieures vers lesquelles se sont surtout penchés les historiens du droit3, tandis que la complexité des mécanismes mis en lumière les a fait rejeter dans la sphère limitée de l’aristocratie et considérer comme peu représentatives du prêt sur gage foncier, qui n’aurait de diffusion sociale significative qu’à partir de la fin du XIe siècle4. L’essor même du « vrai » crédit au XIIe siècle, celui qui se libère des garanties foncières – tout en continuant à les utiliser largement, voire majoritairement dans le monde rural5 – au profit des rentes constituées, a aussi rejeté du côté de la pesanteur, de l’archaïsme et du rudimentaire les systèmes précédents, qui n’en pouvaient mais. Bref, il m’a paru intéressant de tenter de dresser un tableau des pratiques du crédit et de l’endettement au haut Moyen Âge, en une période où les questions d’approvisionnement et de circulation monétaires se posent sous un jour particulier. Je le ferai sur la base d’un cadre géographique large, quitte à devoir renoncer à certaines nuances et études de cas qui devront à la fois compléter et pondérer l’enquête.

2   C. Violante, Per lo studio dei prestiti dissimulati in territorio milanese (sec. X-XI), in Studi in onore di A. Fanfani, I, Milan, 1962, p. 643-735 ; Id., Les prêts sur gage foncier dans la vie économique et sociale de Milan au XIe siècle, dans Cahiers de civilisation médiévale, 5, 1962, p. 147-168 et 437-459 ; et les compléments de G. Rossetti, Motivi economici sociali e religiosi in atti di cessione di beni a chiese del territorio milanese nei secoli XI e XII, dans Contributi dell’Istituto di storia medioevale [dell’]Università cattolica del Sacro Cuore, I : Raccolta di studi in memoria di Giovanni Soranzo, Milan, 1968, p. 349-410. 3   C. G. Mor, « Cartulae fiduciae » nel territorio langobardo padano nei secoli VIII-IX, dans Id., Scritti di storia giuridica altomedievale, Pise, 1977, p. 669-679. G. Diurni, Fiducia. Tecniche e principi negoziali nell’alto medioevo, I, Turin, 1992, sans connaître apparemment Mor, est surtout attaché à dresser les différences entre la fiducia romaine et celle du haut Moyen Âge, réduite au pignus ; la question avait déjà été réglée par E. Levy, Weströmisches Vulgarrecht. Das Obligationenrecht, Weimar, 1956 (Forschungen zum römischen Recht, 7), p. 182-185. 4   F. Menant, Notaires et crédit à l’époque communale, dans Id. et O. Redon (dir.), Notaires et crédit dans l’Occident méditerranéen médiéval, Rome, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 343), p. 31-54 : p. 37-38 ; Id., Les transactions foncières dans le royaume d’Italie du Xe à la fin du XIIe siècle. Essai de bilan historiographique, dans L. Feller et C. Wickham (dir.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome, 350), p. 147-180 : p. 156. 5   J.-L. Gaulin et F. Menant, Crédit rural et endettement paysan dans l’Italie communale, dans M. Berthe (éd.), Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe médiévale et moderne. Actes des XVIIes Journées internationales d’Histoire de l’abbaye de Flaran, septembre 1995, Toulouse, 1998, p. 35-67.



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Sources Parmi les archives de San Pietro ai Sette Pini, une église du diocèse de Pise fondée peu avant le milieu du VIIIe siècle, archives comprenant aussi bien des préceptes que des lettres, des chartes et des brefs impliquant divers membres de la famille des fondateurs, quatre pièces sur quatre-vingt-dix-neuf sont relatives au crédit. Soit, si l’on se restreint à la seule section des cartulae, 6,25 %. Il n’est pas exclu que toutes les quatre appartiennent au noyau le plus important du fonds, constitué par les actes provenant d’Alahis, qui fut probablement gastald de Lucques dans les années 710-720. La part des actes de crédit au sein de ces archives personnelles ne serait plus alors de un sur seize mais de un sur dix. Dans un cas comme dans l’autre, la proportion n’est pas négligeable. Alahis se livrait sans complexe à des activités de prêt, ce qui l’amenait à conserver par devers lui les engagements signés par ses débiteurs, telle une cartula de affeduciato in Alahis émise par deux individus, vraisemblablement deux frères. Lui-même ou l’un de ses parents empruntait, puisque figurent (sans indication d’auteur ni de destinataire) deux actes désignés comme cauto cappilato, c’està-dire annulés, « capsati » par une incision ou par l’amputation de la partie finale qui portait les souscriptions des témoins et du notaire une fois l’opération menée à terme après remboursement ; annulés quant à la validité juridique de leur contenu mais non détruits, ou du moins pas tout de suite, faisant ainsi office de quittance. Enfin Alahis ou l’un de ses parents gardait par devers lui une cartula cautioni émise par un tiers envers un autre prêteur que lui-même, soit parce que la dette lui avait été transférée, soit parce qu’il avait fait l’acquisition d’un terrain précédemment gagé, qui lui avait été transmis avec l’acte correspondant6. Le contenu même de ces prêts n’est pas connu, puisque l’inventaire se limite à signaler les pièces d’archives par un titulus, dont on peut imaginer qu’il est celui qui avait été inscrit au dos des actes au moment de leur classement, sinon quand fut dressé l’inventaire lui6   Édition et étude de l’inventaire de S. Pietro ai Sette Pini par A. Ghignoli, Su due famosi documenti pisani dell’VIII secolo, dans Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo, 106, 2004, p. 1-69 : p. 38 et suivantes, items nos 16, 42, 45-46 (= Carte dell’Archivio Arcivescovile di Pisa. Fondo arcivescovile, I (720-1100), éd. A. Ghignoli, Pise, 2006 [Biblioteca del « Bollettino storico pisano », Fonti, 11, 1], n° 10) ; l’édition d’A. Ghignoli est à préférer aux précédentes : L. Schiaparelli, Codice diplomatico longobardo (sec. VIII), Rome, 1929-1933 (Fonti per la storia d’Italia, 62-63) [abr. CDL], II, n° 295 ; Chartae latinae antiquiores [abr. ChLA], XXVI (Italy VII), éd. J. O. Tjäder, Dietikon-Zurich, 1987, n° 808.



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même. Mais ces brèves indications suffisent à montrer que le crédit était chose courante dans la Toscane du début du VIIIe siècle, au moins parmi l’élite urbaine. L’inventaire, au reste, n’est pas sans rappeler celui du lot de documents conservé auprès du trésorier de la préfecture du prétoire de Ravenne dans la première moitié du VIe siècle, composé pour moitié environ de cautiones (vingt et une pièces), qui abondent aussi dans la correspondance de Grégoire le Grand7. Que le recours au crédit ait été commun dans des cercles plus larges et en dehors, sans doute, des villes, transparaît cependant aussi de la législation : au milieu du VIIe siècle, Rothari rappelle l’obligation du paiement des dettes aux créanciers lorsqu’on entre en possession des biens d’un défunt et fait allusion au rachat des possessions gagées (Rothari 174 : res in fiduciae nexu posita), tandis que Liutprand consacre un article de ses novelles de l’année 720 à la question du renouvellement des cautiones de cinq ans en cinq ans (jusqu’à un total de vingt) pour les emprunts en numéraire (Liutprand 16 : solidi mutuati) ; en 724, il établit des garde-fous quant à la responsabilité des enfants vis-à-vis des dettes de leurs parents (Liutprand 57) et, l’année suivante, se préoccupe de savoir sur quoi doit peser le gage quand un prêt est contracté : sur l’ensemble des biens de manière indifférenciée, ce qui laisse au débiteur la possibilité d’aliéner en faveur d’autres personnes par la suite, ou sur une partie nommément désignée et correspondant à la valeur de la somme prêtée, ce qui gèle cette part de patrimoine jusqu’à sanatio du prêt (Liutprand 67) ?8 Cependant, ni la Toscane ni l’Italie ne sont des exceptions. La consultation des textes narratifs et normatifs, des formulaires et des corpus de textes conservés en chartriers ou en cartulaires montre que l’activité de crédit, quoique inégalement documentée, est omniprésente au haut Moyen Âge en Occident, sous la forme de l’engagement et plus précisément du mort-gage, qui ne connaît pas de modification technique importante avant le XIIe siècle. Le fait qu’il apparaisse plus

  Ravenne : J. O. Tjäder, Die nichtliterarischen lateinischen Papyri Italiens aus der Zeit 445-700, II, Lund, 1982 (Acta Instituti romani regni Sueciae, s. in-4°, XIX-2), nos 47-48 = ChLA, XXV (Italy VI), éd. R. Marichal, J. O. Tjäder et G. Cavallo, Dietikon-Zurich, 1986, n° 792 + ChLA, XXIX (Italy X), éd. J. O. Tjäder, F. Magistrale et G. Cavallo, Dietikon-Zurich, 1993, n° 870. – Grégoire le Grand : S. Gregorii Magni Registrum epistolarum, ed. D. Norberg, Turnhout, 1982 (Corpus Christianorum, series latina, 140-140A), ep. II, 50 ; IX, 5, 40 ; XI, 4 ; cf. V. Recchia, Gregorio Magno e la società agricola, Rome, 1978 (Verba seniorum, n. s., 8), p. 15 et 43. 8   Voir aussi la Notitia de actoribus regis, c. 5 (quis modo conparavit aut infiduciabit…) ; les lois lombardes sont accessibles dans C. Azzara et S. Gasparri, Le leggi dei Longobardi. Storia, memoria e diritto di un popolo germanico, Milan, 1992, ou toute autre édition antérieure. 7



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ou moins tôt ici ou là ne tient en première analyse qu’aux aléas de la tradition. Si le plus ancien acte occidental conservé sur parchemin documentant une relation de crédit entre personnes privées est peutêtre celui par lequel, en avril 748, Arochis de Campione prête un sou d’or jusqu’au terme de l’année (usque in caput anni), recevant un gage foncier au titre de la charge (onus) pesant sur ce sou9, il n’y a pas de raison de le monter en épingle plutôt qu’un autre, de même qu’il est vain de prétendre déceler l’origine du mort-gage dans telle ou telle région à une époque plus ou moins « reculée », comme on a pu le faire pour la Flandre ou la Lotharingie au motif que l’on avait mis la main sur une attestation antérieure de trente ou cinquante ans par rapport à ce qui pouvait être connu auparavant10. Simplement, les actes constitutifs de prêt sont généralement sous-représentés, pour deux motifs : d’une part la sélection du matériau archivistique lors des campagnes de reclassement des fonds, qu’elles s’accompagnent ou non de copies dans des cartulaires ; d’autre part la restitution de la garantie écrite au débiteur lors du remboursement du prêt, garantie que ni son aspect (un parchemin incisé) ni son contenu devenu 9   ChLA, XXVIII (Italy IX), éd. R. Marichal, J.-O. Tjäder, G. Cavallo et F. Magistrale, DietikonZurich, 1988, n° 848. Antérieurement à cet acte et sur d’autres supports peuvent être cités d’une part une securitas wisigothique du milieu du VIIe siècle documentant un engagement à payer une dette de dix sous, mais qui concerne plus vraisemblablement le règlement d’une amende, non d’un prêt (I. Velázquez Soriano, Documentos de época visigoda escritos en pizarra (siglos VI-VIII), I, Turnhout, 2000 [Monumenta paleographica medii aevi, Series hispanica], n° 92), d’autre part et surtout une cessio in solutum et venditio par laquelle le clergé de SaintAnastase de Ravenne, en 551, solda un emprunt contracté auprès du defensor de l’église catholique de Ravenne (J. O. Tjäder, Die nichtliterarischen lateinischen Papyri Italiens…, II, cité n. 7, n° 34 = ChLA, XX (Italy I), éd. A. Petrucci et J. O. Tjäder, Dietikon-Zurich, 1982, n° 704). 10   Ainsi à propos d’un contrat passé entre l’abbé de Saint-Riquier et l’évêque Notker de Liège : Notker préleva trente-trois livres sur le trésor de Saint-Lambert de Liège pour les prêter à Saint-Riquier, qui engagea de son côté douze manses de son temporel, sur vingt ans. L’affaire, connue par la chronique d’Hariulf qui la date de 984, a été déplacée à l’année 1002 – de fait, le contrat fut renouvelé en 1022 –, par Fernand Vercauteren, qui y trouve argument pour faire du pays mosan le berceau du crédit monastique bien avant les terres de Flandre et d’Escaut, contre Van Werweke qui ne le voyait apparaître pour ces régions que dans la documentation de Saint-Amand en 1061. Hariulf, Chronique de l’abbaye de SaintRiquier (Ve siècle-1104), éd. F. Lot, Paris, 1894 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire), III, 30, p. 170-173 et IV, 4, p. 184 ; F. Vercauteren, Note sur l’origine et l’évolution du contrat de mort-gage en Lotharingie du XIe au XIIIe siècle, dans Miscellanea historica… L. Van der Essen, Bruxelles, 1947, p. 217-227 (= Id., Études d’histoire médiévale, Bruxelles, 1978, p. 217-227) ; L. Dubar, Le mort-gage au monastère de Saint-Riquier, dans Bulletin de la Société des antiquaires de Picardie, 48, 1959-1960, p. 36-62 ; H. Van Werveke, Le mort-gage et son rôle économique en Flandre et en Lotharingie, dans Revue belge de philologie et d’histoire, 8, 1929, p. 53-91 : p. 55 ; H. Platelle, Le temporel de l’abbaye de Saint-Amand des origines à 1340, Paris, 1962, p. 148 pour l’affaire « précoce » de 1061.



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caduc n’incitaient à une longue conservation. Dans les fonds ecclésiastiques ne subsistent que les pièces parvenues à l’occasion de la transmission de chartriers de personnes privées, ou celles qui informent sur les affaires qui ont mal tourné – surreprésentées, elles –, et encore : quand un non-remboursement aboutit à un transfert de propriété pour le créancier, il n’est pas rare que soit substitué à l’acte de gage un document sinon plus noble, du moins plus riche de « certitude » juridique, comme peut l’être une donation ou une vente. Or, s’il faut prêter foi à un glossaire écrit vers la fin du IXe siècle en France du Nord-Est ou en Belgique, il semblait alors courant de voir les minores homines – pas forcément ceux de l’endroit où a été compilé le glossaire, mais en tout cas dans une région caractérisée par le régime domanial – soumis à des corvées de transport (angaria) emprunter au maire de leur domaine de quoi financer le trajet ou faire face à l’imprévu, apparemment sous forme de liquidités, contre un reçu signé, chirographum11, gardé par le bailleur de fonds ; de ces reçus il n’est pas resté trace, peut-être aussi parce qu’ils étaient sur un support fragile (voir le texte en annexe). Là où les conditions de la transmission sont bonnes, que ce soit en Italie ou ailleurs, le crédit est bien présent, dans ce qu’on peut considérer comme des séries : dix-huit prêts dans le cartulaire de SaintSauveur de Redon face à quarante-cinq actes de vente entre 810 et 87012 ; à peu près autant dans les archives de Plaisance entre les années 790 et le dernier quart du IXe siècle13 ; une vingtaine dans le cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon entre 880 et 960 environ ; près de quarante à Cluny entre les dernières années du IXe siècle et la fin de

  Au sens financier du terme tel que l’expriment Grégoire le Grand, Registrum epistolarum… cité n. 7, IX, 40 ; Isidore, Etym. V, 24, 22 (chirographum : cautio) ; ou, avec davantage de détails, Papias : manus inscriptio, id est cautio inter creditorem et eum qui mutuatur ut depositum non posse negari. 12   Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, éd. A. de Courson, Paris, 1863 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France, 1re s., Histoire politique), nos 34, 60, 73, 86, 95, 104, 132, 135, 169, 170, 182, 193, 199, 200, 207, 234, 251, 265 ; cf. W. Davies, Small worlds. The village community in early medieval Brittany, Londres, 1988, p. 57-60 ; A. Chédeville, Société et économie, dans Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, Rennes, 1998, p. 27-47 : p. 37. 13   E. Falconi, Le carte più antiche di S. Antonino di Piacenza (secoli VIII e IX), Parme, 1959, n° 2 ; P. Galetti, Le carte private della Cattedrale di Piacenza, I (784-848), Parme, 1978, n° 6 ; ChLA, 2e s., LXIV (Italy XXXVI), éd. C. Mantegna, Dietikon-Zurich, 2003, nos 13-14, 16, 32, 35, 39  ; LXV (Italy XXXVII), éd. C.  Mantegna, Dietikon-Zurich, 2004, n°  1  ; LXVI (Italy XXXVIII), éd. C. Carbonetti Vendittelli, Dietikon-Zurich, 2005, nos 3, 5 ; LXVIII (Italy XL), éd. P. Degni, Dietikon-Zurich, nos 3, 5-7, 12. La série de Plaisance comprend à la fois des actes de prêt au sens strict et d’autres relatifs aux suites de crédits contractés. 11



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l’abbatiat de Maïeul (994)14 ; de nombreux exemples en Catalogne à partir des années 970 – années qui coïncident par ailleurs avec la compilation d’un formulaire où l’acte constitutif de subpignoracio apparaît en bonne place – et dans la première moitié du XIe siècle15 ; une petite vingtaine encore en Italie méridionale (Pouille, Molise et surtout Campanie, où les actes prennent parfois la forme d’un memoratorium dont l’auteur juridique est le créancier et non l’emprunteur) entre le milieu du IXe et la fin du Xe siècle16 ; à quoi s’ajoutent des mentions éparses glanées au hasard de la consultation d’éditions de textes disponibles entre VIIIe et XIe siècle17. Le refus d’assigner une   Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon, connu sous le nom de Livre Enchaîné, éd. C. Ragut, Mâcon, 1864, nos 114, 118, 131, 134-136, 166, 171, 203, 222, 238, 258, 271, 277, 389-390, 585-586 ; Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, éd. A. Bernard et A. Bruel, I, Paris, 1876 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France, 1re s., Histoire politique), nos 46, 62, 157 (= 1841), 307, 314, 341, 586, 609, 654bis, 679, 701, 732-733, 749, 751-752, 790, 816, 848 ; II, Paris, 1880, nos 908, 948, 968, 983, 1047, 1093, 1122, 1125, 1159, 1294, 1422, 1609, 1640 ; III, Paris, 1884, nos 1763, 1766, 1851, 1908, 1977, 2236, 2460. Cf. G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, 2e éd., Paris, 1971, p. 52-53 ; B. Rosenwein, To be the neighbor of Saint Peter. The social meaning of Cluny’s property, 909-1049, Ithaca-Londres, 1989, p. 216. 15   P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du Xe à la fin du XIe siècle. Croissance et mutations d’une société, I, Toulouse, 1976, p. 399-409, spéc. tableau p. 399 (une dizaine d’occurrences avant 1000, quatre-vingt-quatre entre 1001 et 1050). La chronologie de Bonnassie peut être anticipée par la mention d’une incautacio dès les années 920 : R. Ordeig i Mata, Els comtats d’Osona i Manresa, I, Barcelone, 1999 (Catalunya Carolíngia, IV/1), n° 328 p. 287 (acte perdu, connu par un regeste du XVe siècle). M. Zimmermann, Un formulaire du Xe siècle conservé à Ripoll, dans Faventia, 4-2, 1982, p. 25-86 : p. 37 (texte édité à nouveau dans Id., Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), II, Madrid, 2003 (Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 23), p. 1129. — Entre les dernières années du Xe siècle et le début du XIIe siècle, les actes de prêts font quantitativement jeu presque égal avec les donations dans les archives comtales de Barcelone : cf. G. Feliu et J. M. Salrach (dir.), Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona de Ramon Borrell a Ramon Berenguer I, I, Barcelone, 1999, p. 90, 125-126, 230-232. 16   Salerne : Codex diplomaticus Cavensis, éd. M. Morcaldi, M. Schiani et S. de Stephano, I, Naples, 1873, nos 70, 90-91, 95, 145 (memoratorium établi par le créancier), 147 (idem), 152 ; II, Milan-Pise-Naples, 1875, n° 316. — Naples : Regii Neapolitani archivi monumenta, III, Naples, 1849, n° 256 (a. 997). — En Pouille : Le pergamene di S. Nicola di Bari. Periodo greco (939-1071), éd. F. Nitti di Vito, Bari, 1900 (Codice diplomatico barese, 4), n° 7 (Trani, 999) et fr. 4 (Bari, 994), 7 (Trani, 999: vente pour dette), 27 (Conversano, 994, idem). ‑— Montevergine : Codice diplomatico verginiano, éd. P. Tropeano, I, Montevergine, 1977, n° 9 (a. 985). — Saint-Vincent-au-Volturne : Chronicon Vulturnense del monaco Giovanni, éd. V. Federici, II, Rome, 1938 (Fonti per la storia d’Italia, 59), nos 74, 76, 89-90. Cf. J.-M. Martin, La Pouille du VIe au XIIe siècle, Paris, 1993 (Collection de l’École française de Rome, 179), p. 477-485 ; Id., Economia naturale ed economia monetaria nell’Italia meridionale longobarda e bizantina, dans R. Romano et U. Tucci (éd.), Storia d’Italia Einaudi. Annali, 6 : Economia naturale, economia monetaria, Turin, 1983, p. 179-219. 17   Repérage jusqu’à l’an mil (par ordre chronologique) pour Pise : ChLA, XXVI (Italy, VII), éd. J.-O. Tjäder, Dietikon-Zurich, 1986, n° 810 (a. 776). — Bergame : ChLA, XXIX (Italy X), éd. J.-O. Tjäder, F. Magistrale et G. Cavallo, Dietikon-Zurich, 1993, n° 869 (a. 785). 14



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date pour l’apparition du crédit ou pour son « émergence progressive » en tel ou tel lieu n’interdit certes pas de penser qu’il a pu exister des moments de plus ou moins forte activité ; ni de constater la faiblesse des régions orientales en la matière, même si la présence dans le fonds de Saint-Gall d’une feneratio au tournant des VIIIe-IXe siècles et la mention indirecte d’un prêt sur gage en 817 suffisent à montrer que la pratique n’était pas ignorée en Alémanie18 – tout au plus peut-on penser qu’elle donnait moins lieu à écriture en Germanie qu’ailleurs. Mais la relative marginalité documentaire du crédit est un leurre, comme l’ont souligné bien des auteurs19. Supports de l’engagement : les personnes, les objets, la terre La diffusion du crédit à tous les niveaux de la société fait que le support de l’engagement peut être multiple, même si nous sommes presque exclusivement renseignés sur les gages fonciers, qui sont les mieux à même d’être objet d’écriture. Au plus bas de l’échelle sociale, on engage sa propre personne : c’est la cautio de homine ou de caput, prévue par les formules franques dès la fin du VIe siècle : en échange de la somme obtenue, in loco — Lucques : ChLA, XXXIX (Italy XIX), éd. M. Palma et F. Bianchi, Dietikon-Zurich, 1990, n° 1132 (a. 792) ; ChLA, 2e s., LXXIV (Italy XLVI), éd. F. Magistrale, C. Gattagrisi et P. Fioretti, Dietikon-Zurich, 2004, nos 4 (a. 813) et 38 (a.  819)  ; LXXV (Italy XLVII), éd. F. Magistrale, P. Cordasco et C. Drago, Dietikon-Zurich, 2005, n° 28 (a. 824). — Milan : ChLA, XXVIII (Italy IX), Dietikon-Zurich, 1988, n° 859 (a. 796) ; G. Porro Lambertenghi, Codex diplomaticus Langobardiae, Turin, 1873 (Historiae patriae monumenta, 13), n° 85 (a. 809). — Vérone : ChLA, 2e s., LX (Italy XXXII), éd. F. Santoni, Dietikon-Zurich, 2002, n° 20 (a. 823). — Volterra : ChLA, 2e s., LVIII (Italy XXX), éd. A. Mastruzzo, Dietikon-Zurich, 2001, n° 19 (a. 833). — Vienne : Cartulaire de Saint-André-le-Bas de Vienne…, éd. U. Chevallier, Lyon, 1869, nos 137 (a. 890), 97 (a. 937-993), 99 (947-948), 63 (a. 957-958), 64 (a. 966967), 5 (a. 973). — Narbonne : Cl. Devic et J. Vaissète, Histoire générale de Languedoc, V, Toulouse, 1875, nos 106, col. 232-233 (mémorandum dressé au début du XIe s. et faisant état d’opérations remontant aux années 950-970), 130, col. 286 (a. 978). — Lézat : P. Ourliac et A.-M. Magnou, Cartulaire de l’abbaye de Lézat, Paris, 1984-1987 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France, Section d’histoire médiévale et moderne, s. in-8°, 17-18), II, n° 1094 (a. 962). — Saint-Vanne de Verdun : H. Bloch, Die älteren Urkunden des Klosters S. Vanne zu Verdun, dans Jahrbuch der Gesellschaft für lothringische Geschichte, 10, 1898, p. 341-449 : p. 410 n° 19 (a. 968). — Nîmes : Cartulaire du chapitre de l’église cathédrale Notre-Dame de Nîmes (8761156), éd. E. Germer-Durand, Nîmes, 1872, n° 84 (a. 988). — Mont Saint-Michel : The cartulary of the abbey of Mont-Saint-Michel, éd. K. S. B. Keats-Rohan, Donington, 2006, n° 47 (a. 997-1004 = Génestal, Rôle des monastères… cité n. 1, n° 5 p. 218-219, sub a. 971-996). 18   ChLA, I (Switzerland: Basle-St. Gall), éd. A. Bruckner et R. Marichal, Olten-Lausanne, 1954, n° 101 ; ChLA, 2e s., CI (Switzerland IV), éd. P. Erhart, B. Zeller et K. Heidecker, DietikonZurich, 2008, n° 15. 19   À commencer par R. Génestal, Rôle des monastères… cité n. 1, p. 18.



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pignoris, emitto vobis statum meum medietatem, dit la formule 38 d’Angers20. La renonciation mesurée et provisoire au statut d’homme libre par le biais de jours de corvée que l’on peut imaginer dans ce cas d’espèce occuper la moitié de la semaine fournit ainsi une définition on ne peut plus nette de ce que signifie être un demi-libre, en même temps qu’elle ouvre des horizons sur le caractère mouvant des frontières juridiques et sur la possibilité d’une servitude à temps partiel21. Au VIIIe  siècle, les formules de Marculf l’expriment de la même manière, en insistant sur le servicium et ce qu’il implique, à savoir la possibilité du châtiment corporel sicut ceteros servientes, pour ne pas dire servi22. De même, le minor homo qui emprunte au maire du grand domaine de Francie septentrionale à la fin du IXe siècle sera mis au service du maire créancier s’il ne restitue pas le pretium ; à défaut, sa femme ou ses enfants (voir en annexe), en une logique contraire à celle du droit de Justinien23. La sanction ultime du non-remboursement, exprimée par la poena dupli, est celle de la perte complète de liberté, dans l’acte dit d’obnoxatio, d’assujettissement de soi : statum ingenuitatis mei vobis visus sum obnoxisse24. Les esprits chagrins diront qu’il y a un pas entre les formules et les situations vécues, bien qu’Alice Rio ait fait justice de ce débat25. De fait, je ne connais qu’un exemple susceptible d’y être rapproché, dans les actes de l’abbaye de la Trinité de Cava : à Nocera en 882, un particulier reçoit d’un prêtre cinq sous in mutuo et s’engage à lui fournir un jour de corvée par semaine pendant cinq ans26. Mais ce seul texte, tardif par rapport aux formules franques, suffit pour laisser penser que la prestation en travail est un 20   Formulae Andecavenses, 38, éd. K. Zeumer, Formulae Merowingici et Karolini aevi, Hanovre, 1886 (MGH, Leges, 5), p. 17. 21   Cf. A. Rio, Freedom and unfreedom in early Medieval Francia : the evidence of the legal formulary, dans Past and Present, 193, novembre 2006, p. 7-40 : p. 27-32, spéc. p. 31 ; Ead., High and low : ties of dependence in the Frankish kingdoms, dans Transactions of the Royal Historical Society, 6e s., 18, 2008, p. 43-68 : p. 48. Pour d’autres exemples de prestations en travail consécutives à un prêt : Form. Marculfi, II, 27 et Cartae senonicae, 3, éd. Zeumer p. 93 et 186 ; R. Poupardin, Fragments du recueil perdu de formules franques dites « Formulae Pithoei », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 69, 1908, p. 643-662 : p. 655 n° LXXII. 22   Form. Marculfi, II, 27, éd. Zeumer, p. 93. 23   Nov. 134, 7 : interdiction au créancier de retenir en gage ou en service les enfants de leurs débiteurs ; Grégoire le Grand s’insurge à plusieurs reprises contre cette pratique : Reg. Ep. III, 55 ; IV, 43 (cette dernière lettre particulièrement intéressante par la manière dont il incite le defensor Fantinus à négocier pour ramener une dette de 150 sous à 60, voire moins). 24   Form. Marculfi, II, 28 et Cartae senonicae, 4, éd. Zeumer p. 93 et 187. 25   A. Rio, Les formulaires mérovingiens et carolingiens. Tradition manuscrite et réception, dans Francia, 35, 2008, p. 327-348. 26   Codex diplomaticus Cavensis, I, cité n. 16, n° 95.



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élément négociable dans la relation socio-économique de crédit entre faibles et puissants et qu’elle est susceptible d’une prise de risque sans état d’âme, indépendamment de la lourdeur de ses conséquences selon que l’emprunt est dicté par la nécessité de la survie – la servitude pour dettes – ou par les besoins de l’investissement – pour faire bref, travailler plus pour gagner plus. Pour de plus fortunés, il est également possible, mais tout aussi rarement attesté, d’engager le travail d’autrui, comme on le voit au Xe siècle dans un emprunt de quarante sous contracté auprès de Cluny en échange d’un nombre indéterminé de dépendants (homines franci) d’une villa27. Enfin, l’on pourrait presque considérer que la relation de crédit se glisse jusque dans la relation féodo-vassalique : le seigneur catalan qui, au XIe siècle, prête en chomanda des armes au miles qu’il équipe, reçoit de lui le service armé en guise d’intérêt, étant entendu toutefois que ce dernier ne devrait pas songer à le racheter pour se libérer de cette dette morale28. Nous n’avons pas gardé non plus beaucoup de traces documentaires relatives aux mises en gage d’objets qui étaient probablement des plus courantes et supposaient une bonne connaissance de leur valeur monétaire mais qui pour le coup ne devaient guère donner lieu à rédaction d’actes. Or les témoignages abondent dès que l’on se tourne du côté des trésors d’églises. Dans l’inventaire du trésor de Ripoll dressé en 979 figure une corne à boire donnée par un certain Guillaume in tale pactum usque dum eum redimeret ; celui de 1008 fait état d’un anneau d’or avec une « très belle » pierre, que détient un certain Gerucius in pignus29. Cette dernière formulation n’est pas sans poser problème : Gerucius est-il un moine de Ripoll qui a prêté de l’argent à un particulier et a déposé au trésor de l’institution l’objet qui lui a été remis en gage, ou s’agit-il d’un personnage extérieur à l’abbaye auprès duquel celle-ci a gagé un élément de son mobilier qui continue de figurer sur l’inventaire mais dont est signalé le dessaisissement momentané ? Que les éléments du trésor ecclésiastique puis27   Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, I, n° 157, sub a. 910-927 (= III, n° 1841, sub a. 990 ca). Il va de soi que l’engagement de prestations en travail de tenanciers est implicite dès que la terre elle-même devient le support de la caution. 28   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, II, p. 570. 29   E. Junyent i Fubirà, Diplomatari i escrits literaris de l’abat i bisbe Oliba, Barcelone, 1992 (Institut d’estudis catalans, Memòries de la Secció històrico-arqueològica, 44), nos 3 (= R. Ordeig i Mata, Els comtats d’Ordona i Manresa… cité n. 15, II, n° 1288) et 37. Autre exemple cité par P. Bonnassie, La Catalogne…, I, p. 393 : en 1010, pour obtenir le prêt de quarante pièces d’or, le frère du vicomte de Barcelone engage deux coupes, puis vend un hanap pour les racheter ; ibid., p. 403, pour des livres, armes, objets d’argenterie mis en gage et indiqués dans des testaments de la première moitié du XIe siècle.



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sent être aliénés n’est au reste un secret pour personne, puisque le droit canonique, au-delà d’une interdiction de fond reposant sur le principe que seules des mains pures peuvent toucher des choses sacrées30 – d’où la récurrence de la mention des juifs sur ce thème, ce qui ne signifie pas forcément qu’ils sont plus actifs que d’autres dans le trafic des objets de culte31 –, est assez souple pour le permettre même pour les vasa sacrata, après autorisation de l’évêque et selon une casuistique ancienne souvent reprise en tout ou partie par le législateur32. Dans une lettre écrite en 845 à l’abbé de Saint-Denis, Loup de Ferrières évoque la distractio de vases et d’ornements provoquée par la pénurie dans laquelle se trouve son monastère, dans ce qui fut probablement plutôt une mise au clou qu’une vente pure et

30   Éz. 44, 19 ; cf. MGH, Capitula episcoporum, II, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, p. 39-40 (capitulaire d’Hincmar, 852, c. 11) ; Decretales Pseudo-Isidorianae et capitula Angilramni, éd. P. Hinschius, Leipzig, 1863, p. 183 (Étienne Ier, c. 3) ; voir encore le c. 4 du synode de Ravenne de 1014 : MGH, Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I, éd. L. Weiland, Hanovre, 1893, n° 30, p. 62. 31   B. Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Paris-La Haye, 1960, p. 318-319. 32   Ambroise (De officiis II, 28) et Grégoire le Grand (Ep. IV, 17 ; VII, 13 et 35 ; IX, 52) autorisent l’aliénation pour le secours aux pauvres, le rachat des captifs et la construction de cimetières. Voir aussi l’Epitome Juliani CXI, 8 (éd. G. Hänel, Leipzig, 1873, p. 143, repris par P. Fiorelli et A. M. Bartoletti Colombo, Florence, 1996, p. 175) à propos du rachat des captifs ; de même, si les objets sont « superflus », ils peuvent être mobilisés pour ne pas avoir à aliéner les immeubles ; l’EJ est repris en ce qui concerne les captifs par un capitulaire de Louis le Pieux en 818/819 : Capitularia regum Francorum, I, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883 [MGH, Legum sectio, 2], n° 138, c. 13, p. 277. La législation épiscopale carolingienne revient volontiers sur la question, le plus souvent sur la base du capitulaire de 818/819, qui était passé chez Anségise (I, 88, éd. G. Schmitz, MGH, Cap. regum Francorum, n. s., I, Hanovre, 1996, p. 485) et Benoît Lévite (I, 216, éd. G. H. Pertz, MGH, Leges, II-2, Hanovre, 1837, p. 57) : MGH, Capitula episcoporum, t. I, éd. P. Brommer, Hanovre, 1984, p. 189 c. 5 (Gautier d’Orléans, 869/870 : autorisation pour le rachat des captifs et réparation des toits des églises) ; t. II, éd. R. Pokorny et M. Stratmann, Hanovre, 1995, p. 132 c. 20 (Hérard de Tours, 858 : interdiction absque licentia episcopi) ; t. III, éd. R. Pokorny, Hanovre, 1995, p. 102 c. 4 (cap. Reginensia, Xe s., Fr. du Nord ou Lotharingie : reprend Hérard), p. 169 c. 6 (cap. Trecensia, Xe s., Lotharingie : reprend Hérard). — Une lettre attribuée à Fulbert de Chartres mais forgée vraisemblablement vers la fin du XIIe siècle développe cette casuistique : Fulbert de Chartres, Œuvres : correspondance, controverse, poésie, Chartres, 2006, p. 78-87 (= PL, CXLI, col. 260-264) ; cf. C. Violante, I vescovi dell’Italia centro-settentrionale e lo sviluppo dell’economia monetaria, dans Vescovi e diocesi in Italia nel medioevo (secc. IX-XIII), Padoue, 1964 (Italia sacra, 5), p. 193-217 : p. 198-199 (= Id., Studi sulla cristianità medioevale, Milan, 1972, p. 325-347 : p . 330-331) et, pour le retrait de l’attribution à Fulbert, F. Behrends, Two spurious letters in the Fulbert collection, dans Revue bénédictine, 80, 1970, p. 253-275. Du même Fulbert, voir aussi la lettre 15 (Œuvres…, p. 86), écrite entre 1006 et 1028 : quidam nummularius vasa ecclesiae sibi loco vadimonii in arca servabat…



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simple33. D’autres ont peut-être des motifs moins avouables, comme l’évêque Rothade de Soissons, qui mit en gage un calice d’or orné de pierres précieuses auprès d’un couple de cabaretiers et des couronnes d’argent auprès d’un juif, tous objets qui furent rachetés par un missus du roi en 86234. Les donateurs, au reste, se méfient : en 903, un bienfaiteur de l’abbaye de Flavigny qui ajoute à une importante cession foncière la donation d’une croix d’or décorée de pierres précieuses prend soin d’ajouter une clause de non-aliénation à son sujet35. Cependant, les actes de crédit conservés, à l’exception des formules et du texte de la Trinité de Cava cité plus haut, sont tous relatifs à des gages fonciers. Sous des appellations variées selon les régions et parfois les époques (cautio, fiducia [Italie du Centre et du Nord], impignoratio, subpignoratio, mutuum, praestatio, exceptionnellement concam[b]ium36), ce sont eux qui fournissent la matière de l’enquête. Quelques traits communs La première caractéristique des actes de crédit est qu’ils ne se cachent pas. Les mots, dans leur technicité et leur variété (creditor, debitor, debitus/um, pignus, impignorare, impignorator, mutuus, mutuare, fiducia, infiduciare, affeduciare, cautio, incautionare, foenus, fenerare, sanare, sanatio, obligatio, vadium, vadimonium), renvoient pour beaucoup au lexique tardo-antique du maniement de l’argent. Pas d’hypocrisie non plus quant à l’intérêt : usura(e), peut-on lire au VIe siècle dans la Ravenne ostrogothique et en Gaule mérovingienne aussi bien qu’au début du IXe siècle dans le Milanais ou en Pouille à la fin du Xe siècle37 ; dans l’Italie lombarde du VIIIe siècle, on l’a vu à propos 33   Loup de Ferrières, Correspondance, éd. et trad. L. Levillain, I, Paris, 1927 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 10), lettre 45, p. 188 (= MGH, Epistolae, VI, éd. E. Perels, Berlin, 1925, ep. 32, p. 40, l. 19-20). — Quand, en 585, l’évêque de Poitiers Marovée, rançonné par la soldatesque de Gontran, fait briser un calice pour en faire des monnaies et se racheter lui et sa cité, il s’agit en revanche d’une perte sèche. 34   MGH, Epistolae, VIII-1, éd. E. Perels, Berlin, 1939, n° 169, p. 150, l. 25-28. 35   The Cartulary of Flavigny 717-1113, éd. C. B. Bouchard, Cambridge (Mass.), 1991 (Medieval Academy Books, 99), n° 26 p. 79. 36   Dans le sens de « change » (d’une terre contre de l’argent) : Recueil des actes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, III, n° 1766 (a. 987-996). À rapprocher de l’acte de Saint-Vanne de Verdun de 968, qui se présente sous la forme d’une commutatio : une église contre la somme qui manque à l’emprunteur (pecunia qua valde indigebat) pour rejoindre l’expédition militaire en Italie (H. Bloch, Die älteren Urkunden… cité n. 17, n° 19). 37   O. J. Tjäder, Die nichtliterarischen lateinischen Papyri Italiens…, II, cité n. 7, n° 34. — Grégoire de Tours, Histoire des Francs, éd. B. Krusch et B. Levison, Hanovre, 19512 (MGH, Script. rer. Merov. I, 1), III, 34, p. 138 : pecuniam tuam cum usuris legitimis reddimus ; VII, 23, p. 343 :



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de l’acte de 748 cité plus haut, on employait onus, que d’autres transforment en honor (honor solidi), en un glissement digne d’être noté, qui n’est peut-être pas seulement orthographique mais aussi sémantique38 ; ailleurs, labor, auquel font écho les solidi laboratorii évoqués en 829 à propos du commerce maritime entre Venise et Byzance dans le testament du doge Justinien Partecipazio, qui espérait en retirer de quoi augmenter sa dotation en faveur du monastère S. Zaccaria de Venise39 ; ailleurs encore lucrum, produm, conquistum, beneficium40. Tout le monde est d’accord, et pas seulement dans l’Espagne chrétienne où l’intérêt et même le taux d’intérêt sont inscrits dans la loi wisigothique qui elle-même a repris les prescriptions justiniennes en la matière41, sur l’existence dudit intérêt, sans barrière entre clercs et laïcs ni réticence mentale. Dans ces conditions, si ne pas exiger l’intérêt sous forme monétaire est une attitude commune – bien qu’il se trouve d’éclatantes exceptions dès avant le XIIe siècle42 –, il paraît difdes débiteurs promettent de reddendo pecuniae fenore cum usuris. — G. Porro Lambertenghi, Codex diplomaticus Langobardiae... cité n. 17, n° 85: pro usuris eorum de susprascriptis dinariis... — Le pergamene di S. Nicola di Bari... cité n. 16, n° 7 (Trani, 999) : abeo debitum et dum pro meis peccatis accrescit mihi usuram, congruum est mihi ex rebus mea venundare, ut deliberarem ipse debitum, ut ipsam usuram amplius non accrescat… ; cf. J.-M. Martin, La Pouille... cité n. 16, p. 477. 38   Acte milanais de 748 cité supra, n. 9 ; novelle 19 de Liutprand, a. 721 ; E. Falconi, Le carte più antiche di S. Antonino di Piacenza... cité n. 13, n° 2 (vers Plaisance, 795) : prêt de vingt et une onces d’argent, pro quibus honoris etc. ; Codex diplomaticus Cavensis, IV, Milan-Naples-Pise, 1877, n° 649 (Lucera, 1012) : propter honorem solidorum… 39   ChLA, XXVIII, cité n. 9, n° 859 (Milan, 796) : versement annuel d’une quantité fixe de vin pro lavores eorum (denariorum) ; Le pergamene di S. Nicola di Bari… cité n. 16, fr. 4 (Bari, 994) : engagement du fruit d’une vigne pendant six ans, in labore ex ipsi solidi ; L. Lanfranchi et B. Strina, Ss. Ilario e Benedetto e S. Gregorio, Venise, 1965 (Fonti per la storia di Venezia, Sez. II – Archivi ecclesiastici – Diocesi Castellana), n° 2, p. 19, 21 (cum... laboratoriis solidis, si salva de navigacione reversa fuerint... ; cf. G. Rösch, Mercatura e moneta, dans Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima, I : Origini – Età ducale, Rome, 1992, p. 549-573 : p. 551). 40   Lucrum : E. Junyent i Subira, Diplomatari de la Catedral de Vic (segles IX-X), Vic-Arxiu, 1996, n° 610 (a. 997) = (= R. Ordeig i Mata, Els comtats d’Ordona i Manresa… cité n. 15, III, n° 1740 : subpignoro tibi... pro manchoso I de auro cum suo lucrum... ; Histoire générale de Languedoc..., V, cité n. 17, n° 106, col. 233. — Produm : Codex diplomaticus Cavensis, VI, Milan-Naples-Pise, 1884, n° 916 (a. 1037) ; VII, 1888, nos 928 et 1111 (a. 1038 et 1048), etc. — Conquistum : Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny... cité n. 14, I, n° 732 (a. 949) et nombreuses occurrences postérieures. — Beneficium : Formulae Wisigothicae, éd. Zeumer, n° 38, p. 591-592. 41   Lex Visigothorum, éd. Karl Zeumer, Hanovre-Leipzig, 1902 (MGH, Leges, 1 ; Leges nationum Germanicarum, 1), V, 8 (usure monétaire) et 9 (usure sur les produits agricoles), p. 230 ; sur le crédit à Byzance, A. Laiou, Exchange and trade, seventh-twelfth centuries, dans Ead. (dir.), Economic History of Byzantium. From the seventh through the fifteenth Century, II, Washington, 2002, p. 697-759 : p. 710 et suiv. ; D. Gofas, The Byzantine law of interest, ibid., III, p. 10951104. 42   L’intérêt monétaire se pratique à Salerne dès les années 1030, à hauteur de 20 % (de quinque tari boni in sex, de quinque solidi in sex)  : Codex diplomaticus Cavensis, VI, n°  928 (a. 1038) ; VII, n° 1111 (a. 1048) ; cf. J.-M. Martin, Economia naturale… cité n. 16, p. 216.



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ficile de la voir dictée par un souci de tourner l’interdit, que celui-ci soit « seulement » moral ou relève du droit et de ses éventuelles sanctions comme ont tenté de l’imposer les Carolingiens43. Échelonner l’intérêt sous la forme du versement en nature ou ne pas évoquer le loyer de l’argent en l’intégrant par exemple dans le montant prêté sont des choix techniques. S’il existe une attitude religieuse vis-à-vis du crédit, elle est tout au plus de renoncer explicitement à l’intérêt voire au capital lui-même pour des motifs de piété, dans un geste de générosité qui fait certes honneur à celui qui en prend l’initiative, mais qui relève du même esprit que l’affranchissement par voie testamentaire : manifestation d’un jour au terme de l’existence44, sauf à en faire plus pour faire preuve d’une largitas royale – Theudebert Ier refusa ainsi le remboursement des sept mille pièces d’or qu’il avait prêtées avec intérêt à Didier de Verdun pour relever sa cité45 – ou pour prétendre à la sainteté – dans les années 920, Odon de Cluny défendit sur ce thème la mémoire de Géraud d’Aurillac († 918) contre ceux qui lui faisaient la réputation d’un dur en affaires vis-à-vis de ses débiteurs46. Les accès de pudeur sont toutefois réservés aux sources narratives47, de même que la condamnation est limitée à la norme, dont Il est probable en revanche que, dans le cartulaire de Cluny, la prévision d’un conquistum de huit sous par an pour rémunérer un prêt du même montant sur une durée de quinze ans soit le fruit d’une erreur de copie : Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, II, n° 1159. 43   Sur ce point, voir désormais la synthèse de H. Siems, Handel und Wucher im Spiegel frühmittelalterlicher Rechtsquellen, Hanovre, 1992 (MGH Schriften, 35), chap. 5 p. 500 et suiv. 44   Voir par exemple le testament du diacre barcelonais Guillem en 1018 : chargeant ses exécuteurs testamentaires de réclamer diverses sommes prêtées, il remet l’intérêt (lucrum) aux débiteurs, voire le capital s’il s’avère qu’ils sont trop pauvres : Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona…, I, cité n. 15, n° 138 ; cf. P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 382. Disposition analogue dans le testament de l’archevêque de Narbonne Ermengaud vers 1005 : Histoire général de Languedoc…, V, cité n. 17, n° 164, col. 350. 45   Grégoire de Tours, Histoire des Francs, III, 34, éd. Krusch-Levison, p. 138. Childebert Ier agit probablement de la même façon, en subventionnant dans un premier temps la fondation de Saint-Georges de Bouloire (Sarthe) puis en renonçant regaliter à récupérer son adjutorium ex rebus fisci : M. Weidemann, Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit. Actus Pontificum Cenomannis in urbe degentium und Gesta Aldrici, I, Mayence, 2002, p. 80. 46   Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi comitis Auriliacensis, dans PL, CXXXIII, col. 639-704 : I, 24, col. 657A (non solum augmentum wadii, sed etiam capitale [debitori] relaxabat) ; cf. P. Bonnassie, La monnaie et les échanges en Auvergne et Rouergue aux Xe et XIe siècles d’après les sources hagiographiques, dans Annales du Midi, 90, 1978, p. 275-289 : p. 281 (= Id., Les sociétés de l’an mil. Un monde entre deux âges, Bruxelles, 2001 [Bibliothèque du Moyen Âge, 18], p. 199-213 : p. 205). 47   Voir encore la manière dont Hariulf présente le prêt consenti par Notker de Liège à Saint-Riquier, insistant sur le fait que l’évêque ne préleva « que » l’usufruit des domaines engagés, non alio suspecto foenore (supra, n. 10). 



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le volontarisme varie au gré des crises frumentaires et du souci affiché du législateur de protéger les pauperes48. D’où un deuxième trait commun, celui de la nature de la caution : pour que l’intérêt existe et puisqu’il conditionne le crédit, il doit être digne de son nom. L’engagement foncier se rapporte donc à des biens rentables, voire spéculatifs : pièces de vigne en Italie du Nord et du Centre, en Bourgogne, en Espagne ; olivaies en Italie du Sud, œillets de saline en Bretagne, pêcheries parfois49, moulins pas encore ; sur le tard, droits d’usage ou droits seigneuriaux50 ; celui qui n’a à proposer qu’un champ labourable ne peut espérer emprunter beaucoup. Troisième trait, celui qui combine à la fois la libre circulation du crédit et l’immobilisation du bien gagé. Tant qu’elle dure, et sauf exception, la relation de crédit tend à geler la circulation de la terre par la présence fréquente de clauses de non-aliénation jusqu’au remboursement, freinant ainsi le jeu du marché foncier. Nombreux sont en revanche les actes de crédit qui contiennent une clause au porteur permettant au créancier de céder le parchemin à un tiers, lequel pourra le faire valoir à échéance. Ainsi, autant les traites peuvent être léguées aux héritiers ou sanctifiées par une donation pieuse et figurent donc en bonne place dans les testaments51, autant elles peuvent être, plus ordinairement, transmises à d’autres que les parents, comme des effets de commerce52. En 819, un certain Magnus a gagé un bien pris sur son héritage contre quarante-cinq sous prêtés par son frère, vidame de l’Église de Lucques ; cinq ans plus tard, l’évêque s’est subs48   Le capitulaire de Nimègue de 806 (Capitularia regum Francorum, I, cité n. 32, n° 46), toujours cité comme emblématique du passage de l’interdit de l’usure dans le champ du droit civil, est ainsi lié à un épisode de famine dans l’hiver 805-806 ; de même, l’inquiétude exprimée par Charles le Chauve auprès d’Hincmar à propos de clercs usuriers sévissant à Laon est-elle dictée par la disette de 868 : cf. G. Schmitz, Wucher in Laon. Eine neue Quelle zu Karl dem Kahlen und Hinkmar von Reims, dans Deutsches Archiv, 37, 1981, p. 529-558. 49   Regii Neapolitani archivi monumenta, I, Naples, 1845, n° 256, a. 997 : engagement d’une pièce de terre et d’une part de piscina. 50   Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona…, I, cité n. 15, n° 114 (a. 991-1014) : Quantum nos abere debemus in ipsos mansos, ipsas alberga et forc(i)as et toltas, sic inpignoramus tibi… ; Histoire générale de Languedoc…, V, cité n. 17, n° 186, col. 382 (a. 1027) : engagement d’un cours d’eau auprès de Saint-Michel de Cuxa, qui pourra le canaliser jusque sur ses propres terres. 51   Bel exemple catalan en 981, quand un nommé Guitard affecte les sommes qui lui sont dues à cinq églises différentes à raison d’une pesa d’or chacune (dont une au profit du sanctuaire italien de Saint-Michel au mont Gargan), étant entendu que les pièces de vigne cautionnant les dettes reviendront auxdites églises si les dettes ne sont pas remboursées. 52   Voir déjà les Form. Visigothicae, 38, éd. Zeumer, p. 592 ; cf. H. Brunner, Die fränkisch-romanische Urkunde als Wertpapier [1877], dans Id., Forschungen zur Geschichte des deutschen und französischen Rechtes, Stuttgart, 1894, p. 524-631 : p. 555-556.



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titué à ce dernier entre-temps décédé, en sa qualité de dispensator du défunt53. En 819 encore, à Bussolengo près de Vérone, un prêtre avait cédé une fiducia relative à une vigne située sur le lac de Garde à deux sœurs du village, qui raflèrent la mise en 823 quand le débiteur s’avéra incapable de rembourser54. Il faut alors tirer les conséquences de l’éventualité toujours possible d’un transfert. Peut-être ira-t-on contracter un emprunt auprès de quelqu’un avec lequel existe un lien préalable et auquel le langage notarial donnera volontiers du dilectus ou de l’amicus ; mais ce parent par le sang, l’alliance ou l’esprit, cet ami ou ce patron a tout loisir de débarrasser la dépendance/clientèle à peine créée de sa gangue sociale, ou tout au moins d’en changer les termes : ce qui devrait amener à nuancer certains discours iréniques sur l’interprétation à donner des transactions foncières au haut Moyen Âge. Quand, dans les listes qui énumèrent les éléments d’un patrimoine mobilier, on voit apparaître après divers objets et têtes de bétail l’expression vague « et tout ce qu’on me doit », il faut se représenter des effets de crédit mais renoncer à connaître la relation des débiteurs avec l’emprunteur. Variantes juridiques La forme juridique la plus répandue du crédit répond à la définition du mort-gage telle que l’a formulée Hans Van Werveke à propos d’opérations qu’il ne constatait dans sa région d’étude qu’à partir des années 1060. Elle peut être reprise avec un léger correctif  : «  un contrat par lequel l’usufruit d’un bien est aliéné en gage d’un prêt, bien dont le créancier peut percevoir les revenus sans que ceux-ci soient déduits du capital [emprunté] »55 ; ce par opposition au vif-gage, où les revenus se déduisent du capital emprunté et permettent peu à peu de l’amortir – le vif-gage, plus intéressant pour le débiteur, n’est pas attesté sauf erreur pour la période considérée. La Catalogne, où le mort-gage n’apparaîtrait qu’au milieu du XIe  siècle56, offre une variante à ce schéma commun, en ce que l’engagement entraîne un transfert complet de propriété, de meo jure in tuo jure, l’emprunteur devenant donc usufruitier ; au délai convenu, il devra restituer la

  ChLA, 2e s., LXXIV, cité n. 17, n° 38 ; LXXV, cité n. 17, n° 28.   ChLA, 2e s., LX, cité n. 17, n° 20. 55   H. Van Werveke, Le mort-gage… cité n. 10, p. 54. 56   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 403. 53 54



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somme cum suo lucro, là où les autres prélèvent l’intérêt de manière progressive mais pas forcement plus indolore. Cependant, le crédit peut prendre d’autres formes, attestées de manière marginale. La plus simple, qui se rapproche par ses effets juridiques des usages catalans, est la vente à réméré, c’est-à-dire la vente du gage pour la durée du prêt. Deux exemples peuvent être signalés, à Guérande, en 853 et 86157. Mais à bien y regarder, la différence avec le mort-gage « ordinaire » est minime : d’abord parce que les prêteurs des opérations de mort-gage sont dits parfois emptores et les débiteurs venditores (non seulement en Bretagne, mais aussi en Lyonnais et en Provence)58, d’autre part parce que le fruit du bien, comme dans le mort-gage, est destiné en tout ou partie au créancier, enfin et surtout parce que le débouché naturel d’un prêt sur gage non remboursé est une vente au créancier, ou son équivalent. Quoi qu’il en soit, il faut se garder des catégories trop tranchées, car la situation sur le terrain s’ingénie à multiplier les nuances et à créer des zones grises. En Bourgogne, la plupart des contrats fixent le montant du conquistum que fournira le débiteur à chaque récolte (un ou plusieurs muids de vin par exemple). Dans le comté de Plaisance, ceux qui gagent leurs biens auprès du recteur de l’église rurale de Varsi les reçoivent en retour par le biais d’un contrat livellaire, ce qui suggère un degré d’aliénation élevé, à la catalane, que ne laissent guère deviner les actes de prêt eux-mêmes ; même chose dans le Milanais, où certains notaires, plutôt que d’établir deux pièces successives, ont inventé un type documentaire particulier, glissant dans un même acte du formulaire de la cartula fiduciae à celui du livellum à part de fruit et redevance monétaire : une telle situation était au reste envisagée dans le Bréviaire d’Alaric59. Or pour peu que l’engagement et le

  Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, nos 60 et 95 ; cf. A. Chédeville, Le rôle de la monnaie et l’apparition du crédit dans les pays de l’ouest de la France, XIe-XIIe siècles, dans Cahiers de civilisation médiévale, 17, 1974, p. 305-325 : p. 318 ; Id., Société et économie… cité n. 12, p. 37 ; N.-Y. Tonnerre, Naissance de la Bretagne. Géographie historique et structures sociales de la Bretagne méridionale (Nantais et Vannetais) de la fin du VIIIe à la fin du XIIe siècle, Nantes, 1994, p. 251. 58   Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, nos 169 (a. 863) ; Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, I, nos 46 (a. 892), 62 (a. 898), 654bis (a. 944), 679 (a. 946) ; II, nos 1047 (a. 958), 1125 (a. 962) etc. ; au t. III, l’acte n° 2420 (a. 997-1031) a été archivé comme une emptio, d’après le titulus dorsal ; Cartulaire de Saint-André-le-Bas de Vienne… cité n. 17, n° 137 (a. 890). 59   ChLA, 2e s., LXVIII, cité n. 13, n° 6 (a. 812) ; G. Porro Lambertenghi, Codex diplomaticus Langobardiae... cité n. 17, n° 85 ; Interpr. Sent. Pauli V, 7, 5 : precario (possidere videtur) qui per precem postulat, ut ei in possessione permissu domini vel creditoris fiduciarii commorari licet. 57



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livellum soient consignés dans deux actes séparés et que le premier n’ait pas été conservé, ou que l’on considère que le livellum se suffit à lui-même, et toute trace écrite de l’emprunt disparaît… aux yeux de l’historien sinon à ceux des contemporains60. À  Plaisance encore, d’autres engagent auprès de leurs propres locataires les terres sur lesquelles ceux-ci sont déjà installés, brouillant ainsi la relation de dépendance économique et peut-être sociale61. Autre forme encore, celle par laquelle les monastères ont su mobiliser leurs patrimoines pour lever des capitaux importants destinés à financer des projets d’envergure. Après l’incendie de leur abbaye et le pillage de leur trésor par les Sarrasins en 881 à Capoue, les moines de Saint-Vincent-au-Volturne repliés à Capoue durent trouver les ressources pour racheter leurs confrères prisonniers puis pour reconstruire les bâtiments. D’où une campagne auprès de personnalités susceptibles de fournir des liquidités, invitées à prêter des fonds moyennant la cession de terrains sous forme livellaire : pour trentecinq livres d’argent et un sou de cens annuel, Léon d’Isernia bénéficie pendant vingt-neuf ans des revenus d’une dépendance de Saint-Vincent, étant entendu que les moines récupéreront le bien au bout de ce délai ; Godenus, protospathaire impérial, obtient pour dix nomismata et un cens annuel de dix miliaresia l’ensemble des biens du monastère dans le gastaldat d’Acerenza ; l’évêché de Naples prête cent livres d’argent contre un gualdus en Liburie62. La même technique du contrat agraire à longue durée, à entrage élevé et cens faible est employée, en passant parfois sous silence le fait qu’il s’agit avant tout d’engagements, pour financer des lotissements de villages fortifiés de Saint-Clément de Casauria au Xe et au début du XIe siècle, et à Farfa à partir des années 109063. L’avance d’argent frais assortie d’une clause de préemption sur une vente éventuelle peut aussi avoir valeur de prêt, même si ce n’est apparemment pas sa fonction première. En échange d’un versement d’argent réduit (de l’ordre de trois à quatre sous) est établie une cartula oblicacionis aux termes de laquelle le bénéficiaire s’engage à ne   Voir infra, texte correspondant à la note 140.   P. Galetti, Le carte... cité n. 13, n° 6 (a. 796). 62   Il Chronicon Vulturnense… cité n. 16, nos 74 (a. 885), 76 (a. 893) et p. 14. Voir aussi les nos 89-90. 63   L. Feller, Les Abruzzes médiévales. Territoire, économie e société en Italie centrale du IXe au XIIe siècle, Rome, 1998 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 300), p. 221 et suiv. ; P. Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, I, Rome, 1973 (BEFAR, 221), p. 609. 60 61



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pas aliéner un bien à un autre qu’à son bienfaiteur, « au juste prix », faute de quoi ledit bien passerait gratuitement à l’autre64. Que le donataire se trouve dans le besoin, et l’on verra dans ces transactions l’octroi d’un crédit gratuit qui est un bon moyen d’étendre l’influence et l’assise foncière du donateur. Cependant, dans la mesure où les cas documentés se rapportent surtout à des transactions entre parents, il est difficile de démêler ce qui relève d’une démarche de crédit et ce qui tient de la prise d’option plus ou moins contrainte sur une terre que l’on souhaite garder dans le patrimoine familial. De telles opérations ne sont alors pas sans risque (faible il est vrai, vu la modestie des montants en jeu) : en 895 près de Plaisance, les héritiers d’un bailleur de fonds se disent trop pauvres pour pouvoir acheter une terre sur laquelle pesait depuis des années cette contrainte et concèdent à l’ancien bénéficiaire de la somme le droit de l’aliéner comme il l’entend, tout en lui rendant la cartula oblicacionis ; dans l’affaire, le créditeur aura investi à perte65. Délais, garanties et garants, risque Les délais du mort-gage relèvent le plus souvent du court (d’un mois à un an) ou du moyen terme (jusqu’à dix ans), plus rarement du long et pour des sommes généralement réduites ; ils sont donc plutôt du côté de la consommation que de l’investissement, sans que celui-ci soit exclu66. Les actes de Plaisance et de Saint-Vincent de Mâcon montrent qu’il y a corrélation entre la durée de l’engagement et le montant du prêt, de l’ordre d’un an pour un sou. Sauf exceptions, dès que le délai s’allonge, disons au-delà de dix ans, c’est que le bien gagé est de faible rentabilité financière : ainsi, alors qu’à Mâcon le revenu annuel d’une pièce de vigne vaut le plus souvent intérêt pour un sou prêté, il s’en trouve pour engager un simple champ pour trente ans en échange d’un prêt d’à peine un sou et demi ; inversement, d’autres pourront recevoir deux livres et demie à deux ans en engageant une série de biens à l’intérieur d’une villa67. J’en déduis d’une part que le critère de mesure est bien celui d’un taux d’intérêt, 64   ChLA, 2e s., LXVI, cité n. 13, nos 3 et 5 (a. 884) ; G. Porro-Lambertenghi, Codex diplomaticus Langobardiae… cité n. 17, n° 260 (a. 875). 65   ChLA, 2e s., LXXI (Italy XLIII), éd. C. Mantegna, Dietikon-Zurich, 2007, n° 6. 66   Infra, texte correspondant aux notes 108 et suiv. 67   Cartulaire de Saint-Vincent de Mâcon… cité n. 14, nos 389 (engagement d’un champ à trente ans pour dix-huit deniers), 222 (une vigne et autre biens sis dans une villa, à deux ans, pour quarante-six sous).



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qui doit être jugé suffisant pour le profit du créancier, d’autre part que plus le prêt est élevé et le délai restreint, plus l’emprunteur est aisé économiquement et vice versa, indépendamment de tous autres facteurs d’ordre social qui pourraient brouiller ou nuancer cette corrélation. De l’interdiction implicite de rembourser avant terme et de l’impossibilité pour le débiteur de contracter d’autres engagements qui lui permettraient par exemple de rembourser une première dette68, on a volontiers conclu (Génestal) que le mort-gage est moins destiné à procurer un revenu pour le créancier qu’à augmenter son patrimoine, spécialement quand il s’agit d’établissements ecclésiastiques. L’affirmation mérite d’être nuancée69, ne serait-ce que par l’observation de la nature des biens gagés et parce que les exemples ne manquent pas du souci d’une bonne perception de l’intérêt durant le temps souhaité, en prévoyant par exemple, en cas d’intempéries qui endommageraient la récolte et diminueraient d’autant le revenu procuré par le fruit, de changer la nature du fruit perçu ou de compenser l’année suivante, voire après rachat de la dette70. Non que les créanciers ne nourrissent pas quelque espoir d’obtenir définitivement le gage : la sanction du non-remboursement, à savoir le transfert du bien « comme s’il avait été vendu », est inscrite dans le contrat ; elle se double parfois (en Italie) de clauses de préemption au cas où le débiteur serait amené à vendre avant terme, avec ou sans déduction de la somme empruntée dans le prix de vente – c’est probablement l’absence d’une telle clause qui, dans les années 850, permit à deux frères du comté de Plaisance de céder un terrain sur lequel pesait une fiducia à un tiers, empêchant le créancier de réaliser une bonne affaire ; celui-ci eut beau protester en justice, il dut se contenter du remboursement de la dette à terme échu71. Mais avant d’en arriver là se présentent bien des possibilités. Selon les cas, les délais sont ou non reconductibles, avec de multiples variantes qui mêlent l’application répétitive des coutumes locales et le jeu des négociations révélatrices de la position de force de chacune des parties. En Bretagne sont le plus souvent prévus deux renouvellements successifs (usque ad caput 68   Exemple à Milan en 809 : interdiction d’inprumudare auprès d’un tiers pour solder la dette (G. Porro-Lambertenghi, Codex diplomaticus Langobardiae… cité n. 17, n° 85). 69   Voir déjà E. Z. Tabuteau, Transfers of property… cité n. 1. 70   ChLA, XXVIII, cité n. 9, n° 859 (Milan, 796) : l’intérêt, fixé à trois outres de vin par an, sera payé en fromage si la vendange est mauvaise. P. Ourliac et A.-M. Magnou, Cartulaire de l’abbaye de Lézat, I, cité n. 17, n° 734 (années 1020) : report d’un an sur l’autre. 71   ChLA, 2e s., LXV, cité n. 17, n° 1.



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trium septem annorum, par exemple), mais certains actes n’envisagent pas de reconduire le délai ou à l’inverse, passée la première date butoir, renvoient le remboursement à un futur indéfini jusqu’à ce que le débiteur soit en mesure de racheter sa terre – cette dernière possibilité, du report vague usque in diem solutionis, est celle qui prévaut en Bourgogne et à Plaisance. Les conditions fixées à l’emprunteur sont ainsi plutôt lâches, tout simplement parce qu’il est de l’intérêt bien compris du bailleur de fonds de jouer sur le temps en percevant le fruit du terrain. Au plus bas de l’échelle, qui ne met en gage que des champs, de faible rapport, pourra en céder le fruit à perpétuité72. Il y a fort à parier en revanche que, là où l’exigence est forte quant au délai, elle vienne du débiteur lui-même – soucieux de se libérer de sa dette et confiant dans ses capacités de le faire ou suffisamment puissant pour qu’une saisie exécutoire de son bien relève de l’illusion – plutôt que d’un créancier avide guettant la première occasion d’augmenter son patrimoine : en 813 par exemple, deux habitants de Pescia en Toscane empruntent douze sous pour une durée de six ans, au risque d’avoir à payer le double s’ils ne rendent pas la somme à terme échu mais, ceci compensant cela, ils ont la possibilité de rembourser avant ; en 1027, le comte de Barcelone engage pour onze mois un alleu pris sur son héritage paternel à hauteur de deux mille sous sans se préoccuper de faire introduire une clause de prorogation dans le contrat73. À l’inverse, un certain Bernard, secundum seculi dignitatem vir clarissimus, qui souscrit comme miles, négocie en l’an mil une « convention » de prêt (et non une banale carta pignorationis) de deux cents sous avec Cluny, qu’il remboursera quand il voudra74. Quant aux comtes de Carcassonne, ils n’eurent pas de difficulté, dans les années 970, à trouver des financements extérieurs pour racheter une dette de mille sous, ce qui suppose qu’ils n’étaient pas liés par une clause les empêchant de solliciter un tiers pour se libérer de leur premier emprunt75. Des institutions peuvent aussi se permettre de poser leurs propres conditions en matière de rachat, stipulant de pouvoir le faire quand il leur semblera bon ou interdisant que le rachat soit effectué

  Cartulaire de Saint-André-le-Bas de Vienne… cité n. 17, n° 137.   ChLA, 2e s., LXXIV, cité n. 17, n° 4 ; Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona…, I, cité n. 15, n° 181. 74   Recueil des actes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, III, n° 2532. 75   Histoire générale de Languedoc…, V, cité n. 17, n° 106 ; cf. J. de Malafosse, Contribution à l’étude du crédit… cité n. 1, p. 117-119. 72 73



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par un autre qu’elles pour ne pas risquer l’aliénation définitive du bien76. Partout, la recherche de sécurité passe par le fait que la valeur de la caution est supérieure à celle de la somme empruntée. En certaines régions sont aussi exigés de manière explicite (mais non systématique) des garants en sus de l’emprunteur lui-même et de son bien, garants volontiers choisis parmi les parents proches : fidejussores sive dilisindi en Bretagne77, mediatores en Italie méridionale – ces derniers pouvant se porter caution jusqu’au triple de la valeur du gage78. C’est contre eux que le prêteur se retournera pour faire pression sur celui qui lui doit de l’argent : et quelle pression plus efficace que celle du surnaturel quand, selon deux adaptations de la légende byzantine du « Christ garant », le fidéjusseur choisi est le « bras fort » du Christ, comme à Ravenne dans le récit que fait Agnellus au IXe siècle, ou un saint, comme Euphebius à Naples79 ? Dans les autres régions, la nonmention de fidéjusseur(s) dans les actes ne signifie pas forcément qu’ils aient été absents des transactions : témoin l’affaire qui opposa en 693 l’abbaye de Saint-Denis à Ermenoald, qui prétendait ne pas s’être porté caution (wadio de mano [creditoris] numquam adchramissit) de l’évêque (de Rouen ?) Ansbert pour quinze cents livres d’huile et cent fûts de bon vin assignés à l’évêque à titre, vraisemblablement, de prêt80 ; ou encore, à la fin du Xe siècle en Galice, l’obligation devant 76   Ainsi pour la mise en gage d’un gualdus en Liburie par Saint-Vincent-au-Volturne auprès de l’évêché de Naples : Chronicon Vulturnense… cité n. 16, II, p. 14 ; voir aussi Cartulaire de l’abbaye de Lézat, I, cité n. 17, n° 734. 77   W. Davies, Small worlds… cité n. 12, p. 135 ; Ead., Suretyship in the Cartulaire de Redon, dans T. M. Charles-Eward, M. E. Owen et D. B Walters, Lawyers and laymen. Studies in the history of law presented to Professor Dafydd Jenkins on his seventy-fifth birthday, Cardiff, 1986, p. 72-91: p. 78-79 (= Ead., Brittany in the early Middle Ages. Texts and societies, Farnham, 2009 [Variorum collected studies series, 924], article n° 8). 78   Codex diplomaticus Cavensis, I, cité n. 16, n° 91 (a. 882). 79   Agnelli Ravennatis Liber pontificalis ecclesiae Ravennatis, éd. D. M. Deliyannis, Turnhout, 2006 (Corpus Christianorum, Continuatio mediaevalis, 199), c. 30, p. 179-184 (istut brachium Salvatoris fortis et terribilis ipse sit fidejussor…) ; Libellus miraculorum S. Ephebi [BHL 2705], éd. B. Capasso, Monumenta ad Neapolitani ducatus historiam pertinentia, I, Naples, 1881, p. 331335 (ipsum [Ephebum]mihi mediatorem constitue...) ; cf. J.-M. Sansterre, La vénération des images à Ravenne dans le haut Moyen Âge  : notes sur une forme de dévotion peu connue, dans Revue Mabillon, 68 (n. s., 7), 1996, p. 5-21 : p. 8-12 ; Id., La caution de S. Euphebius. Une variante napolitaine de la légende byzantine du « Christ garant », dans Analecta Bollandiana, 113, 1995, p. 293-296. — Sur le recours à l’icône comme témoin pour contrer le débiteur indélicat, v. B. N. Nelson et J. Starr, The legend of the divine surety and the Jewish moneylender, dans Annales de l’Institut de philosophie et d’histoire orientales et slaves, 7, 1939-1944, p. 289-338. 80   MGH, Diplomata regum Francorum e stirpe Merovingica, éd. T. Kölzer, Hanovre, 2001, n° 137; sur l’affaire, cf. A. Vandenbossche, Le cautionnement en Gaule dans les droits franc et burgonde, dans Les sûretés personnelles, II : Moyen Âge et Temps modernes, Bruxelles, 1971 (Recueils de la



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laquelle se trouva un couple de faire jouer la caution du frère de l’épouse, contraint de prélever sur la propriété familiale pour solder une dette en pain et en vin81. De manière attendue, aussi, il est bon d’impliquer le plus possible d’éventuels ayants droit sur les biens engagés, pour se garder de tout litige. Les emprunteurs sont moins des individus que des couples mariés, des frères, une veuve et ses enfants etc. ; si tel n’est pas le cas, des mécanismes de compensation sont régulièrement prévus au cas où un ayant droit voudrait vendre sa part, où il faudrait dégager du pignus une « morgengabe » etc.82 Au-delà de l’analyse technique de ces divers mécanismes se pose la question du risque. Puisque celui qui avance les fonds s’entoure de toutes les garanties pour non seulement récupérer sa mise mais aussi s’assurer le versement de l’intérêt, le risque est a priori d’abord celui de l’emprunteur. Cependant, deux points de vue s’affrontent, entre qui crie au calcul voire au cynisme des prêteurs83 – à commencer par les institutions religieuses gagnantes à tout coup  – et qui, comme Dominique Barthélemy, estime d’après le «  contexte social » de sa région d’étude que le risque est au contraire du créancier, dès lors qu’il évite la vente à celui qui à besoin de numéraire et fait «  un

Société Jean Bodin…, 29), p. 27-33 : p. 26-27 ; P. Fouracre, « Placita » and the settlement of disputes in later Merovingian Francia, dans W. Davies et P. Fouracre (éd.), The settlement of disputes in early medieval Europe, Cambridge, 1986, p. 23-43 : p. 27-31. — Un ajout à la loi salique datant probablement du IXe  siècle (Pactus legis Salicae, I, 2  : Systematischer Text, éd. K. A. Eckhardt, Göttingen-Berlin-Francfort, 1957 [Germanenrechte, Neue Folge, Westgermanisches Recht, 1, 2], p. 368) règle la relation entre debitor et fidejussor, mais le texte ne permet pas de savoir s’il envisage le cas de sommes à payer dans le cadre d’une amende ou à rembourser dans celui d’un crédit. 81   O Tombo de Celanova : estudio introductorio, edición e índices (ss. IX-XII), éd. J. M. Andrade Cernadas, I, Saint-Jacques-de-Compostelle, 1995, n° 368 ; cf. W. Davies, Countergift in tenthcentury Northern Iberia, dans A. Deyermond et M. Ryan (éd.), Symposium on early medieval Spain. Papers of the Medieval Hispanic research Seminar, Londres, à paraître ; Ead., On suretyship in tenth-century Northern Iberia, dans J. Escalona Monge et A. Reynolds (éd.), Scale and scale change : Western Europe in the first millennium, Turnhout, sous presse. 82   Codex diplomaticus Cavensis, I, cité n. 16, nos 56 (a. 859 : engagement à deux ans de la moitié d’une sors appartenant au frère de l’emprunteur ; si le frère, absent, revient et désire vendre son bien, l’emprunteur devra gager l’équivalent ou rembourser), 70 (a. 871 : si la mère de l’emprunteur veut prélever le quart du bien gagé comme c’est son droit, il y aura compensation en bétail). Ailleurs, l’on dit explicitement que ne pèsent sur e bien gagé ni dette, ni morgengabe, ni service « seigneurial » : Codice diplomatico barese, IV, cité n. 16, fr. 4 (a. 994). 83   Voir, entre autres, M. Castaing-Sicard, Les contrats dans le très ancien droit toulousain (XeXIIIe siècle), Toulouse, 1959, p. 245 : « Le prêt n’est pas un acte amical destiné à aider l’emprunteur à franchir un mauvais pas, c’est un placement, une spéculation du prêteur… »



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authentique geste de bonne volonté à l’égard de l’emprunteur »84. La sagesse est sans doute de ne pas choisir entre les deux options. La tradition documentaire exalte le risque du débiteur, mettant au premier plan les situations difficiles consécutives à l’insolvabilité, semblant ainsi abonder dans le sens de la déploration sur les conséquences du processus de l’endettement pour les pauperes, dénoncées par Césaire d’Arles au VIe siècle pour le paiement de l’impôt comme par les conciles de l’époque carolingienne pour les prêts de soudure85. Mais l’on sait bien que les emprunts qui finissent mal sont par nature surreprésentés. Vis-à-vis des institutions religieuses, le non-remboursement, c’est-à-dire la renonciation à un bien valant plus que les liquidités reçues – donc une donation –, peut par ailleurs être un choix raisonné, spontané ou fortement suggéré, qui fonde ou préserve une relation d’échange et peut servir à terme une ascension sociale86. À la fin du Xe siècle, les moines du Mont Saint-Michel ont ainsi manié à la fois la compensation économique et le chantage à la prière pour dissuader un héritier de récupérer les parts d’une église que son père avait engagées auprès d’eux87. Certains secteurs de l’économie monastique semblent au reste avoir été particulièrement concernés par de telles absences de rachat, inscrites à demi-mot dès la conclusion des contrats : en 870, deux salines furent ainsi affectées avec l’accord « enthousiaste » (libentissime) de l’engageant à l’hospitale pauperum de Saint-Sauveur de Redon en garantie d’une somme de vingt et un sous prélevée sur les fonds ordinairement réservés à l’acquisition de la nourriture des pauvres ; la caution se trouvait ainsi investie d’une

  D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au XIVe siècle, Paris, 1993, p. 702. 85   Sancti Caesarii Arelatensis Sermones, éd. G. Morin, 2e éd., II, Turnhout, 1953 (Corpus Christianorum, Series Latina, 104), n° 154, p. 629 ; MGH, Concilia, II, 2, éd. A. Werminghoff, Hanovre-Leipzig, 1906, p. 646 : evenire solet, ut pro uno frumenti modio taliter mutuato tres aut certe quattuor modii a pauperibus tempore messis violenter exigantur. Quod et de modio vini similiter fieri solet. Sunt etiam alii crudelissimi feneratores, qui tempore necessitatis nihil commodare pauperibus volunt, nisi messellas suas et vineolas et pratella ea ratione in pignus dederint, ut quicquid frugum in his colligi pro parvo quod mutuum acceperunt, ex asse amittant (Paris, 829). Cf. H. Siems, Handel und Wucher... cité n. 43, p. 551; M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Paris, 1978, p. 43-44, 49. 86   G. Duby, La société… cité n. 14, p. 53, donne deux exemples de personnes « qui grimpent » sans récupérer leur mise. 87   The cartulary of the abbey of Mont saint-Michel… cité n. 17, n° 47 : l’héritier commence par refuser puis, tandem victus precio atque orationibus quas pro meo antecessore assidue faciunt, quas, si aliter facerem, ei auferem, eis consensi. L’indication d’un precium n’est assortie d’aucun chiffre, ce qui laisse penser qu’il n’a peut-être rien touché du tout. Cf. S. Wood, The proprietary Church… cité n. 1, p. 772. 84



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valeur symbolique qui rendait plus difficile le rachat de ce qui devenait une rente perpétuelle ; la même procédure fut utilisée au service de l’aumône de Saint-Amand à partir des années 106088. Dans un autre registre, l’on imagine bien que même dans un système de mort-gage, celui qui s’est endetté vis-à-vis d’un inférieur puisse différer le remboursement, ne pas rembourser ou cesser de payer l’intérêt en toute impunité, car son créancier attachera plus de prix à la relation sociale qu’à l’apurement de la situation économique : le risque est alors imposé et/ou assumé. D’où le fréquent constat de prêts « consentis » par plus petit que soi, où l’on devine aisément que se trouver à la tête de numéraire pour une raison ou l’autre n’est pas toujours une position commode car elle expose aux pressions des puissants, aussi prompts à solliciter que lents à restituer. Comment refuser de prêter à l’archevêque de Narbonne quand celui-ci se présente à la porte d’une petite abbaye comme Saint-Pierre de Caunes, en Minervois  ? Tout au plus gardera-t-on la mémoire du crédit, à défaut d’un acte en bonne et due forme : en 873, les moines de Caunes ne disposaient visiblement pas de reconnaissance écrite de dette (et n’avaient pour caution que la bonne parole du prélat ?), quand ils eurent recours à des témoins pour prouver leur bonne foi dans leur réclamation d’impayés au successeur de l’archevêque Fredulfus89. Le prêt à fonds perdus fait aussi partie des aléas de la relation seigneuriale, comme s’en aperçut à ses dépens l’un des frères de Guibert de Nogent qui était miles en Beauvaisis ou, pour prendre un exemple dans un tout autre contexte géographique et économique, le protospathaire et hypate Eustathe Boïlas : le premier, après plusieurs réclamations à son seigneur, tenta de rentrer dans ses fonds en se faisant attribuer une prébende canoniale mais la manœuvre échoua90 ; quant à Boïlas, il dut se contenter d’inscrire dans son testament (1059) les créances qu’il détenait de plusieurs membres de la famille du duc

88   Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, n° 234 ; H. Platelle, Le temporel de l’abbaye de Saint-Amand des origines à 1340, Paris, 1962, p. 148-149. — Voir aussi un engagement auprès de la mensa fratrum de Saint-Vincent de Mâcon au milieu du Xe siècle : Cartulaire de SaintVincent de Mâcon… cité n. 14, n° 346. 89   Histoire générale de Languedoc, II, Toulouse, 1876, n° 183, col. 371 ; voir le texte correspondant à la note 92. 90   Guibert de Nogent, Autobiographie, éd. et trad. R.-L. Labande, Paris, 1981 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 34), p. 42-43.



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d’Édesse qu’il servit durant deux générations sans espoir de recouvrer jamais les sommes avancées91. Les « pauvres » et les élites face au crédit a) L’argent ou les grains, une fausse alternative ? Qui engage son bien le fait le plus souvent pour obtenir du numéraire. La soif de l’argent s’exprime au reste dans les deux sens, car autant est précisé le fait que sont prêtées des espèces sonnantes et trébuchantes, autant les créanciers demandent à obtenir en retour des liquidités, en veillant au change pour que la monnaie rendue ne soit pas dépréciée par rapport à la somme de départ. Un exemple peut valoir pour tous, celui qu’offrent deux actes lucquois : en 813, deux frères prennent en mutuum douze sous « en bons deniers purs, gros, dépensables de monnaie de Pavie, de Milan et de Lucques, à raison de douze deniers comptés par sou » ; en 819, un certain Magnus obtient de son frère douze deniers « bons, dépensables etc. » contre gage foncier, à charge pour lui, quand son frère les lui réclamera, de les restituer dans les trente jours en bons deniers, « les meilleurs qui puissent se trouver sur la place de Lucques à cette date »92. Cette insistance sur la liquidité met en lumière l’un des ressorts du crédit, qui est que la motivation de l’endettement ne se résout pas à une alternative entre la nécessité du pauvre et le pari de l’investisseur : elle est en premier lieu dictée par le manque de métal monnayé dans un contexte où il paraît toujours difficile de s’en procurer en quantité – de la part du créditeur, l’exigence du remboursement en espèces peut ainsi apparaître comme un obstacle à l’extinction de la dette. Au reste, le fait que pour en obtenir on puisse fournir un gage foncier implique d’être libre propriétaire du bien engagé ; ou, pour le dire autrement, pauvreté en liquidités et pauvreté en terre sont deux réalités qui ne se recouvrent pas à tout coup. Se pose alors la question de l’interprétation des prêts de denrées alimentaires comme les céréales ou le vin, curieusement bien attestés en Catalogne et en León mais extrêmement rares ailleurs (un cas en

  P. Lemerle, Le testament d’Eustathe Boïlas (avril 1059), dans Id., Cinq études sur le XIe siècle byzantin, Paris, 1977, p. 15-63 : p. 22 l. 61-71 et 31 ; cf. É. Patlagean, Un Moyen Âge grec. Byzance, IXe-XVe siècle, Paris, 2007, p. 178. 92   ChLA, 2e s., LXXIV, cité n. 17, nos 4 et 38. Pour la fin de la période étudiée, voir par exemple Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona… cité n. 15, I, n° 114 (a. 991-1014). 91



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Bretagne, un autre en Languedoc avant l’an mille)93. Certains sont liés à une consommation d’élite, comme celle de l’archevêque de Narbonne Fredulfus, mort en 873 en laissant une ardoise de trois cent-cinquante sous auprès de Saint-Pierre de Caunes en Minervois qui lui avait « prêté et vendu » du froment, du vin, de l’argent, un mulet et des chevaux pour un montant total de quatre-cent soixantedix sous94. Certains relèvent d’opérations commerciales, comme celles auxquelles se livre au début du XIe siècle le juif catalan Benvist Nathan, qui emprunte de grosses quantités de grains visiblement destinées à la revente95. Mais tous les autres ? Du fait qu’ils sont volontiers contractés en hiver, l’on invoque des emprunts « de soudure »96 révélateurs de la fragilité de la condition paysanne. Il n’est pas sûr cependant que l’explication vaille à tout coup, car sauf à penser que les conditions de la production aient été particulièrement dures en Péninsule ibérique ou que la paysannerie catalane ou léonaise ait eu un meilleur accès à la documentation écrite que dans tout le reste de l’Europe, comment expliquer un contraste si net dans la répartition géographique des prêts de denrées ? Dans une région où les produits agricoles et le bétail ont longtemps servi de monnaie97, en particulier pour solder les achats fonciers, n’est-il pas normal que le crédit passe par le même truchement ? En Catalogne en particulier, le maintien d’une telle pratique après l’afflux d’or musulman qui débute dans les années 980 a pu tenir au moins en partie de la persistance, quelque temps durant, de mécanismes relevant de l’« économie naturelle ». D’où les conclusions suivantes : 1) l’« apparition » du crédit dans les textes

93   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 239, 405, 431. — Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), I (775-952), éd. E. Sáez, León, 1987 (Fuentes y estudios de historia leonese, 41), n° 258 (a. 952 : vente d’une terre contre quatre mesures de grain que tenebamus ad lucrum) ; II (953-985), éd. E. Sáez et C. Sáez, León, 1990 (Fuentes…, 42), n° 371 (a. 964 : vente d’une terre contre le grain, le fromage et le vin quod debuimus nos a tibi…) ; G. Cavero Domínguez et E. Martín López, Colección documental de la catedral de Astorga, I (646-1126), León, 1999 (Fuentes…, 77), n° 96 (a. 961 : donation consécutive au non-remboursement de seize mesures de vin). — Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, n° 34 (a. 826). 94   Acte cité supra n. 89. 95   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 431. 96   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 405 ; G. Feliu et J. M. Salrach (dir.), Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona… cité n. 15, I, p. 231. 97   J. Gautier Dalché, L’histoire monétaire de l’Espagne septentrionale et centrale du IXe au XIIe siècle. Quelques réflexions sur divers problèmes, dans Anuario de estudios medievales, 6, 1949, p. 43-95 (= Id., Économie et société dans les pays de la Couronne de Castille, Londres, 1982 [Selected studies series 149], article n° XI) ; W. Davies, Sales, price and valuation in Galicia and Castile-León in the tenth century, dans Early medieval Europe, 11, 2002, p. 149-174.



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catalans au dernier tiers du Xe siècle ne me paraît pas devoir être liée à une meilleure disponibilité en monnaie métallique – car alors comment pourrait-on justifier sa forte présence en Bretagne, région qui ne paraît guère caractérisée par une plus grande vivacité monétaire que celles qui l’entourent ?98 –, mais plutôt à des questions d’ordre documentaire touchant soit à la mise en écriture soit à la conservation99  ; 2) il est rien moins certain que les engagements de biens destinés à obtenir des grains ou du vin soient majoritairement dictés par la faim ; puisque les actes qui font état d’une telle motivation sont l’exception100, il faut se résoudre à ignorer la part relative de ceux qui le sont et celle de ceux qui ne le sont pas ; 3) cette constatation pose une nouvelle fois la question de l’appréhension du sort de la paysannerie au sens strict ; en matière de crédit, celui-ci nous échappe très largement jusqu’au XIIe siècle. b) Créanciers et débiteurs Le moteur du crédit est assurément la différence de richesse. Cependant, nous avons vu que, indépendamment de la fortune globale, compte autant voire davantage le fait de disposer de numéraire dans un contexte où celui-ci est rare. Au premier rang des créanciers sont certes ceux qui disposent de rentrées liquides à la fois régulières et concentrées sur un moment précis de l’année : autrement dit les grands propriétaires par le biais de l’impôt, des dîmes ou des cens.   La Bretagne dispose au IXe siècle des ateliers carolingiens de Nantes et de Rennes et de la proximité de celui de Melle ; Rennes et Melle sont représentés dans les fouilles de Locronan (Ph. Guigon, Les résidences aristocratiques de l’époque carolingienne en Bretagne : l’exemple de Locronan, dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 69, 1992, p. 5-42 : p. 35-36). Les princes bretons ne se privent pas d’imiter les deniers de Charles le Chauve (G. Salaün, Pour en finir avec Charles le Chauve en Bretagne, dans Bulletin de la Société française de numismatique, 58, 2003, p. 184-185). Mais la région n’est que faiblement représentée sur la carte des trésors de monnaies carolingiennes par rapport à ses voisines (deux seulement : Saint-Brieux, environ 70 monnaies de Charles le Chauve enfouies vers 864-875 ; Rennes, enfoui vers 915-923, 136 monnaies dont 91 de Charles le Chauve ; cf. J. Duplessy, Les trésors monétaires médiévaux et modernes découverts en France, I : 751-1223, Paris, 1985, nos 274 et 293) ; cf. D. Metcalf, A sketch of the currency on the time of Charles the Bald, dans M. T. Gibson et J. L. Nelson, Charles the Bald. Court and kingdom, 2e éd., Aldershot, 1990, p. 65-97 : p. 77 et carte p. 70. 99   Comme P. Bonnassie en faisait lui-même l’hypothèse, sans s’y attarder : La Catalogne… cité n. 15, I, p. 399 ; rappelons que la documentation catalane est aussi mince au IXe siècle (comparée par exemple à celle de l’Italie) qu’elle est abondante au siècle suivant, spécialement à partir des années 920. 100   Je ne peux guère citer, avant l’an mil, qu’un acte clunisien des environs de 960, dans lequel un couple d’emprunteurs déclare : coegit nos necessitas (Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, II, n° 1093). 98



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L’aristocratie laïque y figure mais n’est (effet de sources ?) que peu représentée parmi les bailleurs de fonds101. Ce sont avant tout les institutions religieuses – évêchés, collégiales, monastères mais aussi églises rurales comme celle de Saint-Pierre de Varsi au sud du comté de Plaisance, qui dans les années 810-820 redistribue sous forme de prêts l’argent drainé sur les fidèles ou les tenanciers102. Face à cette prégnance de l’élite constituée, qu’il faut toutefois pondérer du fait de la tradition documentaire103, se distingue la Catalogne de la fin du Xe siècle où, si l’on suit Pierre Bonnassie, l’afflux de l’or en provenance d’Al-Andalous est tel que la possibilité de se livrer au crédit n’est en aucune façon le fait des églises d’abord104. Mais où que l’on soit, cela n’exclut pas le paysan qui, heureux au marché, se trouve tout d’un coup à la tête d’un capital en espèces, si réduit soit-il105. Entre les deux, il faut placer les individus qui ne travaillent pas la terre sans pour autant tirer le principal de leurs revenus de la rente foncière, mais tiennent leurs disponibilités en numéraire de l’exercice de fonctions publiques et/ou d’activités marchandes ou artisanales  : au VIIIe siècle, les « Totonides » de Campione du fait du commerce de l’huile d’olive106 ; au IXe siècle, les écoutètes Pierre de Niviano ou Folcuin de Rankweil, le forgeron breton Carantcar107 ; dans les années 1020, ceux qui font du crédit commercial comme le Catalan Benvist Nathan déjà cité108. Ceux-là sont bien identifiés. Mais il y a aussi tous ceux qui sont les acteurs récurrents du crédit, c’est-à-dire dépositaires de plusieurs actes d’endettement sans que l’on sache toujours ce qui   Deux exemples : Alahis, le gastald lucquois du VIIIe siècle cité supra, texte correspondant à la note 6 ; la vicomtesse de Carcassonne Adélaïde, qui mentionne dans son testament de 978 des vignes qu’elle tient en gage (Histoire générale de Languedoc, V, cité n. 17, n° 130, col. 286). 102   ChLA, 2e s., LXVIII, cité n. 13, nos 7 et 12. 103   E. Z. Tabuteau, Transfers of property… cité n. 1, p. 80-81, fait ainsi noter qu’au XIe siècle certaines églises normandes, contrairement à ce que laisserait penser la lecture de Génestal, ne pratiquent pas du tout le crédit. 104   P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 400. 105   Comme l’a noté G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise… cité n. 14, p. 52. 106   Acte de 748 cité supra n. 9 ; cf. S. Gasparri, Mercanti o possessori ? Profilo di un ceto dominante in un’età di transizione, dans Id. Et C. La Rocca (éd.), Carte di famiglia. Strategie, rappresentazione e memoria del gruppo famigliare di Totone di Campione (721-877), Rome, 2005, p. 157-177: p. 170, 175-176. 107   ChLA, 2e s., CI, cité n. 18, n° 15 ; cf. F. Bougard, Pierre de Niviano, sculdassius, dit le Spolétin, et le gouvernement du comté de Plaisance à l’époque carolingienne, dans Journal des savants, juillet-décembre 1996 , p. 291-337 : p. 296 et 301 ; Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, n° 265 (a. 844-849). 108   Supra, n. 95. 101



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motive leur présence dans le circuit. Quelque juifs ; quelques chrétiens laïcs dont rien ne transpire par ailleurs ; surtout, des clercs, qui pour certains peuvent tirer leurs revenus de la gestion d’églises rurales, ce qui rejoint le cas de Saint-Pierre de Varsi cité plus haut109, mais qui pour d’autres sont volontiers considérés comme hommes de paille – entendons : paravents – des institutions dont ils dépendent, sans qu’il y ait cependant beaucoup d’arguments pour étayer l’affirmation. De fait, les exemples d’abbés ou d’évêques prêtant sans masque au nom des institutions qu’ils dirigent sans passer par des tiers ne manquent pas : les cas de Redon et Cluny suffisent à le montrer du côté monastique ; peut leur faire pendant pour les évêques celui de Rathier de Vérone, qui préleva sur le trésor de son église près de trente livres, avancées à titre de mutuum à ses adversaires pour leur permettre de payer l’amende à laquelle il les avait lui-même fait condamner110. Si les établissements ecclésiastiques ont recours à des hommes de paille, ou plutôt à des intermédiaires, ce peut-être pour plusieurs raisons. La moins convaincante est d’éviter la réprobation morale liée au crédit, puisque les autorités ne s’en privent pas ni ne s’en cachent. Une autre tient à la « délicatesse » vis-à-vis des débiteurs, car qui fait partie des couches supérieures tend à s’endetter envers plus petit que soi, pour ne pas ajouter une dépendance à une autre, tandis qu’à l’inverse ou de manière symétrique, pour les élites rurales qui prêtent des sommes réduites de manière occasionnelle, la disponibilité à financer les besoins en monnaie des voisins ou des proches procure une satisfaction immédiate en termes d’influence, avant même le profit matériel à terme. Une troisième, peut-être la bonne, est d’ordre juridique : l’intermédiaire est sollicité dès lors que les actes documentant et garantissant les prêts n’emploient pas le lexique du crédit mais celui de l’aliénation définitive : le clerc créancier est alors celui qui permet le passage d’une propriété à une autre de manière claire, concentrant sur sa tête pendant un temps donné le montant du prêt et l’engagement foncier du débiteur111.

  Supra, n. 102 ; cf. W. Davies, Priests and rural communities in East Brittany in the ninth century, dans Études celtiques, 20, 1983, p. 177-197 : p. 183-184 (= Ead., Brittany in the early Middle Ages… cité n. 77, article n° 5). 110   Rathier de Vérone, Epistolae, éd. F. Weigle, Die Briefe des Bischofs Rather von Verona, 2e éd., Munich, 1977 (MGH, Die Briefe der deutschen Kaiserzeit, 1), n° 33, p. 185. 111   Cf. les travaux de C. Violante et G. Rossetti cités n. 2. 109



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c) Consommer, investir, commercer Le ressort de l’endettement le plus facile à percevoir, mais peutêtre le plus trompeur aussi, nous l’avons vu, est la faim et la nécessité alimentaire de consommer. L’emprunt auquel elle contraint est le « premier acte du processus de déclassement » (Guy Bois) et mène à terme à la « litanie de la misère » (Pierre Bonnassie) que récitent les actes d’aliénation définitive des biens gagés112. Les dettes contractées en hiver pour se procurer du grain ne devraient a priori guère laisser de doute sur ce point. De même, il est fréquent de lire des histoires plus ou moins tristes de cessions de biens du fait du non-paiement des intérêts113 ou de l’incapacité à rembourser le capital de la part du débiteur ou de ses héritiers : omnia cecidit sicut antedicta fiducia legibatur, constate désabusé un Italien contraint de se séparer d’une pièce de vigne en 823114, tandis que d’autres brodent à loisir sur la necessitas famis. Attention cependant au biais documentaire déjà évoqué. Attention aussi à la rhétorique de la faim, qui peut n’être qu’un morceau de bravoure obligé de la part des veuves et des orphelins pour obtenir de l’autorité la permission de céder des biens hérités d’un mari ou d’un père défunt : la loi lombarde n’interdit-elle pas aux moins de dix-huit ans d’aliéner tout bien, sauf pour se libérer de la charge d’une dette paternelle, après expertise mandatée par les pouvoirs publics ?115 L’argument de la necessitas, au reste, s’applique aussi bien aux églises, qui l’invoquent dès qu’elles aliènent – contre la norme canonique – une part de leur patrimoine116. Il n’est pas question de nier le danger de l’endettement pour les plus pauvres ; évitons toutefois de sombrer 112   G. Bois, La mutation de l’an mil. Lournand, village mâconnais de l’Antiquité au féodalisme, Paris, 1989, p. 135 ; P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 239. 113   Exemples en péninsule ibérique : Colección documental del archivo de la catedral de León…, II, cité n. 93, nos 457 et 465 (a. 978 et 979 : vente d’une pièce de vigne gagée suite au nonpaiement du vino de renobo) ; O Tombo de Celanova… cité n. 81, I, n° 411 (a. 989 : donation d’une vigne à Celanova, pro vino de renovo que non complevi per annos) ; J. M. Mínguez Fernández, Coleccíon documental del monasterio de Sahagun (Siglos IX y X), León, 1976 (Fuentes y estudios de historia leonese, 17), n° 198 (a. 962). 114   ChLA, 2e s., LX, cité n. 17, n° 20. 115   Liutprand, 19 (a. 721) : habeat potestatem, una cum notitia principis terrae istius tantum de rebus suis dandum, quantum ipsum debitum fuerit, ut ei major damnietas propter onorem solidorum non adcrescat. Le texte est invoqué, avec force pathos, en Pouille en 994 et 1012 (Le pergamene di Conversano, éd. G. Coniglio, I, Bari, 1975 [Codice diplomatico pugliese, 20], n° 27 ; Codex diplomaticus Cavensis, IV, cité n. 38, n° 649). 116   Ainsi à Lézat en 964, dont l’abbé se trouve « contraint » de vendre une terre pro necessitate ad gubernandos monachos : P. Ourliac et A.-M. Magnou, Cartulaire de l’abbaye de Lézat… cité n. 17, I, n° 772. Voir aussi la justification (angustia, necessitas) des emprunts contractés par Saint-Vincent-au-Volturne, cités supra n. 62.



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dans un tableau misérabiliste que n’autorise pas la lecture des actes de la pratique. La logique de l’endettement chez les élites est a priori la même : si le riche emprunte c’est pour consommer, qu’il s’agisse de financer un besoin immédiat ou une dépense ostentatoire destinée à s’élever ou simplement à tenir son rang par la démonstration d’un luxe passager ou l’exercice de la générosité. Tout l’éventail propre à un tel comportement économique est représenté. Les rois, s’ils sont assez riches pour le faire, prêtent aux églises en faillite, comme le font les souverains mérovingiens117. Les princes sollicitent les trésors d’église pour la guerre ou le tribut, de manière plus ou moins autoritaire : témoins les prélèvements de Siconolf de Bénévent sur le Mont-Cassin, dont se plaignent les moines mais qui n’en sont pas moins garantis par des actes de praestatio en bonne et due forme118. Les prélats ponctionnent les monastères, comme l’impécunieux Fredulfus déjà cité, archevêque de Narbonne119. Les milites gagent leurs biens pour participer aux expéditions auxquelles ils sont convoqués, comme cet homme d’armes de l’évêque de Verdun, fils de l’avoué de Saint-Vanne, qui en 968 « échangea » une église avec le monastère contre l’argent nécessaire à un départ en Italie dans l’ost levé en Lotharingie120 ; plus tard, ce fut la croisade. Pour éviter de vendre ou pour échapper à une saisie par le fisc, ceux qui sont mis à l’amende passent par le crédit comme Ibbo à la fin du VIIe siècle, condamné pour ne s’être pas présenté à l’ost convoqué par Thierry III et qui se fit prêter six cents sous (soit le wergeld d’un antrustion) par l’abbaye de Saint-Denis121, ou comme l’Alaman Cunzo subventionné par l’abbaye de Saint-Gall à hauteur de cent sous pour arriver à réunir le montant d’un « double wergeld » au tournant des VIIIe et IXe siècles, à charge pour lui de faire porter chaque année une grosse quantité de seigle jusqu’à rem-

  Supra, n. 43.   Chronica monasterii Casinensis, éd. H. Hoffmann, Hanovre, 1980 (MGH, Scriptores, 34), I, 26, p. 74-75 ; cf. F. Bougard, Trésors et mobilia italiens du haut Moyen Âge, dans J.-P. Caillet (éd.), Les trésors de sanctuaires, de l’Antiquité à l’époque romane, Nanterre, 1996 (Centre de recherches sur l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, Cahier VII), p. 161-197 : p. 193, avec autres exemples. 119   Supra n. 87. 120   H. Bloch, Die älteren Urkunden… cité n. 17, n° 19. 121   MGH, Diplomata regum Francorum e stirpe Merovingica, cité n. 80, n° 143 (694 : le fils d’Ibbo confirme la reconnaissance de dette); cf. A. J. Stoclet, Le temporel de Saint-Denis du VIIe au Xe siècle, dans J. Cuisenier et R. Guadagnin (dir.), Un village au temps de Charlemagne. Moines et paysans de l’abbaye de Saint-Denis du VIe siècle à l’An Mil, Paris, 1988, p. 94-103 : p. 100. 117 118



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boursement122 ; ou encore comme les clercs de Vérone au temps de l’évêque Rathier123. Les moines, dès lors qu’ils se gardent de toute aliénation définitive par des clauses ad hoc124 et qu’ils mobilisent des biens périphériques dans leur patrimoine, ne sont pas les derniers à emprunter pour ce qui tient probablement aussi de la consommation : au début du XIe siècle, Guillaume de Volpiano, quadam necessitate cogente, affecte deux églises récemment entrées dans les biens de SaintBénigne de Dijon pour servir de caution (loco pignoris, quod nos vadium dicimus) à un crédit de cent sous consenti par un certain Atto « le Fou »125 ; dans les années 1020, l’abbaye de Lézat engage pour soixante sous, « à trois ans et quatre vins », un alleu provenant d’une donation d’un prêtre, Benoît, qui n’est peut-être autre que le personnage avec lequel ils étaient déjà en affaire dans les années 960 pour un autre emprunt126 ; on n’est alors pas loin d’imaginer un système en circuit fermé, dans lequel une terre gagée puis « perdue » ferait à terme retour dans le lot monastique par le biais d’une donation pieuse avant d’être réinjectée une nouvelle fois dans le circuit du crédit, comme si elle était affectée à cet usage précis. Pour peu que la documentation s’y prête, l’on peut voir aussi s’égrener les prêts liés à des difficultés passagères ou durables à cause des circonstances politiques, comme dans le cas des frères Probatus et Picco au tournant des VIIIe-IXe siècles en Sabine : issus de la plus importante famille de Rieti qui cumulait épiscopat, gastaldat et dignité abbatiale dans les années 740-750, ils perdent en influence avec le passage à la domination carolingienne puis avec l’arrivée d’un Franc à la tête du duché de Spolète en 787 qui met un terme aux distributions à l’aristocratie locale par ponctions sur le fisc ducal ; ils se trouvent alors contraints d’emprunter à l’abbaye de Farfa, en deux fois, d’abord vingt mancosi d’or et quatre livres d’argent, puis six livres d’or et deux pièces de tissu d’une valeur de soixante mancosi, avant de lui céder l’ensemble de leurs biens en Sabine (ils en gardent ailleurs)

  ChLA, 2e s., CI, cité n. 18, n° 15.   Supra, n. 107. 124   Supra, n. 75. 125   M. Fauroux, Recueil des actes des ducs de Normandie (911-1066), Caen, 1961 (Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 36), n° 86 ; la dette fut rachetée par le duc Robert le Magnifique, qui devint du coup l’avoué de Saint-Bénigne. 126   P. Ourliac et A.-M. Magnou, Cartulaire de l’abbaye de Lézat… cité n. 17, I, n° 734 ; II, n° 1094. 122 123



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pour insolvabilité127. La perte de l’accès aux ressources fiscales, l’obligation peut-être d’avoir à payer une pénalité judiciaire à la suite d’une tentative de repli sur Bénévent ont rapidement placé ces notables en position de demandeurs ; les moines de Farfa, au reste, semblent avoir eu du mal à réunir l’intégralité des sommes en métal monnayé puisqu’une partie du crédit est faite sous forme de tissus, à charge sans doute pour les emprunteurs de les négocier. Cela n’a pas empêché Probatus et Picco de garder une forte position, puisqu’ils figurent dans l’assistance des plaids jusqu’aux années 830 ; mais ils sont passés à un niveau décidément inférieur à celui qui avait été le leur128. Cependant, si le crédit à la consommation est le plus visible, ce n’est peut-être pas tant du fait d’une mentalité dépensière qui serait le propre de l’élite que de l’absence d’épargne en numéraire, comme cela a souvent été noté : à peine a-t-on de l’argent à disposition que l’on s’empresse de le convertir en d’autres biens, qui dans la sphère du luxe, qui dans la terre129. Ce n’est qu’ainsi que se comprend le rôle moteur assigné à la dépense aristocratique, faite d’une demande toujours accrue, dans l’économie générale130. La capacité à mobiliser des fonds pour l’investissement, c’est-à-dire pour une dépense différée et un gain futur, n’en existe pas moins. Rien ne dit quelles étaient les motivations de celui qui, en Mâconnais, a emprunté deux livres et demie à deux ans – consommation ostentatoire ou acquisitions foncières –, mais l’on devine parfois des intentions : en 823, le fils encore sous tutelle paternelle qui a engagé une vigne sur le lac de Garde pour obtenir un prêt de deux mancosi et vingt deniers l’a peut-être fait pour agrandir son exploitation ou amener ce qui lui reviendrait en héritage à un seuil de viabilité131. S’ouvre ainsi le champ des emprunts liés au départ des enfants. Dans un autre registre, il est tentant, aussi, de voir dans les trois actes d’engagements de salines faits entre 863 et 866 par le Breton Duil par l’intermédiaire de son homo, Catlowen, pour un total de quarante-six sous, une levée d’argent frais par fondé de

127   Regesto di Farfa compilato da Greogrio di Catino, éd. Ignazio Giorgi et Ugo Balzani, II, Rome, 1879, n° 175 (a. 804). 128   Le départ des deux frères pour Bénévent est évoqué en 802 : Regesto di Farfa..., II, n° 157 ; sur le destin de la famille, cf. S. Collavini, Duchi e società locali nei ducati di Spoleto e Benevento nel secolo VIII, dans I Longobardi dei ducati di Spoleto e Benevento. Atti del XVI Congresso internazionale di studi sull’alto medioevo, I, Spolète, 2003, p. 125-166 : p. 134-136 et tableau IV. 129   G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise… cité n. 14, p. 52 ; P. Bonnassie, La Catalogne… cité n. 15, I, p. 402. 130   L. Feller, Paysans et seigneurs au Moyen Âge, VIIIe-XVe siècles, Paris, p. 138 et suiv. 131   ChLA, 2e s., LX, cité n. 17, n° 20.



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pouvoir au service de l’expansion de sa petite entreprise132. Investissement, encore, que celui des campagnes de contrats agraires à entrage élevé et cens faible lancées par les établissements monastiques d’Italie centro-méridionale pour financer leur reconstruction à la fin du IXe siècle ou l’« incastellamento » au siècle suivant133. Les prêts « dissimulés » : une pratique réservée à l’Italie ? Sauf les cas de force majeure comme la guerre ou les amendes, la grande majorité des prêts dont il a été jusqu’à présent question est toutefois relative à des sommes plutôt contenues, de l’ordre de quelques sous ou dizaines de sous. Avant le XIe siècle – voir par exemple les mille sous empruntés par les comtes de Carcassonne vers le milieu du Xe siècle, les deux mille sous du comte de Barcelone en 1027134 –, il est rare de trouver des montants supérieurs. Qu’en est-il alors des centaines de sous ou des dizaines de livres qui devaient a priori faire partie des besoins récurrents de l’élite « supérieure » ? Ou bien l’on considère que dans la plupart des régions, la masse monétaire en circulation était insuffisante pour des financements de cet ordre, ou bien la documentation afférente a disparu, ou bien encore existaient d’autres solutions. L’exemple du royaume d’Italie en fournit une. Dès le IXe siècle, ce genre de prêt s’y règle non par un acte de crédit, mais le plus souvent par un acte de vente, comme si d’entrée de jeu était envisagée l’issue finale. Les actes de crédit le suggèrent eux-mêmes, dès lors qu’ils précisent volontiers qu’en cas de non-remboursement le créancier pourra disposer du bien « comme s’il avait été vendu » ou, mieux, « comme par instrument de vente »135. Plutôt que de rédiger un texte détaillant la teneur du prêt et qui vaudrait éventuellement « comme une vente » – avec ce qu’on peut imaginer comme recours possibles contre ce qui, de fait, ne l’était pas –, ou d’établir successivement une cartula fiduciae puis une vente (ou une donation), il était plus simple de dresser d’emblée un acte aliénant clairement et définitivement le bien, acte qui serait annulé et restitué au débiteur   Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, nos 86, 169, 170 : au n° 86, Duil et Catlowen agissent ensemble ; aux nos 169-170, Catlowen agit seul jussu domini sui. 133   Supra, n. 63. 134   Supra, n. 72. 135   Exemple parmi beaucoup d’autres à Plaisance, première moitié du IXe siècle : si le débiteur ne rembourse pas, licentiam abeatis vos… inivi introire et abere in tra(n)sactum per instrumenta venditionis, tamquam si nos vobis exinde cartula vinditionis emisisemus (ChLA, 2e s., LXIV, cité n. 13, n° 35). 132



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au moment du remboursement comme le prévoyait l’effet de crédit traditionnel, ou au contraire « réalisé » par le fait de le rendre public, le plus souvent devant une assemblée de nature judiciaire136. C’est le système qui se met en place, semble-t-il, pour les prêts impliquant l’engagement de patrimoines entiers. Dans le cas de figure classique tel qu’il a été étudié par Cinzio Violante137, le prêt n’est démasqué dans les ventes qui en sont désormais le support documentaire que par l’importance du montant libellé ou parce qu’il est exprimé en chiffres ronds sans estimation mesurée sur le terrain (ne disant donc pas autre chose que la somme empruntée, augmentée peut-être de son intérêt), tandis que la documentation connexe indique que le « vendeur » continue à disposer tranquillement de son bien. Il subsiste aussi, heureusement, des pièces de parchemin où se suivent une vente puis une promesse de restitution de l’acte après remboursement : clause dont on imagine volontiers qu’elle était coupée au moment de l’annulation de la dette (plus rarement, cette clause figure au dos de l’acte). Autre signe du fait que ces ventes n’en étaient pas vraiment, les cartulae promissionis des ayants droit qui, se multipliant au XIe siècle, s’engagent à ne pas en contredire la teneur138 – manière de réintroduire de l’écrit notarié là où l’on avait voulu dans un premier temps simplifier les procédures. Mais puisque le crédit ne dit plus son nom, du moins plus au premier coup d’œil, il a été jugé « dissimulé » pour contourner l’interdit canonique, là où seule l’efficacité technique notariale est en cause. La solution mise en œuvre par les notaires a rencontré un consensus certain, puisqu’elle paraît gagner l’Italie du Nord et du Centre pour l’ensemble des prêts dans la deuxième moitié du IXe siècle au plus tard, jusqu’à ce que réapparaissent des actes de crédit plus « transparents » à la fin du XIe siècle, peut-être pour mettre fin aux difficultés nées avec le temps à faire le départ entre les

136   Ainsi en 1037 près d’Imola : un marchand vénitien présente au tribunal les cartas venditionum et obligacionum établissant que le défendeur, contumace, lui doit dix livres d’or et est mis en possession des biens (C. Manaresi, I Placiti del « regnum Italiae », III-1, Rome, 1960 [Fonti per la storia d’Italia, 97-1], n° 343). Pour d’autres exemples où la dimension du conflit n’apparaît pas, cf. F. Bougard, La justice dans le royaume d’Italie de la fin du VIIIe siècle au début du XIe siècle, Rome, 1995 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 291), p. 323328. 137   Supra, n. 2. 138   Cf. A. Ghignoli, Repromissionis pagina. Pratiche di documentazione a Pisa nel secolo XI, dans Scrineum – Rivista, 4, 2006-2007 , p. 37-107.



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documents se voulant simplement des cautions et ceux entérinant des aliénations complètes139. Plusieurs dossiers documentaires plus ou moins fournis ne peuvent se comprendre qu’avec cette clé de lecture. Les uns, au fil d’aliénations successives, racontent un endettement qui tourne mal pour le débiteur, tel celui des Leopegisi de Cologno Monzese, dont le patrimoine passa par étapes dans celui de Saint-Ambroise de Milan en l’espace d’une quarantaine d’années au IXe siècle140 ; tel aussi celui de Karol, dans les Abruzzes, pour la même période141. D’autres présentent une issue plus positive, comme celui des Ottebert, dans les Abruzzes encore, qui semble investir dans une opération d’« incastellamento » à la fin du Xe siècle au prix d’une importante mobilisation de son patrimoine142. À un niveau plus modeste, mais aussi d’interprétation plus aisée, le chartrier du sculdassius Pierre de Niviano, dans le comté de Plaisance, permet d’observer d’un peu plus près les manières de faire. Le personnage, nous l’avons vu, est acteur au grand jour du crédit local, puisqu’il prête des sommes modiques au voisinage143. Mais lui-même a ses propres besoins de financement. En 887, il prend en location pour vingt-neuf ans une série de biens à Niviano et dans les villages alentour auprès d’un certain Ornucco, moyennant un cens annuel fixe de deux sous (et non un loyer à part de fruit, ce qui a son importance). Or les biens en question avaient été acquis par Ornucco auprès d’un nommé Raginaldus, lequel les possédait en vertu d’un acte de vente… de Pierre de Niviano. Comprenons : Raginaldus, dont il n’est pas exclu par ailleurs qu’il ait été le beau-frère de Pierre, a prêté des fonds à celui-ci contre l’engagement de tout ou partie de ses biens puis a transmis la créance à un tiers – il suffisait de reproduire les   Les juristes de Pavie, dans la deuxième moitié du XIe siècle, se posent ainsi la question de savoir que faire quand le créditeur ne restitue pas l’acte de vente du bien gagé après remboursement de la dette : quel type d’action le débiteur grugé peut-il intenter contre un « vrai faux » document dont il est lui-même l’auteur juridique ? Cf. MGH, Leges, IV, Hanovre, 1868, p. 565 § 15 ; F. Bougard et L. Morelle, Prévention, appréciation et sanction du faux documentaire en justice, VIe-XIIe siècle, dans Juger le faux. Moyen Âge – Temps modernes, à paraître. 140   G. Rossetti, Società e istituzioni nel contado lombardo durante il medioevo. Cologno Monzese: i secoli VIII-X, Milan, 1968 (Archivio della Fondazione italiana per la storia amministrativa, 9), p. 101-122 ; L. Feller, Dette, stratégies matrimoniales et institution d’héritier: sur l’élite paysanne lombarde au IXe siècle, dans Revue historique, 310, 2008, p. 339-368. 141   L. Feller, A. Gramain et F. Weber, La fortune de Karol. Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au haut Moyen Âge, Rome, 2005 (Collection de l’École française de Rome, 347), p. 56-57. 142   L. Feller, Les Abruzzes… cité n. 63, p. 230-232. 143   Supra, n. 104. 139



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termes de l’acte de vente en changeant simplement le nom de l’acquéreur –, lequel laisse au débiteur la disposition de ses terres par le biais d’un contrat livellaire permettant de percevoir deux sous d’intérêt l’an, selon une formule déjà évoquée144. Puisque Pierre gardait dans ses archives les deux exemplaires du livellum, celui souscrit par Ornucco et celui portant sa propre souscription et remis au bailleur, c’est qu’il avait remboursé le crédit et récupéré sa caution145. Dix ans plus tard, voici notre sculdassius, alors sorti de charge, qui vend la totalité de son patrimoine, situé aussi bien dans le comté de Plaisance qu’« en Italie », manière de signifier que rien n’est laissé hors de la transaction, pour deux cents sous. Non-précision de la nature des terrains et immeubles concernés, somme ronde, présence de l’acte dans le chartrier du vendeur, maintien des biens dans le patrimoine familial dans les années qui suivent : autant d’indices que la vente garantissait un prêt, prêt qui fut remboursé146. Le montant avancé fournit par ailleurs une indication sur le niveau de l’ambition de Pierre, en même temps qu’une appréciation minimale de sa fortune immobilière. L’Italie est certes connue pour l’excellence de son notariat. Faitelle pour autant exception dans les techniques documentaires du crédit ? Dès lors qu’en d’autres régions l’expression de l’aboutissement d’un crédit non remboursé est le transfert « en lieu de vente » (Bourgogne)147 ou in alode et comparato (Bretagne)148, rien ne s’oppose à ce que les scribes, placés devant les mêmes situations, inventent des solutions documentaires analogues. L’enquête reste à mener. *** Qui est familier des formes et des mécanismes du crédit pour les siècles postérieurs du Moyen Âge aura reconnu bien des traits communs avec ceux présentés ici, spécialement pour l’Italie. Le taxer

  Supra, n. 58.   ChLA, 2e s., LXV, cité n. 13, nos 15-16; cf. F. Bougard, Pierre de Niviano… cité n. 107, p. 296-297. 146   ChLA, 2e s., LXVII (Italy XXXIX), éd. P. Radiciotti, Dietikon-Zurich, 2005, n° 4. La rectification de la datation par rapport à celle que j’avais proposée dans Pierre de Niviano…, p. 295 et 312, amène à modifier l’appréciation du document dans la reconstitution des vicissitudes patrimoniales de Pierre. 147   Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny… cité n. 14, I, nos 46 (a. 892), 654bis (a. 944), 732733 (a. 949). 148   Cartulaire de l’abbaye de Redon… cité n. 12, n° 34 (a. 826) 144

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d’archaïsme pour les VIIIe-Xe  siècles ou voir en cette période un moment d’« émergence » relève d’une appréciation téléologique qui n’a pas lieu d’être. Le recours à l’emprunt est semble-t-il universellement répandu, sans barrière idéologique ni sociale. Le crédit n’est a priori vecteur ni de paupérisation, ni d’enrichissement rapide par rémunération du capital, il est à mettre au rang des outils habituels de la vie économique et sociale. En ce sens, il n’est donc pas réservé, en particulier à l’élite, même s’il va de soi que ceux qui disposent d’un capital foncier important y auront accès plus aisément et de manière plus détendue face au risque qu’il représente ; quant aux créanciers, ils sont à rechercher plutôt dans les personnes morales et dans les couches moyennes plutôt que chez les grands. François Bougard Université Paris-Ouest – Nanterre – La Défense



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Annexe : les emprunts de liquidités sur les grands domaines d’après le glossaire de Paris, BnF, lat. 2685 Le manuscrit Paris, BnF, lat. 2685, daté des années « c. 850-900 » et assigné à l’aire géographique « Hollande / Belgique / France du Nord-Est », contient à partir du f. 47 une série de gloses sur divers thèmes ou à partir de diverses sources : les conciles et leurs canons (f. 47), la règle de saint Benoît (f. 48r), l’Ancien Testament (f. 48 v-57v, interrompu par quelques entrées sur Jérôme et l’évangile de Marc) puis, f. 58r-70v, une suite d’entrées thématiques comme au début du recueil. Il est surtout connu pour ses gloses en ancien haut-allemand et en anglosaxon149 mais contient aussi nombre de gloses latines. Parmi elles, celle qui définit l’enteca est depuis longtemps repérée mais n’a pas à ma connaissance fait l’objet d’un signalement particulier pour l’objet qui nous intéresse. En voici une nouvelle édition, dans la mesure où celles qui sont accessibles sont fautives au moins sur un point, ce qui gêne la compréhension. Paris, BnF, lat. 2685, f. 63r. Éd. : B. Guérard, Polyptyque de l’abbé Irminon…, I-2, Paris, 1844, p. 800-801 note 6 ; M. Thévenin, Textes relatifs aux institutions privées et publiques aux époques mérovingienne et carolingienne. Institutions privées, Paris, 1887 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire), p. 116 n° 86 (reprend Guérard et propose une correction) ; H. Schreiber, Die Glossen des Codex Parisinus 285 und ihre Verwandten, Diss. Iena, inédite (non consultée). Enteca : id est quoddam pretium commodatum. Solent enim minores homines qui angariam faciunt precare maiorem ut tantos et tantos solidos illis stet a pro ut necesse, id est in via et maiorab, ut centum aut amplius aut minusc dividere aequaliter inter minores. E contra vero, minor manus debet unusquisque per se scribere cartam quantos solidos recepisset et subscriptione firmare se redditurusd : sin autem, aut ipse aut uxor eius aut infans eius si forte ab eis non redditur pretium, maneant in servitio feneratoris. Et hoc opus quod minor facit, id est carta quam fenerator retinet pro testimonia, cirographum dicitur, et quod maior manus facit id est pretium tribuit, enteca vocatur. a) det emend. Thév. – b) in hac hora Guér. Thév. – c) u corr. sur o. – d) redditurum Guér. Thév.

  R. Bergmann, Verzeichnis der althochdeutschen und altsächsischen Glossenhandschriften…, Berlin-New York, 1973, n° 741 ; N. R. Ker, Catalogue of manuscripts containing Anglo-Saxon, 2e éd., Oxford, 1990, appendice, n° 23.

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e monastère de Bobbio, fondé au VIIe siècle par saint Colomban, se situe dans le nord de l’Italie, dans l’actuelle province de Plaisance, en Emilie-Romagne2. Dans cet article, nous allons plus particulièrement nous référer à deux documents essentiels pour l’histoire matérielle de ce monastère au IXe siècle : d’une part le Breve memorationis, d’autre part le premier d’une série de polyptyques (adbreviatio) daté de 862. Le Breve memorationis est aujourd’hui conservé auprès des Archives d’État de Turin3 et se compose d’une unique feuille de parchemin dans un bon état de conservation. Le document copie un original perdu4 et présente en continu et sans le moindre artifice d’écriture un texte relativement court (33 lignes sur le parchemin). Parmi les

1   Cet article et la communication qui l’a précédé s’inscrivent dans le cadre de la réalisation d’une thèse de doctorat, dont le thème est : « San Colombano di Bobbio. Administration et pratiques de gestion dans un monastère royal du royaume franc d’Italie (VIIIe – Xe siècles) ». Ces recherches sont menées entre l’Université Libre de Bruxelles (J-P. Devroey) et l’Università di Bologna (M. Montanari), grâce à un mandat d’aspirant du FNRS. 2   Sur l’histoire du monastère de Bobbio au Moyen Âge, voir : V. Polonio, Il monastero di San Colombano di Bobbio dalla fondazione all’epoca carolingia, Gênes, 1962 ; A. Piazza, Monastero e vescovado di Bobbio : dalla fine del 10. agli inizi del 13. secolo, Spolète, 1997 ; E. Destefanis, Il monastero di Bobbio in età altomedievale, Florence, 2002 et A. Zironi, Il monastero longobardo di Bobbio. Crocevia di uomini, manoscritti e culture, Spolète, 2004. 3   Arch. di Stato di Torino, Abbazia S. Colombano di Bobbio, Cat. 1, classe I, n. 9, qui sert directement de base aux citations reprises dans cet article. Afin d’alléger les notes, cette référence ne sera pas systématiquement répétée. On peut également consulter les éditions successives du texte dues à L. M. Hartmann, Zur Wirtschaftsgeschichte Italiens im frühen Mittelalter, Gotha, 1904, An. IV, p. 129-131; C. Cipolla, Codice Diplomatico del Monastero di S. Colombano di Bobbio fino all’anno MCCVIII, I, Rome, 1918, doc. XXXVI, p. 136-141 ; et la dernière en date de J. Semmler, Breve memorationis Walae abbatis, dans K. Hallinger (éd.), Corpus consuetudinum monasticarum, I, Initia consuetudinis benedictae consuetudines saeculi octavi et nonni, Siegburg, 1963, p. 420-422. Pour la commodité du lecteur, des renvois à la seule édition de C. Cipolla seront effectués (sous la forme CDSCB). 4   La sixième ligne du parchemin reproduit en effet en bonne partie la cinquième, ce qui indique plus que vraisemblablement un travail de copie.



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éditeurs successifs du texte, C. Cipolla5 y reconnaît une écriture du XIIe siècle tandis que L.M. Hartmann6 et M. Tosi7 datent celle-ci du IXe siècle, ce qui semble la conjecture la plus vraisemblable. Dès les premiers mots, le document dévoile sa structure générale : le texte se compose de deux parties ; la première est une énumération (distribuée en trois postes : victum, vestimentum, ceteras necessitates) des curtes affectées aux besoins de la mense conventuelle ; la seconde traite de chacun des ministeria exercés dans le monastère. Le préambule offre aussi le seul repère chronologique du document. Il serait l’œuvre du « seigneur abbé Wala »8. Ce cousin et conseiller de Charlemagne, impliqué par la suite dans les luttes de pouvoir du règne de Louis le Pieux, est en charge du monastère de Bobbio entre 833 et 835. Il serait l’instigateur des décisions consignées dans ce texte : Incipit de curtibus quas domnus abba Vuala ad victum vel ad vestimentum ordinavit fratrum seu de singulis infra monasterium ministeriis quomodo qualiterve exerceri a fratribus debeant9. C’est ainsi, et – à tort ou à raison – par analogie avec les « Statuts » d’Adalhard pour le monastère de Corbie, que le Breve est aussi connu en tant que « Statuts » de Wala pour Bobbio. Dans le cadre de cet exposé nous ne nous intéresserons qu’à la première partie du texte, celle traitant de la répartition des curtes10.

  CDSCB, I, not 3, p. 137.   L. M. Hartmann, Zur Wirtschaftsgeschichte Italiens... cit. note 3, p. 129. 7   M. Tosi ne donne qu’une édition partielle du document : M. Tosi, I monaci colombiani del secolo VII portano un rinovamento agricolo-religioso nella fascia littorale Ligure, dans Archivum Bobiense. Rivista degli archivi storici bobiensi. XIV-XV, Plaisance, 1992-1993, p. 122. 8   Les données biographiques disponibles à propos de Wala dépendent largement de l’œuvre de Paschase Radbert communément appelée Epitaphium Arsenii ou Vita Walae. Cf. E. Dümmler (éd.), Radbert’s Epitaphium Arsenii, dans Abhandlungen der königlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, Phil-Hist Kl. 2, 1899-1900, p. 1-98). Voir la monographie qui lui a été consacrée par L. Weinrich, Wala. Graf, Mönch und Rebell. Die Biographie eines Karolingers, Lübeck-Hambourg, 1963. 9   CDSCB, I, p. 139. 10   Cette partie du texte affecte pour l’essentiel la forme d’une liste de toponymes regroupés en catégories. Quelques précisions ponctuelles viennent ajouter à la densité du contenu. Voici l’extrait, présenté sans ponctuation : Has enim curtes ad victum instituit fratrum id est Rancis Casasco Audelasci et cum ceteris appenditiis suis Virdi cum omnibus appenditiis suis Vulpiclini Ovilias [Prato Silvando] Tubatia Sanctum Simphorianum Montelongo Memoriola Barbata cum Solariolo Vico Baroni cum Prato Agiuli Ceredello cum Variano Linare Sancta Resurrectione in Cariano Travano cum appenditiis suis Turris cum appenditiis suis Carice Ceredello cum Variano Linare Sancta Resurrectione in Cariano Travano cum appenditiis suis Turris cum appenditiis suis Carice Carelio Comorga Turio et omnes cellas seu laborationem quae in ipsa valle sunt (in) qua situm est monasterium et Sanctum Georgium. Has quippe ad camaram deputavit fratrum, id est Vilianum Purpurariam Sarnam Carustum Cassinas Granaria cum valle Genaria. Hae enim supersunt ad ceteras necessitates id est cella in Papia Rivalta cella Sancti Columbani cum Argile et senodochium quod est Casaleovani 5 6



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Un travail systématique de localisation des diverses curtes nommées a révélé des caractéristiques essentielles à la compréhension de la structure du texte du Breve et de la logique de succession des possessions. Il s’avère après analyse11 que les possessions du Breve memorationis se répartissent dans six grandes zones géographiques. Les curtes ad victum – les plus nombreuses – forment trois ensembles : 1. une vaste région, occupée par un réseau serré de possessions, située au nordouest du monastère, dans ce que l’on appelle l’Outre-Pô pavesan ; 2. des terres en Ligurie orientale, moins rapprochées mais distribuées régulièrement ; 3. la vallée dans laquelle se trouve le monastère (c’està-dire la vallée du Trebbia, un affluent du Pô). Les curtes ad camaram constituent apparemment un seul ensemble relativement dispersé composé de localités s’échelonnant entre Asti et Gênes – dans le Piémont et en Ligurie occidentale – même s’il convient de considérer les identifications proposées pour ces biens avec la plus grande prudence12. Enfin, les deux derniers ensembles, qui correspondent aux

Garda deputavit ad oleum Luliaticam ad ferrum Fraxenedum et curtes in Tuscia deputavit ad quascumque necessitates quae evenire solent. (Voir CDSCB, p. 139-140). 11   Les observations qui suivent sont évidemment étroitement dépendantes des identifications qui ont pu être proposées pour les toponymes présents dans la documentation ancienne. Si certaines de ces propositions s’appuient sur des éléments solides, d’autres sont très discutables et nous nous sommes tenue ici aux mieux assurées d’entre elles. Ces problèmes seront abordés plus en détail dans notre thèse de doctorat en préparation. La base de travail est fournie par G. Buzzi, Codice Diplomatico del Monastero di S. Colombano di Bobbio fino all’anno MCCVIII, III, Rome, 1918, p. 77-115. Voir aussi V. Polonio, Il monastero…cit. note 2 ; A. G. Bergamaschi, L’attività ospitaliera del monastero di San Colombano di Bobbio nell’alto Medioevo con particolare riguardo all’assistenza dei pellegrini irlandesi in Italia, dans Atti del primo Congresso europeo di storia ospitaliera (6-12 aprile 1960), Reggio Emilia, 1962, p. 119-128 ; L’édition la plus récente du texte est donnée dans Inventari altomedievali di terre, coloni e redditi, éd. A. Castagnetti, M. Luzzatti, G. Pasquali et A. Vasina, Rome, 1979 (Fonti per la Storia d’Italia, 104). Voir adbreviatio de rebus omnibus Ebobiensi monasterio pertinentibus [Bobbio], a. 862, p. 121-144, (éd. A. Castagnetti), Adbreviatio de rebus omnibus Ebobiensi monasterio pertinentibus [Bobbio], a. 883, p. 145-165 (éd. A. Castagnetti) ; Breviarium de terra Sancti Columbani [Bobbio, secolo X-XI], p. 176-192 (éd. A. Castagnetti) ; A. Piazza, Monastero e vescovado… cit.  note 2 ; G. Coperchini, Quadro ecologico e interpretazione storica del territorio piacentino - bobiense, dans Bollettino storico-piacentino, LXXIII, 2, 1988, p. 253-270 ; Idem, Le Terre di S. Colombano : La Valle in qua situm est monasterium (primo contributo), dans Archivum Bobiense, XXII, 2000, p. 291-304 ; G. Baruffi, A. Calegari, Dalla via Francigena all’alta Val Tidone : sulla rotta per San Colombano di Bobbio attraverso l’Oltrepò orientale, dans La fondazione di Bobbio, 2000, p. 249-284 ; E. Destefanis, Il monastero… cit. note 2. 12   Ces quelques localités ont très peu intéressé les chercheurs ; seuls G. Buzzi (G. Buzzi, Codice Diplomatico... cit., p. 77-115. A. G. Bergmaschi (A. G. Bergamaschi, Sul dominatus fondiario del monastero di San Colombano in Bobbio nel periodo carolingio (774-835), dans Bollettino storico piacentino, LVIII, 2-3, 1963, p. 51-75) et M. Tosi (M. Tosi, I monaci colombiani del secolo VII portano un rinovamento agricolo-religioso nella fascia littorale Ligure, dans Archivum Bobiense… cit. note 2, p. 85) proposent des identifications, d’ailleurs fort peu justifiées. Ces biens ne



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curtes ad ceteras necessitates, sont à situer pour l’un à proximité du lac de Garde, pour l’autre en Toscane.

Il existe un lien très net entre la distance qui sépare chaque zone du centre monastique et les rôles qui leur sont assignés. En effet, les régions (Outre-Pô pavesan et Ligurie orientale) affectées au victum fratrum, la nourriture des frères, autrement dit à leurs besoins les plus essentiels, sont les plus proches du monastère (à vol d’oiseau, entre trente et quatre-vingt kilomètres). Ces deux régions sont également celles qui, sur un plan politique et stratégique, ont joué un rôle crucial dès la fondation du monastère et qui se caractérisent par une présence « capillaire » de ce dernier au travers des terres qu’il y possède13. Les biens affectés à la camara des frères semblent devoir être localisés à sont plus cités comme tels dans le reste du corpus documentaire de Bobbio. Ceci explique le peu d’intérêt qu’ils ont suscité auprès des historiens et les doutes qui les entourent.… 13   Voir E. Destefanis, Il monastero… cit. note 2, p. 9-17 et aux p. 65-90. L’auteur y traite des modalités et des stratégies d’expansion du monastère de Bobbio au haut Moyen Âge dans les vallées du Tidone, du Tidoncello et de la Stàffora mais aussi du Ceno et du Taro. V. Polonio a pour sa part tracé le cadre général des voies de communication dans la zone de Bobbio, mettant en avant l’étroite corrélation entre ce réseau et l’importance stratégique de l’abbaye et de ses possessions, V. Polonio, Il monastero… cit. note 2, p. 25-31.



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une distance oscillant entre quatre-vingt-dix et cent quarante kilomètres par rapport au centre monastique. Enfin, la périphérie extérieure de « l’espace de gestion » du monastère est occupée par les curtes affectées ad ceteras necessitates, réparties pour l’essentiel dans une large zone aux alentours du lac de Garde, à environ deux cents kilomètres du centre du monastère. Il y a parmi ces curtes ad ceteras necessitates quelques unes dont on précise les productions : Garde pour l’huile et Luliatica pour le fer. Ces possessions répondent donc à des besoins spécifiques qui, très certainement, demandent des livraisons annuelles et qui se différencient des besoins quotidiens (nourriture) auxquels sont affectées les curtes ad victum. Les « curtes en Toscane », plus ou moins annexées, dans la structure des biens décrite par le Breve, au groupe de possessions affectées ad ceteras necessitates, s’en détachent toutefois nettement en termes géographiques, puisqu’elles renvoient loin au sud du lac de Garde et à près de trois cents kilomètres de la vallée de Bobbio. Ainsi se dessine cet « espace de gestion » construit selon des préoccupations très rationnelles : il est le résultat d’une recherche d’équilibre entre la nécessité de satisfaire les besoins plus ou moins essentiels de la communauté monastique, les contraintes logistiques et les ressources disponibles. La charge essentielle de l’approvisionnement en nourriture, nécessitant d’importants moyens de transport, est restreinte à un cercle de terres « proches », en ce compris la vallée de Bobbio elle-même. Une seconde périphérie satisfait les besoins plus spécifiques de la camara (vêtement, fournitures diverses), par l’intermédiaire vraisemblablement de ventes et achats de produits, à Gênes notamment14. Il semble raisonnable de postuler que les productions (de type victum) de ces biens éloignés, probablement redondantes par rapport à celles des zones plus proches, et plus difficiles à acheminer15, entrent dans un circuit d’échanges local et sont converties sur place en biens directement utiles au monastère et transportés vers celui-ci. C’est du moins cette logique qui préside explici14   Voir la liste de fournitures très spécifiques attendues de Gênes dans le polyptyque de 862 (A. Castagnetti, adbreviatio de rebus omnibus Ebobiensi monasterio pertinentibus [Bobbio], a. 862, dans A. Castagnetti, M. Luzzati, G. Pasquali et A. Vasina (éd.), Inventari altomedievali… cit. note 3, p. 131-132 [sous la forme A. Castagnetti, 862] ), à lier à la présence de la valle gennaria dans la liste des biens affectés à la camara dans le Breve (CDSCB, p. 140). 15   On retrouve cette logique chez Adalhard de Corbie qui explique dans ses Statuts qu’une double dîme (duplex decima) doit être prélevée sur les villae les plus proches du monastère afin de limiter les problèmes logistiques que pourraient rencontrer les villae plus éloignées (association d’une villa proche et d’une villa éloignée, la première payant à la place de l’autre) (Statuta seu Brevia Adalhardi abbatis Corbeiensis, éd. J. Semmler, Corpus Consuetudinum Monasticarum, I, Siegburg, 1963, n°17, p. 390-394).



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tement, au moins en partie, à la définition de la troisième périphérie, consacrée au « reste des nécessités » : on y trouve des terres affectées à la fourniture de produits spécifiques, huile et fer. Les contraintes naturelles justifient ici un effort logistique destiné à satisfaire des besoins incontournables. Il n’est à l’inverse pas de justification suffisante pour inclure les curtes de Toscane dans la gestion « normale » de l’approvisionnement du monastère : très éloignées et privées de ressources stratégiques, elles ne seront dès lors mobilisées que pour faire face à des besoins extra-ordinaires (necessitates quae evenire solent). Ainsi le Breve met-il par écrit « l’espace de gestion » du monastère de Bobbio, divisé en trois ensembles fonctionnels (ou trois plus un) correspondant à quatre sous-espaces centrifuges. Au sein même du découpage géographique du territoire – en ensembles (6) ou, en les regroupant selon leur éloignement par rapport au monastère, en sous-espaces (4) – offert par le Breve, une logique de succession des possessions au sein des groupements ainsi décrits est nettement perceptible. Pour ce qui concerne les curtes ad victum, le rédacteur part d’un groupe de possessions concentrées immédiatement au nord-ouest du monastère, vers la capitale Pavie, puis se dirige vers Plaisance et termine sa course sur le Trebbia, un peu au nord du monastère. Les biens suivants emmènent alors au sud de Bobbio et se succèdent dans un ordre de présentation géographique assez logique (globalement nord-sud) avec in fine un retour vers les cellae seu laboratio quae in ipsa valle sunt, autrement dit vers le monastère lui-même. Il est indéniable que les cours d’eau et leurs vallées jouent un rôle important dans cette succession. En effet, plusieurs vallées (comme celles de la Stàffora, du Tidone, de la Coppa, du Ceno, du Taro, etc.), tant dans l’Outre-Pô pavesan qu’en Ligurie orientale, servent manifestement de fils conducteurs au rédacteur, les biens d’une même vallée tendant à se succéder d’amont en aval et chaque vallée succédant à sa voisine. Malgré les quelques difficultés d’identification des toponymes pour ce qui concerne les curtes ad camaram et celles affectées ad ceteras necessitates, le même type de succession géographique logique semble se dessiner. Ces divers éléments montrent de quelle manière, extrêmement structurée, les moines de Bobbio étaient en mesure d’appréhender leur patrimoine foncier et d’y appliquer le mode de gestion qui convenait le mieux à leurs besoins. Seuls les biens affectés à la mense conventuelle, soigneusement organisés, sont évoqués dans le Breve. La mense abbatiale semble pour l’essentiel absente. Ceci plaide en faveur d’un usage du document exclusivement interne au monastère mais supporte également l’idée

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de la réalisation d’une divisio du temporel du monastère de Bobbio, peut-être sous l’abbatiat de Wala lui-même16. Ce texte s’attache strictement à la question de la satisfaction efficace des besoins de la communauté. En somme, nous avons là un tableau explicatif de la mense conventuelle, une image synthétique et très soigneusement structurée du patrimoine foncier mobilisé pour le fonctionnement du monastère lui-même. Il convient à présent de se tourner vers le second document qui nous occupe ici : l’adbreviatio ou polyptyque, daté de 862 et également conservé aux Archives d’État de Turin17. Le texte, rédigé sur trois feuilles de parchemin assemblées, nous est parvenu dans un bon état de conservation et est de toute évidence complet. Cinq titres, introduisant autant de sections, scandent le document. Le premier titre annonce sept oracula infra valle, le deuxième les cellae extérieures, le troisième les hôpitaux / xenodochia (qui doivent nourrir les pauvres aux calendes de chaque mois) et le quatrième les plebes / paroisses (qui nihil reddunt). Une première summa est alors introduite, rédigée en petits caractères, puis le cinquième titre, malheureusement illisible car gratté à une époque indéterminée, introduit cinq possessions supplémentaires, suivies par une summa similaire à la première, qui clôt ainsi le document. L’analyse des artifices d’écriture utilisés par le rédacteur apparaît tout à fait fondamentale pour la compréhension de la structure du texte. En plus des titres en majuscules et des sommes en petits caractères, le document est truffé d’indicateurs visuels dont la répartition apparaît tout sauf hasardeuse : passages à la ligne, sauts de ligne (sim  Nous suivons en cela M. Nobili et son hypothèse selon laquelle le Breve memorationis serait le premier document bobbiésin à attester d’une divisio du patrimoine foncier du monastère (M. Nobili, Vassalli su terra monastica fra re e « principi » : il caso di Bobbio, dans Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècles). Bilan et perspectives de recherches, Roma, 1980 (collection de l’Ecole française de Rome, 44), p.  300-301 et n. 8)  ; pour d’autres, cette divisio aurait eu lieu plus tardivement (A. G. Bergamaschi, Sul dominatus fondiario del monastero di San Colombano in Bobbio nel periodo carolingio (835-862), dans Studi storici in onore di Emilio Nasalli Rocca, Plaisance – Parme, 1971, p. 27-42 ; V. Polonio, Il monastero di San Colombano… cit. note 2, p. 59-62 ; P. Racine, Les Ottoniens et le monastère de Bobbio, dans Frühmittelalterliche Studien, 36, 2002, p. 274). 17   Archivio di Stato di Torino, Abbazia S. Colombano di Bobbio, inv. 243, Cat. 1, classe 1, n. 14, dont sont issues toutes les citations qui suivent. L’édition de référence, à laquelle des renvois sont indiqués pour la commodité du lecteur, est celle due à A. Castagnetti, adbreviatio de rebus omnibus Ebobiensi monasterio pertinentibus [Bobbio], a. 862, dans A. Castagnetti, M. Luzzati, G. Pasquali et A. Vasina (éd.), Inventari altomedievali… cit. note 11, p. 121-144 (sous la forme A. Castagnetti, 862). 16



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ples ou doubles), espaces laissés blancs, etc. Après avoir replacé sur la carte – dans la mesure du possible – les possessions mentionnées sous chaque titre, dans leur ordre de présentation, il est clairement apparu que ces artifices d’écriture sont les témoins d’une véritable logique géographique qui sous-tend le document, du moins dans sa première partie, c’est-à-dire celle qui présente d’une part les possessions infra valle, d’autre part les cellae extérieures. On peut tout d’abord constater que les biens cités se succèdent selon un ordre relativement logique, succession marquée dans le document original par un passage à la ligne entre chaque bien, en suivant une progression qui va globalement du sud au nord, soit par rapport de proximité entre les biens,

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soit en fonction de voies de communication. Par exemple, dans le cadre des cellae extérieures, le saut de ligne intervient lorsque l’énumération bondit du sud de Bobbio au groupe de possessions très dense situé au nord-ouest du monastère. L’énumération continue là du sud au nord, et le saut de ligne suivant intervient lorsque l’attention se transfère vers un bien isolé un peu au nord-est du monastère. Et c’est ensuite un double saut de ligne qui nous envoie bien loin, dans la zone du lac de Garde, qui achève l’énumération des cellae extérieures. Ces quelques observations semblent démontrer, à tout le moins, à quel point il peut être essentiel de tenir compte de la matérialité du document, qui semble ici mettre littéralement en images la structure géographique du patrimoine foncier du monastère. Qu’en est-il alors du contenu du polyptyque, des descriptions de ces biens ? Dans le préambule l’auteur emploie des termes précis comme invenire, inquirere, sub sacramenta fidei firmare18 qui montrent combien le ou les rédacteur(s) du document veulent lui conférer un caractère officiel et faire de lui l’image d’une réalité concrète. Le texte se poursuit directement avec le développement de ce que l’on trouve au sein même du monastère  : bâtiments, nombre de muids qui peuvent y être semés, de chariots de foin et d’amphores de vin qui y sont produits. Et il est précisé qu’infra valle le monastère possède des salines dont une seule suffit à rendre le sel nécessaire pour l’ensemble des besoins du monastère19. Le texte se découpe ensuite sur base des cinq titres. Au sein de ces cinq groupements, les possessions sont presque toutes présentées selon un schéma identique. Classiquement, le texte se partage entre une description de la réserve et une description des tenures. Pour la réserve, les informations qui nous sont systématiquement données sont : la quantité de muids que l’on peut y semer, les amphores de vin et les chariots de foin qui y sont produits. Pour certaines possessions, on mentionne aussi la présence d’une sylve dont la superficie est évaluée par l’indication du nombre de porcs qui peuvent y être nourris. La description des tenures répond elle aussi à un schéma stéréotypé. Il est d’abord fait état du nombre et du type de tenanciers qui occupent les lieux (partagés essentiellement en libellarii et massarii).   A. Castagnetti, 862, p. 127.   C’est là une information à première vue surprenante puisqu’en plusieurs autres endroits dans le texte il est fait mention de sel acheté ou produit (notamment par une quatrième saline) et revenant au monastère.

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Il n’est pas toujours facile de distinguer correctement ces tenanciers, le document regroupant bien souvent les redevances dues par les libellarii et les massarii. Ces redevances constituent l’essentiel de l’information qui nous est fournie ; les produits ainsi transmis au monastère sont essentiellement des céréales, du vin, de l’argent, des poulets et des œufs. A ces denrées de base s’ajoutent aussi, selon la localisation géographique, d’autres produits comme de l’huile, des châtaignes, de la cire, du miel, du fromage, des moutons, des socs de charrue, etc. Vient ensuite systématiquement la mention des prestations de travail des tenanciers. Il peut s’agir d’une charge variable (faciunt opera iuxta quod eis imperatur), limitée dans le temps (faciunt opera per ebdomadam dies III) ou encore très spécifique (In Virdi […] Habentur ibi XXX arimanni XX ex his secant pratum in Caulo et faciunt pontem de parte monasterii in Papia20). Les informations livrées par le polyptyque à propos des xenodochia comprennent en outre le nombre de pauvres à nourrir aux calendes. Quelques descriptions s’éloignent du canevas de base, soit par soustraction de certains éléments, soit par adjonction de productions spécifiques, voire de consignes pour l’achat de marchandises (Gênes). Les deux sommes épousent globalement cette même structure, la difficulté consistant surtout à déterminer ce qu’elles comptabilisent exactement. La seconde semble résulter de l’addition des chiffres cités dans les cinq descriptions qui la précèdent directement, moyennant quelques valeurs légèrement décalées par rapport à nos calculs pour certaines catégories. C’est plutôt la première somme qui cause de vraies difficultés. De toute évidence, les valeurs données dans cette somme ne reprennent pas nécessairement toutes les valeurs correspondantes énumérées dans le polyptyque, et les possessions dont il faut tenir compte dans l’addition semblent varier en fonction de l’élément à comptabiliser, ce qui est confirmé par de maigres indices donnés dans la présentation de la somme elle-même. Il apparaît ainsi essentiel de tenir compte des titres qui subdivisent le document, des indications précises qu’ils contiennent et des ensembles qu’ils définissent. Ces derniers se succèdent en effet selon un ordre qui ne semble rien devoir au hasard : l’auteur est d’abord parti du centre monastique pour s’en éloigner progressivement, traitant d’abord de l’infra valle et des oracula qui s’y trouvent et ensuite des cellae extérieures. Ces deux catégories de biens entrent de toute évidence toujours

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en compte dans le calcul de la somme dont il est bien précisé qu’elle tient compte de ce que les frères ont ad suos usus. Ensuite sont cités les xenodochia, des biens qui, en termes de positionnement géographique, ne se distinguent pas nécessairement des cellae, mais qui cependant n’interviennent vraisemblablement pas à tous les niveaux de la somme. En effet, l’indication systématique du nombre de pauvres à nourrir par chacun de ces xenodochia laisse à penser que cette charge doit être assumée par le recours à certaines productions locales (pas nécessairement toutes), dès lors à exclure du décompte de ce que les frères pourraient avoir ad suos usus. Enfin, les plebes, qui clôturent la liste, nihil reddunt, ne rendent rien. Ces biens, géographiquement intégrés au tissu des cellae extérieures, ne sont que sous l’ordinatio du monastère, et leurs produits (sauf les redevances des tenanciers) ne semblent pas devoir entrer dans le décompte final. Ces observations sur le mode de calcul adopté par le rédacteur du document reposent évidemment sur deux postulats essentiels : tout d’abord, cette première somme ne peut être radicalement fausse (conclusion souvent adoptée pour sa commodité), ensuite le polyptyque n’est pas nécessairement un grand « calcul écrit » aboutissant à une somme finale mais bien un assemblage complexe en partie simplifié par l’inclusion d’une somme spécifique (ad suos usus) et dès lors éventuellement partielle. Les résultats obtenus en tenant compte de la répartition proposée ci-dessus ne sont pas parfaits en tous points, mais donnent des valeurs, exactes ou approchantes, qui plaident en faveur de l’exactitude de cette somme et de la cohérence du système de calcul adopté par le rédacteur lui-même. Dans une perspective plus globale, ces observations permettent d’affiner la perception de la structure du polyptyque, qui apparaît de plus en plus construite. Deux critères entremêlés semblent présider d’une part au mode de succession des ensembles définis par les titres, d’autre part à la succession des biens au sein des ensembles. Le premier critère, essentiel pour comprendre la succession des ensembles, est celui de l’importance stratégique des biens pour le fonctionnement du centre monastique. Sont d’abord présentés les biens fondamentaux pour ce fonctionnement (oracula, cellae), puis ceux ayant un rôle particulier à accomplir qui mobilise une partie de leurs ressources ailleurs (xenodochia, plebes). L’inclusion de ces deux dernières catégories de biens est un fait rare dans les polyptyques, qui se limitent plutôt classiquement à décrire la mense conventuelle au sens strict. Le second critère essentiel est celui de l’éloignement géographique : les premiers ensembles se déclinent selon leur distance par rapport

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au monastère : les terres attenantes d’abord, puis la vallée, puis les cellae extérieures. Cette dimension spatiale de la gestion patrimoniale, déjà très présente dans la présentation successive des terres ellesmêmes (ordre « logique », sauts de ligne correspondant à des changements de zones, etc), est donc également primordiale dans la structure générale du texte. Pour revenir au contenu au sens strict, il semble que le polyptyque de 862, dans une première partie, témoigne d’une gestion domaniale orientée dans l’optique exclusive de la gestion centrale du monastère. N’y sont en effet mentionnés que les biens fournissant directement leur production au monastère (c’est ainsi que les curtes destinées ad camaram dans le Breve ne se retrouvent pas dans le polyptyque, tandis que celles ad victum y sont largement représentées). De plus, il n’est conservé de la description des biens qu’un schéma synthétique qui pourrait bien correspondre au moins en partie à la manière dont les produits parviennent au monastère. Il ne se perçoit en général de la gestion domaniale qu’un schéma très simplifié, inventoriant les productions essentielles de la réserve et le total des redevances (en nature, argent ou travail) dues par les tenanciers. Le fonctionnement local du domaine est le plus souvent limité à la mention des opera, en gommant toute la complexité des tenures. La logique de gestion qui se dégage de cela est une logique de réseau avec un centre et des commutateurs21 : le monastère au centre, lieu de confluence final de produits regroupés préalablement dans les cellae, noyaux secondaires dont le fonctionnement interne n’est révélé qu’en filigrane dans le polyptyque (par l’évocation de domo coltilis multiples dans une même cella, par exemple). Mais la complexité de ce niveau de gestion local est presque entièrement passée sous silence. Autrement dit, ce polyptyque peut se comprendre comme un inventaire ayant pour but principal d’évaluer les flux au centre desquels se trouve le monastère. Toutefois, des flux secondaires occupent également le rédacteur du polyptyque. Notamment, à propos de Porto Mantovano : Venit ad nostram partem XV navis veneticis navibus unde debent venire solidos VI piper libras III cyminum similiter linum libras IIII et de Comaclense nave venit sal modia VIII denarios IIII. De isto censo debet venire ad piscaria propter pisces sal sufficienter linum libras XVI et ad Garda sal sufficienter et ad olivas col21   Cf. J-P. Devroey, L’espace des échanges économiques. Commerce, marché, communications et logistique dans le monde franc au IXe siècle, dans Uomo e spazio nell’alto Medioevo, Spolète, 2002 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, L), p. 347-395.



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ligendum storias XII22. Et pour ce qui concerne Sorlasco : Debent omnes iam dicti massarii colligere olivas in Garda et trahere oleum et ferrum cum annona domnica de Sorlasco usque Placentia23. Dans le premier cas, le polyptyque évoque le cas de navires devant s’acquitter de la fourniture de certains produits, dont une partie doit parvenir aux environs du lac de Garde. Dans le second, des hommes ont à accomplir une corvée dans une cella voisine (du lac de Garde) et se voient imposer la charge du transport des produits jusqu’à Plaisance. Le trafic des bateaux n’apparaît pas ici à proprement parler en tant que flux d’approvisionnement, il n’est mentionné que pour signaler l’origine du cens. À l’inverse le transfert d’une partie de ce cens entre deux possessions constitue bel et bien un de ces flux, dont le destinataire, cas unique dans ce polyptyque, n’est pas le monastère. Les besoins spécifiques et les productions stratégiques des terres autour du lac de Garde justifient vraisemblablement que le monastère intervienne dans les relations entre deux de ses possessions et qu’il faille dès lors inclure ce « détournement » de ressources dans le polyptyque. Le texte documente ainsi, du point de vue du monastère, un « flux négatif », une soustraction à son approvisionnement, nécessaire mais dûment enregistrée. Quant à la corvée de transport imposée aux massarii de Sorlasco, elle représente la seule évocation explicite des modalités de fonctionnement des flux qui convergent vers le monastère (dans ce cas le flux s’arrête à Plaisance, qui n’est certainement qu’une étape avant la remontée des produits vers Bobbio en suivant le Trebbia). Là aussi c’est le lac de Garde et ses spécificités qui justifient les corvées imposées (récolte des olives et transport de produits précieux), assez importantes pour être les seules imposées aux dits massarii. Soustraction de biens, fourniture d’éléments indispensables à la récolte ou à la conservation des produits, transport des produits en question, l’évocation de ces flux secondaires n’a qu’un but : garantir, pour des cas sensibles, le maintien des flux d’approvisionnement principaux du monastère. Quant à la seconde partie du polyptyque, elle s’échappe en quelque sorte du fonctionnement du monastère lui-même pour se pencher sur les xenodochia. Il n’y a pas nécessairement contradiction à placer ces possessions spécialisées à la suite des cellae dans la mesure où leur rôle de centre domanial secondaire est vraisemblablement identique à celui des cellae. Leur spécificité réside dans leur fonction, c’est-à-dire l’accueil des pauvres et des pèlerins, qui réclame de disposer de ressour  A. Castagnetti, 862, p. 143.   A. Castagnetti, 862, p. 143.

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ces à distribuer. Les revenus de la réserve et des tenures sont donc vraisemblablement conservés sur place plutôt que d’être envoyés au monastère, mais il n’empêche que cela relève toujours du fonctionnement monastique, d’où leur inclusion dans ce document. Pour ce qui est de la présence des plebes / paroisses, le problème semble à priori plus complexe. Le fait de préciser dans le titre qui les introduit qu’elles ne rendent rien (principe important s’appuyant sur le droit canon24) semble rendre inutile leur inclusion avec le descriptif de leurs productions, mais on peut notamment objecter le fait que des tenanciers y sont néanmoins présents et doivent bien rendre leurs redevances à « quelqu’un ». Le Breve propose donc une liste de possessions destinées à la nourriture (ad victum), de biens fonciers dont les revenus sont assignés à la camara / vestimentum, de biens réservés à d’autres nécessités ou à des circonstances extra-ordinaires ainsi que de biens caractérisés par une spécialisation de leur production. Lorsque l’on fait une comparaison systématique entre les possessions citées dans le Breve et celles citées dans le polyptyque de 862, on retrouve dans ce dernier une très grande partie des biens affectés ad victum ainsi que les ressources stratégiques mais aussi peut-être, en filigrane dans la description de la cella de Gênes, responsable de certains achats, les biens destinés ad camaram. Les deux catégories que l’on retrouve en 862 mais qui sont totalement absentes du Breve sont les xenodochia et les plebes, à savoir des biens qui fonctionnent en marge du monastère. Les documents se recoupent donc partiellement sans se recouvrir. Ces deux documents mettent clairement au jour une logique de flux avec pour finalité d’apporter aux moines tout ce qui leur est nécessaire. L’idée sous-jacente étant peut-être d’organiser au mieux ces apports pour « soulager » les moines de ces aspects pratiques et leur permettre de se consacrer à la prière. Cet « esprit » que l’on retrouve déjà chez le Maître25 a été, pour reprendre ici J.P. Devroey, admirablement résumé par Benoît d’Aniane dans les observations qu’il adresse dans un texte postérieur à 821 aux abbés, ses disciples : « Qu’ils offrent à leurs frères les choses nécessaires, des aliments et des vêtements, suivant les statuts de la sainte Règle (cap. 2) ; qu’ils enlèvent toute occasion de souci mondain … (cap. 3) ; qu’ils fournissent à leurs frères le nécessaire

  Voir C. Boyd, Tithes and parishes in medieval Italy, the historical roots of a modern problem, Ithaca, 1952. 25   A. de Vogüé, La Règle du Maître, Paris, 1964, cap. 86, p. 351-355. 24



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organisation de l'espace et mobilisation des ressources mais pas le superflu, de sorte qu’ils puissent plus librement exiger d’eux l’observation des saintes dispositions (cap. 5) ; qu’ils placent au second plan les soins et les sollicitations des choses terrestres (et) veillent avec zèle à l’enrichissement des âmes selon les préceptes de la Règle. En conséquence de quoi, il faut les persuader au plus profond d’eux-mêmes de demeurer à l’intérieur de la clôture du monastère… (cap. 6) ».26

On peut dès lors se demander dans quelle mesure ces deux documents ne répondent pas essentiellement à ce que l’on pourrait qualifier de souci de « bonne gouvernance » bénédictine, une « éthique » de la couverture des besoins27 : dans le Breve, on observe une répartition du patrimoine entre couverture des besoins de base du monastère via ses ressources propres et/ou le travail des moines, couverture des autres nécessités par des biens présents dans le patrimoine ou par achats, et enfin protection contre l’inattendu grâce à des biens affectés aux circonstances extraordinaires. En observant les choses sous cet angle, outre l’inventaire des flux alimentant le monastère, la mention des xenodochia dans le polyptyque de 862 peut être perçue comme une manière de s’assurer que le devoir d’hospitalité qui échoit au monastère est bien couvert. De la même manière, la mention des plebes, « qui ne rendent rien », permet d’attester du bon respect de la destination des biens paroissiaux. Enfin, comment ne pas s’interroger sur la place à donner à ce polyptyque dans l’ensemble des polyptyques carolingiens et, plus généralement, de la gestion domaniale carolingienne ? Il nous semble douteux de considérer que ce polyptyque puisse démontrer que Bobbio représente un îlot de « gestion à la carolingienne » en Italie du Nord28. S’il n’a rien à leur envier en termes de degré d’élaboration et de rationalisation, ce document se distingue en effet nettement des polyptyques du nord de la Francie pour ce qui concerne le contenu. On y retrouve certes la description typique des produits de la réserve 26   Capitula qualiter (821), J. Semmler (éd.), Corpus Consuetudinum Monasticarum, I, Initia Consuetudinis Benedictinae, Siegburg, 1963, n°16, p. 353. Cité par J-P. Devroey, «Ad utilitatem monasterii». Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc (VIIIeXe s.), dans Le monachisme à Byzance et en Occident du VIIIe au Xe siècle. Aspects internes et relations avec la société, Maredsous 1993 (Revue Bénédictine, 103), p. 238-239. 27   Voir à ce propos J-P., Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, 2006, p. 606-607 ; J-P. Devroey, «Ad utilitatem monasterii». Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc (VIIIeXe s.), dans Le monachisme à Byzance… cit. note 26, p. 238-240. 28   C. Wickham, Framing the early Middle Ages. Europe and the Mediterranean 400-800, OxfordNew York, 2005, p. 300.



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(grains, vin, foin), la sylve pour engraisser les porcs, les tenures et les tenanciers qui y sont attachés mais qu’en est-il des productions mineures, des animaux de labour ou autres, du statut familial des tenanciers, de la répartition précise des redevances entre les tenanciers, de l’étendue des tenures, etc ? Tout est réduit à sa plus simple expression, à une sorte de synthèse des revenus de chaque possession, qui occulte les réalités de terrain et notamment une structure de la propriété dont on sait qu’elle est en général particulièrement fragmentée en Italie à cette époque29. Par ailleurs, l’attention ne s’y porte pas que sur la mense conventuelle stricto sensu, comme c’est généralement le cas au nord des Alpes, mais s’étend également à des biens particuliers que sont les xenodochia et les paroisses. Les soucis de rationalisation et de gestion serrée du patrimoine qui caractérisent la gestion domaniale carolingienne trouvent donc ici un pendant italien original, et non pas une simple extension. Si la rationalité est bien présente de part et d’autre, les objectifs diffèrent cependant et influent de façon décisive sur le choix des informations ainsi enregistrées. Marie-Aline Laurent Aspirant du FNRS – Université Libre de Bruxelles – Università di Bologna

29   C. Wickham, Framing the early Middle Ages… cit. note 28, p. 280-302 et L. Feller, Paysans et seigneurs au Moyen Âge : VIIIe-XVe siècles, Paris, 2007, p. 24.



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S’approprier les hommes, s’approprier la terre : Slaves et Francs à l’époque carolingienne

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omme l’ont déjà rappelé d’autres contributions du présent volume, dans presque toutes les sociétés humaines à travers les âges et notamment au haut Moyen Âge occidental, la principale source d’enrichissement résidait dans l’exploitation de la terre ; par suite, les transferts de propriété ou de jouissance foncière pouvaient engendrer des perturbations sociales considérables. Cet axiome général se décline toutefois de manière très variable selon les sociétés envisagées, et en particulier, des caractéristiques spécifiques apparaissent si l’on se tourne vers les marges orientales du monde carolingien, dans les espaces slaves conquis par les armées franques au VIIIe et au IXe siècle. Dans ce contexte, en effet, le rythme des transferts fonciers fut particulièrement rapide, et ce rythme n’était pas dû uniquement à une logique coloniale dans laquelle un peuple vainqueur en aurait dépossédé un autre : en effet, comme on va le montrer, l’analyse du dossier permet de constater que les Slaves étaient tantôt perdants, tantôt bénéficiaires dans des opérations qui, en certaines occurrences, pouvaient les placer eux-mêmes à la tête d’autres populations. Le facteur ethnique n’était donc pas déterminant pour ce dossier ; de ce fait, si l’on veut comprendre la logique particulière des transferts effectués dans ce contexte, il convient de prendre en compte une autre spécificité de ces échanges, à savoir l’importance du facteur militaire. D’une part, en effet, les dossiers qui seront analysés dans le présent article sont tous situés à proximité immédiate des principaux lieux de conflits militaires qui opposaient le monde franc et les voisins orientaux de ce dernier1. D’autre part, la chronologie s’associe à la géographie pour souligner la forte influence de l’élément militaire ; dans la mesure où cette coïncidence tiendra une place importante dans la démonstration, rappelons-en les principaux jalons. Ainsi, parmi les

  On pourra se reporter à la carte p. 511.

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dossiers qui seront présentés ici, et qui rassemblent tous les actes conservés dans lesquels des Slaves sont associés à des transferts fonciers à l’époque carolingienne, les donations qui concernent les monastères d’Innichen et de Kremsmünster datent respectivement de 769 et de 777, c’est-à-dire de la décennie durant laquelle leur auteur, le duc Tassilon III de Bavière, remporta contre les Slaves une victoire décisive qui allait faire de lui le principal rival de Charlemagne en matière d’élargissement de la Chrétienté. De même, le plaid de Rižana, en Istrie, fut tenu en 804, donc à une époque durant laquelle cet espace récemment incorporé dans l’orbite franque était encore énergiquement revendiqué par Byzance. De son côté, la conventio de Puchenau eut lieu en août 827, soit le même été que celui qui vit les Bulgares remonter la Save et la Drave pour infliger une défaite cinglante aux Francs ; et c’est également suite à cette même campagne que le personnage de Priwina fut envoyé comme nouveau propriétaire foncier dans la région située autour du lac Balaton. Enfin, les actes concernant l’évêché de Wurzbourg furent édictés sous Louis le Pieux puis en 845, c’est-à-dire durant un temps où les Slaves les plus proches, ceux de Bohême, constituaient les adversaires orientaux les plus redoutés des Francs2. La coïncidence entre les principaux conflits et le transfert de propriété était ainsi très forte, et c’est la logique de cette économie foncière orientée vers la guerre, avec ses implications sociales, que l’on voudrait élucider ici. Quels besoins ? Si l’on essaie d’abord de présenter les principaux moteurs de cette politique foncière, on s’aperçoit qu’il s’agissait notamment de produire des bases foncières susceptibles de soutenir le front militaire. Les travaux de Charles Bowlus ont en effet montré que, dans cet Orient franc, la fondation et la dotation des grands monastères répondaient à la logique géographique des armées en route vers l’est3. Endehors de leurs missions spirituelles, ces établissements (ou du moins les principaux d’entre eux) avaient également pour fonction de pro  Les références éditoriales et historiographiques concernant ces dossiers seront fournies plus loin dans le corps du présent article, en même temps que le commentaire détaillé de chaque occurrence. 3   Charles Bowlus, Krieg und Kirche in den Südost-Grenzgrafschaften, dans Theodor Piffl-Perčević et Alfred Stirnemann (dir.) Der Heilige Method, Salzburg und die Slawenmission. Beiträge des internationalen Symposiums vom 20. bis 22. September 1985 in Salzburg, Innsbruck, 1987, p. 71-91. 2



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duire et de stocker des biens que les armées en campagne ne pouvaient emporter avec elles, en particulier le fourrage. C’est peut-être cette fonction d’intendance qui explique la localisation de Kremsmünster en 777, soit cinq ans après une victoire décisive du fondateur Tassilon contre les Slaves4 : cet établissement, un des plus importants de Bavière, se situait à quelques kilomètres de l’Enns, c’est-à-dire de la frontière orientale de la Chrétienté latine, et constituait ainsi le dernier relais-étape possible pour une expédition vers l’Est. L’arrièrepensée stratégique semble encore plus nette dans l’acte de 827 qui confirme les droits du monastère de Puchenau : Notice à propos du plaid que tinrent à Buchenau l’évêque Hitto et Wilhelm avec des Slaves. Dans le lieu qu’on appelle Buchenau et dans la plaine dite Cestinincperg, se rassemblèrent l’évêque Hitto et le comte Wilhelm, hommes vénérables, ainsi que plusieurs autres nobles hommes, pour définir et délimiter avec justesse la frontière entre cette maison de Dieu à Buchenau et les Slaves qui résident à proximité du même endroit, afin d’éviter tout conflit à l’avenir. Alors le comte Wilhelm, selon les instructions de Kerold, demanda aux plus anciens des Bavarois et des Slaves où ils situaient la frontière la plus juste ; et ils tombèrent d’accord pour dire que devait revenir à la maison de Dieu l’espace suivant : [suit une description détaillée des limites en question, ainsi que la liste des assistants]5.

D’une part, en effet, cet acte était produit l’été même durant lequel les Carolingiens subirent une lourde défaite face aux Bulgares et se virent contraints de revoir l’organisation défensive de leur frontière orientale6 ; d’autre part, cet établissement se trouvait lui aussi à proximité de l’Enns, et même sur le Danube, ce qui constituait un point particulièrement stratégique car les Bulgares progressaient par   Le texte de la charte de fondation est présenté plus loin, p. 505.   NOTITIA DE ILLO PLACITO AD PUOCHINAUUA QUOD HITTO EPISCOPUS ET UUILLIHELM HABUERUNT CUM SCLAVIS. Convenientibus venerabilibus viris Hitto episcopus et Uuillihelm comis ad illo loco quę dicitur Pohinauua et in illum campum qui sic dictum est Cęstinincperg et alii quam plurimi nobiles viri recte difiniendum et dirimendum terminum illum inter ipsa casa dei ad Pochinauua et inter Sclauaniis ibidem prope comanentibus, ut nulla contentio inde elevaretur. Tunc vero Uuillihelm comis secundum Keroldi iussionem quesivit inter vetustissimis viris Baiouuariis et Sclauaniis ubi rectissimum terminum invenire potuissent et ita se concordantes inter ambobus, ut ipsa marca ad casa dei pertinere deberet […]. Le texte est édité dans Die Traditionen des Hochstifts Freising, éd. Theodor Bitterauf, vol. 1, Munich, 1905 (Quellen und Erörterungen zur bayerischen und deutschen Geschichte, NF, IV), n° 548, p. 469-470. 6   L’événement est rapporté par les Annales Regni Francorum, éd. Friedrich Kurze, Hanovre, 1895 (MGH SRG 6), p. 173. On pourra consulter également Herwig Wolfram, Grenzen und Räume. Geschichte Österreichs vor seiner Entstehung, Vienne, 1995 (Österreichische Geschichte, 1), ainsi que Daniel Ziemann, Vom Wandervolk zur Großmacht. Die Entstehung Bulgariens im frühen Mittelalter (7.-9. Jh.), Cologne-Weimar-Vienne, 2007, p. 312-316. 4 5



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voie fluviale. Et enfin, cette opération fut effectuée sur l’injonction du comte Gérold : or celui-ci est connu, dans les sources des années 820, comme le principal organisateur de la défense militaire dans toute la partie orientale de la Bavière7. De toute évidence, la fonction stratégique de ces monastères constituait un attrait supplémentaire pour ces maisons de Dieu dans l’esprit des chefs militaires, et devenait l’une des raisons qui encourageait à les doter d’un patrimoine foncier considérable. La recherche de points d’appui géographiques ne constituait toutefois pas l’unique moteur de cette réorganisation foncière dans l’espace franco-slave. Celle-ci avait également pour objectif d’accroître les prélèvements possibles. Cet objectif n’était évidemment pas spécifique pour les marges orientales du monde franc, mais devenait une nécessité dans un contexte de conflits militaires répétés, puisqu’il fallait bien financer l’effort de guerre. Tel est d’abord le cas de la celle Saint-Maximilien qui fut fondée en 711 sur la rivière Salzach en amont de Salzbourg : Il se trouva que deux hommes remontèrent le cours de la Salzach vers l’espace désert, afin d’y extraire de l’or et d’y chasser. L’un d’entre eux, nommé Tonazan, était le serviteur de l’évêque saint Rupert, et l’autre, qu’on appelait Ledi, était le serviteur du duc [de Bavière]. Arrivant à l’endroit qui porte aujourd’hui le nom de Pongau, ils y demeurèrent et y œuvrèrent quelques jours […]. Il se trouva que les deux frères, qui avaient été envoyés dans le Pongau par le siège de Salzbourg, en furent chassés par les Slaves voisins ; de ce fait, cette cella fut abandonnée pendant un temps assez long, à cause de la menace que constituaient les Slaves et les cruels païens […]. Et parce que, du fait des très cruels païens slaves, cette même cella avait plusieurs fois été désertée, le prêtre Ursus vint trouver le duc Odilon et le pria de lui donner le bénéfice de ce bien, alors que celui-ci avait été donné par le duc Theotbert, comme nous l’avons vu, à saint Maximilien et au seigneur évêque Rupert pour son évêché […]8.

7   Philippe Depreux, Prosopographie de l‘entourage de Louis le Pieux : 781-840, Sigmaringen, 1997 (MGH Instrumenta, 1), p. 210-211. 8   Interea vero contingit, ut duo viri irent sursum per Salzaah in heremum ad venandum atque ad arum faciendum, quorum unus erat servus sancti Růdberti episcopi nomine Tonazan, et alter vocabatur Ledi servus ipsius ducis. Venientesque in illum locum, qui nunc dicitur Pongo, manserunt ibi et laboraverunt aliquot dies […]. Interea contigit, ut a vicinis Sclauis illi fratres, qui ad Pongo de Salzburgensi sede ibidem destinati erant, inde expellebantur, et ita multis temporibus erat devastata eadem cella propter inminentes Sclavos et crudeles paganos […]. Et quia propter Sclavos crudelissimos paganos eadem cella multis erat temporibus desolata, idem Vrsus presbiter venit ad Otilonem ducem et peciit dari sibi in beneficium hoc ipsum, quod Thedbertus dux ut predictum est dedit sancto Maximiliano et domno Rudberto episcopo ad sedem suum. Le texte est édité dans les Breves Notitiae, c. VIII, éd. Fritz Lošek, Notitia Arnonis und Breves Notitiae, dans Herwig Wolfram (dir.), Quellen



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Dans ce dossier, les initiatives du duc de Bavière au cours du VIIIe siècle tendirent à transformer un espace inculte, exploité uniquement pour la chasse et pour l’extraction minière, en une exploitation mieux organisée sous la direction du clergé. Et si l’on en croit les Brèves Notices rédigées à ce sujet9, le duc semble même avoir dépossédé un premier bénéficiaire qui, sous la pression de Slaves hostiles, n’avait pu exploiter cette terre de manière satisfaisante, pour l’attribuer à un autre ecclésiastique. On retrouve la même tendance de fond dans un cas survenu en 804 de l’autre côté des Alpes, dans l’Istrie récemment intégrée dans le monde carolingien, autour du lieu-dit de Rižana. Les habitants accusèrent ainsi leur chef Iohannes de les avoir dépossédés de leurs pâturages pour le confier à des agriculteurs nouveaux venus : [Iohannes] a installé des Slaves sur nos terres. Ceux-ci labourent nos terres et nos espaces sarclés, ils sèment dans nos prairies, ils font paître sur nos pâturages. Et c’est grâce à ces terres, qui nous appartiennent, qu’ils versent un impôt à Iohannes. De plus, il ne nous reste ni bovins, ni chevaux : si nous disons quoi que ce soit, ils disent qu’ils nous tueront. Il nous a privés de nos confins, que nos parents détenaient selon une coutume très ancienne […]. Durant trois ans, nous avons payé la dîme, que nous aurions dû verser à la sainte Église, aux Slaves païens, lorsqu’il les installa sur des terres d’Eglise, et sur les nôtres, pour sa perdition – et pour notre perte ! […] [Iohannes répondit : ] En ce qui concerne les Slaves dont vous parlez, nous allons nous rendre dans les espaces qu’ils habitent, pour voir ce qu’il en est : là où leur installation ne vous cause aucun dommage, qu’ils y restent ; mais là où ils vous causent quelque dommage, que ce soit dans les champs, dans les forêts, dans les espaces sarclés où ailleurs, nous les en chasserons. Si vous le souhaitez, nous les enverrons dans des endroits déserts, de sorte qu’ils puissent y résider sans dommage pour vous, et être utiles pour la collectivité, tout comme les autres peuples10. zur Salzburger Frühgeschichte, Vienne-Munich, 2006 (Mitteilungen der Gesellschaft für Salzburger Landeskunde, 22. Ergänzungsband), p. 88-119, ici p. 96-97. 9   Signalons toutefois que la source est tardive, généralement datée entre 798 et 800, attestée par une tradition manuscrite du XIIe siècle seulement, et que sa sincérité a souvent été contestée : voir notamment l’introduction par F. Lošek dans l’édition indiquée dans la note précédente. 10   Insuper Sclavos super terras nostras posuit : ipsi arant nostras terras et nostras runcoras, segant nostras pradas, pascunt nostra pascua, et de ipsas nostras terras reddunt pensionem Ioanni. Insuper non remanent nobis boves, neque caballi. Si aliquid dicimus, interimere nos dicunt. Abstulit nostros confines quos nostri parentes secundum antiquam consuetudinem ordinabant […]. Per tres annos illas decimas, quas ad sanctam Ecclesiam dare debuimus, ad paganos sclavos dedimus, quando eos super ecclesiarum et populares terras nostras misit in sua peccata et nostra perditione […]. Tunc Ioannes duc dixit […] : de Sclavis autem, unde dicitis, accedamus super ipsas terras, ubi resedunt, et videamus:



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Dans ce cas précis, le principal facteur d’explication se trouvait dans l’identité du groupe qui bénéficia de ces transferts : ici, en effet, les Slaves étaient désignés non pas comme les victimes d’une expropriation, ce qui était le cas de figure dominant dans l’est carolingien, mais au contraire comme les nouveaux agriculteurs installés par Iohannes. Et à cette particularité s’en ajoutait une autre, à savoir que les autres habitants de cet espace durent non seulement leur céder une partie de l’espace inculte, mais également leur payer des redevances supplémentaires. Comment interpréter ces données ? Compte tenu du contexte polémique dans lequel se trouvait l’Istrie au début du IXe siècle, récemment conquise par les Carolingiens aux dépens de Byzance, on peut légitimement considérer que Iohannes cherchait à disposer sur place d’une force militaire supplémentaire ; dans cette optique, il n’a pas choisi de faire appel aux populations traditionnellement installées dans ce secteur, qui se définissaient sans doute comme lombardes ou grecques et qui, de ce fait, ne constituaient pas des partenaires d’une extrême fiabilité pour les Carolingiens. Il a donc préféré recruter des mercenaires slaves qui, nouveaux arrivants dans cet espace, devaient tout à celui qui leur fournissait une terre et des revenus. L’objectif général de ce transfert en Istrie était donc à la fois agricole et militaire : on voit là un exemple pour les types de pouvoirs qui se voyaient renforcés, ou même parfois créés, par une économie de guerre. Un quart de siècle après ces initiatives en Istrie, un autre Slave du nom de Priwina bénéficia à son tour d’un transfert foncier, cette fois en Pannonie. A priori pourtant, son profil personnel ne facilitait pas l’octroi de tels bienfaits : Priwina était païen et surtout, avait trahi une première fois la cause franque pour s’associer avec les Bulgares dans la grande expédition qui fut menée par ces derniers en 827 et que l’on a évoquée plus haut. Mais, malgré ces hésitations diplomatiques, ou peut-être précisément en raison de cette souplesse diplomatique, il fut réconcilié avec les principaux dirigeants de l’Orient franc, et après avoir reçu le baptême, se vit octroyer un espace considérable autour du lac Balaton, devenant ainsi le premier propriétaire terrien connu dans cette Pannonie que les Francs avaient arrachée à l’empire

ubi sine vestra damnietate valeant residere, resideant ; ubi vero vobis aliquam damnietatem faciunt sive de agris, sive de silvis, vel roncora, aut ubicumque, nos eos eiciamus foras. Si vobis placet, ut eos mittamus in talia deserta loca, ubi sine vestro damno valeant commanere, faciant utilitatem in publico, sicut et cęteros populos. Cesare Manaresi (éd.), I Placiti del « Regnum Italiae », Rome, 1955 (Fonti per la Storia d’Italia, 92), p. 48-56.



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avar au début du IXe siècle11. Il est vrai que, pour gérer cet espace, il fallait des dirigeants capables de contrôler non seulement les frontières face aux adversaires extérieurs, mais aussi la population locale, récemment annexée par les Carolingiens et dont la fidélité n’était pas à toute épreuve. Dans ces circonstances, un profil comme celui de Priwina, slavophone et bon connaisseur de la diplomatie en Europe centrale, fut manifestement apprécié. L’Orient franc présentait ainsi des contraintes particulières, mais offrait également les moyens de récompenser les alliés les plus utiles. Ainsi, les transferts fonciers en région slave avaient à la fois pour objectif de constituer une sorte d’archipel militaire sous la forme de relais bien localisés, d’accroître la productivité agricole et de récompenser des alliés pour renforcer un réseau social. Les pouvoirs qui en sortirent renforcés furent ceux qui participaient à ce maillage de l’espace. Tel est le faisceau de facteurs dans lequel s’inscrit l’imposante opération qui, en 845, vit Louis le Germanique accorder une dotation à pas moins de quatorze églises fondées auparavant par l’évêché de Wurzbourg : L’homme vénérable Wolfger, évêque de l’Église de Wurzbourg, vint en notre présence et nous fit savoir que notre seigneur et père, le sérénissime empereur Charles de pieuse mémoire, ordonna aux prédécesseurs [de Wolfger], soit à tel ou à tel évêque, la chose suivante : dans la terre des Slaves, qui sont installés entre le Main et la Regnitz, et qui s’appellent « Slaves du Main » et « Slaves de la Regnitz », ils devaient veiller, en commun avec les comtes responsables de ces mêmes Slaves, à la construction d’églises, là-bas comme dans les autres lieux des chrétiens ; cela, pour que ce peuple, converti récemment au christianisme, obtînt des lieux où il pût recevoir le baptême et entendre la prédication, et où on pût célébrer l’office divin, chez eux comme chez les autres chrétiens. Et [Wolfger] affirma que les évêques et les comtes en question […] en firent ainsi, et que quatorze églises furent construites là-bas, mais que ces églises ne furent pas dotées à cette époque, et restèrent sans dotation jusqu’à ce jour, 11   L’itinéraire de Priwina est connu par la Conversio Bagoariorum et Carantanorum ainsi que par deux diplômes de Louis le Germanique, édictés respectivement pour Priwina lui-même en 846 et pour le monastère d’Altaich en 860. Die Conversio Bagoariorum et Carantanorum und der Brief des Erzbischofs Theotmar von Salzburg, éd. Fritz Lošek, Hanovre, 1997 (MGH Studien und Texte 15), c. 10-13, p. 118-134 ; Die Urkunden Ludwigs des Deutschen, Karlmanns und Ludwigs des Jüngeren, éd. Paul Kehr, Berlin, 1934 (MGH Diplomata regvm Germaniae ex stirpe Karolinorvm, 1), p. 61-62 ; ibid., p. 144-145. Le dossier est présenté par H. Wolfram, Grenzen und Räume…, cité plus haut n. 6, en l’occurrence p. 248-249, ainsi que par Thomas Lienhard, Esclavage, otages, hommage : les relations entre les Slaves de l’ouest et les Francs au VIIIe et au IXe siècle d’après le cas des Carantaniens, dans European Review of History vol. 9, n° 1, 2002, p. 99-107, ici p. 104-106.



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thomas lienhard telles qu’elles furent construites à l’origine. C’est pourquoi il demanda et suggéra à notre mansuétude de donner une part des biens que nous possédions dans ce pagus afin de doter ces églises. Il nous a plu d’accepter […] ; que ces églises soient donc remises au soin et à la prévoyance de cet homme vénérable et de ses successeurs, afin qu’on y célèbre l’office divin de façon solennelle et assidue, et que le peuple (populus) de cet espace bénéficie, sans interruption, de la prédication et y reçoive les sacrements du baptême12.

Mais les dossiers qui font l’objet du présent article, et qui furent généralement rédigés suite à une contestation, permettent également de deviner les motivations des perdants, autrement dit de déceler les groupes sociaux qui, au contraire, virent leur statut social se dégrader lors de ces transferts fonciers. Quels furent-ils ? Quel coût ? Un premier effet douloureux, pour une partie de la population, fut l’accroissement démographique engendré par ces projets francs. Il fallait désormais nourrir des bouches supplémentaires qui étaient d’autant plus malvenues que dans certains cas, il s’agissait d’autorités qui, non seulement prélevaient pour leur propre usage, mais constituaient également des percepteurs chargés d’organiser des redevances plus générales : pour les autorités précédemment installées dans ces espaces, que nous connaissons certes mal, la pilule était sans doute

  Vir venerabilis Wolfgerius, Wirciburgensis ecclesie episcopus, ad nostram veniens praesentiam, indicavit nobis, quod pie recordationis domnus et genitor noster Karlus serenissimus imperator antecessoribus suis, illis et illis episcopis, praecepisset, ut in terra Sclavorum, qui sedent inter Moinum et Radanziam fluvios, qui vocantur Moiniwinidi et Radanzwinidi, una cum comitibus, qui super eosdem Sclavos constituti erant, procurassent, ut inibi sicut in ceteris christianorum locis ecclesie construerentur, quatenus ille populus noviter ad christianitatem conversus habere potuisset, ubi et baptismum perciperet et praedicationem audiret et ubi inter eos sicut inter ceteros christianos divinum officium celebrari potuisset ; et ita a memoratis episcopis et comitibus […] adserit esse completum et ecclesias quatuordecim ibi fuisse constructas, sed easdem ecclesias minime eo tempore fuisse dotatas, sed, sicut primum constructae fuerunt, sic usque ad praesentem diem sine dote remansisse. Idcirco suggessit atque ammonuit mansuetudinem nostram, ut ad easdem basilicas dotandas aliquid de rebus proprietatis nostre in eodem pago dare deberemus. Cuius admonitioni atque petitioni […] adsensum nobis praebere placuit […]. Ut ipse ecclesiae […] sub memorati viri venerabilis illius et successorum eius cura ac providentia sint, ut divinum in eis officium solemniter assidue celebretur, et populus terre illius iugiter praedicationem habeat et in eis baptismi sacramenta percipiat. Le texte provient des Formulae imperiales, éd. Karl Zeumer, Hanovre, 1886 (MGH Legum sectio V : Formulae Merowingici et Karolini Aevi), p. 285-328, n° 40, p. 317-318.

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amère. En guise d’exemple, on peut revenir une nouvelle fois sur le cas de l’Istrie documentée par le plaid de Rižana13, dans laquelle un même finage fut désormais partagé entre deux communautés : dans ce cas, les tensions furent d’autant plus fortes qu’à la pression foncière s’ajoutaient ici un écart religieux (car les Slaves étaient explicitement qualifiés de païens) et des rivalités interethniques : les anciens maîtres des Slaves devinrent subitement les dépendants de ces derniers lors de la conquête franque, ce qui fut sans doute vécu comme une humiliation particulièrement cinglante. Mais surtout, dans presque tous les dossiers dont nous disposons, qu’il y ait ou non l’installation de nouveaux groupes, les anciennes populations locales se virent interdire, ou au moins limiter l’accès aux espaces non cultivés qui avoisinaient leur habitat. Et il s’agit ici de faire pièce au thème de la gratuité qui traverse les sources et, dans une moindre mesure, l’historiographie consacrée à ce domaine. Les textes présentent généralement le défrichement d’une forêt comme un pur bénéfice, puisque personne n’est censé y habiter  ; et le discours monastique prend ici une importance particulière puisqu’il localise immuablement la fondation des monastères dans un désert. Toutefois, à lire en détail les sources hagiographiques consacrées à l’évangélisation des pays slaves, on se rend compte que le missionnaire typique, en quête d’un lieu idéal, croise sur son chemin quelques loups, des volées d’oiseaux, mais également quelques Slaves, ce qui laisse deviner que ce désert ne l’était pas pour tout le monde14. Même lorsque le secteur en question ne contenait effectivement aucune forme d’habitat, nous savons grâce aux rappels de Jean-Pierre Devroey15 à quel point il pouvait constituer une part essentielle dans le système économique des communautés rurales : c’était là qu’on faisait paître une part du bétail, qu’on se fournissait en bois de chauffe et surtout de cuisson, qu’on pouvait acquérir des aliments supplémentaires sans avoir eu à les cultiver, autant de ressources qui étaient d’autant plus précieuses qu’elles étaient difficiles à contrôler et donc à taxer. C’était tout cet équilibre qui était mis à mal lors des opérations qui, aux yeux des nouveaux maîtres francs, constituaient un pur accroissement de

  Voir plus haut, p. 499-500 et note 10, le texte de ce plaid.   Telle est notamment l’expérience attribuée au missionnaire Sturmi en Bavière au VIIIe siècle : Die Vita Sturmi des Eigil von Fulda, éd. Pius Engelbert, Marburg, 1968, c. 7 et 8, p. 139-140. 15   Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), Paris, 2003, notamment p. 83 et suivantes. 13 14



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rentabilité par le défrichement d’un désert – et les Slaves, définis en tant que païens, constituaient l’espace vierge le plus légitime possible. Les sources abondent en exemples de ce processus d’empiètement permanent, à un degré variable en fonction de la situation économique de départ dans l’espace considéré ; en particulier, deux dossiers présentent ainsi le cas d’une fondation monastique en un terrain qui était « vierge », dans le sens où il n’était ni habité, ni cultivé. Il s’agit d’une part de la celle monastique de Saint-Maximilien fondée par Salzbourg dans le Pongau en 71116, et d’autre part, du monastère d’Innichen fondé par le duc Tassilon III sur le site de Campo Gelau, dans les Alpes bavaroises, en 769 : Moi, le duc Tassilon, homme illustre […], avec l’accord des optimates bavarois, je donne et je confie à l’abbé Atton le lieu appelé India, que l’on appelle communément Campo Gelau […] depuis la rivière appelée Tesida jusqu’aux frontières des Slaves […] ; nous savions, en effet, que ce lieu était inhabité et inhabitable ; mais maintenant, j’ai prêté attention à cette humble demande et supplique, et je l’ai satisfaite, à cause de la race incroyante des Slaves, qu’il faut amener au chemin de la vérité17.

Dans ce second cas, le lieu était défini comme « inhabité et inhabitable », mais l’auteur attribuait par ailleurs une fonction missionnaire à l’établissement à destination des Slaves, ce qui constituait un bel aveu pour une présence humaine à proximité immédiate du monastère. Dans le cas de Saint-Maximilien, le texte reconnaissait ouvertement la présence de Slaves, mais considérait que les tensions qui avaient suivi la création du monastère n’étaient pas dues à un empiètement économique, mais à un facteur purement culturel, c’està-dire absurde dans l’optique de l’auteur : pour ce dernier, c’était uniquement parce que les Slaves locaux étaient à la fois féroces et païens qu’ils s’étaient opposés à la présence du clergé salzbourgeois dans cet espace. Encore faut-il noter que du propre aveu du rédacteur, les tensions étaient apparues de manière différenciée : aussi long  Voir plus haut, p. 500.   Ego Tassilo dux Baiouarorum vir inluster […] cum consensu optimatum Baiouarorum

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dono atque transfundo locum nuncupantem India quod vulgus Campo Gelau vocantur, Attoni abbati […], a rivo quae vocatur Tesido usque ad terminos Sclauorum […], quia et ipsa loca a antiquo tempore inanem atque inhabitabilem esse cognovimus, nunc vero postulantem atque humiliter supplicantem audivi et propter incredulam generationem Sclauanorum ad tramitem veritatis deducendam concessi […]. Le texte est édité dans Die Traditionen des Hochstifts Freising, cité plus haut n. 5, p. 497, en l’occurrence n° 34, p. 61 et suivantes.



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temps que les envoyés de l’évêque s’étaient contentés de pratiquer la chasse et l’extraction d’or, comme le faisaient sans doute les populations avoisinantes, ils ne semblent pas avoir rencontré de difficultés. Lorsqu’au contraire on décida de construire un établissement permanent, ce qui supposait à la fois délimitation d’une propriété et défrichement, les violences se multiplièrent et la celle fut détruite par les communautés voisines parce qu’on sortait là des pratiques d’usage collectif de l’espace. On a là deux exemples évidents d’opposition entre un discours du gratuit et une réalité de la prédation. Le prélèvement prenait une autre forme quand le défrichement de l’espace était plus avancé. Tel fut notamment le cas de l’imposante donation accordée par Tassilon III à l’abbaye de Kremsmünster en 777 : Moi Tassilon, homme illustre et duc des Bavarois, la trentième année de mon pouvoir ducal, la première indiction, j’ai conçu le projet suivant […]: j’ai bâti un monastère près de la rivière nommée Krems, en l’honneur du saint Sauveur, et je l’ai également dédié à Dieu […]. Nous offrons également une decania de Slaves avec leur charge fiscale, ainsi que le juste tribut qu’ils avaient l’habitude, jusque-là, de nous payer ; ce sont tous les Slaves qui sont sous la domination des actores nommés Taliup et Sparuna ; ils se trouvent au-delà de la limite à propos de laquelle le iopan nommé Physso prêta serment ; ils firent le tour de cette limite sous l’autorité de l’abbé Fater, du prêtre Arn, du juge Chunipreht, du comte Hleodro et de Kerpreht […] ; nous donnons également l’espace près de Todicha, dans sa totalité, avec trente Slaves […], ainsi que la terre qui est appelée « le forst près de Todicha et de Sirnicha », et que ces Slaves ont mis en culture sans notre accord […] ; et aussi un Slave près de Crunzinwiten, avec le juste tribut qu’il doit […]18.

Cette fois, la terre était donnée avec ses habitants soigneusement dénombrés, en l’occurrence des Slaves ; et on y incluait également un espace forestier, tout en signalant que ce dernier avait été défriché 18   Ego Tassilo vir inluster dux Baioariorum anno ducatui mei tricesimo indictione prima mente tractavi […]. Nam monasterium construxi iuxta fluenta nuncupante Chremsa in honore sancti Salvatoris, quem et Deo dicavi […]. Trado autem et decaniam Sclavorum cum opere fiscali seu tributo iusto, quod nobis antea persolvi consueverant, hos omnes predictos Sclavos quos sub illos actores sunt, qui vocantur Talivp et Sparuna, quos infra terminum manent, que coniuravit ille iopan, qui vocatur Physso, et conduxit per girum illos nominantes Fater abbas et Arn presbyter et Chunipreht iudex et Hleodro comes et Kerpreht […] ; totum ex integro ad eum tradimus locum et XXX Sclavos ad Todicha […]. Trado autem et terram, quam illi Sclavi cultum fecerunt sine consensu [meo] infra qui vocatur Forst ad Todicha et ad Sirnicha […] ; et ad Crunzinwiten Sclavum unum cum iusto tributo […]. Le texte est édité dans l’Urkundenbuch des Landes ob der Enns, vol. II, Vienne-Graz, 1856, n° 2, p. 2 et suivantes.



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par les Slaves sans l’autorisation ducale. Pourquoi cette précision ? En l’occurrence, il ne s’agissait évidemment plus de défricher des espaces incultes aux dépens de la population, puisqu’en l’occurrence, c’était cette dernière qui en avait pris l’initiative. Il s’agissait plutôt de prendre en compte l’évolution des ressources produites, dans une optique fiscale. L’emprise ducale accompagnait ainsi l’exploitation de la terre, en se faisant plus lourde à mesure que celle-ci devenait plus productive. Mais le degré extrême de dégradation économique liée à des transferts fonciers reste sans doute le cas de l’Istrie. Dans le document déjà cité19, les habitants de la péninsule accusèrent ainsi leur chef Iohannes de les avoir privés d’espaces déjà défrichés, ce qui constituait le dernier degré de dépossession avant l’expulsion pure et simple. Encore faut-il observer que les types de terrain désignés étaient des espaces sarclés, des prairies, des pâturages et des confins, à l’exclusion des champs proprement dits. Comme dans le cas des fondations en terre vierge mais à un autre degré, on peut ainsi prêter au duc Iohannes, auteur de ce transfert, un projet économique qui consistait à remplacer une agriculture moins rentable par une culture plus intensive, cela à des fins militaires comme on l’a vu. En l’occurrence, l’empiétement sur les droits des anciennes communautés locales fut jugé excessif : celles-ci en appelèrent à l’autorité impériale et, peut-être en raison de leur familiarité avec le système judiciaire gréco-latin, obtinrent gain de cause. L’épisode illustre pourtant une évolution tendancielle de cet Orient carolingien : celle d’une recherche de gain peut-être accrue par les besoins militaires et qui amenait les puissants à renforcer, jour après jour et en fonction de l’économie locale, leur pression sur les usages de la terre tout en masquant cette réalité sous l’apparence d’un statu quo ou d’une bonification. Il reste enfin un élément qui contribua sans doute à donner à ces régions orientales un aspect original en matière de possession de la terre : il s’agit des constructions d’églises. On sait que celles-ci, par le jeu des exemptions et des prélèvements indirects auxquelles elles donnaient lieu, pouvaient constituer des entreprises tout à fait rentables, le gérant ayant parfois tendance à prélever davantage que ce qu’exigeait l’entretien du clergé et le soin du bâtiment20. Dans des régions   Voir plus haut, p. 499.   Une synthèse sur les appropriations des biens d’Église reste à écrire ; on trouvera toutefois un état de la question chez Steffen Patzold, Den Raum der Diözese modellieren  ? Zum Eigenkirchen-Konzept und zu den Grenzen der Potestas episcopalis im Karolingerreich, dans Philippe 19 20



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plus occidentales, des mesures normatives s’efforcèrent de limiter ces abus en interdisant la construction d’églises trop nombreuses21. Dans l’Orient carolingien en revanche, la situation différait vraisemblablement par deux aspects  : d’une part, il était délicat de limiter la construction d’églises dans un espace que l’on cherchait à christianiser ; et d’autre part, il est probable que les populations locales, peu habituées aux prélèvements effectués en ce domaine, ne furent pas en mesure de distinguer entre le dû réel et les abus, constituant alors des proies particulièrement faciles. Cette particularité explique peutêtre pourquoi au IXe siècle, un personnage ambitieux comme Priwina, déjà cité22, ne parvint pas à se faire une place qu’il jugeait satisfaisante au sein du monde franc « classique », celui qui était situé à l’ouest de l’Enns, entrant alors en conflit avec les autorités locales jusqu’à la rébellion. Ce ne fut que lorsqu’il fut installé dans ces espaces orientaux de Pannonie, où il accumula les constructions d’églises, que lui et sa famille prirent leur essor social au point de constituer l’une des principales dynasties locales au cours du IXe siècle. Une institution religieuse s’ajoutait ici à la spécificité militaire pour favoriser l’enrichissement des uns, l’appauvrissement des autres, contribuant ainsi à réorganiser la pyramide sociale. Dans le domaine des marges orientales franques au haut Moyen Âge, la question de la richesse est extrêmement roborative, car elle oblige à sortir des critères strictement identitaires ou culturels : trop souvent en effet, l’historiographie a eu tendance à considérer que les Slaves n’avaient fait que changer de maîtres, n’étant alors affectés que dans leurs fidélités politiques ou religieuse, et elle oubliait que cette colonisation franque, comme tous les changements de système politique, avait eu un coût économique pour les habitants des espaces conquis, qu’ils soient slaves ou non. Mais ce dossier permet également de percevoir les mobilités sociales induites par les transferts fonciers et de déterminer quels furent les types de pouvoirs renforcés ou, au contraire, affaiblis par ces redistributions. Enfin, on peut également s’efforcer, avec toute la prudence requise par des sources peu Depreux, François Bougard et Régine Le Jan (dir.), Les élites et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du VIe au XIe siècle), Turnhout, 2007, p. 225-245, ainsi que chez Susan Wood, The Proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006. 21   Voir notamment Hincmar, Collectio de ecclesiis et capellis, éd. Martina Stratmann, Hanovre, 1990 (MGH Fontes iuris Germanici antiqui in usum scholarum separatim editi, 14), p. 61-127, ici p. 74-76. 22   Voir plus haut, p. 500.



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détaillées, de répondre à une question qui traverse le présent volume sur les élites et la richesse, celle du savoir-faire économique. Dans les dossiers qui viennent d’être étudiés, une telle aptitude est visiblement honteuse : on masque le gain en évoquant des terres désertes ou une dépense gratuite au bénéfice de l’Église. Mais par ailleurs, la pratique des échanges fonciers laisse deviner des objectifs économiques relativement clairs, une précision de l’organisation, la notion de rendement, et même une sorte de raison d’Etat économique qui amène les Carolingiens à tolérer parfois l’oppression des pauperes alors qu’ils s’y opposent ailleurs. On retrouve ainsi un résultat que Paul Veyne avait identifié à propos des patriciens tardo-antiques23 : en matière économique, la rationalité s’accommode fort bien de la honte. Thomas Lienhard Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / IFHA

  Paul Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, 1976.

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Carte 1. Slaves et Francs à l’époque carolingienne



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Conclusion La richesse, entre réalités matérielles, pratiques sociales et représentations

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es élites sociales se définissent (aussi) par la richesse ». Le questionnaire qui en constituait la trame commune et l’introduction très ample de Laurent Feller ont dirigé les enquêtes des participants à la 5e rencontre du programme Les élites au haut Moyen Âge autour de cette question centrale : la richesse est une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la position sociale des élites. Pour être puissant, il faut être riche, mais pour pouvoir conférer un droit légitime à l’exercice du pouvoir et à la manifestation de la supériorité sociale, la richesse doit subir un processus de conversion qui la rend socialement consommable et acceptable. Être riche et puissant, c’est détenir des biens et des fonctions qui font patrimoine en permettant simultanément d’exercer la puissance et de la transmettre (Feller). Or, la société qui nous a occupés durant ces rencontres diffère de manière importante de la nôtre sur deux points au moins, la reconnaissance sociale et la notion d’investissement : (1) La richesse matérielle n’y est pas une condition suffisante de la reconnaissance sociale et de l’accès au pouvoir. Le puissant apparaît comme un consommateur légitimé par la tradition en fonction de la position qu’il occupe dans un ordre social déterminé par Dieu et de sa position d’héritier. Si les puissants sont riches, rien dans les sources ne nous permet de conclure que tous les riches soient puissants1. (2) L’accumulation de richesse (le capital) est utilisée prioritairement pour produire des biens de consommation, et subsidiairement seulement, des biens de production ; les hommes du haut Moyen Âge perçoivent les richesses matérielles le plus souvent sous l’angle de l’usage.

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  Property and power in the early Middle Ages, ed. By W. Davies, P. Fouracre, Cambridge, 1995.

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La prépondérance de la consommation se traduit à plusieurs niveaux, et tout d’abord parce que la puissance de fait est légitimée par l’exhibition de la richesse et par sa consommation ostentatoire (Feller). Toutefois, l’idéologie chrétienne qui donne sa légitimité à l’ordre terrestre, en propose en même temps des anti-modèles, en présentant la richesse comme un obstacle redoutable sur la voie du salut. Ceci l’entraîne à développer une double pédagogie, du renoncement à la richesse d’une part, et du bon usage des richesses d’autre part. Alors que les hommes sont divisés, par les biens et les fonctions auxquels leur position sociale leur donne accès, entre riches et pauvres (divites/pauperes) et entre gouvernants et gouvernés (potentes/pauperes), les saints appartiennent à ces deux groupes : ils ne perdent pas de pouvoir à renoncer à la richesse (Goetz). D’ailleurs, comme la richesse terrestre n’est pas un capital à faire fructifier, mais un don de la Providence à consommer, elle apparaît comme éphémère, surtout si on la compare aux richesses, à la fois éternelles et inépuisables qui sont distribuées aux élus dans l’au-delà. L’économie chrétienne définit donc la richesse comme un usage, bon ou mauvais des biens terrestres (Goetz). La richesse se définit par son utilisation en conformité à une éthique de la bonne consommation (Iogna-Prat), développée en particulier par la Règle de Saint Benoît qui oppose à la soif mondaine du luxe, la discretio qui est la garante de la juste mesure. Dès lors, l’accaparement (avaritia) et le désir des richesses (cupiditas) pour les thésauriser, qui en entravent la circulation, apparaissent aux yeux de l’éthique chrétienne comme des péchés contre la religion et contre l’ordre social (Calvet). Le monde monastique « place l’élément économique au centre même de sa production normative et disciplinaire, et par conséquent aussi de sa réflexion éthique, au lieu de l’exclure et de le condamner, comme on l’affirme souvent » (Toneatto). Pour les moines carolingiens, la recherche des biens matériels doit être seulement conditionnée par la nécessité d’assurer les besoins les plus essentiels du monastère, nourriture et vêtements des frères, et hospitalité. C’est sur cette base simple en apparence que les Bénédictins construisent des pratiques de gestion sophistiquées et une rationalité par rapport aux valeurs dont les lignes directrices sont exposées dans des manuels de bonne pratique tels que les statuts d’Adalard de Corbie (822) ou le Breve memorationis rédigé pour les moines de Bobbio par son demi-frère Wala, entre 833 et 835 (Toneatto, Laurent). Le texte dont les principes se reflètent également par le polyptyque élaboré dans la même abbaye en 862 vise à réaliser l’équilibre entre la nécessité de satisfaire les besoins plus ou moins essentiels de la communauté, les contraintes logistiques et les ressources

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disponibles. Les plus essentielles, l’approvisionnement quotidien en vivres (ad victum), sont assurées sous la supervision des prévôts en flux tendu par les terres de la vallée de Bobbio, exploitées directement par les moines, et par des transports provenant de domaines bipartites situés dans un rayon de 30 à 80 km. Des besoins plus spécifiques, comme des fruits ou des produits d’épicerie sont couverts dans le cadre de l’économie domestique grâce à des localités situées dans un rayon de 90 à 140 km du monastère et par des établissements situés dans des places commerciales comme Gènes. Il s’agit ici aussi bien de transporter, que de vendre (des surplus de produits spécifiques ou des productions plus ou moins redondantes comme les grains ou les volailles et les œufs) et d’acheter, ce qui explique pourquoi ces opérations étaient supervisées par le chambrier qui manipulait l’argent et était responsable des opérations d’achat ou de vente. La compétence du chambrier était vraisemblablement étendue aux propriétés excentriques de l’abbaye qui procuraient d’autres produits très spécifiques comme le fer ou l’huile (ad ceteras necessitates). Finalement, les propriétés les plus éloignées de Bobbio situées en Toscane relèvent de l’extraordinaire : necessitates quae evenire solent. Leur produit était vraisemblablement converti en argent en dehors des situations d’urgence (Laurent). Cette pragmatique de l’usage des richesses est également traduite à l’usage de tous les Chrétiens dans les capitulaires de Charlemagne, dans le contexte général de la construction d’un État et d’un ordre moral chrétien par une mise en ordre générale du royaume et la réforme (correctio) des différentes composantes de la société franque. Le jeûne et l’aumône sont des obligations concomitantes de l’enrichissement. L’acquisition et l’emploi de richesses est soumise à un jugement moral qui vérifie que leur usage est conforme à la nécessité subordonnée à deux impératifs catégoriques : le bon fonctionnement de la justice et la préservation de l’ordre toujours menacé par les tribulations entrainées par les fautes des puissants et les péchés des hommes. Les Carolingiens ont développé une réflexion éthique sur les pratiques sociales relatives au don, dissociant le donum légitimé par sa destination, et les munera, toujours entachés du soupçon de corruption morale (la vénalité du juge) et de détournement politique (les cadeaux sollicités par les médiateurs pour détourner à leur profit l’obéissance due au roi) (Nelson). Au haut Moyen Âge, l’indigence n’est jamais considérée comme une vertu en soi, contrairement à la pauvreté choisie des moines. Les capitulaires considèrent sans complaisance les mendiants et les autres errants auxquels il ne faut pas distribuer de nourriture, sinon contre du travail.



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Jusqu’à la fin du Xe siècle, l’usage des richesses l’emporte sur la propriété, ce qui permet de légitimer idéologiquement des pratiques comme la précaire ou l’échange dans la gestion des biens de l’Eglise. Les recherches d’Isabelle Rosé apporte à cet égard des indications précises quant à la chronologie et aux justifications idéologiques du déclin des précaires et des échanges dans la gestion des patrimoines ecclésiastiques à l’orée du XIe siècle et des nouveaux courants d’idées qui proclameront l’inaliénabilité des propriétés de l’Eglise et, plus largement, redéfiniront la propriété à la lumière des concepts juridiques du droit romain. Notre réunion n’a pas directement abordé les dilemmes que l’afflux et la conservation de ces richesses ont pu poser aux clercs et à l’Eglise alto-médiévale2. L’importance de la générosité et de la circulation des richesses dans l’expression et dans la reconnaissance du statut social des élites alto médiévales, déjà signalé plus haut, renvoie également dans le monde profane au primat de l’usage et de la consommation, sur la conservation et la propriété. L’élite laïque ne se reconnaît pas dans l’accumulation de biens, mais dans la dépense, voire dans la dilapidation. La dilapidation des richesses est caractéristique des périodes de forte mobilité sociale et de compétition politique ; elle a pour but de défendre des positions acquises ou de faire reconnaître un prestige nouvellement acquis par les « hommes nouveaux » (Le Jan). Le gaspillage apparaît alors comme l’indice le plus clair de la noblesse, même si l’éthique chrétienne a tôt fait de confronter le prodige à la question du choix d’usage des richesses. Il ne suffit pas de donner sans mesure, encore faut-il donner aux bonnes personnes (Patzold) et « savoir dépenser ». Sous la plume des clercs, la générosité doit se tourner vers l’Eglise pour devenir un heureux commerce (felix commercium) capable de transformer les choses physiques en biens célestes (Rosé). Reconnaissons d’ailleurs que la dépense a « mauvaise presse » dans la littérature chrétienne pour laquelle la libéralité n’est pas un marqueur en soi du prestige des élites (comme c’est le cas dans la culture du hall centrée dans les mondes anglo-saxons et scandinaves sur la figure du chef dispensateur de colliers et de bracelets, d’armes,   C’est sans doute dommage : cet angle d’attaque aurait permis d’étudier plus en profondeur les conflits de décision auxquels les religieux étaient confrontés face à l’usage des richesses excédentaires (non justifiées par la nécessité ou par l’utilité de la société chrétienne). La question des trésors d’église, de leur constitution et de leur déthésaurisation éventuelle, ainsi que de leurs justifications idéologiques mériterait plus ample informé. Tesori. Forme di accumulazione della ricchezza nell’alto medievo (secoli V-XI), ed. S. Gelichi, C. La Rocca, Roma, 2004. 2



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de beuveries et de ripailles (Gautier). La plupart des enquêtes régionales évoquent de près ou de loin la théorie de la classe de loisirs de Veblen et l’idée, largement reprise par les archéologues (qui l’utilisent pour décrypter les sites), de consommation ostentatoire : être riche au haut Moyen Âge, c’est gaspiller des biens qui constituent des « signifiants de puissance » (Magnani). Si la terre et les hommes sont incontestablement les gisements fondamentaux de la puissance aristocratique, ils apparaissent très peu comme des marqueurs sociaux : on recherchera en vain dans de telles sociétés, des fortunes (et donc des positions sociales) jaugées en nombre de villages et de paysans, comme dans les romans russes du XIXe siècle ! Dans le Nord de l’Espagne, être riche et puissant, c’est avant tout détenir, exhiber et transmettre des objets précieux (Davies). Dans la société lombarde, les élites laïques expriment également leur rang social par l’étalage et la consommation ostentatoire de biens mobiliers, comme le montre la distorsion très forte qui existe jusqu’au VIIe entre la simplicité et la pauvreté de l’habitat, et la richesse du mobilier funéraire. La fonction ostentatoire du bâti apparaît plus tardivement, surtout à partir de la fin du VIIe siècle et au VIIIe, dans la construction d’églises, et cela même chez des aristocrates de rang modeste comme les Totone (Gelichi). Comment et surtout pourquoi manifester sa richesse par des comportements agonistiques qui entrainent sa destruction ? L’exhibition et la destruction massive de richesses dans des pratiques de gaspillage ou de destruction de biens et d’armes, et dans la consommation d’objets précieux dans les rites funéraires (Nissen Jaubert) correspondent à des périodes d’instabilité sociale et politique durant lesquelles ces pratiques compétitives s’exacerbent (Le Jan). Le brutal enrichissement des dépôts funéraires entre 530 et 550 signe ainsi une période d’instabilité politique en Gaule, au terme de laquelle les succès remportés par les Francs se traduiraient par le retour à des pratiques funéraires plus sobres. La disparition des tombes de chef viendrait donc sanctionner la stabilisation du pouvoir et l’établissement d’une hiérarchie plus étroitement dépendante du roi et de la distribution de bénéfices fonciers. Dans un registre proche, Halsall a montré combien la jeunesse d’un défunt constitue un stress social qui se dénoue dans un surinvestissement des dépôts funéraires (Le Jan). D’autres formes de consommation ostentatoire des élites auraient mérité plus ample informé (vêtements, vaisselle). Manger de la viande, c’était bien sûr exprimer sa puissance physique comme dans l’histoire d’Adalgise, miles fortissimus, briseur d’os et mangeur de la moelle des animaux sauvages. Toutefois, la fonction sociale de la nourriture ne

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s’exprime pleinement que dans un continuum qui englobe bien sûr le produit, le service de la table et la manière de le consommer, mais également le territoire qui le fournit (marqué, aménagé et réservé à une élite) et la pratique de la chasse, comme étalage de puissance, de richesse et de force individuelle (Gautier). Être riche, mais comment et dans quelles proportions ? La série d’enquêtes conduites dans le cadre du colloque a permis de vérifier l’hypothèse de la diversité régionale des richesses dans le monde postromain, sans malheureusement nous permettre d’étalonner, voire même de mesurer concrètement la fortune des élites. Les historiens soulignent à l’envi qu’au haut Moyen Âge, la terre est la source principale de la puissance. Toutefois, comme le souligne Davies à propos du Pays de Galles, « wealth was invariably conceptualized as moveable and portable, often as hidable  »3. La richesse par excellence est mobilière, ce qui explique évidemment la place de l’argent et des bijoux dans la fortune des élites, puisque le métal précieux est aisément transportable et permet d’acheter des terres, des maisons, des biens meubles, des personnes (Balzaretti, Filippov), tandis que les objets précieux distinguent ceux qui les portent ou les exhibent (céramique, verre, métaux travaillés…) dans des rituels de consommation. Si les biens fonciers sont importants, tant sur le plan économique que symbolique, la place qu’ils occupent dans les préoccupations d’accumulation de richesse des élites semble croître avec la fin du Xe siècle et la territorialisation croissante de la puissance seigneuriale et des ressources qu’elle procure, qu’il s’agisse de patrimoines monastiques (Bruand, Rosé) ou laïques (Davies). Alors que l’immunité donne un caractère sacré aux territoires ecclésiaux qu’elle englobe, certaines terres sont liées aux lignages aristocratiques et leur confèrent une part de plus en plus importante de leur identité, notamment par l’assimilation entre lieu de pouvoir et nom patronymique (Goetz, Wilkin). Nous sommes loin de pouvoir proposer un véritable cadastre des fortunes foncières dans une région donnée (et cela, sans doute aussi parce que la pratique même d’enregistrement des propriétés dans un cadastre s’est interrompue en Occident, bien avant même la disparition de l’impôt foncier). Si de rares polyptyques, ou quelques formulaires de chartes prévoient de mesurer des exploitations paysannes ou des parcelles isolées, une villa est donnée en bloc ou

  W. Davies, Wales in the Early Middle Ages, Leicester, 1982, p. 47.

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en portion de son revenu (le quart de la villa N), sans autre description précise de son contenu. Les formules de pertinentia empruntées à la tradition juridique romaine visent tantôt à délimiter, en théorie, l’étendue des droits associés à la propriété et les sources de revenus qu’ils sont susceptibles de générer, tantôt à refléter la consistance réelle des biens. Quantifier la fortune foncière des élites est donc presque toujours impossible (Wilkin). Même lorsque des inventaires fonciers comme les polyptyques quantifient les terres de la réserve, c’est surtout pour en mesurer le produit prévisible : pour mesurer leurs ressources foncières, les moines ont d’ailleurs employé, de préférence ou en plus de la superficie qui est parfois mentionnée, des unités de mesure qui expriment tantôt les quantités à semer (terra arabili ubi possunt seminari modios x.), tantôt les fruits à récolter (pratum ubi possunt colligi de feno carros x., vinea ubi possunt colligi de vino modios x.) ou à utiliser (de silva ubi possunt saginari porci x.). Voici pour l’historien contemporain, un paradoxe de l’analyse économique médiévale. Comme le montre l’intervention d’Adalard de Corbie dans un échange de biens entre les moines de Nonantola et de Brescia en 813, cet oikonomiste (Iogna-Prat) hors-pair est capable d’intégrer, comme un expert moderne, un ensemble de paramètres économiques – la superficie, la localisation, la présence ou l’absence de voies de communication, la productivité – pour déterminer la valeur d’un bien, mais sans considérer la terre comme un capital. L’importance d’une étude comparée des richesses aristocratiques en Occident avait été affirmée par Wickham dans Framing the Early Middle Ages en 2005. Comme l’ont souligné les intervenants du colloque de Bruxelles, de telles enquêtes gagnent à être menées dans la longue durée, sans d’ailleurs déboucher sur des conclusions univoques. Les études prosopographiques ont mis depuis longtemps en lumière la « fragilité généalogique » de lignées aristocratiques qui peinent à dépasser le seuil des trois générations (Cammarosano). Toutefois, ces enquêtes gagneraient sans doute en profondeur à mesurer la continuité sur plusieurs générations de groupes familiaux, voire de groupes sociaux comme l’aristocratie romaine, dont Wickham souligne ici la « richesse collective », liée à l’exploitation des biens ecclésiastiques (qui constituent la majorité des grandes propriétés foncières dans le Latium) en emphytéoses qui se transmettent dans les mêmes réseaux aristocratiques sur plusieurs générations. Par ailleurs, dans des zones comme la Toscane



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(mais ces réflexions ne valent-elles pas pour quantité d’autres régions de l’Occident où la grande exploitation aristocratique n’était pas prédominante ?), le cycle de la richesse aristocratique était fondé sur la redistribution des surplus agricoles entre les rois, les grands établissements religieux et les laïques, sans toucher aux propriétés paysannes. D’où l’importance de la transmission des positions sociales, plutôt que des patrimoines fonciers proprement dits dans le statut des élites. Cette relative stabilité tirée de l’exploitation de richesses qui échappent à l’érosion successorale (qui affecte inévitablement le foncier) trouve un parallèle dans l’exploitation des biens de l’église par les élites laïques franques (au travers des précaires et des bénéfices), de telle sorte que ces familles pouvaient en pratique, tout en reconnaissant le droit ultime de l’Eglise, traiter ces terres comme si elles avaient été leur propriété et s’en approprier les surplus (Wickham). Quant à l’échelle de ces fortunes foncières, ecclésiastiques et laïques, elle demeure difficile à mesurer, plus d’ailleurs en termes de patrimoine, que de consommation comme l’avait justement souligné Wickham. Les différences régionales pourront dès lors s’apprécier par l’archéologie évidemment et les marqueurs de consommation (Davies), mais aussi par les sources écrites : législations politiques fixant la contribution des aristocrates à l’armée (comme en Lombardie, avant et après la conquête franque) ou réalités patrimoniales pour subvenir aux besoins des moines : là où un monastère anglo-saxon compte une dotation de 10 hides pour l’entretien de 40 frères, les constitutions de menses conventuelles du début du IXe siècle indiquent qu’il fallait dix manses pour entretenir un moine franc (Wood). Dans le monde de Bède le Vénérable, la richesse foncière était confrontée aux besoins contradictoires de l’Eglise, pour laquelle les fruits de la terre étaient une condition nécessaire à la stabilité des communautés religieuses, et à ceux de la royauté, qui considérait un territoire, ses habitants et ses produits comme un don temporaire du roi, permettant à ses guerriers de vivre noblement et de le servir (Wood). La fonction de la terre, comme gisement de ressources permettant au guerrier de servir son supérieur est évidemment sous-jacente dans toute la société féodale. L’analyse du testament du comte Heccard montre comment pour un Grand, régler sa succession, c’est aussi transmettre sa clientèle de vassaux locaux, en répartissant ses biens entre ses fidèles, en fonction de leur position dans la pyramide aristocratique. Les plus puissants, qui sont



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aptes à représenter le comte, héritent de biens mobiliers ; au plan régional, les chevaliers qui servent Heccard reçoivent des alleux, des armes et des montures ; mais il existe encore au-dessous d’eux, au socle de la pyramide, des petits notables locaux dont le patrimoine est mal connu. Le prieuré de Perrecy, fondé par Heccard, joue un rôle important dans la circulation des terres au sein de ces clientèles aristocratiques par le jeu des donations et des précaires qui s’étagent sur plusieurs générations (Bruand). D’ailleurs, la vigueur du pouvoir royal se manifeste autant par la capacité de donner que dans celle de reprendre en confisquant (Le Jan). Par rapport aux objectifs que nous nous étions fixés avant le colloque de Bruxelles, il faut bien constater que le poids des représentations idéologiques reste disproportionné dans le bilan des formes et des fonctions de la richesse. Les analyses lexicales ont certes permis de progresser dans notre compréhension de la relation des élites chrétiennes avec la richesse. Celle-ci n’excluait pas de se confronter rationnellement avec la production et de rechercher les fruits légitimes du travail. Au-delà de l’étude des normes, des discours et des représentations, il faut également mesurer l’applicabilité des normes, la pertinence des discours et analyser concrètement les modalités d’accumulation, d’évaluation4 et d’usage des richesses, comme l’ont bien montré ici les dossiers présentés par François Bougard, à propos du crédit, et par Marie-Aline Laurent sur les modalités et les pratiques de gestion des patrimoines monastiques. Si richesse et pauvreté ont été étudiées dans leurs champs lexicaux (Goetz), il nous a manqué des éléments d’information sur la manière concrète dont les élites ecclésiastiques et laïques se confrontaient aux problèmes posés par l’infortune ou le manque de moyens matériels. Enfin, il conviendrait d’associer systématiquement à l’avenir les résultats de l’archéologie à l’analyse de la circulation et de la consommation des objets matériels au haut Moyen Âge. L’anti-idéologie chrétienne du profit continue à peser implicitement sur notre appréhension des réalités économiques du haut Moyen Âge. Malgré le déni religieux, les activités de crédit connaissaient une réelle vigueur dans des régions apparemment aussi éloignées dans leur structure sociale et économique que l’Italie centro-septentrionale et la Bretagne. On peut se demander si ces activités n’étaient pas également répandues dans la majeure partie de l’Occident. Le crédit 4   Voir les recherches collectives entreprises autour de la circulation des richesses et de la « valeur des choses » sous l’égide du LAMOP (UMR 8589, Paris 1-CNRS) et du CSIC de Madrid.



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était courant en Toscane dès le début du VIIIe siècle, au moins parmi l’élite urbaine. Entre 810 et 870, les chartes de Redon comptent 18 prêts et 45 ventes. Dans ces deux régions, une circulation d’espèces monnayées minime voire inexistante n’a pas empêché le recours fréquent aux instruments monétaires et au crédit. L’endettement des plus pauvres n’est-il d’ailleurs pas motivé par le manque de métal monnayé ; l’exigence de remboursement en espèces peut faire obstacle à l’extinction de la dette, pour le grand profit du créancier. Un certain nombre de techniques permettaient d’accommoder les transactions à un environnement idéologique défavorable et de stimuler le crédit. Bien avant le XIIe siècle, les titres de créance pouvaient être cédés à des tiers, en combinant libre circulation du crédit et immobilisation du bien gagé. En n’exigeant pas l’intérêt sous sa forme monétaire, ou en se réservant l’usufruit du gage, les créanciers disposaient d’une série de pratiques discrètes pour contourner les convenances : échelonnement de l’intérêt sous la forme de versements en nature, intégration du loyer de l’argent dans le montant prêté, surpondération des gages sans parler des prêts dissimulés en vente… Finalement, les pièces écrites conservées régionalement contredisent les représentations tirées des capitulaires royaux, des écrits moraux et des conciles. Loin d’être une pratique abusive, stimulée par l’urgence (soudure, famine), le crédit apparaît dans les sources italiennes comme un instrument habituel de la vie économique activé dans toutes les strates de la société pour consommer, pour investir et pour commercer (Bougard). La part des hommes dans la richesse est restée très largement absente de nos analyses, si l’on excepte évidemment les marges orientales du monde franc où la problématique du peuplement des nouveaux espaces conquis était évidemment incontournable (Lienhard). C’est dommage, voire paradoxal, dans la mesure où il était clair pour chacun d’entre nous que potestas et statut de dominus, qui caractérisent essentiellement les élites aristocratiques du haut Moyen Âge et leur domination sociale, procèdent simultanément de la maîtrise de la terre et des hommes. Pour être et rester puissant, il fait être riche en terre et en dépendants. Dans cette mesure, l’analyse des formes et des conditions de la domination doit prendre en compte les relations dialectiques entre riches et puissants d’une part, pauvres (menacés de perdre leur statut) et indigents d’autre part. Jean-Pierre Devroey Université libre de Bruxelles



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Index Les chiffres en italique renvoient à des notes de bas de page. Ababdella, prêtre, 278. Abbo de Provence, voir Abbon de Maurienne. Abbon de Maurienne, patrice de Provence, 10, 261. Abbon de Saint-Germain, moine, 40. Abellar, monastère, León, 266. Abraham, 38, 134. Abruzzo, voir Abruzzes. Abruzzes, Italie, 255, 346, 475. Ackermann, Josef, 141. Acerenza, Basilicate, 456. Adalbert, comte, 376. Adalbert, duc de Toscane, 8, 52. Adalbert de Brême, archevêque, 47, 50, 58, 143-147. Adalgaire, épouse d'Yvon, 243-244. Adalgise, fils du roi des Lombards Didier, 285, 302, 515. Adalgisel-Grimo, diacre, 331. Adalgualon, aristocrate, gendre de Rotard, 242-243. Adalhard de Corbie, abbé, 11, 29, 153, 480, 483, 512, 517. Adam de Brême, chroniqueur, 44, 54, 56, 58, 143-147, 152-153. Adélaïde, vicomtesse de Carcassonne, 467. Adelgisus de Schianno, époux d'Adleburga, 434. Adleburga, épouse d’Adelgisus, 434. Adon de Vienne (saint), évêque, 132. Æthelberht II, roi du Kent, 294. Æthelfrith, roi de Northumbrie, 299. Æthelred, roi de Mercie, 412. Æthelthryth (sainte), abbesse, 229. Æthelwalh, roi des Saxons du Sud, 227. Æthelwulf, moine, 221. Aetius, patrice, 13. Afrique, 49, 330, 355. Aganbem, Giorgio, 64.



Agde, Hérault, 203. Agilulf, frère de Dragulf, 429. Agnellus de Ravenne, abbé, 460. Agnès, impératrice, 147. Agobard de Lyon, archevêque, 70. Agroecius, donateur, 356. Airan, Calvados, 322. Aistra, site, pays Basque, 282. Aix-la-Chapelle, Rhénanie-du-NordWest­phalie, 152, 334, 388, 389, 399. Alahis, gastald, 441, 467. Alaholfingiens, famille aristocratique, 375. Al-Andalus, 270, 281, 467. Álava (province), pays Basque, 283, 282. Albelda, Aragon, 281. Alberic, prince de Rome, 257, 259. Alcuin, 39-42, 46-47, 387, 390, 392-394. Aldobrandeschi, famille aristocratique, 255-256, 259, 261, 346. Aldric du Mans (saint), évêque, 139140. Aleje, lieu-dit, Espagne, 272. Alémanie, 376, 446. Alfred (saint), roi des Anglo-Saxons, 404. Alfrid, roi, 230. Alfret de Mornago, acteur d'une vente, 422. Algualon, aristocrate de la lignée de Rotard, 245. Alpes, 430, 439, 499, 504. Alps, voir Alpes. Althoff, Gerd, 378. Altmann de Passau, évêque, 43. Amalricus, vice comes, 429. Ambroise (saint), évêque, 66, 99, 131132, 431, 449. Ambrose, voir Ambroise. Amelius, vassal, 234. Andreas, abbé, 424, 427.

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Angenendt, Arnold, 35. Angers, Maine-et-Loire, 317, 447. Angilbert II, archevêque, 430-431. Angleterre, 221-223, 226-229, 231, 258260, 274, 286, 288-289, 295, 296, 297, 299, 319-320, 373, 390, 404, 411. Anno (Annon) de Cologne, archevêque, 47, 147. Ansbert, évêque, 460. Anségise de Fontenelle, abbé, 449. Anselm of Inzago, aristocrate, 425. Anselme de Milan, archevêque, 422. Anselme, chanoine, 41. Ansgar, archevêque, 42, 46. Ansur, aristocrate, 268, 272, 275. Appadurai, Arjun, 12. Aquila, traducteur de la Bible, 219. Aquitaine, 317, 331. Aragon, Espagne, 265. Arburge, petite-fille de Rotard, 245. Arégonde, épouse de Chlothaire Ier, 49, 307, 320. Aribertus, monetarius, 427. Arifret, clericus, 422. Arifus, aurifex, 427. Arifusi, famille de ferronniers, 427. Arifusus, aurifex, 427. Arigausus, abbé, 420-421. Ariulf, aristocrate, 236, 239, 240. Arles, Bouches-du-Rhône, 81, 183-185, 187, 189, 191, 196, 204, 211. Arlon, province de Luxembourg, 340. Arn, prêtre, 505. Arnaud, aristocrate, 239. Arno, fleuve, 252. Arno de Salzbourg, archevêque, 393394. Arnoul, aristocrate, 238. Arnulf Ier de Bavière, duc, 376. Arnulf de Carinthie, empereur, 379. Arnulfides, famille aristocratique, 333. Arochis de Campione, 443. Arras, Pas-de-Calais, 55. Arrian, prêtre, 278. Arslan, Ermanno, 346. Arthur, 291, 297.



Assuerus (Artaxerxès), roi de Perse, 52. Astill, Grenville, 283. Asturias (Asturies), Espagne, 277. Asur González, aristocrate, 275. Atta, moniale, 22. Atto « le fou », acteur d'un prêt, 471. Atton, abbé, 504. Atton de Verceil, évêque, 41, 133. Auderace, tenancier, 425. Augustin (saint), évêque, 62, 66, 82, 99, 110, 118, 132, 135, 193, 204, 210, 384. Austrasie, 330-332. Autcherius, frère, de Halcharius, 419. Autun, Saône-et-Loire, 234, 244. Autunois, France, 233, 238-239, 241. Auxerre, Yonne, 237, 362-363. Azu, manse, 243. Babenbergs, famille aristocratique, 375-376. Bagaudano, aristocrate, 268. Bagdad, 389. Balaton, lac, 496, 500. Baldric of Lemoti, acteur d’une vente, 434. Balzaretti, Ross, 159, 516. Bamberg (Babenberg), Bavière, 144, 376. Baray, Luc, 372. Barbier, Josiane, 439. Barbiera, Irene, 373. Barcelone, Catalogne, 445, 448, 459, 473. Barnett, Homer Garner, 379. Barrow, monastère, Lincolnshire, Angle­ terre, 229. Barthélemy, Dominique, 19, 461. Basel (Bâle), Bâle-Ville, 314. Basile de Césarée (saint), moine, 80, 82, 96. Basilio, évêque, 271. Basque country (Pays basque), 281. Baubigny, Côte-d'Or, 244. Baugy, Saône-et-Loire, 234, 238 Bavière, 122, 497-499, 503. Bayeux, Calvados, 293.

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Beaumont-sur-Grosne, Saône-et-Loire, 123. Beauvais, Oise, 97-98, 99, 102, 106-107. Bède le Vénérable, moine, 221-222, 224-227, 229-230, 518. Belgique, 444, 478. Belli Barsali, Isa, 163. Bénévent, Campanie, 472. Benno d'Osnabrück, évêque, 47. Benoît, prêtre, 471. Benoît Biscop (saint), abbé, 230. Benoît d'Aniane (saint), 81, 92, 93, 492. Benoît de Nursie (saint), 71, 82-83, 9091, 93-95, 128, 152, 478, 513. Benoît Lévite, 449. Benvist Nathan, juif catalan, 465, 467. Benzon d'Albe, évêque, 56. Beowulf, 411. Béranger de Tours, 115, 131. Berardenghi, famille aristocratique, 346. Berenger Ier, roi d'Italie, 423. Bergamaschi, Aldo Greco, 481. Bergame, Lombardie, 255, 409, 412414, 417, 436, 445. Bergamo, voir Bergame. Berhtwulf, roi des Merciens, 294. Berkshire, Angleterre, 294. Bernald de Saint-Blaise (Bernold de Con­stance), moine, 53-54. Bernard, miles, 459. Bernard d'Italie, fils de Pépin d'Italie, 420, 422. Bernard d'Angers, hagiographe, 15-16. Bernward d'Hildesheim (saint), évêque, 45. Berthe, nobilis, 340. Berthold, comte palatin, 375-377. Berthold, duc, 57. Berthold IV, 375. Bertram (Bertrand) du Mans, 9-10, 23, 228-229, 231, 331. Biandronno, Lombardie, 422. Biliciago, Lombardie, 425. Bissone, canton du Tessin, 434.



Bloch, Marc, 19, 403, 408. Boas, Franz, 20. Bobbio, abbaye, Émilie-Romagne, 30, 81, 479-480, 482, 483-485, 491, 493, 512-513. Bodman, Bade-Wurtemberg, 377. Bodo, aurifex, 427. Bohême, 496. Bois, Guy, 469. Bonar, monastère, León, 268-269. Boniface (saint), 43, 45-46, 294. Bonifacii, famille aristocratique, 255. Bonizon de Sutri, évêque, 38, 54. Bonnassie, Pierre, 6, 445, 466, 467, 469. Bono de Pariana, acteur d'une vente, 429. Bordeaux, Gironde, 9. Bornholm, île, 310. Borst, Arno, 34. Bosl, Karl, 139. Bougard, François, 8, 11, 279, 519-521. Bourbince, rivière, 244. Bourges, Cher, 235-237, 239, 242, 359. Bourgogne, France, 126, 237, 453, 455, 459, 476. Bowlus, Charles, 496. Brême, Brême, 50, 143-144, 146, 148. Brescia, Lombardie, 162, 163, 418, 517. Bretagne, France, 406, 453, 455, 459460, 465-466, 476, 519. Brittany, voir Bretagne. Broglio, canton du Tessin, 168. Broughton Lodge, Angleterre, 312. Bruand, Olivier, 12, 516, 519. Bruges, Flandre-Occidentale, 27, 29. Brunehaut, reine des Francs, 363. Bruning, négociant, 427, 432. Bruno (Brunon), chroniqueur, 50, 55, 146-149, 152-153. Bruno de Wurzbourg, évêque, 134. Bruxelles, 5, 517, 519. Buc, Philippe, 21, 378. Buffet, Warren, 141. Burchard II, duc de Souabe, 376. Bussolengo, Vénétie, 454.

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Buzzi, Giulio, 481. Byzance, 46, 288, 389, 451, 496, 500. Caby, Cécile, 113. Cadalus de Parme, antipape, 54. Cadoc (saint), 297. Cædwalla, roi de Wessex, 228. Cagiano de Azevedo, Michelangelo, 163. Cahors, Lot, 9, 360-361. Caillet, Jean-Pierre, 355. Calvet, Gaëlle, 67, 512. Cambrai, Nord, 55. Cambridgeshire, Angleterre, 411. Cammarosano, Paolo, 517. Campbell, James, 270, 411. Campione, Lombardie, 167, 430, 467. Campo Gelau, site, 504. Cándido, Marcelo, 70. Canossa, famille aristocratique, 255. Cantabrian mountains (monts Cantabriques), 268, 277. Capoue, Campanie, 14, 456. Carantcar, forgeron, 467. Carcassonne, Aude, 459, 467, 473. Cardena, monastère, Castille, 265, 272, 276, 280-281. Carloman (saint), fils de Charles Martel, 14, 129. Carloman de Bavière, roi de Francie orientale, 379. Carolingians, voir Carolingiens. Carolingiens, famille aristocratique, 255, 384, 452, 500-501, 513. Carpiano, Lombardie, 427, 432. Cassiodore, auteur latin, 129-131, 135. Castel Trosino, Marches, 166, 310. Castile (Castille), Espagne, 265, 276277, 282. Catalogne, Espagne, 119, 265, 445, 454, 464-465, 467. Catalonia, voir Catalogne. Cathwulf, auteur d'une lettre, 391. Catla, sœur d'Ansgar, 42. Catlow, monastère, Angleterre, 227. Catlowen, vassal, 472. Caunes, Aude, 463. Celanova, monastère, Galice, 265, 270,



277, 280. Ceno, rivière, 484. Censius, préfet, 44. Ceolfrid, abbé, 223, 226, 230. Césaire d'Arles (saint), archevêque, 83, 183-186, 188-204, 206-211, 213-215, 217-218, 220, 462. Cesino, Lombardie, 426. Cestinincperg, plaine, 497. Chad (saint), abbé, 229. Chalon, Saône-et-Loire, 241. Chalonnais, France, 234. Champagne, France, 237. Charlemagne, empereur, 56, 142, 148, 149-153, 285, 383-393, 396-401, 420-421, 427, 480, 496, 513. Charles-Edwards, Thomas, 221. Charles le Bon, comte de Flandre, 27, 29. Charles le Chauve, roi, 99, 100, 141, 235, 241, 411, 453, 466. Charles le Gros, empereur, 42, 55, 148, 151, 241, 375. Charles le Jeune, fils de Charlemagne, 393. Charles Martel, maire du palais, 235. Charles the Bald, voir Charles le Chauve. Charolles, Saône-et-Loire, 245, 246. Chaunois, France, 238, 241, 243. Cheddar, Angleterre, 301. Chevagny-sur-Guye, Saône-et-Loire, 244. Childebert Ier, roi de Paris et d'Orléans, 452. Childebert II, roi d'Austrasie, 235. Childebert III, roi d'Austrasie, 235. Childebrand, comte, 234. Childeric Ier, roi des Francs saliens, 370. Chilpéric Ier, roi des Francs, 24, 228. Chlothaire Ier, roi des Francs, 49, 58. Chramnesind, aristocrate, 40, 229, 231. Christlein, Rainer, 307. Chunipreht, juge, 505. Cicéron, auteur latin, 115-116. Cipolla, Carlo, 479, 480. Civry, Saône-et-Loire, 245. Clermont-Ferrand, Puy-de-Dôme, 37, 49.

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Closa Farrés, Josep, 194. Clotaire II, roi des Francs, 228. Clovis Ier, roi des Francs, 370-371. Cluny, abbaye, Saône-et-Loire, 113, 114, 121, 123, 124, 125-126, 128, 236, 245-246, 444, 452, 459, 468. Coenwulf, roi de Mercie, 231. Collavini, Stefano, 170. Collegno, Piémont, 160. Cologne, Rhénanie-du-Nord-Westphalie, 27, 55, 314, 316. Cologno Monzese, Lombardie, 431, 475. Colomban de Luxeuil (saint), abbé, 479. Comacchio, Émilie-Romagne, 173-174, 176-177, 180-181, 404. Como (Côme), lac, 434. Compiègne, Oise, 224. Compludo, León, 81. Condroz, 333, 334. Conques, Aveyron, 16-17. Conrad Ier, roi de Francie orientale, 375-377, 380. Conrad II, empereur, 51. Conrad de Salzbourg, archevêque, 50. Conradins, famille aristocratique, 375. Conrad le Rouge, duc de Lotharingie, 56. Constance, Bade-Wurtemberg, 375, 377. Constantin, empereur, 360. Constantinople, voir Istanbul. Contamine, Philippe, 60. Coppa, rivière, 484. Corbie, monastère, Somme, 480. Corbinien (saint), évêque, 54. Corteolona, Lombardie, 163, 423. Couches-les-Mines, abbaye, Saône-etLoire, 244. Crestina, acteur d'une vente, 432. Crésus, roi de Lydie, 56. Cunigonde de Souabe, mère d'Arnulf Ier de Bavière, 376. Cunzo, aristocrate, 470. Cyr (saint), 127, 129. Dadon de Verdun, évêque, 382.



Dagobert Ier, roi des Francs, 13. Daldun, villa, Angleterre, 227, 230. Dalla, acteur d'une vente, 272. Dalton-le-Dale, Angleterre, 227. Danemark, 310-311. Danube, fleuve, 497. Darius, roi de Perse, 56. Davies, Wendy, 8, 406, 515-516, 518. Delage, Marie-José, 184, 194, 197, 208. Dent, monastère, Angleterre, 227. Dervio, Lombardie, 421. Descola, Philippe, 352. Desiderius, abbé, 422. Deusdedit, cardinal, 258. De Vogüé, Adalbert, 80, 82, 85. Devroey, Jean-Pierre, 7, 66, 70, 72-73, 76, 327, 330, 335, 336-337, 339-340, 368, 398, 492, 503. Dhuoda, aristocrate, 409. Dickinson, Tania, 318. Didier, roi des Lombards, 285. Didier d’Auxerre (saint), évêque, 362363. Didier de Cahors (saint), évêque, 253, 360-361, 363. Didier de Verdun (saint), évêque, 452. Dijon, Côte-d’Or, 471. Dinas Powys, Pays de Galles, 289. Dinzelbacher, Peter, 34. Dobney, Keith, 289, 301. Dodon, judex, 332. Domagnano, République de SaintMarin, 164. Dominicus, aurifex, 427. Dominicus, monetarius, 427. Dommanes, Helga Liv, 311. Donnuccio Sirico, aristocrate, 253-254, 256, 259. Doolittle, Eliza, 141. Dopsch Alfons, 403. Dorestad, province d’Utrecht, 427. Draco, acteur d’une vente, 418-419. Dragulf, frère d’Agilulf, 429. Drave, rivière, 496. Duby, Georges, 34, 61, 381. Duil, aristocrate, 472.

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Dumézil, Bruno, 439. Dumont, Louis, 61. Durliat, Jean, 69. Dynamius, évêque, 356. Eberhard, aristocrate, 50. Ecbert, évêque, 221. Echternach, abbaye, Luxembourg, 333. Edwin, roi de Northumbrie, 299. Éginhard, chroniqueur, 55, 150, 152, 389, 420. Eiloni, religieuse, 268. Einhard, voir Éginhard. Ekkehard IV de Saint-Gall, chroniqueur, 375-376, 378. Elvira, femme du comte Rodrigo de Galice, 268. Elvira, tante du roi Ramiro III de León, 267, 273. Ely, monastère, Angleterre, 225, 229. Émilie-Romagne, Italie, 479. Énée, 363. Engelbaud, aristocrate, 237. England, voir Angleterre. Enns, rivière, 497, 507. Éone d'Arles, (saint), archevêque, 192. Erchanger, comte palatin, 375-377. Erchanger, famille aristocratique, 375. Eribert, vassal, 238. Ermengarde, comtesse, 334, 336. Ermenoald, acteur d'un litige, 460. Ermenulfi, famille aristocratique, 346. Ermigia, donatrice, 266. Ermold le Noir, poète, 290. Ervilf, voir Ariulf. Escalona, Julio, 283. Escaut, fleuve, 373, 443. Espagne, 13, 81, 123, 265, 269, 275-276, 279, 283, 406, 451, 453, 515. Est-Anglie, 223, 296. Euphebius de Naples (saint), évêque, 460. Europe, 22-23, 35, 126, 260-261, 279, 283, 318, 403, 405, 406, 410, 465. Eustathe Boïlas, protospathaire et hypate, 463. Évrard de Frioul, marquis, 140.



Faccombe Netherton, site, Angleterre, 295. Faino, Lombardie, 427, 432. Fantinus, defensor, 447. Faquilona, épouse de Bagaudano, 268. Fara, Latium, 456. Fastald, diacre, 433. Fater, abbé, 505. Fautrière, Saône-et-Loire, 242. Félix de Bourges, évêque, 359. Feller, Laurent, 327, 346, 383, 400, 407, 511-512. Fernando Núniz, aristocrate, 276. Ferréol d'Uzès (saint), évêque, 212. Ficarolo, Vénétie, 164. Fichtenau, Heinrich, 34. Filippov, Igor, 516. Finley, Moses, 74. Fismes, Marne, 97, 106. Flaino Muñoz, aristocrate, 280. Flandre, 443. Flaran, abbaye, Gers, 328. Flavigny, abbaye, Côte-d'Or, 450. Fleury, abbaye, Loiret, 233, 238, 239, 241, 243, 246. Flixborough, Angleterre, 289, 292, 301, 404. Flodoard, chroniqueur, 98, 103-104. Florence, Toscane, 256. Folcuin de Rankweil, écoutète, 467. Fouchard, avoué, 234. Foucoin, vassal, 238-239. Fouracre, Paul, 8. Foy (sainte), 15-16. Francfort, Hesse, 140. Francia, voir Francie. Francie, 228, 255, 259-260, 330-331, 390, 447, 493. Franconie, 376. Frédégaire, chroniqueur, 13. Frédégonde, reine de Neustrie, 228. Fredelus, avoué, vassal, 234. Frédéric de Goseck, comte, 143. Fredulfus, archevêque, 463, 465, 470. Fructueux de Braga (saint), archevêque, 83.

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Fulbert de Chartres, 449. Fulda, abbaye, 39, 228. Galbert de Bruges, chroniqueur, 29. Galice, Espagne, 265, 275-277, 280, 460. Galicia, voir Galice. Gamugno, ermitage, Toscane, 39. Ganshof, François-Louis, 392. Gap, Hautes-Alpes, 10. Garibaldus (Garibald) de Criberiago, aristocrate, 425. Garrison, Mary, 391. Gasparri, Stefano, 169-170. Gaule, 9-10, 24, 81, 191, 231, 306, 318320, 331, 355, 369, 371, 373, 382, 450, 515. Gautbert, 238. Gautier, Alban, 515-516. Gautier de Thérouanne, archidiacre, 29. Geer, rivière, 334, 343. Gelichi, Sauro, 515. Génélard, Saône-et-Loire, 241-242, 243, 245. Gênes, Ligurie, 481, 483, 488, 492, 513. Genseric, roi des Vandales, 49. Génestal, Robert, 458. Geoffroy de Lorraine, aristocrate, 51. Geoffroy de Vigeois, abbé, 19. Gérard de Cambrai, évêque, 55. Géraud d'Aurillac (saint), aristocrate, 452. Gerberge, fille de Giselbert de Lotharingie, 50. Gerbert d'Aurillac, pape, 34, 348. Gerdrup, Zélande-du-Nord, 311. Gerfred, archidiacre, 244. Gerhoh de Reichersberg, théologien, 57. Germanie, 10, 317-318, 373-374, 446. Gerold (Kerold), comte, 497-498. Gerucius, 448. Gerulfus, ministerialis de Louis II d'Italie, 425-426. Gessate, Lombardie, 424-425.



Ghignoli, Antonella, 441. Girbaud, aristocrate, 239. Girbaud, aristocrate, de la ligné de Vulfard, 246. Gironde, France, 307, 320. Giselardus, vassal de Theodorus, 425. Giselbert de Lotharingie, comte, 50. Giselbertingi, famille aristocratique, 255. Giseltruda, épouse de Theodorus, 424. Gisla, sœur de Pépin d'Italie, 421. Gnignano, site, Lombardie, 417, 423, 427. Godabert, nobilis, 334. Godebald, abbé de Saint-Denis, 332, 334. Godefroy, duc de Lorraine, 37. Godelier, Maurice, 59, 62. Godenus, protospathaire impérial, 456. Godesteo, acteur d’une vente, 272. Godiprand, vassal de Louis II d’Italie, 425-426. Goetz, Hans-Werner, 10, 142, 143, 267, 512, 516, 519. Gontrude, veuve de Malguin, 245, 246. Goody, Jack, 352-353. Gorgonzola, Lombardie, 425. Gorlago, Lombardie, 413. Goslar, Basse-Saxe, 56, 410. Gottenia, épouse d’Anselm d’Inzago, 425. Gramain, Agnès, 346. Grand-Axhe, province de Liège, 334. Grande Faye, Saône-et-Loire, 245. Grégoire VII, pape, 43-44, 53, 147. Grégoire de Tours, évêque, 37-38, 40, 52, 193, 313, 369-371. Grégoire le Grand, pape, 94, 99-101, 104, 110, 132, 204, 442, 447, 449. Grenoble, Isère, 10. Grødbygård, nécropole, Danemark, 310. Gualdo, Marches, 170. Guarrazar, trésor, 358. Guarulf, aristocrate, 245.

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Guérande, Loire-Atlantique, 455. Guerreau, Alain, 62, 74, 290. Gui, comte, 387. Guibert de Nogent, miles, 463. Guiderissi of Cassago, acteur d'une vente, 434. Guido, frère de Donnuccio Sirico, 253. Guido, oncle de Donnuccio Sirico, évêque, 253. Guillaume, donateur à Ripoll, 450. Guillaume de Volpiano, 473. Guillaume le Conquérant, roi d'Angleterre, 291. Guimarães, monastère, Braga, 271, 276. Guinetier, aristocrate, 236-238, 241, 242. Guinetier, famille aristocratique, 244. Guitard, acteur d'un prêt, 453. Gumpertus, clerc, 424, 427. Gunfrid, aristocrate, 238. Gunn, Simon, 408 Guntram Boso, duc, 313. Gunzius, acteur d’une vente, 424. Gunzo, vicedominus, 427. Gurevich, Aaron, 35. Haedda, abbé, 411. Halberstadt, Saxe-Anhalt, 143. Halcharius, acteur d’une vente, 418419. Halsall, Guy, 306, 313, 373, 515. Hambourg, Hambourg, 42, 144, 148. Hamwic (emporium), Angleterre, 296, 299-300. Harald, prince danois, 290. Hariulf d'Oudenbourg, chroniqueur, 443, 452. Harold, frère du roi Olaf, 57. Hartmann, Ludo Moritz, 480. Hartlepool, Angleterre, 229. Harz, montagnes, 410. Haspinga, voir Hesbaye. Hateburge de Alstadt, femme d'Henri Ier, 51. Hatton de Mayence, archevêque, 376375.



Hayes, John, 180. Haymon d'Auxerre, moine, 15. Heccard, comte de Chalon et Mâcon, 12, 233-239, 241-242, 244, 246, 518519. Hedeager, Lotte, 309. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 62. Hégenheim, Haut-Rhin, 314. Heldier, gardien du castrum de Charolles, 245, 246. Henri Ier, empereur, 51, 374-375. Henri III, empereur, 56, 143. Henri IV, empereur, 49-50, 55-57, 143, 146-147. Hériger de Lobbes, abbé, 45, 58. Hermann Ier, duc de Souabe, 48. Hermann de Tournai, abbé, 29. Hermenegildo, aristocrate, 280. Hermès, diacre, 356-357. Hernost, vassal royal, 427, 432. Herrand de Halberstadt, évêque, 58. Herstal, province de Liège, 333. Hesbaye, 333-335, 339-340, 342, 343. Hésiode, 63. Hilaire de Poitiers, auteur latin, 130, 193. Hildebrand de Toscane, comte, 52. Hildegarde, épouse de Charlemagne, 393, 421 Hildegrin, aristocrate, 246. Hildegrin II, prêtre, 246. Hildric, aristocrate de la ligne de Rotard, 245. Hilliward de Zeitz, évêque, 49. Hincmar de Reims, archevêque, 39, 42, 70, 97-111, 119, 120, 127, 134, 141142, 153-154, 453. Hirsau, monastère, Bade-Wurtemberg, 133. Hitto, évêque, 497. Hlawistschka, Eduard, 346. Hleodro, comte, 505. Hochfelden, Bas-Rhin, 140. Hodges, Richard, 404. Hohenaltheim, Bavière, 376. Hollande, 478. Holopherne, personnage biblique, 52.

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Horden, Peregrine, 408. Hotkar, aristocrate, 236-237, 239, 240. Hraban Maur, archevêque, 29, 52. Hucbald de Saint-Amand, moine, 127, 139. Hugues de Flavigny, abbé, 37, 44, 50, 55. Humbert de Silva Candida, moine, 137. Hunger, frère d'Hernost, 423-424, 427, 432. Huy, province de Liège, 333-336, 340341. Iacopo de Sant' Andrea, aristocrate, 6. Ibbo, aristocrate, 470. Iberia (Ibérie), 265-266. Ibn Fadlân, écrivain arabe, 315. Ida, fille de Hermann Ier, 48. Idda, aristocrate, 331. Ildebaud, aristocrate, 237. Ildric, aristocrate, 239. Ilduara, comtesse, 268. Imola, Émilie-Romagne, 474. Inden, monastère, 81. Ine, roi de Wessex, 298 ,300. Ingelheim, Rhénanie-Palatinat, 290. Ingunde, épouse de Chlothaire Ier, 49. Innichen, monastère, Trentin-HautAdige, 496, 504. Innocentius, sous-diacre, 357. Inzago, Lombardie, 424-425. Iogna-Prat, Dominique, 16, 76, 113, 269, 512, 517. Iohannes, prêtre, 278. Iohannes, duc slave, 499-500, 506. Iona, île, 226, 289. Iraq, 270. Irlande, 292, 296, 297. Isaïe, personnage biblique, 218-219. Isidore de Séville (saint), évêque, 83, 101, 193, 408. Isidore of Seville, voir Isidore de Séville. Isla Frez, Amancio, 281. Israël, 225, 391. Istanbul, 151, 180, 285, 389. Istrie, 496, 499-500, 503, 506.



Jacob, 130. Jacob, témoin de vulfald, 235. Jacque, Deborah, 289. Jaén, Andalousie, 358 Jarnut, Jörg, 163, 436. Jau, Gironde, 307, 314, 320. Jean, aristocrate, 235-236, 238. Jean (saint), évangéliste, 109. Jean-Baptiste (martyr), 357. Jean Cassien, théologien, 80, 82-83, 8687, 89, 128, 193. Jean Chrysostome (saint), 67. Jean de Gorze, abbé, 133. Jean Scot Érigène, moine, 134. Jérôme (saint), 80, 99-100, 134, 193, 207, 218, 219, 478. Jéthro, personnage biblique, 105. Johnson, Samuel, 386. Jonas d'Orléans, évêque, 51. Jørgensen, Lars, 310. Joris, André, 335. Joux, Rhône, 245. Judée, 149. Julien Pomère, théologien, 99, 192. Julitte (sainte), 127, 129. Justinien, empereur, 447. Justinien Partecipazio, doge, 451. Kaiserswerth, Rhénanie-du-Nord-Westphalie, 147. Karol, 346, 475. Katsen, Brigitte, 380. Kenninghall, Angleterre, 312. Kent, Angleterre, 294. Kerpreht, acteur d’une donation, 505. Kirchheim, Bas-Rhin, 321. Klein-Vahlberg, tumulus, 322. Klingshirn, William, 184, 200. Koch, Ursula, 308, 314. Kuchenbuch, Ludolf, 340. Kupper, Jean-Louis, 327. Krems, rivière, 505. Kremsmünster, monastère, Haute-Autriche, 496-497, 505. Kruse, Susan, 414. Kurze, Friedrich, 389. La Buissière, Saône-et-Loire, 245.

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La-Charité-sur-Loire, Nièvre, 293. Lambert (saint), évêque, 322. Lambert de Chalon, comte, 246. Lambert de Hersfeld, abbé, 48-49, 53. Lamberto di Ildebrando, aristocrate, 256. Languedoc, 395, 465. Laon, Aisne, 453. La Rioja, Espagne, 282. La Rocca, Cristina, 157. Larrea, Juan José, 268, 283. Latium, Italie, 252, 257, 259, 517. Latour, Bruno, 353. Lauchheim, Bade-Wurtemberg, 308. Laudage, Johannes, 34. Laurent, Marie-Aline, 512-513, 519. Laurentius, acteur d'une vente, 430. Lauwers, Michel, 113. Lavoye, Meuse, 312, 323. Lazare, personnage biblique, 33, 38. Lazio, voir Latium. Lebwin (saint), évêque, 129. Lecco, Lombardie, 434. Ledi, serviteur du duc de Bavière, 498. Le Goff, Jacques, 34, 61. Leicester, Angleterre, 408. Le Jan, Régine, 8, 35, 408, 514-515, 519. Le Maître, 82, 84-89, 93-94, 492. Le Mans, Sarthe, 9, 140. Leocardia, donatrice, 266. Leo de Siziano, donataire, 427. León (province), Espagne, 265-268, 270, 280, 282, 464. León (ville), León, 272, 274-275. Léon, anachorète, 130. Léon IX, pape, 133. Léon XIII, pape, 77. Léon de Verceil, évêque, 348. Léon d'Isernia, acteur d'un prêt, 456. Leopegisi, famille aristocratique, 475. Lérins, îles, 81. Lérins, monastère, 192. Létaud, moine, 245. Leutbaud, aristocrate, 235-239. Leutsinde, aristocrate de la lignée de Rotard, 245.



Lézat, abbaye, Ariège, 446, 469, 471. Liburie, 456, 460. Liébana, comarque, Cantabrie, 268. Liège, province de Liège, 41, 45, 331332, 334-335, 339, 341-342. Lienhard, Thomas, 520. Lierna, Lombardie, 434. Liguria (Ligurie), Italie, 255. Ligurie, Italie, 481-482, 484. Limbourg, 333, 334. Limonta, Lombardie, 434. Lincolnshire, Angleterre, 292, 404. Lindisfarne, île, 225. Linzgau, 418. Liudolf de Saxe, fils d'Otton Ier, 48. Liudolfide, famille aristocratique, 374375. Liutfrid, aristocrate, 376. Liutioni, acteur d'une vente, 433. Liutpert de Mayence, archevêque, 148. Liutprand de Crémone, chroniqueur, 8, 46, 52, 163, 173, 180, 442. Liutprando, voir Liutprand de Crémone. Liutvild, roi wisigoth, 317. Liutward de Verceil, évêque, 148. Lobbes, Hainaut, 334, 340. Lobo, aurifex, 427. Locronan, Finistère, 466. Loire, fleuve, 234. Lombardie, Italie, 310, 346, 427, 518. Lombardy, voir Lombardie. Lores, Castille-et-León, 272. Lorsch, Hesse, 387-390, 391. Lorvão, monastère, Coimbra, 274. Lošek, Fritz, 499. Lothaire Ier, empereur, 152-153, 365366, 423. Lothaire II, roi de Lotharingie, 50. Lothar, acteur d'une vente, 434. Lothar I, voir Lothaire Ier. Lotharingie, 131, 380, 443, 470. Louis le Pieux, empereur, 142, 152-153, 234-235, 290, 365, 422, 449, 480. Louis II de Germanie, roi, 105, 141, 366, 501.

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Louis II d'Italie, empereur, 425-426. Louis III, roi de Francie occidentale, 97. Louis III l'Aveugle (Louis de Provence), empereur, 8. Louis IV l'Enfant, roi de Francie orientale, 375, 380. Louis the Pious, voir Louis le Pieux. Loup de Ferrières, abbé, 449. Louviers, Eure, 307, 314. Loveluck, Christopher, 404. Luberinus, abbé, 427 Luc (saint), évangéliste, 107, 266. Lucca, voir Lucques. Lucques, Toscane, 122, 163, 166, 172, 229, 251-256, 260, 347, 441, 446, 453, 464. Lull (saint), archevêque, 53. Lupus, acteur d'une vente, 419, 434. Luzzana, Lombardie, 412-413. Luxeuil, Haute-Saône, 81. Lympidius, vir clarissimus, 357. Lyonnais, 455. Maastricht, Limbourg, 45, 333, 335, 341. Mâcon, Saône-et-Loire, 12, 126, 243, 457. Mâconnais, 238, 242-244, 472. Madelbertus, vassal, 425. Magnani, Eliana, 64, 367, 515. Magnou-Nortier, Élisabeth, 69. Magnus, acteur d'un prêt, 453, 464. Maïeul de Cluny (saint), abbé, 445. Main, rivière, 501. Maingaud, aristocrate de la lignée de Vulfard, 246. Malguin, aristocrate, 245. Malnati, Luigi, 177. Mammon, démon des richesses, 104, 266. Manegold de Lautenbach, moine, 39. Mao Zedong, 385-386, Marc (saint), évangéliste, 118, 128. Marcellus, préfet du Prétoire des Gaules, 356. Marculf, formules de, 447. María, femme d'Ansur, 268.



Marovée, évêque, 450. Marseille, Bouches-du-Rhône, 10, 356. Martinus, aurifex, 427. Martinus (Martin) de Mellano, acteur d'une vente, 417-419. Mathilde (sainte), 42, 44, 56. Matour, Saône-et-Loire, 242-243. Matthieu (saint), évangéliste, 107, 118, 128, 225. Mauss, Marcel, 20, 61, 114, 368. Mayence, Rhénanie-Palatinat, 29, 55. Mazel, Florian, 113. McCormick, Michael, 60, 403-405. Meaux, Seine-et-Marne, 237. Medeshamstead, voir Peterborough. Méhu, Didier, 123. Meinwerk, évêque, 21, 27, 38. Melano, canton du Tessin, 417, 427. Melic, prêtre, 267. Melle, Deux-Sèvres, 410, 466. Mercia (Mercie), 412. Méria, Estrémadure, 408. Mérovingiens, 373. Mersebourg, Saxe-Anhalt, 146. Mésopotamie, 82. Metz, Moselle, 313, 373. Meuse, fleuve, 328, 332-334, 337, 340, 343. Milan, Lombardie, 33, 346, 403, 413, 417, 420-421, 423, 425, 427, 430, 433, 436, 446, 464, 475. Milanais, 450, 455. Minervois, 463, 465. Moïse, avoué, 234. Moïse, personnage biblique, 105, 224. Molinet, Allier, 236-238, 239, 242. Molise, Italie, 445. Mombello, Piémont, 162, 167, 169. Mondzain, Marie-José, 65. Mont, Saône-et-Loire, 235, 237, 239. Montanari, Massimo, 176, 285-286. Montanus, diacre, 356. Mont-Cassin, abbaye, 14, 17, 470. Montevergine, Campanie, 445. Mont Saint-Michel, abbaye, Manche, 446, 462.

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Mor, Carlo Guido, 440. Moreda, Asturies, 272. Moreland, John, 405. Morimoto, Yoshiki, 330. Mumadona, comtesse du Portugal, 271. Mundò, Anscarius, 81. Munio Fernández, comte, 268, 280. Munio Flainez, comte, 272. Nachtmann, Doris, 102. Namur, province de Namur, 334-335. Nantes, Loire-Atlantique, 466. Naples, Campanie, 81, 445, 456, 460. Narbonne, Aude, 359, 446, 463, 465, 470. Navarre, Espagne, 265, 268. Nébelong, parent des Carolingiens, 334. Neckar, rivière, 375-376. Nees, Lawrence, 397. Nelson, Janet, 439, 513. Netherlands (Pays-Bas), 410. Neustrie, 331. Nevers, Nièvre, 126. Nicolas Oresme, théologien, 63. Niederstötzingen, site, 323. Nièvre, France, 293. Nimègue, Gueldre, 453. Nîmes, Gard, 446. Nissen Jaubert, Anne, 515. Nivelonides, famille aristocratique, 234-235. Niviano, Émilie-Romagne, 475. Nobili, Mario, 485. Nocera, Campanie, 447. Nocera Umbra, Ombrie, 310. Nonantola, monastère Émilie-Romagne, 181, 517. Normandie, 322. North Elmham, Angleterre, 296, 299. Northumbrie, 222, 227. Norvège, 322-323. Notger de Liège, évêque, 341-342, 443, 452. Notker, moine, 148, 149-150, 152-153. Novare, Piémont, 426.



Obertenghi, famille aristocratique, 255. Odacre, évêque de Beauvais, 97-99, 99, 102, 104, 106-108. Odalric, frère de Burchard II, 376. Odelfretus, missus, 429. Odelpert, archevêque, 420-421. Odilon, époux d'Arburge, 245. Odilon de Bavière, duc, 498. Odilon de Cluny, abbé, 43, 121, 134. Odinkar, évêque, 49. Odoario, aristocrate, 273. Odolric, aristocrate, 235, 237, 239. Odon de Beauvais, évêque, 99. Odon de Cluny, abbé, 129, 133, 452. Odone, 432. Olaf, roi, 57. Oncina, lieu-dit, León, 274. Oresus, donateur, 356. Orléans, Loiret, 237. Ornucco, acteur d'une transaction, 475-476. Oseberg, tombe, 322-324. Oswald, roi de Northumbrie, 223. Oswiu, roi de Northumbrie, 229-230. Otero de las Dueňas, monastère, León, 265, 277. Otgar, voir Hotkar. Otloh de Saint-Emmeran, moine, 42. Ottebert, famille aristocratique, 475. Otton Ier, duc de Saxe, 48. Ottonians, voir Ottoniens. Ottoniens, famille aristocratique, 390, 410. Pacôme (saint), moine, 80, 82. Palencia, Castille-et-León, 357. Palestine, 82. Pangbourne, Angleterre, 294. Pannonie, 373, 500, 507. Papal Patrimony (patrimoine de Saint Pierre), 252. Paris, 478. Paschase Radbert, abbé, 115, 128, 131132, 480. Paterna, aristocrate, 280. Patitucci Uggeri, Stella, 173. Patzold, Steffen, 514.

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Paul (saint), 64, 78, 87, 127, 202, 266, 423, 427. Pavie, Lombardie, 30, 163, 173, 423424, 464, 475, 484. Pavia, voir Pavie. Pays de Galles, Royaume-Uni, 289, 406407, 412, 516. Pays Nordiques, 306. Pelayo, vassal de la comtesse Ilduara, 268. Penda, roi de Mercie, 229. Péninsule ibérique, 355, 465. Pépin Ier, roi d'Aquitaine, 234, 366. Pépin de Herstal, maire du palais d'Austrasie, 332. Pépin d'Italie, roi, 418, 420-422. Pépin le Bref, roi des Francs, 14, 234, 235. Perdonella, sœur de Giseltruda, 424. Périn, Patrick, 309. Perkins, Ward- Perkins, Bryan, 160. Perrecy, prieuré, Saône-et-Loire, 233249, 241-246, 519. Pescia, Toscane, 459. Peter, archevêque, 420. Peter, tuteur, 429. Peter, vassus royal, 418. Peterborough, Angleterre, 291, 411. Péters, Catherine, 335. Petripert, monetarius, 427. Petrus, aurifex, 427. Physso, iopan, 505. Piasca, monastère, Cantabrie, 274. Picco, aristocrate, 471-472. Piémont, Italie, 162, 167, 255, 481. Piemonte, voir Piémont. Pierre (saint), 38, 225. Pierre Damien, cardinal, 39-41, 52, 128, 130. Pierre de Niviano, écoutète, 467, 475476. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, 113. Pilheard, gesith, 231. Pippin, voir Pépin d'Italie. Pippinides, 229, 333. Pirenne, Henri, 403, 404.



Pisa, voir Pise. Pise, Toscane, 170, 441, 445. Plaisance, Émilie-Romagne, 30, 444, 455-459, 467, 473, 475-476, 479, 484, 491. Platon, 63. Pleidelsheim, Bade-Wurtemberg, 308, 314, 322. Pô, fleuve, 159, 173-174, 404, 413, 418, 481-482, 484. Poitiers, Vienne, 348, 450. Poitou, 410. Polanyi, Karl, 61, 72. Pombia, Piémont, 426. Pongau, 498, 504. Ponto (Pont-Euxin), 180. Populonia, Toscane, 170, 172. Porcaresi, famille aristocratique, 256, 259. Porcari, Toscane, 253-254. Porma, rivière, Espagne, 267. Porto Mantovano, Lombardie, 490. Portugal, 265-266, 273, 274, 277-278. Postel, Verena, 377. Pouille, Italie, 445, 450, 469. Pouilloux, Saône-et-Loire, 246. Pringarda, femme de Donnuccio Sirico, 253, 256. Priwina, aristocrate, 496, 500-501, 507. Probatus, aristocrate, 471-472. Projectus, prêtre, 356. Provence, France, 9-10, 19, 137, 191, 192, 455. Prüm, abbaye, Rhénanie-Palatinat, 334-335. Puchenau, Haute-Autriche, 496-496. Punno, acteur d'une vente, 421-422. Purcell, Nicholas, 408. Pygmalion, personnage mythologique, 141. Quierzy, Aisne, 105, 141. Quirico, voir Cyr (saint). Rachipert, acteur d'une vente, 422. Radici-Colace, Paola, 79. Raga, Emmanuelle, 439. Ragambald, aristocrate, 238, 240.

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Raginaldus, acteur d'une transaction, 475. Ragnacaire, roi des Francs de Cambrai, 371. Rahunbert, frère de Wago, 425. Ramiro, membre d'une famille royale, 273. Ramiro III, roi de León, 273, 275. Raoul Glaber, chroniqueur, 52. Rathier de Vérone, évêque, 34, 43, 293, 345, 348, 350, 468, 471. Ratramne de Corbie, moine, 131. Rauching, fils du roi Chlothaire Ier, 58. Ravenna, voir Ravenne. Ravenne, Émilie-Romagne, 151, 181, 442, 443, 450, 460. Recesvint, roi des Wisigoths, 357. Redon, Ille-et-Vilaine, 468, 520. Réginon de Prüm, chroniqueur, 42, 55, 380. Regnitz, rivière, 501. Reichenau, abbaye, Bade-Wurtemberg, 142. Reims, Marne, 99, 103, 105, 106, 109, 141, 421. Rémi de Lyon (saint), 136. Rémi de Reims (saint), évêque, 109. Rennes, Ille-et-Vilaine, 466. Reuter, Timothy, 8, 21, 379, 407. Reynolds Andrew, 282. Rhin, fleuve, 24, 318. Rho, Lombardie, 433. Rhône, fleuve, 395. Ribble, monastère, Angleterre, 227. Richard, neveu d'Heccard, 238. Richarde, impératrice, 375. Riculfe, évêque, 148. Rieti, famille aristocratique, 471. Rimbert, archevêque, 46. Rio, Alice, 383, 396, 447. Ripon, monastère, Angleterre, 224225, 227, 229. Riquin, évêque, 41. Riva San Vitale, canton du Tessin, 417. Rižana, Littoral slovène, 496, 499, 503. Robert II de Hesbaye, comte, 333.



Robert le Magnifique, duc de Normandie, 471. Rodrigo, comte de Galice, 268. Rome, 24, 44, 81, 151, 225, 252, 257261, 361, 369. Rosé, Isabelle, 68, 514, 516. Rosendo, évêque, 270. Rosenwein, Barbara, 114, 125-126, 127. Rotard, aristocrate, 238, 242-243, 245, 246. Rotard, famille aristocratique, 242, 244. Rotard II, aristocrate, petit-fils de Rotard, 244-245. Rotfrend, aristocrate, 421-422. Rothade de Soissons, évêque, 450. Rothari, roi des Lombards, 442. Rotpert, clericus, 434. Rouen, Seine-Maritime, 105, 460. Rovelli, Alessia, 413, 427, 430, 435. Rudolphe de Rheinfelden, antiroi, 57. Rufin d'Aquilée, moine, 80. Rupert de Salzbourg (saint), évêque, 498. Rurice de Limoges (saint), évêque, 193. Russo, Daniel, 351. Rusticus de Narbonne, évêque, 355356. Sabine, Italie, 252, 471. Sabina, voir Sabine. Sahagún, monastère, León, 265, 268, 273, 275, 281, 282. Sahlins, Marshall, 114, 277. Saint-Amand, abbaye, Nord, 443, 463. Saint-Ambroise, monastère, Lombardie, 167, 403, 406-407, 419-420, 422-424, 426, 431, 433-434, 475. Saint-Benoît-sur-Loire, abbaye, Loiret, voir Fleury, abbaye. Saint-Bertin, abbaye, Pas-de-Calais, 411. Saint-Brieuc, Côtes-d'Armor, 466. Saint-Clément de Casauria, abbaye, Abruzzes, 456. Saint-Denis, abbaye, Seine-Saint-Denis, 228, 333-334, 421, 449, 460, 470.

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Saint-Dizier, Haute-Marne, 314. Sainte-Marie de Farfa, Latium, 471472. Saint-Gall, monastère, canton de SaintGall, 14, 122, 148-149, 151, 301, 375, 377, 378, 446, 470. Saint-Germain-des-Prés, abbaye, 24, 72, 362-363. Saint-Martin d'Autun, abbaye, Saôneet-Loire, 241. Saint-Martin-de-Fontenay, Calvados, 314, 317-318. Saint-Michel de Cuxa, abbaye, Pyrénées-Orientales, 453. Saint-Mihiel, Meuse, 96. Saint-Pierre de Caunes, abbaye, Caunes, 463, 465. Saint-Riquier, monastère, Somme, 228, 336, 443, 452. Saint-Sauveur de Redon, abbaye, Illeet-Vilaine, 444, 462. Saint-Trond, monastère, Limbourg, 333-334, 340. Saint-Vaast, monastère, 55. Saint-Vanne de Verdun, abbaye, Meuse, 446, 450, 470. Saint-Vincent-au-Volturne, abbaye, Molise, 347, 445, 456, 460, 469. Saint-Vincent de Mâcon, cathédrale, Saône et Loire, 124, 445, 457, 463. Saint-Wandrille, monastère, Seine-Maritime, 228. Salahardus, aristocrate, 140. Salamito, Jean-Marie, 68-69. Salerne, Campanie, 445, 451. Salomon, personnage biblique, 37, 52, 206-207, 359. Salomon III, abbé et évêque, 375-377, 380. Salornay, Saône-et-Loire, 243. Salzach, rivière, 498. Salzbourg, 498, 504. San Ambrogio (Sant'Ambrogio), voir SaintAmbroise, monastère. Sancenay, Saône-et-Loire, 238. Sancho Garcés I, roi de Navarre, 271.



Sancho Ordóñez, roi de Galice, 273. San Eugenio, monastère, Toscane, 253. San Francesco, village, 177. San Gregorio, monastère, 257. San Juan Bautista, monastère, Asturies, 268. San Julian de Samos, monastère, Galice, 269. San Marino, République de Saint-Marin), 164. San Millán de la Cogolla, monastère, La Rioja, 268. San Quirico, monastère, Toscane, 170. San Salvador (de Celanova ?), Galice, 273. San Salvador de Leyre, monastère, Navarre, 271. San Salvatore, monastère, Lombardie, 162, 163. San Silvestro, monastère, Émilie-Romagne, 181. Sansterre, Jean-Marie, 439. Santa Cruz, monastère, Galice, 268. Santa María de Ripoll, monastère, Catalogne, 448. Santiago, couvent féminin, León, 266. Santiago de Compostela, (Saint-Jacques de Compostelle), Galice, 275. Santo Justo y Pastor, monastère, 272. Santo Toribio, monastère, Cantabrie, 265. San Zaccaria, monastère, Vénétie, 451. Saraçhane, quartier d'Istanbul, 180. Sarah, 134. Sarepta, ville phénicienne, 359. Saronno, Lombardie, 424, 427, 433. Sarthe, France, 452. Sauviard, aristocrate, 239. Save, rivière, 496. Sawyer, Peter, 221. Saxe, Allemagne, 27, 146, 374-375, 390. Scandinavia, voir Scandinavie. Scandinavie, 311, 313, 319-320, 411. Schlotheuber, Eva, 144 Schmitz, Gerhard, 106.

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Schumpeter, Josef, 62. Schwineköper, Berent, 338. Sennecey, Saône-et-Loire, 238. Seine, fleuve, 24. Selsey, monastère, Angleterre, 227-229. Sens, Yonne, 237. Septimanie, 395. Septime Sévère, empereur, 398, 400. Serpio of Stazona, aristocrate, 418. Séville, Andalousie, 81. Sichaire, aristocrate, 40, 228, 231. Siconolf, prince de Capoue, 14, 470. Sidoine Apollinaire (saint), évêque, 193, 200, 204. Siena, voir Sienne. Sienne, Toscane, 253, 382. Simon le Magicien, 38. Simpertus, sculdasius, 434. Sint-Pieters-Leeuw, Brabant flamand, 340. Sirnicha, Haute-Autriche, 505. Sisenand, roi des Wisigoths, 11. Skyes, Naomi, 289, 295. Slusegård, nécropole, Danemark, 310. Smaragde de Saint-Mihiel, abbé, 81, 92-95. Smith, Adam, 26-27. Sobrado, monastère, Galice, 268. Soissons, Aisne, 9, 370. Solaun Bustinza, José Luis, 282. Sommeré, Saône-et-Loire, 238, 243. Souabe, 376. Spain, voir Espagne. Spolète, Ombrie, 471. Stàffora, rivière, 484. Stamford, monastère, Angleterre, 227, 229-230. Stavelot-Malmedy, abbaye, province de Liège, 334. Stephanus, hagiographe de saint Wilfrid, 224, 226. Stoodley Nick, 307, 313. Stork, Ingo, 308. Stratmann, Martina, 99, 103. Sturmi, missionnaire, 503. Suavizi, famille aristocratique, 256, 259.



Suavus, vassal, 235. Sunderarius, prêtre, 422. Sunderland, Angleterre, 230. Suse, Piémont, 10. Sutton Hoo, site archéologique, Angle­ terre, 251, 319, 323, 411. Suttor, Marc, 335. Swinthila, roi des Wisigoths, 13. Syagrius, général romain, 369-371. Symmachus, pape, 53. Tadestruda, épouse de Garibaldus, 427. Taido, gasindius, 409, 412. Taliup, actores, 505. Tassilo di Auchisi, aristocrate, 252-254, 259. Tassilon III de Bavière, duc, 496-497, 504-505. Taro, rivière, 484. Téobold, aristocrate, 239. Téodulf, aristocrate, 239. Tertullien, théologien, 65, 79, 83. Tessier, Georges, 99. Testard, Alain, 368, 371-373, 379. Teudepert, frère de Walpert, 432-433. Teutpald de Gnignano, acteur d'une vente, 427. Texandrie (Toxandrie), 333, 334, 340. Thamar, personnage biblique, 118. Thanet, île, 226. Thangmar d'Hildesheim, moine, 45. Thégan, chroniqueur, 150, 152. Theodorus, aristocrate, 424. Theodorus, monetarius, 427. Théodose, empereur, 317. Théodotien, traducteur de la Bible, 219. Théodulf d'Orléans, évêque, 153, 390, 394-397, 399-400. Theotbert, duc de Bavière, 498. Theudebert Ier, roi des Francs d'Austrasie, 57, 316, 452. Theuws, Frans, 335, 405. Thierry, frère d'Heccard, 238, 241. Thierry, neveu d'Heccard, 241. Thierry III, roi des Francs de Neustrie, 470.

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Thietmar de Merseburg, évêque, 34, 51. Thomas, archevêque, 421. Thompson, Edward Palmer, 401. Thorismond, roi des Wisigoths, 13. Thorsomodus, 363. Thuringe, 322, 375. Tiber (Tibre), fleuve, 252. Tidone, rivière, 484. Tierra de Campos, comarque, Castilleet-León, 266. Timothée, 94. Tits-Dieuaide, Marie-Jeanne, 338. Tivoli, Latium, 257, 258, 259. Tjitsma, site, Pays-Bas, 410. Todeschini, Giacomo, 68, 74, 114. Todicha, Haute-Autriche, 505. Toledo (Tolède), Castille-La Manche, 408 Tondbert, princeps des South Gyrme, 223, 229-230, 231. Toneatto, Valentina, 67-68, 512. Tongres, Limbourg, 41, 45, 339, 341. Torcello, île, 181, 404. Torino, voir Turin. Torre Sevilla-Quinones de León, Margarita, 270. Toscane, Italie, 8, 252, 254-257, 259, 261, 346-347, 442, 459, 483-484, 513, 518, 520. Tosi, Michele, 480. Totone di Campione, aristocrate, 25, 167, 170, 346, 417-419, 515. Totoneschi, famille aristocratique, 25. Totonides, voir Totoneschi. Toubert, Pierre, 6, 260. Toul, Meurthe-et-Moselle, 41. Tours, Indre-et-Loire, 48, 370, 393. Trebbia, rivière, 481, 484, 491. Trinité de la Cava, abbaye, Campanie, 347, 447, 450. Trowbridge, Angleterre, 301. Trudon (saint), 333. Tübingen, Bade-Wurtemberg, 142. Turate, Lombardie, 424. Turin, Piémont, 160, 485.



Tuscany, voir Toscane. Tuscia (Tuscie), Italie, 163, 170, 172. Tuscolani, famille aristocratique, 259261. Tusculo (Tusculum), Italie, 259. Tusey, domaine carolingien, 104. Twrch Trwyth, sanglier légendaire, 291. Tyne, fleuve, 227. Uberto, marquis, 254. Ulpien, juriste romain, 397, 388, 400. Uota, impératrice, épouse d'Arnulf de Carinthie, 380. Ursmar, aristocrate, 239. Urson, gendre de Thierry frère d'Heccard, 241. Ursus, acteur d'une vente, 432-433. Ursus, prêtre bavarois, 498. Ursus, prêtre marseillais, 356-357. Utrecht, province d'Utrecht, 41. Uzès, Gard, 81. Val di Cornia, Toscane, 170. Valentinien III, empereur, 355. Valladolid, Castille-et-León, 357. Valsgärde, site, 319. Valtellina (Valteline), 421, 426. Van Bath, Slicher, 334. Van Werveke, Hans, 443, 454. Vareilles, Saône-et-Loire, 238. Varese, Lombardie, 422. Varsi, Émilie-Romagne, 455, 467-468. Veblen, Thorstein, 351, 515. Velasco Munoz, aristocrate, 268-269. Venance Fortunat (saint), évêque, 359. Venantius, diacre, 356. Venerius, évêque, 356. Venezia, voir Venise. Venise, Vénétie, 176, 181, 404, 451. Venice, voir Venise. Vercauteren, Fernand, 443. Verdun, Meuse, 44, 57, 330-331, 470. Verhulst, Adriaan, 337. Vermudo II, roi de León, 275. Vérone, Vénétie, 446, 454, 471. Versigny, Saône-et-Loire, 244. Veyne, Paul, 6, 354, 508.

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Vienne, Isère, 219, 446. Vigilinda, acteur d'une vente, 427. Violante, Cinzio, 404, 434-436, 440, 474. Vitoria, pays Basque, 282. Vizcaya (Biscaye), Espagne, 282. Volvinus, 431. Vroom, Joanita, 165. Vulfald, archevêque, 235. Vulfard, aristocrate, 236, 238, 241, 243. Vulfard, famille aristocratique, 242, 243, 244. Vulfard II, fils de Vulfard, 241, 243, 245. Vulgrin II, neveu de Vulfard II, 245. Vulgrin, famille aristocratique, voir Vulfard. Waccho, roi lombard, 314. Wadelberga, épouse d'Anselm d'Inzago, 425. Wago de Gessate, aristocrate, 425. Wala, frère d'Adalard de Cordie, 480, 485, 512. Walafrid Strabon, abbé, 53, 336. Wales, voir pays de Galles. Walhwies, Bade-Wurtemberg, 376. Walpert, acteur d'une vente, 422, 432433. Walram II, duc de Limbourg, 58. Walton, Aylesbury, Angleterre, 300. Waremme, province de Liège, 333, 334, 336, 340. Warnefredo, gastald, 253-254. Wear, fleuve, 227, 230. Wearmouth-Jarrow, abbaye, Angleterre, 225-230, 298. Weber, Florence, 346. Weber, Max, 18, 66, 73, 96.



Werinher, comte, 376. Werner, Matthias, 333. West, Charles, 327, 338. West Stow, Angleterre, 297. Wetti, moine, 142. Whitby, monastère, Angleterre, 230. Wickham, Chris, 7, 8, 23-24, 158, 159, 160, 283, 330-331, 338-340, 341, 413, 517-518. Widukind de Corvey, chroniqueur, 48, 50, 374. Wilfrid (saint), évêque, 224, 226-228, 230-231. Wilhelm, comte, 497. Wilkin, Alexis, 516-517. William (Guillaume), fils de Dhuoda, 409. Willibrord (saint), évêque, 333. Wipo, prêtre, 51. Wisigarde, épouse de Theudebert Ier, 316. Witmer, moine, 230-231. Wolfger, évêque, 501. Wood, Ian, 270, 518. Wratislaw, duc de Bohême, 53. Wulfhere, roi de Mercie, 229. Wurzbourg, Bavière, 496, 501. Xénophon, 63. Xhendremael, province de Liège, 343. Yeadon, monastère, Angleterre, 227. Yeavering, Angleterre, 298-300. York, Angleterre, 301. Ypres, Flandre-Occidentale, 29. Yvon, fils de Vulfard I, 243-244. Zamora, Castille-et- León, 280. Zenzitus, prêtre, 278. Zwentibold, roi de Lotharingie, 380.

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Table des figures : Page 101 : Tableau : liste des principaux péchés chez quelques auteurs chrétiens. Page 121 : Graphique : répartition par décennie, en nombre d’actes, des chartes contenant commut* dans les CBMA. Page 121 : Graphique : répartition par décennie, en pourcentage, des chartes contenant commut* dans les CBMA. Page 122 : Graphique : répartition par décennie, en nombre d’actes, des 152 chartes d’échange des CBMA. Page 126 : Graphique : répartition par décennie, en nombre d’actes, des 100 chartes d’échange entre laïcs et partenaires ecclésiastiques dans les CBMA. Page 158 : Graphique : attestation de trésors en Italie du Ve au Xe siècle. Page 161 : Photo : cabane du site de Colegno (TO). Page 161 : Photo : ornement de ceinture en fer damasquiné de Colegno (TO). Page 161 : Plan : Mombello (AL). L’église et l’agglomération. Page 168 : Plan : l’église de San Zeno de Campione. Page 171 : Plan : Populonia, monastère de San Quirico. Plan de l’église abbatiale. Page 173 : Carte : localisation de Comacchio. Page 178 : Photo : Comacchio et les principales voies d’eau. Page 179 : Dessin : amphores alto-médiévales de Comacchio. Page 240 : Tableau : vassaux d’Heccard, comte d’Autun et de Chalon, connus entre 863 et 876. Page 248 : Carte : l’Autunois aux IXe et Xe siècle. Page 249 : Tableau : lignée des Rotard. Page 250 : Tableau : lignée des Vulfard/Vulgrin. Page 329 : Carte : le bassin de la Meuse. Page 358 : Photo : couronne de Receswinthe (VIIe siècle). Page 414 : Graphique : quantités d’argent (en livres) enregistrées dans les chartes milanaises, 790-900. Pages 415-416 : Tableau : quantités d’argent (en livres) dans les chartes milanaises, 799-900.



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table des figures

Page 428-429 : Tableau : pièces de monnaies mentionnées dans les chartes milanaises du IXe siècle. Page 430 : Graphique : quantités de pièces de monnaies comparé aux quantités d’argent (en livres) enregistrées dans les chartes milanaises, 790-900. Page 436 : Graphique : quantités de pièces de monnaies comparé aux quantités d’argent (en livres) enregistrées dans les chartes milanaises, 900-999. Page 482 : Carte : répartition par zones des curtes citées dans le Breve. Page 486 : Carte : répartition par groupes de biens infra valle et des cellae exteriores dans le polyptyque de 862. Page 509 : Carte : Slaves et Francs à l’époque carolingienne.



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TABLES DES MATIèRES

Introduction : Formes et fonctions de la richesse des élites au haut Moyen Âge 5 Laurent Feller PREMIERE PARTIE DISCOURIR SUR LA RICHESSE Idéologie (et anti-idéologie) de la richesse au Haut Moyen Age 33 Hans Werner Goetz Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas: les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail) 59 Dominique Iogna Prat Élites et rationalité économique  : les lexiques de l’administration monastique du haut Moyen Âge. 71 Valentina Toneatto Cupiditas, avaritia, turpe lucrum : discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims (845-882) 97 Gaëlle Calvet  Commutatio : Le vocabulaire de l’échange chrétien au haut Moyen Âge Isabelle Rosé

113

Noblesse oblige? Se distinguer par l’emploi des richesses au Haut Moyen Âge 139 Steffen Patzold DEUXIEME PARTIE ÊTRE RICHE  La ricchezza nella società longobarda Sauro Gelichi

157

Les Elites et la richesse à Arles à l’époque de Saint Césaire Igor Filippov

183



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tables des matières

La richesse dans le monde de Bède le Vénérable Ian Wood

221

La gestion du patrimoine des élites en Autunois. Le prieuré de Perrecy et ses obligés (fin IXe-Xe siècle) 233 Olivier Bruand Aristocratic wealth in Toscany and Rome, 700-1100: elements for a comparison  251 Chris Wickham Notions of wealth in the charters of ninth- and tenth-century Christian Iberia  265 Wendy Davies Manger de la viande, signe extérieur de richesse ? Le cas des îles Britanniques 285 Alban Gautier La femme riche. Quelques réflexions sur la signification des sépultures féminines privilégiées dans le Nord-Ouest Européen 305 Anne Nissen Jaubert TROISIEME PARTIE OBTENIR ET UTILISER LES RICHESSES Le patrimoine foncier des élites dans la région de la Meuse moyenne jusqu’au XIe siècle 327 Alexis Wilkin Dynamiques de l’accumulation et de la désagrégation des richesses entre VIIe et XIe siècle 345 Paolo Cammarosano Consommation ‘ostentatoire’ et mise en registre de biens et d’objets marqueurs de la richesse 351 Eliana Magnani  



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tables des matières

Prendre, accumuler, détruire les richesses dans les sociétés du haut Moyen Âge 365 Régine Le Jan Munera Janet Nelson

383

Elites and silver in Milan and its region in the ninth century Ross Balzaretti

403

Le crédit dans l’occident du haut moyen âge : documentation et pratique 439 François Bougard Organisation de l’espace et mobilisation des ressources autour de Bobbio  479 Marie-Aline Laurent S’approprier les hommes, s’approprier la terre : Slaves et Francs à l’époque carolingienne  495 Thomas Lienhard Conclusions. La richesse, entre réalités matérielles, pratiques sociales et représentations 511 Jean-Pierre Devroey Index

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Table des figures

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