Quand les auteurs étaient des nains French: Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge 9782503583389, 2503583385

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Quand les auteurs étaient des nains French: Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge
 9782503583389, 2503583385

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QUAND LES AUTEURS ÉTAIENT DES NAINS

BIBLIOTHÈQUE DE TRANSMÉDIE sous la direction de Claudio Galderisi et Pierre Nobel

Volume 7

Quand les auteurs étaient des nains Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge

sous la direction de Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck

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F

© 2019, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2019/0095/13 ISBN 978-2-503-58338-9 e-ISBN 978-2-503-58339-6 DOI 10.1484/M.BITAM-EB.5.116526 ISSN 2565-7844 e-ISSN 2565-9332 Printed on acid-free paper.

Tania Van Hemelryck

AVANT-PROPOS

En 2003, le Groupe de recherche sur le moyen français (GRMF) de l’Université catholique de Louvain organisait son premier colloque international. Les interventions du colloque portaient sur la littérature à la cour des ducs de Bourgogne1. Depuis, le GRMF a organisé cinq rencontres internationales. Celles-ci n’ont eu de cesse d’explorer des problématiques éclairant de près ou de loin les continuités, les mutations et les ruptures dans le champ littéraire et dans les interactions entre rédacteurs, diffuseurs et consommateurs des textes à l’aube de la Modernité. En 2004, avec un colloque sur la figure d’auteur2 ; en 2005, sur la relation entre l’auteur et son manuscrit3 ; en 2007, sur la mise en recueil des textes4 ; en 2010, sur les notions d’original et d’originalité5 ; enfin, en 2015, sur les figures d’auteur et d’autorité chez Christine de Pizan6. 1  La littérature à la cour de Bourgogne : actualités et perspectives de recherche. Actes du 1er Colloque international du Groupe de recherche sur le moyen français, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 8-9-10 mai 2003, dir. Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, Le Moyen Français, 57-58, 2005. 2  « Toutes choses sont faictes cleres par escripture ». Fonctions et figures d’auteurs du Moyen Âge à l’époque contemporaine, dir. Virginie Minet-Mahy, Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, no spécial des Lettres romanes. 3  L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, éd. Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, Turnhout, Brepols, “Texte, Codex & Contexte (1)”, 2005. 4  Le recueil. La fin du Moyen Âge, éd. Tania Van Hemelryck et Stefania Marzano, Turnhout, Brepols, “Texte, Codex & Contexte (9)”, 2010. 5  Original et originalité. Aspects historiques, philologiques et littéraires, dir. Olivier Delsaux et Hélène Haug, Louvain-la-Neuve, PUL, 2011. 6  Christine de Pizan. Figures d’auteur, figures d’autorité, figures exemplaires. Actes du ixe Colloque international Christine de Pizan (Louvain-la-Neuve, juillet 2015), Le Moyen Français, 75, 2014, et 78-79, 2016.

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Tania Van Hemelryck

En consacrant la rencontre de mai 2016 aux figures d’auteur et aux stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance, le Groupe de recherche sur le moyen français s’inscrivait dans la voie ouverte par l’un de ses éminents prédécesseurs à l’Université catholique de Louvain, Georges Doutrepont. Dans son ouvrage majeur, déjà centenaire, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne7, celui-ci mettait en avant et en perspective la plupart des traductions produites pour les ducs, posant là des bases pour son étude de 1939 sur les traductions intralinguales de la fin du Moyen Âge8. Cet intérêt pour le phénomène traductif bourguignon sera repris par Claude Thiry et moi-même, en particulier à travers l’étude de Jean Wauquelin et sa traduction des Chroniques de Hainaut9, dont le GRMF prépare actuellement l’édition critique. Je souhaiterais placer ces journées consacrées aux stratégies auctoriales des premiers traducteurs français sous les auspices de Franco Simone, pionnier des études sur le xve  siècle français en général, et sur les traductions en particulier, et dont nous célébrons cette année les quarante ans de sa disparition, en 1976, déjà. L’ouverture du colloque sur une communication par un de ses élèves, Giuseppe Di Stefano prend, à nos yeux, tout son sens10.

7  Georges Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, Champion, “Bibliothèque du xve siècle (8)”, 1909. 8  Georges Doutrepont, Les mise en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive au xvie  siècle, Bruxelles, Palais des Académies, “Mémoires de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique (40)”, 1939. 9  Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, « La langue de Jean Wauquelin. L’exemple des Chroniques de Hainaut  (Livre  III) », dans Jean Wauquelin. De Mons à la cour de Bourgogne, dir. Marie-Claude de Crécy et  al., Turnhout, Brepols, “Burgundica (11)”, 2006, p. 33-42 ; Claude Thiry et Tania Van Hemelryck, « Observations sur la langue et le texte de la traduction des Annales du Hainaut par Jean Wauquelin », dans Les chroniques de Hainaut ou les ambitions d’un prince bourguignon, dir. Pierre Cockshaw et Christiane Van den Bergen-Pantens, Turnout, Brepols, 2000, p. 51-56. 10  Cette communication n’a pas pris place dans les actes des journées d’étude, l’auteur préférant renvoyer le lecteur intéressé à ses Essais sur le moyen français, en cours de republication dans la revue Le Moyen Français.

AVANT-PROPOS7

Avant de laisser la parole aux orateurs, il m’est agréable de remercier les organismes de soutien à la recherche sans qui ces journées n’auraient pas pu être organisées, à savoir, d’une part, le Fonds de la Recherche scientifique – FNRS et, d’autre part, le Fonds spécial de la Recherche et l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres de l’Université catholique de Louvain. Fonds de la Recherche scientifique – FNRS Université de Louvain (Louvain-la-Neuve)

Olivier Delsaux

QUAND LES AUTEURS ÉTAIENT DES NAINS. L’ AUCTORIALITÉ DES TRADUCTEURS À L’ AUBE DE LA MODERNITÉ Deux chiens ornaient les « visuels » des journées d’étude à l’origine de ce recueil d’articles. Ils étaient extraits de la miniature d’ouverture d’un recueil de traductions offert au duc de Bourgogne Philippe le Bon par l’un des premiers traducteurs français « professionnel », à savoir Jean Miélot1. Cette miniature, qui ouvre le manuscrit et le prologue du traducteur (appelé d’ailleurs « Prologue de l’acteur »), représente le don et la visite du livre par le traducteur agenouillé devant le prince. On y retrouve l’aristocrate lévrier de la célèbre scène paradigmatique qui ouvre le manuscrit Bruxelles, KBR, 9242 des Chroniques de Hainaut. Cependant, celui-ci n’est pas, comme de coutume, fièrement dressé ou sereinement couché aux côtés du duc2. Surtout, il n’est pas seul… Il se trouve en état d’alerte, dérangé, sollicité, provoqué par un autre chien, hirsute, délavé, plus petit, plus astucieux, sans doute bâtard. Autrement dit, un nain attaquant l’autorité d’un géant, pouvant

1  Bruxelles, KBR, 9278-80 : Debat d’honneur de Jean Aurispa ; Debat de vraie noblesse de Buonaccorso da Pistoia ; Miracles de saint Thomas l’apôtre. Voir la notice de Dominique Vanwijnsberghe et Eric Verroken dans Miniatures flamandes, 14041482, dir.  Bernard Bousmanne et Thierry Delcourt, Paris-Bruxelles, BnF-KBR, 2011, p. 218-220. La miniature est disponible en ligne sur le site de l’exposition virtuelle Miniatures flamandes de la BnF (http://expositions.bnf.fr/flamands/grand/ fla_142.htm [dernière consultation mai 2018]). 2  Sur cette représentation, voir Pascal Schandel, « Les images de dédicace à la cour des ducs de Bourgogne : ressources et enjeux d’un genre », dans Miniatures flamandes, 1404-1482, dir. Bernard Bousmanne et Thierry Bruxelles-Paris, KBRBnF, 2011, p. 66-80. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 9-31. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116690

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représenter l’auteur-source et l’effort du traducteur pour se donner de la voix, se construire une voix dans l’espace de la cour. * Les journées d’étude Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des premiers traducteurs français sont nées du désir des chercheurs du Groupe de recherche sur le moyen français de mettre en évidence le rôle essentiel qu’ont eu les traducteurs de l’espace francophone de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance, non seulement dans l’Histoire des traductions françaises d’hier à aujourd’hui, mais également dans l’Histoire des lettres françaises de 1340 à 1540. Une telle entreprise ne paraissait ni inutile ni évidente. De fait, le corps des traducteurs français de la fin du Moyen Âge reste un terrain peu connu du « grand public ». Si un Jacques Amyot peut se prévaloir d’une statue devant l’Hôtel de ville de Melun, de deux lycées (à Melun et Auxerre) et d’une publication dans la « Bibliothèque de la Pléiade3 », il reste que les traducteurs de la fin du Moyen Âge sont, pour reprendre la formule de l’ouvrage inaugurant de Lawrence Venuti, des « hommes invisibles4 ». En témoigne, par exemple, leur absence ou leur traitement périphérique, voire désinvolte, dans les anthologies et les manuels scolaires consacrés alors qu’aucun ouvrage de vulgarisation pédagogique ou universitaire sur le xvie siècle ne fait l’impasse sur un Herberay des Essarts, un Étienne Dolet, un François de Belleforest ou un Jacques Amyot, dont on se plait, au contraire, à souligner le rôle d’incubateur des mutations majeures du champ littéraire et culturel. Néanmoins, point n’est besoin de « jeter la pierre » aux médiévistes et encore moins d’isoler le Moyen Âge dans cet état des lieux. Encore aujourd’hui, le statut des traducteurs dans la société est loin d’être évident et parfaitement légitimé. Certes, l’article L 112-3 du Code de la propriété intellectuelle français reconnait 3  Les Vies des hommes illustres, trad. par Jacques Amyot, dir. Gérard Walter, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1937. 4  Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility. A  History of Translation, Londres, Routledge, 1995.

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la qualité d’auteur aux « auteurs de traductions »5. De même, la Conférence générale de l’Unesco a recommandé en novembre 1976 (recommandation dite de Nairobi) une protection légale des traducteurs identique à celle des auteurs6. Enfin, des associations se multiplient aujourd’hui pour défendre et promouvoir les traducteurs7. Cependant, comme le montre, notamment, le rapport rédigé par Pierre Assouline pour le Centre national du Livre en 20118, ces mesures témoignent d’un phénomène général et déjà ancien de précarisation et de fragilisation des traducteurs ; l’automatisation croissante des processus de traduction ne fait que renforcer aujourd’hui cette perception d’un travail de secrétariat ou de service9. Dans le champ littéraire aussi, les pratiques, notamment éditoriales, tendent à minimiser la figure auctoriale du traducteur. Le traducteur est le plus souvent absent du paratexte auctorial, tant le péritexte – où son nom est, au mieux, relégué à la 4e de couverture – que dans l’épitexte, les médias et les évènements autour du livre (foires, salons, fêtes, célébrations) faisant souvent l’impasse sur la figure du traducteur, qui n’est pourtant qu’un auteur comme les autres si l’on se place du point de vue de la consommation du texte auprès du public francophone. Le statut problématique du traducteur n’a pas seulement touché le champ littéraire, mais aussi et avant tout le champ de la recherche. Les traducteurs, en général, ont longtemps été considérés comme un corps marginal de l’Histoire littéraire, eu égard aux critères de définition modernes de la littérature (création originale, auctoriale et nationale) et de la traduction (instrument 5  Texte disponible sur le site du Service public de la diffusion du droit (https:// www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006278 879&cidTexte=LEGITEXT000006069414 [dernière consultation en mai 2018]). 6  Texte disponible sur le site de l’Unesco (http://portal.unesco.org/fr/ev.phpURL_ID=13133&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html [dernière consultation en mai 2018]). 7  Voir, par exemple, l’Association pour la promotion de la traduction littéraire (http://www.atlas-citl.org [dernière consultation en main 2018]). 8  Pierre Assouline, La condition du traducteur, Paris, CNL, 2011. 9  Voir, par exemple, David Larousserie, « Traduction automatique : les réseaux de neurones à l’essai », Le Monde, lundi 27 novembre 2017.

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de connaissance conforme et équivalant à un texte-source10). Parallèlement, les traductologues ont longtemps eu tendance à occulter la figure du traducteur et à se concentrer sur les processus de transfert linguistiques et culturels11. De façon schématique, l’on peut affirmer que le traducteur a longtemps été considéré et envisagé comme une courroie de transmission, un simple passeur de textes. Une figure ambivalente, perçue tantôt comme fantomatique, invisible, docile, tantôt comme manipulatrice, vulgarisatrice, falsificatrice, mais trop rarement comme un agent à part entière du champ littéraire, au même titre que l’écrivain d’un texte « original ». Opportunément, depuis les années 1970, un certain nombre d’études sur les textes du xvie au xxie  siècles européens ont dépassé cette marginalisation et ont intégré les traducteurs et les traductions dans l’étude de leur champ littéraire respectif12. Les traducteurs ont alors été reconnus comme un instrument essentiel d’observation et de révélation des enjeux de la littérature, mais aussi comme un mode d’analyse et de lecture des traductions, voire comme un modèle épistémologique et méthodologique pour l’étude des productions écrites et médiatiques occidentales. De fait, aujourd’hui, se multiplient des travaux sur les agents of translation, leur habitus, leurs pratiques, leur carrière13. Ce nouveau regard sur les traducteurs s’inscrit, plus 10  Sur cette question, voir, entre autres, l’ouvrage de L. Venuti, The Translator’s Invisibility, op. cit. 11  Hélène Buzelin, « Agents of Translation », dans Handbook of Translation Studies, vol.  2, dir. Yves Gambier et Luc van Doorslaer, Amsterdam, John Benjamins, 2011, p. 6-12. 12  Voir, entre autres, Yves Chevrel, « Les Traductions et leur rôle dans le système littéraire français », dans Die literarische Übersetzung. Tome 2, dir. Harald Kittel, Göttingen, E. Schmidt, 1988, p. 30-55 ; Jean-Claude Polet, « Le patrimoine des traductions littéraires en français », Revue d’Histoire littéraire de la France, 97, 1997, p. 401-412 ; Anthony Pym, Method in Translation History, Manchester, St Jerom Publishing, 1998 ; Histoire des traductions en langue française, dir. Yves Masson et Jean-Yves Chevrel, Paris, Verdier, 2002-2015 ; Gidéon Toury, Descriptive Translation Studies and Beyond. Revised Edition, Amsterdam, Benjamins, 2012 ; Theo Hermans, Translations in Systems, Manchester, St Jerome, 2014. 13 Jean Delisle et Julia Woodsworth (dir.), Translators through History, Amsterdam, Benjamins, 1995 ; Moira Inghilleri, « Habitus, Field and Discourse. Interpreting as a Socially Situated Activity », Target, 15, 2003, p. 243-268 ; Helle Dam et Karen Zethsen, Translation Studies. Focus on the Translator, no spécial de

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globalement, dans le renouvèlement de l’étude des traductions par un recentrement sur le contexte-cible et sur l’Histoire des traductions, mais aussi dans plusieurs tendances des études littéraires et culturelles, en général, et médiévales, en particulier, notamment le déplacement de l’objet d’étude de l’auteur vers le lecteur et de la production vers la circulation et la consommation des textes, la recontextualisation des œuvres dans leur environnement littéraire global ou encore la réhabilitation des textes médiévaux sousexploités par l’Histoire littéraire, mais qui apparaissent pourtant parmi les textes les plus lus à l’époque14. Cependant, malgré quelques études ponctuelles, de la part de médiévistes15, ce nouveau « tournant » de la recherche sur les la revue Hermes. Journal of Language and Communication Studies, 42, 2009 ; Tujia Kinnunen et Kaisa Koskinen (dir.), Translators’ Agency, Tampere, UP, 2010 ; Reine Meylaerts, « Translators and (their) Norms. Towards a Sociological Construction of the Individual », dans Beyond Descriptive Translation Studies. Investigations in Homage to Gideon Toury, dir. Anthony Pym et alii, Amsterdam, Benjamins, 2008 ; John Milton et Paul Bandia (dir.), Agents of Translation, Amsterdam, John Benjamins, 2009 ; Daniel Simeoni, « Translating and Studying Translation. The view from the Agent », Meta, 40, 1995, p. 445-460 ; Daniel Simeoni, « The Pivotal Status of the Translator’s Habitus », Target, 10, 1998, p. 1-36. 14  Voir, entre autres, Keith Busby, Codex and Context. Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam, Rodopi, 2002 ; Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, Turnhout, Brepols, “Texte, Codex & Contexte (1)”, 2006 ; Frédéric Duval, Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, “Textes littéraires français (587)”, 2007 ; Les manuscrits médiévaux témoins de lectures, dir. Catherine Croizy-Naquet, Laurence Harf-Lancner et Michelle Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015. 15  Quelques études ont abordé la question de l’auctorialité des traductions en français médiéval, voir, entre autres, Bernard Ribémont, « Jean Corbechon, traducteur encyclopédiste au xive  siècle », Cahiers de recherches médiévales, 6, 1999, p.  75-98 ; Catherine Croizy-Naquet, « Constantes et variantes de l’exorde chez Jean de Vignay », dans Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, dir. Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, t.  2, p.  37-58 ; Anne Schoysman, « Les prologues de Jean Miélot », dans L’analisi linguistica et letteraria, 8, 2000, Actes du iie Colloque international sur la littérature en moyen français (Milan, 8-10 mai 2000), p. 315-328 ; Anne Schoysman, « Le statut des auteurs ‘compilés’ par Jean Miélot », dans L’écrit et le manuscrit à la fin du Moyen Âge, op. cit., p. 303-314 ; Nelly Labère, Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Champion, “Bibliothèque du xve siècle

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traductions, qui vise à intégrer les traducteurs dans le corpus des auteurs, n’a guère pris en compte les traducteurs médiévaux. Ont pu jouer les spécificités épistémologiques et méthodologiques de ce corpus16 ainsi que certains préjugés quant aux « translations » et « translateurs » médiévaux (par exemple, leur tendance à l’effacement et à la dévalorisation), mais peut-être aussi l’ombre de leurs homologues du xvie  siècle, souvent considéré comme l’âge d’or véritable des traducteurs français17. Pourtant, nous sommes (69)”, 2006 ; Sylvie Lefèvre, « Les acteurs de la traduction : commanditaires et destinataires. Milieu de production et de diffusion », dans Translations médiévales, vol. 1, dir. Claudio Galderisi, op. cit., p. 147-206 ; Delphine Burghgraeve, « Entre stéréotypie et singularité : la construction de l’ethos de Laurent de Premierfait dans ses prologues », Contextes, 13, 2013, revue en ligne (http://contextes.revues. org/5814 [dernière consultation mai 2018]) ; Olivier Delsaux, « La corpo-réalité de l’homme invisible. La mise en écrit de l’auteur dans les manuscrits auctoriaux de deux traducteurs français du xve siècle (Laurent de Premierfait et Jean Miélot) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, à paraitre. 16  L’on notera ainsi que le volume xve-xvie siècle de l’Histoire des traductions en langue française (dir. Véronique Duché, Paris, Verdier, 2015) a pour terminus post quem 1470, soit le début de l’imprimerie en France. 17  Sur cette question, voir les contributions de Claudio Galderisi et Jean Balsamo dans ce volume ; voir, également, entre autres, René Sturel, Jacques Aymot, traducteur des « Vies parallèles » de Plutarque…, Genève, Slatkine, “Bibliothèque littéraire de la Renaissance”, 1974 ; Paul Chavy, « Les traductions humanistes au début de la Renaissance française : traductions médiévales, traductions modernes », Canadian Review of Comparative Literature, 1981, p.  284-306 ; Marc Fumaroli, « Blaise de Vigenère et les débuts de la prose française : sa doctrine d’après ses préfaces », dans L’Automne de la Renaissance, dir. Jean Lafon et André Stegmann, Paris, Vrin, 1981, p. 31-51 ; Luce Guillerm, Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, U. de Lille III, 1988, thèse de doctorat inédite [voir aussi du même, « L’auteur, les modèles, et le pouvoir ou la topique de la traduction au xvie siècle en France », Revue des Sciences humaines, 180, 1980, p. 6-31] ; Michel Simonin, Vivre de sa plume au xvie  siècle ou la carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (268)”, 1992 ; Dominique de Courcelles, Traduire et adapter à la Renaissance, Paris, ENC, “Études et rencontres de l’École des chartes (2)”, 1998 ; Roberto Crescenzo, « Louis Le Roy et le statut de traducteur des Anciens au xvie  siècle », Travaux de littérature, 20, 2007, Le statut littéraire de l’écrivain, dir. Lise Sabourin, p. 215-227 ; Véronique Duché-Gavet, « Le statut du traducteur (1526-1554) », ibid., p. 202-214 ; Gaëlle Rug, « Imprimer les ‘vieux romans’ de chevalerie à la Renaissance. L’éditeur-remanieur, nouvelle(s) instance(s) auctoriale(s) de la matière romanesque », dans Créations d’atelier. L’éditeur et la fabrique de l’œuvre à la Renaissance, dir. Anne Réach-Ngô, Paris, Classiques Garnier, “Études et Essais sur la Renaissance / Pratiques éditoriales”, 2014, p. 205-224 ; Jean

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persuadé non seulement que les traducteurs de la fin du Moyen Âge constituent en quelque sorte les précurseurs des traducteurs modernes, mais également que ces avant-gardistes et ces « preneurs de risque » du champ littéraire et culturel qu’ils sont pour la plupart d’entre eux participent de la construction de l’auteur à la fin du Moyen Âge, de leur construction d’une voix dans l’espace public et de la constitution d’une nouvelle esthétique de la prose française18. Assurément, les traductions de la fin du Moyen Âge en France ont été exploitées par les études médiévales, mais principalement dans une perspective linguistique et culturelle. Après les études pionnières et magistrales d’un Henri Hauvette19, d’un Léopold Delisle20 ou d’un Robert Bossuat21 et les travaux de synthèse, toujours incontournables, de Franco Simone22, Jacques Monfrin23 Balsamo, « La première génération des traducteurs de l’italien en français (15001535) », dans Passeurs de textes II. Gens du livre et gens de lettres à la Renaissance, dir. Chiara Lastraioli et alii, Tours, CESR, 2014, p. 15-31 ; Toshinori Uetani, « Pour une typologie des traducteurs au xvie  siècle », dans ibid., p.  33-54 ; Véronique Duché-Gavet, « ‘ce que je ne doute’. Traduire à la Renaissance », Meta, 61, 2016, p. 60-77 ; Véronique Duché et Thoshinori Uetani, « Traducteurs », dans Histoire des traductions en langue française. xve et xvie siècles, dir. Véronique Duché, Paris, Verdier, 2015, p. 355-415. 18  Sur cette question, voir la contribution de Claudio Galderisi. 19  Henri Hauvette, « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace (xive-xviie  siècle) », Bordeaux, Feret, 1909 [tiré à part du Bulletin italien, 19071909] ; Id., Études sur Boccace (1894-1916), Turin, Bottega d’Erasmo, 1968. 20  Léopold Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles v roi de France, 13371380, Paris, Champion, 1907 ; Id., « Notice sur la Rhétorique de Cicéron traduite par maître Jean d’Antioche, ms.  590 du Musée Condé », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, 36, 1899, p. 207-265. 21 Robert Bossuat, « Anciennes traductions françaises du De officiis de Cicéron », Bibliothèque de l’École des chartes, 96, 1935, p.  246-284 ; Id.,  « Jean Miélot, traducteur de Ciceron », Bibliothèque de l’École des chartes, 99, 1938, p. 82124 ; Robert Bossuat, « Vasque de Lucène, traducteur de Quinte-Curce (1468) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 8, 1946, p. 197-245. 22  Franco Simone, Il Rinascimento francese. Studi e ricerche, Turin, Società editrice internazionale, 1965, 2e éd. ; Id., « La présence de Boccace dans la culture française au xve siècle », Journal of Medieval and Renaissance Studies, 1, 1971, p. 17-13. 23  Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963, p. 161-190 ; Id., « Les traducteurs et leur public au Moyen Âge », Journal des savants, 1964, p. 5-20 ; Id., « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du xve siècle », dans The

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Olivier Delsaux

ou Giuseppe  Di Stefano24, les traductions sont devenues l’objet d’une discipline autonome et spécialisée, à la pointe de la recherche, comme en témoignent, entre autres, l’entreprise magistrale Transmédie inspirée et dirigée par Claudio Galderisi25, le Miroir des classiques développé à l’École nationale des chartes par Frédéric Duval26 ou les éditions critiques de traductions médiévales qui se multiplient aujourd’hui27. Malgré ces recherches, les traducteurs demeurent encore un corpus périphérique ou absent des études littéraires sur la production médiévale. En dehors des passages consacrés – dans les deux sens du terme – à la « génération » des traducteurs de Charles v ou à la question des romans antiques du xiie siècle, ceux-ci sont souvent absents des Histoires littéraires et des ouvrages de synthèse sur les lettres médiévales et, dans le cas d’auteurs connus ayant traduit, ces ouvrages s’intéressent surtout à leur travail original (c’est le cas pour Jean de Meun). Une des exceptions notables à cette marginalisation : la révision du Dictionnaire des lettres françaises en 1992, où la majorité des traducteurs majeurs ont pu trouver une place et où plusieurs traducteurs ont vu leur traitement amplement développé au regard de la précédente édition28. Late Middle Ages and the Dawn of Humanism Outside Italy, dir. Gerard Verbeke et Joseph Ijsewijn, Louvain, UP, 1972, “Mediaevalia lovaniensia. Series I. Studia”, p. 131-170. 24  Giuseppe Di Stefano, Essais sur le moyen français, Padoue, Liviania, 1977 ; Id., « Il Decameron da Boccaccio a Laurent de Premierfait », Studi sul Boccaccio, 29, 2001, p. 105-136. 25  Claudio Galderisi (éd), Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve  siècles). Étude et répertoire, Turnhout, Brepols, 2011. 26  Frédéric Duval, Miroir des classiques, Paris, École nationale des chartes, 2007- (http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir_des_classiques/index.html [dernière consultation mai 2018]). 27  L’on citera l’édition en cours de la traduction de la Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles (sous la direction d’Olivier Bertrand) ou le projet consacré à la réception d’Alexandre le Grand (sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas) ou à la réception des œuvres vernaculaires à succès (sous la direction de Géraldine Veysseyre). 28  Michel Zink et Geneviève Hasenohr (dir.), Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992. Étaient, entre autres, absents de l’édition de 1964 : Robert Blondel ; Denis Foulechat ; Charles Soillot ; Jean Wauquelin.

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Bien qu’interpellante, cette situation critique n’est pas incompréhensible. L’auctorialité du traducteur est par définition problématique, ne fût-ce que parce que, faut-il d’ailleurs le rappeler, elle est toujours à construire en fonction de celle de l’auteur-source29. Pour ce qui est du Moyen Âge, le partage et la perte de l’auctorialité sont d’ailleurs complexifiés. Ainsi, le traducteur est presque toujours en interaction avec un commanditaire ou un promoteur de la traduction, qui légitime la traduction, s’en porte garant et à qui la traduction est souvent littéralement attribuée30. Qui plus est, le traducteur partage son autorité sur le texte avec celle des acteurs de la diffusion des textes, toujours susceptibles de s’approprier, abréger, réviser, piller ou maquiller leur traduction et de taire leur nom31. Dans ce contexte, à première vue, les stratégies du traducteur peuvent paraitre aller à contrecourant d’un engagement auctorial, voire d’une fonction auteur32. Ainsi, l’anonymat, synonyme d’humilité, de connivence et/ou de désengagement – que l’on retrouve dans des formulations telles que « je ne suis que le translateur33 » –, a souvent semblé plus important chez les traducteurs 29 Sur cette question, voir Peter De Leemans et Michèle Goyens (dir.), Translation and Authority – Authorities in Translation, Turnhout, Brepols, “The Medieval Translator (9)”, 2016. 30  À la fin de son prologue à la traduction du Decameron de Boccace, Laurent de Premierfait, s’adressant au commanditaire Jean de Berry, qualifie sa traduction de « ceste vostre œuvre » (éd. Giuseppe Di Stefano, Montréal, Ceres, 1998, p. 6). 31  Sur cette question, voir S. Lefèvre, « Les acteurs », art. cit. et la contribution de G. Veysseyre à ce présent volume. 32 Sur cette question, voir Roger Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue, Paris, Gallimard, “NRF Essais”, 2011 ; Id., La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur. xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, “Folio histoire”, 2015, p. 74-98. 33  « Certes, comme je croy, l’en me maudira et dira l’en que je vous instigue à nouvelles rigueurs, car veritablement tant grant convenance y est en tous voz inclinacions, oeuvres, meurs et estatus, que je ne pourroye evader ladicte suspicion, à laquelle toutesfois je respons que pleust ores à Dieu qu’il eust en moy tant de bien que d’avoir fait ledit traicté. Mais nul ne m’en saiche gré, car, en verité, je ne suis que translateur, et ce encoires par vostre commandement » (Vasque de Lucène, Cyropédie, éd. Danielle Gallet-Guernes, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et de Renaissance (140)”, 1974, p. 183) ; « Car, selon la briefveté et compendieux stile de ce livre et selon le grant nombre des histoires et personnes qu’il raconte, il n’a

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que les autres auteurs. Cette impression devrait être confirmée et étayée par une analyse comparative des péritextes conservés34. Longtemps, les traducteurs médiévaux n’ont pas eu de désignatif spécifique  et ont ignoré la double catégorisation actuelle du terme traducteur ; à quelques exceptions près, d’ailleurs dans des textes qui relèvent le plus souvent de l’épitexte et non dans les textes et leur péritexte, le terme translateur désigne celui qui a produit une traduction singulière (le translateur de ce livre, au même titre que Cil qui fist des premiers romanciers français35) ; il ne dépoint esté possible à l’acteur de l’aourner de beau langaige, et encoires moins à moy qui ne suis que le translateur ». (traduction anonyme de la Chronique Valeriane pour Philippe le Beau, Bruxelles, KBR, 7241, prologue, fol.  1v [Olivier Delsaux « Nouvelles perspectives sur la réception de la littérature castillane en français à la fin du Moyen Âge. La traduction française de la Crónica abreviada de Diego de Valera et des Crónicas de los reyes de Castilla de Pero López de Ayala et l’Epistola latina et hispanica », Zeitschrift für romanische Philologie, 134, 2018, p. 1-23]). 34  Ainsi, l’on ne peut comparer un Jean Wauquelin, qui, dans son prologue des Chroniques de Hainaut, s’efface devant le commanditaire effectif de la traduction (Bruxelles, KBR, 9242) ; un Denis Foulechat, qui dissimule son nom par prudence dans sa traduction du Policraticus  (Paris, BnF, fr. 24287) ; un Laurent de Premierfait, qui n’assume plus sa 1re version de la traduction du De casibus de Boccace et y efface son nom par grattage (Bruxelles, KBR, iv 920 [Olivier Delsaux, « Traductions empêchées et traductions manipulées chez Laurent de Premiefait, premier traducteur humaniste français », dans La traduction « empêchée », les supercheries et les catastrophes, dir. Claudio Galderisi et Jean-Jacques Vincensini, Turnhout, Brepols, “Bibliothèque de Transmédie (3)”, 2016, p.  81-11]) ; un Jean Eustaches, qui, dans le prologue de sa traduction de trois homélies de saint Anselme, se nomme en s’adressant à la duchesse Isabelle de Portugal – prologue abandonné de la contre-garde –, mais tait son nom dans le prologue final, adressé à son époux Philippe le Bon (Bruxelles, KBR, 11052 [Olivier Delsaux, « La contre-garde inconnue du manuscrit Bruxelles, KBR, 11052. Un témoignage inédit sur la vie littéraire à la cour des ducs de Bourgogne », Le Moyen Âge, sous presse]) ; un Jean Miélot, qui omet son nom dans un manuscrit copié, corrigé et illustré de sa main (et désigné comme tel) de sa traduction du Speculum humanae salvationis (Bruxelles, KBR, 9249-50 [Olivier Delsaux, « La traduction française du Speculum humanae salvationis de Jean Miélot : l’échec d’un traducteur à l’essai ? », Le Moyen Français, 67, 2010, p. 37-62]). 35  Voir le cas Jean de Wauquelin : « [le duc Philippe le Bon nomme Jean Wauquelin] valet de chambre et translateur d’histoires et escripvaing de monseigneur » (Bruxelles, AGR, Chartes des sceaux de l’audience, no 353 [1447], cité dans Anne van Buren, « Jean Wauquelin de Mons et la production du livre aux Pays-Bas », Publications du Centre européen d’études burgondos-médianes, 23, 1983, p. 55) ; « À maistre Jehan Waucquelin, clercq demorans à Mons […] audit feu

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signe pas un statut, voire une identité, qui serait reconnue à celui qui est présumé compétent pour traduire. L’on observe d’ailleurs plusieurs traducteurs être à la recherche d’une appellation propre, telle celle de transferant, utilisée par le dijonnais Pierre Crapillet dans sa traduction du Cur Deus homo de saint Anselme destinée à Philippe le Bon36. De tels indices pourraient conforter la perception moderne des traducteurs médiévaux comme des techniciens de la langue, des érudits et des passeurs de textes, qui, face aux figures consacrées du panthéon littéraire, seraient des auteurs de second rang, quitte parfois à faire abstraction de la production latine de plusieurs traducteurs majeurs37. Pourtant, il nous semble que les indices d’une auctorialité des traducteurs et de leur reconnaissance dans le champ littéraire se multiplient à la fin du Moyen Âge, à une époque qui voit, non pas tant l’émergence, que la mise en scène et la reconnaissance publique de l’autorité des écrivains vernaculaires, à la conquête de leur individualité et de leur autonomie dans l’espace public. Des stratégies se mettent en place et elles préparent le terrain aux traducteurs du xvie siècle, voire du xxie siècle. L’on peut commencer par rappeler que le prestige de plusieurs traducteurs médiévaux a conduit à des pseudo-attributions. Si l’attribution bien connue, à Jean de Meun, de la traduction de la Consolation de Boèce de 1350 s’explique par la renommée du conti-

Jehan Waucquelin à son vivant translateur et escripvaing de livres pour le raison de ce que ledit Jehan Wauquelin avoit esté devers mon dit seigneur » (Lille, ADN, B10417, fol. 29v [1453], cité dans Pierre Cockshaw, « Les chroniques de Hainaut : texte, histoire et illustrations. Jean Wauquelin – documents d’archives », dans Les Chroniques de Hainaut ou les ambitions d’un Prince bourguignon, dir. Pierre Cockshaw et Christiane Van den Bergen-Pantens, Bruxelles/Turnhout, 2000, p. 47). 36  « C’est le proheme du transferant de latin en françois sur aucunes erreurs de la foy catholique ». (Robert Bultot et Geneviève Hasenohr, Le « Cur Deus Homo » d’Anselme de Canterbury, Louvain-la-Neuve, UCL, “Publications de l’Institut d’Études médiévales. Textes, Études, Congrès (6)”, 1984, p. 161). 37  Voir les cas de Pierre Bersuire, Nicole Oresme, Raoul de Presles, Laurent de Premierfait, Guillaume Tardif, Robert Gaguin, Guillaume Fillastre, Georges d’Halluin, etc.

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nuateur du Roman de la Rose38, par contre, la traduction (par Jean Daudin) du De remediis de Pétrarque à Nicole Oresme39, celle du remaniement de la troisième décade de Tite Live à Robert Gaguin40 ou celle (anonyme) des Œuvres de Sénèque et du Pseudo-Sénèque à Laurent de Premierfait publiées chez Vérard vers 150041, témoignent du prestige de certaines figures-phares, commercialement efficaces, et dont on plagie parfois également les prologues de traducteur42. Dans le même ordre d’idées, plusieurs traducteurs avouent leur admiration pour des traducteurs antérieurs ; l’on mentionnera les éloges de Pierre Bersuire par Jean Lebègue43, de Nicole Oresme 38 Version « K » dans la typologie de la notice du Miroir des classiques (http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir_des_classiques/xml/classiques_latins/de_­ consolatione_philosophiae_boethius.xml#françaises [dernière consultation  mai 2018]) ; voir aussi Glynnis  M. Cropp, « Les manuscrits du Livre de Boèce de Consolacion », Revue d’histoire des textes, 12-13, 1982-1983, p. 263-352 ; Le Livre de Boece de Consolacion, éd. Glynnis M. Cropp, Genève, “Textes littéraires français (580)”, 2006 [ms. de base : Auckland, Public Libr. Grey MS 119]. 39 Léopold Delisle, «  Anciennes traductions françaises du traité de Pétrarque », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, 24, 1891, p. 273-304 ; Nicholas Mann, « La fortune de Pétrarque en France : recherches sur le De remediis », Studi francesi, 37, 1969, p. 1-15. 40  Les gestes romaines, Paris, Antoine Vérard, vers 1508, prologue (exemplaire Paris, BnF, Rés. J. 365). 41  Les euvres de Senecque translateez de latin en françoys par maistre Laurens de Premierfait, Paris, Antoine Vérard, [c. 1500], exemplaire consulté Bruxelles, KBR, Inc. B 520 ; voir à ce propos, Mario Eusebi, « Les Lettres à Lucilius de Sénèque dans un imprimé d’Antoine Vérard », Le Moyen Français, 51-53, 2002-2003, p. 249-262. L’étude de la mise en évidence, sur la page de titre des imprimés, de figures de traducteurs médiévaux serait également à approfondir ; l’on pensera, par exemple, aux cas d’Octavien de Saint-Gelais ou de Robert Gaguin. 42  Voir le cas des prologues des traductions dédiées à Charles v (en particulier les « lieux communs » communs aux prologues de Raoul de Presles, Denis Foulechat et Jean Corbechon relatifs à la translatio studii d’Alexandrie à Paris) ou les reprises par Jean Miélot de certains passages des prologues de Laurent de Premierfait (cf.  Sylvie Lefèvre, « Jean Miélot, traducteur de la première Lettre de Cicéron à son frère Quintus », dans La traduction vers le moyen français, dir. Claudio Galderisi et Cinzia Pignatelli, Turnhout, Brepols, 2007, p.  125-147 ; Laurent de Premierfait, Le livre de la vraye amistié, éd. Olivier Delsaux, Paris, Champion, “CFMA (177)”, 2016, p. 475-476). 43  « Pourquoy, tres excellant prince, moy confiant en la divine puissance qui son esprit envoie où il lui plaist, et pour aucunement vostre grace, bienveillance et congnoissance acquerir, sans lequel je ne suis riens, ay de grant desir et voluntairement emprins le hardement de ce faire, en moy conformant à mon pouoir à

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par Noël Fribois44 ou de Laurent de Premierfait, par Guillebert de Mets45 ou par Jean Miélot, qui cherche certainement à se créer une généalogie46. la maniere de la translation de frere Pierre Berchoire, jadis prieur de saint Eloy de Paris, le quel, à la requeste de feu de bonne memoire vostre bezayeul le roy Jehan translata de mot à mot du latin en françois les trois decades dudit Tit[e] Live, qui de present sont en usage, sans aucune chose y avoir adjousté du sien, combien qu’il y ait plusieurs termes dont usoient pour lors les Rommains bien difficiles à entendre, mais il les exposa en ung petit traictié à part qu’il promist au commencement de sa dicte translacion ». (prologue à sa traduction des Commentarii de bello Punico primo de Leonardo Bruni, Paris, BnF, fr. 23085, fol. 1v ; sur ce texte voir Nicole Pons, « Leonardo Bruni, Jean le Bègue et la cour, échec d’une tentative d’humanisme à l’italienne », dans Humanisme et culture géographique à l’époque du Concile de Constance. Autour de Guillaume Fillastre. Actes du colloque de l’Université de Reims, 18-19 novembre 1999, dir. Didier Marcotte, Turnhout, Brepols, “Terrarum orbis (3)”, 2002, p. 95-125). 44  « Charles roy de France, que Dieu absoille, quint de ce nom et appellé le Saige, fist faire par maistre Nicole Oresme, en son vivant evesque de Lisieux et le plus solennel philosophe et theologien qui fust en son temps, pluseurs translations de latin de livres exquis ; et fut ledit evesque l’un des clers qui lors feussent, dont ledit roy Charles se aida plus en escriptures contre les Anglois et Navarrois, comme experience de ses escriptures le monstre. Et, à chascune translation de livre ou autre escripture que icellui maistre Nicole faisoit pour le roy, il, de sa benignité royal, le prioit qu’il ne fist pas translation ou descripcion si obscure comme pour le roy avoit fait de Titus Livius le prieur de Saint Eloy de Paris ; lequel roy Charles, toutesfoiz qu’il lisoit ladicte translation, disoit que en la plsupart elle estoit aussi obscure comme le texte de latin. Et pour ce ledit prieur de Saint Eloy de Paris, qui estoit notable theologien, s’il eust plus longuement vescu, avoit en propos de faire autre translacion plus claire et entendible, la substance du livre gardee, mais il trespassa tantost aprés ladicte translacion faicte ». (Noël de Fribois, Mirouer historial abregié de France, version 2, ms. Oxford, Bodleian Library, Bodley 968, fol. 17v, édité dans Abregé des croniques de France par Noël de Fribois, éd. Kathleen Daly avec la collaboration de Gillette Labory, Paris, Champion, “Société de l’histoire de France”, 2006 ; cité dans Frédéric Duval, « Le glossaire de traduction, instrument privilégié de la transmission du savoir. Les Decades de Tite-Live par Pierre Bersuire », dans La transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance. I. Du xiie au xve siècle, dir. Pierre Nobel, Besançon, PU, 2005, p. 43-64, ici p. 61). 45  « entre les autres choses de son estat, tenoit ung poëte de grant auctorité, appellé maistre Lorens de Premier Fait  […] Item, quant y conversoient maistre Lorent de Premier Fait, le poete » (Guillebert de Mets, Description de la ville de Paris, éd. Alexandre Le Roux de Lincy et Lazare Maurice Tisserand, Paris et ses historiens aux xive et xve siècles, Paris, Imprimerie nationale, 1867, p. 199 et p. 233). 46  « a esté translaté de latin en cler françois par Jo. Mielot, chanoine de Lille en Flandres, en ensieuvant le stille de la translation du livre de Jehan Bocace de Certaldo parlant des cas des nobles maleureux hommes et femmes que fist jadis le

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Un autre indice d’une valorisation des traducteurs dans le champ littéraire apparait dans le fait que les premières traces d’une « rémunération » pour la conception intellectuelle d’une œuvre littéraire en français concernent des traducteurs, notamment ceux de Charles v47 ; c’est également deux traducteurs, Jean Miélot et Jean Wauquelin, qui semblent les premiers écrivains français à avoir pu bénéficier d’une certaine professionnalisation du métier d’écrivain, étant payés de façon régulière pour un travail générique de traduction, indépendamment d’un texte en particulier48. Cette tendance s’accentuera au xvie  siècle où les traducteurs figurent parmi les premiers écrivains français à obtenir des contrats d’auteur et à être rémunérés avant même l’impression de leur œuvre49. tres renommé orateur maistre Laurent de Premier fait, secretaire de puissant noble et excellent prince, Jehan, filz de roy de France, duc de Berry et d’Auvergne, comte de Poitou, d’Estampes de Boulongne et d’Auvergne, conte de Poitou, d’Estampes, de Boulogne et d’Auvergne ». (Jean Miélot, court prologue d’ouverture du manuscrit de Florence de sa traduction du Romuleon de Benvenuto da Imola, Florence, PML, Med. Palat. 156.1, fol. 1r-v [unique manuscrit à présenter ce prologue]). Dans un passage, unique au manuscrit autographe Paris, BnF, fr. 17001, du prologue de sa traduction de l’Epistola ad Quintum de Cicéron, il utilisait le terme translateur pour le désigner, mais s’arrogeait celui d’orateur (sans qu’il soit certain que l’on doive y voir le sens de ‘prieur’ ou de ‘porte-parole’) : « et envers vous comme seigneur et prince tresexellent moy Jehan Mielot prestre indigne, vostre treshumble orateur et serviteur pour demerir benivolence et grace. En ensieuvant le stile du tresrenommé translateur maistre Laurens du Premierfait jadis clerc et serviteur de feu tresexcellent, puissant et noble prince Jehan filz de roy de France, duc de Berri et d’Auvergne, Conte de Poittou, d’Estampes, de Boulogne et d’Auvergne, lequel maistre Laurens translata en son temps en langaige françois ung petit traictié de vraye amistié que Marc Tulle Ciceron avoit par avant compilé en beau latin et pluseurs autres livres particulers » (fol. 6r). 47  L. Delisle, Recherches, op. cit., t. I ; Olivier Delsaux, Manuscrits et pratiques autographes chez les écrivains français de la fin du Moyen Âge. L’exemple de Christine de Pizan, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises (258)”, 2013, chapitre 2. 48  Sur les mentions de payement les concernant, voir P.  Cockshaw, « Jean Wauquelin : documents d’archives », art. cit., p. 37-49 ; Jacques Paviot, « Mentions de livres, d’auteurs, de copistes, d’enlumineurs, de miniaturistes (‘historieurs’) et de libraires dans les comptes généraux du duc de Bourgogne Philippe le Bon (14191467) », dans Miscellanea in Memoriam Pierre Cockshaw (1938-2008). Aspects de la vie culturelle dans les Pays-Bas méridionnaux (xive-xviiie siècle), Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 2009, p. 413-446. 49  Annie Parent, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle (1535-1560), Genève, Droz, “EPHE. Sciences historiques et philologiques. Histoire et civilisation du

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Par ailleurs, les traducteurs sont souvent recrutés parmi les esprits les plus avant-gardistes de l’époque, tant sur le plan des idées que celui de la forme ; l’on pensera à Nicole Oresme, Laurent de Premierfait, Robert Gaguin, Guillaume Tardif, Octovien de Saint-Gelais et à la contribution de ces derniers à l’élaboration d’une prose française eloquente50. Le prestige de l’activité de traducteur aux yeux de l’auteur d’un texte « original » explique aussi les nombreux cas de pseudo-traductions. Qu’il s’agisse des auteurs d’œuvres originales qui se présentent comme les traducteurs de textes-sources inexistants dans la prétendue langue-source51 ; l’on citera les cas de l’Histoire des seigneurs de Gavre, de Gillion de Trazegnies, de Gilles de Chin, de Gerard de Nevers, du cycle de Jehan d’Avesnes, de la Chronique de Pise, de l’Instruction d’un jeune prince d’Hugues de Lannoy ou de l’Olivier de Castille de Philippe Camus. Qu’il s’agisse de compilateurs qui, de Christine de Pizan à Jean Mansel, prétendent traduire un texte-source dont ils ne font qu’emprunter la traduction d’un prédécesseur52. Ou encore qu’il s’agisse de réviseurs livre (6)”, 1974, p. 101-123 ; Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, « Folio histoire (243) », 2015, p. 37-38. 50  Nous renvoyons à la contribution de Claudio Galderisi sur ce point. 51  Sur cette problématique, voir Giovanni Borriero, « Le topos du livre-source entre supercherie et catastrophe », dans Translations médiévales, dir. Claudio Galderisi, op. cit., t. I, p. 397-431. 52  Sur cette question, voir, par exemple, pour Christine de Pizan, Angus  J. Kennedy, « Christine de Pizan’s Livre du corps de policie : some Problems in the Identification and Analysis of her Sources », dans Miscellanea mediaevalia. Mélanges offerts à Philippe Ménard, dir. Jean-Claude Faucon, Alain Labbé et Danielle Quéruel, Paris, Champion, “Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge (46)”, 1998, t. 2, p. 733-743 ; pour Jean Mansel, voir Géraldine Veysseyre, « La Fleur des histoires de Jean Mansel, une réception de Tite-Live à travers la traduction de Pierre Bersuire », dans Textes et cultures : réception, modèles, interférences. Volume 1 : Réception de l’Antiquité, dir. Pierre Nobel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, “Littéraire”, 2004, p.  119-143 ; pour Laurent de Premierfait, Emil Koeppel, Laurent de Premierfait und John Lydgates Bearbeitungen von Boccaccios « De casibus virorum illustrium » : ein Beitrag zur Litteraturgeschichte des 15. Jahrhunderts, München, Oldenbourg, 1885. De façon générale, voir le volume Claudio Galderisi & Jean-Jacques Vincensini (dir.), La traduction « empêchée », les supercheries et les catastrophes, Turnhout, Brepols, “Bibliothèque de Transmédie (3)”, 2016.

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qui se présentent comme les traducteurs de l’œuvre ; pensons, par exemple, à Laurent de Premierfait, réviseur des Économiques d’Aristote par Nicole Oresme53, à Jean Miélot, s’attribuant la traduction en ancien français de la Consolation des desolez, qu’il ne fait que moderniser54, ou aux réviseurs anonymes des traductions médiévales imprimées pour les premiers libraires et qui se présentent fréquemment comme les traducteurs de ces révisions55. Cette valorisation sous-jacente du statut de traducteur apparait dans quelques désignations. Ainsi, celle de l’auteur du textesource comme le « premier auteur » (Laurent de Premierfait56) ou le « principal auteur » (Guillaume Tardif ou Robert Gaguin57) 53  « Cy fine le livre de Yconomiques composé par Aristote […] qui selon le pur texte fut ramenez en langaige françois par moy Laurens de Premierfait à la requeste et en la maison de Symon Du Bois varlet de chambre du roy nostre Sieur l’an mil cccc et xvii le premier jour du mois de fevrier » (Oxford, Bodl. Library, Bodley 965a, fol. 119d) ; notez la variante : « […] de nouvel translaté de latin en françois par discrete personne Laurens de Premier fait » (Saint-Louis (Missouri), Public Library, Grolier 50, fol.  188v ; texte similaire dans le manuscrit Paris, BnF, lat. 4641B, fol. 178r). Sur cette question, voir O. Delsaux, « Traductions empêchées et traductions manipulées chez Laurent de Premierfait », art. cit. 54  « lequel livret j’ay extrait selon mon pouoir et translaté de latin en cler françois » (prologue du translateur, Bruxelles, KBR, 3827-28, fol. 35r) […] « et fu translaté de latin en clerc françois par Jo. Mielot » (ibid., fol. 110v). 55  Voir notamment les cas des traductions publiées par les libraires Antoine Vérard et Galliot du Pré ; voir Mary Beth Winn, Anthoine Vérard, Parisian Publisher (1485-1512). Prologues, Poems and Presentations, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (313)”, 1997 ; Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, « L’édition imprimée des textes médiévaux en langue française au début du seizième siècle. Le cas de Galliot du Pré (1512-1560) », dans European Narrative Literature in the Early Period of Print, dir. Bart Besamusca et Frank Willaert, Berlin, De Gruyter, à paraitre. Une étude globale sur le traitement textuel et péritextuel des traductions françaises médiévales dans les premiers imprimés serait utile et nécessaire pour mieux comprendre les modalités effectives et/ou revendiquées de renouvèlement des traductions du xve siècle. 56  « car ces paroles ont fontaine et naiscence d’une familiere epistre escripte par Jehan Boccace premier auteur de ce livre » (2e version de sa traduction du De casibus de Boccace, Paris, Arsenal, 5193, fol. 3c). 57  Guillaume Tardif, traduction des Facécies du Pogge, éd. Frédéric Duval et Sandrine Hériché-Pradeau, Genève, Droz, “Textes littéraires français (555)”, 2003, p. 86 ; Robert Gaguin, traduction des Commentaires de César, Antoine Vérard, Paris, vers 1500 (exemplaire Paris, Bibl. nat. de Fr., Rés. J. 273), prologue édité dans la notice du texte proposée dans le Miroir des Classiques (http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir_ des_classiques/xml/classiques_latins/de_bello_gallico_julius_caesar.xml#gaguin).

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laisse entendre, bien qu’implicitement, que le traducteur est le second auteur ; de même, deux traducteurs bourguignons, Fernand de Lucène58 et Jean Miélot59, mais aussi plusieurs auteurs de traductions intralinguales présentés ici dans la contribution de Maria Colombo Timelli, désignent leur prologue comme le « prologue de l’acteur ». Malgré tout, ces indices restent restreints et ambigus et il faudra attendre un Claude de Seyssel, en 1514, pour voir qualifier les traducteurs des xive et xve  siècles, d’« aucteurs excellens60 », initiant d’ailleurs la reconnaissance des traducteurs comme un collectif61. La même année, dans son prologue aux Triomphes romains (qui constituent des préliminaires à sa traduction de Suétone), le traducteur Georges d’Halluin explique à Charles Quint que « ceulx qui on traveillé à translater lesdictes histoires [romaines] ont bien faict et à bonne intention […] et sont à louer grandement62 ». Autre indice d’une stratégie auctoriale de la part des traducteurs : dans les prologues médiévaux, le traducteur se présente certes comme l’humble transmetteur d’un texte dont l’autorité lui échappe, mais également souvent comme l’intermédiaire indispensable, la creature élue d’un prince, qui ne saurait faire un mauvais choix, un nain qui est indispensable à la translatio des 58  « […] Cy fine le prologue de l’acteur et du translateur de cestuy present traittié, nommé Le Triumphe des dames ». (Bruxelles, KBR, 10778, fol. 2r [manuscrit de dédicace à Philippe le Bon] ; variante du manuscrit Bruxelles, KBR, 2027 [manuscrit de dédicace à Isabelle de Portugal ?] : « Fin du prologue du translateur »). 59  « Prologue de l’acteur sur le debat de honneur entre trois chevalereux princes. […] Cy fine le prologue de l’acteur sur le debat de honneur plaidoyé devant Mynos, juge d’enfer ». (Bruxelles, KBR, 9278-80, fol. 10r et 43v). 60  Traduction de la Guerre d’Athenes de Thucydide (Paris, BnF, fr. 17211, fol. 4r). 61  Ce que faisait peut-être déjà Laurent de Premierfait : « Les translateurs, quelz qu’ilz soient, ont comis sacrilege en desrobant, ravissant et ostant la beaulté et l’atour du trespreciz langaige et la magesté des sentences et par entremesler impertinens et malsonnans paroles, parquoy ilz, comme folz, cuiderent ouvrir, mais ilz cloyrent les celestielz secretz et les divins misteres à ceulx qui n’ont sciences infuses ne acquises ». (Laurent de Premierfait, Decameron, éd. Giuseppe Di Stefano, Montréal, Ceres, 1998, p. 8). Sur la dimension collective du travail de traduction, voir la contribution de Claudio Galderisi dans ce volume. 62  Paris, BnF, fr. 24725, fol. 5r.

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géants à destination des Grands. À la fin du Moyen Âge, il nous semble que l’on peut progressivement voir émerger une mise en scène du traducteur comme un auteur à part entière, qui met en avant l’individualité et l’autonomie de son travail, et qui va jusqu’à mettre en cause le choix des textes que le prince lettré lui impose de traduire63, se libérant d’une position d’assujettissement à l’auteur-source qui annonce des Pierre Boiaistuau ou des François de Belleforest. Les prologues sont de moins en moins centrés sur la relation du traducteur avec le dédicataire et sur l’autorité du textesource, mais davantage sur le processus esthétique d’écriture, souvent d’ailleurs par influence des stratégies auctoriales des humanistes italiens qu’ils traduisent ; l’étude des prologues de Laurent de Premierfait ou ceux d’Octovien de Saint-Gelais éclairerait certainement une telle évolution. Le prince étant devenu lui-même un lettré, le traducteur cherche sans doute à s’en distinguer en insistant sur un travail d’écriture, qui échappe largement au prince à cette époque64. De même, l’on voit se développer des mises en scène du nom et de la figure de l’auteur dans les manuscrits que le traducteur supervise, par exemple chez Jean Miélot65, Louis de Beauvau66 ou Simon Bourgoin67. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier auteur français à signer ses œuvres par une signature au sens 63 Voir le cas du traducteur anonyme (peut-être Fernand ou Vasque de Lucène) de la Chronique valeriane de Diego de Valera pour le duc de Bourgogne Philippe le Beau. O. Delsaux, « Nouvelles perspectives sur la réception de la littérature castillane en français à la fin du Moyen Âge », art. cit. 64 Sur cette question, Olivier Delsaux, « L’escripvain, le bibliophile et le philologue. Le manuscrit en moyen français comme lieu d’échanges à la cour », dans Cultures courtoises en mouvement, dir. Isabelle Arseneau et Francis Gingras, Montréal, PU, 2011, p. 262-276. 65  Pascal Schandel, « A l’euvre congnoist on l’ouvrier. Labyrinthes, jeux d’esprit et rébus chez Jean Miélot (Paris, BnF, fr. 17001) », dans Quand la peinture était dans les livres. Mélanges en l’honneur de François Avril à l’occasion de la remise du titre de docteur honoris causa de la Freie Universität Berlin, dir. Mara Hofmann et Caroline Zöhl, Turnhout/Paris, Brepols/Bibliothèque nationale de France, “Ars nova”, 2007, p. 295-302. 66  Le roman de Troyle, éd. Gabriel Bianciotto, Rouen, PU, 1994, t. 2, p. 381386. 67  Voir la contribution d’Elina Suomela-Härmä dans ce volume.

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moderne d’un emploi autonome de son nom soit un traducteur, Laurent de Premierfait68. Enfin, si les traducteurs témoignent souvent d’une admiration pour les auteurs qu’ils traduisent, leurs prologues et leurs textes attestent également d’une négociation avec cette autorité, dont on envie le statut et la stature et dont on manipule parfois le prologue pour mieux servir le sien ; l’on rappellera le cas de Guillaume Tardif réduisant Le Pogge à un conteur et à un divertisseur florentin pour mieux affirmer sa condition à lui de lettré et de théoricien ou celui de Laurent de Premierfait présentant Boccace et le Decameron dans une perspective univoquement morale et humaniste, pour mieux garantir sa propre construction d’un ethos d’écrivain humaniste au service du prince français qu’est Jean de Berry69. Autre exemple significatif de ce rapport ambivalent du traducteur avec l’autorité de la source, le traitement par Laurent de Premierfait de l’image nani gigantum humeris insidentes70, qui servit de sous-titre à ces journées d’étude. Premierfait l’utilise pour caractériser la relation entre Cicéron, auteur du De amicitia, et Aristote, auteur des Éthiques : « l’on peut conclurre [je cite] que Aristote fut jayant en rethoricque et aussi Tulle, qui escrivi aprez ly, maiz Tulle, pour veoir plus loing, monta sur les espaules d’Aristote71 ». Par contre, quand il pourrait être question pour Laurent de Premierfait d’appliquer à soi-même, traducteur de Cicéron et successeur de Nicole Oresme, cet adage, Premierfait le retourne 68  En particulier dans les manuscrits originaux de sa 2e version de sa traduction du De casibus et de sa traduction du Decameron. Sur cette question, voir Olivier Delsaux « Textual and Material Investigation on the Autography of Laurent de Premierfait’s Original Manuscripts », Viator. Medieval and Renaissance studies, 43, 2014, p. 299-338 ; O. Delsaux, « La corpo-réalité de l’homme invisible », art. cit. 69 Nelly Labère, « Du jardin à l’étude : lectures croisées du Décaméron de Boccace et de sa traduction française en 1414 par Laurent de Premierfait », Rassegna europea di letteratura italiana, 20, 2002, p. 9-54 ; Ead., Défricher le jeune plant, op. cit. 70 Sur cette phrase de Bernard de Chartres, Édouard Jeauneau, « Nani gigantum humeris insidentes. Essai d’interprétation de Bernard de Chartres », Vivarium, 5, 1967, p. 79-99. 71  Laurent de Premierfait, Le livre de la vraye amistié, éd. Olivier Delsaux, § 25.

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et se présente comme le géant sur les épaules de qui sera porté le texte traduit72. * Ces quelques indices lèvent le voile sur les nombreuses questions que suscite l’étude des traducteurs à la fin du Moyen Âge et qu’ont alimentées ces deux journées : Quel est le statut, le rôle et la position des traducteurs dans le champ littéraire ? Quel est leur profil ? Quelles sont leurs qualifications et leurs compétences linguistiques et intellectuelles ? Quels étaient leurs buts ? Quels sont leurs réseaux, leur formation, leur trajectoire, leur carrière ? Quel est l’imaginaire de l’écrivain-traducteur ? Comment et pourquoi se nomment-ils ? Comment signent-ils ? Comment se désignentils ? Comment sont-ils représentés ? Quel statut la traduction leur conférait-elle dans la société de l’époque ? Quelle est la fonction des traductions dans la trajectoire d’un auteur, dans l’évolution de son œuvre ou dans ses stratégies auctoriales ? Est-ce une activité parmi d’autres ? un tremplin ? une consécration ? Enfin, comment et dans quelle mesure les traducteurs ont-ils contribué à la construction de l’auteur ? Ont-ils eu un rôle de déclenchement ? de confirmation ? de provocation ? Pour répondre à ces questions, il serait nécessaire de procéder à une étude globale des traducteurs français de la fin du Moyen Âge73, au départ d’une approche d’ensemble de type prosopographique aboutissant à une base de données réunissant les informations essentielles sur les traducteurs et leur figure auctoriale et proposant une édition critique des péritextes de leurs traductions. L’objectif serait de dégager les continuités et les ruptures dans le groupe des traducteurs, de s’interroger sur les spécificités de ce collectif ; d’étudier la naissance de ce corps et de nuancer : d’une part, l’image renvoyée par les traducteurs et, d’autre part, l’image que nous en avons. Sans une telle approche, le risque est d’atomiser les 72  « je me suy essaié à le porter sur mes floibles espaules » (traduction du De senectute de Cicéron, prologue du traducteur, Paris, BnF, lat. 7789, fol. 36r). 73 Sur un tel constat pour le xvie  siècle, voir V.  Duché et Th.  Uetani, « Traducteurs », art. cit., ici, p. 355.

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trajectoires individuelles – surtout les figures célèbres – ou encore de produire un modèle dominant74. * Après l’article transversal de Claudio Galderisi (sur le rôle des traducteurs dans la construction collective d’une prose française discursive et réflexive, à l’origine du langage littéraire moderne, et celle d’une communauté de lecteurs capables d’apprécier cette « littérature »), ce recueil d’articles propose un parcours chronologique dans les traductions françaises du xiie siècle à la fin du xvie siècle. Les deux premières contributions se situent à cheval sur le Moyen Âge central et la fin du Moyen Âge.  Celle de Vladimir Agrigoroaei étudie les représentations picturales de Guyart des Moulins et de Pierre Le Mangeur et certains de leurs chevauchements dans l’ensemble de la tradition manuscrite de la Bible historiale. Cette étude manuscrits en mains lui permet de dégager une typologie et de corréler certains types iconographiques à certains états du texte. Quant à Michèle Goyens, elle propose une comparaison du statut auctorial de Jean d’Antioche et d’Évrart de Conty, à travers une étude linguistique détaillée de leur intervention dans le texte (notamment à partir de l’examen des marques de la 1re personne) et de leur positionnement vis-à-vis de l’autorité de l’auteur du texte-source traduit. Grâce à un parcours philologique et archéologique dans les manuscrits de la traduction française des Décades de Tite-Live 74  Bien qu’utile et méritoire, le seul répertoire des traducteurs français médiévaux existant, celui de Paul Chavy, ne se prête pas à une approche transversale et comparative (Traducteurs d’autrefois. Moyen Âge et Renaissance. Dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français (842-1600), Paris, Champion, 1988). Un des écueils de P. Chavy est d’atomiser les profils des traducteurs, en se limitant à étudier leur production de traducteur – sans considérer leur production en langue latine ou en langue française dans son ensemble – ; l’ouvrage ne considère pas non plus les traducteurs français vers d’autres langues. Dans ce cadre, il est clair que des entreprises comme Transmédie ou la base de données Jonas de l’IRHT ouvrent désormais des conditions de recherche inégalées permettant de combler les lacunes documentaires.

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et de ses différentes révisions et de leur contexte de production, Marie-Hélène Tesnière dégage le profil, la personnalité et la carrière de celui qui est souvent considéré comme le premier traducteur en moyen français : Pierre Bersuire. Cet examen rigoureux du texte et de ses différents avatars tâche de dépasser l’approche dichotomique traditionnelle entre la production latine d’inspiration humaniste de Bersuire, d’une part, et sa production française vulgarisatrice, d’autre part. De son côté, explorant la production de la génération suivante, celle de Charles v, Anne Dubois explore l’illustration des manuscrits de la traduction française de Valère Maxime par Simon de Hesdin. Elle cherche à y dégager les modalités et les finalités de l’intervention des traducteurs dans la conception du programme iconographique des livres manuscrits de leur texte. La contribution de Géraldine Veysseyre examine les stratégies auctoriales de la petite dizaine de versions françaises des Meditationes vitae Christi au sein de leur paratexte, notamment les relations complexes qui se tissent entre la figure de l’auteur-source, celle du commanditaire et celle du traducteur. Certaines de ses conclusions rejoignent plusieurs observations d’Anne Schoysman. En effet, soucieuse d’éclairer les modalités de réappropriation de l’Humanisme italien dans la France médiévale, en général, et à la cour de Bourgogne, en particulier, celle-ci étudie la première traduction française du Hiéron de Xénophon  (1460-1467). Plus particulièrement, son article confronte les stratégies auctoriales et les motivations culturelles de son traducteur, Charles Soillot, notamment au regard de celles de l’auteur du texte-source qu’il utilise, Leonardo Bruni. Les deux contributions qui suivent explorent plus spécifiquement des figures de transition entre manuscrits et imprimés. Elina Suomela-Härmä présente ses travaux philologiques en cours sur Jean Lodé, traducteur de Plutarque (Pracepta conjugalia) et de Maffeo Vegio (De educatione liberorm et eorum claris moribus), figure de transition injustement méconnue entre la culture manuscrite médiévale et la culture imprimée renaissante. Quant à Maria Colombo Timelli, elle propose une étude littéraire et lexicale des diverses désignations des auteurs de mises en prose, qui nous in-

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forment de leur identité auctoriale : acteur, composeur, escripvain, facteur, historien, orateur, traducteur/translateur. Les deux articles qui clôturent le volume éclairent d’un regard neuf, parce que décentré, le corpus de base de ces journées. Ainsi, grâce à un parcours dans les riches liminaires des traductions humanistes de grec classique en latin sorties des presses bâloises de Johannes Oporinus (en particulier les traductions d’Isocrate et de Démosthène par Hieronymus Wolf) et l’abondante correspondance entre le libraire et les traducteurs, Aline Smeesters dégage les profils et les stratégies littéraires et éditoriales de ces traducteurs humanistes. Elle montre la fracture qui apparait à l’époque entre les milieux et les pratiques des doctes et des érudits, d’un côté, et ceux des vulgarisateurs, des pédagogues et des étudiants, de l’autre. Enfin, après une réflexion sur la notion d’« auteur » en langue française au xvie  siècle et sur la hiérarchie des écrivains qu’elle permet de dégager au sein de la nouvelle institution littéraire qui émerge (notamment à travers le cas de Michel de Montaigne et de son appréciation du travail de traduction), Jean Balsamo présente les diverses stratégies auctoriales des traducteurs de l’italien dans la seconde moitié du xvie  siècle, au moment où la pratique de la traduction se professionalise ; ces stratégies sont envisagées sous quatre modes principaux : l’ironie, la dissociation, l’assimilation, le plagiat. Université de Louvain (Louvain-la-Neuve) Université Saint-Louis (Bruxelles)

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« Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». (Michel de Montaigne, Essais, I, xxvi, exemplaire de Bordeaux).

Il y a tout juste dix ans, les organisateurs du colloque de la naissante AIEMF avaient demandé à Claude Thiry de faire en ouverture des trois journées une conférence plénière sur la traduction en moyen français. Le président de l’AIEMF de l’époque s’était parfaitement acquitté de cette commande, en prononçant une très belle communication sur l’esthétique de la traduction, non sans avoir justement égratigné au passage le collègue poitevin qui l’avait selon ses propres mots « contraint et forcé » à prendre la parole1. Or en relisant les propos de C. Thiry, qui ont en partie inspiré ma conférence d’aujourd’hui, je me suis dit qu’il ne serait sans doute pas inutile d’offrir en préalable de ma réflexion sur la prose savante, dont les traducteurs des xive et xve siècles seraient les artisans, une vue d’ensemble de ce que la traduction représente d’un point de vue quantitatif dans les deux derniers siècles du Moyen Âge. 1  Claude Thiry, « Une esthétique de la traduction vers le moyen français », dans La Traduction vers le moyen français. Actes du iie colloque de l’AIEMF, Poitiers, 27-29 avril 2006, dir. Claudio Galderisi et Cinzia Pignatelli, Turnhout, Brepols, “The Medieval Translator (11)”, 2007, p. 7-22, ici p. 7. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 33-58. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116691

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Je vais donc essayer de proposer un tableau synthétique de la traduction dans ce bel automne du Moyen Âge que nous affectionnons tous ici. À la différence de C. Thiry, qui n’avait pu bénéficier à l’époque que de l’ouvrage de Paul Chavy2, du beau chapitre de François Bérier dans les Grundriss3 et d’un ou deux actes de colloques, j’ai pu me jucher sur des travaux importants parus dans les dix dernières années, et en particulier puiser dans cette mine d’informations que sont les index de Transmédie4. Comme je le rappelais récemment, « La métaphore des nains juchés sur les épaules des géants ne traduit […] que trompeusement, du moins pour nous, cette soumission du translateur médiéval, qui est aussi une forme d’émancipation5 ». C’est par là donc que je commencerai mon enquête sur le rôle que les traducteurs du Moyen Âge flamboyant ont pu jouer dans l’élaboration d’une prose discursive et réflexive, qui est en grande partie à l’origine du langage littéraire moderne.

Les traductions à la fin du Moyen Âge Il faut donc lire davantage comme un sondage les éléments chiffrés que je vais présenter en suivant l’ordre chronologique, et en partant donc du Moyen Âge, et plus exactement des deux siècles qui nous intéressent ici.

2  Paul Chavy, Traducteurs d’autrefois. Moyen Âge et Renaissance. Dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français (842-1600), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2 vol., 1988. 3  François Bérier, « La traduction en français », dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. viii/1, La littérature française aux xive et xve siècles, dir. Daniel Poirion, Heidelberg, Winter, 1988, p. 219-265. 4  Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve siècles). Étude et Répertoire, dir. Claudio Galderisi, Turnhout, Brepols, 2 vol., 2011. 5  Claudio Galderisi, « Le miroir de la source et les seuils de la traduction médiévale », dans La Fabrique de la traduction. Du topos du livre source à la traduction empêchée, dir. Claudio Galderisi et Jean-Jacques Vincensini, Turnhout, Brepols, “Bibliothèque de Transmédie (3)”, 2016, p. 7-24, ici p. 10.

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Sur les 2  670 traductions médiévales que recense le répertoire Transmédie, 1 700 sont listées dans l’Index par siècles6. Or deux tiers de ces 1  700 traductions (1  114) datent des xive et xve siècles. Tableau 1 : Répartition des traductions par siècle7 Siècle xiie xiiie xive xve

Nombre de traductions 95 475 439 675

En observant ces premiers résultats, on remarque qu’environ 40% environ des traductions médiévales qu’il est possible de dater avec certitude relèvent du xve siècle ! Même en retirant de ce premier recensement les traductions hagiographiques, qui peuvent relever d’autres dynamiques de traduction et souvent de réalités locales qu’il serait impropre de vouloir réduire à une logique linguistique nationale, le résultat est à peu près le même : Tableau 2 : Traductions par siècle sans les traductions hagiographiques (indiquées entre parenthèses8) Siècle xiie xiiie xive xve

Nombre de traductions 77 (18) 260 (205) 260 (179) 341 (334)

6  L’écart est dû au fait qu’un certain nombre de manuscrits et de traductions n’ont pu être datés avec précision par les auteurs des notices et n’ont donc pas pu être insérés dans l’Index des traductions par siècles. 7  Translations médiévales, op. cit., p. 1513-1538. 8  Ibid.

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Comme on peut le constater, le pourcentage global ne diffère pas beaucoup du précédent : 601 des 937 traductions qui ne concernent pas les récits hagiographiques datent des deux siècles phares de la traduction médiévale. Or si l’on ajoutait à ce recensement les traductions non incluses dans l’Index par siècles, qui représentent en gros un tiers des 2 670 traductions recensées dans le répertoire de Transmédie, et pour lesquelles je n’ai pu effectuer que quelques sondages, nous devrions avoir les mêmes proportions. Ce qui permet d’envisager les projections suivantes : Tableau 3 : Répartition probable des 2 670 traductions recensées dans le Répertoire de Transmédie9 Siècle xiie xiiie xive xve

Nombre de traductions 150 746 690 1060

Pour que ces tableaux soient plus complets, il faudrait bien entendu tenir compte de toutes ces traductions qui ont pu échapper au recensement de Transmédie ainsi que de celles qui sont pour le moment confinées dans les sections intitulées « Purgatoire » et « Limbes » du deuxième tome de ce même répertoire. Pour ces dernières, leur intégration aux données ici présentées dans le tableau 3 ne ferait que conforter ces résultats, puisque la plupart des titres en question relèvent de traductions (la Bible et les Psaumes sont tout particulièrement concernés) qui ont lieu entre la deuxième moitié du xiiie siècle et la fin du xve. Ces premiers éléments confirment, d’une part, ce que tous les spécialistes de la traduction médiévale savent depuis longtemps : le xve siècle est, avant le xvie siècle, le premier âge d’or de la traduction ; ils nous révèlent également une autre réalité, sans doute plus surprenante : ce mouvement qui marque une progression, que l’on pourrait qualifier à juste titre de « vertigineuse » entre la petite di9  Ibid., p. 1421-1440 et p. 1513-1538.

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zaine de traductions des xe et xie siècles et le millier de traductions du dernier siècle du Moyen Âge (une augmentation de 10 000%) ne trouve pas son origine dans le siècle de Nicole Oresme, mais bien dans ce xiiie siècle où Michel Zink a situé la naissance de la subjectivité littéraire10. Et puisque la plupart de ces traductions du xiiie  siècle sont en prose, ces premières données semblent révéler que le siècle du Lancelot-Graal et du Tristan en prose11, de ces cycles romanesques en prose qui vont changer à tout jamais le destin du roman, est aussi le siècle de l’invention de la prose scientifique et en partie philosophique. C’est au siècle de saint Louis que se produit une croissance exponentielle du nombre de traductions par rapport à l’âge d’or de l’octosyllabe et du décasyllabe.

Différences et analogies entre le xive et le xve siècle Essayons maintenant de nous rapprocher au plus près du sujet de notre colloque, qui concerne surtout les acteurs de cette entreprise colossale de transfert culturel et par là même de productions littéraires savantes et fictionnelles. Pour ce faire, j’ai essayé d’effectuer la même enquête statistique sur les traducteurs, en élargissant cependant les bornes chronologiques et en incluant les traducteurs de la Renaissance. Je me suis appuyé une fois de plus sur les index de Transmédie. Les résultats que je présente sont à prendre avec beaucoup de précautions ; ils nous fournissent davantage des perspectives à creuser que des certitudes.

10  Michel Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, puf, 1985. 11  Pour une analyse de la production de romans en prose au xiiie  siècle par rapport aux récits en vers, je me permets de renvoyer à mon article « Vers et Prose », dans Histoire de la France Littéraire, t.  I, Naissances, Renaissances, Moyen Âge – xvie siècle, dir. Michel Zink et Frank Lestringant, Paris, PUF, 2005, p. 745-766.

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Tableau 4 : Nombre des traducteurs médiévaux et des traductions relevant d’eux (d’après Transmédie12) xe-xve siècles xive-xve siècles

282 traducteurs 168 traducteurs (xive : 64 ; xve : 10413)

Traductions réalisées par ces traducteurs Traductions réalisées aux xie-xiiie  Traductions réalisées aux xive-xve

584 190 394 (xive : 198 ; xve : 196)

Ce que font apparaître ces chiffres est une double réalité. D’une part, on remarque une augmentation considérable du nombre de traducteurs aux xiv-xve siècles : deux tiers des traducteurs médiévaux appartiennent à la période du moyen français (168) ; d’autre part, le xve siècle compte à lui tout seul presque un quart (104) des traducteurs connus du Moyen Âge, mais sans doute beaucoup plus (350-400 ?) lorsqu’on pense aux 480 traductions réalisées au xve  siècle (supra tableau 1) pour lesquelles nous n’avons pas pu identifier le nom du traducteur. Le résultat le plus étonnant concerne, cependant, la productivité de ces traducteurs. Alors que le métier de traducteur semble de plus en plus pratiqué au siècle de Jean Wauquelin, ces écrivains qui comptent indiscutablement parmi les premiers professionnels de l’histoire de la traduction apparaissent comme moins productifs que leurs collègues du siècle précédent : ils ne produisent en effet en moyenne que 1,9 traduction par traducteur, avec un taux à peine supérieur à celui des traducteurs des trois premiers siècles de la traduction médiévale (1,7), là où les traducteurs du xive siècle semblent bien plus prolifiques, avec en moyenne 3,1 traductions par traducteurs, c’est-à-dire 50% de plus que les confrères de Jean Miélot. 12  Translations médiévales, op. cit., p. 1441-1444 et l’ensemble des deux tomes du Répertoire. 13  Je fournis en annexe la liste de ces 168 traducteurs.

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Ces résultats sont assez surprenants. Ils révèlent, en premier lieu, la continuité indiscutable dans la croissance du nombre de traductions et de traducteurs entre le xiiie  siècle et le xve  siècle, avec un xive siècle qui semble même moins prolifique globalement que le xiiie ; ils montrent, d’autre part, que la productivité des traducteurs du siècle de Nicole Oresme est plus importante que celle de leurs homologues au xve siècle, qui semblent presque aussi nombreux qu’à la Renaissance, mais somme toute moins enclins globalement à se transformer tous en traducteurs professionnels.

De la prose à la prose savante14 Ces chiffres nous incitent, d’une part, à rechercher les explications de l’activité croissante de traduction au-delà des frontières traditionnelles qui séparent ancien et moyen français, elles nous poussent, d’autre part, à nous interroger sur les origines de l’élaboration d’une langue de la traduction, d’un clerquois médiéval, pour paraphraser la formule chère à A. Berman, dont la diffusion joue sans doute un rôle considérable dans l’illimitation du champ de traduction. La progression phénoménale entre les traductions du xiie siècle et celles que l’on enregistre au xiiie  siècle (+  500%), deux fois plus importante vraisemblablement que celle que nous constatons entre le dernier siècle du Moyen Âge et le xvie siècle (270%, selon des données que je présenterai à un colloque sur la traduction entre Moyen Âge et Renaissance15), s’explique surtout avec l’invention de la prose et le rôle qu’elle joue dans les narrations 14  Cette partie a été partiellement reprise dans Claudio Galderisi et Vladimir Agrigoroaei, « De la translatio studii à la traduction intralinguale française », dans Antes se agotan la mano y la pluma que su historia = Magis déficit manus et calamus quam eius historia : Homenaje a Carlos Alvar, dir. Constance Carta, Sarah Finci et Dora Mancheva, Edad Media, 1, 2016, p. 121-133. 15  « L’héritage du Moyen Âge : la traduction entre rupture et continuité », dans Les traductions médiévales à la Renaissance et les auto-traductions, dir. Claudio Galderisi et Jean-Jacques Vincesnini, Turnhout, Brepols, “Bibliothèque de Transmédie (4)”, 2017, p. 7-32.

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longues16. Le premier moteur de la traduction, et ce qui la différencie par rapport aux siècles de la translatio studii, est cette nouvelle modalité d’écriture qui permet aux traducteurs de mieux transférer des œuvres théoriques et philosophiques, d’acclimater dans la langue française des concepts et des mots nouveaux, de les éclairer de cette lumière de l’exhaustivité, de l’auto-explication, propre à la prose17. Rien ne saurait mieux le rappeler que la formule célèbre de ce grand traducteur du xiiie siècle qu’est le compilateur Brunetto Latini : « la v[o]ie de prose est large et pleniere, si come est ore la comune parleure des gens, mes le sentier de rime est plus estrois et plus for18 ». Cette plénitude et cette facilité de la prose française dictent donc le choix de Brunet, qui est avant tout un compilateur-traducteur. Comme le rappelle Sylvie Lefèvre, Les entreprises de traduction à partir de cette époque vont avoir un parfum de sérieux de plus en plus prononcé. La langue vernaculaire pouvant prendre le relais des langues savantes et même le devant, s’il est vrai que la connaissance du latin le plus classique diminue après le xiie siècle19, la littérature traduite va s’intégrer dans des programmes politiques et culturels de plus en plus visibles20. 16  Sur le français langue de culture et sur l’essor de la prose, on peut lire toujours avec profit les pages que Christiane Marchello-Nizia a consacrées à ces questions dans Histoire de la langue française aux xive et xve siècles, Paris, Bordas, 1979, notamment les p. 43-49. Comme le souligne la linguiste au sujet des justifications qu’on peut lire dans les prologues, « Quels que soient les arguments employés, la prose française est désormais porteuse de quelques-uns des caractères que la langue latine possédait seule jusqu’alors ». (ibid., p. 45). 17  J’écrivais dans l’article cité sur « Vers et prose », que « L’horreur du vide, le refus de l’elliptique, de l’ombre, semblent hanter les écrivains en prose. La prééminence de l’instance narrative, qui s’exprime à travers le ‘primat de la prolepse’ et une série de marqueurs énonciatifs, discursifs, lexicaux, rhétoriques, sert à expliciter tout ce qui pourrait paraître ambigu ou obscur dans le contexte ». (C. Galderisi, « Vers et prose », art. cit., p. 752-753). 18  Brunetto Latini, Tresor, dir. Pietro  G. Beltrami et alii, Torino, Einaudi, 2007, III, 10, 1. 19  Jacques Monfrin, « Les traducteurs et leur public en France au Moyen Âge », Journal des savants, 1964, p. 5-20, en partic. p. 18-20. [La présente note fait partie de la citation de Sylvie Lefèvre]. 20  Sylvie Lefèvre, « Les acteurs de la traduction : commanditaires et destinataires. Milieux de production et de diffusion », dans Translations médiévales,

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Ce mouvement d’appropriation intellectuelle et linguistique des textes latins est possible aussi parce qu’il s’accompagne d’un mouvement inverse par lequel, loin de chercher à remplacer ces textes par leurs prétendus « équivalents » en langue d’arrivée, nous revenons à eux afin de reprendre en vue ce que le mouvement de la translatio studii fait nécessairement perdre21.

La néologie, sous toutes ses formes (néologismes, néologie sémantique, glose périphrastique, importation de structures syntaxiques,  etc.), contribue de manière tangible à ce mouvement d’« écoute » du texte d’origine, qui résonne ainsi dans la langue d’arrivée. Or il est évident que la prose se prête bien plus que le vers à la pratique de la néologie, qui nécessite une expansion de l’espace discursif, alors que le « sentier de la rime » plus étroit, plus contraignant, moins souple, est sous la domination de la formule elliptique, de la suggestion bien plus que de l’explication22. La prose devient ainsi le medium idéal de cette communication biunivoque que la traduction institue entre le texte d’origine et le texte d’arrivée. Comme l’on sait, la chronique en langue vernaculaire avait, dès le xiiie  siècle, généralisé l’usage de la prose, qui a de plus en plus été conçue comme l’instrument privilégié de la culture aristocratique23. La prose est un vecteur de culture avant de devenir grâce aux traducteurs l’instrument d’une pensée savante.

op. cit., vol. i, p. 147-206, ici p. 180. 21  Antoine Berman, Jacques Amyot, traducteur français. Essai sur les origines de la traduction en France, Paris, Belin, 2012, p. 35. 22 Un certain nombre de prologues de traductions témoignent d’ailleurs de cette problématicité générique et linguistique. Les traducteurs déclarent sans ambages leurs difficultés devant la rudesse elliptique, le synthétisme, la brièveté du latin, que la prose ample et un peu contournée ne peut évidemment pas restituer. 23 Voir, à ce propos, Jens Rasmussen, La Prose française du xve  siècle, Copenhague, E. Munksgaard, 1958 et Gabrielle M. Spiegel, The Past as Text : the Theory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1997.

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En même temps, et c’est sans doute l’aspect le plus intéressant et peut-être le plus original de la relation profonde entre traduction et prose, ce travail de va-et-vient entre le texte traduit et le texte traduisant, contribue à façonner une nouvelle architecture syntaxique de la prose, de plus en plus « détachée des exigences propres à toute communication (clarté, simplicité, ordre logique des séquences, etc.24) ». Sans cette architecture qui lui est propre, sans ce contenu de son expression, point de mise à distance des savoirs véhiculés, point de prose littéraire et savante. Les nains des xiiie, xive et xve siècles ne se juchent qu’en apparence sur les épaules des géants qu’ils traduisent ; en réalité, ils construisent discours après discours, néologisme après néologisme, concept après concept, les échafaudages d’une langue française qu’ils ont contribué à façonner, moderniser, enrichir, intellectualiser au moins autant sinon plus que les œuvres vernaculaires originales, dont ils sont d’ailleurs souvent eux-mêmes les auteurs. Les traductions, toutes les traductions, participent de ce mouvement d’élaboration d’une prose réflexive, discursive, conceptuelle. Même lorsque les textes traduits sont en apparence très éloignés de leur texte d’origine, même lorsque les termes néologiques appartiennent à des champs sémantiques et disciplinaires que tout semble opposer, un même processus de  « fixation conceptuelle », de généralisation catégorielle est à l’œuvre dans cette prose translative, selon ce caractère biunivoque que j’évoquais précédemment. Une nouvelle architecture du français se met en place, « Discursivité et réflexivité constituent l’essence d’une prose fondamentale, la rendent apte à embrasser (presque) tous les domaines de l’existence humaine, du plus concret quotidien au plus abstrait25 ». Dans ce processus collectif de formation d’une nouvelle prose qui se produit entre le xiiie et le xive siècle, l’augmentation du nombre de traducteurs est presque plus importante que celle du nombre de traductions. Ce qui importe c’est en effet moins l’invention de l’un ou de l’autre, même si certains, comme Nicole Oresme – on 24 A. Berman, Jacques Amyot, op. cit., p. 44. 25  Ibid., p. 45.

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le verra dans un instant –, jouent un rôle matriciel dans l’enrichissement lexical et le caractère réflexif de la prose savante, que plutôt l’appropriation par des centaines de clercs d’une langue capable de conceptualiser en traduisant, de créer sa propre syntaxe expressive. Sans cette œuvre collective, la prose n’aurait sans doute pas eu la forme qu’elle a prise. Le mouvement intellectuel, qui aboutit à la fondation d’une nouvelle esthétique du discours, est dans ce sens plus important que les traductions des uns ou des autres. Il est vrai, comme le rappelle Claude Buridant, qu’« il ne semble pas y avoir, au Moyen Âge, une véritable réflexion théorique sur la traduction, susceptible de nous éclairer sur ses principes fondamentaux et sa stratégie globale, même chez les plus grands d’entre eux26 », bref qu’il n’y a pas eu de traductologues médiévaux ; il est également vrai qu’il n’existe pas une théorisation de cette prose réflexive et qu’il faut attendre le xve siècle pour trouver des ateliers ayant une fonction grammatisante, comme ceux qui gravitent autour de la cour de Bourgogne27. Certes les traducteurs du xve siècle semblent privilégier des textes à traduire qui ne relèvent pas de ce que nous appelons aujourd’hui littérature. Et il est aussi évident, comme le rappelle C. Thiry, que « La préférence des ducs de Bourgogne reste  […] orientée majoritairement vers la production non littéraire28 ». Malgré ces précautions nécessaires, on peut affirmer que la traduction est à la fin du Moyen Âge la matrice et le critérium de ce que l’on appellera à la Renaissance licterature. Le travail de ciselage lexical, d’innovation 26  Claude Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de Linguistique et de Littérature, 21, 1983, p. 81-136, ici p. 94. La discussion explicite sur les valeurs des traductions, que l’on trouve chez beaucoup de traducteurs, montre cependant qu’ils pensaient les fonctions et les contraintes pragmatiques de leur action, et qu’ils recherchaient par exemple de nouvelles formes grammaticales et lexicales pour essayer de restituer cette brevitas du latin qui les gênait tant. 27  Voir en dernier lieu La Librairie des ducs de Bourgogne. Manuscrits conservés à la Bibliothèque royale de Belgique, dir. Bernard Bousmanne, Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, Bruxelles/Turnhout, Bibliothèque royale de Belgique/Brepols, 2000-. 28 C.  Thiry, « Une esthétique de la traduction vers le moyen français », art. cit., p. 15.

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linguistique, que l’on trouve dans de nombreuses traductions de la fin du Moyen Âge finit par produire une œuvre collective de raffinement stylistique. Ajoutons à cela que la présentation même des manuscrits comportant des traductions se modifie, attestant de cette nouvelle conscience éditoriale des traducteurs. C’est ce que rappelle Roberta Capelli dans le chapitre de Transmédie consacré au support des textes : Au fur et à mesure que la traduction gagne en autonomie par rapport aux modèles, le livre traduit présente une physionomie éditoriale spécifique : un prologue (parfois deux) du traducteur comportant son « manifeste poétique », la dédicace au commanditaire, le prologue de l’auteur, la table des rubriques, le texte traduit et commenté, éventuellement la table des notables suivie d’un lexique29.

Même si la traduction n’a pas une vocation littéraire immédiate, ou revendiquée comme telle, elle n’en a pas moins une valence esthétique dont il serait inapproprié de mesurer l’impact à l’aune de nos critères poétiques. Comme le suggère Jean-Jacques Vincensini, Savantes ou littéraires (si cette alternative a un sens au Moyen Âge), les traductions bouleversent le paysage intellectuel par les connaissances qu’elles fournissent et les effets religieux, politiques, linguistiques et esthétiques qu’induit cet apport « bouleversant » de savoirs30.

La traduction devient à la fin du Moyen Âge le lieu où l’on donne une forme nouvelle à la langue maternelle, où l’on façonne une prose qui est aussi bien celle dont se servent les traducteurs que les auteurs des mises en proses. Cette prose nouvelle facilite 29  Roberta Capelli, « Le support des textes : peut-on parler d’une phénoménologie matérielle de la traduction ? », dans Translations médiévales, op. cit., p. 225243, ici p.  228-229. Voir aussi Fr.  Bérier, « La traduction en français », art.  cit., p. 246. 30   Jean-Jacques Vincensini, « Conclusions. Questions politiques et anthropologiques », dans Translations médiévales, op. cit., vol. 1, p. 245-261, ici p. 261.

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le transfert de contenus nouveaux31, l’émergence d’une nouvelle généricité. De Nicole Oresme à Laurent de Premierfait, on retrouve cette conscience nouvelle que savoir et plaisir du texte sont liés et que la prose savante n’est pas étrangère à une esthétique littéraire. Nicole Oresme le rappelle explicitement dans le Prologue des Éthiques : « Et comme dit Tulles en son livre de Achademiques, les choses pesantes et de grant auctorité sont delectables et bien aggreables as genz ou langage de leur païs32 ». Laurent de Premierfait, en fait de même au début de sa traduction du Decameron : Pour mon deleict privé ne pour mon singulier plaisir je ne mis oncques le fardel sur /2v/ espaules de translater ledit livre, mais pour hors tirer et expriendre par moine et aide de la grace de Dieu aucun commun prouffit et honneste delectacion33.

Certes, comme le rappelle encore Jean-Jacques Vincensini, il s’agit plus « d’une pratique linguistique34 » qui noue dans un seul acte de parole savoir, réflexion, plaisir de l’auteur et du lecteur, plutôt que du manifeste d’une nouvelle littérature réflexive, d’un épanchement intellectuel du moi pour lesquels il faudra attendre le génie de Montaigne, mais la conscience des bénéfices esthétiques de la traduction est bien là, et elle est partagée par une communauté d’écrivains et de lecteurs.

31 Voir Jack Goody, The Implications of Literacy. Written Language and Models on Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, UP, 1983. 32  Le Livre de Ethique d’Aristote, éd. Albert D. Menut, New York, Stechert, 1940, p. 101. 33   Boccace, Decameron. Traduction de la version latine de Laurent de Premierfait, éd. Giuseppe di Stefano, Montréal, CERES, “Bibliothèque du Moyen Français (3)”, 1999, p. 3. 34  Jean-Jacques Vincensini, « Des valeurs qui légitiment de translater en françois », dans La Traduction vers le moyen français, op. cit., p. 421-452, ici p. 427.

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Réflexivité et prose savante : l’invention d’une langue écrite Dans son étude de la traduction du Romuléon, Frédéric Duval avait déjà mis en lumière avec précision les stratégies de cette œuvre de « decoration » de la langue française dont parle Sébastien Mamerot35.  L’examen notamment des techniques de transfert linguistique, l’attention manifeste « portée à la langue d’arrivée36 », révèlent non seulement que le traducteur tend à clarifier l’expression du texte d’origine selon un principe de transparence et de glose, dont j’ai déjà souligné combien il est spécifique à la prose vernaculaire, mais il affiche une volonté stylistique d’éviter les répétitions, de favoriser autant que possible la substitution de catégories grammaticales, les périphrases ou l’emploi rhétorique de certains polynômes37. C. Thiry a souligné combien cette intention, qu’il considère davantage comme un « souci stylistique » que comme une volonté esthétique, se retrouve aussi chez d’autres traducteurs, en faisant notamment référence à « la traduction de Jacques de Guise par Jean Wauquelin38 ». On pourrait faire le même constat pour le vocabulaire de Jean Miélot39 et son utilisation de la proposition participiale40. Anders 35  « En faisant laquelle translation, j’ay observé à mon pouoir en pluseurs poinctz le texte et en aultres ensuivy l’entention du composeur et aussi celle des orateurs desquelz il a voulu entierement descripre les propres vers et aultres ditz en prose en cestui traictié, lequel je commençay dedans Troyes l’an mil .iiiic.lxvi. sans y adjouster ne diminuer sinon en tant qu’il m’a semblé neccessaire à la seule decoration du langaige françois et par especial du vray soissonnois » (Sébastien Mamerot, Le Romuleon en françois, éd. Frédéric Duval, Genève, Droz, “TLF (525)”, 2000, p. 213). 36  Frédéric Duval, La traduction du « Romuléon » par Sébastien Mamerot, Genève, Droz, “PRF (228)”, 2001, p. 328. 37  Ibid., p. 328-330. 38 C.  Thiry, « Une esthétique de la traduction vers le moyen français », art. cit., p. 17. 39  Frédéric Duval, « Le vocabulaire de la Rome ancienne chez Jean Miélot », dans Jean Miélot, no  spécial de la revue Le Moyen Français, 67, 2010, dir. Anne Schoysman et Maria Colombo Timelli, p. 63-77. 40  Anders Bengtsson, « La proposition participiale à travers deux traductions du xve siècle », dans Actes du xxve Congrès international de linguistique et de philologie romanes, Innsbruck 2007, dir. Maria Iliescu, Heidi Siller-Runggaldier et Paul Danler, Berlin et New York, de Gruyter, 2010, t. 1, p. 529-537.

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Bengtsson, entre autres, a clairement mis en lumière le rôle qu’a joué, au début du xive  siècle, le développement de ces propositions participiales dérivant des ablatifs absolus latins dans l’élaboration d’une prose réflexive, donc d’une extension de la subjectivité grammaticale et par là même littéraire41. Par ailleurs, Charles Brucker avait montré combien le moyen français se distingue de l’ancien français par une expansion grandissante des formes nominales du verbe, et en particulier du participe présent et du gérondif42. Dans une autre étude, Jean Rychner remarquait que l’ablatif absolu de Tite-Live est traduit par Pierre Bersuire selon son goût stylistique soit par une proposition avec le verbe au mode personnel, soit par une proposition participiale calquée sur le latin43. Anders Bengtsson, dans une communication présentée au colloque de l’AIEMF de 2006, en concluait même que « la solution qui paraît s’imposer c’est de penser que la proposition participiale détachée est entrée dans l’usage grâce à la relatinisation, sans toutefois oublier l’adjonction d’un autre facteur : la nominalisation44. » Ces auteurs montrent bien comment la prose de traduction se distingue de celle qui ne traduit pas. Que d’une même racine, une seule branche a pu donner la « prose savante ».

41 Marie-Hélène Tesnière, « Un manuscrit exceptionnel des Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire », dans La Traduction vers le moyen français, op. cit., p. 149-164, ici p. 157. 42  Charles Brucker, « La valeur du témoignage linguistique des traductions médiévales : les constructions infinitives en moyen français », dans Linguistique et philologie (applications aux textes médiévaux), dir. Danielle Buschinger, Paris, Champion, 1977, p. 325-344, notamment p. 336 sqq. 43 Jean Rychner, «  Observations sur la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire (1354-1356) », Journal des savants, 1963, 242-267, réimpr. dans L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du xiie au xive siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, dir. Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, p. 167-192, ici p. 177. 44  Anders Bengtsson, « Quelques observations sur la traduction de l’ablatif absolu en moyen français », dans La Traduction vers le moyen français, op. cit., p. 205-222, ici p. 207.

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Une analyse synoptique des stratégies linguistiques de traductions mises en œuvre par nombre de traducteurs des xive et xve siècle nous révèlerait sans doute combien ces pratiques stylistiques étaient diffuses et combien elles contribuaient à façonner une prose écrite, qui n’avait certes pas une vocation fictionnelle ou poétique immédiate, mais qui avait bel et bien une intention esthétique. C’est aussi cette intention esthétique partagée, cette exigence commune de décorer la langue française pour en faire un langage de délectation qui fait de ces traducteurs des écrivains. La question de la littérarité de la plupart de ces traductions me paraît donc anachronique. Car ce n’est pas notre jugement qui seul compte, ni même celui des contemporains – autrement ni Lucrèce, ni Brunetto Latini, ni Buffon, ni le général De Gaulle n’auraient jamais figuré dans les collections de littérature ou au programme de l’agrégation de lettres classiques ou modernes – mais la réception qu’en font les traducteurs eux-mêmes en adoptant comme un mode d’expression commun, comme un langage pour les lettres, les formes d’une discursivité ordonnée qui deviendra quelques décennies plus tard la langue d’Amyot et surtout des Essais. Or cette prose savante « naît dans le mouvement de la traduction, sans pour autant être (et de loin) un calque phrastique de l’original45 ». Les différences que l’on constate entre le texte original et le texte traduit ne sont plus seulement les indices d’une traduction ad sensum, anachronique ou infidèle, ou, pour le dire avec les mots ironiques de Borges, d’un « original [qui] es infiel à la traducción46 », mais les traces d’une nouvelle architecture de la langue française que les traducteurs mettent en place, d’une avance même qu’ils prennent sur la prose communicative, d’une distance qu’ils créent avec le langage quotidien.

45 A. Berman, Jacques Amyot, op. cit, p. 71. 46  Jorge Luis Borges, « Sobre el ‘Vathek’ de William Beckford. Otras inquisiciones », dans Obras completas, Barcelona, Emecé 1989, t. ii, p. 107-110, ici p. 110.

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La puissance créatrice de la néologie : le cas de Nicole Oresme47 Mais se Dieux plaist, par mon labeur pourra estre mieulx entendue ceste noble science et ou temps avenir estre bailliee par autres en françois plus clerement et plus complectement48.

Dans cette élaboration d’une prose savante, les traducteurs du xve siècle ont eu un modèle qui a offert au moyen français des dizaines de mots nouveaux, de concepts structurant la pensée et la subjectivité réflexive, au sens de conscience de son propre langage. Ce maître ès langue traduisante est Nicole Oresme. C’est moins sur son travail de traducteur que je voudrais m’arrêter pour conclure, que sur l’importance de ses legs lexicaux et conceptuels, d’une part, et sur le projet politique, intellectuel et esthétique de faire du français une prose globale, ou selon ses propres mots : « Doncques puis je bien encore conclurre que la consideracion et le propos de nostre bon roy Charles est à recommender, qui fait les bons livres et excellens translater en françois49 ». Comme le résume Sylvie Lefèvre, Oresme ne pense plus la traduction dans les termes d’un problème posé par un texte particulier ainsi que la plupart des prologues de traducteur le montre, mais comme ressortissant d’une véritable politique culturelle, d’un programme délibéré destiné à asseoir l’autorité de cette langue et à améliorer ses capacités d’expression savante50.

47  Voir Thomas Städtler, « Le traducteur, créateur de néologismes : le cas de Nicole Oresme », dans Lexiques scientifiques et techniques : constitution et approche historique, dir. Olivier Bertrand, Hiltrud Gerner et Béatrice Stumpf, Palaiseau, École Polytechnique, 2007, p. 47-61. 48  Le Livre de Ethique d’Aristote, éd. cit., p. 101. 49  Cité dans Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux xiiie et xive  siècles, Paris–Montréal, Vrin–Presses de l’Université de Montréal, 1986, p. 154-158. 50  S. Lefèvre, « Les acteurs de la traduction… », dans Translations médiévales, op. cit., vol. i, p. 185.

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Et même si ce projet politique et intellectuel de donner à la France une politique culturelle semble globalement avoir échoué, y compris en raison de la guerre des Cent ans, on doit à Nicole Oresme d’avoir doté la prose française d’un vocabulaire qui relève aussi bien du lexique de base philosophique que « des Grundwörter de la prose fondamentale51 ». C’est ce que suggère aussi Joëlle Ducos, en rappelant le caractère biunivoque de la relation linguistique entre langue savante et langue populaire : Bien souvent, les traductions manifestent une distance entre la langue savante et une langue populaire présentée dans une hiérarchie, la langue commune étant inadéquate… mais il s’agit moins d’une relation verticale que d’un prolongement. Elle témoigne plutôt dans la langue vernaculaire d’une référence à l’autorité savante, le mot arabe, grec ou latin signalant une source et donnant une garantie savante au texte traduit : il s’agit d’ancrer l’autorité dans la langue vernaculaire52.

C. Buridant résume ainsi ce va-et-vient : « la langue savante en gestation est ainsi conçue comme ancrée dans sa matrice, qui la légitime, et comme son prolongement53 ». Or le français, et c’est là la contribution capitale de Nicole Oresme, ne possédait que très peu d’équivalents des termes et des concepts grecs et/ou latins satisfaisants d’un point de vue dénotatif. Par ailleurs, il manquait souvent à ces mots une valence qualitative leur permettant d’être intégrés dans le registre de la prose savante54. Le néologisme devient l’instrument poétique et rhétorique de ce nouvel outillage de la langue française. C’est évidemment vrai pour les poètes, comme le souligne Frédéric Duval, « Dans le domaine poétique, les rhétoriqueurs voulurent se doter des mêmes armes que les anciens 51 A. Berman, Jacques Amyot, op. cit., p. 69. 52 Joëlle Ducos, « Néologie lexicale et culture savante ; transmettre les savoirs », dans Lexiques scientifiques et techniques. Constitution et approche historique, op. cit., p. 249-254, ici p. 250. 53  Claude Buridant, « Esquisse d’une traductologie au Moyen Âge », dans Translations médiévales, op. cit., vol. i, p. 325-381, ici p. 356. 54  Claude Buridant « L’expression de la causalité chez Commynes », Verbum, 9, 1986, p. 141-212, notamment les p. 152 et sqq.

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afin de pouvoir rivaliser avec eux, d’où la multiplication de néologismes55 ». Mais c’est vrai également pour le domaine philosophique, pour la prose savante. Et s’il est évident qu’il y a eu un effet de mode dans la latinisation du français56, il est tout aussi vrai que le néologisme est chez Oresme d’abord, chez Octovien de SaintGelais et ses 142 latinismes recensés par Thomas Brückner57, à la fin du Moyen Âge, chez Claude de Seyssel plus tard, le mode privilégié d’enrichissement de la langue française et non seulement de son lexique. Une fois de plus, ce qui importe c’est moins la théorisation de l’emploi du néologisme58, ou des gloses « allongeantes59 », que l’impact et la viabilité de ce dernier. Ce qui change le visage de la 55  F. Duval, « Les néologismes », dans Translations médiévales, op. cit., vol. i, p. 499-534, ici p. 519. 56  Voir Frédéric Duval, « Comment la latinisation du français est-elle devenue une mode ? », dans Les Modes langagières dans l’histoire, dir. Gilles Siouffi, Paris, Champion, “Linguistique historique”, 2017, p. 123-142. 57 Thomas Brückner, Die erste französische Aeneis, Untersuchungen zu Octovien de Saint-Gelais’ Übersetzung, mit einer kritischer Edition des vi. Buches, Düsseldorf, Droste, 1987, p.  241-249, cité par F.  Duval, « Les néologismes », art. cit., p. 519. 58  F. Duval remarque à juste titre qu’il faut attendre Claude de Seyssel et sa traduction de Justin, imprimée en 1559, pour trouver un manifeste linguistique du néologisme : « Et pareillement, si je vay imitant le style du latin, ne pensez point que ce soit par faute que ne l’eusse peu coucher en autres termes plus usitez, à la façon des histoires françoises ; mais soyez certain, sire, que le langage latin de l’auteur a si grande venusté et elegance, que d’autant qu’on l’ensuit de plus prés, il en retient plus grande partie. Et c’est le vray moyen de communiquer la langue latine avec la françoise : si comme les Romains communiquèrent la latine avecques la grecque, ce que se fait aujourd’hui en votre royaume tres diligemment et curieusement. Car toutes les autres deux langues y ont autant ou plus de cours qu’en autre lieu que l’on sache : tellement que (dedans peu de temps et au plaisir de Dieu) de votre regne aurez l’honneur et la gloire d’avoir rameneées lesdites deux langues en votre royaume et enrichi la française par la communication d’icelles ». (Claude de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques, dir. Jacques Poujol, Paris, d’Argences, 1960, p. 69, cité par F. Duval, « Les néologismes », dans Translations médiévales, op. cit., vol. i, p. 519). Mais c’est me semble-t-il moins l’intention d’un traducteur que la pratique collective de reprise des termes néologiques et des gloses périphrastiques qui témoigne du rôle que la néologie joue dans l’édification d’une nouvelle architecture linguistique du français. 59  On pense à cette déclaration de Raoul de Presles dans sa traduction de la Cité de Dieu : « Et si y a pluseurs mos qui ne se peuent pas bonnement translater en françois sanz adition ou declaration ». (Raoul de Presles, « Dédicace », dans La « Cité de Dieu » de saint Augustin par Raoul de Presles (1371-1375). Vol. i. Livres i

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prose française ne sont pas les néologismes en tant que tels, car ceux qui n’ont servi que chez un auteur et qui n’ont pas été repris, ne témoignent souvent que d’exercices de style avant la lettre, de calques du latin scolastique destinés à disparaître avec leur créateur60. Ce sont ces dizaines de mots nouveaux ou de néologies sémantiques qui modifient à tout jamais le vocabulaire conceptuel du français61 et qui contribuent à rendre chaque jour un peu plus consubstantiel le rapport entre prose et réflexion. La table des « moz divers et estrange », que Nicole Oresme intègre à sa traduction de l’Éthique, constitue un parfait exemple à la fois d’une conscience nouvelle du rôle d’innovation linguistique et conceptuelle que la traduction implique et de glossaire spécialisé avant la lettre, ou du moins avant l’invention de l’imprimerie. Ainsi faisant, « Oresme produit autant un ouvrage de philosophie politique qu’un véritable manuel de travail. […] Il y a eu là un gigantesque travail d’édition de la part d’Oresme, et un souci de préparation au repérage et à la lecture62 ». Or les principaux bénéficiaires de ce travail sont les autres traducteurs qui trouvent ainsi dans cette première table, mais aussi dans la « Table des expositions des fors mos de Politiques » qu’Oresme ajoute à la traduction du Livre de Politiques d’Aristote, une série d’outils lexicaux mais aussi lexicographiques qui vont finir par deà iii. Édition du manuscrit BnF, fr. 22912, dir. Olivier Bertrand, Paris, Champion, t. i, 2013, p. 164). 60  À côté de ces termes abstraits qui ont façonné l’armature conceptuelle d’une prose réflexive, on trouve par exemple chez Nicole Oresme des mots à la vie brève (actible, cognation, etc.) ou des composés à formation privative (indélectation, ingloriation, etc.), qui n’ont pas survécu malgré leur puissance évocatrice. Voir en dernier lieu l’article important de David Trotter, « Les néologismes éphémères : l’évolution de la science et des mots », Neologica, 7, 2013, p. 27-39. 61  Certains travaux, en particulier celui déjà cité de Thomas Städtler, semblent inviter à redimensionner la part d’innovation que l’on devrait à Nicole Oresme. Beaucoup de néologismes, notamment les « néologismes prospectifs », ayant une fonction nomenclatrice mais non attestés ultérieurement, n’ont pas essaimé dans d’autres traductions. Il faut entendre ces réserves ; en même temps la pratique de la néologie a une fécondité exemplaire qui va bien au-delà de la vie et de la mort de tel ou tel mot nouveau. (Voir aussi Joëlle Ducos et Xavier-Laurent Salvador, « Pour un dictionnaire de français scientifique médiéval : le projet Crealscience », Langages, 3, 183, 2011, p. 63-74.) 62  Olivier Bertrand, « Les legs du Moyen Âge », dans Histoire des traductions en langue française, xve et xvie siècles, op. cit., p. 106.

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venir des mots-outils de la langue vernaculaire, en dehors même de tout contexte de traduction. Quand on regarde de près cette liste de néologismes ou de mots que le lecteur peut lire comme tels63, on est impressionné par la fécondité expressive de mots tels qu’abstraction, action, aristocratie, democratie, difference, extreme, illegal, infini, monarchie, passif, passion,  etc.64, sans lesquels la puissance d’abstraction conceptuelle de la langue française n’aurait pas été la même. Les gloses que Nicole Oresme propose de ces mots dans la « Table des expositions des fors mos de Politiques » est alors non seulement un mini traité de sciences politiques mais aussi, et sans doute surtout, un modèle de prose savante, de subtilité stylistique et syntaxique, car l’obscurité propre à tout néologisme implique « la mise en place de nouveaux étayages65 » à la fois d’ordre lexical et phrastique. L’exemple de l’explication du néologisme démocratie illustre parfaitement ce travail de la langue et sur la langue, qui permet au passage au traducteur d’introduire en français deux dérivatifs (democratique et democratizer) destinés à un formidable succès : Democratie. C’est une espece de policie en laquelle la multitude des populares a dominacion et qui gouvernent. Et est la moins mauvaise des iii principalz especes de mauvaise policie, qui sont tyrannie et oligarchie et democratie. Et est dit de demos en grec, que est peuple, et de archos, que es prince ou princie66.

L’inintelligibilité du nouveau lexème67 sert ici non seulement à en expliquer l’étymon, mais surtout à enraciner dans la langue, par le biais des analogies et des différences (des jugements subjec63  Le fait qu’un mot ait été éventuellement déjà utilisé avant Oresme ne suffit pas à en faire un mot compris de tous. Un néologisme n’est après tout, et très souvent, qu’un mot dont les premières attestations ne nous sont pas parvenues… 64  Olivier Bertrand, « Les emprunts chez Nicole Oresme, ou comment traduire l’Éthique et la Politique d’Aristote en français au xive  siècle », Neologica, 2, 2008, p. 75-86. 65 A. Berman, Jacques Amyot, op. cit., p. 69-70. 66  Éthiques, éd. cit., « Mots divers et estranges », p. 542. 67  Voir O. Bertrand, « Les legs du Moyen Âge », dans Histoire des traductions en langue française, xve et xvie siècles, op. cit., p. 107.

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tifs aussi), un concept dont découle une arborescence catégorielle et lexicale encore prégnante : multitude ou foule, peuple, pouvoir, gouvernement, etc. Cette créativité lexicale se retrouve aussi dans ces mêmes années chez Raoul de Presles ou chez Denis Foulechat, même si dans leur cas il s’agit davantage de néologie sémantique, de mots, c’està-dire, qui acquièrent dans un contexte de traduction une nouvelle acception conceptuelle – on pense au cas de corruption, qui passe chez Raoul de Presles de l’acception morale au sens nouveau, et si durable, de ‘corruption des mœurs’68. L’imitation et l’émulation produisent alors non seulement un enrichissement lexical mais la création de véritables langages disciplinaires, contribuant ainsi de manière décisive à l’avènement de cette prose savante d’où naîtront à la fois la prose littéraire du xvie siècle et le moderne clerquois.

Conclusion L’œuvre des traducteurs de la fin du Moyen Âge, y compris de ceux qui nous sont inconnus,  témoigne d’une circulation de mots, de concepts, de structures phrastiques, d’une pratique linguistique et d’un souci esthétique qui fonde une nouvelle identité littéraire. Pour réussir l’acclimatation dans la langue française de pensées, d’expressions, de mots, de constructions, bref, de ce que j’ai appelé ici une nouvelle architecture de la prose, les traducteurs se sont appuyés sur l’autorité de leurs sources, même si certaines d’entre elles étaient désormais moins connues par un lecteur illettré que leurs truchements. S’il faut reconnaître avec A. Berman que « Tout traduisant n’est pas traducteur69 », ces écrivains ont produit collectivement, et souvent inconsciemment, une nouvelle prose, que nous pourrions appeler anachroniquement une nouvelle littérature.

68  Ibid., p. 108-109. 69 A. Berman, Jacques Amyot, op. cit., p. 92.

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Dans ce sens, leur fidélité à l’original, comme le rappelle Joëlle Ducos, ne se mesure pas à la présence ou à l’absence de gloses, à la littéralité ou à l’adaptation, mais bien plutôt à la communication d’un savoir qui passe par des procédures variées d’écriture et de création lexicale. L’écart entre les traductions prestigieuses et les fragments ou les genres anonymes  […] n’est donc pas non plus à mettre sur le compte d’un métier de traducteur plus grand ou plus précis. C’est avant tout le destinataire ou, plus clairement, le destinataire du texte qui l’explique70.

Or le premier destinataire du texte est souvent un autre traducteur, qui est capable de bien calibrer la qualité et la fonction de cet écart, de considérer à sa juste valeur le travail d’innovation et d’écriture. Le traducteur est alors moins le faux-monnayeur71 frappant une monnaie non autorisée que plutôt l’écrivain révélant par sa subjectivité seconde une nouvelle autorité. Cet acte est autant un acte individuel qu’une action collective qui concerne toute une clergie, mais aussi une partie de l’aristocratie, y compris féminine, pour laquelle les traductions sont aussi bien un outil de savoir qu’un instrument de pouvoir72. L’importance que les princes attribuent aux traducteurs des xive et xve siècles est aussi la preuve d’un nouveau « statut des lettres », d’une nouvelle mission des traductions73. 70  Joëlle Ducos, « Traduire la science en langue vernaculaire », dans Science Translated. Latin and Vernacular Translations of Scientific Treaties in Medieval Europe, dir. Michelle Goyens, Pieter de Leemans et An Smets, Leuven, Leuven University Press, 2008, p. 181-195, ici p. 195. 71  L’image du traducteur comme « faux-monnayeur » a été utilisée la première fois par un certain Baudoin, cité par Roger Zuber, Perrot d’Ablancourt et ses « Belles infidèles ». Traduction et critique de Balzac à Boileau¸ Paris, Presses du Palais Royal, 1968, p. 86. 72  Voir par exemple Olivier Delsaux, « La traduction en moyen français chez les dames de la haute noblesse à la fin du Moyen Âge : entre outil de savoir et instrument de pouvoir », dans La Traduction vers le moyen français, op. cit., p. 395-410. 73  C’est ce que suggère Jean-Jacques Vincensini dans une réflexion récente (« Les traductions du Moyen Âge flamboyant face à l’invention des sources.

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L’omniprésence à la fin du Moyen Âge des traductions savantes s’explique indiscutablement par une volonté et un effort collectifs pour libérer la raison de l’emprise de l’irrationnel, comme le soulignait déjà Daniel Poirion dans son livre consacré aux deux derniers siècles du Moyen Âge, pour faire en somme du discours scientifique un discours libéré « des habitudes littéraires qui superposent à l’observation une construction arbitraire74 ». Il est légitime que cette intention nous apparaisse d’un point de vue sociologique et historiographique sinon comme antilittéraire, du moins comme non relevant d’une esthétique purement littéraire. Dans ce sens, ma réflexion n’apporte pas une contribution très originale, comme en témoigne aussi le nombre important de références bibliographiques sur lesquelles elle s’appuie dans sa deuxième partie. En même temps, la progression spectaculaire du nombre de traductions, dont témoignent les éléments chiffrés des quatre tableaux que j’ai proposés comme préalable à mon propos, illustre d’une façon nouvelle, me semble-t-il, comment cette entreprise collective de transfert aboutit à la fois à l’édification d’une prose réflexive, d’une langue savante, et surtout, d’une communauté de lecteurs capables d’apprécier, et le cas échéant de reproduire, cette esthétique de l’ordonnancement discursif et cette rationalisation de l’affectif qui sont propres au travail littéraire. La prose narrative moderne devra somme toute bien plus à cette matrice savante qu’aux récits romanesques des xiie et xiiie siècles. À ce titre aussi, les traducteurs du Moyen Âge flamboyants sont qu’ils le veuillent ou non des auteurs de plein droit de l’histoire des lettres francophones. CESCM – UMR 7302 Université de Poitiers – CNRS Nostalgie littéraire, horror vacui et pensée magique », dans La Fabrique de la traduction. Du topos du livre source à la traduction empêchée, op. cit., p. 25-43, ici p. 41), qui s’appuie entre autres sur un article important de Hans U. Gumbrecht, « Complexification des structures du savoir : l’essor d’une société nouvelle à la fin de Moyen Âge », dans Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalers, t. vii/1, C. Winter, Heidelberg, 1988, p. 20-28, en part. p. 22 et sqq. 74  Daniel Poirion, Le Moyen Âge ii. 1300-1480, Paris, Arthaud, 1971, p. 43.

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Annexe – Inventaire des traducteurs des xive et xve siècles d’après Transmédie Anjorrant Bourré Anonyme dominicain Antoine de La Sale Arnoul de Quinquempoix Benedeit Benoît Bertrand Boysset Bertrandon de la Broquière Calendre Célestins de Metz Charles Guillart Charles Soillot Christine de Pizan Colard Mansion [Denis Boitbien] Denis Foulechat Emmanuel Piloti Eudes Richart de Normandie Eustache Deschamps Eustache Mercadé Évrart de Conty Évrart de Tremaugon Guillaume Oresme Gautier le Breton Geoffroi des Nés George de La Forge (minor) (?) Georges de La Forge (maior) (?) Gilles Deschamps Gilles Sibille Guillaume Guillaume Alexis (/Alecis/Allecis) Guillaume Coquillart le père Guillaume Danicot Guillaume de Saint Pathus Guillaume de Saint-Etienne Guillaume de Tignonville Guillaume Flamang Guillaume Harnois Guillaume le Menand Guillaume Rippe Guillaume Tardif

Héloïse de Conflans (?) Henri Romain Hervé de la Queue Hugues Poulet (Pawlet) Isaac ben Jacob Jacquemon Bochet (?) Jacques Bauchant Jacques Legrand Jacques Milet Jean Aubert Jean Bagnyon Jean Batailler Jean Baudouin Jean Biete Jean Bouchet Jean Bras-de-Fer Jean Chartier Jean Corbechon Jean Courtecuisse Jean Daudin Jean de Beauvau Jean de Golein Jean de Hangest Jean de Hersin Jean de Neufchâteau Jean de Noyal Jean de Prouville (de Probavilla) Jean de Rochemeure Jean de Rouvroy Jean de Stavelot Jean de Sy Jean de Thys Jean de Vignay Jean de Wavrin Jean Drouyn (Jehan Droyn, Jehan Drouyn) Jean du Prier Jean Duchesne Jean Ferron Jean Fillon de Venette Jean Fleury

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Jean Golein Jean Lagadec Jean Lamelin Jean Le Fèvre Jean Le Fèvre de Ressons Jean Le Long Jean Le Roy Jean Lebègue Jean Lodé Jean L’Orfèvre Jean Mansel Jean Miélot Jean Molinet Jean Muret Jean Robertet Jean Sauvage Jean Tinctor Jean Vincens Jean Wauquelin Jeanne de Malone Johan Barton [Johannes Bray] John Lydgate Jourdain de Redinges Julien Macho Laurent de Premierfait Louis de Beauvau Louis Le Blanc Macé de la Charité Maistre Antithus (Fare) Martin de Saint-Gille Mary du Puis Michault Taillevent Michel Gonnot Moine de Saint-Genès de Thiers Moine de Saint-Josse sur mer Nicolas Bozon Nicolas de Gonesse Nicolas de La Horbe Nicolas Panis Nicole Bozon Nicole de Dijon (Frère) Nicole de Gonesse Nicole Le Huen

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Nicole Oresme Nicole Sellier Octovien de Saint-Gelais Olivier de la Haye Pélerin de Prusse (?) Perrot de Garbelai Petermann Cudrefin (?) [Petrus Rogerius] Philippe de Mézières Philippe Oger (Frère) Pierre Bersuire Pierre Crapillet Pierre de Hangest Pierre de Langtoft Pierre de Paris Pierre Desrey Pierre Farget Pierre Jamec Pierre Le Baud Pierre Richart, dit Loiselet Pierre Riviere Prieur de Marcoussi (Pseudo)-Jean Belet Raoul de Presles Rasse de Brunhamel Regnaud le Queux Renaut de Louhans Robert Blondel Robert de Cambligneul Robert du Herlin Robert du Val Robert Gaguin Robert Godefroy Sébastien Mamerot Simon Bourgoing Simon de Hesdin Thomas Benoist Thomas de Lemborc Thomas de Limbourg Thomas Le Roy Thomas Maillet Vasque de Lucène W, moine de Vaulsor

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LE PORTRAIT DU TRADUCTEUR EN POUPÉE RUSSE : GUYART DES MOULINS, PIERRE LE MANGEUR ET SAINT JÉRÔME DANS LES ENLUMINURES DU MANUSCRIT BNF, FR. 155 La Bible historiale, l’un des textes français les plus copiés du Moyen Âge, est l’œuvre d’un chanoine séculier, Guyart des Moulins. Guyart a commencé sa rédaction au mois de juin 1291 et l’a achevée en février 1295. Le texte ne comprenait à l’origine que les livres historiques de la Bible. C’était une fusion des traductions de la Vulgate de Saint Jérôme et de l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur. Guyart voulait distinguer les deux sources ; il déclare ainsi dans sa préface qu’il écrira le texte sacré en lettres pleines (« grosse lettre »), tandis qu’il transcrira la traduction de l’œuvre du Mangeur en lettres ‘un peu plus déliées’, un choix que les copistes ne respecteront pas. Le dossier de la Bible historiale a été récemment repris par Guy Lobrichon dans une analyse consacrée aux différentes lectures de l’Historia scholastica. Il a observé que « Guiart et ses successeurs ne veulent rien connaître des capitulations et du système de concordance mis au point dans les couvents des Dominicains et des Franciscains à Paris au xiiie  siècle, qui encourageaient la consultation de la Bible tout entière » et dont « nombre de Bibles de poche du xiiie siècle » ont pris l’usage. G. Lobrichon pense que ce choix est explicable : « les grands manuels entretiennent le conservatisme. La fidélité au Mangeur a toujours primé sur les usages des exégètes contemporains de Guiart et de ses admirateurs ». Une autre raison serait que « Guiart s’adresse non pas à des étudiants, mais à des cercles laïcs. Il s’abstient donc d’innovations pédago-

Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 59-83. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116692

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giques1 ». Cette explication est exacte, mais elle ignore les rapports du texte de Guyart avec le reste de la littérature française. La méthode de rédaction de Guyart semble ainsi naître du néant. Conscient de ce problème, G.  Lobrichon a regardé les productions bibliques de l’époque, qu’il a définies comme étant des « paraphrases de la Bible en français », en notant que la Bible du xiiie siècle est composite, que celle de Jean de Sy combine la traduction aux emprunts à Pierre le Mangeur et à la Glose ordinaire, ou que celle de Raoul de Presles charrie, comme les deux précédentes, « des inclusions non-bibliques et parfois même des commentaires partiels » qui « restent sous la coupe non seulement de l’Histoire scolastique, mais aussi de la Glose, qui demeurait l’instrument de travail de tous les lecteurs et commentateurs de la Bible latine ». Ces précurseurs ou avatars de Guyart des Moulins ne sont pourtant pas évalués en comparaison avec la Bible historiale. S’ils constituent une mouvance de textes, la tentative d’identifier la « matrice des traductions paraphrasées de la Bible » se concentre sur la contemplation d’un « paysage référent, passif ». Les racines de cette mouvance n’ont pas été scrutées2. Or la Bible de Jean de Sy respecte fidèlement la mise en page de la Glossa ordinaria, avec une colonne intérieure réservée au texte biblique et les marges avec un commentaire continu. Raoul de Presles a également prévu une disposition particulière pour distinguer la lettre et la glose dans sa traduction (disposition que les copistes de son texte n’ont pas non plus respectée3). Cela signifie que le texte de Guyart des Moulins constitue une étape dans l’évolution d’une tradition beaucoup plus riche de textes à étudier. 1  Guy Lobrichon, « Le Mangeur au festin. L’Historia scholastica aux mains de ses lecteurs : Glose, Bible en images, Bibles historiales (fin xiiie-xive  siècle) », dans Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du xiie siècle, dir. Gilbert Dahan, Turnhout, Brepols, 2013, p. 289-312, ici passim (en particulier les p. 299, 302). 2  G. Lobrichon, « Le Mangeur au festin », art. cit., p. 295, 297. 3  « […] par tout ou il ara une ligne par dessouz, ce sera hors le texte pour le declairier et pour comprendre plus legierement ce que le texte du chapitre veult dire » (Pierre Maurice Bogaert, Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Âge à nos jours, Turnhout, Brepols, 1991, p. 34). Cf. Samuel Berger, La Bible française au Moyen Âge. Étude sur les plus anciennes versions de la Bible écrites en prose de langue d’oïl, Paris, Imprimerie nationale, 1884, p. 247.

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Pour Xavier-Laurent Salvador, qui a souligné les traits principaux de la traduction de Guyart, l’apparition de la Bible historiale serait le résultat d’une rupture et non pas d’une tradition. Ce serait à la fin du règne de saint Louis que l’on devrait « l’apparition d’un nouveau type d’ouvrages, principalement caractérisés par le souci d’exhaustivité et la volonté encyclopédique de rassemblement des connaissances religieuses, universitaires et théologiques ». X.-L.  Salvador parle de la généralisation de la prose et d’une « rupture avec la production cléricale attachée traditionnellement à la transmission des histoires de la Bible à destination des lecteurs incultes » et finit par « poser l’hypothèse selon laquelle le saut dans l’inconnu que constitue le passage des Bibles en vers aux Bibles en prose obéit à une dynamique interne et autonome liée premièrement au système traductologique, ensuite à l’image du texte ‘contenant une chose sacrée’ et enfin au souci du traducteur de compenser la déperdition qu’il ressent dans le passage d’une langue à l’autre et qui l’amène sans cesse à hisser sa traduction à la hauteur de son modèle, tout en sacrifiant la fidélité dont témoigne pourtant sa démarche paradoxale4 ». Cette interprétation n’explique pourtant pas les rapports que la Bible historiale entretient avec ses modèles et ses avatars5. Les notions de continuité, discontinuité et rupture varient toujours selon le point de vue de chaque chercheur. La question que je pose alors est de savoir si cette rupture  a réellement existé, s’il s’agit vraiment d’une rupture ou si cette rupture est inscrite tout de même dans une tradition. Le présent volume ayant pour sujet le traducteur médiéval comme figure auctoriale et sa mise en œuvre textuelle et matérielle, j’ai choisi un sujet apparemment secondaire, mais qui peut aider à formuler une hypothèse de travail valide. Il est utile de sonder ces continuités et 4 Xavier-Laurent Salvador, « Guyart des Moulins, traducteur de Pierre Comestor », dans Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du xiie siècle, op. cit., p. 313-327, ici p. 315, 316. 5  L’utilisation de la prose à partir des années 1230 est cependant un fait majeur de la littérature française entière et non seulement des traductions. Cf.  Claudio Galderisi, « Vers et prose au Moyen Âge », dans Histoire de la France littéraire, Tome i. Naissances, Renaissances. Moyen Âge-xvie  siècle, dir. Frank Lestringant et Michel Zink, Paris, PUF, 2006, p. 745-766.

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ruptures à travers une question banale : le portrait de Guyart des Moulins et les représentations de Pierre le Mangeur dans la tradition manuscrite de la Bible historiale. * Le point de départ est le manuscrit Paris, BnF, fr. 155, daté de 1310-1315. Sur ses premiers feuillets, deux enluminures ponctuent deux segments introductifs. L’inventaire d’Éléonore Fournié propose de les interpréter comme Pierre Comestor écrivant l’Historia Scolastica (fol. 1r) et le même auteur remettant son ouvrage à Guillaume, archevêque de Sens (fol.  1v6). Son choix d’interprétation, la double représentation du Mangeur, est purement artistique. Il se fonde sans doute sur l’identité du costume porté par les deux clercs représentés dans les enluminures, sur le fait que tous les deux sont tonsurés, que la soutane est rose et le tissu de doublure est vert. Cependant, il y a également quelque chose de différent entre les deux personnages ; ces différences sont presque insignifiantes mais elles jouent un rôle fondamental. Ainsi, les chemises des deux personnages sont bleues et rouges ; on aperçoit leurs manches. Et le premier, celui qui feuillète le manuscrit posé sur un pupitre, a une barbe. Ces menues différences soulignent en réalité les dissimilitudes entre les deux textes que les enluminures introduisent : le barbu à chemise bleue pourrait être Guyart, car il apparaît en tête du prologue de ce dernier. Quant au commettant de la scène votive, celui-ci portant des manches rouges, il s’agit certainement du Mangeur, car il précède la lettre adressée par le maître parisien à l’archevêque Guillaume de Sens. C’est dans cette ambiguïté (ou plutôt dans cette complexité) des deux représentations qu’opèrent la continuité et la rupture, la tradition et la nouveauté. La question est de savoir s’il y a quelque chose de 6  Éléonore Fournié, Les manuscrits de la Bible historiale. Présentation et catalogue raisonné d’une œuvre médiévale, numéro monographique de la revue L’Atelier du Centre de Recherches historiques, 3, 2009, 2, accessible en ligne à https://acrh. revues.org/1408 (dernière consultation le 16 avril 2016). Cf. Ead., L’iconographie de la « Bible historiale », Turnhout, Brepols, 2012, qui ne contient pourtant pas des analyses concernant les portraits discutés ici.

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nouveau dans ces images ou si la juxtaposition des deux portraits d’auteurs n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une longue tradition. Pour répondre à cette question, il faut évidemment scruter les textes français des xiie et xiiie siècles, mais il est impossible de mener à bien cette comparaison en l’absence d’une analyse fine des représentations du manuscrit français 155 de la BnF. Il faut alors examiner de près la place qu’occupent ces images dans le cadre plus large du corpus de 144 manuscrits de la Bible historiale. À première vue, les deux représentations peuvent paraître inhabituelles, alors qu’elles ne le sont pas. La petite enquête qui suit, largement tributaire de l’inventaire d’Éléonore Fournié, permet d’observer que l’un des rares éléments stables dans l’iconographie de la partie introductive de la Bible historiale est la deuxième scène, avec Pierre Comestor présentant son ouvrage à l’archevêque de Sens. Il y a également des cas où l’enluminure en question apparaît seule, précédant ou suivant une Maiestas Domini (ou des scènes apparentées) dans treize manuscrits7. On observe aussi des variations, tel Comestor remettant son ouvrage à un soldat qui le donne à un laïc, dans le manuscrit Oxford, Bodleian Library, Douce 211 (daté de 1300-1325) ; ou le messager remettant la lettre de Pierre le Mangeur à l’archevêque de Sens, comme dans le manuscrit Turin, Bibliothèque royale, Varia 200 (daté de la fin du xive siècle). Ces messagers ne sont pas apparus par hasard. L’enlumineur a certainement lu le contenu du texte introductif, qui constitue dans ces deux cas une traduction de la lettre du Mangeur. Il existe également un cas (le manuscrit Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Cod.  Bibl. 2° 6, daté de ca. 1360-1365) où Pierre Comestor rédige son Historia dans une enluminure suivant celle où il offre son livre à l’archevêque de 7  Paris, Arsenal, 5059 (daté de 1317) ; Londres, BL, Yates Thompson 20 (13001325) ; Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, 22 (daté de 1320-1330) ; Troyes, BM, 59 (13201340) ; Paris, BnF, fr. 15392 (1325-1350) ; New York, Pierpont Morgan Library & Museum, 322 (ca. 1330-1340) ; Cambridge, Harvard University, Houghton Library, ms. Typ. H. 555 (1373) ; Paris, BnF, fr. 159 (avant 1402) ; Nagoya (Japon), Furukawa Museum of Art, manuscrit non côté (1405-1415) ; Londres, BL, Royal 15 D iii (vers 1410-1415) ; Bruxelles, KBR, 9024 (peu avant 1415) ; Paris, BnF, fr. 163 (daté de 1417) ; Londres, BL, Royal 19 D vi (ca. 1415-1420).

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Sens. On a aussi une « audience royale », représentée après une Maiestas Domini, et encore un Mangeur présentant son ouvrage à l’archevêque, dans le manuscrit de Paris, BnF, fr. 5 (daté des années 1370), mais il s’agit sans doute d’un cas périphérique. Toutes ces variations sont rendues possibles par le fait qu’il n’y a pas d’iconographie figée du Mangeur dans les manuscrits latins non plus. Le Mangeur du feuillet 3r du manuscrit Londres, BL, Royal 3 D vi, une copie anglaise de l’Historia scholastica latine, transcrite et peinte entre 1283 et 1300, à peu près à la même époque où Guyart composait sa Bible historiale, se trouve par exemple dans un cadre architectural, tenant un sceptre, une clé ou un autre objet, que nous ne pouvons pas identifier8. Ces variations existent, mais il est peut-être plus utile de noter une autre sous-catégorie, avec trois témoins manuscrits, où la scène avec Pierre Comestor présentant son ouvrage à l’archevêque est suivie par le même Mangeur lisant, puis par un homme enseignant à deux enfants ou encore par un personnage enseignant non identifié9. Cette dernière représentation s’apparente au Mangeur enseignant à quatre élèves et aux trois moines présentant l’Historia scolastica à l’archevêque Guillaume, à la place du Mangeur, que l’on voit dans le manuscrit New York, Morgan Library & Museum, 394, daté de 1415. Mais les enluminures qui peuvent nous livrer le plus d’éléments significatifs sont le clerc enseignant et le clerc lisant des feuillets 1r et 2r du manuscrit Paris, Arsenal, 5057 (daté de 1400-1405). Elles précèdent une enluminure avec le Mangeur présentant son ouvrage à l’archevêque Guillaume et témoignent du fait que cette représentation ambigüe d’un maître d’école occupe en réalité la place réservée à un autre personnage, celui que nous avons défini comme un possible ou probable Guyart des Moulins dans le manuscrit français 155 de la BnF. Dans les enluminures du manuscrit 5057 de l’Arsenal, c’est ce premier personnage, celui qui 8 Pour une description du manuscrit, voir George  F. Warner, Julius  P. Gilson, Catalogue of Western Manuscripts in the Old Royal and King’s Collections, 4 vol., Londres, British Museum, 1921, vol. 1, p. 77. 9 Los Angeles, J.  Paul Getty Museum, 1 (1360-1370-vers 1375) ; Paris, Bibliothèque de la Chambre des Députés, 3 (vers 1400) ; Paris, BnF, fr. 20087 (1410-1420).

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parle aux gens assis dans l’enluminure de la préface, qui n’est pas un vrai clerc. Il est un saint, et un moine, car tonsuré. L’ordre des premières enluminures de la Bible historiale semblerait suggérer que Guyart écrivant son livre occupe la première place, avant la représentation de Pierre Comestor remettant son Historia à l’archevêque de Sens. Cet ordre apparaît, avant ou après des représentations de la Maiestas Domini, dans trois manuscrits10. On connaît également des variations, avec Guyart montrant son ouvrage à un groupe d’ecclésiastiques, comme le fait le saint de l’enluminure du manuscrit de l’Arsenal. Ainsi, dans les feuillets 1r et 2v du manuscrit Genève, BPU, fr. 1, daté de 1400-1450, ce Guyart-maître est suivi par Pierre Comestor offrant son ouvrage à Guillaume de Sens. On dirait que la différenciation en deux rôles est assez claire, sauf que dans le cas de trois autres manuscrits, les inventaires des historiens de l’art voudraient que Pierre Comestor, seul, soit représenté en copiste à la place de Guyart11. Ces cas sont effectivement apparentés à celui du manuscrit français 155 de la BnF. Ils appartiennent à la même catégorie que les représentations d’un Comestor écrivant, représenté dans l’initiale « P » du prologue, et précédant la représentation du même personnage offrant son livre à l’archevêque de Sens dans sept autres manuscrits12. Or, bien que ces derniers témoins soient nombreux, la situation est très inhabituelle. La représentation d’un écrivain, dans la première enluminure de la Bible historiale, en tête du prologue de Guyart des Moulins, suggère la présence de ce dernier. Il peut, en effet, s’agir d’une représentation de Guyart qui a été mal classée, surtout quand on sait que les manuscrits qui présentent Guyart seul, dans cette première enluminure du premier volume de son

10 Montpellier, Bibliothèque de l’école de Médecine, 49 (1312-1317)  ; Édimbourg, Bibliothèque universitaire, 19 (en 1314) ; Londres, BL, Royal 17 E vii (1356-1357). 11 Paris, BnF, fr. 156 (daté de 1320-1330) ; Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, 25.10 Extravagantes (xive siècle) ; Paris, BnF, fr. 15395 (fin du xive siècle). 12  Paris, BnF, fr. 160 (1310-1320) ; Paris, BnF, fr. 15391 (1325-1350) ; New York, Public Library, Spencer 4 (vers 1330) ; Paris, BnF, fr. 20089 (de 1350-1355) ; Paris, BnF, fr. 161 (de 1350-1375) ; Paris, BnF, fr. 2 (de 1350-1375) ; Paris, BnF, fr. 15393 (de 1410-1415).

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livre, sont également nombreux (huit13). Prenons le cas de deux de ces manuscrits, pour mieux comprendre les enjeux de l’enquête. Dans le manuscrit fr. 20090 de la BnF, avons-nous une représentation de Guyart ? Le personnage est un clerc et il ne pourrait être identifié avec Guyart qu’en le rattachant au prologue qui mentionne son nom. De la même manière, dans le manuscrit fr. 3 de la BnF, on observe un clerc assis qui tourne les feuillets d’un codex déjà copié. Quatre autres manuscrits présentent un cas anomal, avec une représentation de Guyart rédigeant son ouvrage (?) après la scène de Pierre Comestor qui offre l’Historia scholastica à l’évêque de Sens14. Ces scènes sont peintes après un Christ en gloire entouré des quatre Évangélistes (ou une Trinité entourée d’Évangélistes). Elles sont sans doute apparentées et constitueraient une exception. Il faut également tenir compte des représentations des copistes. Il existe un cas très ambigu, dans le manuscrit Londres, BL, Royal 18 D ix (la Bible d’Edward iv), daté de 1470-1479. Sur le premier feuillet, on voit un personnage écrivant : un copiste ou Guyart lui-même, car l’enluminure se trouve en tête de son prologue. Il y a des fortes chances qu’il s’agisse de Guyart. Le personnage lit un livre ouvert sur un pupitre, transcrivant un autre texte dans un livre qu’il tient sur les genoux, tout en ayant deux livres fermés sur la table. Mais cette représentation est tardive. La toute première représentation d’un copiste se trouve dans le manuscrit Cambridge, Fitzwilliam Museum, 9 (daté de 1330-1345), sur le fol. 2r, après une représentation du Christ en gloire, accompagné par les Évangélistes (fol. 1r), et à la suite d’une image du Mangeur remettant son ouvrage à l’archevêque de Sens (fol. 2r). Dans le manuscrit Paris, Arsenal, 5212 (daté de 1362), le copiste est un clerc, 13 Paris, BnF, fr. 8 (vers 1320-1330) ; Paris, BnF, fr. 20090 (avant 1383) ; Baltimore, Walters Art Museum, W  125 (de 1380-1400) ; Londres, BL, Harley 4381 (vers 1403-1404) ; Londres, BL, Royal 19 D iii (1411-1412) ; Londres, BL, Additional 18856 (vers 1410-1415) ; Paris, BnF, fr. 3 (daté de 1415-1420) ; Paris, BnF, fr. 9 (vers 1412-1415). 14 Londres, BL, Additional 15247 (1er tiers du xive  siècle) ; Berlin, Staatsbibliothek-Preussischer Kulturbesitz, Cod. Philipps 1906 (daté de 1368) ; La Haye, KB, 78 D 43 (vers 1375) ; Soissons, BM, 210 (vers 1380).

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que l’on pourrait confondre avec Guyart. Son apparition dans l’initiale ornée « P » du prologue vient après une scène avec des rois et des personnages de l’Ancien Testament, dans un contexte donc très ambigu. Dans le manuscrit La Haye, Musée Meermann Westreenianum, 10 B 23 (daté de c. 1371), un autre clerc précède une représentation de Pierre Comestor offrant son ouvrage à l’archevêque Guillaume (fol.  4v), mais le clerc en question ne remplace pas Guyart. Il copie la représentation de Pierre Comestor, car ce clerc, de son nom Jean Vaudetar, présente sa copie de la Bible historiale à Charles v (fol. 1r). Le même schéma est reproduit dans le manuscrit Bruxelles, KBR, 9001, daté de 1414-1415, où Guyart est remplacé par un moine écrivant et Pierre Comestor par le même moine remettant son ouvrage au roi Charles vi. Dans le manuscrit Iéna, Université Friedrich-Schiller, Thüringer Universitäts-und Landesbibliothek, El. Fol. 95 (daté de 1465-1473) le Mangeur disparaît complètement et on observe un copiste assis à une table (fol. 2r). Il y a aussi des cas surprenants, tel celui du manuscrit 313 de la Mazarine (daté de 1420), où on contemple un clerc enseignant (fol.  1r), Pierre Comestor remettant son livre à Guillaume (fol. 2v) et un laïc (commanditaire ?) en prière devant la Trinité (fol.  3r). Les variations se multiplient avec les témoins manuscrits datant du xve  siècle. On serait tenté d’inclure dans cette catégorie (des copistes) les trois docteurs écrivant du feuillet 3r du manuscrit New Haven, Yale University, Beinecke library, 129 (daté de 1465-1470), malgré leur rapport ambivalent avec les représentations de saint Jérôme. Éléonore Fournié les considère comme étant des scribes, mais on ne peut pas ne pas voir le rapport avec saint Jérôme, qui apparaît d’ailleurs dans les premières enluminures de trois autres manuscrits de la Bible historiale. Dans le plus ancien de ces trois autres codices, le manuscrit Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage, ms. fr. 1 (daté de 1350-1355), le premier feuillet présente un schéma complexe qui inclut une grande enluminure avec la Trinité et la cour céleste, la Cène, la Descente aux enfers, l’initiale ornée « P » du prologue (avec un prétendu Pierre Comestor en prière devant une Vierge à l’enfant), une initiale ornée « Q » (avec le copiste du texte), une initiale ornée « A » (avec saint Jérôme offrant au

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pape sa traduction de la Bible) et enfin le Mangeur remettant son ouvrage à l’archevêque Guillaume. Cette séquence d’images permet de comprendre que de la même manière que le copiste avait déjà pris la place de Guyart des Moulins dans plusieurs manuscrits, saint Jérôme s’« incrustait » également dans le programme iconographique en suivant la même voie. Ce n’est pas un hasard si la représentation de saint Jérôme refait surface, presqu’un siècle plus tard, dans la première enluminure de la Bible de Niccolò iii d’Este, le manuscrit Cité du Vatican, BAV, cod. Barberini lat. 613 (daté de 1430-1434). Jérôme y est figuré en tant que cardinal, avec son lion tendant la patte, dans une iconographie classique, ignorant le sujet du prologue qu’il précède, car il s’agit du prologue de Guyart. Mais il occupe toujours la place de Guyart. Et, enfin, dans le manuscrit Lausanne, BUC, U 985 (daté de 1458-1462), l’iconographie, encore plus complexe, montre d’abord le copiste Jean Servion présentant son manuscrit au duc de Savoie, puis saint Jérôme écrivant le prologue du Psautier, ensuite l’Onction de David, et, enfin, une autre représentation de saint Jérôme et une série d’images inspirées par les Visions d’Ézéchiel. Le copiste prend ici la place du Mangeur et saint Jérôme prend la place de Guyart, dans une double substitution. Ce sont des développements tardifs, des conséquences de l’ambigüité probable initiale Guyart – Pierre Comestor. Il y a toutefois des cas où ni Guyart ni Le Mangeur n’apparaissent. Dans quatre manuscrits, le cycle de la Genèse est simplement précédé par des variations sur le Christ en majesté, avec les Évangélistes et leurs symboles, ou des anges15. Et dans un cas particulier, celui du Royal 19 D ii de Londres (la Bible de Jean le Bon), Samson a été peint dans les marges, accompagné par le Jugement de Salomon, ce qui fait penser à une contamination avec l’iconographie des premières enluminures du second volume de la Bible historiale. Enfin, dans un groupe de sept autres manuscrits, nous ne trouvons pas d’enluminures dans la partie introduc-

15  Genève, BPU, fr. 2 (vers 1330) ; Londres, BL, Royal 19 D ii (avant 1356) ; Copenhague, KB, fonds Thott, 6 (1370-1380) ; Paris, BnF, fr. 15370 (1497-1517).

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tive, et on passe directement à la Création16. Un seul manuscrit de cette famille présente une variation : dans le manuscrit le plus tardif de la série, le 312 de la Mazarine (daté de 1440), on voit le commanditaire, représenté dans le cycle de la Création. Ce codex peut être comparé au manuscrit Wolfenbüttel, qui présente Pierre Comestor écrivant. Sur le feuillet précédent du Wolfenbüttel (fol. 1r), une orante tient un phylactère avec une inscription. Ce passage en revue des représentations de Guyart et du Mangeur permet d’observer que les deux enluminures du début du manuscrit français 155 de la BnF, l’un des premiers de la tradition manuscrite, occupent une place importante dans la mouvance des versions. Elles pourraient à la limite constituer une tête de série, à l’origine des développements où Guyart et le Mangeur occupaient l’ensemble des scènes peintes de la matière introductive, ou de l’apparition tardive des copistes, des clercs lisant et de saint Jérôme, selon un modèle que l’on trouve dans d’autres cycles iconographiques des portraits d’auteurs savants17. Sauf que cette conclusion, sommairement formulée ici, risque d’être également une conjecture. La classification des manuscrits en fonction des premières enluminures ne concorde évidemment pas avec celle que les philologues et les historiens de l’art ont établie depuis longtemps. Samuel Berger, qui suivait les recherches d’Édouard Reuss et de François Morand, a opéré une première classification des manuscrits en quatre ou cinq groupes en fonction de leur contenu18, mais 16  Paris, BSG, 20 (1320-1337) ; Londres, BL, Royal Cotton Appendix v (13251350) ; Londres, BL, Royal 19 D iv (1325-1350) ; La Haye, KB, 71 A 23 (vers 1340) ; Paris, BnF, fr. 152 (1347) ; Paris, BnF, fr. 22887 (vers 1415) ; Paris, Mazarine, 312 (années 1440). 17  Voir, par exemple, Jeanne Courcelle et Pierre Courcelle, « Scènes anciennes de l’iconographie augustinienne », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 10, 1964, 1, p.  51-96, qui traitent des représentations de saint Augustin dans les manuscrits de l’époque romane. 18  S. Berger, Les Bibles en français, op.  cit., p.  210-220. Cf.  Édouard Reuss, « Fragments littéraires et critiques relatifs à l’histoire de la Bible française. Seconde série. Les Bibles du xive et xve siècles et les premières éditions imprimées », Revue de théologie et de philosophie chrétienne, 14, 1857, p. 1-48, 73-104 ; François Morand, « Un opuscule de Guyart des Moulins », Revue des sociétés savantes de la France et de l’étranger, 5, 1861, p. 495-500.

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cette classification, reprise récemment par Akiko Komada19, pose certains problèmes. Éléonore Fournié, qui a publié le catalogue de tous les manuscrits connus aujourd’hui de la Bible historiale, considère que « chaque ouvrage est unique – fruit des volontés d’un scribe ou d’un commanditaire – et, résultat des aléas de la conservation, plus ou moins complet20 ». Autrement dit, l’hypothèse de Samuel Berger serait imparfaite ; en même temps, nous ne disposons pas de preuves suffisantes qui permettraient d’établir une nouvelle classification. De ce fait, les dernières recherches ont repris l’ancienne classification et accepté que les 144 manuscrits de la Bible historiale soient regroupés en quatre ou cinq grandes catégories. C’est en fonction de cette ancienne classification que je dois également évaluer les résultats. Le premier groupe de témoins manuscrits est celui de la Bible historiale ‘primitive’, qui connaîtrait deux versions rédigées par l’auteur lui-même, c’est-à-dire par Guyart. La toute première version, de 1295, n’aurait pas de préface et serait conservée dans sept manuscrits : Iéna, Université Friedrich-Schiller, Thüringer Universitäts und Landesbibliothek, El. Fol. 95 et 96 (deux volumes ; la première miniature du 95 présente un copiste) ; Paris, BnF, fr. 152 (type ‘Genèse’) ; Paris, Mazarine, 312 (type ‘Genèse’) ; Bruxelles, KBR, 987 (sans images) ; New Haven, Yale, Beinecke Library, 129 (les trois docteurscopistes) ; Turin, Bibliothèque nationale, L.I.1 (2e volume d’un ensemble) ; Londres, BL, Royal 19 D iii (type ‘Guyart’). 19  Akiko Komada, Les illustrations de la « Bible historiale ». Les manuscrits réalisés dans le Nord, Paris, Université de Paris iv–Sorbonne, 2000, thèse de doctorat inédite, 4 vol. Cf. Ead., « Particularités des manuscrits de la ‘Bible historiale’ enluminés dans le Nord : le cas de la Bible de Philippe de Croÿ, comte de Chimay », dans Richesses médiévales du Nord et du Hainaut, dir. Jean-Charles Herbin, Valenciennes, PU, 2002, p. 185-198, qui traite du cas spécial d’un seul manuscrit. 20  É. Fournié, Les manuscrits, op. cit.

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Ce sont des manuscrits qui présentent uniquement les enluminures de la Genèse (sans image pour le prologue) ou Guyart, ou encore un copiste, voire les trois docteurs. On serait, en effet, tenté de conclure que l’iconographie commence par Guyart, mais ces manuscrits doivent être traités avec précaution. Le problème est que la plupart sont tardifs, du xve  siècle. Ils seraient, d’après Akiko Komada, les témoins d’un groupe nordique de codices dont les commanditaires auraient « manifesté un goût pour la version ‘primitive’ en marquant ainsi une rupture avec la tradition parisienne de la Bible historiale complétée ». Les cycles d’illustrations donnent l’impression qu’ils forment « une sorte de chronique biblique ou un des nombreux ouvrages des ‘histoires’ auxquels les bibliophiles bourguignons se sont particulièrement intéressés », ce qui n’est pas faux, mais il est difficile de considérer qu’il s’agisse d’un respect ou d’une « préservation de la forme originale de l’œuvre de Guyart21 ». Je préfère suivre ici Éléonore Fournié. Elle a noté des « grandes disparités » entre ces différentes productions. Or le portrait de Pierre Comestor manque dans ces manuscrits, ce qui pose un réel problème. Les quatre manuscrits qui conservent la version ‘primitive’ de la Bible historiale, la version contenant la préface de 1297 par Guyart, constituent en réalité deux témoins, puisque trois d’entre eux, conservés à la British Library (BL), forment les trois volumes d’une seule copie : Londres, BL, Royal 18 D ix + 18 D x + 15 D i (tardifs, de 1470-1479, avec un copiste-Guyart dans la première enluminure du Royal 18 D ix) ; Paris, BnF, fr. 155 (type ‘Guyart’ + ‘Comestor’). L’autre manuscrit est le Paris, BnF, fr. 155. Il s’agit du témoin qui a suscité mon intérêt initial pour ces représentations. Il se peut donc que mes conclusions sommaires ne soient pas si loin de la réalité, dans la mesure où ce manuscrit, avec un prologue, serait le plus 21  A. Komada, Les illustrations, op. cit., p. 22, 23 et 24, cité dans É. Fournié, Les manuscrits, op. cit., notes 100, 101 et 102.

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proche du deuxième autographe de Guyart des Moulins. Cette argumentation avait cependant été contestée par Pierre Maurice Bogaert, qui ne croyait pas que la présence ou l’absence de la préface de 1297 pouvait suffire pour distinguer deux rédactions « primitives22 ». Quelques précautions s’imposent donc de nouveau. Poursuivons. Le troisième groupe de manuscrits est celui de la Petite Bible historiale complétée. Elle contiendrait la deuxième version de Guyart avec l’addition de plusieurs livres extraits de la Bible du xiiie siècle et une litanie de Paris en vers. Cette deuxième ou troisième version a été apparemment créée à Paris dans les années 1310-1315 et compte à peu près vingt témoins manuscrits : Oxford, Bodl. Libr., Douce 211-212 (1300-1325) ; Paris, BnF, fr. 160 (c. 1310, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor’) ; Montpellier, Bibliothèque de l’École de Médecine, 49 (13121317, type ‘Christ’ + ‘Guyart’ + ‘Comestor’) ; Édimbourg, Bibliothèque universitaire, 19 (1314, type ‘Guyart’ + ‘Comestor’) ; Paris, Arsenal, 5059 (1317, type ‘Christ’ + ‘Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 8 (1320-1330, type ‘Christ’ + ‘Guyart’) ; Paris, BSG, 20-21 (1320-1337, type ‘Genèse’) ; Troyes, BM, 59 (1320-1340, type ‘Christ’ + ‘Comestor’) ; Paris, BSG, 22 (1320-1330, type ‘Christ’ + ‘Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 15392 (1325-1350, type ‘Comestor’) ; Paris, Mazarine, 311 (1325-1350, inconnu) ; Londres, BL, Yates Thompson 20 (1325-1350, type ‘Création’ + ‘Comestor’) ; Londres, BL, Cotton Appendix v (1325-1350, type ‘Genèse’) ; Londres, BL, Royal 19 D iv et v (1325-1350, type ‘Genèse’) ; Genève, BPU, fr. 2 (vers 1330, type ‘Genèse’ + ‘Christ’) ; New York, Morgan Library & Museum, 322-323 (1330-1340, type ‘Comestor’ + ‘Christ’) ; 22  « Que Guyart l’écrive en 1297 ou après qu’il a achevé son œuvre en 1295 ne signifie nullement que l’ouvrage a été diffusé avant 1297 » (P. M. Bogaert, Les Bibles en français, op. cit., p. 26).

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Paris, BnF, fr. 20089 (1350-1355, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor’) ; Genève, BPU, fr. 1 (1400-1450, type ‘Guyartmaître (?)’ + ‘Comestor’) ; Turin, BN, L.I.12 (mutilé, c. 1440). Il existe également une Bible historiale complétée ‘moyenne’ qui contient beaucoup plus d’extraits de la Bible du xiiie  siècle (Baruch, l’oraison de Jérémie, et parfois le Grand Job), mais elle ne présente pas la litanie de Paris, car à sa place on trouve une litanie en prose normande. Les manuscrits qui conservent la première partie de cette version ont été produits à Paris entre 1320-1368 : Londres, BL, Additional 15247 (xive siècle, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Guyart (?)’) ; Paris, BnF, fr. 156 (1320-1330, type ‘Christ’ + ‘Comestorécrivant’) ; Cambridge, Fitzwilliam Museum, 9 (1330-1345, type ‘Comestor’ + ‘Copiste’) ; La Haye, KB, 71 A 23 (vers 1340, type ‘Genèse’) ; Paris, BnF, fr. 161-162 (1350-1375, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’  + ‘Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 2 (1350-1375, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor’) ; Londres, BL, Royal 19 D ii (avant 1356, type ‘Genèse’ + ‘Christ’) ; Londres, BL, Royal 17 E vii (1356-1357, type ‘Trinite’ + ‘Guyart’ + ‘Comestor’) ; Bruxelles, KBR, 9541 (vers 1360-1370, puis 1430-1440, sans introduction) ; Los Angeles, J. P. Getty Museum, 1 (1360-1375, type ‘Christ’  + ‘Comestor’ + ‘Comestor lisant’ + ‘Trinité’) ; Berlin, Staatsbibliothek-Preussischer Kulturbesitz, Cod. Philipps 1906 (1368, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Guyart (?)’) ; Cambridge, Harvard University, Houghton Library, Typ. 555 (1373, type ‘Christ’ + ‘Comestor’) ;

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Paris, BnF, fr. 164 (1375-1400, type ‘Création’) ; La Haye, KB, 78 D 43 (vers 1375, type ‘Christ’ + ‘Comestor’  + ‘Guyart (?)’). Enfin, la Grande Bible historiale complétée serait la dernière version du texte, incluant les Chroniques, l’Esdras et le Néhémie. Elle serait devenue le type dominant dans la deuxième moitié du xive siècle et au début du siècle suivant : New York, PL, Spencer 4 (vers 1330, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 15391 (1325-1350, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor’) ; Saint-Pétersbourg, Ermitage, fr. 1 (1350-1355, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Copiste’ + ‘Jérôme’) ; Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, cod. Bibl. 2° 6 (1360-1365, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor écrivant’) ; Paris, Arsenal, 5212 et Hambourg, Kunsthalle, fr. 1 (1362, puis 1370-1375, type ‘Copiste’ ou ‘Guyart’) ; Paris, BnF, fr. 5 (ca. 1370, type ‘Christ’ + ‘Comestor’ + ‘Audience royale’) ; Munich, BSB, cod. gall. 1 et 2 (ca. 1370, sans cycle introductif) ; Copenhague, KB, Thott 6 (1370-1380, type ‘Genèse’ + ‘Christ’) ; La Haye, Musée Meermann Westreenianum, 10 B 23 (vers 1371, type ‘Copiste’ + ‘Comestor’) ; Oxford, Bodl. Libr., Bodley 971 (1375-1400, sans cycle introductif) ; Soissons, BM, 210, 211 et 212 (vers 1380, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Guyart’) ; Baltimore, Walters Art Museum, W 125-126 (1380-1400, type ‘Guyart’) ; Paris, BnF, fr. 20090 (avant 1383, type ‘Guyart’) ; Paris, BnF, fr. 15395-15396 (fin du xive siècle, type ‘Comestor écrivant (?)’) ;

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Turin, BR, Varia 200 (fin du xive siècle, type ‘MessagerComestor’) ; Cambrai, BM, 398, 399 et 400 (xve siècle, sans image) ; Chantilly, Musée Condé, 23-24 (xve siècle, sans image) ; Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 76. 15, 16, 17, 18 Aug. 2° (xve siècle, sans image) ; Londres, BL, Harley 4381-4382 (vers 1400, type ‘Guyart’ + ‘Trinité’) ; Paris, Bibliothèque de la Chambre des Députés, 3 (vers 1400, type ‘Trinité’ + ‘Comestor’ + ‘Maître’) ; Paris, BnF, fr. 6259 (vers 1400, sans cycle introductif) ; Paris, Arsenal, 5057-5058 (1400-1405, type ‘Maître’ + ‘Clerc lisant’ + ‘Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 159 (avant 1402, type ‘Comestor’ + ‘Trinité’) ; Nagoya, Furukawa Museum of Art, manuscrit non côté et Aylesbury, Waddesdon Manor, Collection de J. A. de Rothschild, 3 (1405-1415, type ‘Comestor’ + ‘Trinité’) ; Paris, BnF, fr. 15393-15394 (1410-1415, type ‘Comestor’ + ‘Comestor’ + ‘Comestor-maître’) ; Paris, BnF, fr. 20087-20088 (1410-1415, type ‘Comestor’ + ‘Maître’) ; Londres, BL, Additional 18856-18857 (1410-1415, type ‘Guyart’+ ‘Christ’) ; Londres, BL, Royal 15 D iii (vers 1410-1415, type ‘Comestor’) ; Londres, BL, Royal 19 D iii (1411-1412, type ‘Guyart’) ; Londres, BL, Royal 19 D vi-vii (vers 1415, type ‘Comestor’ + ‘Trinité’) ; Paris, BnF, fr. 9-10 (vers 1412-1415, type ‘Guyart’) ; Bruxelles, KBR, 9001-02 (vers 1414-1415, type ‘Copiste’ + ‘Copiste’) ; Bruxelles, KBR, 9024-25 (peu avant 1415, type ‘Comestor’ + ‘Trinité’) ; New York, Morgan Library & Museum, 394-395 (vers 1415, type ‘Comestor-maître’ + ‘Trois moines à la place de Comestor’) ; Paris, BnF, fr. 22887 (vers 1415, type ‘Genèse’) ; Bruxelles, KBR, 9004 (vers 1415-1420, type ‘Création’) ;

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Paris, BnF, fr. 3-4 (1415-1420, type ‘Guyart’ + ‘Trinité’) ; Paris, Mazarine, 313 (vers 1420, type ‘Maître’ + ‘Comestor’ +  ‘Laïc’) ; Genève, BPU, fr. 3 (1474, sans cycle introductif) ; Paris, BnF, fr. 15370-15371 (entre 1497-1517, type ‘Genèse’ + ‘Christ’) ; Oxford, Corpus Christi College, 385-386 (vers 1505-1510, type ‘Création’). En m’appuyant sur cette classification, je peux retenir quelques lignes générales : 1) Le type iconographique avec des scènes de la Genèse fait son apparition dans deux manuscrits de la version dite primitive, l’un daté de 1347 et l’autre de 1440. Il réapparaît dans trois codices de la Petite Bible historiale complétée (datés de 1320-1330), dans un manuscrit de la Bible historiale complétée ‘moyenne’ (daté de 1340) et dans un manuscrit de la Grande Bible historiale complétée (daté de 1415). 2) Le type iconographique incluant des scènes de la Genèse et une Maiestas Domini n’apparaît dans aucun témoin de la Bible historiale « primitive ». On le trouve pour la première fois dans la Petite Bible historiale complétée (un témoin, de c. 1330), ensuite dans la Moyenne (un codex, daté d’avant 1356) et dans deux manuscrits de la Grande Bible historiale complétée (datés de 13701380 et de 1497-1517). Les deux types d’exorde sont sans doute des développements secondaires, résultat des simplifications ou des modifications dans la tradition manuscrite. 3) Quant à l’apparition de saint Jérôme, favorisée par celle des copistes, ou par l’ignorance de l’enlumineur (comme c’est le cas dans la Bible de Niccolò d’Este), elle se manifeste pour la première fois dans l’une des Grandes Bibles historiales complétées, celle du Musée de l’Ermitage. Ce n’est donc qu’une tradition périphérique, issue de l’ambiguïté qui régnait déjà dans les représentations du Mangeur et de Guyart. 4) La représentation d’un copiste accompagnant Pierre Comestor, à la place de Guyart, dans le manuscrit Cambridge,

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Fitzwilliam Museum, témoigne de l’origine de cette confusion, d’autant plus qu’elle se manifeste dans une copie de la Bible historiale complétée « moyenne ». Dans une Grande Bible historiale complétée, le manuscrit Arsenal 5212, la confusion Guyart-copiste se perpétue : le copiste est ici un clerc. Quant aux autres copistes présentés, ils apparaissent toujours dans les manuscrits de la dernière version, la plus nombreuse. Ce sont des variations sur le même thème. Cela permet aussi de comprendre que l’image du copiste dans le manuscrit d’Iéna, où on n’avait qu’un scribe devant sa table, peut être comparée à celle du manuscrit Royal 18 D ix, où un Guyart-copiste consulte plusieurs livres afin de rédiger sa Bible. Si le manuscrit d’Iéna appartient au groupe de la Bible historiale primitive, sans prologue, le manuscrit Royal est également rattaché à la version primitive, mais avec un prologue. Il est donc possible que la représentation ambigüe du copiste ou de l’écrivain dans la première enluminure de ce dernier manuscrit soit une représentation de Guyart. Elle constituerait un avatar de la représentation que l’on aperçoit pour la première fois dans le manuscrit 155 de la BnF. 5) L’enluminure atypique, avec Guyart rédigeant son ouvrage après l’enluminure du Mangeur offrant l’Historia scholastica, n’apparaît que dans trois manuscrits de la Bible historiale complétée ‘moyenne’. Il s’agit d’une tradition périphérique, qui ne doit pas être prise en compte. 6) Le Mangeur rédigeant son Historia après une représentation où il l’offre à l’archevêque est également périphérique et n’apparaît que dans le manuscrit de Stuttgart qui appartient à la tradition de la Grande Bible historiale complétée. 7) Le Mangeur seul, précédé ou suivi par la Maiestas Domini, et présentant son ouvrage à l’archevêque, se manifeste dans cinq témoins de la Petite Bible historiale complétée, un témoin de la Moyenne et six de la Grande Bible historiale complétée. 8) Le cas particulier de Pierre Comestor-maître, accompagné par ses élèves, se trouve dans une copie de la version Moyenne et dans trois manuscrits de la Grande Bible historiale complétée. 9) Quant à Guyart tout seul, en tête du manuscrit, cette enluminure n’apparaît que dans un seul témoin de la Petite Bible

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historiale complétée et dans six autres de la Grande Bible historiale complétée. Guyart joue ici le même rôle que le copiste dans d’autres manuscrits. Il sert de personnification du prologue et ce schéma est réduit aux versions tardives. 10) Dans le cas des manuscrits montrant Guyart en premier, écrivant son livre, suivi par Pierre Comestor remettant son Historia à l’archevêque de Sens, nous avons deux manuscrits de la Petite Bible historiale complétée et un manuscrit de la version Moyenne. 11) Le Mangeur écrivant représenté dans l’initiale « P » du prologue, et précédant sa propre représentation votive devant l’archevêque de Sens se trouve dans deux manuscrits de la Petite Bible historiale complétée, dans deux témoins de la version Moyenne et dans trois Grandes Bibles historiales complétées. Il est donc une création ultérieure, déterminée par des confusions entre les deux personnages de la matière introductive. 12) Enfin, Pierre Comestor seul, représenté en copiste à la place de Guyart, n’apparaît que dans les manuscrits de la version petite et moyenne. Il est évident que l’ambivalence des portraits du manuscrit français 155 de la BnF est celle qui a donné naissance aux variations sur deux thèmes : l’écrivain et le commettant (latins et français). Il est impossible de savoir si le manuscrit 155 constitue le véritable point de départ de ces confusions, mais il est clair que l’enlumineur, le « Maître du Français 155 », actif à Paris entre 1300-1315, a eu à la fois l’intention d’associer et de différencier l’auteur en langue vulgaire et le savant médiolatin. Ils étaient ressemblants, sauf pour quelques détails insignifiants. Cette confusion serait à première vue une erreur, une commodité du peintre, qui aurait représenté deux personnages de la même manière, mais il est curieux qu’elle se manifeste dans l’un des témoins précoces de la tradition manuscrite : elle semble valider en quelque sorte le statut récemment acquis par l’œuvre en langue vernaculaire. On a l’impression que le texte français et l’original latin ont le même statut, que l’auteur français fait partie de la tradition des savants médiolatins, surtout quand les textes en langue vulgaire entretenaient des rapports avec la tradition savante médiolatine depuis au moins un siècle et demi.

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La liste d’exemples est longue. Il ne faut pas oublier qu’à la même époque où Guyart des Moulins traduisait la Bible, d’autres textes poursuivaient encore une ancienne tradition. Un commentaire en octosyllabes sur le Cantique des cantiques, créé dans l’entourage des Béguines (Les cantiques Salemon) date de ca. 1300 et se rattache à la tradition des commentaires médiolatins23. De la deuxième moitié du xiiie siècle date un Commentaire sur le Cantique des Cantiques (« Chant des Chanz »), basé sur le commentaire de Guillaume de Newburgh, en laisses d’alexandrins monorimes24. La Bible d’Acre a des passages empruntés à l’Historia scholastica de Pierre Comestor25 et les Paroles Salomun du manuscrit Paris, BnF, fr.  24862 suivent de très près le commentaire de Bède sur les Proverbes de Salomon26. Quant au Poème anglo-normand sur l’Ancien Testament, du début du xiiie  siècle, il suit la Vulgate de saint Jérôme aussi bien que les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe dans la traduction latine de Cassiodore, ce qui pose un souci concernant la source, qui peut être également un texte savant latin ayant déjà fait cette comparaison27. Enfin, la Miserele du manuscrit 431 de la Bibliothèque Lambeth, poème daté vraisemblablement du tournant du xiiie  siècle, constitue une paraphrase d’un extrait de commentaire latin (préface générale et gloses du Psaume 50, le Miserere mei deus…28). La même chose pourrait être dite d’un autre poème, le célèbre Eructavit, dont les sources, très variées, seraient des gloses telle la Glossa ordinaria, selon Alberto Varvaro, ou des différents commentaires médiolatins, selon G. F. MacKibben et Th. Atkinson Jenkins29. 23  Les Cantiques Salemon, éd. Tony Hunt, Turnhout, Brepols, 2006. 24  Le Chant des Chanz, éd. Tony Hunt, Londres, Anglo-Norman Text Society, 2004. 25  La Bible d’Acre : Genèse et Exode. Édition critique d’après les manuscrits BNF nouv. acq. fr. 1404 et Arsenal 5211, éd. Pierre Nobel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, passim (cf. e. g. p. xlii). 26  T. Hunt, Les Paroles, éd. cit. 27  Poème anglo-normand sur l’Ancien Testament. Édition et commentaire, éd. Pierre Nobel, 2 vols, Paris, Champion, 1996. 28  Huw Grange, « A Paraphrase of the ‘Miserere’ in Anglo-Norman Verse (Lambeth Palace, MS 431) », Medium Ævum, 84, 1, 2015, p. 40-59. 29 George Fitch MacKibben, The « Eructavit », an Old French Poem. The Author’s Environment, his Argument and materials, Baltimore, J.  H. Furst

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Un autre poème rédigé dans le milieu culturel de la cour de Champagne, la Genèse d’Évrat, date du tournant du xiiie  siècle et suit la Vulgate, mais aussi des sources savantes citant saint Jérôme, saint Augustin et les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. Il y a également des emprunts à l’Historia scholastica de Pierre Comestor30. Plus on avance, plus on voit des origines plus claires. Les quatre moutures du premier commentaire français des Psaumes, fait pour Laurette d’Alsace dans le troisième tiers du xiie  siècle, suivent un commentaire latin (ou deux, peut-être) qui n’a (ou n’ont) pas encore été identifié(s) de manière certaine, mais qui est (ou sont) sans doute apparenté(s) à la Media Glossatura de Gilbert de Poitiers31. N’oublions pas les Quatre livres des Rois, en prose anglo-normande, en partie rimée, une traduction des deux livres des Rois et des deux livres de Samuel, qui datent de la deuxième moitié du xiie  siècle et incluent parfois des gloses dans le texte biblique32. Cette longue liste fait immédiatement songer à une relation entre les textes français et les commentaires savants latins. Cependant, elle ne déploie pas le texte le plus intéressant pour la présente comparaison : le long poème de Samson de Nanteuil, qui traduit et commente les Proverbes de Salomon. Il s’agit d’une œuvre d’exégèse datée de la deuxième moitié du xiie  siècle et conservée dans le manuscrit unique Harley 4388 de la British Library. Samson a transcrit le texte latin en prose, en groupes de versets qu’il traduit en vers par la suite. Il distingue la littera (texte Company, thèse de l’Université de Chicago, 1907 ; Eructavit. An Old French metrical paraphrase of Psalm XLIV published from all the known manuscripts and attributed to Adam de Perseigne, éd. Thomas Atkinson Jenkins, Gottingen, Niemeyer, 1909 ; Alberto Varvaro, Literatura románica de la Edad Media : estructuras y formas, trad. Lola Badia et Carlos Alvar, Barcelone, Ariel, 1983. 30  La Genèse d’Évrat. Ritmi Gallici. Édition critique, suivie d’un Essai sur la spiritualité du clerc et du laïque au tournant du christianisme médiéval, éd. Wil Boers, 4 vols, U. de Leiden, 2002, thèse de doctorat inédite. 31  The Twelfth-century Psalter Commentary in French for Laurette d’Alsace. An Edition of Psalms I-L, éd. Stewart Gregory, 2 vol., Londres, Modern Humanities Research Association, 1990. 32  Li quatre livre des Reis. Die bücher Samuelis und der Könige in einer französischen Bearbeitung des 12. Jahrhunderts, éd. Ernst Robert Curtius, Dresde, Max Niemeyer, 1911.

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biblique) de la « glose » (le commentaire qui la suit). Ces deux mots sont repris dans les rubriques qui alternent afin de séparer les deux parties du texte français et ils jouent le même rôle que les lettres ‘grandes’ et ‘déliées’ employées par Guyart pour différencier les deux niveaux de sa Bible historiale. Il serait très utile de faire un bref excursus sur l’œuvre de Samson, on verrait que son cas n’est pas très différent de Guyart. Pour ce qui est des sources du poème anglo-normand, Franz Kluge croyait qu’elles étaient dans un commentaire de Bède, la Glossa ordinaria et le commentaire du Pseudo-Salonius. Claire Isoz a proposé d’écarter le dernier texte. Elle pensait que la source principale était le commentaire de Bède, mais que Samson avait également utilisé certains passages de la Glossa ordinaria et l’introduction de saint Jérôme aux Proverbes de Salomon33. L’auteur anglo-normand l’avait paraphrasé dans la partie introductive de son poème. Ce serait alors un mélange de sources que notre auteur aurait compilé. Les recherches menées dans les manuscrits latins glosés des Proverbes, contemporains du texte de Samson, m’ont aidé à observer que la source de Samson est apparentée aux gloses marginales et intercalaires d’un codex latin inédit de la British Library : le Burney 17, daté du tournant du xiiie siècle, qui contient une glose éparpillée des Proverbes (fol. 1r74r), dérivée du commentaire de Bède et suivie par une glose de l’Ecclésiaste (fol. 75r-101v34). La découverte la plus importante concerne le prologue. Samson traduit un prologue qui parle des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique des Cantiques, tel celui du manuscrit Burney. C’est un mélange de prologue hiéronymien (« Cromatïus » et « Helïodorus ») et d’autres sources, que nous retrouverons en 33  Les Proverbes Salomon by Sanson de Nantuil, éd.  Claire Isoz, Londres, Anglo-Norman Text Society, 3  vol., 1988-1994. Cf.  Franz Kluge, Über die von Samson de Nantuils benützten Werken, these de Halle-Wittenberg, Eisleben, E. Schneider, 1885. 34  Pour une description du manuscrit, voir Catalogue of Manuscripts in The British Museum, New Series, 1 vol. in 2 parts, Londres, British Museum, 1834-1840, I, part 2, The Burney Manuscripts (1840), p.  3. L’hypothèse sera présentée dans notre prochain livre (Biblia Francorum. Les Psaumes).

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tête de la glose de l’Ecclésiaste dans le manuscrit Burney. Or, c’est ici, à la fin des derniers vers qui traduisent ce prologue latin, que Samson intègre son propre prologue, où il consacre sa traduction à Dieu et parle d’Adélaïde de Condé, son commanditaire. C’était l’endroit idéal pour intégrer son prologue : entre la matière introductive de sa source et le commentaire proprement dit qu’il se proposait de traduire. Samson de Nanteuil se met ici dans le sillage de saint Jérôme, car il est aussi un traducteur. Il profite de la tradition médiolatine savante des gloses pour se mettre sur le même plan que les savants anonymes qu’il traduisait. On a l’impression d’apercevoir un reflet des origines d’une longue tradition qui s’est manifestée pleinement à travers le portrait de Guyart dans le manuscrit français 155 de la BnF. Il existe donc un rapport entre Samson et Guyart des Moulins. Il ne s’agit pas d’un rapport direct, mais d’une mouvance de textes qui fait qu’entre le premier – Samson – et le dernier nom de la tradition analysée ici – Guyart – les choses n’avaient pas trop changé. La traduction biblique est rarement ancrée dans la traduction mot pour mot du texte sacré. Les auteurs et les œuvres déjà mentionnés, très intéressés par les commentaires médiolatins, suivaient la seule voie qui leur était accessible. Ils essayaient d’éviter l’hérésie35. Cela explique pourquoi une grande partie des textes en ancien français d’inspiration biblique sont rattachés à la tradition des commentaires médiolatins. C’était pour être corrects du point de vue du dogme, pour ne pas pécher par une traduction du texte sacré qui pouvait comporter le risque des hérésies, parce que le texte sacré était d’habitude intangible, tandis que son commentaire savant était toujours abordable. Guyart des Moulins s’identi35  Gauthier Map raconte que les Vaudois qui se sont présentés au troisième concile de Latran, à Rome (en mars 1179), avaient apporté un manuscrit contenant le textus et la glosa Psalterii en langue française. Walter Map. De Nugis Curialium, éd. Montague Rhodes James, Oxford, Clarendon Press, 1914, p.  60. Le texte en question peut être une version du Premier commentaire français du Psautier, celui fait pour Laurette d’Alsace. Vingt ans plus tard, le 12 juillet 1199, le pape Innocent iii écrivait dans une lettre à l’archevêque de Metz que les laïcs pouvaient lire les textes en langue vernaculaire mis à leur disposition par les Vaudois. PL, vol. 214, col. 695b-698d, ici col. 695c. Pour le pape, il ne fallait pas prêcher à partir de ces textes français. La prédication devait suivre le texte latin de la Vulgate.

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fiait avec Pierre Comestor ou avec saint Jérôme lui-même ; ce qu’il faisait n’était pas du tout inhabituel. La nouveauté de sa démarche n’était autre que le fait de synthétiser la tradition éparpillée des traductions savantes des deux siècles précédents. La majorité des textes d’inspiration biblique qui précédaient la rédaction de sa Bible historiale avait déjà créé le climat favorable à la confusion dont le manuscrit français 155 de la BnF témoigne manifestement. Les auteurs savants en langue vulgaire se greffaient sur la catégorie des auteurs savants médiolatins. CÉSCM (Poitiers) – CNRS

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« POR LA QUEL CHOSE JE DI » : JEAN D’ANTIOCHE ET ÉVRART DE CONTY, DEUX AUTORITÉS À TRADUIRE, DEUX APPROCHES DIFFÉRENTES ? Introduction Au Moyen Âge, la mise en vulgaire des textes latins est une opération des plus importantes, faisant preuve d’émancipation par rapport à la langue savante, la langue de la science qu’était le latin à cette époque, mais témoignant en même temps d’une certaine hardiesse et d’un exercice périlleux, car mettre en langue vernaculaire des notions souvent inconnues et inutilisées dans la communauté linguistique nécessitait un effort particulier de créativité lexicale. Les traductions du Moyen Âge intéressent bon nombre de chercheurs : les historiens et les philosophes, qui s’intéressent à l’évolution de la société, de la pensée, du savoir ; les spécialistes de la littérature, qui peuvent ainsi étudier les influences mutuelles entre communautés littéraires ; les linguistes, enfin, qui y trouvent des ressources pour l’étude de l’histoire et de l’évolution de la langue. En effet, non seulement les traductions constituent un corpus langagier important du point de vue de leur volume, mais aussi l’histoire de la langue est-elle profondément marquée par ces types de textes, qui ont engendré un enrichissement lexical significatif en français. Cette contribution est consacrée à deux traducteurs d’époques différentes – le premier, Jean d’Antioche, ayant travaillé à la fin du xiiie siècle, le second, Évrart de Conty, à la fin du xive –, qui se distinguent en outre par une pratique de traduction différente face Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 85-111. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116693

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à l’autorité qu’ils traduisent. Nous nous intéressons plus particulièrement à la question de savoir si cette attitude diverse engendre aussi des différences quant à l’affirmation, par les traducteurs, de leur statut auctorial, en d’autres mots, s’ils se profilent comme auteur, voire comme autorité, face à l’autorité qu’ils traduisent. La notion d’auteur, intimement liée à celle d’autorité au Moyen Âge, a, en effet, un statut particulier à cette époque, comme l’a bien montré Alastair Minnis, qui affirme que, dans un contexte littéraire, le terme d’auteur (sous sa forme auctor), désigne une personne qui compose un texte et qui en même temps constitue une autorité, un auteur qu’on peut lire mais qu’il faut aussi respecter1. Qu’en est-il alors de traducteurs qui rendent le message d’auctores, d’autorités reconnues, comme le sont Cicéron et Aristote ? Dans ce qui suit, nous présentons d’abord brièvement les deux traducteurs étudiés, ainsi que les principes de traduction qu’ils suivent. L’étude se concentre ensuite sur un aspect particulier de ces traductions, à savoir les déclarations à la première personne manifestées par Jean d’Antioche et Évrart de Conty, afin d’en vérifier la portée et l’incidence sur les techniques de traduction mises en œuvre.

Jean d’Antioche et la « Rettorique de Marc Tulles Cyceron » (1282) À la fin du xiiie siècle, un certain maître Jean d’Antioche traduisit le De Inventione de Cicéron et la Rhetorica ad Herennium2. Réalisée à la requête de frère Guillaume de Saint-Etienne, un che1 Alastair Minnis, Medieval Theory of Authorship. Scholastic Literary Attitudes in the Later Middle Ages, 2e édition, Philadelphia, UP, 2010, p. 10. Voir aussi Cristian Batu, « ‘Je, aucteur de ce livre’ : Authorial Persona and Authority in French Medieval Histories and Chronicles », dans Authorities in the Middle Ages. Influence, Legitimacy, and Power in Medieval Society, dir.  Sini Kangas, Mia Korpiola et Tuija Ainonen, Berlin/Boston, de Gruyter, “Fundamentals of Medieval and Early Modern Culture (12)”, 2013, p. 183-204. 2 Nous disposons aujourd’hui entre autres des éditions suivantes de ces textes latins : Cicéron, De l’Invention, éd. Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, “Collection des Universités de France”, 1994 ; Rhétorique à Herennius, éd.  Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, “Collection des Universités de France”, 1989.

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valier de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, elle fut achevée en 1282 à Saint-Jean d’Acre, d’après les renseignements que nous fournit la fin du prologue. Dans ce même passage, Jean d’Antioche se présente comme étant « Johan d’Antioche, que l’en apele de Harens ». Selon  L. Delisle3, il faut l’identifier avec le « maystre Harent d’Anthioche » dont nous possédons une traduction des Otia imperialia de Gervais de Tilbury, éditée en 2006 par Cinzia Pignatelli4. Le commanditaire de la traduction, frère Guillaume de SaintEtienne, commandeur de l’ordre de Saint-Jean dans l’île de Chypre de 1296 à 1303, est surtout connu pour ses travaux sur les statuts et sur l’histoire de l’ordre, pour lesquels il utilise amplement la traduction de Jean d’Antioche, dont il s’est même approprié nombre de passages qu’il a paraphrasés. La traduction de Jean d’Antioche est conservée dans un seul manuscrit très soigné, à savoir le manuscrit Chantilly, Bibliothèque du Château, 433, que Delisle5 considère comme un original. Toujours selon cet auteur, la date de la transcription ne doit pas être éloignée de celle de la rédaction, car l’exemplaire a été soumis à une révision attentive peu après l’achèvement du travail du traducteur, elle aussi minutieuse et soignée6. Les corrections sont introduites avec beaucoup de finesse dans les marges et les interlignes, « de façon à ne pas enlever au manuscrit le caractère d’un livre de luxe7 ». Conformément à l’opinion générale de l’époque qui attribuait les deux traités à Cicéron, Jean d’Antioche a fondu les deux traités de rhétorique, le De Inventione de Cicéron et la Rhetorica ad Herennium, en un seul corps d’ouvrage, auquel il a donné le titre 3  Léopold Delisle, « Notice sur la Rhétorique de Cicéron traduite par maître Jean d’Antioche, ms. 590 du Musée Condé », Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques, 36, 1899, p. 207-265, ici p. 207. 4  Cinzia Pignatelli et Dominique Gerner, Les traductions des « Otia imperialia » de Gervais de Tilbury par Jean d’Antioche et Jean de Vignay, Genève, Droz, “Publications romanes et françaises (237)”, 2006. Pignatelli est responsable de l’édition de la traduction par Jean d’Antioche. 5  L. Delisle, « Notice sur la Rhétorique », art. cit., p. 208. 6  Ibid., p. 209. 7  Ibid.

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de Rettorique de Marc Tulles Cyceron8, se basant sans doute sur un manuscrit latin où les deux traités se suivaient. Il a divisé le tout en six livres, dont les deux premiers correspondent aux deux livres du De Inventione, et les quatre suivants aux quatre livres de la Rhetorica ad Herennium. Ces six livres ont été partagés en deuxcent-trois chapitres. Le traducteur y a ajouté un prologue (chapitre 1), une postface (chapitre 205) et un épilogue (chapitre 206), qui servent d’introduction et d’annexe à la traduction9. Surtout la postface est intéressante, car Jean d’Antioche y expose ses idées sur les techniques de la traduction et y développe certaines réflexions sur les rapports entre le latin et le français.

Évrart de Conty et le « Livre des Problemes de Aristote » (c. 1380) Un siècle plus tard, vers 1380, Évrart de Conty (vers 1330-1405), maître régent de la Faculté de médecine de Paris et le médecin personnel du roi Charles  v, traduisit les Problèmes d’Aristote, sans doute à la requête de Charles v le Sage, qui était connu pour son grand amour des lettres et les nombreux savants et traducteurs dont il s’était entouré10. C’est un personnage érudit, puisqu’il est 8  Ibid., p. 208. 9  Ibid., p. 209. 10  Sur Évrart de Conty, voir notamment Ernest Wickersheimer, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Âge, Paris, Droz, 1936, p.  146 ; Ernest Wickersheimer et Danielle Jacquart, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Âge, nouvelle édition sous la direction de Guy Beaujouan, Genève, Droz, “Centre de recherches d’histoire et de philologie de la ive section de l’École pratique des Hautes Études V. Hautes Études médiévales et modernes (35)”, 1979, p. 72 ; Gilbert Ouy, « Les orthographes de divers auteurs français des xive et xve  siècles. Présentation et étude de quelques manuscrits autographes », dans Le Moyen Français : recherches de lexicologie et de lexicographie. Actes du vie Colloque International sur le Moyen Français. Milan (4-6 mai 1988), dir. Sergio Cigada et Anna Slerca, Milan, Vità e Pensiero, “Centro di studi sulla letteratura medio-francese e medio-inglese (7)”, vol. 1, 1991, p. 93-139, ici p. 100 ; et les articles de Françoise Guichard-Tesson : « Le métier de traducteur et de commentateur au xive  siècle d’après Évrart de Conty », Le Moyen Français, 24-25, 1990, p.  131167 ; « Le souci de la langue et du style au xive siècle : l’autographe des Problèmes

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aussi l’auteur du poème des Échecs amoureux11 et de la glose des Échecs amoureux moralisés. Autrefois, le traité intitulé aujourd’hui Problèmes (Problemata) a été attribué à Aristote lui-même, mais maintenant il est considéré comme inauthentique : il s’agit plutôt d’une compilation basée sur des textes originaux d’Aristote, des écrits hippocratiques, des œuvres de Théophraste et des éléments péripatéticiens postérieurs. Le texte est divisé en 38 sections, chacune répartie en plusieurs « problèmes », plusieurs « questions » qu’Aristote pose et auxquelles il donne ou essaie de donner une réponse, les sujets qui y sont abordés étant très divers. Un tiers à peu près du texte est consacré à la médecine, mais il y a des parties traitant de la sexualité, de la musique, de la mélancolie, des mathématiques, du jardinage, etc. Le traité a été traduit en latin au Moyen Âge par Barthélemy de Messine, vers 126012, un traducteur du roi Manfred de Sicile (12581266). Cette traduction des Problemata par Barthélemy est qualifiée par Évrart de Conty lui-même de traduction littérale : il s’agit, en effet, d’une traduction mot à mot, dans laquelle presque chaque mot grec est pourvu d’un équivalent latin, et où les constructions et les diverses tournures du texte original sont conservées aussi fidèlement que possible. Cette méthode de traduction littérale, qui semble négliger toute élégance dans l’usage du latin, peut s’explid’Évrart de Conty », Le Moyen Français, 33, 1993, p.  57-84 ; « Évrart de Conty, poète, traducteur et commentateur », dans Aristotle’s « Problemata » in different times and tongues, dir. Pieter De Leemans et Michèle Goyens, Leuven, UP, “Mediaevalia Lovaniensia Series I – Studia (39)”, 2006, p. 145-174. 11  Sur ce point, tous les spécialistes ne sont plus d’accord aujourd’hui. Voir par exemple la nouvelle édition du poème par G. Heyworth et D. E. O’Sullivan, qui rejettent la paternité d’Évrart de Conty pour ce qui concerne le poème : Les Eschéz d’Amours. A Critical Edition of the Poem and its Latin Glosses, éd. Gregory Heyworth et Daniel  E. O’Sullivan, avec Frank Coulson, Leiden/Boston, Brill, “Medieval and Renaissance Authors and Texts (10), 2013” en particulier p. 32 ssq. Pour une discussion approfondie à ce propos, voir l’introduction de l’édition des Problemes (en préparation). 12  La traduction de Barthélemy de Messine n’a pas encore été éditée, mis à part quelques fragments qui ont été édités de façon semi-critique. Pour un aperçu, voir la bibliographie de Gijs Coucke dans Aristotle’s « Problemata » in different times and tongues, op. cit., 2006, p. 305-307.

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quer notamment par un respect profond pour l’autorité d’Aristote. Les traducteurs voulaient garder le texte d’Aristote aussi pur que possible, et pour réaliser cette pureté dans leurs traductions, ils estimaient la manière de verbo ad verbum la plus adéquate, une pratique défendue notamment par Burgundio de Pise. Il faut attendre un demi-siècle pour voir Pietro d’Abano, médecin padouan, ajouter un commentaire à cette traduction13. Comme nous l’apprennent les colophons, Pietro commença son œuvre à Paris et la termina à Padoue en 1310. Pour rédiger son commentaire, il se base sur la traduction de Barthélemy de Messine : en effet, les particularités, mais aussi les interprétations erronées de cette traduction sont manifestement reflétées dans l’exposé. C’est en se basant sur ces deux écrits qu’Évrart de Conty achève sa traduction en français des Problèmes. Celle-ci est conservée, soit intégralement, soit en partie, dans une dizaine de manuscrits, dont un passe pour être un manuscrit autographe, comptant deux volumes et 492 folios14. Pour chaque problème, Évrart semble 13  La tradition manuscrite du commentaire de Pietro d’Abano n’est pas encore bien connue, car le texte n’a pas encore été édité. Elle a toutefois été analysée pour la partie iv par Gijs Coucke, dans sa thèse de doctorat, qui comprend l’édition de cette partie, Philosophy Between Text and Tradition, The Reception of Aristotle’s « Problemata » in the Middle Ages. Peter of Abano’s Expositio Problematum, vol. ii, Edition of Peter of Abano, Exp. IV, with Synthesis, Annotations and Essays, KU Leuven, 2008. Notons que quatre manuscrits conservant la traduction de Barthélemy de Messine présentent conjointement le commentaire de Pietro d’Abano. Mis à part cette partie iv, tout comme la partie vii, édition en préparation par Béatrice Delaurenti, seule l’introduction de l’Expositio a été éditée par Pieter De Leemans, « Ego, Petrus Paduanus, philosophie minimus alumpnorum. Pietro d’Abano’s Preface to his Expositio Problematum Aristotilis », dans Between Text and Tradition. Pietro d’Abano and the Reception of Pseudo-Aristotle’s « Problemata Physica » in the Middle Ages, Leuven, UP, “Mediaevalia Lovaniensia – Series 1 / Studia (46)”, 2016, p. 21-52, l’édition figure aux p. 45-52. Sur Pietro d’Abano, voir notamment la bibliographie de Mattew Klemm dans Aristotle’s Problemata in different times and tongues, op. cit., p. 307-310. 14  Il s’agit du manuscrit Paris, BnF, fr. 24281-24282. Le texte est en effet peu soigné, et présente de nombreuses corrections apportées manifestement au cours de la rédaction même. L’édition de la traduction est en préparation par une équipe, sous la direction de Fr. Guichard-Tesson et M. Goyens. Pour plus de détails sur les principes d’édition, voir Françoise Guichard-Tesson et Michèle Goyens, « Comment éditer l’autographe d’une traduction de traduction ? », Scriptorium, 63 (2009), p. 173-205, pl. 5-9.

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traduire d’abord de manière assez fidèle le texte de Barthélemy (partie qu’il appelle lui-même à plusieurs endroits Texte) ; ensuite, il traduit le commentaire de Pietro d’Abano, auquel il ajoute fréquemment des développements personnels, ce qui rend cette partie moins transparente et donc plus complexe à analyser15 ; il donne à ces parties systématiquement le nom de Glose16. En réalité, on constate, en examinant de près les deux textes-sources, qu’Évrart s’inspire déjà largement du commentaire de Pietro pour la partie correspondant en principe à Barthélemy ; il donne d’ailleurs régulièrement des indices qu’il s’écarte du texte d’Aristote par des expressions du type « et semble qu’il woeille dire17 » ; il n’hésite d’ailleurs pas à paraphraser une deuxième fois une idée si cela lui semble nécessaire.

Les principes de traduction Les deux traductions étudiées donnent des témoignages en ce qui concerne les principes qui ont été suivis. Or elles présentent ceux-ci de façon différente. Jean d’Antioche consacre en effet une postface à ses réflexions sur le travail qu’il vient de livrer. Évrart de Conty, quant à lui, ne prévoit pas de chapitre séparé pour nous faire part de ses observations sur son activité de traducteur, mais nous lègue dans le cours de son texte différents témoignages qui révèlent la difficulté de son travail ou expliquent comment il s’y est pris. Selon Monfrin, Jean d’Antioche analyse, dans sa postface, « avec un rare bonheur d’expression, les deux exigences fonda15  Voir Fr. Guichard-Tesson, « Le souci de la langue et du style au xive siècle », art. cit., p. 59. 16 Pour une étude des gloses dans cette traduction, voir Joëlle Ducos, « Lectures et vulgarisation du savoir aristotélicien : les gloses d’Évrart de Conty (sections xxv-xxvi) », dans Aristotle’s « Problemata » in Different Times and Tongues, op. cit., p. 153-174. 17 Voir Pieter De Leemans et Michèle Goyens, « Et samble qu’il woeille dire… Évrart de Conty comme traducteur de Pierre d’Abano », dans The Medieval Translator/ Traduire au Moyen Âge, x, 2007, dir. Olivier Bertrand et Jacqueline Jenkins, Turnhout, Brepols, 2007, p. 285-302.

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mentales de tout travail de traduction : respect du texte, respect du génie de chacune des langues en cause18 ». Jean d’Antioche opte, en effet, pour une traduction fidèle, et ceci contrairement à la plupart des autres traducteurs de l’époque, qui, bien que conscients de ce qu’était une traduction fidèle, étaient incités à produire des traductions plus « lâches » pour différentes raisons19. Notre traducteur déclare qu’il désire respecter « au plus pres qu’il pot » sa source latine, et allègue une double raison : il veut sauvegarder « l’auctorité » de sa source et il craint d’être accusé d’orgueil s’il se permet d’adapter le texte d’un grand maître comme Cicéron. Cette attitude lui a sans doute été inspirée par Guillaume de Saint-Etienne, le commanditaire de la traduction, qui considérait Cicéron comme une autorité digne des Pères de l’Église tels saint Augustin, saint Grégoire, saint Isidore ou saint Jérôme. Jean d’Antioche semble ainsi être le précurseur des traducteurs « rigoristes », dont un des plus célèbres, Jean de Vignay, déclare lui aussi qu’il veut suivre au plus près la « pure vérité de la lettre20 ». Comme Jean d’Antioche, il s’oppose par là à des traducteurs comme Jean de Meun qui opte pour une liberté par rapport à son modèle, une attitude qui naît aussi des problèmes que pose la concision du latin. En déclarant respecter le plus près qu’il peut son modèle, Jean d’Antioche ne s’est pas donné une tâche facile, car le latin se caractérise par des constructions difficiles et un choix de mots « étranges »21. C’est dans cette différence des « proprietez de paroles » et des « raisons d’ordener les araisonemenz » que Jean 18 Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », dans L’humanisme médiéval dans les littératures romanes du xiie au xive siècle. Colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littérature romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, dir. Anthime Fourrier, Paris, Klincksieck, “Actes et Colloques (3)”, p. 217-246, ici p. 225. 19  Paul Chavy, « Les Premiers Translateurs français », The French Review, 47, 1974, p. 557-565, ici p. 558. 20  Voir Claude Buridant, « Jean de Meun et Jean de Vignay, traducteurs de l’Epitoma rei militaris de Végèce. Contribution à l’histoire de la traduction au Moyen Âge », dans Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Université de Nancy II, 1980, p. 51-69, ici p. 53, 56. 21  Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux xiiie et xive  siècles, Paris–Montréal, Vrin–PU de Montréal, “Études Médiévales”, 1986, p. 168.

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d’Antioche voyait les causes de la différence entre « les diz du latin et du français »22 : Car la maniere dou parler au latin n’est pas semblable generaument a cele dou françois, ne les proprietez des paroles ne les raisons d’ordener les araisonemenz et les diz dou latin ne sont pas semblables a celes dou françois. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. ccv, l. 21-2423).

Ce témoignage de Jean d’Antioche est particulièrement précieux parce qu’il pose le problème de la traduction dans des termes semblables à ceux de la tradition culturelle des traducteurs royaux, dont il ne faisait pas partie et qui ne le connaissaient manifestement pas24. La traduction d’Évrart de Conty, à situer donc un bon siècle plus tard, doit être placée dans le contexte de l’entourage royal dans lequel il travaillait. Or, les traductions commanditées par Charles v avaient un but social et éducatif et devaient servir à parfaire son instruction25. Citons à ce propos un extrait de la préface du Livre de Éthiques de Nicole Oresme : Mais pour ce que les livres morals de Aristote furent faiz en grec, et nous les avons en latin moult fort a entendre, le Roy a voulu, pour le bien commun, faire les translater en françois, afin 22  Ibid., p. 167-168. 23  Nous citons le texte de Jean d’Antioche selon l’édition non publiée de Willy Van Hoecke, La rhétorique de Marc Tulles Cicéron. La traduction par Jean d’Antioche du De Inventione de Cicéron et de la Rhetorica ad Herennium, [2000]. Une autre édition, moins fournie mais soignée, a été publiée, à savoir celle d’Elisa Guadagnini, La Rectorique de Cyceron tradotta da Jean d’Antioche. Edizione e glossario, Pise, Edizione della Normale, 2009. 24 S. Lusignan, Parler vulgairement, op. cit., p. 145. 25  Voir Michel Salvat, « La traduction des ouvrages scientifiques latins au xive  siècle », dans L’Écriture du Savoir. Actes du colloque de Bagnoles-de-L’Orne (7 avril 1990), Le Mesnil-Brout, Association Diderot, “Cahiers Diderot (3)”, 1991, p. 107-114, ici p. 110 ; voir aussi Serge Lusignan, « La topique de la translatio studii et les traductions françaises de textes savants au xive siècle », dans Traduction et traducteurs au Moyen Âge. Actes du colloque international du CNRS organisé à Paris, Institut de recherche et d’histoire des textes (26-28 mai 1986), dir. Geneviève Contamine, Paris, Éditions du CNRS, “Documents, études et répertoires publiés par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes”, 1989, p. 303-315, ici p. 305.

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que il et ses conseilliers et autres les puissent mieulx entendre. (Nicole Oresme, Livre de Éthiques d’Aristote, prologue26).

Pour Évrart, sa traduction devait être compréhensible pour son public, et convenir à la langue française dans laquelle il écrit, comme le montre le commentaire suivant d’un passage difficile à comprendre : Li textes quant a ce est corrumpus par le vice des escrivans ou par aventure des translateurs. Et ausi est ce chose moult estrange a comprendre a la gent laye, et mal ausi seant en françois. (Évrart de Conty, Problemes, xv 5, fol. ii, 6v27).

En tant que traducteur, Évrart de Conty se voit lui aussi confronté aux exigences souvent difficiles à concilier de la fidélité de la traduction, d’une part, et de la clarté de son texte de l’autre. Il adopte toutefois une attitude différente de celle de Jean d’Antioche : pour lui, il faut se méfier des traductions trop littérales, qui risquent de rendre le texte incompréhensible pour le lecteur. Ce problème s’explique par l’écart entre le latin et le français : Et pour ce, li translateur qui s’esforcent communement de aler au plus pres des paroles qu’il poeent vont aucune foys trop loingns de la maniere acoustumee de parler en la langue en la quele il woelent lor translation faire, dont la chose samble estre plus obscure. (Évrart de Conty, Problemes, I, 1, fol. i, 1v).

Il essaiera, dès lors, de trouver un bon équilibre entre ces deux exigences. Son texte révèle qu’Évrart était bien conscient qu’il traduisait une traduction, et même qu’il devait travailler sur une tra26 Cf.  l’édition d’Albert D.  Menut, Maistre Nicole Oresme. Le livre de Ethiques d’Aristote, New York, Stechert & Co, 1940, p. 99. Voir aussi S. Lusignan, « La topique de la translatio studii », art. cit., p. 305, 310. 27  Voir aussi Fr. Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur », art. cit., p. 143. Nous citons le texte d’après le manuscrit autographe en deux volumes : la référence au texte comprend d’abord la partie, en chiffres romains, ensuite le numéro du problème, suivi du numéro du volume de l’autographe et le folio.

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duction imparfaite, preuve aussi la citation ci-dessus illustrant un passage difficile à comprendre. Cette considération l’a sans doute conforté dans sa conviction qu’une traduction libre, ad sensum, était permise et même nécessaire. Il résume ses considérations au début de son commentaire de la section xxx, 128 : Et, pour ce que la maniere de parler en une langue n’est mie tele qu’elle est en l’autre, et qu’on ne treuve mie proprement mos correspondans ensamble d’une langue à l’autre, bien souvent pour ce n’est ce mie merveilles se la translations fait a le fois aucunement varier la sentence (des paroles) ou au mains la biauté. (Évrart de Conty, Problemes, xxx, 1, fol. ii, 179v).

Mentionnons encore qu’Évrart adaptera son texte en fonction des règles de bienséance : il évitera ainsi de développer le problème qui traite des perversions dans l’accomplissement de l’œuvre de generacion. Sa réponse restera en effet brève, et il renvoie le lecteur aux textes-sources et aux commentaires pour de plus amples détails29. Rappelons enfin qu’Évrart de Conty n’est pas seulement traducteur, mais aussi commentateur : non seulement il traduit le commentaire de Pietro d’Abano, mais en outre il ajoute bon nombre de considérations propres, où il peut se profiler comme auteur, en tant que savant en général, et souvent aussi en tant que médecin ; sa propre expérience lui permet de confronter le texte d’Aristote à sa pratique quotidienne pour de nombreuses questions médicales30, mais aussi pour d’autres questions, notamment dans la section traitant des plantes cultivées, où Évrart n’hésite pas à ajouter des précisions sur des variétés de plantes, à expliquer l’origine de termes qui les désignent, ayant probablement consulté d’autres ouvrages qui fournissaient ces informations, car il renvoie 28 Pour une présentation fouillée de la manière de travailler d’Évrart de Conty, voir l’étude de Fr. Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur », art. cit. 29  Voir à ce sujet Fr. Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur », art. cit., p. 146. 30  Voir ibid.

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régulièrement à d’autres autorités31. En tout cas, il lui semblait que les explications fournies par Aristote (par le biais de Barthélemy) et par Pietro n’étaient pas suffisantes pour l’instruction de son commanditaire, et fait ainsi appel à sa propre autorité, sans toutefois le dire explicitement. En ce qui concerne l’attitude qu’il adopte face à l’autorité de son texte-source, Évrart témoigne le plus souvent de sa grande admiration et de son grand respect pour le philosophe, et va même jusqu’à « laver le Philosophe des nombreux reproches qu’on peut adresser aux Problèmes32 ». En revanche, à d’autres occasions, il n’hésite pas, en accord avec Pietro d’Abano, à accuser Aristote d’avoir tort et même d’insister et de faire appel à d’autres autorités pour appuyer ses arguments33. Toutefois, il reste conscient du problème que pourrait amener le fait de traduire à partir d’une traduction, témoin les observations formulées ci-dessus, et par exemple le passage suivant34 : Nous poons a ce dire que selonc la verité, se Aristote entent par ceste herbe dont il parle le herbe que nous appelons mente et cils fu bien translatés, ce qu’il en dit est chose moult doubtable, car de ce n’est il mie doubte qu’elle est et chaude et seche comme dit est, et par ainsi elle ne poet le cors refroidier. (Évrart de Conty, Problemes, xx, 2, fol. ii, 57v) ; Dicendum quod si per mentam intelligitur quod preexpositum est, videtur dubius hic sermo, si rectus ad nos pervenit, neque video quo modo menta per se infrigidat, sicut eius actus denotat oppositus. (Commentaire de Pietro d’Abano).

31  Voir Michèle Goyens, « Le lexique des plantes et la traduction des Problèmes d’Aristote par Évrart de Conty (c. 1380) », Le Moyen Français, 55-56, 2004-2005, p. 145-165. 32  Fr.  Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur », art. cit., p. 148. 33 Voir par exemple le passage sur la menthe, dans la vingtième partie ; cf. M. Goyens, « Le lexique des plantes », art. cit., p. 154. 34  Voir aussi M. Goyens, ibid., art. cit., p. 155.

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En effet, l’observation « cils fu bien translatés » témoigne aussi bien du problème linguistique que pose l’acte de traduire que du problème que pourrait poser la transmission du texte, le verbe translater ayant ces deux sens ; le passage correspondant chez Pietro d’Abano, « si rectus ad nos pervenit », semble référer plutôt aux problèmes de transmission du texte.

Le « je » dans la traduction : auteur ou traducteur ? Afin d’étudier les passages où le traducteur émerge de son rôle de « translateur » pour affirmer sa propre autorité, nous avons sélectionné ceux où figure un pronom de la première personne, je, me, moi35. Se pose, d’abord, le problème des formes verbales utilisées seules, sans pronom, dans les textes en français médiéval. Pour vérifier leur importance, nous avons examiné les occurrences de plusieurs verbes, à savoir les formes ai ou ay, veux (et ses variantes), et les finales du futur en -erai/-eray. Il en résulte, chez Jean d’Antioche, que ces formes s’emploient avec une très large majorité avec un pronom personnel ; il en va de même pour la traduction d’Évrart de Conty, où les verbes à la première personne sont très peu nombreux. En d’autres termes, aborder cette analyse par le biais du pronom personnel permettra d’isoler la plus grande partie des occurrences de formes verbales à la première personne. Il faut, en outre, préciser que le volume des deux traductions est fort différent : les parties éditées du Livre des problemes constituent ainsi un ensemble près de trois fois plus long, avec 411 000 mots, que la Rettorique de Marc Tulles Cyceron, qui compte 126  000 35  Cette sélection s’est faite sur une version numérisée des textes, à l’aide du programme d’Antconc, développé par Laurence Anthony, AntConc (Version 3.4.1.) [Computer Software], Tokyo, Japan, Waseda University, 2014 ; cf.  http://www. laurenceanthony.net/ [dernière consultation le 12 décembre 2018]. Précisons que pour les Problemes, nous avons dû nous limiter aux parties pour lesquelles une transcription était disponible au moment de la préparation de l’analyse : il s’agit des parties i-xi (la partie x étant transcrite en partie seulement), xx (en partie), xxvii-xxxviii. Cette portion représente 58% de l’ensemble du texte.

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mots. Il sera donc nécessaire de relativiser les résultats chiffrés afin de garantir une comparaison correcte entre les deux textes. La sélection des pronoms personnels de la première personne, sous leurs diverses formes, révèle les données absolues suivantes :

j’ – je jou gié ge – gé m’ – me moi

Jean d’Antioche 224 / / / 85 16

Évrart de Conty 46 / / / 16 /

Dans ce qui suit, nous nous concentrons sur les occurrences du pronom sujet « je ». Compte tenu du volume relatif des textes, la proportion des pronoms sujets est de 224 chez Jean d’Antioche, face à seulement 16 chez Évrart de Conty. Cette différence signifie-t-elle pour autant que Jean d’Antioche s’affiche davantage en tant qu’auteur par rapport à Évrart ? Une analyse plus détaillée des contextes permettra de le vérifier. Commençons par Jean d’Antioche. En observant les apparitions du pronom sujet dans les parties composées par le traducteur lui-même, le prologue, l’épilogue et la postface, nous n’en relevons qu’une seule occurrence, à la fin du prologue, là où le traducteur s’identifie : La quele art, je, Johan d’Anthioche, que l’en apele de Harens, ai translatee dou latin en franceis et vulgalizee a l’onor et a la requeste de l’honest home et relegious frere Guillaume de Saint Estiene, frere de la sainte maison de l’ospital de Saint Johan de Jherusalem. Ce fu fait en Acre l’an de l’incarnacion Nostre Seignor Jhesu Crist m cc lxxxii. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 1, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 25).

Lorsque nous observons la traduction elle-même, le pronom je correspond dans la très large majorité des cas à une première per-

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sonne du texte-source latin, ce qui correspond bien aux principes expliqués par le traducteur, à savoir qu’il veut rendre une traduction fidèle ; citons en guise d’illustration : Quar quant je regars les amermances de nostre chose publique ou comune et je aüne en mon corage et assemble les ancienes chaitivetez et les degastemens des tres grans cytez, je voi que la greignor partie des domages est avenue par les homes trop enparlez. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 2, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 29) ; Nam cum et nostrae rei publicae detrimenta considero et maximarum civitatum veteres animo calamitates colligo, non minimam video per disertissimos homines invectam partem incommodorum. (Cicéron, De Inventione, i, 1, d’après G. Achard, éd. cit., p. 56).

Dans un très grand nombre de ces cas (à peu près 75%), ces je apparaissent dans le discours direct. Il faut savoir que le sujet de ces deux traités est la rhétorique, et un grand nombre des exemples y est pris de situations juridiques lors d’un procès, où les parties en présence prennent la parole à tour de rôle. C’est le cas par exemple dans les interventions suivantes : Constitucion si est le premier debat des causes ou des plais, qui vient dou deboutement de l’entencion ; en ceste maniere : « Feys tu ce ? » – « Non fis », ou : « J’ay fait par droit ». (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 6, d’après W.  Van Hoecke, éd. cit., p. 37) ; constitutio est prima conflictio causarum ex depulsione intentionis profecta, hoc modo : « fecisti » ; « non feci » aut « iure feci ». (Cicéron, De Inventione, I, 18, d’après G. Achard, éd. cit., p. 73).

Il reste quelques cas spécifiques, notamment ceux où le traducteur semble ajouter des éléments par rapport au texte source. Sur l’ensemble des 224 cas, il y a à peu près 5% qui présentent cette si-

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tuation. Citons, tout d’abord, quelques passages qui illustrent l’absence de forme verbale correspondante dans le texte-source latin : Quar vertu si est un abit de corage covenable et concordant à la maniere de bone nature et à la raison. Por la quel chose, je di que si toutes les parties de vertu sont coneus, toute la force de la simple honesté sera bien regardee et veue. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 70, d’après W.  Van Hoecke, éd. cit., p. 159) ; nam virtus est animi habitus naturae modo atque rationi consentaneus. Quamobrem omnibus eius partibus cognitis tota vis erit simplicis honestatis considerata. (Cicéron, De Inventione, II, 159, d’après G. Achard, éd. cit., p. 224) ; De celes amphybolies que cil dient, l’en ne porroit nule sentence interpreter ne traire d’autre partie. Por coi je di qu’il sont oscurs interpreteors et haynous, et qu’il s’entremetent d’estrange parler et ennuyous. Car tandis com il veulent parler delivrement et agu, si se peuent trover durement enfans. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 105, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 159) ; Omnes enim illi amphibolias aucupantur, eas etiam quae ex altera parte sententiam nullam possunt interpretari. Itaque et alieni sermonis molesti interpellatores et scripti cum odiosi tum obscuri interpretes sunt ; et dum caute et expedite loqui uolunt, infantissimi reperiuntur. (Rhetorica ad Herennium, II, 16, d’après G. Achard, éd. cit., p. 47) ; Ceste openion ai je cy aleguee or endroites, que nos deons desprizier en ceste presence cele genglerresse discipline et enfantine. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 105, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 159) ; Verum horum pueriles opiniones rectissimis rationibus, cum uoles, refellemus. (Rhetorica ad Herennium, II, 16, d’après G. Achard, éd. cit., p. 48) ;

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Quar qui dira que por vin ou por amors ou por felonie avra laissee la raison à faire, celui ne semblera pas qu’il ne savoit par mesconoissance, mais par le vice et la mauvaistié de son corage. Por coi je di que cil ne se desfendra pas par mesconoissance, mais entechera sa persone par coulpe. Des emprés l’en enquerra par la provable constitucion s’il le savoit ou mesconoissoit. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 112, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 207) ; Nam qui se propter uinum aut amorem aut iracundiam fugisse rationem dicet, is animi uitio uidebitur nescisse, non inprudentia ; quare non inprudentia se defendet, sed culpa contaminabit personam. Deinde coniecturali constitutione quaeretur utrum scierit an ignorauerit  […] (Rhetorica ad Herennium, II, 24, d’après G. Achard, éd. cit., p. 55).

Dans certains cas, c’est une autre tournure dans le texte-source qui est rendue par une construction verbale à la première personne ; citons par exemple : […] et si nos exponons en tel maniere les eissues des choses et les definemenz que l’en puisse savoir les choses qui sont avant faites par les choses dites, sanz ce que l’on les die, si come, se je deisse : « Je sui retorné de tel leu », l’en peut tantost entendre que je alai en cel leu. Et briement nos dit que nos devons trespasser non pas soulement ce qui nuise, mais autresi ce qui ne nuise ni ne profite. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 84, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 179) ; et si exitus rerum ita ponemus ut ante quoque quae facta sint sciri possint, tametsi nos reticuerimus : quod genus, si dicam me ex prouincia redisse, profectum quoque in prouinciam intellegatur. Et omnino non modo id quod obest, sed etiam id quod neque obest neque adiuuat satius est praeterire. (Rhetorica ad Herennium, II, 24, d’après G. Achard, éd. cit., p. 55) ;

où la forme profectum est le supin de proficere, catégorie nominale du verbe, et non la forme personnelle. Dans le passage suivant, le

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texte source présente comme correspondant une tournure passive à la troisième personne : Bailliez moi donques, fist il, je vos pri et requier, de cestes virges que vos dites, les tres beles, que je puisse translater verité de vif exemple de creature en merveillous ymage et si paindrai ce que je vos ai promis. (Jean d’Antioche, Rettorique, chap. 38, d’après W. Van Hoecke, éd. cit., p. 98); Praebete igitur mihi, quaeso, inquit, ex istis virginibus formonsissimas, dum pingo id, quod pollicitus sum vobis, ut mutum in simulacrum ex animali exemplo veritas transferatur. (Cicéron, De Inventione, II, 2, d’après G. Achard, éd. cit., p. 143).

Ce que tous les passages où il n’y a pas de correspondance stricte avec le texte latin révèlent en tout cas, c’est l’attitude d’un traducteur qui utilise la première personne pour renvoyer à la personne qui prend la parole dans le discours direct, ou à l’auteur du traité source, et non pas à sa propre personne. En d’autres mots, l’emploi du pronom personnel paraît rendre plus claires, plus concrètes les affirmations du texte. Ce traducteur, fidèle à ses principes, semble donc bien s’effacer derrière la grande autorité de Cicéron, pour lui l’auteur des deux traités, et n’intervient en aucune façon pour altérer le texte ou s’approprier des contenus. Le nombre très élevé de pronoms à la première personne n’implique donc pas d’affirmation auctoriale de la part de Jean d’Antioche. Passons à présent au médecin et traducteur de Charles v. En analysant les occurrences du pronom sujet de la première personne, force est de constater que les je apparaissent quasi exclusivement dans les parties Glose. En effet, la partie Texte ne présente ce pronom que deux fois (sur 46), en fait lorsque le traducteur évite de développer un problème, soit pour une raison de bienséance, soit pour éviter la répétition ou être plus bref. Ainsi, il évoque la bienséance au début du problème 26 de la quatrième partie sur « l’œuvre de génération » :

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Cy aprés met Aristotes .1. probleme qui n’est pas bien seans au dire voir en la langue françoise, et pource n’y woeil ge pas arrester longuement ne poursievir le texte, et se ne le woeil mie ausi du tout trespasser oultre afin qu’on ne cuide mie que il y ayt negligence. Il samble dont briefment qu’il woeille demander ainsi : pour quoy c’est que on se delite generalment en le desus dite oeuvre de generation en quelques maniere que ce soit fait. (Évrart de Conty, Problemes, IV, 26, début Texte, fol. i, 116v);

qui correspond au passage latin suivant, où ne figure que la question : Propter quid quidem cum quibus coitur gaudent, et hii quidem simul agentes, hii autem non36 ?

Le second emploi du pronom de la première personne dans la partie Texte est celui où Évrart annonce qu’il ne développe pas un problème pour éviter la répétition, dans le dernier problème de la 7e partie : Pour quoy est ce que la cendre et le nitre ne garissent de la congelation desus dite des dens comme le pourpie et le sel font ? Cils problemes ausi fu proposés et exposés souffissanment en la partie desus dite et u .38e. lieu, et pource n’en diray je ausi plus, car ce seroit inutile repetitions. (Évrart de Conty, Problemes, VII, 10, fol. i, 142v),

36  Le texte latin de Barthélemy de Messine est cité d’après l’incunable suivant : Expositio in librum problematum Aristotelis, Venise, ap. Ioh.  Herbort de Seligenstat, 1482, exemplaire microfilmé de Bethesda, U.S.  National Library of Medicine (auparavant Library of the Surgeon General’s Office), n°  9414473. Le texte de cette traduction peut être consulté dans Jozef Brams, Carlos Steel et Paul Tombeur (dir.), Aristoteles Latinus Database, Release 2, Turnhout, Brepols, 2006.

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un message que nous retrouvons d’ailleurs déjà chez Pietro : Istud problema et subsequens sufficienter sunt exposita 37° et 38° capitulo prime particule. (Pietro de Abano, Expositio Problematum37).

Toutes les autres occurrences du pronom je figurent dans les parties Glose, qui, rappelons-le, se basent en partie sur l’Expositio de Pietro d’Abano, mais comportent également des développements personnels de la part d’Évrart. Il faut donc se poser la question de savoir si le traducteur suit ici un emploi de la première personne de Pietro d’Abano, ou s’il l’ajoute lui-même. Rappelons que ces parties Glose sont plus difficiles à comparer avec le commentaire de Pietro, car Évrart se permet bien plus de libertés. Françoise Guichard-Tesson a fait une étude approfondie de cette problématique38. Concrètement, la spécialiste analyse le 3e problème de la première partie, consacré à la mutation des temps et des vents et leur influence sur les maladies et leur guérison ; elle aboutit aux constats suivants : l’auteur [Évrart de Conty] s’accorde une grande souplesse […] [et] opère par enchâssements et digressions. […] Le texte est aussi le prétexte à fournir un ensemble de connaissances minimales qui semblent nécessaires au lecteur sur certains sujets. Ainsi le commentaire de Pierre d’Abano est-il très inégalement utilisé d’un problème à l’autre, presque toujours abrégé et simplifié, allégé de nombreuses citations. Mais Évrart y insère de longs excursus39.

Nous reproduisons ci-dessous le schéma établi par Françoise Guichard-Tesson, montrant de quelle manière la matière savante est réutilisée :

37  Le commentaire de Pietro d’Abano est cité d’après l’incunable présenté à la note précédente. 38  Voir Fr.  Guichard-Tesson, « Évrart de Conty, poète, traducteur et commentateur », art. cit. 39  Ibid., p. 164.

« POR LA QUEL CHOSE JE DI » : JEAN D’ANTIOCHE ET ÉVRART DE CONTY 105

Abano

Probl.

4 étoiles fixes

3 consid. saisons

Étoiles-signe Soleil-cause

Serenitatum et tempestatum

3 manières de lever-coucher des étoiles

EAM

Fig. 1. Réutilisation de la matière savante40.

Ce schéma révèle de quelle façon le traducteur déplace des contenus (voir les cases présentant des symboles identiques), et en ajoute de nouveaux (les trois manières de lever ou coucher des étoiles). Quant au texte de Pietro lui-même, Pieter De Leemans et Gijs Coucke ont étudié les cas de déclarations à la première personne, qu’ils appellent ego-statements, et d’expérience personnelle qui s’y retrouvent41. Leurs conclusions sont claires : Pietro est surtout intéressé par la théorie (médicale) plutôt que la pratique, et tient surtout à réconcilier ses deux sources auctoritatives, Aristote et Galien. S’il recourt à des expériences personnelles et à des affirmations à la première personne, c’est pour confirmer, défier ou compléter ces autorités, mais leur impact sur le discours est plutôt limité42. Dans certains de ces cas d’ailleurs, Pietro semble avoir emprunté ces « expériences » à d’autres sources, communément reconnues. Quoi qu’il en soit, Pieter De Leemans et Gijs Coucke concluent que, pour Pietro, l’appel à des expériences personnelles n’a pas encore un poids suffisamment important par rapport aux autorités reconnues. 40  Ibid., p. 168. 41  Pieter De Leemans et Gijs Coucke, « Sicut vidi et tetigi… Ego-statements and experience in Pietro d’Abano’s Expositio Problematum Aristotelis », dans « Expertus sum ». L’expérience par les sens dans la philosophie naturelle médiévale. Actes du colloque international de Pont-à-Mousson (5-7 février 2009), dir. Thomas Bénatouïl et Isabelle Draelants, Firenze, Sismel, 2011, p. 405-426. 42  Voir en particulier ibid., p. 423.

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Le recours à la première personne chez Pietro est donc plutôt rare. Qu’en est-il alors des passages où Évrart recourt à la première personne face au commentaire de Pietro ? La première personne apparaît tout d’abord dans les interventions où Évrart annonce qu’il ne traitera pas ou plus d’une certaine matière pour des raisons de brièveté, sans correspondance chez Pietro, comme dans : De la maniere comment on se doit excerciter, et des diversités des excercitations, et de pluseurs choses qui toucent ceste matere ne parleray je plus quant a present, pour cause de brieté. (Évrart de Conty, Problemes, i, 46, fin de la glose, fol. i, 46r).

Dans l’ensemble des parties étudiées, cet emploi du pronom apparaît sept fois. On peut ensuite se concentrer sur le long développement de huit folios qu’Évrart ajoute dans la glose du premier problème de la première partie, consacré aux principes qui se trouvent à la base de la médecine43. Nous relevons par exemple : Ce sont .3. manieres de choses qui regardent, comme je di, le cors humain diversement, en la consideration des queles gist auques toute la speculation de la science de medecine. Et pour ce les convient il cy aprés nommer et de cascune, au mains en general et briefment, aucune chose dire. (Évrart de Conty, Problemes, i, 1, fol. i, 2v).

un extrait dans lequel il renvoie à ce qu’il a affirmé lui-même dans le texte qui précède, où il a introduit la « science de la medecine ». Dans ces huit folios ajoutés, nous relevons 13 des 46 emplois de je sur l’ensemble du texte étudié. On peut donc s’attendre à ce que les occurrences de la première personne apparaissent, dans le reste du texte, essentiellement dans des contenus ajoutés par le traducteur.

43  Il s’appuie pour cela sur l’Isagoge de Johannitius, cf. Fr. Guichard-Tesson, « Le métier de traducteur et de commentateur », art. cit., p. 164.

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Nous relevons aussi des passages qui sont clairement des ajouts relevant de l’expérience personnelle du traducteur, comme par exemple : Et de ce ha on veu aucune fois que pour la dilation et le ouverture du coer trop grande et par trop rire, a quoy il s’ensievoit trop grant resolution d’esperis et de la chaleur naturele qui est fundemens de vie, sont aucun mort meismes en riant, de quoy il est avenu en mon tans si comme je oÿ raconter a gens dignes de foy, que .2. jones filles se gieuoient a .1. jone home, le quel elles tenoient de par terre desoubs elles, et le catoulloient desoubs les aisseles par gieu et par esbatement, et pource que cils rioit et qu’elles cuidoient que ce li pleust et qu’il en eust joie, elles continuoient tousdis lor catoullement et lor gieu. Finablement elles le continuerent tant qu’il se pasma du tout entre lors mains, et fu trouvés tous mors. (Évrart de Conty, Problemes, xxviii, 8, fol. ii, 166r) ;

passage qui ne se retrouve pas chez Pietro. On peut y ajouter l’extrait suivant, où le traducteur fait d’abord une digression en invoquant l’exemple concret de la qualité de l’air à Paris, en comparaison à Saint-Denis ou Melun ; après cet exemple, le traducteur revient à son propos, et veut renvoyer à un passage déjà développé : C’est dont la plus propre et la plus vraye cause que on y puist asigner, car il n’est mie ymaginable, en tans de epydimie general et qui vient de grant cause et forte, que li airs soit infecs et corrumpus en i lieu et non en i autre, si comme que li airs soit epydimiauls et corrumpus a Paris et non a Saint Denys ou a Miauls ou a Meleun, ains doit on ymaginer et croire que partout il est ainsi corrumpus et alterés, combien que ce puist bien estre plus ou mains en i lieu qu’en i autre. Et pource il convendroit, ce samble, tenir que on se morroit par tout tant comme pour la raison de l’air ausi en i lieu comme en l’autre, se ce n’estoit pour la preparation et disposition que je di qui, selonc la verité, fait haster la mort ou retarder plus en i lieu que en l’autre. Et pour ce dit Aristotes que ceste pestilence est commune a tous, com bien que tous n’en muirent mie ne ne soient malade, pource que tuit ne sont mie

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a ce disposé equalment, comme dit est. (Évrart de Conty, Problemes, i, 7, fol. i, 15r).

Le rôle discursif de la formulation « la preparation et la disposition que je di » est clair : elle renvoie à un passage qui figure quelques paragraphes plus haut dans le texte : Par ce poet on veïr et assés clerement la cause pour quoy li uns moert de ceste malvaise corruption de air et li autres non. Briefment, c’est pource qu’il est a ce disposés et preparés de sa complexion et de sa nature, ou pour aucune malvaise disposition aquise, comme il samble que Aristotes woelt dire, et li autres non. (Évrart de Conty, Problemes, i, 7, fol. i, 14v).

Le pronom apparaît aussi lorsque le traducteur-commentateur veut répéter ses propres principes ; il sert clairement à établir un renvoi intratextuel : La translation du texte de Aristote en cest probleme est un petit obscure et estrange de premiere faice. Et pource comme il ha esté dit autrefois et promis des le commencement de cest livre que je voloie aucunement ensivre le texte et les paroles de Aristote en ceste œuvre selonc ce qu’il me seroit possible, ce n’est mie merveilles se ceste premiere translation ou exposition en françois est aucunement obscure ausi. (Évrart de Conty, Problemes, xxxiii, i, fol. ii, 226v).

Ce souci pédagogique prend également le dessus lorsqu’Évrart précise ses propos, témoin l’extrait suivant : Et ce nous voelt ausi Aristotes moustrer par ce que nous veons meismes en dormant pour quoy nous devons savoir que l’ame en soy ha diverses poissances et diverses vertus. Et selonc ce qu’il fu dit au commencement de cest livre elles sont ramenees en general a .3. diversités, dont la premiere est la vertu de vie et c’est celle qui fait mouvoir le coer et les arteres et qui envoie et aministre la chaleur naturele et les esperis qui sont instrument de vie a tous les membres, non mie que je woeille dire que le influence du coer doingne vie au cors et as

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membres, car ce seroit inproprement parler, pource que l’ame est celle seulement qui par sa presence est cause de vie, mais le influence du coer par la chaleur desus dite et par les esperis que li coers multeplie et departist as membres et au cors conserve et garde la complexion du cors et des membres en sa naturalité, et par ainsi est cause de la duration et de la continuation de la vie, dont la presence de l’ame est vraye cause. (Évrart de Conty, Problemes, xxx, 12, fol. ii, 194v).

Enfin, dans certains cas, nous avons l’impression qu’Évrart veut insister sur la formulation ; le texte correspondant du commentaire de Pietro ne donne aucune indication de ce type ; citons en guise d’illustration : Nous devons ausi savoir que les medecines dont Aristotes fait cy mention, dont les unes purgent par fluxs de ventre, et les autres par le orine, doivent avoir les dessus dites vertus de lor propre nature. Et ce di je pour tant, car on feroit bien par art que une medecine, qui deveroit esmouvoir le ventre de sa nature, esmouveroit le orine et multeplieroit, si comme Avicennes dit, et ausy Mesué, de le auctorité de Galien, de commin, du quel il dit que par forte trituration et pulverisation, il, qui est laxatis du ventre, devient provocatis de orine. (Évrart de Conty, Problemes, i, 40, fol. i, 39v) ; Et se aucuns ausy disoit que le ver de gris, qui est fais de arain, est laxatis et purge le yaue citrine des ydropiques, je respons que c’est pource qu’il est pulverisables et qu’il se poet bien espandre et diffundre par le cors, et ausy pour aucune qualité qu’il aquiert par le alteration de l’arain. (Évrart de Conty, Problemes, i, 42, fol. i, 43r).

Les verbes qui s’utilisent avec le pronom de la première personne sont les suivants : dire (29 cas), respondre (1), parler (2), se passer de (6), arrester a (3), moustrer (1), oïr raconter (1), taire (2), ensivre (les paroles de Aristote) (1). En d’autres mots, il s’agit presque systématiquement de verbes concernant la prise de parole et l’affirmation de l’auteur (ou le refus), ou alors la position prise par rapport à l’autorité d’Aristote.

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Dans l’ensemble, les emplois du pronom de la première personne sujet sont rares dans la traduction d’Évrart de Conty, si on considère  l’envergure du texte. Il apparaît quasi exclusivement dans les parties Glose, où Évrart traduit le commentaire de Pietro, complètement ou en partie, tout en ajoutant ses propres développements si bon lui semble. Les emplois du pronom je semblent en tout cas avoir pour objectif essentiel de clarifier le texte, en ajoutant des renvois intratextuels, d’annoncer une intervention dans le texte même (abrègement du texte, coupure dans le texte), d’insister sur un contenu ou le rendre plus clair en le reformulant. Ces emplois rentrent donc dans le programme pédagogique du traducteur, et viennent corroborer des résultats d’autres études faites sur lui.

Conclusions La confrontation de ces deux traducteurs, de deux époques différentes, travaillant dans des circonstances et des lieux fort différents, traduisant des œuvres d’autorités importantes qui leur inspiraient un profond respect, permet de voir combien leur travail, finalement, se rapproche dans un certain sens, puisque tous deux sont inspirés par un profond respect par rapport à l’auteur de leur source et manifestent un désir d’être compris par leur auditoire. Par ailleurs, les soins qu’ils appliquent à leur tâche les mènent vers un texte qui pour l’un reste finalement très proche de sa source, étant pour le traducteur le seul moyen de respecter au plus pres qu’il pot sa source tout en veillant à rendre dans une langue claire et compréhensible le message, tandis que, pour l’autre, c’est précisément la paraphrase, l’explication qui doit garantir la compréhension du texte, et donc c’est une traduction moins littérale, moins proche du texte-source qui permet en fin de compte de faire passer le savoir du grand philosophe à la postérité. Comment se présente, dès lors, le problème du statut auctorial de ces deux traducteurs ? Leur emploi du pronom de la première personne je n’affirme en tout cas pas leur propre autorité. Pour

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Jean d’Antioche, il est simplement le reflet du respect du textesource, qui utilise lui aussi cette première personne, voire l’amélioration du texte source en vue de sa compréhension. Pour Évrart de Conty, la situation est un peu plus diverse, puisque viennent s’ajouter les passages où le traducteur a fait le choix d’abréger, voire de couper, seule fois où il ose intervenir à son propre compte dans le texte du grand philosophe. Ces deux traducteurs se rejoignent en tout cas quant à leur modestie, s’effaçant le plus souvent devant l’autorité du texte qu’ils translatent, restant des nains discrets sur des épaules de géants. Université de Leuven

Marie-Hélène Tesnière

PIERRE BERSUIRE, TRADUCTEUR DES DÉCADES DE TITE-LIVE : NOUVELLES PERSPECTIVES

Malgré l’importante monographie que lui ont consacrée Charles Samaran et Jacques Monfrin, au tome xxxix de l’Histoire littéraire de la France, la personnalité de Pierre Bersuire se laisse difficilement appréhender1. Il semble que l’on soit en présence de deux personnes différentes. D’une part, l’auteur d’une monumentale encyclopédie latine de l’Écriture, pour partie méthodique, inspirée du De natura rerum de Barthélémy l’Anglais ‒ le Reductorium morale, composé en Avignon, entre 1325 et 1340 ‒, pour partie alphabétique, composée sur le modèle des recueils de distinctiones ‒ le Repertorium morale, présenté en deux rédactions, dont la seconde date de 1359. D’autre part, le traducteur français des trois décades alors connues de l’Ab Urbe condita de Tite-Live, la ire, la iiie et la ive. En développant ainsi dans le second quart du xive  siècle, deux types d’œuvres latines ‒ une encyclopédie de la nature des choses et un dictionnaire des mots de la Bible ‒, propres au xiiie  siècle, qu’il nourrit à profusion d’un interminable commentaire allégorique, Pierre Bersuire fait figure d’exégète désuet. Pourtant, ses attaques répétées contre les hommes d’Église qu’il invite à la conversion dans le Reductorium et le Repertorium le désignent comme un moraliste réformateur. Et encore, la valeur culturelle qu’il attribue à l’Antiquité dans l’Ovidius moralizatus 1  Charles Samaran et Jacques Monfrin, « Pierre Bersuire, prieur de Saint-Eloi de Paris (1290 ?-1362) », dans Histoire littéraire de la France, 39, 1962, p. 259-450 ; Maria S. Van der Bijl, « La Collatio pro fine operis de Bersuire, édition critique », Vivarium, 3, 1965, p. 149-170. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 113-158. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116694

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(Livre xv du Reductorium) fait de cet ami de Pétrarque, un précurseur de l’humanisme français. Un tel portrait apparaît bien différent de celui que l’on trace habituellement de Bersuire traducteur. Car, si l’on apprécie un auteur-compilateur au regard de la typologie et de l’ordonnancement de son œuvre, on juge un traducteur à l’aune de sa « fidélité » à un original dont on ignore les particularités, autrement dit à sa capacité à s’effacer derrière sa traduction, selon nos critères modernes, qui de fait sont inadaptés aux traductions médiévales. C’est pourquoi l’on tient rarement compte des données historiques qui entourent l’élaboration des traductions, pas plus que des motivations du traducteur, tant l’on fait la part belle à son commanditaire ! En négligeant en outre les caractéristiques des traditions manuscrites, on s’expose à méconnaître les traducteurs !

L’intention du traducteur Bersuire s’explique sur l’intention de sa traduction dans deux textes qu’il convient de rapprocher. Ce sont, d’une part, le prologue-dédicace à sa traduction, cité d’après le manuscrit Paris, BnF, nafr. 27401 (fol.  159r-v), et, d’autre part, l’article Roma du Repertorium morale, dans sa rédaction de 1359, cité d’après l’édition de 1489, parue à Nuremberg (vérifiée avec le ms. Paris, BnF, lat. 8861, fol. 153v-154r) : Ci commence le prologue ou livre de Tytus Livius De hystoire roumaine, lequel frere Pierre Berceure, prieur a present de Saint Eloy de Paris, a translaté de latin en françois. A prince de tres souverayne excellence, Jehan, roy de France, par grace divine, frere Pierre Berceure, prieur à present de Saint Eloy de Paris, toute humble reverence et subjection. C’est tout certain, tres reverent et souverayn segneur, car touz excellens princes, de tant comme il a l’engin plus clervoiant et de plus noble et vive qualité, de tant veut il plus volentiers enserchier et savoir les vertueus fais et les notables euvres des princes anciens et les sens d’armes, resons et indus-

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tries, par lesqueles il conquistrent jadis les paÿs et les terres, et edefierent empyres et royaumes, et les fonderent et acreurent et deffendirent et gouvernerent et tindrent par grans successions et par longues durees, afin que par semblables guises il puissent les leurs terres deffendre et gouverner, et les estranges possider et conquerre en maniere deue, grever leur anemis, deffendre leur subgés et aydier leur amis. Ce fut donques la cause, prince tres redoubté, que vous, qui certes entre les autres princes avez l’engin tres noble, considerastes que le peuple romain entre touz autres peuples, qui par vertus de constance et de sens, et par puissances d’euvres chevalereuses ont leur armes portees en contrees estranges et conquesté empires et royaumes pour euls et pour les leur, ont bien esté sur touz li souverayn et li plus excellent, si comme assez apert en ce que euls, qui au commencement furent une seule cité, assez povre et petite, sceurent tant faire par armes vertueuses, continuees par sens et par labours, que il conquistrent la rondesce du monde. Et, pour ce, a leur faiz mervelleus peuent touz princes prendre examples notables es choses dessus dictes. Ainsy donques, tres excellent segneur, me commandastes vous que les trois decades de Tytus Livius, esquels sont contenues les Hystoires romaines, je translatasse de latin en françois. Et, certes, combien que la tres haute maniere de parler et la parfonde latinité que a le dit aucteur soit excedent mon sens et mon engin, comme les constructions d’iceluy soient si trenchies et si brieves, si suspensives et si d’estranges mos, que au temps de maintenant pou de gens sont qui le sachent entendre ne par plus fort reson ramener en françois, noientmoins ay je pris le labour de le translater pour obeïr à vous, qui estes mon seigneur, et pour faire profit à touz ceulz qui par moy l’entendront et l’orront. Si prieront ceulz qui vourront savoir l’art de chevalerie et prendre example au vertus anciennes, quant il verront que par votre ordenance celui livre, qui onques mes n’avoit esté touchiés, est venus en lumiere, et tant de nobles fais descrips et recités. Ce sera donques le quint de mes labeurs, esquels des ma jeunece je me suyz occupez pour plaire a Dieu et profiter au monde, et pour exerciter mon engin pereceus ; desquels le primer est Reductoire moral, le secont est Repertoire moral, et

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le tiers est Breviaire moral ; le quart si est la Mapemonde et la Descripcion et le quint est ceste translation. Or wil je rendre reson qui est la cause pourquoy j’ai fait le chapitre qui s’ensuit. Car en non Dieu cesti aucteur, en parlent de la matiere d’armes et autrement usent en pluseurs lieus quant li cas y eschi de trop de mos qui ont mout grandes significations, et si n’avons en langage françois nuls propres mos qui toutes celles choses puissent signifier, ainçois couvient par grans declarations et circumlocutions donner entendre que yceuls mos segnefient. Et pour ce donques que trop souvent couvient user de yceulz mos, et lonc seroit chascune fois desclarer leur significations, comme propres mos françois nous n’aions pas qui le puissent comprendre, je ordenay des le commencement que en ceste translation, quant li cas escharra, je useray de ceulz mos jouste le latin sanz autre declaration, mes que au commencement du livre aprés le prologue, je feray un chapistre ou tout par ordre de le a. b. c. d., je desclareray les significas des mos desus diz, afin que, leus celui chapitre, chascuns puissent savoir en lisant tout le livre quelz significas ont les mos qu’il trouvera2. ROMA Romanus. Cum Roma fuerit temporaliter, nunc autem sit spiritualiter caput orbis. Multa certe possent temporaliter dici videlicet, de Rome nobilitate, antiquitate, strennuitate, fidelitate, econtra malignitate, varietate, cupiditate, pompositate, finali calamitate […] O quot et quanta de romanis virtutibus et viciis possent tangi, si fas esset moralia dimittere et ad hystorica me transire ! Ille enim excellentissimus hytoriographus Titus Livius, cui certe in stili nobilitate, brevitate et difficultate nemo secundus. Quem et beatus Hieronimus in prologo Biblie de eloquentia recommendat in libro suo De romana hystoria, quem ego, licet indignus ad requestam Domini Johannis incliti Francorum regis, non sine laboribus et sudoribus in linguam gallicam transtuli de latina. Tot et 2  À comparer avec l’édition du Prologue d’après le manuscrit Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 447, cf. Marie-Hélène Tesnière, « À propos de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire : le manuscrit Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Rawlinson C 447 », Romania, 118, 2000, p. 449-498, en particulier p. 485-487.

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tanta miranda reperi de prudentia, constancia, fide et amicitia Romanorum, et etiam quandoque de ipsorum discordia, invidia, superbia, avaricia et aliis viciis que plerumque virtutibus sunt admixta, quod ut verum fatear audivisse de alio quocumque populo similia non recordor. Quia tamen in hoc opere tractare de hystoricis non intendo, cum istius libri materia sit moralis, remitto lectorem hystorica cupientem ad ipsum Titum Livium et ad Trogum Pompeyum, Justinum pariter atque Florum et ad Paulum, et etiam ad Orosium qui scilicet Romanorum hystorias tractaverunt ; et etiam ad Innocencium qui certe in libro suo De miseria condicionis humane de Romanorum viciis multa dixit. Moraliter ergo dicam quod Romam que fuit orbis caput et que interpretatur magisterium frangens tonans et sublimis seu tonitruum aut sublimitas potest moraliter quatuor designare, videlicet  […] Primo dico ergo quod per Romani potest intelligi humanus animus qui est interior […] Et sic certe a tali Roma, id est tali perfectione virtutum poterit quilibet vir justus dici Romanus, id est virtutum plenitudine decoratus et olim virium rectitudine moderatus. Et sic certe de ipso dicetur illud Actus xxii « Hic enim homo civis Romanus est ». […] Secundo dico quod lucus exterior est mundus pessimus qui justos flagitat ; sicut enim in luco, id est inumbroso et tenebroso nemore, quandoque habitant latrones qui bonos qui ibi transeunt, homines depredantur. Cuius certe simile fuit Rome quia, sicut in variis libris et hystoriis invenitur, multi viri boni fuerunt ibi depressi, sicut scilicet dicit Tytus Livius de Camillo prudentissimo et fortissimo, invidia populi bannito, et postea in angustia temporum contra Gallos et populos hostiles revocato ; sicut etiam patet de Scipione, duce quidem romano felicissimo, finaliter tamen a romano populo taliter infestato, quod post tot preclaras victorias totque parta et parturita Romanis imperia neccesse habuit fugere et in exilio vitam finire ; sicut etiam patet de Coriolano a Romanis injuste exulato, tandem tamen cum contra eos adduxisset exercitum, solo objectu matris, uxoris et matronarum urbis pacatus, ab obsidione destitit. Sicut enim apud Romanos bene meritos et justos virtus profuit, sicut certe ipsis aliquotiens furor et invidia populi nocuit.

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Dans le mouvement oratoire non dénué de flatterie du prologue-dédicace, Bersuire attribue à la vive intelligence de Jean le Bon le désir de prendre pour modèle les réussites de l’empire romain pour, de son côté, pérenniser la transmission de la Couronne de France et préserver l’intégrité du royaume dans le cadre d’une guerre juste : deux desseins qu’il convenait certes de rappeler au moment où le roi se trouvait prisonnier en Angleterre, mais qui n’en étaient pas moins des topoï des livres de gouvernement des princes. Bersuire le rappelle, le mérite du prodigieux développement de Rome revient au peuple romain, précisant à l’article Roma les qualités qui fondent « les euvres chevalereuses » et « les armes vertueuses » qu’il évoque dans le prologue-dédicace : « prudentia, constantia, fide et amicita » autrement dit sagesse et constance dans la tenue de la guerre, loyauté envers les alliés. Dans les deux textes, Bersuire signale de manière presque identique la difficulté qu’il a eue à traduire le latin concis et allusif de Tite-Live ; il en appelle même, à l’article Roma, à l’autorité de saint Jérôme, le maître des traducteurs, qui rapporte dans un de ses prologues de la Bible (lettre 53 à saint Paulin de Nole) l’histoire de ces hommes venus des confins d’Espagne et de la Gaule, entendre à Rome, l’historien romain, fontaine d’éloquence3. C’est bien également pour faciliter la compréhension du vocabulaire antique peu familier à ses lecteurs que Bersuire organise un glossaire, ou « Declaraction de moz qui n’ont pas de propre françois ou qui autrement ont mestier de declaration en la translation de Tytus Livius4 ». Celui-ci n’a, dans sa conception, rien à voir avec 3 « Ad Titum Livium lacteo eloquentiae fonte manantem, de ultimis Hispaniae Galliarumque finibus quosdam venisse nobiles, et quos ad contemplationem sui Roma non traxerat unius hominis fama perduxit […] » (saint Jérôme, Epistola 53 ad Paulinum de studio Scripturarum, PL xxii, 1845, col. 541). 4  Voir l’édition de ce glossaire dans Marie-Hélène Tesnière, « À propos de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire : le manuscrit Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Rawlinson C 447 », Romania, 118 (2000), p. 449-498, en particulier p. 485-497. Voir aussi Frédéric Duval, « Le glossaire de traduction, instrument privilégié de la transmission du savoir : les Decades de Tite-Live par Pierre Bersuire », dans La transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance. Actes du colloque international… à Besançon et à Tours, du 24 au 29 mars 2003, dir. Pierre Nobel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, volume 1, p. 43-64.

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le dictionnaire des mots de la Bible que constitue le Repertorium, même si l’habitude de faire figurer en tête de chacun des mots de la Bible la liste de ses synonymes a pu familiariser le traducteur à la recherche du mot juste, particulièrement dans l’élaboration des couples synonymiques. Celui qui représente le mieux Rome, explique Bersuire à l’article Roma, c’est l’homme juste, doté de toutes les vertus, autrement dit le « civis Romanus » et de citer la parole du centurion à propos de saint Paul qui, arrêté, vient de raconter sa conversion (Actes des Apôtres, xxii, 26) : « Hic enim homo civis romanus est ». Ce n’est pas sans étonnement que l’on retrouve saint Paul mentionné au glossaire de la traduction à l’article « Cité, citayen, cité donnee » : Sachiez quar li Romayn apeloient citayens ceulz qui estoient demourans en la cité de Rome et quelques autres il receussent a semblables libertés et priviliegies comme il avoient, et auxi a semblables charches et contributions, si comme saint Pol qui estoit nés de Tarse en Silicie s’apeloyt citayen romayn. Et avenoyt auchune foyz que pour les merites d’auchune persone l’en le recevoit et li donoyt l’en habitacion dedens Rome, et c’estoyt apelé doner la cité.

Cette référence à saint Paul invite à considérer la traduction comme un appel à une conversion chrétienne vertueuse. Et de fait, à l’article « Roma » du Repertorium, Bersuire prône comme modèles d’hommes justes, un Camille, un Scipion l’Africain, un Coriolan, des héros romains providentiels, qui, accusés et en butte à la violente hostilité du peuple, furent contraints de s’exiler5. La traduction en fait des personnalités « christiques » qui incarnent une sorte de messianisme appliqué à l’Antiquité. Ainsi le destin de Camille est-il étroitement lié à celui de Rome6 ; son exil préfigure 5  Marie-Hélène Tesnière, « L’Image de Rome dans la traduction des Décades de Tite-Live par Pierre Bersuire : un miroir universel », dans Frontiers in the Middle Ages. Proceedings of the Third European Congress of Medieval Studies (Jyväskylä, 1014 June 2003), dir. Outi Merisalo, Turnhout, Brepols, “Textes et études du Moyen Âge (35)”, 2006, p. 605-626. 6 Cf. v.19.2 : « Et pour ce fu ainsi que li ducz destinez (dux fatalis) a la destruction d’icelle [Véiès] et a la tuition du pays, c’estoit M. Furius Camillus, qui fu creez

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le désastre romain7 ; son triomphe est presque une sanctification8. Car la traduction a opéré un glissement de registre du domaine du droit à celui de la morale chrétienne9. Cette relecture chrétienne consciente de l’histoire romaine touche d’autres domaines et particulièrement le droit de la guerre. Dans l’exemple suivant, Bersuire a notablement transformé le texte de Tite Live en sorte que la notion de guerre juste chez les Romains soit en accord avec l’enseignement chrétien de saint Augustin dans le De Civitate Dei. dictateur, liquelz fist et ordonna maistre des chevaucheurs P. Cornelius Scipion. Et sachiez que cilz empereres muez mua toutes choses, car l’esperance et li courage des hommes devindrent touz autres et encore la fortune de la cité de Romme sembla estre toute autre » ; cf.  v.21.15-16 : « […] l’en dist que il leva les mainz au cel, en priant que se la fortune sembloit a aucun dieu estre trop grande, il leur pleust alegier et atremper celle comme a son privé domage sanz grant ennuy publique. Et lors, si comme l’en dit, la où il se retourna, faite ceste priere, il cheï a terre, et se formet l’aür de ceste choyte. Et certes si comme puis aprez le fait aucun conjecterent, celuy signe apparut a la dampnation de luy et a la prinse de Romme, qui fust faite assez tost aprés » ; cf. v.32.7 : « Et sachiez que soy approchant la destinee fatal ( fato) de la cité de Romme, il ne mesprisierent pas seulement les admonnestemens des dieux, mais aveuques ce celui qui estoit une seulle humaine aide (opem), c’estoit Furius Camillus, geterent il hors de la cité (amovere) ». 7 Cf.  v.33.1 :  « Comme la fatal desconfiture ( fatali clade) de Romme et la destinee de sa destruction fust venue, et li Rommain eussent exillié et mis hors (expulso) de leur cité leur bon citoyen, liquelz dedens manant, au mainz se en choses humainnes a point de certainneté, Romme a nul temps ne povoit estre prise ». 8 Cf v.23.5-6 : « Et certes ses triumphes exceda et seurmonta toute honneur qui onques autres fois eust esté faiz en jour semblable a nul homme rommain ; car il entra a Romme en un char atellé de chevaux blans, laquelle chose ne sembla pas au pueple estre assez civille ne humainne de ce que il menoient le dictateur par maniere de religion equipere aux chevaux du Soleil et Jovis, si que celui triumphe et seullement pour cette chose fu trop plus honnourables que il ne fu gracieux ». 9 Cf.  v.32.8-9 :  « Mais comme il veist que par ce il ne porroit estre absoulz (absolvere), consideree la hayne que l’en avoit contre lui pour cause de celle proie, il s’en alla en exil demourer autre part, prians as dieux que se a lui innocent (innoxio) il faisoient celle injure, il leur pleust que encores le ingrate (ingratae) cité s’en peust repentir et avoir desir et regret en sa personne. Luy donques absent en tel maniere fu condempnez (damnatur) en quinze mille deniez ».  Sur la lecture morale des traductions, voir l’article général de Frédéric Duval, « Les fonctions de l’histoire romaine au Moyen Âge : analyse de quelques prologues de traduction », dans Gouvernement des hommes, gouvernement des âmes. Mélanges offerts à Charles Brucker, dir. Venceslas Bubenicek et Roger Marchal, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2007, p. 169-183.

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En voici le récit. Des paysans romains avaient fait incursion en territoire albain, et des Albains avait fait de même du côté romain ; de part et d’autre on volait le bétail et on pillait. Chacun envoie finalement des émissaires chez l’adversaire pour faire réclamation (rerum repetitio). Tullus Hostilius a recommandé à ses légats d’agir rapidement, pensant à juste titre que leur réclamation serait refusée par les Albains ; dans le même temps il retarde les ambassadeurs ennemis, les endormant en festins et banquets. Les ambassadeurs romains, à qui les Albains ont refusé de restituer le butin, leur déclarent la guerre dans les trente jours, et viennent rendre compte de leur mission au roi de Rome. C’est alors seulement que les émissaires albains, après mille excuses, font leur réclamation à Tullus Hostilius. Celui-ci leur répond : « Portez à votre roi ce message : le roi de Rome, prenant les dieux à témoins, les prie de faire retomber sur le peuple qui a le premier laissé la délégation repartir sans avoir obtenu satisfaction, tous les malheurs de la guerre ! » [i.22.3]10 Par aventure estoyt avenu que les Romayns et les Albayns champestres avoient pris prayes les uns sur les autres. [4] Et estoyt lours sires et roys du reaume d’Albe uns que l’en apeloyt Gaius Civilius. Si avoyent tremis les deus peuples leurs legas les uns aus autres pour les choses ravies demander et repetier. Tullez avoyt commandé au siens legaz que il se hastassent et que il ne feissent nulle chose jusques à tant que il eussent fait leurs message, quar bien se pensoyt que li roys d’Albe ne rendroit ja riens, et que aynssi justement il luy pourroyt faire guerre. [5] Les Albayns l’avoyent fait en la maniere que il avoyt pensé, et n’avoyent volu nules choses restituer ; si que les legas Romeyns les avoyent deffié et assigné bataille à trente et troys jours ; et s’en furent ja tournés les diz legaz romayns, et l’avoyent denuncié à Tullus leur seigneur. Les legaz des Albayns avoient esté cortoysement receuz de Tullus. Et les avoyt blandement et benignement et a alegre face convié a son houstel, et les avoyt Tullez ainssi 10  Édité d’après le ms. J (BnF, nafr. 27401, fol. 170v). Le ms. O (Oxford, Bold. Libr., Rawlinson C 447) porte en marge de ce passage les mots « indicere » et « certamen » qui sont des repères du traducteur pour la rédaction du glossaire.

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detenus par teles dissimulations, si que il ot oÿ response des ses legas avant que ces ci feissent leurs requeste. [6] Lors leur a doné Tullez commendement de dire pourquoy il estoyent venus ; et il ont dit que pour repetier et recovrer les choses ravies par les Romayns, ou autrement pour leur indire guerre et pour les deffier. [7] A ses paroles respondit Tullez et dit en ceste guise : « Ditez, dit il, à vostre roy que je apele tesmoins les dieux, liquels des deus peuples est celuy qui a premerement, les legas demandans les choses ravies et pillés estre rendues, refusé et chacé ; et que il plaisse au diz dieux de celuy peuple demander et requerir la desconfiture de la bataille emprise ! » [Incident] C’est à dire car il appeloit lez dieux tesmoins et leur prioit que il donassent desconfiture de celi peuple qui avoit refusé premier les legas dessus diz. [i.23.1] Cestes choses denuncient les legas Albayns a leurs houstel. Si se apparailloyt la bataille d’une part et d’autre diligentement. Laquele bataille estoyt mout tres semblable a bataille civile, come cele qui estoyt aussi comme entre les peres et les enffanz, pour ce que l’un peuple et l’autre estoyt troyeyn et que Lavine estoyt venu de Troye, Albe estoyt venue de Lavine, et de la lignee des roys Albayns estoyent les Romayns eyssus et procreés.

Bersuire opère un délicat remaniement dans la traduction de cet épisode. Dans un souci de clarté, il réorganise le déroulement du récit pour permettre au lecteur de suivre ce qui concerne les Romains et ce qui relève des Albains11. Il supprime ensuite tous les éléments qui évoquent la négligence des Albains et le conformisme de leur réclamation, c’est-à-dire qu’il ne traduit pas les phrases « Ab Albanis socordius res acta » (i.22.5) et « Illi omnium ignari, primum purgando terunt tempus » (22.6). En revanche, il explicite la ruse intentionnelle des Romains qui n’était que suggérée par le texte latin, en ajoutant une phrase qui est déjà un commentaire moral « et les avoyt Tullez ainssi detenus par teles dissimulations (22.5) ». Ainsi Bersuire a-t-il insensiblement trans11  Ainsi dans sa traduction la phrase « Tantisper […] in tricesimum diem indixerant » (i. 22.5) est déplacée après « indici posse » (22.4).

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formé une guerre « juste » du point de vue de la Rome antique en guerre « injuste » aux yeux de l’homme médiéval, pour lequel l’état d’esprit dans lequel la guerre est déclarée et faite, est essentiel. Ce faisant, il cherche à rendre compatible sa traduction avec le point de vue de saint Augustin, pour qui la guerre entre Rome et Albe est une guerre impie, car il s’agit pratiquement d’une guerre civile, dont l’intention était un immense désir de pouvoir. Saint Augustin dit en effet, au Livre iii, 14 du De civitate Dei, qu’il vaut mieux être puni pour n’importe quelle inertie plutôt que de rechercher la gloire par de tels exploits, et d’offrir à l’univers entier ce spectacle impie12 !

La version de dédicace des « Décades » traduites par Pierre Bersuire Bersuire n’occupe pas dans l’histoire des traductions médiévales la place qui devrait lui revenir. Car la soixantaine de manuscrits qui répandent à la fin du xive  siècle et au xve  siècle, dans les milieux princiers et aristocratiques, la traduction qui porte son nom, diffuse en réalité une révision réalisée sous le règne de Charles v. La découverte que nous avons faite, en 2004, du manuscrit de dédicace à Jean le Bon, aujourd’hui Paris, BnF, nafr. 27401, corrobore celle que nous avions faite dans notre thèse d’École des Chartes, en 1977, du manuscrit Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 44713. Ces deux manuscrits, et eux seuls, représentent l’œuvre française de Bersuire, c’est-à-dire la traduction dédiée à Jean le Bon. 12 « Sed puto esse satius cuiuslibet inertiae poenas luere quam illorum armorum quaerere gloriam […] nec amphitheatro cingebantur illa certamina, sed universo orbe et tunc vivis et posteris, quo usque ista fama porrigitur, impium spectaculum praebebatur ! » (saint Augustin, La Cité de Dieu, Livres i-v, éd. de Bernhard Dombart et Alfons Kalb, Paris, Desclée de Brouwer, “Bibliothèque augustinienne (33)”, 1959, p. 454-455). 13  Marie-Hélène Tesnière, « Le Livre ix des Décades du Tite-Live traduites par Pierre Bersruire suivi du commentaire de Nicolas Trevet. Édition critique », Positions des thèses de l’École nationale des Chartes […] promotion 1977, Paris, École des chartes, 1977, p. 143-148 ; Ead., « Une traduction des Décades de Tite-Live pour Jean le Bon », Revue de la Bibliothèque nationale de France, 23, 2006, p. 81-85.

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Le manuscrit Paris, BnF, nafr. 27401, daté de peu après 1358, comprend, outre le prologue-dédicace et le glossaire, les Livres i à iv.42 (fol. 159-266v) et la ive Décade jusqu’à xl.37 (fol. 1-157v), sans le Livre xxxiii. Manuscrit de luxe, il est illustré en tête du prologue d’une miniature représentant Bersuire à sa table de travail et, au début du Livre i, d’une lettre historiée représentant la découverte de jumeaux par Faustulus, l’une et l’autre peintes en grisaille ; le Prologue de la ive Décade est illustré d’une miniature représentant la défaite du consul Publius Sulpicius à Abydos, face à Philippe de Macédoine. Nous l’appelons J. Le manuscrit Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 447, daté de vers 1360, est un manuscrit de travail ; il contient outre le prologuedédicace et le glossaire, la ire Décade. Nous l’appelons O14. La tradition manuscrite est à cet égard sans ambigüité : ces deux manuscrits, qui datent du règne de Jean le Bon, s’accordent dans bon nombre de cas pour fournir la meilleure leçon, par opposition à tous les autres exemplaires. Parmi les caractéristiques qui les rendent remarquables, on notera :

Une lecture continue du Livre ii conforme au texte latin J. Monfrin signalait, dans l’important article qu’il rédigea dans l’Histoire littéraire de la France15, que tous les manuscrits qu’il avait consultés portaient au Livre ii, un déplacement des paragraphes ii.2.3 à iii.2.11 après le paragraphe ii.5.216. Il s’agit du passage dans lequel Brutus rappelle aux Romains que chasser les rois a été une 14  Marie-Hélène Tesnière, « À propos de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire : le manuscrit Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Rawlinson C 447 », Romania, 118, 2000, p. 449-498, en particulier p. 449-485. 15 T. xxxix (1962), p. 370, note 4. 16  Les paragraphes ii.2.3 (depuis « initium a Prisco factum » / « et que Prisques Tarquins avoit regné emprés […] ») à iii.2.11 (« quo adjutore reges ejecerat » / « par cui aide il avoit geté de Rome les roys et les Tarquins ») se trouvent déplacés et insérés en ii.5.2 (entre « cum iis pacis amitteret » et « Ager Tarquiniorum », c’està-dire entre « afin que la dite royale proie par ledit pueple contrainte et occupee, toute esperance de pais fu entre le roy et eulx pardurablement faillie et ostee » et « Les champs des Tarquins liquiex estoient assis entre la cité et le Tybre fu sacrez et dediez à Mars »).

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bonne action et qu’il faut maintenant chasser toute la famille des Tarquins, car « le nom même et la famille des rois est un obstacle à la liberté de la ville ». Or ce déplacement de texte ne figure pas dans les manuscrits nafr. 27401 et Oxford, qui suivent normalement le texte latin.

La présence de mots régionaux Nos deux manuscrits ont conservé des termes de vocabulaire régional, par lesquels Bersuire, originaire de Saint-Pierre-duChemin (Vendée) et moine à Maillezais, près de Fontenay-leComte (Vendée), signe implicitement sa traduction ; sous la plume des copistes des autres manuscrits, ils deviennent méconnaissables. Le débord du Tibre où les jumeaux Romulus et Rémus sont déposés pour être noyés est une gace fousse, leçon que tous les autres manuscrits corrigent en fosse. De fait, gasse ou guace désigne dans les parlers modernes du Poitou, de la Vendée et des Deux-Sèvres, « un petit trou d’eau boueux », et à Roanne « un délaissé de la Loire » (cf. FEW, t. xvii, p. 549-550, *wattja) : [i.4.4-7] Or estoyt lors ainssi avenu par divine ordenance que le fluve de Tibre estoyt hors de ses rives, si que l’en no pas [lire pot] aler jusques au cours de l’eve pour cause de paluz qui estoyent a l’entour. Si ont les porteurs mis les deus enfans en une gace fousse ou il avoit eve, qui selonc leurs avis souffisoyt bien au deus enffans noyer : ce fu en celuy lieu ou est orendroyt le fier Romulus dedens la cité de Rome, ou il n’avoyt leurez mes que desers et landes. Lourez avint, selonc que dit commune ronomee, que la ou le fluyve se retraysit en ses rives, il lessa les enfans a sec. Si vint une leue sitibunde des montaignes pour boyre au fluyve, et trova les enfans exposés à la rive, et se traysit vers eus, et par la volunté devine, ele leur extendit debonayrement ses tetez et les alayta ; si que Faustulus, maystres pastours des bestes du roy, les trova lechans o la langue les tetes de la beste, et, mouz de pité, il les porta a Laurence, sa feme, et les a fait norrir (d’après le ms. J).

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Le verbe d’origine poitevine enchoutir « salir d’ordure » est utilisé pour évoquer le fait que Tullie, la fille de Servius Tullius, est éclaboussée par le sang de son père (cf. FEW, t. iii, p. 224-225, encaustum). La leçon n’est pas comprise par les autres manuscrits17. [i.48.6] Si avint que l’en a comandé à Tullie que elle se partist d’ilecques pour cause de la temoute et du cri qui ilecques estoyt. Dont, la ou ele s’en aloyt pour se recollir à son hostel, et ele fut a la rue Ciprieyne – la ou l’en avoit fayt l’autre jour le temple de Dyane – elle fit tourner son char a dextre par une voye oblique apelee Urbieyne, afin d’aler en la motegne Esquilieyne ou estoyt son hostel, son charetier se arresta tout effreyé et retint les freyns de ses chevaus, et monstra a sa dame le corps du roy Servius son pere ilecques mort et detrenché. Ilecques avint une grant iniquité inhumayne et horrible, dont encores dure la memoyre, et pour laquele chose cele rue a nom encores la rue Escomenie ; car la dicte Tullie, faite desvee par les furiez ou forceneriez d’Enfer, venjans la mort de son primer mari et de sa seur avant par le ocis, fit passer son char au travers et par desus le corps de son pere, si que en son char enssallant du sanc de luy, elle, honie et tachee ou enthoucie [lire enchoutie] de celuy meyme sanc, porta à son hostel partie de la occision et du sanc d’iceluy. Par lesqueles forceneriez courrociees au mal comencement de cestuy royaume du dit Tarquinius assez tout aprés se enseust semblable fin et eyssue18 (d’après le ms. J).

Pour désigner les traces de pas tournés à l’envers des bœufs que Cacus a entraînés dans son antre, nos deux manuscrits emploient le verbe trevirer qui renvoie en particulier au poitevin moderne detrévirai « tourner en sens opposé » (cf. FEW, t. xiv, p. 393-394, vibrare)19 : 17  Les autres manuscrits ont : « honnie et contagiee et encohaucie » (BnF, fr. 260 [A]) ; « honnie et tachiee ou entouchiee » (BnF, fr. 263 [B] et 269 [C]) ; « honnie et touchiee ou arrousee » (Sainte-Geneviève, ms. 777 [G]) ; « honnie et cachiee ou enchoncie » (BnF, fr. 20312ter [R]). 18  On rapprochera « ensallant » de « salans » au sens de « jaillissant », attesté en Languedoc au xive siècle, cf. FEW, t. xi1, p. 95, salire. 19  Les manuscrits RBC ont « tremuez », le ms. G « creusés » ; le ms. A a omis le verbe.

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[i.7.4-7] Renomee commune estoyt que Hercules qui o grant oust estoyt jadis alez guerroyer en Espaigne, quant il s’en venoyt aprés la victoyre que il avoyt eu du roy Gerion, estoit venuz en lieu desus dit, et ilecques avoyt amené beus de tres grant beauté, lesquels passé le fluyve du Tibre il fesoyt paytre en la ruve qui estoyt herbue. Si avint que li diz Hercules, las et debatuz du grant chemin qu’il avoyt fait, et saouz et repleinz de vin et de viande s’endormit illecques delés ses beus qui payssoyent. Et lors un pastours du paÿs apelés Catus, fors et puyssans, et de fere maniere, ot envie de ses beaus beus et les covoita mout. Et pour ce, afin que leur mestre qui dormoyt ne les peust trover, il tira et traysit touz les plus beaus d’yceux en arrerez a reculons par les queuoz jusques en la caverne ou il habitoyt. Et aynssi quant Hercules se esveylla, il ne sot quel part querre ses beus quar il voyet les pas crevirez qui moustroyent que les beus estoyent bien eyssus hors, non pas entrés ens. Si comme doubteus et non certayns, il s’en prist a aller et a mener autre part son farat, mes, quant il les ammenoyt, auchunes des vaches du farat conmencerent a mugir par le desir de celes que eles lessoyent, et celes de la caverne leurs commencerent a respondre, si que la voiz fit Hercules retorner en arrer. Il voulit entrer en la caverne, Cacus se mist au devant et le voussit deffendre, si que Hercules leva sa mace et le ferit et l’ocist en celuy lieu (d’après le ms. J).

Un certain nombre de leçons où JO donnent la bonne version contre tous les autres manuscrits RGABC20. Les manuscrits JO donnent souvent une meilleure leçon que les manuscrits RGABC. Signalons-en ici quelques exemples de nature variée. Les erreurs portent parfois sur un mot seul. Particulièrement lorsqu’il s’agit du calque d’un terme latin peu usité : ainsi la « leue sitibunde » qui découvre Romulus et Rémus (i.4.6, lupam sitientem), devient-elle dans l’ensemble des autres manuscrits R(GABC) une « leue furibunde ». 20  Ce sont les sigles que nous avons adoptés dans l’édition que nous préparons : BnF, fr. 20312ter (R) ; BSG, 777 (G) ; BnF, fr. 260-262 (A), fr. 263 (B) ; BnF, fr. 269-272 (C).

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Dans l’épisode du rapt des Sabines, l’incompréhension du verbe « invoquer » transforme la leçon « invoqueyent21 » (latin invocantes) en « Juno qui est » : Mss JO : [i.9.13] Les parens de puceles furent mout courrocés et orent grant paour de l’effrey que il virent ; et s’en commencerent à foÿr chaschuns vers son hostel et accusoyent les Romayns de aliances rompues et de hostel violé et invoqueyent le dieu duquel il estoyent venuz au jeus et à la sollempnité et avoyent esté deceuz soz fiance ( fidem) et soz licence de luy. Mss R(GABC) : Les parens des pucelles furent moult courrouciez et orent grant paour de l’effroy que il virent ; et s’en commencerent à fuir chascun vers son hostel et accusoient les Romains de aliances rompues et de hostel violé, et Juno qui est le dieu duquel il estoient venuz aux geuz et à la sollempnité et avoient esté deceuz souz foy et souz licence de lui.

C’est parfois une forme régionale qui n’a pas été reconnue. Le roi Latinus s’émerveille du courage des Troyens venus en Italie, qui « queroyent seez [sieges O] pour habiter et leu pour faire et pour edifier une cité » (i.1 8, « sedem condendaeque urbi locum quaerere ») ; hormis O qui retranscrit seez par la forme habituelle dans le domaine d’oïl, sieges, tous les autres manuscrits lisent lieus et proposent cette phrase pour le moins mal venue « queroient lieus pour habiter et lieu pour fere et pour edefier une cité » (d’après R(GABC)). Dans plusieurs cas, un membre de phrase omis ou déplacé change significativement le sens du texte.  Ainsi dans l’exemple suivant, extrait de la Préface de Tite-Live, un texte difficile, l’omission de « de fables que », dans tous les manuscrits autres que JO, par suite sans doute d’un saut du même au même, donne réalité

21  C’est la plus ancienne attestation du verbe signalée comme apparaissant pour la première fois en 1397 par le FEW, t. iv, p. 804 (invocare).

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aux légendes des temps qui ont précédé la naissance de Rome, là où Tite-Live disait exactement le contraire : Mss JO : [Préface 6] Les choses donques que les poetes dient avoyr esté avant Rome fondee, les queles ont plus esté bayllés par maniere de fables que de choses veritablement fetes, n’entens ge pas blasmer ne affromer […]. Mss R(GABC) : Les choses donques que les poetes dient avoir esté avant Rome fondee, lesquelles ont plus esté baillees par maniere de choses veritablement fetes, ne ce ne doy je pas blasmer ne affermer […].

De même, tous les manuscrits autres que JO remanient cette phrase, il est vrai abstraite, qui évoquait le caractère providentiel de la naissance de Rome et de son empire : Mss JO : [i.4.1] Mes pour voyr, si comme je croy, la nayssence de si tres grant cité comme Rome devoyt estre et le commencement de cet tres grant empire estoyt doné au fatz ou au destineez selonc les riches ordenances de dieux ; Mss R(GABC) : Mes pour voir, si comme je croy, la naissance de si tres grant cité comme Romme devoit estre au faces ou au destinees, et le commancement de si tres grant cité et de si tres grant empire leur estoit donné selonc les riches ordenances des diex […]22.

22  Traduit le latin « Sed debebatur, ut opinor, fatis tantae origo Urbis maximique secundum deorum opes imperii principium ». On notera la lecture probable du latin « dabatur » au lieu de « debebatur », et le contre-sens sur « secundum ». Il faut ainsi comprendre le texte de Tite-Live : « Mais le destin exigeait sans doute la fondation de la grande ville et l’événement de la plus grande puissance après celle des dieux ».

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La division du texte français en chapitres et en paragraphes suivant le manuscrit latin utilisé par Bersuire Une des annotations marginales du Livre ii (30. 6-7) de la traduction se réfère à un découpage du texte en chapitres et en paragraphes : « L’establiment Servilius troveras sus en chapistre tiers qui se comence dementrez en secunt parapfe23 ». Ce passage en marge de ii.30.6 fait référence à l’édit de Servilius, promulgué l’année précédente, qui remettait leurs dettes aux plébéiens qui s’enrôlaient, cité à ii. 24.6. Une telle référence n’est repérable que dans les deux plus anciens manuscrits, où la mise en page correspond précisément à ce découpage textuel, les chapitres étant introduits par une lettre filigranée, les paragraphes par un piedde mouche. Dans le manuscrit d’Oxford, les chapitres et les paragraphes sont numérotés en marge, de sorte que l’annotation marginale qui figure au Livre ii, chapitre 13, paragraphe 3 renvoie, selon cette capitulation au Livre ii, chapitre 11 (incipit « Endementieres que », dans O ; « Dementrez que », dans J), paragraphe 2. Dans le manuscrit nafr. 27401, la numérotation des chapitres n’apparaît en marge, à l’encre très légère, que dans la ive Décade, comme repère pour les rubriques à venir. Cette division de la traduction remonte au manuscrit latin utilisé par Bersuire, nous y reviendrons.

Le manuscrit nafr. 27401 offre parfois de meilleures leçons que le manuscrit d’Oxford La place du manuscrit nafr. 27401 (que nous appelons J) dans la tradition textuelle des Décades en fait le meilleur témoin de l’œuvre. À plusieurs reprises, il est le seul à donner une leçon conforme au texte latin de Tite-Live. En voici deux exemples, tirés du livre i. Alors que la situation dégénère entre Romains et Sabins, les Sabines se jettent entre leurs parents et leurs maris, disant qu’elles

23  Cf. nafr. 27401, fol. 200 renvoyant au fol. 197vb. Cf. J. Monfrin, « Pierre Bersuire », art. cit., p. 402, n. 2.

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préfèrent mourir plutôt que d’être orphelines ou veuves. Puis le silence se fait et les chefs engagent la négociation : Ms. J : [i.13.3-4] « Et si, disoyent elles, il vous desplest de l’affinité qui est entre vous, tornez vous ires contre nos ! Nous, disoyent elles, sommes cause de la guerre et des playes et des mors de nos mariz et de nos parens, il nous vaudra mout mieux perir que vivre orbes et veves sans les uns ne sans les autres de vous ! » Les paroles des dames ont emeu les duz et les multitudes des deus parties : soudeynement silence et repous fut faite. Les duz se trayent a trayter des aliances. Si ont fait non pas seulement aliances et pays, mes de deus cités ont fait une, leurs reaumes ont adunés et acompegnés, et tout l’empire des deus peuples ont reporté à Rome.

« Soudeynement silence et repous fut faite » traduit le latin « silentium et repentina fit quies ». Repous forme de l’Ouest de repos est mal compris du manuscrit Oxford, qui lit respons24 ; la phrase devient alors « Soudainement silence et respons fut faicte » entraînant des variantes fautives dans tous les autres manuscrits. Autre exemple. Une fois terminée la guerre contre les Sabins, apparaît un autre conflit, beaucoup plus près, presque aux portes de Rome, avec Fidène : Ms. J : [i.14.-3-5] De la mort Tacius ne fut pas Romulus si courrociés comme il apartenoyt. Et dient auchuns que ce fut pour ce que il li sembloyt que il avoyt esté justement ocis, ou a l’enventure Romulus ne li estoyt pas bien loyaus et li desplesoyt dont Tacius estoyt ses compayns en royaume. Toutesfoys, afin que les injures au desus diz legas fussent expieez ou pardoneez, et aussi la mort du dit roy, l’en renovela aliances entre Rome et Lavine, ne ne fit poynt Romulus de batalle contre eus, ences fut pays entre eus contre l’esperance de tous. Une autre guerre s’est engendree mout plus prés, aussi prés des portes de Rome. Quar ceus de Fidene, considerans comme les richeces et le 24  FEW, t. x, 263b, repausare.

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pooyr de Rome s’enforcoyt et cressoyt chaschun jour, avant que si grant puyssance comme il apareyssoit n’alast plus en avant, moure[n]t guerre contre les Romains et tremistrent leurs juvenceaus courre en leurs terre et gaster les champs qui sont entre Fidene et Rome.

« Une autre guerre s’est engendree mout plus prés, aussi prés des portes de Rome » traduit le latin « aliud multo propius atque in ipsis prope portis bellum ortum ». Pour qui n’avait pas le texte latin sous les yeux cette formule pouvait paraître répétitive ; le manuscrit d’Oxford supprime « aussi » et écrit : « mout plus prés, prés des portes de Rome » ; le manuscrit français 20312ter et ses émules R(GABC) suppriment « aussi prés » et écrivent « moult plus prés des portes de Romme ». Seul le manuscrit nafr. 27401 rend exactement compte du texte latin.

Mentions marginales pour la rédaction du glossaire À la différence des exemplaires ultérieurs, les manuscrits JO portent en marge de courtes mentions en latin, par lesquelles le traducteur repère les sources qui lui serviront pour la rédaction du glossaire. Ainsi, Bersuire note-t-il en marge, à xxvi.3.7, « feciales erant super confederationibus, diffidationibus et rerum repetitio », autrement dit les féciaux étaient chargés des alliances, des défis et des réclamations. Ceci correspond à la traduction suivante : [xxxvi.3.7-8] Aprés ceci, par l’ordenance du senat, le consul M.  Atilus ot consultation devers le college des fecials evesquez, savoir mon se il convenoyt que le deffi et l’indiction de la guerre fut denoncee au roy Antioche, ou se il souffisoyt que ele fust intimee a auqune de ses garnissons ; et d’autre part, se aus Etholiens il convenoit mandier et indire guerre par expecial ; et auci se la societé, amistance et confederation que li Rommayn avoient avequez eulz fesoit primierement a renoncier que guerre ou deffiemens leur fusset indict.  (d’après le ms. J).

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Bersuire ne retient toutefois que la première des charges des féciaux au glossaire : Fecial prestre estoyent certayn prestre sollempnel qui estoyent par especial ordené à faire et à fermer les aliances que li peuples romayns faysoyt a auchunes terres et cités, et par certayns sacrifices. Et si li fecial n’i estoyent et n’i feissient les sollempnités acoustumees envers les diex, celi pact, cele aliance estoyt tenue pour nulle (d’après ms. J).

Un certain nombre de mentions marginales renvoient à des calques de civilisation qui sont explicités dans le texte ; ils ne donnent toutefois pas lieu à une entrée de glossaire. Signalons par exemple en xxxi.7, « suffragium, idem quod votum, vel voluntas seu requisitio voti » en marge de « il commandast que les centuries alasset en suffrage », qui traduit le latin « centurias in suffragium mitteret ». Ou encore le mot « ovans » (xxxi.20) repère vraisemblable pour une entrée de glossaire « ovation » – le glossaire a en effet une entrée « triumphe ». L’ovation était à Rome une forme mineure du triomphe, qui comme l’explique bien le texte de Tite Live, se trouvait réservé à certaines charges curules (dictateur, consul, préteur) : [xxxi.20.1-6] En celi temps le proconsul L.  Cornelius Lentulus retourna d’Espaigne, liquels aprés ce que il ot espousé ou senat les chosez par luy faitez en Espaigne fortement et felicement par moytez ans, requist et demanda qu’il peust entrer en la cité en triumphant. Et comme le senat reputast les choses par luy fetez fussent bien dignez de triomphe, toutesfoys disoit il que il n’avoyt nule exemple des majeurs precedens que homs qui eust fet ses fais en autre estat que dictateur, consul ou preteur peust triompher, et que pour ce come luy fust proconsul quant il ala en Espaigne ne le pooyt il mie. Mes a ce s’acordoyt on bien que il entrast ovans et esjoyans. A laquele chose contredist encorez T.  Sempronius, tribuns du plebe, disans que auci n’avoiet il de ce exemple ni ordenance. Mes a la parfin fust li tribuns veyncuz par le consentement des perez, et auci par senat consult L. Lentulus entra ovans a Rome.

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Ces mentions marginales, non reprises dans les autres manuscrits, laissent supposer que Bersuire avait l’intention de compléter son glossaire.

Date et conditions historiques de la traduction On datait jusqu’à présent l’achèvement de la traduction, entre 1354, date où Bersuire est nommé prieur de Saint-Eloy de Paris, et 1359, date de la seconde rédaction du Repertorium morale, dans laquelle il parle de la traduction comme d’une œuvre achevée. On sait aujourd’hui, grâce à l’explicit du manuscrit nafr. 27401, que la traduction a été achevée peu après le 21 septembre 1358 : « Explicit le tiers livre decade [corrigé en « la tierce decade »] Titus Livius l’an  mccclviii aprés la feste s. Mahieu apostre et euvangelistre25 ». Ainsi Bersuire mène-t-il sa traduction à bonne fin, dans la tourmente de la « révolution parisienne ». Le roi Jean le Bon à qui elle est dédiée, est prisonnier en Angleterre ; il ne rentre en France qu’en décembre 1360. Le dauphin Charles, lieutenant du roi, puis régent à partir du 1er mars 1358, peine à exercer un pouvoir, malmené par les incessantes demandes des États pour une réformation du royaume, contesté par le remuant Charles le Mauvais, roi de Navarre, échappé de la prison d’Arleux en novembre 1357, attaqué par les Parisiens que mène le riche prévôt des marchands Étienne Marcel ‒ il sera assassiné par ses partisans le 31 juillet 1358. Situé, dans l’île de la Cité, juste en face du Palais du roi, le prieuré Saint-Éloy qui relève de l’abbaye Saint-Maur-des-Fossés, participe aux émeutes. Les Grandes Chroniques de France le rapportent en effet : il servit d’arsenal et de lieu de rassemblement aux émeutiers, particulièrement ce terrible 22 février 1358, où montés au Palais royal, quelques centaines de parisiens assassinèrent les maréchaux de Champagne et de Clermont et contraignirent le roi, les officiers et parlementaires à porter le chaperon « pers » et rouge de la 25  La présence d’une lettre filigranée introduisant l’explicit atteste que cette date est bien celle de l’achèvement de la traduction, et non celle de la copie.

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ville26. Précisément, le manuscrit de dédicace porte dans la marge du 1er feuillet (correspondant au début du livre xxxi) une grotesque jouant de la vièle avec une patte d’oie, qui porte le chaperon rouge et pers des parisiens27. Pierre Bersuire, appartint-il, à l’instar d’un Nicole Oresme, d’un Philippe de Vitry, d’un Guillaume de Machaut, au groupe des réformateurs qui réclamaient la fabrication d’une bonne monnaie, et appelaient au contrôle du gouvernement et de l’admnistration par des assemblées représentant la « volonté du peuple » et le « commun consentement28 ». Cela est fort probable : l’article « Perez » du Lexique en particulier en témoigne, en signalant que Romulus s’entoure de conseillers choisis au mérite, cela même que réclamaient les réformateurs : Perez. Sachiez quar a Rome avoyt deus manieres de gens, nobles et non nobles. Car si comme l’en trouvet ou primier livre decade, combien que Romulus et ses compeignons qui fonderent Rome fussent d’une condition, c’est a savoir pasteurs et povre genz, toutesfoiz esleut le dit Romulus auchuns des plus souffisans lesquelz il tint entour soy et les tint en offices, et ceulz il apela « peres » et touz ceulz qui de eulz descendirent furent apelés « patricien ». Et ceulz eurent le senat et la juridiction et furent reputés nobles a respect des autres (d’après le ms. J).

26  Grandes Chroniques de France, éd. Paulin Paris, t. vi, Paris, Paris, Techener, 1838, p. 87 et 217. 27  L’illustration est reproduite dans Marie-Hélène Tesnière, « Les deux livres du roi Charles v », dans Une histoire pour un royaume (xiie-xve siècle). Actes du colloque « Corpus Regni » organisé en hommage à Colette Beaune, Paris, Perrin, 2010, p. 281-298 et p. 541-543. À comparer avec l’illustration des Grandes Chroniques de France, manuscrit BnF, Français 2813, fol. 409v. 28 Jacques Krynen,  « Le vocabulaire politique en France à la fin du Moyen Âge : l’idée de réformation », dans État et Église dans la genèse de l’État moderne. Actes du colloque organisé par le CNRS et la Casa de Velazquez, Madrid 30 novembre et 1er décembre 1984, dir. Jean-Philippe Genet et Bernard Vincent, Madrid, Casa de Velázquez, “Bibliothèque de la Casa de Velázquez”, 1986, p. 145164.

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De multiples petits liens tissent des correspondances entre les trois premiers Livres des Décades traduites par Bersuire et les événements contemporains. Ainsi, lorsque les patriciens nomment, à la mort de Servius Tullius, un interroi pour procéder à l’élection du nouveau roi, Bersuire l’identifie à un « régent ». [i.32.1] Quant Tulles fut mors, l’empire de Rome, si come au comencement avoyt l’en ordené, fut devolu es peres, lesquels ont tantost esleu et nomé un interroy, c’est a dire un regent ; lequel fesant et celebrant les comices, c’est a dire la journee de l’election, le peuple si a creé et esleu un roy apelé Marc Aucie, lequel tanttost les peres confermerent. (d’après le ms. J).

Ou encore : [i.47.10] Ilecques comença Tarquins a dire vilenies du roy Servius et commença de sa premere lignee, en disant que il estoyt sers et filz de serve, et que emprés la non digne mort de son pere, sans faire celuy intervalle que l’en appellet « interregne », c’est le temps du regent avan le roy novel creé ou couroné, et aynssi sanz establir jour de election que l’en apeloyt « comices », et ainssi sans l’assentiment du peuple et sans l’auctorité des peres, par le don d’une fame il avoyt occupé le reaume (d’après ms. J).

Or, le régent c’est évidemment, depuis le 1er mars, le dauphin Charles. Le mot « régent » est alors relativement récent29. On le retrouve à plusieurs reprises dans la traduction pour expliciter le mot interroi30. Mais on trouve également d’autres formulations qui correspondent très exactement aux pouvoirs qu’avait alors le 29  Au sens institutionnel, le regent désigne ‘celui qui gouverne pendant la minorité ou l’absence du souverain’, depuis 1316 ; au sens plus général de ‘celui qui administre et gouverne un état’, il apparaît vers 1330 dans le Pelerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville. cf. Trésor de la langue française, t. xiv, p. 649-650 et FEW, t. x, 204-205, s.v. regens. Voir aussi Frédéric Olivier-Martin, Les régences et la majorité des rois sous les capétiens directs et les premiers Valois (1060-1375), Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1931, p. 134-175. 30  Au livre iii (8.2) : « uns des peres apelé P. Valerius qui avoyt esté interrex, c’est a dire regent de novel […] ».

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fils du roi, par exemple au glossaire : « auchune foiz eslisoient il un autre que il apeloient interroy, qui avoyt entre euls tout poeyr royal » ; ou encore au Livre i (17.10) : « Lors celuy qui estoit interroys, c’est a dire que cele journee avoit l’office et la digneté royal […] » ; ou encore au Livre iii (55.1) : « […] celuy qui, aprez la resignation des dizhomez, avoit esté establiz gouverneur des negocez publiques juquez a la creation des consuls ». C’est dans le même esprit d’une correspondance avec les événements contemporains que Bersuire signale à plusieurs reprises en marge du Livre iii, la sécession de la plèbe au mont Aventin. À iii.8 (ms. J, fol. 220), « C’est de la cecession et departiment qui deust estre jadis entre le peuple et les perez [faisant référence à l’insurrection du mont sacré] ». À iii.17 (ms. J, fol. 222r), « Ce fut quant le peuple s’en ala hors de la vile au mont Aventin par ­despit des ­perez et quant li tribun furent premierement establiz ». Et encore au Livre iii.57 (ms. J., fol. 245r) : « Ci comence la notable oroyson de Titus Quincius contre la desobeïsance et contencion du plebe ». Cette annotation attire l’attention du lecteur – en l’occurrence le roi – sur le discours de Quincius Capitolinus, en utilisant les mots « désobeïssance » et « contention », ceux-là mêmes par lesquels les Grandes Chroniques de France désignent la révolte parisienne31. Le discours de Titus Quincius Capitolinus a d’ailleurs cet accent de sincérité que suscite une réalité vécue32 : [iii.57.6]  Quar certez la discorde des ordrez est le venin de ceste cité et les estrivemens et contentions des perez et du plebe, come noz n’eyons point de maniere ni de atrempance de segnourie, ni vouz de liberté, et come au perez ennuyent li magistrat plebeyen et au plebe li patricien […] Quant doncquez vendront vos discordez a fin, et quant leyera il que noz heyons une commune cité et un commun paÿs ! […] Seigneurs, disoit il, orendroit quant voz voz seez a l’entour de la court et quant voz tenez le marché pleyn de noyse et que voz rem31  Jacques Krynen, « Entre la réforme et la révolution : Paris, 1356-1358 », dans Les Révolutions françaises : les phénomènes révolutionnaires en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Fayard, 1989, p. 112. 32  BnF, nafr. 27401, fol. 245v.

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plissez voz chartrez de princepz romeyns, issez-voz en atout ces fiers couragez hors la porte Esquilie ! Et si ce voz n’ousez, regardez desus vos murs, vos champs gastez de fer et de fieu et vostre praye que l’en enmayne et les mesons ardans et fumans d’une part et d’autre ! Et pis i ha d’assez quant au bien commun, quar les champs sont bruslez, la cité est assegee, la gloire de la bataille est aus enemis demouree […] (d’après le ms. J).

Il peut être mis en relation avec l’article seditio du Repertorium morale : Nota quod seditio proprie est illa dissensio vel turbatio quam cives vel domestici inter se suscitant contra superiores, principes et rectores […] Unde nota urbem enim romanam plus destruxerunt seditiones interiores quam quecumque clades exteriores, sicut patuit de seditionibus pro lege agraria, pro matrimoniis patriciorum, pro consule et plebeis creando, pro tribunis obtinuendis, sicut patuit de cessione plebis in monte aventino, sic alia omnia infinita patent Tytum Livium intuenti (éd. Nuremberg, 1489, p. clxxvi).

Le modèle latin La capitulation en chapitres et paragraphes, qui figure dans le texte des ire, iiie et ive décades copié dans les manuscrits JO, renvoie, à l’évidence, au manuscrit latin dont se servait Bersuire. Or les manuscrits de la ive Décade de Tite-Live étaient alors fort peu nombreux, et dérivaient tous du Vetus Carnotensis, découvert, au début du xive  siècle, par Landolfo Colonna, chanoine de la Cathédrale de Chartres. Un repérage rapide dans les trois manuscrits dont G.  Billanovich assure qu’ils en dérivent (Paris, BnF, lat. 5690 ; Londres, BL, Harley 2493 ; Madrid, bibliothèque de l’Escorial, ms.  R. 1. 4) n’a donné que des correspondances ponctuelles33. Pourtant, il existait alors à Paris une autre copie du 33  Le savant chanoine fit faire une première copie du précieux manuscrit appelé Vetus Carnotensis, à partir de laquelle il fit copier et enluminer à Rome vers 1309

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Vetus Carnotensis qui portait la capitulation de Bersuire, c’était l’exemplaire latin de Tite-Live qu’utilisait Raoul de Presles pour sa traduction du De civitate Dei de saint Augustin34. Le grand traducteur y fait référence au Livre v (chapitre 18) de sa traduction de la Cité de Dieu : Toutesvoies y ot il i autre qui fu appellé Publius Valerius Publicola lequel fu xlviii ans aprés ce que les roys furent boutés hors de Romme, et fu consul avecques le filz de Apius Claudius ‒ lequel estoit appellé C. Claudius ‒ lequel fu mort, li estant consul en la bataille contre Herdonius, duc et capitaine des bannis de Romme, duquel parle Titus Livius en son troisiesme livre de la premiere Decade ou chapitre Accipiunt, ou paragraphe Trepidare35.

Cette référence (cf.  Tite-Live iii.18.8) se retrouve facilement dans les deux plus anciens manuscrits de la traduction de Bersuire, les manuscrits JO, où elle correspond effectivement à une division en chapitres et en paragraphes de la traduction36. Ce manuscrit de Tite-Live qui comportait la ive décade, avec d’autant plus de vraisemblance que Raoul de Presles avait eu dans sa jeunesse l’évêque de Chartres, Jean d’Angerant, comme protecteur, circula dans le milieu des intellectuels de la cour. On le trouve en effet, en 1380 dans la Librairie de Charles v, dans la « iiie chambre au plus hault » de la tour de la fauconnerie, là où se trouvaient conservés les livres en latin et la plupart des livres un autre exemplaire, qu’il rapporta en Avignon vers 1328. Giuseppe Billanovich, La Tradizione del testo di Livio e le origini dell’umanesimo. 1, Tradizione e fortuna di Livio tra Medioevo e umanesimo, Padoue, Antenore, “Studi sul Petrarca”, 1981. Cette assertion a été remise en question par Michael D. Reeve, « The Vetus Carnotensis of Livy Unmasked », dans Studies in Latin Literature and its Tradition in Honour of C. O. Brink, Cambridge, UP, 1989, p. 97-112. 34  Nous corrigeons en ce sens notre article paru dans Romania, 118 (2000), p. 453. 35  BnF, fr. 22912, fol. 255v. La « Cité de Dieu » de saint Augustin traduite par Raoul de Presles (1371-1375). Livres IV et V, édition du manuscrit BnF, fr. 22912, dir. Olivier Bertrand, Paris, Champion, 2015, p. 338. 36  Ms. Paris, BnF, nafr. 27401, fol. 224v (Accipiunt) et ms. Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 447, fol. 45v.

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d’astronomie. Le manuscrit est ainsi décrit : « Titus Livius qui fu maistre Raoul de Prairez, en ii volumes, couvert de cuir jaune tout un37 ». L’inventaire sur rouleau, qui porte un état plus ancien de l’inventaire, signale en marge qu’il a été emprunté par Simon de Hesdin, celui-là même qui depuis 1375 traduisait pour Charles v les Facta et Dicta memorabilia de Valère Maxime38. Sans doute s’agissait-il pour lui de vérifier les citations latines de la ive Décade de Tite-Live fournies par le commentaire de Dionigi de Borgo San Sepulchro. Car, comme le rappelait A. Vitale Brovarone, Simon de Hesdin, qui appréciait la langue latine, se référait à elle plutôt qu’à la traduction de Pierre Bersuire39. C’est sans doute dans l’intention de parfaire la politique culturelle de Charles v, en faisant poursuivre la traduction de Valère Maxime, que Louis ier d’Anjou emprunta le 6 mars 1381 l’exemplaire de dédicace au roi (BnF, fr. 9749), et, le lendemain, le TiteLive de Raoul de Presles40. La commande sera poursuivie à l’instigation du duc de Berry41. 37  Paris, BnF, fr. 2700, fol. 33r, no 866, cf. Léopold Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles v, Paris, Champion, 1907, t. 2, p. 160*, no 976. 38  Paris, BnF, Baluze 703, no 869. Simon de Hesdin poursuivra sa traduction jusqu’au 4e chapitre du Livre vii. 39  Alessandro Vitale Brovarone, « Notes sur la traduction de Valère Maxime par Simon de Hesdin », dans « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de Moyen Français offerts à Giuseppe Di Stefano, dir. Maria Colombo Timelli et Claudio Galderisi, Montréal, Ceres, 2004, p. 183-191, en particulier p. 186. Ainsi au Livre v.2.26 de la traduction de Simon de Hesdin, le commentaire suivant : « Titus Livius, ou tiers livre de la tierce decade parle de celluy triumphe et de l’ordenance duquel je me tais a present ; mais toutesfoiz il ne dit pas, si comme Valerius fait yci, mais dit que les prisonniers rommains, lesquielx il avoit delivréz de servage, suyvirent son char les testes raises en signe de servitude ostee » (cf. éd. par P. A. Martina, sur le site http://www.pluteus.it dans la section « Testi ») se refère au texte latin de Tite-Live xxxiv, 52, 2-12 « secuti currum milites frequentes […] praebuerunt speciem triumpho capitibus rasis secuti qui servitute exempti fuerant » et non à la traduction de Bersuire « Et si donnerent moult grant beauté et moult grant apparance à son triomphe, li chetif delivré de servitude qui le suivirent testouz a testez reses » (cf. Paris, BnF, nafr. 27401, fol. 47r). 40  Voir Anne Dubois, Valère Maxime en français à la fin du Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2016. 41  Toutefois, Nicolas de Gonesse n’aura pas en main le Tite-Live de Raoul de Presles, et se réfèrera à la traduction de Bersuire pour les exemples tirés de la ive Décade de Tite-Live, cf. Graziella Pastore, « Nicolas de Gonesse, commentateur de

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La réception du texte Claude Buridant le rappelait dans un article récent : dans le cas des traductions, il convient de distinguer le destinataire immédiat, premier lecteur du texte, c’est-dire souvent le personnage historique auquel le traducteur dédie son œuvre, de son public, autrement dit du récepteur ultérieur de l’œuvre42. Cette distinction revêt dans le cas de Bersuire toute sa portée, puisque Jean le Bon, le dédicataire de l’œuvre ne lit pas le même texte que Charles v, ses conseillers et les nobles de son entourage, qui forment le public ultérieur.

Une première révision sous Charles v C’est qu’entre-temps la traduction a été révisée et en quelque sorte « rééditée ». La tradition manuscrite l’atteste, puisque les manuscrits JO, qui datent du règne de Jean le Bon, s’opposent en de nombreuses leçons à tous les manuscrits postérieurs (RGABC). L’inventaire de la Libraire de Charles v en fournit une autre preuve, puisque le manuscrit Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 447, y est signalé, comme la première traduction de Tite-Live : « L’original de Titus Livius en françois, la premiere translacion qui en fu faite, escript de mauvese lettre, mal enluminé et point ystorié43 ». La mise en page des manuscrits postérieurs au règne de Jean le Bon, le confirment encore, avec leurs titres de chapitres rubriqués et leurs illustrations. Pour étudier cette première révision, nous prenons comme référence le manuscrit Paris, BnF, fr. 20312ter, qui semble être le plus Valère Maxime : le travail de l’exégète entre originalité et emprunt », dans Original et originalité. Aspects historiques, philologiques et littéraires. Actes du ive colloque de l’Association Internationale pour l’Étude du Moyen Français, Louvain-la-Neuve, 20, 21 et 22 mai 2010, organisé par le Groupe de recherche sur le moyen français, dir. Olivier Delsaux et Hélène Haug, Louvain-la-Neuve, PUL, 2011, p. 151-162. 42  Claude Buridant, « Esquisse d’une traductologie au Moyen Âge », dans Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français (xie-xve  siècles). Étude et Répertoire, dir. Claudio Galderisi, Turnhout, Brepols, 2011, t. i, p. 325-381, en particulier p. 327. 43  Cf. Paris, BnF, fr. 2700, fol. 4v (A 33) et L. Delisle, Recherches sur la Libraire de Charles v, Paris, Champion, 1907, t. ii, p. 160*, no 975.

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ancien représentant de cette version révisée, diffusée par la suite à plus de soixante exemplaires. Le manuscrit, qui date des années 1370, est illustré dans l’atelier de Perrin Remiet. Nous l’avons appelé R. Alors que la version de dédicace présentait un texte français en quelque sorte « brut », simplement organisé en chapitres et en paragraphes suivant le manuscrit latin utilisé par Bersuire, la première révision de Charles v offre une véritable mise en forme éditoriale de la traduction, qui touche à la fois le texte, son commentaire et l’illustration qui l’accompagne. Le texte français est maintenant disposé en des chapitres nouveaux, numérotés, introduits par des titres rubriqués. La présence dans ces titres de mots ou de redoublements inusités dans la traduction, assure que Bersuire n’en est pas l’auteur. Ainsi, trouve-t-on dans les titres du livre i, le verbe « envoier » là où la version de dédicace utilise systématiquement le verbe « trametre » ou encore le redoublement « fonder et edifier », là où la version de dédicace emploie ces verbes séparément : [i.53.1] Comment le roy Tarquins envoia Sextus son filz en la cité de Gabie pour euls decevoir xli (d’après le ms. R) [i. 6.3] Comme Rome fut fondee et edifiee et en quel temps et de la mort Remus vii (d’après le ms. R).

En privilégiant certains éléments de l’histoire romaine, comme la succession des règnes ou de l’exercice du pouvoir, les guerres avec leur cortège de victoires, de paix, de trêves et de trahisons, les affaires religieuses (désignation d’évêques, et cultes), les titres de chapitres orientent la lecture des Décades dans un sens différent de l’intention annoncée par Bersuire dans son prologue-dédicace. Ils composent une sorte de « Grandes Chroniques de l’histoire de Rome ». Le manuscrit R ne s’intitule-t-il pas « le Romans de Titus Livius » comme les Grandes Chroniques de France s’appelaient à l’origine « le Romanz des rois », lorsque le moine de Saint-Denis Primat en offrit, en 1274, la première version à Philippe III le Hardi44? 44  Manuscrit Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 782, fol.  326v. Bernard Guenée, « Histoire d’un succès », dans Les Grandes Chroniques de France, reproduction intégrale en fac-similé des miniatures de Fouquet. Manuscrit français 6465

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Les commentaires courts qui étaient  notés en marge dans la version de dédicace sont désormais intégrés dans le corps du texte justifié, où ils figurent en forme de petites colonnes précédées de la rubrique incident. Ces mentions qui sont identiques à celles que l’on trouve à partir du milieu du xive  siècle dans les manuscrits des Grandes Chroniques de France, ont vraisemblablement pour modèle les commentaires aux bibles historiales45. Les manuscrits ont été dotés d’un cycle iconographique comprenant une miniature en tête de chaque Livre, à l’exception du Livre i, qui s’ouvre sur une page frontispice, divisée en quatre quadrilobes, dont l’illustration s’inspire de celle des Grandes Chroniques de France ; dans le manuscrit BnF, fr. 20312ter : débarquement d’Énée en Italie (cf.  débarquement des Grecs à Troie), combat entre Enée et Latinus (siège de Troie), construction de Rome (cf.  construction de Sicambre), enlèvement des Sabines (rapt d’Hélène46). Les miniatures des Livres suivants illustrent les magistratures romaines. Au livre ii (fol. 27v), la prise de fonction du consul, qui reçoit « les aornemens royauls » – un robe de soierie d’or –, est à rapprocher de la cérémonie du sacre peinte dans le Livre du sacre de Charles v47. Au livre vii (fol. 133v), des patriciens s’adressent à un magistrat âgé (un consul ?) assis dans sa cathèdre, qui porte à l’épaule les trois bandes d’hermine propres à la fonction de chancelier, tandis que la baguette décorative de l’entrecolonne est illustrée d’une inhabituelle tête de léopard, qui semble tirer la langue : cette page pourrait évoquer la personne de Jean de Dormans, bibliophile réputé, chancelier de France entre 1371 et 1373 (date de sa mort), dont les armes portent trois têtes de léopard tirant la langue48. de la Bibliothèque nationale de Paris, dir. François Avril, Marie-Thérèse Gousset et Bernard Guenée, Paris, 1987, p. 83-133, en particulier p. 89-98. 45  Geneviève Hasenohr, « Discours vernaculaires et autorités latines », dans Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, dir. Henri-Jean Martin et Jean Vezin, Paris, 1990, en particulier p. 297-298. 46  Voir Paris, BnF, fr. 2813, fol. 4r et BSG, ms. 782, fol. 2v. 47  Manuscrit Londres, BL, Cotton, Tiberius B VIII. 48 Voir Louis Carolus-Barré, « Le Cardinal de Dormans, chancelier de France ‘principal conseiller’ de Charles  v  […] », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École Française de Rome, 52, 1935, p. 314-367. Les armes des Dormans

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La copie elle-même a été réalisée rapidement, comme l’attestent quelques variantes dues à la mise en chapitres et les erreurs de lecture sur certains mots empruntés au latin. La révision atténue insensiblement le caractère païen de l’Antiquité et opère un glissement des formes de pouvoir romain vers leur équivalent dans la France médiévale, tels ces « offices civils » (« civilibus officiis ») qui deviennent des « offices royaulz », dans le discours de Tarquin l’Ancien : Mss JO : [i.35.4] Et ge, dist il, de leure que eu pooyr ne avis, me treportay et m’en vins a Rome emsembleement avecques ma fame et toutes mes fortunes ; et eci ge ay usé la plus grant partie de mon eyage ens offices civils et plus longuement vescu eci endroyt que en mon paÿs […]. Mss R(GABC) : Et ge, dist il, des l’eure que ge eu povoir ne avis, me tresportay et m’en vins à Romme ensembleement avecques ma femme et toute ma fortune ; et ainsi j’ay usé la plus grande partie de mon aage es offices royaulz et plus longuement vescu yci endroit que en mon païs […].

Elle prend enfin des allures de censure, lorsque déplaçant tout un paragraphe (ii.2.3 à ii.2.11) de ii.2.2 à ii.15.2, elle met les paroles dures à l’égard des rois non plus dans la bouche du consul, personne d’autorité, mais dans celles des conjurés : « Les rois sont un danger pour la liberté […] On ne tolérera plus à Rome, ni roi, ni personne qui soit un danger pour la liberté ! ». C’est un type de censure que l’on trouve dans certains codes de Justinien en latin. Ainsi, contenu et langue, illustration et mise en page, tout a été révisé de manière à produire un exemplar propre à être diffusé dans les milieux aristocratiques et princiers. Réalisé vraisemblablement à la chancellerie, cette nouvelle version qui faisait des

sont d’azur à trois têtes de léopard, lampassées de gueules, à la cotice d’argent brochant sur le tout.

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Décades de Bersuire une sorte de pendant « antique » des Grandes Chroniques de France, connut un immense succès.

Une seconde révision pour le roi de France, Charles v Cette première révision a été notablement amendée dans l’exemplaire des Décades spécialement conçu et réalisé pour le roi Charles v. Plus encore que la précédente, cette seconde révision fonde et légitime la souveraineté du roi de France et de sa dynastie, sur l’autorité vertueuse et sacrée de l’Antiquité. Elle est la version de la personne publique du souverain, conservée dans le seul manuscrit 777 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (ms. G)49. Elle servira à l’éducation des dauphins, Louis de Guyenne en particulier, dans la librairie duquel le manuscrit figura un temps. Copié par au moins deux des meilleurs calligraphes de Charles v, Henri de Trévou et Raoulet d’Orléans, et illustré par le maître de la Bible de Jean de Sy et son atelier, le manuscrit apparaît comme une des plus belles réalisations de la production des ateliers parisiens de ce temps. Haut de 45,5 cm, large de 31 cm, et comportant 435 feuillets, il est d’un format monumental tout à fait inhabituel ; les inventaires le désignent à juste titre comme le « tres grant TiteLive » : « un livre de Titus Livius, tres bien escript et bien ystorié, a iiii fermoers d’argent, couvert de soie a queue, en tres grant volume50 ». Il porte à la fin (fol. 433r) cet ex-libris aujourd’hui effacé, que Charles v apposait sur ses manuscrits les plus précieux : « Cest livre de Titus Livieus est a nous, Charles, le ve de notre nom, roy de France, et le fismes escrire et enluminer et parfere ». Les titres de chapitres de la première révision ont été modifiés, en ajoutant ici des justifications de droit, là des explications morales (« dissi49  Marie-Hélène Tesnière « Les Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire et la politique éditoriale de Charles v », dans Quand la peinture était dans les livres. Mélanges […] François Avril, dir. Mara Hofmann, Eberhard König, Caroline Zöhl, Turnhout, Brepols, 2007, p. 344-351. 50  Paris, BnF, fr. 2700, fol. 13v, cf. Léopold Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles v, op. cit., t. I, p. 283-284, no lxxx, t. ii, p. 161*, no 981 ; François Avril, La Librairie de Charles v, exposition à la Bibliothèque nationale, Paris, 1968, p. 108109, no 189.

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mulation », « trahison », « fausseté »), ou encore en mettant en relief des faits religieux (vœux, à i.27.1, ou sacrifices, à i.30.4). Le plus remarquable reste toutefois la mise en valeur systématique dans les titres des éléments concernant le pouvoir : sa conquête, son attribution, son exercice également par les femmes. À i.44.1, le sacrifice qui assurera aux Romains l’Empire est mis en vedette : 1re révision, ms. R : Ci parle des sacrefices rommains ; 2e révision, ms. G : Comment le roy des Rommains fist un temple à Dyane la deesce et du buef qui fu sacrefié pour l’empire de Rome xxxiii.

À i.40.2, le meurtre de Tarquin est justifié par le fait qu’il occupe indûment le trône : 1re révision, ms. R : Comment les enfans du roy Ancus firent occire le roy Tarquinus et comme Servilius fu roy de Roume xxxv ; 2e révision, ms. G : Comment les enfans du roy Ancus firent occire le roy Tarquinus par ii pastours, pour ce qu’il tenoit leur royaume xxxi.

À i.35.1, à propos de la royauté de Tarquin l’Ancien : 1re révision, ms. R : Comment Priscus Tarquinius fu fait roy de Roume xxxii ; 2e révision, ms. G : Comment Tarquinius fu esleuz à regner à Romme et comment le pont des Sabins fu ars par les Rommains xxix.

À i.17.1, à propos de celle de Numa Pompilius : 1re révision, ms. R : Comment Nume fut esleuz à roy de Romme aprés la mort Romulus xvii ;

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2e révision, ms. G : Comment Nune fu esleus à estre roy de Romme par la volenté du pueple aprés Romulus xvi.

À la fin du livre i et au début du Livre ii, ce n’est plus le suicide de Lucrèce que les titres rappellent mais la destruction de la royauté romaine par goût immodéré du pouvoir : 1re révision, ms. R : [i.58.5] Comment Lucrece s’ocist et comment son pere, son mari et ses parens jurerent sur son sanc xlvi ; 2e révision, ms. G : Comment le royaume des Romains fut destruit par la mort de Lucrece et comment Brutus destruist le roy xlii.

Au début du livre ii : 1re révision, ms. R : [ii.1.1] Ci parle du gouvernement de Romme aprés les rois chaciez et comment il creerent premierement consulz i ; 2e révision, ms. G : Ci commence le secont livre de la premiere Decade de Titus Livius, lequel dit en cest premier chapitre que Brutus ne destruist pas le regne des Rommains pour liberté et franchise, mais pour avoir gloire de dominacion sur euls i.

Le conseil des reines dans la conduite des affaires, et leur régence sont désormais mises en lumière. Ceci doit être rapproché du rôle que Charles v accorda à la reine Jeanne de Bourbon, dans les ordonnances d’octobre 1374, par lesquelles il lui attribuait – conjointement avec Philippe, duc de Bourgogne, et Louis, duc de Bourbon – la tutelle et la régence du royaume en cas de minorité du dauphin. À i. 34.1, Tanaquil convainc Lucumon d’émigrer à Rome : 1re révision, ms. R : Comment Lucumes lessa son païs et vint demorer a Romme, et de l’aygle qui li osta son chapel de sa teste et li rasist, et fut nommez Pristus Tarquinius xxxi ;

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2e révision, ms. G : Comment Lucumes laissa son paÿs pour aler demourer à Romme par le conseil sa fame, et de l’aigle qui lui osta le chapel xxviii.

À i.3.1, c’est la régence de Lavinia qui est mise en avant : 1re révision, ms. R : Comment Ascanius regna aprés la mort Enee son pere iiii ; 2e révision, ms. G : Comment Lavine tint le regne Ascanius tant com il fu enfes iiii.

On pourrait faire des remarques similaires sur les variantes textuelles propres à la révision du manuscrit G. Nous ne retiendrons ici que l’exceptionnelle assimilation de l’Empire de Rome à la royauté française, qui touche tous les aspects du decorum royal. Ainsi, « sede regia sedens » (i.41.6) traduit dans la version de dédicace par « [Servius] se est sis en la see royal » devient dans la première révision « […] siege royal » et dans la seconde révision du manuscrit G, « […] chaiere royal », terme qui désigne le trône du roi de France. De même, la seconde révision du manuscrit G utilise à plusieurs reprises le verbe « sacrer » en doublet du verbe « creer » pour parler de l’élection du roi de Rome (en latin « regem creare »), à i.35.1, lors de la tenue des comices : 1re révision, ms. R : Les enfanz du roy Ancus estoyent ja prés d’avoir aage, et Tarquinius leurs tuteur a mis moult grant instance que les comices, ce sont les temps establiz au roy creer, fussent hastez et ordenez […]. 2e révision, ms. G : Les enfans du roy Ancus estoient ja prés d’avoir aage et Tarquinus et Tarquinus leur tuteur a mis moult grant instance que les comicez, ce sont les temps establis a creer ou sacrer le roy, fussent hastez et ordenez […].

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Ou encore à i.8.3, où à propos de l’élection du roi chez les Etrusques « sacrer ou instituer » de la seconde version du manuscrit G, remplace « creer » (latin creato rege) de la première : 1re révision, ms. R : Et pour ce, selonc le nombre des douze oyseaus qui li signifierent l’empire futur, il print ovecques soy douze licteurs, c’est a dire douze serjans d’armes. Et dient aucuns que cestui nombre des licteurs il print a example des Etrusques qui aussi selonc le nombre des douze pueples que il avoyent en leur povoir, il avoient entour leur roy douze licteurs, desquels chascuns pueple bailloit le sien quant li roys eret nouvellement creez ; 2e révision, ms. G : Et pour ce selonc le nombre des douze oyseaux qui li signifierent l’empire futur, il prist avecquez luy douze licteurs, c’estadire douze sergenz d’armez et dient aucuns que cestui nombre de licteurs il prist a l’example des Estrusques qui aussi selonc le nombre des doze pueples que il avoient en leur povoir, il avoient entour leur roy douze licteurs, desquiex chascun pueple bailloit le sien, quant li roy estoient nouvelement sacrez ou instituez.

Par contrecoup et à l’inverse, tout ce qui peut ternir l’image du roi de France, est supprimé… ou déplacé, dans la révision du manuscrit G. Alors que dans la première version, comme d’ailleurs dans la version de dédicace, le roi Ancus Marcus, à i. 32. 3, passait, à cause de sa piété, pour un paresseux aux yeux des Latins ; dans la seconde révision, ce sont les Romains qui sont taxés de ce défaut : 1re révision, ms. R : Les Latins avecque lequels Tulles avoyt jadis fet aliances faucerent leur courages et coururent dedens les fins et les contrees des Romains. Et comme les Romains demandassent estre restituez, respondirent les Latins orgueilleusement que il cudoient que le roys romains comme pareceus devoyt demener son royaume entre les temples et les autels des diex ;

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2e révision, ms. G : Les Latins avecques lesquiex Tulles avoit jadis fait aliances fausserent leurs courages et coururent dedenz les fins et les contrees des Rommains. Et comme les Rommains demandassent à estre restituez, les Latins respondirent orgueilleusement que il cuidoient que les Rommains comme pereceus, c’est a dire li roys deust demener son royaume entre les temples et les autiex des dieux.

Cette recherche d’équivalence entre Rome et le royaume de France, s’accompagne, dans cette version royale du manuscrit G, d’un « travail » sur la langue française, qui prend la forme d’une « délatinisation » et d’« une mise au présent » de la traduction. Les ablatifs absolus ou les participes passés apposés, calqués sur le latin, sont systématiquement développés en propositions comportant un verbe conjugué. Les emprunts lexicaux sont retouchés, sans que l’on puisse parler de retraduction, car il n’y a pas à proprement parler de recherche du mot juste ; il s’agit plutôt de la recherche ponctuelle, à partir du texte français, d’un synonyme phonétiquement proche du terme calqué sur le latin. Ainsi, à i.16.1 passe-t-on de « mener grant contion  et grant assemblee de gent », traduction du latin contionem habere (c’està-dire tenir une assemblee ») à « mener foison et grant assemble de gens » : 1re révision, ms. R : Aprés cestes ouvres inmorteles avint que Romulus mena grant concion et grant assemblee de gens, afin d’eslire un ost, qui estoit prés d’un palu, que l’en appeloit le paluz de la chevre ; 2e révision, ms. G : Aprés cestes euvres inmorteles avint que Romulus mena grant foison et grant assemblee de genz afin de eslire un ost qui estoit prés d’une palu que l’en apeloit la palus de la chievre.

Les temps de verbe sont systématiquement réécrits au présent : les passés composés sont remaniés en passé simple ; les imparfaits

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sont transformés en présent. Le texte étant restructuré par des adverbes de temps. Entièrement réélaboré, le cycle iconographique du manuscrit G fait une large place aux femmes (Tarpéia, Virginie, la mère de Coriolan)  et valorise les héros qui, défendant avec courage leur patrie, paraissent soutenus par une protection céleste, tels Marcus Valerius Corvus (vii.26), aidé par un corbeau, ou encore Manlius Torquatus (vii.9), dont la lutte avec un géant gaulois rappelle le combat de David et Goliath. Comme les variantes textuelles, les illustrations mettent en lumière le caractère religieux, quasi sacré de l’Empire de Rome et insistent sur une sorte de code d’honneur et de loyauté. Certains épisodes remarquables sont dotés de miniatures supplémentaires. Ainsi en est-il de la défaite des Fourches Caudines au début du Livre ix. À la suite d’une ruse des Samnites, les Romains sont en effet faits prisonniers dans le défilé des Fourches Caudines. Sans l’aval du peuple et des féciaux, les consuls concluent un accord de paix, au terme duquel les Romains doivent livrer leurs armes, passer sous le joug, et laisser 600 otages. Revenus à Rome, l’accord est désavoué, et les consuls sont contraints, pour respecter leur parole, de se livrer eux-mêmes à l’ennemi. Dans le manuscrit Sainte-Geneviève, trois miniatures évoquent cet épisode. Au folio 140, les Samnites, déguisés en bergers, donnent de faux renseignements aux Romains ; cette miniature traitée sur le modèle iconographique de l’annonce aux bergers, reprend le motif du manuscrit R. Deux autres miniatures ont en revanche été ajoutées. Au fol. 141v, les Romains livrent leurs armes et passent sous le joug ; leur écu porte les armes impériales d’or à l’aigle de sable, mais leur cotte est aux couleurs, or et azur, du roi de France. Au fol. 143r, les consuls, revenus de Rome, se livrent aux Samnites et passent sous le joug. Ainsi traitées, les miniatures mettent visuellement l’accent sur la question de la validité des traités : question éminemment importante pour un roi, ce qui n’est pas sans rappeler le retour du roi Jean le Bon, comme otage, à Londres, représenté dans les Grandes Chroniques de France de Charles v (ms.  Paris, BnF, fr. 2813, fol. 438r).

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L’apothéose du caractère sacré de l’Empire romain figure sur la page-frontispice où la vie de Romulus, traitée en huit quadrilobes, s’apparente à la création du monde des bibles historiales, mais aussi à la belle page de la vie de saint Louis qui ouvrait le second volume des Grandes Chroniques de France de Charles v (ms. Paris, BnF, fr. 2813, fol. 265r). L’accent y est mis sur l’aspect quasi sacré, sinon miraculeux, la vie de Romulus, le fondateur de Rome : survie des jumeaux ; prise des augures ; disparition de Romulus, monté sur un cheval blanc enlevé au ciel dans une tempête. Dans la marge inférieure est peinte, en grisaille, l’histoire d’Hercule et de Cacus, une représentation tout à fait inhabituelle dans les manuscrits médiévaux. Revenant d’Espagne avec les bœufs de Géryon, Hercule s’assoupit. Cacus lui dérobe son troupeau, dont il fait entrer les plus belles bêtes à reculons dans sa caverne. Hercule frappe Cacus d’une massue ; on élève là un autel en son honneur, c’est le lieu de la fondation de Rome, l’Ara Maxima sur le forum boarium. L’histoire entre Hercule et Cacus, c’est l’éternel conflit humain entre le bien et le mal, entre la vertu et le vice explique Raoul de Presles dans le Compendium morale de republica (achevé en 136351). Il en reprend les éléments dans son commentaire dans la Cité de Dieu (au chapitre 12 du Livre xix), à propos du désir de paix inhérent à la nature humaine : Aprés il [Saint Augustin] conclut que touz veulent paix […] et dit qu’il veult monstrer que tous ceuls qui ne veulent paix peuent et doivent estre appellés Cacos, c’est à dire mauvais, car cacos en grec vault autant à dire come « mauvais » […].

51  « Cacum Herculis boves furasse legitur, et cauda tractos in spelunca abscondisse, quem Hercules presso gutture interfecit. Cacon enim grece malum dicitur, sed quid aliud nisi quod omnis voluptas adherens malicie fumum eructat ut quod sit veritati contrarium ut luci […] Igitur boves transversis duxit vestigiis, quod omnis voluptuosus et malignus transversa utitur via ut aliena invadat. Et quid quod boves Herculis concupiunt nisi quod omnis malignitas semper est virtuti contraria ; et quod abscondit in spelunca, quod malignitas numquam sit apta fronte liberior. Virtus igitur et sua vendicat et malos interficit », édité d’après le manuscrit Paris, BnF, nal. 1821, fol. 97v.

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Hercule représente la vertu, la renommée des hommes courageux. À n’en pas douter, cette représentation de l’histoire d’Hercule et de Cacus, en tête du manuscrit de Tite-Live (manuscrit G) est tout autant un rappel du lieu de fondation de Rome qu’un compliment à l’intention du roi Charles. Charles v est, au regard de l’histoire antique, un nouvel Hercule combattant les méchants ; de même qu’il est, au regard de l’histoire chrétienne, un nouveau Sanson, comme le suggère l’initiale historiée (Sanson ouvrant la gueule du lion) qui introduit le prologue de la ive Décade (fol. 316r). C’est encore Raoul de Presles, qui, dans son commentaire à la traduction de la Cité de Dieu, au livre v chapitre 22, évoquant à propos de la défaite des Fourches caudines, la question de la validité des traités, en définit avec clarté l’aspect juridique, tandis que sa description concrète des événements correspond exactement à la mise en images du Tite Live52. Excellent juriste, fervent défenseur de la monarchie, bon connaisseur de l’histoire romaine, dont il veut faire un modèle pour le présent, et qui plus est auteur des « Croniques en françois contenporisees du commencement du monde jusques au temps de Tarquin l’orgueilleux et du roy Cambises qui regnerent en i temps » aujourd’hui disparues, Raoul de Presles nous apparaît comme un bon candidat pour avoir « parfait » ‒ comme le notait l’ex-libris du manuscrit ‒ pour le roi Charles v ce nouveau manuscrit de la traduction de Bersuire53. Et ce d’autant plus, qu’il s’inspire à l’évidence de la traduction de Bersuire lorsqu’il cite les Décades dans son commentaire à la traduction de la Cité de Dieu. Ces références sont toutefois trop lointaines pour que l’on puisse vérifier sur quel manuscrit français il se base.

52  Éd. cit., vol. i, t. 1, p. 384-385. 53  Voir aussi Marie-Hélène Tesnière, « Les deux livres du roi Charles  V », dans Une histoire pour un royaume (xiie-xve  siècle). Actes du colloque « Corpus Regni » organisé en hommage à Colette Beaune, Paris, Perrin, 2010, p. 281-298 et p. 541-543.

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La révision de Laurent de Premierfait La chancellerie fut encore une fois, au début du xve  siècle, le lieu d’une révision de la traduction des Décades. Arnaud de Corbie, chancelier de France, possédait en effet un exemplaire de la version nouvellement remaniée de la traduction de Tite-Live, le manuscrit Paris, BnF, fr. 264-265-266 (ms. P), qui avait été copié par son scribe attitré Raoul Tainguy, à Champlot et à Paris, chez Jean Chanteprime, vers 1410. Nous avons pu montrer que cette révision avait été établie par Laurent de Premierfait au moment où celui-ci rédigeait sa seconde traduction des Cas des nobles hommes et femmes de Boccace, en la complétant et l’augmentant de multiples références aux « vieilz historians » qui avaient inspiré Boccace54. Ce faisant, le grand humaniste accomplit un minutieux travail éditorial. Pour le texte, il reprend la version de dédicace de la traduction des Décades qu’il corrige en se référant à un manuscrit latin, proposant des lectures différentes de celles de l’exemplaire utilisé par Bersuire. Il gomme les calques et les emprunts au latin, trouvant pour chacun d’eux un équivalent français. Il conserve toutefois partiellement le système des incidents qu’il complète avec d’autres exemples tirés des mythographes latins. Il garde la division en chapitres de la première révision. Un nouveau cycle iconographique met en images les vertus romaines louées par Tite-Live : la loyauté, au livre v (fol. 135v) ; le sens civique, au livre vi (fol. 162v) ; la foi, au livre vii (fol. 185v) ; la discipline militaire, au livre viii (fol. 208r)… et prend en compte, ce qui est tout à fait nouveau, les realia romaines, particulièrement les faisceaux des licteurs (Livre iii, fol. 72r). Reprenons l’exemple, signalé au début de cet article, de la guerre injuste entre Rome et Albe (i.22.3 à 23.1) et mettons en correspondance la révision de Laurent de Premierfait (fol. 24v-25r) :

54  Marie-Hélène Tesnière, « Un remaniement du Tite-Live de Pierre Bersuire par Laurent de Premierfait (manuscrit Paris, B.N., Fr. 264-265-266) », Romania, 107, 2000, p. 231-281.

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Révision de Laurent de Premierfait, ms. BnF, fr. 264 : (i.22.3) Il estoit advenu que les Roumains de villaige et les Albains avoient pillié et prins proyes les uns sur les autres. (4) Et lors Gayus estoit roy d’Albe. Si avoient les deux parties envoié leurs legas les uns aux autres pour demander les choses ravies. Tulle avoit commandé aux siens qu’ilz se hastassent et qu’ilz ne feissent riens jusques à tant qu’ilz eussent fait leur messaige, car bien se pensoit que le roy d’Albe ne rendroit point le pillaige, et que ainsi justement il li pourroit faire guerre. (5) La besongne des Albains fut faicte plus paresceusement, car leurs legaz furent courtoisement receuz de Tulle en son hostel, et leur fist grans conviz doucement, benignement et a liee chiere ; et les avoit ainsi detenuz par teles dissimulacions jusques à tant qu’il eust eu la response de ses legaz ; lesquelz vindrent en ce pendant et lui rapporterent que les Albains avoient du tout refusé à faire restitution du dit pillaige, et que pour ce ilz les avoient defiez et assigné bataille a xxxiii jours. (6) Tulles, oÿ le rapport de ses legas, donna congié aux Albains de dire tout ce pourquoy ilz estoient venuz, et ilz ont dit qu’ilz ne scavoient riens de ce que Tulles avoit fait par ses legas, car ilz diroient envis chose qui lui deust desplaire, mais par son commandement distrent ilz : « Nous sommes venuz pour reporter et ravoir les choses ravies par les Roumains, ou autrement leur indire guerre ou les deffier ». (7) À ce respondit Tulle et dist ainsi : « Dites a vostre roy que je appelle les dieux en tesmoinage, lequel des ii peuples est cellui duquel les legas ont premierement demandé les choses ravies estre rendues, et lequel a premier refusé a rendre, c’est a dire qu’il prioit aux dieux que ilz donnassent desconfiture au peuple qui premier avoit refusé à faire restitucion de la proye. Et que il plaise aux dieux de icellui peuple demander et requerir la desconfiture de la bataille emprise. » (23.1) Ces choses denoncierent les legas albains à leur cité. Si s’appareilla la bataille d’une part et d’autre diligemment, laquele estoit moult semblable a bataille civile, comme celle qui estoit aussi comme entre les peres et les enfans, car l’un et l’autre peuple estoit troyan et que Lavine estoit venue de Troye et Albe de Lavine et que de la lignie des roys albains estoient les Roumains yssuz et procreez.

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Conclusion La multiplicité, en l’espace d’un demi-siècle, des versions des Décades témoigne de l’importance accordée à l’histoire de Rome à la cour de France. Si la version de dédicace de Bersuire invite à une conversion aux vertus romaines, les deux révisions faites sous le règne de Charles v proposent une lecture plus institutionnelle, liée sans doute à la mise en œuvre du « programme » voulu par les réformateurs de la révolte parisienne, qui, en outre, s’accordait avec le développement de l’autorité monarchique. La traduction induit alors un véritable transfert de pouvoir (translatio imperii). Raoul de Presles ne dit pas autre chose, lorsque dans le prologuedédicace de sa traduction du De Civitate Dei, il affirme que le roi de France est « de la lignée des Romains qui portent l’aigle55 ». Charles v disposait ainsi dans sa Librairie (en 1380) de quatre ouvrages de Tite-Live. Il y avait d’abord les deux manuscrits, dont il avait hérité  ou qui lui avaient été donnés (?). Un exemplaire de la version de dédicace de la traduction de Bersuire, le manuscrit Oxford, Bodl. Libr., Rawlinson C 447 ‒ il le prêta au duc de Berry ; rendu, le volume fut « baillé » le 14 octobre 1392 au duc Louis ii de Bourbon. Le manuscrit latin que Bersuire avait utilisé (ou une copie), qui avait dû être donné au roi par Raoul de Presles, et, qui, dérivé d’un manuscrit de Chartres, contenait la très rare ive Décade ‒ Charles v le prêta à Simon de Hesdin ; rendu, il fut « baillé », le 7 mars 1381 au duc Louis Ier d’Anjou. Le roi Charles v possédait ensuite les deux exemplaires de la traduction qu’il avait fait faire. Un premier manuscrit, qui contenait la première révision de la traduction, c’était l’exemplaire du souverain en tant que personne privée ‒ cette version sera largement diffusée dans l’aristocratie ‒ ; emprunté le 7 octobre 1380, par Louis

55  Raoul de Presles, traduction de la Cité de Dieu de saint Augustin, cf. Philippe Contamine, « À propos du légendaire de la monarchie française à la fin du Moyen âge : le prologue de la traduction de la Cité de Dieu par Raoul de Presles et son iconographie », dans Texte et Image. Actes du colloque international de Chantilly, 13 au 15 octobre 1982, Paris, Université de Paris X-Nanterre et Les Belles Lettres, 1984, p. 201-214.

PIERRE BERSUIRE, TRADUCTEUR DES DÉCADES DE TITE-LIVE

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ier d’Anjou, ce manuscrit n’a pas été retrouvé à ce jour56. Un second manuscrit, qui renfermait la seconde révision, établie à l’usage exclusif du roi et du dauphin, c’était l’exemplaire du souverain en tant que personne publique ; appelé « le tres grant Tite Live », ce volume se trouvait à la mort du roi au donjon de Vincennes, c’est le manuscrit 777 de la bibliothèque Sainte-Geneviève ; on ne lui connaît aucune descendance57. Est-ce en raison de l’importance politique que le sage roi attribuait à cette traduction ou plutôt à ses révisions qui confortaient son autorité, que Christine de Pizan assure à tort, dans le Livre de faits et des bonnes meurs de Charles v (1404) qu’il en fut le commanditaire58 ? Dans le contexte bien différent du Livre de Paix (1414), elle ne reproduit pas cette erreur59. 56  « Titus Livius, en un grant volume, couvert de soie, à deux grans fermoers d’argent esmaillés de France » ; cf. BnF, fr. 2700, fol. 12v (A 229), emprunté par Louis Ier d’Anjou, il réapparaît dans l’inventaire de 1411, dans le surcroît de la premiere salle : « Un Titus Livius, tres parfaitement bien escript de lettre de forme, à deux coulombes et tres bien historié et enluminé, de la translacion du prieur de Saint-Eloy de Paris, contenant xxix livres en trois decades, commençant ou iie foillet : -nectes faisans grans sons, et ou derrenier : que en cellui an ordena l’en, et est signé Charles, en un petit volume groz et court, couvert d’une chemise de soye vermeille et asuree, à grant queue, à ii fermoirs d’argent dorez et une fleur de lis enlevee », cf. BnF, fr. 2700, fol. 127v (D 883). Voir Léopold Delisle, Recherches sur la Librairie de Charles v, Paris, Champion, 1907, p.  161*, no  978 et 980 ; voir aussi Marie-Hélène Tesnière, « Les emprunts de Louis d’Anjou à la Librairie royale, octobre 1380-mai 1381 », dans Au prisme du manuscrit. Littérature française médiévale (c. 1300-1550), à paraître. 57  Identifié à l’article A 251 de la Librairie du Louvre, il est régulièrement décrit dans les inventaires, à la réserve près qu’il est envoyé au donjon de Vincennes, sans doute pour être présenté à l’empereur Charles IV, en 1378 ; puis figure parmi les manuscrits utilisés pour l’éducation du dauphin Louis de Guyenne qui le fait renvoyer à la Librairie royale en 1410. Acheté avec l’ensemble de la Librairie du Louvre, en 1424, par Jean de Lancastre, duc de Bedford, il est envoyé par ce dernier en Angleterre en 1427 pour être donné à son frère Humphrey, duc de Gloucester. À la mort de ce dernier, il est acquis par Philippe le Bon, et figure dans son inventaire après décès, en 1469. 58  Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles v, éd. Suzanne Solente, Paris, Champion, t. ii, 1940, p. 44. À rapprocher de Armand Strubel, « Le chevauchier de Charles V : Christine de Pizan et le spectacle de la majesté royale », dans Penser le pouvoir au Moyen Âge, viiie-xve siècle. Études offertes à Françoise Autrand, dir. Dominique Boutet et Jacques Verger, Paris, Editions de la rue d’Ulm, 2000, p. 285-399. 59  Christine de Pizan, Le Livre de paix, éd. Ch. C. Willard, La Haye, Mouton, 1958, p. 142.

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Témoignant d’un certain respect du texte latin, qu’il ne commente pas, et qui sert de source à la rédaction du glossaire, Bersuire dédie à Jean le Bon une traduction de coloration humaniste. Ne devait-elle pas permettre au roi de suivre le texte latin des Décades ? Sa diffusion fut toutefois très restreinte. Tel fut également le cas de la révision de Laurent de Premierfait, qui, revisitant le texte latin et gommant les latinismes du français, offre une retraduction tout à fait bien venue. Elle restera, à son tour, confinée, entres les murs de la Librairie d’Arnaud de Corbie, chancelier de France († 1414) et de son fils Philippe († 1418)… sans doute en raison des aléas de la révolte cabochienne60. Nous préparons une édition de la traduction de Bersuire, dans sa version de dédicace au roi Jean le Bon. Bibliothèque nationale de France

60  Marie-Hélène Tesnière, « Les manuscrits copiés par Raoul Tainguy : un aspect de la culture des grands officiers royaux au début du xve siècle », Romania, 107, 1986, p. 282-368, en particulier p. 334-340.

Anne Dubois

LA CRÉATION DES CYCLES ICONOGRAPHIQUES : UNE FACE CACHÉE DE LA MISE EN ŒUVRE DES MANUSCRITS

Il est des domaines de la création des manuscrits qui sont peu connus en raison du manque de sources. Ainsi, extrêmement peu de données sont disponibles sur la création des cycles iconographiques médiévaux, et surtout sur leurs créateurs. Ainsi, les chercheurs s’accordent à dire que Christine de Pizan créa elle-même les cycles iconographiques qui furent peints dans ses manuscrits autographes, mais aucune preuve matérielle ne vient malheureusement étayer cette hypothèse1. Seuls deux documents font référence à des concepteurs de l’iconographie pour les manuscrits enluminés en France. En 1898, Louis Thuasne publia une lettre en latin datée de 1473 dans laquelle Robert Gaguin annonçait à Charles de Gaucourt que les indications des miniatures et le programme des histoires qu’il lui avait commandées pour une Cité de Dieu avaient été remis à l’« egregius pictor franciscus2 ». Si le document écrit par Gaguin n’est pas conservé, le manuscrit commandé par Charles de Gaucourt et réalisé par le Maître François l’est. Il s’agit d’un exemplaire en deux volumes conservé à la Bibliothèque nationale de France (Paris, BnF, fr. 18-193). Dans les marges, les armoiries de 1 Inès Villela-Petit, « Introduction sur les peintres enlumineurs », dans Gilbert Ouy, Christine Reno et Inès Villela-Petit, Album Christine de Pizan, dir. Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2012, p. 92-102. 2  Louis Thuasne, « François Fouquet et les miniatures de la Cité de Dieu de Saint Augustin », Revue des bibliothèques, 8, 1898, p. 33-57. 3  Sur ce manuscrit, voir principalement Charles Sterling, La peinture médiévale à Paris. 1300-1500, Paris, 1987-1990, t. II, p. 193-205 ; François Avril et Nicole Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 159-183. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116695

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Charles de Gaucourt ont été surpeintes par celles de Louis Malet de Graville, amiral de France, mais sont identifiables par transparence. Le concepteur de l’iconographie de ce cycle complexe était donc Robert Gaguin, ministre général de l’ordre des Trinitaires. Il enseignait à l’Université de Paris et fut une des figures principales du mouvement humaniste parisien4. C’est donc un lettré de la plus haute importance qui créa ce nouveau cycle iconographique d’un texte traduit par Raoul de Presles un siècle plus tôt (1371-1375). Ce cycle a d’ailleurs été adapté dans l’atelier du Maître François pour réaliser d’autres manuscrits de la Cité de Dieu. Peu de temps après la réalisation de l’exemplaire de Gaucourt, sans doute vers 1475, le Maître François et son atelier exécutèrent le manuscrit 246 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris pour Mathieu Beauvarlet, notaire et secrétaire du roi5. À  la même époque, un exemplaire en deux volumes, aujourd’hui partagés entre La Haye (Museum Meermanno-Westrenianum, ms.  10 A 11) et Nantes (Bibliothèque Municipale, ms.  181), a été probablement entamé pour un commanditaire inconnu, peut-être Jacques d’Armagnac, puis achevé pour Philippe de Commynes6. Enfin, un exemplaire fut réalisé conjointement par le Maître de Coëtivy et un épigone du Maître François vers 1480 (Mâcon, Bibliothèque Municipale, ms. 1-2). La Cité de Dieu de Charles Gaucourt, à l’origine du cycle iconographique, présente une grande miniature en tête des principales divisions du texte (fig.  1). Ces illustrations se composent de plusieurs registres, comme une grande partie des miniatures en pleine page réalisées par le Maître François. L’exemplaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève ne comporte à ces endroits que l’espace d’une petite miniature de la largeur d’une colonne de texte. L’artiste utilisa pour remplir ces espaces les scènes qui se Reynaud, Les manuscrits à peintures en France. 1440-1520, Paris, BnF, 1993, p. 50-51, no 16. 4  Sur Robert Gaguin, sa formation et ses influences, voir Franck Collard, Un historien au travail à la fin du xve  siècle, Robert Gaguin, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (301)”, 1996, p. 47-84. 5  Fr. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France, op. cit., p. 51-52, no 17. 6 Anne  S. Korteweg, Splendour, Gravity & Emotion. French Medieval Manuscripts in Dutch Collections, Zwolle-La Haye, Waanders, 2004, p. 134.

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Fig. 1. Maître François, Alexandre et les Brahmanes ; Alexandre et les gymnosophistes ; Jérémie et les Rékabites, dans saint Augustin, Cité de Dieu, Paris, BnF, fr. 18, fol. 60v. © Paris, BnF

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Fig. 2. Maître François, Alexandre et les Brahmanes, dans saint Augustin, Cité de Dieu, Paris, BSG, ms. 246, fol. 48v. © Paris, BSG

trouvaient dans la partie supérieure des miniatures de l’exemplaire de Gaucourt, tout en les adaptant au format plus ou moins carré de l’espace disponible (fig.  2). L’exemplaire de La Haye/Nantes présente un cycle long, comportant de grandes miniatures en tête des divisions du texte entre lesquelles s’insère un nombre important de petites miniatures de la largeur d’une colonne. Les grandes miniatures sont très proches de celles du cycle original (fig. 3). On peut même y déceler des attitudes identiques chez certains personnages. Cependant, d’autres miniatures comportent des différences entre les deux cycles, dues probablement à une révision mineure de l’iconographie. Enfin, dans le manuscrit le plus tardif, conservé à Mâcon, le cycle des grandes miniatures fut complété par de petites illustrations situées autour des registres principaux et certaines scènes complètement réarrangées (fig. 4). On ne peut savoir si Gaguin a donné son aval à ces adaptations et surtout si les scènes supplémentaires ajoutées dans ce manuscrit et dans celui de La Haye/Nantes ont été conçues par lui.

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Fig. 3. Maître François, Alexandre et les Brahmanes ; Alexandre et les gymnosophistes ; Jérémie et les Rékabites, dans saint Augustin, Cité de Dieu, La Haye, Museum Meermanno-Westrenianum, ms. 10 A 11, fol. 93v. © La Haye, MMW

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Fig. 4. Maître François, Alexandre et les Brahmanes ; Alexandre et les gymnosophistes ; Jérémie et les Rékabites ; autres scènes, dans saint Augustin, Cité de Dieu, Mâcon, BM, ms. 1, fol. 73r. © Mâcon, BM

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Un seul document de travail contenant un programme iconographique écrit est parvenu jusqu’à nous. Il s’agit d’un programme réalisé par Jean Lebègue pour illustrer les livres de Salluste (De conjurationi Catilinae et De Bello Jugurthino) qui est conservé à Oxford (ms.  Bodl. Libr., D’Orville 141, fol.  42-56) et daté de 14177. Jean Lebègue fut toute sa vie un fonctionnaire royal. Il fut d’abord secrétaire de la Chancellerie royale, puis, à partir de 1407, il exerça la charge de greffier de la Chambre des Comptes, poste qu’il occupa jusque dans les années 1440. Chargé de faire l’inventaire de la librairie royale en 1411 et 1413, il semble avoir marqué son intérêt pour les manuscrits, non seulement pour les textes mais également pour leur production puisqu’on lui doit un livre de recettes pour pratiquer l’art de l’enluminure8. Il fit partie du milieu humaniste parisien, comme le montre sa bibliothèque, qui regroupait de nombreux exemples d’auteurs classiques9 et surtout sa propre traduction française du De bello punico de Leonardo Bruni10. Le cycle iconographique de Jean Lebègue pour les textes de Salluste a été mis en image par le Maître de Bedford et son atelier dans un manuscrit de la Bibliothèque de Genève (ms.  latin 54) 7  Ce document est inséré à la fin d’un recueil écrit par Jean Lebègue contenant des gloses sur le texte de Salluste. Il aurait été réalisé en 1417, lorsque Lebègue se trouvait en exil à Bois-Trousseau dans le Berry. Anne Van Buren a récemment avancé que le manuscrit D’Orville 141 serait une copie de l’original de Lebègue datée des environs de 1468 en raison des filigranes du papier lus en bétaradiographie. Voir Anne Van Buren, Illuminating Fashion. Dress in the Art of Medieval France and the Netherlands. 1325-1515, New York, The Morgan Library and Museum, 2011, p. 35, note 119. 8  Il s’agit de la Tabula de vocabulis sinonimis et equivocis colorum contenue dans le manuscrit lat. 6741 de la BnF. Pour sa publication, Original Treatises. Dating from the xxth to the xviiith Centuries on the Arts of Painting, dir. Mary Merrifield, Londres, 1849, t. I, p. 1-321. 9  Gilbert Ouy, « Jean Lebègue (1368-1457), auteur, copiste et bibliophile », dans Patrons, Authors and Workshops. Books and Book Production in Paris around 1400, dir. Godfried Croenen et Peter Ainsworth, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, “Synthema (4)”, 2006, p. 143-171. 10  Nicole Pons, « Leonardo Bruni, Jean Lebègue et la cour. Échec d’une tentative d’humanisme à l’italienne ? », dans Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance. Autour de Guillaume Fillastre, dir. Didier Marcotte, Turnhout, Brepols, 2002, p. 95-125.

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réalisé vers 142011. Voici un exemple simple d’une instruction imaginée par Lebègue pour la transcription graphique d’un passage (correspond à la miniature du fol. 30 du manuscrit de Genève12) : Soit fait ung roy couronné gisant malade en son lit et à senestre de lui sera ung homme abillez comme seigneur à qui ledit malade fera semblant de parler. Item devant ledit roy come au piez seront deux jeunez enfens en abiz royaulx et derrire eulx seront fais troys ou quatre escuiers ou serviteurs (Oxford, Bodl. Libr., D’Orville 141, fol. 46r).

L’atelier du Maître de Bedford qui a mis en image ces instructions s’est parfois retrouvé un peu démuni devant certaines volontés du concepteur13. L’exemple le plus flagrant se trouve en fin de texte, au fol. 78, où Lebègue décrit un triomphe romain avec une composition toute en largeur : Item en la fin soyt fait le consul Marius couronné de laurier en un char à quatre chevaulx blancs et devant le char seront à pié le roy Jugurte et ses deux enffans liez de chaennes de fer come prisonniers les mains derriere le dos. Derriere le char seront les gens d’armes à pié et cheval de l’ost Marius et devant le char aussi seront plusieurs trompettes et la banniere de Romme. Item soit faitte devant eulx la cité de Romme, de la quelle toute maniere de gens istront pour venir au devant du 11  Auparavant, vers 1406, deux manuscrits jumeaux de ce texte furent réalisés pour Lebègue, l’un qui lui était destiné (BnF, lat. 5762) et l’autre destiné aux jeunes fils de Louis d’Orléans (BnF, lat. 9684). Ces deux volumes présentent un frontispice qui possède quasiment la même iconographie que celui du manuscrit de Genève (seuls deux loups qui se trouvent dans le paysage ont disparu dans le frontispice genevois). On ne peut savoir si Lebègue a conçu son cycle complet lors de la création des deux manuscrits de la BnF ou s’il a d’abord conçu le frontispice puis a complété l’iconographie dans le cadre de la réalisation du manuscrit genevois. 12  Ce manuscrit a été entièrement digitalisé et mis en ligne (sur le site e-codices, www.e-codices.unifr.ch/fr/mirador/bge/lat0054 [dernière consultation mai 2018]). Nous nous reporterons à ce document. 13  Voir Anne Hedeman, « Jean Lebègue et la traduction visuelle de Salluste et de Leonardo Bruni au xve  siècle », dans Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, dir. Sandrine Hériché-Pradeau et Maud PérezSimon, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 62.

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consul faizanz grant joie (Oxford, Bodl. Libr., ms. D’Orville 141, fol. 55v).

L’artiste qui a fait la mise en image a dû tricher deux fois pour peindre la scène dans un espace relativement petit d’une miniature de la largeur d’une colonne de texte. Une première fois en imaginant une composition ondulante du fond de l’image vers le devant. En effet, les gens d’armes viennent à gauche du fond de l’image vers le devant où est représenté le char de Marius. Les chevaux tirant ce char retournent vers le fond de l’image. Les trompettes qui le précèdent reviennent vers l’avant où sont présentés Jugurtha et ses deux fils prisonniers. Pour représenter Rome, l’artiste a réalisé une ville dans le fond, à l’extrême droite. Faute de place, il n’a pu, cependant, réaliser le groupe des Romains en joie qui sont prêts à accueillir le cortège. Cette composition ondulante et l’omission du peuple Romain n’a cependant pas suffi à restreindre suffisamment l’espace et l’enlumineur a dû tricher une seconde fois en agrandissant sa composition et en chevauchant l’espace entre les colonnes. Dans d’autres cas, l’enlumineur a laissé tomber une partie de l’instruction pour réaliser la scène14. Le manuscrit d’Oxford présente également des annotations dans les marges, qui introduisent des modifications à la scène représentée. Dans deux articles consacrés à l’analyse du programme et de sa mise en images, Anne Hedeman15 a démontré que ces corrections étaient destinées à clarifier les scènes pour les enlumineurs. Certains termes, surtout en relation avec des concepts antiques, semblent ne pas avoir été bien compris par ceux-ci et furent donc adaptés pour une meilleure compréhension, par exemple dans la description correspondant au fol. 47 du manuscrit de Genève : 14 Anne Hedeman, « L’humanisme et les manuscrits enluminés : Jean Lebègue et le manuscrit de Salluste de Genève, Bibliothèque publique et universitaire, ms. 54 », dans La création artistique en France autour de 1400, dir. Élisabeth Taburet-Delahaye, Paris, École du Louvre, 2006, p. 452-453. Cet auteur met également en évidence une certaine souplesse de Lebègue face à ces modifications, mais également une certaine insistance pour des éléments qui lui semblent importants. 15 A.  Hedeman, « L’humanisme et les manuscrits enluminés », art.  cit., p. 449-464 ; A. Hedeman, « Jean Lebègue et la traduction visuelle », art. cit., p. 5970.

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Soit fait l’ost de Metellus et de son compaignon tout ensemble et lesdits deux consuls ou capitaines en une tente sur laquelle sera la banniere imperial ouverte assiz devant les quelz seront les legaz ou messages du roy Jugurta qui les requerront de paix disant que le roy metoyt soy et son reaume ses biens et ses enfans en la main des Roumains et ne demandoit fors que l’en lui laissast la vie et à ses enfans (Oxford, ms. D’Orville 141, fol. 48v).

La correction marginale qui s’applique à cette description est : « ou fueillet xlvii soient corrigé les legaz et fais en guise de gens lays ». Cela montre que les enlumineurs n’ont pas compris le terme de légats et qu’ils ont sans doute dû les représenter, probablement au stade du dessin, comme des religieux (légats du pape)16. On se rend aussi compte dans cette description du thème que Lebègue manque également d’efficacité. Il fournit des explications iconographiques (« qui les requerront de paix disant que le roy metoyt soy et son reaume ses biens et ses enfans en la main des Roumains et ne demandoit fors que l’en lui laissast la vie et à ses enfans ») qui ne sont pas du tout nécessaires à la visualisation d’une scène par des enlumineurs. En effet, pour un enlumineur qui doit rendre graphiquement une scène donnée et qui ne connaît rien au texte qu’il doit illustrer, toute cette explication est complètement superflue. On peut donc se rendre compte que, même s’il s’est prêté à l’exercice, Lebègue ne devait pas en être un habitué. Les « histoires que l’on peut raisonnablement faire sur les livres de Salluste » sont donc un cycle écrit par un humaniste parisien sur le texte latin de Salluste, sans savoir qui est vraiment le commanditaire du cycle. Est-ce un travail réalisé pour lui-même ou pour une commande ? Certains auteurs voient en Lebègue le maître d’œuvre de la réalisation du manuscrit de Genève17. Mais, dans ce manuscrit, aucune mention de possesseur ne vient confirmer cette hypothèse. Est-ce que le cycle fut complété de sa propre initiative ou quelqu’un lui en a-t-il passé commande ? 16  A. Hedeman, « Jean Lebègue et la traduction visuelle », art. cit., p. 62-63. 17  Par exemple, A. Hedeman, « L’humanisme et les manuscrits enluminés », art. cit., p. 449-450.

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Les deux cycles qui viennent d’être abordés sont les deux seuls exemples pour le domaine francophone qui permettent d’identifier des concepteurs de cycles iconographiques18. Quelques indices matériels dans les manuscrits eux-mêmes permettent cependant d’identifier l’utilisation de tels « guides iconographiques » pour leur réalisation, et plus particulièrement des notes insérées dans les marges qui reprennent les indications destinées au miniaturiste19. Dans cet article, je voudrais m’intéresser à un cycle iconographique incomplet mis au jour grâce à ce type de notes marginales et à son auteur. Ce cycle concerne la traduction française des Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime, dont la structure interne est scandée de façon très rigoureuse. L’œuvre comprend neuf livres, chacun divisé en chapitres. Chaque chapitre est composé d’anecdotes historiques regroupées en deux parties, la première consacrée aux anecdotes relatives aux Romains et la seconde, nommée « des estranges », relative aux non Romains. La genèse de la traduction française de Valère Maxime est double. En effet, elle fut entamée en 1375 par Simon de Hesdin, de l’ordre des Hospitaliers de SaintJean de Jérusalem, sur commande de Charles v. Malheureusement cette traduction ne fut pas achevée (elle s’arrête au quatrième chapitre du septième livre), probablement en raison de la mort du commanditaire en 1380 ou celle de Simon de Hesdin en 1383. Vers 1400, sous l’impulsion de Jean de Berry, la traduction fut achevée par Nicolas de Gonesse, un maître en théologie de l’Université de Paris. Le manuscrit fr. 9749 de la BnF est l’exemplaire de dédicace destiné au roi Charles v, qui comprend les quatre premiers livres. Il ne comporte donc qu’une première partie de la traduction de Simon de Hesdin. L’exemplaire de dédicace du texte entier destiné au duc de Berry est le manuscrit fr. 282 de la BnF. 18 Un exemplar du Somnium super materia scismatis d’Honoré Bouvet, modèle de texte où la place des illustrations a été laissée et annotée d’inscriptions iconographiques en latin dues à Jean Gerson, est conservé dans le manuscrit lat. 14643 de la BnF (fol. 269r-283v). Ces instructions sont brèves. Il n’est cependant pas sûr que ces indications soient l’œuvre de Gerson même s’il les a copiées. Sur ce manuscrit, voir Gilbert Ouy, « Une maquette de manuscrit à peintures », dans Mélanges offerts à Frantz Calot, Paris, Librairie d’Argences, 1960, p. 43-51. 19 Jonathan J.  G. Alexander, Medieval Illuminators and their Methods of Work, New Haven-Londres, Yale UP, 1992, p. 60.

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Afin de mieux comprendre ce qui va suivre, il faut d’abord noter que, réalisé en 1378 ou 1379, le Valère Maxime de Charles v (BnF, fr. 9749) est scindé en deux parties distinctes : d’un côté les trois premiers livres, de l’autre le quatrième livre. De nombreux indices matériels permettent de distinguer ces deux blocs. D’un point de vue codicologique, les trois premiers livres occupent les cahiers 1 à 24 sans rupture lors du passage d’un livre à l’autre, tandis que le livre iv commence sur un nouveau cahier. En ce qui concerne le texte, les trois premiers livres sont émaillés de notations rubriquées « texte » et « glose », pour distinguer la traduction de l’œuvre de Valère Maxime et les commentaires, longs et nombreux, du traducteur. Le quatrième livre quant à lui remplace ces notes par les mentions « aucteur » et « translateur », qui seront utilisées dans tous les autres manuscrits conservés de ce texte. Enfin, du point de vue de l’illustration, des différences notables entre les deux parties se remarquent. Les trois enlumineurs qui ont réalisé les miniatures des trois premiers livres (Maître du Couronnement de Charles vi, Maître du Policratique et un enlumineur qui travaille dans le style du Maître du Couronnement) utilisent des personnages en grisaille, à peine rehaussés d’un peu de couleur, se détachant sur des fonds de lavis colorés. L’artiste qui a peint les miniatures du livre iv n’a pas travaillé à l’illustration des trois premiers livres et ne présente pas de caractéristiques stylistiques proches des trois artistes qui sont intervenus dans ceux-ci. Il introduit en outre des personnages en couleurs. Il est difficile de percevoir les circonstances qui ont amené à cette division ; on a cependant l’impression que le manuscrit ne devait à l’origine contenir que les trois premiers livres. La fin de la traduction du quatrième livre par Simon de Hesdin est peut-être intervenue peu avant la finition du manuscrit et ce livre a donc pu être ajouté. Le Valère Maxime de Charles v, orné de cinquante-deux miniatures, ne semble, à première vue, pas avoir eu de postérité. En effet, aucun autre manuscrit ne reproduit son cycle iconographique en entier. Le manuscrit de dédicace des quatre premiers livres semble donc être resté hors des circuits iconographiques de l’époque. Cependant, quelques éléments épars permettent de déterminer qu’une sorte de « guide » des miniatures de ce pre-

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mier cycle iconographique a été créé. Mon attention a d’abord été attirée par une illustration surnuméraire dans le manuscrit de dédicace du texte entier destiné au duc Jean de Berry (Paris, BnF, fr. 282, fol. 168v). Située en tête du huitième chapitre du troisième livre, elle semble faire fi de la logique iconographique interne du manuscrit, qui ne présente autrement qu’une miniature en tête de chaque livre. Cette miniature propose le même sujet que celle qui se trouve à cet endroit dans le Valère Maxime de Charles v (fol. 176r). Par la suite, cette scène surnuméraire fut réutilisée dans d’autres manuscrits réalisés dans l’atelier du Maître du Virgile qui illustra le Valère Maxime du duc de Berry, à savoir les manuscrits Paris, BnF, fr.  6445 et fr.  44. Dans le fr. 44, apparaît une note marginale décrivant la scène : « Icy soit fait une espace ou il ait un grant seigneur arme et pluseurs autres avec lui et face tue devant luy anemis et teigne en sa main senestre une lettre close » (BnF, fr. 44, fol. 165v). Une note identique apparaît dans un manuscrit plus tardif, daté de 1457 et conservé à La Haye (KB, 71 D 42, fol. 197v20). Dans ce manuscrit, une seconde note destinée à l’enlumineur décrit une scène située au début du sixième chapitre du livre iii : « En ceste partie soit faite une maison qui ait deux parties. Et en l’une y ait deux hommes luttans ensemble tous nudz fors de bras. Et aultres pluiseurs regardans. Et l’autre partie y ait philosophes seans et disputans ensemble » (La Haye, KB, 71 D 42, fol. 188v) (fig. 5). Quelques éléments de la miniature diffèrent de cette note : les deux lutteurs ne sont pas nus et le cadre architectural décrit, soit une maison divisée en deux parties, n’est pas respecté puisqu’à droite un paysage a été représenté. Cette seconde description annotée dans le manuscrit de La Haye correspond, cependant, point pour point avec l’illustration présente à cet endroit du texte dans le Valère Maxime de Charles v (fol. 168v) (fig. 6). Deux manuscrits non illustrés de la traduction française de Valère Maxime présentant des espaces libres destinés à recevoir des miniatures ont permis d’apporter d’autres informations sur ces notes destinées au miniaturiste. En effet, des traces supplémentaires du cycle iconographique y sont apparues. Le premier de ces 20  Cette note a été introduite dans le texte par le scribe.

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Fig. 5. Artiste anonyme, Deux lutteurs au gymnase ; érudits s’exerçant à disputer au gymnase, La Haye, KB, ms. 71 D 42, fol. 188v. © La Haye, KB

Fig. 6. Maître du Couronnement de Charles vi, Scipion, lorsqu’il s’occupait de réunir des troupes en Sicile pour détruire Carthage, trouva le loisir de fréquenter le gymnase, Paris, BnF, fr. 9749, fol. 168v. © Paris, BnF

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deux manuscrits, le fr. 20319 de la BnF, fut réalisé dans le premier quart du quinzième siècle à Paris. Certains espaces libres insérés dans le texte se sont révélés trop petits pour y réaliser une miniature et sont peut-être des résidus d’un modèle de mise en page, sorte de maquette, destiné à être suivi par les scribes21. Le fr. 20319 comporte dans les marges six notes décrivant des scènes à reproduire dans les espaces correspondants : En ceste espace soit faite une maison qui ait deux parties en l’une partie ait deux hommes luitans ensemble tous nudz fors des braies et autres pluseurs regardans […] (Livre iii, chapitre vi, fol. 112v, marge inférieure, seconde ligne de la note rognée) ; Ici fault aussi come un palais sans parrois un grant conseil de pluseurs seigneurs assis d’une part et d’autre aussi que tous esbahis et en milieu du conseil y ait tous droit un tres bel jone chevalier qui parle a eulx (Livre iii, chapitre vii, fol.  113v, note dans la marge inférieure, légèrement rognée à gauche) ; … deux homes de grant  … ??? qui feront semblant d’acoler l’un l’autre  (Livre iv, chapitre ii, fol.  128v, note rognée à gauche) ; Soit fait un riche homme qui aura devant lui deux vallés qui tenront ii serpens et au riche home parlera un aultre à un bonet aussi  [ligne suivante rognée] (Livre iv, chapitre vi, fol. 138r) ; Icy soit fait un roy qui asserra un chevalier en une haulte chaiere devant un feu et entour le feu gens armés et le roy et le viellard armés aussi (Livre v, chapitre i, Des estranges, fol. 149r) ; Icy soit fait un chevalier armé acompaigné de deux ou iii armes et devant lui à genoulx pluseurs femmes desquelles il honora par la main une vielle qui sera en moult bon habit (Livre v, chapitre ii, fol. 151v). 21  Sur ce type de maquette, voir G. Ouy, « Une maquette », art. cit.

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Trois de ces notes marginales se retrouvent dans le second manuscrit, plus tardif : le fr. 292 de la BnF (fol. 177r, 191r et 194r). La note du fol. 177r permet de compléter celle présente à cet endroit dans le fr. 20319 (fol. 138r) : « Icy soit fait un homme et y a devant li deux vallez qui tenront deux serpens au … a un boniet ront un devins » (livre iv, chapitre vi [légèrement rognée]). Des six notes, celle en tête du sixième chapitre du livre iii (BnF, fr. 20319, fol. 112v) est particulièrement intéressante. En effet, elle correspond à la note qui se trouve à cet endroit dans l’exemplaire de La Haye (KB, 71 D 42, fol. 188v). L’utilisation du mot bras à la place de braies prouve une mauvaise transcription de la note à un moment donné de la tradition manuscrite. Il s’agit donc bien là de notes appartenant à un même cycle iconographique. Leur forme ainsi que la façon de décrire les scènes confirment cette appartenance. En comparant de manière plus approfondie les notes et les images correspondantes dans le Valère Maxime de Charles v, il s’avère que les illustrations correspondant au livre iii sont des mises en image parfaites des notes. Ainsi, le fr. 20319 indique, au début du septième chapitre : « Ici fault aussi come un palais sans parrois un grant conseil de pluseurs seigneurs assis d’une part et d’autre aussi que tous esbahis et en milieu du conseil y ait tous droit un tres bel jone chevalier qui parle à eulx ». La miniature correspondante dans le fr. 9749 présente la scène dans un espace sommé d’un toit (fig.  7). Un personnage, vêtu d’un habit court serré bas sur les hanches par une ceinture typique des personnages jeunes que peint l’enlumineur, est debout au centre de la scène. Il est entouré, de part et d’autre, de personnages assis, vêtus de longs vêtements, signe de leur importance et également de leur maturité. Par contre, en ce qui concerne les illustrations du quatrième livre, on se rend vite compte que la traduction en image de la note est approximative. Il est assez difficile de se faire une idée correcte de la note illustrant le second chapitre de ce livre puisqu’elle est en partie rognée. Cependant, l’illustration au début du sixième chapitre diffère quelque peu de la note qui préconise de peindre un personnage devant lequel comparaissent deux serviteurs tenant deux serpents. Ce groupe doit être accompagné d’un quatrième personnage avec un bonnet rond que la note qualifie de « devin ».

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Fig. 7. Maître du Couronnement de Charles vi, P. Scipion seul se dévoua pour reconquérir l’Espagne tombée aux mains des Carthaginois, Paris, BnF, fr. 9749, fol. 170r. © Paris, BnF

Le BnF, fr. 9749 (fol. 205r) présente à cet endroit d’autres protagonistes que ceux décrits dans la note (fig. 8). Au centre, par terre, se trouvent deux petits dragons qui représentent les serpents dont il est fait mention dans l’anecdote correspondante. L’un de ces animaux se fait transpercer par la lance d’un homme accompagné d’un acolyte. À gauche, un homme et une femme regardent cette scène. Les serpents ne sont donc pas tenus par les serviteurs comme dans la note, le personnage principal est accompagné d’une femme et il manque le personnage du « devin ». L’adéquation des illustrations du livre iii et les différences dans le livre iv peuvent s’expliquer dans le Valère Maxime de Charles v par le fait que le

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Fig. 8. Artiste anonyme parisien, Deux serpents furent pris dans la maison de Ti. Gracchus, Paris, BnF, fr. 9749, fol. 205r. © Paris, BnF

quatrième livre, comme je l’ai indiqué précédemment, procède d’une genèse séparée. Dans ce cas, le miniaturiste qui l’a illustré n’a peut-être pas eu accès au cycle iconographique conçu pour les trois premiers livres, à moins que ce cycle n’eût pas encore été complété au-delà du troisième livre à l’époque de la réalisation du manuscrit. Le début du texte des manuscrits fr. 292 et fr. 20319 est marqué par une rubrique assez rare dans la tradition textuelle de la traduction française de Valère Maxime : « L’excusacion de non faire le prologue sur ce livre ». En fait, cette mention n’apparaît que dans un manuscrit réalisé, au moins en partie, à Paris vers 1480 et conservé à La Haye (KB, 66 B 13). L’iconographie de ce manuscrit est com-

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Fig. 9. Artiste anonyme parisien, Deux serpents furent pris dans la maison de Ti. Gracchus, La Haye, KB, 66 B 13, fol. 232v. © La Haye, KB

pliquée à analyser mais, en dehors des illustrations situées au début des livres, quelques miniatures de grandeurs diverses émaillent ici et là certains chapitres. Sept d’entre elles correspondent aux notes destinées aux enlumineurs abordées ci-dessus, même si les scènes sont parfois plus développées. Par exemple, au fol. 189, l’espace est divisé en deux parties, comme le préconise la note située au fol. 112v du fr. 20319 (livre iii, chapitre 6). À gauche, deux hommes presque nus s’affrontent, tandis qu’à droite, des clercs semblent discuter ensemble. Dans le live iv, contrairement au Valère Maxime de Charles v, les compositions suivent de façon étroite les notes. Ainsi, au fol. 232v, qui correspond à la note du fol. 138 du fr. 20319, la scène présente deux servantes qui tiennent chacune un petit serpent dans leurs mains (fig.  9). Elles sont accompagnées d’un érudit. À gauche, un homme vêtu de long désigne les servantes. De même, au fol. 216v, la représentation de deux hommes qui soulèvent leur

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chapeau en se donnant l’accolade est proche de la note du fol. 128v du fr. 20319, même si celle-ci est fragmentaire. Si sept des petites miniatures disséminées à l’intérieur du texte correspondent aux notes destinées aux enlumineurs découvertes en divers endroits, on peut se demander si la totalité de ces miniatures ne correspondrait pas au cycle iconographique écrit auquel appartenaient ces notes. Pour cela, il était intéressant de comparer les quelques images qui ne sont pas liées à une note présentes dans les livres ii et iii du manuscrit de La Haye avec celles du Valère Maxime de Charles v22. Deux des six miniatures restantes correspondent aux scènes présentes dans le fr. 9749. Il s’agit de celles situées au début des troisième et quatrième chapitres du troisième livre. Cependant, le sujet y est le même, mais sa mise en image est plus éloignée, ce qui semble indiquer que les scènes ne reproduisent pas des notes comme les exemples cités plus haut. Par exemple pour le troisième chapitre, on trouve la représentation de Mucius qui, n’étant pas parvenu à tuer Porsenna, porta sa main droite dans un brasier et la laissa brûler. Le Valère Maxime de Charles v présente la scène de Mucius qui met sa main dans le feu devant Porsenna. Le manuscrit de La Haye présente deux temps de l’action dans un espace unifié, soit à droite Mucius qui tente de tuer Porsenna et à gauche Mucius qui porte sa main au feu. Pour les autres miniatures de La Haye, les passages correspondant dans le Valère Maxime de Charles v n’ont pas été illustrés. On ne peut donc faire de comparaisons pour celles-ci. Une donnée supplémentaire peut être apportée par les deux manuscrits non illustrés qui portent des notes (BnF, fr. 292 et fr. 20319). En effet, des espaces plus ou moins grands ont été laissés en certains endroits du texte, surtout dans le fr. 20319. Ces espaces pourraient indiquer qu’à l’origine du cycle des illustrations étaient prévues à ces endroits. Ils sont généralement placés en tête de chapitres ou en tête de la partie notée « des estranges ». Deux espaces apparaissent parfois en tête de chapitre, l’un avant la préface et l’autre après celle-ci. 22  Le quatrième livre du fr. 9749 ne peut être utilisé comme point de comparaison comme nous l’avons vu plus haut.

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De ces diverses constatations, nous pouvons déterminer que le cycle originel ne s’arrêtait pas à la fin du livre iv, partie traitée dans le Valère Maxime de Charles v. On trouve, en effet, la mention de deux illustrations dans le livre v, ce qui prouve que cette iconographie continuait au-delà du texte reproduit dans l’exemplaire de dédicace des quatre premiers livres. Le fr. 20319, qui souvent laisse une place plus ou moins grande pour réaliser une illustration en face de la plupart de ces notes, ne laisse des espaces que jusqu’au début du livre v. Par la suite, ceux-ci disparaissent. Il se pourrait donc que le cycle iconographique écrit n’ait été complété que jusqu’aux premiers chapitres du cinquième livre, et plus particulièrement jusqu’au troisième chapitre de ce livre. Le cinquième livre a été traduit en 1379 par Simon de Hesdin23. Il est donc probable que le cycle iconographique mis ici en lumière a été réalisé vers cette date, comme l’a été le Valère Maxime de Charles v d’ailleurs. Il semble, cependant, que ce cycle ne devait présenter qu’une miniature aux diverses articulations du texte, soit au début des chapitres ou aux parties intitulées « des estranges ». Or, l’iconographie du Valère Maxime de Charles v est plus riche, plaçant des miniatures supplémentaires à l’intérieur des chapitres les plus longs. Cette volonté d’extension d’un cycle régulier est sans doute à imputer à la volonté de présenter au destinataire du manuscrit et commanditaire de la traduction, le roi Charles v, ce que l’on pourrait appeler un « beau livre », avec des illustrations émaillant de façon assez régulière le texte. Cet exemplaire de luxe présente donc le cycle originel augmenté. Autre remarque : les divers indices conservés du cycle originel n’apparaissent que dans les livres iii, iv et le début du livre v. La conservation partielle de ces indices est peut-être due à la source employée. En effet, il est possible qu’un exemplar de forme mixte ait pu être employé et qu’il se soit diffusé à travers diverses copies, comme le fr. 20319. On pourrait alors concevoir que cet exemplar était composé de peciae provenant de sources différentes, les livres iii, iv et v formant un ensemble cohérent avec des notes margi23  Cette date n’apparaît que dans deux manuscrits : Paris, BnF, fr. 20319 et Troyes, BM, ms. 261.

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nales destinées à l’enlumineur. Cette hypothèse pourrait être renforcée par deux notes en latin présentes dans la marge inférieure du fol.  141v du fr. 20319. Celles-ci indiquent qu’il manquait au scribe qui retranscrivait le volume cinq cahiers (« caternus ») comprenant tout le chapitre consacré à la libéralité (livre iv, chapitre 8) ainsi que neuf paragraphes du chapitre précédent consacré à l’amitié. Il apparaît donc, notamment grâce au terme « caternus », que le scribe s’est probablement basé sur un texte à peciae pour transcrire son manuscrit et qu’il dut attendre d’avoir les peciae ad hoc pour continuer sa transcription. Une question se pose alors : qui est l’auteur du cycle iconographique originel et de son corollaire étoffé illustrant le Valère Maxime de Charles v ? Ce manuscrit a été réalisé vers 1379 du vivant de Simon de Hesdin († 1383), alors qu’il était toujours attelé à sa traduction. Il faut donc se demander s’il n’est pas à l’origine de ce programme iconographique. En effet, les illustrations sont précises et démontrent une très bonne connaissance du texte. Par exemple, le fol. 47r présente Auguste malade avant la bataille de Philippes (fig. 10). À ses côtés, son médecin Artorius désigne du doigt une femme revêtue d’une armure. Sur la poitrine de celleci se trouve une tête féminine. Artorius désigne la vision qu’il a eue : Minerve, déesse de la guerre, le prévint qu’Auguste devait participer au combat du lendemain, malgré sa maladie, s’il voulait vaincre. Minerve est représentée avec un casque, portant une lance, même si elle est revêtue d’une robe. La tête féminine située sur sa poitrine a plus que probablement été ajoutée pour accentuer la reconnaissance d’une figure féminine sous l’attirail militaire, chose peu courante, si pas inexistante à l’époque24. Ce simple exemple met en évidence la bonne connaissance du texte et de son contexte par le concepteur de l’illustration. Aucun indice matériel ne vient appuyer la thèse selon laquelle le traducteur lui-même a participé à l’élaboration du cycle, mais la relation étroite du cycle écrit avec le fr. 20319 pourrait tendre vers cette hypothèse. En effet, ce manus24  Le concepteur de l’iconographie connaissait la figure de Minerve et ne s’est pas simplement basé sur le texte de Valère Maxime et les commentaires du traducteur. En effet, à cet endroit dans le texte, Minerve est juste citée et est qualifiée de « dieuesse » sans préciser sa fonction de déesse de la guerre.

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Fig. 10. Maître du Couronnement de Charles vi, Artorius, le médecin d’Auguste, vit en songe l’image de Minerve qui lui dit d’avertir Auguste de prendre part, malgré son état de santé, au combat du lendemain, Paris, BnF, fr. 9749, fol. 47r. © Paris, BnF

crit présente une version amendée d’une partie du prologue que l’on trouve dans l’exemplaire de Charles v et qui ne se retrouvera plus dans les exemplaires ultérieurs. Il s’agit donc d’une version du texte très proche de la rédaction de Simon de Hesdin25. 25  Dans la préface dédicatoire du Valère Maxime de Charles v, un item du prologue du traducteur mentionne une mise en page spécifique : les mots latins au début de chaque anecdote, destinés à repérer le passage dans un texte latin, doivent être transcrits « en grosse lectre » (même si cela n’est pas exécuté dans le manuscrit). Ce passage se retrouve dans le fr. 20319, mais le texte en a été modifié. Il re-

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Si un libraire, quel qu’il soit, a pris en charge la réalisation du Valère Maxime de Charles v26, celui-ci a sûrement dû être en relation étroite avec Simon de Hesdin, au moins pour la fourniture du texte. Il n’est, dès lors, pas exclu que le traducteur ait été impliqué dans la conception de l’iconographie. Il faut, en outre, noter que la commanderie parisienne des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, ordre dont faisait partie Simon de Hesdin, se trouvait commande de souligner les premiers mots latins, transcrits comme le reste du texte. L’utilisation des termes « texte » et « glose » dans le Valère Maxime de Charles v permet de situer la réalisation de son prologue en premier lieu, le fr. 20319 utilisant les termes « acteur » et « translateur » comme dans tous les autres manuscrits ultérieurs de ce texte. De tous les manuscrits de la traduction française de Valère Maxime conservés, ces deux seuls exemplaires présentent cet item du prologue. Il sera purement et simplement supprimé par la suite. 26  Récemment, Marie-Hélène Tesnière (notice du ms.  fr. 9749 sur le site Europeana Regia [http://www.europeanaregia.eu/en/manuscripts/paris-bibliotheque-nationale-france-mss-francais-9749/en (dernière consultation mai 2018)]) a identifié le copiste du Valère Maxime de Charles v avec Henri du Trévou. En 1379, cet écrivain du roi et libraire signa une copie du Livre de l’information des princes et des rois de Jean Golein (Paris, BnF, fr. 1950). L’écriture y est très proche de celle du Valère Maxime de Charles v, ce qui pourrait conforter l’hypothèse de la participation d’Henri du Trévou à la rédaction de ce manuscrit. Celui-ci pourrait donc, mais sans certitude, avoir œuvré en tant que libraire dans ce volume, certains écrivains du roi faisant office de libraire concevant des livres et orchestrant les divers corps de métier nécessaires à leur fabrication. Un exemple permet de se faire une idée du travail de ces libraires désignés comme écrivains du roi. Jean Vaudetar, conseiller de Charles v, confia à Raoulet d’Orléans la réalisation d’une Bible historiale (La Haye, Museum Meermanno-Westreenianum, ms. 10 B 23) qu’il offrit au roi le 28 mars 1372. Dans le colophon situé à la fin du volume, Raoulet a inséré une pièce en vers : « Plusieurs alées et venues, / Soir et matin parmi les rues, / Et mainte pluye sur son chief, / Ains qu’il en soit venu à chef ». Ces allées et venues évoquées par Raoulet font probablement allusion au fait que, lorsqu’un cahier était écrit, il était directement amené à l’enlumineur chargé de la décoration. Le manuscrit présente en effet 269 miniatures réalisées par un disciple du Maître de la Bible de Jean de Sy, à l’exception du frontispice, qui fut réalisé, comme l’indique une inscription en lettres d’or sur le feuillet opposé, par Jean de Bruges (Jean de Bondol). Cet exemple semble donc montrer le processus de réalisation d’un manuscrit à cette époque à Paris, à savoir l’attribution du travail à un libraire qui se chargeait de la répartition des tâches. Sur Henri de Trévou, voir entre autres, Richard H. et Mary A. Rouse, Illiterati et uxorati. Manuscripts and their Makers. Commercial Book Producers in Medieval Paris. 1200-1500, Turnhout, Brepols, 2000, t. I, p. 271273, t. II, p. 51-52 ; sur Raoulet d’Orléans, ibid., t. I, p. 273-278, t. II, p. 121-122. Sur le rôle du libraire, ibid., t.  I, p.  75-78 ; Paris 1400. Les arts sous Charles  V, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2004, p. 201.

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au Couvent des Mathurins sur la rive gauche, non loin de l’église Saint-Séverin autour de laquelle se réunissaient bon nombre d’artisans liés au métier du livre27. C’est d’ailleurs dans ce couvent que les parcheminiers étaient contraints de s’approvisionner selon la réglementation universitaire mise en place en octobre 1291. Simon de Hesdin devait donc être voisin des producteurs de livres, ce qui devait favoriser les contacts. L’hypothétique création d’un cycle iconographique par un érudit, traducteur du texte qu’il illustre, est un cas proche de celui de Jean Lebègue qui conçut l’iconographie de Salluste. Dans certains cas, des lettrés s’attelaient à la création d’une iconographie pour un texte classique traduit en français ou non. Faire appel au traducteur du livre, le meilleur connaisseur de ce texte, pour établir un programme iconographique pourrait avoir été considéré comme le choix idéal par le libraire qui chapeautait la création des manuscrits d’un texte. Université de Louvain (Louvain-la-Neuve)

27  Voir carte : Paris. 1400, op. cit., p. 22.

Géraldine Veysseyre

« TRANSLATER » BONAVENTURE : LA FIGURE AUCTORIALE DES TRADUCTEURS FRANÇAIS DES MEDITATIONES VITAE CHRISTI *

Composées en latin autour de 1300 par un franciscain toscan, les Meditationes vitae Christi s’adressaient alors à une clarisse de la même région, voire à l’ensemble des résidentes de son couvent1. Son rédacteur ne s’étant nommé nulle part dans le corps de son ouvrage, celui-ci a été successivement attribué à plusieurs auteurs. *  Cet article expose des recherches menées dans le cadre du projet « Old Pious Vernacular Successes » (OPVS, ERC Starting Grant, n° 263274), financé par l’ERC (« Conseil européen de la recherche ») de novembre 2010 à avril 2016. Pour plus de détails, voir le site internet OPVS, www.opvs.fr (dernière consultation le 22 juillet 2018). 1  Sur l’origine géographique du texte, dont le latin est émaillé d’italianismes, voir l’introduction à Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, olim sancto Bonaventuro attributae, éd. C. Mary Stallings-Taney, Turnhout, Brepols, “Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis (153)”, 1997, p.  ix-x. L’hypothèse selon laquelle ces Meditationes auraient été composées en italien, puis traduites en latin (posée et défendue dans Sarah McNamer, « The origins of the Meditationes vitae Christi », Speculum, 84, 2009, p. 905-955, à la p. 909), n’a plus cours depuis la publication de Dávid Falvay et Péter Tóth, « New light on the date and authorship of the Meditationes vitae Christi », dans Devotional Culture in Late Medieval England and Europe. Diverse Imaginations of Christ’s Life, dir. Stephen Kelly et Ryan Perry, Turnhout, Brepols, “Medieval Church Studies (31)”, 2014, p. 17-105. Le débat n’est pas clos : Sarah McNamer défend de nouveau ses propositions dans l’introduction à sa récente édition de la version courte des Meditationes en italien (« Meditations on the Life of Christ ». The Short Italian Text, éd. Sarah McNamer, Notre Dame (Ind.), University of Notre Dame Press, 2018, p. xxi-xcix ; nous remercions Nigel Palmer qui, ayant relu le présent article, nous a signalé la parution de ce volume qui avait échappé à notre vigilance). Le raisonnement de l’historienne américaine ne remporte pas l’adhésion, toutefois, faute d’arguments factuels (notamment philologiques) permettant de réfuter directement la démonstration antérieure de Péter Tóth et de Dávid Falvay. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 185-221. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116696

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Après avoir été porté à l’actif de Johannes de Caulibus2, le texte est désormais attribué à un certain « Jacobus de Sancto Geminiano » dont on sait peu de choses, sinon qu’il était lui aussi franciscain et toscan3. Dans les copies médiévales qui nous les conservent, ses Meditationes ont parfois conservé leur anonymat. Néanmoins les copistes les ont souvent attribuées au théologien franciscain Bonaventure (ca 1220-12744) – un nom qui a contribué à leur autorité et à leur renommée. De fait, plusieurs des ouvrages qui ont été soit composés par ce théologien, soit attribués à sa plume dans les manuscrits médiévaux, ont connu un succès dont témoigne le grand nombre de copies réalisées5. Le passage de ces textes en langue vernaculaire fournit une preuve complémentaire de leur 2  Notamment dans Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit. 3  D. Falvay et P. Tóth, « New light », art. cit., en part. p. 77. 4 Sur cette attribution, voir notamment C.  M. Stallings-Taney, « Introduction », dans Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, op.  cit., p. ix ; D. Falvay et P. Tóth, « New light », art. cit., p. 47 ; etc. 5    La popularité des œuvres de Bonaventure se mesure à deux phénomènes au moins. Le premier est qu’une part importante de ses œuvres latines (effectives ou ayant circulé sous son nom) font partie des textes les plus largement diffusés au Moyen Âge. Ainsi, 11 de ses œuvres et 5 des textes qui lui ont été attribués sont-ils répertoriés dans la base FAMA, qui recense les œuvres latines les plus répandues au Moyen Âge (Pascale Bourgain, Francesco Siri et Dominique Stutzmann, FAMA : Œuvres latines médiévales à succès, Paris, IRHT-CNRS, 2015, http://fama.irht.cnrs. fr/ [dernière consultation le 25 juillet 2018]). Six de ces œuvres sont conservées dans plus de 150 témoins (Breviloquium [238 copies], De triplice vita [300], Legenda sancti Francisci (maior) [400], Lignum vitae [175], Soliloquium [257], le chiffre maximal étant atteint par une œuvre qu’il n’a pas véritablement composée, le Stimulus amoris, conservé dans quelque 500 mss, voir ibid.). Le second est la propension qu’ont eue les auteurs, et surtout les copistes du Moyen Âge, à lui attribuer des œuvres qui avaient été composées par d’autres. Pour quelques exemples de textes pseudo-bonaventuriens, voir Guido Hendrix, « Deux textes d’attribution incertaine à saint Bonaventure, restitués à Gérard de Liège », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 45, 1978, p. 237-238 ; Jacques-Guy Bougerol, « Le ms. Paris Mazarine 987 et le sermon Confiteantur faussement attribué à saint Bonaventure », Archivum franciscanum historicum, 86, 1993, p. 3-17 ; Kees Schepers, « Ps. Bonaventura super Cantica Canticorum and its source text Glossa tripartita super Cantica », Archivum franciscanum historicum, 88, 1995, p.  473-496 ; enfin Francisco Chavero Blanco, « La Quaestio de imagine recreationis del MS. Assisi, Communale, 186. Un escrito bonaventuriano ? », Archivum franciscanum historicum, 92, 1999, p. 3-58 ; etc.

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succès. Ainsi, en domaine d’oïl, des deux traductions distinctes de son Lignum vitae6. Deux autres œuvres bonaventuriennes ont été acclimatées en langue d’oïl : la Vie de saint François et le Stimulus amoris – attribué à Bonaventure sans être de sa plume –, textes plusieurs fois traduits en français entre la fin du xive et la fin du xve siècle7. Les Meditationes vitae Christi pseudo-bonaventuriennes ont, elles aussi, été traduites plusieurs fois en zone fran6  Ces traductions et leurs copies sont recensées dans Ephrem Longpré, « Le Lignum vitae de saint Bonaventure : sa plus ancienne traduction française », Archivum franciscanum historicum, 26, 1992, p. 552-556 ; voir aussi Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve siècles). Étude et répertoire, dir. Claudio Galderisi, Volume II. Le corpus Transmédie : répertoire, 2 t., Turnhout, Brepols, 2011, au t. II, p. 1304, no 1107. Les deux textes, anonymes, sont intitulés Arbre de vie. Le premier, rédigé en alexandrins au xive  siècle, est conservé dans deux manuscrits (voir la base de données Jonas, Paris, IRHT-CNRS, 1998-, http://jonas.irht.cnrs.fr, ici http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/10411 [dernière consultation le 20 juillet 2018]). Ces deux témoins conservent des versions de l’Arbre de vie en vers qui sont assez différentes pour être présentées comme deux œuvres distinctes par Catherine Innes-Parker (« Bonaventure’s Lignum vitae : the evolution of a text », dans The Pseudo-Bonaventuran Lives of Christ : Exploring the Middle English Tradition, dir. Ian Johnson et Allan F. Westphall, Turnhout, Brepols, “Medieval Church Studies (24)”, 2013, p. 425-456, à la p. 432, où il faut corriger la cote Londres, British Library, Addit. 20697 en Addit. 28697 ; ce manuscrit offre une version plus étendue et plus complète que l’autre témoin du texte). De la seconde traduction du Lignum vitae, composée en prose au xve siècle, on connaît également deux témoins manuscrits (voir Jonas, op. cit., http://jonas.irht.cnrs. fr/oeuvre/10412 [dernière consultation le 20 juillet 2018]) et un imprimé publié ca 1510 (C. Innes-Parker, « Bonaventure’s Lignum vitae », art. cit., p. 431-432). Ces textes, susceptibles d’avoir influencé les traductions en moyen anglais de la même source, sont mis en perspective dans Innes-Parker ibid., part. p. 432-434, qui mentionne aussi une traduction du Lignum vitae en néerlandais (ibid., p. 431-432). 7  Dix versions françaises distinctes de cette Vie de saint François sont recensées dans Jonas, op. cit. (dernière consultation le 17 juillet 2018). Quant au Stimulus amoris, outre la traduction rédigée ca 1400 par Simon de Courcy pour Marie de Berry, Geneviève Hasenohr fait mention d’« une traduction intégrale et [de] deux montages différents » (« La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion et lectures spirituelles en langue romane : France, xiie-xvie siècles, éd. Marie-Clothilde Hubert et al., Turnhout, Brepols, “Texte, Codex & Contexte (21)”, 2015, p. 27-78, à la p. 77 ; ces trois « translations » sont décrites et leurs copies manuscrites recensées ibid., p. 77-78). Ces traductions ne sont qu’un assez pâle reflet de la tradition manuscrite pléthorique de leur modèle latin, conservé dans quelque cinq-cents manuscrits. Voir supra n. 6, d’après P. Bourgain, F. Siri et D. Stutzmann, FAMA, op. cit. (http://fama.irht.cnrs.fr/oeuvre/271060 [dernière consultation le 17 juillet 2018]).

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cophone ; à l’échelle européenne, leurs traductions ont remporté un succès plus large encore que les versions vernaculaires des autres textes bonaventuriens ou pseudo-bonaventuriens8. Le substrat de leur ample diffusion réside dans la tradition manuscrite des Meditationes latines, qui ont connu une circulation dynamique et devaient être largement disponibles9. À la fin du Moyen Âge, des réécritures vernaculaires de ces Meditationes ont été composées non seulement en français, mais encore en allemand, en italien, et surtout en moyen anglais : Outre-Manche, le corpus des Méditations vernaculaires fait partie des textes les plus répandus et les plus influents, sous forme de manuscrits comme d’imprimés anciens10, et la version donnée au début du xve siècle par le cartusien Nicholas Love fut plébiscitée tant par l’Église anglaise que par les lecteurs11. 8  Elles font partie des six œuvres religieuses le plus largement diffusées, en langue vernaculaire, dans l’Occident chrétien. Sur ces six textes, dont la circulation a été étudiée dans le cadre du projet « Old Pious Vernacular Successes » (voir supra n. 1), voir le site internet OPVS, op. cit. 9  En témoignent notamment les cent quinze à deux cents témoins latins qui ont survécu : 113 avaient été recensés dans Columban Fischer, « Die Meditationes vitae Christi ; ihre handschrifliche Überlieferung und die Verfasserfrage », Archivium franciscanum historicum, 25, 1932, p. 1-35 et 175-209 ; liste complétée dans Meditaciones vite Christi, olim sancto Bonaventuro attributae, éd. C. M. StallingsTaney, Washington (D.C.), Catholic University of America Press, “Studies in Medieval and Renaissance Latin (25)”, 1965) ; puis par plusieurs études recensées dans S. McNamer, « The origins », art.  cit., p.  905-906, n.  1.  Quel que soit leur nombre, les témoins manuscrits des Meditationes ne sont pas tous superposables : on distingue notamment, parmi eux, une version courte et une version longue (C. M. Stallings-Taney, « The Pseudo-Bonaventure Meditacione Vite Christi : opus integrum », Franciscan Studies, 55, 1998, p. 253-280 ; c’est la version longue qui est éditée dans Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. StallingsTaney, op. cit.). 10  Plusieurs traductions en moyen anglais ont alors été composées, qui sont recensées et analysées dans Ian Johnson, The Middle English Life of Christ. Academic Discourse, Translation, and Vernacular Theology, Turnhout, Brepols, “Medieval Church Studies (30)”, 2013, et The Pseudo-Bonaventuran Lives of Christ : Exploring the Middle English Tradition, op. cit. 11  The Mirror of the Blessed Life de Nicholas Love est conservé dans presque cinquante copies complètes, sans compter les fragments (Nicholas Love, The Mirror of the Blessed Life of Jesus Christ. A Reading Text, éd. Michael G. Sargent, Exeter, University of Exeter Press, “Exeter Medieval English Texts and Studies”, 2004). Il fait partie des textes les plus populaires en Angleterre à l’ère du manus-

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Les traducteurs médiévaux de ces Meditationes, en tant que lettrés vulgarisant un ouvrage religieux, considèrent leur source comme une autorité et font preuve du même respect, à l’égard de celle-ci, que les traducteurs de la Bible12, des Pères de l’Église, des grands penseurs de la théologie médiévale13, ou même des auteurs ayant composé en latin des synthèses (recueils hagiographiques, traités simplifiés, sommes et catéchismes). L’initiative consistant à traduire un texte composé en langue savante, surtout lorsqu’il s’inscrit dans le « champ religieux14 », pose d’emblée l’auteur de l’œuvre source dans une position d’autorité vis-à-vis du traducteur de cette dernière. Cette autorité peut être fondée sur plusieurs facteurs, parfois cumulés : son ancienneté ; son orthodoxie, parfois soulignée par la reconnaissance officielle de l’autorité ecclésiascrit (voir notamment Kantik Ghosh, « Manuscripts of Nicholas Love’s The Mirror of the Blessed Life of Jesus Christ and Wycliffite notions of ‘authority’ », dans Prestige, Authority and Power in Late Medieval Manuscripts and Texts, dir. Felicity Riddy, Woodbridge/Rochester (N.Y.), York Medieval Press, “York Manuscripts Conferences : Proceedings Series (4)”, 2000, p. 17-34, à la p. 17). Sa popularité ne faiblit pas lorsque les imprimés prennent le relais : on compte 9 éditions incunables du Mirror à partir de celle de Caxton en 1484, et au moins sept éditions du texte, par deux imprimeurs différents, entre 1500 et 1530 (John Thompson, « Reading miscellaneously in and around the English Pseudo‑Bonaventuran tradition », dans The Pseudo-Bonaventuran Lives of Christ : Exploring the Middle English Tradition, op. cit., p. 127-150, à la p. 130). Sur l’autorisation officielle dont bénéficia, en 1410, le traité de Nicholas Love de la part de l’archevêque Thomas Arundel, en tant qu’alternative aux Bible des Lollards, voir notamment K. Ghosh, « Manuscripts of Nicholas Love’s The Mirror », art. cit., p. 17-18. 12  Un constant respect (au moins symbolique) de l’Écriture sainte anime les clercs qui en ont proposé des « translacions » françaises, qu’ils aient traduit tout ou partie du texte sacré, et quelle que soit la proportion de commentaires, voire de sources exogènes, qu’ils aient intégrée à leur ouvrage. Sur les écarts de pratique qui se laissent observer, voir Pierre Nobel, « La traduction biblique », dans Translations médiévales. Cinq siècles, op. cit., Volume I. De la « translatio studii » à l’étude de la « translatio », Turnhout, Brepols, 2011, p. 207-223. 13  Autant de sources que les traducteurs du xve siècle semblent avoir eu à cœur de traduire fidèlement, en se contentant d’ajouts pédagogiques ou explicatifs, et sans rien retrancher d’essentiel. Une telle attitude rapproche les traducteurs des domaines français et anglais. Sur les traducteurs anglais de Bonaventure, voir notamment C. Innes-Parker, « Bonaventure’s Lignum vitae », art. cit., p. 451. 14    Pour une définition de cette expression, voir Jean-Philippe Genet, La Genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF, “Le nœud gordien”, 2003, p. 264-266.

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tique ; la position éminente ou la sainteté de l’auteur ; etc. Quant au traducteur, quel que soit son statut, il adopte par son activité comme par son recours à la langue vernaculaire une position inférieure à celle de son modèle dans la hiérarchie symbolique des valeurs. Aussi l’image bien connue qui est convoquée en introduction au présent volume, assimilant les traducteurs à des nains juchés sur les épaules des géants que constituent les créateurs de leur modèle, semble-t-elle s’appliquer tout naturellement aux « translateurs » de textes religieux. Dans le cas des Meditationes vitae Christi, l’autorité de Bonaventure faisait d’emblée de lui un géant tutélaire aux yeux des clercs comme des fidèles du Moyen Âge tardif. La vulgarisation des œuvres médiévales – au sens linguistique du terme, à savoir celui de transposition d’une langue savante vers une langue vernaculaire – met en jeu une autre image : celle d’un schéma de transmission verticale, du traducteur bon latiniste au lecteur ou auditeur, qui ne l’est pas ou qui l’est moins. En ce qu’il médiatise la parole attribuée au « docteur séraphique », tout traducteur des Meditationes vitae Christi se juche sur les épaules de géant de Bonaventure pour atteindre un nouveau lectorat, distinct des destinataires originels de l’œuvre. Si la traduction est entreprise motu proprio, il peut s’agir de rendre l’œuvre du PseudoBonaventure accessible à un public encore plus large, en travaillant à atteindre les lecteurs les moins lettrés15. Certaines des « translations » qui nous sont parvenues sont toutefois dédicacées à des destinataires individualisés, dont le bagage culturel est bien connu et qui ne sont pas nécessairement moins litterati que les destinataires de l’œuvre source16. En éclairant l’horizon d’attente qui a pu façonner le travail du traducteur, de tels paratextes nous incitent 15  Cet élargissement du lectorat est sociologique, et non géographique : les versions vernaculaires des Meditationes sont d’emblée condamnées à circuler dans un espace plus restreint que leur modèle latin même si, dans le cas de la langue d’oïl, les frontières considérées sont quelque peu assouplies par l’importance de la francophonie médiévale (voir notamment Medieval Multilingualism. The Francophone World and its Neighbours, dir. Christopher Kleinhenz et Keith Busby, Turnhout, Brepols, “Medieval Texts and Cultures of Northern Europe (20)”, 2010). 16  Le cas du roi Henri v d’Angleterre, auquel le Livre doré de Jean Galopes est dédié, est emblématique à cet égard (voir infra, p. 206).

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à prêter attention à une figure qui vient complexifier les relations unissant le traducteur à l’auteur de son modèle : celle du destinataire voire, lorsqu’il est connu, du commanditaire. Dans le cas des Meditationes, d’emblée conçues pour des lectrices assez peu litterate, puis traduites à l’intention d’un litteratus, le roi Henri v d’Angleterre, le degré de sophistication visé par les traducteurs n’est pas forcément inférieur à celui du modèle latin17. Dans une telle configuration, la simplification du texte source n’est pas la priorité, ce qui autorise en principe les traducteurs à réduire au 17  Le roi Henri v d’Angleterre n’est pas resté dans les mémoires comme un roi féru de littérature ni comme un protecteur des arts. Ainsi aucune section n’était-elle consacrée à sa politique culturelle ou à sa bibliothèque dans Christopher Allmand, Henry v, New Haven (Conn.)/Londres, Yale University Press, 1997 (1re éd. 1992). C’est plus souvent son frère Humphrey, duc de Gloucester, qui a été présenté comme un bibliophile et un mécène favorable à l’humanisme (Roberto Weiss, Humanism in England during the Fifteenth Century, Oxford, Blackwell, “Medium Ævum monographs (4)”, 1957, passim, et Id., « Portrait of a bibliophile xi : Humphrey duke of Gloucester », The Book Collector, 13, 1964, p. 161-171). Pourtant Henri était un roi cultivé, sensible notamment à la musique (religieuse et profane) et à d’autres formes d’art (voir Malcolm G.  A.  Vale, Henry v. The Conscience of a King, New Haven (Conn.)/Londres, Yale University Press, 2016, p. 204-239). Amateur de textes et de livres, il collectionna des ouvrages au contenu varié : histoire, philosophie, ou encore littérature vernaculaire, anglaise et française. Ainsi possédait-il au moins un excellent manuscrit du Troilus de Chaucer (Jeanne E. Krochalis, « The Books and Readings of Henry v and his circle », Chaucer Review, 23, 1988, p. 50-77, aux p. 6070 ; résumé dans Ead., « Books and Henry v », Manuscripta, 26, 1982, p. 7-8). Il était surtout à la tête d’une importante collection d’ouvrages didactiques et religieux : littérature patristique, traités théologiques, ouvrages liturgiques et livres de droit canon. Une (petite) partie de sa bibliothèque est connue d’après l’inventaire des livres confisqués par ses soins lorsqu’après un long siège, il prit la ville de Meaux, en mai 1422. Cette liste d’ouvrages, élaborée en 1427, est précise : elle inclut notamment les incipits repères des manuscrits concernés. Elle a été éditée dans Kenneth Bruce McFarlane, Lancastrian Kings and Lollard Knights, Oxford, Clarendon, 1972, p. 233-238 (Appendix C), cité dans M. Vale, Henry v. The Conscience, op. cit., p. 224, n. 76. Les commandes effectuées par Henri v de nouveaux textes comme de copies d’œuvres antérieures permettent d’entrevoir sous un angle complémentaire ses domaines de prédilection. Le « champ religieux » y occupe une place importante, comme l’attestent plusieurs commandes citées ibid., p.  224-227. Alliant culture et piété, Henri fit d’ailleurs don de volumes prestigieux à l’abbaye de Sheen, dont il était le fondateur (J. Krochalis, « The Books and Readings of Henry v », art. cit.). Loin d’être illiteratus, le commanditaire du Livre doré était donc assez cultivé pour tirer un profit immédiat de cet ouvrage, voire pour suivre de près son élaboration.

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minimum leurs interventions, à être particulièrement fidèles à leur modèle, et donc à s’effacer de manière discrète derrière lui. A contrario, l’éminence de certains destinataires des Meditationes en français, ou la simple prise en compte de leur horizon d’attente, sont susceptibles de venir concurrencer l’exigence du respect à une source telle que les Meditationes. Des liens de subordination multiples pèsent sur leur traducteur : en amont l’autorité de sa source et son inscription dans le « champ religieux », en aval la respectabilité et les besoins spécifiques de ses destinataires. Autant de facteurs qui conditionnent non seulement le travail de traduction lui-même, mais encore la manière dont leur auteur le présente et l’image qu’il met en scène de son rôle d’interprète. Les traducteurs des Meditationes se conçoivent-ils, à la manière des intellectuels chartrains du xiie siècle, comme des nains juchés sur les épaules de Bonaventure, comme les serviteurs de leurs mécènes, ou encore comme les maillons étroitement encadrés d’une chaîne de transmission contraignante ? Le paratexte des trois traductions françaises connues des Meditationes pseudo-bonaventuriennes – et en particulier leur prologue18 –, offre des clés pour saisir la posture qu’affichent leurs rédacteurs, tiraillés qu’ils sont entre exigence de fidélité à une 18  Comme l’a souligné Geneviève Hasenohr à propos d’autres textes religieux, ni les auteurs ni les copistes n’emploient toujours le mot prologue, auquel divers synonymes peuvent venir se substituer, par exemple proesme, preambule ou preface (Geneviève Hasenohr, « Les prologues des textes de dévotion en langue française (xiiie-xvie siècles) : formes et fonctions », dans Les prologues médiévaux. Actes du colloque international organisé par l’Academia Belgica et l’École française de Rome avec le concours de la FIDEM (Rome, 26-28 mars 1998), dir. Jacqueline Hamesse, Turnhout, Brepols, “Textes et études du Moyen Âge (15)”, 2000, p. 593638, aux p. 596-598, où les antonymes de ces termes sont aussi passés en revue). Nous employons ici prologue au sens large où l’entendaient les copistes, à savoir « selon le sens étymologique le plus littéral, comme l’entrée en matière, le segment initial du texte » (ibid., p. 595), qu’il soit détaché du corps de la traduction par une rubrique ou qu’il le précède sans solution de continuité. Ce sont donc le contenu sémantique du prologue et la voix qui s’y fait entendre qui nous le feront percevoir comme tel, et non pas la mise en texte. Au-delà du sujet du présent ouvrage collectif, les prologues des Vies du Christ sont d’autant plus intéressants à examiner qu’ils ont été délibérément laissés de côté par Geneviève Hasenohr dans sa mise au point, qui ne prend en compte ni « les textes hagiographiques (vies du Christ et de la Vierge, vies de saints, recueils de miracles) », ni les traductions (voir ibid., p. 593).

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source autorisée et désir de combler les attentes plus ou moins discernables de leurs commanditaires ou de leurs destinataires.

Vies du Christ et Méditations pseudo-bonaventuriennes en français : une nébuleuse Aux xive et xve  siècles, la part de la théologie, et plus généralement de la spéculation, recule dans les textes religieux en français. Dans le même temps ceux-ci se diversifient, notamment parce que les auteurs et leurs commanditaires s’orientent vers des textes propres à émouvoir. Comme d’autres genres, les traductions reflètent l’éclosion de l’affectivité dans les pratiques dévotionnelles. Les nombreuses Vies de Jésus-Christ qui ont été composées à la fin du Moyen Âge illustrent cette tendance. Elles forment un corpus abondant qui, à défaut d’exploration exhaustive, a pu être quantifié : il s’agirait de plus de soixante textes, conservés dans presque trois cents manuscrits19. L’établissement de leurs sources, qui reste le plus souvent à faire, n’est pas une besogne aisée : adjoignant aux Évangiles bien d’autres modèles, leurs auteurs ont très souvent puisé à trois Vitae latines dont les intersections brouillent les contours. Il s’agit non seulement des Meditationes vite Christi, largement disponibles à la fin du Moyen Âge, mais encore de deux autres Vite Christi latines que les Meditationes ont largement alimentées : celle de Michel de Massa, un ermite augustinien (+ 133720), et celle de Ludolphe de Saxe, dit aussi Ludolphe le Chartreux, qui composa la sienne dans le monastère cartusien 19  Maureen Boulton, « Le langage de la dévotion affective en moyen français », Le Moyen français, 39-41, Autour de Jacques Monfrin : néologie et création verbale. Actes du colloque international, Université McGill, Montréal, 7-8-9 octobre 1996, dir. Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler, 1997, p. 53-63. On regrette toutefois que cet article ne fournisse pas le détail des œuvres considérées ni de leurs témoins manuscrits ou imprimés, ce qui empêche de poursuivre et d’affiner l’enquête. En l’absence de telles références, on ne peut pas non plus discerner la part occupée par les traductions, même infidèles, des Meditationes dans cette nébuleuse. 20  Voir Karl-Ernst Geith, « Die Vita Jesu Christi des Michael von Massa », Augustiniana, 38, 1988, p. 99-117.

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de Mayence entre 1348 et 136821. En sus de sa source principale, à savoir le texte pseudo-bonaventurien, cette dernière puise d’ailleurs à la Vita de Michel de Massa, dont elle reprend notamment le prologue22. À partir de la fin du xive siècle, les rédacteurs français de Vies du Christ ont régulièrement complété les Évangiles (canoniques et apocryphes) d’éléments tirés de ces trois Vies médio-latines, les récrivant plus ou moins librement, les compilant, voire leur adjoignant des interpolations issues d’autres sources ou des commentaires personnels23. La masse des textes ainsi produits forme une nébuleuse dont le détail reste à mettre au net. 21  Le succès rencontré par la Vita Christi de Ludophe à la fin du Moyen Âge est attesté par la cinquantaine de manuscrits qui en ont survécu, sans compter pléthore d’éditions imprimées (voir « Notice de Vita Christi, Ludolphus Saxo », dans P. Bourgain, Fr. Siri et D. Stutzmann, FAMA, op. cit.  [http://fama.irht.cnrs. fr/oeuvre/268394] ; une sélection de manuscrits et d’imprimés est aussi citée dans Evelien Hauwaerts, « Ludolphe le Chartreux ou de Saxe, Vita Christi, xive s. », dans Translations médiévales. Cinq siècles, op. cit., Volume II. Le corpus, op. cit, t. II, p. 669-671, no 380). À défaut d’édition critique de ce texte, on peut le lire dans une édition du xixe siècle : Vita Jesu Christi e quatuor evangeliis et scriptoribus orthodoxis concinnata per Ludolphum de Saxonia, éd. A.-Clovis Bolard, Louis-Marie Rigollot et Jean-Baptiste Carnandet, Paris, Palmé, 1865 (réimpr. 1878, 4  vol.). Le texte a été traduit en français moderne peu après sa parution : Ludophe le Chartreux, La grande vie de Jésus Christ, trad. dom Florent Broquin, 7 vol., Paris, Carré, 1891 (3e édition, citée dans Marielle Lamy, « Les apocryphes dans les premiers chapitres des deux plus célèbres Vies du Christ de la fin du Moyen Âge », Apocrypha, 20, 2009, p. 29-82, aux p. 33-34, n. 14). Un fac-similé de l’édition du xixe siècle est récemment paru : Ludolphus de Saxonia, Vita Christi, Salzburg, Institut für Anglistik und Amerikanistik, Universität Salzburg, “Analecta cartusiana (241)”, 2006. 22 Karl-Ernst Geith, « Ludolf von Sachsen und Michael von Massa zur Chronologie von Zwei Leben Jesu-Texten », Ons geestelijk erf, 61, 1987, p. 304-336. La lettre et l’esprit des Meditationes vite Christi et de la Vita Christi de Ludolphe de Saxe sont mis en perspective dans M. Lamy, « Les apocryphes dans les premiers chapitres », art. cit., respectivement aux p.  35-39 et 39-43. Sur l’usage de sources apocryphes dans ces deux textes, voir ibid., p. 44-50. 23  La compilation intitulée dans son prologue « Amoureux exercice de l’ame devote » (répertoriée sous le titre de Vraie fleur et moelle de la vie très sainte de Notre Seigneur Jésus Christ et de sa vierge mère dans Jonas, op. cit. [http://jonas.irht.cnrs. fr/oeuvre/19805]), dont on connaît un seul témoin (le ms. Paris, BnF, nafr. 4164) offre un exemple extrême des développements personnels atypiques et étendus qui peuvent venir s’adjoindre aux sources les plus communes. La trame de cette Vie du Christ reprend la structure des Meditationes, mais celle-ci est distendue par des insertions tantôt puisées à d’autres sources, tantôt rédigées ex ingenio par le rédacteur

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Les œuvres les plus directement inspirées du PseudoBonaventure ont suscité l’attention dès les années 1930. Est alors paru un inventaire certes imparfait, mais encore utile, des témoins du texte latin et de ses traductions en allemand, en anglais et en français24. Dans le domaine français, le recensement des textes et des manuscrits s’est poursuivi depuis lors25. Néanmoins, beaucoup reste à faire : bien des titres gravitant autour de « Vie du Christ » dans les catalogues de bibliothèques, inexplorés, laissent augurer la découverte d’œuvres aussi bien que de manuscrits. En attendant, les témoins moins méconnus méritent d’être finement décrits, mis en série, voire édités. Les sources et études disponibles permettent d’ores et déjà de faire état de cinq compilations françaises dont les Meditationes du Pseudo-Bonaventure constituent la source principale : 1) la Vie de Nostre Seigneur Jhesu Crist, composée par Jean Aubert avant 1444, qui reproduit la structure des Meditationes pseudo-bonaventuriennes en sept livres, en respectant de surcroît leur structuration en chapitres. Ce canevas bonaventurien y sert de cadre à des développements majoritairement traduits de la Vita Christi de Ludolphe le Chartreux26 ; sous la forme « d’interminables dialogues entre les membres de la Trinité » (Émile Roy, Le mystère de la Passion en France du xive au xvie siècle : étude sur les sources des mystères de la Passion, accompagnée de textes inédits, Dijon, Damidot frères et al., 1903, p. 252). 24  C.  Fischer, « Die Meditationes vitae Christi ; ihre handschrifliche », art. cit. 25  Voir en dernier lieu G. Hasenohr, « Appendice à ‘Représentations et lectures de la Nativité’ », dans Ead., Textes de dévotion, op. cit., p. 223-225, aux p. 224-225, qui complète et corrige les recensements préalables parus dans Maureen Boulton, « The life of Christ in meditative texts in Late Medieval France », dans Devotional Culture, op.  cit., p.  127-146, à la p.  139, n.  37 (y est notamment mentionnée une traduction des Meditationes vite Christi en occitan [ms. Paris, BnF, nafr. 6194]), ou dans Vladimir Agrigoroaei, « (Pseudo)-Bonaventure, Meditationes Vitae Christi, [ca 1300] », dans Translations médiévales. Cinq siècles, op. cit., Volume II. Le corpus, op. cit., t. II, p. 1336, no 1172. 26  Cette Vie fait l’objet d’une brève présentation dans G.  Hasenohr, « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art.  cit., p.  63-64, et Ead., « Fiches documentaires » [appendice inédit à « La littérature religieuse »], dans Ead., Textes de dévotion, op. cit., p. 79-143, à la p. 125, no 42560. Cette dernière notice fait état de sept manuscrits parvenus jusqu’à nous. Rappelons qu’elle a été analysée

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2) la Vita Christi de Jean Mansel, composée ca 1446-1451, dont les sources restent à préciser27. Cette Vita a surtout circulé au sein de la Fleur des histoires du même auteur, dont plusieurs dizaines de manuscrits ont été conservés28. Toutefois, cinq copies autonomes attestent qu’elle a aussi circulé indépendamment de la chronique universelle29 ; 3) la Vie de Nostre Seigneur Jhesu Crist composée par un religieux célestin en 1462, dont le ms. Paris, Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), fr. 9587, fol. 1r-203r est le seul témoin connu à ce jour30 ; 4) la Vie de Nostre Benoit Seigneur Jhesu Crist composée dans les années 1450-1460 par un carme31. De cette œuvre, deux rédactions distinctes sont connues : la « longue » mène le récit jusqu’à son terme, à savoir la Pentecôte32, alors que la « brève », aussi dans Karl-Ernst Geith, « Un texte méconnu, un texte reconnu : la traduction française de la Vita Jesu Christi de Michael de Massa », dans Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, dir. Jean R. Scheidegger, Sabine Girardet et Éric Hicks, Paris, Champion, “Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge (39)”, 1996, p. 237‑249, qui ne connaît que six de ses témoins et l’identifie quant à lui comme une traduction de Michael de Massa (voir aussi supra, n. 21). 27  Voir G. Hasenohr, « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art.  cit., p.  64, et Ead., « Fiches documentaires » [appendice inédit à « La littérature religieuse »], art. cit., p. 134, no 48820. 28  Une quarantaine de copies en sont recensées dans Jonas, op.  cit. (http:// jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/7499). 29 Voir les cotes de ces cinq témoins ibid. (http://jonas.irht.cnrs.fr/ oeuvre/2329). Dans la perspective qui est ici la nôtre, il faut toutefois exclure de cette liste le ms. Paris, BnF, fr. 739, qui n’est pas le témoin d’une Vita Christi autonome, mais une copie fragmentaire de la Fleur des histoires. 30  Texte et manuscrit signalés dans G. Hasenohr, « Fiches documentaires » [appendice inédit à « La littérature religieuse »], art. cit., p. 115, no 29840. 31  Texte présenté et daté par Geneviève Hasenohr dans « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art. cit., p. 63, et dans Ead., « Fiches documentaires » [appendice inédit à « La littérature religieuse »], art. cit., et p. 115, no 29900, où est dressée une liste de ses témoins. Il est aussi précisé que la date de 1380 et la référence au duc de Berry qui figurent au prologue de certains de ces manuscrits sont « des subterfuges » (voir à ce sujet infra, p. 215). 32  Elle est conservée dans deux manuscrits : Carpentras, BM, 28 et Paris, BnF, fr. 992. Ce dernier témoin est édité dans La Vie de nostre Benoit Sauveur Ihesuscrist, translatee a la requeste de tres hault et puissant prince Iehan, duc de Berry, éd. Millard Meiss et Elizabeth H. Beatson, New York, New York University Press for the College Art Association of America, “Monographs on the Fine Arts

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qui résulte d’un accident de la tradition manuscrite, s’interrompt à la Cène33. 5) une Vie de Jhesu Crist composée avant 1470, souvent désignée par le titre de « Vie lyonnaise » du fait des nombreuses éditions qui en ont été publiées dans cette ville34. Cette Vie nous est aussi parvenue dans le manuscrit Madrid, Biblioteca nacional, 17693, daté de 147035. À côté de ces compilations, un nombre restreint de Vies du Christ en langue d’oïl traduisent fidèlement –  sans toujours le dire explicitement – une unique Vita Christi médio-latine. Celle de Michel de Massa semble avoir été délaissée par les traducteurs36. Par contraste, celle Ludophe de Saxe a été mise en français au moins trois fois37, tout comme les Meditationes pseudo-bonaven(32)”, 1977. Il est indispensable de compléter cette édition par Geneviève Hasenohr, « À propos de la Vie de Nostre Benoit Saulveur Jhesus Crist », Romania, 102, 1981, p. 352-391, compte rendu en forme d’étude approfondie qui ajoute notamment deux copies à la liste de témoins manuscrits fournie par les éditeurs. 33 On peut la lire dans deux manuscrits (Darmstadt, Hessische Landesbibliothek, 1699 et Paris, BnF, nafr.  10823, le second étant précisément décrit et étudié ibid.), puis dans l’imprimé Lyon, Guillaume Le Roy, ca  1470 (M1923920 dans le Gesamtkatalog der Wiegendrucke, Leipzig puis Stuttgart, 1925-, 11 volumes imprimés à ce jour et base de données en ligne : http://gesamtkatalogderwiegendrucke.de [dernière consultation le 22 juillet 2018]). 34 Voir G.  Hasenohr, « Appendice à ‘Représentations et lectures de la Nativité’ », art.  cit., p.  225. Sur la diffusion du texte sous forme d’imprimés jusqu’au xviie siècle, voir Dominique Grandon, « Recherches sur les incunables illustrés : les éditions lyonnaises d’une Vie de Jésus », Positions des thèses soutenues par les élèves de l’École nationale des chartes, 1982, p. 67-73. 35 Voir G.  Hasenohr, « Fiches documentaires » [appendice inédit à « La littérature religieuse »], art.  cit., p.  114-115, no  29820, et Ead., « Appendice à ‘Représentations et lectures de la Nativité’ », art. cit., p. 225. 36  Rappelons que ce n’est pas une traduction de Michel de Massa, mais une compilation due à la plume de Jean Aubert, alliant un canevas pseudo-bonaventurien et des développements tirés de Ludophe de Saxe, que Karl-Ernst Geith commente dans « Un texte méconnu », art. cit. Voir supra la n. 27. 37  Voir E. Hauwaerts, « Ludolphe le Chartreux », art. cit., p. 670, no 1 à 3 et G. Hasenohr, « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art. cit., p. 63-64 (qui avance le chiffre de quatre traductions, mais n’en cite que trois, en amont de quatre autres Vies du Christ regroupées sous l’intitulé de « production, très mal connue, de la fin du siècle »).

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turiennes. Ce sont les trois versions françaises des Meditationes vite Christi qui nous intéressent ici, à savoir : 1) une traduction abrégée, composée sous forme de sermon anonyme, vraisemblablement au début du xve  siècle38. Huit témoins manuscrits en sont connus39. Par commodité, nous userons ci-après du titre retenu dans la base de données Jonas pour la désigner, à savoir Vie et Passion de Notre Seigneur Jésus Christ selon les Évangiles40 en lieu et place des titres très fluctuants proposés par les copistes et les rubricateurs41. Les sondages réalisés dans sa tradition manuscrite incitent à choisir comme témoin de référence le manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 2036, moins lacunaire et moins fautif que plusieurs autres copies42. C’est d’après ce manuscrit que cette Vie sera désormais citée ; 38 Cette date est proposée de manière hypothétique dans G.  Hasenohr, « Appendice à ‘Représentations et lectures de la Nativité’ », art. cit., p. 224-225. 39  Ils sont répertoriés dans G.  Hasenohr, « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art. cit., p. 116, no 31640. Deux d’entre eux – les mss Paris, BnF, fr.  967 et Rennes, BM, 262  –, mentionnés dans M.  Boulton, « The life of Christ in meditative texts », art. cit., p. 139, n. 37, y étaient considérés à tort comme les témoins uniques de textes distincts (respectivement une traduction anonyme des Meditationes pour le premier et un abrègement de la même source pour le second). 40 Voir Jonas, op.  cit. (http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/19804 [dernière consultation le 18 juillet 2018]). 41  À savoir : « Le traitié de l’Incarnation » (ms. Rennes, BM, 262, fol.  1r), « La Vie de nostre Redempteur Jhesu Crist, selon les Ewangilles » (ms.  Paris, BnF, fr. 980, fol. 7a ; une variante de ce titre figure en tête de la table des rubriques, fol. 4r), « Li Livre de la vie Jhesu Crist » (ms. Paris, BnF, fr. 9589, fol. 1r, en tête de la table des rubriques [fol. 1r-2v], titre repris presque à l’identique dans le ms. fr. 1578, fol. 75a : « Li livre de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crist qui fut tresperfaite, sens nuls deffault »). Le rubricateur du ms. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 2036 est le plus prolixe : « [fol. 330r] Ci commence la vie et la passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist, qu’il souffry en ce monde pour nous, povres pecheurs, selon Bonne Aventure, laquelle frere Pierre aux Beufz, cordelier, docteur en theologie, a preschee devant le roy et autres à Paris etc. ». À l’inverse, le texte s’ouvre directement, sans être précédé par la moindre rubrique introductive, dans les mss Carpentras, BM, 472, fol. 74r ; Paris, BnF, fr. 967, fol. 1r (où la traduction est acéphale) ; enfin Paris, Bibliothèque Mazarine, 976, fol. 1r. 42 Voir infra en annexe, p. 217. Nous avons toutefois examiné un échantillon trop limité de l’œuvre pour présenter des conclusions définitives quant à la qualité des différentes copies et aux relations qui les unissent : nos collations se sont limi-

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2) une traduction anonyme rédigée au xve siècle et conservée dans deux témoins qui portent des titres distincts et offrent des versions sensiblement différentes43 : celle du ms. fr. 17116 (fol. 70r138r44) – dont le titre est spécifié par son explicit : « Cy fine la Passion de Nostre Sauveur et redempteur Jhesu Crist45 » –, est nettement plus développée que la Vie consignée dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 1370 (fol. 62r-77v), intitulée en tête de cette copie Traicté de la vie Nostre Seigneur et redempteur Jhesu Crist (fol. 62r). Comme la base de données Jonas, nous retiendrons par convention le titre de ce second témoin pour désigner cette œuvre46 ; 3) enfin la traduction rédigée ca 1420-1422 par Jean Galopes pour le roi Henri v, alors roi d’Angleterre et régent du royaume de France. On en connaît six copies manuscrites47. Dans la plupart tées, pour l’essentiel, aux chapitres du début et de la fin, à l’exclusion des chapitres médians. 43 Sur les deux copies et l’esprit de cette traduction, voir G.  Hasenohr, « Appendice à ‘Représentations et lectures de la Nativité’ », art. cit., p. 224. 44  Sur le ms. Paris, BnF, fr. 17116, copié au début du xvie siècle (voir la note suivante), voir G. Hasenohr, « La littérature religieuse », dans Ead., Textes de dévotion, art. cit., p. 63. Il est aussi répertorié dans C. Fischer, « Die Meditationes vitae Christi ; ihre handschrifliche », art. cit., et dans M. Boulton, « The life of Christ in meditative texts », art. cit., p. 139, n. 37, qui le présente comme un abrégement des Meditationes vite Christi sans le rapprocher du second témoin de la même œuvre, qu’elle ne cite pas. 45  Nous soulignons. Ce titre est copié à l’encre bleue d’une écriture différente du reste de la copie, mais semblable à celle qui a consigné, en faisant alterner entre encre bleue et encre rouge d’une ligne à l’autre, l’explicit du Livre des bonnes mœurs de Jacques Legrand, qui précède immédiatement notre Traictié dans le même manuscrit et dont l’explicit permet de dater ce codex de 1501 : « Explicit le Livre de bonnes meurs […] par moi Raoulin Wague, cler, ce xxiiiie jour d’avril l’an mil cinq cens et ung aprés Pasques ». 46 Voir Jonas, op. cit. (http://jonas.irht.cnrs.fr/oeuvre/19345 [dernière consultation le 18 juillet 2018]). 47  Leur liste est dressée dans Maureen Boulton, « Jean Galopes, traducteur des Meditationes Vitae Christi », Le Moyen français, 51-52-53, 2002-2003, p. 91-102, à la p. 92. Les deux copies les plus prestigieuses sont signalées dans M. Vale, Henry v. The Conscience, op. cit., p. 225, n. 82. Il s’agit des mss Londres, British Library, Royal 20 B IV (décrit par ailleurs dans Royal Manuscripts. The Genius of Illumination [Exhibition, London, The British Library, 11 November 2011-13 March 2012], dir. Scot McKendrick, Kathleen Doyle, John Lowden et  al., Londres, The British Library, 2011, notice no 29) et Cambridge, Corpus Christi College Library, 213. Ce

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d’entre elles, l’œuvre est intitulée Livre doré des meditacions de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crist selon Bonne Adventure48. Traduire le texte pseudo-bonaventurien in extenso, per se, sans lui adjoindre de matériaux hétérogènes implique un rapport privilégié à sa source latine, voire à son auteur supposé. Le projet du traducteur, tout comme ses méthodes, divergent en grande partie de celles du compilateur. L’intention de ce dernier, lorsqu’il compose une Vie du Christ, est de traiter d’un sujet alors populaire. À  cette fin, il prend le contrôle des matériaux disponibles et se place, vis-à-vis des auteurs de ses sources, dans une position surplombante, comparant plusieurs textes, s’octroyant la liberté de choisir entre divers modèles, de reprendre ou a contrario de laisser de côté le prologue de l’un, la structure de l’autre, tel épisode, tel commentaire, etc. Le traducteur, quant à lui, cherche à rendre une œuvre donnée accessible en langue vernaculaire. Ainsi se met-il au service du modèle qu’il a choisi ou qui lui a été confié. En raison de ce contraste, on peut s’attendre à ce que les traducteurs et les compilateurs qui commentent leurs ambitions et leurs méthodes le fassent de manière contrastée – ceux du moins qui s’expriment dernier porte deux inscriptions manuscrites suggérant qu’il aurait pu appartenir à Henri  v : une, encore lisible et datant du xvie  siècle au fol.  159v, et une autre, partiellement effacée, au fol. ivr (M. Vale, Henry v. The Conscience, op. cit., p. 225, n. 82). En matière de qualité textuelle, les sondages que nous avions réalisés lors d’une première étude de ce texte nous avaient amenée à le citer d’après le ms. Paris, BnF, fr. 923 (voir Audrey Sulpice et Géraldine Veysseyre, « Donner à lire la Passion du Christ en moyen français : étude comparative de l’Orloge de Sapience (1339) et des Meditations traduites par Jean Galopes (1420-1422) », dans La traduction. Pratiques d’hier et d’aujourd’hui. Actes du colloque international des 10 et 11 mai 2012, dir.  Joëlle Ducos et Joëlle Gardes Tamines, Paris, Champion, “Colloques, congrès et conférences. Sciences du langage, histoire de la langue et des dictionnaires (19)”, 2016, p.  49-74, à la p.  54, n.  23. Ce codex restera ici notre copie de référence (désormais « LD fr. 923 »). 48  Ainsi dans les mss Cambridge, Corpus Christi College Library, 213, fol. 1r, titre répété au fol. 3r, en tête du prologue traduit du Pseudo-Bonaventure ; Londres, British Library, Royal 20 B iv, fol. 1r ; LD fr. 923, fol. 2r ; enfin Paris, BnF, nafr. 6529, fol. 1r. Par contraste, la rubrique introduisant la table des rubriques omet l’adjectif doré dans les mss Bruxelles, KBR, ii 2547, fol. 1r et Paris, BnF, fr. 921, fol. 89r (dans cette copie, la table des rubriques suit les Meditations au lieu de les précéder). D’autre part, les mss fr. 921 et nafr. 6529 spécifient que le texte est une traduction.

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à ce sujet, ce qui n’est pas toujours le cas. Qu’en est-il des rédacteurs des trois traductions proprement dites des Meditationes ? S’expriment-ils sur leur position par rapport à une figure auctoriale aussi respectée que celle de Bonaventure, à qui est attribuée la composition de leur source exclusive ?

Les traducteurs des « Meditationes » en langue d’oïl : des artisans assez peu diserts De nos trois traducteurs, seul Jean Galopes prend la parole en son nom propre à l’orée de son Livre doré49. Par contraste, les deux autres traducteurs des Meditationes ne semblent pas avoir commenté leur projet ni leur travail – à moins que les paratextes qu’ils pourraient avoir composés n’aient disparu en cours de transmission manuscrite. L’hypothèse d’une telle amputation mérite assurément d’être envisagée dans le cas du Traicté de la vie Nostre Seigneur et redempteur Jhesu Crist, dont on ne conserve que deux copies. Leur contenu, on l’a vu, est si loin d’être superposable qu’il semble légitime de les considérer comme deux versions distinctes de la même entité textuelle50. Les copistes nous ayant transmis ce Traité ont fait œuvre de remanieurs. Aussi n’est-il pas invraisem49  Son prologue est présent dans une majorité des copies du texte, et notamment en tête du ms.  LD  fr.  923, fol.  4bis verso-5v. Par contre, il est absent des mss BnF, fr. 921-922 et Bruxelles, KBR, ii 2547, certes acéphale, mais dont la table des chapitres, reflet de l’état originel du texte, ne mentionne pas de prologue du traducteur en amont de celui du Pseudo-Bonaventure. Dans le cas du ms. fr. 921, l’omission du prologue est sans doute volontaire, puisque le codex a appartenu à Jacques d’Armagnac, duc de Nemours (voir notamment Susan Blackman, « Observations sur les manuscrits religieux de Jacques d’Armagnac », Cahiers de Fanjeaux, 31, 1996, p. 371-386). 50  De telles fluctuations, loin d’être exceptionnelles, sont la norme à l’ère du manuscrit, tout particulièrement pour les textes non littéraires. Dans le cas qui nous occupe, les intersections entre les deux copies sont toutefois suffisantes pour les considérer comme une même « entité textuelle ». Sur les questions que pose la définition d’une entité textuelle transcendant les copies singulières d’un texte, à la fin du Moyen Âge, voir De l’(id)entité textuelle au cours du Moyen Âge tardif (xiiie-xve  siècle), dir. Barbara Fleith, Réjane Gay-Canton et Géraldine Veysseyre, Paris, Classiques Garnier, “Civilisation médiévale (27)”, 2018, spécialement Eaed.,

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blable qu’ils aient pris l’initiative de retrancher le paratexte de la traduction originelle afin d’actualiser cette dernière et de favoriser son intégration dans les manuscrits qui nous les conservent aujourd’hui. Ceux-ci forment en effet des recueils cohérents – aux plans thématique et matériel –, où la traduction est toujours associée à d’autres œuvres51. Quoi qu’il en soit, la tradition manuscrite du texte telle qu’elle nous est parvenue ne nous permet pas de savoir quelle posture affiche le traducteur vis-à-vis de sa source pseudo-bonaventurienne. Quant à l’absence de prologue original en tête de la Vie et Passion de Notre Seigneur Jésus Christ selon les Évangiles, elle est plus probablement à mettre au compte de son rédacteur que des copistes. En effet, les huit témoins répertoriés de cette Vie du Christ sont suffisamment nombreux pour laisser supposer que, depuis sa composition, celle-ci s’ouvre directement sur le prologue traduit des Meditationes latines. À défaut de s’exprimer personnellement à l’orée de leur traduction, les interprètes des Meditationes avaient la possibilité de matérialiser le seuil de leur narration en se contentant de traduire – moyennant, si nécessaire, des inflexions – le prologue consistant dans lequel le Pseudo-Bonaventure, soucieux de guider ses lectrices, exposait l’utilité de son ouvrage et fournissait des recommandations sur la bonne manière de le lire52. La même possibilité s’offrait d’ailleurs en fin de parcours puisque, dans l’œuvre latine, un épilogue répondant au programme préliminaire du prologue vient conclure les Meditationes. Il y est question des fruits à tirer de leur lecture pour qui les aura assimilées activement et pourra ensuite les mettre à profit pour méditer, en mobilisant sa mémoire53. « Introduction. Penser la textualité médiévale : héritage critique et questions de méthode », p. 9-59, aux p. 11-22. 51  Sur la composition de ces deux manuscrits, voir la base de données Jonas, op.  cit., respectivement http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/71438 (ms.  BnF, fr. 1370) et http://jonas.irht.cnrs.fr/manuscrit/77334 (ms. fr. 17116), pages consultées en dernier lieu le 22 juillet 2018. 52  Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit., p. 7-10. 53  Ibid., chap. cvii et cviii, p. 347-353, respectivement intitulés « Exercitatio desiderii ad Patrem per mortis appetitum » et « De modo meditandi vitam Domini Iesu et de conclusione libri ».

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Dans quelle mesure cet encadrement paratextuel, et en particulier le prologue des Meditationes latines, se retrouve-t-il dans les versions françaises de l’œuvre ? Le prologue du Pseudo-Bonaventure n’est absent que du Traicté de la vie Nostre Seigneur et redempteur Jhesu Crist, dont les deux témoins s’ouvrent directement sur une traduction du premier chapitre des Meditationes, au cours duquel s’engage le récit de la salvation humaine54. Reste que, comme on a pu le voir, il est difficile, dans ce cas, de faire le partage entre usage d’un modèle latin qui aurait été dépourvu de ces chapitres liminaires, volonté du rédacteur et simplification opérée par les copistes du texte français. Quoi qu’il en soit, cette lacune est isolée dans notre corpus. De fait, contrairement au précédent traité, la Vie et Passion de Notre Seigneur Jésus Christ selon les Évangiles s’ouvre sur une version à peine remaniée du « prologus in meditacionis uite Domini nostri Iesu Christi55 ». Dans ce texte, une confusion troublante s’opère entre la première personne du traducteur et celle de l’auteur de sa source : le prologue traduit du Pseudo-Bonaventure n’est ni explicitement introduit comme un discours rapporté, ni récrit au plan grammatical pour que la première personne marquant l’expression du narrateur originel devienne une troisième personne qui ferait de lui un délocuté. De cette traduction directe et de l’absence de prologue du « translateur » résulte une ambiguïté : le statut de traduction de la Vie et Passion de Nostre Seigneur n’est jamais explicité. Ni les copistes ni les rubricateurs n’ont d’ailleurs remédié à ce flou56. Aussi les lecteurs de cette Vie et Passion n’avaient-ils pas les 54 « De meditacionibus eorum que precedunt Incarnacionem Domini et primo de sollicita pro nobis angelorum intercessione » (Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit., p. 11). 55  Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit., p. 7, dont la traduction figure, par exemple, aux fol. 330r-331r du ms. 2036 de la Bibliothèque de l’Arsenal (éditée infra en annexe, p. 218). Il ne s’agit pas d’une traduction tout à fait fidèle, à moins que son rédacteur n’ait eu accès à un exemplaire acéphale des Meditationes latines. En effet l’exemple de sainte Cécile, qui sert d’entrée en matière au rédacteur des Meditationes, est omis à l’orée de la Vie et Passion française (on peut lire sa version latine ibid.). 56  Aucun des titres figurant en tête de ses copies manuscrites ne signale son statut de traduction. Voir supra la n. 41.

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moyens de situer l’instance dont émanait son prologue : à supposer que certains y aient vu une traduction et qu’ils aient tenté d’identifier la voix s’exprimant dans un tel préambule, ils ont pu attribuer ce dernier soit au traducteur, soit à l’instance énonciative de son modèle. Il est probable, en tout cas, que la majorité de ses lecteurs aient reçu cette voix comme celle d’une instance cléricale compétente mettant à leur portée, dans leur langue maternelle, une vie du Christ autorisée et accompagnée de conseils dévotionnels destinés à les guider dans leur vie spirituelle. Les figures du géant et du nain sont ici volontairement couvertes par le traducteur d’un manteau d’ambiguïté qui permet à la silhouette comme à la voix des deux intervenants de se fondre, ne laissant voir qu’une figure d’autorité aussi peu individualisée que possible. Jean Galopes reprend aussi à son compte la première personne du prologue pseudo-bonaventurien57. Néanmoins la structuration du Livre doré évite toute confusion : en tête et à l’issue du prologue du « translateur », ce Livre est clairement présenté comme une traduction d’inspiration bonaventurienne : « je ce livre ay translaté […] de latin en françois58 ». Suit le prologue traduit de la source latine qui est précédé, dans toutes les copies où il est intégralement transcrit, d’une rubrique ne laissant aucun doute sur la voix qui s’y exprime : « Cy commence le prologue du ‘Livre doré de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crist’, duquel l’acteur est nommé Bonne Adventure59 ». En calquant la première personne de sa source, mais en identifiant clairement son instance énonciative dans la rubrique introductive au second prologue de son Livre doré, Jean Galopes confère à sa Vie du Christ une autorité fondée sur des bases plus explicites que celles de la Vie et Passion anonyme60. 57  On peut lire ce prologue traduit, entre autres, aux fol. 5v à 8r du ms. LD fr. 923. 58  LD fr. 923, fol. 5v ; il s’agit là des derniers mots du prologue original composé par Jean Galopes. 59  LD  fr.  923, fol.  5v (nous soulignons). En amont, le prologue du traducteur était lui aussi clairement identifié par la rubrique suivante : « S’ensuit le preambule du translateur, nommé Jehan Galopes, lequel à la requeste de Henry quint, roy d’Angleterre, translata de latin en françoys le ‘Livre doré de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crist’, duquel livre l’acteur est nommé Bonne Adventure » (fol. 4bis recto ; nous soulignons). 60  La structuration en chapitres, et même en large part la formulation des rubriques présentes dans les témoins manuscrits du Livre doré, peuvent sans guère de

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Jean Galopes : un nain sur les épaules de son commanditaire La stratégie de Jean Galopes, loin de le conduire à brouiller les contours des différentes entités intervenues dans la rédaction de sa Vie du Christ, comme le faisait le rédacteur de la Vie et Passion, l’amène à décomposer le rôle de trois acteurs dont les qualités se cumulent pour donner autorité et prestige à son Livre doré. Galopes invoque en premier lieu l’auteur de sa source, qualifié de « debonnaire docteur de beneurté61 nommé Bonne Adventure » (LD fr. 923, fol. 4v) et présenté comme le rédacteur d’un texte aux bénéfices spirituels incontestables : par […] icelles meditacions, vous pourrez avoir cognoissance des ditz et fais divins, qui est proprement sapience, c’est à dire souveraine science (LD fr. 923, fol. 4v) ; […] ceste meditacion engendre science, science comprehension, comprehension devocion. Devocion commande raison. Or est il ainsi que science deboute ignorance, comprehension chasse mauvaitié et peresche, et devocion parfait oroison. Et par ainsi, qui actaint ceste meditation, il vient à science et cognoisdoutes être attribuées à Jean Galopes lui-même. On sait que ces éléments sont le plus souvent laissés à l’initiative des copistes dans les manuscrits du Moyen Âge (voir notamment Marie-Hélène Tesnière, « Les Décades de Tite-Live traduites par Pierre Bersuire et la politique éditoriale de Charles v », dans Quand la peinture était dans les livres. Mélanges en l’honneur de François Avril, dir. Mara Hofmann et Caroline Zöhl, Turnhout, Brepols, “Ars nova (15)”, 2007, p. 344-351, notamment à la p. 346 ; ou encore Géraldine Veysseyre, « Les manuscrits rubriqués du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville (première rédaction), ou comment mettre en chapitres à défaut de mettre en prose », Bibliothèque de l’École des chartes, 170, 2012 [2016], p. 473-557, aux p. 475-478). Toutefois, à la fin du Moyen Âge, la subdivision en chapitres introduits par des rubriques regroupées par ailleurs sous forme de tables s’est si bien imposée que certains auteurs structurent d’emblée leur prose selon de telles modalités. Tel fut sans doute le cas de Jean Wauquelin à la cour de Bourgogne (Claude Roussel, « Les rubriques de La belle Hélène de Constantinople », dans Jean Wauquelin : De Mons à la cour de Bourgogne, dir. Marie-Claude de Crécy, Gabriella Parussa et Sandrine Hériché-Pradeau, Turnhout, Brepols, “Burgundica (11)”, 2006, p. 201-212, à la p. 212, part. n. 34). Au vu de l’unanimité des témoins du Livre doré en matière de chapitres et de rubriques, il semble bien que Jean Galopes, comme Wauquelin, ait équipé d’emblée sa traduction d’un tel dispositif. 61  LD fr. 923 : beneneurté. Nous corrigeons pour le sens.

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sance de foy, par laquelle lui sourt comprehension, qui par la consideracion des maulx perpetrez touche le courage de douleur, dont puis devocion le prent, qui pour l’espouantement de la grandeur d’iceulx maulx et la diffidence de ses propres forces le convertist vers Dieu [5v] à faire oroison, par laquelle Dieu est esmeu à lui faire pardon (LD fr. 923, fol. 5r-v).

En soulignant les qualités spirituelles de sa source et de son auteur, le traducteur s’adresse à diverses reprises à son commanditaire et à son destinataire, le roi d’Angleterre Henri v, en employant une deuxième personne du pluriel qui apparaît régulièrement dans son prologue – notamment, mais pas seulement, au fol. 4v cité supra. L’initiative de faire traduire le texte est clairement attribuée au roi d’Angleterre, qui est aussi régent et héritier du trône de France depuis 1420 : vostre vertu venoit soubz le souverain imperateur, le Roy des rois, Dieu, nostre souverain Seigneur, soubz lequel tous rois mortelz regnent et vivent, quant il a voulu le vostre cueur encliner pour avoir la gloire dessus dicte à faire mettre en langaige françoys le Livre doré des Meditations de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crit selon  […] Bonne Adventure, acteur d’icellui (LD fr. 923, fol. 4v62).

Le prestige de celui qui est à la fois le commanditaire et le destinataire principal du Livre doré est le second facteur d’autorité de l’ouvrage. Ses titres sont donc égrenés en tête du prologue de Jean Galopes : treshault, tresfort et tresvictorieulx prince Henry, quint de ce nom, par la grace de Dieu roy d’Angleterre, heritier et regent de France et duc d’Irlande63 (LD fr. 923, fol. 4v). 62  La position du commanditaire telle qu’elle est présentée dans le prologue original de Galopes, position qui traduit une « active intervention, rather than the unsolicited receipt of works dedicated to a prospective patron », est soulignée par Malcolm Vale dans Henry v. The Conscience, op. cit., p. 225. 63  Ms. : du Lande. Nous corrigeons pour le sens d’après les mss Cambridge, Corpus Christi College, 213, London, BL, Royal 20 B iv et Paris, BnF, nafr. 6589.

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Au total, la rhétorique du prologue lui confère une place plus éminente qu’à Bonaventure. Il est vrai que l’autorité de l’auteur franciscain, déjà bien établie, allait de soi. Les efforts du traducteur pour magnifier la figure de son commanditaire tout en laissant dans l’ombre le « docteur séraphique » n’en sont pas moins spectaculaires. La troisième assise fondant l’autorité du Livre doré est la figure de son traducteur lui-même : dès l’orée de son prologue, à la suite des titres de son maître, celui-ci fait état d’un office royal et d’un bénéfice ecclésiastique notables en se présentant solennellement comme : vostre humble chapellain Jehan Galopes, dit le Galoys, doyen de l’eglise collegial monseigneur saint Loys de La Saulçoye ou dyocese d’Evreulx, en vostre duché de Normendie et en la terre de la conté de Harecourt, appartenant à tresexcellent et puissant prince et mon cher seigneur monseigneur le duc d’Excestre, vostre beaux oncles, honneur, obedience et subjection (LD fr. 923, fol. 4v).

Derrière l’emphase avec laquelle sont énumérés ses bénéfices se dessine un véritable manifeste en faveur de la double monarchie : en déclinant ses titres sur plusieurs lignes, Galopes souligne ses liens avec Henri  v (« en vostre duché »), avec la famille de ce dernier (le duc d’Exeter est nommé), en même temps qu’avec le lignage royal français auquel Louis ix sert d’emblème (« monseigneur saint Louis », à qui est dédiée l’église où œuvre Galopes). Outre ses implications politiques, la manière dont se présente Galopes peut aussi se lire en creux comme une déclinaison originale du topos d’humilité – motif très fréquent, si ce n’est obligé, des prologues et explicits composés par les traducteurs, voire plus généralement par les auteurs médiévaux64. Si l’adjectif humble 64 Ce topos traverse le paratexte de bien des textes de dévotion. En témoignent les formules suivantes, figurant dans plusieurs prologues édités en annexe de G. Hasenohr, « Les prologues », art. cit. : « selon ma povre ygnorance » en tête de l’Épître du Miroir de chrétienté (ibid., p. 622) ; « je n’ay pas science de moy faire tel oeuvre qui puisse servir au prouffit et salut des aultres » en tête du Traité de conscience de Robert Ciboule (ibid., p. 626) ; « je ne suis pas bien expert

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tranche à première vue sur l’emphase avec laquelle Galopes énumère ses fonctions, le détail de celles-ci exprime avant tout la position ancillaire qu’il reconnaît comme sienne. Son statut de serviteur est notamment discernable dans l’emploi qu’il fait du possessif vostre (devant chapellain ou devant duché), tout comme dans celui du nom seigneur, accompagné de mon, pour désigner le duc d’Exeter. Si le traducteur fait état de ses titres pour donner du lustre à sa traduction, il place explicitement son prestige social dans la dépendance de son maître, Henri v. Si nain il y a, le prologue le représente donc juché plutôt sur les épaules de son royal commanditaire que sur celles de Bonaventure. Un rôle déterminant dans l’entreprise intellectuelle de Galopes est même reconnu au roi d’Angleterre, et ce dans les derniers mots du prologue original au Livre doré. Dans ce lieu, stratégique en ce qu’il précède immédiatement le début de la traduction à proprement parler, Galopes confesse avoir œuvré sur ordre de son maître et « soubz [sa] correpcion65 ». Il reconnaît par là que l’influence de son ne excercité en ceste science de contemplacion […] ; je supply a ceulx qui y liront qu’ilz aient pour excusé mon ignorance et mon inadvertence », déclare l’auteur du Traité de la vie contemplative (ibid., p. 627) ; etc. Dans le corpus des Méditations pseudo-bonaventurienne, on trouve au moins une illustration du même lieu commun au prologue de l’Amoureux exercice de l’ame devote, compilation singulière qui puise aux Meditationes et que conserve le seul ms. Paris, BnF, nafr. 4164 (voir supra n. 24) : « ledit personnage prie cieulx que liront se livre que c’ill y trouvent quelque faute, qu’i le corrigent ainsy qu’il plerra ou Saint Esperit leurs avoir donné la cognoissance » (ms. nafr. 4164, fol. 3r). Au-delà, des mentions très proches se rencontrent dans nombre de traductions, y compris profanes. Ainsi, par exemple, au prologue du Roman de Brut de Jean Wauquelin : « je requier moy, tel que je sui, à tous lisans et oans yceste hystore, que se en ycelle est trouvee aulcune deffaulte par mon ignorance, il le veullent benignement et favourablement corrigier » (ms.  Londres, British Library, Lansdowne 214, fol.  85ra, édité dans Géraldine Veysseyre, « Translater » Geoffroy de Monmouth : trois traductions en prose française de l’Historia regum Britannie (xiiie-xve siècle), thèse de doctorat, lettres, université Paris-Sorbonne, 5  t., 2002, multigr., au t.  iv, p.  55, à paraître dans Jehan Wauquelin, Le Roman de Brut, éd. Ead., Genève, Droz, “Textes littéraires français” [en préparation]). 65  « Je ce livre ay translaté de vostre commandement de latin en françois soubz vostre correpcion au bien de tous et à l’amour de Dieu, qui vous donne bien regne, bien vivre et bien finer » (LD fr. 923, fol. 5v). La forme correpcion est une variante graphique de correction, mot employé ici au sens bien attesté de ‘contrôle exercé par quelqu’un’ dans une formule d’atténuation ainsi commentée par le Dictionnaire du

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commanditaire ne s’est pas limitée à un patronage sans effet sur le texte lui-même. Un droit de regard a été donné à Henri v sur le travail même du traducteur qui, en conséquence, parle sous le contrôle de celui qui a initié, vérifié et validé sa translation. On est bien loin du schéma auquel on pouvait s’attendre, compte tenu de l’autorité de Bonaventure et du statut d’intellectuel de Jean Galopes, alors étudiant à l’université de Paris66 : celui d’une double transmission verticale, du « docteur séraphique » au traducteur lettré, puis de ce dernier à des destinataires de moindre niveau culturel. Loin d’être présenté comme un fidèle passif, attendant des nourritures spirituelles de la plume d’un traducteur universitaire plus compétent que lui, Henri v se voit conférer par le prologue de Jean Galopes la place la plus active et la responsabilité la plus éminente : lui revient non seulement l’initiative de faire élaborer la traduction par son chapelain, mais encore le contrôle de son contenu. Dans la représentation construite par le rédacteur du Livre doré, c’est au roi Henri v qu’est octroyée, en dernier ressort, la responsabilité ultime de la traduction. L’importance qui lui est conférée, tout comme son choix de faire traduire les Meditationes, trouvent leur explication dans la place toute particulière qu’occupent dans la vie religieuse insulaire du xve siècle les versions anglaises de l’ouvrage, et en particulier celle de Nicholas Love67. À un moment où les débats sont vifs entre les Lollards et l’Église officielle, le Mirror of the Blessed Life fait partie des armes déployées par le clergé pour lutter contre l’hérésie. Or la politique religieuse du roi Henri v tendait alors à la même fin. Les Meditationes ne sont donc pas pour lui un texte parmi tant d’autres : lorsqu’il commande leur traduction à Jean Galopes, il entend équiper son second royaume d’un texte qui a moyen français : « Formule […] par laquelle on se soumet à la rectification de celui à qui on parle ou devant qui on parle, sous le contrôle de qui on entend parler » (ATILF-CNRS & Université de Lorraine, Dictionnaire du Moyen Français, version 2015, site internet [http://www.atilf.fr/dmf], s. v. « correction » [synthèse de Robert Martin], dernière consultation le 18 juillet 2018). 66 Sur la carrière de Jean Galopes et sur le moment où il traduisit les Meditationes, voir Frédéric Duval, « La mise en prose du Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville par Jean Galopes », Romania, 128, 2010, p. 394-427, et 129, 2011, p. 129-160, part. aux p. 398-399. 67 Voir supra p. 90.

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démontré son efficacité dans le premier pour défendre l’orthodoxie religieuse. La Vie du Christ du Pseudo-Bonaventure était propre à satisfaire d’une part des fidèles aspirant à une piété plus affective et à une participation plus active à la vie religieuse, de l’autre l’Église officielle ayant alors pris position, en Angleterre, contre un accès insuffisamment médiatisé à l’Écriture Sainte. Traduites en moyen anglais, les Meditationes offraient, en même temps qu’un récit en grande partie extrait des Évangiles, un encadrement de sources et de commentaires à même de guider les laïcs, et donc de rassurer le clergé. Leur traduction en langue vernaculaire fournissait un substitut valide à d’éventuelles traductions des seuls Évangiles. Reste que l’entreprise de Galopes resta bien plus confidentielle que celle de Nicholas Love, sans doute parce que les débats religieux entourant la mise en français de la Bible n’étaient pas aussi vifs en France qu’en Angleterre, le xve siècle français ne présentant aucun mouvement religieux comparable à celui des Lollards.

Bonaventure : un appui concret plutôt qu’un géant tutélaire La notoriété de Bonaventure était telle, à la fin du Moyen Âge, que l’on pouvait s’attendre à ce que les traducteurs des Meditationes pseudo-bonaventuriens invoquent un tel modèle tutélaire pour asseoir leur autorité et attirer les lecteurs férus de spiritualité franciscaine et de textes s’adressant à leur affectivité. Or tel n’est pas le cas. Bien au contraire, le nom de Bonaventure est mentionné dans une seule des trois Vies du Christ françaises qui ont été directement traduites des Meditationes vitae Christi : celle de Jean Galopes. Encore celui-ci se contente-t-il d’évoquer les profits que l’on peut tirer de la lecture de son Livre doré, sans fournir aucun détail sur les qualités du théologien franciscain, lui qui au contraire décline longuement ses titres et ceux de son commanditaire. Les deux autres « translations » découlant du même m ­ odèle ne cherchent aucunement à se positionner dans le sillage de Bonaventure. Aucune des copies du Traité de la vie Nostre Seigneur ne porte le nom de l’éminent docteur. Et parmi les huit témoins de la Vie et Passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist selon les Évangiles,

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seul le manuscrit 2036 de la Bibliothèque de l’Arsenal porte un titre qui, aux côtés d’un célèbre prédicateur parisien du xve siècle, mentionne Bonaventure : Ci commence la vie et la passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist, qu’il souffry en ce monde pour nous, povres pecheurs, selon Bonne Aventure, laquelle frere Pierre aux Beufz, cordelier, docteur en theologie, a preschee devant le roy et autres à Paris etc. (ms.  Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 2036, fol. 330r, nous soulignons68).

Ce silence ou, dans le cas de Galopes, cette retenue des traducteurs, se retrouve à l’échelle des cinq compilations qui font des Meditationes une de leurs sources principales pour narrer la vie du Christ69. La faible propension qu’ont les traducteurs à citer Bonaventure, alors même que les Meditationes lui sont presque toujours attribuées dans leurs témoins latins, les rapproche donc des compilateurs ayant puisé à la même source. Il est pourtant peu vraisemblable, pour de simples raisons statistiques, que la majorité des traducteurs du domaine d’oïl aient eu pour modèle des manuscrits latins qui ne portaient pas le nom de Bonaventure, ceux-ci représentant la portion congrue dans la tradition latine. Il faut donc que, dans la plupart des cas au moins, traducteurs et compilateurs aient délibérément choisi de taire cette référence. Ce phénomène trouve plusieurs explications complémentaires, valables pour les huit com68 Le théologien Pierre-aux-Bœufs (ca  1380-ca 1425-1430), prédicateur et confesseur de la reine Isabeau de Bavière, a laissé au moins quatre recueils de sermons en latin et deux homiliaires (les manuscrits correspondants sont répertoriés et commentés dans Hervé Martin, « Un prédicateur franciscain du xve  siècle : Pierre-aux-Bœufs et les réalités de son temps », dans Mouvements franciscains et société française (xiie-xxe siècles). Études présentées à la table ronde du CNRS (23 octobre 1982), dir. André Vauchez, Paris, 1984, “Beauchesne religions (14)”, p. 107-126, part. p. 108-109 ; sur ses sermons, voir aussi Richard O’Gorman, « Unrecorded manuscript with sermons of Jacobus de Voragine and discourses by Pierre aux Bœufs and Jean Petit », Manuscripta, 28, 1984, p.  138-144). Rien n’invite à faire le lien entre ces textes et la présente traduction, de sorte que la rubrique mentionnant une réalisation orale de la Vie et Passion par Pierre-aux-Bœufs a grande chance d’être aussi fantaisiste que l’attribution des Meditationes à Bonaventure. 69 Voir supra n. 27 à 36.

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pilations et traductions affiliées aux Meditationes. La première est la notoriété même des Meditationes et de leur attribution médiévale à Bonaventure. On observe la même tendance à ne mentionner ni Geoffroy de Monmouth ni son Historia regum Britannie chez les traducteurs médiévaux qui ont « translaté » en langue d’oïl la chronique anglaise du xiie siècle : ce n’est ni par ignorance, ni par défiance, ni pour s’attribuer l’œuvre d’autrui que la plupart n’invoquent pas l’auteur, pourtant respecté, de leur modèle70. C’est au contraire parce que l’Historia, à peu près aussi diffusée que les Meditationes puisqu’elle survit dans quelque deux cents manuscrits, est notoire et que son autorité s’impose d’elle-même, sans qu’il soit nécessaire de la souligner ni d’en éclairer les fondements71. De même que les lecteurs d’une histoire bretonne s’attendaient à lire un récit tiré de Geoffroy de Monmouth, les lecteurs d’une Vie du Christ en français pouvaient escompter y trouver des emprunts plus ou moins étendus aux Meditationes du Pseudo-Bonaventure sans que son nom fût mentionné au titre ou au prologue de l’ouvrage concerné. Le second facteur expliquant la relative rareté du nom de Bonaventure dans le corpus examiné est que son éminence joue un rôle secondaire par rapport au contenu même des Meditationes dans l’attrait exercé par celles-ci : elles semblent alors avoir été appréciées davantage encore pour leur teneur que pour leur auteur. Le silence des traducteurs comme des compilateurs tient au sujet même de leurs œuvres : le récit de la vie du Christ se présente comme une évidence. C’est au point qu’il a pu leur sembler 70  Tel est notamment le cas du Roman de Perceforest : son auteur a traduit plus d’un quart de la chronique de Geoffroy de Monmouth en tête de son récit afin d’en cautionner la valeur historique. Néanmoins il ne cite jamais le nom de Geoffroy ni le titre de son Historia du fait même de leur notoriété (voir Géraldine Veysseyre, « Les métamorphoses du prologue galfridien au Perceforest : matériaux pour l’histoire textuelle du roman », dans Perceforest. Un roman arthurien et sa réception, dir. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses universitaires de Rennes, “Interférences”, 2012, p. 31-86, en part. p. 35-36). 71 Sur la tradition manuscrite de l’Historia, voir en dernier lieu Jaakko Tahkokallio, Monks, Clerks, and King Arthur : Reading Geoffrey of Monmouth in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Université d’Helsinki, 2013, thèse de doctorat inédite et Id., « Update to the list of manuscripts of Geoffrey of Monmouth’s Historia Regum Britanniae », dans Arthurian Literature.  xxxii, dir.  Elizabeth Archibald et David F. Johnson, Cambridge, Brewer, 2015, p. 187-203.

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vain de faire état de tout ou partie des intermédiaires textuels qui mènent du témoignage des Évangélistes à la source de leur propre texte. En-deçà de l’intervention supposée de Bonaventure, le récit évangélique et les éléments complémentaires qu’il charrie avec lui (apocryphes, légendes, commentaires) s’imposent d’eux-mêmes. Plus encore que le sujet des Meditationes, c’est la manière dont il y est traité qui, ayant remporté l’adhésion, rend toute mention explicite de Bonaventure inutile. Il s’agit en effet d’un ouvrage qui, quoiqu’il ait été rédigé en latin vers 1300, répond encore pleinement par son contenu aux attentes de nombreux lecteurs du xve siècle. Son prologue contient des arguments et des références qui, correspondant aux conventions du genre, peuvent être repris sans incongruité par les traducteurs de la fin du Moyen Âge. Ainsi lorsque, dans son prologue, le Pseudo-Bonaventure cite saint Jérôme pour justifier son propre recours à une langue fruste (« familiariter tecum loquar rudi et impolito sermone72 ») : la même citation se retrouve à l’identique dans bien des prologues d’œuvres religieuses originales en français73. Elle est familière à tous et peut donc être conservée naturellement par les traducteurs des Meditationes – en l’occurrence Jean Galopes et l’auteur de la Vie et Passion. Suite à un prologue de facture et de contenu classiques, les Meditationes offrent un récit de la vie du Christ en forme d’harmonie évangélique. La narration, simple et accessible, en appelle volontiers aux sens et à l’affectivité, cherchant en particulier à susciter la compassion du lecteur74. Elle est accompagnée de commentaires pouvant déboucher sur des exercices spirituels75. Aussi l’œuvre, approuvée par les autorités ecclésiastiques, est-elle directement utilisable dans les pratiques dévotionnelles du quotidien. Il ne restait plus aux traducteurs qu’à la rendre accessible en français, moyennant des modifications très minimes. 72  Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit., p. 9 ; nous soulignons. 73  Voir G. Hasenohr, « Les prologues », art. cit., p. 606 et n. 77. 74 Ainsi le récit de la Passion donne-t-il lieu, dans les Meditationes, à la construction d’une hypotypose (voir A. Sulpice et G. Veysseyre, « Donner à lire la Passion du Christ en moyen français », art. cit., p. 67). 75  Quelques exemples de sollicitations et de conseils destinés à garantir un bon usage des Meditationes sont analysés ibid., p. 63-64.

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Même la rhétorique du texte se prête à une traduction fidèle, voire littérale ; la manière dont Jean Galopes transpose la Passion dans son Livre doré nous a donné l’occasion de l’observer76. On pourrait aisément en trouver d’autres illustrations, aussi bien dans le Traité que dans la Vie et Passion. Dans ces deux derniers cas, toutefois, le modèle subit des modifications plus sensibles que dans le Livre doré, leurs rédacteurs élaguant dans leur source commune et privilégiant sa dimension narrative aux dépends de ses segments réflexifs.

Éléments de conclusion La vogue qu’ont pu connaître, au cours d’un long xve siècle, les Vies du Christ a favorisé la composition d’au moins huit versions françaises des Meditationes par des traducteurs qui semblent s’être largement ignorés les uns les autres77. Ces traductions parallèles des Meditationes vitae Christi – simples « translations » ou véritables compilations –, toutes réalisées au cours d’une période restreinte, permettent d’observer les méthodes employées par leurs auteurs et la manière dont ils conçoivent leur besogne. Indépendamment les uns des autres, la plupart des traducteurs des Meditationes exposent à l’orée de leur ouvrage les usages qu’ils préconisent d’en faire, quitte à reprendre tout simplement le prologue introduisant leur modèle latin, comme l’a fait le rédacteur de la Vie et Passion de Nostre Seigneur… Ce faisant, ils n’évoquent guère leur source ni la manière dont ils l’ont traitée, si ce n’est de manière allusive. L’essentiel de leurs commentaires métatextuels porte sur la réception de leur ouvrage et sur l’utilité qu’il présentera pour leurs lecteurs – identifiés ou anonymes. D’où le relatif effacement de la figure de Bonaventure, dont les Meditationes sont conçues comme un substrat naturel, qui va donc sans dire, pour tout rédacteur d’une Vie du Christ. Si, dans un tel contexte, Bonaventure n’est guère mentionné, plusieurs traducteurs ont cherché dans la société de leur temps 76  Ibid., p. 68-71. 77  Sur un temps plus long, la Legenda aurea de Jacques de Voragine a suscité une prolifération un peu semblable de « translations » françaises. Sur ce corpus, voir le site internet OPVS, op. cit. (www.opvs.fr), « corpus restreint ».

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des figures tutélaires d’une autre nature pour asseoir l’autorité de leur traduction. Ainsi de Jean Galopes qui, fort de la caution de son puissant maître et commanditaire, peut se permettre de citer Bonaventure tout en détournant largement la portée et les ambitions de son ouvrage. De fait, sans guère modifier la lettre des Meditationes, son Livre doré infléchit l’ambition majeure du texte franciscain : sa priorité n’est plus d’assurer le salut de ses lecteurs, mais de fournir à Henri v un miroir du prince qui l’aidera à devenir (ou à demeurer) un bon roi : Par ceste cognoissance [celle à laquelle les Meditationes permettent d’accéder] demourez78 en verité, pour laquelle vous combatrez, et Dieu vous donnera vertu. Et tant que vous serez en verité, vous gouvernerez bien vostre terre et serez appellé roy de terre (LD fr. 923, fol. 4v79).

Galopes n’est pas le seul à asseoir l’autorité de sa traduction sur la notoriété d’un prince plutôt que d’un théologien, sur une figure temporelle plutôt que spirituelle. Il en va de même du carme qui composa, dans les années 1450-1460, la compilation intitulée Vie de Nostre Benoit Seigneur Jhesu Crist80. En tête de plusieurs de ses copies a été greffé un prologue mentionnant un commanditaire fictif et situant du même coup le texte un demi-siècle avant sa rédaction effective : Et fut translatee à Paris, de latin en françoys, à la requeste de treshault et puyssant prince Jehan, duc de Berry, duc d’Auvergne, conte de Poytou et d’Estempes, l’an de grace mil IIIC IIII XX (ms.  Darmstadt, Hessische Landesbibliothek, 1699, fol. 1r ; nous soulignons81). 78  La forme demourez est un futur réduit (lire demourrez). 79  Sur le Livre doré comme miroir du prince, voir G. Hasenohr, « Les prologues », art.  cit., p.  603-604, qui considère que Galopes, en rédigeant son prologue, se livre à un exercice « acrobatique » ; ou encore A. Sulpice et G. Veysseyre, « Donner à lire la Passion du Christ en moyen français », art. cit., p. 59-60. 80  Il s’agit de la quatrième compilation recensée supra, p. 196. 81 Le même prologue se retrouve dans deux autres témoins du texte : le ms. Carpentras, BM, 28 et l’imprimé de Lyon (voir supra la n. 34).

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Comme l’a démontré Geneviève Hasenohr, ce prologue très bref et conventionnel, est postiche : la langue et les sources du texte attestent qu’il n’a pu être écrit ni à Paris, ni avant 1400, mais qu’originaire du sud-est de la France, il a été rédigé dans la seconde moitié du xve  siècle82. Le concepteur de la Vie de Nostre Benoit Seigneur évoque pourtant un mécène qui, à partir des années 1380, a multiplié les commandes d’ouvrages, et surtout de copies de textes de dévotion. L’addition de son prologue – fût-il factice et mensonger – à une compilation antérieure est motivée par la même logique que la place faite par Jean Galopes à son commanditaire royal dans le prologue – authentique, quant à lui – de son Livre doré. Dans les deux cas, il s’agit d’asseoir l’autorité de la traduction en la plaçant sous le patronage d’un commanditaire politiquement important, prince voire roi. Il semble, à considérer ces deux exemples, que si Bonaventure demeure un géant, et surtout un modèle attractif en tant que rédacteur – véritable ou supposé – d’œuvres spirituelles appréciées, son nom ne soit plus la seule caution possible, voire qu’il ne soit plus la meilleure garantie de succès pour les traducteurs. Ainsi, dans l’entourage d’Henri v vers 1420 tout comme dans le sud-est de la France au milieu du xve siècle, il a pu sembler préférable à un traducteur parisien (anonyme ou identifié) de se représenter juché sur les épaules d’un commanditaire de sang royal que sur celles de Bonaventure. C’est que la figure des destinataires, et surtout des commanditaires de traductions est devenue cruciale : les rapports entre les « translateurs » et leur modèle ne sauraient plus guère être examinés alors en faisant abstraction de ce troisième intervenant, s’imposant comme géant tutélaire en lieu et place des vénérables auteurs du passé. Sorbonne-Université (Paris IV)

82  G. Hasenohr, « À propos de la Vie de Nostre Benoit Saulveur Jhesus Crist », art.  cit., p.  364-365, qui situe le berceau de cette compilation quelque part entre Limoges et Le Puy.

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Annexe : édition du prologue de la Vie et Passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist Tradition manuscrite Le prologue de la Vie et Passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist est conservé dans sept témoins manuscrits : Carpentras, BM, 472 (désormais Carp.), fol. 74r-75v ; Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 2036, fol.  330r-331r ; Paris, Bibliothèque Mazarine, 976, fol.  1rsqq ; Paris, BnF, fr.  967, fol.  1r-2r (copie acéphale : le début du prologue manque83) ; fr. 980, fol. 7ra-8ra ; fr. 1578, fol. 75ra-75vb ; fr. 9589, fol. 2v-4r. Par contraste, dans le ms. Rennes, BM, 262, le texte s’ouvre directement sur la traduction du premier chapitre de cette Vie et Passion, sans préambule. Cette copie est probablement anoure, quoiqu’elle s’ouvre sur une majuscule filigranée de quatre unités de réglure suivie d’une rubrique84.

Toilette du texte Nous proposons ici une édition ponctuée du prologue de la Vie et Passion tel qu’il figure dans le ms.  Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 203685. Les abréviations, assez rares, ont été développées d’après les formes les plus fréquentes dans ce bref extrait. Les rubriques ont été transcrites en caractères gras. Pour favoriser la compréhension du texte, nous avons modifié la coupure des mots lorsque certaines soudures n’étaient plus usuelles et choisi de transcrire conformément à l’usage moderne (par exemple, lorsque l’adverbe tres est soudé à l’adjectif ou à l’adverbe sur lequel il porte ; lorsque Pourquoi figure en un seul mot alors qu’il inclut un relatif de liaison au sens de ‘pour cette raison’ ; ou lorsque la préposition 83  Ses premiers mots (« et de toutes autres vertuz. De ce dit saint Bernard… ») correspondent approximativement au troisième tiers du premier chapitre délimité dans le manuscrit 2036 de la Bibliothèque de l’Arsenal. 84  Le manuscrit peut être consulté dans la Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux (BVMM, https://bvmm.irht.cnrs.fr/ [dernière consultation le 24 juillet 2018]). 85  Sur la bonne qualité de cette copie, voir supra p. 199 et n. 43.

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à et le verbe savoir figurent en un seul mot, à sçavoir ou à ssavoir ; ou encore lorsque Jhesucrist est noté sans espace). Outre les finales toniques en -é et -és, nous avons accentué, pour les mêmes raisons d’intelligibilité, la préposition à, la forme enclitique ès ou encore le relatif ou interrogatif où. Peu d’amendements ont été nécessaires ; lorsqu’il a fallu corriger, ce sont en priorité les manuscrits Carpentras, BM, 472 (désormais Carp.) et BnF, fr. 1578 qui ont été mis à contribution, parce que tout en étant plus fautifs que le manuscrit de l’Arsenal, ils présentent les leçons les plus proches des siennes. Ces trois copies s’opposent aux mss  Paris, Bibliothèque Mazarine, 976 et BnF, fr. 9589, où abondent les variantes de détail et les fautes. Le ms. fr. 980 de la BnF ne s’inscrit dans aucune des deux familles précédentes : il se détache de tous les précédents, son copiste ayant travaillé à rendre le texte aussi ergonomique que possible, notamment en étoffant ses transitions syntaxiques.

Édition [330r] Ci commence la Vie et la Passion de Nostre Seigneur Jhesu Crist, qu’il souffry en ce monde pour nous, povres pecheurs, selon Bonne Aventure, laquelle frere Pierre aux Beufz, cordelier, docteur en theologie, a preschee devant le roy et autres à Paris etc.86 Sur toutes choses, et mesmement entre les autres pensees esperituelles, je croy que penser les fais et les ditz du tres doulz sauveur Nostre Seigneur Jhesu Crist est plus prouffitable et necessaire que autre chose et peut parvenir à plus hault degré : je ne sçay où tu puisses estre sy bien enseignié contre les vainnes parolles, tribulacions et adversitez et contre les temptacions de l’ennemy et87 de tous vices come à sa vie, qui est tres parfaicte, sans nul deffault. Et par continuacion de penser à elle et en ses faictz, l’ame en 86  Le prologue traduit des Meditationes vitae Christi s’ouvre ici sur le second paragraphe du texte pseudo-bonaventurien, laissant de côté le développement évoquant sainte Cécile, lectrice des Évangiles et méditant régulièrement leur contenu. Sont omises les 21 premières lignes de Johannis de Caulibus, Meditaciones vite Christi, éd. C. M. Stallings-Taney, op. cit., p. 7. 87  Ms. : et omis. Corr. pour le sens d’après les mss Carp et fr. 1578.

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est plus abstraicte et amenee en plus grant familiarité, fiance et amour de luy, et fait desprisier les choses mondaines. Et encores plus, elle est fortiffiee et enseignee quelle chose elle doit faire ou laissier. Je dy premierement que continuer par pensee en la vie de Nostre Seigneur Jhesu Crist enforce et establit l’ame contre diverses choses corrumpables, sy comme il appert ès martirs, sy come dit saint Bernard ou sermon xlie qu’il fist sur les Cantiques : « Souffrance de vertus et martire vient d’illecq, car se l’ame de creature est tournee de toute sa pensee ou martire de Jhesu Crist et continuellement soit demouree en chascun martire de tout son entendement, elle demoure sans paour en toutes tribulacions, et en la parfin elle a victoire. Mais se icelle pensee qui domine est martiriee, où est donc l’ame ? Certes, dedans le corps de Nostre Sauveur Jhesu Crist, car ses playes sont ouvertes pour ce que l’ame du martir y puist entrer ». Et pour ce dit saint Bernard que non pas tant seullement l’ame des martirs, mais aussy des confesseurs et des sains et saintes en88 leurs tribulacions ont eue pacience, et encores ont de jour en jour ceulz qui de cuer fin ayment Dieu ; et non pas tant seulement estoient paciens, mais estoient joyeux oultre ce que nulle creature ne peut ymaginer, comme il appert en iceulx qui menerent sainte vie. Je dy ceste chose pour ce qu’il samble [330v] que leurs ames soient hors de leurs corps par la tres grant devocion et ardant desir qu’ilz ont en la vie de Jhesu Crist. Je dy pour certain que l’amour de Nostre Seigneur enseigne que l’on doit faire en toutes choses afin que les vices ne les ennemis ne les puissent decevoir ne assaillir. Et pour ce perfection de toutes vertus est trouvee en Jhesu Crist, c’est à sçavoir perfection de tres grant povreté, de profonde humilité et de souveraine saigesce, de oroison, de ferme propos, de obedience, de pacience et de toutes autres vertus. De ce dit saint Bernard en son sermon xxiie qu’il fist sur les Cantiques : « Homme labeure en vain en acquerant vertus s’il se pense qu’elles lui viengnent d’aillieurs que de Nostre Seigneur Jhesu Crist, duquel sa doctrine fut de la saigesce des Sentences, la misericorde fut oeuvre de justice, le miroer d’actemprance, duquel la mort fut de tres noble force ». Dont dit saint 88  Ms. : saintes qui en. Corr. pour la syntaxe d’après le ms. BnF, fr. 9589.

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Géraldine Veysseyre

Bernard ce qui s’ensieut : « Il peut crier, et le cuer est entendant et adverty de acquerir et assembler ces vertus, et en aprés il est enluminé de la vertu divine, et ainsy use de vertus et discerne les choses haultes89 en tant que plusieurs qui estoient simples et sans lectres ont congneu grans choses et profundes de Dieu ». Pour ce appert par la vie des sains et des saintes de Dieu à quel hault degré de contemplacion nous eslieve. Illecq90 est trouvee une doulceur qui petit à petit puriffie et eslieve l’ame et l’enseigne en toutes choses, desquelles est ung sermon à present. Mais maintenant je pense aucunement introduire de la vie et de l’amour de Nostre Seigneur Jhesu Crist, et je vouldroie bien que tu apprenisses d’en estre enseigniez d’un autre plus expert que je ne suis, car en ceste chose je ne suis pas souffissant. Mais c’est meillieur chose dire aucun bien et aucun bon enseignement que soy taire du tout en tout91. Comment chascun doit mettre peine à entendre et retenir en son cuer la substance de ce present livre Je esprouveray mon sens et parleray à toy familiairement et à rude parolle afin que tu puisses mieulz apprendre les choses dessus dictes et que tu puisses mieulz endoctriner la pensee que l’oreille92, 89  Exceptionnellement, en ce point, le ms.  2036 de l’Arsenal présente une leçon recevable, mais moins satisfaisante, que celle des autres témoins du texte, notamment que les mss fr. 1578 et Carp. : fauses, qui traduit exactement l’adjectif correspondant des Meditationes : « ita […] a ueris falsa discernit » (ibid., p. 9 ; nous soulignons). 90  En ce point, le ms.  2036 de la Bibliothèque de l’Arsenal comporte une lacune résultant d’un saut du même au même, au vu du reste de la tradition manuscrite. Néanmoins sa leçon fait sens, de sorte qu’elle ne mérite pas d’être amendée. Voici la variante que l’on rencontre dans le ms. fr. 1578 (et, presque à l’identique, dans Carp.) : « à quel haut degré mainne la pensee et l’amor de Nostre Seigneur Jhesu Crist, car si comme fondement tresparfait, ay [sic, pour à] plux grant degré de contemplation nous eslieve. Illuec ». Le segment manquant dans le ms. 2036 de l’Arsenal, mais traduit dans les autres témoins du même texte, est le suivant : « Sed et tanquam fundamentum efficax ad maiores contemplacionis sublimat gradus » (ibid., p. 9, l. 73-74). 91  Cette version du topos d’humilité est directement héritée des Meditationes (ibid., p. 9, l. 78-81). 92  Ms. la pensee en ton oreille. Corr. pour le sens d’après le ms. fr. 1578. – Les Meditationes portent ici la leçon suivante : « […] ut non aurem sed mentem studeas inde reficere » (ibid.).

« TRANSLATER » BONAVENTURE

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car ce n’est pas mon entente de demeurer en parolles adornees, fors seullement ès pensees de Jhesu Crist et en la doctrine de [331r] saint Jheromme, qui dit que parolle rude entre jusques au cuer, et celle qui est plaisant nourrist les oreilles. Mais je pense que ma petite rudesce te proffitera en aucune maniere et en aucune chose. Et à ceste chose est plus mon esperance, car se tu y veulz ymaginer par entendible pensee, Nostre Seigneur Jhesu Crist, duquel nous parlons, sera ton maistre. Et ne croy pas que nous puissons penser toutes les choses que Nostre Seigneur a faictes ou dictes, mais à plus grant loisir je les te monstreray et racompteray ainsy comme s’elles eussent esté ainsy faictes et nommees ou advenues, ou comme on peut croire que ainsy soit advenu selon aucunes ymaginacions lesquelles le couraige de creature prent en diverses manieres, car envers la Divine Escripture nous pouons en maintes manieres penser, exposer et entendre, mais que ce ne soit contre la verité de la Sainte Escripture, c’est à sçavoir contre la foy et bonnes coustumes. Et quant tu me trouveras racomptant : « Ainsy fist, ainsy dist Nostre Seigneur Jhesu Crist », ne le prens autrement que devote pensee le requiert. S’il ne peut estre prouvé par la Saincte Escripture et se tu veulz ou desires prendre fruit en ces enseignemens, pense ainsy comme se tu estoies present aux choses qui par Nostre Seigneur furent dictes, faictes et racomptees, et ainsy comme se tu y estoies et se tu les ouysses de tes oreilles et veisses de tes yeulz diligentement, veritablement, amoureusement et delictablement de toute l’affection de ta pensee, toutes autres cures et besoingnes laissees. Pour quoy je te prie que tu joyeusement prengnes mon travail, devotement et bieneureusement à lui te habandonnes, lequel à la loenge de Nostre Seigneur Jhesu Crist j’ay prins et commencé, à ton prouffit et au mien. Comment Nostre Seigneur fut ou ciel avant que en terre Le commancement de l’Incarnation est fondement93 de ceste oeuvre, mais bien pouons penser que Nostre Seigneur Jhesu Crist avoit esté ou ciel avecq les anges avant qu’il venist en terre avecq la Vierge Marie, laquelle chose selon mon advis est à exposer premierement. 93  Ms. : fondee. Corr. pour le sens d’après le ms. Carp.

Anne Schoysman

HIÉRON OU DE LA TYRANNIE TRADUIT PAR CHARLES SOILLOT POUR CHARLES LE TÉMÉRAIRE

Charles Soillot, né en 1434 d’un fonctionnaire ducal de Noyers, eut comme parrain le fils de Philippe le Bon, Charles, comte de Charolais et unique héritier du duché de Bourgogne, dont il prit le nom. C’est dire qu’il était prédestiné à servir la cour bourguignonne : il sera, en effet, secrétaire de Philippe le Bon et de son fils, le futur Téméraire, puis de Marie de Bourgogne et de Maximilien d’Autriche1. Devenu docteur en droit, il occupa, comme fonctionnaire et comme ecclésiastique, des charges importantes : contrôleur du sceau de l’audience (1471-1483 ou 1488 ?), ambassadeur auprès du pape, écolâtre de la grande école capitulaire Sainte-Gudule à Bruxelles2, doyen de Saint-Pierre à Middelbourg, chanoine de 1  Sur Charles Soillot, voir : Alexandre Pinchart, notice sur Charles Soillot dans « Archives des Arts, des Sciences et des Lettres », Messager des sciences historiques ou Archives des Arts et de la Bibliographie de Belgique, 1863, p. 446-453 ; Georges Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne. Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Paris, Champion, “Bibliothèque du xve siècle (8)”, 1909, p. 179-180, 184, 325, 465 ; Albert Counson, art. « Soillot (Charles) », dans Biographie Nationale, t. xxiii, Bruxelles, Bruylant, 1921-1924, p. 111-113 ; Nieuw Nederlandsch biografisch woordenboek, t. vii, Leiden, 1927, p. 1163-1165 ; Sylvie Lefèvre, « Charles Soillot », dans Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, dir. Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris, Fayard, 1992, p. 254 ; Pierre Cockshaw, Prosopographie des secrétaires de la cour de Bourgogne (1384-1477), Ostfildern, Thorbecke, 2006, no 93, p. 90-91. 2  À partir de 1479 ; il exerçait encore cette fonction dans les années 1490, lorsqu’il devint secrétaire de Maximilien d’Autriche : cf.  Barbara Haggh, « The Officium of the Recollectio festorum beate Marie virginis by Gilles Carlier and Guillaume Du Fay : Its Celebration and Reform in Leuven », dans « Recevez ce mien petit labeur ». Studies in Renaissance Music in Honour of Ignace Bossuyt, dir. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 223-248. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116697

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Saint-Donat à Bruges et de Saint-Pierre à Anderlecht, ambassadeur à Rome et greffier de l’ordre de la Toison d’or (1491). C’est lui qui collabora avec Martin Steenberch, en 1487, à la rédaction de l’inventaire des livres du palais du Coudenberg3. Il mourut en 1493. Si sa vie a été occupée avant tout par ses charges de fonctionnaire, Charles Soillot a aussi rédigé quelques textes4. On connaît de lui un prosimètre allégorique, le Debat de Felicité entre dame Église, dame Noblesse et dame Labeur se disputant devant la cour des Sciences l’apanage du bien dans la vie mondaine, pour conclure enfin que le seul bonheur sera céleste. Cette moralisation, réalisée avant 1467, a été remaniée par Soillot après la mort du Téméraire (1477) pour être alors offerte à Louis de Gruuthuse et à Philippe de Croÿ, premier chambellan du duc Maximilien. Le prologue de ce texte nous apprend que Charles Soillot avait déjà traduit auparavant, donc avant 1467, pour le comte de Charolais, le Hiéron de Xénophon : [fol. 1r] […] Se considerant les honneurs et grans biens par moy de vous receuz, mon tresredoubté Seigneur, qui, dés le premier jour de ma naissance, vous daignastes tant humilier que de moy donner sur les sains fons de baptesme vostre Nom […] me suy pour ces causes, dés ma premiere cognoissance, entierement dedyé à vous, tousjours querant chose dont vous peusse servir, aggreer et complaire ; se, en oultre, à ceste fin vous ay presanté la translacion du « Livre de Tirannye » qui fut le premier fruit de mes [fol. 1v] estudes, veant que meilleur chose lors trouver ne savoye, laquelle, comme ay depuis entendu, Marc Delaere et Pieter Bergé, Leuven, UP, 2008, p. 93-105, ici p. 96 ; V. Lamy, « Les grandes Écoles à Bruxelles, depuis les origines jusqu’à l’établissement des Jésuites et des Augustins », Revue de l’Université de Bruxelles, 30, 1925, p. 48-64, ici p. 52. 3  Céline Van Hoorebeeck, « À l’ombre de la Librairie de Bourgogne. Les livres de Martin Steenberch, secrétaire ducal († 1491) », Revue belge de philologie et d’histoire, 84, 2006, p. 307-363, ici p. 315, 326. L’inventaire a été publié par JeanBaptiste Barrois, Bibliothèque protypographique, ou librairies des fils du roi Jean, Charles v, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et les siens, Paris, Crapelet, 1830, p. 233-308. 4  Sur l’attribution à Charles Soillot ou à Jean Miélot de l’Epistre de saint Bernard sur le ménage d’un bon hostel, cf. G. Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs, op. cit., p. 184. Soillot aurait aussi écrit la prière qui suit le Debat de Felicité dans le ms. Paris, BnF, fr. 1154 (Charles Soillot, Les sept Joyes nostre Dame, éd. Jean-François Kosta-Théfaine, Lille, TheBookEdition-com, 2008).

HIÉRON OU DE LA TYRANNIE TRADUIT PAR CHARLES SOILLOT

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vous a esté bien plaisant et aggreable ; dois je maintenant, pour doubte des obtrectations de ces mauldiz envieux, qui toutes choses plus tost en mal que en bien interpretent, devers moy retenir ne receler ce presant « Livre de Felicité de Vie » […]5 ?

C’est donc encore dans les débuts de sa carrière, entre 1460 et 1467, que Charles Soillot a traduit le Hiéron de Xénophon pour le jeune comte de Charolais. Il laisse même entendre, captatio benevolentiae ou non, que ce travail lui aurait procuré les critiques de certains envieux. Quoi qu’il en soit, sa traduction du Hiéron a joui d’une certaine diffusion, car quatre manuscrits nous en sont connus6.

La tradition du texte Trois manuscrits, conservés à Bruxelles, proviennent de la bibliothèque de Bourgogne7 : 1) Bruxelles, KBR, iv 1264 Pays-Bas méridionaux, parchemin, 34 fol., 213 × 148 mm. Ce manuscrit a appartenu à la Collection Pierre Berès à Paris (Catalogue 57, no 278), puis est passé à Londres, 5   Charles Soillot, Le debat de Felicité, éd. Marc Daenen, Université de Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1979-1980, mémoire présenté pour l’obtention du grade de licencié en philologie romane, dir. Claude Thiry, p. 56 ; le texte, que je transcris ici en corrigeant la ponctuation, est édité d’après le ms.  Bruxelles, KBR, 9054 (avant 1467), fol. 1r-1v. Sur ce manuscrit, voir la notice de Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck, dans La Librairie des ducs de Bourgogne. Manuscrits conservés à la Bibliothèque royale de Belgique, dir. Bernard Bousmanne, Tania Van Hemelryck et Céline Van Hoorebeeck (dir.), vol. 2, Textes didactiques, Turnhout, Brepols, 2003, p. 61-66. 6 Voir Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve siècles). Étude et répertoire, dir. Claudio Galderisi, Turnhout, Brepols, 2011, vol. 2, no 37, p. 114-115 (notice de M. Bellotti) ; la mention du ms. Londres, Robinson Library, est à corriger car il s’agit actuellement du ms. KBR, iv 1264. 7  Outre les manuscrits décrits ci-dessous, Barrois décrit un volume dans sa Bibliothèque protypographique, op. cit., no 993, qui ne correspond pas au ms. KBR, 9567, ni à un autre exemplaire connu. 8  Il est cité sous cette cote dans La miniature flamande. Le mécénat de Philippe le Bon. Exposition organisée à l’occasion du 400e anniversaire de la fondation de la

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Collection Robinson, catalogue 1950, no 120 (ancien Thomas Phillipps, Cheltenham, 28109), avant d’être acquis, en 1993, par la Bibliothèque Royale de Belgique. Fol. 1r-4r : dédicace ; fol. 4v-33v : texte (au fol. 4v se trouve la miniature d’introduction au texte avec un titre de présentation ; la traduction commence au fol. 5r ; le texte est incomplet à la fin : une dizaine de mots et l’explicit manquent après le fol. 33v) ; fol. 34r : blanc. J.-B. Barrois, Bibliothèque protypographique, nos 996, 2142 ; Th. Falmagne et B. Van den Abeele (dir.), Corpus Catalogorum Belgii. The medieval booklists of the southern Low Countries. Volume V : Dukes of Burgundy, Leuven, Peeters, 2015 (désormais CCB.V), nos 5.262 et 8.508. Cet exemplaire de dédicace au comte de Charolais (dont les armoiries, avec le lambel, sont peintes sur le fond du baldaquin représenté dans la scène de dédicace du livre par Charles Soillot, fol. 1r), serait « à dater des environs de 146010 ». Une seconde miniature (fol. 4v) représente Hiéron de Syracuse dialoguant avec Simonide de Céos, un scribe représentant Xénophon étant occupé à rédiger son traité. On a attribué ces peintures à l’« atelier du maître de Vasque de Lucène11 », à Jean Hennecart ou au maître du Girart de Roussillon12, ou, plus génériquement, à un atelier bruxellois13. Bibliothèque Royale de Philippe II, le 12 avril 1959, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, avril-mai-juin 1959, notice 183 [Léon Delaissé], p. 147. 9  Il est cité sous cette cote dans Jacques Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du xve s. », dans The late Middle Ages and the Dawn of Humanism outside Italy. Proceedings of the international conference, Louvain, May 11-13, 1970, dir. Gerard Verbeke et Jozef Ijsewijn, Leuven–La Haye, UP–Martinus Nijhoff, 1972, p. 131-170, ici p. 143 ; cf.  aussi Paul Durrieu, « Les manuscrits à peintures de la bibliothèque de sir Thomas Phillipps à Cheltenham », Bibliothèque de l’École des Chartes, 50, 1889, p. 381-432, ici p. 403. 10 Gregory Clark, notice 27, dans Miniatures Flamandes, 1404-1482, dir. Bernard Bousmanne et Thierry Delcourt, BnF/KBR, 2011, p. 198-199. 11  La miniature flamande (1959), op. cit., notice 183, p. 147. 12  Pascal Schandel, dans Miniatures Flamandes (2011), op. cit., p. 209. 13  Miniatures Flamandes (2011), op.  cit., p.  199, avec orientation bibliographique.

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2) Bruxelles, KBR, 14642 Bruges ? ; parchemin, 32 (+ 1) fol., environ 245 × 172 mm. Le fol. 1r est numéroté 2 et corrigé en 1 ; le second feuillet est numéroté 3 sans qu’il manque du texte entre le premier et le deuxième feuillet ; les feuillets suivants sont numérotés à la suite, à partir de 4 ; il semble donc que le numéro 2 ait sauté sans perte de feuillet. Fol. 1r-4v : dédicace ; fol. 5r-6v : table des rubriques ; fol. 7r-9v : blancs ; fol. 10r-32v : texte, se terminant par la mention : « Explicit » (fol. 32v) ; fol. 33r : blanc. J.-B. Barrois, Bibliothèque protypographique, op. cit., nos 982, 1922, CCB.V, nos 5.248 et 8509 ; Lyna14, III.2, notice 280, p. 436 et pl. xlvi. Cet exemplaire comprend lui aussi deux miniatures, attribuées au « maître du Hiéron » d’après ce manuscrit15, ou à l’« atelier du maître de la Cyropédie16 » : une scène de présentation en tête de la dédicace-prologue (fol. 1r) et une évocation du dialogue de Hiéron et de Simonide (fol. 10r). 3) Bruxelles, KBR, 9567 Bruges ? ; parchemin ; 37 fol., environ 360 × 250 mm., longues lignes. Fol. 1r-4r : dédicace ; fol. 4v-6r : table des rubriques ; fol. 6v8v : blancs ; fol. 9r-37r : texte, se terminant par l’explicit : « Zenophontis phylozophy tyrannis e latino in gallicum conversa per karolum Soïllot Explicit » (fol. 37r).

14  Frédéric Lyna, Les principaux manuscrits à peintures de la Bibliothèque royale de Belgique, tome III, 2e partie, dir. Christiane Van den Bergen-Pantens, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, 1989. 15  Sur ce manuscrit et sur le « maître du Hiéron », voir Bernard Bousmanne, notice 56, dans Miniatures Flamandes (2011), op. cit., p. 264-265, avec orientation bibliographique ; voir aussi A.  Pinchart, Soillot, art.  cit., p.  448-449 ; Georges Dogaer et Maguerite Debae, La librairie de Philippe le Bon. Exposition organisée à l’occasion du 500e anniversaire de la mort du duc. Catalogue, Bruxelles, KBR, 1967, notice 219. 16  La miniature flamande (1959), op. cit., notice 114, p. 110.

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J.-B. Barrois, Bibliothèque protypographique, op. cit., no 993 et 2143, CCB.V, nos 5.259 et 8.288 ; Lyna, op. cit., III.2, notice 278, p. 435-436 et pl. xliv. Les deux miniatures de cet exemplaire sont attribuées à l’« atelier du maître de la Cyropédie17 ». Il s’agit des mêmes scènes que dans le manuscrit KBR 14642 (présentation du livre au comte de Charolais au fol. 1r ; évocation du dialogue de Hiéron et de Simonide au fol. 9r), mais avec à chaque fois un personnage en plus. Un quatrième manuscrit est conservé à Lille : 4) Lille, BM, ms. 208 (cote actuelle18) Papier ; 227 fol. ; 215 × 145 mm. Le Hiéron de Xénophon traduit par Soillot occupe les 32 premiers folios du volume ; il est suivi d’un petit traité sur l’art de bien mourir et des Dits des philosophes (fol. 43 ssq.), de la même main du xve s. ; ce manuscrit provient de l’Abbaye de Loos19. Comme les précédents, il contient la dédicace au comte de Charolais ; il n’est pas illustré, mais il est rubriqué. Le texte n’ayant pas été publié dans une édition critique moderne20, les rapports entre les manuscrits doivent encore être étudiés de manière approfondie. D’un premier examen, il résulte que : 17  La miniature flamande (1959), op. cit., notice 115, p. 111 ; sur ce manuscrit, voir aussi A. Pinchart, Soillot, art. cit., p. 448. 18  Ce manuscrit est décrit sous le no  322 dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Départements, tome xxvi, Lille [etc.], Paris, Plon, 1897, p. 235-236, et anciennement sous le no 332 dans André Le Glay, Catalogue descriptif des manuscrits de la Bibliothèque de Lille, Paris–Lille, Renouard–Vanackere, 1848, p. 281-284. 19  Le catalogue des manuscrits de l’abbaye de Loos, publié par Sanderus dans sa Bibliotheca Belgica manuscripta, a été publié par A. Le Glay, op. cit., p. 335-373 ; ce manuscrit y apparaît au no cxlv. 20  Un mémoire inédit de l’Université libre de Bruxelles (Georges Leclercq, Charles Soillot : « De la tyrannie ». Edition critique, dir. Jacques Lemaire, 1986) est interdit de consultation ; une édition du texte est annoncée dans Céline Van Hoorebeeck, « La réception de l’humanisme dans les Pays-Bas bourguignons (xve-

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1. Les mss iv 1264, 9567 et 14642 transmettent un même texte, sans variations structurelles notables, et comportent tous deux miniatures : une scène de dédicace, à l’ouverture, et une représentation de Simonide et Hiéron, au début du texte, dans chaque manuscrit. 2. Le ms. Lille, BM, 208 est une copie soignée et très fidèle du ms. iv 1264, dont elle reproduit toutes les leçons particulières et les graphies ; aucune illustration n’y a été prévue. La dérivation du ms. 208 d’après le ms. iv 1264 est prouvée par l’introduction de mélectures comme : amour simuler et feindre (iv 1264, fol. 11v) ; amour simuler et deffendre (208, fol. 11r).

La copie a eu lieu avant la chute du feuillet qui contenait les derniers mots et l’explicit dans le manuscrit iv 1264, car ces derniers sont présents dans le ms. de Lille. 3. Les mss 9567 et 14642 ont des traits communs qui les distinguent du ms. iv 1264 : – la présence de rubriques, avec table, dans 9567 et dans 14642. Dans iv 1264, on ne lit que des indications en marge, parfois très succinctes (« de la veue », fol. 6v ; « de l’oÿe », fol. 7r, etc.), parfois plus développées, en correspondance des rubriques insérées dans les mss 9567 et 14642. – l’iconographie : iv 1264, fol. 1r : scène de présentation : le comte de Charolais est assis sous un dais, à gauche ; 9567 et 14642 : le comte de Charolais est assis à droite ; des éléments du dessin sont identiques dans les deux manusdébut xvie siècle). L’apport des bibliothèques privées », dans Matthias Corvin, les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne, dir. Jean-François Maillard et  al., Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, 2009, p.  93-120, ici p.  111, n.  68. O. Delsaux et T. Van Hemelryck préparent actuellement l’édition critique du texte.

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crits, si ce n’est que quatre personnages assistent à la scène dans 9567, et trois seulement dans 14642. iv 1264, fol. 4v : Hiéron et Simonide sont représentés dans un intérieur ; Xénophon est attablé à son écritoire ; 9567 et 14642 : Hiéron et Simonide sont représentés dans un extérieur, avec un même fond de colline et de ville fortifiée, et une même position des personnages, sauf que dans le ms. 9567 Hiéron est accompagné de trois hommes, et de deux seulement dans le ms. 14642. – le texte ; je ne citerai que quelques-uns de nombreux exemples21 : ce present livre (iv 1264, fol. 1v) ; ce present livret (9567 et 14642) ; de latin transmué en lengue françoise (iv 1264, fol. 1v) ; de latin translaté en langue françoise (9567 et 14642) ; de pure et grande voulenté (iv 1264, fol. 3r) ; de grande et pure volenté (9567 et 14642) ; car corir fortes barres (iv 1264, fol. 3v) ; car jetter grossez et fortes barrez (9567 et 14642) ; En oultre je le vous presente pour ainsi comme en ung miroir vous demoustrer et faire reluire voz vertuz en celles qu’il enhorte tenir et avoir à tous princes (iv 1264, fol. 4r) ; En oultre je le vous presente [ajouté postérieurement dans l’interligne dans chacun des deux mss] ainsi comme en un miroir vous demonstrer et faire reluire voz vertus en icelles qu’il enhorte tenir à tous princes (9567 et 14642) ;

21  J’indique uniquement le feuillet du ms. iv 1264 où se trouve le passage qui diffère dans les mss 9567 et 14642 ; les leçons communes aux mss 9567 et 14642 sont transcrites selon la graphie du ms. 9567, sans tenir compte de variantes graphiques minimes dans le ms. qui contient la variante citée. Le ms. Lille, BM, 208, étant, on l’a dit, une copie fidèle du ms. iv 1264, il n’est pas pris en compte pour les comparaisons textuelles qui suivent.

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mon rude et insouffisant lengaige (iv 1264, fol. 4r) ; mon rude et incomposé langaige (9567 et 14642) ; et je te racompteray (iv 1264, fol. 5v) ; et je te reciteray (9567 et 14642) ; viandes parfoiz seiches, parfoiz aspres, parfoiz salees (iv 1264, fol. 8v) ; viandes parfoiz seches, parfoiz aigres, parfoiz salees (9567 et 14642) ; comme estre en armes, garder, avoir soing et cure, soy mettre en peril et douloir quant aucune adversité survient (iv 1264, 13v) ; comme estre en armes, garder et avoir soing et cure de la cité, soy mettre en peril de mort et doloir quant aucune adversité survient (9567 et 14642) ; quelle familiarité, quelle usance ne quel accés peuent estre joyeux sans fiance (iv 1264, fol. 16r) ; quele familiarité, quele usance ne quel accés puent estre iceulx sans fiance (9567 et 14642) ; user de mauvais et perduz (iv 1264, fol. 19r) ; user des mauvais et pervers (9567 et 14642) ; Oyseux estoie (iv 1264, fol. 19v) ; avecquez eulx estoye (9567) ; avec eulx estoie (14642).

4. Une série d’erreurs significatives communes aux mss 9567 et 14642 prouvent que le texte de ces manuscrits dérive de celui du ms. iv 1264, notamment dans le cas de sauts : statues et ymages de dieux immortelz pour et en l’onneur de ceulx [17r] qui ont pollu et rompu ses murailles (IV 1264, fol. 16v-17r) ; statues et ymages de ceulx qui ont pollut et rompu ses murailles (9567 et 14642) ;

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honneure ung chascun d’eulx ou face sacrifice : duquel sera l’honneur ou sacrifice plus accepté ? Visitent ensemble ung malade […] (iv 1264, fol. 25r) ; honneure un chascun d’eulx ou face sacrifice ; visitent ensemble un malade […] (9567 et 14642) ; en toutes places loeront tous et dechanteront ta vertu ; et non seulement les singuliers hommes te vouldront veoir, mais toutes les villes et citez. Et non priveement et à part, mais en publique (iv 1264, fol. 32v) ; en toutes places loeront ta vertu ; et non priveement et à part, mais en publicque (9567 et 14642) ;

et d’autres erreurs introduites par les mss 9567 et 14642 : comment ou en quel temps plus se fait ceste chose, je l’ignore (iv 1264, fol. 6r) ; comment ou ne en quel temps ce se fait, je l’ygnore (9567 et 14642) ; Ne treuve il pas en ceste chose, s’aucun y veult justement adviser, le tirant estre […] (iv 1264, fol. 6v) ; Ne treuve je pas en ceste chose, se aucun y veult justement aviser […] (9567 et 14642) ; nul ne porte chose pour moustrer (iv 1264, 7r) ; nul ne porte ce pour monstrer [sans référent dans le contexte] (9567 et 14642) ; […] pour complaire. En ce, certes, dit Simonidés, O Hieron, facilement je me consens (iv 1264, fol. 7v) ; […] pour complaire en ce. Certes, dist Symonidés, je me consens […] [ponctuation aberrante dans le contexte] (9567 et 14642). que aucune grace divine soit à semblables hommes infuse (iv 1264, fol. 26r) ; que aucune grace donnee soit à semblablez hommes infuse (9567 et 14642).

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5. De rares erreurs manifestes du ms. iv 1264 ont été corrigées ex ingenio dans le texte des mss 14642 et 9567 : ilz prendroient plus voulentiers ce que pour nous que ce pour eulx l’en appareille (iv 1264, fol. 8r (et Lille, BM, 208)) ; ilz prenderoient plus volentiers ce que pour nous que ce que pour eulx on appareille (14642 et 9567).

Le ms. iv 1264 se caractérise aussi par des formes inhabituelles, comme cui pour qui : À cui doy je dedier (iv 1264, fol. 1v) ; cellui à cui plus de choses l’en appareille (iv 1264, fol. 8r).

ou encore toursiours (‘toujours’), graphies conservées dans le ms. Lille, BM 208 et transcrites qui et tousiours dans 14642 et dans 9567. Le copiste du ms. iv 1264 utilise aussi systématiquement la forme quon avec la valeur de la conjonction comme, forme qui est transcrite quom dans le ms. de Lille et com dans les mss 14642 et 956722 : Il preuve et manifeste  […] quon moindres sont les delitz et plaisances des tyrans (iv 1264, fol. 2r) ; Il preuve et manifeste […] quom moindres sont les delitz et plaisances des tyrans (208) ; Il preuve et manifeste  […] com moindres sont les delitz et plaisances des tyrans (9567 et 14642).

6. Le texte du ms.  9567 dérive de celui du ms.  14642 (et iv 1264) : les honneurs telement parent et aornent les hommes que se aucune chose de fiction ou mal seant y a, elle s’en rend plus belle et apparante (9567, fol. 30r) ; les honneurs telement parent et aournent les hommes que s’aucune chose de fiction ou mal seant y a, elle ne peut appa22  Outre l’exemple ci-dessous, on trouve plusieurs autres occurrences de quon ‘comme’ dans le ms. iv 1264 (fol. 10r, 10v, etc.).

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roir. Et s’aucune beauté y a, elle s’en rend plus belle et apparante (iv 1264 et 14642) ; quelez cures et labeurs les hommes y prendent (9567, fol. 2v) ; quelles cures et despenses, quelles peines et labeurs les hommes y preignent (iv 1264 et 14642) ; ce qui se despend en la [34v] chose publicque est trop plus et convenable (9567, fol. 34r-v) ; ce qui se despend en la chose publique est trop plus deu et couvenable (iv 1264 et 14642).

7. Cependant, ces quelques erreurs mises à part, le copiste du ms. 9567 se montre attentif à améliorer les leçons boiteuses présentes dans le ms. 14642 (ou son antigraphe) : qui me demanderoit comment j’ay osé entreprendre le translater, et icellui translaté, depuis le presenter à vostre clere cognoissance, je ne sçauroye que respondre (9567, fol. 2v); […] entreprendre le trans[3r]later, et de icellui translaté, depuis le presenter à vostre clere congnoissance […] (iv 1264 et 14642) ; pourquoy affectent tant de si grans et si notables tyrannie ? (9567, fol. 10v) ; pourquoy affectent tant de si grans et notables tyrannie ? (14642) ; pourquoy affettent tant de si grans et notables gens tirannie ? (IV 1264) ; parties semblablez (9567, fol. 14r) ; parties sembles (14642) parties semb(lab)les (iv 1264) ; combien que par force l’en oste et ravisse à aucune son honneur ou preeminence, neantmoins l’a tousjours son mary en amour et honneur (9567, fol. 19v) ;

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par force l’en oste et ravisse à aucune son honneur ou prejudice, neant l’a tousjours son mary en amour et honneur (14642) ; combien que par force l’en oste et ravie à aucune son honneur ou pudicité, neantmoins l’a tourjours son mary en amour et honneur (iv 1264) ; car il n’est pas licite aux tyrans comme il est à autres de restraindre et diminuer leur despense (9567, fol.  22r (et iv 1264)) ; car il n’est pas licite aux tyrans comme il est à de restraindre et diminuer leur despense (14642) ; cellui qui aura la puissance de constituer (9567, fol. 31r) ; cellui qui ara constitué en puissance (14642) ; cellui qui sera constitué en puissance (iv 1264) ;

et généralement le copiste du ms. 9567 se distingue par l’introduction d’un certain nombre de leçons propres, éclaircissements ou itérations synonymiques ; en voici quelques exemples : À qui le doy je dedier (9567, fol. 1v) ; À cui doy je dedier (iv 1264) ; À qui doy je dedier (14642) ; oncques firent à nul autre prince (9567, fol. 3r) ; onques firent à nul autre (iv 1264 et 14642) ; Comment les tyrans ont moins de joye par la veue que les hommes privés et humains (9567, fol. 4v) ; Comment les tyrans ont moins de joie par la veue que les hommes privez. (14642 [rubrique, absente de iv 1264]) ; et aussi eulx resjoÿr (9567, fol. 10r) ; et eulx resjoÿr (iv 1264 et 14642) ; oultre et par dessus les choses (9567, fol. 10v) ; oultre les choses (iv 1264 et 14642) ;

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tous oppinent et tiennent (9567, fol. 12v) ; tous oppinent (iv 1264 et 14642) ; de agaittement et embuschez (9567, fol. 24r) ; d’ambuches (iv 1264) ; d’embuschez (14642) ; le tyrant ne pense autre chose nuit et jour (9567, fol. 28r) ; le tyrant ne pense autre jour ne nuyt (iv 1264 et 14642).

On relève quelques variantes linguistiques : souppechonnez (9567, fol. 12r) ; suspicionnez (iv 1264 et 14642).

Enfin, le ms. 9567 est aussi corrigé, dans la marge ou dans l’interligne, apparemment par une autre main, sur la base du texte du ms. iv 126423 : moindres sont les delitz et plaisances des tyrans [dans la marge] au regard des choses esquelles chascun se delitte (9567, fol. 2r) moindres sont les delitz et plaisances des tyrans au regard des choses esquelles chascun se delite (14642, fol. 1v) ; moindres sont les delitz et plaisances des tyrans que des autres hommes au regard des choses esquelles chascun se delite (iv 1264, fol. 2r) ;

et il est rare que le ms. 9567 introduise une erreur : car les richesses point ne se content au nombre mais l’indigence (9567, fol. 21v) ; […] au nombre mais à l’indigence (iv 1264 et 14642).

En conclusion, il apparaît que du texte du ms. iv 1264 dérive, d’une part, le ms. 208 de Lille et, d’autre part, celui du ms. 14742, duquel à son tour dérive le texte du ms. 9567, ce dernier étant à la 23 A. Pinchart, Soillot, art. cit., p. 448, signalait que le ms. 9567 est une copie à cause des corrections présentes dans les premiers feuillets.

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fois innovateur et attentif à corriger son antigraphe. Ces premières données sur la transmission de la traduction du Hiéron devront toutefois être confirmées et affinées par une étude plus globale des manuscrits, des lieux et circonstances de leur réalisation, ainsi que de leurs commanditaires, et par un examen comparatif avec le texte latin, source de la traduction.

La source Le Hiéron de Charles Soillot est le premier texte grec, semblet-il, à avoir été traduit en français24, non pas du grec directement, mais du latin, selon l’habitude de l’époque. La critique a souvent indiqué la traduction latine de Leonardo Bruni (1400-140125) comme source probable de la traduction de Charles Soillot ; le catalogue Miniatures flamandes de 2011 (notice 56) indique encore la traduction « d’après une version latine d’origine incertaine mais attribuée parfois à Leonardo Bruni26 ». On peut toutefois désormais indiquer le texte de Bruni comme la source certaine de la traduction de Soillot27. Le français suit le latin de très près. Ajoutons en outre que, dans son prologue de dédicace, Soillot, qui rédige un texte original, s’inspire du prologue-dédicace de L.  Bruni à Niccolò Niccoli, car il en reprend un bref passage où il est dit que 24  Jacques Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963, p.  161-190, ici p.  182 ; Chrystèle Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs : Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, CTHS-INHA, 2009, p. 221. 25  Sur cette traduction, intitulée généralement « Tyrannus » dans les manuscrits et « De Tyrannide » dans les imprimés anciens, cf.  Michele Bandini, « Lo Ierone di Senofonte nel Quattrocento. Leonardo Bruni e Antonio da Pescia », Res publica litterarum. Studies in the classical tradition, 28, 2005, p. 108-123 ; Id., « Il Tyrannus di Leonardo Bruni : note su tradizione e fortuna », dans Tradurre dal greco in età umanistica. Metodi e strumenti, dir. Mariarosa Cortesi, Firenze, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2007, p. 35-44 ; Mauro De Nichilo, « Fortuna e tradizione della versione bruniana dello Ierone di Senofonte », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25, 2013, p. 327-340. 26  Miniatures flamandes, op. cit., notice 56 [Bernard Bousmanne], p. 265. 27  Cf. C. Van Hoorebeeck, « La réception de l’humanisme dans les Pays-Bas bourguignons », art. cit., p. 111.

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Xénophon est d’autant plus digne d’estime qu’il était aussi un vaillant capitaine capable de commander une armée : Si n’est pas doncques l’umilité ou petitesse de l’euvre presente mal couvenable ou impertinente à vostre haulteur, ne le tiltre indigne de vostre clemence, attendu meismement que l’acteur de ce present livre fut jadiz ung philozophe du nombre des plus grans orateurs qui furent oncques, et si vaillant cappitaine de gens d’armes qu’il soustint pluseurs guerres perilleuses et moult difficiles, dont par sa bonne conduite il eust toursjours victoire contre ses ennemis, telement que des extremes fins de Babilone il ramena en Grece son ost victorieux et triumphant. (iv 1264, fol. 2v). ; […] ut brevissimo tempore consensu omnium ex pene milite dux crearetur, qui bellum difficillimum ac periculosissimum ita gessit ut plurimis ex hoste victoriis summa cum gloria potiretur, exercitumque victorem ex intimis Babyloniae finibus per infestissimas atque barbaras gentes ad patrias sedes reportarit incolumen. (L.  Bruni, Traductio De Tyrannide Xenophontis, Lyon, B. Trot, 1511, fol. EE2 r°28).

Les motivations culturelles du traducteur Charles Soillot On sait que Charles Soillot n’est pas le premier à traduire en français, avant 1467, à la cour de Bourgogne, des textes latins d’humanistes italiens : avant lui, Jean Miélot avait traduit deux débats moraux, la Controversie de noblesse (1449), d’après le De nobilitate 28  Je cite le texte de Bruni d’après l’édition : Xenophon. In hoc volumine continentur infrascripta opera Xenophontis : Paedia Cyri Persarum regis. De venatione. De re publica & de legibus Lacedaemoniorum. De regis Agesilai Lacedaemoniorum laudibus. Apologia pro Socrate. Opusculum de tyramnide, [Lyon], Bartolomeo Trot, 1511 (exemplaire Firenze, BNC, Ald. II.5.11). La traduction du Hiéron, sous le titre E Xenophonte, Leonardi aretini traductio de tyrannide xenophontis, se trouve aux fol. EE1v-FF4r (prologue de Bruni aux fol.  EE1v-EE2v). Cf.  Andrew Pettegree et Malcolm Walsby, French Books  III-IV. Books published in France before 1601 in Latin and Languages other than French, Leiden-Boston, Brill, 2012, no  91271 (manque l’indication du traducteur L. Bruni). Le passage en question fait allusion au célèbre épisode de la retraite des Dix mille, que Xénophon relate dans l’Anabase.

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de Buonaccorso da Pistoia, et le Debat d’honneur entre Hannibal, Alexandre et Scipion (1450), d’après l’adaptation latine de Giovanni Aurispa du 12e Dialogue des morts de Lucien, texte du reste faussement attribué par Miélot à Buonaccorso da Pistoia, comme le précédent, sans laisser percevoir son origine grecque29. Mais « les traductions, très modernes et humanistiques d’allure, se situent toutes autour de l’avènement de Charles le Téméraire30 » et c’est alors qu’apparaissent des noms de l’Antiquité grecque : la traduction du Hiéron de Xénophon par Charles Soillot est suivie par la traduction de l’Alexandre (1468) de Quinte-Curce par Vasque de Lucène, qui comble les lacunes de l’original à l’aide notamment de Plutarque traduit par Guarino da Verona, puis par la Cyropédie de Xénophon (1470) traduite par Vasque de Lucène sur le latin du Poggio31. On peut s’étonner qu’un jeune fonctionnaire comme Soillot dédie au comte de Charolais, « unique heritier de la maison de Bourgoingne », un texte consacré à un sujet comme la tyrannie ; le Hiéron détone dans le panorama des hommes illustres des vulgarisations bourguignonnes, d’Alexandre à César. C’est là que réside en grande partie l’intérêt de ce texte, qui pose la question du rôle du traducteur dans sa double fonction de passeur de textes de l’humanisme italien et de haut fonctionnaire bourguignon. Nous ne savons pas quelle fut réellement la part d’initiative de Charles Soillot lui-même dans le choix de cette traduction, qui pourrait lui avoir été suggérée dans l’entourage du comte de Charolais, par exemple par Isabelle de Portugal, dont on sait qu’elle a comman29  Anne Schoysman, « L’introduction de la littérature humaniste italienne en Bourgogne vers 1450 : l’originalité d’une littérature étrangère ? », dans Original et Originalité. Aspects historiques, philologiques et littéraires. Actes du ive Colloque de l’Association Internationale pour l’Étude du Moyen Français (Louvain-la-Neuve, 20-22 mai 2010), dir. Olivier Delsaux et Hélène Haug, UCL, PUL, 2011, p. 183-190, ici p. 184. 30  J.  Monfrin, « La connaissance de l’antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire […] », art. cit., p. 143. 31 Cf.  Chr.  Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs, op.  cit., p.  207-229 (chapitre intitulé « L’antiquité grecque, une passion bourguignonne ») ; Anne Schoysman, « Traductions et lectures de Xénophon au xve et au début du xvie siècle », dans Figures de la Grèce ancienne, dir. Catherine Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, sous presse.

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dé des traductions à son compatriote Vasque de Lucène32. Toujours est-il que Soillot en assume entièrement la responsabilité et dédie personnellement sa traduction au futur Téméraire, non sans prendre la précaution de devancer les critiques que le sujet pourrait susciter : À treshault et tresvertueux prince et mon tresredoubté seigneur, monseigneur Charles, unique heritier de la maison de Bourgoingne, conte de Char[1v]rolois, seigneur de Chasteaubelin et de Bethune, vostre treshumble secretaire, Charles Soillot, honneur avec tresardant desir et affection de service, ce petit livre de Zenophon appellé Tyrannye, nagaires translaté de grec en latin et que selon mon petit entendement j’ay de latin transmué en lengue françoise, à cui33 dois je dedier comme le premier fuit de mes estudes, fors à Vous, mon tresredoubté seigneur ? Et combien que l’en me pourroit dire de prime face que l’umilité ou petitesse de l’euvre presente n’appartient point à vostre haulteur, ne matiere de tirannye à vostre humanité et invincible clemence, ne mon rude et incomposé lengaige à la discrecion de vostre entendement ou à l’admirable doctrine et eloquence dudit Zenophon, toutesvoies, j’ay prins hardiesse de le vous translater, considerant qu’il ne parle pas de basses choses ne de petit effect. (Bruxelles, KBR, iv 1264, fol. 1r-v).

Charles Soillot s’explique longuement, dans son prologue-dédicace, sur le choix de ce texte sur la tyrannie. Son argument principal est traditionnel : l’Histoire est magistra vitae, et on tirera de ce traité un enseignement moral : 32  Cf. Charity C. Willard, « Isabel of Portugal, Patroness of Humanism », dans Miscellanea di studi e ricerche sul Quattrocento francese, dir. Franco Simone, Turin, Giappichelli, 1967, p. 517-544, ici p. 540. On retiendra aussi comme indice de la présence de Charles Soillot dans ce milieu humaniste le fait que les miniatures du ms. Bruxelles, KBR, iv 1264 (anciennement Paris, Coll. P. Berès), exemplaire de dédicace au comte de Charolais, ont été attribuées à l’« atelier du maître du Vasque de Lucène » pour leur ressemblance avec celles du ms. Bruxelles, KBR, 10778, contenant une traduction de Vasque de Lucène, le Triomphe des dames de Juan Rodriguez de la Camara [Bruxelles, 1460] : cf. La miniature flamande (1959), op. cit., notice 183, p. 147. 33  a cui : graphie propre au ms. KBR, iv 1264.

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il donne aucunes moult singulieres doctrines, certes à mon adviz bien couvenables à tout prince, car il moustre comment il peut amplier et acroistre les richesses, la puissance et l’onneur des villes ou terres qu’il a en gouverne, et finablement comment il se fera amer de ses subgetz (Bruxelles, KBR, iv 1264, fol. 2r),

un enseignement moral pouvant être donné par un exemple négatif : Lesquelles choses sont sans faulte bien dignes de vostre congnoissance, ne ja la matiere ou le nom de ce livre qui s’appelle « Tirannye », prince tresdebonnaire, ne doit espouanter vostre pité ne [2v] vostre clemence. Car, à bien considerer, il est fait en reproche et habominacion des tirans, non pas en leur loenge. Si n’est pas doncques l’umilité ou petitesse de l’euvre presente mal convenable ou impertinente à vostre haulteur, ne le tiltre indigne de vostre clemence (KBR, iv 1264, fol. 2r-v)

et l’autorité de Xénophon, déjà cité dans le prologue de Leonardo Bruni, on l’a vu, à la fois comme philosophe et comme valeureux guerrier, fait fonction de garant de l’enseignement moral du prince : Dont je concluz que cellui qui veult ouvrer selon vertu, ne pour vous ne pour soy ne doit cerchier exemple hors de vous mesmes, par [4r] quoy, mon tresredoubté Seigneur, je ne vous presente point, comme j’ay dessus dit, ledit traittié pour exemple ou exhortacion à bien faire, mais pour esclarcir la haulte resplendeur de voz vertuz delez tirannye, leur propre contraire : et ce en tant qu’il touche la premiere partie dudit livre, ou il reprent et deteste la vie du tirant. (KBR, iv 1264, fol. 3v-4r).

Sur ces différents points, le prologue-dédicace de Charles Soillot apparaît parfaitement cohérent avec le portrait des traducteurs français de textes anciens qu’avait déjà dressé Jacques

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Monfrin34. Les arguments avancés par Charles Soillot sont exactement ceux qu’expose, par exemple, Georges d’Halluin (vers 14731536), grand seigneur du Nord, traducteur de Végèce et de textes humanistes italiens, dont Jacques Monfrin commente une intéressante préface35 dans laquelle d’Halluin s’explique sur les finalités morales de ses traductions : Par cy devant, aulcuns se sont meslez de translater des histoires romaines de latin en franchois, et à bonne intention […], affin que les belles choses qui y sont fussent cogneues à ceulx qui n’entendent point la langue latine, et singulierement affin que touttes nobles gens puissent ensievir les vertus d’iceulx Rommains36.

Ce texte de Georges d’Halluin a par ailleurs l’intérêt de rendre explicites les raisons pour lesquelles un Charles Soillot dédie au futur duc de Bourgogne un texte ancien : Toutes nobles gens doncques et singulierement les princes devroient faire aprendre à leurs enfans en jeunesse ce latin de court des poetes, orateurs et historiens rommains […]. Je diz que ces histoires rommaines ne peulent estre bien translatees ne exposees sinon par ceulx qui ont hanté la court de princes et la guerre, pour ce que leur principale matere est tout de la guerre et conqueste que firent les Rommains, et quasy tous les poetes, orateurs et historiens romains estoient tous gens de court et gendarmes ou capitaines en la guerre, comme Tite-Live, Valere, Suetone, Saluste, Tulle Cicero […]37. 34  J.  Monfrin, « La connaissance de l’antiquité  et le problème de l’humanisme en langue vulgaire […] », art. cit., p. 131-170 ; Id., « Humanisme et traductions au Moyen Âge », art. cit., p. 161-190. 35  J. Monfrin, « La connaissance de l’antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire  […] », art.  cit., p.  155-162. Il s’agit d’une préface au traité Des triomphes des Romains, dédié au futur Charles Quint (octobre 1514 ; ms. Paris, BnF, fr. 24725, fol. 5-21) ; dans cette préface, Georges d’Halluin parle de son activité de traducteur de Végèce, d’Onosander et de Lettres à Luigi Marliano. 36  Georges d’Halluin, cit. dans J. Monfrin, « La connaissance de l’antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire […] », art. cit., p. 157. 37  Ibid., p. 160-161.

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Georges d’Halluin aurait pu ajouter Xénophon, sur le versant grec : la perspective est la même. Jacques Monfrin conclut : La connaissance du latin qu’ont les clercs, les gens d’Église et aussi les praticiens du droit n’est pas, pour des raisons à la fois historiques et sociologiques, une véritable culture latine, qui prépare à lire les grands textes classiques. Il est indispensable d’autre part que l’homme d’État et l’homme de guerre possèdent, eux, cette véritable culture, qui leur est en définitive mieux accessible38.

La diffusion de l’histoire ancienne à la cour de Bourgogne n’est donc pas une question d’intérêt pour la langue latine (ou grecque), mais bien une question de formation de l’homme d’État. Sur ce point encore, le prologue-dédicace de Soillot est un modèle du genre : certes, dit Soillot en s’adressant à Charles, les vertus que le Hiéron de Xénophon enseigne ne lui manquent nullement : quant je considere d’une part et de l’autre la clere et admirable excellence de vostre sens, certes, qui me demanderoit comment j’ay osé entreprendre le trans[3r]later et, 39 icellui translaté, depuis le presenter à vostre clere congnoissance, je ne saroie que respondre ; ne n’y treuve autre chose fors la grande affection et voulenté que j’ay de vous servir […]. Plaise vous, doncques, prince tresvertueux, mon naturel et tresredoubté Seigneur, recevoir en gré ce petit livre que de pure et grande voulenté vous presente, non pas pour endoctriner vostre excellence ou pour vous donner exhortacion à bien faire, car ce seroit une presumptueuse et vaine curiosité, attendu que Dieu et nature vous ont imparti autant de nobles vertus qu’oncques feirent à nul autre. (KBR, ms. iv 1264, fol. 2v-3r).

Et Soillot de rappeler les vertus du prince : dévotion, clémence, justice, libéralité, magnificence, prudence, force, constance, tem38  Ibid., p. 161. 39  « et icellui translaté », correction introduite dans le ms. KBR, 9567 (cf. supra, « La tradition du texte »).

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pérance, hardiesse, force physique, etc., soit une liste bien typique des miroirs du prince : En oultre je le vous presente pour ainsi comme en ung miroir vous demoustrer et faire reluire voz vertuz en celles qu’il enhorte tenir et avoir à tous princes, pour eulx faire amer de leurs subgez. (KBR, ms. iv 1264, fol. 4r).

Stratégies auctoriales du traducteur Dans la perspective qui nous intéresse ici, celle des stratégies auctoriales chez les traducteurs, le Hiéron présente une autre particularité intéressante. Ce petit texte de Xénophon met en scène le philosophe Simonide et le tyran de Syracuse ; dans la première partie, Hiéron convainc Simonide du profond malheur du tyran, et il décrit son impossibilité de jouir des plaisirs des sens comme peuvent le faire les « privez » ; Simonide réplique, dans la seconde partie, que le tyran a le pouvoir de remplir son rôle avec bonheur, et il en donne des exemples sous forme de conseils. Or, ce dialogue entre le poète et philosophe Simonide et Hiéron met en réalité Soillot, homme de lettres et secrétaire du comte de Charolais, dans la position de Simonide face à Hiéron. La posture du traducteur est celle de l’homme de lettresphilosophe qui invite le prince à une réflexion sur le pouvoir. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans les manuscrits sur parchemin conservés, il n’y a que deux miniatures : la scène de présentation du livre, avec Charles Soillot et le comte de Charolais ; et une miniature relative au texte, représentant Simonide de Céos et Hiéron. Ces deux illustrations mettent en scène un parallélisme entre Soillot et le prince bourguignon, le philosophe Simonide et Hiéron40. Cette lecture de la traduction du Hiéron, miroir des princes bourguignon instituant une similitude entre Soillot et Simonide face au représentant du pouvoir, est encore suscitée par d’autres stratégies auctoriales. Ainsi, les rubriques insérées dans les mss KBR, 14642 et 9567 (rappelons qu’il n’y a pas de rubriques 40 Voir supra, la description des manuscrits KBR, iv 1264, 14642, 9567.

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mais seulement de sommaires indications en marge dans le ms. KBR, iv 1264 et dans la copie Lille, BM, 208) établissent sa valeur de miroir du prince au traité. Particulièrement explicite est la rubrique en tête de la seconde partie, où est introduite une définition du tyran élargie à tout prince, et de l’ouvrage de Xénophon comme traité d’enseignement sur le bon gouvernement : S’ensieut l’autre et derreniere partie de ce present livre de tyrannie, ou fait à noter que par le tyrant Zenophon [6r] entend un chascun prince auquel il enseigne moyens et doctrines pour de tous soy faire cherir et amer. (ms. KBR 9567, table des rubriques, fol. 5v-6r).

et on remarquera que dans les rubriques qui suivent, au lieu du mot tyrant, c’est désormais le mot prince qui apparaît : Comment pour cause de tenir bonnes gens d’armes les princes ne seront point haÿs de leurs subgectz ; Comment pour le bien et utilité publique un prince doit exposer et despendre son bien propre et singulier ; Comment un prince ne doit contendre ne estriver avec privez hommes ; Conclusion de la seconde et derraine partie et des biens que aura le prince qui fera les doctrines dessusdictez (ms. KBR 9567, table des rubriques, fol. 6r).

L’opération « auctoriale » de Charles Soillot traducteur, que nous avons décrite d’après son prologue-dédicace, les illustrations et les rubriques, est encore plus évidente si on la met en relation avec sa source. Car, en faisant de sa traduction un miroir des princes, Charles Soillot donne une lecture du texte qui est profondément différente de la signification et de la portée qu’avait eues, dans la tradition humaniste florentine, la traduction du texte de Xénophon par Leonardo Bruni. Rappelons-en brièvement le contexte. Leonardo Bruni, dit Aretino, né à Arezzo en 1370, s’est installé dès 1395 à Florence. Il y fait ses études de droit et entre en relation avec Coluccio Salutati, alors chancelier de la République florentine. Il apprend le grec auprès du célèbre humaniste Manuele Crisolora, et

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traduit dès les dernières années du xive s. plusieurs textes, notamment le Phédon de Platon et le Hiéron de Xénophon. S’inspirant de sources grecques, mais appliquant ces modèles à la République florentine, alors en pleine expansion, il rédige en 1404 une Laudatio florentine urbis, véritable panégyrique du gouvernement républicain de la ville. Bruni a participé activement aux débats nés au sein de l’expérience de la République florentine, sur le pouvoir légitime, la tyrannie et la culture vernaculaire : c’est là un des axes majeurs de ce qu’on a appelé l’« Umanesimo civile » italien, intéressé à lire la réalité politique contemporaine en parallèle avec les textes des historiens anciens41. Le Hiéron traduit en latin par Leonardo Bruni s’insère donc dans l’actualité politique contemporaine et ses débats sur le gouvernement de Florence, la légitimation de la République et le contraste avec la « tyrannie » du gouvernement des Visconti à Milan. Récemment, la critique qui s’est penchée sur la pensée politique de Leonardo Bruni a mis en évidence la complexité de ces débats42, et une certaine ouverture de Bruni aux qualités du gouvernement monarchique malgré son attachement à la République florentine : pour Bruni, le bon gouvernement dépend plus des qualités de l’homme au pouvoir que de la forme même de gouvernement. Dans cette perspective, les arguments avancés par Hiéron et par Simonide de Céos dans le Tyrannus de Bruni donnent lieu à un débat difficile à interpréter, voire ambigu ; la conclusion du 41  Ces questions avaient pris, dans la Florence du Quattrocento, une actualité toute particulière dans la mesure où elles impliquaient un jugement sur Dante, qui avait condamné à l’enfer les assassins de César, Brutus et Cassius : condamner l’assassinat de César, c’était voir en lui un prince cruellement offensé ; voir en lui un tyran, c’était par contre justifier ses assassins. Brian Jeffrey Maxson, « Kings and Tyrants : Leonardo Bruni’s translation of Xenophon’s Hiero », Renaissance Studies, 24, 2009, p. 188-206, montre que c’est dans ce contexte de relations entre culture vernaculaire et concept de « tyrannie » que s’insère la traduction de Bruni. 42 « È innegabile infatti che proprio in quegli anni a Firenze il tema fosse molto dibattuto, per cui Bruni potrebbe aver concepito la traduzione dello ‘Ierone’, lo scritto che proponeva una valutazione in chiave positiva della tirannide illuminata, come complemento del trattato del Salutati [De tyranno], col quale, senza rinnegare le sue profonde convinzioni repubblicane, condividendo l’idea aristocratica secondo cui il buon governo dipende dalla qualità del dominio e non dalla forma, sembra ammettere la possibilità di un governo monarchico giusto » (M. De Nichilo, « Fortuna e tradizione della versione bruniana dello Ierone », art. cit., p. 331-332).

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traité reste implicite, et elle n’oppose pas catégoriquement le tyran et le bon roi. Il faut souligner que le terme « tyran » n’a, ni dans la culture ancienne ni au Moyen Âge, la signification résolument condamnable qu’on lui attribue aujourd’hui ; il se réfère plus à la forme de gouvernement de l’homme seul, non légitimé, qu’à un modèle négatif d’absence de morale. On aurait donc pu imaginer, pour expliquer le choix apparemment étonnant de dédier un texte sur la tyrannie à un jeune prince, que c’est avec cette acception que Soillot présentait le tyran au comte Charles, destiné à gouverner la Bourgogne en héritier de Philippe le Bon, pas plus légitimé qu’un « tyran ». Il n’en est rien : le « miroir du prince » proposé par Soillot oppose de manière antinomique le bon gouvernement, le roi légitime, et le tyran, exemplum négatif. Il est étonnant de voir comment un même texte, traduit fidèlement par Soillot du latin de Bruni, peut servir des intérêts aussi différents. Le texte de Xénophon traduit par Bruni reflète le débat complexe et diffus sur l’« Umanesimo civile » à Florence ; quelques décennies plus tard, à la cour de Bourgogne, Hiéron devient un miroir du prince, un exemplum, où Soillot ne laisse rien percevoir des questions qui ont agité Bruni. Certes, si le mouvement humaniste se diffuse en Europe au xve  siècle, c’est profondément transformé qu’il passe du latin d’Italie au français des traducteurs du Nord. Éric Bousmar a encore récemment insisté sur le fait qu’entre humanistes italiens et cour de Bourgogne, il y a « convergence et réappropriation, mais pas d’acculturation humaniste43 ». Céline Van Hoorebeeck va dans le même sens, concluant que « même si les productions d’un Vasque de Lucène ou d’un Soillot sont d’un esprit bien différent des compilations fabuleuses et légendaires de Raoul Lefèvre ou de Jean Wauquelin, les vertus chevaleresques bourguignonnes d’un Girart de Roussillon qui cède la place à Alexandre ou à Cyrus restent bien présentes44 ». Du reste, c’est sur le versant 43  Éric Bousmar, « La cour de Bourgogne et l’humanisme avant Érasme : influences et rencontres manquées ? », dans Renaissance bourguignonne et Renaissance italienne : modèles, concurrences, Publications du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), 55, 2015, p. 41-64, ici p. 55. 44  Céline Van Hoorebeeck, « La réception de l’humanisme dans les Pays-Bas bourguignons », art. cit., p. 111.

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de la réception et du public visé que se caractérise une opération de traduction. En Bourgogne, les traducteurs sont au service de la cour ducale et des bibliothèques princières, et leurs traductions de textes historiques anciens y restent confinées, dans des exemplaires aussi luxueux que peu lus : les quatre manuscrits conservés du Hiéron sont un chiffre assez exceptionnel, mais ce texte, comme les traductions de Miélot, de Vasque de Lucène, de Jean Duchesne, ne sont pas sortis du milieu bourguignon45. Par contre, les textes latins des humanistes, comme le Hiéron traduit par Bruni, sont très largement diffusés : pour le Tyrannus de Bruni, qui a aussi connu onze éditions en Italie et en Europe entre 1471 et 151146, il existe environ deuxcents manuscrits47, de facture souvent modeste, pour un public aussi large que peut l’être le milieu lettré intéressé à la vie civile des villes italiennes qui expérimentent des formes de l’« Umanesimo civile »48. Le cas du Tyrannus de Leonardo Bruni, devenu « miroir du prince » bourguignon dans un dialogue entre le secrétaire-philosophe et le prince au pouvoir, est d’autant plus significatif de la stratégie auctoriale du secrétaire-traducteur Charles Soillot. Université de Sienne 45  Jacques Monfrin, « Les traducteurs et leur public au Moyen Âge », Journal des savants, 1964, p. 5-20, ici p. 17. 46  Repertorio delle traduzioni umanistiche a stampa. Secoli xv-xvi, dir. M.  Cortesi, S.  Fiaschi, Firenze, sismel-Edizioni del Galluzzo, 2008, vol.  ii, p. 1706-1708. 47  M. Bandini, « Il Tyrannus di Leonardo Bruni », art. cit., p. 38. 48 Les remarques de Frédéric Duval sur les traductions italiennes du Romuleon vont dans le même sens : « Leur comparaison avec les traductions françaises met en évidence l’hétérogénéité des pratiques culturelles dans l’Europe de la fin du Moyen Âge. Il est bon de se rappeler que, de part et d’autre des Alpes, les traductions revêtaient des fonctions sociales et culturelles radicalement différentes » (Frédéric Duval, La traduction du « Romuleon » par Sebastien Mamerot. Étude sur la diffusion de l’histoire romaine en langue vernaculaire à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 2001, chap. ii, p.  149-192, ici p.  149). « La codicologie nous apprend donc que les traductions italiennes du Romuleon ont été copiées, lues et considérées comme des manuels d’histoire romaine » (ibid., p. 163), réalisées dans des manuscrits de facture simple destinés à circuler, contrairement aux traductions françaises commanditées par de grands seigneurs.

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Introduction Le peu que nous savons de Jean Lodé ou Jean Lode1 se base principalement sur le privilège des deux volumes qu’il fit imprimer en 1513 ou 1514, ainsi que sur les notices contenues dans les Bibliothèques d’Antoine Du Verdier et de La Croix Du Maine. Bien que ces informations aient été reprises plus récemment par Robert Aulotte2, nous nous permettons de les rappeler encore une fois. Lodé, « licencié en loix » de son état, était originaire de Nantes ; fuyant les hostilités entre le duché de Bretagne et Charles viii, il s’installa en 1488 à Orléans, où il enseigna3 jusqu’en 1513. Sa date de naissance doit donc se situer aux alentours de 1460, sinon avant. À ces indications sommaires s’ajoute le fait que Lodé soit

1  La forme Lodé est employée par Robert Aulotte et Translations médiévales, Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie– xve  siècles). Étude et Répertoire, dir. Claudio Galderisi, Turnhout, Brepols, vol. 2, 2011, tome 1, p. 90), tandis que le catalogue de la BnF donne aussi bien Lodé que Lode. 2  Robert Aulotte, « Études sur l’influence de Plutarque au seizième siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance. Travaux et documents, 21, 1959, p. 606612 ; Id., Amyot et Plutarque. La tradition des « Moralia » au xvie  siècle, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (69)”, 1965, p. 54-55. 3  D’après le privilège daté du six juin 1513, qui accompagne aussi bien Le Guidon pour les parens que l’édition latine des Praecepta, Lodé « t[enait] tutelle en l’université d’Orleans ». L’expression tenir tutelle n’est pas attestée dans le DMF (2015). Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 249-275. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116698

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l’auteur de deux dialogues en hexamètres latins4 et de deux traductions en français ; en outre, il a édité un texte latin. Si les dialogues de Lodé ne semblent pas s’être conservés, il n’en est pas de même pour ses traductions. Il a translaté en français les Praecepta conjugalia5, c’est-à-dire une version latine des Γαμικὰ παραγγέλμματα de Plutarque, et le De educatione liberorum et eorum claris moribus, un traité sur l’éducation des enfants, de l’humaniste italien Maffeo Vegio.

Le Discours de Plutarque sur le Mariage de Pollion et Eurydice Nous commencerons notre analyse par la traduction du texte plutarquien, dont il subsiste un seul manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg (fr. 4° Q. v. III, 3), et quelques exemplaires imprimés appartenant à trois éditions différentes. Le titre cité sur le premier feuillet du manuscrit, « Le Discours de Plutarque, Sur le Mariage de Pollion et Eurydice », devient, dans le plus ancien des imprimés, « Du gouvernement en mariage ». Quant à l’édition que Lodé fit des Praecepta6, elle semble s’être conservée en un seul exemplaire complet7, qualifié d’« introuvable » par Aulotte en 19658. 4  Selon les informations du privilège (cf.  note 3), ils s’intitulent « Tymon adversus ingratos » et « De Justicia et pietate Celeuci locrorum regis ». 5  Dans les éditions modernes (cf. note 10), ce traité se trouve au début du Livre ii des Œuvres morales du philosophe grec. Nous nous servirons du titre Praecepta conjugalia pour désigner la version latine du texte de Plutarque, éditée par Lodé, tandis que Le Discours de Plutarque désignera la traduction française qu’il en a faite. 6  Selon Robert Aulotte, le texte-source de Lodé pourrait être la traduction latine de Carlo Valgulio (1440-1498), cf. « Études sur l’influence de Plutarque au seizième siècle », art. cit., p. 612. 7  Paris, Gilles de Gourmont, s. d. (1513 ou 1514 ? [exemplaire BnF, Rés. P-R903]). Aulotte ne connaissait pas cette édition, mais il avait repéré, dans le catalogue de la British Library, un exemplaire des Praecepta de Lodé, imprimé à Paris peut-être en 1510 (ces informations sont suivies de points d’interrogations dans le catalogue de la British Library). Cependant le texte en question, dont la cote est 8610 C 55, ne contient que 10 feuillets, ce qui veut dire qu’il est incomplet. 8  R. Aulotte, Amyot et Plutarque, op. cit., p. 55, note 1.

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La traduction des Praecepta remonte, dit-on, à 1499, mais cela n’est pas confirmé par le manuscrit, qui n’est doté d’aucune indication chronologique. Les imprimés ont paru chez Denis Janot en 1535 (1 exemplaire conservé) et en 1536 (2 ex.), puis en 1545 chez sa veuve, Jeanne de Marnef (1 ex.). Les quatre exemplaires que nous avons repérés jusqu’à maintenant sont conservés à la BnF, à la bibliothèque de l’Arsenal, à celle de Saint-Genviève et à la British Library. L’écart temporel entre le manuscrit (s’il date vraiment de 1499) et le plus tardif des imprimés, quarantesix ans, est un âge respectable pour une traduction. Pendant la période de presque trente ans qui séparera ensuite l’imprimé de 1545 des Œuvres morales et meslees (1572) de Plutarque par Jacques Amyot, notre traité ne perdit pas de son actualité. La BnF en possède en effet quatre autres traductions (dont une en vers9) qui s’échelonnent entre 1559 et 1571 ; celle qui a eu le plus de succès est, à en juger d’après le nombre des réimpressions, un volume renfermant différentes traductions d’Étienne de La Boétie (1530-1563), dont justement les Règles de mariage de Plutarque. De tous les traités des Moralia, les Préceptes de mariage (c’est le titre employé dans les Œuvres morales de Plutarque10) ne furent pas seulement « le plus fréquemment traduit » au xvie  siècle, mais aussi « l’un des plus connus11 ». On ne peut donc pas nier que Lodé fit preuve d’un certain flair lorsqu’il choisit de mettre l’opuscule à la portée des lecteurs français, aussi bien des érudits (en préparant une édition de la version latine) que de ceux qui ignoraient le latin.

9  Jacques de La Tapie, 1559 (traduction en vers) ; Jacques Grévin, c. 1560-1570 ; Jean de Marconville, 1564 et 1571 ; Étienne de La Boétie, 1571 (posthume). 10 Plutarque, Œuvres morales, t. ii, éd. et trad. Jean Defradas, Jean Henri et Robert Klaerr, Paris, Les Belles Lettres, 1985. 11  R. Aulotte, Amyot et Plutarque, op. cit., p. 54.

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Traductions françaises antérieures et contemporaines de Plutarque Tout en étant un précurseur, Lodé ne fut pas le premier traducteur de Plutarque en France. Comme on le sait depuis l’article publié en 1965 par Giuseppe Di Stefano12, cet honneur revient à Nicolas de Gonesse qui, en 1400, inséra dans sa traduction de Valère Maxime le traité Des remedes et de la medecine de ire. Il fallut ensuite attendre un siècle avant la seconde traduction d’un texte plutarquien, à savoir celle de Lodé13. Une troisième traduction allait voir le jour pendant ces années-là, et plus exactement durant la première décennie du xvie siècle. Il s’agit de six biographies des Vies parallèles, rendues en français par Simon Bourgouin. Celui-ci fut un traducteur un peu plus prolifique14 que Lodé, pour lequel traduire ne semble avoir été qu’une activité secondaire. Néanmoins tous les deux ont plusieurs points en commun : ils choisirent de traduire un ou des texte(s) jusqu’alors inconnu(s) du plublic français, mais qui étai(en)t voué(s) à un succès durable ; ils travaillèrent pour le même genre de destinataires, le roi et son entourage ; enfin, leurs traductions furent copiées dans des manuscrits de luxe. Comme les deux traducteurs s’autoqualifient respectivement de « licencié en loix » (Lodé) et de « bachelier en loix » (Bourgouin), il est tentant de penser qu’ils avaient fréquenté (ensemble ?) la faculté de droit à Orléans. 12  Giuseppe Di Stefano, « La découverte de Plutarque en France au début du xve siècle », Romania, 86, 1965, p. 463-519. 13  À noter également la traduction anonyme du De adulatore de Plutarque (dans la version latine de Guarino Guarini), dans les années 1490 pour Philippe de Crèvecœur (Olivier Delsaux, « La connaissance de Cicéron et de Plutarque en France à la fin du Moyen Âge. Le témoignage inédit d’un recueil retrouvé », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 75, 2013, p. 319-340). 14  À part les six Vies plutarquiennes, il a traduit les Triomphes de Pétrarque en alexandrins français (Pétrarque, Les Triomphes. Traduction française de Simon Bourgouin, éd. Gabriella Parussa et Elina Suomela-Härmä, Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (495)”, 2012) et Des Vrayes narrations de Lucien de Samosate. Des Vrayes narrations n’a guère attiré l’attention des chercheurs ; voir toutefois Christine Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au xvie  siècle. Athéisme et polémique. Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (227)”, 1988, p. 88.

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Le manuscrit du « Discours de Plutarque » Pour en revenir au manuscrit du Discours de Plutarque, les vicissitudes auxquelles il a été soumis sont bien connues. Composé pour Anne de Bretagne, il passa ensuite par les mains de trois propriétaires différents15 avant d’entrer dans la collection de Pierre Doubrowsky, attaché de l’ambassade de Russie à Paris. Celui-ci avait profité des troubles de la Révolution pour constituer une collection importante de manuscrits français, acquise par la suite, en 1805, par le gouvernement russe16 et constituant actuellement un des fonds de la Bibliothèque Nationale de Saint-Pétersbourg. Le contenu du manuscrit est révélé par son titre ; aucune information supplémentaire n’est donnée sur l’identité des trois personnages – Plutarque, Pollion, Eurydice – qui y sont cités, comme si on les supposait connus du ou des destinataires. Il n’est aucunement exclu que le nom de Plutarque fût familier à certains dans le milieu en question, mais Pollion et Eurydice étaient évidemment d’illustres inconnus. La question de savoir si le manuscrit était destiné à Anne de Bretagne seule ou à elle et à son époux Louis xii trouve une réponse dans le fait que sur le dernier folio sont représentées les armes de France et de Bretagne soutenues par deux anges ; en outre, selon les historiens17, certaines des onze miniatures de pleine page du manuscrit représentent la reine, voire le couple royal. Toutes les sources que nous avons pu consulter18 affirment que le manuscrit 15  Voir à ce sujet Pascale Thibault, Les manuscrits de la collection d’Anne de Bretagne, Blois, Les amis de la bibliothèque de Blois, “Les cahiers de la bibliothèque municipale de Blois (8)”, 1991, p. 42-45 et Alexandre de Laborde, Les Principaux manuscrits à peintures conservés dans l’ancienne Bibliothèque impériale publique de Saint-Pétersbourg, 2 vol., Paris, Société française de Reproductions de Manuscrits à Peintures, 1936-1938, ici, t. ii, p. 132. 16  Gustave Bertrand, Catalogue des manuscrits français de la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg, Paris, Imprimerie Nationale, 1874, p. 3 [extrait de la Revue des Sociétés savantes, 5e série, tome vi, 1873]. 17  Antoine-Jean-Victor Le Roux de Lincy, Vie de la reine Anne de Bretagne, femme des rois de France Charles viii et Louis xii, 4 vol., Paris, Curmer, 1860-1861, vol. iv, p. 215. 18  Par ex. G. Bertrand, op. cit., p. 96 ; A.-J.-V. Le Roux de Lincy, op. cit., p. 215 ; R. Aulotte, « Études sur l’influence de Plutarque au seizième siècle », art. cit., p. 610.

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fut exécuté à l’occasion de leur mariage19. Sa facture et son contenu – des préceptes pour un mariage heureux – font, en effet, de ce petit volume un cadeau de mariage idéal. On peut, cependant, se demander s’il était tout à fait approprié aux destinataires pour lesquels il avait été réalisé. Il est vrai que les idées de Plutarque sur le rôle de la femme dans le mariage étaient bien libérales pour son époque, mais transposées dans le monde chrétien presque mille quatre cents ans plus tard, elles ont un peu perdu de leur pertinence. Si celui qui fit don de ce manuscrit au couple royal pensait qu’on pouvait établir un parallèle entre Eurydice et Anne, d’une part, et Pollion et Louis xii, de l’autre, il ne fit pas preuve d’une très grande délicatesse. Si, par contre, il voulait enrichir la bibliothèque de la reine d’un volume présentant les us et coutumes des Anciens, le choix du texte est heureux. Le manuscrit compte parmi « les plus beaux livres exécutés pour Anne20 ». Les onze miniatures de pleine page21, les rubriques alternativement bleues et rouges, les initiales peintes en or sur diverses couleurs et d’autres caractéristiques encore en font, en effet, un objet précieux. Le texte est clairement « ponctué » à l’aide de barres faisant fonction de virgule, de majuscules indiquant le début d’une nouvelle phrase, de points interrogatifs et de parenthèses qui semblent fonctionner comme les tirets longs dans les textes modernes. On pourrait s’attendre à ce qu’un de ceux qui ont participé à la confection d’un codex aussi prestigieux y ait laissé une trace de sa contribution, mais le manuscrit reste muet à ce propos. Il ne révèle ni l’identité du traducteur, ni celle du copiste et/ou du miniaturiste, et ne donne aucune indication spatio-temporelle relative à sa fabrication. Il semble impossible que le paraphe « Jehan », tracé sur une feuille de garde à la fin du codex, 19 G. Bertrand, op. cit., p. 96. 20 P. Thibault, op. cit., p. 44. 21 Il est intéressant de constater que les illustrations du plus élégant des manuscrits contenant une Vie de Plutarque traduite par Bourgouin, conservé à la KB de La Haye (ms. 134 C 19), présentent des similitudes avec celles du manuscrit saint-péterbourgeois. Les historiens d’art sauraient sans doute dire si les miniatures proviennent du même atelier ou du moins d’ateliers actifs en même temps dans la même ville.

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puisse être celui du traducteur ou du copiste, comme l’envisage Robert Aulotte22. Ce paraphe a, en effet, une allure tellement modeste qu’il pourrait avoir été gribouillé par quelqu’un de parfaitement étranger à la confection du manuscrit. Les gens du métier avaient d’ailleurs l’habitude d’apposer leur signature à la fin du texte et non pas sur une feuille de garde. Un Simon Bourgouin, par exemple, appliquait sur ses traductions soit ses initiales, soit une de ses devises ou les deux à la fois, et revendiquait ainsi sans équivoque aucune la paternité de ses travaux23. La découverte que le manuscrit pétersbourgeois présente le même texte que certains imprimés parisiens a été faite par Robert Aulotte, le grand spécialiste d’Amyot24. L’identification a été rendue possible grâce à des témoignages de personnes – savants français et bibliothécaires russes – ayant consulté le manuscrit ; certains passages cités par Aulotte révèlent qu’il n’a pas lui-même eu le manuscrit entre les mains25. Cela ne l’a pas empêché de faire toute une série d’observations pertinentes sur le travail de Lodé que, lors de nos recherches présentes et futures, nous espérons pouvoir compléter et, dans quelques rares cas, rectifier. Dans ce qui précède, nous avons accepté sans la discuter la datation du manuscrit. Cependant, le privilège accompagnant aussi bien Le Guidon pour les parens que l’édition latine des Praecepta préparée par Lodé peut faire naître quelques doutes concernant la chronologie de ses activités. Voici la tournure avec laquelle cellesci y sont décrites : [Lodé] a recongneu, castigé et emendé ung petit traicté de Plutarche, intitulé de preceptis conjugalibus en langue latine, 22 R.  Aulotte, « Études sur l’influence de Plutarque au seizième  siècle », p. 610. Il ne faut pas oublier qu’Aulotte ne connaissait le manuscrit que grâce à des descriptions faites par des tiers. 23  Voir à ce sujet l’article « Plus que assez : Simon Bourgouin and his French Translations from Plutarch, Petrarch and Lucian » de J-P.  Carley et M.  Orth (Viator. Medieval and Renaissance Studies 34, 2003, p. 328-363). 24  R.  Aulotte, « Études sur l’influence de Plutarque au seizième  siècle », art. cit., p. p. 611. 25  Il n’a pas compris que l’histoire du roi Candaule, insérée dans l’imprimé, est une addition.

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et depuis l’a sommé et traduict en langue vulgaire. (BnF, Rés. R-2160, fol. +1v).

Ce qui retient l’attention dans ce passage, c’est l’affirmation « et depuis l’a sommé et traduict ». Le passage renverse les données chronologiques, puisqu’il veut que l’édition ait été préparée d’abord et la traduction ensuite et non pas vice versa. Cela serait du reste logique, car un texte-source fiable facilite évidemment le travail du traducteur. Pour mettre de l’ordre dans cette question, il faudrait identifier la source sur laquelle se base la datation actuelle (1499). Anne de Bretagne et Louis xii sont morts respectivement en 1514 et 1515 ; le manuscrit aurait pu leur être dédié aussi après leur mariage, contracté en 149926. Il n’est pas impossible que le privilège dise vrai et qu’édition et traduction soient plus ou moins contemporaines. L’état actuel de nos recherches ne nous permet pourtant pas de citer des éléments à l’appui de cette hypothèse. Si elle s’avérait fondée, cela ferait disparaître une anomalie difficile à comprendre, à savoir le fait que le traducteur aurait attendu quatorze ans avant de faire imprimer le texte traduit. En outre, si l’on peut démontrer que l’édition latine préparée par Lodé est le texte-source de sa traduction, cela permettrait de considérer cette dernière d’un œil nouveau.

Les imprimés du « Discours de Plutarque » Les imprimés du Discours de Plutarque reproduisent-ils fidèlement le texte du manuscrit, comme l’affirme Robert Aulotte au sujet de l’imprimé le plus ancien27 ? Étant donné que celui-ci 26  Selon Michael Jones, « Anne continua de recevoir et de commander des manuscrits et des livres jusqu’à sa mort, période à laquelle l’estimation minimum de 1 300-1 500 ouvrages dans sa bibliothèque, avancée par Le Roux de Lincy, est certainement en deçà de la vérité », Michael Jones, « Les manuscrits d’Anne de Bretagne, reine de France, duchesse de Bretagne », dans The Creation of Brittany, a Late Medieval State, Londres–Ronceverte, The Hambledon Press, 1988, p. 371-399, ici p. 380, publié d’abord dans les Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, lv, 1978, p. 43-81. 27  Robert Aulotte, « Études sur l’influence de Plutarque au seizième siècle », art. cit., p. 611.

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pourrait être de trente-six ans postérieur au manuscrit, Aulotte émet l’hypothèse qu’il s’agisse d’une publication posthume, dont le texte aurait été reproduit tel quel « comme si on l’avait trouvé dans les papiers d’un défunt28 ». Après avoir copié grosso modo un tiers du texte de l’imprimé de 1535, nous ne pouvons pas souscrire sans réserve à cette affirmation. S’il est vrai que les modifications linguistiques se limitent principalement à l’orthographe et que les quelques occurrences de changements morphologiques sont négligeables29, on peut relever aussi une différence bien plus importante entre le manuscrit et l’imprimé. Ce dernier s’est, en effet, enrichi d’une anecdote fort longue précédée du titre Addition au precedent precepte adjousté par le traducteur. L’intitulé a ceci d’intéressant que c’est le seul passage où Lodé se manifeste concrètement, à moins que le titre de traducteur n’ait été usurpé par quelqu’un d’autre. Lodé est en effet parfaitement invisible dans sa traduction, où les deux ou trois occurrences du pronom personnel de la 1re personne du singulier renvoient à Plutarque. L’histoire adventice est celle du roi Candaule, connu pour avoir invité un officier à assister en secret au coucher de son épouse pour qu’il puisse admirer la beauté de la dame. Celle-ci, se voyant trahie, se venge en obligeant l’intrus à se suicider ou à assassiner son mari. L’anecdote commence avec une tournure typique des exempla : « À ce propos Herodote hystoriographe recite ou livre premier de son hystoire que ung roy de Sardine de la lignee du preux Hercules, nommé Candaules  […]30 ». Stylistiquement, cette attaque est bien différente de celles que Lodé emploie partout ailleurs. Tout comme Plutarque, il commence in medias res les anecdotes émaillant les préceptes, et n’alourdit pas le récit en citant les sources31. L’histoire de Candaule se présente donc de tout point de vue comme une pièce rapportée et pourrait bien avoir été ajoutée par un autre que 28  Ibid., p. 612. 29  Ainsi, là où le manuscrit donne « tu gesiras morte » (fol. 46r), la construction correspondante dans l’imprimé est « tu gerras morte ». 30  Paris, BnF, Rés. R-2589, fol. B f. iii r. 31  Voici, en guise d’examples, deux attaques : « Quelque foiz advint que le vent de Boreas […] estoit grant et froit à merveilles » (§ 15) ; « Le sage Caton jecta l’ung des senateurs de Romme hors de sa dignité et office publique » (§ 16).

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Jean Lodé. Ces remarques ne sont pas nécessairement contradictoires avec l’hypothèse d’Aulotte selon laquelle l’imprimé aurait été publié après la mort de Lodé32, mais en tout cas elles montrent que le texte a été remanié.

Stratégies traductives de Lodé dans « Le Discours de Plutarque » Revenons maintenant à la traduction. Sa structure répète grosso modo celle du texte plutarquien. Elle se divise en cinquante-huit unités, tandis que l’« original » (à en croire le témoignage des éditions modernes de l’auteur grec) en compte 48. La présence de dix chapitres « supplémentaires » est due principalement au fait que le découpage du texte français ne suit pas celui de l’original. Le traducteur n’a pas ajouté des préceptes de son propre cru, bien au contraire : il en a supprimé deux (ce sont les préceptes 10 et 21 des éditions modernes). En revanche, il fait précéder chaque précepte d’un titre qui en résume le contenu. Voici, en guise d’exemple, un de ces titres (§ 13), exceptionnel pour sa longueur, mais dont les itérations synonymiques sont tout à fait typiques du style de Lodé : Comment pendent la longue peregrination et absence du mary l’espouse ne doibt errer ne circuir cza et là, mais soy moustrer garde et consierge de famille et chose domestique. (Saint-Pétersbourg, BNR, fr. 4° Q v III 3, fol. 9r).

Si l’on ne peut pas établir avec certitude la quantité et la qualité des connaissances que Lodé avait du grec, il est plus aisé d’évaluer jusqu’à quel point les noms propres de personnages figurant dans le texte source lui étaient familiers. Des quarantedeux noms propres du texte original, Lodé en conserve trente ; il cite, tout comme le fait Plutarque, des philosophes (Solon, Platon, Socrate, Xenocrates), des écrivains (Sophocle, Euripide, Sappho), des chefs de guerre et des hommes d’État (Lysandre, 32  Robert Aulotte, art. cit., p. 612.

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Phocion), des personnages littéraires et mythologiques (Ulysse, Circé). Les noms des divinités ainsi que celui d’Ulysse se présentent sous leur forme latine : Aphrodite devient Venus, Héra, Junon et Hermès, Mercure (et Odysseus, Ulisses). En donnant un titre aux chapitres, Lodé suit un usage répandu à l’époque ; il fait sien aussi un autre tic des traducteurs contemporains et plus anciens : il ajoute à la plupart des noms propres de personnalités étrangères (grecques et autres) des précisions qui aident le lecteur à comprendre de qui l’on parle. Solon est ainsi qualifié de « grant et excellent philosophe et legislateur d’Athenes » (§ 2), Mercure, d’« ambassadeur et interpretateur de la volunté des dieux prés de la deesse Venus » (§ 1), Phidias, de « peintre trés-excellent de son temps » (§ 28), et ainsi de suite. S’agit-il d’introduire dans le récit un personnage moins connu, le traducteur fait précéder le nom propre par « ung nommé X » (« un nommé Antipater » (§ 36) ; « une dame nommée Hermione » (§ 48)). Parmi les rares anthroponymes cités tels quels, sans commentaire, il y a surtout Sophocle et Euripide, auteurs de quelques maximes commentées. Étaient-ils trop célèbres pour avoir besoin d’une présentation, ou si peu connus que Lodé ne savait même pas comment les qualifier ? Bien que la seconde explication soit la plus plausible, on ne peut pas totalement exclure la première. D’une part, les deux auteurs tragiques n’avaient pas encore été traduits en français ; même les premières adaptations latines de leurs œuvres sont de quelques années postérieures au Discours de Plutarque, à supposer que la traduction remonte à 149933. D’autre part, les auteurs en question sont mentionnés déjà dans la traduction de Nicolas de Gonesse, sans doute connue à la cour de Louis xii ou du moins parmi les lettrés de l’époque. Quant à Homère, la seule fois qu’il est cité dans le texte original, il est désigné par le terme poète (Homère est en effet le poète 33  « Dès le début du xvie siècle, des traductions latines de tragédies grecques circulent en France : il s’agit de l’Hécube et de l’Iphigénie en Aulide d’Euripide […], de la version latine de trois autres tragédies d’Euripide, Médée, Hippolyte et Alceste, par François Tissard (1507) ». Voilà ce que constate Sabine Lardon dans le chapitre Théâtre dans l’Histoire des traductions en langue française. xve et xvie  siècles. 14701610 (dir. Véronique Duché, Paris, Verdier, 2015, p. 1202).

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par excellence). Voici le passage en question dans une traduction en français moderne34 : C’est  […] ce qu’enseigne  […] le poète, quand il prête ces paroles à Héra : « et je ferai cesser leurs querelles interminables en les poussant au lit pour s’unir par amour » (Il. xiv, vv. 205  et 209).

Lodé remplace Homère par Virgile et la citation de l’Iliade, par deux vers de l’Énéide35 : ainsi que le poete Virgile donne à cognoestre introduisant la deesse Juno parlant ou premier [sic] libvre des gestes de Enee : « Quin potius pacem eternam pactosque hymeneos exercemus ». (Én. iv, 99-100, Saint-Pétersbourg, BNR, fr. 4° Q v III, 3, fol. 34v).

La même tendance à supprimer les renvois relatifs au chantre et aux récits homériques se manifeste ailleurs aussi : l’un des deux préceptes omis par Lodé évoque en effet Hélène, Pâris, Ulysse et Pénélope (§ 2136). Pour terminer cette présentation du Discours de Plutarque, il faut encore dire quelque chose sur la langue de la traduction. Aulotte en donne un jugement sévère lorsqu’il écrit que le « seul vrai mérite [de la traduction] […] est certainement d’être l’une des toutes premières versions françaises de Plutarque37 » ; il reproche notamment à Lodé « la tendance au délayage », c’est à dire l’usage excessif de l’itération synonymique, « le recours aux latinismes anciens et nouveaux » et le non-respect de l’ordre des propositions38. Les latinismes et l’ité34  Plutarque, éd. cit., t. ii, p. 160. 35  Ce détail a déjà été relevé par Robert Aulotte, Jacques Amyot, op. cit., p. 56. 36  Comme on l’a déjà constaté, les noms des divinités se présentent sous la forme latine, ce qui semble soutenir l’hypothèse d’un texte-source latin. La traduction contient toutefois un contre-exemple, un mot grec dont la présence dans la traduction est inattendue. Voici le passage en question : « la deesse Venus adoree en la montaigne de Citeron eucarpon qui est ung mot grec autant sonant en françois comme productrice de bons fruictz » (fol. 38r-v). 37  Robert Aulotte, op. cit., p. 58. 38  Ibid.

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ration synonymique sont omniprésents dans les traductions de l’époque (les mêmes phénomènes se retrouvent entre autres dans les Vies de Bourgouin), tandis que les libertés prises dans la construction des périodes constituent un argument futile qu’on peut tranquillement ignorer. On pourrait même aller plus loin et dire que, quand il s’agit d’un traducteur actif au tournant des quinzième et seizième siècles, ne pas avoir fait du mot à mot est bien plutôt un mérite qu’un défaut. On peut concéder à Aulotte que la syntaxe de Lodé est par endroits compliquée et lourde, mais son vocabulaire est par contre riche en termes rares, voire non attestés. Pour donner une idée du français de Lodé, voici deux exemples, d’abord le précepte 44 : Les meres ament voluntiers plus ardentement leurs enfens masles que leurs filles, comme considerantes que d’eulx pevent avoir de secours et aide en leur necessité. Au contraires, les peres ament voluntiers mieulx leurs filles que leurs filz comme plus humaines39 et secourables ou, (par adventure), indifferentement ament autant les ungs que les aultres. C’est une chose bien modeste et civile40 si une femme mariee a plus de regard aux parens et amys de son mary que aux siens propres et si elle mept peine de les cherir et amer et d’iceulx fait plus frequente mention que des siens propres. Car telle chose accroist la foy et affection du mary vers sa femme et l’ung amour l’aultre produict et engendre. (Saint-Pétersbourg, BNR, fr. 4° Q v III, 3, fol. 32v-33r).

Les phrases, assez longues, sont clairement construites. Les itérations synonymiques (en italique), au nombre de sept, sont réparties entre noms, adjectifs et verbes, et ne nuisent pas à la clarté de l’argumentation. Par contre, la seconde moitié du précepte s’éloigne pas mal du sens de l’original41 où il est question de la confiance réciproque entre belle-fille et beaux-parents. 39  ‘Bienveillant’ (définition du DMF 2015). 40  ‘Empreint de civilité’ (définition du DMF 2015). 41  Selon Robert Aulotte, op. cit., p. 55, « [e]n divers endroits, Lodé ne paraît pas avoir compris la pensée de Plutarque ». Il serait cependant plus prudent de ne

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Le second exemple, le précepte 56, contient des latinismes abhorrés par Aulotte. Le passage n’est pas facile à ponctuer. À la rigueur, on peut y voir une seule période, bien qu’il gagne en clarté s’il est coupé en plusieurs propositions : Platon admonestoit les vielz et antiques parsonages de soy moustrer vereconds et craintifz davant les jeunes, aussi pareillement les jeunes soy exhiber pudens et honteux davant les anciens. Car quant les anciens sont sans honte et creinte, es jeunes n’a aulchune reverence. Parquoy convient que l’homme, tousjours souvenant de ceste chose, se monstre creintif et verecond davant sa femme sur toutes les personnes du monde, et tellement que le lict nuptial luy soit comme une escole et exercice de toute honesteté et continence. (SaintPétersbourg, BNR, fr. 4° Q v III, 3, fol. 41v).

Des latinismes verecond et pudens, le second seulement est lemmatisé par le DMF, qui lui attribue le sens de ‘honteux’, ‘qui provoque la répugnance’. Cependant, ici, les deux termes, par ailleurs difficiles à rendre en français moderne, veulent dire quelque chose comme ‘honteux’, ‘timide’. Quant à la syntaxe, la construction admonester qqn + inf. est un (pseudo)latinisme parfaitement courant à l’époque. Les deux passages cités ne suffisent évidemment pas à donner une idée précise de la langue et du style de Lodé, mais ils auront au moins démontré que celui-ci s’exprime en français et non pas en une sorte de « semi-latin », pour reprendre un terme employé par G. Di Stefano au sujet de la traduction de Nicolas de Gonesse42.

pas se prononcer sur les mauvaises interprétations de Lodé avant que son textesource n’ait été identifié avec précision. 42  G. Di Stefano, « La découverte de Plutarque en France », art. cit., p. 480.

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Maffeo Vegio et le « De Educatione liberorum » La deuxième traduction de Lodé est, quant à son contenu, une suite logique à la première. Il s’agit du De educatione liberorum et eorum claris moribus de l’humaniste italien Maffeo Vegio (14071458), dont la première édition connue43, posthume, date de 1491. La traduction de Lodé parut en 1513 sous le titre Le Guidon des parens en instruction et direction de leurs enfans autrement appelé : Francoys Philelphe, De la Manière de nourrir, instruire et conduire jeunes enfans (Paris, Gilles de Gourmont). Cet ouvrage, destiné aussi bien aux parents qu’à tous ceux qui sont concernés par l’éducation de la jeunesse, compte parmi les traités pédagogiques les plus complets rédigés par un humaniste italien44. Le texte luimême ainsi que son auteur méritent donc une brève digression, d’autant plus qu’ils sont tombés dans un oubli quasi total. Les histoires de la littérature consacrent à Vegio quelques lignes pour dire qu’il était natif de Lodi, mais s’établit ensuite à Rome, où il reçut un canonicat à la Basilique Saint-Pierre. Il est l’auteur d’un grand nombre d’études et de traités historiques, moraux et théologiques, mais son nom aurait sans doute disparu des histoires littéraires il y a belle lurette, s’il n’avait doté l’Énéide d’un chant supplémentaire, inclus pendant plusieurs siècles dans les éditions du poème de Virgile. Actuellement, Vegio semble être mieux connu des théologiens que des littéraires, ne serait-ce que parce que son œuvre polyédrique compte aussi une étude considérée comme un des premiers traités d’archéologie chrétienne45. Des six livres du De Educatione, les trois premiers sont consacrés aux soins et à l’éducation à donner aux tout-petits et aux 43  Pour certains, il s’agirait de l’editio princeps, cf.  http//www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3781 [­dernière consultation mai 2018]. L’ouvrage, dont un exemplaire est conservé à la BnF (Rés. R-1560), n’a pas de privilège. 44  Craig Kallendorff, « Vegio, (Maffeo) », dans Centuriae latinae II. Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières, dir. Colette Nativel et al., Genève, Droz, “Travaux d’Humanisme et Renaissance (414)”, 2006, col. 819b. 45 L’ouvrage en question s’intitule De rebus antiquis memorabilibus Basilicae S. Petri Romae. Voir, à ce propos, le site www.oxfordbibliographies.com [dernière consultation mai 2018, s.v. Maffeo Vegio].

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jeunes. Les trois derniers s’occupent du comportement à suivre dans différents contextes sociaux ; les préceptes fournis s’adressent aussi bien aux adolescents qu’aux adultes46. Dans la première partie de l’ouvrage, sainte Monique, mère de saint Augustin, occupe une place centrale ; Vegio la donne en exemple à tous ceux qui s’occupent de l’éducation des enfants. Voici l’objectif qu’il s’est fixé dans son traité, cité dans la traduction de Lodé : nous esforcerons demonstrer, descripre et enseigner toute la raison de bien et competentement nourrir et instituer les enfans en cumulant noz faictz et escriptz d’exemples tresconvenables tant de la mere, ma dame saincte Monique, que de l’enfant, monsieur sainct Augustin. (Rés. R-2160, fol. a iiii v).

Le traité fourmille de citations, puisées chez les auteurs antiques, grecs et latins, ainsi que les Pères de l’Église et, bien évidemment, dans la Bible47. Selon l’index locorum de l’édition moderne, Vegio cite plus de soixante-dix auteurs et quelques centaines de textes. Les citations sont tantôt reproduites telles quelles, tantôt adaptées au contexte, ce qui rend leur identification plus difficile48. Vegio ne mentionne pas toujours ses sources, loin de là, mais leur identification se poursuit d’une édition à l’autre, à commencer par la Magna bibliotheca Veterum patrum de Margarin de La Bigne. Après la contribution donnée par Sister Sullivan, il ne reste plus beaucoup à faire dans ce domaine49. L’originalité de De educatione réside, d’une part, dans les idées pédagogiques de Vegio, dans l’attention qu’il porte même 46  Une description détaillée du contenu des livres i-vi est donnée dans l’édition moderne en deux volumes : Maphei Vegii Laudensis De Educatione Liberorum Et Eorum Claris Moribus Libri Sex. A Critical Text of Books i-iii, éd. Sœur Maria Walburg Fanning, Washington D.C., M.A. The Catholic University of America, 1933, p. xvi-xxi et Maphei Vegii Laudensis De Educatione Liberorum Et Eorum Claris Moribus Libri Sex. A Critical Text of Books iv-vi, éd. Sœur Anne Stanislaus Sullivan, Washington D.C., M.A. The Catholic University of America, 1936, p. xixv. 47  Pour une présentation d’ensemble des sources de Vegio, voir Sœur Anne Stanislaus Sullivan, éd. cit., p. xxvi-xxxi. 48  Ibid., p. xxix. 49  Ibid., p. viii.

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aux tout-petits, qu’ils soient garçons ou filles. En deuxième lieu, Vegio veut donner aux jeunes une éducation chrétienne sans pour autant négliger de les familiariser avec les auteurs antiques, surtout Virgile. Ce qui intéresse peut-être le plus le lecteur moderne, ce sont cependant les souvenirs personnels, les commentaires que l’auteur fait sur sa propre éducation, par ailleurs dispensée par des maîtres compétents50.

Lodé et les Gourmont Lodé s’intéressait manifestement aux questions pédagogiques, mais quelles sont les circonstances qui lui ont permis d’avoir entre les mains le De Educatione ? Pour répondre à cette question, nous devons nous lancer dans une autre digression, plus longue que la première. Le peu qu’il a publié, Lodé l’a fait imprimer par Gilles de Gourmont ou les frères Gourmont en 1513 ou 1514. Or, des trois frères Gourmont, Robert, Gilles et Jean, qui exercèrent à Paris entre 1498 et 153351, Gilles est connu pour être le premier à avoir imprimé des textes « entièrement en grec, avec un caractère nouveau qui paraît pour la première fois en 1507 et 150852 » ; c’est aussi lui qui introduisit en France les caractères hébraïques. Lorsque, en 1513, Lodé prépara une édition de la version latine des Praecepta, l’intitulé sur la page de titre est reproduit aussi bien en latin qu’en grec (voir annexe I). En outre, dans la marge du texte apparaissent de nombreuses gloses, dont certaines contiennent des termes grecs (voir annexe II). Imprimer des bouts de texte dans la langue originale peut être de la coquetterie de la part de Gilles de Gourmont, une sorte de démarche publicitaire. Lodé y est-il pour quelque chose ? Aurait-il, entre 1499 et 1513, acquis des rudiments de grec et aurait-il ainsi mis à profit les nouveaux caractères de Gourmont pour afficher l’étendue de ses connaissances linguistiques ? Quoi qu’il en soit, Gilles de Gourmont était en tout cas un personnage 50  Cr. Kallendorf, art. cit., p. 817a. 51  Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie depuis l’introduction de l’Imprimerie à Paris (1470) jusqu’à la fin du seizième siècle, Paris, M. J. Minard, 1965, p. 177-178. 52  Ibid., p. 178.

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de premier plan dans le milieu des imprimeurs parisiens et un précurseur (le Collège de France ne sera fondé qu’en 1530). Son « catalogue » prestigieux permet de déduire que le choix des ouvrages à imprimer était dicté par une politique bien définie. Gilles de Gourmont publiait surtout des textes grecs et latins ; ses domaines de prédilection étaient la théologie, la philosophie, la philologie, la géographie. Parmi les auteurs grecs, Gourmont s’intéressait entre autres à Hésiode, à Plutarque, à Strabon et à Aristote, dont il imprima la Rhétorique dans la traduction de Philelphe ; quant aux auteurs romains, son « catalogue » contenait par exemple des noms comme Ovide, Pline et Térence. Les auteurs modernes, dont plusieurs contemporains, ne sont pas négligés non plus, bien au contraire. Certains des textes imprimés par (les) Gourmont – comme le De lingua latina de Lorenzo Valla et les Épîtres de Philelphe – ont connu un succès non négligeable dans la France du xvie  siècle. La grammaire grecque de Manuel Chrysoloras témoigne des intérêts philologiques  de l’imprimeur ; le Mundus Novus d’Amerigo Vespucci, de l’attention qu’il portait aux grandes découvertes contemporaines. Les noms de Valla, de Philelphe, de Vegio ainsi que les éditions de textes grecs montrent clairement que Gilles de Gourmont suivait de près ce qui se publiait en Italie. Lodé, en quête d’imprimeur, a-t-il opté pour Gilles de Gourmont ou avait-il au contraire été sollicité par ce dernier ? Serait-il possible que l’imprimeur ait invité le pédagogue orléanais à traduire un traité dont il avait déjà publié la version originale ? Lui aurait-il même procuré un exemplaire du texte latin sur lequel travailler ? Ces questions resteront sans réponse, mais comme Gilles de Gourmont avait déjà imprimé seul ou avec ses frères quelques traités moraux de Plutarque ainsi que le De educatione de Vegio (en 1507 et en 1508), il semble logique qu’il désirât enrichir son catalogue des deux ouvrages que Lodé était en mesure de lui proposer, à savoir la traduction du De educatione et l’édition de la version latine des Praecepta plutaquiens. À une exception près53, les premières éditions du De educatione parues en France, dont celles des Gourmont, ne sont pas attribuées 53  Il s’agit de l’édition de Berthold Rembolt et Jean Waterloese, Paris, 1511.

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à leur vrai auteur, mais à François Philelphe54. Lodé lui-même semble avoir nourri quelques doutes sur l’identité de l’auteur du Guidon, puisqu’il écrit dans la préface55 : Ego igitur  […] duorum  […] germana opuscula, alterum Plutharchi « De praeceptis conjugalibus », alterum Francisci Philelphi « De educatione liberorum » (ni verum autorem Titulus mentitur adulter) […] lingua donavi vernacula. (BnF, Rés. R-2160, fol. +ii v).

Or, tant Philelphe que Maffeo Vegio étaient bien connus dans les cercles savants en France, où plusieurs de leurs ouvrages avaient trouvé un imprimeur. Le responsable de cette confusion a dû être induit en erreur par le fait que Philelphe aussi avait à son actif quelques brefs textes sur l’éducation56. Il ne s’agit donc probablement pas d’une manœuvre publicitaire de l’imprimeur, comme ce fut le cas lorsqu’Antoine Vérard, en 1503 ou en 1504, attribua Les Regnars traversant de Jean Bouchet à Sebastien Brant, bien plus connu que le rhétoriqueur poitevin57.

Privilèges et préfaces L’année 1513 (ou 1514) est une étape importante dans la carrière de Lodé. Après avoir obtenu le privilège du roi, daté du 6 juin 1513, il publie et Le Guidon pour les parens et une édition de la version latine des Praecepta conjugalia de Plutarque. À part le privilège, les deux volumes ont aussi en commun la même préface, qui porte la date du 15 avril 1513. Rédigée en un latin ampoulé, celle-ci est en réalité une longue dédicace adressée à certaines autorités orléanaises. 54  La même erreur se trouve dans trois éditions de Tübingen (in aedibus Th.  Anselmi, 1513, 1515 et 1518), voir à ce sujet, Jacques-Charles Brunet, Manuel du Libraire et de l’amateur de livres, t. v, Genève, Slatkine reprints, 1990 [18645], col. 1113. 55  Sur la fausse attribution du De educatione, voir le Bulletin du Bibliophile, 12e série, mars 1856, p. 806-808. 56 Eugenio Garin, L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance. 1400-1600, Paris, Fayard, 1968, p. 122, n. 15. 57  Jennifer Britnell, Jean Bouchet, Edinburgh, UP, 1986, p. 82.

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Pour les remercier des bienfaits dont elles l’ont gratifié, Lodé déclare qu’il aurait aimé leur offrir un beau texte de son propre cru. Ayant cependant pris conscience de ses limites, il a jugé opportun de renoncer à cette entreprise hasardeuse. Pour justifier sa décision, il renvoie d’abord à Quintilien selon qui celui qui est incapable de produire quelque chose de supérieur aux œuvres des génies du passé, fait mieux de s’abstenir. Puis Lodé conclut ses réflexions avec une métaphore horticole selon laquelle il préfère cultiver le terrain d’autrui plutôt que d’offrir au lecteur un chou insipide de son potager58. En témoignage de sa gratitude, il a donc choisi de traduire en français deux petits ouvrages (« germana opuscula ») qu’il juge d’utilité générale. Après ce plaidoyer pro domo, Lodé entame l’éloge des deux traités en question. L’institution sur laquelle repose notre société, dit-il, est le mariage. Mais pour qu’il soit heureux, il est nécessaire que les époux aient une descendance à laquelle ils doivent procurer une éducation soignée. Il s’ensuit, d’après Lodé, qu’aussi longtemps que les Praecepta et Le Guidon seront lus, médités et mis à profit, l’État naviguera dans des eaux calmes, se remplira de sujets de bonne volonté et ne périra jamais. Lodé laisse ainsi comprendre que mettre ces textes à la portée du grand public, c’est accomplir un acte particulièrement méritoire. Arrivée à ce point de notre analyse, nous devons nous arrêter pour relever une bizarrerie dans la Préface. Lodé s’y vante d’avoir traduit en français deux traités d’utilité générale, mais en réalité des deux textes qu’il fait imprimer en 1513, un seul est une traduction, l’autre étant une édition d’un texte latin. Selon l’état actuel de nos connaissances, la traduction des Praecepta plutarquiens restera en effet renfermée dans le seul manuscrit connu jusqu’en 1535, date à laquelle elle fut imprimée par Denis Janot. Le privilège de 1513 embrouille encore davantage les choses. Il est accordé à Lodé pour qu’il fasse imprimer ses « œuvres complètes », autrement dit les Dyaloges en latin, les deux traductions et l’édition latine des Praecepta. Pour des raisons que nous ignorons, ce programme 58  En constatant « Quapropter alieno in agro me secure ac honeste exercere malui quam vel ex meo Crambem bis ponere morituris », Vegio avait sans doute à l’esprit le vers 154 de la Satira  VII de Juvénal : « Occidit miseros crambe repetita magistros ».

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ne sera réalisé qu’en partie ; dans la préface, de presque deux mois antérieure au privilège, Lodé ne parle que de ses traductions. Nous nous contentons pour le moment de signaler ce mystère et revenons aux arguments qu’avance Lodé pour mettre en valeur ses traductions.

La traduction du « De Educatione » de Vegio Entre 1500 et 1511, le De Educatione connut quatre impressions en France. Son succès ne s’arrêta d’ailleurs pas là : au siècle suivant, il fut inséré dans le tome xv de la Magna bibliotheca Veterum patrum de Margarin de La Bigne59. Par contre, on peut se demander pourquoi, contrairement aux souhaits de Lodé, la traduction française ne conquit pas le grand public et ne connut pas de réimpressions. La lecture du petit volume renfermant Le Guidon pour les parens, conservé à la Réserve de la BnF (Rés. R-2160), est rendue difficile par la fragilité de la reliure60, qui impose de grandes précautions dans le maniement de l’ouvrage, en sorte que seules quelques dizaines de pages au début et à la fin sont bien visibles. Les autres pages ne laissent voir que le début – ou la fin – des lignes. Il s’ensuit que les comparaisons que nous avons pu établir entre le texte latin, en l’occurrence celui de l’imprimé de Jehan de Gourmont (BnF, Rés. P-R-32661), et le texte français sont loin d’être exhaustives. Si l’on s’en tient à l’index des deux ouvrages, on constate que les six livres du traité se divisent en autant de chapitres chez Vegio que chez Lodé. Ce dernier se contente quelquefois de transposer 59  Margarino de La Bigne, Magna Bibliotheca Veterum patrum, et antiquorum scriptorum ecclesiasticorum, t.  xv, coloniae Agrippinae, sumptibus Antonij Hierati, sub signo Gryphi, anno M.DC.XXII. 60  Nous n’avons pas eu l’occasion de consulter les deux autres exemplaires existants, dont l’un se trouve à Courtrai, et l’autre à la Bibliothèque de l’École des Beaux-Arts à Paris, cf. Philippe Renouard et Brigitte Moreau, Inventaire chronologique des éditions parisiennes du xvie siècle, t. i, 1501-1510, Paris, Imprimerie municipale, 1972, p. 249. 61  Selon l’article non signé du Bulletin de Bibliophile, cit., p. 807, « Il est probable qu’elle [la traduction de Lodé] a été faite sur l’édition de 1508, puisque le même imprimeur a publié le texte et la traduction ».

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le titre latin tel quel en français, mais la plupart du temps il préfère les développer et les fait commencer par l’adverbe Comment (50 occurrences), plutôt rare chez Vegio (3 occurrences) : De taciturnitate lingue juvenibus pernecessaria ⇒ De taciturnité aux jeunes enfans tresnecessaire (v, 2); Diligenter inspiciendum ad quam maxime artem pueri natura inclinentur ⇒ Coment pere et mere et aultres voulans user de leurs offices ayant charge et administration d’enfans doibvent diligentement regarder et explorer a quel art plus s’encline naturellement l’esperit et entendement d’ung chascun jeune enfant (iii, 10).

Dans l’ensemble, la traduction semble suivre assez fidèlement le texte-source, mais contrairement à ce que Lodé fait dans les Préceptes, il ne signale pas expressis verbis dans le Guidon le seul ajout de quelque longueur qu’il ait inséré dans le texte de Vegio. L’anecdote en question est qualifiée de « facetie de Pogge », mais elle ne figure pas parmi celles traduites par Guillaume Tardif62, et n’est pas non plus reproduite dans les éditions modernes du Liber Facetiarum63. Son contenu ne diffère guère de celui des histoires puisées chez les auteurs anciens, dont Vegio aime à remplir son texte, mais il est quand même curieux que le traducteur ait eu l’idée d’insérer dans le traité un passage pris dans un ouvrage contemporain et, qui plus est, un ouvrage qui n’est pas particulièrement édifiant. Bien que quelques constructions soient corrompues, l’anecdote vaut la peine d’être citée dans sa totalité. Elle ne contient pas seulement des termes peu courants, comme fallere64

62  Voir Guillaume Tardif, Les facéties de Poge. Traduction du « Liber facetiarum » de Poggio Bracciolini, éd. Frédéric Duval et Sandrine Hériché-Pradeau, Genève, Droz, “Textes littéraires français (555)”, 2003. 63 Voir Le Pogge. Facéties. Confabulationes, éd. Stefano Pittaluga, Paris, Les Belles Lettres, “Bibliothèque italienne”, 2005. 64  Voici la définiton que le TLF informatisé donne de phalere, mot daté de 1522 : « ANTIQ. ROMAINE, le plus souvent au plur. Plaque ronde de métal pré-

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et colustrer65, mais est écrite dans un style vif auquel les itérations synonymiques (approuchoit et marchoit ; retenir et dompter ; fureur et infamy) ne nuisent pas : Ad ce propos Poge florentin raconte en une de ses faceciis d’ung quidam ****, lequel, fort content de sa personne, se sembloit, entra dedans une eglise de Italie tout enrichy et66 fallere de chesnes d’or, les unes au col, les aultres aux poignetz, les aultres au tour du corps en lieu de ceinture. Et comme il approuchoit et marchoit fierement, quelque ung homme d’esperit et plain de facetieux dictz et faictz, là existant et colustrant icelluy homme si pompeux, va dire à ung aultre qui estoit prochain de luy : « J’ay veu aultres foys de bien grans foulz, mais jamais ung tel que cestuy cy, je ne vy ». Interrogé « Comment cela ? », va respondre : « Pourtant que pour retenir et dompter ceulx que j’ay veuz, il souffisoit assez de une seulle cheine. Mais au regard de cestuy cy, il fault bien dire et croire que sa fureur excede toute aultre fureur et infanye, attendu qu’il luy fault tant de cheines à le tenir ». (Rés. R-2160, fol. clxxxii v).

Pour conclure ces considérations, voici un dernier passage pris dans le Livre i du Guidon. Comparé au texte latin, il est plus long d’un tiers (136 mots vs 87 mots), ce qui s’explique en grande partie par les itérations synonymiques, particulièrement nombreuses dans la première partie de la citation. Tout comme dans Le Discours de Plutarque, les occurrences de la 1re personne du singulier renvoient à l’auteur du texte et non pas au traducteur qui, fidèle à lui-même, reste invisible :

cieux ou d’ivoire, gravée de diverses figures, qui était donnée comme décoration militaire aux soldats romains qui la portaient en collier ». 65  Le sens proposé par le DMF (2015), ‘éclairer (au fig.)’, ne convient pas ici. 66  Faut-il comprendre « enrichy de falleres et de chesnes d’or » ?

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Acoustumer les enfans de jeunesse à porter et endurer patientement la froidure sera reputé chose bonne et ytile [sic], ce que on list d’aulcunnes estranges et barbares nations qui pour ce immergent et plungent leurs enfans encores tendres de eage es fleuves glacés et froictz à merveilles, ou les couvrent de minses et peu chaloureux abillemens pour à celes acoustumer, d’autant que icelluy eage a plus de chaleur naturelle que nulle aultre. Nous voyons que aulcuns, extraictz de povres parens, tout au long de l’yver sont sans chaulses et souliers, nue teste et povrement vestuz, qui ne sentent pas plus grant rigueur de froidure que ceulx qui sont plus curieusement vestuz. [v°] Parquoy à ce propos me semble bon icy raconter ce que me advint quelquefoiz que me tenoye aux champs par ung fort et grant yver.

Videbitur autem utile esse si frigori assuefiant, quod barbari aliqui facere traduntur, vel gelidis eos fluviis immergentes vel vili admodum ac modico amictu contegentes. Propter eorum enim calorem aptius faciliusque ad frigus excerceri possunt. Videmus aliquos ob summam parentum inopiam in maiore hieme et nudis pedibus incedere et unica ac trita quidem veste indui, qui, quod ita assuefacti sunt, non magis tamen asperitatem frigoris quam splendide etiam quique calceati atque amicti molestiam habent. Quo loco convenienter narrandum est quod adolescentulo iam mihi, dum rure aliquando agerem, contigit.

(Paris, BnF, Rés. R-2160, fol. xxvir-v).

(Paris, BnF, Rés. P-R-326, fol. xxvv-xxvir).

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Conclusion Cette brève présentation a fait émerger deux faits qui méritent d’être soulignés. Le premier, c’est la haute idée que se fait Lodé de sa vocation : il se veut avant tout moraliste et pédagogue, ce qui l’amène à faire des traductions sur des sujets bien ponctuels. Il veut faire œuvre utile et divulguer des textes édifiants. Une fois ses objectifs atteints, il n’a plus aucune raison de continuer ses activités de traducteur. Dans la Préface, il souligne le caractère altruiste de son entreprise ; être récompensé de son travail lui importe moins, à ce qu’il prétend, que de conseiller non pas les lettrés, mais les ignorants, ceux qui sont dotés d’une intelligence limitée, autrement dit la grande majorité des gens. Le second aspect important, c’est la collaboration entre Lodé et Gilles de Gourmont, un imprimeur qui trie sur le volet les ouvrages à accepter et un traducteur qui ne se contente pas de n’importe quel imprimeur, mais choisit (ou est choisi par) celui dont les intérêts coïncidaient avec les siens. Cela suffit à nous convaincre du fait qu’il n’était pas un savant isolé dans sa province, mais qu’il entretenait des liens fructueux avec les milieux intellectuels parisiens, auxquels appartenait Gilles de Gourmont. Université de Helsinki

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Annexe I

Fig. 1. Page de titre de l’édition de Lodé des Praecepta conjugalia, imprime chez Gilles de Gourmont (Paris, BnF, Rés. P-R-903) © Paris, BnF.

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Annexe II

Fig. 2. Page avec des gloses en grec (BnF, Rés. P-R-903) © Paris, BnF.

Maria Colombo Timelli

TRANSLATEUR, TRADUCTEUR, AUTEUR : QUELLE TERMINOLOGIE POUR QUELLE(S) IDENTITÉ(S) DANS LES PROLOGUES DES MISES EN PROSE ? Dans le cadre d’une réflexion sur le rapport entre « figure du traducteur » et « figure auctoriale » à la fin du Moyen Âge, les « mises en prose » rédigées, en gros, entre la moitié du xve siècle et la moitié du siècle suivant représentent un corpus homogène qu’il vaut la peine d’interroger1 : il s’agit, en effet, d’un groupe assez nourri de réécritures/adaptations de poèmes narratifs en vers où deux voix coexistent nécessairement, qu’elles soient explicitement évoquées ou non, à savoir celle de l’ancien poète et celle du « prosateur ». Quoi qu’il en soit, qu’ils l’affirment expressément ou non, qu’ils rappellent ou non le nom de leurs devanciers, nos « prosateurs » se faisaient les passeurs d’une matière qui avait connu (au moins) une première mise en forme littéraire, et c’est à l’apparence d’une même nomenclature qu’ils se servaient pour indiquer tant leur propre personne que l’ancien poète. Cette terminologie, résultat du dépouillement exhaustif des prologues de notre corpus, comprend une petite poignée de substantifs : selon l’ordre alphabétique, acteur/au(c)teur, composeur, escripvain, facteur, (h)istorien, orateur, traducteur, translateur ; nous les examinerons en contexte, en essayant d’en tirer des informations sur la perception que ces « auteurs » de la fin du Moyen Âge pouvaient avoir, et transmettre à leurs lecteurs, quant à leur propre statut auctorial, et à celui de leurs ancêtres. 1  Je m’appuie sur l’ensemble des titres réunis dans le Nouveau Répertoire de mises en prose, dir. Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari, Anne Schoysman, François Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (78 notices), dorénavant NR. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 277-293. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116699

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Une observation préalable sera réservée cependant à la terminologie moderne, celle que nous utilisons nous-mêmes pour nommer ces adaptateurs et qui n’est pas sans refléter un certain malaise : celui-ci est dû effectivement à l’embarras que nous éprouvons en appelant « auteur » un écrivain dépourvu de ce qui de nos jours caractérise cette figure presque par définition, à savoir l’originalité créatrice ; c’est alors tout un arsenal de substantifs qui sont convoqués : prosateur/metteur en prose/dérimeur alternent dans les notices de notre Nouveau Répertoire avec compilateur (celui-ci utilisé normalement avec son acception technique, quand la mise en prose s’appuie sur des sources multiples2), translateur (parfois entre guillemets) ; et, lorsque auteur est utilisé, le responsable de l’article se sent obligé de préciser s’il s’agit de l’« auteur de la source » ou de celui de la « prose ». Dans ma présentation, je suivrai l’ordre de fréquence des mots auxquels les « prosateurs » ont eu recours pour se nommer et pour nommer le poète dont ils s’inspirent.

Composeur Le Pèlerinage de l’Âme de Jean Galopes (1422-1427), réécriture en prose du deuxième poème de Guillaume de Digulleville, est précédé dans les témoins conservés soit d’un, soit de deux prologues ; le premier3, qui ne se lit que dans les manuscrits O et P, s’ouvre par les mots « C’est le prologue du composeur en proze du Pelerinaige de l’ame […] » ; que la responsabilité de l’incipit revienne à Jean Galopes ou aux copistes, la suite montre bien la volonté d’afficher la présence de deux voix séparées, celle du « prosateur » et celle de Guillaume : « en ensievant le livre d’ycelluy Pelerinaige fait en rime par damp Guillaume, prieur de Chaaliz4 ». Sans vouloir surinterpréter ce petit fragment, bornons-nous à constater que l’au2  Ceci est le cas, entre autres, pour l’Alexandre de Jean Wauquelin, le Fierabras de Jean Bagnyon, ou encore pour Anséïs de Carthage (anonyme). 3  Je reviendrai plus loin sur le second (translateur). 4  Notice de Frédéric Duval, NR, p. 669-680, ici p. 671 ; le texte de P (p. 672) ne présente que des variantes graphiques.

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teur premier « fait [‘crée’ ?] en rime », alors que l’auteur second « compose [‘rédige’ ?] en prose ». Alors que les trois seules attestations du substantif réunies dans l’article du DMF 2015 associent composeur à livre5, notre corpus permet d’enrichir quelque peu le contexte sémantique : Et en ceste partie dist l’acteur composeur de ceste histore au commandement de mondit tresredoubté seigneur que au pourpoz des fondations des eglises que fonda monseigneur Gerard de Roussillon il a trouvé  […] (Jean Wauquelin, Gérard de Roussillon, 1447, chapitre cliv6).

Ce fragment nous fournit un doublet intéressant, me semble-t-il, dans la mesure où les deux substantifs, acteur et composeur, simplement juxtaposés7, ne semblent pas exactement synonymes : je tendrais à comprendre que Wauquelin se présente comme celui qui a ‘créé’ cette version de Gérard de Roussillon (acteur) en assemblant une histoire (composeur) à partir de plusieurs textes ; en effet, comme le souligne Marie-Claude de Crécy, si son hypotexte principal demeure le Girart de Roussillon en vers du xive  siècle, Wauquelin a utilisé aussi d’autres sources, entre autres la Vita latine du comte et les Annales Hannoniae de Jacques de Guise8. En somme, sous la plume de Jean Wauquelin tout au moins, le mot composeur insisterait sur la triple opération que suppose le travail de « composition », tant en moyen français qu’en français moderne, à savoir l’assemblage, l’arrangement, la création. 5  « À la dextre de ycelle dame Sapience est le disciple aucteur et composeur de ce livre estant en chaire comme preschant à divers estas du monde […] » (Déclaration des hystoires de l’Orloge de sapience, ante 1449) ; « […] duquel livre furent principaulx composeurs quatre les [sic] plus notables hommes desdiz François » (Noël de Fribois, Abregé des croniques de France, 1459) ; « […] et comment le composeur de ce livre fut constraint de faire cest euvre » (Évangiles des Quenouilles, c. 1466-1474). 6  Notice de Marie-Claude de Crécy, NR, p.  331-345, ici p.  341. Je remercie Mme de Crécy pour m’avoir fourni un contexte plus large de ce passage, tiré de l’édition critique qu’elle prépare actuellement. 7  Pas de variantes dans les autres manuscrits. On peut d’ailleurs s’interroger sur la catégorie grammaticale des deux termes en question et par conséquent sur le sens du doublet : ‘l’auteur qui a composé’ ? 8  Notice, p. 341-342.

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Facteur Strictement associé au verbe faire, facteur est en relation étroite avec l’acte de création, d’une part, de fabrication de l’autre9. C’est ce que paraît confirmer l’usage qui en est fait dans l’Histoire de Charles Martel (1448, seule copie conservée 1463-1465), dont le compilateur « tend à déclarer les changements de textes-sources qu’il utilise10 » ; or, ces interventions hors-texte se font soit à la P1, soit à la P3, et c’est alors le mot facteur qui apparaît : Et par le contenu d’un autre volume en ryme comme celluy dont j’ay extrait ceste matiere, je treuve  […]  (ms.  Bruxelles, KBR, 6, fol. 301r) ; Cy s’ensieut une collation ou prologue declairant comment le facteur de ceste euvre a trouvé ung autre traittié parlant ancoires des fais de Charles Martel […] (ibid., fol. 519r) ; une autre maniere de pacification que je ay trouvee et veue en ung autre livre rimé […] (ibid., fol. 519r11).

Si la question du rôle de David Aubert dans cette œuvre est objet de débat12, il est hors de doute que le « facteur » qui « a trouvé » coïncide avec le « je » qui s’exprime dans les mêmes passages, ainsi qu’avec l’‘auteur’ de la compilation. C’est sous la plume de Pierre Durand que l’on trouve une autre attestation de facteur ; les éléments en co-occurrence permettent 9  Sous l’acception générale ‘Celui qui fait qqc, qui crée, qui réalise qqc’, le DMF 2015 offre la glose ‘Auteur’, illustrée par deux seuls exemples : « Pour sçavoir l’usaige de moderne retorique laie, je conseille à user et hanter les facteurs [de] ballades et rondel » (Traité de l’art de rhétorique, c. 1433-1466) ; « Cy finist la cronicque du très crainct et redoubté roy Loys unzieme de ce nom, laquelle je, facteur de ce livre, dont le nom ne se apparest, aye faict mettre en forme deue selon la possibilité de mon entendement » (Jean Le Clerc, Interpolations et variantes de la Chronique scandaleuse, c. 1502). Voir aussi l’article d’Estelle Doudet, « Par le non conuist an l’ome. Désignations et signatures de l’auteur, du xiie au xvie siècle », dans Constitution du champ littéraire. Limites-Intersections-Déplacements, dir. Pierre Chiron et Francis Claudon, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 105-123, en particulier p. 116-117. 10  Notice d’Anne Schoysman et Jean-Charles Herbin, NR, p. 485. 11  Ibid. 12  Ibid., p. 486.

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non seulement de comprendre qu’allusion est bien faite à un ‘auteur’ à part entière, mais – peut-être plus intéressant encore – à l’auteur « du livre original », que l’on interprètera par ‘initial’, ‘qui est à l’origine [de ce livre-ci]’ : Et finablement dit l’ancien facteur du livre original que la contesse Yolant le fist faire, dicter et escripre […] (Guillaume de Palerne, c. 1527, épilogue13).

Escripvain L’ambiguïté du substantif et, par conséquent, notre difficulté à l’interpréter, tient à la multiplicité des sens que peut revêtir l’acte même d’écrire : selon le DMF 2015 l’écrivain est avant tout ‘celui qui écrit, dont la profession est d’écrire’ ; mais le diable est dans les détails, car il est alors tant le ‘copiste’, que ‘celui qui met en forme des écrits divers (écrits administratifs, lettres)’, ou encore l’‘auteur (d’un écrit quelconque, d’un écrit original ou de seconde main, d’une œuvre littéraire ou scientifique, etc.14)’. Pour les œuvres qui nous intéressent, il n’est sans doute pas un hasard si deux fois sur trois escripvain est utilisé par David Aubert, qui semble s’amuser à brouiller les pistes par l’emploi d’un mot polysémique15. En effet, si l’acception paraît claire dans l’Histoire de Charles Martel (1448, copie de 1463-1465), c’est uniquement grâce à la présence en contexte du verbe grosser : 13  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 445-451, ici p. 447. 14  La polysémie du mot a été très subtilement analysée en diachronie par Olivier Delsaux (« Qu’est-ce qu’un escripvain au Moyen Âge ? Étude d’un polysème », Romania, 132, 2014, p. 11-158 ; avec en annexe un corpus de 459 attestations du xiie à la fin du xve siècle), qui distingue un sens I, « transcripteur » (p. 17-32), et un sens II, « rédacteur » (p. 32-50), sans pour autant ignorer les nombreux cas où les signifiés de escripvain demeurent « de sens indécis » (p.  14-16). Dans une perspective plus littéraire, voir E. Doudet, « Par le non conuist an l’ome », art. cit., p. 117. 15  Les quelques lignes que Richard Straub a consacrées aux fonctions assumées par David Aubert n’approfondissent pas vraiment la question : cf. David Aubert, « escripvain » et « clerc », Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 319. Voir en revanche les observations d’Olivier Delsaux, « Qu’est-ce qu’un escripvain ? », art. cit., p. 42-44.

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[cestuy second volume] a esté grossé par David Aubert, son indigne escripvain, en la fourme et maniere quy s’ensieut (prologue au second volume, ms. Bruxelles, KBR, 716) ;

alors que, dans les Chroniques et conquêtes de Charlemagne (1458), le doute plane, car non seulement le mot se lit dans un manuscrit assurément autographe (ms.  Bruxelles, KBR, 9066), ce qui appuierait l’acception de ‘copiste’, mais la phrase qui le contient fait partie du « Prologue de l’acteur », ce qui autoriserait à faire coïncider les deux figures : Si proteste que jamais mon rude entendement n’eust ozé penser d’emprendre si grant charge que de vouloir à eulx [= à ceux « qui font nouvelles transcriptions et mutation de rime en prose, en termes si bien couchiés qu’il semble que rethorique propre leur mette ou cuer ce qu’ilz escripvent »] ressembler touchant ceste habilité, ne feust l’estroit commandement de mon tresredoubté seigneur, monseigneur de Crequy ; auquel de sa bonne grace je me nomme tout humble petit escripvain et le mendre de ses serviteurs, prest de faire ce que ma possibilité pourra souffire pour son vouloir acomplir […]17.

En revanche, notre dernière citation ne pose pas de problème de compréhension, écrivain, accompagné de l’adjectif premier, ne pouvant se rapporter qu’à l’‘auteur’ du modèle : […] je n’ay seullement taillé et resecqué les choses ou premier livre contenue qui m’ont semblé estre absurdes et moins que raisonnables, mais aussi, en suivant tousjours l’inten16  Notice d’Anne Schoysman et Jean-Charles Herbin, NR, p.  475-493, ici p. 478. La présence d’un adjectif épithète dévalorisant (« indigne ») confirme selon Delsaux cette acception (« Qu’est-ce qu’un escripvain ? », art. cit., p. 20). 17  Notice de Bernard Guidot, NR, p.  151-164, ici p.  154. Au sujet du rôle de David Aubert dans cette mise en prose, Guidot constate : « De très sérieux doutes subsistent concernant David Aubert : est-il l’‘acteur’ du ms.  9066 ? Est-il l’auteur d’une partie de la compilation ou de l’ensemble ? La critique se perd en conjectures, car, dans l’entourage des princes, il a été, tour à tour ou en même temps, copiste, remanieur et, sans aucun doute, véritable créateur » (p. 155-156). Ce même prologue est analysé par Olivier Delsaux, « Qu’est-ce qu’un escripvain ? », art. cit., p. 32, 38, 42.

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tion du premier escripvain d’icelle, à mon pouoir ay, sans sortir hors de propos, adjouxté en temps et lieu aucunes sentences moralles ou joyeusetez (Pierre Durand, Guillaume de Palerne, c. 1527, prologue18).

(h)istorien Le DMF 2015 atteste un sens principal, ‘celui qui écrit l’histoire’, de loin le plus fréquent, et un sens secondaire, ‘conteur’, pour lequel un seul exemple est proposé19. Notre corpus permet d’enrichir la palette sémantique du substantif, puisque celui-ci est plus d’une fois utilisé pour désigner celui qui est en train de construire l’histoire, l’‘auteur’ donc de ce récit secondaire qu’est la mise en prose20 : Ainsy comme [racompte] le livre sur ce fait que ne puet mie l’istorien tout mettre avecq cestui qui fine atant […] » (Garin de Monglane, milieu du xve siècle ?, explicit21) ;

18  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 445-451, ici p. 447. 19  « Jadis un historien racontoit que le faucon voit [avoit ?] une fois prins ung huas  […] » (Colard Mansion, Dialogue des créatures, 1482). Une acception ultérieure, ‘connaisseur d’histoires’, attestée dans les Cent Nouvelles nouvelles, est ainsi glosée : « Ce bon jaloux, dont je vous compte, estoit tres grand historien et avoit beaucoup veu, leu et releu de diverses histoires [ce ‘bon jaloux’ cherche dans ses lectures le moyen de se prémunir contre une possible tromperie de sa femme ; GD IV, 478b : ‘qui connaît les histoires’] ». 20 Je néglige les occurrences où historien(s) renvoie aux auteurs des (anciennes) histoires et chroniques : « […] veu qu’il est certain les croniqueurs et historiens n’avoir rien composé que premier ne regardassent si leurs escriptz convindroient aux gestes de vaillans princes  […] » (Florimont imprimé, 1528, notice de Chiara Concina, NR, p. 277-284, ici p. 279) ; « Ce n’est point sans juste droit et raison qu’on a celebré les hommes vertueulx et extollé leur gloire par les livres des hystoriens, panegeriques et aultres sortes de bien ditter et composer […] » (Quatre fils Aymon, éd. Galliot du Pré et Jacques Nyverd, 1525 ; notice de Sarah BaudelleMichels, NR, p. 717-746, ici p. 737). 21  Notice d’Hélène Gallé, NR, p. 295-303, ici p. 296.

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Et atant s’en taist l’istoire de lui [Guillaume] car plus n’en treuve l’istorien (Guillaume d’Orange, c. 1455, épilogue22) ; L’istoire presentement commencee parlera donques des uns et des aultres [= des bons et des mauvais], de verité et de menchoingne et tout ainssi que la matere se disposera. Mais que l’istorien voeulle certifier ces deux choses, il soubmet son escripture à la correction de ceulx qui voulentiers estudient croniques, vielles gestes, livres anciens rimés comme on souloit ou temps que regnoit Charlemaine le grant, en l’un desquelz rommans rimez, comme dit est, a veu, leu et estudié ce dont il voeult cy aprés parler par prose telle comme en ceste presente intitulacion, il a ce dit livre encommencé voire par protestacion de non estre appellé gengleur ne controuveur de menchongnes, ce dont il n’est mie duit ne aprins (Renaut de Montauban bourguignon, ante 1462, prologue, ms. Paris, Arsenal, 5072, copie attribuée à David Aubert23).

Si, dans les deux premiers extraits, l’istorien est bien celui qui, en conclusion de son récit, déclare soit renoncer à réunir la totalité d’une matière (Garin de Monglane), soit mettre fin à son texte faute de sources ultérieures sur son sujet (Guillaume d’Orange) – il s’agit donc bien de l’‘auteur de l’histoire’ –, Renaut de Montauban confirme une valeur ultérieure du substantif, en opposant l’istorien, capable de faire la part entre vérité et mensonge, et le gengleur de l’autre, doublé par la paraphrase définitoire « controuveur de menchongnes24 ». 22  Notice de Nadine Henrard, NR, p. 453-474, ici p. 456. Sur la récurrence des renvois à l’histoire et à l’historien dans ce « roman », voir : Madeleine Tyssens, « L’istorien dans son istoire. À propos du Roman de Guillaume d’Orange », dans Studi di filologia romanza offerti a Valeria Bertolucci Pizzorusso, dir. Pietro  G. Beltrami, Maria Grazia Capusso, Fabrizio Cigni et  al., Pisa, Pacini, 2006, t.  2, p. 1539-1557. 23  Notice de Sarah Baudelle-Michels, NR, p. 717-746, ici p. 727. Le passage, où l’on reconnaît sans peine le style ampoulé de David Aubert, pose des problèmes d’interprétation et par conséquent de ponctuation ; le ms.  Paris, BnF, fr.  19173, dont le texte est très proche de celui d’Arsenal 5072 cité ici, ne vient pas au secours. 24  Cette occurrence pourrait s’ajouter aux citations réunies dans le DMF 2015 s.v. jangleur (‘celui qui est bavard (et souvent menteur, vantard ou malveillant’), où le substantif apparaît souvent en co-occurrence avec des synonymes (« faulx rapporteur », « faulx menteur », « bourdeur », « trompeur », « baveur »).

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Orateur Peut-être moins attendu, le substantif orateur peut lui aussi désigner nos prosateurs. Le sens de ‘écrivain (en particulier attaché à un grand personnage)’ est bien attesté, entre autres dans les pièces liminaires où l’auteur se nomme en offrant l’ouvrage à son commanditaire25. Orateur revient trois fois dans les prologues qui scandent la Généalogie de Godefroi de Bouillon de Pierre Desrey (1499) : […]  vostre simple et humble orateur natif de Troyes en Champaigne, et bon françois, salut et humble reverence (prologue de l’aucteur26) ; […] et comme aussi est nottement [sic] dit et recité en ce present livre par le prenommé simple et humble orateur, tranlaté [sic] de latin en françoys l’an de grace [1499] (prologue de l’aucteur27) ; […] je, debile et humble orateur, moyennant la divine grace de Dieu, paracheveray finablement le tiers livre (prologue du 3e livre28).

Ce n’est donc pas tant le type d’écriture qui est visé, que la fonction jouée par l’auteur auprès du dédicataire, en l’occurrence le roi Louis xii et son cousin Englebert de Clèves. Par ailleurs, il n’est pas inintéressant de relever le même mot dans les textes liminaires de Perceval le Gallois (1530), que le prosateur anonyme utilise pour désigner les anciens poètes au service des comtes de Flandres , auteurs de ses modèles en vers : [ledict conte Philippes] commanda à aucun docte orateur de rediger et mectre par escript les faictz et vie dudict noble et preux chevallier Perceval le Gallois (prologue29) ;

25 Cf. DMF 2015, s.v. orateur, B.3. 26  Notice d’Isabelle Weill et François Suard, NR, p. 305-320, ici p. 307. 27  Ibid., p. 308. 28  Ibid., p. 310. 29  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 681-688, ici p. 683.

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[madame Jehanne contesse de Flandres] commanda à ung sien familier orateur nommé Mennessier traduire et achever icelle chronique en la forme qu’elle estoit encommencee (prologue30) ; […] et Mennessier, qui le livre acheva au nom de Jehenne contesse de Flandres, de laquelle orateur et cronicqueur estoit (explicit31).

Après ce détour, qui aura fourni un cadre terminologique à notre réflexion, nous voici parvenus aux deux ou trois mots au centre de ces journées d’étude.

Auteur/acteur/aucteur32 Chez nos prosateurs, auteur – toutes graphies confondues – peut d’abord indiquer l’auteur du modèle en vers, dont le nom peut être explicité ou non : […]  ay mis et fermé mon propos de mectre par escript, en langaige maternel, les nobles fais d’armes, conquestes et emprises du noble roy Alixandre, roy de Macedoine, selom ce que j’ay trouvé en ung livre tout rimet dont je ne sçay le nom de l’acteur, fors que il est intitulé l’Istore Alixandre (Jean Wauquelin, Alexandre le Grand, c. 1447, prologue33) ; […] en ung traittiet fait et composet en son nom et intitulé Gesta nobilissimi comitis Gerardi de Roussillon. Duquel livret et traittiet ne m’est point le nom de l’acteur aparut (Jean Wauquelin, Gérard de Roussillon, 1447, prologue34) ; selonc ce que j’ay trouvé en ung livre mys en ryme dont je ne sçay le nom de l’aucteur (Florent et Octavien, ante 1454, prologue35) ; 30  Ibid. 31  Ibid., p. 684. 32  Sur la polysémie d’acteur, cf. E. Doudet, « Par le non conuist an l’ome », art. cit., p. 115. 33  Notice de Sandrine Hériché-Pradeau, NR, p. 17-31, ici p. 22. 34  Notice de Marie-Claude de Crécy, NR, p. 331-345, ici p. 340. 35  Notice de Paolo Di Luca, NR, p. 245-252, ici p. 250.

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Et combien que de plusieurs aultres belles et plaisantes matieres soit aorné, touttefois, s’adonne nostre aucteur Turpin plus sur luy que sur aultres (Jacques Le Gros, Gérard du Frattre, 1525, début du texte36) ; Et pour ce, aprez ce que j’eu assez serchié et queris, j’ay trouvé en aulcune anciennes histoires et selon aulcuns aultres acteurs ce qu’il en advint […] (Philippe de Vigneulles, Lorrains, 1514-1515/1527-1528, prologue d’Yonnet de Metz37) ; […]  en poursuivant à mon pouvoir principalement la sentence et l’entendement de l’acteur dudit livre, qui fut notable clerc et religieux nommé Guillame de Guilleville […] (clerc anonyme d’Angers, Pèlerinage de vie humaine, 1465, prologue du translateur38).

Tout aussi fréquemment, il sert à désigner l’auteur de la prose39 : À l’honneur suppreme des haulz et excellens corages nobles et chevalereux, qui par appetit de gloire mondaine ont leur proesse demoustree, sceue par les lectures, croniques et histoires, et dont l’acteur de ce present livre par memoire et recongnoissance s’est esmeu paoureusement d’en rescripre aulcuns haultains fais et translater de rime en prose à l’appetit et cours du temps […] qui est la principale estude ou l’acteur si s’est recreez (Anséïs de Carthage, xve siècle, prologue40) ; Et je, qui suis l’acteur de ceste hystoire  […] au temps de ma jeunesse que je aloye à l’escole […]  (Jean Wauquelin, Belle Hélène de Constantinople, 1448, chap. lxxxv41) ; Et a esté ceste presente histore retrouvee et rassamblee de pluiseurs volumes et livres par grant labeur d’estude, ensi come on a fait de pluiseurs aultres telles histores. Et meisment ceste presente histore tissue comme vous avez oÿ a esté prinse au commandement de mondit tresredoubté seigneur 36  Notice de François Suard, NR, p. 372-381, ici p. 380. 37  Notice de Jean-Charles Herbin, NR, p. 545-557, ici p. 551. 38  Notice de Françoise Bourgeois, NR, p. 643-667, ici p. 644. 39  Je retiens uniquement les cas non ambigus, où la référence au texte en cours est explicite et univoque. 40  Notice de François Suard, NR, p. 33-38, ici p. 36. 41  Notice de Marie-Claude de Crécy, NR, p. 51-60, ici p. 57.

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et prinche Phlippe devant nommé en pluiseurs livres et volumes par moy non digne de en estre acteur, duquel s’il vous plaist savoir le nom et le sournom vous prenderez les xv premieres lettres des xv premiers capitles de cestuy present volume qui vous enseigneront mises ensamble la parolle proposee […] (Jean Wauquelin, Gérard de Roussillon, 1447, ms. Bruxelles, KBR, ii 5928, p. 39842).

Lorsque auteur apparaît dans un intitulé ou un incipit, notamment d’un prologue, seule une collation attentive avec la source permet de départager les voix et d’interpréter correctement le renvoi, à l’auteur de la source ou à celui de la « prose43 ». Sur la base de ce critère, il est possible de citer quelques titres où le substantif se réfère en toute certitude à l’auteur de l’adaptation : – Belle Hélène de Constantinople de Jean Wauquelin (1448) : « Le prologue de l’acteur touchant la matere du livre44 » ; – Doolin de Maience, éd. Antoine Vérard, 1501 : « Prologue de l’acteur45 » ;

42  Édition en cours de Marie-Claude de Crécy. J’ai commenté supra la co-occurrence « acteur composeur » qui se relève dans le dernier chapitre de cette même « prose ». 43  La question n’est absolument pas anodine : comme l’on sait, les textes « seconds » du Moyen Âge – mises en prose, mais aussi traductions – pouvaient être introduits par deux prologues, celui tiré du modèle et celui du traducteur ; je ne citerai pour exemple que la Vie de sainte Katherine de Jean Miélot, introduite par un « prologue de l’acteur » (soit le « Frater Petrus » auteur de la Vita latine), puis par un « prologue du translateur » (Jean Miélot lui-même) (voir Anne Schoysman, « Les prologues de Jean Miélot », L’Analisi linguistica e letteraria, 8, 2000, p. 315328). Il est en revanche secondaire de s’interroger sur la paternité de ces intitulés – reviennent-ils à l’auteur ? au copiste ? ou encore à l’imprimeur ? – dans la perspective qui est la nôtre, et qui porte uniquement sur le sémantisme des mots à l’époque de rédaction et de diffusion de nos textes. On peut néanmoins relever que la pratique d’isoler par un titre ces fragments péritextuels semble s’affirmer dans les éditions imprimées : à ce propos, je me permets de renvoyer à ma contribution, « Les prologues des mises en prose, lieu d’une réflexion sur les formes entre xve et xvie siècle », dans Rencontres du vers et de la prose : conscience théorique et mise en page, dir. Catherine Croizy-Naquet et Michelle Szkilnik, Turnhout, Brepols, 2015, p. 35-48, en particulier p. 39-40. 44  Notice de Marie-Claude de Crécy, NR, p. 51-60, ici p. 52. 45  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 209-214, ici p. 210.

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– Galien Rethoré, éd. Antoine Vérard, 1500 : « Prologue de l’acteur46 » ; – Généalogie de Godefroi de Bouillon de Pierre Desrey (1499), éd. Jean Petit, 1500 : « Prologue de l’aucteur sur la declaracion de ce present livre47 ». Quant à l’auteur du Pèlerinage de Vie Humaine, il sépare sa propre intervention liminaire, le « prologue du translateur », de celle de Guillaume de Digulleville, dont il transpose les 35 premiers vers sous le titre « prologue de l’acteur » ; en d’autres termes, lorsqu’ils sont en co-présence, seul l’auteur du modèle – du texte ‘original’, serait-on tenté de dire – aurait le droit d’être reconnu en tant que tel, l’auteur second se bornant à assumer le rôle de passeur (sens étymologique de translater) de la matière d’une forme à une autre. L’Histoire de Charles Martel (1448, copie de 1463-1465) constitue un cas limite, puisque les quatre volumes qui la transmettent multiplient les prologues, et par conséquent les instances prenant tour à tour la parole ; cependant, si l’on s’en tient à la nomenclature utilisée, trois ‘voix’ sont expressément nommées : celle du copiste (« Prologue declairant quy a fait grosser cestuy volume et autres trois affin qu’il en soit perpetuelle memoire », ms. Bruxelles, KBR, 6, où David Aubert affiche sa présence avec sa ‘modestie’ habituelle), celle de l’auteur (« Prologue de l’acteur », ms. Bruxelles, KBR, 6), celle du traducteur (« Prologue du translateur », ms. Bruxelles, KBR, 748).

46  Notice de Bernard Guidot, NR, p. 285-293, ici p. 287. 47  Notice d’Isabelle Weill et François Suard, NR, p.  305-320, ici p.  307 ; à ceux-ci il faudra encore ajouter deux intitulés internes : « Epigramme de l’aucteur sur le contenu de ce present livre […] », p. 309 ; « Prologue de l’aucteur sur le troiziesme livre », p. 310. 48  Notice d’Anne Schoysman, NR, p.  475-493, ici p.  479 ; A.  Schoysman a analysé très finement les différents prologues de l’Histoire, en essayant de démêler les « voix narratives » et de reconnaître les fonctions jouées par David Aubert entre la version de la prose datée de 1448 et non conservée et la copie de 1463-1465 : « Voix d’auteur, voix de copiste dans la mise en prose : le cas de David Aubert », dans Rencontres du vers et de la prose, op. cit., p. 49-60.

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Un dernier intitulé nous fournira la transition vers le dernier lemme de notre parcours. En ouverture du Guillaume de Palerne en prose (c. 1527), trouve place en effet le « Prologue de l’acteur ou translateur » ; comme j’ai pu le constater ailleurs, puisque le contenu de ce prologue n’entretient aucun rapport avec celui du roman en vers, la conjonction ou ne peut qu’exprimer ici l’équivalence entre les deux substantifs : en d’autres termes, Pierre Durand est le seul de nos « prosateurs » à se déclarer en même temps auteur et traducteur, auteur en tant que traducteur, d’un nouvel ouvrage49.

Translateur/Traducteur Tout comme le verbe translater, le substantif dérivé peut indiquer tant un transfert linguistique – d’une langue étrangère, ancienne ou moderne, ou de l’ancien au moyen français – qu’un transfert formel – d’un modèle en vers à la réécriture en prose50. Lorsque les intitulés ou les incipit des prologues contiennent le mot translateur, l’accent porte justement sur ce passage, et par conséquent sur le rôle second de celui qui l’assure ; il en va ainsi pour le Pèlerinage de Vie Humaine (1465) : « Cy commence le prologue du translateur de ce present livre  […]51 » ; ou pour le Pèlerinage de l’Âme de Jean Galopes (1422-1427) : « C’est le pro49  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 445-451, ici p. 446 (voir aussi : « Les prologues des mises en prose, lieu d’une réflexion sur les formes entre xve et xvie siècle », art. cit., p. 43). 50  Les citations alléguées dans le DMF, s.v. translateur, concernent toutes des traductions interlinguales. Comme j’ai pu le montrer ailleurs (« Mettre en prose et synonymes. Quelques notes sur les ‘mises en prose’ des xve-xvie  siècles », dans « Pour ce que l’istoire est encoires de longue narration ». Mélanges de langue et de littérature offerts au professeur Gilles Roussineau, dir. Hélène Biu et al., Paris, Classiques Garnier, sous presse), la traduction que nous définissons aujourd’hui intralinguale n’a été perçue et affichée comme telle par les auteurs eux-mêmes qu’assez tardivement, à partir de 1500 environ : avant cette date, en effet, le verbe translater, seul utilisé, s’appliquait régulièrement au passage de la « rime » à la « prose », en dehors de toute idée de modernisation linguistique. 51  Notice de Françoise Bourgeois, NR, p. 643-667, ms. B1, p. 657 ; idem dans le ms. B2, p. 659.

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logue du translateur qui demonstre quelle matiere il veult determiner52 ». Sur ce fond, les protestations d’humilité ne sont sans doute pas entièrement vides de sens : « Je, Gilles Corrozet, simple translateur de ceste hystoire, prie à tous lecteurs qu’ilz vueillent suporter les faultes qui y seront trouvees, car il eut esté impossible de le translater nettement pour le langaige corrumpu dont il estoit plain » (Richard sans Peur, c. 153053) ; même ton dans la captatio benevolentiae en ouverture de Théséus de Cologne : « Et se le langaige n’est tel ne si bien aourné ne couché comme la matiere le requiert, vous le prendrés en gré, car la fin et l’entencion du translateur ne se arreste pas à aornement de paroles, mais à bailler et declairer laditte hystoire54 ». À l’intérieur de notre corpus, la forme traducteur, dont l’affirmation procède en parallèle à celle du verbe traduire55, n’apparaît que dans le prologue de Guillaume de Palerne, lorsque Pierre Durand expose les conditions, réelles ou fictives, dans lesquelles il a(urait) réalisé son adaptation : « À cette occasion par aucun mien

52  Notice de Frédéric Duval, NR, p. 669-680, ms. C, p. 669 ; idem dans les mss O (p. 671), P (p. 672), et dans l’éd. Vérard (p. 676). Voir aussi : Frédéric Duval, « La mise en prose du Pèlerinage de l’Âme de Guillaume de Digulleville par Jean Galopes », Romania, 129, 2011, p. 129-160, en particulier p. 130. 53  Notice d’Élisabeth Gaucher, NR, p. 747-752, ici p. 748. 54  Notice de Mari Bacquin, NR, p. 849-864, Prologue du ms. Paris, BnF, fr. 15096, ici p. 857. 55 La première attestation du verbe traduire au sens de ‘transposer d’une langue en une autre’ remonte à la troisième décennie du xvie siècle, que ce soit pour indiquer une traduction interlinguale (Dialogue tres elegant intitulé le Peregrin […] traduict de vulgaire italien en langue françoyse, Paris, Galliot du Pré, 1527 ; la date de 1520, donnée par le TLFi, est celle d’une édition de Claude Nourry citée par Baudrier, mais dont aucun exemplaire ne subsiste d’après le USTC [no 80076] ; la première édition lyonnaise conservée, du même Claude Nourry, est de 1528), ou intralinguale, en l’occurrence pour désigner le passage de l’ancien français à la langue « moderne » (« Le tout traduict de vieil langaige en vulgaire françois », page de titre des Quatre fils Aymon, Paris, Galliot du Pré et Jacques Nyverd, c. 1525). Avant cette date, seule l’acception juridique est attestée (traduire en cause ou procès, ‘citer, déférer devant la justice’ : cf. DMF 2015). Voir Maria Colombo Timelli, « Mettre en prose et synonymes », art. cit. (§ Traduire).

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amy fut à moy humble translateur et traducteur de la presente histoire, presenté l’ancien livre ouquel elle estoit contenue […]56 ». Un bilan tiré d’un corpus aussi partiel ne saurait qu’être provisoire et exiger des vérifications établies sur la base d’un ensemble de textes plus vaste57 ; malgré ces limites, quelques constatations demeurent, me semble-t-il, possibles. Qu’ils dévoilent ou non leur identité, les auteurs de nos proses peuvent mettre en avant leur rôle d’‘artisans’ (ils sont alors tour à tour composeurs ou facteurs d’un récit/d’une œuvre), ou d’‘organisateurs’ de l’histoire qu’ils sont en train de bâtir (istoriens) ; d’autres, nombreux, soulignent plutôt leur fonction de ‘passeur de textes’, qu’ils expriment par les mots de la translatio ; la rareté même d’emploi du mot acteur semblerait alors confirmer une hésitation à assumer une étiquette encore réservée aux anciens et dont le sème/auctoritas/demeurerait entre les xve et xvie  siècles toujours perceptible, ne fût-ce que dans la graphie. Dans une telle situation, il n’est sans doute pas un hasard si le seul à utiliser le doublet acteur ou translateur appartient à la dernière vague de nos « prosateurs » : ce Pierre Durand, écrivain à ses heures58, serait ainsi en même temps le premier à utiliser le néologisme traducteur (en couple avec le substantif ancien, selon une pratique bien connue), et le premier à reconnaître (à réclamer ?) la qualité d’auteur à un simple et modeste translateur. Ce n’est pas peu. L’histoire ultérieure du lexique français a procédé dans des directions qui nous empêchent aujourd’hui de considérer les lemmes examinés ici comme alternatifs les uns aux autres : certains ont disparu (composeur), d’autres ont évolué vers une différencia56  Notice de Maria Colombo Timelli, NR, p. 445-451, ici p. 446. 57  L’étude menée par Olivier Delsaux sur escripvain (« Qu’est-ce qu’un escripvain… ? », art. cit.) constitue un modèle qu’il serait souhaitable d’étendre aux autres dénominations analysées ici. 58 Obscur voire ignoré aujourd’hui (le Dictionnaire des lettres françaises – Le xvie  siècle, Paris, Fayard, 2001 ne le cite que dans la notice consacrée à son Guillaume de Palerne, p.  588), Pierre Durand était un personnage relativement connu en son temps, en qualité de bailli de Saint-Denis de Nogent puis de Nogentle-Rotrou : voir Anne-France Garrus, « Pierre Durand, bailli célèbre, écrivain oublié », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2004, p. 251-263.

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tion sémantique (acteur et auteur), d’autres encore ont perdu leur polysémie en gagnant en précision (écrivain, facteur, historien, orateur) ; les deux seuls qui se sont conservés avec des acceptions qui existaient déjà en moyen français sont exactement ceux autour desquels nous nous sommes réunis : auteur et traducteur59, mais ne sauraient pas être interchangeables sinon avec une ultérieure spécification (l’auteur de la traduction, par exemple). Ainsi, la boucle est-elle bouclée, et les rédacteurs des notices réunies dans le Nouveau Répertoire de mises en prose n’ont fait qu’entériner, sans doute inconsciemment, une évolution sémantique pour laquelle le traducteur est encore aujourd’hui un « auteur (désespérément) second ». Sorbonne Université - STIH

59  Translateur, enregistré dans le TLF, y est classé comme ‘vieux’.

Aline Smeesters

TRADUCTIONS HUMANISTES DU GREC CLASSIQUE AU LATIN CLASSIQUE : LE CAS DE L’OFFICINE D’OPORINUS (BÂLE, 1542-1568)

Au seizième  siècle, les développements conjoints de la philologie classique et de l’imprimerie entraînent une intense activité de diffusion des classiques grecs et latins ; si le latin, en tant que langue commune des érudits, se passe couramment de traduction, il n’en va pas de même du grec ancien, qui est souvent, pour la facilité des lecteurs, traduit… en latin. Certains imprimeurs développent une véritable politique de publication de traductions latines de textes grecs : c’est le cas de Johannes Oporinus (1507-1568), professeur de langues anciennes puis imprimeur à Bâle1. À la fin des années 1530, Johannes Oporinus fonde une entreprise éditoriale à Bâle en association avec Platter, Winter et Lasius. Une des premières parutions du groupe est une version latine d’Aristote (1538). À partir de 1542, Oporinus possède sa propre officine. Les vingt années suivantes sont marquées par de nombreuses publications de textes grecs en/avec traduction latine, incluant les grands classiques « littéraires »  (Homère, Hésiode, les tragiques, les 1 Sur Oporinus, voir notamment Martin Steinmann, Johannes Oporinus. Ein Basler Buchdrucker um die Mitte des 16. Jahrhunderts, Bâle et Stuttgart, Helbing und Lichtenhahn, 1966 ; Id., « Aus dem Briefwechsel des Basler Druckers Johannes Oporinus », Basler Zeitschrift für Geschichte und Altertumskunde, 69, 1969, p. 103-203 ; notice d’Edgar Bonjour dans la Neue Deutsche Biographie, t. xix, 1998, p. 555-556. Le site internet de la bibliothèque universitaire de Bâle fournit la liste des impressions connues d’Oporinus www.ub.unibas.ch/itb/druckerverleger/ johannes-oporin (dernière consultation mai 2018). Sur le même site, le catalogue en ligne de l’exposition « Griechischer Geist aus Basler Pressen » recense toutes les éditions grecques bâloises (avec des comptes rendus en allemand des textes liminaires). Les notices en seront citées sous la forme abrégé GG000. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 295-324. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116700

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orateurs, les historiens, les romanciers, les polygraphes, les poètes lyriques,  etc.), ainsi que des auteurs philosophiques, médicaux, tardifs, néo-platoniciens et chrétiens. Les ouvrages sortis des presses d’Oporinus sont souvent pourvus de riches liminaires, documentation à laquelle il faut rajouter l’abondante correspondance conservée de l’imprimeur, y compris avec ses traducteurs. Cet article propose une enquête exploratoire dans cette documentation foisonnante, autour du thème de la traduction latine des grands classiques grecs. Il ne s’agira ici que d’un bref aperçu du trésor que constituent les impressions et la correspondance d’Oporinus pour qui s’intéresse aux questions de traductologie et d’histoire de la traduction : je le livre dans l’espoir de susciter l’envie chez d’autres chercheurs d’approfondir la question. Je me concentrerai dans ces pages sur le cas exemplaire et particulièrement bien documenté des traductions d’Isocrate et de Démosthène par Hieronymus Wolf parues entre 1548 et 1550 chez Oporinus. J’élargirai ensuite la réflexion à d’autres cas d’étude, autour de deux grandes thématiques : les profils sociologiques des traducteurs et de leurs lecteurs et les différents niveaux de dialogue pratiqués, revendiqués ou recommandés entre l’original grec et sa ou ses traduction(s) latine(s).

Hieronymus Wolf (1516-1580), traducteur d’Isocrate et de Démosthène2 En l’espace de quelques années, entre 1548 et 1550, Hieronymus Wolf publie chez Oporinus des traductions latines intégrales des œuvres des deux grands orateurs grecs Isocrate (Orationes omnes, 2 Hieronymus Wolf a récemment fait l’objet de nombreuses recherches, publiées surtout en langue allemande. Signalons avant tout les pages internet consacrées à Wolf sur le site de l’université de Mannheim (https://www2.unimannheim.de/mateo/cera/autoren/wolf_cera.html [dernière consultation mai 2018]) et alimentées par les recherches d’Helmut Zäh. Pour un aperçu bio-bibliographique, voir la notice parue dans le Deutsches Literatur-Lexikon, 3e éd., vol. 35, 2016, col. 148-155 (par Reimund B. Sdzuj). On trouvera un bon récit récent de la vie de Wolf dans l’article d’Helmuth Zäh, « Der ‘Bibliotheca Wolfiana’ in Neuburg.

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15483)  et Démosthène (Opera omnia, 1549 ou 15504). La grande quantité de paratextes présents dans ces deux éditions nous permet de reconstruire assez précisément leur histoire. Pour l’Isocrate de 1548, les textes qui nous intéresseront, outre la lettre de dédicace générale au conseil de Nuremberg5, sont les notes au lecteur, préfaces ou lettres de dédicace séparées qui introduisent diverses parties du volume, à savoir : le groupe de trois discours Archidamus, Oratio ad Philippum et Oratio de Pace6 ; les épîtres d’Isocrate7 ; les castigationes in Isocratem8 ; les annotationes in Isocratem9 ; et les gnomologiae10 . Pour les Opera omnia de Démosthène, nous exploiterons à la fois la lettre dédicatoire à Johannes Jacobus Fugger qui Zur Geschichte der Privatbibliothek des Hieronymus Wolf (1516-1580) », dans Bibliotheken in Neuburg an der Donau. Sammlungen von Pfalzgrafen, Mönchen und Humanisten, éd. Bettina Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2005, p. 105-135, spécialement p. 107-112. 3  Isocratis Orationes omnes, quae quidem ad nostram aetatem pervenerunt, una et viginti numero, una cum novem eiusdem epistolis, e Graeco in Latinum conversae, per Hieronymum Wolfium Oetingensem, Bâle, Oporinus, 1548. 4  Demosthenis oratorum Graeciae principis Opera quae ad nostram aetatem pervenerunt omnia, una cum Ulpiani rhetoris commentariis, e Graeco in Latinum sermonem conversa, per Hieronymum Wolfium Oetingensem, et in quinque divisa partes, Bâle, Oporinus, s. d. 5  Lettre dédicatoire Amplissimis viris… consulibus et Senatui Norimbergensis reipublicae… Hieronymus Vuolfius S.D., datée du 13 janvier 1548 à Strasbourg, dans la maison du médecin Sebaldus Hauenreuterus (Sebald Havenreuter). Le texte en est repris (avec de petites modifications) sous le titre courant Praefatio I aux pages 969-981 de l’édition des Scripta omnia d’Isocrate parue en 1553 (toujours par Wolf chez Oporinus). 6  Le groupe de trois discours est précédé par une note interpres ad lectorem (p. 105), puis par une lettre dédicatoire Christophoro Iulio Iureconsulto, domino et patrono suo (p. 107-118), datée du 30 mars 1547. Le texte de cette lettre dédicatoire est repris (avec de petites modifications) sous le titre courant Praefatio II aux pages 981-997 de l’édition des Scripta omnia d’Isocrate parue en 1553. 7  Lettre dédicatoire Doctissimo… D. Sebaldo Hauenreutero Norico, philosopho et medico Argentinensi, Domino et amico suo carissimo, Hieronymus Vuolfius S.D. (p. 213-214), datée de Strasbourg, dans la maison du dédicataire, le 5 avril 1548. Le texte en est repris (avec de petites modifications) sous le titre courant Praefatio III aux pages 997-1000 de l’édition des Scripta omnia d’Isocrate parue en 1553. 8 Courte praefatio aux castigationes, qui commencent avec une nouvelle pagination après l’index de l’édition de 1548. 9  Préface aux annotationes, p. 38-39 de la seconde partie de l’édition de 1548. 10  La préface aux gnomologies parue en 1548 est dépourvue de dédicataire, mais elle apparaît dans une version plus longue dans l’édition de Bâle, 1572, où

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ouvre le recueil11 et la lettre adressée au même Fugger qui en introduit la quatrième partie (dédiée aux commentaires d’Ulpien12). Les informations fournies par les paratextes des deux éditions seront également recoupées avec celles contenues dans l’autobiographie de Wolf, datant des années 156013, ainsi qu’avec une partie de sa correspondance datant de la période 1545-154814. Voici donc l’histoire que ces différents documents permettent de reconstituer. En décembre 1545, Hieronymus Wolf est professeur de lettres anciennes à Nuremberg, lorsqu’un malheur inattendu s’abat sur lui15. L’humaniste se met à présenter divers elle prend la forme d’une lettre écrite à Strasbourg le 1er octobre 1547 et adressée à Christoph Fabius Gugel. 11 Lettre dédicatoire Ad nobilem virum, Ioannem Iacobum Fuggerum, Kirchbergae et Vueissenhorni dominum… Hieronymi Vuolfii in Demosthenem Latinum a se factum praefatio (non datée). 12  Cette quatrième partie s’ouvre sur une nouvelle page de titre : Ulpiani rhetoris enarrationes in Demosthenis orationes xviii… Elle commence par une lettre dédicatoire Ad nobilem virum, Ioannem Iacobum Fuggerum Kirchbergae et Vueissenhorni dominum… Hieronymi Vuolfii in Ulpianum praefatio, non datée. 13  Commentariolus… de vitae suae ratione ac potius fortuna. Première édition du texte latin dans le volume 8 des Oratores Graeci de J.  J. Reiske, Leipzig, 1773, p. 772-876. Traduction allemande par Hans-Georg Beck, Der Vater der Deutschen Byzantinistik. Das Leben des Hieronymus Wolf von ihm selbst erzählt, Munich, Universität München. Institut für Byzantinistik und neugriechische Philologie, 1984. Je cite ici d’après l’édition récente (avec traduction allemande) d’Helmut Zäh accessible sur le site https://www2.uni-mannheim.de/mateo/cera/autoren/ wolf_cera.html (dernière consultation mai 2018) ; je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de consulter la thèse complète d’Helmut Zäh parue sous forme de microfiches (Donauwörth, 1998). Voir aussi le site du projet « Selbstzeugnisse im deutschsprachigen Raum » de la Freie Universität Berlin (www.geschkult.fu-berlin.de/e/jancke-quellenkunde/verzeichnis/w/wolf/index.html [dernière consultation mai 2018]). Parmi la littérature secondaire récente suscitée par ce texte autobiographique, signalons les articles de Vera Jung (« Die Leiden des Hieronymus Wolf. Krankengeschichten eines Gelehrten im 16. Jahrhundert », Historische Anthropologie : Kultur, Gesellshaft, Alltag, 9, 2001, p.  333-357) et de Gadi Algazi (« Food for thought. Hieronymus Wolf grapples with the Scholarly Habitus », dans Egodocuments and history, dir. R. Dekker, Hilversum, Verloren, 2002, p. 21-43). 14  Wolf, Hieronymus (1516-1580). Epistolae familiares et dedicatoriae, éd. Helmut Zäh, Heidelberg, Camena, 2013, disponible en ligne (https://www2. uni-mannheim.de/mateo/cera/autoren/wolf_cera.html [dernière consultation mai 2018]). 15  Commentariolus, xix, 5. La date a été corrigée par Zäh (décembre 1545 et non 1546), correction qui semble s’imposer au vu des autres sources.

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symptômes inquiétants : réveils nocturnes, problèmes aux yeux, douleurs au visage ; il retrouve aussi des vers et des araignées dans ses plats. Wolf est convaincu de faire l’objet d’un empoisonnement ou d’une attaque de sorcellerie, et dans la crainte qui l’assaille, il demande son licenciement au conseil de la ville. Mais les membres du conseil interprètent plutôt ses maux comme les symptômes d’un surmenage : ils lui conseillent de changer d’air durant un ou deux mois. Wolf quitte donc la ville pendant quelque temps (son absence peut être datée de fin janvier à début avril 154616), puis il revient à Nuremberg où il jouit d’une période de répit17. Le jurisconsulte Christoph Gugel (Christophorus Julius) lui offre l’hospitalité, le temps sans doute qu’il se remette tout à fait de l’épreuve traversée et soit apte à se remettre au travail18. Wolf restera un an dans sa demeure, ne donnant plus de leçons qu’à une poignée de pueri19 – parmi lesquels figurait sans doute le fils (ou petit-fils) de son hôte20 . Cet otium inattendu (comme il le désigne sans plus de précisions dans deux de ses lettres dédicatoires21), Wolf va le mettre à profit pour se lancer dans des traductions d’Isocrate. 16  Kerstin Hajdu, « Griechische Autographe des Hieronymus Wolf in der Bayerischen Staatsbibliothek », Codices manuscripti, 44/45, 2003, p.  41-66, ici p. 61. 17  Commentariolus, xix, 5-6. 18  Lettre dédicatoire à C. Julius, édition de 1548, p. 118 (où il est question d’une hospitalité de plusieurs mois) ; Commentariolus, xx, 1 (il s’agit cette fois d’une hospitalité de presque une année). Sans doute Wolf avait-il eu jadis un logement de fonction comme professeur, qu’il a dû libérer pour laisser la place à son remplaçant. 19  Cf. la lettre à Joachim Camerarius envoyée de Nuremberg le 26 septembre 1546 (éd. Zäh en ligne ; original : BSB, Clm 10370, Nr 233) : « Hospitio clarissimi et mihi carissimi viri utor perbenigno et liberali Christophori Julii jureconsulti. Pauculos quosdam pueros, nescio quanto cum ipsorum fructu, nullo certe meo emolumento doceo ». 20  Dans la version longue de la lettre dédicatoire aux gnomologiae d’Isocrate publiée dans l’édition de Bâle, 1572 (et éditée par Zäh parmi les Epistolae familiares et dedicatoriae de Wolf – la préface aux gnomologies parue en 1548 est plus brève et sans dédicataire –), cette partie du travail de Wolf est dédiée, par une lettre écrite à Strasbourg le 1er octobre 1547, à Christoph Fabius Gugel, fils et petit-fils des jurisconsultes homonymes Christoph Gugel, et dont Wolf signale qu’il a été son discipulus. 21  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p.  1 ; lettre dédicatoire à Christophorus Julius, édition de 1548, p. 109.

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Au départ, il s’agit juste pour lui d’occuper son esprit et de ne pas laisser se perdre ses compétences rédactionnelles en latin22. Mais peu à peu, un projet de publication voit le jour, encouragé par ses amis. Wolf sélectionne un groupe de trois discours d’Isocrate, qui lui semblent répondre à la situation politique du moment : il espère que la publication de leur traduction latine sera d’utilité publique, tout en favorisant sa propre ascension dans la république des lettres23. En mars 1547, il rédige une préface à ce groupe de trois discours, adressée au jurisconsulte Christophorus Julius. Il prépare également un second ensemble de traductions, composé d’un quatrième discours d’Isocrate et de deux discours de Démosthène, qu’il compte dédier au prince-électeur Frédéric II du Palatinat24. Face à la récidive de ses maux, Wolf obtient finalement son licenciement par le conseil de la ville : il quitte Nuremberg en avril 154725. Après une visite à sa sœur, il se met en route pour Tübingen, Strasbourg et Bâle, où il rend respectivement visite au professeur Jakob Schegk, au médecin Sebald Havenreuter et à l’imprimeur Johannes Oporinus26. Oporinus se montre très intéressé par son travail, mais ne souhaite pas publier des pièces isolées : il encourage donc Wolf à s’atteler à la traduction intégrale d’Isocrate27. Wolf commence par rechigner, parce qu’il n’ignore pas qu’il existe déjà une traduction latine intégrale de cet auteur, celle de Johannes Lonicerus (Bâle, 1529) : il craint qu’une entreprise de traduction concurrente de la part d’un simple « proletarius ludimagister » tel que lui n’essuie de vives critiques. Mais Oporinus et ses amis parviennent à le convaincre de se lancer dans ce projet, en soulignant la qualité de son travail et son apport pour les studiosi28.

22  Lettre dédicatoire à C. Julius, édition de 1548, p. 109 : « id enim mihi tum satis erat, si languentem animum excitarem, et stylum obsolescere non paterer ». 23  Lettre dédicatoire à C. Julius, édition de 1548, p. 114. 24  Commentariolus, xx, 1. La lettre de Wolf semble ne jamais être parvenue au dédicataire. 25  Commentariolus, xix, 7 et xx, 1. 26  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 2. 27  Commentariolus, xx, 1. Confirmé par la note interpres ad lectorem, édition de 1548, p. 105. 28  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 3.

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Pour remplir cette nouvelle commande, Wolf retourne à Strasbourg chez le médecin Sebald Havenreuter (Sebaldus Hauenreuterus) qui avait proposé de l’accueillir29. La correspondance nous permet de suivre mois après mois la progression du travail de Wolf. Le 28 juillet 1547, il écrit de Strasbourg à Oporinus pour l’informer de la bonne avancée de sa traduction : il ne lui faut plus, dit-il, qu’un mois ou deux pour les derniers toilettages et la rédaction de brèves annotations30. Le 14 octobre 1547, il promet que sauf calamitas imprévue, l’Isocrate sera bouclé dans un mois ; et il réfléchit déjà au prochain auteur qu’il traduira pour les presses d’Oporinus : soit Pausanias, soit Démosthène31. C’est encore de la maison strasbourgeoise d’Havenreuter qu’il rédige sa dédicace générale (au conseil de Nuremberg) le 13 janvier 154832. Le 30 janvier, Wolf est en concertation épistolaire avec Oporinus sur une opportunité d’emploi de pédagogue, qu’il hésite à accepter : il craint notamment de retomber dans la tâche fastidieuse de l’enseignement des conjugaisons et des déclinaisons33. Dans la même lettre, il promet d’envoyer prochainement les épîtres d’Isocrate qui viendront compléter l’édition. Le 4 février, les lettres sont, écrit-il, terminées34. Mais la publication traîne encore quelque peu : c’est seulement en avril 1548 que Wolf signe la dédicace aux épîtres d’Isocrate ; il jouit alors de l’hospitalité d’Havenreuter depuis une année entière. Grâce au « litteratum ac securum otium » que le médecin lui a procuré35, Wolf a pu traduire, corriger et annoter les seize discours restants, neuf lettres et trois vies d’Isocrate (avec 29  Commentariolus, xx, 3. Sebald Havenreuter avait jadis été le professeur de Wolf à l’université de Tübingen : cf. la notice GG216 et la lettre dédicatoire à S. Havenreuter, édition de 1548, p. 213 : « ex eo tempore quo me primum Tubingae cognovisti ». 30  Ed. Zäh en ligne ; lettre originale : UB Basel, Fr. Gr. I 11, fol. 143r-144v. 31  Lettre de Wolf à Oporinus datée de Strasbourg, le 14 octobre 1547 (éd. Zäh en ligne ; original : UB Basel, Fr. Gr. I 11, fol. 145r-v). 32  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 9. 33  Lettre de Wolf à Oporinus du 30 janvier 1548 (édition Zäh en ligne ; original : UB Basel, Fr. Gr. I 11, fol. 146r-v). Wolf continue de discuter avec Oporinus de ses opportunités d’emploi dans ses lettres des 4, 8, 19 et 22 février. 34  Lettre de Wolf à Oporinus du 4 février 1548 (éd. Zäh en ligne ; original : UB Basel, Fr. Gr. I 11, fol. 365r-v). 35  Lettre dédicatoire à S. Havenreuter, édition de 1548, p. 214.

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une productivité allant jusqu’à douze pages grecques traduites par jour)36. Wolf se rend à Bâle en personne au mois d’avril 154837. Sa traduction paraît au mois d’août 1548 (d’après le colophon) en format in-folio. Alors que l’ouvrage est déjà sous presse, Wolf consulte encore in extremis l’Oporini editionem d’Isocrate, dont il remarque qu’elle suit en général l’édition aldine (elle-même assez fautive)38. La traduction de Wolf est, semble-t-il, reçue avec faveur39. Le conseil de Nuremberg, à qui l’ouvrage est dédicacé, fait parvenir à Wolf une récompense financière conséquente, pour laquelle Wolf envoie ses remerciements en novembre 154840 – ce sont sans doute les 100 Joachimsthaler auxquels Wolf fait allusion dans son autobiographie41. Wolf passe ensuite deux années à Bâle où, grâce à la recommandation d’Oporinus, il s’est vu confier un groupe d’étudiants d’Augsbourg (Wolf leur dispensera ses leçons durant trois ans, deux années à Bâle et une année à Paris)42. Une nouvelle tâche occupe déjà le traducteur. Il abandonne Pausanias (dont il avait déjà collationné la traduction de Domizio Calderini avec le texte grec43) pour le laisser au jeune Abraham Loescher (1520-1575) arrivé à Bâle peu après lui, et qu’il renseigne

36  Commentariolus, xx, 3. 37  Commentariolus, xx, 5. 38  Préface aux castigationes in Isocratem dans l’édition de 1548. Pour l’identification de cette édition antérieure (sans doute l’édition bâloise de mars 1546, sans nom d’imprimeur), cf. Stefano Martinelli Tempesta et Pasquale Massimo Pinto, « L’Isocrate ‘vetustissimus’ di Ulrich Fugger tra Hieronymus Wolf e Edward Henryson », Quaderni di storia, 67, 2008, p. 111-140, ici p. 119-120. 39  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 1-2 ; Commentariolus, xx, 3. 40  Lettre de Wolf à Hieronymus Baumgartner du 10 novembre 1548 (éd. Zäh en ligne ; original : UB Cambridge Add. 712, nr 81) : Wolf envoie ses remerciements à tout le senatus et parle d’un honorarium magnificum. 41  Commentariolus, xx, 9. 42  Commentariolus, xx, 5 : Wolf leur dispense quatre heures de cours par jour et vit sous le même toit qu’eux. Cf.  aussi la lettre dédicatoire à J.  J. Fugger, édition de 1550, p. 5. Sur les moyens financiers dont dispose Wolf à cette période, voir Commentariolus, xx, 9. 43  Cf. les lettres de Wolf à Oporinus du 14 octobre 1547, du 4 février et du 22 février 1548 (éd. Zäh en ligne).

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aussi sur une place de précepteur44. Wolf se concentre désormais sur Démosthène, dont les studiosi, lui affirme Oporinus, réclament depuis des années une traduction latine intégrale45. Wolf, qui a déjà quelques traductions de Démosthène sous le coude46, se met au travail avec acharnement : il veut finir au plus vite, de crainte que la faiblesse de sa santé ou la nécessité de partir ne le laissent pas achever47. Il montre des échantillons de son travail à l’imprimeur, qui lui dispense de vifs encouragements. Boniface Amerbach, par contre, tient un langage plus ambigu, faisant remarquer que ni Erasme ni Budé n’ont osé s’attaquer à cet auteur ; mais Wolf poursuit en faisant confiance à Oporinus48. Wolf jouit aussi des conseils de son ami Sébastien Castellion, alors correcteur aux presses d’Oporinus49. La traduction latine in-folio des Opera omnia de Démosthène paraît sans doute au début de l’année 1550 (peu avant le départ de Wolf pour Paris en compagnie de ses étudiants)50. Wolf, qui avait été généreusement récompensé par le conseil de Nuremberg pour sa traduction d’Isocrate, n’ose pas dédicacer son Démosthène au 44  Commentariolus, xx, 6. La traduction de Pausanias par Loescher paraîtra effectivement chez Oporinus à Bâle en 1550 (cf. notice GG295). 45 Lettre dédicatoire à J.  J. Fugger, édition de 1550, p.  2 : « [Oporinus] Demosthenem latinum iam multis annis flagitari a studiosis indicabat ». 46  Ibid. : « iampridem eius auctoris […] quasdam orationes ingenii exercendi gratia converteram ». Le maior autor dont Wolf prétend, dans la lettre de dédicace de son Isocrate en 1548, avoir déjà traduit la moitié, serait-il Démosthène ? (Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p.  5) En tout cas, comme nous l’avons vu, Wolf avait traduit au moins deux discours de Démosthène pendant son otium à Nuremberg. 47  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 5. 48  Commentariolus, xx, 6. 49  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 4. Aussi Commentariolus, xx, 9. 50  GG 226 signale que l’édition est habituellement datée de 1549 mais qu’elle est sans doute parue plutôt début 1550, « kaum lange nach seiner Abreise aus Basel nach Paris ». L’autobiographie présente par contre cette édition comme ayant eu lieu avant le départ pour Paris (Commentariolus, xx, 13). Wolf envoie un exemplaire de l’édition de Démosthène le 1er mars 1550 en cadeau à Hieronymus Baumgartner (lettre d’accompagnement éditée par Zäh en ligne ; original : UB Cambridge Add. 712, Nr. 82). Le même jour, Wolf écrit à Camerarius en signalant en post scriptum qu’il va bientôt partir pour Paris (lettre éditée par Zäh ; original : BSB, Clm 10370, nr. 244).

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même conseil, de peur de paraître « chercher à capter une nouvelle récompense » (« ut non […] novum captasse praemium putarer51 »). Le dédicataire choisi est cette fois le riche Johann Jakob Fugger. Avant de partir pour Paris, Wolf fait le voyage pour Augsbourg avec son Démosthène sur le dos pour le présenter à son « patron », mais celui-ci est malade et Wolf n’est pas reçu. Il s’en voit offrir plus tard la somme décevante de 40 Gulden52. La protection de Johann Jakob Fugger lui sera toutefois précieuse puisqu’à partir de 1551 celui-ci l’engagera comme bibliothécaire et secrétaire aux lettres latines – ce qui permettra à Wolf de préparer dans la bibliothèque de son patron une seconde édition révisée de Démosthène, augmentée d’Eschine53. L’édition de Démosthène de 1550 est particulièrement volumineuse. Elle comprend cinq parties : les trois premières rassemblent les œuvres de Démosthène, la quatrième les vies et les commentaires d’Ulpien, et la cinquième une collection de traductions plus anciennes de différents discours du grand orateur (par Mélanchthon, Camerarius, Hegendorff, Lonicerus,  etc.54). Les préfaces nous révèlent certaines hésitations éditoriales : au moment où il rédige sa première préface, Wolf pense encore que les commentaires d’Ulpien seront publiés séparément55 ; mais finalement, Oporinus a préféré tout publier ensemble, et Wolf de son côté a accepté de laisser publier un travail encore imparfait56. Nous retrouvons la même logique d’édition déjà rencontrée plus tôt avec l’Isocrate : rassembler autant que possible dans le même volume tout le matériel relatif à un même auteur.

51  Lettre du 1er mars 1550 à Hieronymus Baumgartner (cf. ci-dessus). 52  Commentariolus, xx, 13 et xxi, 7. 53  Demosthenes et Aeschinis orationes atque epistolae omnes, Bâle, 1554. 54  GG 226. 55  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 9. 56 Préface aux commentaires d’Ulpien, p.  4 : « malui Ulpianum qualemcumque edere, quam tot labores omnino perire ».

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Profils de traducteurs, profils de lecteurs À travers les propos de Wolf, nous voyons s’affronter des modèles conflictuels de pertinence sociologique de la traduction grec-latin, en termes de producteurs (qui sont les auteurs légitimes de ce type d’ouvrage ?) et de récepteurs (pour quels lecteurs travaillent-ils ?). Repartons du statut de « proletarius ludimagister » de Wolf, selon l’expression qu’il emploie dans la lettre à Oporinus du 28 juillet 1547, et qu’il reprend dans sa dédicace générale au conseil de Nuremberg de sa traduction d’Isocrate (janvier 1548). La crainte qu’il exprime dans sa lettre de juillet est que l’humilité de ce statut (ajoutée au fait qu’il n’est pas le premier à s’essayer à traduire Isocrate) n’ouvre la porte aux railleries et aux critiques les plus acerbes (« voilà qu’un petit professeur vient après Homère réécrire l’Iliade ! ») ; mais ce type de critique, affirme-t-il, est le propre de personnes malveillantes et incompétentes, qui ne méritent elles-mêmes que le mépris57. Le statut de Wolf lui pose toutefois un second problème, plus fondamental : il ne le met pas dans les bonnes conditions pour développer un travail de qualité. Wolf regrette notamment de ne pas être dans la position d’un professeur d’université, commentant son auteur depuis plusieurs années dans ses leçons : il aurait alors eu le temps et le loisir (« tempus atque otium ») de peaufiner ses interprétations58. Dans la dédicace de janvier, le discours sur ce deuxième point a quelque peu changé, suite aux réponses apaisantes reçues de ses amis. Wolf rapporte désormais que les « viri clarissimi », pleins d’érudition 57  Lettre du 28 juillet, page 2 : « Quare vereor ne (quae imperitorum judicia sunt) aliqui me  […] proletarium ludimagistrum post Homerum Iliada scribere dicant  […] Verum quicquid blaterones isti nugentur, in parvo equidem discrimine pono ». Propos repris dans la dédicace au conseil de Nuremberg, p. 3 : « Quare verenda putabam malevolorum usitata illa convicia, cujusmodi maledicis in promptu sunt : extitisse nobis […] proletarium ludimagistrum, qui […] post Homerum Iliada scribere instituisset ». 58  Lettre du 28 juillet, page 2 : « Sed hoc tamen fateor […] me optare […] ut ante decennium auditores habuissem quibus Isocratem aut alium bonum scriptorem, ut in academiis fit, interpretari licuisset. Sic enim noster labor […] temeraria atque iniqua judicia minus subiret, et per tempus atque otium emendari et expoliri diligentius potuisset ».

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et d’autorité, sont occupés à des « gravioribus studiis et negotiis », et ne consacrent pas de temps et d’efforts (« iustum tempus aut studium ») au « grammaticum opus » de la traduction. Wolf, par contre, justement en raison de son statut précaire et de l’absence de tâches plus prestigieuses à accomplir, a pu y consacrer toute son énergie. Les amis de Wolf l’engagent donc à ne pas craindre de jugement défavorable de la part de ces « viri clarissimi », tout en orientant son attention vers un autre lectorat auquel son travail sera d’une grande utilité et qui le recevra avec beaucoup de gratitude : celui des studiosi (c’est-à-dire les étudiants, ou plus largement, les apprenants). Comme l’expression un peu péjorative de « grammaticum opus » le laisse entendre, les érudits du temps ne tiennent pas forcément les traductions en grande estime. Wolf témoigne ailleurs aussi que les doctes préfèrent lire les textes en langue originale (buvant ainsi « e limpidissimis Graecorum fontibus ») que de recourir à une traduction, aussi réussie soit-elle59. Certains « docti » seraient même opposés au principe de traduire les textes, craignant que les adolescents, s’ils disposent de traductions, ne se mettent à négliger les lettres grecques. Wolf estime au contraire que c’est un excellent moyen de leur faciliter le chemin vers la connaissance de cette langue60. En pratique, Wolf est bien conscient que c’est surtout pour les écoles et les écoliers qu’il réalise ses traductions. Ce motif revient à une très haute fréquence dans ses liminaires : son travail vise les « studiosi adolescentes61 ». Il apporte une nuance intéressante dans la préface aux annotationes in Isocratem : il ne traduit ni pour les doctes, ni pour ceux qui en sont encore aux premiers éléments de la grammaire, mais pour ceux qui « ont atteint un niveau intermédiaire dans chacune des deux langues, 59  Lettre dédicatoire à C.  Julius, édition de 1548, p.  117. Voir aussi la lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p.  4 ; et la lettre de Wolf à Oporinus du 17 juillet 1553 (M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », p. 139). 60  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 2. Le thème est repris p. 8 : Wolf se défend d’avoir « contaminé » Démosthène, faisant valoir que le traduire est le meilleur moyen de l’enseigner. 61  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 2 et 4 ; préface aux commentaires d’Ulpien, p. 1.

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qui éprouvent encore des hésitations, et qui tentent autant que possible de bien comprendre ce qu’ils lisent » (« in utraque lingua mediocres progressus habent, et de nonnullis adhuc dubitant, et ea quae legunt, quoad fieri possit, plane intelligere conantur62 »). À côté des étudiants, les maîtres d’école eux-mêmes pourront tirer parti du nouvel outil fourni par Wolf. Celui-ci se félicite ainsi dans une de ses lettres que Démosthène pourra désormais être proposé aux enfants dans les écoles, alors que jusqu’ici même les magistri s’y risquaient rarement63. Dans une lettre plus tardive, de 1553, Wolf, passant en revue les publics possibles de ses traductions d’auteurs grecs, se montre bien conscient de ne travailler ni pour les « magnates », qui n’ont pas le temps de lire, ni pour les « docti », qui possèdent déjà les textes grecs et méprisent les traductions : ses vrais lecteurs, déclaret-il, sont les « ludimagistri semidocti » et leurs écoliers64. Ceux-ci représentent un lectorat nombreux et donc financièrement intéressant pour l’imprimeur – mais le traducteur de cette époque ne profite pas directement de la vente des livres. Dans le meilleur des cas, il peut y avoir une forme d’« achat » par l’imprimeur d’un manuscrit prometteur, comme une lettre de Wolf en témoigne65. Mais malgré l’intérêt très relatif qu’ils témoignent aux traduc62  Dans l’édition de 1548, p. 38. 63 Lettre de Wolf à Hieronymus Baumgartner du 1er mars 1550 (éd. Zäh, cf.  note 50) : « praestantissimus auctor, hactenus in paucorum manibus versatus, nunc etiam a mediocriter literatis sive in sua, sive in latina lingua legi poterit, et in scholis etiam pueris discendus proponi, quem hactenus ipsi magistri raro attigerunt ». 64  Cf. Lettre de Wolf à Oporinus du 17 juillet 1553 : « Hoc enim certo statuere debes, nos in Isocrate et Demosthene non magnatibus, qui otium legendi sibi esse negant, non doctis, qui et graecos auctores habent et conversiones contemnunt, laborare, sed ludimagistris semidoctis et scholasticis utriusque linguae studiosis et nondum satis peritis » (M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 139). 65  Dans une lettre du 14 octobre 1547 (éd. Zäh, cf.  note 31), Wolf écrit à Oporinus que s’il juge sa traduction d’Isocrate digne d’être achetée (alors qu’un don aurait mieux convenu), c’est à lui (Oporinus) d’en estimer le prix ; Wolf se déclare ensuite tout disposé à être payé en livres sortis des presses d’Oporinus plutôt qu’en argent comptant (« Quare ubi decreveris, quanti meum Isocratem (quoniam fortuna mercatores nos esse cogit) aestimes, emptumque velis, quem donari tibi conveniebat, significa. Quicquid deinde librorum ex officina tua prodiit, quos mihi opportunos esse intellexero, si ad me mitti poterunt, κατὰ τὸ ἀνάλογον pro nummis accipiam »).

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tions, c’est bien du côté des puissants et des doctes qu’un jeune traducteur du milieu du xvie siècle peut espérer tirer profit de son travail, sous la forme d’abord d’une récompense en espèces plus ou moins généreuse en retour de la dédicace, mais aussi et surtout de l’obtention d’une position socialement et financièrement confortable. Dès sa traduction d’Isocrate, Wolf se montrait désireux de se faire connaître (« innotescere ») du milieu des érudits66. Après ses années d’errance et d’instabilité professionnelle (mais au cours desquelles il a pu profiter de l’hospitalité généreuse d’amis mieux lotis), sa traduction de Démosthène vaut à Wolf le poste enviable de bibliothécaire et secrétaire aux lettres latines chez J. J. Fugger, à qui l’ouvrage était dédicacé. À côté de ces motivations intéressées, il ne faut bien sûr pas sous-estimer, dans le chef de traducteurs tels que Wolf, l’importance de l’amour des lettres, du goût personnel pour le travail sur les textes anciens et du souci de faire œuvre utile en aidant à diffuser les grandes œuvres de la littérature – y compris vers des publics moins prestigieux comme celui des écoles, et à travers une forme de travail (la traduction) sans doute moins valorisée que d’autres67. Si nous nous plaçons à présent du point de vue de l’imprimeur, nous trouvons ce même mélange de motivations idéalistes et de pragmatisme financier. Actif dans un créneau (la littérature grecque) au lectorat relativement réduit, Oporinus est confronté à la nécessité impérieuse de produire des livres « vendables » (« vendibilis ») et de les écouler (« distrahere »).  Sa correspondance confirme qu’il nourrissait un intérêt particulier pour le lectorat des écoles : si un livre est « praelectus in scholis », ou « receptus in scholas », l’imprimeur est assuré de bonnes ventes68. 66  Cf.  la lettre dédicatoire à C.  Julius, édition de 1548, p.  114 : Wolf espère « eruditis innotescere », et ainsi obtenir plus d’honneur et d’otium, s’il en apparaît digne. 67  Dans sa lettre du 28 juillet 1547, Wolf note : « assuevi laboribus qui nec emolumenta nec gloriam pariunt ». 68  Deux exemples (en dehors du domaine strict des traductions) : dans une lettre à Camerarius du 20 juin 1551, Oporinus exprime l’espoir de faire paraître prochainement une réédition de son Théognis, si cet auteur est mis au programme des écoles (M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 130) ; en novembre

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Toutefois, il faut souligner l’ambition scientifique des ouvrages de traduction qui sortent des presses d’Oporinus. Ce ne sont pas des supports pédagogiques de base, ni de brefs florilèges d’extraits, comme les « auctores praelegendi » que l’on trouvera dans les collèges jésuites. Oporinus, nous l’avons vu avec le récit de Wolf, n’est pas intéressé par des traductions isolées : ce sont les opera omnia d’un auteur qu’il veut mettre sous presse69. De plus, Oporinus reste dans une démarche d’éditions de haute qualité philologique, souvent accompagnées de toute une série d’outils pratiques (arguments, index, etc.) mais aussi spécialisés (notes critiques, scholies et commentaires anciens,  etc.). Le public-cible  comporte sans doute une gamme assez large de lecteurs cultivés, de tous âges (pas seulement des adolescents), d’une érudition philologique plus ou moins poussée, au sein et en dehors des milieux scolaires et universitaires. Pour parvenir à toucher un lectorat aussi varié, Oporinus doit collaborer avec des traducteurs qui, non seulement disposent d’une haute compétence philologique, mais réalisent une somme importante de travail dans un espace de temps aussi réduit que possible (pour ne pas être pris de vitesse par la concurrence70) ; par ailleurs, un nom reconnu sur la couverture constitue un argument de vente important. Or ces différents éléments (compétence, disponibilité et autorité du nom) sont difficilement compatibles dans la même personne. Wolf était, semble-t-il, encore largement inconnu au début de sa collaboration avec Oporinus, mais ses déboires mêmes lui assuraient une quantité d’otium tout à fait exceptionnelle ; et l’imprimeur faisait confiance à ses compétences philolo1552, Oporinus se plaint qu’il lui reste beaucoup trop d’exemplaires de l’Arithmologia de Camerarius et suggère à son correspondant de s’arranger pour le faire lire dans les écoles (ibid., p. 136). 69  Ce souci se remarque aussi dans sa correspondance : ainsi, dans une lettre à Camerarius de septembre 1556, Oporinus explique qu’il hésite à publier les annotations d’Heusler à Homère parce qu’il apprend qu’elles concernent seulement l’Odyssée et non l’Iliade : le livre du coup sera « multo minus vendibilis » que s’il concerne « totum Homerum » (ibid., p. 147). 70  Sur l’importance de la rapidité de parution des ouvrages en raison de la concurrence, cf. aussi la lettre du 24 juin 1537 d’Oporinus à Joachim Camerarius, à propos d’une édition latine d’Aristote (ibid., p. 112-113) : « Neque vero differre longius possumus, adeo insidiantur nobis quidam forte non pari studio eundem autorem excudere, saltem ne praevertat alius cupientes ».

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giques dont il avait pu se faire une idée sur la base de l’échantillon des trois discours initialement soumis. Un petit parcours dans les profils des autres traducteurs employés par Oporinus peut nous permettre d’affiner notre analyse. Oporinus courtise évidemment les grands noms de la république des lettres (tels que Philippe Mélanchthon ou Joachim Camerarius), mais ceux-ci n’ont bien souvent pas le temps de lui fournir des traductions de grande ampleur. Wolf lui-même le fait remarquer, dans la lettre déjà en partie citée et qui, sans doute, reflète les propos de son ami imprimeur : les « viri clarissimi » ne prennent pas le temps de se consacrer à des traductions ; parfois, ils traduisent un opuscule grec « par amusement et par jeu » (« per ludum et iocum, animique gratia »), et en se permettant une certaine liberté ; et parfois ils acceptent de publier ce type de production, « sur les prières de leurs amis, ou les sollicitations des imprimeurs » (« vel precibus amicorum, vel flagitationibus typographorum71 »). Mais quand il s’agit de traduire des livres entiers, les uns n’ont pas le loisir, d’autres n’ont pas la volonté72. On retrouve exactement les mêmes idées (traductions qui traînent dans les tiroirs, manque de temps, manque de motivation) dans une lettre du 24 juin 1537, d’Oporinus à Joachim Camerarius (alors professeur à l’université de Tübingen), au sujet de la publication en cours d’un Aristote latin73. Oporinus rappelle à son correspondant qu’il possède, de son propre aveu, quelque part au milieu de ses papiers, une traduction commencée jadis et restée inachevée des livres de l’Éthique à Eudème ; il le supplie de prendre le temps de la parachever et de la lui envoyer74. Dans la même lettre, il avoue avoir renoncé à l’éventualité d’une participation de Philippe Mélanchthon : 71  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 3. 72  Ibid., p. 7. 73  Lettre éditée par M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 112-113. 74 « De Aristotele quoque habeo quod te admoneam, qui te eius Eudemiorum libros habere alicubi inter chartas tuas, a te olim verti coeptos necdum absolutos tamen, confessus es : si forte (quod summis a te precibus et quanto par sit precio impetratum cupio) eosdem revocare aliquando sub incudem libeat, et nobis ut reliquis Aristotelicis addantur communicare. In hoc enim iam sumus toti, ut Aristotelem, quantum in praesentia licet, quam emendatissimum latinis legendum excudamus ». Et plus bas : « Feceris igitur rem non solum mihi, sed et studiosis omnibus gratissimam, teque adeo

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« c’est en vain que nous avons attendu jusqu’ici Philippe – il aurait certes pu contribuer beaucoup, s’il l’avait voulu et si ses autres tâches le lui avaient permis » (« frustra enim hactenus Philippum expectavimus, qui praestare equidem plurimum potuisset, si et vellet et per negotia quaedam alia posset »). Camerarius lui-même a-t-il accédé à la demande d’Oporinus ? Nous l’ignorons ; dans l’édition latine d’Aristote qui paraît en 153875, une mention signale simplement que le traducteur de l’Ethique à Eudème a préféré ne pas être cité76. À côté des professeurs d’université, très reconnus mais de collaboration difficile, nous voyons graviter autour de l’officine d’Oporinus toute une série de jeunes hommes talentueux, passionnés de lettres et plus ou moins ambitieux, traductions sous le bras – un peu sur le modèle de Wolf. Ils sont précepteurs privés, correcteurs, voire simples étudiants… Oporinus fait en général l’essai de leurs talents sur un petit échantillon, puis leur fournit de gros corpus à traduire (sous forme de manuscrits ou éditions à collationner, voire de traductions existantes à retravailler). Dans les textes liés à ses années bâloises (1548-1549), Wolf nous parle à plusieurs reprises de Sébastien Castellion (1515-156377). Celui-ci est arrivé à Bâle avec sa famille en 1545, après avoir été quatre ans régent au collège de Genève ; il travaille alors comme correcteur chez Oporinus, et mène une vie matérielle difficile (dont témoigne notamment Wolf)78, liée au fait qu’il a une famille à entretenir. Or Castellion se consacre lui aussi à cette époque à des traductions latines de corpus grecs : les Oracles Sibyllins et ac ipso Aristotele tanto philosopho dignissimam, si in recognoscendis iis quae vertisti quondam, insumere aliquid studii ac temporis non graveris ». 75  Aristotelis Stagiritae […] Opera quae quidem extant omnia latinitate vel iam olim, vel nunc recens a viris doctissimis donata, et graecum ad exemplar diligentissime recognita (plusieurs tomes avec titres propres), Bâle, 1538. 76 T. ii, p. 581 : « docto quodam viro, sed qui hoc tempore nomen suum adscribi non est passus, interprete ». 77  Sur les premières années bâloises de Sébastien Castellion, voir par exemple la synthèse de Carine Skupien Dekens dans Traduire pour le peuple de Dieu. La syntaxe française dans la traduction de la Bible par Sébastien Castellion, Bâle, 1555, Genève, Droz, 2009, p. 32. 78  Commentariolus, xx, 9.

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les épopées homériques. Les Oracles Sibyllins venaient d’être retrouvés, et avaient fait l’objet d’une première édition grecque chez Oporinus en 1545 ; la traduction latine en vers par Castellion paraît en 1546 (en attendant l’édition bilingue de 1555). Dès 1545, Oporinus parle aussi d’un Sébastien qui travaille pour lui à une traduction d’Homère79. L’Homère gréco-latin de Sébastien Castellion paraîtra seulement seize ans plus tard, en 1561. Entretemps, Castellion a changé de statut puisqu’il est devenu professeur de grec à l’université de Bâle (depuis 1553). Dans sa préface (où il regrette d’ailleurs d’avoir consacré tant de temps à un auteur profane, pour lequel il s’était passionné dans sa jeunesse), Castellion décrit la genèse de l’ouvrage : il s’est mis au travail à la demande d’Oporinus ; il s’agissait d’abord d’ « imiter » une édition gréco-latine d’Homère parue à Genève chez Crispin (« eius exemplar nobis imitandum duximus ») : mais le grec comme le latin étaient criblés de fautes, au point que Castellion a dû souvent se transformer de « corrector » en « interpres80 ». Castellion signale en outre que ce n’est que pour répondre à la demande pressante de son éditeur qu’il a accepté que son propre nom apparaisse sur la page de titre81. Nous avons déjà évoqué Abraham Loescher (1520-157582) à qui Wolf laisse la traduction de Pausanias qu’il avait commencée, et fournit des élèves à qui il peut donner des leçons moyennant rémunération. Le Pausanias de Loescher paraît chez Oporinus en 1550, et à la même période Loescher décroche à Bâle le grade de magister artium. Dans les années 1548-1549, Justus Vulteius (1529-

79  M. Steinmann, Johannes Oporinus, op. cit., p. 63 note 22. 80 « Quoniam enim opus illud graece et latine superiore anno impresserat Crispinus Genevensis typographus, nos illius diligentiae confidentes […] eius exemplar nobis imitandum duximus. […]  Graeca infinitis locis depravata emendavi. Latina vero ita correxi, ut innumeris in locis non tam correctorem, quam interpretem praestiterim ». 81 « Efflagitavit a me Oporinus, primum ut in Homerum operam aliquam navarem, deinde ut eidem meum nomen apponi paterer : id quod equidem utrumque ei concessi ». 82 Voir la notice de l’Allgemeine Deutsche Biographie, vol.  xix, Berlin, Duncker & Humblot, 1969 [réimpression de l’édition de 1884], p. 208-209.

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157583), autre étudiant à Bâle, se consacre également à des travaux de traduction. Sa version latine de la Varia Historia d’Elien paraît en 1548 chez Oporinus84 ; dans la lettre dédicatoire, il évoque la « cohortatio doctissimorum virorum », qui lui ont proposé de faire cette traduction (« Aelianum mihi de Graeco in Latinum convertendum proposuerunt »), après avoir pu juger de ses talents sur des travaux plus légers (« cum in levioribus periculum fecissent quid in reliquis praestare possem »). Un autre exemple un peu plus tardif  est Charles Utenhove (1536-1600), qui est lui aussi recruté par l’imprimeur dans sa jeunesse, pendant ses études à Bâle (dans les années 1555-1556, alors qu’il a une vingtaine d’années)85. Charles loge avec ses deux frères chez Thomas Platter et Sébastien Castellion, et est probablement employé comme correcteur dans l’officine d’Oporinus. Il se lance à cette époque dans la traduction des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis (une épopée en 48 livres autour du dieu Dionysos). Il semble que le texte de base lui ait été fourni par Oporinus, et qu’il se soit mis au travail à la demande de l’imprimeur. Dans une lettre non datée au père d’Utenhove, Thomas Platter signale que le jeune Charles est « occupé à la traduction d’auteurs grecs » (« vertendis Graecis autoribus intentus ») ; Platter souhaite que le jeune homme puisse prolonger son séjour à Bâle, « surtout en raison des facilités d’impression, afin qu’il soit présent lors de l’édition des textes qu’il a reçus à traduire » (« maxime ob imprimendi commoditatem, ut adsit, cum ea edentur, quae vertenda recepit86 »). Il s’agira dans le cas d’Utenhove d’un projet au long cours, dont 83  Voir la notice de Reinhard Müller dans le Deutsches Literatur-Lexikon, 3e éd., vol. xxvi, 2006, col. 493-494. Vulteius a aussi publié chez Oporinus une traduction de Polyen en 1549. 84  Aeliani de varia historia libri XIIII, nunc primum et latinitate donati, et in lucem editi, Iusto Vulteio Wetterano interprete. Item, de politiis, sive rerumpublicarum descriptiones, ex Heraclide, eodem interprete. Ouvrage paru à Bâle, ex officina Ioannis Oporini, au mois de décembre 1548 (suivant le colophon). 85 Sur cet épisode de la vie de Charles Utenhove, voir Aline Smeesters, « Épigrammes généthliaques de Charles Utenhove pour la naissance d’Emmanuel Oporinus (Bâle, 1568) », Neulateinisches Jahrbuch, 15, 2013, p. 249-268, ici p. 252-253. 86 Lettre conservée à la bibliothèque de l’université de Bâle, Frey-Gryn Mscr II 19 : Nr. 359. Passages cités d’après Die Amerbachkorrespondenz, éd. Alfred Hartmann, t. ix/2, Bâle, Verl. der Universitätsbibliothek, 1983, p. 635.

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il parlera à beaucoup de gens, dont il lancera des annonces dans d’autres publications, mais qui ne verra finalement jamais le jour. En 1568, Oporinus lui ouvre encore sa bibliothèque pour qu’il puisse travailler à cette traduction87. Les grands professeurs sont aussi en mesure de jouer les « rabatteurs » et de diriger les jeunes talents qu’ils croisent vers les presses d’Oporinus. Un bel exemple en est offert par la traduction des Ethiopiques d’Héliodore (un roman grec) faite par un jeune noble Polonais, Stanislaus Warszewicki (1529-159188). Le 20 avril 1551, Philippe Mélanchthon écrit à Oporinus pour lui recommander personnellement cette traduction : il présente sa démarche comme un service rendu en reconnaissance de l’amitié d’Oporinus et de ses envois de livres (« pro perpetua erga me benevolentia tua, et pro libris missis89 »). Le lendemain, le 21 avril 1551, Warszewicki écrit lui-même à Oporinus90, en se recommandant de Mélanchthon, qu’il appelle « praeceptor meus ». Le jeune Polonais se montre assez sûr de lui et n’hésite pas à écrire dès cette première lettre : « je ne vous demande qu’une chose, c’est que le processus d’édition soit rapide » (« illud tantum a te peto ut editionem acceleres »). Sur la page de titre de l’ouvrage sorti des presses d’Oporinus en 1552 figurent, non seulement le nom du traducteur, mais aussi, certes en moins grands caractères, mais en lettres majuscules bien visibles tout de même, le nom de Philippe Mélanchthon – dont la compétence philologique sert ainsi de garant à la qualité de l’ouvrage91. Un cas un peu différent encore est celui de l’Euripide de 1558, proposé dans une traduction latine en prose et par stiques (« ita ut versus versui respondeat »), dont la page de titre annonce qu’elle est tirée des leçons de Philippe Mélanchthon, et préfacée par

87  Ibid., p. 260-261. 88 Warszewicki rentrera plus tard dans la Compagnie de Jésus. Voir la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus de Sommervogel, t. viii, 1898, col. 994-996. 89  La lettre est reproduite dans les liminaires de l’édition bâloise. 90  M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 128. 91  Heliodori Aethiopicae historiae libri decem, nunc primum e Graeco sermone in Latinum translati, Stanislao Warschewicki Polono interprete. Adjectum est etiam Philippi Melanthonis de ipso autore, et hac eiusdem conversione, judicium, Bâle, Oporinus, 1552.

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Wilhelm Xylander92. Ce dernier (1532-1576) était alors étudiant à Bâle, où il s’immatricula en juillet 1557 et où il obtint le grade de magister philosophiae en février 1558 ; il semble avoir travaillé pour Oporinus dès 155693. Dans sa préface, Xylander se justifie longuement d’avoir pris à son compte la dédicace de l’ouvrage, alors qu’il s’agit d’une traduction « adnotata e praelectionibus Philippi Melanchthonis94 ». Il indique notamment que c’est Oporinus qui lui en a donné la tâche (sans qu’il soit tout à fait clair si Xylander pense à la tâche d’écrire la dédicace, ou plus largement à celle de préparer les notes de Mélanchthon pour publication), mais aussi et surtout que cet ouvrage lui a demandé un travail personnel important : les notes reçues étaient mal écrites et remplies d’erreurs, de termes interpolés et omis, de sorte qu’il a dû tout réviser sur le texte grec, et traduire par lui-même l’Hécube qui manquait à l’appel95. L’identité de l’auteur de ces notes (auquel Xylander réfère simplement par le terme de librarius, le « copiste ») reste obscure, ainsi que celle de la personne (différente ou non de la première) responsable de leur envoi à Oporinus ou à Xylander. La notice du catalogue « Griechischer Geist » suggère, en se basant sur le cas de la traduction d’Héliodore, que l’envoi aurait pu venir de Mélanchthon lui-même96 ; en tout cas, il semble difficile d’imaginer que la publication se soit déroulée totalement à son insu.

92  Euripidis tragoediae, quae hodie extant, omnes, Latine soluta oratione redditae, ita ut versus versui respondeat. E praelectionibus Philippi Melanthonis. Cum praefatione Guilielmi Xylandri Augustani, Bâle, Oporinus, 1558. 93  Notice GG 198. Voir aussi la brève notice sur Xylander de la Deutsche Biographische Enzyklopädie, K. G. Saur, t. x, 1999, p. 605, et celle plus longue, par Mario Müller, dans le Deutsches Literatur-Lexikon, 3e édition, vol. xxxvi, 2017, col. 533-546. 94  Epistola nuncupatoria, non paginée, p. 3-4. 95  Ibid., p. 4-5. 96  Notice GG 198. Par comparaison, nous pouvons citer la lettre du 1er mars 1550 de Wolf à Camerarius, dans laquelle Wolf signale après coup à son correspondant avoir donné à Oporinus, sur la demande de ce dernier, la traduction d’un discours de Démosthène jadis « dictée » par Camerarius à Tübingen (éd. Zäh, cf.  note 50 : « Orationem περὶ συμμωριῶν a te olim Tubingae dictatam, Oporino petenti dedi »).

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De l’utilité de confronter plusieurs versions d’un même texte… Comme nous l’avons vu, Wolf rassemble dans la cinquième partie de son édition de Démosthène, « in studiosorum gratias », « toutes les traductions des discours de Démosthène que nous avons pu trouver et qui ont été réalisées par des érudits, que ce soit récemment ou il y a de nombreuses années97 ». De cette façon, il met le public en position de se livrer à une démarche de confrontation de traductions (entre elles et avec l’original) qui se trouve au cœur de son propre parcours d’étudiant, de traducteur et de philologue. Dès son Isocrate, Wolf ne se cache pas d’avoir consulté des traductions existantes, et de s’en être aussi servi pour ses annotations98. En tant qu’étudiant déjà, Wolf avait, raconte-t-il, pris l’habitude de confronter entre elles et avec les sources toutes les traductions qu’il pouvait trouver, « discendi gratia » ; maintenant, il a fait de même, non pas comme un discipulus, mais comme un « judex et aestimator » – et il a d’ailleurs constaté que beaucoup omettent, obscurcissent ou expliquent de travers les passages plus difficiles99. Ces propos révèlent un double enjeu de la démarche, qui est à la fois pédagogique (c’est un moyen d’entrer dans un texte rédigé dans une langue que l’on est encore en train d’apprendre) et philologique (il s’agit de trouver des solutions face aux passages obscurs que présente le texte). En ce début du seizième siècle, un traducteur sérieux ne pouvait, en effet, faire autrement que de porter en même temps la cas97  Titre de la cinquième partie : Orationes Demosthenis, quotquot ab eruditis partim ante complures annos, partim recens conversas nancisci potuimus, in studiosorum gratiam hoc volumine conjungere visum est. 98  Préface aux annotationes in Isocratem dans l’édition de 1548, p.  38 : « si quae orationes ab aliis conversae mihi in manus venerunt, etiam illorum expositiones alicubi adscribere non piguit ». 99  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 6. Cf. aussi la lettre dédicatoire à Christophorus Julius, édition de 1548, p. 116-117 : quelques années plus tôt, il avait comparé plusieurs traductions avec les sources grecques, « cum discendi, tum acuendi judicii causa » : que de passages « depravata, obscurata, assuta, recisa temere » !

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quette de l’éditeur de texte. Wolf en témoigne dans la dédicace de son Démosthène : face à un texte parsemé de « loci ambigui et dubii », il a dû déployer de nombreuses stratégies pour en cerner le sens (en passant éventuellement par une correction de la lettre) avant de pouvoir le traduire. Il explique avoir eu notamment recours à la collation des exemplaires disponibles (manuscrits ou imprimés) et à la consultation de la tradition indirecte (citations, commentaires, mais aussi traductions100). Pour ce qui est de la démarche pédagogique d’apprentissage de la langue, Wolf donne précisément, dans la préface aux annotationes in Isocratem, la façon dont il souhaiterait que les pueri procèdent : d’abord lire attentivement le grec, consulter les castigationes quand ils rencontrent un passage suspect, et seulement ensuite, s’ils le souhaitent, regarder la traduction et les annotations101. Dans le même ordre d’idées, dans la dédicace de son Démosthène, il affirme avoir veillé à ce que sa traduction puisse être confrontée au texte original (« conferri cum graeco auctore »102) ; s’il pense aussi à ceux qui ne connaissent que le latin et qui, grâce à sa traduction, pourront se passer du grec, il espère surtout que ceux qui manquent d’expérience en grec pourront se servir de cette traduction comme secours pour parvenir à lire l’auteur en langue originale103. Cependant, l’Isocrate de 1548 et le Démosthène de 1550 sont des éditions en latin seulement. Comment expliquer ce choix ? On peut évoquer d’abord la difficulté pratique de trouver du personnel compétent pour la réalisation d’impressions en caractères grecs – mais Oporinus est parvenu à s’en attacher et a publié en grec tout au long de sa carrière104. Le problème est aussi que les livres en grec touchent un lectorat plus limité105 et qu’un certain 100  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 4. « Si quem locum ab aliis citatum, declaratum aut conversum esse memini, consulo ». 101  Dans l’édition de 1548, p. 38. 102  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 3. 103  Ibid., p. 6. 104 M. Steinmann, Johannes Oporinus, op. cit., p. 64. 105  Ibid. Voir aussi M. Steinmann, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 144 : dans une lettre du 13 avril 1555 à Kaspar Nidbruck, Oporinus se plaint que les livres

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nombre de lecteurs, pour des raisons diverses, se montrent peu favorables aux éditions mêlant les deux langues. C’est ce qu’exprime une lettre de Wolf à Oporinus datant de 1553 : Illa altera ratio vendibilior putatur, quando Graeca cum Latinis vel conjungi, vel ab iis separari possunt : cum alii Latina dumtaxat, alii Graeca legenda censeant, alii quamvis utraque ament, tamen sibi causas esse putent, cur seorsim vel utiliora vel jucundiora videantur106. L’autre formule de présentation, où les textes grec et latin peuvent être soit rassemblés, soit séparés, est réputée se vendre mieux : les uns, en effet, jugent ne devoir lire que le latin, les autres ne devoir lire que le grec, et d’autres encore, quoiqu’ils apprécient les textes dans les deux langues, estiment cependant avoir de bonnes raisons de les trouver plus utiles ou plus agréables séparément.

Dans une autre lettre de la même année, Wolf précise que ce sont les docti en particulier qui n’apprécient pas la conjonction du grec et du latin : « non ignoro […] doctos moleste ferre graecae linguae cum latina conjunctionem »107. Oporinus, cependant, dans ces mêmes années 1550 puis dans la décennie 1560, a beaucoup pratiqué l’impression de textes grecs avec traduction latine en vis-à-vis (« e regione ») – notamment dans la nouvelle édition de l’Isocrate de Wolf en 1553. Sur les pages de titre (très bavardes selon l’habitude de l’époque) de certaines de ces éditions bilingues, nous trouvons une insistance sur l’apport pédagogique de cette présentation, et l’identification d’un lectorat avant tout scolaire : ainsi, en ouverture de l’Homère gréco-latin de Castellion paru en 1561, une mention précise : « Tous les textes sont fournis à la fois en grec et en latin, dans une présentation en vis-à-vis, au profit des étudiants en l’une et l’autre langue » grecs (et en particulier ceux à sujet théologique) « tarde distrahuntur » (se vendent mal), et qu’il ne peut s’en sortir sans compter sur la libéralité des princes. 106  Lettre du 23 mars 1553, de Hieronymus Wolf à Oporinus (M. Steinman, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 137). 107  Lettre de Wolf à Oporinus du 17 juillet 1553 (M. Steinman, « Aus dem Briefwechsel », art. cit., p. 139).

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(« Omnibus in utriusque linguae tyronum usum Graece et Latine simul eregione expressis »). Le cas de la traduction des sentences élégiaques de Théognis parue en 1550 est particulièrement intéressant, car ce sont deux traductions alternatives qui sont proposées, par deux traducteurs différents (Jakob Schegk et Elie Vinet), mais surtout ciblant deux publics différents108. Le volume contient d’abord une traduction en vers latins (« latino carmine »), sans le grec ; il propose ensuite le texte grec avec une traduction littérale en regard (« cum interpretatione latina ad verbum e regione posita »), explicitement dédiée à « ceux qui ont à peine dépassé les rudiments de la langue grecque » (« qui vix ultra Graecae linguae rudimenta sunt progressi »). Un autre exemple comparable se trouve dans un volume publié par Oporinus en 1556, une Commentatio explicationum omnium tragoediarum Sophoclis, cum exemplo duplicis conversionis, par Joachim Camerarius. Il s’agit fondamentalement d’un commentaire aux tragédies de Sophocle, mais avec « un exemple de double traduction ». Dans sa lettre liminaire à l’imprimeur, Camerarius déclare lui envoyer enfin le texte promis, en renonçant à le perfectionner davantage : il avait, explique-t-il, commencé à traduire Sophocle « de deux façons, l’une collant aux mots, l’autre rendant plus librement le sens » (« bifariam, ut et verbis conversio inhaereret, et sensum liberius exprimeret », p. 4) ; après avoir appris qu’une traduction intégrale des tragédies de Sophocle avait été publiée par un autre érudit, il a abandonné son projet, mais il adjoint cependant à son commentaire de Sophocle, en guise d’exemple, la traduction « diversi modi » des deux premières tragédies. La première, Ajax, est ainsi pourvue d’une « interpretatio ad verbum » (traduction latine par stique), dans laquelle toutefois Camerarius a tâché, autant que possible, de respecter la proprietas de chacune des 108  Theognidis Megarensis sententiae Elegiacae, olim quidem a doctissimo Philosopho  D. Jacobo Scheggio Schorndorffensi latino carmine expressae, nuncque primum in lucem editae ; Adjecimus easdem Graece, cum interpretatione latina ad verbum e regione posita, in eorum gratiam qui vix ultra Graecae linguae rudimenta sunt progressi, una cum scholiis, quibus et difficiliora aliquot explicantur loca, et depravata hactenus explicantur, Elia Vineto Santone autore, Bâle, Oporinus, 1550.

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deux langues109. La seconde, Electre, est flanquée d’une « interpretatio libera », en prose, visant à rendre le sens du texte en priorité (« sed nunc sententiam poetae reddere studebimus », p. 176). Un dernier cas intéressant est l’édition de l’Alexandra de Lycophron en 1566, elle aussi avec une double traduction : l’une ad verbum et e regione par Willem Canter, l’autre en vers par Joseph Scaliger110. Dans sa préface, Canter explique que, vu la difficulté du poème, il a jugé qu’il ferait œuvre utile s’il en traduisait simplement la contexture, ad verbum et aussi clairement que possible ; et il a veillé dans ce travail, non seulement au choix (« selecta »), au nombre (« annumeranda ») et à l’ordre (« ordine ») des mots, mais aussi à la clarté du style (« perspicuitas dictionis »)111. Il dédie sa traduction aux « rudiores »112, ce qui n’implique toutefois pas un travail philologique plus superficiel : il accompagne en effet le texte d’annotations fouillées visant à expliquer les « loca difficiliora » et fondées sur l’autorité, non seulement du scholiaste Tzetzes, mais aussi d’un vaste corpus de poètes et d’historiens antiques ainsi que d’érudits contemporains113. De façon assez intéressante, évoquant l’existence d’une traduction imprimée plus ancienne du même texte, Canter donne au lecteur un conseil qui nous rappelle les pratiques promues par Wolf : « je ne demande qu’une chose au lecteur studieux : qu’il daigne confronter quelques pages de cette traduction avec l’original grec et avec notre propre version114 ». À la fin de sa préface, Canter annonce la présence dans le volume d’une seconde traduction, due à Joseph Scaliger et com109  Préface à l’Ajax, p. 22 : « hoc servabimus, ut a Graecis versionem nostram non abducamus, et proprietatem tamen utriusque linguae, ut tali genere conversionis fieri poterit, explicando servemus ». 110  Lycophronis Chalcidensis Alexandrae sive Cassandrae versiones duae, una ad verbum a Guilielmo Cantero, altera carmine expressa, per Josephum Scaligerum, Julii F. Annotationes in priorem versionem, Gulielmi Canteri, quibus loca difficiliora partim e scholiis Graecis, partim ex aliis scriptoribus explicantur, Bâle, Oporinus et Perna, 1566. 111  Préface, p.  5 : « in eo non tam verbis selectis ordine annumerandis, quam dictionis totius perspicuitati plerumque studuimus ». 112  Ibid., p. 7 : « […] rudiores, quibus nostra consecrata sunt […] ». 113  Ibid., p. 5. 114  Ibid., p. 6 : « petam dumtaxat a lectore studioso ut illius versionis pagellas aliquot cum Graeco contextu et nostra interpretatione conferre dignetur ».

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posée en vers, à destination des lecteurs plus avancés (« provectioris doctrinae viri ») : dans ces versus doctissimi, le lecteur trouvera rendue la « gravité tragique » (« tragica gravitas ») du poème de Lycophron115. Ces pratiques de juxtaposition de traductions différentes reflètent donc le souci de donner à différentes catégories de lecteurs l’accès à différents niveaux du texte, qu’une unique traduction ne peut respecter tous à la fois : sa structure grammaticale (respectée par la traduction ad verbum), son sens (sensus ou sententia), et ses qualités stylistiques. Même dans l’ad verbum, toutefois, un certain souci stylistique est présent : le traducteur veille à respecter des exigences minimales de clarté (perspicuitas) et de propriété linguistique (proprietas). Les mêmes préoccupations se retrouvent dans les liminaires de Wolf. Il renonce à « rivaliser avec la splendeur, la compositio et la majesté du style d’Isocrate » (« aemulari splendorem, compositionem et majestatem Isocrateae dictionis116 »), ou à atteindre la vis, la venus et les numeri oratorii de Démosthène117. Pour l’instant, c’est le rendu du sens qui a requis tous ses soins. Mais à côté du sensus ou de la sententia, Wolf se montre également attentif, d’une part, à la proximité avec le matériau verbal original, et, d’autre part, à la qualité minimale du style latin. Il s’agit pour lui de produire une traduction marquée à la fois par des qualités de propriété, de clarté, de proximité à la source et de véracité118. L’idéal de la traduction ad sensum a donc tendance, chez Wolf, à se confondre avec celui de la traduction ad verbum. Cicéron, évoquant ses propres traductions (perdues) d’Eschine et de Démosthène, affirmait jadis avoir préféré rendre le « poids » des mots que leur nombre exact (appendere vs annumerare119). Wolf, 115  Ibid., p. 7. 116  Lettre dédicatoire à C. Julius, édition de 1548, p. 114. 117  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 3. 118  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 3 : « interpretatio magis propria, minus obscura et dubia, graeco textui vicinior, ac denique verior ac sincerior ». 119 Cicéron, Du meilleur genre d’orateurs, V-14 : « In quibus non verbum pro verbo necesse habui reddere, sed genus omne verborum vimque servavi. Non enim ea me annumerare lectori putavi oportere, sed tamquam appendere » (trad. Albert Yon,

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pour sa part, tente de faire les deux à la fois : non seulement rendre le poids des idées (ou des phrases, puisque sententia a les deux sens), mais aussi presque compter les mots120. Le souci de permettre au lecteur de confronter étroitement la traduction avec l’original y est certainement pour beaucoup. Wolf est par ailleurs conscient que chaque langue a son propre génie inimitable (« peculiaris et  […]  inimitabilis Genius121 »), et que la « Latini sermonis ratio » est différente de celle du grec122. Pour vouloir rester proche du grec, il ne s’agit donc pas d’écrire en mauvais latin. Le rendu de la sententia de l’auteur doit se faire dans un « genre de discours » (« genus orationis ») aussi lisse, net et pur (« planum, expeditum, facile, mundum ») que possible, sans obscurité ni trivialité (« neque obscurum, neque sordidum123 »). Le style de la traduction, explique-t-il encore ailleurs, ne doit pas présenter d’aspérités, de barbarismes, d’expressions affectées ou inhabituelles : il faut qu’il soit à la fois latin, facile à comprendre, et le plus proche possible des mots de l’original124. Pour atteindre à

Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 114 : « Pour ceux-ci je n’ai pas jugé nécessaire de les rendre mot pour mot, mais j’ai conservé dans son entier le genre des expressions et leur valeur. Je n’ai pas cru en effet que je dusse en rendre au lecteur le nombre, mais en quelque sorte le poids »). 120  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 5 : « nec modo sententias appendere, sed paene etiam annumerare verba ». 121  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 7. 122  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 4. Cf. aussi la lettre du 28 juillet 1547 à Oporinus (éd. Zäh, cf. note 30) : Wolf tente de rendre aussi fidèlement et clairement que possible la « sententia auctoris », en s’éloignant le moins possible des « verba », pour autant que la « diversa Latini sermonis ratio » le permette. 123  Lettre dédicatoire à C. Julius, édition de 1548, p. 114 : « Non aberrare ab autoris sententia et genus orationis neque obscurum, neque plane sordidum adhibere » ; ibid., p. 116 : l’officium d’un traducteur est « ut genus orationis planum et expeditum adhibeat, et Graeci auctoris sententias religiose bonaque fide servet » ; lettre dédicatoire de l’édition de Démosthène de 1550 adressée à Johannes Jacobus Fugger, p. 7 : Wolf s’estime content « si sententias bona fide eodemque ordine appenderimus, et genus orationis facile et mundum adhibuerimus ». 124  Lettre dédicatoire à J. J. Fugger, édition de 1550, p. 8 : « dictione uti volui, quae nihil haberet salebrosum, aut barbarum, nihil affectatum, aut insolens ; sed et latina, et facili ad intelligendum, et ad verba Demosthenis quam proxime accedente ».

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une « perspicua latinitas125 », la solution typiquement humaniste consiste à se référer à l’usage des bons auteurs de l’Antiquité. Dans son autobiographie, Wolf rapporte le conseil qu’il a reçu en ce sens de son ami Castellion : ne pas utiliser d’expressions latines qui ne soient pas attestées chez les auteurs classiques126. Dans sa dédicace à l’Isocrate, Wolf s’excuse de n’avoir pas eu le temps de vérifier tous les modi loquendi chez Cicéron ; au moins a-t-il rendu les idées avec une diligence extrême127… L’idéal qui se dégage est donc celui d’une traduction rédigée dans un style d’une pureté transparente, qui donne accès au sens du texte et en respecte autant que possible les structures grammaticales.

Conclusion Ici se termine notre parcours dans les liminaires de Wolf et dans le vaste dossier des traductions grec-latin sorties des presses bâloises d’Oporinus. D’un point de vue de sociologie historique, l’élément le plus frappant est peut-être la fracture qui sépare, et en même temps le continuum qui relie, les milieux et les pratiques des juvenes studiosi et des ludimagistri d’une part, des docti et des eruditi d’autre part : complexes d’infériorité d’un côté, attitudes méprisantes de l’autre ; mais aussi mobilité des personnes toujours susceptibles de passer d’un cercle à l’autre ou de collaborer entre elles, et identité des outils de travail, les mêmes ouvrages rassemblant des données philologiques pointues et des traductions conçues pour les débutants. D’un point de vue traductologique, marquante est la conscience de l’imperfection foncière de toute traduction, qui débouche sur le souci de ne pas laisser la traduction 125  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 5. Dans la lettre à Oporinus du 28 juillet 1547, Wolf utilise l’expression « Romanae linguae puritas ». 126  Commentariolus, xx, 10 : « Admonuerat me autem, vt abstinerem formulis, quarum autorem probatum non haberem […] ». 127  Lettre dédicatoire au conseil de Nuremberg, édition de 1548, p. 5 : « […] neque dabatur spatium ut singulos loquendi modos ad Ciceronis amussim explorarem ac dirigerem. Sententias quidem tanta fide et diligentia me reddidisse puto […] ».

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se substituer à l’original : elle n’en épuise pas toutes les richesses, notamment stylistiques, et elle risque d’en figer le sens dans une interprétation qui reste par endroits incertaine. En découlent, du côté des choix concrets de mise en page, la pratique restée courante d’imprimer l’original et la traduction en vis-à-vis, mais aussi celle, devenue rare aujourd’hui, de présenter dans un même volume plusieurs traductions alternatives d’un même texte. Fonds de la Recherche scientifique – FNRS Université de Louvain (Louvain-la-Neuve)

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MONTAIGNE, LES TRADUCTEURS DE L’ ITALIEN ET LES STRATÉGIES AUCTORIALES DANS LA SECONDE MOITIÉ DU xvie SIÈCLE

La conception de l’auteur en langue vernaculaire s’est affirmée pour se préciser tout au long du xvie  siècle, dans le cadre d’une nouvelle institution littéraire, de nature éditoriale, qui a profondément modifié les conditions de diffusion des œuvres comme le statut économique des écrivains. De ce point de vue, Clément Marot a joué en France un rôle de premier plan, sinon un rôle précurseur, en édifiant une figure poétique originale, en relation à la maîtrise en quelque sorte technique de son texte imprimé, permise par une expérience d’éditeur rémunéré, collaborant avec les libraires parisiens. L’Adolescence clémentine (1532) prend sens en relation aux œuvres éditées par Marot dans la collection des anciens poètes français publiée par Galliot du Pré, et en particulier avec son édition de Villon. Cette figure d’auteur a été confirmée par les poètes de la Pléiade, qui l’ont enrichie des prestiges de l’inspiration, d’un statut noble et d’une justification dans le cadre d’un grand projet culturel et politique d’illustration de la langue royale. À la suite de Marot, Ronsard lia définitivement le statut d’auteur à une véritable poétique du livre imprimé, à la différence des autres poètes qui publiaient encore sous une forme peu systématique1. Dans la conception de l’époque, la notion d’auteur, qu’il convient de toujours distinguer de notre propre usage du terme, était valorisante et emphatique ; elle marquait une forme de distinction au sein de l’activité littéraire, dont elle mettait en évidence les hiérarchies 1  Voir François Rouget, Ronsard et le livre. Étude de critique génétique et d’histoire du livre, Genève, Droz, 2010-2012, en particulier t. ii, p. 21-84. Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales des traducteurs français de la fin du Moyen Âge, sous la direction d’ Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck, Turnhout, Brepols, 2019 (BITAM 7), p. 325-342. FHG10.1484/M.BITAM-EB.5.116701

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complexes. Tout homme de lettres, et a fortiori tout « écrivain » (le terme désignant encore le calligraphe), n’était pas, en tant que tel, reconnu comme auteur. Au moment d’une professionnalisation des lettres et de la pratique de la traduction, la notion d’auteur servit soit à faire le départ entre une activité mercenaire et une activité libérale, soit à rendre les formes mercenaires moins indignes, à défaut de les rendre entièrement acceptables. Montaigne revendique tardivement la qualité d’auteur pour lui-même, en même temps qu’il en reconnaît très crûment les réalités économiques : « J’achette les Imprimeurs en Guienne : ailleurs ils m’achettent2 ». Il en précise les conditions par une série de distinctions, en termes de morale autant qu’en termes éditoriaux. Il sépare ainsi l’auteur et en particulier le « bon autheur » de l’écrivain ; ce terme est péjoratif chez lui, il illustre « l’escrivaillerie », symptôme d’un siècle corrompu3. Il ne concède qu’une exception, celle de Jacques Amyot. Il distingue aussi l’auteur de l’homme de lettres et du « faiseur de livre », rangeant sous cette dénomination la plus grande partie des acteurs du livre imprimé de son temps, non seulement les collaborateurs directs du monde de l’édition, correcteurs, compilateurs, polygraphes, mais aussi les érudits de tout genre, et, implicitement, les traducteurs, qu’il ne nomme pas dans les Essais, à l’exception d’un seul, toujours Amyot, en tant qu’il était le traducteur de Plutarque et qu’il avait su mettre en œuvre dans sa traduction la parfaite « naïveté » de la langue française, c’est-à-dire sa pureté et son meilleur usage, sans concession aux prestiges du grec ni à la moindre forme de pédantisme. Cette célébration est générale et elle confirme la place de la traduction dans les lettres françaises de l’époque. On trouvera un éloge d’Amyot dans des termes analogues à ceux de Montaigne dans la longue préface de Jacques Gohory qui introduit sa propre version du Trezieme [sic] livre d’Amadis (1573) traduit de l’espagnol. Le terme « auteur » est assez fréquent dans les Essais ; on en recense environ 70 occurrences. Il désigne en premier lieu, dans 2  Michel de Montaigne, Les Essais [1595], III, 2, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade (14)”, 2007, p. 849. 3  Les Essais, III, 9, éd. cit., p. 990.

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un emploi générique, jamais déterminé par un nom précis, ce que l’ancienne critique appelait les « sources » des Essais, stricto sensu, les auteurs dont Montaigne avait tiré sa documentation, en tant que ceux-ci en étaient les garants, étant les premiers ou les seuls à traiter certains sujets, ainsi les historiens de l’Amérique dont Montaigne tirait ce qu’il écrivait des croyances des anciens Mexicains (III, 6), ou Jean Bodin, dont les travaux d’historiographe ont été une source de l’information historique de Montaigne. Les auteurs au sens restreint, ceux qui étaient nommés, constituent comme le canon des valeurs littéraires et morales qu’admire Montaigne. Ce sont principalement des Anciens, poètes et prosateurs, parmi lesquels Plutarque, nommé plusieurs fois, à côté de Platon, de César et de saint Augustin, mais aussi d’Ésope. En revanche, les modernes désignés comme « auteurs » sont rares : La Boétie et Raymond Sebon, ainsi que Philippe de Commynes, « très-bon autheur certes », que Montaigne célèbre à deux reprises, pour la qualité de sa langue et sa bonne foi4. Amyot en revanche désigné comme « écrivain », n’est pas considéré comme un auteur : il ne garantit pas un savoir ou une information, il n’est pas l’inventeur de la matière qu’il traite. Parmi ces auteurs, Montaigne se désigne lui-même, en se définissant comme l’auteur d’un livre qui lui est « consubstantiel » (II, 18). Vers 1590, dans un ajout au chapitre « Du repentir », il précisa : Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangère : moy le premier, par mon estre universel : comme Michel de Montaigne : non comme Grammairien, ou Poëte, ou Jurisconsulte5.

Montaigne met ainsi en évidence ce qui caractérise sa singularité d’auteur et qui donne son autorité à sa parole : non pas une autorité savante, qu’il récuse, non pas seulement une maîtrise de la langue ou des formes littéraires, sa langue étant moins « naïve » que celle d’Amyot, la forme de son livre étant hors de toute norme, 4  Les Essais, II, 10, éd. cit., p. 441 ; III, 8, éd. cit., p. 985. 5  Les Essais, III, 2, éd. cit., p. 845.

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mais, sous l’apparence d’une simple identité, une autorité sociale, celle du seigneur de Montaigne, qui détermine un éthos noble reposant sur la force de la parole donnée et la bonne foi. Ces valeurs nobles permettent de comprendre les raisons pour lesquelles Montaigne entretient une relation privilégiée avec Commynes, un autre gentilhomme de bonne foi6. La traduction semble en revanche être très éloignée des préoccupations de Montaigne, et le traducteur, exclu de la définition très aristocratique qu’il donne de l’auteur, de son autorité, de son auctorialité littéraire. En réalité, le projet et l’écriture de Montaigne se définissent en relation à la traduction, et de ce point de vue, l’exemple de Montaigne pourra éclairer sur un mode particulier la question ici posée. Montaigne en effet est lui-même un traducteur. Il a rédigé une ambitieuse version de la Théologie naturelle de Raymond Sebon, publiée en 1569, en un gros ouvrage de près de 1 000 pages, probablement un travail de libraire. Il s’agit d’un traité de spiritualité composé en latin scolastique par un théologien catalan du xve siècle, dont il propose dans les Essais une célèbre apologie. Ce n’est pas un hasard si Montaigne définit aussi Sebon comme un « autheur », tout en mettant d’emblée en question son auctorialité, en raison de l’ignorance dans laquelle il était de l’identité réelle du personnage, qui lui faisait douter de l’attribution exacte du livre : Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un autheur, duquel le nom soit si peu cogneu […]. Tant y a que, quiconque en soit l’autheur et inventeur (et ce n’est pas raison d’oster sans plus grande occasion à Sebonde ce tiltre) […]7.

C’est sur cette indétermination que Montaigne peut bâtir l’argumentation de son apologie, mais aussi, en amont, imposer sa propre autorité, celle d’un gentilhomme lettré, sur le livre d’un autre. Celle-ci se fit en deux temps. La première édition de la version ne porte pas l’identité du traducteur ; la page de titre met en évidence les seules qualités de Sebon, « docteur excellent entre 6  Sur cette relation, voir Marcel Tetel, « Montaigne’s Glances at Philippe de Commynes », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, lx, 1998, p. 25-40. 7  Les Essais, II, 12, éd. cit., p. 460.

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les modernes ». Montaigne n’apparaît qu’en tant que signataire de l’épître liminaire. Celle-ci est adressée à son père, dédicataire et commanditaire de l’œuvre ; elle constitue un monument à la gloire de celui-ci, mais aussi une célébration du traducteur en écrivain civil, assumant pour la première fois publiquement le titre du fief dont il était devenu le possesseur. Cette célébration combine subtilement l’expression d’une modestie topique et l’ironie d’une métaphore du traducteur en tailleur d’habits. Elle développe aussi un « lieu » du discours apologétique du genre, justifiant la traduction, celui de la francisation de l’œuvre originale, et plus encore, de son adaptation au bon usage  de la langue française ; la traduction fait passer une œuvre originale, porteuse d’une inventio remarquable mais défigurée par un style barbare, un « maintien Barbaresque », à une version française seule à mettre cette même inventio en valeur par l’usage d’une langue polie : J’ay taillé et dressé de ma main à Raimond Sebon, ce grand Théologien et Philosophe Espaignol, un accoustrement à la Françoyse, et l’ay desvestu, autant qu’il a esté en moy, de ce port farouche et maintien Barbaresque, que vous luy vistes premièrement8.

La seconde édition de la Théologie naturelle fut publiée en 1581, dans les mêmes conditions que la première, mais après la parution des Essais. Elle porte sur le titre, l’identité du traducteur et la mention de ses qualités et dignités, reprise de la page de titre des Essais9. Les deux ouvrages étaient ainsi rapportés au même auteur, à Montaigne, devenu publiquement un auteur. Si le rôle de la traduction de Sebon dans la formation littéraire et l’affirmation de l’autorité d’écrivain de Montaigne est bien connu, le lien des Essais à une pratique de traducteur demande en revanche à être rappelé. On a beaucoup étudié les citations et les in8 Michel de Montaigne, épître, dans La Théologie naturelle de Raymond Sebon, Paris, M. Sonnius, 1569, fol. [a]2. 9  Sur ce point, voir Jean Balsamo, « Un gentilhomme et sa Théologie », dans Dieu à nostre commerce et société. Montaigne et la Théologie, dir. Philippe Desan, Genève, Droz, 2008, p. 106-126.

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nombrables références qui en constituent la trame dans une intertextualité d’une exceptionnelle richesse. On a été d’autant moins attentif aux très nombreux « emprunts » qui mettent en œuvre les ressources de la traduction, que ceux-ci, sans référents apparents, se fondent entièrement dans le discours français de Montaigne10. Aux textes latins ainsi traduits et utilisés, principalement des passages tirés de Sénèque, s’ajoutent aussi quelques textes d’origine italienne. On mentionnera tout particulièrement le long développement consacré à la mort du roi du Maroc dans le chapitre « De la fainéantise ». Il est traduit de façon très précise par Montaigne du traité Dell’ unione del regno di Portogallo (Gênes, 1585) de Girolamo Conestaggio de’ Franchi11. Ce passage appartient à la dernière phase de rédaction ; il révèle que jusqu’au bout de sa pratique d’écrivain, Montaigne, lui-même, excellent italianisant12, liait l’invention en français à une pratique de traducteur ; il s’agissait en fait d’un traducteur dissimulé, qui ne révèle jamais la nature de son propre texte ni l’origine de son invention, qui joue de l’imitation « libre », en employant le texte d’origine dans une nouvelle disposition, pour le mettre au service d’un nouveau dessein. L’autorité qui recouvre cette traduction dissimulée, que révèle seul un travail attentif d’identification des sources, est celle de l’auteur français. L’exemple de Montaigne est sans doute écrasant dans le cadre des lettres françaises et du point de vue rétrospectif qui est le nôtre ; il fait apparaître comme des nains écrivains et hommes de lettres de son temps. Il rappelle pourtant le rôle que la traduction ne cesse de jouer à la fin du xvie  siècle, dans la création littéraire d’une prose d’art en français, comme dans le modèle langagier pris en considération, marqué par Amyot, dont le succès, antérieur aux Essais, se prolonge avec eux pendant le premier quart du xviie siècle. Il confirme 10 Voir Jean Balsamo, « Entre philologie et traduction : les Essais de Montaigne », dans Übersetzung. Ursprung and Zukunft der Philologie ?, dir. Christoph Strosetzki, Tübingen, G. Narr, 2008, p. 139-157. 11  Voir Jean Balsamo, « Brièveté du polémiste, brièveté héroïque : à propos de ‘Contre la faineantise’ (Essais, II, 21) », dans Les Chapitres oubliés des « Essais » de Montaigne, dir. Philippe Desan, Paris, Champion, 2011, p. 182-199. 12  Sur ce point, que confirme la rédaction partielle du Journal du voyage en langue italienne, voir Concetta Cavallini, L’Italianisme de Montaigne, Fasano– Paris, Schena–PUPS, 2003, p. 119-212.

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également la primauté reconnue à l’écrivain original, à l’auteur de l’inventio. Dans cette conception, la traduction n’est pas une fin en soi, elle n’a de valeur qu’en relation au texte original ou à l’œuvre française qu’elle permet. Enfin et surtout, on ne saurait oublier le lien entre l’autorité littéraire et l’éthos qui la fonde : une qualité sociale, le gentilhomme Montaigne étant en cela l’héritier de Commynes, dans une filiation revendiquée et la conception d’une même « naïveté ». C’est en relation à cet exemple qui s’impose vers 1580-1590, que l’on pourra examiner a contrario les efforts modestes de ceux que Montaigne considérait avec dédain comme des « hommes de lettres », et en particulier les traducteurs ses contemporains, sans autorité pour garantir cette même auctorialité qui seule pourtant aurait justifié leur activité comme une activité littéraire. À l’époque de Montaigne, la capacité de créer une œuvre originale sur la base des formes anciennes constituait l’enjeu des lettres françaises, et non plus la traduction des auteurs antiques ; celle-ci était inutile pour le latin, que tous les lettrés lisaient, et elle avait été menée à son terme pour le grec. En 1597, dans son Art poétique françois, Laudun d’Aigaliers pouvait formuler cet enjeu, en imaginant une mesure radicale : Si j’avoy puissance, je feroy brusler tous les livres qui ont esté traduicts du grec ou latin en François depuis cent ans, exceptés quelques uns comme Plutarque, et autres necessaires : que si quelqu’un vouloit faire quelque œuvre, il la feist de son esprit13.

La traduction de l’italien en revanche était en plein essor. Elle connaissait son second moment fécond, après celui qu’avait illustré la génération de 1540-155014. On publia alors environ 180 versions de l’italien, principalement liées à l’activité de grands libraires, à Paris et à Lyon ; ces versions étaient dues à une centaine de traducteurs (dont soixante pour la période 1570-1600), le plus souvent 13  Pierre Laudun d’Aigaliers, L’Art poétique françois (1597), éd. Jean-Charles Monferran, Paris, STFM, 2000, p. 151. 14  Sur cette périodisation, voir Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli, Les Traductions de l’italien en français au xvie  siècle, Fasano, Schena Editore, 2009, p. 15-64.

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des débutants ou des amateurs, auxquels s’ajoutaient quelques traducteurs de métier. Les traductions d’hommes de lettres reconnus comme des auteurs étaient rares. On ne pourra guère citer que le cas de Blaise de Vigenère, dont la Hiérusalem rendue françoise (1595), fut publiée en une édition posthume, après d’ambitieux travaux savants sous le patronage des Gonzague-Nevers, parmi lesquels l’édition de Villehardouin (1584). Dans un long avis au lecteur, l’imprimeur rappelait le prestige considérable dont bénéficiait encore la mémoire de Vigenère, qu’il s’employait à défendre : son autorité savante fondait son autorité littéraire et celle-ci garantissait ses choix de traducteur, un traducteur écrivain, légitimé en tant que tel à transformer l’épopée en vers du Tasse en un roman français15. Certaines traductions de l’italien sont anonymes. Le traducteur s’était effacé entièrement derrière l’auteur original, il s’était confondu avec sa fonction de simple truchement, de passeur de texte. D’autres, tout en faisant mention du nom du traducteur et en indiquant son rôle, ne revendiquent pas d’autorité particulière pour celui-ci. Dans leur pratique et dans le discours qu’ils tiennent sur elle, seuls quelques traducteurs réclament un statut d’auteur. Leur autorité est mise en exergue sur deux plans, souvent complémentaires : d’une part, la représentation qu’ils donnent d’euxmêmes en tant que traducteurs ; d’autre part, l’œuvre traduite et les formes de son appropriation en français. Les stratégies de sa mise en œuvre peuvent être résumées sous trois modes principaux : l’ironie, la dissociation, l’assimilation, auxquels, naturellement, il convient d’ajouter le plagiat.

L’ironie La traduction ressortissait à une forme d’imitation, suivant l’invention d’un « véritable auteur ». Telle quelle, elle n’était pas porteuse d’autorité par elle-même. Considérée comme une 15  Sur cet exemple, voir Rosanna Gorris, « Concilii celesti e infernali : Blaise de Vigenère traduttore della Gerusalemme liberata », dans Alla Corte del principe, Ferrara, Università degli Studi, 1996, p. 47-70.

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œuvre de copiste, ou, selon une formule topique, de « blanchisseur de murailles », elle restait un genre sinon méprisé du moins sans considération, qu’il fallait toujours justifier. Le discours apologétique consacré au genre développait généralement le « lieu » de son utilité : la traduction servait à faire connaître une œuvre nécessaire, utile ou simplement agréable à des lecteurs français qui autrement en auraient été privés, elle jouait son rôle dans le développement des lettres françaises16. Il fallait d’autre part justifier leurs auteurs, en raison du : peu d’estime auquel sont pour le plus souvent traducteurs, commentateurs, restaurateurs de livres corrompus et tels autres, qui sont subjets à suyvre la trace d’autruy17.

Ce jugement constituait un des « lieux » propres au discours critique, développé dans les traités de poétique. Sous la forme d’une apologie, qui fit la matière principale des paratextes accompagnant les traductions, les traducteurs reprenaient cette accusation pour tenter de justifier le fait de traduire et, parallèlement de se justifier eux-mêmes. Thomas Sébillet (1512-1589), un avocat parisien, collaborateur de plusieurs libraires, n’avait cessé de lier ses ambitions d’écrivain français à sa pratique de traducteur. D’Iphigénie d’Euripide aux ouvrages italiens dont il donna la version, la traduction fut le fil conducteur de la poétique dont il avait posé les fondements théoriques dès 154818. Quarante ans plus tard, il exprimait encore ses 16  Voir sur ce point nos études « Le débat sur la traduction et l’apologie de la langue française à la fin de la Renaissance : François Gilbert de La Brosse et Barthélemy de Viette », dans Les Traductions de l’italien en français du xvie au xxe  siècle, dir. Giovanni Dotoli, Fasano, Schena Editore, 2004, p.  37-52 et « Traduction de l’italien et transmission des savoirs », dans Lire, choisir, écrire. La vulgarisation des savoirs du Moyen Âge à la Renaissance, dir. Violaine GiacomottoCharra et Christine Silvi, Paris, École des Chartes, 2014, p. 97-108. 17 Avis liminaire de Denis Sauvage, dans Leone Ebreo, La Philosophie d’Amour [1551], Paris, 1580, p. 7-10. 18  Voir Thomas Sébillet, Art poétique françois [Paris, 1548], éd. Francis Goyet, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, p.  37-183. Sébillet, un avocat au parlement de Paris, reste mal connu ; voir Harry Redman Jr, « New Thomas Sebillet’s data », Studi francesi, 38,

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scrupules en introduction à son dernier ouvrage, la version des Advis civils de Francesco Lottini (Paris, 1584), une œuvre de commande du libraire Jean Richer. Son doute prenait la forme d’un sonnet liminaire adressé « au Lecteur françois » : Tourner de langue en autre un estranger autheur Honore peu celuy qui en a pris la peine, Ores qu’en le tournant, souvent il perd haleine, Mordant l’ongle pour estre appelé traducteur. Avantage plus grand remporte l’inventeur, Se faisant renommer par sa besogne pleine, Subtilisé encor de belle et douce veine, Et enrichie d’art, de bon sens eventeur. Bien a cest avantage en ce livre gaigné Jean Francisque Lotin : où il a besoigné Librement, doctement, en langue italienne : L’ay-je fait puis nagueres en France devaller Et l’ay-je fait encor françoisement parler, Tien en est le profict, et la peine en est mienne19.

Le sonnet est construit sur l’antithèse entre l’auteur et le traducteur. Il nomme le premier et lui rend hommage : l’auteur tire sa gloire de son ouvrage, il a inventé une matière sublime, qui témoigne à la fois de son savoir et de son statut libéral, dans sa création et ses choix. À l’opposé, le traducteur peine en mercenaire sur une tâche qui lui a été imposée par un libraire ou un commanditaire, en un effort quasi mécanique, imitant sans aisance un modèle, étranger de surcroît, à seule fin d’acquérir un salaire, pour une renommée dérisoire. Cette condamnation semble sans appel. Le sonnet pourtant, si on le lit bien, révèle un sens bien différent. Sa construction en 1969, p. 201-209 ; sur sa théorie de la traduction, voir Glyn P. Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France, Genève, Droz, 1984, p. 96-97 et 610-612. 19  Francesco Lottini, Advis civils, Paris, J. Richer & A. L’Angelier, 1584, fol. A5 v°.

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acrostiches lui permet de nommer son auteur, dont le nom ne figurait jamais sur les traductions et les ouvrages de commande qu’il publiait. Cette forme d’identification ingénieuse, héritée de la Grande Rhétorique, semble avoir été utilisée pour la première fois à la fin du xve siècle sur une autre traduction de l’italien, le Livre de passe temps de la fortune des dez de Lorenzo Spirito, publiée vers 1495 à Lyon. Le dernier huitain d’une suite de quatre, disposée sur la page de titre, met en évidence le nom d’« Anthitus », après la célébration de l’auteur italien : À tous ceulx qui cecy lyront Nous supplions treshumblement Tiennent telz termes que seront Hault et bas car moyennement Il procede et rudement Tout est en parfait bourguignon Vous nous pardonrés franchement Sans adviser de nous le nom20.

Ce pseudonyme, qu’assume aussi le traducteur du De duobus amantibus d’Enea Sivio Piccolomini, est le nom de plume de Jean Boussart, ancien chapelain des ducs de Bourgogne, alors au service de l’évêque de Lausanne21. Derrière la figure prestigieuse de l’auteur, sous l’interpellation au lecteur à effet publicitaire, apparaît une autre instance, dissimulée et révélée. Le traducteur se fait discret pour insister sur le lien qui lie l’auteur au lecteur : Laurent lesprit sans fiction Fut inventeur de cest art cy Pour donner recreation Aux Seigneurs et dames aussi.

20  Avis du traducteur, dans Lorenzo Spirito, Le livre de passe temps de la fortune des dez, s. l.n.d., Lyon, [J. Mareschal, c. 1530], avis page de titre. Collection privée, exemplaire Lucien Gongy, vente Paris, 1934, no 45. 21 Voir Chiara Lastraioli, « ‘Libro-giuco’ et libri sul gioco illustrati del Rinascimento », dans Lettere e arti nel Rinascimento, Firenze, Franco Cesari Editore, 1999, p. 387-413 ; Les Traductions de l’italien, op. cit., p. 379-380.

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Il se révèle aux yeux du bon lecteur qui sait déchiffrer un texte codé. L’effet de surprise déplace l’intérêt de l’auteur nommé au traducteur et change la perspective : il ne s’agit plus de lire un livre en langue italienne, mais de le lire en français, moins de célébrer la science de Spirito ou de Lottini et leur renommée factice, que de savoir qui les avait « fait encor françoisement parler ». En une véritable palinodie, le sonnet de Sébillet en particulier exprime moins l’inquiétude et le doute sur le statut de son auteur qui est en même temps un traducteur, que l’affirmation de celui-ci, en tant qu’auteur français. On retrouve cette même forme ingénieuse dans un sonnet dédié à Pontus de Tyard, en tête de sa traduction de l’Antéros (1581), de Giambattista Fregoso. Dans ce cas, le poète italien, dont Sébillet peut déplorer l’idiome trop fruste, n’est même pas nommé ; il disparaît entièrement derrière la relation d’amitié de deux lettrés français, le dédicataire, célébré comme un poète-philosophe, et le traducteur22.

La dissociation Certains traducteurs furent conduits à dissocier radicalement deux composantes de leur œuvre, la part du traducteur proprement dite, pour laquelle ils ne pouvaient revendiquer qu’une autorité partielle ou fictive, et une part originale en français, la seule à même de leur assurer une reconnaissance réelle, si une telle œuvre existait ou du moins était en préparation, et non pas un simple argument dans le cadre d’une comparaison topique. Pour illustrer ce point, on pourra évoquer l’exemple de François d’Amboise (1550-1619)23. Celui-ci, protégé des rois Charles ix et Henri iii en tant qu’alumnus regis, mena parallè22 Thomas Sébillet, « Thiart, de ces fureurs, dont chascune fut chantée  /  Hautement fut par toy, et solitairement… », dans G.  B. Fregoso [Fulgose], L’Anteros ou Contramour, Paris, G. Beys & M. Le Jeune, 1581, fol. **2. 23  Sur Amboise, voir Jean Paul Barbier Mueller, Dictionnaire des poètes français de la seconde moitié du xvie siècle (1549-1615), Genève, Droz, 2015, t. i, p. 54-82.

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lement à ses études une carrière littéraire et éditoriale. Il publia d’un côté des œuvres en vers, semi-officielles, dans le cadre de commémorations auliques ; de l’autre, il se livra à des travaux de librairie, en procurant des éditions et en composant de nombreuses pièces liminaires. Parmi celles-ci, un sonnet suscita l’irritation de Montaigne ; cette pièce célébrait en effet la traduction de la Théologie naturelle de Sebon, sans mentionner l’autorité revendiquée par le traducteur24. Amboise donna surtout des traductions de l’italien pour les libraires parisiens, en remplaçant François de Belleforest qui l’avait recommandé pour cette tâche : en 1581, les Dialogue et devis des Demoiselles, traduit du Dialogo della bella creanza delle donne d’Alessandro Piccolomini, et en 1583, les Regrets facétieux et plaisantes harangues funèbres sur la mort de divers animaux, traduits des Sermoni funebri d’Ortensio Lando. Ces traductions furent publiées sous le pseudonyme de « Thierri de Timophile », au contraire de l’œuvre de cour, mise sous le nom véritable de son auteur, ou du moins sous ses initiales. En 1584, pourvu d’une charge au Parlement, première étape d’une longue carrière dans la haute magistrature, Amboise se détourna des lettres. Il ne négligea pas pour autant de faire publier un dernier ouvrage, la comédie Les Napolitaines. Il s’agissait d’une pièce française et non plus d’une traduction de l’italien, même si elle mettait en œuvre une riche culture italianisante. La pièce parut sous la fiction d’une œuvre éditée par le même Timophile, présenté cette fois comme un ami de l’auteur ; celui-ci, « constitué en dignité », revendiquait cette qualité qui donnait son autorité à la pièce, tout en ne pouvant plus apparaître directement à l’origine de la publication pour des raisons de convenance, liées à ses fonctions. Nous avons montré ailleurs comment la mention « Messire » sur le titre des Essais de Montaigne servait à une même fin, en créant la fiction de l’édition procurée par un tiers25. 24  Voir Daniela Costa, « Montaigne et François d’Amboise », Montaigne Studies, 13, 2001, p. 175-186. 25  Jean Balsamo, « Montaigne et les Commentaire de Monluc : deux notes de philologie », Montaigne Studies, 22, 2010, p. 207-220.

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L’assimilation La dissociation de l’activité de traduction et d’une œuvre originale en français conduisait à minorer la première et à mettre l’accent sur la seconde. Elle s’exprimait dans des genres et des objets littéraires distincts. Dans la mesure où seule l’œuvre d’invention était reconnue comme originale et conférait une autorité littéraire, il pouvait être tentant pour des traducteurs de s’arroger la paternité de textes peu connus qu’ils avaient mis en français, et de les présenter comme des œuvres sinon entièrement originales, du moins comme des œuvres originales en français. Deux exemples des années 1580 en éclaireront les enjeux. En 1579, Pierre de Larivey, un homme de lettres professionnel travaillant pour le libraire parisien Abel L’Angelier, publia sous son nom un recueil de comédies. Celles-ci présentées comme des œuvres à l’« imitation des anciens Grecs, latin et modernes », étaient en fait des traductions de six pièces italiennes parues séparément entre 1541 et 1568. Larivey pouvait justifier sa mainmise sur l’inventio italienne, par le fait que celle-ci avait été elle-même adaptée des Anciens, et il insistait sur la francisation qu’il lui avait fait subir. La traduction ressortissait en fait à une imitation libre ou adaptation, de laquelle la référence italienne disparaissait. Dans son propos liminaire, Larivey déplaçait la perspective initiale qui aurait conduit à lire sa traduction en relation de fidélité ou d’infidélité à l’original, pour mettre en évidence une dynamique créatrice, dans un contexte nouveau, celui du renouvellement des formes dramatiques et le passage de l’ancienne farce française à la comédie réglée en prose. Telles quelles, ses pièces étaient les premières de leur genre et d’une certaine manière selon l’expression même du traducteur (« j’en ay voulu jetter ces premiers fondemens, où j’ai mis, comme en bloc, divers enseignemens26 »), elles fondaient un modèle de la comédie en français, dont François d’Amboise, quatre ans plus tard, allait donner un exemple totalement libéré de toute imitation. Le second exemple est donné par Gabriel Chappuys. Celuici, un autre professionnel des lettres, fut le principal traducteur 26  Pierre de Larivey, Le Laquais [1579], éd. Luigia Zilli, Paris, STFM, 1987, p. 57.

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de l’italien entre 1575 et 1610. Il exerça dans ce domaine une activité hors norme qui demande à être considérée dans sa singularité. Il publia en effet une quarantaine de traductions de l’italien, auxquelles s’ajoutent une vingtaine de versions de l’espagnol et quelques textes modernes en latin27. On lui doit, entre autres, la série italienne des Amadis de Gaule, le Courtisan de Castiglione, la Civile Conversation de Stefano Guazzo, les Dialogues de Niccolò Franco, le Traité de la nature d’amour de Mario Equicola, les Cent nouvelles et les Dialogues philosophiques de Giovan Battista Giraldi, La Raison d’Etat de Botero, ainsi que des ouvrages de spiritualité, parmi lesquels les Sermons de Cornelio Musso, et de Panigarola. Cette production était considérable en termes quantitatifs, représentant plus de 8 000 pages traduites pour la seule année en 1584, au point que l’on peut se demander si en réalité Chappuys ne dirigeait pas un atelier de traduction sous son nom. Les paratextes de ses versions sont consacrés à la célébration des auteurs et à la sollicitation des dédicataires, ainsi qu’à justifier des choix techniques ; elles ne développent jamais l’apologie du traducteur, mais confirment celui-ci dans un rôle subalterne, soumis de surcroît aux contraintes éditoriales des délais et des formats. À côté de ses traductions, toutes reconnues comme telles, Chappuy publia sous son nom ou ses initiales plusieurs ouvrages d’une certaine importance littéraire : un recueil narratif, Les Facétieuses journées (158428), un ouvrage politique, L’Estat des Royaumes et républiques (1585), dédié au roi Henri iii, un traité Le Secrettaire (158829). Il présentait ces trois ouvrages comme des compilations, dont il reconnaissait l’origine : le recueil narratif offre à la fois des « Nouvelles, la plus part advenues de nostre temps » et d’autres « choisies de tous les plus excellents autheurs estrangers » ; l’avis au lecteur du traité politique révèle que Chappuys avait puisé sa matière dans les œuvres 27  Sur le traducteur, voir Jean-Marc Dechaud, Bibliographie critique des ouvrages et traductions de Gabriel Chappuys, “Cahiers d’Humanisme et Renaissance (114)”, Genève Droz, 2014. 28  Voir Gabriel Chappuys, Les Facétieuses journées, éd. Michel Bideaux, Paris, Champion, 2003. 29  Gabriel Chappuys, Le Secrettaire [1588], éd. Viviane Mellinghoff-Bourgerie, “Textes littéraires français (628)”, Genève, Droz, 2014.

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d’auteurs latins et modernes, le recueil épistolaire est « extraict de plusieurs sçavans hommes ». En revanche, l’autorité que revendique Chappuys reste modeste, elle repose sur sa seule compétence de « traducteur et d’annaliste » ou d’homme de lettres, rassembleur de textes épars, prenant soin de reconnaître l’autorité des auteurs originaux, qui toutefois ne sont pas nommés. Or dans cette présentation, Chappuys esquive aussi une médiation qui pendant longtemps a été ignorée. Ces trois ouvrages sont en fait des adaptations de trois compilations dues au polygraphe vénitien Francesco Sansovino. Le recueil narratif, ouvert par un avis de « l’autheur aux lecteurs » qui place les nouvelles ainsi recueillies sous le modèle de Boccace mais dans une réalité française, propose une suite de 86 nouvelles, desquelles 53 sont prises des Cento novelle scelte (1566), les autres provenant de divers recueils italiens. Le deuxième est une compilation faite sur la base du recueil Del governo e amministratione di diversi regni (1562, 1583), complété d’emprunts divers à des sources françaises et germaniques30 ; le troisième suit le traité Del secretario (1564), dont Chappuys a sensiblement modifié la disposition. À la différence des deux autres ouvrages, la préface du Secrettaire mentionne Sansovino. Chappuys le nomme afin de justifier la valeur ajoutée que lui-même aurait apportée en adaptant son ouvrage : Si on ne la veut recevoir, pource qu’elle est estrangere, je vous advise que j’ai gaigné ce poinct que le payement se faict en la monnoye de France. Sansovim [sic] respond pour moy, lequel j’ay suivy en ce qui peut estre commun au Secretaire de l’une et l’autre nation31.

Chappuys était un connaisseur averti des productions les plus récentes des libraires italiens, qu’il pouvait mettre à profit avant qu’elles fussent reçues en France. Sa pratique de la traduction comme celle de l’adaptation se justifiait pour ses fins éditoriales ; elle lui permettait de produire rapidement et de répondre à une 30  Voir Nathalie Hester, « Textes volés ? L’Estat, description et gouvernement des royaumes et republiques du Monde de Gabriel Chappuys », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 58, 1996, p. 651-665. 31  Gabriel Chappuys, Le Secrettaire, éd. cit., p. 7.

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demande, tout en créant l’illusion d’une différence entre des ouvrages de commande (les traductions) et d’autres ouvrages dotés d’un statut littéraire et social plus élevé, dans un jeu subtil de dédicaces et d’échanges. À  la différence de Larivey, il ne prétendait pas innover ou créer. Les trois ouvrages pris de Sansovino étaient des compilations adaptées de compilations antérieures, dont le statut littéraire et savant restait incertain. Ils correspondaient à des genres et des formes, ou aux modes de traiter ceux-ci, en voie d’obsolescence : c’était le cas pour la nouvelle facétieuse dite à l’italienne ; ce ne l’était pas moins pour l’épître et la lettre missive. Enfin, en 1601, Chappuys fit paraître à ses frais un petit ouvrage bilingue français-italien destiné à solliciter la confirmation de ses fonctions de traducteur à la cour. Cet ouvrage a toujours été considéré comme original, combinant un texte français de Chappuys et sa version en langue italienne par lui-même. Or, ainsi que l’a démontré récemment Chiara Lastraioli32, il s’agit d’une traduction dissimulée, dans un processus inversé : le texte français présenté comme original est en fait la traduction du texte italien, qui lui-même n’est pas une œuvre de Chappuys, mais un extrait de la Descrittione d’Italia (1550) de Leandro Alberti célébrant la Toscane des Médicis. Dans ce cas, l’autorité littéraire conférée par un texte français original était un subterfuge servant, dans l’urgence, à confirmer une compétence linguistique active, alors qu’elle n’était que passive. Bien qu’ils aient dissimulé leurs auteurs italiens, ni le recueil de Larivey ni les compilations de Chappuys ne peuvent toutefois être considérés comme des plagiats. Ils s’inscrivent à la fois en relation à une œuvre avouée de traducteur et dans un processus d’imitation et d’adaptation, fondé sur une invention partagée. Leur originalité revendiquée réside dans une manière, la mise en français elle-même. Le plagiat à l’inverse consiste à revendiquer l’invention et l’autorité qu’elle confère. Pour illustrer ce procédé, on évoquera un dernier exemple. En 1592, Claude de Bassecourt, 32 Voir Chiara Lastraioli, « Chappuys traducteur de lui-même dans La Toscane françoise italienne (Paris, 1601) ? », dans Gabriel Chappuys, traducteur tourangeau. Actes de la journée d’étude, Tours, CESR, 4 mars 2016, à paraître.

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un poète originaire de Mons, ne remporta pas la palme lors d’un concours à Douai. Il protesta, suscitant des réponses auxquelles il répondit lui-même dans une longue Apologie, qui s’est révélée être une traduction du dialogue La Cavaletta du Tasse, augmentée de larges extraits du De vulgari eloquentia de Dante. Et pour démontrer tout son génie poétique, Bassecourt publia cette apologie en 1594 (Anvers, A. Conincx), en l’accompagnant d’une œuvre originale, Mylas, une tragicomédie pastorale, qui était elle aussi une traduction de l’Aminta du même poète italien33. Ces traductions dissimulées, sans mention de leur origine et de leur auteur réel, publiées pour une diffusion privée ou semi-privée, avaient pour seule fin de tromper sur les capacités littéraires de Bassecourt. L’autorité ainsi revendiquée ne devait pas qualifier un traducteur, qualité que celui-ci reconnaissait pour d’autres travaux et sur d’autres ouvrages34, mais un poète en français, un gentilhomme, moins éloigné en somme de Montaigne que de Chappuys. À défaut de convaincre les juges, cette imposture confirmait les réelles compétences d’un italianisant, bien informé des œuvres les plus novatrices des lettres italiennes. Université de Reims

33  Sur cette affaire, voir Gustave Charlier, « Un plagiaire belge du Tasse », dans Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à Fernand Baldensperger, Paris, Champion, 1930, t. i, p. 121-130, à compléter par Daniela Mauri, Voyage en Arcadie. Sur les origines italiennes du théâtre pastoral français à l’âge baroque, Paris–Fiesole, Champion–Edizioni Cadmo, 1996, p.  19-73. Une notice détaillée sur Bassecourt est donnée par Jean Paul Barbier-Mueller, Dictionnaire des poètes français, op. cit., t. i, p. 364-377. 34  On doit à Bassecourt plusieurs versions d’ouvrages de spiritualité d’origine italienne, voir Nicole Bingen et Renaud Adam, Lectures italiennes dans les pays wallons à la première Modernité (1500-1630), Turnhout, Brepols, 2015, p. 182.

INDEX DES NOMS

Achard, Guy 86, 99-102 Adam, Renaud 342 Adélaïde de Condé 82 Agrigoroaei, Vladimir 29-39 Alberti, Leandro 341 Alexander, Jonathan J. G. 168-169 Allmand, Christopher 191 Amboise, François d’ 336-338 Amerbach, Boniface 303, 313 Amyot, Jacques 10, 48 Anjorrant Bourré 57 Anne de Bretagne 253, 256 Anselme de Canterbury 19 Antithus 58 Antoine de La Sale 57 Antoine Vérard 20, 24, 267, 288-289, 291 Archibald, Elizabeth 212 Aristote 24, 27, 53, 86, 88-110, 266, 295, 309, 310-311 Arnaud de Corbie 154, 158 Arnoul de Quinquempoix 57 Assouline, Pierre 11 Aulotte, Robert 249-256 Aurispa, Giovanni 9, 239 Avril, François 143, 145, 159-160 Ayala, Pero López de 18 Bacquin, Mari 291 Bagnyon, Jean 57, 278 Balsamo, Jean 14, 15, 31 Bandia, Paul 13 Bandini, Michele 237, 248

Barthélemy de Messine 89-90, 103 Barthélémy l’Anglais 113 Bassecourt, Claude de 341-342 Batu, Christian 86 Baudelle-Michels, Sarah 283-284 Baumgartner, Hieronymus 303-304, 307 Beatson, Elizabeth H. 196 Beaujouan, Guy 88 Beck, Hans-Georg 298 Belleforest, François de 14, 26, 337 Beltrami, Pietro G. 40, 284 Benedeit 57 Bengtsson, Anders 46-47 Benvenuto da Imola 22 Berger, Samuel 60, 69-70 Bérier, François 34, 44 Berman, Antoine 39, 41-42, 48, 50, 53-54 Bertrand, Gustave 253 Bertrand, Olivier 16, 49, 52, 91, 139 Bertrandon de la Broquière 57 Bianciotto, Gabriel 26 Bideaux, Michel 339 Bidler, Rose M. 193 Billanovich, Giuseppe 138-139 Bingen, Nicole 342 Blackman, Susan 201 Blondeau, Chrystèle 237, 239 Boccace 15, 17, 24, 27, 45, 154, 340 Bodin, Jean 327 Boèce 19

344

Boers, Wil 80 Bogaert, Pierre Maurice 60, 72 Boiaistuau, Pierre 26 Bonjour, Edgar 295 Borges, Jorge Luis 48 Borriero, Giovanni 23 Bossuat, Robert 15 Botero, Giovanni 339 Bouchet, Jean 57, 267 Bougerol, Jacques-Guy 186 Boulton, Maureen 193, 195, 198-199 Bourgain, Pascale 186-187, 194 Bourgeois, Françoise 287, 290 Bousmanne, Bernard 9, 43, 225-227, 237 Bousmar, Éric 247 Boussart, Jean 335 Boysset, Bertrand 57 Bracciolini, Poggio 270 Brant, Sébastien 267 Brucker, Charles 47 Bruckner, Thomas 51 Brunet, Jacques-Charles 267 Brunetto Latini 40, 48, Budé, Guillaume 303 Buffon, Georges-Louis Leclerc comte de 48 Buonaccorso da Pistoia 9, 239 Burghgraeve, Delphine 14 Buridant, Claude 43, 50, 92, 141 Busby, Keith 13, 191 Buzelin, Hélène 12 Calderini, Domizio 302 Camerarius, Joachim 299, 303, 304, 308-311, 315, 319 Capelli, Roberta 44 Carolus-Barré, Louis 143 Castellion, Sébastien 303, 311-313, 318, 323 Castiglione, Baldassare 339 Cavallini, Concetta 330 Chappuys, Gabriel 338-342 Charles v, roi de France 16, 20, 22, 30, 67, 88, 93, 102, 123, 135, 139-142, 145, 147, 151-153, 156, 157, 169-182, 205, 249

Index des noms

Charles vi, roi de France 67, 170, 172, 175, 181, 249 Charles viii, roi de France 249 Charles ix, roi de France 336 Charles le Mauvais 134 Charles le Téméraire 223, 239 Charles Quint 25, 242 Charles Soillot 16, 30, 57, 223-248 Charlier, Gustave 342 Chartier, Roger 17, 23 Chavero Blanco, Francisco 186 Chavy, Paul 14, 29, 34, 92 Chevrel, Yves 12 Christine de Pizan 5, 22-23, 57, 157, 159 Chrysoloras, Manuel 266 Cicéron 15, 20, 22, 27-28, 86-87, 92, 99-102, 321, 323 Cigada, Sergio 88 Clark, Gregory 226 Cockshaw, Pierre 6, 19, 22, 223 Colard Mansion 57, 283 Collard, Franck 160 Conestaggio de’ Franchi, Girolamo 330 Contamine, Geneviève 93 Contamine, Philippe 156 Corrozet, Gilles 291 Costa, Daniela 337 Coucke, Gijs 89-90, 105 Courcelles, Dominique de 14 Crécy, Marie-Claude de 6, 205, 279, 286-288 Crescenzo, Roberto 14 Croizy-Naquet, Catherine 13, 288 Curtius, Ernst Robert 80 Daenen, Marc 225 Dam, Helle 12 David Aubert 280-282, 284, 289 De Gaulle, Charles 48 De Leemans, Peter 17, 55, 89-90, 105 De Nichilo, Mauro 237, 256 Debae, Marguerite 227 Dechaud, Jean-Marc 339 Defradas, Jean 251 Delaissé, Léon 226 Delaurenti, Béatrice 90 Delcourt, Thierry 9, 226

Index des noms345

Delisle, Jean 12 Delisle, Léopold 15, 20, 22, 87, 140-141, 145, 157 Delsaux, Olivier 5, 14, 18, 20, 22, 24, 26-27, 33, 141, 159, 229, 239, 252, 281, 282, 292 Démosthène 31, 296-316 Denis Foulechat 16, 18, 20, 54, 57 Desan, Philippe 329-330, Desrey, Pierre 58, 285, 289 Di Luca, Paolo 286 Di Stefano, Giuseppe 6, 16-17, 25, 45, 193, 252, 262 Diego de Valera 18, 26 Dionigi de Borgo San Sepulchro 140 Dogaer, Georges 227 Dolet, Étienne 10 Dotoli, Giovanni 331-333 Doubrowsky, Pierre 253 Doudet, Estelle 280-283 Doutrepont, Georges 6, 223-224 Du Pré, Galliot 24, 283, 291, 325 Du Verdier, Antoine 249 Dubois, Anne 140 Duché-Gavet, Véronique 14-15 Ducos, Joëlle 50, 52, 55, 91, 200 Durrieu, Paul 226 Duval, Frédéric 13, 21, 24, 46, 50-51, 118, 120, 209, 248, 270, 278, 291 Englebert de Clèves 285 Equicola, Mario 339 Érasme 247, 303 Ésope 327 Euripide 258-259, 314, 333 Eusebi, Mario 20 Eustache Deschamps 57 Eustache Mercadé 57 Évrart de Conty 57, 85-111 Évrart de Tremaugon 57 Falvay, Dávid 185-186 Ferlampin-Acher, Christine 212 Fernand de Lucène 25, 26 Fischer, Columban 188, 195, 199 Flavius Josèphe 79-80 Fleith, Barbara 201 Fournié, Éléonore 62-63, 67, 70-71, 93, 96

Franco, Niccolò 339 François Villon 325 Fregoso, Giambattista 336 Fugger, Johann Jakob 297-298, 302308, 317, 321-322 Fumaroli, Marc 14 Galderisi, Claudio 14-16, 18, 20, 23, 25, 29, 61, 140-141, 187, 225, 249 Galien 105, 109 Gallet-Guernes, Danielle 17 Gardes Tamines, Joëlle 200 Garin, Eugenio 267 Gaucher, Élisabeth 291 Gaullier-Bougasssas, Catherine 16, 239 Gautier le Breton 57 Geith, Karl-Ernst 193-194, 196-197 Genet, Jean-Philippe 135, 189 Geoffrey Chaucer 191 Geoffroi des Nés 57 Geoffroy de Monmouth 208, 212 Geoffroy de Villehardouin 332 George de La Forge (minor) (?) 57 Georges d’Halluin 19, 25, 242-243 Georges de La Forge (maior) (?) 57 Gerner, Dominique 87 Gervais de Tilbury 87 Ghosh, Kantik 189 Gilbert de Poitiers 86 Gilles Deschamps 57 Gilles Sibille 57 Giraldi, Giovan Battista 339 Gohory, Jacques 326 Goody, Jack 45 Gorris, Rosanna 332 Gourmont, Gilles de 250, 263, 265-266, 273-274 Gourmont, Jehan de 269 Grandon, Dominique 197 Grange, Huw 79 Grévin, Jacques 251 Guadagnini, Elisa 93 Guarini, Guarino 252 Guazzo, Stefano 339 Gugel, Christoph 298-299 Guichard-Tesson, François 88, 90-91, 94-96, 104, 106 Guidot, Bernard 282, 289

346

Guillart, Charles 57 Guillaume Alexis 51 Guillaume Coquillart père 57 Guillaume Danicot 57 Guillaume de Digulleville 136, 205, 209, 278, 287, 289, 291 Guillaume de Machaut 135 Guillaume de Saint Pathus 57 Guillaume de Saint-Etienne 57 Guillaume de Sens 62, 65 Guillaume de Tignonville 57 Guillaume Fillastre 19 Guillaume Flamang 57 Guillaume Harnois 57 Guillaume le Menand 57 Guillaume Le Roy 197 Guillaume Oresme 57 Guillaume Rippe 57 Guillaume Tardif 57 Guillebert de Mets 21 Guillerm, Luce 14 Gumbrecht, Hans U. 56 Guyart des Moulins 59-83 Haggh, Barbara 223 Hasenohr, Geneviève 16, 19, 143, 187, 192, 195-199, 207, 213, 215-216, 223 Haug, Hélène 5, 141, 239 Hauvette, Henri 15 Hauwaerts, Evelien 194, 197 Havenreuter, Sebald 297, 300-301 Hedeman, Anne D. 166-168 Héliodore 314-315 Héloïse de Conflans (?) 57 Hendrix, Guido 186 Henri de Trévou 145, 182 Henri iii, roi de France 336, 339 Henri Romain 57 Henri v d’Angleterre 190-191 Henri, Jean 251 Herberay des Essarts, Nicolas 10 Herbin, Jean-Charles 70, 280, 282, 287 Hériché-Pradeau, Sandrine 24, 166, 205, 270, 286 Hermans, Theo 12 Hervé de la Queue 57 Hésiode 266, 295 Hester, Nathalie 340

Index des noms

Heyworth, Gregory 89 Homère 259-260, 295, 305, 309, 312, 318 Hugues de Lannoy 23 Hugues Poulet (Pawlet) 57 Humphrey, duc de Gloucester 157, 191 Hunt, Tony 79 Inghilleri, Moira 12 Innes-Parker, Catherine 187, 189 Isaac ben Jacob 57 Isabelle de Portugal 18, 25, 239 Isocrate 296-308, 317-321, 323 Isoz, Claire 81 Jacobus de Sancto Geminiano 186 Jacquart, Danielle 88 Jacquemon Bochet (?) 57 Jacques Bauchant 57 Jacques d’Armagnac 160, 201 Jacques de Guise 46, 279 Jacques Legrand 57, 199 Jacques Milet 57 Janot, Denis 251, 268 Jean Aubert 57, 195, 197 Jean Aurispa 9 Jean Bagnyon 278 Jean Batailler 57 Jean Baudouin 57 Jean Biete 57 Jean Bouchet 57, 267 Jean Bras-de-Fer 57 Jean Chanteprime 154 Jean Chartier 57 Jean Corbechon 13, 20, 57 Jean Courtecuisse 57 Jean d’Antioche 15, 85-111 Jean Daudin 20, 57 Jean de Beauvau 57 Jean de Bruges 182 Jean de Caulibus 185-188, 202-203, 213, 218 Jean de Hangest 57 Jean de Hersin 57 Jean de Meun 16, 19 Jean de Neufchâteau 57 Jean de Noyal 57 Jean de Prouville (de Probavilla) 57 Jean de Rochemeure 57 Jean de Rouvroy 57

Index des noms347

Jean de Stavelot 57 Jean de Sy 57 Jean de Thys 57 Jean de Vignay 13, 57, 87, 92 Jean de Wavrin 57 Jean Drouyn (Jehan Droyn, Jehan Drouyn) 57 Jean du Prier 57 Jean duc de Berry 17, 27, 169, 171 Jean Duchesne 57, 248 Jean Ferron 57 Jean Fillon de Venette 57 Jean Fleury 57 Jean Galopes 58, 190, 199-201, 204-206, 209-210, 213-214 Jean Golein 58 Jean L’Orfèvre 58 Jean Lagadec 58 Jean Lamelin 58 Jean Le Bon 68, 118, 123-124, 134, 141, 151, 158 Jean Le Clerc 280 Jean Le Fèvre de Ressons 58 Jean Le Long 58 Jean Le Roy 58 Jean Lebègue 20, 58, 165-168, 183 Jean Lodé 30, 58, 249-276 Jean Mansel 23, 58, 196 Jean Miélot 9, 13-15, 18, 20-22, 24-26, 38, 46, 58, 224, 238, 288 Jean Molinet 58 Jean Muret 58 Jean Robertet 58 Jean Sauvage 58 Jean Servion 68 Jean Tinctor 58 Jean Vaudetar 67, 182 Jean Vincens 58 Jean Wauquelin 6, 16, 18-19, 22, 38, 46, 278-279, 286-288 Jeanne de Bourbon 147 Jeanne de Malone 58 Johan Barton 58 John Lydgate 23, 58 Johnson, David F. 212 Johnson, Ian 187-188 Jones, Michael 256

Jourdain de Redinges 58 Julien Macho 58 Jung, Vera 298 Juvénal 268 Kallendorff, Craig 263 Kelly, Stephen 185 Kennedy, Angus J. 23 Kinnunen, Tujia 13 Klaerr, Robert 251 Kleinhenz, Christopher 190 Kluge, Franz 81 Koeppel, Emil 23 Komada, Akiko 70-71 Korteweg, Anne S. 160 Koskinen, Kaisa 13 Krochalis, Jeanne E. 191 Krynen, Jacques 135, 137 L’Angelier, Abel 338 La Bigne, Margarin de 264, 269 La Boétie, Étienne de 251 La Croix du Maine 249 La Tapie, Jacques de 251 Labère, Nelly 13, 27 Laborde, Alexandre de 253 Lamy, Marielle 194 Lando, Ortensio 337 Landolfo Colonna 138 Larivey, Pierre de 338, 341 Larousserie, David 11 Lastraioli, Chiara 335 Laudun d’Aigaliers, Pierre 331 Laurent de Premierfait 14, 16-27, 45, 58, 154-155, 158 Laurette d’Alsace 80 Le Glay, André 228 Le Gros, Jacques 287 Le Roux de Lincy, Antoine-JeanVictor 21, 253, 256 Leclercq, Georges 228 Lefèvre, Sylvie 14, 20, 40, 49, 223 Lemaire, Jacques 228 Lobrichon, Guy 59-60 Loescher, Abraham 302-303, 312 Longpré, Ephrem 187 Lonicerus, Johannes 300, 304 Lottini, Francesco 334, 336 Louis de Beauvau 26, 58

348

Lyna, Frédéric 227-228 Macé de la Charité 58 Magnien-Simonin, Catherine 326 Magnien, Michel 326 Maistre Antithus (Faure) 58 Manfred de Sicile 89 Marchello-Nizia, Christiane 40 Marconville, Jean de 251 Marie de Berry 187 Marie de Bourgogne 223 Marnef, Jeanne de 251 Marot, Clément 325 Martin Steenberch 224 Martin, Hervé 211 Mary du Puis 58 Marzano, Stefania 5 Mauri, Daniela 342 Maximilien d’Autriche 223-224 Maxson, Brian Jeffrey 246 McNamer, Sarah 185, 188 Meiss, Miljard 196 Mélanchthon, Philippe 305, 310, 314-315 Mellinghoff-Bourgerie, Viviane 339 Menut, Albert D. 45, 94 Michault Taillevent 58 Michel de Massa 193-194, 196-197 Michel Gonnot 58 Milton, John 13 Minet-Mahy, Virginie 5 Minnis, Alastair 86 Moine de Saint-Genès de Thiers 58 Moine de Saint-Josse sur mer 58 Monferran, Jean-Charles 331 Monfrin, Jacques 15, 41, 91-92, 113, 124, 130, 193, 226, 237, 239, 242-243, 248 Montaigne, Michel de 31, 33, 45, 325329 Morand, François 69 Moreau, Brigitte 269 Müller, Mario 315 Müller, Reinhard 313 Musso, Cornelio 339 Niccoli, Niccolò 237 Niccolò iii d’Este 68 Nicholas Love 188-189, 209-210 Nicolas Bozon 58

Index des noms

Nicolas de Gonesse 58, 140, 169, 252, 259, 262 Nicolas de La Horbe 58 Nicolas Panis 58 Nicole Bozon 58 Nicole de Dijon (Frère) 58 Nicole Le Huen 58 Nicole Oresme 19-24, 27, 37, 39, 42, 45, 49-53, 58, 93-94, 135 Nicole Sellier 58 Nobel, Pierre 21, 23, 79, 118, 189 Noël Fribois 21, 279 Nonnos de Panopolis 313 Norton, Glyn P. 334 Nourry, Claude 291 Nyverd, Jacques 283, 291 O’Sullivan, Daniel E. 89 Octovien de Saint-Gelais 23, 26, 51, 58 Oporinus, Johannes 295-324 Ouy, Gilbert 88, 159, 165, 169 Ovide 266 Panigarola, Francesco 339 Parent, Annie 22 Parussa, Gabriella 205, 252 Paviot, Jacques 22 Pélerin de Prusse (?) 58 Perrot de Garbelai 58 Perry, Ryan 185 Petermann Cudrefin (?) 58 Pétrarque 20, 114, 252 Philippe Camus 23 Philippe de Commynes 327, 331 Philippe de Croÿ 70, 224 Philippe de Macédoine 124 Philippe de Mézières 58 Philippe de Vigneulles 287 Philippe de Vitry 135 Philippe le Beau 18, 26 Philippe le Bon 9, 18, 22, 25, 157, 223, 225, 227, 247 Philippe Oger (Frère) 58 Piccolomini, Alessandro 335 Piccolomini, Enea Silvio 337 Pierre aux Boeufs 211 Pierre Bersuire 19-21, 23, 30, 47, 113-158 Pierre Comestor 61-83 Pierre Crapillet 19, 58

Index des noms349

Pierre de Hangest 58 Pierre de Langtoft 58 Pierre de Paris 58 Pierre Desrey 58, 285, 289 Pierre Durand 280, 283, 290-292 Pierre Jamec 58 Pierre Le Baud 58 Pierre Le Mangeur 59-63 Pierre Richart, dit Loiselet 58 Pierre Riviere 58 Pignatelli, Cinzia 20, 33, 87 Piloti, Emmanuel 57 Pinchart, Alexandre 223, 227-228, 239 Pittaluga, Stefano 270 Platon 246, 258, 262, 296, 327 Platter, Thomas 295, 313 Plutarque 30, 239, 249-273, 326-327, 331, 347 Poirion, Daniel 34, 56 Polet, Jean-Claude 12 Pons, Nicole 21, 165 Prieur de Marcoussi 58 Pym, Anthony 12-13 Quinte-Curce 15 Quintilien 268 Raoul de Presles 16, 19-20, 51, 54, 58, 60, 139-140, 152-153, 156 Raoul Lefèvre 247 Raoul Tainguy 154, 158 Raoulet d’Orléans 145, 182 Rasmussen, Jens 41 Rasse de Brunhamel 58 Reeve, Michael D. 139 Regnaud le Queux 58 Rembolt, Berthold 266 Renaut de Louhans 58 Renouard, Philippe 265-266 Reuss, Édouard 69 Reynaud, Nicole 160 Ribémont, Bernard 13 Richer, Jean 334 Riddy, Felicity 189 Robert Blondel 16, 58 Robert Ciboule 207 Robert de Cambligneul 58 Robert du Herlin 58 Robert du Val 58

Robert Gaguin 19-20, 23-24, 58, 159160 Robert Godefroy 58 Ronsard, Pierre de 325 Roussel, Claude 205 Roy, Émile 195 Rychner, Jean 47 saint Augustin 16, 80, 92, 120, 123, 139, 152, 156, 161-164, 264 saint Bernard 217, 219 saint Bonaventure 185-220 saint Jérôme 59-82, 118, 213 saint Paul 119 Salutati, Coluccio 245 Salvador, Xavier-Laurent 52, 61 Salvat, Michel 93 Samaran, Charles 113 Samson de Nanteuil 82 Sansovino, Francesco 340-341 Sappho 28, 58 Sauvage, Denis 333 Scaliger, Joseph 320 Schandel, Pascal 9, 65, 226 Schegk, Jakob 300, 319 Schepers, Kees 186 Schoysman, Anne 13, 30, 46, 223-248, 277, 280, 282, 288-289 Scipion l’Africain 119-120 Sdzuj, Reimund B. 296 Sébastien Mamerot 46, 58, 248 Sébillet, Thomas 333, 336 Sebon, Raymond 327-329, 337 Sénèque 20, 330 Seyssel, Claude de 25, 51 Simeoni, Daniel 13 Simon Bourgouin 252, 254-255, 261 Simon de Courcy 187 Simon de Hesdin 30, 58, 140, 156, 169170, 179-183 Simone, Franco 6, 15, 240 Simonin, Michel 14, 326 Siri, Francesco 186 Skupien Dekens, Carine 311 Slerca, Anna 88 Socrate 238, 258 Solon 258-259 Sophocle 258-259

350

Spiegel, Gabrielle M. 41 Spirito, Lorenzo 335-336 Städtler, Thomas 49, 52 Stallings-Taney, Mary 185-188, 202-203 Steinmann, Martin 295, 306-310 Sterling, Charles 159 Strabon 266 Straub, Richard 281 Sturel, René 14 Stutzmann, Dominique 186-187 Suard, François 277, 285, 287, 289 Suétone 25, 242 Sulpice, Audrey 200, 213, 215 Szkilnik, Michelle 13, 288 Tahkokallio, Jaakko 212 Térence 266 Tesnière, Marie-Hélène 30, 42, 113-158 Tetel, Marcel 328 Thibault, Pascale 253-254 Thiry, Claude 5-6, 33-34, 43, 46, 225 Thomas Arundel 189 Thomas Benoist 58 Thomas de Lemborc 58 Thomas de Limbourg 58 Thomas Le Roy 58 Thomas Maillet 58 Thompson, John 189 Thuasne, Louis 159 Thucydide 25 Tite-Live 20-23, 29, 47, 113-157 Toth, Peter 185, 186 Toury, Gidéon 12-13 Tyard, Pontus de 336 Tyssens, Madeleine 284 Uetani, Toshinori 15, 28 Utenhove, Charles 313 Valère Maxime 25, 30, 115, 118, 140-141, 169-182, 242, 247, 252 Valla, Lorenzo 266 Van Buren, Anne 165

Index des noms

Van der Bijl, Maria S. 113 Van Hemelryck, Tania 9, 13, 24, 33, 43, 59, 85, 113, 159, 185, 223, 225, 229, 249, 277, 295, 325 Van Hoorebeeck, Céline 5, 13, 43, 224, 225, 228, 237, 247 Vanwijnsberghe, Dominique 9 Vauchez, André 211 Vegio, Maffeo 30, 249-270 Venuti, Lawrence 10, 12 Verroken, Eric 9 Vespucci, Amerigo 266 Veysseyre, Géraldine 16-17, 23, 30 Vigenère, Blaise de 332 Villela-Petit, Inès 159 Vinet, Elie 319 Virgile 171, 260, 263, 265 Vitale Brovarone, Alessandro 140 Vulteius, Justus 312, 313 W, moine de Vaulsor 58 Wagner, Bettina 297 Walsby, Malcolm 238 Walter, Gérard 10, 66, 74, 82 Warszewicki, Stanislaus 314 Waterloese, Jean 266 Weill, Isabelle 285, 289 Weiss, Roberto 191 Westphall, Allan F. 187 Wickersheimer, Ernest 88 Willard, Charity C. 157, 240 Winn, Mary Beth 24 Wolf, Hieronymus 296-307 Woodsworth, Julia 12 Xenocrates 258 Xénophon 224-247 Xylander, Wilhelm 315 Zäh, Helmuth 298-307 Zethsen, Karen 12 Zink, Michel 16, 37, 61 Zuber, Roger 55

INDEX DES TITRES

Ab urbe condita 133 Abregé des croniques de France (L’) 21, 279 Adolescence clémentine (L’) 325 Alexandre le Grand 286 Amadis de Gaule 339 Aminta 342 Amoureux exercice de l’ame devote (L’) 194, 208 Annales Hannoniae (Les) 279 Anséïs de Carthage 287 Antéros 336 Antiquités judaïques (Les) 79-80 Arbre de vie (L’) 187 Belle Hélène de Constantinople (La) 205, 287-288 Bible du xiiie siècle (La) 60, 72-73 Bible historiale (La) 59-78 Cantiques Salemon (Les) 79 Cavaletta (La) 342 Cento novelle scelte 340 Chronique de Pise (La) 23 Chronique valeriane (La) 18, 26 Chroniques de Hainaut (Les) 6, 9, 18-19 Chroniques et conquestes de Charlemagne (Les) 282 Civile Conversation (La) 339 Commentarii de bello Punico primo 21 Consolation de Philosophie (La) 19 Consolation des desolez (La) 24 Crónica abreviada (La) 18 Crónicas de los reyes de Castilla (Las) 18

Cyropedie (La) 17, 227-228, 239 De amicitia 27 De bello Jugurthino 165 De bello punico 21, 165 De civitate Dei 120, 123, 139, 156 De conjurationi Catilinae 165 De duobus amantibus 335 De educatione liberorum et eorum claris moribus 260-269 De inventione 86-88 De natura rerum 113 De remediis utriusque fortunae 20 De senectute 28 De vulgari eloquentia 342 Decameron 17, 25, 27, 45 Del governo e amministratione di diversi regni 340 Dell’unione del regno di Portogallo 330 Des remedes et de la medecine de ire 252 Des vrayes narrations 252 Description de la ville de Paris (La) 21 Descrittione d’Italia (La) 341 Dialogo della bella creanza delle donne (Il) 337 Dialogue des creatures (Le) 283 Dialogue et devis des Demoiselles (Le) 337 Discours de Plutarque sur le Mariage de Pollion et Eurydice (Le) 250 Doolin de Maience 288 Eructavit 79-80 Essais (Les) 326-330

352

Estat des Royaumes et républiques (L’) 339 Ethiques (Les) 27, 45, 53, 93-94 Evangiles des Quenouilles 279 Facétieuses journées (Les) 339 Facta et dicta memorabilia 140 Fierabras 278 Fleur des histoires (La) 196 Florent et Octavien 20, 286 Florimont 283 Galien Rethoré 289 Garin de Montglane 283-284 Généalogie de Godefroi de Bouillon (La) 285, 289 Gerard de Nevers 23 Gérard de Roussillon 247, 279, 286, 288 Gérard du Frattre 287 Gestes romaines (Les) 20 Gilles de Chin 23 Gillon de Trazegnies 23 Girart de Roussillon 247, 279, 286, 288 Glose ordinaire (La) 60 Glossa ordinaria 60, 79, 81 Grandes Chroniques de France (Les) 134-135, 137, 142-143, 151-152 Guidon pour les parens (Le) 249, 255, 267, 269 Guillaume de Palerne 281, 283, 290-292 Hiéron 81, 116, 223-248 Hierusalem rendue françoise 332 Histoire de Charles Martel (L’) 280-281, 289 Histoire des seigneurs de Gavre (L’) 23 Historia regum Britannie 208, 212 Historia scholastica 59-80 Instruction d’un jeune prince (L’) 23 Iphigénie 259, 333 Jehan d’Avesnes 23 Lancelot-Graal 37 Legenda aurea 214 Lignum vitae 186-187, 189 Livre de la vraye amistié (Le) 20, 22, 27 Livre de passe temps de la fortune des dez (Le) 335 Livre des bonnes mœurs (Le) 157 Livre des Problemes de Aristote (Le) 88

Index des titres

Livre doré des meditacions de la vie Nostre Seigneur Jhesu Crist selon Bonne Adventure (Le) 190-191, 200, 204-216 Media Glossatura 80 Meditationes vitae Christi 185-218 Mirouer historial abregié de France 21 Mirror of the Blessed Life of Jesus Christ (The) 188-189, 209 Mylas 342 Napolitaines (Les) 337 Olivier de Castille 23 Otia imperialia 87 Ovidius moralizatus 113 Paroles Salomun (Les) 79 Passion de Nostre Sauveur et redempteur Jhesu Crist (La) 199, 210-211, 214 Pèlerinage de vie humaine (Le) 136, 287, 289-290 Perceval le Gallois 285 Politiques (Les) 52-53 Praecepta conjugalia 30, 250, 267 Quatre fils Aymon (Les) 283, 291 Quatre livres des Rois (Les) 80 Regrets facétieux et plaisantes harangues funèbres sur la mort de divers animaux (Les) 337 Renaut de Montauban 284 Repertorium morale (La) 113-114, 134, 138 Rettorique de Marc Tulles Cyceron (La) 86-111 Rhetorica ad Herennium 86-88, 93, 100-101 Richard sans Peur 291 Roman de Brut (Le) 208 Romuleon (Le) 22, 46, 248 Secrettaire (Le) 339-340 Sermoni funebri (Les) 337 Stimulus amoris (Le) 187 Theseus de Cologne 291 Traité de conscience (Le) 207 Traicté de la vie Nostre Seigneur et redempteur Jhesu Crist (Le) 198203

Index des titres353

Triomphe des dames (Le) 240 Tristan en prose 37 Troilus 191 Vie de Jhesu Crist (La) 197 Vie de Nostre Benoit Seigneur Jhesu Crist (La) 196, 215-216 Vie de Nostre Seigneur Jhesu Crist (La) 195, 198, 200, 204, 206, 210-211, 217-221

Vie de sainte Katherine (La) 288 Vie et Passion de Notre Seigneur Jesus Christ selon les Evangiles 210 Vraie fleur et moelle de la vie tres sainte de Notre Seigneur Jesus Christ et de sa vierge mere (La) 194 Yonnet de Metz 287

TABLE DES MATIÈRES

Tania Van Hemelryck, Avant-propos

5

Olivier Delsaux, Quand les auteurs étaient des nains. L’auctorialité des traducteurs à l’aube de la Modernité

9

Claudio Galderisi, Les traducteurs et l’invention de la prose savante entre xive et xve siècle

33

Vladimir Agrigoroaei, Le portrait du traducteur en poupée russe: Guyart des Moulins, Pierre le Mangeur et Saint Jérôme dans les enluminures du manuscrit BnF, fr. 155

59

Michèle Goyens, « Por la quel chose je di » : Jean d’Antioche et Évrart de Conty, deux autorités à traduire, deux approches différentes ?

85

Marie-Hélène Tesnière, Pierre Bersuire, traducteur des Décades de Tite-Live : Nouvelles perspectives

113

Anne Dubois, La création des cycles iconographiques : une face cachée de la mise en œuvre des manuscrits

159

Géraldine Veysseyre, « Translater » Bonaventure : la figure auctoriale des traducteurs français des Meditationes vitae Christi

185

Anne Schoysman, Hiéron ou De la Tyrannie traduit par Charles Soillot pour Charles le Téméraire

223

Elina Suomela-Härmä, Jean Lodé, traducteur de Plutarque et de Maffeo Vegio

249

356

TABLE DES MATIÈRES

Maria Colombo Timelli, Translateur, traducteur, auteur : quelle terminologie pour quelle(s) identité(s) dans les prologues des mises en prose ?

277

Aline Smeesters, Traductions humanistes du grec classique au latin classique : le cas de l’officine d’Oporinus (Bâle, 1542-1568)

295

Jean Balsamo, Montaigne, les traducteurs de l’italien et les stratégies auctoriales dans la seconde moitié du xvie siècle

325

Index des noms

343

Index des titres

351

Table des matières

355