Les Lais Bretons Moyen-Anglais (Textes Vernaculaires Du Moyen Age) (French Edition) 9782503528069, 2503528066

Parmi les romans moyen-anglais, le petit groupe des lais bretons se distingue par un ensemble de traits specifiques: bri

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Les Lais Bretons Moyen-Anglais (Textes Vernaculaires Du Moyen Age) (French Edition)
 9782503528069, 2503528066

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TEXTES VERNACULAIRES DU MOYEN ÂGE

Volume 9

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TEXTES VERNACULAIRES DU MOYEN AGE Collection dirigée par Stephen Morrison À une époque où les médiévistes, toutes disciplines confondues, se tournent de plus en plus vers les sources en langues vernaculaires, Brepols publie une nouvelle série TEXTES VERNACULAIRES DU MOYEN AGE, destinée à répondre aux besoins des chercheurs, confirmés ou débutants dans ce domaine. Le principal but (mais non le seul) de sa création est la publication de textes qui, jusqu’ici, n’ont jamais bénéficié d’un traitement éditorial et qui, par conséquent demeurent inconnus ou mal connus de la communauté scientifique. Parmi les premiers volumes figurent des vies des saints en ancien et moyen-français ainsi que des textes scientifiques en français et en anglais. D’autres volumes sont en préparation active. At a time when medievalists of all disciplines are increasingly recognising the importance of source material written in the major European vernaculars, Brepols publishes a new series TEXTES VERNACULAIRES DU MOYEN AGE, designed to meet the needs of a wide range of researchers working in this field. Central to its conception, though not exclusively so, is the place given to the publication of texts which have never hitherto benefited from editorial activity, and which remain unknown or imperfectly known to the academic community. The inaugural volumes include lives of saints in old and middle French, as well as scientific treatises in both French and English. Further volumes are in active preparation. Collection dirigée par / General editor: Stephen Morrison (Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale, Université de Poitiers)

Comité scientifique / Advisory Board Alexandra Barratt (Université de Waikato, Nouvelle Zélande), Daron Burrows (Université de Man­chester, Royaume-Uni), Vittoria Corazza (Université de Turin, Italie), Irma Taavitsainen (Université de Helsinki, Finlande), Alessandro Vitale-Brovarone (Université de Turin, Italie)

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Les lais bretons moyen-anglais

Traduits et présentés par

Jean-Jacques Blanchot, Guy Bourquin, Hélène Dauby, Philippe Mahoux-Pauzin, Anne Mathieu, Marthe Mensah, Colette Stévanovitch, Claire Vial et Martine Yvernault

Sous la direction de Colette Stévanovitch et Anne Mathieu

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© 2010, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-52806-9 D/2010/0095/97 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Table des matières Introduction générale.......................................................

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Lai le Freine.............................................................................................. par Claire Vial Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................

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Sir Landeval. ............................................................................................ par Colette Stévanovitch Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................ Sir Orfeo.................................................................................................... par Hélène Dauby Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................ Sir Degaré. ................................................................................................ par Guy Bourquin Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................ Sir Launfal................................................................................................ par Anne Mathieu Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................ Emaré......................................................................................................... par Philippe Mahoux-Pauzin Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................

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15 22 23 43 45 50 51 79 81 84 85 115 117 122 123 177 179 184 185 241 243 246 247

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Sir Gowther. ............................................................................................. par Jean-Jacques Blanchot Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................ The Erle of Tolous................................................................................... par Marthe Mensah Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................

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303 305 312 313 353 355 358 359

Le Conte du Franklin............................................................................. par Martine Yvernault Introduction............................................................................. Texte ....................................................................................... Traduction................................................................................

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NOTES AUX TRADUCTIONS.........................................................

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BIBLIOGRAPHIE . ...............................................................................

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Introduction générale

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On appelle « lai » un court roman médiéval en vers. Les lais les plus célèbres sont ceux de Marie de France, écrits en anglo-normand dans la seconde moitié du XIIe siècle. De cet auteur on ne connaît que son nom, Marie, et son origine, l’Ile de France. On suppose qu’elle vivait en Angleterre, à la cour du roi Henri II, à qui elle a dédié ses lais. Les lais de Marie de France forment un recueil de douze poèmes en octosyllabes à rimes plates, tous relativement brefs (entre 118 et 1184 vers). Sur le plan formel c’est cette brièveté qui les caractérise avant tout, avec tout ce qui en découle : intrigue simple, personnages peu individualisés, rares interventions du narrateur, concision et économie de moyens. L’intérêt se concentre sur le récit. Ces lais s’appuient, selon les dires de Marie, sur des récits chantés par des ménestrels bretons. Ils se passent en pays celtique et racontent des histoires étranges qui ont pour toile de fond le monde réel, mais dans lesquelles le merveilleux intervient souvent. L’amour – le plus souvent non sanctionné par le mariage – y occupe une place de premier plan. La cour anglaise était francophone au XIIe siècle, et c’est pour ce public raffiné qu’ont été écrits les lais de Marie de France. Deux siècles plus tard, à l’époque de la composition des lais bretons moyen-anglais, l’anglais a acquis le statut de langue littéraire en Angleterre, et le public s’est élargi pour inclure une classe moyenne de bourgeois et de marchands. La traduction d’œuvres françaises, et la composition d’œuvres en anglais s’appuyant sur des modèles français, sont à l’ordre du jour, aussi bien pour les longs romans en vers (ou romances) que pour les lais. Les lais bretons moyen-anglais se divisent en trois groupes qui diffèrent à la fois par leur versification et par leur date de composition. Le groupe le plus ancien utilise, comme les lais de Marie de France, des octosyllabes à rimes plates. Il est composé de quatre poèmes, Le Freine, Sir Landeval, Sir Orfeo, et Sir Degaré, datant du début du XIVe siècle. Les deux premiers sont des adaptations d’œuvres de Marie de France, et ont tous deux l’amour pour thème central. Sir Orfeo récrit une légende antique, l’histoire d’Orphée et Eurydice, en la replaçant dans un contexte de merveilleux celtique. La présence d’un roi d’outre-monde, la place centrale accordée à l’amour, font de ce récit un lai breton typique, malgré sa source étrangère. Sir Degaré met lui aussi en scène un amant d’outre-monde, mais entraîne vite son héros dans une quête d’identité dont le schéma est celui de la légende d’Œdipe. Ces quatre poèmes sont explicitement situés en Grande ou Petite Bretagne, et l’indiquent dès les premiers vers. Le second groupe est celui des poèmes strophiques en rime couée, Sir Launfal, Emaré, Sir Gowther et The Erle of Tolous, qui datent de la seconde

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moitié du XIVe siècle. Sir Launfal s’appuie sur Sir Landeval, mais aussi sur d’autres œuvres, et récrit l’histoire de Lanval en la mettant au goût du jour et en y insérant deux longs passages relatant tournois et faits d’armes (v. 433-504 et 505-612). Les différences que présentent le Lai de Lanval, qui date du XIIe siècle, Sir Landeval, du début du XIVe siècle, et Sir Launfal, de la fin du XIVe siècle, suggèrent un public de moins en moins raffiné. La même brutalité se retrouve dans Sir Gowther dont le héros, conçu par un démon, viole les nonnes, brûle les couvents et commet par plaisir les plus horribles crimes, avant de faire pénitence et de racheter ses fautes en massacrant les Sarrasins avec la même barbarie. Il n’y a rien de spécifiquement breton dans ce récit dont l’action se passe en Autriche et en Italie, même si son auteur le dit « tiré d’un lai de Bretagne ». Le Comte de Toulouse se déroule lui aussi loin de la Bretagne, en Allemagne, et met en scène une impératrice accusée à tort d’adultère et sauvée par le personnage éponyme, qui combat pour prouver son innocence. C’est un récit d’aventure et d’amour où le merveilleux n’a pas de place. C’est à Rome, paradoxalement, que se raconte cette histoire, pourtant appelée «  un lai de Bretagne  ». Emaré, « l’un des lais du pays breton » selon son auteur, est encore une histoire d’épouse accusée à tort, où l’héroïne, que ses pérégrinations entraînent dans différents pays, endure stoïquement les pires malheurs avant de retrouver son époux et son père à Rome grâce à une série de coïncidences. Au contraire des quatre premiers, ces poèmes ne campent pas un cadre breton dans leurs premiers vers mais se rattachent au genre du lai breton dans leur conclusion, en parfaite contradiction avec leur cadre géographique. Le Conte du Franklin, l’un des Contes de Cantorbéry de Geoffrey Chaucer, composé dans les dernières années du XIVe siècle, occupe une place à part. S’il se réclame explicitement des lais bretons dans ses premiers vers et situe son récit en « Armorique » ou Bretagne, il apporte d’importantes modifications au schéma de base. Il s’agit d’un exercice de style plus que d’un lai breton au sens propre. Les contes narrés par les pèlerins des Contes de Cantorbéry couvrent une palette de genres, du romance au fabliau : le Conte du Franklin y figure le lai breton. Chaucer, prenant pour modèle les lais bretons à rimes plates du début de son siècle, s’est efforcé d’en copier la formule sans l’avoir réellement faite sienne. Des décalages montrent que si la forme est superficiellement la même, l’esprit des lais bretons n’est plus là. Le merveilleux est certes présent, mais il est d’origine livresque, représenté par un magicien muni de ses grimoires, qui remplace les personnages d’outre-monde aux authentiques pouvoirs surnaturels des premiers lais. L’amour occupe une place importante, mais c’est un amour associé au mariage. Et le rythme enlevé des lais bretons authentiques en octosyllabes

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introduction générale

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est remplacé par un rythme décasyllabique, celui des poèmes narratifs longs, utilisé dans les Contes de Cantorbéry. Chaucer donne ici l’impression de ressusciter le temps d’un conte une tradition morte ou moribonde qui lui est foncièrement étrangère. Le présent recueil rassemble pour la première fois en un seul volume les neuf poèmes moyen-anglais se réclamant du statut de lais bretons. Il ajoute deux titres à la liste traditionnelle sur laquelle se base par exemple l’édition de Laskaya et Salisbury. Sir Landeval est ici traité comme une œuvre à part entière et non comme une version ancienne du Sir Launfal de Thomas Chestre : le fait qu’il ait été utilisé comme source principale par Chestre pour créer une œuvre différente et nouvelle ne saurait lui enlever ce statut. Quand au Conte du Franklin, il est habituellement édité avec les œuvres de Chaucer. Sa présence dans ce volume permettra de le confronter aux autres représentants du genre auquel il prétend. Le texte reproduit ici est celui de l’édition d’Anne Laskaya et Eve Salisbury, The Middle English Breton Lays, Kalamazoo, Michigan: Medieval Institute Publications, 1995. Pour Sir Landeval, l’édition utilisée est celle donnée par Alan Bliss dans Sir Launfal, Nelson, London, Edinburgh, 1960. Pour le Conte du Franklin, le Riverside Chaucer, édité par Larry Benson, Oxford University Press, 1987, a été mis à contribution. Les introductions, traductions et notes sont l’œuvre de neuf universitaires spécialistes de littérature médiévale anglaise, Jean-Jacques Blanchot, Guy Bourquin, Hélène Dauby, Philippe Mahoux-Pauzin, Anne Mathieu, Marthe Mensah, Colette Stévanovitch, Claire Vial et Martine Yvernault, dont chacun a traduit avec sa propre sensibilité le lai qui lui était confié.

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Lai le Freine par Claire Vial

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Introduction Le lai Le Freine, adapté au début du XIVe siècle du Lai du Frêne et du Coudrier, de Marie de France, s’il appartient sans discussion au groupe des véritables lais bretons, par comparaison avec d’autres œuvres, qui relèvent de la parodie (Sir Degaré), ou de la transposition plus ou moins aboutie – le Launfal de Thomas Chestre – tout en étant, donc, une incarnation fidèle des règles d’un genre d’autant plus difficile à cerner qu’il contient autant d’exceptions que d’exemples canoniques, n’en reste pas moins particulièrement attachant en raison de la virtuosité avec laquelle il associe les conventions du genre avec une stratégie délibérée et réussie de détournement1. C’est un conteur subtil qui s’y dévoile, à des lieues d’un Thomas Chestre dont l’œuvre est alourdie par les explicitations, les remarques réflexives et l’affirmation indiscutée de la prééminence d’une morale chrétienne. La stratégie double du traducteur médiéval du Freine se livre au lecteur-auditeur sous trois aspects principaux. On notera au passage que l’on ne peut que déplorer l’absence des soixante-cinq derniers vers, dont la traduction, pour fidèle au poème qu’elle soit, est à mettre au crédit, non du traducteur médiéval, mais de son premier éditeur Henry Weber, qui, au début du XIXe siècle, s’est fondé sur l’original de Marie de France pour pallier l’inachèvement du texte du XIVe2. La manœuvre complexe du traducteur en moyen-anglais se révèle plus particulièrement à travers trois points nodaux  : l’usage du prologue, l’image du double et l’ambiguïté du retournement final. Le prologue fait d’emblée du Lay Le Freine un poème narratif à part dans sa catégorie. Ce prologue n’apparaît pas dans le texte de Marie de France. En revanche, il figure, pratiquement à l’identique, en ouverture de cet autre lai fascinant qu’est Sir Orfeo. La résolution de l’énigme qui entoure la chronologie de l’emprunt, ou la paternité de ce prologue, n’est toujours pas achevée. Voici la teneur de celui-ci :

1

  Sur l’interprétation de Sir Dégaré comme un pastiche de lai, voir par exemple John B. Beston, « How Much was Known of the Breton Lai in Fourteenth-Century England ? », Harvard English Studies 5 (1974), p. 319-336. 2   Pour une première approche critique du poème et un historique de la tradition manuscrite, on pourra se référer, outre l’introduction de Laskaya et Salisbury (p. 91 et suiv.), à lire dans l’édition sur laquelle nous nous fondons pour les présentes traductions, à l’ouvrage de Mortimer J. Donovan, The Breton Lay : a Guide to Varieties, Notre Dame (Indiana), London, 1969. Sur Henry Weber et sa remédiation aux lacunes du manuscrit anglais, voir A. C. Spearing, « Marie de France and her Middle English Adapters », Studies in the Age of Chaucer 12 (1990), p. 117-156, note 14 p. 126.

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Souventes fois nous pouvons lire – Et nos clercs ne l’ignorent point – Des lais qui, au son de la harpe, Nous chantent mondes merveilleux. Il en est de guerre, de malheurs, D’autres de joie et d’allégresse, De traîtrise et de fourberie, D’aventures des jours anciens, D’autres de farces, grivoiseries, Et grand nombre de féerie. Mais tous ces récits, c’est certain, Très souvent nous parlent d’amour. C’est de Bretagne, aux temps lointains, Que nous viennent ces lais, dit-on. Quand les rois avaient ouï parler De merveilles bien avérées, Harpe à la main et pleins d’allant, Faisaient un lai, lui donnaient nom. Ces aventures bien réelles, Je peux en conter quelques-unes. Il est certain que quelques-uns des traits génériques de ce prologue ne se retrouvent pas en l’état dans le corps du poème, au premier chef la présence d’un royaume de féerie, ici entièrement absent, même si la localisation de l’action – en Petite Bretagne dans l’original en français, transposée en Cornouaille britannique dans la traduction – la situe sur une terre propice aux développements de l’imaginaire féerique. Le poème ne contient pas d’objet magique non plus ; les seuls objets de réelle importance sont le manteau brodé et le bracelet déposés auprès de l’héroïne alors qu’elle est, juste après sa naissance, abandonnée au creux d’un frêne. On reviendra sur l’importance du premier artefact, le manteau, crucial mais à aucun moment investi d’un quelconque pouvoir surnaturel. Le conte est bien plus fondé sur la fréquence des coïncidences que sur la magie. Telle qu’elle est décrite dans le prologue, la généalogie du processus de composition du lai, qui trouve son aboutissement dans l’actualisation de l’aventure sous la forme du poème, ne s’applique donc pas, en apparence, spécifiquement au Lay le Freine3. Pour autant, la cohérence, l’homogénéité sont frappantes entre ces vers d’ouverture et l’une des préoccupations majeures du conte – la reconnaissance de l’identité familiale et sociale de l’héroïne. La notion de filia3

  Au sujet des rares éléments techniques connus de la composition des lais musicaux, on lira avec profit l’article de Constance Bullock-Davies, « The Form of the Breton Lay », Medium Aevum 42 (1973), p. 18-31.

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tion est essentielle dans les deux cas. Pour présenter l’intrigue en quelques mots : celle-ci rappelle en première analyse le motif-source, particulièrement fréquent au XIVe siècle, des héroïnes dévouées et vertueuses presque à l’excès, fondées sur le personnage de la Griselda de Boccace ou plus tard de la Constance du Conte de l’Homme de loi de Chaucer. Dans ceux-là, une épouse, dans Le Freine, une maîtresse, font la démonstration éclatante de l’oubli de soi, dans un amour sans borne de l’autre – amant, mari, progéniture – pour lequel elles sont prêtes à subir et expérimentent en vérité de multiples vicissitudes morales – rejet, abandon – et physiques – exil, tempête – avant d’être réunies in extremis à l’objet de leur amour et de retrouver le rang et la fortune que leurs aventures et la cruauté d’un mari ou d’une belle-mère leur avaient fait perdre. Dans le lai du Freine, la courageuse jeune fille – savoir jusqu’à quel point elle est aussi réellement vertueuse est une autre question – est la fille d’une noble dame, noble de naissance mais non de cœur, qui, après avoir répandu une rumeur d’adultère au sujet d’une autre dame de ses amies, celle-ci ayant donné naissance à des jumeaux, se retrouve elle-même confrontée à une naissance gémellaire (des filles, cette fois) et condamnée au choix impossible entre l’aveu public de sa calomnie et l’obligation d’endurer une semblable accusation d’adultère ; deux possibilités qu’elle refuse au point d’envisager dans un premier temps de faire tuer l’un des bébés. Une demoiselle de compagnie bien avisée suggère heureusement une troisième voie, qui consiste à abandonner le bébé aux bons soins d’un couvent, muni des preuves de sa haute naissance, afin qu’elle y soit éduquée. Le bébé est donc déposé, dans le creux d’un frêne, enveloppé d’une pièce de brocart, le bras ceint d’un bracelet d’or, et recueilli par l’abbesse. Quelques années après, un riche seigneur, de passage au couvent, s’éprend de la jeune fille accomplie qu’elle est devenue et en fait sa maîtresse. Mis dans l’obligation par ses vassaux d’épouser une dame de noble lignée, il demande à Le Freine de renoncer à lui et s’apprête à épouser une jeune fille munie du pedigree adéquat, nommée Le Codre – Le Coudrier. N’écoutant que son bon cœur, Le Freine non seulement accepte de se retirer, mais participe avec loyauté aux préparatifs du mariage. Au soir de celui-ci, trouvant qu’il manque au lit conjugal une touche finale d’apparat, elle y dispose la riche étoffe brodée qui la protégeait à la naissance et qu’elle avait toujours conservée. Un retournement final permet l’identification de l’étoffe et la restauration de l’identité et des pleins droits de la patiente Le Freine. On saisit donc toute l’importance de la notion de lignée et d’appartenance, telle qu’elle est suggérée dans le prologue et développée dans le conte. D’un côté, le prologue insiste sur l’origine géographique et sur le processus générique du lai, tout en l’associant à des rois-poètes ; une haute naissance,

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donc. D’un autre, c’est pour maintenir son appartenance à un groupe social que la mère de la jeune fille décide d’abandonner son bébé, mais elle le fait en lui procurant le minimum vital qui prouve cette même appartenance. Le processus de restauration qui s’opère à la fin du récit permet de retracer l’identité de l’héroïne à partir du tissu brodé, jusqu’à sa mère, qui le lui a donné, mais également à son père, noble chevalier, qui avait fait don à son épouse de la pièce d’étoffe qu’il avait ramenée de Constantinople en gage d’amour. Le manteau brodé rattache donc la jeune fille à son ascendance paternelle et maternelle – à sa lignée – tout en la réinsérant au sein de son groupe social d’origine – dans la version anglaise du lai, la petite noblesse. C’est alors qu’elle recouvre la légitimité nécessaire pour épouser son amant. On remarque également que Le Freine n’accède au discours direct qu’après cette double restauration4. Deuxième particularité du récit : l’usage faussement simple du thème du double. Ici, l’intérêt du lecteur procède pour partie de la fascination exercée par la répétition du motif du double : deux riches chevaliers de Cornouailles, proches amis, prennent tous deux épouse. Les deux épouses attendent des enfants – certes pas exactement dans le même temps, ce qui permet à l’intrigue de se nouer : les commentaires sournois de l’une des épouses sur l’autre sont à l’origine du choix désastreux auquel est contrainte la médisante. Le double réapparaît dans la duplication de la gémellité  : deux garçons d’un côté, deux filles de l’autre. La répétition de la naissance double produit elle aussi un parallélisme trompeur : on attend inévitablement un développement de l’aventure nouant les destins des deux paires de jumeaux. Les effets de symétrie ainsi créés en première partie du récit sont à l’origine de la mise en place d’un horizon d’attente fondé sur l’anticipation de la duplication. Or la progression de l’histoire se développe au contraire en dehors de l’enfermement du double, vers la déconstruction de la symétrie : le récit est forgé en apparence sur un schéma de répétition simple, voire simpliste, progressivement remplacé par la différentiation. Les rebondissements de l’intrigue sont alors marqués par la complémentarité et non par la similitude. La noblesse des deux seigneurs n’est pas remise en question, mais la distribution des rôles induit la création d’une paire complémentaire : l’épouse vertueuse et l’épouse calomniatrice. En outre, la gémellité non assumée par la méchante épouse brise le rythme des répétitions : le texte ne fait plus aucune référence à la première paire de jumeaux, non plus qu’à leur mère. Le récit se singularise en se fixant d’abord sur la mère des fillettes, puis sur la jeune fille qui propose la solu4

  Voir l’introduction de Laskaya et Salisbury, p. 64-65.

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tion, sur le bébé abandonné et la jeune femme qu’il devient. Le portier du couvent qui découvre l’enfant, la mère abbesse, puis le chevalier qui séduit Le Freine et est séduit par elle, sont autant d’éléments qui, sans être densément caractérisés, guident le récit dans la linéarité en s’écartant entièrement l’effet de spécularité présent en ouverture. De même, l’inspiratrice de l’abandon, cette jeune fille pupille de la châtelaine, dont on ne sait ni le nom, ni l’ascendance, est un élément de différentiation puissant, qui n’est pas fondé sur la spécification des serviteurs de la cour du seigneur – par opposition à l’accoucheuse, par exemple, dont la présence ne dépasse pas le cadre de sa fonction sociale. La partie du récit consacrée au voyage que cette jeune fille effectue, « pendant tout une nuit d’hiver », à la lueur de la lune, est le seul indice de la réalité d’un monde naturel différent de la matérialité du château, de la vie chevaleresque ou du couvent. Si l’élément féerique était présent dans le récit, elle en serait l’incarnation : d’origine inconnue, elle est l’initiatrice et l’instrument d’une troisième voie qui sauve à la fois le rang social de la mère et la vie de l’enfant. Sa présence en tant que demoiselle de compagnie est justifiée a minima, mais jamais caractérisée en-dehors de sa fonction cruciale dans le récit – et elle s’efface de celui-ci une fois sa mission accomplie. Elle représente l’un des espaces de l’inexpliqué propres justement aux lais véritables, qui ménagent, par la nécessité même de leur brièveté, une part d’inconnu et de mystère. À l’autre extrémité de la chaîne événementielle, il n’est pas innocent que la conclusion réinvestisse, tout en s’en distançant, le thème du double. Une intervention du narrateur annonce proleptiquement l’intensification de la construction dramatique, puisque le lecteur est le premier prévenu du fait que la noble fiancée n’est autre que la sœur de la maîtresse délaissée. C’est à ce point du récit que le thème du double réapparaît, non plus avec le systématisme esquissé en ouverture du conte, mais en incorporant un élément de différentiation. Ainsi, le nom de la fiancée est indiqué à la suite de l’annonce de leur lien sororal : Le Codre, c’est-à-dire Le Coudre ou Le Coudrier, le nom d’un arbre comme Le Freine, mais bien distinct de celuici. Les courtisans – effet d’ironie comique, en quelque sorte, puisque les deux femmes sont jumelles – se félicitent de leur choix en louant la beauté de la noble dame au détriment de celle de la maîtresse en titre. Enfin, Le Coudrier, fiancée choisie puis délaissée, est mariée sans tarder à un chevalier des environs, en un retour suggéré à la symétrie qui parachève la résolution des conflits. Les deux derniers vers referment le récit sur les noms conjoints des deux sœurs, alors que la transition entre le prologue et le récit faisait porter l’accent sur l’un des deux végétaux seulement : « Lors, prêtez l’oreille, messeigneurs, / Que je vous dise le lai du Frêne ».

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Enfin, troisième facette de cette stratégie narrative de l’obliquité : le traitement du motif de Grisélidis lui-même. Nombre d’ingrédients typiques de ce modèle d’héroïne vertueuse se retrouvent chez Le Freine : jeune fille accomplie mais isolée socialement, amoureuse et dévouée jusqu’à accepter de n’être que la maîtresse de son seigneur pendant des années, puis servante au cœur brisé mais à l’apparence sereine lors des fêtes du mariage de celui-ci avec une autre, elle accueille sans rancœur visible les vicissitudes qui la frappent, allant même jusqu’à offrir son bien unique, sa possession la plus précieuse, ce qui est au cœur de son histoire individuelle : la pièce de brocart. Trouvant le lit nuptial des mariés trop terne à son goût, elle prend soudain la décision de l’embellir et dispose adroitement, nous dit le récit, l’étoffe sur le lit, pour faire honneur à son seigneur – un détail fourni par le conteur, mais malheureusement on se trouve ici dans la section manquante du poème, retraduite d’après Marie de France par Henry Weber, qui a rendu le vers par : « Her lord would thus be well apayd » (v. 368) ; l’original en français indique : « Pur lui honurer le feseit ». En un sens, cette générosité extrême constitue le point culminant de l’itinéraire d’humilité de l’héroïne. Sans fortune personnelle, sans nom, elle donne pourtant la moitié de ce qu’elle possède, qui est aussi la moitié de ce qu’elle sait de son histoire. La pièce d’étoffe, qui apparaît à deux reprises dans le récit, lors de l’abandon de l’enfant et dans cette scène avec le lit nuptial, représente métonymiquement Le Freine : elle l’a enveloppée lorsqu’elle était dans le creux de l’arbre, créant un lien physique par la contiguïté même de la peau et de l’étoffe. Et comme le riche tissu est l’un des deux signes identitaires de la jeune femme, l’on peut véritablement considérer qu’il vaut pour elle : en le donnant, c’est elle-même qu’elle donne, une seconde fois – puisqu’elle s’est déjà « donnée » généreusement à son amant en se laissant enlever du couvent. Il rentre bien dans une certaine logique narrative que le don absolu de soi-même coïncide avec un retournement de situation et qu’une abnégation aussi totale soit récompensée. C’est ainsi que se déroulent les autres récits fondés sur le type de Grisélidis. Pourtant – et l’on retrouve ici la récurrence générique des silences du texte – le geste qui provoque le juste retour des choses ne peut se résumer à un don désintéressé. Cette part d’elle-même qui a touché sa peau, qui fait partie d’elle en quelque sorte, la jeune femme ne la place pas en un endroit quelconque de la chambre nuptiale, sur un coffre ou un siège, mais au beau milieu du lit. N’est-ce pas elle-même qu’elle pose ou impose sur le lit nuptial avec le tissu ? S’agit-il de générosité sans arrière-pensée, ou d’affirmation indirecte de sa présence au cœur de l’intimité conjugale d’une autre ? N’y a-t-il pas interposition délibérée de sa propre légitimité amoureuse, qui a le privilège de l’antériorité et de l’amour véritable, entre deux fiancés dont l’union

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résulte logiquement d’un arrangement social et économique ? Cela, le récit ne le dit pas, mais n’interdit pas de le penser : la préservation du non-dit au profit de l’unicité et de la brièveté de l’aventure, qui apparente génériquement le lai à la nouvelle contemporaine dans leurs relations respectives à la romance médiévale et au roman d’aujourd’hui, implique une participation du lecteur-auditeur à l’élaboration du récit, qu’il s’agisse d’en tirer une morale ou simplement une conclusion personnelle, ou de remplir les non-dits du texte. A l’instar de ses homologues, la Grisélidis du Lay Le Freine souffre en silence et en est récompensée ; mais le poème orchestre une coïncidence exacte entre l’affirmation intrusive de sa propre présence physique et le point culminant de son effacement social : sa participation active, qu’elle en ait une claire conscience ou non, à sa propre restauration, dépasse la reconstruction de l’identité et du lien social avec son groupe d’origine. Le Freine est patiente, certes ; mais non pas désarmée.5 On est fondé à se demander si le conteur, sous couleur de réinvestir le topos de l’épouse vertueuse, ne s’attache pas au contraire à subvertir, ou à tout le moins à remettre en question le modèle de Grisélidis – une stratégie de la suggestion qui n’est en rien exceptionnelle dans la poésie médiévale.

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  Pour un développement plus détaillé sur cette interprétation de la fin du lai, voir Claire Vial, « Fate’s Golden Threads : the Literary Motif of the Embroidered Mantle », in Embroidery and story-telling – broder et raconter, Actes du colloque international de l’université de Rouen, 10 et 11 décembre 2009. A paraître.

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We redeth oft and findeth ywrite –    And this clerkes wele it wite – Layes that ben in harping Ben yfounde of ferli thing. Sum bethe of wer and sum of wo, And sum of joie and mirthe also, And sum of trecherie and of gile, Of old aventours that fel while;    And sum of bourdes and ribaudy, And mani ther beth of fairy. Of al thinges that men seth,    Mest o love for sothe thai beth. In Breteyne bi hold time This layes were wrought, so seith this rime. When kinges might our yhere Of ani mervailes that ther were, Thai token an harp in gle and game, And maked a lay and gaf it name. Now of this aventours that weren yfalle, Y can tel sum ac nought alle. Ac herkneth lordinges, sothe to sain, Ichil you telle Lay le Frayn.    Bifel a cas in Breteyne Whereof was made Lay le Frain. In Ingliche for to tellen ywis Of an asche for sothe it is;    On ensaumple fair with alle That sum time was bifalle. In the west cuntré woned tuay knightes,    And loved hem wele in al rightes; Riche men in her best liif, And aither of hem hadde wedded wiif. That o knight made his levedi milde That sche was wonder gret with childe. And when hir time was comen tho, She was deliverd out of wo. The knight thonked God almight, And cleped his messanger an hight. “Go,” he seyd, “to mi neighebour swithe,

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Traduction Souventes fois nous pouvons lire – Et nos clercs ne l’ignorent point – Des lais qui, au son de la harpe, Nous chantent mondes merveilleux. Il en est de guerre, de malheurs, D’autres de joie et d’allégresse, De traîtrise et de fourberie, D’aventures des jours anciens, D’autres de farces, grivoiseries, Et grand nombre de féerie. Mais tous ces récits, c’est certain, Très souvent nous parlent d’amour. C’est de Bretagne, aux temps lointains, Que nous viennent ces lais, dit-on. Quand les rois avaient ouï parler De merveilles bien avérées, Harpe à la main et pleins d’allant, Faisaient un lai, lui donnaient nom. À présent, de ces aventures, Je peux en conter quelques-unes. Lors, prêtez l’oreille, messeigneurs, Que je vous dise le lai du Frêne. L’histoire s’est passée en Bretagne, D’où l’on tira le lai du Frêne. Et c’est en anglais, voyez-vous, Qu’il vous conte l’histoire d’un frêne ; Une belle et bonne aventure Qui se passa au temps jadis. Deux chevaliers des terres de l’Ouest S’aimaient de loyale amitié, Tous deux riches, dans la fleur de l’âge, Et tous deux avaient une épouse. Or l’un des deux bientôt rendit Sa douce femme grosse à miracle. Et quand le temps fut écoulé, Vint le jour de sa délivrance. Son seigneur rendit grâce à Dieu, Et fit quérir son messager. « Rends-toi tantôt chez mon voisin,

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And say y gret him fele sithe, And pray him that he com to me, And say he schal mi gossibbe be.”    The messanger goth, and hath nought forgete, And fint the knight at his mete. And fair he gret in the halle The lord, the levedi, the meyné alle. And seththen on knes doun him sett, And the Lord ful fair he gret: “He bad that thou schust to him te, And for love his gossibbe be.” “Is his levedi deliverd with sounde?” “Ya, sir, ythonked be God the stounde.” “And whether a maidenchild other a knave?” “Tuay sones, sir, God hem save.” The knight therof was glad and blithe, And thonked Godes sond swithe, And graunted his erand in al thing, And gaf him a palfray for his tiding.       Than was the levedi of the hous A proude dame and an envieous,    Hokerfulliche missegging, Squeymous and eke scorning. To ich woman sche hadde envie; Sche spac this wordes of felonie: “Ich have wonder, thou messanger, Who was thi lordes conseiler, To teche him about to send And telle schame in ich an ende,    That his wiif hath to childer ybore.    Wele may ich man wite therfore That tuay men hir han hadde in bour; That is hir bothe deshonour.”    The messanger was sore aschamed; The knight himself was sore agramed, And rebouked his levedy To speke ani woman vilaynie. And ich woman therof might here    Curssed hir alle yfere, And bisought God in heven For His holy name seven   

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Dis-lui que je le salue bien Et le prie de venir à moi Afin qu’il y soit fait parrain. » Le messager s’en va, fidèle, Et trouve le maître à sa table. Dans la grand-salle, salue bien bas Seigneur, dame et maisonnée. Puis, mettant deux genoux en terre, Il prie, courtois, le chevalier, De se rendre chez son ami, Pour être parrain de l’enfant. « Sa dame, donc, se porte bien ? – À merveille, messire, grâce à Dieu. – Est-ce demoiselle ou jouvenceau ? – Deux fils, messire, Dieu les protège. » Le chevalier fut fort réjoui Et s’empressa de rendre grâce. Il consentit et fit présent Au messager d’un destrier. Mais la dame de la maison, D’un naturel fier et jaloux, Etait prompte à la médisance, Au mépris, au rabaissement, Toujours envieuse des autres femmes. Elle prononça ces mots sournois : « Je m’étonne fort, messager, Toi qui conseilles ton chevalier, Que tu lui enseignes à répandre Aussi scandaleuse nouvelle Que la naissance de jumeaux. Chacun saura, dès à présent, Qu’elle a eu deux hommes en sa couche : Honte à l’époux comme à l’épouse. » Le messager fut confondu. Le chevalier, fort attristé, Reprocha bien haut à sa dame De dire du mal d’une autre femme. Toutes les dames présentes alors Unirent leurs voix pour la maudire, Et prier le Seigneur des cieux En vertu de son nom sept fois saint,

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That yif hye ever ani child schuld abide A wers aventour hir schuld bitide.    Sone therafter bifel a cas That hirself with child was. When God wild, sche was unbounde And deliverd al with sounde. To maidenchilder sche hadde ybore. When hye it wist, wo hir was therefore. “Allas,” sche seyd, “that this hap come! Ich have ygoven min owen dome. Forboden bite ich woman    To speken ani other harm opon. Falsliche another y gan deme; The selve happe is on me sene. Allas,” sche seyd, “that y was born!    Withouten ende icham forlorn. Or ich mot siggen sikerly That tuay men han yly me by; Or ich mot sigge in al mi liif That y bileighe mi neghbours wiif; Or ich mot - that God it schilde! Help to sle min owhen child. On of this thre thinges ich mot nede Sigge other don in dede. “Yif ich say ich hadde a bileman, Than ich leighe meselve opon; And eke thai wil that me se Held me wer than comoun be. And yif ich knaweleche to ich man    That ich leighe the levedi opon, Than ich worth of old and yong Behold leighster and fals of tong.    Yete me is best take mi chaunce, And sle mi childe, and do penaunce.”    Hir midwiif hye cleped hir to:    “Anon,” sche seyd, “this child fordo. And ever say thou wher thou go That ich have o child and namo.” The midwiif answerd thurchout al That hye nil, no hye ne schal. [The levedi hadde a maiden fre,   

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Quand elle porterait un enfant, Qu’un malheur plus grand la frappât. Or, il arriva peu après Qu’à son tour, elle se trouva grosse. Quand Dieu le voulut, vint le temps De son heureuse délivrance. Elle donna jour à deux fillettes. Grande fut alors sa détresse. « Hélas, dit-elle, quelle infortune ! Je me suis condamnée moi-même. Que le malheur frappe la femme Qui d’une autre va médisant. J’ai méjugé de ma pareille, Et c’est même sort qui m’échoit. Pourquoi suis-je venue en ce monde ? Je suis perdue, et pour toujours. Que faire ? Faut-il que je prétende Qu’avec deux hommes j’ai couché ? Que je clame jusqu’à ma mort Que j’ai médit de ma voisine ? Ou me faut-il, à Dieu ne plaise, Faire tuer ma progéniture ? Ou dire, ou faire : je dois choisir De ces trois voies laquelle prendre. Si je dis avoir pris amant C’est moi-même que je calomnie ; Et tous alors me jugeront Femme facile et pire encore. Si j’avoue à mon voisinage La fausseté de mes paroles, Chacun croira que je ne suis Que mensonges et calomnie. Mieux vaut alors tenter ma chance, Tuer l’enfant et faire pénitence. » Vite elle fit venir l’accoucheuse, « Allons, dit-elle, tue cette enfant, Et répands partout la nouvelle Que j’ai eu une fille unique. » L’accoucheuse se récria, Elle ne le voulait, ni ne le ferait. [Or une noble jeune fille,

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Who ther ynurtured hade ybe, And fostered fair ful mony a yere; Sche saw her kepe this sori chere, And wepe, and syke, and crye, “Alas!” And thoghte to helpen her in this cas. And thus sche spake, this maiden ying, “So n’olde y wepen for no kind thing: But this o child wol I of-bare And in a covent leve it yare. Ne schalt thou be aschamed at al; And whoso findeth this childe smal, By Mary, blissful quene above, May help it for Godes love.” The levedi graunted anon therto, And wold wele that it were ydo. Sche toke a riche baudekine    That hir lord brought from Costentine    And lapped the litel maiden therin, And toke a ring of gold fin, And on hir right arm it knitt, With a lace of silke therin plit;    And whoso hir founde schuld have in mende That it were comen of riche kende.    The maide toke the child hir mide And stale oway in an eventide, And passed over a wild heth. Thurch feld and thurch wode hye geth Al the winterlong night – The weder was clere, the mone was light – So that hye com bi a forest side; Sche wax al weri and gan abide. Sone after sche gan herk Cokkes crowe and houndes berk. Sche aros and thider wold.    Ner and nere sche gan bihold. Walles and hous fele hye seighe, A chirche with stepel fair and heighe. Than nas ther noither strete no toun,    Bot an hous of religioun, An order of nonnes wele ydight To servy God bothe day and night.

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Élevée par la châtelaine Depuis son âge le plus tendre, Prit la mesure de sa détresse, Des larmes, des soupirs et des cris, Et se dit qu’elle allait l’aider. « Il ne faut point vous lamenter, Lui dit alors la demoiselle, Je vais vite emporter l’enfant L’exposer au seuil d’un couvent. Vous n’en tirerez point de honte, Et qui trouvera l’enfançon, Au nom de Marie, notre reine, L’aidera, pour l’amour de Dieu. » La dame accepta sur le champ Et n’eut de cesse que ce fût fait. D’un orfrois de Constantinople Rapporté par le chevalier, Elle enveloppa la fillette, Puis d’un anneau d’or précieux, Elle lui orna le poignet droit En y tressant un lien de soie. Qui la trouverait, saurait donc Qu’elle était de noble lignée. La demoiselle prit la petite, Sortit, furtive, au crépuscule, Traversa la lande déserte, Chemina par champs et forêts Pendant toute une nuit d’hiver – Temps clair et lune d’argent. Elle parvint à l’orée d’un bois Et, fort lasse, arrêta ses pas. Soudain, lui vinrent à l’oreille Le chant d’un coq, l’aboi d’un chien. Elle reprit alors son chemin Tout en redoublant de prudence. Elle aperçut murs et murailles, Un clocher haut et délicat. Il n’y avait là ni rue, ni ville, Mais une maison conventuelle ; Ici l’on apprenait aux nonnes À bien servir Dieu jour et nuit.

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The maiden abod no lengore, Bot yede hir to the chirche dore, And on knes sche sat adoun, And seyd wepeand her orisoun: “O Lord,” she seyd, “Jesu Crist,    That sinful man bedes herst, Underfong this present, And help this seli innocent That it mot ycristned be, For Marie love, thi moder fre.”    Hye loked up and bi hir seighe An asche bi hir fair and heighe,    Wele ybowed, of michel priis; The bodi was holow as mani on is. Therin sche leyd the child for cold, In the pel as it was bifold, And blisced it with al hir might. With that it gan to dawe light. The foules up and song on bough, And acremen yede to the plough. The maiden turned ogain anon, And toke the waye he hadde er gon.    The porter of the abbay aros, And dede his ofice in the clos, Rong the belles and taperes light, Leyd forth bokes and al redi dight. The chirche dore he undede, And seighe anon in the stede The pel liggen in the tre, And thought wele that it might be That theves hadde yrobbed sumwhare, And gon ther forth and lete it thare. Therto he yede and it unwond, And the maidenchild therin he fond. He tok it up betwen his hond,    And thonked Jesu Cristes sond; And hom to his hous he it brought, And tok it his douhter and hir bisought    That hye schuld kepe it as sche can, For sche was melche and couthe theran. Sche bad it souke and it nold,

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La demoiselle n’attendit pas, Elle gagna l’entrée de l’église, Et, s’agenouillant sur le sol, Dit en pleurant cette prière : « O Jésus-Christ, notre Seigneur, Qui entends tout homme pécheur, Je te prie d’accepter ce don. Aide cette sainte innocente, Afin qu’elle soit baptisée, Pour l’amour de Marie, ta mère. » Levant les yeux, elle vit près d’elle Un grand frêne de belle allure, Arbre noble, de haute futaie ; Son tronc formait, comme souvent, Un creux où, à l’abri du froid, Elle déposa, dans son étoffe, L’enfant qu’elle bénit en son cœur. C’était alors le point du jour : Les premiers trilles dans les branches, Et le fermier à ses labours. La demoiselle se détourna, Partit comme elle était venue. Le portier du couvent s’éveilla : Il fit son travail dans l’enclos, Veilla aux cloches et aux chandelles, Aux livres saints et autres tâches, Ouvrit la porte de l’église. Et sous ses yeux, il aperçut Le manteau déposé dans l’arbre. Il crut d’abord que des voleurs, Une fois leur méfait accompli, Avaient laissé là leur butin. Il s’approcha, défit l’étoffe, Et y trouva l’enfant nichée. La prenant alors dans ses bras, Il en remercia le Seigneur, Et l’emporta en sa demeure. Là, il la confia à sa fille, Qui saurait comment la soigner, Elle-même étant mère allaitante. Elle offrit un sein que l’enfant,

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For it was neighe ded for cold.    Anon fer sche alight And warmed it wele aplight. Sche gaf it souke opon hir barm, And sethen laid it to slepe warm. And when the masse was ydon, The porter to the abbesse com ful son “Madame, what rede ye of this thing? Today right in the morning, Sone after the first stounde, A litel maidenchild ich founde In the holwe assche ther out, And a pel him about. A ring of gold also was there. Hou it com thider y not nere.” The abbesse was awonderd of this thing. “Go,” hye seyd, “on heighing, And feche it hider, y pray the. It is welcom to God and to me. Ichil it help as y can And sigge it is mi kinswoman.”    The porter anon it gan forth bring With the pal and with the ring. The abbesse lete clepe a prest anon, And lete it cristin in funston. And for it was in an asche yfounde, Sche cleped it Frain in that stounde. (The Freyns of the “asche” is a freyn    After the language of Breteyn; Forthe Le Frein men clepeth this lay    More than Asche in ich cuntray).    This Frein thrived fram yer to yer. The abbesse nece men wend it were. The abbesse hir gan teche and beld.    Bi that hye was of twelve winter eld, In al Inglond ther nas non A fairer maiden than hye was on. And when hye couthe ought of manhed,    Hye bad the abbesse hir wis and rede Whiche were her kin, on or other, Fader or moder, soster or brother.

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Raide de froid, ne put téter. Elle alluma le feu sans tarder, Réchauffa l’enfant avec soin, Lui donna à nouveau le sein, Et la mit à dormir au chaud. Quand la messe fut achevée, Le portier vint trouver l’abbesse. « Madame, quel est votre conseil ? Aujourd’hui même, de bon matin, À la première heure du jour, J’ai découvert une fillette Dans l’arbre creux, près de l’église, Tout enveloppée dans un manteau. Elle portait un anneau d’or. J’ignore comment elle est venue. » L’abbesse fut fort étonnée. « Amène-la moi sans tarder, Pria-t-elle. Elle est bienvenue, Aux yeux de Dieu tout comme aux miens, Et je l’aiderai de mon mieux. Nous dirons qu’elle est ma parente. » Le portier apporta l’enfant, La pièce d’orfrois et l’anneau. L’abbesse fit quérir un prêtre Et porta l’enfant sur les fonts. Celle-ci, retrouvée en un frêne, Fut baptisée du nom de l’arbre (Car le nom français de notre « ash » Est « frêne » en terre de Bretagne. Ce lai, donc, dans les deux contrées, Est celui du Frêne, non de l’« Ash ».) Ce Frêne grandit chaque année, Passant pour nièce de l’abbesse. Celle-ci commença de l’instruire. Lorsqu’elle eut atteint douze hivers Nul n’aurait pu, en Angleterre, Trouver plus belle demoiselle. Très au fait des choses humaines, Elle pria alors l’abbesse De lui apprendre qui étaient Ses parents, ses frères et ses sœurs.

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The abbesse hir in conseyl toke, To tellen hir hye nought forsoke, Hou hye was founden in al thing, And tok hir the cloth and the ring, And bad hir kepe it in that stede; And ther whiles sche lived so sche dede.    Than was ther in that cuntré A riche knight of lond and fe, Proud and yong and jolive, And had nought yete ywedded wive. He was stout, of gret renoun, And was ycleped Sir Guroun. He herd praise that maiden fre, And seyd he wald hir se. He dight him in the way anon, And joliflich thider he come;    And bad his man sigge verrament He schuld toward a turnament. The abbesse and the nonnes alle Fair him gret in the gest halle, And damisel Freyn, so hende of mouth, Gret him faire as hye wele couthe; And swithe wele he gan devise    Her semblaunt and her gentrise, Her lovesum eighen, her rode so bright, And comced to love hir anon right, And thought hou he might take on To have hir to his leman. He thought, “Yif ich com hir to More than ichave ydo, The abbesse wil souchy gile And voide hir in a litel while.” He compast another enchesoun: To be brother of that religioun. “Madame,” he seyd to the abbesse, “Y lovi wele in al godenisse,    Ichil give on and other, Londes and rentes, to bicom your brother, That ye schul ever fare the bet When y com to have recet.” At few wordes thai ben at on.

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L’abbesse, alors, la prit à part, Et sans rechigner expliqua, Qu’en un arbre on l’avait trouvée, Lui remit l’étoffe et l’anneau, Afin qu’elle les gardât près d’elle, Ce qu’elle fit sa vie durant. Vivait alors en ce pays Un chevalier fier, jeune et gai, Qui possédait terres et fortune, Mais n’avait point encore pris femme. Riche en audace comme en renom, On l’appelait messire Guron. On louait si fort la demoiselle, Que l’envie lui prit de la voir. Sans plus attendre, il s’en alla. Le voilà, joyeux, au couvent, Son valet chargé d’annoncer Qu’il se rendait à un tournoi. L’abbesse et l’assemblée des sœurs L’accueillirent dans la grand-salle, Et le Frêne, fort courtoise, Le salua de la meilleure grâce. En peu de temps, il remarqua Son apparence et ses manières, Ses yeux si beaux, son clair visage, Et fut pris d’amour sur le champ, Tout en recherchant le moyen De faire d’elle sa maîtresse. « Si je vais la voir plus souvent Que je ne l’ai fait jusqu’ici, L’abbesse percevra ce manège Et la renverra sans tarder. » Il songea à une autre ruse : Se faire frère en religion. « Madame, dit-il à l’abbesse, Je vous aime avec grand respect. Je vous donnerai terres et rentes Pour devenir un frère lai ; Vous y trouverez avantage Quand plus tard vous me recevrez. » En peu de mots on fut d’accord.

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He graythes him and forth is gon. Oft he come bi day and night To speke with that maiden bright. So that with his fair bihest, And with his gloseing atte lest, Hye graunted him to don his wille When he wil, loude and stille. “Leman,” he seyd, “thou most lat be The abbesse, thi nece, and go with me. For icham riche, of swich pouwere,    The finde bet than thou hast here.” The maiden grant, and to him trist,    And stale oway that no man wist. With hir tok hye no thing Bot hir pel and hir ring.    When the abbesse gan aspie That hye was with the knight owy, Sche made morning in hir thought, And hir biment and gained nought. So long sche was in his castel That al his meyné loved hir wel. To riche and pouer sche gan hir dresse, That al hir loved, more and lesse. And thus sche lad with him hir liif Right as sche hadde ben his wedded wiif.    His knightes com and to him speke,    And Holy Chirche comandeth eke, Sum lordes douhter for to take, And his leman al forsake; And seyd him were wel more feir In wedlok to geten him an air Than lede his liif with swiche on Of was kin he knewe non. And seyd, “Here bisides is a knight That hath a douhter fair and bright That schal bere his hiritage; Taketh hir in mariage!” Loth him was that dede to do, Ac atte last he graunt therto.    The forward was ymaked aright, And were at on, and treuthe plight.

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Il se prépare, quitte les lieux. Mais il revient, de jour, de nuit, Pour converser avec la belle. Par la vertu de sa promesse, Et de ses flatteries, aussi, Elle accepta de satisfaire Ses désirs quand il le voudrait. « Mon amour, dit-il, abandonne L’abbesse, ta parente, et suis-moi. Car je suis riche, et si puissant, Que tu vivras bien mieux qu’ici. » Elle accepta, lui fit confiance, Quitta les lieux en grand secret, En emportant pour tout bagage La pièce d’étoffe et l’anneau. Quand la mère abbesse comprit Qu’ils s’étaient enfuis tous les deux Son âme s’emplit de tristesse, Son chagrin n’eut point de répit. Au château, les années passèrent, Chacun aimait la demoiselle. Proche des pauvres et des riches, Petits et grands, tous l’appréciaient. Et sa vie s’écoulait ainsi, Comme l’épouse du châtelain. Mais à lui, ses vassaux rappellent, L’Eglise-même lui ordonne, D’épouser noble demoiselle Et d’abandonner son amante. On lui fait voir qu’il convient mieux D’avoir fils dans le mariage Que de vivre avec une femme Dont on ignore la parentèle. « Près d’ici vit un chevalier Dont la fille a noble visage Et portera ses héritiers. Prenez-la donc en mariage ! » Il commença par refuser, Mais dut se rendre à leurs raisons. On parvint vite à un accord, Les fiançailles furent célébrées.

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Allas, that he no hadde ywite,    Er the forward were ysmite That hye and his leman also Sostren were and twinnes to!    Of o fader bigeten thai were, Of o moder born yfere. That hye so ware nist non, For soth y say, bot God alon.    The newe bride was grayd with alle And brought hom to the lordes halle. Hir fader com with hir, also The levedi, hir moder, and other mo. The bischop of the lond withouten fail Com to do the spusseayl. [That maiden bird in bour bright,    Le Codre sche was yhight.    And ther the guestes had gamen and gle, And sayd to Sir Guroun joyfully: “Fairer maiden nas never seen,    Better than Ash is Hazle y ween!” (For in Romaunce Le Frain “ash” is, And Le Codre “hazle,” y-wis.)    A gret fest than gan they hold    With gle and pleasaunce manifold. And mo than al servauntes, the maid, Yhight Le Frain, as servant sped. Albe her herte wel nigh tobroke, No word of pride ne grame she spoke. The levedi marked her simple chere,    And gan to love her, wonder dere. Scant could sche feel more pine or reuth War it hir owen childe in sooth. Than to the bour the damsel sped, Whar graithed was the spousaile bed; Sche demed it was ful foully dight, And yll besemed a may so bright;    So to her coffer quick she cam, And her riche baudekyn out nam, Which from the abbesse sche had got;    Fayrer mantel nas ther not; And deftly on the bed it layd;

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Hélas, il ne pouvait savoir Avant que l’accord fût conclu, Que son épouse et sa maîtresse Etaient sœurs et même jumelles ! Engendrées par un même père, Et nées de la même mère. Nul au monde ne le savait, Que Dieu seul, j’en fais la promesse. La jeune épouse, toute parée, Fut amenée à son seigneur, Dans la grand-salle, avec son père, Sa mère et d’autres invités. C’est l’évêque de la contrée Qui célébra les épousailles. [Cette oiselle au brillant plumage Se prénommait Le Coudrier. Les hôtes étaient dans l’allégresse Et disaient gaiement à Guron : « Il n’est plus jolie demoiselle, Hazel c’est certain, vaut mieux qu’Ash ! » (En français, « ash » est le Frêne, Et « hazel » est le Coudrier). On fit donner un grand festin, Riche de joie et d’agréments. Et plus que toutes les servantes, Demoiselle Frêne les servait. Son cœur était près d’éclater, Mais elle fut sans ire ni orgueil. La dame vit son doux visage Et son cœur s’emplit de tendresse. Ni peine, ni pitié plus grandes N’aurait ressenties pour sa fille. La demoiselle vint en la chambre Où se trouvait le lit nuptial. Il lui sembla pauvrement fait, Seyant mal à si belle épouse ; Elle alla vite ouvrir son coffre Et en tira le riche orfrois Remis autrefois par l’abbesse ; Onques ne vit plus belle étoffe, Prestement mise sur le lit ;

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Her lord would thus be well apayd. Le Codre and her mother, thare, Ynsame unto the bour gan fare, But whan the levedi that mantyll seighe, Sche wel neighe swoned oway. The chamberleynt sche cleped tho, But he wist of it no mo. Then came that hendi maid Le Frain, And the levedi gan to her sain, And asked whose mantyll it ware. Then answered that maiden fair: “It is mine without lesing; Y had it together with this ringe. Myne aunte tolde me a ferli cas Hou in this mantyll yfold I was, And hadde upon mine arm this ring, Whanne I was ysent to norysching.”    Then was the levedi astonied sore: “Fair child! My doughter, y the bore!” Sche swoned and was wel neighe ded, And lay sikeand on that bed. Her husbond was fet tho, And sche told him al her wo, Hou of her neighbour sche had missayn, For sche was delyvered of childre twain; And hou to children herself sche bore; “And that o child I of sent thore, In a convent yfostered to be;    And this is sche, our doughter free; And this is the mantyll, and this the ring You gaf me of yore as a love-tokening.”    The knight kissed his daughter hende    Oftimes, and to the bisschop wende: And he undid the mariage strate, And weddid Sir Guroun alsgate To Le Frain, his leman, so fair and hend. With them Le Codre away did wend, And sone was spousyd with game and gle, To a gentle knight of that countré. Thus ends the lay of tho maidens bright, Le Frain and Le Codre yhight.]

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Cela plairait à son seigneur. Le Coudrier, avec sa mère, Se rendit alors dans la chambre ; Mais quand la dame vit le tissu, Elle fut tout près de s’évanouir. Elle fit convoquer l’intendant, Qui dut avouer son ignorance. Puis arriva le gentil Frêne A qui la dame demanda Qui possédait pareille étoffe. La belle alors lui répondit : « Sans mentir cette étoffe est mienne ; De même que l’anneau que voici. Ma tante m’a fait ce conte étrange : J’étais vêtue de cette étoffe Et portais au bras cet anneau Quand elle me reçut tout enfant. » La dame fut frappée de stupeur : « Ma fille, ma fille, je suis ta mère ! » Elle défaillit et presque morte, Sur ce lit-même, elle soupirait ; On alla chercher son mari ; Elle lui conta tous ses malheurs : Ses mensonges sur sa voisine, Qui mit au monde deux enfants, La naissance de ses jumelles. « Je fis partir cette enfant-là Pour qu’elle grandît en un couvent ; C’est bien elle, notre noble fille ; Voici l’étoffe, voici l’anneau, Qu’en gage d’amour tu m’offris. » Le chevalier, plus d’une fois, Embrassa tendrement sa fille, Par l’évêque fit défaire l’union, Et maria Guron à la place Au Frêne, sa belle et douce amante. Coudrier partit avec eux ; On célébra bientôt ses noces, Avec un seigneur du pays. Le lai s’achève, des damoiselles Appelées Frêne et Coudrier.]

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Introduction Sir Landeval est un poème anonyme dont la première version a sans doute été composée au début du XIVe siècle.1 Il est conservé dans un manuscrit de la fin du XVe siècle, le Rawlinson C 86, de la bibliothèque bodléienne d’Oxford. Une version plus tardive, datant de 1650 environ et souvent appelée Sir Lambewell, du nom qu’y porte le héros2, figure dans le manuscrit Additional 27897 (dit « Percy Folio Manuscrit ») de la British Library. On possède également deux fragments datant de la même époque. Ceci permet d’étudier l’évolution de l’œuvre au cours des siècles. Si la versification s’alourdit et si les passages corrompus se multiplient, les petites touches qui adaptent le texte médiéval au public de la Renaissance sont fascinantes à observer3. C’est sur une version de Sir Landeval, différente de celle que nous possédons, que Thomas Chestre s’est appuyé pour composer Sir Launfal, qui figure également dans le présent volume. Sir Landeval répond en tous points à la définition du lai breton : un récit sans longueurs, au contraire de Sir Launfal qui ajoute des épisodes au schéma de base ; une place prépondérante accordée à l’amour : c’est la possession d’une maîtresse riche qui permet au héros de tenir sa place à la cour d’Arthur, et c’est la divulgation de ces amours qui forme le nœud de l’intrigue ; la présence du merveilleux, car la maîtresse du héros est une fée. C’est que Sir Landeval est un lai breton authentique directement inspiré d’une œuvre de Marie de France, et non un poème composé secondairement sur ce schéma. Sir Landeval a en effet pour source le Lai de Lanval de Marie de France, composé au XIIe siècle en anglo-normand. Le poème moyen-anglais en est une adaptation plutôt qu’une traduction à proprement parler. Il suit de près l’original dans la succession des événements, les détails du récit et, souvent, la formulation, mais introduit des modifications ponctuelles qui en altèrent l’esprit.

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  Alan J. Bliss, Sir Launfal, London : Nelson, 1960, p. 15.   Voir A Manual of the Writings in Middle English, 1050-1500, ed. Burke Severs, vol.. I, New Haven, 1967 ; et, pour une critique de ce procédé, Bliss, Sir Launfal, p. 4-5. 3   Voir Colette Stévanovitch, « Le(s) lai(s) de Lanval, Launfal, Landeval, Lambewell…  et la notion d’œuvre dans la littérature moyen-anglaise », Left Out, Texts and Ur-Texts, édité par Nathalie Collé-Bak, Monica Latham, David Ten Eyck, Nancy, PUN, 2008. 2

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L’histoire de Landeval, comme celle de son homologue français Lanval, fait alterner de brusques changements de fortune. Au début du récit Landeval, riche et aimé de tous, vit à la cour d’Arthur, centre de civilisation par excellence qui attire des chevaliers venus de toutes parts. Une dizaine de vers plus tard, ayant dépensé tous ses biens, il se retrouve loin de la cour, seul et désespéré, chevauchant droit devant lui au hasard. Il rencontre alors une fée qui lui offre amour et richesse, à la seule condition qu’il garde leur relation secrète. Landeval retrouve sa place à la cour d’Arthur, et davantage encore. Ses largesses lui valent un statut spécial : c’est ainsi qu’on le place en tête de la danse. Sa bonne mine lui attire les faveurs de la reine. À ce point culminant de sa fortune, tout bascule de nouveau. Vexée d’être repoussée, la reine l’accuse de ne pas connaître l’amour, et Landeval se laisse aller à lui répondre qu’il a une maîtresse bien plus belle qu’elle, transgressant ainsi l’interdit. Accusé d’insulte à la reine et de trahison, il perd, en même temps que l’amour de la fée, sa position à la cour et bientôt, sans doute, la vie. Il se retrouve plus démuni encore qu’au début du récit, et cette fois-ci, paradoxalement, sans avoir quitté la cour. Tandis que le conseil délibère sur son sort, nouveau coup de théâtre, l’arrivée de la fée, dont la beauté innocente son amant. On pourrait alors s’attendre à ce que Landeval, acquitté, retrouve son statut antérieur. Ce n’est cependant pas ce qui se produit : la fée s’éloigne sans lui parler et il lui faut choisir entre sa place parmi les chevaliers d’Arthur – sans les richesses inépuisables qu’il tenait de sa maîtresse – et une vie nouvelle auprès d’elle. Landeval, chevalier de la Table Ronde, se partage entre deux univers, la cour arthurienne et le monde de féerie. Il découvre celui-ci lorsque, s’éloignant de la cour, il rencontre la fée dans la forêt, et il continue à y avoir accès une fois revenu à la cour, puisqu’il lui suffit de souhaiter voir sa maîtresse pour qu’elle se manifeste à lui. Pendant un temps il appartient donc à la fois à la Table Ronde et au monde de féerie. A la fin du poème, il se trouve à la croisée des chemins. Après avoir un temps associé les deux mondes, après les avoir perdus tous deux en même temps, il doit faire un choix. Il opte pour le monde de féerie, quitte la cour pour toujours et s’enfonce dans l’inconnu, hors du champ de perception du narrateur et du lecteur. De ces deux mondes qui s’opposent, le premier est un monde d’hommes, d’amitié virile et fraternelle, où seul le roi – figure paternelle – a une femme et où les seules autres figures féminines sont les dames d’honneur de la reine, créatures non individualisées qui sont comme une extension du personnage royal. Le second est un monde de femmes : dans son pavillon, la fée est servie par des damoiselles, y compris lorsqu’il s’agit d’avancer le cheval du héros, et Landeval y est le seul homme. Ayant essayé des deux

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mondes, Landeval abandonne celui des hommes, dont il a été par deux fois exclu sans qu’il y ait de sa faute : il n’a fait que manifester des qualités chevaleresques, la générosité sans limite en distribuant son avoir, la loyauté à son roi en repoussant les avances de Guenièvre, et ces deux actions méritoires l’entraînent au bord du gouffre, d’où il n’est tiré que par la fée. Le choix n’est donc pas difficile. Mais ce choix est une fuite – loin des difficultés, loin de la réalité aussi ; une fuite qui l’empêche de prendre sa place parmi ses pairs. Landeval est un « bachelier » comme tant d’autres, jeune et vigoureux. Rien ne laisse entendre qu’il se soit déjà fait un nom par des aventures ou des faits d’armes. Seule le distingue, dans la foule des chevaliers qui entourent Arthur, la générosité irréfléchie avec laquelle il fait usage de son bien. Il ne fait rien de spécial pour mériter son sort hors du commun. Il ne gagne pas de tournois ni de batailles, ne délivre pas de damoiselles en détresse. Il ne prend même pas l’initative de sa rencontre avec la fée : il s’allonge au pied d’un arbre pour se reposer et c’est elle qui envoie ses suivantes le chercher. La fée est-elle séduite par sa bonne mine ? touchée par son malheur ? admirative de l’excès même de sa générosité ? Elle connaît en tout cas sa situation, et compense ses pertes par des richesses inépuisables, don gratuit qu’il n’a même pas demandé. Si l’on ne tient pas compte de la nuit d’amour qui les unit, on verra en elle une figure maternelle, qui console le jeune homme en remplaçant ce qu’il a sottement gaspillé et qui le renvoie dans le monde bien fourni en argent de poche, qui donne sans contrepartie, punit lorsqu’il le faut et remet la punition lorsque son protégé témoigne du repentir : une mère idéale, bien différente des personnages du monde réel dans lequel l’amitié entre pairs se mérite et où la punition peut être injuste. En suivant la fée dans l’île d’Avallon, Landeval accomplit le rêve de tout enfant, devenir l’amant de sa mère, non pas la mère mauvaise et agressive qui cherche à s’imposer à lui sous les traits de Guenièvre, mais la mère bonne et aimante. Par là-même il refuse de grandir et de se faire une place dans le monde des adultes : il faut donc y voir un échec. Si le lecteur moderne interprète facilement en ces termes le poème, ce n’est cependant pas la lecture proposée par l’auteur. Le choix que fait Landeval est présenté comme positif. Il préfère l’amour qui se donne à l’amitié qui s’achète, la perfection à la beauté relative, la justice à l’injustice. En abandonnant la cour d’Arthur et en cessant d’essayer de concilier les deux mondes, il entre de plain pied dans l’idéal. C’est paradoxalement grâce à la faute commise qu’il accède entièrement au monde de féerie. On songe à la notion de felix culpa, la « faute heureuse » chère aux théologiens médiévaux. Comme Adam, sa faute le chasse d’un état enviable où il était pourvu de tout ce dont il avait besoin et où il recevait de temps en temps la visite

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d’un être surnaturel, Dieu dans le cas d’Adam, la fée pour Landeval. Comme Adam, après un temps d’épreuve, cette faute lui ouvre l’accès de plein droit à un monde surnaturel, paradis céleste ou île d’Avallon, où il jouit sans interruption de la présence de l’être surnaturel qui y réside. Sir Landeval associe des thèmes et motifs typique des romances. Celui de la maîtresse (ou de l’amant) d’« outre-monde » se rencontre dans plusieurs des lais bretons figurant dans ce recueil. L’interdit transgressé est lui aussi un motif fréquent dans les contes et les romances, l’exemple le plus célèbre étant sans doute celui de Mélusine : l’être d’outre-monde qui offre son amour à un simple mortel ne peut le faire qu’en lui imposant des conditions lui permettant de préserver son secret et, comme bien d’autres, Landeval oublie sa promesse et précipite une catastrophe. Le pavillon et la belle qui y est couchée, la tentation du héros par une femme dont il repousse les avances, le procès et l’acquittement in extremis, tout cela aussi est traditionnel. L’amour courtois est un autre thème fréquent dans les romans de la Table Ronde. Selon ce schéma, c’est la femme – ici, aussi bien la fée que la reine – qui prend l’initiative, l’homme n’ayant que le choix d’accepter ou de refuser. C’est elle qui pose les conditions et qui châtie l’amant qui ne les respecte pas. Le rôle de l’homme est de se montrer digne de cet amour par sa gratitude, sa fidélité, et la place de premier plan qu’il lui donne dans sa vie. Landeval démontre le caractère absolu de cet amour. Ayant perdu sa maîtresse et sur le point de perdre la vie, il ne s’inquiète pas un instant de ce second problème, ses pensées étant entièrement focalisées sur le premier. Il ne lui vient pas à l’idée de sauver sa vie en identifiant comme sa maîtresse l’une des suivantes qui pourtant seraient assez belles pour être acceptées comme telles par ses juges. Lorsqu’il se voit obligé de choisir, il abandonne sans arrière-pensée la cour d’Arthur pour suivre la fée dans un monde inconnu. Il manque à cet inventaire des motifs de romance toute la dimension chevaleresque, les aventures, tournois et combats qui dans d’autres romans permettent au héros de conquérir sa dame ou de se montrer digne de son amour. Cet accent mis exclusivement sur l’amour dans un récit qui a pourtant pour cadre la cour arthurienne est caractéristique des lais bretons. Dans ce cadre traditionnel, l’importance accordée aux biens matériels est une fausse note, propre à l’adaptation moyen-anglaise et, comme le montre la comparaison entre les différentes versions4, présente dès la tra-

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  Colette Stévanovitch, op. cit.

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duction du Lai de Lanval en moyen-anglais et encore renforcée au cours de la transmission de l’œuvre. La modification la plus importante apportée au récit par l’adaptateur moyen-anglais est celle qui fait de la générosité du héros le point de départ de l’action. Le Lanval de Marie de France est pauvre parce que le roi, qui lui est hostile, l’oublie quand il distribue les fiefs à ses chevaliers. Landeval, au contraire, s’est appauvri en largesses inconsidérées. De toutes les qualités que possédait le personnage original, la générosité est la seule que retient l’adaptateur moyen-anglais, et l’adjectif large « généreux » revient comme un leitmotiv pour caractériser le personnage. Après s’être ruiné par générosité, Landeval s’estime obligé de quitter la cour. La question pécuniaire est-elle importante au point, à elle seule, de faire de lui un paria ? Peut-être bien, si c’est sa seule générosité qui lui a attiré l’amitié de ses pairs ; si « sans biens on ne peut agir bien » (24) et si on est tenu pour misérable quand on en est démuni (27) ; si c’est la générosité d’Arthur qui attire les chevaliers à sa cour (15-16). Le rédacteur va jusqu’à mettre dans la bouche des barons l’idée que la prodigalité du héros justifierait qu’il ait la vie sauve (338-41) ! Généreux au point d’en oublier ses propres intérêts, Landeval, quand s’ouvre le poème, est une espèce de Don Quichotte qui vit à la fois dans un monde de romance dont il adopte les normes, et dans un monde bien réel avec lequel il prend désagréablement contact quand il arrive au bout de ses biens. Les événements lui donnent raison, puisqu’il existe, parallèle au monde matérialiste dans lequel vivent les hommes, un monde de féerie où la richesse n’a pas de limites, et une fée qui justifie sa générosité en lui octroyant les moyens de l’exercer. Si le Lanval de Marie de France accomplit le rêve amoureux de tout enfant, le Landeval moyen-anglais y ajoute un rêve purement pécuniaire qui surprend dans ce contexte. Par cette modification, le rédacteur moyen-anglais adapte le poème aux centres d’intérêt d’un public moins raffiné que celui de Marie de France, non aristocratique, attaché aux valeurs mercantiles.

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Sothly by Arthurys day Was Bretayne yn grete nobyle, For yn hys tyme a grete whyle He soiourned at Carlile. He had with hym a meyne there, As he had ellys where, Of the rounde table the knyghtes alle, With myrth and joye yn hys halle. Of eache lande yn the worlde wyde There came men on euery syde, Yonge knyghtes and squyers And othir bolde b[a]chelers, Forto se that nobly That was with Arthur alle-wey; For ryche yeftys and tresoure He gayf to eache man of honoure.

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With hym there was a bachiller, A yonge knyght of mushe myght, Sir Landevale for soith he hight. Sir Landevale spent blythely And yaf yeftes largely; So wildely his goode he sette That he felle yn grete dette “Who hath no good, goode can he none; And I am here in vnchut londe, And no gode haue vnder honde. Men wille me hold for a wreche; Where I be-come I ne reche.” He lepe vpon a coursier, With-oute grome or squier, And rode forthe yn a mornynge To dryve a-wey longynge. Then he takyth towarde the west Be-twene a water and a forest. The sonne was hote that vndern tyde, He lyghte a-downe and wolde a-byde. For he was hote yn the weddir, Hys mantelle he toke and folde to-geder;

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Traduction En vérité au temps d’Arthur Splendide était la Bretagne, Car longtemps pendant sa vie Il résida à Carlile Avec une suite nombreuse Comme il en avait ailleurs, Chevaliers de la Table Ronde Menant grande liesse au palais. De tous pays du monde entier Il arrivait de toutes parts Jeunes chevaliers, écuyers Et autres hardis bacheliers Pour connaître cette splendeur Qui toujours entourait Arthur : Car de riches dons et trésors Il comblait tout homme d’honneur. Avec lui était un bachelier, Jeune chevalier de grande vigueur, Nommé messire Landeval. Il dépensait allégrement, Donnait de généreux présents. Il prodigua tant son avoir Qu’il se trouva fort endetté. « Sans biens on ne peut agir bien. Me voici loin de mon pays, Sans biens à ma disposition. On me tiendra pour misérable ; Peu m’importe où je m’en irai. » Il bondit sur un coursier, Sans page et sans écuyer, Et il s’en alla un matin Afin de chasser son chagrin. Il se dirigea vers l’ouest, Entre une rivière et un bois. Le soleil était déjà ardent. Il s’arrêta, mit pied à terre, Car il avait vraiment très chaud. Il prit son manteau, le plia,

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Than lay downe that knyght so free Vndre the shadow of a tree. “Alas!” he saide, “no good I haue. How shalle I doo? I can not craue. Alle the knyghtes, that ben so feers, Of the rounde table, they were my pyers, Euery man of me was glade, And now they be for me full saide.” “Alas! alas!” was his songe; Sore wepyng his hondis he wronge.

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Thus he lay yn sorow fulle sore; Than he sawe comynge oute of holtes hore Owte of the forest cam maydyns two, The fayrest on grounde that myght goo. Kyrtyls they had of purpyl sendelle, Smalle i-laside syttyng welle, Mantels of grene veluet Frengide with golde were wele i-sette. They had on a tyre therwith-alle, And eache of them a joly cornalle, With facys white as lely floure, With ruddy rede as rose coloure; Fayrer women neuer he see, They semyd angels of hevin hie. That one bare a golde basyne, That othir a towail riche and fyne. To hym warde come the maydyns gent; The knyght anon agaynse hem went: “Wel-come,” he saide, “damsels fre.” “Sir knyght,” they seide, “wel thu be. My lady, that is as bright as floure, The gretith Landavale paramoure. Ye must come and speke with her, Yef it be your wille, sir.” “I graunt,” he saide, “blythely,” And went with them hendly. Anone he in that forest syde A pauylione i-pight an hy, With treysour i-wrought on euery syde, Al of werke of the faryse.

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Puis le chevalier s’étendit Sur le sol à l’ombre d’un arbre. « Las ! dit-il, je n’ai pas de biens. Que faire ? Je ne peux mendier. Tous les chevaliers, si ardents, De la Table Ronde, mes pairs, Tous étaient heureux de me voir, Et tous s’affligeront pour moi. » « Las ! hélas ! » était son refrain. Pleurant, il se tordait les mains. Il gisait en proie au chagrin, Quand il vit sortir des bois gris, De la forêt, deux damoiselles, Les plus belles qui soient au monde, Avec des bliauts de soie pourpre Lacés serré, bien ajustés, Et des manteaux de velours vert Aux franges d’or sans défaut. Elles portaient d’autres atours Et chacune un beau diadème, Le visage blanc comme lis Et les joues couleur de rose. Jamais il n’en vit de plus belles, Elles semblaient anges du ciel. L’une portait un bassin d’or, L’autre une serviette riche et fine. Elles se dirigeaient vers lui Et il alla à leur rencontre. « Bienvenue, nobles damoiselles. ­– Salut à vous, sire chevalier. Ma dame, belle comme fleur, Vous prie d’amour, messire Landeval. Venez converser avec elle, Si telle est votre volonté. – Je vous l’accorde volontiers. » Courtoisement il les suivit. Bientôt il vit dans la forêt Un pavillon dressé très haut, Richement orné de toutes parts De trésors faits de main de fée.

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Eche pomelle of that pavilione Was worth a citie or a towne; Vpon the cupe an heron was,– A richeer no-wher ne was,– In his mouthe a carboncle bright, As the mone that shone light. Kyng Alexander the conquerour, Ne Salamon yn hys honour, Ne Charlemayn, the riche kyng, They had neuer suche a thing. He founde yn that pavilione The kynges daughter of Amylione, – That ys an ile of the fayre In occian fulle faire to see. There was a bede of mekylle price, Coueride with purpille byse. There-on lay that maydyn bright, Almost nakyde and vp-right. Al her clothes by-side her lay, Syngly was she wrappyde parfay With a mauntelle of hermyne, Coveride was with Alexanderyne. The mauntelle for hete downe she dede Right to hir gyrdille stede. She was white as lely in May Or snowe that fallith yn wynterday. Blossom on b[r]iere ne no floure Was not like to her coloure. The rede rose whan it is newe To her rud is not of hewe. Her heire shone as gold wire; No man can telle her atyre. “Landavale,” she seide, “myn hert swete, For thy loue now I swete. There is kyng ne emperour, And I lovyd hym paramor As moche as I do the, But he wolde be full glad of me.” Landevale be-helde the maydyn bright, Her loue persyde hys hert right; He sette hym down by her syde.

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Sir Landeval

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Chaque pommeau du pavillon Valait le prix d’une cité. Au sommet se trouvait un aigle, Il n’en était pas de plus riche. Une escarboucle dans son bec Brillait aussi fort que la lune. Alexandre le conquérant, Salomon dans toute sa gloire, Charlemagne le puissant roi, Aucun n’eut jamais rien de tel. Il trouva dans ce pavillon La fille du roi d’Amilion : C’est une île de féerie Sur l’océan, fort belle à voir. Il y vit un lit de grand prix Recouvert d’une étoffe pourpre. Cette belle y était couchée Sur le dos, quasiment nue, Tous ses vêtements autour d’elle. Elle n’était enveloppée Que d’un manteau en hermine Couvert de soie d’Alexandrie Qu’elle avait, pour avoir moins chaud, Fait glisser jusqu’à la ceinture. Blanche était comme lis en mai Ou neige qui tombe en hiver. Églantine ou toute autre fleur Était terne auprès de son teint, La rose rouge fraîche éclose Était pâle en comparaison. Ses cheveux semblaient du fil d’or. La décrire nul ne saurait. « Landeval, dit-elle, mon cœur, Je peine pour l’amour de toi. Il n’est ni roi ni empereur Qui, si je ressentais pour lui Autant d’amour que j’ai pour toi, Ne serait heureux de m’avoir. » Landeval contempla la belle Et l’amour lui perça le cœur. Il prit place à côté d’elle.

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“Lady,” quod he, “what so be-tyde, Euer more, lowde and stylle, I am redy at your wylle.” “Sir knyght,” she said, “curteyse and hende, I know thy state euery ende. Wilt thow truliche the to me take, And alle other for me forsake? And I wille yeue the grette honoure, Golde inough and grete tresoure. Hardely spende largely, Yife yeftes blythely, Spende and spare not for my loue, Thow shalt inough to thy be-hove.” Tho she saide to his desyre, He clyppide her a-bowte the swire, And kyssyde her many a sith, For her profer he thankyd hir swyth. This lady was sithe vp sette And bad hir maydyns mete fette, And to thir handes water clere, And sothyns went to soupere. Bothe they to-gedirs sette; The maydyns seruyd theym of mete, Of mete and dryng they had plentie, Of alle thing that was deynte. After soper the day was gone, To bedde they went both anone. Alle that nyght they ley yn fere And did what thir wille were. For pley they slepyde litille that nyght. Tho it be-gan to dawe light: “Landavale,” she saide, “goo hens now. Gold and syluer take with you; Spend largely on euery man, I wille fynd you inough than. And when ye wille, gentil knyght, Speke with me any night, To sum derne stede ye goo And thynke on me soo and soo. Anone to you shalle I tee. Ne make ye neuer bost of me;

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Sir Landeval

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« Dame, dit-il, quoi qu’il advienne, Fût-ce en public ou en privé, Je serai votre serviteur. – Sire chevalier, noble et courtois, Je sais tout de ta condition. Si tu veux t’attacher à moi En renonçant aux autres femmes, Je te donnerai grand honneur, Or et trésors en suffisance. Dépense généreusement, Distribue des dons sans compter, Prodigue pour l’amour de moi, Tu auras en suffisance. » Lorsqu’elle eut dit ces mots plaisants Il mit ses deux bras autour d’elle Et il l’embrassa tant et tant. Il la remercia de son offre. Puis elle s’assit dans son lit, Ordonna d’apporter des viandes Et de l’eau claire pour les mains, Et ensuite s’en fut souper. Tous deux s’assirent côte à côte. Les damoiselles les servirent, Mets et boissons en abondance En toutes choses délicates. Après souper, le soir venu, Ils s’en allèrent se coucher. Ils passèrent la nuit ensemble, Faisant tout ce qu’ils désiraient : À ce jeu ils dormirent peu. Lorsque l’aube fut arrivée : « Landeval, lui dit-elle, pars. Prends avec toi or et argent Et prodigue-les avec tous. Tu en auras en suffisance. Quand tu voudras, gentil chevalier, Me parler pendant la nuit, Rends-toi en quelque lieu secret, Pense à moi de cette manière Et promptement je serai là. Ne te vante jamais de moi.

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And yff thou doyest, be ware be-forn, For thow hast my loue for-lorn.”

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The maydeyns bringe hys horse anone, He toke hys leue and went sone. Of tresoure he hath grete plentie And ridith forth yn-to the ciete. He commythe home to hys in, And mery he makyth hym ther-in. Hym sylf he clothyde ffulle richely, Hys squyer, hys yoman honestly. Landavale makyth nobile festes, Landevale clothys the pore gestes, Landevale byith grette stedes, Landevale yeuythe riche wedys, Landevale rewaredithe religiouse, And acquitethe the presoners, Landevale clothes gaylours, Landevale doithe eache man honours. Of his largesse eche man wote, But how it comythe no man wote. And he wille, derne or stelle, Hys loue ys redy at his wylle.

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Vpon a tyme Sir Gawyne, The curteys knyght, and Sir Ewayne, And Sir Landavale with them also, And othir knyghtes twente or moo, Went to play theym on a grene Vnder the towre where was the quene. Thyse knyghtes with borde playde tho; Atte the last to daunsyng they goo. Sir Landevale was to-fore i-sette; For his largesse he was louyd the better. The quene hersylf be-held alle this. “Yender,” she saide, “ys Landavalle. Of alle the knyghtes that bene here There is none so faire a bachylere. And he haue noder leman ne wyfe, I wold he louyde me as his life. Tide me good or tyde me ille,

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Sir Landeval

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Si tu le faisais, prends bien garde, Tu aurais perdu mon amour. » Les damoiselles amenèrent son cheval, Il prit congé et s’en alla. De trésors il avait abondance, Et il pénétra dans la ville. Il arriva à son logis Et y mena joyeuse vie. Il se vêtit splendidement Et ses hommes, correctement. Landeval donne des festins, Landeval vêt les pauvres gens, Landeval a de beaux chevaux, Offre de riches vêtements, Récompense des religieux Et délivre les prisonniers, Landeval vêt les ménestrels, Landeval fait honneur à tous. Sa générosité est connue, Mais aucun n’en connaît la source. Quand il le voulait, en secret, Sa dame était à sa disposition. Or un jour messire Gauvain Le courtois, et messire Yvain, Avec messire Landeval Et vingt chevaliers sinon plus Furent se divertir sur l’herbe Sous la tour où logeait la reine, D’abord à des tables de jeu, Puis ils se mirent à danser. Landeval fut placé en tête, Pour ses largesses tous l’aimaient. La reine regardait cela. Elle dit : « Voilà Landeval. De tous les chevaliers d’ici Il n’est pas si beau bachelier. S’il n’a ni amie ni épouse, Je veux qu’il m’aime plus que tout. Qu’il en advienne bien ou mal,

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I wille assay the knyghtes wille.”

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She toke with her a company Of faire laydys thyrty; She goithe a-downe a-none righte For to daunce with the knyghte. The queene yede to the first ende Be-twene Landavale and the Gawyne so hende, And alle her maydens forth a-right, One be one be-twyxt eche knyght. Whan the daunsynge was i-slakyde, The quene Landavale to concelle hath takyde. Shortely she saide, “Thu gentil knyght, I the loue with alle my myght. And as moche desire I the yere As the kyng and moche more. Goode is to the tanne hap To loue more me than any woman.” “Madame,” he saide, “be God, nay. I wilbe traitoure neuer, parfay. I haue do the kyng othe and feaulte; He shalle not [be] be-traid for me.” “Fy,” saide she, “thow fowle cowarde, An harlot ribawde I wote thou harte. That thow liuest it is pite. Thow lovyst no woman ne no woman the.” The knyght was agreued thoo, He her ansurid and saide noo, “Madame,” quod he, “thu seist thi wille. Yet can I loue, derne and stelle, And am I loued and haue a leman As gentille and as faire as any man. The semplest maide with her, I wene, Over the may be a quene.” Tho was she a-shamyd and wrothe; She clepid her maydens bothe; To bede she goithe alle drery, For doole she wold dye and was sory.

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The kyng came from huntyng, Glade and blithet yn alle thing,

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Il me faut savoir son désir. » Elle prit une compagnie De trente belles dames ; Elle descendit aussitôt Danser avec le chevalier. La reine se plaça en tête Entre Landeval et Gauvain le courtois, Et les damoiselles de même Chacune entre deux chevaliers. Quand la danse se ralentit, Elle prit Landeval à part. Et lui dit : « Gentil chevalier, Je t’aime de toutes mes forces. Et j’ai autant désir de toi Que du roi, et bien davantage. Bonne chance t’est advenue Si tu m’aimes plus qu’aucune autre.  – Dame, dit-il, par Dieu, nenni. Jamais je ne serai un traître. J’ai juré au roi allégeance, Il ne sera par moi trahi. – Fi, dit-elle, maudit couard, Tu es vicieux et débauché. Que tu vives, c’est grand pitié, Tu n’aimes aucune femme et n’es aimé d’aucune. » Le chevalier en fut marri, Lui répondit et dit que non : « Dame, tu dis ce qu’il te plaît, Mais je sais aimer en secret, Je suis aimé, j’ai une amie Qui est gente comme nulle autre, Et la moindre de ses suivantes, L’emporterait sur toi. » Elle éprouva honte et fureur, Elle appela ses suivantes, Elle se coucha fort dolente, De chagrin eût voulu mourir. Le roi revint de la chasse, Gai et joyeux, de belle humeur,

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And to the quene can he tee. Anone she fel vpon her kne; Wonder lowde can she crie: “A! helpe me, lorde, or I die! I spake to Landavale on a game, And he be-shought me of shame, As a foule viced tratoure; He wold haue done me dishonoure. And of a leman bost he maide, That werst maide that she hade Myght be a quene ouer me, – And alle, lorde, in dispite of the.”

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The kyng was wondir wrothe, And forthe-withe swore hys othe, That Landavale shulde bide by the lawe, Be bothe hangyd and drawe; And commanded iiij knyghtes Tho fetche the traitoure anone rightes. They iiij fechyng hym anone, But Landavale was to chamber gone. Alas! he hath hys loue for-lorne, As she warnyd hym be-forne. Ofte he clepid her and sought, And yet it gaynethe hym nought. He wept and sobbet with rufulle cry And on hys kneys he askythe mercy, And cursed hys mouth that of hir spake. “O,” he said, “gentille creature, How shalle my wrechyd body endure That worldes blysse hath for-lore? And he that I am vnder arest for –” With shuche sorowe alas! that stounde, With that he fel dede on the grounde, So long that the knyghtes comyn And ther so they hym namyd, And as theff hym ladde soo; Than was his sorow doble woo. He was brought before the kyng. Thus he hym grete at the begynnyng, – “Thow atteynt, takyn traytoure,

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Et il se rendit chez la reine. Elle se jeta à genoux Et se mit à crier très haut : « Aide-moi, seigneur, ou je meurs ! Je badinais avec messire Landeval Et il m’a proposé la honte. En traître abject et déloyal, Il me voulait déshonorer, Et il s’est vanté d’une amie Dont la moindre des suivantes Dit-il, l’emporterait sur moi : Et cela, pour te faire outrage. » Le roi entra en grand courroux, Et aussitôt fit un serment : Landeval subirait la loi, Serait pendu, écartelé. Il dit à quatre chevaliers D’amener aussitôt le traître. Ils s’en furent donc le chercher. Landeval était dans sa chambre. Hélas, il avait perdu son aimée, Comme elle l’en avait averti. Il l’appela et la chercha, Mais cela ne servit de rien. Il pleura et il sanglota Et à genoux demanda grâce, Il maudit sa bouche indiscrète : « Oh, dit-il, gente créature, Comment vivrai-je, misérable, Ayant perdu tout mon bonheur Et celle pour qui je suis arrêté ? » Du grand chagrin qu’il en avait Il tomba sans vie sur le sol, Jusqu’à ce qu’arrivent les chevaliers Et qu’ils se saisissent de lui Et l’emmènent comme un voleur ; Alors son chagrin redoubla. Il fut mené devant le roi, Qui s’écria à son entrée : « Traître avéré, appréhendé,

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Be-soughest thou my wiff of dishonour? That she lothely thou dedist vpbrayde That of thy leman the lest mayde Was fayrer than ys my wyffe; Therefore shalt thou lose thy lyffe.” Landavale ansuryd at hys borde, And told hym the sothe euery worde, That it was nothing so; And he was redy for to die tho That alle the countrey wold looke. Twelue knyghtes were dreuyn to a boke The sothe to say and no leese Alle to gedir as it was. Thise vij wist withe-outen wene Alle the maner of the quene; The kyng was good alle aboute, And she was wyckyd oute and oute, For she was of suche comforte She lovyd men ondir her lorde. Ther-by wist thei it was alle Longe on her and not on Landavalle. Herof they quytten hym as treue men, And sithe spake they farder then, – That yf he myght hys leman brynge, Of whome he maide knolishynge; And yf her may deuyse bryght and shyne Werne fairer than the quene In makyng, semblaunt, and hewe, They wold quyte hym gode and true. Yff he ne myght stound ther-tille, Thann to be at the kynges wille. This verdite thei yes to-fore the kynge; The day was sett her for to brynge; Borowys he founde to come ayene, Sir Gawyne and Sir Yvain.

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“Alas,” quod he, “now shalle I die! My loue shalle I neuer see with ee.” Ete ne drynke wold he neuer; But wepyng and sorowyng evire, Syres, sare sorow hathe he noun;

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Tu as proposé la honte à ma femme ! Tu l’as insultée en disant Que de ton amie la moindre suivante Était plus belle que ma femme ; C’est pourquoi tu perdras la vie. » Landeval lui répondit Et il lui dit la vérité, Que cela était faux Et qu’il était prêt à mourir Sous les yeux de tout le pays. Douze chevaliers prêtèrent serment De dire la vérité, toute la vérité, Tous ensemble, comme elle était. Tous savaient sans le moindre doute Comment se conduisait la reine : Le roi était bon en tout point, Mais elle était mauvaise femme, Car elle faisait ses délices D’avoir des amants en secret. C’est pourquoi ils savaient que tout Était de sa faute et non de celle de Landeval. En hommes loyaux ils l’en acquittèrent, Puis dirent encore autre chose, Que s’il produisait son amie De laquelle il avait parlé Et si ses suivantes gracieuses Étaient plus belles que la reine De corps, de visage et de teint, Ils le tiendraient pour loyal, Mais que s’il ne le pouvait pas, Le roi statuerait sur son sort. Ce verdict fut porté au roi. Un jour fut fixé pour cela. Se portèrent garants pour lui Messire Gauvain et messire Yvain. « Hélas, dit-il, je vais mourir ! Mes yeux ne verront plus m’amie. » Il ne voulait manger ni boire, Mais il pleurait et s’affligeait ; Seigneurs, grand est lors son chagrin.

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He wold hys endyng day wer come, That he myght ought of life goo. Every man was for hym woo, For larger knyght than he Was ther neuer yn that countrey.

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The day i-sett com on hy[y]nge; His borowys hym brought before the kyng. The kyng lett recorte tho The sewt and the answer also, And bad hym bryng his borowis in syghte. Landevalle sayde that he ne myghte. Tho were commaundyd the barons alle To gyve iudgement on Sir Landevalle. Then sayd the Erle of Cornwaylle, That was att the councelle: “Lordynges, ye wott the kyng our lorde, His oune mowthe berythe recorde, Ther yf we go by the lawe Landevale is worthy to be drawe. Butt greatt vilany were ther-vpon To for-do suche a man, That is more large and fre Then eny of vs that here be. Therfore by oure reade We wolle the kyng in suche a way lede That he shalle commande hym to goo Oute of this lande for euer mo.”

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While they stode thus spekyng, They sawe in fere cum rydyng Two maydyns whyte as flower, On whyte palfrays with honour; So fayre creaturys with ien Ne better attyryde were neuer seen. Alle the iudgyde theym so sheen That one dame Gaynour they myght be a queen. Then sayde Gawen, that curteys knyght, – “Landevale, care the no wyght; Here commyth thy leman kynde i-core, For whom thow art anoiede sore.”

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Il souhaitait sa dernière heure venue Afin de pouvoir mourir. Chacun était peiné pour lui, Car chevalier plus généreux Jamais ne fut en ce pays. Le jour fixé étant venu, Ses garants le menèrent au roi. Le roi fit enregistrer L’accusation et la réponse, Et lui ordonna de produire son garant. Landeval dit qu’il ne pouvait, Et les barons reçurent l’ordre De rendre jugement sur lui. Lors dit le comte de Cornouaille, Qui faisait partie du conseil : « Seigneurs, vous connaissez le roi, Sa propre bouche en est témoin, Et si donc nous suivons la loi, Landeval mérite la mort. Ce serait grande vilenie Que de condamner un tel homme Qui est plus noble et généreux Qu’aucun de ceux qui sont ici. Par conséquent, par nos conseils Faisons en sorte que le roi Lui ordonne de s’en aller De ce pays à tout jamais. » Tandis qu’ils discutaient ainsi, Ils virent arriver ensemble Deux damoiselles au teint de lis Sur de splendides palefrois blancs. Si belles ni si bien vêtues Jamais on ne vit ici-bas. Il parut bien à tous les juges Qu’elles l’emportaient sur Guenièvre. Alors dit Gauvain le courtois : « Landeval, n’aie plus de souci, Voici venir ta douce amie, Pour qui tu souffres tant d’ennui. »

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Landevale lokyd and said, “Nay, i-wisse, My leman of hem ther none is.” Thise maidens come so riding In to the castelle before the king. They light a-down and grete hym so And be-sought hym of a chamber tho, A place for their lady that was cummyng. Than said Arthour, the nobill king: “Who is your lady and what to done?” “Lord,” quod they, “ye may wetyne sone.” The king lete for her sake The fairest chamber to be take. Thise maidens gone to bowre on hye, Than said the king to his baronys: “Haue i-do and gyve iugement.” The barones saide: “Verament We haue be-helde these maidens bright. We will do anone right.”

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A new speche began they tho, Summe said wele and summe said not so, Summe wolde hym to dothe deen Ther king theire lorde for to guene. Summe hym wolde make clere. And while they spake thus in fere Other maidens ther commyn tho, Welle more fairer than the other two, Riding vpon moiles of Spayne, Bothe sadelles and bridels of Almayne; They were i-clothed in a tire, And eache aman had grete desire To be-holde her gentrise, They came in so faire assise. Than sade Gawyne the hende: “Landevale, broder, heder thou wende. Here commyth thy loue thou maist wel se; That one herof I wote ys she.” Landevale with dropyng thought: “Nay, alas! I know them nought. I ne wot who they beith, Ne whens they come ne whethir they lith.”

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Landeval répondit : « Non, certes, Mon amie n’est pas l’une d’elles. » Ces damoiselles arrivèrent Dans le palais devant le roi, Mirent pied à terre et le saluèrent, Et demandèrent une chambre Pour leur dame qui arrivait. Lors dit Arthur, le noble roi : « Qui est la dame et que veut-elle ? – Seigneur, vous le saurez bientôt. » Le roi, pour lui faire honneur, Lui fit donner le plus bel appartement. Les dames montèrent dans la chambre. Puis dit le roi à ses barons : « Rendez donc votre jugement. » Les barons dirent : « En vérité, Nous regardions ces damoiselles, Mais nous allons nous y remettre. » Ils se remirent à parler. L’un disait oui et l’autre non, Certains voulaient qu’il soit tué Pour plaire au roi leur seigneur Et d’autres voulaient l’acquitter. Tandis qu’ils discutaient entre eux, Arrivèrent deux damoiselles Plus belles encor que les autres, Montées sur des mules d’Espagne, Avec selle et bride allemandes ; Elles étaient vêtues de riches atours. Tous les hommes avaient désir De contempler leur élégance, Si belle était leur apparence. Alors dit Gauvain le courtois : « Landeval, frère, viens ici, Voici ton amie, tu le vois. L’une des deux, certes, c’est elle. » Landeval répondit, abattu : « Las, non, je ne les connais pas. Je ne sais pas qui elles sont, D’où elles viennent, où elles vont. »

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These maidens reden yn to the paleys Right a-fore the kynges deys And gretith hym and his quene eke. That one of them thise wordys spake: “Sir riche kyng Arthure, Lete dight thyn halle with honoure, Bothe rofe and grounde and walles, With clothys of gold and riche palle[s] Yet it is lothely yef thou so doo My lady for to light ther-to.” The kyng said: “So shalle it be. My lady ys welcome and soo be ye.” He bade Sir Gawyne bryng hem yn fere With honour there the othir were. The quene ther-fore trowid of gyle, That Landevale shuld be holpyn in awhile Of his leman that ys commynge: She cried and saide, “Lorde and kyng, And thow louyst thyne honour, I were a-venged on that tratour; To sle Landevale thou woldest not spare. Thy barons do the besmare.”

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While she spake thus to the kynge, They saw where came ridynge A lady her self alle alone, On erthe fayrer was neuer none, On a white palfrey comlye. There nesse kyng that hath gold ne fee That myght by that palfrey With-oute sellyng of lond awey. This lady bright as blossome on brere, Her ieene lofe-sum bright and clere, Ientylle and iolyffe as birde on boweh, In alle thing faire y-nough; As rose in May her rude was rede, Here here shynyng on her hede As gold wyre yn somer bright; In this worlde nat so faire a wight. A crowne was vpon her hede Al of precious stones and gold rede.

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Ces damoiselles ainsi allèrent Au palais, jusqu’au dais du roi. Saluant et lui et la reine, L’une d’elles parla ainsi : « Messire puissant roi Arthur, Fais décorer ta grand-salle, Le plafond, le sol et les murs, D’étoffes d’or et riches draperies, Mais même si tu fais ainsi Ce sera indigne de ma dame. »  Le roi dit : « Ainsi sera fait. Bienvenues soyez, elle et vous. » Il les fit mener près des autres Courtoisement par messire Gauvain. La reine pressentit quelque ruse, Que Landeval serait sauvé Par l’arrivée de sa dame. Elle s’écria : « Mon seigneur, Si tu chérissais ton honneur Je serais vengée de ce traître, Tu t’emploierais à le faire tuer. Tes barons se moquent de toi. » Tandis qu’elle parlait ainsi, Ils virent venir à cheval Une dame allant toute seule, La plus belle qui fût au monde, Sur un blanc palefroi gracieux. Il n’est roi riche en or et biens Qui pût payer ce palefroi Sans devoir vendre de ses terres. Le teint comme fleur d’églantier, Les yeux charmants, brillants et clairs, Gente et gaie comme un oiselet, Belle en tout point assurément ; Visage comme rose en mai, Sur sa tête cheveux brillants Comme fil d’or par jour d’été – Au monde il n’était de plus belle. Elle portait une couronne De gemmes et d’or flamboyant,

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Clothid she was in purpylle palle, Her body gentille and medille smale. The pane of hir mantelle in-warde On hir harmes she foldid owte-warde, Whiche wel be-came that lady. Thre white gre-houndes went hyr by; A sparow-hauke she bare vpon hir hande; A softe paas her palfrey commaunde. Throw the citie rode she, For euery man shuld hir see. Wiff and childe, yong and olde, Al come hir to by-holde. There was man ne woman that myght Be wery of so faire a sight. Also sone as Landevale hir see, To alle the lordys he cryed on he: “Now commyth my loue, now commyth my swete; Now commyth she my bale shalle beete: Now I haue her seyne with myne ee, I ne reke when that I dye.” The damselle come rydyng stoute A-lone yn the citie throw-oute, Throw the palys yn to the halle, Ther was the kyng, the quene alle. Her iiij maidens with gret honoure A-gayne her came oute of the bowre, And helde her steroppys so; The lady dyd a-light tho, And they gently can hyr grete, And she hym with wordys swete. The quene and othir ladyes stoute Be-helde her alle aboute; They to her were allso donne As the mone-lyght to the sonne. Than euery man had grete deynte Her to be-holde and preseith hir beaute.

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Than saide the lady to the kynge: “Sir, I come for shuche a thynge,– My trew leman, Sir Landevalle, Is accusyd a-monges you alle

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Un vêtement de satin pourpre, Le corps gracieux, la taille fine ; La fourrure de son manteau Etait retournée sur ses manches, Ce qui lui seyait fort bien. Trois blancs lévriers la suivaient, Au poing avait un épervier. Son palefroi allait sans heurt. Elle traversa la ville, Afin que tous puissent la voir. Femmes, enfants, jeunes et vieux Tous vinrent pour la contempler. Il n’était ni homme ni femme Qui se lassât d’un tel spectacle. Dès que Landeval l’aperçut, Il cria à tous les seigneurs : « Voici mon amour, mon amie, Celle qui me délivrera ! Maintenant que je l’ai revue, Il m’importe peu de mourir. » La damoiselle traversa Seule à cheval toute la ville Et le palais jusqu’à la salle Où étaient le roi et la reine. Ses suivantes avec respect De la chambre vinrent à elle Pour lui tenir les étriers. La dame mit lors pied à terre. Elles la saluèrent courtoisement, Elle leur répondit aimablement. La reine et les autres fières dames L’examinaient sous tous les angles ; A côté d’elle, elles étaient Comme la lune auprès du soleil. Chaque homme alors eut grand plaisir À la contempler et louer. Alors la dame dit au roi : « Voici pourquoi je suis venue : Mon fidèle amant, messire Landeval, Est accusé parmi vous tous

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That he shuld with tratoury Beseche the quene of velony. That ys fals, by Seynt Iame; He bad her not, but she bad hyme. And of that othir that he saide, That my tholiest maide Was fairer than the quene,– Loke a-none yf yt so bene.”

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The kyng be-held and sawe the southe, Also erlys and barons bothe, Euery lorde said than Landevale was a trew man. When the iugement gyvyne was, At the kyng her leue she takys And lepe vpon hir palfrey And be-toke them to gode and goode day. The kyng fulle fare and alle his Besechit hir with-outyne mys Longer to make soiournynge, She said nay and thankyd the kynge. Landevale saw hys loue wold gone, Vpon hir horse he lepe anone And said, “Lady, my leman bright, I wille with the, my swete wight, Whedir ye ride or goo, Ne wille I neuer parte you fro.” “Landevale,” she said, “with-outyne lette, Whan we ffirst to-gedir mete With dern loue with-outen stryfe, I chargyd you yn alle your lyffe That ye of me neuer speke shulde; How dare ye now be so bolde With me to ride with-oute leve? Ye ought to thyng ye shuld me greue.” “Lady,” he said, “faire and goode, For his loue that shed his blode, For-yefe me that trespace And put me hole yn your grace.”

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D’avoir de façon traîtresse Prié la reine de vilenie. Par saint Jacques, c’est menterie, C’est elle qui l’en a prié. Pour l’autre chose qu’il a dite, Que la plus laide de mes femmes Était plus belle que la reine, À vous de voir si cela est. » Le roi perçut la vérité, Ainsi que comtes et barons, Et chaque seigneur déclara Que Landeval avait dit vrai. Quand le jugement fut rendu La dame prit congé du roi Et bondit sur son palefroi, Leur dit adieu, bien le bonjour. Le noble roi et tous les siens La prièrent assurément De demeurer là plus longtemps. Elle refusa et le remercia. Landeval vit qu’elle partait, Vite il bondit sur son cheval Et dit : « Dame, ma belle aimée, Je veux vous suivre, douce amie, Partout, à pied ou à cheval, Et jamais ne vous quitterai. – Landeval, dit-elle, en vérité, Quand nous nous sommes rencontrés, Aimés en secret tendrement, Je vous ai enjoint, de votre vie, De ne jamais parler de moi. Comment osez-vous maintenant Me suivre sans ma permission ? Vous pourriez penser me fâcher. – Dame, dit-il, si belle et bonne, Pour l’amour de Notre Sauveur, Pardonnez-moi cette faute Et me rendez votre faveur. »

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Than that lady to hym can speke, And said to hym with wordys meke: “Landevale, lemman, I you for-gyve. That trespace while ye leue. Welcome to me, gentille knyghte; We wolle neuer twyn day ne nyghte.”

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So they rodyn euyn ryghte, The lady, the maydyns, and the knyghte. Loo, howe love is lefe to wyn Of wemen that arn of gentylle kyn! The same way haue they nomyn Ryghte as before she was commyn. And thus was Landevale broughte from Cardoylle, With his fere into a ioly yle, That is clepyde Amylyone, That knowith euery Brytane. Of hym syns herde neuer man; No further of Landevalle telle I can; Butt god, for his greatt mercy, Bryng vs to his blysse on highe. Amen

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Alors la dame lui parla, Elle lui dit avec douceur : « Landeval, ami, je pardonne Cette faute entièrement. Bienvenue, gentil chevalier, Jour et nuit ne nous quitterons. » Alors ils partirent ensemble, Dame, suivantes, chevalier. Voyez comme il est doux d’avoir Gagné l’amour de gentes femmes ! Ils prirent le même chemin Par où elle était arrivée. Ainsi Landeval, de Cardoylle La suivit dans une île joyeuse Qui a pour nom Amilion, Que connaissent tous les Bretons. Nul n’en reçut plus de nouvelles, Plus rien ne puis narrer de lui. Que Dieu, dans sa miséricorde, Nous accorde la joie céleste ! Amen

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Introduction La légende grecque d’Orphée exalte l’art, l’amour et le deuil. Comme tout mythe elle connaît des variantes. La version donnée par Virgile et Ovide et généralement adoptée fait mourir deux fois Eurydice, la deuxième fois sans retour. Cette version n’a cessé d’être source d’inspiration : Boèce, Henryson, Milton, Rilke ; Poussin, Delacroix ; Monteverdi, Gluck, Verdi… Le poème du codex Auchinleck suit une autre version où le dénouement est heureux, version attestée dès Euripide. Le poème anglais remplace le décor de l’Antiquité par un environnement médiéval. Il n’est en rien allégorique mais, en ajoutant en finale l’épisode du fidèle sénéchal qu’Orphée récompense en lui laissant son royaume en héritage, le poète confirme l’importance du thème de la fidélité, de la loyauté. La légende est anglo-celtisée. Orphée est roi anglais, sa cité royale est Winchester. Les chevaliers, les chasses, le château, le festin final sont de toute évidence médiévaux. C’est l’art de la chasse au faucon près des rivières qui réunit Orphée et Eurydice. Les éléments celtes, « bretons », sont non moins évidents. Comme dans les récits celtes Eurydice s’endort sous un arbre – un arbre greffé, dans un verger : « paysage civilisé ». Orphée, fou du chagrin d’avoir perdu Eurydice, fuit la civilisation, tels les ascètes irlandais vivant au désert une vie sauvage. Le royaume de Pluton ressemble aux Îles Bienheureuses à l’éternel été. Pluton, ici comme dans Chaucer, est roi du pays des fées. Le Conte du Marchand décrit un beau jardin : Souvent Pluton et sa royale épouse Proserpine et leur suite d’elfes et de fées Venaient s’amuser, chanter et danser Autour de son puits – à ce qu’on dit. (Contes de Canterbury IV, 2035-41) La communication entre le monde des vivants et le monde des morts, la croyance en des disparitions entre la vie et la mort par enlèvement dû à un être de l’autre monde sont des éléments de la mythologie et du folklore celtes. De même le motif de la « promesse imprudente », ici prononcée par le roi Pluton, apparaît souvent dans la littérature celte. L’auteur de Sir Orféo ne s’inspire pas d’un récit particulier mais de toute une mythologie dont les motifs se retrouvent, épars, dans les littératures irlandaise et galloise. Le poème est, sous une apparence de simplicité, savamment construit. Ses décasyllabes à rimes plates (aa, bb, cc, etc.) n’ont rien de monotone. La rhétorique est présente sans excès : répétition initiale (107/111, 249/253),

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énumération (391-98). Le récit, interrompu par des dialogues, se lit agréablement. Après les retrouvailles d’Eurydice, celles du sénéchal sont inattendues. Outre le motif souvent exploité du roi déguisé revenant recouvrer son royaume, nous découvrons le personnage d’un sénéchal loyal et sincère, si différent du régent conventionnel, cupide, fourbe et cruel. Orphée ne manque pas de reconnaître sa vertu et le récompensera en le faisant son héritier. Fidélité réciproque entre époux, fidélité à la parole donnée, loyauté réciproque entre roi et sénéchal, voilà un thème majeur du poème, thème commun aux lais bretons et aux romances. Il forme la trame du lai breton du Conte du Franklin de Chaucer. L’autre thème de Sire Orphée est son sujet même : l’art des harpistespoètes, notamment des compositeurs de lais bretons. Le prologue et l’épilogue, peut-être ajoutés, y insistent tant qu’ils transforment le poème en poème de demande indirecte, « louez et récompensez les bons harpistes dont certains furent rois ». Le poème anglais peut être une adaptation d’un texte français. Son style le rapproche de l’adaptation anglaise du Lai le Fresne, qui figure dans le même codex Auchinleck. Le terme de Traciens au vers 47 peut trahir un modèle français, écrit en français de France ou en français d’Angleterre. On peut alors imaginer un original « breton », c’est-à-dire celte, adapté en français et, à son tour, le poème français adapté en anglais, généalogie illustrée par les lais de Marie de France. Un texte écossais dont subsistent des fragments copiés au XVIe siècle serait un autre descendant de la source française, parallèle mais non identique à Sir Orfeo. Le poème anglais nous est transmis en trois versions : celles du codex Auchinleck (Edimbourg, Advocates’ 19.2.1), du manuscrit Harley 3510 (Londres, British Library) et du manuscrit Ashmole 61 (Oxford, Bodléienne 6922*). Le gros volume qu’Alexander Boswell, Lord Auchinleck (père du biographe du Dr Johnson), légua à la bibliothèque des Avocats en 1744 a été copié vers 1330, peut-être pour une boutique londonienne où Chaucer a pu le consulter. Sa langue est de Westminster-Middlesex des environs de 1300. (Noter les formes diverses du cas sujet singulier du pronom féminin de la 3e personne : outre she on trouve he [2 occurrences], hye [2 occ.].) La matière du codex Auchinleck, fort variée constitue une vraie bibliothèque. Sir Orfeo est le 38e article du volume, formant avec Sir Tristrem un cahier consacré à la matière de Bretagne. Un amateur de miniatures (comparable à Ruskin découpant des manuscrits du Moyen Âge pour illustrer ses cours) a découpé une page entière, amputant Sir Tristrem de sa fin et Sir Orfeo de son début. – Le Harley est un recueil de différents manuscrits au contenu divers. Sir Orfeo est la première pièce du manuscrit, copié au début du XVe

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siècle dans la région de Warwick. – L’Ashmole est lui aussi composite et date de la fin du XVe siècle. Sir Orfeo est le 39e article, en dialecte des Midlands Nord-Est. Les versions de Sir Orfeo de ces deux derniers manuscrits ont un ancêtre commun, issu ou contemporain de la version d’Auchinleck. Les deux manuscrits permettent donc de restituer le début du poème. Leur texte est cependant inférieur à celui d’Auchinleck.

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We redeth oft and findeth y-write, And this clerkes wele it wite, Layes that ben in harping Ben y-founde of ferli thing: Sum bethe of wer and sum of wo, And sum of joie and mirthe also, And sum of trecherie and of gile, Of old aventours that fel while; And sum of bourdes and ribaudy, And mani ther beth of fairy.    Of al thinges that men seth,  Mest o love, forsothe, they beth. In Breteyne this layes were wrought,  First y-founde and forth y-brought, Of aventours that fel bi dayes, Wherof Bretouns maked her layes. When kinges might our y-here Of ani mervailes that ther were, Thai token an harp in gle and game And maked a lay and gaf it name. Now of this aventours that weren y-falle Y can tel sum, ac nought alle. Ac herkneth, lordinges that ben trewe, Ichil you telle of “Sir Orfewe.” Orfeo mest of ani thing  Lovede the gle of harping.  Siker was everi gode harpour Of him to have miche honour. Himself he lerned forto harp,  And leyd theron his wittes scharp; He lerned so ther nothing was  A better harpour in no plas. In al the warld was no man bore  That ones Orfeo sat bifore – And he might of his harping here – Bot he schuld thenche that he were In on of the joies of Paradis, Swiche melody in his harping is.    Orfeo was a king,

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Traduction Nous lisons souvent et trouvons écrit, Comme le savent bien les gens instruits, Que lais accompagnés de lyre Ont pour matière mondes enchantés. Certains chantent guerre ou malheur, D’autres parlent de joie, de bonheur, Ou de traîtrise, de fourberie, D’autres d’exploits du temps passé, D’autres encore de farces et paillardises, Et beaucoup de mondes enchantés. De tous les sujets abordés C’est l’amour certes le plus chanté. En Bretagne ces lais furent conçus, En premier trouvés et diffusés, Sur des exploits du temps passé Dont les Bretons firent leurs lais. Quand les rois venaient à entendre Un récit de faits merveilleux Ils prenaient la lyre tout joyeux, Et lui donnaient renom. Or, de ces aventures d’autrefois J’en sais, sinon toutes, du moins certaines. Écoutez donc, mes bons seigneurs, Ce que je vais conter de Sire Orphée. Orphée aimait par dessus tout Le son joyeux de la lyre. Bon joueur de lyre était sûr D’acquérir chez lui grand honneur. Lui-même savait l’art de la lyre Et y mettait tout son génie. Il jouait si bien que personne En nul pays n’était meilleur. On ne trouverait personne au monde Qui, une fois mis en présence d’Orphée Et l’entendant jouer de la lyre Ne pensât être transporté Dans l’harmonie du Paradis Si mélodieuse était sa lyre. Orphée était de rang royal,

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In Inglond an heighe lording, A stalworth man and hardi bo; Large and curteys he was also. His fader was comen of King Pluto, And his moder of King Juno, That sum time were as godes yhold For aventours that thai dede and told. This king sojournd in Traciens,   That was a cité of noble defens – For Winchester was cleped tho Traciens, withouten no.    The king hadde a quen of priis That was y-cleped Dame Herodis, The fairest levedi, for the nones, That might gon on bodi and bones, Ful of love and of godenisse – Ac no man may telle hir fairnise.    Bifel so in the comessing of May  When miri and hot is the day, And oway beth winter schours, And everi feld is ful of flours, And blosme breme on everi bough Over al wexeth miri anough, This ich quen, Dame Heurodi Tok to maidens of priis, And went in an undrentide To play bi an orchard side, To se the floures sprede and spring And to here the foules sing. Thai sett hem doun al thre Under a fair ympe-tre, And wel sone this fair quene Fel on slepe opon the grene. The maidens durst hir nought awake Bot lete hir ligge and rest take. So sche slepe til after none, That undertide was al y-done. Ac, as sone as sche gan awake, Sche crid, and lothli bere gan make;  Sche froted hir honden and hir fet, And crached hir visage – it bled wete –

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En Angleterre très haut seigneur, Inébranlable et courageux, Aussi courtois que généreux. Son père descendait du roi Pluton Sa mère de la royale Junon, Que les Anciens tenaient pour dieux A cause de leurs hauts faits et dires. Ce roi habitait la ville de Thrace, Cité aux imposants remparts. Thrace est le nom en vérité De Winchester au temps jadis. Le roi avait digne épouse Qui s’appelait dame Eurydice, La plus belle dame qui ait jamais Existé en chair et en os, Toute amour et toute vertu, Et d’une ineffable beauté. Il advint qu’aux premiers jours de mai Quand l’air se fait doux et plaisant, Que sont déjà loin les pluies d’hiver, Que tous les prés se couvrent de fleurs, Que les rameaux s’ornent partout De la promesse des fruits, Ladite reine, dame Eurydice, Prit avec elle deux nobles filles Et s’en alla de bon matin Se distraire au bord d’un verger, Voir s’épanouir les fleurs Et entendre le chant des oiseaux. Elles s’installèrent toutes les trois Dessous un bel arbre greffé Et bien vite notre belle reine S’endormit sur l’herbe verte. Ses compagnes, n’osant l’éveiller, La laissèrent à l’aise reposer. Elle dormit jusqu’après none, Et le matin était passé. Mais voici qu’en se réveillant Elle criait et se démenait, Se tordait les mains et les pieds, Se griffait le visage jusqu’au sang.

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Hir riche robe hye al to-rett And was reveyd out of hir witt. The two maidens hir biside No durst with hir no leng abide, Bot ourn to the palays ful right And told bothe squier and knight That her quen awede wold, And bad hem go and hir at-hold. Knightes urn and levedis also, Damisels sexti and mo. In the orchard to the quen hye come, And her up in her armes nome, And brought hir to bed atte last, And held hir there fine fast. Ac ever she held in o cri And wold up and owy.    When Orfeo herd that tiding Never him nas wers for nothing He come with knightes ten To chaumber, right bifor the quene, And bi-held, and seyd with grete pité, “O lef liif, what is te,    That ever yete hast ben so stille And now gredest wonder schille? Thy bodi, that was so white y-core, With thine nailes is all to-tore. Allas! thi rode, that was so red, Is al wan, as thou were ded;  And also thine fingres smale Beth al blodi and al pale. Allas! thy lovesom eyghen to Loketh so man doth on his fo A, dame, ich biseche, merci! Lete ben al this reweful cri, And tel me what the is, and hou, And what thing may the help now.” Tho lay sche stille atte last And gan to wepe swithe fast, And seyd thus the King to: “Allas, mi lord, Sir Orfeo! Seththen we first togider were,

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Elle déchira sa robe de prix. Elle n’avait plus sa raison. Les deux suivantes qui l’accompagnaient Eurent peur de rester avec elle : Elles coururent jusqu’au palais Dire à écuyer, à chevalier Que leur reine devenait folle Et les prier de la maîtriser. Coururent chevaliers, dames aussi, Soixante damoiselles et plus. Ils accoururent près de la reine, La relevèrent, prirent dans leurs bras, L’emmenèrent jusqu’à son lit Et l’y retinrent très fermement Bien qu’elle ne cessât de crier, De vouloir se lever et s’enfuir. Quand Orphée apprit la nouvelle, Rien ne lui fit autant de mal. Il alla avec dix chevaliers Trouver la reine dans sa chambre. En la voyant il eut pitié et dit : « Ô ma vie, que t’arrive-t-il, Toi jusqu’à maintenant si calme Voici que tu hurles atrocement ; Ta chair, d’une blancheur exquise, Est toute déchirée par tes ongles. Hélas ! ton teint qui était si vermeil, Est tout blême comme si tu étais morte, Et de même tes doigts effilés Sont tout sanglants et pâles. Hélas ! tes aimables yeux Ont le regard qu’on fixe sur son ennemi. Ah ! madame, je crie merci Cesse tout de suite ce cri affreux Et dis moi ce qui t’arrive, les circonstances Et ce qui peut t’aider à présent. » Puis elle finit par se calmer Et au milieu de pleurs nombreux Elle dit au roi ces paroles : « Las, mon seigneur et sire Orphée ! Depuis que nous vivons ensemble

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Ones wroth never we nere; Bot ever ich have yloved the As mi liif and so thou me; Ac now we mot delen ato; Do thi best, for y mot go.” “Allas!” quath he, “forlorn ich am! Whider wiltow go, and to wham? Whider thou gost, ichil with the,  And whider y go, thou schalt with me.” “Nay, nay, Sir, that nought nis! Ichil the telle al hou it is: As ich lay this undertide And slepe under our orchard side Ther come to me to fair knightes, Wele y-armed al to rightes, And bad me comen an heighing And speke with her lord the king. And ich answerd at wordes bold, Y no durst nought, no y nold.  Thai priked oghain as thai might drive; Tho com her king, also blive, With an hundred knightes and mo, And damisels an hundred also, Al on snowe-white stedes; As white as milke were her wedes.  Y no seighe never ghete bifore So fair creatours y-core. The king hadde a croun on hed; It nas of silver, no of gold red,  Ac it was of a precious ston – As bright as the sonne it schon. And as son as he to me cam, Wold ich, nold ich, he me nam, And made me with him ride Opon a palfray bi his side;    And brought me to his palays,  Wele atird in ich ways, And schewed me castels and tours, Rivers, forestes, frith with flours, And his riche stedes ichon And seththen me brought oghain hom

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Jamais n’avons été fâchés. Je t’ai toujours aimé autant Que ma vie, de même toi pour moi, Mais nous allons être séparés : Sois courageux, je dois partir – Hélas, dit-il, je suis perdu ! Où t’en vas-tu et chez quel autre ? Là où tu vas je veux aller, Où je serai, là tu seras. – Non, monseigneur, c’est impossible. Je vais vous dire ce qu’il en est. Quand ce matin dans le verger J’étais étendue et dormais Arrivèrent deux beaux chevaliers Bien équipés de pied en cap. Ils m’invitèrent à venir vite Parler au roi leur souverain Je répondis sans hésiter Que je n’aurai pas cette audace. Ils partirent au triple galop. Arriva leur roi aussi vite Avec plus de cent chevaliers Et autant de demoiselles Sur des chevaux blancs comme neige, Blanc comme le lait étaient leurs habits Jamais encore n’avais-je vu Aussi belles créatures de choix ; Le roi portait une couronne Qui n’était pas d’argent ni d’or Mais d’une pierre des plus précieuses, Elle brillait tel le soleil. Sitôt qu’il fut tout près de moi Consentante ou non il me saisit Et m’obligea à chevaucher Sur un palefroi à ses côtés. Il m’emmena dans son palais Magnifique à tous points de vue. Il me montra châteaux et tours, Fleuves et forêts, bocages fleuris Et chacune de ses résidences. Puis il me ramena chez nous

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Into our owhen orchard, And said to me thus afterward, “Loke, dame, tomorwe thatow be Right here under this ympe-tre, And than thou schalt with ous go And live with ous evermo. And ghif thou makest ous y-let, Whar thou be, thou worst y-fet,    And totore thine limes al That nothing help the no schal; And thei thou best so totorn, Ghete thou worst with ous y-born.”    When King Orfeo herd this cas, “O we!” quath he, “Allas, allas! Lever me were to lete mi liif Than thus to lese the quen, mi wiif!” He asked conseyl at ich man, Ac no man him help no can. Amorwe the undertide is come And Orfeo hath his armes y-nome, And wele ten hundred knightes with him, Ich y-armed, stout and grim; And with the quen wenten he Right unto that ympe-tre. Thai made scheltrom in ich a side  And sayd thai wold there abide And dye ther everichon, Er the quen schuld fram hem gon. Ac ghete amiddes hem ful right The quen was oway y-twight, With fairi forth y-nome. Men wist never wher sche was bicome.  Tho was ther criing, wepe and wo! The king into his chaumber is go, And oft swoned opon the ston, And made swiche diol and swiche mon That neighe his liif was y-spent – Ther was non amendement. He cleped togider his barouns, Erls, lordes of renouns, And when thai al y-comen were,

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Dedans notre propre verger. Après quoi il me dit ceci : « Veillez, Madame, à être demain Ici même sous cet arbre greffé. Il vous faudra partir avec nous Pour avec nous vivre à jamais. Au cas où vous résisteriez, Partout on vous retrouvera Et vous serez mise en pièces. Sans le moindre secours, Et bien que le corps en lambeaux On vous emportera chez nous. » Quand le roi Orphée fut au courant, « Malheur ! – dit-il – hélas ! hélas ! J’aimerais mieux quitter la vie Que perdre ainsi la reine ma femme ! » Il demanda conseil à tous Mais nul ne sut comment l’aider. Le lendemain quand point le jour Orphée a déjà pris ses armes Et mille chevaliers avec lui ; Tous équipés, très résolus. Avec la reine ils s’en allèrent Jusqu’au fameux arbre greffé, Formèrent un rempart de tous côtés Et déclarèrent demeurer là Même s’ils devaient trouver la mort En empêchant le rapt de la reine. Pourtant en plein milieu de leur masse La reine disparut enlevée, Emportée par enchantement, Partie on ne savait où. Il y eut pleurs et lamentations. Le roi a regagné sa chambre, Souvent tomba en pâmoison. Il eut si grand deuil et chagrin Qu’il en perdit presque la vie : Son malheur était sans remède.  Il convoqua tous ses barons, Comtes et seigneurs de renom. Et quand ils furent tous assemblés

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“Lordinges,” he said, “bifor you here Ich ordainy min heighe steward  To wite mi kingdom afterward; In mi stede ben he schal To kepe mi londes overal. For now ichave mi quen y-lore, The fairest levedi that ever was bore, Never eft y nil no woman se. Into wildernes ichil te And live ther evermore With wilde bestes in holtes hore; And when ye understond that y be spent, Make you than a parlement, And chese you a newe king. Now doth your best with al mi thing.” Tho was ther wepeing in the halle And grete cri among hem alle; Unnethe might old or yong For wepeing speke a word with tong. Thai kneled adoun al y-fere And praid him, yif his wille were, That he no schuld nought fram hem go. “Do way!” quath he, “It schal be so!” Al his kingdom he forsoke; Bot a sclavin on him he toke. He no hadde kirtel no hode, Schert, ne no nother gode, Bot his harp he tok algate   And dede him barfot out atte yate; No man most with him go. O way! What ther was wepe and wo, When he that hadde ben king with croun Went so poverlich out of toun! Thurth wode and over heth Into the wildernes he geth. Nothing he fint that him is ays, Bot ever he liveth in gret malais. He that hadde y-werd the fowe and griis, And on bed the purper biis, Now on hard hethe he lith, With leves and gresse he him writh.

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« Seigneurs – dit-il – soyez témoins Que je laisse à mon intendant La direction de mon royaume. En mon lieu et place il devra Tenir en bon ordre toutes mes terres Car après la perte de ma reine, La plus belle dame qui fût jamais, Je ne veux plus rencontrer femme. Je veux aller en terre sauvage, Et vivre là à tout jamais Avec les bêtes au fond des bois. Quand vous aurez idée de ma mort, Réunissez un parlement Et choisissez un nouveau roi. Pour l’heure faites au mieux avec mes biens. » Lors le château s’emplit de pleurs Et partout de lamentations. Jeunes et vieux pouvaient à peine Dire un seul mot dans leurs sanglots. Tous ensemble ils s’agenouillèrent Et le prièrent de bien vouloir Ne point partir ni les quitter. « Cessez ! – dit-il – Ce sera ainsi. » Il renonça à son royaume Et prit manteau de pénitent, Délaissa tunique et capuche, Chemise et autre confort Mais sa lyre il prit avec lui. Pieds nus il passa la grand’porte Sans personne pour l’accompagner. Ah ! que de pleurs, que de chagrin Quand ce roi qui porta couronne Quitta la ville en miséreux ! À travers bois, à travers landes Il s’aventure en terre sauvage. Rien n’y trouve-t-il pour son confort, Il mène vie fort malaisée. Lui qui portait fourrure de gris, Avait un lit aux linge pourpre : Il couche à présent sur le sol dur, Il s’enveloppe d’herbe et de feuilles.

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He that hadde had castels and tours, River, forest, frith with flours, Now, thei it comenci to snewe and frese, This king mot make his bed in mese. He that had y-had knightes of priis Bifor him kneland, and levedis, Now seth he nothing that him liketh, Bot wilde wormes bi him striketh. He that had y-had plenté Of mete and drink, of ich deynté, Now may he al day digge and wrote  Er he finde his fille of rote. In somer he liveth bi wild frut, And berien bot gode lite; In winter may he nothing finde Bot rote, grases, and the rinde. Al his bodi was oway duine For missays, and al to-chine Lord! who may telle the sore This king sufferd ten yere and more? His here of his berd, blac and rowe,   To his girdel-stede was growe. His harp, whereon was al his gle, He hidde in an holwe tre; And when the weder was clere and bright, He toke his harp to him wel right And harped at his owhen wille. Into alle the wode the soun gan schille, That alle the wilde bestes that ther beth For joie abouten him thai teth, And alle the foules that ther were Come and sete on ich a brere To here his harping a-fine – So miche melody was therin; And when he his harping lete wold, No best bi him abide nold.    He might se him bisides, Oft in hot undertides, The king o fairy with his rout Com to hunt him al about With dim cri and bloweing,

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Lui qui avait tours et châteaux Fleuve et forêt, prairies fleuries À présent sous la neige et le givre Le roi doit dormir sur la mousse froide. Lui qui avait eu bons chevaliers À genoux devant lui et gentes dames Ne voit à présent rien qui lui plaise, Que des serpents glissant près de lui. Lui qui avait eu abondance De mets et boissons exquis Passe le jour à gratter le sol Pour enfin trouver son lot de racines. L’été il vit de fruits sauvages, De baies de pauvre qualité. L’hiver il ne trouve plus rien Que racines, tiges et cosses. À ce régime son corps se mit À dépérir, se dessécher. Ah ! qui pourrait dire la misère Que souffrit le roi dix ans et plus ? Sa barbe sale laissée sans soins, Lui descendait jusqu’à la taille Sa lyre qui était sa seule joie Il la cachait dans un tronc creux ; Quand il faisait un beau temps clair Il la reprenait avec lui Et en jouait tout à son gré. La musique emplissait la forêt Si bien que les bêtes qui y vivent Par plaisir s’approchent de lui Et les oiseaux qui vivaient là Viennent se percher tout alentour Pour l’écouter jusqu’à la fin Si mélodieux était son jeu Et quand il cessait de jouer Toutes les bêtes s’en retournaient. Il lui arriva d’apercevoir Maintes fois par un chaud matin Le roi d’outre monde et sa suite Venus chasser dans les parages, Sur fond de cri et son de trompes

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And houndes also with him berking; Ac no best thai no nome,    No never he nist whider thai bicome And other while he might him se As a gret ost bi him te, Wele atourned, ten hundred knightes, Ich y-armed to his rightes, Of cuntenaunce stout and fers, With mani desplaid baners, And ich his swerd y-drawe hold – Ac never he nist whider thai wold. And other wile he seighe other thing: Knightes and levedis com daunceing In queynt atire, gisely, Queynt pas and softly; Tabours and trunpes yede hem bi, And al maner menstraci.    And on a day he seighe him biside Sexti levedis on hors ride, Gentil and jolif as brid on ris; Nought o man amonges hem ther nis; And ich a faucoun on hond bere, And riden on haukin bi o rivere. Of game thai founde wel gode haunt – Maulardes, hayroun, and cormeraunt; The foules of the water ariseth, The faucouns hem wele deviseth; Ich faucoun his pray slough – That seighe Orfeo, and lough: “Parfay!” quath he, “ther is fair game; Thider ichil, bi Godes name; Ich was y-won swiche werk to se!” He aros, and thider gan te.  To a levedi he was y-come, Biheld, and hath wele undernome, And seth bi al thing that it is His owhen quen, Dam Heurodis. Yern he biheld hir, and sche him eke, Ac noither to other a word no speke; For messais that sche on him seighe, That had ben so riche and so heighe,

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Et aboiement de la meute. Mais nulle bête ils ne prenaient. Il ne savait où ils allaient. Une autre fois il l’aperçut Accompagné d’une grande troupe En belle tenue, mille chevaliers Chacun armé comme il convient, D’allure solide et farouche, Déployant nombre de bannières Chacun tenait l’épée tirée Lui ne savait où ils allaient. Une autre fois, autre spectacle Dames et chevaliers dansaient En beaux atours très gracieusement, Sur un rythme élégant et doux. Tambours, sonneurs les accompagnaient Et ménestrels de toutes sortes. Et certain jour il aperçut Soixante dames toutes à cheval Belles et gaies comme oiseau sur la branche. Aucun homme n’était parmi elles. Toutes tenaient faucon au poing. Allaient chassant près de la rivière. Elles trouvaient gibiers à foison, Malards, hérons et cormorans. Les bêtes s’envolent de la rivière Et les faucons fondent sur elles . Chaque faucon tua sa proie À cette vue Orphée sourit : « Ma foi, dit-il, c’est bonne chasse. Je vais, mon Dieu, m’en approcher. J’ai souvent vu de telles parties. » Il se leva et s’approcha. Il arriva près d’une dame, La regarda et sans nul doute Vit qu’en tous points c’était bien Sa propre épouse dame Eurydice. Il la fixait des yeux, elle de même. Mais pas un mot ils n’échangèrent. Les traces de souffrances qu’elle vit sur lui Jadis si puissant, si royal

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The teres fel out of her eighe. The other levedis this y-seighe And maked hir oway to ride – Sche most with him no lenger abide.    “Allas!” quath he, “now me is wo!” Whi nil deth now me slo? Allas, wreche, that y no might    Dye now after this sight! Allas! to long last mi liif, When y no dar nought with mi wiif, No hye to me, o word speke. Allas! Whi nil min hert breke! Parfay!” quath he, “tide wat bitide,  Whiderso this levedis ride,  The selve way ichil streche – Of liif no deth me no reche.” His sclavain he dede on also spac And henge his harp opon his bac, And had wel gode wil to gon – He no spard noither stub no ston. In at a roche the levedis rideth, And he after, and nought abideth.    When he was in the roche y-go, Wele thre mile other mo, He com into a fair cuntray   As bright so sonne on somers day, Smothe and plain and al grene – Hille no dale nas ther non y-sene. Amidde the lond a castel he sighe, Riche and real and wonder heighe. Al the utmast wal Was clere and schine as cristal; An hundred tours ther were about, Degiselich and bataild stout.   The butras com out of the diche Of rede gold y-arched riche. The vousour was avowed al Of ich maner divers aumal. Within ther wer wide wones, Al of precious stones; The werst piler on to biholde

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Firent couler des larmes de ses yeux. Les autres dames s’en aperçurent Et l’entraînèrent avec elle : Elle ne pouvait s’attarder avec lui. « Hélas, dit-il, malheur à moi ! Pourquoi la mort m’épargne-t-elle ? Hélas, que je voudrais Mourir après ce que j’ai vu. Hélas ! Ma vie dure trop longtemps S’il n’est plus permis à ma femme Et à moi d’échanger un mot. Hélas ! mon cœur devrait se briser. Mon Dieu, dit-il, advienne que pourra : Là où s’en vont ces cavalières J’irai par le même chemin. De vivre ou mourir peu m’importe. » Il jeta sur lui son manteau, Accrocha sa lyre dans son dos, N’eut qu’une pensée : aller là-bas. Ni souche ni pierre ne le dévièrent. Dans une grotte entrent les dames, Lui à leur suite sans s’attarder. Une fois entré dans cette grotte Après une course de trois milles ou plus Il découvrit un pays de rêve Aussi brillant que soleil d’été, Plaine immense, toute verdoyante : On y voyait ni crêtes ni creux. En son centre il vit un château Puissant, royal, étonnamment haut. Toute la muraille extérieure Etincelait comme cristal. Il y avait une centaine de tours Vertigineuses et crénelées. Les contreforts surgissaient des douves En arcs puissants couverts d’or rouge. Les voussures étaient recouvertes De toutes sortes d’émaux variés. À l’intérieur les vastes demeures Etaient toutes de pierres précieuses : Le pire des piliers qu’on voyait

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Was al of burnist gold. Al that lond was ever light, For when it schuld be therk and night, The riche stones light gonne As bright as doth at none the sonne. No man may telle, no thenche in thought, The riche werk that ther was wrought. Bi al thing him think that it is The proude court of Paradis.  In this castel the levedis alight; He wold in after, yif he might. Orfeo knokketh atte gate The porter was redi therate And asked what he wold have y-do. “Parfay!” quath he, “icham a minstrel, lo! To solas thi lord with mi gle, Yif his swete wille be.” The porter undede the yate anon And lete him into the castel gon.    Than he gan bihold about al,  And seighe liggeand within the wal   Of folk that were thider y-brought And thought dede, and nare nought. Sum stode withouten hade, And sum non armes nade, And sum thurth the bodi hadde wounde, And sum lay wode, y-bounde, And sum armed on hors sete, And sum astrangled as thai ete; And sum were in water adreynt, And sum with fire al forschreynt. Wives ther lay on child-bedde, Sum ded and sum awedde, And wonder fele ther lay bisides Right as thai slepe her undertides; Eche was thus in this warld y-nome, With fairi thider y-come. Ther he seighe his owhen wiif, Dame Heurodis, his lef liif,  Slepe under an ympe-tre – Bi her clothes he knewe that it was he.

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Était entièrement d’or bruni. Le jour ne cessait de briller Quand il devrait faire sombre et nuit Les pierres se mettaient à briller Tout comme le soleil à midi. Nul ne saurait décrire, imaginer La richesse de l’œuvre ici faite : Tout porte à croire que c’est ici Le fier palais du Paradis. Dans ce château les dames mirent pied à terre Il voulut les suivre si possible. Orphée frappe donc à la porte. Le portier parut aussitôt Lui demandant ce qu’il voulait ; « Eh bien, dit-il, je suis ménestrel Et ma musique distraira ton maître Si tel est son bon plaisir. » Le portier aussitôt ouvrit la porte Et le laissa entrer au château. Il aperçut autour de lui Gisant à l’intérieur des murs Des gens qu’on avait apportés Tenus pour morts, vivant encore. Certains, debout, étaient sans tête, D’autres avaient perdu les bras, D’autres avaient le corps transpercé D’autres gisaient fous et liés D’autres à cheval et en armes, D’autres étranglés en mangeant D’autres noyés au sein des flots D’autres calcinés par les flammes. Étaient là des femmes en couches Les une mortes, les autres folles. D’autres encore s’entassaient là : En plein sommeil un beau matin Tous avaient été enlevés Et mis là par enchantement. Orphée découvrit là sa femme Dame Eurydice, sa chère épouse, Endormie sous l’arbre greffé. À ses vêtements il la reconnut.

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And when he hadde bihold this mervails alle, He went into the kinges halle. Than seighe he ther a semly sight, A tabernacle blisseful and bright, Therin her maister king sete And her quen, fair and swete. Her crounes, her clothes schine so bright That unnethe bihold he him might. When he hadde biholden al that thing, He kneled adoun bifor the king: “O lord,” he seyd, “yif it thi wille were, Mi menstraci thou schust y-here.” The king answered, “What man artow, That art hider y-comen now? Ich, no non that is with me, No sent never after the. Seththen that ich here regni gan, Y no fond never so folehardi man That hider to ous durst wende Bot that ic him wald ofsende.” “Lord,” quath he, “trowe ful wel, Y nam bot a pover menstrel;   And, sir, it is the maner of ous To seche mani a lordes hous – Thei we nought welcom no be, Yete we mot proferi forth our gle.” Bifor the king he sat adoun And tok his harp so miri of soun, And tempreth his harp, as he wele can And blisseful notes he ther gan, That al that in the palays were Com to him forto here, And liggeth adoun to his fete – Hem thenketh his melody so swete. The king herkneth and sitt ful stille; To here his gle he hath gode wille. Gode bourde he hadde of his gle; The riche quen also hadde he. When he hadde stint his harping, Than seyd to him the king, “Menstrel, me liketh wel thi gle.

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Une fois contemplés ces prodiges Il pénétra dans la grand’salle. Il vit alors plaisante scène, Un dais joyeux, resplendissant, Où trônait le maître royal Et son épouse, aimable et belle. Leurs couronnes, leurs habits brillaient tant Qu’il peinait à les regarder. Une fois contemplé ce tableau Il s’agenouilla devant le roi. « Seigneur, dit-il, s’il vous agrée, Mon répertoire vous entendrez. » Le roi répondit : « Qui es-tu Pour t’être introduit jusqu’ici ? Ni moi ni aucun de mes gens Ne t’avons envoyé chercher. Depuis le début de mon règne Je n’ai trouvé homme si fou Pour oser venir jusqu’à nous Sauf si je l’ai envoyé chercher. – Seigneur, dit Orphée, croyez bien, Je ne suis qu’un pauvre ménestrel, Et c’est notre habitude, Sire, De visiter nobles demeures. Même si nous sommes mal accueillis, Il nous faut proposer notre art. » Devant le roi il s’est assis, Et il a pris sa lyre joyeuse, Et il l’accorde du mieux qu’il peut. Il en tira d’heureuses notes Si bien que les gens du palais S’approchèrent pour l’écouter Et se coucher tout à ses pieds, Si douce leur paraît sa musique. Le roi l’entend, reste immobile . Il prend plaisir à l’écouter. Il goûtait fort sa mélodie, De même la reine en majesté. Quand il eut déposé sa lyre Le roi alors le remercia. « Ménestrel, ta musique me plaît.

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Now aske of me what it be,    Largelich ichil the pay; Now speke, and tow might asay.” “Sir,” he seyd, “ich biseche the Thatow woldest give me That ich levedi, bright on ble, That slepeth under the ympe-tree.” “Nay!” quath the king, “that nought nere! A sori couple of you it were, For thou art lene, rowe and blac, And sche is lovesum, withouten lac; A lothlich thing it were, forthi, To sen hir in thi compayni.”    “O sir!” he seyd, “gentil king, Yete were it a wele fouler thing To here a lesing of thi mouthe! So, sir, as ye seyd nouthe, What ich wold aski, have y schold, And nedes thou most thi word hold.” The king seyd, “Seththen it is so, Take hir bi the hond and go; Of hir ichil thatow be blithe.” He kneled adoun and thonked him swithe.His wiif he tok bi the hond, And dede him swithe out of that lond, And went him out of that thede – Right as he come, the way he yede.    So long he hath the way y-nome   To Winchester he is y-come, That was his owhen cité; Ac no man knewe that it was he. No forther than the tounes ende For knoweleche no durst wende, Bot with a begger, y-bilt ful narwe, Ther he tok his herbarwe To him and to his owhen wiif As a minstrel of pover liif, And asked tidinges of that lond, And who the kingdom held in hond. The pover begger in his cote Told him everich a grot:

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Demande moi ce que voudras, Généreusement te le donnerai Parle et tu en verras la preuve. – Sire, dit Orphée, je vous requiers De bien vouloir me faire don De cette dame au teint radieux, Endormie sous l’arbre greffé. – Non, dit le roi, c’est impossible ! Vous deux feriez un triste couple Car tu es maigre, hirsute et basané Et elle est désirable, sans défaut. Ce serait donc chose détestable Que de la voir à tes côtés. – Sire, reprit Orphée, noble roi, Ce serait chose bien plus odieuse D’entendre un parjure de vos lèvres Car vous venez, sire, d’affirmer Que ma demande je l’obtiendrai. Il vous faut donc tenir parole. » Le roi reprit : « S’il en est ainsi, Prends-la par la main et va-t-en ! Qu’elle te procure joie et bonheur ! » Orphée à genoux le remercia. Il prit son épouse par la main En hâte il quitta le pays Et s’éloigna de ce peuple Reprenant son chemin d’arrivée. Il chemina tant et si bien Et arriva à Winchester Qui était sa propre cité Mais personne ne l’y reconnut. Il n’osa dépasser les faubourgs Pour en savoir davantage. À un mendiant dans une masure Il demanda d’être logé Lui ainsi que son épouse, En tant que pauvre ménestrel ; Il s’enquit des affaires du pays De celui qui gérait son royaume. Le pauvre hère dans sa chaumière Lui conta tout par le menu :

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Hou her quen was stole owy, Ten yer gon, with fairy, And hou her king en exile yede, Bot no man nist in wiche thede; And how the steward the lond gan hold, And other mani thinges him told.    Amorwe, oghain none-tide,   He maked his wiif ther abide; The beggers clothes he borwed anon And heng his harp his rigge opon, And went him into that cité That men might him bihold and se. Erls and barouns bold, Buriays and levedis him gun bihold. “Lo!” thai seyd, “swiche a man! Hou long the here hongeth him opan! Lo! Hou his berd hongeth to his kne! He is y-clongen also a tre!” And, as he yede in the strete, With his steward he gan mete, And loude he sett on him a crie: “Sir steward!” he seyd, “merci! Icham an harpour of hethenisse; Help me now in this destresse!” The steward seyd, “Com with me, come; Of that ichave, thou schalt have some. Everich gode harpour is welcom me to For mi lordes love, Sir Orfeo.”    In the castel the steward sat atte mete, And mani lording was bi him sete; Ther were trompour and tabourers,   Harpours fele, and crouders –    Miche melody thai maked alle. And Orfeo sat stille in the halle And herkneth; when thai ben al stille, He toke his harp and tempred schille; The blissefulest notes he harped there   That ever ani man y-herd with ere – Ich man liked wele his gle. The steward biheld and gan y-se, And knewe the harp als blive.

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Comment la reine fut enlevée Par enchantement voilà dix ans, Comment le roi choisit l’exil – En quel pays nul ne le sait – Et la gestion de l’intendant Et bien d’autres nouvelles lui dit. Le lendemain, environ midi, Laissant sa femme seule au logis, Il emprunta l’habit du mendiant, Suspendit sa lyre dans le dos Et s’en alla en pleine ville Se faire voir et contempler. Comtes et fiers barons Dames et bourgeois le contemplèrent. « Eh ! disaient-ils, quelle sorte d’homme ! Ses longs cheveux pendent tout autour, Sa longue barbe touche aux genoux, Il est tout sec comme un vieil arbre ! » En se promenant dans la rue Il rencontra son intendant, Et lui cria d’une voix forte : « Monseigneur intendant, pitié ! Je suis un joueur de lyre étranger : Aidez-moi donc dans ma misère. » L’autre lui dit : « Viens avec moi, De ce que j’ai prends une part, Tout bon joueur de lyre est mon ami Par amour de mon maître Orphée. » Au repas du château présidait L’intendant entouré de seigneurs. Il y avait trompettes, tambours Joueurs de lyre, joueurs de luth. Tous se faisaient entendre fort. Orphée, immobile sur son siège, Ecoutait. Quand tous se turent, Il prit sa lyre et l’accorda Il y joua les plus beaux airs Qui aient jamais charmé l’ouïe.  Tous prenaient plaisir à sa musique. L’intendant regarda bien Et reconnut la lyre aussitôt.

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“Menstrel!” he seyd, “so mot thou thrive, Where hadestow this harp, and hou?  Y pray that thou me telle now.”    “Lord,” quath he, “in uncouthe thede Thurth a wildernes as y yede, Ther y founde in a dale With lyouns a man totorn smale, And wolves him frete with teth so scharp. Bi him y fond this ich harp; Wele ten yere it is y-go.” “O!” quath the steward, “now me is wo! That was mi lord, Sir Orfeo! Allas, wreche, what schal y do, That have swiche a lord y-lore? A, way that ich was y-bore! That him was so hard grace y-yarked, And so vile deth y-marked!” Adoun he fel aswon to grounde; His barouns him tok up in that stounde And telleth him hou it geth – “It is no bot of manis deth!”    King Orfeo knewe wele bi than His steward was a trewe man And loved him as he aught to do, And stont up, and seyt thus, “Lo, Steward, herkne now this thing: Yif ich were Orfeo the king,   And hadde y-suffred ful yore In wildernisse miche sore, And hadde ywon mi quen o-wy Out of the lond of fairy, And hadde y-brought the levedi hende Right here to the tounes ende, And with a begger her in y-nome, And were miself hider y-come Poverlich to the, thus stille, For to asay thi gode wille, And ich founde the thus trewe, Thou no schust it never rewe. Sikerlich, for love or ay, Thou schust be king after mi day;

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« Ménestrel, dit-il, Dieu te garde Où et comment as-tu eu cette lyre ? Je t’en prie, dis le moi sans tarder. – Seigneur, chez un peuple inconnu, Comme je traversais une terre sauvage J’ai trouvé là dans une gorge Un homme déchiqueté par des lions Que les loups dévoraient de leurs crocs. Près de lui était cette lyre. Il y a bien dix ans de cela. – Malheur ! cria l’intendant. C’était mon seigneur, sire Orphée ! Pauvre de moi, que vais-je faire ? Ayant perdu tel seigneur ? Las ! Quelle tristesse que je sois né, Qu’il ait connu un tel destin Et rencontré une mort si laide. » Lors il tomba en pâmoison. Ses barons aussitôt le relevèrent Et lui dirent qu’ainsi va le monde : Point de remède à mort d’un homme. Le roi Orphée par là comprit Qu’était loyal l’intendant Et qu’il l’aimait, fidèle au devoir. Il se leva et s’écria : « Bon intendant, écoute bien ! Imagine que je sois Orphée, Que j’aie souffert voici longtemps Maintes épreuves en terre sauvage. Que j’aie recouvré mon épouse, L’aie ramenée du monde fée Installé cette gente dame Ici même au bout de la ville, Confiée par moi à un mendiant. Suppose que je sois venu ici En pauvre hère à ton insu Pour éprouver ton âme droite Et t’ai trouvé plus que fidèle, Alors tu n’aurais pas à le regretter. Puisque tu m’aimes ou bien me crains Tu seras roi après moi,

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And yif thou of mi deth hadest ben blithe, Thou schust have voided, also swithe.”    Tho all tho that therin sete That it was King Orfeo under-yete, And the steward him wele knewe – Over and over the bord he threwe,    And fel adoun to his fet; So dede everich lord that ther sete, And al thai seyd at o criing: “Ye beth our lord, sir, and our king!” Glad thai were of his live; To chaumber thai ladde him als bilive And bathed him and schaved his berd, And tired him as a king apert; And seththen, with gret processioun, Thai brought the quen into the toun With al maner menstraci – Lord! ther was grete melody! For joie thai wepe with her eighe That hem so sounde y-comen seighe. Now King Orfeo newe coround is, And his quen, Dame Heurodis, And lived long afterward, And seththen was king the steward.       Harpours in Bretaine after than Herd hou this mervaile bigan,   And made herof a lay of gode likeing, And nempned it after the king. That lay “Orfeo” is y-hote; Gode is the lay, swete is the note. Thus com Sir Orfeo out of his care:    God graunt ous alle wele to fare! Amen!         Explicit

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Si ma mort t’avait réjoui, Je t’aurais banni aussi vite. » Alors tous ceux qui siégeaient là Comprirent que c’était le roi Orphée L’intendant le reconnut. Il renversa d’un coup la table Et se jeta aux pieds du roi. Les autres seigneurs firent de même Tous s’écrièrent d’une seule voix « Sire, vous êtes notre maître et roi ! » Heureux de le voir en vie Il le menèrent vie dans sa chambre Pour le baigner, raser sa barbe, L’habiller comme il sied à un roi. Après quoi, en cortège, il fêtèrent L’entrée de la reine dans la ville Au son de toutes sortes d’instruments. Ce fut, mon Dieu, un beau concert. Les gens avaient les larmes aux yeux De les voir tous deux sains et saufs. Orphée fut de nouveau couronné Et son épouse, dame Eurydice. Puis ils vécurent longtemps encore. L’intendant fut roi ensuite. Par la suite harpistes bretons recueillirent l’histoire merveilleuse Et en firent un lai très plaisant. Ils le nommèrent d’après le roi. Ce lai s’appelle « Messire Orphée ». A joli texte, musique belle. Ainsi Orphée s’est-il sorti de son malheur. Qu’à nous tous Dieu donne le bonheur. Amen ! FIN

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Sir Degaré par Guy Bourquin

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Introduction Attestée par six manuscrits et trois éditions anciennes échelonnés sur plus de deux siècles (du XIVe au XVIe), la tradition textuelle de Sir Degaré (puis Sir Degarre, Sir Degore, Sir Degree) est une des plus longues de tout le Moyen-Âge anglais. On y reconnaît pour l’essentiel aujourd’hui, malgré une abondance de remaniements, un texte unique1. La version la plus ancienne (1065 vers de quatre pieds), jugée la meilleure, figure dans le ms. Auchinleck (Edimbourg, National Library of Scotland), recueil de poèmes compilé à Londres autour de 13302. Bien que légèrement incomplète, elle sert de base aux éditions récentes, notamment à celle de Laskaya et Salisbury (1995) qui, après Gustav Schleich (1929) et W.H.French et C.B.Halle (1930), introduit à partir de deux des autres manuscrits divers ajouts mineurs et rétablit la conclusion perdue, portant à 1106 le total des vers. Selon Bruce Rosenberg (1975), le texte qui figure dans le ms. Auchinleck pourrait être lui-même la reprise ou l’adaptation d’un original en langue française aujourd’hui disparu. À défaut de témoignages directs, on en est réduit à la quête des thèmes, motifs, analogues, et autres éléments narratifs communs au folklore breton et aux romans médiévaux. La méthode consiste d’abord à détailler les micro-épisodes du lai et à les rattacher un par un à divers points thématiques du champ intertextuel. Mais il ne s’agit pas de se contenter de la co-présence aléatoire de motifs divers : il faut surtout étudier leur disposition et préciser l’ordre, la nature et les modes des agencements, un peu à la manière de Vladimir Propp3. Bruce Rosenberg (o.c.) s’y est méthodiquement attelé. En recourant aux grilles générales de caractérisation et d’indexation des contes populaires établies par Stith Thompson4, il repère dans Sir Degaré trois groupements d’éléments narratifs répertoriés correspondant à trois classes de contes, à savoir : 1. « Œdipe » (= type 931 de Stith Thompson), 2. « Le roi retrouve son fils inconnu » (= type 873), 3. « La fille aux mains coupées » (= type 706). Ces trois groupements, loin de former la simple juxtaposition de trois histoires distinctes, sont au contraire refondus et recomposés en un ensemble autonome très nettement structuré. Un quatrième épisode (« le secours apporté à une dame dans son château enchanté »), trop bref pour figurer chez Stith

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  Cf. Nicolas Jacobs (1995). William C. Stokoe, Jr (PMLA, 1955, p.  518-34) postulait, au contraire, deux versions distinctes. 2   Sur le ms. Auchinleck, v. Derek Pearsall et I.C. Cunningham (1977), qui est une introduction à l’édition facsimile de 1979. 3   Voir par ex. Propp (1973). 4   Voir Stith Thompson 1981[1964] et 1989[1957-8].

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Thompson, a néanmoins une fonction précise dans l’économie du poème dont il renforce la cohérence. Le poème repose sur ses propres mérites. Il peut être lu comme une sorte de condensé, ou d’abrégé, de la thématique du lai chevaleresque. Mais un abrégé doté de sa dynamique interactive. Le lai est construit sur une triple quête (deux conscientes, la troisième subliminale) organisée autour d’un unique protagoniste (le personnage de Degaré). La quête consciente se dédouble en aventure individuelle (recouvrement par le héros de sa lignée familiale) et sociale (la conquête du statut et de la valeur chevaleresques). La quête subliminale est la construction de la personnalité du héros, sa maturation psychique, l’acquisition de l’autonomie sexuelle du moi par éviction de la tutelle des figures maternelle puis paternelle. Tout se déroule aux confins du réel et du merveilleux dans un contexte mi-onirique mi-­ féerique imprégné par l’imaginaire celtique Les trois quêtes s’entrelacent, s’emmêlent, parfois se confondent, se prêtent symboliquement assistance, générant polyvalences, ambiguïtés, analogies, intrications fulgurantes et finissent par former une trame unique et complexe aux multiples reflets : recouvrement de la lignée, rites de passage chevaleresques, maturation psychique vont poétiquement de pair. C’est à cette « économie » esthétique que le lai doit sa vigueur symbolique. Rien n’est exhibé, ni même suggéré. Sous le tissu thématique du conte de fées tout est laissé à l’intuition imaginative du lecteur. Dès le vers 4, le mot ferly (= « prodige »), qui combine les notions d’exploit (le haut fait) et de merveilleux (la fiction féérique), donne le ton. Au v. 74, s’endormir sous un châtaignier, c’est entrer au pays des merveilles : tout à la fois arbre enchanté du folklore celte et symbole de chasteté dans l’imaginaire chrétien, le châtaignier prélude à la rencontre imminente de la vierge chaste avec le chevalier de féerie. Néanmoins, derrière le viol au pays enchanté, figure peut-être paradoxalement en filigrane le motif folklorique de l’inceste père-fille, brièvement évoqué plus loin (v. 166) par la jeune-fille comme qu’en dira-t-on redouté. Cette évocation peut cacher une fantasmation, interprétable comme fugue (inconsciente ?) de la jeune-fille devant les avances (réelles ou imaginées ? désirées et refoulées ?) du père (sublimation du mythe populaire de Peau d’Âne?). La jeune-fille opére-t-elle, dans le même temps, une fusion onirique entre son père et le chevalier féerique qui a neutralisé sa fugue (v. 110 « wolde fle ») ? Ce dernier, qui déclare l’aimer « depuis des années » (v. 105), a-t-il accompli sur elle ce qu’elle redoutait (ou désirait ) de son père ? Est-il identifié (toujours inconsciemment) au père ? Le père est-il, inversement, idéalisé en chevalier de féerie ? Ou bien, au contraire, le chevalier est-il (toujours oniriquement) un de ces illustres prétendants qui se

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sont déjà mesurés au père (v. 26-36) – donc un rival du père ? Enfin, les v. 172-4 (évocation d’un père inconsolable) sont-ils eux aussi à lire à plusieurs niveaux ? Dans la fiction onirique tout peut cohabiter, voire interagir. Voilà donc le cadre énigmatique dans lequel vient au monde le héros du lai, voué dès sa naissance à la quête de lui-même, de sa vérité intérieure, de ses origines. Les étapes de sa triple aventure sont empreintes d’irréelle étrangeté. Le nom de Degaré dont il est doté évoque à la fois l’abandon et l’errance (chevaleresque).5 Abandon cependant tempéré par la prévenance d’une mère qui a déposé anonymement dans son berceau de quoi pourvoir à son éducation. Errance, elle aussi, ultérieurement guidée et facilitée par la mystérieuse paire de gants, puis plus tard par (la pointe de) l’épée du père. Le symbolisme sexuel des gants (féminité) et de l’épée (virilité), cadeaux faits à sa maîtresse par le féerique amant, s’allie aux thèmes de Cendrillon et surtout d’Œdipe (ou Jocaste) dont l’exploitation est subtilement adaptée à la quête subliminale qui commence. En effet, la formulation de l’objet initial de la mission n’est pas sans ambiguïté  : les gants orientent tantôt sur la mère (v. 311-6), tantôt sur une future épouse (v. 6367, 654-8), tantôt sur les deux à la fois (v. 215-8).6 Or, selon la tradition « psychanalytique »7 des contes de fée, l’autonomie sexuelle de l’être humain ne peut s‘assurer qu’après l’évacuation des deux obstacles que sont l’attirance pour la mère et la rivalité avec le père. Mais avant de pouvoir évacuer il faut avoir pu identifier. Tel n’est d’abord pas le cas : il s’en faut en effet de très peu que le scénario Œdipe-Jocaste se réalise8 : le mariage avec la mère a bien lieu, sauf qu’il ne sera pas consommé9. Semblablement, le père sera plus tard reconnu par le fils juste à temps pour éviter le parricide. Dans les deux cas c’est bien l’identification ou, en termes freudiens, la prise de conscience du syndrome affectif, qui arrête au dernier moment le processus refoulé. De plus, la simultanéité de l’identification de la mère par le fils 5

  Voir Godefroy, s.v. esgaré (au p.p. « isolé », « abandonné », « dépourvu », « incertain » ; et la locution à l’égarée, « au hasard, à l’aventure »), ainsi que MED deswarre (« perdu », « errant » : a kni3t deswarre, « un chevalier errant »). 6   Cohabitation onirique de deux thèmes traditionnels distincts (Jocaste, Cendrillon). 7   Cf. les études de Bettelheim (in Psychanalyse des contes de fées) sur la construction de la personnalité de l’enfant à travers le merveilleux et les contes de fées. 8   L’ironie (dramatique) est alors à deux niveaux : a) Dégaré redoute que les gants ne soient pas à la mesure des mains de sa nouvelle épouse et que son mariage soit entaché de rupture de contrat (dans le cadre de sa mission), b) Les gants, au contraire, conviennent, mais c’est d’inceste que le mariage risque d’être alors entaché. 9   Le thème traditionnel  des retrouvailles euphorise (ou occulte) ici celui de l’inceste (non consommé) : la dame après vingt ans retrouve avec joie, réunis dans la même personne, simultanément un fils et un époux (ou un fils devenu son époux). Le fantasme initial de Peau d’Âne (père-fille) s’est mué en elle en celui de Jocaste (mère-fils).

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et du fils par la mère guérit d’un seul coup la mère du double fantasme incestueux (fille-père10, puis mère-fils11) où elle avait semblé jusque-là inconsciemment se complaire. Mère et fils se prêtent ainsi, dans une commune opération, mutuellement assistance. Assistance plus tard confirmée lors de l’identification du père ramené ensuite par le fils à sa mère : le fils parachève l’équilibre psycho-sexuel de sa mère en même temps qu’il consolide le sien propre. Il fait néanmoins, à ce stade, passer l’intérêt de sa mère avant le sien car si le fait d’avoir retrouvé sa mère, puis son père, l’insère lui-même dans une lignée authentique (objet d’une de ses trois missions), il n’en a pas encore complètement terminé subliminalement avec lui-même. Il lui reste à normaliser (ou assainir) sa sexualité à l’égard de la femme en général  : la double facette du «  service chevaleresque des dames  » (en chambre ou au combat, viril ou courtois) exclut en effet qu’on se fasse materner par elles. Or l’épisode des dames assiégées dans leur château avait ironiquement laissé planer un doute : le héros s’était laissé indûment dorloter au point de négliger le service de chambre12 ! Mais les excuses qu’il présente (v. 856-60), puis son héroïque intervention contre leur agresseur (v. 926-84), puis son mariage avec la dame du château (v. 1095-1102), différé le temps qu’il en ait terminé lui-même avec sa propre mère, dissipent le doute initial et couronnent de succès la quête subliminale. Le héros est dépeint avec cohérence comme fidèle à sa triple mission : retrouver son lignage, construire son psychisme, et parallèlement conquérir le statut de chevalier. Ce statut, il le mérite sans aucune aide extérieure, par sa seule vaillance, avec le primitif gourdin de chêne, symbole des valeurs non dévoyées de la nature (force, détermination, bravoure, endurance, audace), et qui, par la mise de la force innée (ou « bien née ») au service de l’altruisme, de la justice et du droit, réussit contre le dragon (v. 359, 374) ce que n’a pu accomplir une épée de fabrication humaine. L’exploit contre le dragon le qualifie pour l’adoubement, et la suite de la quête (expertise au combat, secours divin13, victoire sur son père) illustre ces valeurs fondamentales de la chevalerie. Ces mêmes valeurs soudent entre elles les trois quêtes : car c’est en chevalier que Degaré non seulement 10   Déjà suggéré ci-dessus. La défaite du père de la mère (grand-père du héros) par le héros luimême libère celle-ci de la tutelle paternelle. 11   Cf. v. 215-8 Selon le sens qu’on donne ici à lovie, la suggestion d’un désir d’inceste à venir (mère-fils succédant à fille-père) n’est en effet — à ce stade tout au moins — peut-être pas à exclure. 12   v. 844-60. Dans la thématique du chevalier recueilli par les dames d’un château, le chevalier est soit un hôte de passage qu’on héberge, soit un blessé auquel on prodigue des soins. Bien que Degaré relève du premier cas (il n’est pas blessé), la dame n’en est pas moins ici (v. 845) pour lui « aux petits soins » (ironie thématique ?) 13   v. 538 et la note sur ce vers.

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retrouve pour lui-même son lignage mais, en le clarifiant, le reconstruit pour ses proches ; et c’est encore en chevalier qu’il mène à son terme, pour le bien de sa lignée autant que pour le sien propre, la quête subliminale. Pré- ou post- moderne ? A bien des égards, Sir Degaré mériterait l’appellation de « lai du connaisseur ». Condensation des thèmes et motifs du conte breton, il porte la marque d‘une sorte de classicisme non engagé, tout de retenue, de sobriété, de compacité, de concision jusque dans les joutes épiques. Tout est suggéré plutôt qu’explicité. On ne va jamais jusqu’au bout, jusqu’à l’actualisation des fantasmes. Suspense et humour font discrètement bon ménage. Entrelacs de ces thèmes que les hommes aiment (inconsciemment) entendre répéter car ils ont une résonance dans l’inconscient à travers les âges, le lai assume avec aisance l’irréalité du rêve enchanté.

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Lysteneth, lordinges, gente and fre, Ich wille you telle of Sire Degarre: Knightes that were sometyme in londe Ferli fele wolde fonde And sechen aventures bi night and dai, Hou thai mighte here strengthe asai; So dede a knyght, Sire Degarree: Ich wille you telle wat man was he. In Litel Bretaygne was a kyng Of gret poer in all thing, Stif in armes under sscheld, And mochel idouted in the feld. Ther nas no man, verraiment, That mighte in werre ne in tornament, Ne in justes for no thing, Him out of his sadel bring, Ne out of his stirop bringe his fot, So strong he was of bon and blod. This Kyng he hadde none hair But a maidenchild, fre and fair; Here gentilesse and here beauté Was moche renound in ich countré. This maiden he loved als his lif, Of hire was ded the Quene his wif: In travailing here lif she les. And tho the maiden of age wes Kynges sones to him speke, Emperours and Dukes eke, To haven his doughter in mariage, For love of here heritage; Ac the Kyng answered ever That no man sschal here halden ever But yif he mai in turneying Him out of his sadel bring, And maken him lesen hise stiropes bayne. Many assayed and myght not gayne. That ryche Kynge every yere wolde A solempne feste make and holde On hys wyvys mynnyng day,

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Traduction Oyez, seigneurs nobles et doux Le dit du Seigneur Dégarré ; Les chevaliers errants d’antan, Toujours à l’affût de prodiges, Cherchaient nuit et jour aventure, Et mettaient leur force à l’épreuve, Tel le chevalier Dégarré ; Je vais vous dire quel homme il fut. Au pays de Petite Bretagne Vivait un roi puissant en tout, Droit dans ses armes sous l’écu, Et fort redouté au combat. Il n’est personne, croyez-m’en, Qui pût en guerre ou au tournoi Ni dans les joutes aucunement Le projeter hors de sa selle Ni déchausser ses étriers, Tant sa nature était robuste. Ce roi n’avait d’autre héritier Qu’une pucelle, noble et belle, Dont la douceur et la beauté Étaient en tous lieux renommées. Il aimait cette enfant plus que tout, Par elle son épouse était morte, Avait perdu la vie en couches. Lorsque la belle fut en âge Des fils de rois vinrent à lui, Fils de ducs et fils d’empereurs, Demander sa fille en mariage, Par amour pour son héritage ; Le roi répondait chaque fois Que jamais nul ne l’obtiendrait Sauf s’il parvenait au tournoi À le jeter hors de sa selle Et lui ôter ses étriers. Beaucoup essayaient, sans succès. Une fois l’an ce riche roi Fêtait avec solennité La mémoire de son épouse

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That was beryed in an abbay In a foreste there besyde. With grete meyné he wolde ryde, Hire dirige do, and masse bothe, Poure men fede, and naked clothe, Offring brenge, gret plenté, And fede the covent with gret daynté. Toward the abbai als he com ride, And mani knyghtes bi his side, His doughter also bi him rod. Amidde the forest hii abod. Here chaumberleyn she clepede hire to And other dammaiseles two And seide that hii moste alighte To don here nedes and hire righte; Thai alight adoun alle thre, Tweie damaiseles and ssche, And longe while ther abiden, Til al the folk was forht iriden. Thai wolden up and after wolde, And couthen nowt here way holde. The wode was rough and thikke, iwis, And thai token the wai amys. Thai moste souht and riden west Into the thikke of the forest. Into a launde hii ben icome, And habbeth wel undernome That thai were amis igon. Thai light adoun everichon And cleped and criede al ifere, Ac no man aright hem ihere. Thai nist what hem was best to don; The weder was hot bifor the non; Hii leien hem doun upon a grene, Under a chastein tre, ich wene, And fillen aslepe everichone Bote the damaisele alone. She wente aboute and gaderede floures, And herknede song of wilde foules. So fer in the launde she goht, iwis, That she ne wot nevere whare se is.

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Enterrée dans une abbaye. Non loin de là dans la forêt. Il s’y rendait en grande escorte, Entendait messe et requiem, Donnait aux pauvres, couvrait les nus, Faisait abondance d’offrandes, Comblait de dons le monastère. Chevauchant un jour vers l’abbaye, Suivi de nombreux chevaliers, Avec sa fille à ses côtés, Ils firent halte dans la forêt. Elle appela sa chambrière Avec deux autres demoiselles Et dit qu’elle devait descendre Pour faire ses besoins légitimes. À trois donc elles descendirent, Elle et les deux demoiselles, Et s’attardèrent si longtemps Que tout le monde était parti. Elles errèrent à travers bois Et ne purent se retrouver. Le bois était dense et ronceux, Elles ne surent s’orienter : Il fallait sud, elles prirent ouest, S’enfoncèrent dans les fourrés. Elles arrivent sur une lande Et là finissent par comprendre Qu’elles ont perdu leur chemin. Toutes trois mirent pied à terre Et crièrent à l’unisson, Mais nul ne pouvait les entendre. Elles ne surent plus que faire, Le temps était chaud vers midi, Elles se couchèrent sur l’herbe, Je pense sous un châtaignier, Et tout le monde s’endormit Excepté notre demoiselle. Elle marche, cueille des fleurs, Ecoute le chant des oiseaux Et finit par tant s’éloigner Qu’elle ne sait plus où elle est.

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To hire maidenes she wolde anon. Ac hi ne wiste never wat wei to gon. Whenne hi wende best to hem terne, Aweiward than hi goth wel yerne. “Allas!” hi seide, “that I was boren! Nou ich wot ich am forloren! Wilde bestes me willeth togrinde Or ani man me sschulle finde!” Than segh hi swich a sight: Toward hire comen a knight, Gentil, yong, and jolif man; A robe of scarlet he hadde upon; His visage was feir, his bodi ech weies; Of countenaunce right curteis; Wel farende legges, fot, and honde: Ther nas non in al the Kynges londe More apert man than was he. “Damaisele, welcome mote thou be! Be thou afered of none wihghte: Iich am comen here a fairi knyghte; Mi kynde is armes for to were, On horse to ride with scheld and spere; Forthi afered be thou nowt: I ne have nowt but mi swerd ibrout. Iich have iloved the mani a yer, And now we beth us selve her, Thou best mi lemman ar thou go, Wether the liketh wel or wo.” Tho nothing ne coude do she But wep and criede and wolde fle; And he anon gan hire at holde, And dide his wille, what he wolde. He binam hire here maidenhod, And seththen up toforen hire stod. “Lemman,” he seide, “gent and fre, Mid schilde I wot that thou schalt be; Siker ich wot hit worht a knave; Forthi mi swerd thou sschalt have, And whenne that he is of elde That he mai himself biwelde, Tak him the swerd, and bidde him fonde

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Voulant retrouver ses suivantes Elle ne sut quel chemin prendre. Elle croit qu’elle s’en rapproche Mais ne fait que s’en éloigner. « Hélas, dit-elle, pauvre de moi !  Me voilà bel et bien perdue ! Les bêtes m’auront dévorée Bien avant qu’on ne me retrouve ! » Alors de ses yeux elle vit Venant à elle un chevalier, Gentilhomme jeune et plaisant, Vêtu d’une robe écarlate, Beau de visage, beau de corps, À la mine des plus courtoises, Aux membres fort bien découplés : Il n’était dans tout le royaume Homme plus séduisant que lui. « Demoiselle, à toi bienvenue ! Ne crains ici aucun mortel ; Je suis chevalier de féerie ; Mon rôle est de porter les armes, Chevaucher avec lance et écu ; Tu n’as donc rien à redouter, Je n’ai ici que mon épée. Voilà bien longtemps que je t’aime, Et nous voici seuls tous les deux, Tu vas être ici ma maîtresse, Que la chose te plaise ou non. » Il n’était rien qu’elle eût pu faire Sauf pleurer, crier, vouloir fuir ; Mais il la saisit aussitôt Et fit d’elle ce qu’il voulait. Il lui prit sa virginité. Puis se mit debout devant elle. « Maîtresse, dit-il, noble et douce, Tu vas être enceinte de moi, L’enfant, je sais, sera un mâle ; Je te laisse donc mon épée, Et lorsqu’il sera en âge De se défendre par lui-même, Remets-lui l’épée et prie-le

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To sechen his fader in eche londe. The swerd his god and avenaunt: Lo, as I faugt with a geaunt, I brak the point in his hed; And siththen, when that he was ded, I tok hit out and have hit er, Redi in min aumener. Yit paraventure time bith That mi sone mete me with: Be mi swerd I mai him kenne. Have god dai! I mot gon henne.” Thi knight passede as he cam. Al wepende the swerd she nam, And com hom sore sikend, And fond here maidenes al slepend. The swerd she hidde als she mighte, And awaked hem in highte, And doht hem to horse anon, And gonne to ride everichon. Thanne seghen hi ate last Tweie squiers come prikend fast. Fram the Kyng thai weren isent, To white whider his doughter went. Thai browt hire into the righte wai And comen faire to the abbay, And doth the servise in alle thingges, Mani masse and riche offringes; And whanne the servise was al idone And ipassed over the none, The Kyng to his castel gan ride; His doughter rod bi his side. And he yemeth his kyngdom overal Stoutliche, as a god king sschal Ac whan ech man was glad an blithe, His doughter siked an sorewed swithe; Here wombe greted more and more; Therwhile she mighte, se hidde here sore. On a dai, as hi wepende set, On of hire maidenes hit underyet. “Madame,” she seide, “par charité, Whi wepe ye now, telleth hit me.”

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D’aller partout chercher son père. L’épée est bonne et maniable. J’ai brisé sa pointe dans la tête D’un géant que je combattais, Après quoi une fois lui mort Je l’ai retirée : je l’ai là, Sous la main dans mon aumonière. Or il se peut fort bien qu’un jour Mon fils se rencontre avec moi : Ainsi je le reconnaîtrai. Bonjour, il faut que je m’en aille. » Il disparut tout aussi vite. Elle prit l’épée en pleurant, Puis s’en revint en gémissant Auprès de ses dames endormies. Elle cacha l’épée au mieux Puis en hâte les réveilla, Les fit se remettre à cheval, Et toutes reprirent la route. Elles virent enfin venir Deux écuyers au grand galop. Le roi les avait dépêchés À la recherche de sa fille. Ils la remirent en bon chemin, On parvint donc à l’abbaye, Où l’on fit tout le rituel, Maintes messes, riches offrandes ; Puis, tous ces rites accomplis, Etant passée l’heure de none, Le roi fit retour au château, Avec sa fille à ses côtés. Là il gouverne son royaume Avec vigueur, en fort bon roi. Bien que chacun fût d’humeur gaie La fille était dolente et triste ; Son ventre enflait de jour en jour ; Elle cachait sa peine au mieux. Un jour qu’assise elle pleurait Une suivante la surprit. « Madame, dit-elle, je vous prie, Dites-moi pourquoi vous pleurez. »

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“A! gentil maiden, kinde icoren, Help me, other ich am forloren! Ich have ever yete ben meke and milde: Lo, now ich am with quike schilde! Yif ani man hit underyete, Men wolde sai bi sti and strete That mi fader the King hit wan And I ne was never aqueint with man! And yif he hit himselve wite, Swich sorewe schal to him smite That never blithe schal he be, For al his joie is in me,” And tolde here al togeder ther Hou hit was bigete and wher. “Madame,” quad the maide, “ne care thou Stille awai hit sschal be browt. No man schal wite in Godes riche Whar hit bicometh, but thou and iche.” Her time come, she was unbounde, And delivred al mid sounde; A knaveschild ther was ibore: Glad was the moder tharfore. The maiden servede here at wille, Wond that child in clothes stille, And laid hit in a cradel anon, And was al prest tharwith to gon. Yhit is moder was him hold: Four pound she tok of gold, And ten of selver also; Under his fote she laid hit tho, For swich thing hit mighte hove; And seththen she tok a paire glove That here lemman here sente of fairi londe, That nolde on no manne honde, Ne on child ne on womman yhe nolde, But on hire selve wel yhe wolde. Tho gloven she put under his hade, And siththen a letter she wrot and made, And knit hit with a selkene thred Aboute his nekke wel god sped That who hit founde sscholde iwite.

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« Ah ! douce enfant, ma préférée, Aide-moi ou je suis perdue ! Je fus toujours discrète et sage : Or voici que je porte un enfant ! Si jamais on s’en aperçoit On répandra de tous côtés Que le roi mon père l’engendra Or je n’ai jamais connu d’homme ! Et s’il vient lui-même à l’apprendre Un tel chagrin le frappera Qu’il ne sera plus jamais gai, Car toute sa joie est en moi. » Sur ce elle lui détailla Comment il fut conçu et où. « Maîtresse, dit-elle, sois sans crainte : On l’emportera en secret. Nul homme ici-bas ne saura Où il se trouve, sauf toi et moi. » À terme elle fut délivrée En bonne et parfaite santé ; Un enfant mâle vint au monde : À la grande joie de sa mère. La suivante accomplit sa tâche, Langea l’enfant secrètement, Le déposa dans un berceau, Et se trouvait prête à partir Quand la mère, à son fils fidèle, Réunit quatre livres d’or Ainsi que dix autres d’argent, Et sous ses pieds les déposa, Pour être à toute fin utile, Puis prit une paire de gants – Don de l’amant de féerie – Ajustable à nulle autre main D’homme, de femme, ni d’enfant, Sauf à la sienne uniquement. Elle mit ces gants sous sa tête, Qu’elle noua d’un fil de soie Autour de son cou prestement Pour informer tout découvreur. Puis elle écrivit une lettre.

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Than was in the lettre thous iwrite: “Par charité, yif ani god man This helples child finde can, Lat cristen hit with prestes honde, And bringgen hit to live in londe, For hit is comen of gentil blod. Helpeth hit with his owen god, With tresor that under his fet lis; And ten yer eld whan that he his, Taketh him this ilke gloven two, And biddeth him, wharevere he go, That he ne lovie no womman in londe But this gloves willen on hire honde; For siker on honde nelle thai nere But on his moder that him bere.” The maiden tok the child here mide, Stille awai in aven tide, Alle the winteres longe night. The weder was cler, the mone light; Than warhth she war anon Of an hermitage in a ston: An holi man had ther his woniyng. Thider she wente on heying, An sette the cradel at his dore, And durste abide no lengore, And passede forth anon right. Hom she com in that other night, And fond the levedi al drupni, Sore wepinde, and was sori, And tolde hire al togeder ther Hou she had iben and wher. The hermite aros erliche tho, And his knave was uppe also, An seide ifere here matines, And servede God and Hise seins. The litel child thai herde crie, And clepede after help on hie; The holi man his dore undede, And fond the cradel in the stede; He tok up the clothes anon And biheld the litel grom;

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La lettre était ainsi conçue : « Par charité, que l’homme de bien Qui trouvera ce pauvre enfant Le baptise des mains d’un prêtre Et l’élève dans ce pays, Car il est issu de sang noble. Secourez-le de ses biens propres, Du trésor caché sous ses pieds, Et quand il atteindra dix ans, Donnez-lui la paire de gants, Et dites-lui, où qu’il s’en aille, De n’aimer jamais d’autre femme Que celle à qui ces gants iront ; Car ils n’iront jamais qu’aux mains De la mère qui le porta. » La suivante emporta l’enfant Secrètement dans la soirée Pendant la longue nuit d’hiver. Il faisait beau, la lune brillait ; Soudain lui revint en mémoire Un ermitage dans un rocher. Un saint homme demeurait là. Elle y courut en toute hâte, Posa le berceau à sa porte Et n’osant rester davantage S’en retourna tout aussitôt. Elle rentra la nuit suivante, Trouva sa maîtresse abattue Qui pleurait et se désolait, Et lui narra dans le détail Tout ce qu’elle avait fait et où. L’ermite se leva matin, Et son valet pareillement, Ils firent ensemble matines En célébrant Dieu et ses saints. Entendant crier le petit Ils appelèrent vite à l’aide ; Le saint homme desserra l’huis Et vit le berceau sur les marches ; Soulevant le linge aussitôt Il aperçut le petit homme ;

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He tok the letter and radde wel sone That tolde him that he scholde done. The heremite held up bothe his honde An thonked God of al His sonde, And bar that child in to his chapel, And for joie he rong his bel. He dede up the gloven and the tresour And cristned the child with gret honour: In the name of the Trinité, He hit nemnede Degarre, Degarre nowt elles ne is But thing that not never what hit is, Other thing that is neggh forlorn also; Forthi the schild he nemnede thous tho. The heremite that was holi of lif Hadde a soster that was a wif; A riche marchaunt of that countré Hadde hire ispoused into that cité. To hire that schild he sente tho Bi his knave, and the silver also, And bad here take gode hede Hit to foster and to fede, And yif God Almighti wolde Ten yer his lif holde, Ayen to him hi scholde hit wise: He hit wolde tech of clergise. The litel child Degarre Was ibrout into that cité. The wif and hire loverd ifere Kept his ase hit here owen were. Bi that hit was ten yer old, Hit was a fair child and a bold, Wel inorissched, god and hende; Was non betere in al that ende. He wende wel that the gode man Had ben his fader that him wan, And the wif his moder also, And the hermite his unkel bo; And whan the ten yer was ispent, To the hermitage he was sent, And he was glad him to se,

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Il prit la lettre et sut bien vite Ce que l’on attendait de lui. L’ermite leva ses deux mains Et remercia Dieu de ses grâces, Porta l’enfant dans sa chapelle, Et dans sa joie sonna la cloche. Il remisa gants et trésor Et le baptisa dignement : Au nom de la Trinité sainte, Il le dénomma Dégarré. Dégarré veut simplement dire « Celui qui ne sait qui il est » Ou « celui qui s’est égaré », C’est donc ainsi qu’il le nomma. Cet ermite de sainte vie Avait une sœur mariée ; Un riche marchand du pays Était son époux dans la ville. Il lui fit donc porter l’enfant Par son valet, avec l’argent, Demandant qu’elle prît grand soin De le nourrir et l’élever, Et que, si le Seigneur daignait Lui accorder dix ans de vie, Elle le ramène auprès de lui : Il l’instruirait en religion. Le petit enfant Dégarré Fut apporté dans la cité. L’épouse ainsi que son seigneur Le traitèrent comme le leur. Quand il atteignit ses dix ans, L’enfant était beau et hardi, Bien nourri, bon et courtois, Le meilleur de tout ce pays. Il croyait que ce bon marchand Était le père qui l’engendra, Que son épouse était sa mère Et que l’ermite était son oncle. Une fois les dix ans révolus, Il fut envoyé à l’ermite Qui fut heureux de le revoir,

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He was so feir and so fre. He taughte him of clerkes lore Other ten wynter other more; And when he was of twenti yer, Staleworth he was, of swich pouer That ther ne wan man in that lond That o breid him might astond. Tho the hermite seth, withouten les, Man for himself that he wes, Staleworht to don ech werk, And of his elde so god a clerk, He tok him his florines and his gloves That he had kept to hise bihoves. Ac the ten pound of starlings Were ispended in his fostrings. He tok him the letter to rede, And biheld al the dede. “O leve hem, par charité, Was this letter mad for me?” “Ye, bi oure Lord, us helpe sschal! Thus hit was,” and told him al. He knelede adoun al so swithe, And thonked the ermite of his live, And swor he nolde stinte no stounde Til he his kinrede hadde ifounde. For in the lettre was thous iwrite, That bi the gloven he sscholde iwite Wich were his moder and who, Yhif that sche livede tho, For on hire honden hii wolde, And on non other hii nolde. Half the florines he gaf the hermite, And halvendel he tok him mide, And nam his leve an wolde go. “Nai,” seide the hermite, “schaltu no! To seche thi ken mightou nowt dure Withouten hors and god armure.” “Nai,” quad he, “bi Hevene Kyng, Ich wil have first another thing!” He hew adoun, bothe gret and grim, To beren in his hond with him,

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Tant il était noble et beau. Il lui apprit les belles lettres Pendant encore dix bons hivers. Arrivé à vingt années d’âge Il était si fort, si robuste, Qu’aucun homme dans ce pays N’eût pu sans broncher l’affronter. Lorsque l’ermite eut constaté Qu’il était maître de lui-même, Vigoureux dans toute entreprise, Et pour son âge si instruit, Il lui remit les florins et les gants Gardés par lui pour ses besoins. Car les dix livres de sterling Avaient couvert son entretien. Il lui donna la lettre à lire. Puis, ayant lu le document : « Cher oncle, dit-il, dites-moi, Cette lettre est-elle pour moi ?  – Oui, par le Christ notre secours ! Absolument », et lui dit tout. Lui s’agenouilla aussitôt, Remercia l’ermite son sauveur, Et jura qu’il n’aurait de cesse Qu’il n’eût retrouvé ses parents. Car dans la lettre était écrit Que grâce aux gants il apprendrait Quelle personne fut sa mère, Et si elle vivait encore, Car ils n’iraient qu’à ses mains seules Et à celles d’aucune autre. A l’ermite il donna la moitié des florins, Gardant pour lui l’autre moitié. Comme il allait prendre congé « Non, dit l’ermite, attends encore ! Tu ne saurais vivre ta quête Sans cheval ni sans bonne armure.  – Non, dit-il, que Dieu m’en garde, Il me faut d’abord autre chose ! » Il arracha, lourd et terrible, À tenir toujours dans sa main,

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A god sapling of an ok; Whan he tharwith gaf a strok, Ne wer he never so strong a man Ne so gode armes hadde upon, That he ne scholde falle to grounde; Swich a bourdon to him he founde. Tho thenne God he him bitawt, And aither fram other wepyng rawt. Child Degarre wente his wai Thourgh the forest al that dai. No man he ne herd, ne non he segh, Til hit was non ipassed hegh; Thanne he herde a noise kete In o valai, an dintes grete. Blive thider he gan to te: What hit ware he wolde ise. An Herl of the countré, stout and fers, With a knight and four squiers, Hadde ihonted a der other two, And al here houndes weren ago. Than was thar a dragon grim, Ful of filth and of venim, With wide throte and teth grete, And wynges bitere with to bete. As a lyoun he hadde fet, And his tail was long and gret. The smoke com of his nose awai Ase fer out of a chimenai. The knyght and squiers he had torent, Man and hors to dethe chent. The dragon the Erl assaile gan, And he defended him as a man, And stoutliche leid on with his swerd, And stronge strokes on him gerd; Ac alle his dentes ne greved him nowt: His hide was hard so iren wrout. Therl flei fram tre to tre – Fein he wolde fram him be – And the dragon him gan asail; The doughti Erl in that batail Ofsegh this child Degarre;

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Un jeune chêne vigoureux, Avec quoi s’il portait un coup, Il n’était homme, si fort fût-il Ni à l’armure si solide, Qu’il ne fût envoyé à terre : Ah le bourdon qu’il s’était fait ! Il se recommanda à Dieu ; En pleurant ils se séparèrent. Le jeune Dégarré alla À travers bois tout ce jour-là, Sans voir ni entendre personne, Jusque bien après l’heure de none, Quand il entendit un grand bruit Dans un val, des coups violents. Vivement il se précipite: Il voulait voir ce que c’était. Un comte du lieu, fort et hardi, Un chevalier, quatre écuyers, Avaient chassé un ou ou deux daims, Et leurs chiens s’étaient égarés. Un dragon féroce était là, Crachant immondices et venin, La gueule large aux dents énormes, Et les ailes aux coups cinglants. Il avait les pieds d’un lion, Sa queue était longue et massive. La fumée sortait de son nez Comme un feu d’une cheminée. Les gentilshommes étaient morts, Homme et cheval déchiquetés. Le dragon attaquait le comte, Qui se défendait comme un brave, Frappait de l’épée vaillamment Et lui assénait de grands coups, Mais aucun d’eux ne le blessait : Son cuir était du fer forgé ! Le comte fuyait d’arbre en arbre – Cherchait à se soustraire à lui – Mais le dragon le poursuivait ; Le vaillant comte en plein combat Perçut le jeune Dégarré ;

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“Ha! help!” he seide, “par charité!” The dragoun seth the child com; He laft the Erl and to him nom Blowinde and yeniend also Als he him wolde swolewe tho. Ac Degarre was ful strong; He tok his bat, gret and long, And in the forehefd he him batereth That al the forehefd he tospatereth. He fil adoun anon right, And frapte his tail with gret might Upon Degarres side, That up-so-doun he gan to glide; Ac he stert up ase a man And with his bat leide upan, And al tofrusst him ech a bon, That he lai ded, stille as a ston. Therl knelede adoun bilive And thonked the child of his live, And maked him with him gon To his castel right anon, And wel at hese he him made, And proferd him al that he hade, Rentes, tresor, an eke lond, For to holden in his hond. Thanne answerede Degarre, “Lat come ferst bifor me Thi levedi and other wimmen bold, Maidenes and widues, yonge and olde, And other damoiseles swete. Yif mine gloven beth to hem mete For to done upon here honde, Thanne ich wil take thi londe; And yif thai ben nowt so, Iich wille take me leve and go.” Alle wimman were forht ibrowt In wide cuntries and forth isowt: Ech the gloven assaie bigan, Ac non ne mighte don hem on. He tok his gloven and up hem dede, And nam his leve in that stede.

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« À l’aide! cria-t-il, par pitié! » Le dragon le vit s’avancer, Laissant le comte il vint à lui Soufflant à gueule grande ouverte Comme s’il voulait l’avaler. Mais Dégarré était robuste, Il prit son énorme gourdin, L’en frappa en plein sur le front Et le front vola en éclats. L’autre s’effondra sur le champ Frappant de sa queue avec force Le flanc de Dégarré Qui bascula la tête en bas ; Mais il rebondit vaillament, Et chargeant avec son gourdin Il lui fracassa tous les os, Et le laissa là, raide mort. Le comte à genoux se jeta, Remercia son jeune sauveur, Et l’invita tout aussitôt À venir jusqu’à son château, Où il le reçut dignement, Lui offrit tout ce qu’il avait, Rentes, trésor et territoire, Pour en disposer à sa guise. À quoi Dégarré répondit: « Fais venir d’abord devant moi Ta femme et autres dames nobles, Vierges et veuves, jeunes et vieilles, Et autres gentes demoiselles. Si mes gants sont à leur mesure Et conviennent à leurs mains, Alors j’accepterai tes terres, Mais s’il n’en est ainsi Je prendrai congé aussitôt. » On amena toutes les femmes Mandées de pays éloignés. Toutes essayèrent les gants, Aucune ne put les enfiler. Il en reprit donc possession Et prit son congé sur le champ.

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The Erl was gentil man of blod, And gaf him a stede ful god And noble armure, riche and fin, When he wolde armen him therin, And a palefrai to riden an, And a knave to ben his man, And yaf him a swerd bright, And dubbed him ther to knyght, And swor bi God Almighti That he was better worthi To usen hors and armes also Than with his bat aboute to go. Sire Degarre was wel blithe, And thanked the Erl mani a sithe, And lep upon hiis palefrai, And doht him forth in his wai; Upon his stede righte his man, And ledde his armes als he wel can; Mani a jorné thai ride and sette. So on a dai gret folk thei mette, Erles and barouns of renoun, That come fram a cité toun. He asked a seriaunt what tiding, And whennes hii come and what is this. Sire,” he seide, “verraiment, We come framward a parlement. The King a gret counseil made For nedes that he to don hade. Whan the parlement was plener, He lette crie fer and ner, Yif ani man were of armes so bold That with the King justi wold, He sscholde have in mariage His dowter and his heritage, That is kingdom god and fair, For he had non other hair. Ac no man ne dar graunte therto, For mani hit assaieth and mai nowt do: Mani erl and mani baroun, Knightes and squiers of renoun; Ac ech man, that him justeth with, tit

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Le comte, homme de noble sang, Lui donna un pur destrier, Une armure noble, riche et belle, Pour quand il voudrait s’en armer,  Un palefroi comme monture, Et un valet pour le servir, Ainsi qu’une brillante épée, Puis il l’adouba chevalier, Et jura par Dieu Tout-Puissant Qu’il méritait beaucoup mieux D’avoir cheval ainsi qu’armure Que d’errer avec son gourdin. Le chevalier en fut réjoui, Remercia mille fois le comte, Puis enfourcha son palefroi Et s’en alla droit devant lui ; Sur son destrier l’écuyer Veillait sur les armes au mieux ; Jours après jours ils chevauchèrent. Un jour ils croisent une foule De comtes et barons de renom, Qui s’en venaient d’une cité. Il demande à un sergent d’armes D’où ils viennent et ce qui se passe. « Messire, dit-il, pour tout te dire, Nous revenons d’un parlement. Le roi a tenu un conseil Sur les urgences du royaume. Pendant que siégeait l’assemblée Il fit proclamer de partout Que tout guerrier ayant l’audace De vouloir jouter avec lui Recevrait en mariage Sa fille avec son héritage, Un royaume prospère et beau, Car il n’avait d’autre héritier. Mais nul n’a osé accepter, Beaucoup s’y risquent sans succès, Aussi bien comtes que barons, Chevaliers, écuyers de renom, Car quiconque joute avec lui,

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Hath of him a foul despit: Some he breketh the nekke anon, And of some the rig-bon; Some thourgh the bodi he girt, Ech is maimed other ihirt; Ac no man mai don him no thing Swich wonder chaunce hath the King. Sire Degarre thous thenche gan: “Ich am a staleworht man, And of min owen ich have a stede, Swerd and spere and riche wede; And yif ich felle the Kyng adoun, Evere ich have wonnen renoun; And thei that he me herte sore, No man wot wer ich was bore. Whether deth other lif me bitide, Agen the King ich wille ride!” In the cité his in he taketh, And resteth him and meri maketh. On a dai with the King he mette, And knelede adoun and him grette: “Sire King,” he saide, “of muchel might, Mi loverd me sende hider anon right For to warne you that he Bi thi leve wolde juste with the, And winne thi dowter, yif he mai; As the cri was this ender dai, Justes he had to the inome.” “De par Deus! quath the King, he is welcome. Be he baroun, be he erl, Be he burgeis, be he cherl, No man wil I forsake. He that winneth al sschal take.” Amorewe the justes was iset; The King him purveid wel the bet, And Degarre ne knew no man, Ac al his trust is God upon. Erliche to churche than wente he; The masse he herde of the Trinité. To the Fader he offreth hon florine, And to the Sone another al so fine,

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Vite est mis en déconfiture. À l’un il brise le cou net, À l’autre ce sera le dos, D’autres il transperce le corps, Tous sont blessés ou mutilés, Et nul contre lui ne peut rien Tant fortune sourit à ce roi. » Sire Dégarré se dit alors : « Je suis un homme vigoureux, Et je possède un destrier, Epée et lance et riche armure ; Si je jette le roi à terre J’assure à jamais mon renom ; Et s’il me blesse grièvement Personne ne sait où je suis né. Que j’en sorte mort ou vivant Je vais jouter contre le roi ! » En ville il élit domicile, Il s’y repose et fait la fête. Un jour il rencontre le roi, Il s’agenouille et le salue : « Sire, dit-il, tout-puissant roi, Mon maître m’envoie devant toi Pour t’informer, si tu veux bien, Qu’il souhaite jouter avec toi, Et gagner ta fille, s’il le peut ; Après le cri de l’autre jour, Il aimerait bien l’entreprendre. » « Mais bien sûr ! dit le roi, qu’il vienne ! Qu’il soit baron, qu’il soit comte, Qu’il soit bourgeois, qu’il soit manant, Je ne veux refuser personne. Celui qui gagne prendra tout. » On fixa la joute au matin ; Le roi se prépara au mieux. Dégarré ne connaît personne, Mais il place sa foi en Dieu. Tôt à l’église il se rendit, Ouït la messe de la Trinité. Au Père il offrit un florin, Un autre au Fils tout aussi beau,

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And to the Holi Gost the thridde; The prest for him ful yerne gan bidde. And tho the servise was idon, To his in he wente wel son And let him armi wel afin, In god armes to justi in. His gode stede he gan bistride; His squier bar his sschaft biside; In the feld the King he abide gan, As he com ridend with mani a man, Stoutliche out of the cité toun, With mani a lord of gret renoun; Ac al that in the felde beth That the justes iseth Seide that hi never yit iseghe So pert a man with here egye As was this gentil Degarre, Ac no man wiste whennes was he. Bothe thai gonne to justi than, Ac Degarre can nowt theron. The King hath the gretter schaft And kan inowgh of the craft. To breke his nekke he had iment: In the helm he set his dent, That the schaft al tosprong; Ac Degarre was so strong That in the sadel stille he set, And in the stiropes held his fet; For sothe I seie, withoute lesing, He ne couthe nammore of justing. “Allas!” quath the King, “allas! Me ne fil nevere swich a cas, That man that ich mighte hitte After mi strok mighte sitte!” He taketh a wel gretter tre And swor so he moste ithe, “Yif his nekke nel nowt atwo, His rigg schal, ar ich hennes go!” He rod eft with gret raundoun And thought to beren him adoun, And girt Degarre anon

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Et le troisième au Saint-Esprit ; Le prêtre pria avec ferveur. Puis, quand l’office fut fini, À son logis vite il revint, Et s’y fit armer aussitôt De bonnes armes de combat. Il enfourcha son bon coursier, Son écuyer portait sa lance; Dans le champ il attend le roi, Qui avec une grande escorte Sort fièrement de la cité, Parmi maints seigneurs de renom ; Mais tous ceux qui sont dans le champ Venus y voir la joute Dirent que jamais de leurs yeux Ils n’avaient vu homme plus beau Que ce gentil Dégarré, Mais nul ne savait rien de lui. Tous deux se mirent à jouter, Dégarré, lui, n’y connaît rien, Le roi a la meilleure lance Et il est expert en cet art. Il voulait lui briser la nuque : Il porta son coup en plein casque, Au point que la lance éclata : Mais Dégarré était si fort Qu’il demeura droit sur sa selle Et les pieds dans les étriers ; Et pourtant, vraiment, sans mentir, Il n’entendait rien à la joute. « Hola ! dit le roi, ah malheur ! Je n’ai jamais connu de cas Où un homme par moi touché Demeure en selle sans broncher! » Il prend un pieu beaucoup plus gros, Oui, foi de lui ! on allait voir : « Si la nuque ne veut pas casser, Alors gare au dos, et sur l’heure ! » Il s’élance encore avec fougue En pensant le désarçonner, Et porte à Dégarré un coup

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Right agein the brest-bon The schaft was stef and wonder god, And Degarre stede astod, And al biforen he ros on heghth, And tho was he ifallen neghth; But as God Almighti wold, The schaft brak and might nowt hold, And Degarre his cours out ritte, And was agramed out of his witte. “Allas!” quath he, “for vilaynie! The King me hath ismiten twie, And I ne touchede him nowt yete. Nou I schal avise me bette!” He turned his stede with herte grim, And rod to the King, and he to him, And togider thai gert ful right, And in the scheldes here strokes pight That the speres al toriveth And up right to here honde sliveth, That alle the lordings that ther ben That the justing mighte sen Seiden hi ne seghe never with egye Man that mighte so longe dreghye, In wraththe for nothing, Sitten a strok of here King; “Ac he his doughti for the nones, A strong man of bodi and bones.” The King with egre mod gan speke: “Do bring me a schaft that wil nowt breke! A, be mi trewthe, he sschal adoun! Thai he be strengere than Sampson; And thei he be the bare qued, He sschal adoun, maugré his heved!” He tok a schaft was gret and long, The schild another al so strong; And to the King wel evene he rit; The King faileth, and he him smit; His schaft was strong and god withal, And wel scharped the coronal. He smot the Kyng in the lainer: He might flit nother fer ne ner.

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En plein milieu de la poitrine. La lance était puissante et dure, Et la monture se cabra, Encore en l’air se souleva, Et peu s’en fallut qu’il ne tombe; Mais, sur l’ordre du Tout-Puissant, La lance cassa, impuissante, Dégarré poursuivit sa course,  Fou de colère il s’écria : « Hola ! Hola ! Ah l’infamie! Le roi m’a frappé par deux fois, Et moi je n’ai encore rien fait. Je vais en tirer la leçon ! » Il tourne bride avec fureur, Court sur le roi, le roi sur lui, Tous deux se heurtent violemment, Leurs coups pleuvent sur les écus Au point que les hampes se fendent Et leur éclatent dans les mains ; Et tous les seigneurs qui sont là À suivre la joute des yeux Dirent n’avoir encore jamais vu Quelqu’un soutenir à ce point, Même autrement que dans un jeu, Le choc des coups de leur roi. « Ah c’est un brave, assurément, Puissant de corps et d’ossature. » Courroucé le roi s’écria: « Qu’on m’apporte une lance solide ! Ah, foi de moi, il faut qu’il tombe ! Serait-il plus fort que Samson, Ou même le mal incarné, Il faut qu’il tombe, quoi qu’il en aie ! » Il prit une lance longue et lourde, Le chevalier en fit autant ; Sur le roi tout droit il se rue, Le roi le manque et lui le frappe, Sa lance était puissante et forte, Et la pointe bien affûtée. Il frappa du roi la lanière : Il ne pouvait se dégager.

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The King was strong and harde sat; The stede ros up biforn with that, And Sire Degarre so thriste him than That, maugré whoso grochche bigan, Out of the sadel he him cast, Tail over top, right ate last. Than was ther long houting and cri; The King was sor asschamed forthi; The lordinges comen with might and mein And broughte the King on horse agein, An seide with o criing, iwis, “Child Degarre hath wonne the pris!” Than was the damaisele sori, For hi wist wel forwhi: That hi scholde ispoused ben To a knight that sche never had sen, And lede here lif with swich a man That sche ne wot who him wan, No in what londe he was ibore; Carful was the levedi therefore. Than seide the King to Degarre, “Min hende sone, com hider to me: And thou were al so gentil a man As thou semest with sight upan, And ase wel couthest wisdomes do As thou art staleworht man therto, Me thouwte mi kingdoms wel biset: Ac be thou werse, be thou bet, Covenaunt ich wille the holde. Lo, her biforn mi barons bolde, Mi douwter I take the bi the hond, And seise the her in al mi lond. King thou scalt ben after me: God graunte the god man for to be!” Than was the child glad and blithe, And thonked the Kyng mani a sithe. Gret perveaunce than was ther iwrout: To churche thai were togidere ibrout, And spoused that levedi verraiment, Under Holi Sacrement. Lo, what chaunse and wonder strong

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Le roi était fort, bien en selle, Le coursier du coup se cabra, D’une estocade Dégarré, Peu soucieux du qu’en dira-t-on, Hors de selle le projeta Cul par-dessus tête, et voilà ! Une longue clameur monta, Le roi était couvert de honte ; Les seigneurs vinrent en grand nombre, Remirent le roi à cheval, Et proclamèrent d’un seul cri : « Le chevalier l’a emporté ! » La demoiselle en fut marrie, Car elle savait fort bien Qu’elle allait devoir épouser Un chevalier d’elle inconnu, Et devoir vivre avec un homme Dont elle ignorait les ancêtres Ni de quel pays il venait ; La dame en était chagrinée. Lors le roi dit à Dégarré :  « Mon beau fils, viens près de moi. Si tu es un homme aussi noble Que ton aspect semble le dire, Et si tu as de la sagesse En outre autant que de vigueur Mon royaume est en bonnes mains : Mais néanmoins, quoi qu’il en soit, Je respecte notre contrat. Ici même, devant mes preux, De ma fille je t’accorde la main Et te fais l’héritier de mes terres. Roi tu deviendras après moi : Dieu fasse de toi un homme de bien ! » Le jeune homme fut rempli de joie, Remercia le roi mille fois. On fit de grands préparatifs : On les conduisit à l’église, Il épousa dûment la dame Par devant le Saint Sacrement. Ah le tort causé à combien

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Bitideth mani a man with wrong, That cometh into an uncouthe thede And spouseth wif for ani mede And knowes nothing of hire kin, Ne sche of his, neither more ne min, And beth iwedded togider to libbe Par aventoure, and beth neghth sibbe! So dede Sire Degarre the bold Spoused ther is moder And that hende levedi also Here owene sone was spoused to, That sche upon here bodi bar. Lo, what aventoure fil hem thar! But God, that alle thingge mai stere, Wolde nowt that thai sinned ifere: To chirche thai wente with barouns bolde; A riche feste thai gonne to holde; And wan was wel ipassed non And the dai was al idon, To bedde thai sscholde wende, that fre, The dammaisele and Sire Degarre. He stod stille and bithouwte him than Hou the hermite, the holi man, Bad he scholde no womman take For faired ne for riches sake But she mighte this gloves two Lightliche on hire hondes do. “Allas, allas!” than saide he, “What meschaunce is comen to me? A wai! witles wrechche ich am! Iich hadde levere than this kingdam That is iseised into min hond That ich ware faire out of this lond!” He wrang his hondes and was sori, Ac no man wiste therefore wi. The King parceyved and saide tho, “Sire Degarre, wi farest thou so? Is ther ani thing don ille, Spoken or seid agen thi wille?” “Ya, sire,” he saide, “bi Hevene King!” “I chal never, for no spousing,

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Par fortune avec ses mirages! Entrant chez un peuple inconnu Ils prennent femme pour de l’argent Sans rien savoir de sa lignée, Ni non plus la femme en retour ; Au hasard ils se mettent ensemble Alors qu’ils sont proches parents ! Ainsi fit le preux Dégarré, Il épousa sa propre mère, De même cette noble dame Fut mariée à son propre fils, Celui qu’en elle elle porta. Ah l’aventure qui leur arrive ! Mais Dieu, qui gère toutes choses, Refusa qu’ils pèchent ensemble:  Tous se rendirent à l’église Puis festoyèrent avec faste ; Et quand fut bien passé midi Et la journée fort avancée, Vint pour eux l’heure du coucher, Pour la dame et pour Dégarré. Il se figea et se souvint Comment l’ermite, ce saint homme, Avait voulu qu’il ne prît femme Pour la beauté ou la richesse, A moins qu’elle pût aisément Passer à ses mains les deux gants. « Hélas, hélas ! dit-il alors, Ah ! quel malheur m’arrive ici ? Pauvre imbécile que je suis ! Ah, si au lieu de ce royaume Qu’on m’a remis entre les mains, Je pouvais quitter ce pays ! » Il se tord les mains, se lamente, Et personne ne sait pourquoi. Ce que voyant le roi lui dit : « Cher Dégarré, mais qu’as-tu donc? A-t-on mal agi envers toi, Tenu des propos offensants ? – Ah, sire, dit-il, Dieu m’est témoin ! Je n’ai le droit, marié ou non,

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Therwhiles I live, with wimman dele, Widue ne wif ne dammeisele, But she this gloves mai take and fonde And lightlich drawen upon hire honde.” His yonge bride that gan here, And al for thout chaunged hire chere And ate laste gan to turne here mod: Here visage wex ase red ase blod: She knew tho gloves that were hire. “Schewe hem hider, leve sire.” Sche tok the gloves in that stede And lightliche on hire hondes dede, And fil adoun, with revli crie, And seide, “God, mercy, mercie! Thou art mi sone hast spoused me her, And ich am, sone, thi moder der. Ich hadde the loren, ich have the founde; Blessed be Jhesu Crist that stounde!” Sire Degarre tok his moder tho And helde here in his armes two. Keste and clepte here mani a sithe; That hit was sche, he was ful blithe. Than the Kyng gret wonder hadde Why that noise that thai made, And mervailed of hire crying, And seide, “Doughter, what is this thing?” “Fader,” she seide, “thou schalt ihere: Thou wenest that ich a maiden were, Ac certes, nay, sire, ich am non: Twenti winter nou hit is gon That mi maidenhed I les In a forest as I wes, And this is mi sone, God hit wot: Bi this gloves wel ich wot.” She told him al that sothe ther, Hou the child was geten and wher; And hou that he was boren also, To the hermitage yhe sente him tho, And seththen herd of him nothing; “But thanked be Jhesu, Hevene King, Iich have ifounde him alive!

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Tant que je vis, d’avoir commerce Avec veuve, femme ou demoiselle, Qui n’ait pu essayer ces gants Et les enfiler aisément. » Ce qu’entendant, la mariée Se souvient et perd contenance, Puis l’émotion prend le dessus : Son visage aussitôt s’empourpre : Elle sait que ces gants sont les siens. « Ami, montrez-les moi céans. » Elle s’en saisit sur le champ, Se les passe aux mains aisément, Puis défaille dans un cri de joie, Et dit : « Merci mon Dieu, merci ! Tu es mon fils, toi mon époux, Et je suis, moi, ta mère chérie. T’ayant perdu, je te retrouve, Béni soit Dieu à la bonne heure ! » Sire Dégarré saisit sa mère Et la tint serrée dans ses bras, L’étreignit, l’embrassa plusieurs fois, Rempli de joie que ce fût elle. Le roi cependant s’étonnait De ce vacarme qu’ils faisaient, Et aussi de la voir pleurer, Et dit : « Ma fille, qu’y a-t-il ? – Père, dit-elle, tu vas l’apprendre : Tu crois que j’étais une vierge, Mais, sire, non, il n’en est rien. Voici maintenant vingt hivers J’ai perdu ma virginité Alors que j’étais en forêt, Voici mon fils, Dieu m’est témoin: C’est à ces gants que je le sais. » Et lui narra exactement Comment il fut conçu et où ; Et comment, après qu’il fut né, Elle l’envoya à l’ermitage, Puis fut sans nouvelles de lui : « Mais grâce à Jésus, Roi des Cieux, Je le retrouve ici vivant ! 

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Ich am his moder and ek his wive!” “Leve moder,” seide Sire Degarre, “Telle me the sothe, par charité: Into what londe I mai terne To seke mi fader, swithe and yerne?” “Sone,” she saide, “bi Hevene Kyng, I can the of him telle nothing But tho that he fram me raught, His owen swerd he me bitaught, And bad ich sholde take hit the forthan Yif thou livedest and were a man.” The swerd sche fet forht anon right, And Degarre hit out plight. Brod and long and hevi hit wes: In that kyngdom no swich nes. Than seide Degarre forthan, “Whoso hit aught, he was a man! Nou ich have that ikepe, Night ne dai nel ich slepe Til that I mi fader see, Yif God wile that hit so be.” In the cité he reste al night. Amorewe, whan hit was dai-lit, He aros and herde his masse; He dighte him and forth gan passe. Of al that cité than moste non Neither with him riden ne gon But his knave, to take hede To his armour and his stede. Forth he rod in his wai Mani a pas and mani jurnai; So longe he passede into west That he com into theld forest Ther he was bigeten som while. Therinne he rideth mani a mile; Mani a dai he ride gan; No quik best he fond of man, Ac mani wilde bestes he seghth And foules singen on heghth. So longe hit drouwth to the night, The sonne was adoune right.

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Je suis sa mère et son épouse ! – Mère chérie, dit Dégarré, Révélez-moi, je vous supplie, Dans quel pays je dois me rendre Pour y courir chercher mon père? – Mon fils, dit-elle, je te le jure, Je ne puis rien dire de lui Sinon que lorsqu’il m’a quittée, Il m’a confié sa propre épée, Aux fins que je te la remette Si tu parvenais à l’âge d’homme. » Vite elle fit chercher l’épée, Alors Dégarré s’en saisit. Elle était large, longue et lourde: Sans égale dans le royaume. Là-dessus Dégarré déclara : « Quiconque l’avait, c’était un homme ! J’en prends maintenant possession, Ni nuit ni jour ne dormirai Jusqu’à ce que je voie mon père, Si Dieu veut qu’il en soit ainsi. » Il resta la nuit dans la ville. Le lendemain, dès qu’il fit jour, Il se leva, ouït sa messe, Se prépara puis s’en alla. De la ville nul n’eut le droit De l’escorter aucunement Sauf l’écuyer pour prendre soin De l’armure et de la monture. Et il alla droit son chemin Accumulant lieues et journées ; Il s’avança si loin vers l’ouest Qu’il entra dans l’antique forêt Où autrefois il fut conçu. Il y fit des lieues et des lieues, Chevauchant des jours et des jours ; Nul signe d’animaux de ferme Mais nombre de bêtes sauvages, Et le chant des oiseaux dans le ciel. Il poursuivit jusqu’à la nuit, Et, le soleil étant très bas,

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Toward toun he wolde ride, But he nist never bi wiche side. Thenne he segh a water cler, And amidde a river, A fair castel of lim and ston: Other wonying was ther non. To his knave he seide, “Tide wat tide, O fote forther nel I ride, Ac here abide wille we, And aske herberewe par charité, Yif ani quik man be here on live.” To the water thai come als swithe; The bregge was adoune tho, And the gate open also, And into the castel he gan spede. First he stabled up his stede; He taiede up his palefrai. Inough he fond of hote and hai; He bad his grom on heying Kepen wel al here thing. He passed up into the halle, Biheld aboute, and gan to calle; Ac neither on lond ne on hegh No quik man he ne segh. Amidde the halle flore A fir was bet, stark an store, “Par fai,” he saide, “ich am al sure He that bette that fure Wil comen hom yit tonight; Abiden ich wille a litel wight.” He sat adoun upon the dais, And warmed him wel eche wais, And he biheld and undernam Hou in at the dore cam Four dammaiseles, gent and fre; Ech was itakked to the kne. The two bowen an arewen bere, The other two icharged were With venesoun, riche and god. And Sire Degarre upstod And gret hem wel fair aplight,

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Il voulait atteindre une ville, Mais ne savait quel chemin prendre. Il vit alors une eau limpide, Et au milieu d’une rivière Un beau château de pierres à chaux : Il n’y avait d’autre demeure. « Advienne, dit-il, que pourra, Je ne fais pas un pas de plus, Nous allons nous arrêter là, Et supplier qu’on nous accueille, Si nous trouvons âme qui vive. » Ils vont aussitôt jusqu’à l’eau : Le pont-levis était baissé Et les portes grandes ouvertes. Vite il entra dans le château, Y logea d’abord son coursier, Puis attacha le palefroi, Et trouva là avoine et foin ; Il donna l’ordre à son valet De tout mettre bien à l’abri. Puis il entra dans la grand salle, Chercha des yeux, et appela, Mais ni en bas ni au-dessus Il n’aperçut âme qui vive. Au beau milieu de la salle Un feu brûlait, ardent et vif, « Ma foi, dit-il, si je m’en crois, Celui qui alluma ce feu Sera de retour dès ce soir, Je m’en vais donc attendre un peu. » Il s’assit à la grande table, Et se réchauffa comme il faut, Et voici qu’il aperçut Par la porte s’avançant Quatre gentilles demoiselles, Les jambes nues jusqu’au genou. Deux portaient un arc et des flèches, Les deux autres étaient chargées De savoureuse venaison. Sire Dégarré se leva Et les salua poliment ;

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Ac thai answerede no wight, But yede into chaumbre anon And barred the dore after son. Sone therafter withalle Ther com a dwerw into the halle. Four fet of lengthe was in him; His visage was stout and grim; Bothe his berd and his fax Was crisp an yhalew as wax; Grete sscholdres and quarré; Right stoutliche loked he; Mochele were hise fet and honde Ase the meste man of the londe; He was iclothed wel aright, His sschon icouped as a knight; He hadde on a sorcot overt, Iforred with blaundeuer apert. Sire Degarre him biheld and lowggh, And gret him fair inowggh, Ac he ne answerede nevere a word, But sette trestles and laid the bord, And torches in the halle he lighte, And redi to the soper dighte. Than ther com out of the bour A dammeisele of gret honour; In the lond non fairer nas; In a diapre clothed she was With hire come maidenes tene, Some in scarlet, some in grene, Gent of bodi, of semblaunt swete, And Degarre hem gan grete; Ac hi ne answerede no wight, But yede to the soper anon right. “Certes,” quath Sire Degarre, “Ich have hem gret, and hi nowt me; But thai be domb, bi and bi Thai schul speke first ar I.” The levedi that was of rode so bright, Amidde she sat anon right, And on aither half maidenes five. The dwerw hem servede al so blive

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Elles ne répondirent pas, Mais passèrent dans la chambre, Bouclant la porte derrière elles. Peu après sur ces entrefaites, Un nain pénétra dans la salle. Il faisait quatre pieds de haut, Son visage était rude et dur, La barbe ainsi que ses cheveux Étaient frisés, jaunes comme cire; Épaules fortes et carrées, Il paraissait plein de vigueur, Aussi grand de mains et de pieds Que les gens les plus forts du pays ; Il portait de beaux vêtements, Des souliers de noble, fendus, Une houppelande ouverte, Parée d’une blanche fourrure. Dégarré l’avisa et rit, Puis le salua poliment, Mais l’autre demeura muet, Dressa les tréteaux et la table, Dans la salle alluma les torches, Prépara tout pour le souper. De la chambre sortit alors Une demoiselle de haut rang, Son vêtement tout de diaprure, Nulle au pays n’était plus belle ;  Dix suivantes l’accompagnaient, Vêtues d’écarlate ou de vert, Nobles de corps, douces d’aspect, Et Dégarré les salua, Mais elles, sans daigner répondre, Allèrent tout droit s’attabler. « Ah çà ! fit messire Dégarré, Je les salue et elle non ; À moins qu’elles ne soient muettes Elles devraient parler premières ! » La dame au teint si éclatant S’assit aussitôt au milieu, Et de chaque côté cinq suivantes. Le nain leur servit prestement

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With riche metes and wel idight; The coppe he filleth with alle his might. Sire Degarre couthe of curteisie: He set a chaier bifore the levedie, And therin himselve set, And tok a knif and carf his met; At the soper litel at he, But biheld the levedi fre, And segh ase feir a wimman Als he hevere loked an, That al his herte and his thout Hire to love was ibrowt. And tho thai hadde souped anowgh, The drew com, and the cloth he drough; The levedis wessche everichon And yede to chaumbre quik anon. Into the chaumbre he com ful sone. The levedi on here bed set, And a maide at here fet, And harpede notes gode and fine; Another broughte spices and wine. Upon the bedde he set adoun To here of the harpe soun. For murthe of notes so sschille, He fel adoun on slepe stille; So he slep al that night. The levedi wreith him warm aplight, And a pilewe under his heved dede, And yede to bedde in that stede. Amorewe whan hit was dai-light, Sche was uppe and redi dight. Faire sche waked him tho: “Aris!” she seide, “graith the, an go!” And saide thus in here game: “Thou art worth to suffri schame, That al night as a best sleptest, And non of mine maidenes ne keptest.” “O gentil levedi,” seide Degarre, “For Godes love, forgif hit me! Certes the murie harpe hit made, Elles misdo nowt I ne hade;

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Des mets riches et décorés, Et de son mieux remplit leurs coupes. Dégarré, instruit en courtoisie, Mit face à la dame une chaise Sur laquelle il s’installa, Prit un couteau et se servit ; À ce repas il mangea peu, Il regardait la noble dame, Femme la plus belle à ses yeux Qu’il eût jamais contemplée : Tout son cœur, toutes ses pensées D’amour pour elle étaient remplis. Quand le souper fut terminé Le nain vint retirer la nappe ; Les dames firent leurs ablutions Et disparurent dans la chambre. Il les y rejoignit très vite. La dame, assise sur son lit, Une demoiselle à ses pieds, Jouait d’une harpe aux sons purs ; On apporta vin et épices. Il prit sa place sur le lit Pour entendre la mélodie. Bercé par ces notes si douces Il s’endormit paisiblement, Et il dormit toute la nuit. La dame le couvrit bien, oh oui ! Et lui mit un coussin sous la tête, Puis se coucha au même endroit. Le lendemain, lorsqu’il fit jour, Elle était debout, déjà prête. Doucement elle l’éveilla : « Debout, dit-elle, vêts-toi et pars ! » Et elle ajouta plaisamment : « Tu t’es vraiment couvert de honte D’avoir dormi comme une bête Sans veiller sur mes demoiselles. – Gente dame, dit Dégarré, Par charité, pardonne-moi ! La joie de la harpe en est cause, Sinon je n’eusse point forfait ;

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Ac tel me, levedi so hende, Ar ich out of thi chaumber wende, Who is louerd of this lond? And who this castel hath in hond? Wether thou be widue or wif, Or maiden yit of clene lif ? And whi her be so fele wimman Allone, withouten ani man?” The dameisele sore sighte, And bigan to wepen anon righte, “Sire, wel fain ich telle the wolde, Yif evere the better be me sscholde. Mi fader was a riche baroun, And hadde mani a tour and toun. He ne hadde no child but me; Ich was his air of his cuntré. In mené ich hadde mani a knight And squiers that were gode and light, An staleworht men of mester, To serve in court fer and ner; Ac thanne is thar here biside A sterne knight, iknawe ful wide. Ich wene in Bretaine ther be non So strong a man so he is on. He had ilove me ful yore; Ac in herte nevere more Ne mighte ich lovie him agein; But whenne he seghye ther was no gein, He was aboute with maistri For to ravisse me awai. Mine knightes wolde defende me, And ofte fowghten hi an he; The beste he slowgh the firste dai, And sethen an other, par ma fai, And sethen the thridde and the ferthe, – The beste that mighte gon on erthe! Mine squiers that weren so stoute, Bi foure, bi five, thai riden oute, On hors armed wel anowgh: His houen bodi he hem slough. Mine men of mester he slough alle,

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Mais, ô belle dame, dis-moi, Avant que je quitte ta chambre, Qui est seigneur de ce pays ? Et qui possède ce château ? Toi-même es-tu veuve ou épouse, Ou encore une vierge pure ? Et pourquoi ici tant de femmes Seules, et pas le moindre mâle ? »  La demoiselle soupira Et soudain se mit à pleurer : « Seigneur, je veux bien te le dire, Si je m’en devais trouver mieux. Mon père était un baron riche, Possédait villes et châteaux. Il n’avait d’autre enfant que moi ; J’étais son unique héritière. J’avais maints chevaliers servants, Des écuyers hardis et vifs, Des gens de métier efficaces, Ici à la cour et partout ; Mais réside non loin d’ici Un seigneur cruel, bien connu. Il n’est nulle part en Bretagne Homme aussi fort que celui-ci. Il m’aimait depuis très longtemps, Mais moi, dans le fond de mon cœur, Je n’ai pu l’aimer en retour ; Or, voyant que tout était vain, Il s’est employé par la force À tenter de m’enlever Mes chevaliers me défendaient ; Eux et lui souvent se battirent ; Il tua d’emblée le meilleur Puis un second, à n’y pas croire ! Puis un troisième, un quatrième, – Les meilleurs chevaliers du monde ! Mes écuyers, si valeureux, Par quatre, par cinq, s’aventurèrent, À cheval et fort bien armés ; De sa main propre il les tua, Il tua tous mes artisans

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And other pages of mine halle. Therfore ich am sore agast Lest he wynne me ate last.” With this word sche fil to grounde, And lai aswone a wel gret stounde. Hire maidenes to hire come And in hire armes up hire nome. He beheld the levedi with gret pité. “Loveli madame,” quath he, “On of thine ich am here: Ich wille the help, be mi pouere.” “Yhe, sire,” she saide, “than al mi lond Ich wil the give into thin hond, And at thi wille bodi mine, Yif thou might wreke me of hine.” Tho was he glad al for to fighte, And wel gladere that he mighte Have the levedi so bright Yif he slough that other knight. And als thai stod and spak ifere, A maiden cried, with reuful chere, “Her cometh oure enemi, faste us ate! Drauwe the bregge and sschet the gate, Or he wil slen ous everichone!” Sire Degarre stirt up anon And at a window him segh, Wel i-armed on hors hegh; A fairer bodi than he was on In armes ne segh he never non. Sire Degarre armed him blive And on a stede gan out drive. With a spere gret of gayn, To the knight he rit agein. The knighte spere al tosprong, Ac Degarre was so strong And so harde to him thrast, But the knight sat so fast, That the stede rigge tobrek And fel to grounde, and he ek; But anon stirt up the knight And drough out his swerd bright.

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Et d’autres pages du château. Aussi suis-je terrifiée Qu’il ne finisse par m’avoir. » À ces mots elle s’effondra, Et fut longtemps sans connaissance. Ses suivantes accoururent Et la portèrent dans leurs bras. Lui, ému, regardait la dame. « Charmante dame, lui dit-il, Je fais ici partie des tiens. Je veux t’aider, à toute force. – Ah, sire, dit-elle, je remettrai Tout mon pays entre tes mains Et mon corps à ton bon plaisir,  Si tu peux m’arracher à lui. » L’idée d’un combat lui plut fort Et bien plus encore de pouvoir Posséder cette dame si belle S’il tuait l’autre chevalier. Alors qu’ils parlaient tous les deux, Une suivante cria, affolée,  « Notre ennemi arrive, droit sur nous ! Levez le pont, fermez les portes Ou bien il va nous tuer toutes ! » Et Dégarré d’un coup se dresse Et l’aperçoit par la fenêtre. Tout armé droit sur son cheval : De corps mieux fait sous une armure Il n’en avait encore point vu. Dégarré donc s’arme au plus vite, Sur son coursier sort au galop Avec une lance puissante, Et fonce sur le chevalier Dont la lance vole en éclat. Or Dégarré était si fort Et si rude le coup qu’il porta, Et l’autre, lui, si ferme en selle Que le dos du cheval se brisa : La monture tomba, lui avec. D’un coup le chevalier se dresse Et tire sa brillante épée.

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“Alight,” he saide, “adoun anon; To fight thou sschalt afote gon. For thou hast slawe mi stede, Deth-dint schal be thi mede; Ac thine stede sle I nille, Ac on fote fighte ich wille.” Than on fote thai toke the fight, And hewe togidere with brondes bright. The knight gaf Sire Degarre Sterne strokes gret plenté, And he him agen also, That helm and scheld cleve atwo. The knight was agreved sore That his armour toburste thore: A strok he gaf Sire Degarre, That to grounde fallen is he; But he stirt up anon right, And swich a strok he gaf the knight Upon his heved so harde iset Thurh helm and heved and bacinet That ate brest stod the dent; Ded he fil doun, verraiment. The levedi lai in o kernel, And biheld the batail everi del. She ne was never er so blithe: Sche thankede God fele sithe. Sire Degarre com into castel; Agein him com the dammaisel, And thonked him swithe of that dede. Into chaumber sche gan him lede, And unarmed him anon, And set him hire bed upon, And saide, “Sire, par charité, I the prai dwel with me, And al mi lond ich wil the give, And miselve, whil that I live.” “Grant merci, dame,” saide Degarre, “Of the gode thou bedest me: Wende ich wille into other londe, More of haventours for to fonde; And be this twelve moneth be go, Agein ich wil come the to.”

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« Descends, dit-il, à terre et vite ! Tu dois te battre pied à terre. Tu as tué mon destrier, Un coup fatal sera ton dû ; J’épargnerai moi ton cheval, Mais je me battrai pied à terre. » Donc pied à terre ils se battirent, Se cognèrent à coups d’épée. À Dégarré le chevalier Assénait force méchants coups Que l’autre aussitôt lui rendait, Fendant en deux heaume et écu. Le chevalier était furieux Que son armure fût en morceaux : Il frappa le sire Dégarré Et à terre le fit tomber, Mais lui se redressa bien vite, Et asséna au chevalier Sur la tête un coup si violent Qu’il fendit heaume, crâne, bassinet Pour s’arrêter à la poitrine ; Il s’effondra mort, et c’est tout. La dame, assise à un créneau, Ne perdit rien de la bataille, Et tout au comble de la joie Remercia Dieu mille fois. Dégarré revint au château ; Au devant vint la demoiselle Le remercier avec chaleur. Elle l’emmena jusqu’à la chambre Et le désarma aussitôt, Puis l’installa sur son lit, Et dit : « Seigneur, par charité, Demeure avec moi, je t’en prie, Je veux te donner tous mes biens, Et ma personne, pour la vie.  – Dame, grand merci dit Dégarré, De tes bontés à mon égard : Il faut que j’aille en d’autres lieux Pour tenter d’autres aventures ; Mais dans douze mois d’ici Je reviendrai auprès de toi. »

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The levedi made moche mourning For the knightes departing, And gaf him a stede, god and sur, Gold and silver an god armur, And bitaught him Jhesu, Hevene King. And sore thei wepen at here parting. Forht wente Sire Degarre Thurh mani a divers cuntré; Ever mor he rod west. So in a dale of o forest He mette with a doughti knight Upon a stede, god and light, In armes that were riche and sur, With the sscheld of asur And thre bor-hevedes therin Wel ipainted with gold fin. Sire Degarre anon right Hendeliche grette the knight, And saide, “Sire, God with the be;” And thous agein answered he: “Velaun, wat dost thou here, In mi forest to chase mi dere?” Degarre answerede with wordes meke: “Sire, thine der nougt I ne seke: Iich am an aunterous knight, For to seche werre and fight.” The knight saide, withouten fail, “Yif thou comest to seke batail, Here thou hast thi per ifounde: Arme the swithe in this stounde!” Sire Degarre and his squier Armed him in riche atir, With an helm riche for the nones, Was ful of precious stones That the maide him gaf, saun fail, For whom he did rather batail. A sscheld he kest aboute his swere That was of armes riche and dere, With thre maidenes hevedes of silver bright, With crounes of gold precious of sight. A sschaft he tok that was nowt smal, With a kene coronal.

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La dame fut fort affligée Du départ de ce chevalier ; Lui fit don d’un coursier bon et sûr, D’or et d’argent, d’une armure bonne, Et le confia à Jésus, Roi des Cieux. Lors des adieux toutes pleurèrent. S’en alla donc sire Dégarré À travers maints divers pays, Et toujours plus loin vers l’ouest. Dans la vallée d’une forêt Il rencontra un noble preux Sur un coursier, agile et beau, Sous une armure riche et sûre, Dont l’écu était d’azur Avec trois hures de sanglier Toutes peintes en or fin. Sire Dégarré aussitôt Le salua courtoisement, Et dit : « Seigneur, Dieu te bénisse. » Et l’autre alors lui répondit : « Vilain, que fais-tu par ici, A chasser mon gibier dans mon bois ? » Dégarré répondit doucement : « Sire, je ne quête point ton gibier, Je suis chevalier en errance En quête de guerre et de joute. » Et l’autre dit, tout aussitôt : « Si tu viens en quête de lutte, Tu viens de trouver ton égal : Arme-toi promptement ici même ! » Dégarré et son écuyer Revêtirent une riche armure, Riche surtout était le heaume, Serti de pierres précieuses, Gage à lui remis par la dame Pour laquelle il s’était battu. Il passa un écu à son cou Magnifiquement blasonné De trois têtes de vierges d’argent Couronnées d’or resplendissant. Il prit une lance, non des moindres, A la pointe acérée.

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His squier tok another spere; Bi his louerd he gan hit bere. Lo, swich aventoure ther gan bitide – The sone agein the fader gan ride, And noither ne knew other no wight! Nou biginneth the firste fight. Sire Degarre tok his cours thare; Agen his fader a sschaft he bare; To bere him doun he hadde imint. Right in the sscheld he set his dint; The sschaft brak to peces al, And in the sscheld lat the coronal. Another cours thai gonne take; The fader tok, for the sones sake, A sschaft that was gret and long, And he another also strong. Togider thai riden with gret raundoun, And aither bar other adoun. With dintes that thai smiten there, Here stede rigges toborsten were. Afote thai gonne fight ifere And laiden on with swerdes clere. The fader amerveiled wes Whi his swerd was pointles, And seide to his sone aplight, “Herkne to me a litel wight: Wher were thou boren, in what lond?” “In Litel Bretaigne, ich understond: Kingges doughter sone, witouten les, Ac I not wo mi fader wes.” “What is thi name?” than saide he. “Certes, men clepeth me Degarre.” “O Degarre, sone mine! Certes ich am fader thine! And bi thi swerd I knowe hit here: The point is in min aumenere.” He tok the point and set therto; Degarre fel iswone tho, And his fader, sikerli, Also he gan swony; And whan he of swone arisen were, The sone cride merci there

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L’écuyer prit une autre lance  Pour accompagner son seigneur. Ah l’aventure qui leur arrive – Le fils se rue contre le père, Nul n’a pu reconnaître l’autre ! Commence le premier combat. Sire Dégarré prit son élan ; Pointa sa lance  contre son père; Il voulait le jeter à terre. Il le frappa en plein écu ; La lance vola en éclats, La pointe resta dans l’écu. Ils prirent un nouvel élan ; Le père prit, contre le fils, Une lance longue et massive, Et lui une autre aussi puissante. Tous deux chargent à grand fracas, Et s’envoient tous les deux à terre. Sous les coups que là ils assènent Le dos de leurs coursiers se brise. C’est à terre alors qu’ils s’affrontent Et attaquent épées au clair. Le père s’étonna de voir Qu’à l’autre épée manquait la pointe, Et dit à voix forte à son fils : « Arrête ! Ecoute-moi un peu, Où es-tu né, dans quel pays ? – En Petite Bretagne, je crois, Fils de fille de roi, sans mentir, Mais je ne sais qui fut mon père. – Quel est ton nom ? dit-il alors. – On m’appelle, ma foi, Dégarré. – O Dégarré, ô mon fils ! Oui, à coup sûr, je suis ton père ! A ton épée je le devine : La pointe est dans mon aumonière. » Il prit la pointe et l’y fixa ; Lors Dégarré se pâma, Et son père, croyez-m’en, En fit lui–même tout autant ; Quand ils furent à eux revenus, Le fils implora son père

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His owen fader of his misdede, And he him to his castel gan lede, And bad him dwelle with him ai. “Certes, sire,” he saide, “nai; Ac yif hit youre wille were, To mi moder we wende ifere, For she is in gret mourning.” “Blethelich,” quath he, “bi Hevene Kyng.” Syr Degaré and hys father dere, Into Ynglond they went in fere. They were armyd and well dyghtt. As sone as the lady saw that knyght, Wonther wel sche knew the knyght; Anon sche chaungyd hur colowr aryght, And seyd, “My dere sun, Degaré, Now thou hast broughtt thy father wyth the!” “Ye, madame, sekyr thow be! Now well y wot that yt ys he.” “I thank, by God,” seyd the kyng, “Now y wot, wythowtt lesyng, Who Syr Degaré his father was!” The lady swounyd in that plass. Then afterward, now sykyrly, The knyghtt weddyd the lady. Sche and hur sun were partyd atwynn, For they were to nyghe off kyn. Now went forth Syr Degaré; Wyth the kyng and his meyné, His father and his mother dere. Unto that castel thei went infere Wher that wonnyd that lady bryght That he hadd wonne in gret fyght, And weddyd hur wyth gret solempnité Byfor all the lordis in that cuntré. Thus cam the knyght outt of his care; God yff us grace well to fare. Amen The lyff of Syr Degaré Both curteys and fre.

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De lui pardonner son méfait. Lui dans son château l’emmena, Le pria d’y rester pour toujours. « Non, je ne puis, sire, dit-il, Mais si vous en êtes d’accord, Allons tous les deux voir ma mère, Car elle est en grande détresse. – Mais avec joie, pardieu ! dit-il,  Dégarré et son père bien-aimé Vinrent en Angleterre ensemble, Armés et en bel équipage. Dès qu’elle vit le chevalier La dame le reconnut sans peine. Et changea tout à coup de couleur. Elle dit : « Dégarré, mon cher fils, Tu amènes ton père avec toi !  – Oui, madame, n’en doutez pas! C’est lui, j’en suis sûr maintenant.  – Je rends grâces à Dieu, dit le roi, Je sais maintenant à coup sûr Qui de Dégarré fut le père ! » La dame sur le champ se pâma. Un peu plus tard, il va de soi, Le chevalier épousa la dame. Son fils et elle divorcèrent Car ils étaient parents trop proches. Puis sire Dégarré partit ; Avec le roi et son escorte, Et son père et sa mère chérie. Tous se rendirent au château Où habitait la belle dame Par lui gagnée de haute lutte ; Il l’épousa en grande pompe Devant la noblesse du pays, Libéré de tous ses tracas. La grâce de Dieu soit avec nous. Amen Vie du seigneur Dégarré Tout à la fois noble et courtois.

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Introduction Manuscrit Le poème Launfal est conservé dans un seul manuscrit, le ms. Cotton Caligula A. II de la British Library, daté de première moitié du XVe siècle. Ce manuscrit contient, en particulier, des poèmes de Lydgate et une dizaine de romans en vers. Le texte de Launfal occupe les fol. 35v à 42v. Date, auteur et provenance De l’auteur de Launfal nous ne connaissons que le nom, qui nous est donné au v. 1039 : « Thomas Chestre made thys tale ». Chestre pourrait également être l’auteur d’Octavien et Libeaus Desconus, deux romans en vers qui, dans le ms. Cotton Caligula A. II, précèdent et suivent respectivement le texte de Launfal. Ces deux poèmes présentent en effet des caractéristiques stylistiques très proches de celles que l’on relève dans Launfal1. Sur la date de composition de Launfal, il n’existe pas non plus de certitudes. Plusieurs indices, rassemblés par A. McI. Trounce2, autorisent à penser que le poème date de la fin du XIVe siècle, une période où se manifeste en Angleterre un intérêt certain pour les lais bretons, comme le montre l’inclusion du Conte du Franklin dans les Canterbury Tales de Chaucer. Sur la provenance du poème, il faut se contenter, encore une fois, d’hypothèses : Launfal pourrait avoir été composé dans le sud des Midlands, ou dans l’Essex3. Versification Le poème est constitué de quatre-vingt-sept « tail-rhyme stanzas », des strophes de douze vers qui obéissent à un schéma métrique caractéristique, dont l’aire de diffusion se limite aux Midlands de l’est et aux régions immédiatement voisines : chaque strophe se compose de quatre triplets. Les deux premiers vers de chaque triplet portent quatre accents chacun, alors que le dernier (la « tail-rhyme ») n’en porte que trois. Du point de vue de la disposition des rimes, on relève dans Launfal deux schémas différents : (1) aabccbddbeeb (soixante-et-onze strophes) et aabaabccbddb (seize strophes).

1

  Voir à ce sujet l’analyse de A. J. Bliss, Sir Launfal, London, Edinburgh, 1960, p. 14.   « The English Tail-Rhyme Romances », Medium Aevum, 2 (1933), p. 189-198. 3   Selon Bliss, p. 5-12. 2

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Sources Launfal est une adaptation d’une traduction moyen-anglaise du lai de Lanval de Marie de France. Cette traduction-source est aujourd’hui perdue, mais le poème Landeval, également édité dans ce recueil, en constitue une version4. Pour apprécier le travail de Chestre, il suffit donc de comparer, avec la prudence qui s’impose, le texte de Launfal avec celui de Landeval5. Cette comparaison montre combien Chestre est resté proche de sa source. Quatre passages seulement de Landeval n’ont pas de correspondant dans Launfal : trois monologues dans lesquels Landeval donne libre cours à son chagrin (Landeval 26-30, 43-51, 317-326), et le dialogue final dans lequel il implore le pardon de sa bien-aimée (Landeval 503-530). Et encore n’est-on pas certain que ces passages figuraient dans la source que Chestre a utilisée. À la matière puisée dans cette source moyen-anglaise, Chestre a mêlé des éléments empruntés au lai de Graelent6, un poème anonyme datant de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle : —  Le rôle joué par la reine dans la mise à l’écart de Launfal (Launfal 67-72, Graelent 137-152). —  L’épisode de la fille du maire et le départ de Launfal sous les quolibets (Launfal 190-216, Graelent 159-193). —  Les présents dont Launfal est comblé, une fois revenu à son logis (Launfal 373-395, Graelent 336-376). —  La disparition de Gyfre (Launfal 733-744, Graelent, 503-504). Il semble, enfin, que Chestre ait incorporé à son poème quelques détails ou épisodes de son invention : ­—  Le voyage d’Arthur en Irlande, et l’attribution de la paternité de Guenièvre au roi Ryon (37-43). —  Le prétexte imaginé par Launfal pour justifier auprès d’Arthur son départ de la cour : une lettre annonçant la mort de son père (73-78). —  Les personnages de Sir John et Sir Hugh (82-180).

4

  Selon G. L. Kittredge, « Launfal », American Journal of Philology, 10/1 (1889), p. 1-33 et David Carlson, « The Middle English Lanval, the Corporal Works of Mercy, and Bibliothèque Nationale, Nouv. Acq. Fr. 1104 », Neophilologus 72/1 (1988), p. 97-106. 5   D’après Bliss, Sir Launfal, p. 3-4. 6   Cf. Lais Féeriques des XIIe et XIIIe siècles, éd. A. Micha, Paris, 1992 (GF, Édition Bilingue), p. 20-61.

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—  Les deux tournois (433-612). —  Le serment imprudent de la reine, « que l’on crève mes yeux gris », suivi du châtiment approprié (810 et 1006-1008). Originalité de l’œuvre Elle réside dans le travail de ré-écriture de Chestre, dans la manière dont il a combiné, remanié et enrichi ses sources pour créer un texte nouveau. L’apport principal de Chestre se constitue des quelque deux cents vers qui relatent les deux tournois. Sur l’intérêt de ce long passage, les critiques sont divisés. Pour certains, il a été plaqué maladroitement sur le récit, pour satisfaire au goût de l’époque7. Pour d’autres, au contraire, les deux tournois jouent un rôle essentiel, tant sur le plan narratif que sur le plan symbolique. Situés au cœur du poème, ils fournissent une transition entre l’épisode de la rencontre de Launfal et de Tryamour et celui du retour de Launfal à la cour : c’est, en effet, parce qu’il a entendu parler des exploits de Launfal à Caerleon et en Lombardie qu’Arthur le rappelle auprès de lui8. Le tournoi contre Valentin constitue en outre un moment-clé où le héros, qui n’était plus rien, va retrouver aux yeux de tous une nouvelle identité : celle d’un vaillant chevalier, certes ; mais plus encore, lorsqu’il triomphe grâce à la magie de Gyfre, celle de champion de Tryamour, à mi-chemin entre le monde des humains et le pays de féérie9. En termes de sensibilité poétique, Launfal n’a rien de la délicatesse du Lanval de Marie de France. Le témoignage de Landeval montre que la traduction qui a servi de source à Chestre n’était pas un chef-d’œuvre. Mais Chestre s’éloigne encore plus de la sophistication du lai de Marie en introduisant des détails presque sordides. C’est avec bien peu de courtoisie que Launfal avoue à la fille du maire qu’il n’a plus « Ni chausses ni souliers / Ni haut-de chausses, ni chemise propres » (199-202). Et c’est avec grande déception que, regardant dans son aumônière, il n’y voit pas le marc d’or attendu (733-736). Mais sans doute peut-on racheter le poème en considérant que, même s’il revendique le statut aristocratique de « lai », il présente des caractéristiques qui le rapprochent du conte populaire10 : dans ce type de littérature, les personnages sont des entités abstraites et les relations

7   Voir, par exemple, M. J. Wright, « The Tournament Episodes in Sir Launfal : A Suggestion », Parergon, 8 (1974), p. 37. 8   Comme le fait remarquer E. R. Anderson, « The Structure of Sir Launfal », Papers on Language and Literature 13, 1977, p. 115-124. 9   Pour plus de détails, voir J. Weldon, « Jousting for Identity : Tournaments in Thomas Chestre’s Sir Launfal », Parergon 17/2 (janvier 2000), p. 107-123. 10   C’est la position défendue par B. K. Martin, « Sir Launfal and the Folktale », Medium Aevum, 35 (1966), p. 199-206.

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qu’ils entretiennent sont traduites non pas en termes psychologiques, mais par la présentation de cadeaux, métaux précieux et étoffes colorées. Les références aux chausses ou à l’aumônière vide de Launfal ne doivent donc pas être condamnées comme des marques de la médiocrité de l’auteur, mais comprises comme des moyens simples et efficaces de figurer l’abandon dont le héros est victime. Le rapprochement avec les contes populaires permet aussi de comprendre le mode de traitement des personnages. Seule compte leur fonction dans le récit, et la manière dont, amis ou adversaires de Launfal, ils font avancer l’action. Il explique, enfin, que l’on ne trouve pas dans Launfal ce sens du mystérieux qui règne, par exemple, dans Sir Orfeo : nulle crainte, nul étonnement chez Launfal lorsque, pour la première fois, il rencontre la fée. Or, c’est précisément une caractéristique du conte populaire de présenter des héros qui ne montrent aucune curiosité lorsqu’ils entrent en contact avec le surnaturel. Ces traits relevant de la littérature populaire apparaissant dans un univers qui est celui du roman en vers, celui de l’amour courtois et des exploits chevaleresques, on aboutit à un mélange des genres qui rend difficile une évaluation de la valeur littéraire de l’œuvre. Qu’en est-il maintenant de la forme, des talents de versificateur de Chestre ? Une comparaison entre Launfal et Landeval montre que Chestre a emprunté à sa source un grand nombre de rimes. Bliss11 a étudié la technique que le poète a utilisée pour construire des « tail-rhyme stanzas » à partir de ces rimes, qui formaient dans le texte-source des couplets. Il arrive que, pour composer une strophe de douze vers, Chestre emprunte jusqu’à cinq rimes (soit dix vers) à sa source. Mais il se trouve obligé, pour respecter le schéma de la « tail-rhyme stanza » (douze vers, mais cinq rimes seulement), d’introduire deux vers de son invention, qui se trouvent en position de « tail-rhymes ». Or, les contraintes formelles et sémantiques sont telles que ces vers nouveaux sont le plus souvent insipides : références aux sources, serments, descriptions conventionnelles. Certes, ces formules stéréotypées font partie de l’arsenal traditionnel des auteurs de romans en vers, mais dans Launfal, elles sont si nombreuses qu’elles donnent une forte impression d’artificialité. On ne pourra donc pas prétendre que Chestre avait la virtuosité et l’originalité d’un Chaucer. Mais le seul fait que Launfal ait suscité bon nombre d’articles critiques montre que l’œuvre n’est pas dénuée d’intérêt. Elle offre, en particulier, une excellente illustration de la manière dont ce genre aris-

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  Voir Sir Launfal, p. 34.

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tocratique qu’est le lai a pu être adapté à un public de bourgeois et de marchands, une classe qui, en cette fin du XIVe siècle, était en pleine expansion.

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Be doughty Artours dawes That helde Engelond yn good lawes,    Ther fell a wondyr cas Of a ley that was ysette, That hyght “Launval” and hatte yette.    Now herkeneth how hyt was! Doughty Artour som whyle Sojournede yn Kardevyle,    Wyth joye and greet solas, And knyghtes that wer profitable Wyth Artour of the Rounde Table –    Never noon better ther nas!     Sere Persevall and Syr Gawayn, Syr Gyheryes and Syr Agrafrayn,    And Launcelet du Lake; Syr Kay and Syr Ewayn, That well couthe fyghte yn playn,    Bateles for to take. Kyng Banbooght and Kyng Bos (Of ham ther was a greet los –    Men sawe tho nowher her make), Syr Galafre and Syr Launfale, Wherof a noble tale    Among us schall awake.     Wyth Artour ther was a bacheler, And hadde ybe well many a yer:    Launfal, forsoth he hyght. He gaf gyftys largelyche, Gold and sylver and clothes ryche,    To squyer and to knyght. For hys largesse and hys bounté The kynges stuward made was he    Ten yer, I you plyght; Of alle the knyghtes of the Table Rounde, So large ther nas noon yfounde    Be dayes ne be nyght.    

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Traduction Au temps du vaillant Arthur, Qui gouvernait l’Angleterre avec justice, Il survint une étrange aventure. De cette histoire on fit un lai Appelé, aujourd’hui encore, Lanval. Écoutez bien ce qu’il advint ! En ce temps-là, le vaillant Arthur Tenait sa cour à Carlisle. Il y avait là joie et grand réconfort, Et de preux chevalier de la Table Ronde Réunis auprès d’Arthur. Jamais il n’en fut de meilleurs ! Messire Perceval, messire Gauvain, Messire Gaheriet, messire Agravain Et Lancelot du Lac, Messire Kay et messire Yvain, Qui tous faisaient merveille Sur le champ de bataille, Le roi Banbooght et le roi Bos (Grande était leur renommée, Ils n’avaient pas de rivaux), Messire Galafre et messire Launfal, Dont vous allez tantôt entendre Conter la noble histoire. Auprès d’Arthur était un bachelier Qui le servait depuis bien des années. Il se nommait, en vérité, Launfal. Il donnait à tous de généreux présents, Or, argent et riches vêtements, Aux écuyers comme aux chevaliers. Pour sa bonté et sa générosité, On le fit sénéchal du roi. Dix ans il le resta, croyez-m’en. De tous les chevaliers de la Table Ronde, Il n’en était pas de plus généreux, Qu’il fît jour ou qu’il fît nuit.

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So hyt befyll, yn the tenthe yer Marlyn was Artours counsalere;    He radde hym forto wende To Kyng Ryon of Irlond right, And fette hym ther a lady bright,    Gwennere, hys doughtyr hende. So he dede, and hom her brought, But Syr Launfal lykede her noght,    Ne other knyghtes that wer hende; For the lady bar los of swych word That sche hadde lemmannys under her lord,    So fele ther nas noon ende.     They wer ywedded, as I you say, Upon a Wytsonday,    Before princes of moch pryde. No man ne may telle yn tale What folk ther was at that bredale    Of countreys fer and wyde! No nother man was yn halle ysette But he wer prelat other baronette    (In herte ys naght to hyde). Yf they satte noght all ylyke, Har servyse was good and ryche,    Certeyn yn ech a syde.     And whan the lordes hadde ete yn the halle, And the clothes wer drawen alle,    As ye mowe her and lythe, The botelers sentyn wyn To alle the lordes that wer theryn,    Wyth chere bothe glad and blythe. The Quene yaf yftes for the nones, Gold and selver and precyous stonys    Her curtasye to kythe. Everych knyght sche gaf broche other ryng, But Syr Launfal sche yaf nothyng –    That grevede hym many a sythe.     And whan the bredale was at ende, Launfal tok hys leve to wende

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Il advint qu’au bout de dix ans, Merlin, qui conseillait Arthur, Le pressa de se rendre Chez le roi Rion d’Irlande Et d’y aller chercher une belle dame, Guenièvre, sa noble fille. Le roi obéit, et revint avec elle, Mais elle déplut à messire Launfal Et à d’autres nobles chevaliers : La dame, en effet, avait la réputation D’avoir à l’insu de son seigneur Je ne sais combien d’amants. Le mariage eut lieu, croyez m’en, Un jour de Pentecôte, Devant des princes de haut parage. On ne saurait décrire Tous ceux qui vinrent à ces noces, Des quatre coins du monde. Nul n’était à ce banquet Qui ne fût prélat ou baronnet (Il n’y a là rien à cacher). Tous n’étaient pas aux places d’honneur, Mais pour tous, le service fut bel et bon : Aucun ne fut oublié. Quand ces seigneurs eurent festoyé Et qu’on eut ôté les nappes, Alors, écoutez-moi bien, Les sommeliers versèrent du vin À tous les seigneurs qui étaient là, Dans la gaîté et la bonne humeur. La reine fit pour l’occasion des présents, Or, argent et pierres précieuses, Afin de montrer sa courtoisie. À chaque chevalier elle donna broche ou bague, Mais à messire Launfal, elle ne donna rien : Il en fut grandement peiné. Quand les noces furent terminées, Launfal demanda congé

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   At Artour the kyng, And seyde a lettere was to hym come That deth hadde hys fadyr ynome    He most to hys beryynge. Tho seyde Kyng Artour, that was hende, “Launfal, yf thou wylt fro me wende,    Tak wyth the greet spendyng, And my suster sones two – Bothe they schull wyth the go    At hom the for to bryng.”     Launfal tok leve, wythoute fable, Wyth knightes of the Rounde Table,    And wente forth yn hys journé Tyl he come to Karlyoun, To the meyrys hous of the toune,    Hys servaunt that hadde ybe. The meyr stod, as ye may here, And sawe hym come ryde up anblere,    Wyth two knightes and other mayné. Agayns hym he hath wey ynome, And seyde, “Syr, thou art well come!    How faryth our Kyng? - tel me!”     Launfal answerede and seyde than, “He faryth as well as any man    Ane elles greet ruthe hyt wore. But, Syr Meyr, without lesyng, I am departyd fram the Kyng,    And that rewyth me sore. Ne ther thar no man, benethe ne above, For the Kyng Artours love    Onowre me never more. But, Syr Meyr, I pray the, par amour, May y take wyth the sojoure?    Som tyme we knewe us, yore.” The Meyr stod and bethoghte hym there What might be hys answere,    And to hym than gan he sayn, “Syr, seven knyghtes han her har in ynome

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À Arthur le roi. Il lui dit avoir reçu une lettre, Annonçant la mort de son père : Il devait se rendre à ses funérailles. Alors, Arthur lui dit, ce noble roi : « Launfal, si tu veux me quitter, Prends avec toi argent en quantité Et les deux fils de ma sœur. Vous ferez route ensemble : Ils t’accompagneront chez toi. » Launfal prit congé, sans mentir, Des chevaliers de la Table Ronde. Au terme de son voyage, Il arriva à Caerleon Devant la demeure du maire de la ville, Qui avait été son valet. Le maire, écoutez bien cela, Le vit venir sur un cheval qui allait l’amble, Avec deux chevaliers et une escorte. Il vint à sa rencontre Et lui dit : « Sois le bienvenu, messire. Dis-moi donc comment va notre roi ! » Launfal lui répondit alors : « Il va aussi bien que possible, Le contraire eût été grand pitié. Cependant, sire Maire, pour être franc, J’ai quitté le service du roi, À ma très grande douleur. Nul n’est donc plus tenu, petit ou grand, Pour l’amour du roi Arthur, De me rendre honneur. Mais au nom de notre amitié, sire Maire Puis-je, je t’en prie, résider chez toi ? Nous nous connaissions bien jadis. » Le maire réfléchit, cherchant Quelle réponse il pourrait faire. Voici ce qu’il lui dit : « Sire, sept chevaliers logent ici,

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And ever y wayte whan they wyl come,    That arn of Lytyll Bretayne.” Launfal turnede hymself and lowgh, Therof he hadde scorn inowgh,    And seyde to hys knyghtes tweyne, “Now may ye se, swych ys service Under a lord of lytyll pryse!    How he may therof be fayn!”     Launfal awayward gan to ryde. The Meyr bad he schuld abyde    And seyde yn thys manere: “Syr, yn a chamber by my orchardsyde, Ther may ye dwelle wyth joye and pryde,    Yyf hyt your wyll were.” Launfal anoon ryghtes, He and hys two knytes,    Sojournede ther yn fere; So savegelych hys good he besette That he ward yn greet dette    Ryght yn the ferst yere.     So hyt befell at Pentecost, Swych tyme as the Holy Gost    Among mankend gan lyght, That Syr Huwe and Syr Jon Tok her leve for to gon    At Syr Launfal the knight. They seyd, “Syr, our robes beth torent, And your tresour ys all yspent,    And we goth ewyll ydyght.” Thanne seyde Syr Launfal to the knighte fre, “Tellyth no man of my poverté,    For the love of God Almyght!”     The knyghtes answerede and seyde tho That they nolde hym wreye never mo,    All thys world to wynne. Wyth that word they wente hym fro To Glastyngbery, bothe two,    Ther Kyng Artour was inne.

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Et j’attends leur arrivée : Ils viennent de Petite Bretagne. » Launfal se détourna et se mit à rire : Il trouvait la réponse méprisable. Il dit à ses deux chevaliers : « Vous voyez là comment est servi  Un seigneur de peu de prix : Il a tout pour être satisfait ! » Launfal allait passer son chemin, Quand le maire le pria de rester, S’adressant à lui en ces termes : « Sire, dans une chambre au fond de mon jardin Vous serez logé grandement, Si telle est votre volonté. » Launfal ne se fit pas prier : Avec ses deux chevaliers Il s’installa en ce lieu. Il mit tant d’ardeur à dépenser son bien Qu’il se trouva criblé de dettes Dès la première année. Or, il advint qu’à Pentecôte, En ce jour où l’Esprit Saint Descendit sur les hommes, Messire Huwe et messire John Demandèrent congé À messire Launfal le chevalier. « Sire, lui dirent-ils, nous sommes en loques, Et de votre trésor il ne reste plus rien : Nous avons bien piètre allure. » Alors, Launfal dit à ces nobles chevaliers : « Ne dites mot de ma pauvreté, Pour l’amour du Dieu Tout-Puissant. » Les chevaliers lui promirent Qu’ils ne trahiraient pas son secret Pour tout l’or du monde. Sur ces mots, ils le quittèrent Et se rendirent à Glastonbury Où résidait le roi Arthur.

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The kyng sawe the knyghtes hende, And agens ham he gan wende,    For they wer of hys keene. Noon other robes they ne hadde Than they owt wyth ham ladde,    And tho wer totore and thynne.     Than seyde Quene Gwenore, that was fel, “How faryth the prowde knyght Launfal?    May he hys armes welde?” “Ye, madame,” sayde the knytes than, “He faryth as well as any man,    And ellys God hyt schelde!” Moche worchyp and greet honour To Gwenore the Quene and Kyng Artour    Of Syr Launfal they telde, And seyde, “He lovede us so That he wold us evermo    At wyll have yhelde.     But upon a rayny day hyt befel An huntynge wente Syr Launfel    To chasy yn holtes hore; In our old robes we yede that day, And thus we beth ywent away,    As we before hym wore.” Glad was Artour the kyng That Launfal was yn good lykyng –    The Quene hyt rew well sore, For sche wold wyth all her myght That he hadde be bothe day and nyght    In paynys mor and more.     Upon a day of the Trinité A feste of greet solempnité    In Carlyoun was holde; Erles and barones of the countré Ladyes and borjaes of that cité,    Thyder come, bothe yongh and old. But Launfal, for hys poverté, Was not bede to that semblé –

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Quand il vit ces nobles chevaliers, Le roi alla à leur rencontre, Car ils étaient de sa famille. Leurs vêtements étaient les mêmes Qu’au jour de leur départ, Usés et déchirés. Guenièvre, cette méchante reine, leur dit alors : « Comment va le fier chevalier Launfal ? Peut-il encore manier ses armes ? » « Certes, Madame, répondirent les chevaliers. Il se va aussi bien que possible, À Dieu ne plaise qu’il en soit autrement ! » Ils ne tarirent pas d’éloges Quand à la reine Guenièvre et au roi Arthur Ils parlèrent de messire Launfal, Ils leur dirent aussi : « Il nous aimait tant Qu’il aurait voulu nous garder toujours Auprès de lui, pour le plaisir. Mais il se trouve qu’un jour où il pleuvait Messire Launfal s’en est allé chasser Dans une sombre forêt. Nous portions ce jour-là nos vieux habits, Et nous sommes partis tels que nous étions Lorsque nous étions en sa présence. » Arthur le roi se réjouit De l’estime dont jouissait Launfal. Mais la reine en conçut grand dépit, Car elle souhaitait de toute son âme Qu’il souffrît jour et nuit Des peines de plus en plus grandes. Un jour, à la Trinité, Une fête somptueuse Fut donnée à Caerleon. Comtes et barons de cette contrée, Dames et bourgeois de cette cité, Tous y vinrent, jeunes et vieux. Mais Launfal, à cause de sa pauvreté, Ne fut pas convié à ces festivités :

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   Lyte men of hym tolde. The meyr to the feste was ofsent; The meyry’s doughter to Launfal went    And axede yf he wolde     In halle dyne wyth her that day. “Damesele,” he sayde, “nay!    To dyne have I no herte. Thre dayes ther ben agon, Mete ne drynke eet y noon,    And all was for povert. Today to cherche I wolde have gon, But me fawtede hosyn and schon,    Clenly brech and scherte; And for defawte of clothynge, Ne myghte y yn the peple thrynge.    No wonder though me smerte!     But o thyng, damesele, y pray the: Sadel and brydel lene thou me    A whyle forto ryde, That I myghte confortede be By a launde under thys cyté,    Al yn thys underntyde.” Launfal dyghte hys courser, Wythoute knave other squyer.    He rood wyth lytyll pryde; Hys hors slod, and fel yn the fen, Wherefore hym scornede many men    Abowte hym fer and wyde.     Poverly the knyght to hors gan sprynge. For to dryve away lokynge,    He rood toward the west. The wether was hot the underntyde; He lyghte adoun, and gan abyde    Under a fayr forest. And, for hete of the wedere, Hys mantell he feld togydere,    And sette hym doun to reste. Thus sat the knyght yn symplyté,

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On faisait bien peu de cas de lui. Le maire comptait parmi les invités. La fille du maire se rendit chez Launfal Et lui demanda s’il voulait Dîner avec elle au château ce jour-là. « Damoiselle, lui dit-il, non, Je n’ai pas le cœur à dîner. Trois jours se sont écoulés, Et je n’ai ni bu ni mangé, Tant est grande ma pauvreté. Je voulais aujourd’hui aller à l’église, Mais je n’ai ni chausses ni souliers, Ni haut-de-chausses ni chemise propres : Parce que je n’ai pas de vêtements, Je n’ai pu me joindre à l’assemblée. Ma peine se conçoit aisément ! Cependant, damoiselle, j’ai une requête : Prête-moi une selle et une bride : Je voudrais prendre mon cheval Et aller oublier ma peine Dans la campagne, aux environs de cette cité : Cela ne prendra que la matinée. » Launfal harnacha son destrier : Il n’avait ni valet, ni écuyer. De cette équipée il n’eut guère à se vanter. Son cheval glissa et tomba dans la boue Et il dut subir les quolibets Qui fusaient de toutes parts. Pitoyable, le chevalier se remit en selle. Pour échapper aux regards, Il chevaucha vers l’Ouest. Il faisait chaud ce matin-là. Il mit pied à terre, et s’attarda Dans une belle forêt. Il y faisait si chaud Qu’il plia son manteau Et s’assit pour se reposer : Le voilà donc, vêtu de léger,

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In the schadwe under a tre,    Ther that hym lykede beste.     As he sat yn sorow and sore He sawe come out of holtes hore    Gentyll maydenes two: Har kerteles wer of Indesandel, Ylased smalle, jolif, and well    Ther myght noon gayer go. Har manteles wer of grene felvet, Ybordured wyth gold, ryght well ysette,    Ypelured wyth grys and gro. Har heddys wer dyght well wythalle: Everych hadde oon a jolyf coronall    Wyth syxty gemmys and mo. Har faces wer whyt as snow on downe; Har rode was red, her eyn wer browne. I sawe nevir non swyche! That oon bar of gold a basyn, That other a towayle, whyt and fyn,    Of selk that was good and ryche. Har kercheves wer well schyre, Arayd wyth ryche gold wyre.    Launfal began to syche; They com to hym over the hoth; He was curteys, and agens hem goth,    And greette hem myldelyche.     “Damesels,” he seyde, “God yow se!” “Syr Knyght,” they seyde, “well the be!    Our lady, Dame Tryamour, Bad thou schuldest com speke wyth here Yyf hyt wer thy wylle, sere,    Wythoute more sojour.” Launfal hem grauntede curteyslyche, And went wyth hem myldelyche.    They wheryn whyt as flour. And when they come in the forest an hygh, A pavyloun yteld he sygh,    Wyth merthe and mochell honour.

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Assis à l’ombre, au pied d’un arbre, À l’endroit qui lui avait paru le plus agréable. Comme il restait là, triste et dolent, Il vit sortir de la sombre forêt Deux nobles damoiselles. Leurs bliauts étaient de soie indienne, Lacés serré, et fort seyants. Il n’en était pas de plus gaies. Leurs manteaux étaient de velours vert Bordés d’or, sans le moindre défaut, Et doublés de gris et de vair. Leurs têtes étaient joliment ornées : Elles avaient chacune une belle couronne Sertie de soixante gemmes pour le moins. Elles avaient le visage blanc comme neige, Le teint vermeil et les yeux bruns, Jamais je n’en ai vu de plus belles ! L’une portait un bassin d’or L’autre une serviette blanche et fine, Tout en soie précieuse. Leurs coiffes brillaient, Ornées de riches fils d’or. Launfal se mit à soupirer. Traversant la prairie, elles vinrent à lui. Courtois, il alla à leur rencontre, Et les salua civilement. « Damoiselles, dit-il, Dieu vous garde ! – Sire chevalier, dirent-elles, nous te saluons. Notre maîtresse, dame Tryamour, Te prie de venir converser avec elle, Si telle est ta volonté, messire, Sans plus de délai. » Launfal accepta avec courtoisie, Et les accompagna civilement. Elles étaient blanches comme le lait. Lorsqu’ils furent en haut de la forêt, Il vit un pavillon qu’on avait dressé là, Gai et splendide.

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The pavyloun was wrouth, forsothe, ywys, All of werk of Sarsynys,    The pomelles of crystall; Upon the toppe an ern ther stod Of bournede golde, ryche and good,    Ylorysched wyth ryche amall. Hys eyn wer carbonkeles bryght – As the mone they schon anyght,    That spreteth out ovyr all. Alysaundre the conquerour, Ne Kyng Artour yn hys most honour,    Ne hadde noon scwych juell!     He fond yn the pavyloun The kynges doughter of Olyroun,    Dame Tryamour that hyghte; Her fadyr was Kyng of Fayrye, Of Occient, fer and nyghe,    A man of mochell myghte. In the pavyloun he fond a bed of prys Yheled wyth purpur bys,    That semyle was of syghte. Therinne lay that lady gent That after Syr Launfal hedde ysent,    That lefsom lemede bryght.     For hete her clothes down sche dede Almest to her gerdylstede    Than lay sche uncovert. Sche was as whyt as lylye yn May, Or snow that sneweth yn wynterys day –    He seygh never non so pert. The rede rose, whan sche ys newe, Agens her rode nes naught of hewe,    I dar well say, yn sert. Her here schon as gold wyre; May no man rede here atyre,    Ne naught wel thenke yn hert.     Sche seyde, “Launfal, my lemman swete, Al my joye for the y lete,

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Ce pavillon était conçu, en vérité, À la manière des Sarrasins, Avec des pommeaux de cristal. Au sommet était un aigle D’or bruni, du plus beau qui soit, Décoré d’émail précieux. Ses yeux étaient des escarboucles : Ils brillaient la nuit tels la lune Qui sur tout étend son domaine. Ni Alexandre le conquérant, Ni le roi Arthur au faîte de sa gloire N’eurent jamais pareil joyau. Il trouva dans ce pavillon La fille du roi d’Oléron, Elle se nommait dame Tryamour. Son père était roi de Féérie, Et possédait tout le pays d’Occient : C’était un homme très puissant. Dans ce pavillon, il vit un lit de grand prix Recouvert d’une étoffe poupre, Magnifique à voir. Sur ce lit reposait la noble dame Qui avait fait quérir Launfal : Elle était éblouissante de beauté. Il faisait si chaud qu’elle se dévêtit Presque jusqu’à la ceinture. Puis elle resta là, dénudée. Elle était blanche comme lis en mai, Ou neige qui tombe aux jours d’hiver. Jamais il n’avait vu dame si séduisante. La rose rouge fraîche éclose Était bien pâle, en comparaison, Je puis le dire sans hésiter. Sa chevelure avait l’éclat du fil d’or. Nul n’aurait pu décrire son apparence Ni même se l’imaginer. « Launfal, doux ami, lui dit-elle, Pour toi j’ai renoncé à toute joie.

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   Swetyng paramour! Ther nys no man yn Cristenté That y love so moche as the,    Kyng neyther emperour!” Launfal beheld that swete wyghth – All hys love yn her was lyghth, –    And keste that swete flour And sat adoun her bysyde, And seyde, “Swetyng, whatso betyde,    I am to thyn honour!”     She seyde, “Syr Knyght, gentyl and hende, I wot thy stat, ord and ende;    Be naught aschamed of me! Yf thou wylt truly to me take And alle wemen for me forsake,    Ryche I wyll make the. I wyll the yeve an alner Ymad of sylk and of gold cler,    Wyth fayre ymages thre. As oft thou puttest the hond therinne, A mark of gold thou schalt wynne    In wat place that thou be.     “Also,” sche seyde, “Syr Launfal, I yeve the Blaunchard, my stede lel,    And Gyfre, my owen knave. And of my armes oo pensel Wyth thre ermyns ypeynted well,    Also thou schalt have. In werre ne yn turnement Ne schall the greve no knyghtes dent,    So well y schall the save.” Than answerede the gantyl knyght And seyde, “Gramarcy, my swete wyght!    No bettere kepte y have!”     The damesell gan here up sette, And bad her maydenes her fette    To hyr hondys watyr clere – Hyt was ydo wythout lette.

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Mon tendre amour, Il n’est homme en la Chrétienté Que j’aime autant que toi, Fût-il roi ou empereur ! » Launfal contempla cette douce créature : Son cœur était désormais tout à elle. Il embrassa cette douce fleur, Puis il s’assit auprès d’elle Et lui dit : « Douce amie, quoiqu’il advienne, Je suis à ton service. » Elle lui dit : « Sire chevalier, noble et doux, Je sais tout de ta condition. N’aie point de honte devant moi. Si tu veux fidèlement t’attacher à moi Et pour moi renoncer à toutes les femmes, Je te rendrai riche. Je te donnerai une aumônière De soie et d’or clair Ornée de trois belles images. Chaque fois que tu y puiseras, Tu y trouveras un marc d’or, En quelque lieu que tu sois. En outre, dit-elle, sire Launfal, Je te donne Blanchard, mon fidèle coursier, Et Gyfre, mon valet. D’une bannière portant mes armes, Où sont peintes trois hermines. Je te ferai aussi cadeau. À la guerre ou au tournoi Nul chevalier ne pourra te blesser Tant je veillerai sur toi. » Alors, ce noble chevalier répondit : « Grand merci, douce créature, Je ne pourrais trouver meilleure offre. » La demoiselle s’assit dans son lit, Et ordonna à ses suivantes d’apporter De l’eau claire pour se laver les mains. Elles lui obéirent promptement.

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The cloth was spred, the bord was sette,    They wente to hare sopere. Mete and drynk they hadde afyn, Pyement, clare, and Reynysch wyn,    And elles greet wondyr hyt wer. Whan they had sowpeth, and the day was gon, They wente to bedde, and that anoon,    Launfal and sche yn fere.     For play, lytyll they sclepte that nyght, Tyll on morn hyt was daylyght.    Sche badd hym aryse anoon; Hy seyde to hym, “Syr gentyl knyght, And thou wylt speke wyth me any wyght,    To a derne stede thou gon. Well privyly I woll come to the (No man alyve ne schall me se)    As stylle as any ston.” Tho was Launfal glad and blythe, He cowde no man hys joye kythe    And keste her well good won.     “But of o thyng, Syr Knyght, I warne the, That thou make no bost of me    For no kennes mede! And yf thou doost, I warny the before, All my love thou hast forlore!”    And thus to hym she seyde. Launfal tok hys leve to wende. Gyfre kedde that he was hende, And brought Launfal hys stede; Launfal lepte ynto the arsoun And rood hom to Karlyoun    In hys pover wede.     Tho was the knyght yn herte at wylle; In hys chaunber he hyld hym stylle    All that underntyde. Than come ther, thorwgh the cité, ten Well yharneysyth men    Upon ten somers ryde;

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La nappe mise, le couvert disposé, Ils s’installèrent pour souper. Ils mangèrent et burent choses exquises, Du piment, du claré et du vin du Rhin : Le contraire eût été étonnant. Après le souper, à la nuit tombée, Ils mirent aussitôt au lit, Launfal, et la dame avec lui. À ce jeu, ils dormirent peu cette nuit-là, Jusqu’aux premières lueurs du jour. Elle le pria alors de se lever sans tarder. Et lui dit : « Sire, noble chevalier, Si tu veux me parler, quand tu le voudras, Retire-toi en un lieu isolé. Secrètement je viendrai à toi, (Nul homme sur terre me verra) Silencieuse, telle une pierre ». Alors, Launfal se réjouit grandement (Il ne pouvait dire son bonheur à personne) Et il lui donna mille baisers. « Mais d’une chose, sire chevalier, je te préviens. Ne te vante jamais de moi, Pour quelque avantage que ce soit ». Si tu le fais, je te préviens d’avance, Tu auras perdu tout mon amour ! » Voilà donc ce qu’elle lui dit. Launfal prit congé et s’en fut. Gyfre se montra fort gracieux Et lui amena son cheval. Launfal bondit en selle Et rentra chez lui à Caerleon, Vêtu de ses pauvres habits. Le chevalier était tout à son bonheur. Dans sa chambre il demeura Toute la matinée. On vit alors traverser la ville, Dix hommes richement équipés, Montés sur dix chevaux de somme,

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Some wyth sylver, some wyth gold – All to Syr Launfal hyt schold;    To presente hym, wyth pryde, Wyth ryche clothes and armure bryght, They axede aftyr Launfal the knyght,    Whar he gan abyde.     The yong men wer clothed yn ynde; Gyfre, he rood all behynde    Up Blaunchard whyt as flour. Tho seyde a boy that yn the market stod, “How fere schall all thys good?    Tell us, par amour!” Tho seyde Gyfre, “Hyt ys ysent To Syr Launfal, yn present,    That hath leved yn greet dolour.” Than seyde the boy, “Nys he but a wrecche! What thar any man of hym recche?    At the Meyrys hous he taketh sojour.”     At the Merys hous they gon alyghte, And presented the noble knyghte    Wyth swych good as hym was sent; And whan the Meyr seygh that rychesse And Syr Launfales noblenesse,    He held hymself foule yschent. Tho seyde the Meyr, “Syr, par charyté, In halle today that thou wylt ete wyth me!    Yesterday y hadde yment At the feste we wold han be yn same, And yhadde solas and game,    And erst thou were ywent!”     “Sir Meyr, God foryelde the! Whyles y was yn my poverté,    Thou bede me never dyne. Now y have more gold and fe, That myne frendes han sent me,    Than thou and alle thyne!” The Meyr for schame away yede. Launfal yn purpure gan hym schrede,

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Certains chargés d’argent, et d’autres d’or : Tout était destiné à messire Launfal. Ils venaient lui offrir, avec splendeur, Riches vêtements et brillantes armures. Ils s’enquirent de Launfal le chevalier, Où pouvait-on le trouver ? Ces jeunes gens étaient vêtus d’indigo. Derrière eux chevauchait Gyfre, Monté sur Blanchard, blanc comme le lait. Sur le marché, un garçon leur dit : « Où vont donc toutes ces richesses ? Répondez, je vous en prie ». Gyfre dit alors : « Tout ceci est envoyé En cadeau à messire Launfal Qui a connu de grands malheurs ». Le garçon répondit : « Ce n’est qu’un gueux ! Qui donc se soucie de lui ? Il loge chez le maire ». Ils mirent pied à terre devant la demeure du maire Et offrirent au noble chevalier Les biens qui lui étaient envoyés. Lorsque le maire vit toutes ces richesses, Et le respect qu’inspirait messire Launfal, Il se trouva fort embarrassé. Le maire dit alors : « Sire, par charité, Daigne aujourd’hui partager ma table ! Pour ce qui est d’hier, je pensais Que nous étions tous deux de cette fête : Nous nous y serions divertis ensemble. Mais tu étais déjà parti ! – Sire Maire, Dieu te donne ton salaire ! Lorsque j’étais dans la pauvreté, Jamais tu ne m’as invité à dîner. Maintenant, j’ai plus d’or et de biens Donnés par mes amis, Que toi et tous les tiens ! » Honteux, le maire s’éloigna. Launfal se vêtit de pourpre,

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   Ypelured wyth whyt ermyne. All that Launfal hadde borwyth before, Gyfre, be tayle and be score,    Yald hyt well and fyne.     Launfal helde ryche festes. Fyfty fedde povere gestes,    That yn myschef wer. Fyfty boughte stronge stedes; Fyfty yaf ryche wedes    To knyghtes and squyere. Fyfty rewardede relygyons; Fyfty delyverede povere prysouns,    And made ham quyt and schere; Fyfty clodede gestours. To many men he dede honours    In countreys fer and nere.     Alle the lordes of Karlyoun Lette crye a turnement yn the toun    For love of Syr Launfel, And for Blaunchard, hys good stede, To wyte how hym wold spede    That was ymade so well. And whan the day was ycome That the justes were yn ynome,    They ryde out also snell. Trompours gan har bemes blowe. The lordes ryden out arowe    That were yn that castell.     Ther began the turnement, And ech knyght leyd on other good dent,    Wyth mases and wyth swerdes bothe. Me myghte ysé some therfore Stedes ywonne and some ylore,    And knyghtes wonder wroghth. Syth the Rounde Table was, A bettere turnement ther nas,    Y dare well say, forsothe! Many a lord of Karlyoun

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Fourrée d’hermine blanche. Tout ce que Launfal avait emprunté, Gyfre, mesurant à chacun sa part, Le rendit scrupuleusement. Launfal donna de riches festins. Il nourrit cinquante pauvres, Qui vivaient dans l’indigence. Il acheta cinquante bons chevaux. Il donna cinquante riches vêtements, Aux chevaliers comme aux écuyers. Il récompensa cinquante religieux Il libéra cinquante prisonniers pauvres Et les fit acquitter de leur peine. Il habilla cinquante ménestrels Maintes gens il honora, Dans des pays proches ou lointains. Tous les seigneurs de Caerleon Firent crier en ville un tournoi En l’honneur de messire Launfal Et de Blanchard son bon cheval Afin de voir quel serait le succès aux armes De cet homme si bien loti. Quand arriva le jour Où débutaient les joutes, Ils sortirent à vive allure. Les hérauts sonnèrent de la trompette. Défilèrent alors en bon ordre Les seigneurs de ce château. Le tournoi commença. Les chevaliers échangeaient coup pour coup, Maniant la masse et l’épée. On put donc voir Des chevaux gagnés, d’autres perdus, Et des chevaliers pleins de fureur. Depuis les débuts de la Table Ronde Il n’y avait eu meilleur tournoi, Je puis le dire, en vérité. Maint seigneur de Caerleon

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That day were ybore adoun,    Certayn wythouten othe.     Of Karlyoun the ryche constable Rod to Launfal, wythout fable,    He nolde no lengere abyde. He smot to Launfal, and he to hym; Well sterne strokes and well grym    Ther wer yn eche a syde. Launfal was of hym yware: Out of hys sadell he hym bar    To grounde that ylke tyde; And whan the constable was bore adoun, Gyfre lepte ynto the arsoun    And awey he gan to ryde.     The Erl of Chestere therof segh; For wrethe yn herte he was wod negh,    And rood to Syr Launfale And smot him yn the helm on hegh That the crest adoun flegh –    Thus seyd the Frenssch tale. Launfal was mochel of myght: Of hys stede he dede hym lyght,    And bar hym doun yn the dale. Than come ther Syr Launfal abowte Of Walssche knyghtes a greet rowte,    The numbre y not how fale.     Than myghte me se scheldes ryve Speres tobreste and todryve,    Behinde and ek before. Thorugh Launfal and hys stedes dent Many a knyght verement    To ground was ybore. So the prys of that turnay Was delyvered to Launfal that day,    Wythout oth yswore. Launfal rod to Karlyoun, To the meyrys hous of the toun,    And many a lord hym before.

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Vida les étriers ce jour-là, Certes, vous pouvez m’en croire. Le puissant gouverneur de Caerleon S’avança vers Launfal, sans mentir : Il n’en pouvait plus d’attendre. Il frappa Launfal, qui le frappa de retour. Maints coups rudes et violents Furent portés de part et d’autre. Launfal se mit en garde Et désarçonna son adversaire Qui mordit la poussière. Quand le gouverneur fut à terre, Gyfre bondit en selle Et quitta la lice sur son cheval. Le duc de Chester vit tout cela. Emporté par la colère, fou-furieux, Il s’avança vers messire Launfal Et frappa si fort son heaume Que le plumet se détacha. (C’est ce que dit le texte français). Launfal était d’une grande vigueur. De son cheval il le fit descendre Et il le jeta au sol. Launfal se trouva alors cerné Par un groupe de chevaliers gallois : Je n’en saurais dire le nombre. On vit alors les boucliers se briser, Les lances se rompre et voler en éclats, De tous les côtés. Sous les coups de Launfal, Maints chevaliers, en vérité, Mordirent la poussière. Ainsi, le prix de ce tournoi Fut attribué à Launfal ce jour-là, De cela nul ne doutera. Launfal s’en fut ensuite à Carleon, Et chevaucha jusqu’à la demeure du maire, Précédé de nombreux seigneurs.

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And than the noble knyght Launfal Held a feste ryche and ryall    That leste fourtenyght. Erles and barouns fale Semely wer sette yn sale    And ryaly wer adyght. And every day Dame Triamour, Sche com to Syr Launfal bour    Aday whan hyt was nyght. Of all that ever wer ther tho Segh her non but they two,    Gyfre and Launfal the knyght.     A knyght ther was yn Lumbardye; To Syr Launfal hadde he greet envye –    Syr Valentyne he hyghte. He herde speke of Syr Launfal, How that he couth justy well    And was a man of mochel myghte. Syr Valentyne was wonder strong; Fyftene feet he was longe.    Hym thoughte he brente bryghte But he myghte wyth Launfal pleye In the feld, betwene ham tweye    To justy other to fyghte.     Syr Valentyne sat yn hys halle; Hys massengere he let ycalle,    And seyde he moste wende To Syr Launfal, the noble knyght That was yholde so mychel of myght.    To Bretayne he wolde hym sende: “And sey hym, for love of his lemman, Yf sche be any gantyle woman,    Courteys, fre, other hende, That he come wyth me to juste, To kepe his harneys from the ruste,    And elles hys manhod schende.”     The messengere ys forth ywent To do hys lordys commaundement.

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Puis, le noble chevalier Launfal Donna une fête, noble et fastueuse, Deux semaines durant. Maints comtes et maints barons Y siégeaient comme il convient, Somptueusement vêtus, Et chaque jour, dame Tryamour Rejoignait Launfal dans sa chambre, Tous les jours, à la nuit tombée. De tous ceux qui étaient là, Nul ne la vit, hormis deux hommes Gyfre, et Launfal le chevalier. En Lombardie vivait un chevalier Fort jaloux de messire Launfal. Il se nommait messire Valentin. Il entendit parler de messire Launfal, De son habileté à la joute, Et de sa grande vigueur. Valentin était d’une force peu commune : Il mesurait quinze pieds. Il bouillait d’impatience D’aller affronter Launfal Dans la lice, en combat singulier, À la joute ou à l’épée. Messire Valentin siégeait en son château. Il convoqua son messager Et lui enjoignit de se rendre Chez messire Launfal, ce noble chevalier Que l’on disait si vigoureux : C’est en Bretagne qu’il devait aller. « Et dis-lui, pour l’amour de sa mie, Si elle est gente dame, Courtoise, noble et douce, Qu’il vienne jouter avec moi, Pour préserver son armure de la rouille Et montrer qu’il est un homme. » Le messager s’en fut Exécuter l’ordre de son seigneur.

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   He hadde wynde at wylle Whan he was over the water ycome; The way to Syr Launfal he hath ynome,    And grette hym wyth wordes stylle, And seyd, “Syr, my lord Syr Valentyne, A noble werrour and queynte of gynne,    Hath me sent the tylle, And prayth the, for thy lemmanes sake, Thou schuldest wyth hym justes take.”    Tho lough Launfal full stylle,     And seyde, as he was gentyl knyght, Thylke day a fourtenyght,    He wold wyth hym play. He yaf the messenger, for that tydyng, A noble courser, and a ryng,    And a robe of ray. Launfal tok leve at Triamour, That was the bryght berde yn bour,    And keste that swete may. Thanne seyde that swete wyght, “Dreed the nothyng, Syr gentyl knyght,    Thou schalt hym sle that day!”     Launfal nolde nothyng wyth hym have But Blaunchard hys stede and Gyfre hys knave    Of all hys fayr mayné. He schypede, and hadde wynd well good, And wente over the salte flod    Into Lumbardye. Whan he was over the water ycome Ther the justes schulde be nome    In the cyté of Atalye, Syr Valentyn hadde a greet ost, And Syr Launfal abatede her bost    Wyth lytyll companye.     And whan Syr Launfal was ydyght Upon Blaunchard, hys stede lyght,    Wyth helm and spere and schelde, All that sawe hym yn armes bryght

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Les vents lui furent favorables. Lorsqu’il eut passé la mer, Il se rendit chez messire Launfal Et le salua avec calme. Il lui dit : « Sire, mon seigneur, messire Valentin, Un noble guerrier, expert au combat, M’a envoyé à toi. Il te prie, pour l’amour de ta mie, De venir jouter avec lui. » Alors Launfal rit en lui-même Et dit que, sur sa foi de chevalier, Dans quinze jours, Il jouterait avec lui. Pour cette nouvelle, il donna au messager Un noble coursier, un anneau Et une robe taillée dans une étoffe à rayures. Launfal prit congé de Tryamour, Cette belle damoiselle en sa chambre Et embrassa cette douce jeune fille. La douce créature lui dit alors : « Ne crains rien, sire, noble chevalier, Ce jour-là, tu le tueras. » Launfal refusa de prendre quiconque Hormis Blanchard, son cheval, et Gyfre, son valet, De tous les gens qui le servaient. Il s’embarqua, et, les vents étant propices, Il franchit les flots salés, Et arriva en Lombardie. Lorsque, ayant passé la mer, Il arriva au lieu fixé pour les joutes, En la cité d’Atalie, Messire Valentin avait une grande armée, Mais messire Launfal leur fit perdre leur superbe Avec sa petite compagnie. Lorsque messire Launfal fut prêt à combattre, Monté sur Blanchard, son rapide destrier, Armé de son haume, de son épée et de son écu, Tous ceux qui le virent avec ses armes étincelantes

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Seyde they sawe never swych a knyght,    That hym wyth eyen beheld. Tho ryde togydere thes knyghtes two, That har schaftes tobroste bo And toschyverede yn the felde; Another cours todgedere they rod, That Syr Launfal helm of glod,    In tale as hyt ys telde.     Syr Valentyn logh, and hadde good game: Hadde Launfal never so moche schame    Beforhond, yn no fyght. Gyfre kedde he was good at nede And lepte upon hys maystrys stede –    No man ne segh wyth syght; And er than thay togedere mette, Hys lordes helm he on sette,    Fayre and well adyght. Tho was Launfal glad and blythe, And thonkede Gyfre many sythe    For hys dede so mochel of myght.     Syr Valentyne smot Launfal soo That hys scheld fel hym fro,    Anoon ryght yn that stounde. And Gyfre the scheld up hente And broghte hyt hys lord, to presente,    Er hyt cam doune to grounde. Tho was Launfal glad and blythe, And rode ayen the thrydde sythe,    As a knyght of mochell mounde. Syr Valentyne he smot so dere That hors and man bothe deed were,    Gronyng wyth grysly wounde.     Alle the lordes of Atalye To Syr Launfal hadde greet envye    That Valentyne was yslawe, And swore that he schold dye Er he wente out of Lumbardye,    And be hongede and todrawe.

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Dirent que jamais ils n’avaient vu pareil chevalier, Tous ceux qui de leurs yeux le contemplèrent. Les deux chevaliers se ruèrent l’un contre l’autre : Leurs lances se rompirent Et volèrent en éclats dans la lice. Une deuxième fois ils s’élancèrent. Le heaume de messire Launfal glissa de sa tête : C’est ce que dit le texte. Et messire Valentin de rire et de se gausser. Jamais Launfal n’avait connu pareille honte Dans aucun des combats qu’il avait menés. Gifre montra alors qu’il savait se rendre utile : Il bondit sur le cheval de son maître Sans que nul ne le vît Et, juste avant l’affrontement, Il remit le heaume de Launfal, L’attachant fermement. Launfal en fut bien aise Et remercia Gyfre maintes fois Pour cette belle prouesse. Messire Valentin frappa si fort Launfal Qu’il perdit son écu. Aussitôt, vivement, Gyfre saisit l’écu Et le rendit à son maître Avant qu’il ne tombât à terre. Launfal en fut bien aise. Il s’élança pour la troisième fois, En vaillant chevalier qu’il était. Il frappa messire Valentin si rudement Que l’homme et le cheval s’écroulèrent, En un dernier cri, blessés à mort. Tous les seigneurs d’Atalie Prirent Launfal en haine Pour avoir occis Valentin. Ils jurèrent qu’il mourrait Avant de pouvoir quitter la Lombardie Et qu’il serait pendu et écartelé.

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Syr Launfal brayde out hys fachon, And as lyght as dew he leyde hem doune    In a lytyll drawe; And whan he hadde the lordes slayn, He wente ayen yn to Bretayn    Wyth solas and wyth plawe.     The tydyng com to Artour the Kyng Anoon, wythout lesyng,    Of Syr Launfales noblesse. Anoon he let to hym sende That Launfall schuld to hym wende    At Seynt Jonnys Masse, For Kyng Artour wold a feste holde Of erles and of barouns bolde,    Of lordynges more and lesse. Syr Launfal schud be stward of halle For to agye hys gestes alle,    For cowthe of largesse.     Launfal toke leve at Triamour For to wende to Kyng Artour,    Hys feste forto agye. Ther he fond merthe and moch honour, Ladyes that wer well bryght yn bour,    Of knyghtes greet companye. Fourty dayes leste the feste, Ryche, ryall, and honeste    (What help hyt forto lye?), And at the fourty dayes ende, The lordes toke har leve to wende,    Everych yn hys partye.     And aftyr mete Syr Gaweyn, Syr Gyeryes and Agrafayn,    And Syr Launfal also Went to daunce upon the grene Under the tour ther lay the Quene    Wyth syxty ladyes and mo. To lede the daunce Launfal was set. For hys largesse he was lovede the bet

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Messire Launfal brandit son épée  Et, comme rosée, les étendit à terre En un rien de temps. Quand il eut occis ces seigneurs, Il s’en retourna en Bretagne, Dans la gaîté et la bonne humeur. Arthur le roi entendit parler Sans tarder, croyez-m’en, Des prouesses de messire Launfal. Sans tarder, il lui fit dire De se présenter à la cour Le jour de la fête de la saint Jean. Car le roi Arthur voulait donner une fête Qui réunirait nobles ducs, fiers barons Et seigneurs petits et grands. Messire Launfal organiserait les festivités Et s’occuperait des invités, Car il était connu pour sa générosité. Launfal prit congé de Tryamour Pour se rendre auprès d’Arthur Et organiser cette fête. Il trouva là joie et grand honneur, Des dames d’une grande beauté Et grande compagnie de chevaliers. Quarante jours dura cette fête Riche, fastueuse, splendide (Que me servirait de mentir ?) Au bout de quarante jours, Les seigneurs prirent congé, Et chacun retourna chez lui. Après le repas, messire Gauvain, Messire Gyeris, messire Agravain, Ainsi que messire Launfal Allèrent danser sur la pelouse Au pied de la tour où logeait la reine Avec soixante dames pour le moins. Launfal fut choisi pour mener la danse : Pour sa prodigalité, on l’aimait

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   Sertayn, of alle tho. The Quene lay out and beheld hem alle: “I se,” sche seyde, “daunce large Launfalle;    To hym than wyll y go.”     “Of alle the knyghtes that y se there, He ys the fayreste bachelere.    He ne hadde never no wyf; Tyde me good other ylle, I wyll go and wyte hys wylle:    Y love hym as my lyf!” Sche tok wyth her a companye, The fayrest that sche myghte aspye –    Syxty ladyes and fyf – And wente hem doun anoon ryghtes, Ham to pley among the knyghtes,    Well stylle wythouten stryf.     The Quene yede to the formeste ende Betwene Launfal and Gauweyn the hende,    And after her ladyes bryght; To daunce they wente, alle yn same: To se hem play, hyt was fayr game,    A lady and a knyght. They hadde menstrales of moch honours, Fydelers, sytolyrs, and trompours,    And elles hyt were unryght; Ther they playde, forsothe to say, After mete, the somerys day    All what hyt was neygh nyght.     And whanne the daunce began to slake, The Quene gan Launfal to counsell take,    And seyde yn thys manere: “Sertaynlyche, Syr Knyght, I have the lovyd wyth all my myght    More than thys seven yere! But that thou lovye me, Sertes y dye fore love of the,    Launfal, my lemman dere!” Than answerede the gentyll knyght,

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Certes, plus que tous les autres. De sa fenêtre, la reine les regardait : « Je vois, dit-elle, danser Launfal le généreux : Je veux me rendre auprès de lui. De tous les chevaliers que je vois là, C’est lui le plus beau, Et il n’a jamais eu d’épouse. Qu’il en advienne bien ou mal, Je veux connaître son désir : Je l’aime à en mourir. » Elle réunit autour d’elle ses suivantes, Les plus belles qu’elle pût trouver, Soixante-cinq dames. Elles descendirent aussitôt Et vinrent se divertir avec les chevaliers Sans bruit et sans querelle. La reine se plaça en tête, Entre Launfal et le courtois Gauvain Et après elles toutes ses belles dames. Ils se mirent tous ensemble à danser : C’était plaisir que de les voir se divertir, Une dame pour un chevalier. Il y avait là des ménestrels de grand renom, Des joueurs de vielle, de citole et de trompette : Comment aurait-il pu en être autrement ? Ils dansèrent en vérité, Après le repas, en ce jour d’été, Presque jusqu’à la nuit tombée. Comme la danse touchait à sa fin, La reine prit Launfal à part Et lui parla ainsi : « Assurément, sire chevalier, Je t’aime de toute mon âme, Depuis plus de sept ans. Si tu ne m’aimes pas en retour, Je mourrai de cet amour que je te porte, Launfal, mon bien-aimé. » Le noble chevalier lui répondit alors :

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“I nell be traytour day ne nyght,    Be God, that all may stere!”     Sche seyde, “Fy on the, thou coward! Anhongeth worth thou hye and hard!    That thou ever were ybore! That thou lyvest, hyt ys pyté! Thou lovyst no woman, ne no woman the –    Thou were worthy forlore!” The knyght was sore aschamed tho; To speke ne myghte he forgo    And seyde the Quene before, “I have loved a fayryr woman Than thou ever leydest thyn ey upon    Thys seven yer and more!     “Hyr lothlokest mayde, wythoute wene, Myghte bet be a Quene    Than thou, yn all thy lyve!” Therefore the Quene was swythe wroghth; Sche taketh hyre maydenes and forth hy goth    Into her tour, also blyve. And anon sche ley doun yn her bedde. For wrethe, syk sche hyr bredde    And swore, so moste sche thryve, Sche wold of Launfal be so awreke That all the lond schuld of hym speke    Wythinne the dayes fyfe.     Kyng Artour com fro huntynge, Blythe and glad yn all thyng.    To hys chamber than wente he. Anoon the Quene on hym gan crye, “But y be awreke, y schall dye!    Myn herte wyll breke athre! I spak to Launfal yn my game, And he besofte me of schame –    My lemman for to be; And of a lemman hys yelp he made, That the lothlokest mayde that sche hadde    Myght be a Quene above me!”

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« Jamais je ne serai traître, Par Dieu qui a pouvoir sur tout. » Elle rétorqua : « Maudit sois-tu, lâche. Puisses-tu être pendu haut et court ! Que tu aies vu le jour, Que tu sois en vie, c’est grand pitié ! Tu n’aimes aucune femme et n’es aimé d’aucune : Tu mérites la mort. » Le chevalier eut alors grande honte. Il ne put se retenir de répondre Et dit devant la reine : « J’aime une femme plus belle Que toutes celles que tu as jamais vues Depuis plus de sept ans. La plus laide de ses suivantes, assurément, Mérite davantage le titre de reine Que tu ne l’as jamais mérité. » À ces mots, la reine fut prise d’une grande colère. Elle rappela ses suivantes, et toutes s’en retournèrent Dans la tour en grande hâte. Aussitôt, elle s’alita, Malade de rage, Et jura sur sa vie De se venger de Launfal de telle façon Que tout le pays parlerait de lui Avant cinq jours. Le roi Arthur revint de la chasse D’humeur fort joyeuse. Il se rendit dans sa chambre, Et aussitôt la reine s’écria : « Je mourrai si l’on ne me venge ! J’en aurai le cœur brisé ! Par jeu, j’ai dit à Launfal quelques mots, Et il m’a honteusement priée De le prendre pour ami. Il s’est aussi vanté d’avoir une amie Qui a des suivantes si belles que la plus laide Mérite mieux que moi le titre de reine.

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Kyng Artour was well wroth, And by God he swor hys oth    That Launfal schuld be sclawe. He wente aftyr doughty knyghtes To brynge Launfal anoonryghtes    To be hongeth and todrawe. The knyghtes softe hym anoon, But Launfal was to hys chaumber gon    To han hadde solas and plawe. He softe hys leef, but sche was lore As sche hadde warnede hym before.    Tho was Launfal unfawe!     He lokede yn hys alner, That fond hym spendyng all plener,    Whan that he hadde nede, And ther nas noon, for soth to say; And Gyfre was yryde away    Up Blaunchard, hys stede. All that he hadde before ywonne, Hyt malt as snow ayens the sunne,    In romaunce as we rede; Hys armur, that was whyt as flour, Hyt becom of blak colour.    And thus than Launfal seyde:     “Alas!” he seyde, “my creature, How schall I from the endure,    Swetyng Tryamour? All my joye I have forelore, And the – that me ys worst fore –    Thou blysfull berde yn bour!” He bet hys body and hys hedde ek, And cursede the mouth that he wyth spek,    Wyth care and greet dolour; And for sorow yn that stounde Anon he fell aswowe to grounde.    Wyth that come knyghtes four     And bond hym and ladde hym tho (Tho was the knyghte yn doble wo!)

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Courroucé, le roi Arthur Fit serment devant Dieu De faire exécuter Launfal. Il ordonna à de vaillants chevaliers D’aller immédiatement l’arrêter Pour qu’il soit pendu et écartelé. Les chevaliers se mirent aussitôt à sa recherche. Mais Launfal s’était retiré dans sa chambre Où il pensait trouver plaisir et réconfort. Il chercha son amie, mais ne la trouva point, Comme elle l’en avait averti. Launfal en fut bien malheureux ! Il regarda son aumônière, Où il puisait argent en abondance Au gré de ses besoins : En vérité, il n’y avait plus rien. Gyfre, quant à lui, avait disparu, Monté sur Blanchard, son cheval. Tout ce qu’il avait gagné jusqu’alors Fondit comme neige au soleil, Selon ce que dit le roman. Son armure, blanche comme le lait, Prit une couleur noire. Launfal dit alors : « Hélas, ma douce créature, Comment pourrai-je vivre sans toi, Tryamour, mon aimée ? J’ai perdu tout ce qui faisait ma joie, Et, pire que tout, je t’ai perdue, Toi, ma belle dame. Il se frappa le corps et la tête, Maudissant la bouche qui formait ces mots Accablé de tristesse et de douleur. Et aussitôt, sous l’empire du chagrin, Il tomba en pâmoison. Survinrent alors les quatre chevaliers Qui le lièrent et le conduisirent, Redoublant ainsi son malheur,

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   Before Artour the kyng; Than seyde Kyng Artour, “Fyle ataynte traytour,    Why madest thou swyche yelpyng? That thy lemmannes lothlokest mayde Was fayrer than my wyf, thou seyde!    That was a fowll lesynge! And thou besoftest her, befor than, That sche schold be thy lemman –    That was mysprowd lykynge!”     The knyght answerede wyth egre mode, Before the kyng ther he stode,    The Quene on hym gan lye: “Sethe that y ever was yborn, I besofte her herebeforn    Never of no folye! – But sche seyde y nas no man, Ne that me lovede no woman    Ne no womannes companye. And I answerede her, and sayde That my lemmannes lothlekest mayde    To be a Quene was better worthye.     “Sertes, lordynges, hyt ys so! I am aredy for to do    All that the court wyll loke.” To say the soth, wythout les, All togedere how hyt was,    Twelf knyghtes wer dryve to boke. All they seyde ham betwene, That knewe the maners of the Quene And the queste toke, The Quene bar los of swych a word That sche lovede lemmannes wythout her lord –    Har never on hyt forsoke.     Therfor they seyden alle Hyt was long on the Quene, and not on Launfal –    Therof they gonne hym skere; And yf he myghte hys lemman brynge

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Devant le roi Arthur. Le roi Arthur dit alors : « Misérable, traître infâme, Pourquoi t’être vanté ainsi ? La plus laide des suivantes de ton amie As-tu dit, est plus belle que mon épouse ? C’était là bien vilain mensonge ! Et avant cela, tu l’avais priée De devenir ton amie. C’était là grande présomption ! » Indigné, le chevalier répondit, Sans fléchir, face au roi, Que la reine avait menti. « Depuis que j’ai vu le jour, Jamais je ne lui ai proposé Chose malhonnête. Mais elle m’a dit que je n’étais pas un homme, Que je n’aimais personne Et que je fuyais la compagnie des femmes, C’est alors que je lui ai répondu Que la plus laide des suivantes de mon amie Était plus digne qu’elle d’être reine. Messeigneurs, il n’en est pas autrement. Je suis prêt à me soumettre À ce que décidera la cour. » Pour dire toute la vérité Et résumer les événements, Douze chevaliers durent prêter serment sur le Livre. Ils dirent tous entre eux, Ceux qui savaient la conduite de la reine Et participaient à cette enquête, Que la reine avait la réputation De tromper son seigneur et d’avoir des amants. Aucun d’entre eux ne le contesta. C’est pourquoi ils dirent tous Qu’il fallait blâmer la reine, et non Launfal, De cela ils le tenaient quitte ; Et que s’il pouvait produire cette amie

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That he made of swych yelpynge,    Other the maydenes were Bryghtere than the Quene of hewe, Launfal schuld be holde trewe    Of that, yn all manere; And yf he myghte not brynge hys lef, He schud be hongede as a thef,    They seyden all yn fere.     Alle yn fere they made proferynge That Launfal schuld hys lemman brynge.    Hys heed he gan to laye; Than seyde the Quene, wythout lesynge, “Yyf he bryngeth a fayrer thynge,    Put out my eeyn gray!” Whan that wajowr was take on honde, Launfal therto two borwes fonde,    Noble knyghtes twayn: Syr Percevall and Syr Gawayn, They wer hys borwes, soth to sayn,    Tyll a certayn day.     The certayn day, I yow plyght, Was twelfe moneth and fourtenyght,    That he schuld hys lemman brynge. Syr Launfal, that noble knyght, Greet sorow and care yn hym was lyght –    Hys hondys he gan wrynge; So greet sorowe hym was upan, Gladlyche hys lyf he wold a forgon    In care and yn marnynge; Gladlyche he wold hys hed forgo. Everych man therfore was wo    That wyste of that tydynge.     The certayn day was nyghyng: Hys borowes hym brought befor the kyng;    The kyng recordede tho, And bad hym bryng hys lef yn syght. Syr Launfal seyde that he ne myght –    Therfore hym was well wo.

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Dont il se vantait tant, Et que la beauté de ses suivantes Éclipsait bien celle de la reine, Launfal serait blanchi De toute accusation ; Mais que s’il ne pouvait produire son aimée, Il serait pendu comme en voleur. Ils dirent cela d’une seule voix. D’une seule voix, ils déclarèrent Que Launfal devait produire son amie. Il offrit sa tête en gage. La reine dit alors, croyez-m’en : « S’il peut produire plus belle que moi, Que l’on crève mes yeux gris ! » Quand ces gages eurent été donnés, Launfal trouva deux garants, Deux nobles chevaliers, Messire Perceval et messire Gauvain. Ils lui serviraient de garants, en vérité, Jusqu’à un jour donné. On lui avait laissé, croyez-m’en, Douze mois et quatorze jours Pour produire son amie. Messire Launfal, ce noble chevalier, Fut envahi d’une grande tristesse Et il se tordit les mains. Sa tristesse était telle Qu’il aurait volontiers renoncé à la vie Dans la douleur et le chagrin. Il aurait volontiers abandonné sa tête [au bourreau]. Ce fut là grande douleur Pour ceux qui savaient la nouvelle. Le jour fixé approchait. Ses garants le menèrent devant le roi. Le roi rappela les faits Et lui demanda de produire son amie. Messire Launfal dit qu’il ne pouvait : Il en avait grande douleur.

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The kyng commaundede the barouns alle To yeve jugement on Launfal    And dampny hym to sclo. Than sayde the Erl of Cornewayle, That was wyth ham at that counceyle,    “We wyllyd naght do so.     Greet schame hyt wer us alle upon For to dampny that gantylman,    That hath be hende and fre; Therfor, lordynges, doth be my reed! Our kyng we wyllyth another wey lede:    Out of lond Launfal schall fle.” And as they stod thus spekynge, The barouns sawe come rydynge    Ten maydenes, bryght of ble. Ham thoghte they wer so bryght and schene That the lodlokest, wythout wene,    Har Quene than myghte be.     Tho seyde Gawayn, that corteys knyght, “Launfal, brodyr, drede the no wyght!    Her cometh thy lemman hende.” Launfal answerede and seyde, “Ywys, Non of ham my lemman nys,    Gawayn, my lefly frende!” To that castell they wente ryght: At the gate they gonne alyght;    Befor Kyng Artour gonne they wende, And bede hym make aredy hastyly A fayr chamber, for her lady    That was come of kynges kende.     “Ho ys your lady?” Artour seyde. “Ye schull ywyte,” seyde the mayde,    “For sche cometh ryde.” The kyng commaundede, for her sake, The fayryst chaunber for to take    In hys palys that tyde. And anon to hys barouns he sente For to yeve jugemente

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Le roi ordonna à ses barons De rendre leur jugement Et de condamner Launfal à mort. Alors parla le duc de Cornouaille Qui faisait partie de ce conseil : « Nous n’en ferons rien : Nous nous couvririons tous de honte Si nous condamnions cet homme de bien Qui s’est montré courtois et noble. Donc, Messeigneurs, suivez mon conseil. Nous allons pousser le roi à changer d’avis : Que Launfal soit chassé de ce pays ! » Comme ils débattaient ainsi, Les barons virent approcher à cheval Dix jeunes filles au teint éblouissant. Leur beauté leur sembla si éclatante Que la plus laide, assurément, Aurait pu être leur reine. Gauvain, ce courtois chevalier, dit alors : « Launfal, mon frère, ne crains plus rien : Voici venir ta noble amie ! » Launfal lui répondit : « En vérité, Aucune d’elles n’est mon amie, Gauvain, mon fidèle compagnon. » Elles avancèrent jusqu’au château, Et, devant les portes, mirent pied à terre. Elles se présentèrent devant Arthur, Et lui demandèrent de préparer en hâte Une belle chambre pour leur dame, Qui était de sang royal. « Qui est donc votre dame ? demanda Arthur. – Vous le saurez bientôt, dit la damoiselle, Car elle est en chemin. » Le roi ordonna qu’en son honneur L’on préparât la plus belle chambre Qu’il y eût dans son palais. Puis, sans tarder, il fit dire à ses barons De rendre leur jugement

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   Upon that traytour full of pryde: The barouns answerede anoon ryght, “Have we seyn the madenes bryght,    We schull not longe abyde.”     A newe tale they gonne tho, Some of wele and some of wo,    Har lord the Kyng to queme: Some dampnede Launfal there, And some made hym quyt and skere –    Har tales wer well breme. Tho saw they other ten maydenes bryght, Fayryr than the other ten of syght,    As they gone hym deme. They ryd upon joly moyles of Spayne, Wyth sadell and brydell of Champayne,    Har lorayns lyght gonne leme.     They wer yclodeth yn samyt tyre; Ech man hadde greet desyre    To se har clothynge. Tho seyde Gaweyn, that curtayse knyght, “Launfal, her cometh thy swete wyght,    That may thy bote brynge.” Launfal answerede wyth drery thoght And seyde, “Alas! y knowe hem noght,    Ne non of all the ofsprynge.” Forth they wente to that palys And lyghte at the hye deys    Before Artour the Kynge,     And grette the Kyng and Quene ek, And oo mayde thys wordes spak    To the Kyng Artour: “Thyn halle agrayde, and hele the walles Wyth clothes and wyth ryche palles,    Ayens my lady Tryamour.” The kyng answerede bedene, “Well come, ye maydenes schene,    Be Our Lord the Savyour!” He commaundede Launcelot du Lake to brynge

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Contre ce traître plein d’orgueil. Les barons répondirent aussitôt : « Nous avons vu ces belles jeunes filles : Nous n’attendrons pas davantage. » Ils reprirent alors leur débat Pour ou contre l’accusé, Afin de complaire à leur roi. Certains condamnaient Launfal, D’autres le tenaient quitte de tout : La discussion était fort animée. Ils virent alors dix autres belles jeunes filles, Plus avenantes encore que les dix premières, Au moment où ils allaient rendre leur sentence. Elles montaient de belles mules d’Espagne, Selles et brides venaient de Champagne : Leur harnachement étincelait. Elles étaient vêtues de samit. Tous avaient grand désir De voir leurs vêtements. Gauvain, ce courtois chevalier, dit alors : « Launfal, voici ton amie, Qui va pouvoir te sauver. » Launfal lui répondit tristement : « Hélas, je ne les connais point, Et j’ignore d’où elles viennent. » Elles allèrent jusqu’au palais Et, devant le grand dais, mirent pied à terre Devant Arthur le roi. Elles saluèrent le roi et la reine Puis l’une d’entre elles dit ces mots Au roi Arthur : « Prépare la salle du château, et couvre les murs D’étoffes et de riches tentures Pour accueillir ma dame Tryamour. » Le roi répondit aussitôt : « Soyez les bienvenues, belles jeunes filles, Par le Christ notre Sauveur ! » Il ordonna à Lancelot du Lac

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hem yn fere In the chamber ther har felawes were,    Wyth merthe and moche honour.     Anoon the Quene supposed gyle: That Launfal schulld, yn a whyle,    Be ymade quyt and skere Thorugh hys lemman, that was commynge. Anon sche seyde to Artour the kyng,    “Syre, curtays yf thou were, Or yf thou lovedest thyn honour, I schuld be awreke of that traytour    That doth me changy chere. To Launfal thou schuldest not spare, Thy barouns dryveth the to bysmare –    He ys hem lef and dere!”     And as the Quene spak to the Kyng, The barouns seygh come rydynge    A damesele alone Upoon a whyt comely palfrey. They saw never non so gay    Upon the grounde gone: Gentyll, jolyf as bryd on bowe, In all manere fayr ynowe    To wonye yn wordly wone. The lady was bryght as blosme on brere; Wyth eyen gray, wyth lovelych chere,    Her leyre lyght schoone.     As rose on rys her rode was red; The her schon upon her hed    As gold wyre that schynyth bryght; Sche hadde a crounne upon her molde Of ryche stones, and of golde,    That lofsom lemede lyght. The lady was clad yn purpere palle, Wyth gentyll body and myddyll small,    That semely was of syght; Her mantyll was furryd wyth whyt ermyn, Yreversyd jolyf and fyn –    No rychere be ne myght.

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De les conduire toutes Dans la chambre où se trouvaient leurs compagnes, Avec joie et grand honneur. Aussitôt, la reine soupçonna une ruse : Dans un moment, Launfal risquait fort D’être acquitté et blanchi Grâce à son amie, qui approchait. Sans tarder, elle dit à Arthur le roi : « Sire, si tu avais la moindre courtoisie, Ou le moindre regard pour ton honneur, Je serais vengée de ce traître Qui me met dans un tel courroux. Tu ne dois pas épargner Launfal : Tes barons se jouent de toi : Ils l’aiment et le chérissent. » Comme la reine parlait ainsi au roi, Les barons virent s’approcher Une damoiselle chevauchant seule Sur un beau palefroi blanc. Jamais ils n’en avaient vu de plus gaie, Fouler le sol. Gente, jolie comme oiseau sur la branche, Digne en tous points par sa beauté D’habiter les plus splendides demeures, Cette dame avait l’éclat de la fleur d’églantier, Les yeux gris, le visage charmant, Le teint resplendissant, Vermeil, comme rose fraîche éclose. Sa chevelure brillait Étincelante comme du fil d’or. Elle avait sur la tête une couronne D’or et de pierres précieuses Qui scintillait magnifiquement. Cette dame portait une robe pourpre. Sa noble silhouette et sa taille mince Réjouissaient la vue. Son manteau était fourré d’hermine blanche La doublure en était belle et fine. On n’aurait pu en trouver de plus précieux.

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Her sadell was semyly set: The sambus wer grene felvet    Ypaynted wyth ymagerye. The bordure was of belles Of ryche gold, and nothyng elles    That any man myghte aspye. In the arsouns, before and behynde, Were twey stones of Ynde,    Gay for the maystrye. The paytrelle of her palfraye Was worth an erldome, stoute and gay,    The best yn Lumbardye.     A gerfawcon sche bar on her hond; A softe pas her palfray fond,    That men her schuld beholde. Thorugh Karlyon rood that lady; Twey whyte grehoundys ronne hyr by –    Har colers were of golde. And whan Launfal sawe that lady, To alle the folk he gon crye an hy,    Bothe to yonge and olde: “Her,” he seyde, “comyth my lemman swete! Sche myghte me of my balys bete,    Yef that lady wolde.”     Forth sche wente ynto the halle Ther was the Quene and the ladyes alle,    And also Kyng Artour. Her maydenes come ayens her, right, To take her styrop whan sche lyght,    Of the lady Dame Tryamour. Sche dede of her mantyll on the flet, That men schuld her beholde the bet,    Wythoute a more sojour. Kyng Artour gan her fayre grete, And sche hym agayn, wyth wordes swete    That were of greet valour.     Up stod the Quene and ladyes stoute, Her for to beholde all aboute,

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Sa selle était bellement ouvragée; Les ornements, de velours vert, Était décorés d’images peintes. La bordure était de clochettes Du plus bel or : rien d’autre ne s’y mêlait Que l’on pût voir. Dans les arçons, à l’avant et à l’arrière, Étaient serties deux pierres d’Inde D’une couleur extraordinaire. Le poitrail de son palefroi Valait tout un comté puissant et beau, Le meilleur de Lombardie. Sur sa main était posé un gerfaut. Son palefroi ralentit le pas, Pour qu’on pût la contempler. Cette dame traversa Caerleon. Deux lévriers trottaient à ses côtés. Ils portaient des colliers d’or. Lorsque Launfal vit cette dame, Il s’écria devant tous, Jeunes et vieux : « Voici venir ma douce amie. Elle pourrait me délivrer de mon malheur, Si telle était sa volonté. » Elle entra dans la salle du château. Il y avait là la reine et toutes ses dames, Ainsi que le roi Arthur. Ses suivantes s’approchèrent, Et tinrent ses étriers comme elle mettait pied à terre, Cette dame Tryamour. Elle ôta son manteau et le jeta sur le sol Pour qu’on pût mieux la contempler Sans tarder davantage. Le roi Arthur la salua gracieusement, Et elle lui répondit par de douces paroles, Qui témoignaient d’une grande courtoisie. La reine se leva dignement, ainsi que toutes les dames, Pour l’examiner sous tous les angles

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   How evene sche stod upryght; Than wer they wyth her also donne As ys the mone ayen the sonne    Aday whan hyt ys lyght. Than seyde sche to Artour the Kyng, “Syr, hydyr I com for swych a thyng:    To skere Launfal the knyght; That he never, yn no folye, Besofte the quene of no drurye,    By dayes ne be nyght.     “Therfor, Syr Kyng, good kepe thou nyme! He bad naght her, but sche bad hym    Here lemman for to be; And he answerede her and seyde That hys lemmannes lothlokest mayde    Was fayryre than was sche.” Kyng Artour seyde wythouten othe, “Ech man may ysé that ys sothe,    Bryghtere that ye be.” Wyth that Dame Tryamour to the quene geth, And blew on her swych a breth    That never eft myght sche se.     The lady lep an hyr palfray And bad hem alle have good day –    Sche nolde no lengere abyde. Wyth that com Gyfre all so prest, Wyth Launfalys stede, out of the forest,    And stod Launfal besyde. The knyght to horse began to sprynge Anoon, wythout any lettynge,    Wyth hys lemman away to ryde; The lady tok her maydenys achon And wente the way that sche hadde er gon,    Wyth solas and wyth pryde.     The lady rod thorth Cardevyle Fer ynto a jolyf ile,    Olyroun that hyghte. Every yer, upon a certayn day,

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Comme elle se tenait là, droite et impassible. Comparées à elles, elles pâlirent Comme la lune pâlit devant le soleil Lorsqu’il fait plein jour. Elle dit alors au roi Arthur : « Sire, je viens pour une chose : Innocenter Launfal le chevalier, Et dire que jamais il n’a, dans un but malhonnête, Prié d’amour la reine, Ni de jour, ni de nuit. Donc, messire le roi, écoute bien mes paroles : Il n’a rien demandé : c’est elle qui l’a prié D’être son ami. Et il a répondu en disant Que la plus laide des suivantes de son amie La surpassait en beauté. » Le roi Arthur dit, assurément : « Chacun peut voir que c’est vérité : Vous êtes plus belle. » Dame Tryamour s’approcha alors de la reine Et souffla sur elle de telle manière Qu’elle en perdit la vue à jamais. La dame bondit sur son palefroi Et leur dit adieu à tous : Elle ne resterait pas davantage. C’est alors que Gifre surgit soudain, Sortant de la forêt avec le cheval de Launfal. Il se plaça près de Launfal. Le chevalier enfourcha son cheval, Aussitôt, sans attendre, Prêt à suivre son amie. La dame rassembla ses suivantes Et s’en retourna d’où elle était venue, Avec joie et fierté. Traversant Cardiff, la dame s’en fut, Très loin, dans une belle île Appelée Oliron. Chaque année, le même jour,

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Me may here Launfales stede nay,    And hym se wyth syght. Ho that wyll ther axsy justus, To kepe hys armes fro the rustus,    In turnement other fyght, Dar he never forther gon; Ther he may fynde justes anoon    Wyth Syr Launfal the knyght.     Thus Launfal, wythouten fable, That noble knyght of the Rounde Table,    Was take ynto Fayrye; Seththe saw hym yn thys lond noman, Ne no more of hym telle y ne can,    For sothe, wythoute lye. Thomas Chestre made thys tale Of the noble knyght Syr Launfale,    Good of chyvalrye. Jhesus, that ys hevene kyng, Yeve us alle Hys blessyng,    And Hys modyr Marye!    AMEN     Explicit Launfal.

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On entend hennir le cheval de Launfal, Et l’on peut l’apercevoir. Celui qui veut jouter en ce lieu Pour préserver ses armes de la rouille, En tournoi ou en combat singulier, N’aura pas besoin de chercher plus loin : Il pourra trouver là occasion de jouter Contre messire Launfal le chevalier. C’est ainsi que Launfal, sans mentir, Ce noble chevalier de la Table Ronde Fut emporté au pays de Féerie. Depuis lors, nul ne l’a vu en ce pays. C’est tout ce que je puis dire de lui. En vérité, sans mentir. Thomas Chestre a composé ce récit Sur le noble messire Launfal. Fleur de la chevalerie. Que Jésus, qui règne dans les cieux, Nous donne sa bénédiction, Ainsi que sa mère Marie. AMEN Explicit Launfal.

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Emaré par Philippe Mahoux-Pauzin

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Introduction Le poème narratif intitulé Emaré, que son propre auteur désigne explicitement comme un « lai breton » dans les derniers vers du texte, propose une intrigue assez classique, puisqu’on la retrouve sous la forme de l’« histoire de Constance », elle-même reprise par deux grands poètes anglais de l’époque, John Gower, dans Confessio Amantis, et Geoffrey Chaucer, dans The Man of Law’s Tale. L’origine du titre a suscité de nombreuses gloses, le nom étant selon toute vraisemblance de provenance française et évoquant en ancien français soit le mot « esmarie » (« meurtrie » ou « égarée »), soit celui de « esmérée » (« raffinée », « pure »)1, dont on trouve d’ailleurs un emploi dans un autre « romance », Libeaus Desconus. La logique privilégie fortement la seconde hypothèse, sauf à considérer le nom d’emprunt « Egarye », que se donne la jeune princesse rescapée des flots, comme pléonastique par rapport au premier. Ce texte ne semble pas avoir connu la (bonne) fortune de poèmes plus célèbres et/ou conservés dans plusieurs manuscrits et se réclamant également du nom de « lai » tels Sir Orfeo, Sir Gowther ou encore Sir Launfal, que d’aucuns considèrent comme les plus accomplis du genre2. Nous ne nous étendrons pas ici sur la pertinence de la désignation générique de « lai breton », celle-ci étant traitée dans de nombreux ouvrages qui, s’efforçant de différencier ces derniers des « romances » proprement dits, tendent parfois à la polémique3. Si notre texte possède du « lai » la versification – trait propre à la version autochtone du genre, doit-on préciser, car les textes français, notamment ceux de Marie de France, n’usent pas de la rime couée, que l’on trouve ici –, ainsi que l’atmosphère faite de surnaturel et d’exotisme, il semble aussi relever d’une sorte de sous-catégorie, celle du lai « moral », voire, pour employer l’expression de A. C. Gibbs, « hagiographique4 » : en effet, notre poème célèbre de part en part les vertus morales d’une héroïne chaste, humble et modeste au point de mentir sur ses origines en se faisant passer auprès du roi de « Galys » pour une simple roturière. Le terme d’héroïne, à cet égard, est fondamental : comme l’indique son titre, Emaré est tout entier consacré à la relation par un « récitant » des tribulations d’une fille d’empereur, personnage qui frappe le lecteur – comme elle devait jadis frapper l’auditoire –, autant par la magie qui 1

  Voir A. J. Greimas, Le Dictionnaire de l’ancien français, Paris : Larousse, 2001, p. 237.   Voir, entre autres, A. C. Gibbs, Middle English Romances, London : Edward Arnold, 1966, p. 33-34. 3   Il semble d’ailleurs que la désignation originelle par Marie de France soit elle-même déjà assez floue et difficile à justifier 4   Ibid., p. 37, 128. 2

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l’entoure que par une rectitude morale et un courage proportionnés à la cruauté des malheurs qui s’abattent sur elle. La magie réside essentiellement dans l’existence d’une robe extraordinaire à l’étoffe étincelante, qui est doublement structurante, puisqu’elle constitue à la fois un thème et un stylème, ce dernier sous la forme de syntagmes du type « robe of ryche ble », lui-même repris, d’une manière sans doute beaucoup plus conventionnelle ou rhétorique dans ce genre de textes, par un vers récurrent du type « [t]he wordy unthur wede ». Emaré est sans doute le seul « lai breton » à avoir pour titre le nom d’une héroïne, nom unique, non couplé avec celui d’un homme – frère ou amoureux –, et qui, n’était l’attention que lui ont récemment portée deux femmes bien réelles, celles-ci, Maldwyn Mills et Anne Laskaya, serait demeurée une figure un peu obscure, négligée et même méprisée, si nous nous référons à la condamnation de Gibbs, qui voit dans ce lai un texte non seulement mineur, mais faible, mal écrit (et à des fins purement « commerciales » ou « professionnelles ») et méritant donc sa place dans les anthologies spécialisées à titre avant tout historique5, vision que nous ne partageons pas, soit dit en passant. W. R. J. Barron, quant à lui, ne consacre dans sa vaste étude du « romance » médiéval anglais, pas plus de quatre lignes à l’infortuné poème6, dont il insiste surtout sur le caractère très répandu de l’intrigue ! Certes, l’auteur d’Emaré ne déploie pas la virtuosité de ce chefd’œuvre qu’est Sir Gawain and the Greene Knight, pour user d’une comparaison imparfaite, cette dernière œuvre ne relevant pas du « lai », et le texte procède en grande partie par répétitions et symétries, éléments que certains trouveront un peu faciles, même pour ce genre de composition, qui tient un peu du conte de fée. Cependant, outre la place donnée à une héroïne relativement caractérisée, ainsi qu’une remarquable absence d’excès et d’outrance dans le traitement général des actes et personnages (par exemple, contrairement au cas du scélérat Godrich, dans Havelok the Dane, la reine mère aux noirs complots échappe au bûcher par décision des barons du roi dans notre poème, rare exemple de mansuétude dans ce type de texte), le poème est fort bien structuré, le narrateur conduisant l’action sans digression tortueuse, omission ou intrigue parallèle. L’architecture du lai est aussi claire qu’est exemplaire et sans faille la conduite d’Emaré, qui choisit l’exil sur une frêle embarcation plutôt que la soumission à l’inceste avec l’empereur son père, puis se soumet à une réitération de ce sort plutôt que tenter de détromper son époux le roi, victime comme elle des mensonges de la reine mère.

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  Ibid., p. 37-38.   W. R. B. Barron, English Medieval Romance, London : Longman, 1987, p. 191.

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À certains égards, le poème est aussi clair et étincelant que la superbe robe dont est presque toujours parée Emaré, et la pensée nous est souvent venue, au fil des relectures, qu’il avait pu être composé par une femme. Après tout, un siècle et demi plus tôt, en terre d’Oc, de prestigieuses « trobairitz » comme la comtesse de Die nous laissaient de fort beaux textes, sans parler, bien sûr, en terre d’Oil, de Marie de France. Pourquoi un lai anglais du tout début du XVe siècle n’aurait-il donc pas été composé par une femme ? La douceur générale du ton et des sentiments exprimés, le sens du pardon et de l’indulgence, l’accent mis à plusieurs reprises sur les vertus de l’éducation et de l’amour maternel et, dans un autre registre, la fascination éprouvée pour les beaux tissus, les pierreries et la grâce vestimentaire en général pourraient donc suggérer une origine féminine, ce qui donnerait un attrait supplémentaire à un texte hélas un peu négligé… Un mot, pour finir, sur la traduction : le poème se compose de strophes de douze vers, chaque troisième vers rimant sur le même son, conformément à la fameuse rime couée (« tail rhyme » en anglais7), qui semble donc caractériser la plupart des lais bretons, ainsi que certains « romances ». Il ne nous a pas paru loisible de reproduire ce schéma en français, mais nous avons tenté de privilégier, en revanche, le mètre octosyllabique courant dans les textes français – moins nombreux –, relevant du même genre. La langue est simple mais précise (voire spécialisée lorsqu’il s’agit, par exemple, de détailler les gemmes), probablement marquée par l’usage des Midlands du nord-est, et offre peu de difficultés, étant sans doute destinée à un auditoire plutôt populaire (bien qu’assez instruit pour connaître, ne fût-ce que de réputation, d’autres romans en vers comme Ydoine et Amadas). Nous avons respecté cette simplicité tout en choisissant un lexique parfois légèrement archaïsant, adapté à son homologue moyen-anglais : la poésie réside aussi, pour nous, lecteurs du XXIe siècle, dans la magie des mots anciens, en anglais comme en français, héritage fragile et que nous nous devons de préserver.

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  Cette rime semble avoir été extrêmement populaire chez les auteurs anglais de « lais » et de « romances » en général. Le schéma strict (aabccb etc., les deux premiers vers comportant quatre accents et le troisième, appelé « bobbed line » en comportant trois) a donné lieu à de nombreuses expérimentations et se trouve fréquemment panaché avec le mode allitératif plus spécifique à la poésie germanique en général. L’hypothèse communément admise est que cette rime proviendrait de la poésie liturgique en latin (versus tripertiti caudati), initialement destinée à être chantée, et dont les possibilités métriques auraient influencé les « trouvères » et ménestrels locaux avant l’avènement d’une tradition du lai littéraire proprement dit (Gibbs, p. 24 ; Barron, p. 223225).

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Jhesu, that ys kyng in trone, As Thou shoope bothe sonne and mone, And all that shalle dele and dyghte, Now lene us grace such dedus to done, In Thy blys that we may wone – Men calle hyt heven lyghte; And Thy modur Mary, hevyn qwene, Bere our arunde so bytwene, That semely ys of syght, To thy Sone that ys so fre, In heven wyth Hym that we may be, That lord ys most of myght. Menstrelles that walken fer and wyde, Her and ther in every a syde, In mony a dyverse londe, Sholde, at her bygynnyng, Speke of that ryghtwes kyng That made both see and sonde. Whoso wyll a stounde dwelle, Of mykyll myrght y may you telle, And mornyng ther amonge; Of a lady fayr and fre, Her name was called Emaré, As I here synge in songe. Her fadyr was an emperour Of castell and of ryche towre; Syr Artyus was hys nome. He hadde bothe hallys and bowrys, Frythes fayr, forestes wyth flowrys; So gret a lord was none. Weddedde he had a lady That was both fayr and semely, Whyte as whales bone: Dame Erayne hette that emperes; She was full of love and goodnesse; So curtays lady was none.

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Traduction Jésus, qui es roi sur ton trône, Toi qui as créé le soleil et la lune, Qui à tout pourvoies et sur tout règnes, Donne-nous maintenant toute grâce, que par nos actes Dans Ta béatitude nous puissions vivre: Les hommes l’appellent lumière des cieux ; Et Ta mère Marie, reine des cieux, Qu’elle intercède pour nous, (Elle, si belle à contempler), Auprès de ton si noble Fils, Afin qu’à Ses côtés, dans les cieux nous puissions être, Aux côtés de ce seigneur omnipotent. Les trouvères qui çà et là parcourent Le grand monde sur tous ses grands chemins, Et contrées si diverses, Devraient, pour commencer leurs dits, Parler de ce bon roi, Créateur des mers et des rivages. A quiconque accepte de s’arrêter une heure Je puis narrer moult joie – Mâtinée de tristesse. Et parler d’une dame, belle et noble Ayant nom Emaré, Comme je le fais dans ce lai. Son père était empereur Régnant sur un château et sur un beau donjon ; Messire Arthur de nom. Il possédait salles et chambres, De jolis bois et des futaies fleuries ; Il était de tous le plus grand Et avait épousé une dame Aussi belle qu’aimable, Et blanche comme ivoire Ayant nom dame Erayne ; Pleine d’amour et de bonté, C’était de toutes la plus courtoise.

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Syr Artyus was the best manne In the worlde that lyvede thanne, Both hardy and therto wyght; He was curtays in all thyng, Bothe to olde and to yynge, And well kowth dele and dyght. He hadde but on chyld in hys lyve Begeten on hys weddedde wyfe, And that was fayr and bryght; For sothe, as y may telle the, They called that chyld Emaré, That semely was of syght. When she was of her modur born, She was the fayrest creature borne That yn the lond was thoo. The emperes, that fayr ladye, Fro her lord gan she dye, Or hyt kowthe speke or goo. The chyld, that was fayr and gent, To a lady was hyt sente, That men kalled Abro. She thawghth hyt curtesye and thewe, Golde and sylke for to sewe, Amonge maydenes moo. Abro tawghte thys mayden small, Nortur that men useden in sale, Whyle she was in her bowre. She was curtays in all thynge, Bothe to olde and to yynge, And whyte as lylye-flowre. Of her hondes she was slye; All her loved that her sye, Wyth menske and mychyl honour. At the mayden leve we, And at the lady fayr and fre, And speke we of the Emperour. The Emperour of gentyll blode Was a curteys lorde and a gode,

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Messire Arthur était des hommes le meilleur Qui vécût en ces temps-là, Plein de courage et de vaillance, En toutes choses fort courtois Envers les jeunes et les vieux À tout il pourvoyait et bien régnait ; Il n’avait eu de son épouse Qu’un seul enfant, Une fille d’une beauté radieuse. En vérité, je vous le dis, L’enfant fut nommé Emaré, Celle si belle à contempler. Lorsque sa mère l’enfanta, Plus belle enfant jamais ne vit le jour Dans le pays en ces temps-là. L’impératrice, belle dame, Fut par la mort ôtée à son époux Avant que l’enfançon pût parler ou marcher. Et cette belle et gente enfant Fut confiée à une dame Que l’on nommait Abro. Belles façons et courtoisie lui impartit, Et l’art de coudre or et soie Ainsi qu’à d’autres jouvencelles. Abro apprit à cet enfant Belles manières de palais, Quand elle était dedans sa chambre. En toute chose très courtoise Etait envers jeunes et vieux, Dans sa blancheur de fleur de lys. Bien était dextre de ses mains ; Tous ceux qui la voyaient l’aimaient, La révéraient et l’honoraient. Quittons maintenant la jouvencelle Et puis la dame belle et gente Pour parler de notre empereur. L’empereur de haut parage, Seigneur débonnaire et courtois

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In all maner of thynge. Aftur, when hys wyf was dede, And ledde hys lyf yn weddewede, And myche loved playnge. Sone aftur, yn a whyle, The ryche Kynge of Cesyle To the Emperour gan wende; A ryche present wyth hym he browght, A cloth that was wordylye wroght. He wellcomed hym as the hende.

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Syr Tergaunte, that nobyll knyght, He presented the Emperour ryght, And sette hym on hys kne, Wyth that cloth rychyly dyght, Full of stones ther hyt was pyght, As thykke as hyt myght be: Off topaze and rubyes And othur stones of myche prys, That semely wer to se; Of crapowtes and nakette, As thykke ar they sette, For sothe, as y say the.

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The cloth was dysplayed sone; The Emperour lokede therupone And myght hyt not se, For glysteryng of the ryche ston; Redy syght had he non, And sayde, “How may thys be?” The Emperour sayde on hygh, “Sertes, thys ys a fayry, Or ellys a vanyté!” The Kyng of Cysyle answered than, “So ryche a jwell ys ther non In all Crystyanté.” The Emerayle dowghter of hethenes Made thys cloth wythouten lees, And wrowghte hyt all wyth pryde; And purtreyed hyt wyth gret honour,

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L’était en toutes choses, Après la mort de son épouse Vécut adoncques en veuvage En aimant moult se divertir. Or à quelques temps de cela, Le fastueux roi de Sicile Alla visiter l’empereur, Lui apportant un beau présent : Toile tissée avec talent. Il le reçut, fort déférent. Messire Tergant, franc chevalier, Se présenta à l’empereur Et devant lui s’agenouilla, L’ouvrage exquis dedans les mains, Tout incrusté de pierreries En couches serrées s’il en fut : Topazes et puis rubis, Et autres gemmes de grand prix, Fort ravissantes aux regards : Œils-de-serpent et puis agates, Toutes fort bien incrustées, Tout comme je vous le dis. La toile fut vite déployée Et l’empereur de son trône la contempla, Mais il ne put la distinguer Tant y étincelaient les gemmes. Il en fut ébloui un temps, Et dit : « Comment cela peut-il donc être ? » Et l’empereur dit avec hâte : « Cela pour sûr est sortilège, Ou bien alors une illusion ! » Le roi de Sicile répondit, « Il n’est de joyau aussi riche Par toute notre chrétienté. » La fille du grand émir païen Tissa la toile, je vous l’affirme, Et l’ouvragea bien fièrement, Et l’ornementa dignement

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Wyth ryche golde and asowr And stones on ylke a syde. And, as the story telles in honde, The stones that yn thys cloth stonde, Sowghte they wer full wyde. Seven wynter hyt was yn makynge, Or hyt was browght to endynge, In herte ys not to hyde. In that on korner made was Ydoyne and Amadas, Wyth love that was so trewe; For they loveden hem wyth honour, Portrayed they wer wyth trewe-love-flour, Of stones bryght of hewe: Wyth carbunkull and safere, Kassydonys and onyx so clere Sette in golde newe, Deamondes and rubyes, And othur stones of mychyll pryse, And menstrellys wyth her glewe.

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In that othur corner was dyght Trystram and Isowde so bryght, That semely wer to se; And for they loved hem ryght, As full of stones ar they dyght, As thykke as they may be: Of topase and of rubyes, And othur stones of myche pryse, That semely wer to se; Wyth crapawtes and nakette, Thykke of stones ar they sette, For sothe, as y say the.

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In the thyrdde korner, wyth gret honour, Was Florys and Dam Blawncheflour, As love was hem betwene; For they loved wyth honour, Purtrayed they wer wyth trewe-love-flour, Wyth stones bryght and shene:

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De bel or riche et d’azur, De pierreries des deux côtés. Et comme le dit notre histoire, Les pierres piquées sur la toile Furent cherchées bien loin d’ici ; Il fallut sept hivers de travail Avant qu’elle fût achevée ; On ne saurait vous le cacher. Dans l’un des coins étaient brodés Ydoine avec Amadas, Unis par leur amour fidèle – Parce qu’ils s’aimaient dignement –, Et figurés avec des lacs d’amour, De pierres au ton brillant : Escarboucles et puis saphir, Chalcédoine et onyx brillant, Sertis dedans de l’or nouveau, Et des diamants et des rubis Et autres pierres de grand prix Et auprès d’eux, des trouvères et leurs chansons. Et dans le second figuraient Tristan et Iseult la belle, Si charmants à contempler ; Parce qu’ils s’aimaient tendrement Ils étaient parés de toutes pierres Incrustées  très serré : Des topazes et des rubis, Et autres pierres de grand prix Si charmantes à contempler, Des crapaudines et des agates, En incrustations serrées, En vérité, je vous le dis. Dans le troisième coin, très dignement, Figuraient Floire et Blanchefleur, Qui étaient unis par leur amour – Car ils s’aimaient bien gentement –, Environnés de lacs d’amour Et de splendides pierreries.

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Ther wer knyghtus and senatowres, Emerawdes of gret vertues, To wyte wythouten wene; Deamoundes and koralle, Perydotes and crystall, And gode garnettes bytwene.

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In the fowrthe korner was oon, Of Babylone the Sowdan sonne, The Amerayles dowghtyr hym by. For hys sake the cloth was wrowght; She loved hym in hert and thowght, As testymoyeth thys storye. The fayr mayden her byforn Was portrayed an unykorn, Wyth hys horn so hye; Flowres and bryddes on ylke a syde, Wyth stones that wer sowght wyde, Stuffed wyth ymagerye.

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When the cloth to ende was wrowght, To the Sowdan sone hyt was browght, That semely was of syghte. “My fadyr was a nobyll man; Of the Sowdan he hyt wan Wyth maystrye and wyth myghth. For gret love he gaf hyt me; I brynge hyt the in specyalté; Thys cloth ys rychely dyght.” He gaf hyt the emperour; He receyved hyt wyth gret honour, And thonkede hym fayr and ryght. The Kyng of Cesyle dwelled ther As long as hys wyll wer, Wyth the Emperour for to play; And when he wolde wende, He toke hys leve at the hende, And wente forth on hys way. Now remeveth thys nobyll kyng. The Emperour aftur hys dowghtur hadde longyng,

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Il y avait là des chevaliers et sénéchaux Des émeraudes de grand prix, Sans l’ombre d’un seul doute, Et des diamants et des coraux, Des chrysolites et des cristaux, Séparés de beaux grenats. Dans le quatrième coin était Le fils du sultan de Babylone, Et près de lui la fille de l’émir, Qui pour lui tissa cette toile. Elle l’aimait de cœur et d’âme, Comme en témoigne cette histoire. Devant la belle jouvencelle, Se pouvait voir une licorne Avec sa longue corne. Fleurs et oiseaux sur l’avers et sur le revers, Pierreries partout recherchées, Et des images à foison. Lorsque la toile fut achevée, On l’apporta au fils du sultan, Lui si charmant à contempler. « Mon père était un gentilhomme, Et il l’obtint du sultan Par sa vaillance et par sa force. Par grand amour il m’en fit don Et je vous l’offre, présent rare ; C’est là toile bellement ouvragée. » Il la donna à l’empereur, Qui la reçut avec grand honneur Et amplement le remercia. Le roi de Sicile ci demeura Aussi longtemps qu’il désirait, Se distrayant avec l’empereur ; Et lorsqu’il voulut repartir, Il prit congé de son hôte courtois, Et il se mit en chemin. Ainsi partit ce noble roi. L’empereur aspirait tant

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To speke wyth that may. Messengeres forth he sent Aftyr the mayde fayr and gent, That was bryght as someres day. Messengeres dyghte hem in hye; Wyth myche myrthe and melodye, Forth gon they fare, Both by stretes and by stye, Aftur that fayr lady, Was godely unthur gare. Her norysse, that hyghte Abro, Wyth her she goth forth also, And wer sette in a chare. To the Emperour gan they go; He come ayeyn hem a myle or two; A fayr metyng was there. The mayden, whyte as lylye flour, Lyghte ayeyn her fadyr the Emperour; Two knyghtes gan her lede. Her fadyr that was of gret renowne, That of golde wered the crowne, Lyghte of hys stede. When they wer bothe on her fete, He klypped her and kyssed her swete, And bothe on fote they yede. They wer glad and made good chere; To the palys they yede in fere, In romans as we rede. Then the lordes that wer grete, They wesh and seten doun to mete, And folk hem served swythe. The mayden that was of sembelant swete, Byfore her owene fadur sete, The fayrest wommon on lyfe; That all hys hert and all hys thowghth Her to love was yn browght: He byhelde her ofte sythe. So he was anamored hys thowghtur tyll,

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A deviser avec sa fille… Il envoya des messagers Auprès de la belle jouvencelle, Radieuse comme jour d’été. Les messagers se préparèrent en hâte, En grande liesse et musique, Et ils se mirent en chemin Par les rues et par les sentiers, Pour ramener cette noble dame, Dans ses atours si raffinés. Sa nourrice, qui avait nom Abro, Accompagnait aussi la dame, Installées dans une litière, Se dirigeant vers l’empereur ; Et le voici au devant d’elles, moins d’une lieue ; Ce furent là des retrouvailles ! La jouvencelle, d’un blanc lilial, Descendit face à l’empereur son père, Deux chevaliers la conduisant. Son père, homme de grand renom Et qui portait couronne d’or, Descendit de son destrier. Et quand tous deux furent descendus, Il l’enlaça et tendrement il l’embrassa, Et tous deux partirent à pied, Tout heureux et réjouis, Allant ensemble vers le palais, Ainsi qu’on le lit dans l’histoire. Et alors tous les grands barons, Se lavèrent et puis s’attablèrent, Prestement servis par les valets. La belle à la tendre apparence La plus charmante qu’on pût voir, S’assit en face de son père, Au point que tout son cœur et son esprit L’emplirent pour elle d’amour : Il la contemplait fréquemment, Etant tant d’elle énamouré,

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Wyth her he thowghth to worche hys wyll, And wedde her to hys wyfe. And when the metewhyle was don, Into hys chambur he wente son And called hys counseyle nere. He bad they shulde sone go and come, And gete leve of the Pope of Rome To wedde that mayden clere. Messengeres forth they wente. They durste not breke hys commandement, And erles wyth hem yn fere. They wente to the courte of Rome, And browghte the Popus bullus sone, To wedde hys dowghter dere. Then was the Emperour gladde and blythe, And lette shape a robe swythe Of that cloth of golde; And when hyt was don her upon, She semed non erthely wommon, That marked was of molde. Then seyde the Emperour so fre, “Dowghtyr, y woll wedde the, Thow art so fresh to beholde.” Then sayde that wordy unthur wede, “Nay syr, God of heven hyt forbede, That ever do so we shulde! “Yyf hyt so betydde that ye me wedde And we shulde play togedur in bedde, Bothe we were forlorne! The worde shulde sprynge fer and wyde; In all the worlde on every syde The worde shulde be borne. Ye ben a lorde of gret pryce, Lorde, lette nevur such sorow aryce: Take God you beforne! That my fadur shulde wedde me, God forbede that I hyt so se, That wered the crowne of thorne!”

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Conçut l’idée de s’imposer, Et de la prendre pour épouse. Quand le repas fut achevé, Il alla vite dans sa chambre, Et y convoqua son conseil, Leur enjoignant de partir et de revenir, L’accord du pape à Rome obtenu, Pour qu’il épousât la pure enfant. Les envoyés partirent donc, N’osant enfreindre un tel ordre, Accompagnés par des barons. Ils allèrent à la cour de Rome, Et rapportèrent bientôt la bulle papale, Afin qu’il épousât sa fille. L’empereur moult s’en réjouit, Fit vitement tailler une robe Dans cette belle étoffe d’or, Et lorsqu’elle en fut revêtue, Elle ne semblait pas mortelle Ni faite de la commune argile. Alors parla le très noble empereur : « Ma fille, je veux t’épouser, Toi si belle à contempler. » Et la belle, si digne en ses atours, lui dit : « Fi donc, messire, à Dieu ne plaise Que jamais nous fissions cela ! « S’il advenait qu’on s’épousât, Que nous ayons déduits charnels, Nous serions tous les deux perdus ! La rumeur s’en propagerait, La terre entière, ici et là, En serait bien vite informée. Vous êtes un seigneur de parage, Messire, ne causez jamais ce malheur : Prévalez-vous plutôt de Dieu ! D’être l’épousée de mon père, Seigneur, épargnez cela à ma vue, Vous qui ceignîtes la couronne d’épines ! »

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The Emperour was ryght wrothe, And swore many a gret othe, That deed shulde she be. He lette make a nobull boot, And dede her theryn, God wote, In the robe of nobull ble. She moste have wyth her no spendyng, Nothur mete ne drynke, But shate her ynto the se. Now the lady dwelled thore, Wythowte anker or ore, And that was gret pyté! Ther come a wynd, y unthurstonde, And blewe the boot fro the londe, Of her they lost the syght. The Emperour hym bethowght That he hadde all myswrowht, And was a sory knyghte. And as he stode yn studyynge, He fell down in sowenynge, To the erthe was he dyght. Grete lordes stode therby, And toke yn the Emperour hastyly, And comforted hym fayr and ryght. When he of sownyng kovered was, Sore he wepte and sayde, “Alas, For my dowhter dere! Alas, that y was made man, Wrecched kaytyf that I hyt am!” The teres ronne by hys lere. “I wrowght ayeyn Goddes lay To her that was so trewe of fay. Alas, why ner she here!” The teres lasshed out of hys yghen; The grete lordes that hyt syghen Wepte and made yll chere. Ther was nothur olde ny yynge That kowthe stynte of wepynge,

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L’empereur s’encoléra bien fort, Jurant souvent et violemment, Qu’il fallait donc qu’elle pérît. Il fit construire un beau bateau, Et, foi de Dieu, il la plaça à l’intérieur, Portant sa robe étincelante. Elle n’eut droit à nul denier, Vivres ou bien encore boisson, Et fut poussée vers le grand large. La dame y était à présent, Dépourvue d’ancre et de rame, Et c’était pitié de l’y savoir. Alors, on dit que se leva un vent, Entraînant le bateau loin des côtes, De sorte qu’elle sortit de leur vue. L’empereur prit alors conscience Qu’il avait gravement péché Et n’était donc qu’un triste sire. Et méditant là sur ses actes, Tomba alors en pâmoison Et s’affala jusques à terre. De grands seigneurs se trouvaient là, Qui le relevèrent en hâte, Lui prodiguant grand réconfort. Lorsqu’il sortit de pâmoison Il sanglota et dit : « Hélas Pour ma si chère enfant ! Pourquoi donc vins-je sur terre ? Maudit scélérat que je suis ? » Les larmes lui coulaient sur les joues. « J’ai bafoué la loi de Dieu Envers elle, si constante en sa foi : Hélas, que n’est-elle ici ! » Les larmes jaillissaient de ses yeux ; Les grands seigneurs, à ce spectacle, Pleuraient tous en plein désarroi. Nul, jeune ou vieux, Ne pouvant cesser de pleurer,

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For that comely unthur kelle. Into shypys faste gan they thrynge, Forto seke that mayden yynge, That was so fayr of flesh and fell. They her sowght ovurall yn the see And myghte not fynde that lady fre, Ayeyn they come full snell. At the Emperour now leve we, And of the lady yn the see, I shall begynne to tell.

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The lady fleted forth alone; To God of heven she made her mone, And to Hys modyr also. She was dryven wyth wynde and rayn, Wyth stronge stormes her agayn, Of the watur so blo. As y have herd menstrelles syng yn sawe, Hows ny lond myghth she non knowe, Aferd she was to go. She was so dryven fro wawe to wawe, She hyd her hede and lay full lowe, For watyr she was full woo.

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Now thys lady dwelled thore A good seven nyghth and more, As hyt was Goddys wylle; Wyth carefull herte and sykyng sore, Such sorow was here yarked yore, And ever lay she styll. She was dryven ynto a lond, Thorow the grace of Goddes sond, That all thyng may fulfylle. She was on the see so harde bestadde, For hungur and thurste almost madde. Woo worth wederus yll!

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She was dryven into a lond That hyghth Galys, y unthurstond, That was a fayr countré. The kyngus steward dwelled ther bysyde,

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Pour cette belle en ses atours, Sitôt ils prirent la mer sur de lestes vaisseaux Pour retrouver la jouvencelle, Belle de toute sa beauté. Et sur la mer la recherchèrent, Mais ne trouvant la noble dame, Très promptement s’en retournèrent. Or quittons donc notre empereur, Et l’histoire de la dame en mer, Je me mettrai à raconter. La dame seule vogua au large, Se plaignant au Dieu du ciel Ainsi qu’à sa mère Marie. Emportée par le vent, la pluie, Essuyant de grandes tempêtes Sur la mer d’encre. Comme j’ai ouï les trouvères le chanter, Maison ni terre ne voyait, Et elle avait peur d’avancer, Emportée de vague en vague, Baissant la tête, toute blottie, En grand désarroi sur la mer. La dame donc y demeura Au moins sept jours et un peu plus, De par la volonté de Dieu. Le cœur bien lourd d’âpres soupirs, Prédestinée à ce malheur, Sans se mouvoir et sans un cri. Elle vogua vers une terre, Miséricorde du seigneur, Qui à toute chose pourvoit. Si malmenée fut-elle en mer, De faim, de soif perdant l’esprit, Malheur aux maudites tempêtes ! Elle vogua vers une terre, Qui a nom Galice, sauf erreur : C’était une jolie contrée. Le bailli du roi logeait près,

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In a kastell of mykyll pryde; Syr Kadore hyght he. Every day wolde he go, And take wyth hym a sqwyer or two, And play hym by the see. On a tyme he toke the eyr Wyth two knyghtus gode and fayr; The wedur was lythe of le.

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A boot he fond by the brym, And a glysteryng thyng theryn, Therof they hadde ferly. They went forth on the sond To the boot, y unthurstond, And fond theryn that lady. She hadde so longe meteles be That hym thowht gret dele to se; She was yn poynt to dye. They askede her what was her name: She chaunged hyt ther anone, And sayde she hette Egaré.

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Syr Kadore hadde gret pyté; He toke up the lady of the see, And hom gan her lede. She hadde so longe meteles be, She was wax lene as a tre, That worthy unthur wede. Into hys castell when she came, Into a chawmbyr they her namm, And fayr they gan her fede, Wyth all delycyus mete and drynke That they myghth hem on thynke, That was yn all that stede.

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When that lady, fayr of face, Wyth mete and drynke kevered was, And had colour agayne, She tawghte hem to sewe and marke All maner of sylkyn werke; Of her they wer full fayne.

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Dans un magnifique château ; Messire Cador était son nom. Chaque jour quittait son château, Avec un ou deux écuyers, Et s’exerçait en bord de mer. Un matin, il prenait le frais, Avecque deux beaux chevaliers, Par un temps clément et sans vent. Trouva sur le rivage un bateau, Et dedans brillait un objet : Et ils n’en crurent pas leurs yeux. Et ils s’en furent vers le rivage, Jusqu’au bateau, comme on le dit ; Dedans trouvèrent donc la dame. Elle avait si longtemps jeûné Qu’ils en eurent très grand’ pitié ; Elle était au seuil du trépas. Ils lui demandèrent son nom ; Elle en changea incontinent Et dit se nommer Egaré. Messire Cador eut grand’ pitié, Arracha la dame à la mer Et l’emmena à son logis. Si longtemps elle avait jeûné Qu’elle était maigre comme un fil, La noble dame en ses atours. Une fois au château rendus, Ils l’emmenèrent en une chambre, Se mirent à la bien nourrir, De plats et boissons délicieux, Tout ce qu’ils purent apprêter, Avec ce qu’ils avaient chez eux. Et quand la dame au beau visage À ce régime sa santé recouvra Et en sa face des couleurs, Elle leur apprit à coudre et broder Multiples ouvrages de soie : Ils étaient heureux de l’avoir.

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She was curteys yn all thyng, Bothe to olde and to yynge, I say yow for certeyne. She kowghthe werke all maner thyng That fell to emperour or to kyng, Erle, barown or swayne.

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Syr Kadore lette make a feste That was fayr and honeste, Wyth hys lorde, the kynge. Ther was myche menstralsé, Trommpus, tabours and sawtré, Bothe harpe and fydyllyng. The lady that was gentyll and small In kurtull alone served yn hall, Byfore that nobull kyng. The cloth upon her shone so bryghth When she was theryn ydyghth, She semed non erthly thyng.

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The kyng loked her upon, So fayr a lady he sygh nevur non: Hys herte she hadde yn wolde. He was so anamered of that syghth, Of the mete non he myghth, But faste gan her beholde. She was so fayr and gent, The kynges love on her was lent, In tale as hyt ys tolde. And when the metewhyle was don, Into the chambur he wente son, And called hys barouns bolde.

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Fyrst he called Syr Kadore, And othur knyghtes that ther wore, Hastely come hym tyll. Dukes and erles, wyse of lore, Hastely come the kyng before And askede what was hys wyll. Then spakke the ryche yn ray, To Syr Kadore gan he say

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En toute chose courtoise, Envers les vieux, envers les jeunes, Je vous l’affirme assurément. Elle excellait en toute ouvrage, Fût-ce pour empereur ou roi, Comte, baron ou bien manant. Messire Cador ordonna une fête Qui fût aussi belle que noble, Avec son bon seigneur le Roi. Il y avait là maint ménestrel, Sonnant cromorne, tabors et psaltérion, Et de la harpe et du violon. La noble dame, si menue, En simple robe servait dans la grand’salle, Devant le seigneur roi. L’étoffe de sa robe scintillait tant Lorsqu’elle en était parée, Que l’on aurait dit une fée. Le roi la contemplait ; Si belle dame jamais il n’avait vu : Et elle régnait sur son cœur. Tant épris d’elle il était, Qu’il ne pouvait rien avaler, Mais les dévorait du regard, Elle, sa grâce et sa beauté. Et donc son cœur l’avait choisie, Comme le raconte l’histoire. Et quand le repas fut fini, Il alla vite dans sa chambre, Y convoquant ses fiers barons. Il manda d’abord messire Cador, Et d’autres chevaliers présents Vite le rejoignirent aussi. Et ducs et comtes fort sagaces Sans tarder y allèrent aussi, Voulant savoir ses volontés. Et ainsi parla ce grand roi : A messire Cador il adressa

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Wordes fayr and stylle: “Syr, whenns ys that lovely may That yn the halle served thys day? Tell my yyf hyt be thy wyll.”

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Then sayde syr Kadore, y unthurstonde, “Hyt ys an erles thowghtur of ferre londe, That semely ys to sene. I sente aftur her certeynlye To teche my chylderen curtesye, In chambur wyth hem to bene. She ys the konnyngest wommon, I trowe, that be yn Crystendom, Of werke that y have sene.” Then sayde that ryche raye, “I wyll have that fayr may And wedde her to my quene.”

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The nobull kyng, verament, Aftyr hys modyr he sent To wyte what she wolde say. They browght forth hastely That fayr mayde Egarye; She was bryghth as someres day. The cloth on her shon so bryght When she was theryn dyght, And herself a gentell may, The olde qwene sayde anon, “I sawe never wommon Halvendell so gay!”

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The olde qwene spakke wordus unhende And sayde, “Sone, thys ys a fende, In thys wordy wede! As thou lovest my blessynge, Make thou nevur thys weddynge, Cryst hyt the forbede!” Then spakke the ryche ray, “Modyr, y wyll have thys may!” And forth gan her lede. The olde qwene, for certayne,

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Un discours bel et sage : « Messire, d’où vient la belle enfant Qui servait en salle ce jour ? Dis le moi si tu le veux bien. » Et messire Cador, je crois savoir, lui fit réponse : « Elle a pour père un comte, au loin Celle qui est si belle à voir. Je l’ai ci mandée, c’est certain, Pour qu’à mes enfants elle enseignât les belles manières, Avec eux dans leur chambre C’est la plus habile des femmes, Par ma foi, de la chrétienté, D’après les travaux que j’ai vus. » Alors répondit le grand roi : « Je veux pour moi la jouvencelle, La faire reine en l’épousant. » Le noble roi, en vérité, Envoya chercher sa mère Pour savoir ce qu’elle en pensait. On lui présenta promptement La jeune et belle Egaré, Radieuse comme un jour d’été. L’étoffe sur elle brillait tant, Lorsqu’elle en était parée, Et elle-même était si fine Qu’aussitôt dit la reine mère : « Jamais jusqu’ici je ne vis Femme de loin aussi gracieuse ! » La vieille reine dit des mots méchants, Et proféra : « Fils, nous avons-là un démon, Dessous ces si nobles atours ! Si tu veux ma bénédiction, Ne conclus jamais cette union, Car Jésus Christ te l’interdit ! » Et le grand roi lui répondit : « Mère, je veux cette enfant pour épouse ! » Et il la fit raccompagner. La vieille mère, en vérité,

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Turnede wyth ire hom agayne, And wolde not be at that dede.

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The kyng wedded that lady bryght; Grete purvyance ther was dyghth, In that semely sale. Grete lordes wer served aryght, Duke, erle, baron and knyghth, Both of grete and smale. Myche folke, forsothe, ther was, And therto an huge prese, As hyt ys tolde yn tale. Ther was all maner thyng That fell to a kyngus weddyng, And mony a ryche menstralle.

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When the mangery was done, Grete lordes departed sone, That semely were to se. The kynge belafte wyth the qwene; Moch love was hem betwene, And also game and gle. She was curteys and swete, Such a lady herde y nevur of yete; They loved both wyth herte fre. The lady that was both meke and mylde Conceyved and wente wyth chylde, As God wolde hyt sholde be.

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The kyng of France yn that tyme Was besette wyth many a Sarezyne, And cumbered all in tene; And sente aftur the kyng of Galys, And othur lordys of myche prys, That semely were to sene. The kyng of Galys, in that tyde, Gedered men on every syde, In armour bryght and shene. Then sayde the kyng to Syr Kadore And othur lordes that ther wore, “Take good hede to my qwene.”

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Retourna chez elle en courroux, Refusant d’assister aux noces. Le roi épousa cette belle dame ; Il y eut victuailles à foison Dans cette salle majestueuse, Les grands seigneurs dûment servis, Fussent-ils ducs, comtes, barons ou chevaliers, De haut et bas lignage. En vérité, il y avait là grande compagnie Et plus encore foule immense, Comme le raconte l’histoire ; Et il y avait là toute chose Qui sied à royales épousailles, Et moult magnifiques trouvères. Et lorsque ripaille fut finie, Les grands seigneurs prirent rapidement congé, Si fiers d’allure comme ils l’étaient. Le roi resta avec la reine. Un grand amour les unissait Et ils partageaient jeux et joies. Elle était gente et raffinée ; Jamais encore je n’avais ouï parler de telle dame : Ils s’aimaient tous deux noblement ; Et cette dame, humble et douce Conçut un enfant et le porta, Selon les volontés de Dieu. En ce temps-là, le roi de France Harcelé par moult Sarrasins, Et embarrassé de tourments, Fit mander le roi de Galice Et d’autres seigneurs de lignage, Qui avaient tous bien fière allure. Le roi de Galice, à cette époque, Rassembla des hommes de tout côté, Portant armure étincelante ; Puis il dit à messire Cador Ainsi qu’à d’autres qui étaient là, « Veillez tous bien sur ma reine. »

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The kyng of Fraunce spared none, But sent for hem everychone, Both kyng, knyghth and clerke. The steward bylaft at home To kepe the qwene whyte as fome, He come not at that werke. She wente wyth chylde yn place, As longe as Goddus wyll was, That semely unthur serke; Thyll ther was of her body A fayr chyld borne and a godele; Hadde a dowbyll kyngus marke.

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They hyt crystened wyth grete honour And called hym Segramour: Frely was that fode. Then the steward, Syr Kadore, A nobull lettur made he thore, And wrowghte hyt all wyth gode. He wrowghte hyt yn hyghynge And sente hyt to hys lorde the kynge, That gentyll was of blode. The messenger forth gan wende, And wyth the kyngus modur gan lende, And ynto the castell he yode.

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He was resseyved rychely, And she hym askede hastyly How the qwene hadde spedde. “Madame, ther ys of her yborne A fayr man-chylde, y tell you beforne, And she lyth in her bedde.” She gaf hym for that tydynge A robe and fowrty shylynge, And rychely hym cladde. She made hym dronken of ale and wyne, And when she sawe that hyt was tyme, Tho chambur she wolde hym lede.

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And when he was on slepe browght, The qwene that was of wykked thowght,

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Le roi de France n’omit personne, Les faisant tous venir sans faute, Rois, chevaliers ou encore clercs. Le bailli resta au château Pour protéger la blanche reine Et n’alla pas à ce combat. Elle porta là son enfant Selon la volonté de Dieu, Belle gestante en ses atours, Jusqu’à ce que de ses entrailles Naquît un bel enfant gracieux Portant sur lui marque royale. Baptisé en bien grande pompe, On le nomma Ségramour : C’était un noble enfant. Puis le bailli, messire Cador, Ecrivit une belle lettre, Pleine de très bonnes nouvelles. Il l’écrivit en grande hâte, L’envoya à son seigneur roi, À ce seigneur de grand parage. Le messager se mit en route, S’attarda chez la vieille reine, Puis il entra dans le château. Il fut reçu fastueusement Et elle, en hâte, lui demanda Ce qu’il en était de la reine. « Madame, elle a mis au monde Un beau garçon, je vous le dis, Et elle est à présent couchée. » Pour cette nouvelle il reçut Un habit et quarante écus Et comme un prince fut vêtu, Puis grisé de cervoise et de vin ; Et elle, voyant le moment venu, Tint à le mener dans la chambre. Et lorsqu’il se fut endormi, La reine, aux noires intentions,

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Tho chambur gan she wende. Hys letter she toke hym fro, In a fyre she brente hyt tho; Of werkes she was unhende. Another lettur she made wyth evyll, And sayde the qwene had born a devyll; Durste no mon come her hende. Thre heddes hadde he there, A lyon, a dragon, and a beere: A fowll feltred fende. On the morn when hyt was day, The messenger wente on hys way, Bothe by stye and strete; In trwe story as y say, Tyll he come theras the kynge laye, And speke wordus swete. He toke the kyng the lettur yn honde, And he hyt redde, y unthurstonde, The teres downe gan he lete. And as he stode yn redyng, Downe he fell yn sowenyng, For sorow hys herte gan blede.

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Grete lordes that stode hym by Toke up the kyng hastely; In herte he was full woo. Sore he grette and sayde, “Alas, That y evur man born was! That hyt evur shullde be so. Alas, that y was made a kynge, And sygh wedded the fayrest thyng That on erthe myght go. That evur Jesu hymself wolde sende Such a fowle, lothly fende To come bytwene us too.”

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When he sawe hyt myght no bettur be, Anothur lettur then made he, And seled hyt wyth hys sele. He commanded yn all thynge

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Pénétra dedans la chambre. Elle lui retira sa lettre, Puis elle la brûla au feu, Femme aux desseins diaboliques. Elle écrivit une autre lettre, malveillante, Disant la reine accouchée d’un démon, Et que nul ne l’osait approcher, Qu’il portait sur le cou trois têtes : Celles d’un lion, dragon et ours : Monstrueux démon tout hirsute. Et à l’aube du jour suivant, Le messager se mit en route, Par les chemins et par les rues – Comme l’histoire le raconte –, Jusqu’à ce qu’il eût rejoint le roi, À qui il tint de beaux discours. Il lui remit la lettre en main Le roi la lut, d’après l’histoire, Et se mit à verser des larmes. Et, comme il se tenait là, lisant, Il chut à terre en pâmoison  Et son cœur saignant de chagrin. Les grands seigneurs qui l’entouraient Le relevèrent prestement ; Son cœur était plein de douleur. Tout en se lamentant, il dit : « Malheur à moi qui vins sur terre ! Misère qu’il en dût être ainsi ! Malheur que je dusse être roi, Puis épouser le plus bel être Qui se trouvât sur notre terre, Et que Jésus même nous voulût envoyer Un démon si hideux et vil Pour nous désunir elle et moi ! » Et ne voyant aucun recours, Il écrivit aussi un mot, Puis il le scella de son sceau. Il ordonna qu’à tous égards,

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To kepe well that lady yynge Tyll she hadde her hele; Bothe gode men and ylle To serve her at her wylle, Bothe yn wo and wele. He toke thys lettur of hys honde, And rode thorow the same londe, By the kyngus modur castell. And then he dwelled ther all nyght; He was resseyved and rychely dyght And wyst of no treson. He made hym well at ese and fyne, Bothe of brede, ale and wyne, And that berafte hym hys reson. When he was on slepe browght, The false qwene hys lettur sowghte. Into the fyre she kaste hyt downe: Another lettur she lette make, That men sholde the lady take, And lede her owt of towne, And putte her ynto the see, In that robe of ryche ble, The lytyll chylde her wyth; And lette her have no spendyng, For no mete ny for drynke, But lede her out of that kyth. “Upon payn of chylde and wyfe And also upon your owene lyfe, Lette her have no gryght!” The messenger knewe no gyle, But rode hom mony a myle, By forest and by fryght. And when the messenger come home, The steward toke the lettur sone, And bygan to rede. Sore he syght and sayde, “Alas, Sertes thys ys a fowle case, And a delfull dede!”

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L’on veillât sur la jeune dame Jusqu’au temps de ses relevailles, Que tous ses gens, bons et mauvais, Fissent en tout ses volontés, Dans la peine et dans la joie. Le messager prit donc ce mot Et revint par les mêmes terres, Par le château de la mère du roi. Et il y passa la nuitée, Y fut reçu fastueusement, Ignorant tout de la traîtrise, Prit ses aises et se délecta De pain, de cervoise et de vin, Jusqu’à en perdre le bon sens. Et lorsqu’il se fut endormi, La reine fourbe lut bien son mot Et le jeta dedans le feu. Puis elle en fit écrire un autre, Disant que l’on se saisît de la dame, Qu’on la conduisît hors les murs, Qu’on la jetât dans un bateau, Dans cette robe étincelante, Son enfançon à ses côtés, Sans lui laisser un seul denier Pour manger ou alors pour boire, Et qu’elle quittât la contrée. « Sous peine de perdre femme et enfant, Et de perdre aussi votre vie, Que nul parmi vous ne l’héberge ! » Le messager ne vit nulle ruse, Mais chevaucha lieue après lieue Par les forêts et par les brandes. Et quand il parvint au château, Le bailli vite prit la lettre Et il se mit à la lire. Il soupira et dit : « Hélas, C’est bien là affaire effroyable Et acte plein de cruauté ! »

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And as he stode yn redyng, He fell downe yn swonygne; For sorow hys hert gan blede. Ther was nothur olde ny yynge, That myghte forbere of wepynge For that worthy unthur wede. The lady herde gret dele yn halle; On the steward gan she calle, And sayde, “What may thys be?” Yyf anythyng be amys, Tell me what that hyt ys, And lette not for me.” Then sayde the steward, verament, “Lo, her a lettur my lord hath sente, And therfore woo ys me!” She toke the lettur and bygan to rede; Then fonde she wryten all the dede, How she moste ynto the see. “Be stylle, syr,” sayde the qwene, “Lette syche mornynge bene; For me have thou no kare. Loke thou be not shente, But do my lordes commaundement, God forbede thou spare. For he weddede so porely On me, a sympull lady, He ys ashamed sore. Grete well my lord fro me, So gentyll of blode yn Cristyanté, Gete he nevur more!” Then was ther sorow and myche woo, When the lady to shype shulde go; They wepte and wronge her hondus. The lady that was meke and mylde, In her arme she bar her chylde, And toke leve of the londe. When she wente ynto the see In that robe of ryche ble,

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Et comme il se tenait là, lisant, Il chut à terre en se pâmant ; Son cœur saignait de désarroi. Il n’était là ni vieux ni jeune Qui pût s’empêcher de pleurer Pour cette belle en ses atours. La dame ouït ces pleurs en la grand’salle Et elle appela le bailli, Disant : « Mais que peut donc être cela ? S’il est quelque mésavenance, Dites-moi ce dont il s’agit, Et ne m’épargnez aucun fait. » De fait le bailli répondit alors : « Voici un bref de mon seigneur : Et m’en voici bien fort marri ! » Elle le prit, se mit à lire, Et elle vit en toutes lettres Qu’elle serait mise à la mer. « Messire, apaisez-vous,  dit-elle, Et cessez de vous affliger : Pour moi ne vous mettez en peine. Craignez pour vous le déshonneur, Mais obéissez à mon seigneur. À Dieu ne plaise que vous m’épargniez ! En m’épousant s’est forligné Car je suis humble d’origine, Et il s’est mis en grande honte. Saluez pour moi mon seigneur, Un héritier de sang si noble Jamais plus par la chrétienté il n’aura. » Dans le chagrin et l’affliction L’on vit la dame s’embarquer ; Ils pleurèrent, se tordirent les mains. Et notre dame, humble et douce Portait son enfant dans les bras Et quitta ainsi ces rivages. Lorsqu’elle vogua vers le large, Dans cette robe étincelante,

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Men sowened on the sonde. Sore they wepte and sayde, “Alas, Certys thys ys a wykked kase! Wo worth dedes wronge!” The lady and the lytyll chylde Fleted forth on the watur wylde, Wyth full harde happes. Her surkote that was large and wyde, Therwyth her vysage she gan hyde, Wyth the hynthur lappes; She was aferde of the see, And layde her gruf uponn a tre, The chylde to her pappes. The wawes that were grete and strong, On the bote faste they thonge, Wyth mony unsemely rappes. And when the chyld gan to wepe, Wyth sory herte she songe hyt aslepe, And putte the pappe yn hys mowth, And sayde, “Myghth y onus gete lond, Of the watur that ys so stronge, By northe or by sowthe, Wele owth y to warye the, see, I have myche shame yn the!” And evur she lay and growht; Then she made her prayer To Jhesu and Hys modur dere, In all that she kowthe. Now thys lady dwelled thore A full sevene nyght and more, As hyt was Goddys wylle; Wyth karefull herte and sykyng sore, Such sorow was her yarked yore, And she lay full stylle. She was dryven toward Rome, Thorow the grace of God yn trone, That all thyng may fulfylle. On the see she was so harde bestadde,

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L’on se pâma sur la grève. Et entre les pleurs ces mots : « Hélas, C’est là de fait cruelle situation, Maudites soient les injustices ! » La dame et son enfantelet Voguèrent sur la vaste mer, Objets de moult tribulations. De son surcot, ample et large, Elle recouvrit sa face. En rabattant les pans externes ; Elle avait peur de cette mer Et s’étendit face en avant sur une planche, L’enfant serré contre son sein. Les vagues, hautes et brutales S’écrasaient contre le bateau, Cognant là sans ménagement. Quand l’enfant se mit à pleurer, Le cœur dolent, elle le berça de ses chants, Lui mit son tétin dans la bouche, Et dit : « Puissé-je enfin toucher terre, Loin de cette mer féroce, Fût-ce au nord ou bien au sud, J’ai, mer, tout lieu de te maudire, Et tu m’as mise en grande honte ! » Elle demeurait là étendue et dolente. Et puis elle fit sa prière À Jésus et Sa sainte mère, En toutes manières qu’elle sut. La dame donc y demeura Au moins sept jours et un peu plus, De par la volonté de Dieu. Le cœur bien lourd d’âpres soupirs, Prédestinée à ce malheur, Elle se tenait là fort coite. Elle vogua jusques à Rome, Par la grâce de Dieu le Père, Qui tout peut faire advenir. Elle fut en mer bien tourmentée,

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For hungur and thurste allmost madde, Wo worth chawnses ylle!

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A marchaunte dwelled yn that cyté, A ryche mon of golde and fee, Jurdan was hys name. Every day wolde he Go to playe hym by the see, The eyer forto tane. He wente forth yn that tyde, Walkynge by the see syde, All hymselfe alone. A bote he fonde by the brymme And a fayr lady therynne, That was ryght wo-bygone.

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The cloth on her shon so bryght, He was aferde of that syght, For glysteryng of that wede; And yn hys herte he thowghth ryght That she was non erthyly wyght; He sawe nevur non such yn leede. He sayde, “What hette ye, fayr ladye?” “Lord,” she sayde, “y hette Egarye, That lye her, yn drede.” Up he toke that fayre ladye And the yonge chylde her by, And hom he gan hem lede. When he come to hys byggynge, He welcomed fayr that lady yynge That was fayr and bryght; And badde hys wyf yn all thynge, Mete and drynke forto brynge To the lady ryght. “What that she wyll crave, And her mowth wyll hyt have, Loke hyt be redy dyght. She hath so longe meteles be, That me thynketh grette pyté; Conforte her yyf thou myght.”

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La faim, la soif la rendant folle quasiment Maudite soit la malechance ! Un marchant vivait en cette cité, Qui était riche, en or et biens, Et qui avait pour nom Jourdain. Chaque jour avait coutume, D’aller s’ébattre en bord de mer Afin d’y prendre l’air. Il s’y rendit donc ce jour-là, Et marchant le long du rivage – Il était entièrement seul –, Vit un bateau près de la rive, À son bord une belle dame, Tout accablée de grands malheurs. Sa vêture brillait de mille feux Si bien qu’il en fut pris de crainte… Tant scintillait ce bel atour ; En son tréfonds sitôt pensa Qu’elle n’était être mortel. Jamais au monde il n’avait vu rien de pareil. Il dit : « Comment vous nomme-t-on, belle dame ?  – Messire, dit-elle, l’on me nomme Egaré, Celle qui gît ci atterrée. » Il souleva la belle dame En même temps que l’enfançon, Et les conduisit au logis. Et lorsqu’il fut en son logis Fit bel accueil à la jeune dame Qui était d’une beauté radieuse ; Dit à sa femme, à foison D’apporter mets et puis boissons À cette dame sans tarder. « Tout ce qu’elle peut désirer Et ce qu’elle peut avaler, Lui soit aussitôt apprêté. Elle a si longuement jeûné Que j’en conçois bien grand’ pitié : Donne-lui, si tu peux, des forces. »

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Now the lady dwelles ther, Wyth alle metes that gode were, She hedde at her wylle. She was curteys yn all thyng, Bothe to olde and to yynge; Her loved bothe gode and ylle. The chylde bygan forto thryfe; He wax the fayrest chyld on lyfe, Whyte as flour on hylle. And she sewed sylke werk yn bour, And tawghte her sone nortowre, But evyr she mornede stylle. When the chylde was seven yer olde, He was bothe wyse and bolde, And wele made of flesh and bone; He was worthy unthur wede And ryght well kowthe pryke a stede; So curtays a chylde was none. All men lovede Segramowre, Bothe yn halle and yn bowre, Whersoevur he gan gone. Leve we at the lady clere of vyce, And speke of the kyng of Galys, Fro the sege when he come home. Now the sege broken ys, The kyng come home to Galys, Wyth mykyll myrthe and pryde; Dukes and erles of ryche asyce, Barones and knyghtes of mykyll pryse, Come rydynge be hys syde. Syr Kadore, hys steward thanne, Ayeyn hym rode wyth mony a man, As faste as he myght ryde. He tolde the kyng aventowres Of hys halles and hys bowres, And of hys londys wyde. The kyng sayde, “By Goddys name, Syr Kadore, thou art to blame

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Maintenant séjourne là la dame Entourée de fort bons mets, Et mangeant enfin à sa faim. Elle était en tout courtoise, Envers les jeunes et les vieux, Aimée des bons et des moins bons. L’enfant bientôt s’épanouit : Il devint le plus bel au monde, Blanc comme fleur sur la colline. Elle cousait la soie dans sa chambre, Montrait à son fils les belles manières, Mais toujours s’affligeait en secret. Et lorsque l’enfant eut sept ans, Il était sage mais hardi, Et en tout très bien fait de corps ; Digne créature en ses atours, Qui bien jouait des éperons. Nul enfant aussi courtois ! Ségramour était bien aimé Dans la grand’salle et dans les chambres Où qu’il allât dans le palais. Mais laissons-là la dame au clair visage, Et parlons du roi de Galice, Lorsqu’il s’en revint de son siège. Une fois le siège levé, Le roi retourne en Galice, Plein d’allégresse et de fierté. À son côté chevauchent ensemble Comtes et ducs du plus haut rang, Barons, chevaliers de renom. Messire Cador, son bailli en ces temps A sa rencontre vint, entouré d’hommes liges, Et aussi vitement qu’il put. Il raconta au roi ce qu’il était advenu Dans ses salles et dans ses chambres Et sur ses bien vastes domaines. Le roi lui dit : « Par Dieu le Père, Messire Cador, vous avez là failli

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For thy fyrst tellynge! Thow sholdest fyrst have tolde me Of my lady Egaré, I love most of all thyng!” Then was the stewardes herte wo, And sayde, “Lorde, why sayst thou so? Art not thou a trewe kynge? Lo her, the lettur ye sente me, Yowr owene self the sothe may se; I have don your byddynge.” The kyng toke the lettur to rede, And when he sawe that ylke dede, He wax all pale and wanne. Sore he grette and sayde, “Alas, That evur born y was, Or evur was made manne! Syr Kadore, so mot y the, Thys lettur come nevur fro me; I telle the her anone!” Bothe they wepte and yaf hem ylle. “Alas!” he sayde, “Saf Goddys wylle!” And both they sowened then. Grete lordes stode by, And toke up the kyng hastyly; Of hem was grete pyté; And when they both kevered were, The kyng toke hym the letter ther Of the heddys thre. “A, lord,” he sayde, “be Goddus grace, I sawe nevur thys lettur yn place! Alas, how may thys be?” Aftur the messenger ther they sente, The kyng askede what way he went: “Lord, be your modur fre.” “Alas!” then sayde the kynge, “Whethur my modur wer so unhende To make thys treson? By my krowne she shall be brent,

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En commençant par tout ceci ! Vous m’eussiez d’abord dû parler De ma chère dame Egaré, Que je chéris par-dessus tout ! » Le cœur du bailli s’assombrit : « Messire, pourquoi parler ainsi ? N’êtes-vous point un roi loyal ? Voyez donc ci le mot de vous reçu, Et constatez vous-même la vérité : J’ai honoré votre requête. » Le roi prit le mot et le lut, Et lorsqu’il apprit ce forfait, Le voici tout pâle et livide. Et c’est en pleurs qu’il dit : « Hélas, Pourquoi me donna-t-on la vie  Et arrivai-je à l’âge d’homme ? Messire Cador, sur mon salut, Jamais de moi ne vint ce mot, Je vous le dis sans hésiter! » Tous deux pleurèrent, se tourmentèrent. « Hélas, dit-il, si telle est volonté divine ! » Et tous deux alors se pâmèrent. De grands seigneurs se tenaient près, Promptement relevèrent le roi. Des deux ils avaient grand’ pitié ; Et lorsqu’ils revinrent à eux, Le roi s’empara de la lettre Qui mentionnait donc les trois têtes. « Ah, Seigneur, dit-il, par la grâce de Dieu, Jamais ne vis ce mot en quelque lieu ! Las, comment ce peut-il être ? » Firent alors chercher le messager ; Le roi s’enquit de son parcours : « Sire, dit-il, chez dame votre mère m’arrêtai.  – Hélas !  répondit là le roi, Que ma mère fût assez maligne Pour perpétrer cette traîtrise ! Par ma couronne, qu’elle soit brûlée,

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Wythowten any othur jugement; That thenketh me best reson!” Grete lordes toke hem betwene That they wolde exyle the qwene And berefe her hyr renowne. Thus they exiled the false qwene And byrafte her hyr lyflothe clene: Castell, towre and towne.

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When she was fled ovur the see fome, The nobull kyng dwelled at hom, Wyth full hevy chere; Wyth karefull hert and drury mone, Sykynges made he many on For Egarye the clere. And when he sawe chylderen play, He wepte and sayde, “Wellawey, For my sone so dere!” Such lyf he lyved mony a day, That no mon hym stynte may, Fully seven yere.

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Tyll a thowght yn hys herte come, How hys lady whyte as fome, Was drowned for hys sake. “Thorow the grace of God yn trone, I woll to the Pope of Rome, My penans for to take!” He lette ordeyne shypus fele And fylled hem full of wordes wele, Hys men mery wyth to make. Dolys he lette dyghth and dele, For to wynnen hym sowles hele; To the shyp he toke the gate. Shypmen that wer so mykyll of pryce, Dyght her takull on ryche acyse, That was fayr and fre. They drowgh up sayl and leyd out ore; The wynde stode as her lust wore, The wethur was lythe on le.

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Sans autre forme de procès : Voici, je crois, le meilleur choix ! » Les grands seigneurs, se concertant, Résolurent d’exiler la reine, De la priver de son honneur. Ils exilèrent la perfide, En la privant de sa chevance et subsistance,   Châtellenie, bourg et donjon. Lorsqu’elle fut partie sur les flots, Le noble roi demeura au logis, Le cœur contristé et dolent. Lourd de chagrin, la plainte amère, Il poussait maint soupir Pour la belle Egaré ; Et en voyant s’ébattre des enfants, Larmoyant, il disait : « Hélas Pour mon fils bien-aimé ! »  Il vécut fort longtemps ainsi, Nul ne pouvant apaiser son chagrin. Cela dura sept longues années… Jusqu’à ce que son cœur conçût L’idée que sa blanche colombe Pour et par lui avait péri noyée. « Par la grâce de Dieu le Père, J’irai voir le Pape à Rome, Pour y faire ma pénitence ! » Et il fit armer moult navires, Les chargea de mille richesses Pour en jouir avec ses hommes, Fit préparer et distribuer des aumônes Pour gagner le salut de l’âme, Puis il alla vers son navire. Des matelots de grand talent Le gréèrent avec faste, Avec moult grâce et majesté. Ils hissèrent les voiles, disposèrent les rames. Le vent soufflait selon leurs vœux, Le temps était calme et clément.

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They sayled over the salt fome, Thorow the grace of God in trone, That most ys of powsté. To that cyté, when they come, At the burgeys hous hys yn he nome, Theras woned Emarye. Emaré called her sone Hastely to here come Wythoute ony lettynge, And sayde, “My dere sone so fre, Do a lytull aftur me, And thou shalt have my blessynge. Tomorowe thou shall serve yn halle, In a kurtyll of ryche palle, Byfore thys nobull kyng. Loke, sone, so curtays thou be, That no mon fynde chalange to the In no manere thynge!

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When the kyng ys served of spycerye, Knele thou downe hastylye, And take hys hond yn thyn. And when thou hast so done, Take the kuppe of golde sone, And serve hym of the wyne. And what that he speketh to the, Cum anon and tell me, On Goddus blessyng and myne!” The chylde wente ynto the hall, Among the lordes grete and small, That lufsumme wer unthur lyne.

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Then the lordes that wer grete, Wysh and wente to her mete; Menstrelles browght yn the kowrs. The chylde hem served so curteysly, All hym loved that hym sy, And spake hym gret honowres. Then sayde all that loked hym upon, So curteys a chylde sawe they nevur non,

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Ils voguèrent sur les flots salés Par la grâce de Dieu le Père, Qui si grand pouvoir a sur tout. Quand ils atteignirent la ville, Il prit ses quartiers chez le bourgeois Chez qui résidait Emaré. Emaré enjoignit à son fils De venir çà bien promptement Et sans aucune hésitation. Puis s’exprima ainsi : « O noble fils, Agis pendant un temps comme je t’en instruis, Et alors tu auras ma bénédiction. Tu serviras demain dans la grand’salle, Vêtu d’une tunique de précieuse étoffe, Et en présence de ce noble roi ; Prends soin de te montrer courtois, Et que nul homme n’ait à redire En quelque chose qu’il s’agisse! Lorsqu’on servira au roi son dessert Agenouille-toi prestement, Et prends sa main dedans la tienne. Et lorsque tu auras fait cela Saisis bien vite la coupe d’or, Et verse-lui alors du vin. Puis les paroles qu’il t’aura dites Viens sans tarder me conter, Et tu seras béni, de moi et du Seigneur. » L’enfant alla dedans la salle, Entre barons, grands et petits, Si beaux en leurs atours de drap bien fin. Alors tous ces éminents seigneurs Se lavèrent et se mirent à table ; Des ménestrels préludaient aux services. L’enfant servait si courtoisement  Qu’à le voir on l’aimait déjà, On le congratulait bien fort. Et tous ceux qui posaient l’œil sur lui Disaient n’avoir jamais vu enfant si courtois,

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In halle ny yn bowres. The kynge sayde to hym yn game, “Swete sone, what ys thy name?” “Lorde,” he seyd, “y hyghth Segramowres.” Then that nobull kyng Toke up a grete sykynge, For hys sone hyght so; Certys, wythowten lesynge, The teres out of hys yen gan wryng; In herte he was full woo. Neverthelese, he lette be, And loked on the chylde so fre, And mykell he lovede hym thoo. The kyng sayde to the burgeys anon, “Swete syr, ys thys thy sone?” The burgeys sayde, “Yoo.” Then the lordes that wer grete Whesshen ayeyn aftyr mete, And then come spycerye. The chylde that was of chere swete, On hys kne downe he sete, And served hym curteyslye. The kynge called the burgeys hym tyll, And sayde, “Syr, yf hyt be thy wyll, Yyf me thys lytyll body! I shall hym make lorde of town and towr; Of hye halles and of bowre, I love hym specyally.” When he had served the kyng at wylle, Fayr he wente hys modyr tyll And tellys her how hyt ys. “Soone, when he shall to chambur wende, Take hys hond at the grete ende, For he ys thy fadur, ywysse; And byd hym come speke wyth Emaré, That changed her name to Egaré, In the londe of Galys.” The chylde wente ayeyn to halle,

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Dans la grand’salle ou dans la chambre. Le roi lui dit fort plaisamment : « Doux enfant, quel est ton nom ?  – Messire, lui dit-il, mon nom est Ségramour. » C’est alors que ce noble roi Poussa un bien profond soupir Car son fils se nommait ainsi. Je vous le dis sans vous mentir, Les larmes jaillirent de ses yeux ; Son cœur était bien affligé. Il garda pourtant son sang-froid Et contempla le noble enfant, En l’aimant très fort sur le champ. Il dit au bourgeois aussitôt : « Gentil seigneur, est-ce ton fils ? » Et le bourgeois répondit : « Oui. » Et alors tous ces grands seigneurs Se lavèrent encore après les viandes, Et puis l’on apporta les mets sucrés ; Alors l’enfant au doux visage Se mit à genoux Et le servit courtoisement. Le roi appela à lui le bourgeois, Disant : « Messire, si vous voulez, Donnez-moi donc ce petit être ! Je le ferai seigneur d’une cité et d’un château; De ses grand’salles et de ses chambres, Je l’aime tout spécialement. » Quand il eut servi de tout cœur le roi Il alla rejoindre sa mère Et lui conta son entrevue. « Fils, quand il s’en ira dans sa chambre, Prends donc sa main sur le palier, Car c’est ton père en vérité ; Demande-lui d’aller parler à Emaré, Qui a pris pour nom Egaré, En terre galicienne. » L’enfant retourna vers la salle,

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Amonge the grete lordes alle, And served on ryche asyse. When they wer well at ese afyne, Bothe of brede, ale and wyne, They rose up, more and myn. When the kyng shulde to chambur wende, He toke hys hond at the grete ende, And fayre he helpe hym yn; And sayde, “Syr, yf your wyll be, Take me your honde and go wyth me, For y am of yowr kynne! Ye shull come speke wyth Emaré That chaunged her nome to Egaré, That berys the whyte chynne.” The kyng yn herte was full woo When he herd mynge tho Of her that was hys qwene; And sayde, “Sone, why sayst thou so? Wherto umbraydest thou me of my wo? That may never bene!” Nevurtheles wyth hym he wente; Ayeyn hem come the lady gent, In the robe bryght and shene. He toke her yn hys armes two, For joye they sowened, both to, Such love was hem bytwene. A joyfull metyng was ther thore, Of that lady, goodly unthur gore, Frely in armes to folde. Lorde, gladde was Syr Kadore, And othur lordes that ther wore, Semely to beholde. Of the lady that was put yn the see, Thorow grace of God in Trinité, That was kevered of cares colde. Leve we at the lady whyte as flour, And speke we of her fadur the emperour, That fyrste thys tale of ytolde.

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Parmi tous les grands seigneurs, Servant ceux-ci en grande pompe. Quand ils furent enfin rassasiés, De pain, de cervoise et de vin, Ils se levèrent, grands et petits. Le roi s’en allant vers sa chambre, L’enfant prit sa main sur le palier, Courtoisement l’y conduisant, Disant : « Sire, si tel est votre bon vouloir, Prenez ma main et suivez-moi, Car je suis tout de votre sang ! Venez parler à Emaré, Qui a pris pour nom Egaré, La belle au blanc visage ! » Le cœur du roi fut bien dolent Lorsqu’il ouït ainsi mention De celle qui était donc sa reine ; Il dit : « Mon fils, pourquoi dis-tu cela ?  Pourquoi me reprocher ma peine ? Ce que tu dis ne saurait être ! » Mais il le suivit cependant, La gente dame venant à leur rencontre, Dedans sa robe aux mille feux. Il la serra entre ses bras, Ils se pâmèrent de bonheur, Si intense était leur amour. Ce furent là allègres retrouvailles, Avec la dame, si gente en ses atours, Qu’il serra courtoisement dans ses bras. Quelle joie pour messire Cador, Et les autres seigneurs céans, Tous si charmants à contempler ; Avec la dame livrée aux flots, Et par la grâce de Dieu le Père, Sauvée de ces affres glacées. Quittons maintenant la blanche dame, Parlons de son père, l’empereur, Sujet premier de mon récit.

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The Emperour her fadyr then Was woxen an olde man, And thowght on hys synne: Of hys thowghtyr Emaré That was putte ynto the see, That was so bryght of skynne. He thowght that he wolde go, For hys penance to the Pope tho And heven for to wynne. Messengeres he sente forth sone, And they come to the kowrt of Rome To take her lordes inne. Emaré prayde her lord, the kyng, “Syr, abyde that lordys komyng That ys so fayr and fre. And, swete syr, yn all thyng, Aqweynte you wyth that lordyng, Hyt ys worshyp to the.” The kyng of Galys seyde than, “So grete a lord ys ther non, Yn all Crystyanté.” “Now, swete syr, whatevur betyde, Ayayn that grete lord ye ryde, And all thy knyghtys wyth the.”

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Emaré tawghte her sone yynge, Ayeyn the Emperour komynge, How that he sholde done: “Swete sone, yn all thyng Be redy wyth my lord the kyng, And be my swete sone! When the Emperour kysseth thy fadur so fre, Loke yyf he wyll kysse the, Abowe the to hym sone; And bydde hym come speke wyth Emaré, That was putte ynto the see, Hymself yaf the dome.”

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Now kometh the Emperour of pryse; Ayeyn hym rode the kyng of Galys,

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L’empereur son père, en ces temps, Était devenu bien vieux ; Et sur son péché méditait, Concernant sa fille Emaré Que l’on avait jetée aux flots, Ô dame au teint si lumineux ! Il forma le projet de se rendre En pénitence jusqu’au Pape, Pour y gagner le Paradis. Vite envoya des messagers Qui parvinrent à la cour de Rome Pour lui préparer ses logis. Emaré pria le roi son époux : « Sire, attendez la venue de ce gentilhomme, Si charmant et si noble. Et mon beau sire, en toute chose, Accointez-vous avec ce seigneur, Et grand honneur vous en aurez. » Répondit le roi de Galice : « Il n’est de si grand seigneur Dans toute notre chrétienté.  – Alors, mon doux ami, quoi qu’il advienne, À la rencontre du grand seigneur, Chevauchez avec tous vos chevaliers. » Emaré instruisit son enfant De l’arrivée de l’empereur, Lui disant ce qu’il devrait faire : « Mon cher fils, sois prêt en toute chose Aux côté du seigneur mon époux, Et sois fidèle à ta douce nature ! Quand l’empereur embrassera ton si noble père, Observe s’il veut t’embrasser, Incline-toi bien promptement, Demande-lui d’aller parler à Emaré, Qui fut livrée aux flots : Lui-même imposa la sentence. » Et voici à présent l’empereur de haut rang, Et le roi de Galice qui chevauche vers lui,

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Wyth full mykull pryde. The chyld was worthy unthur wede, A satte upon a nobyll stede, By hys fadyr syde; And when he mette the Emperour, He valed hys hode wyth gret honour And kyssed hym yn that tyde; And othur lordys of gret valowre, They also kessed Segramowre; In herte ys not to hyde. The Emperours hert anamered gretlye Of the chylde that rode hym by Wyth so lovely chere. Segramowre he stayde hys stede; Hys owene fadur toke good hede, And othur lordys that ther were. The chylde spake to the Emperour, And sayde, “Lord, for thyn honour, My worde that thou wyll here: Ye shull come speke wyth Emaré That changede her name to Egaré, That was thy thowghthur dere.” The Emperour wax all pale, And sayde, “Sone, why umbraydest me of bale, And thou may se no bote?” “Syr, and ye wyll go wyth me, I shall the brynge wyth that lady fre, That ys lovesom on to loke.” Nevurthelesse, wyth hym he wente; Ayeyn hym come that lady gent, Walkynge on her fote. And the Emperour alyghte tho, And toke her yn hys armes two, And clypte and kyssed her sote. Ther was a joyfull metynge Of the Emperour and of the Kynge, And also of Emaré; And so ther was of Syr Segramour,

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Tout empreint de fierté. L’enfant, vaillant en ses atours, Montait un noble destrier, Aux côtés de son père, Et lorsqu’il rencontra l’empereur, Il se découvrit moult dignement, L’embrassant à ce moment-là. Et d’autres seigneurs, de grands preux, Embrassèrent aussi Ségramour, Il ne faut de cela rien celer. Le cœur de l’empereur s’émut d’un grand amour Pour l’enfant qui chevauchait à ses côtés Avec un si joli minois. Ségramour tira alors les rênes ; Son propre père tendit l’oreille, Et avec lui les autres seigneurs présents. L’enfant parla à l’Empereur, Disant : « Seigneur, pour votre honneur, Entendez-moi ici, de grâce : Allez parler à Emaré Qui a pris pour nom Egaré, Votre chère fille en personne. » L’empereur pâlit, puis il dit : « Mon fils, pourquoi condamner mon forfait Si tu ne vois nul recours ? – Sire, si vous me voulez suivre, Je vous conduirai à cette noble dame, Qui est si belle à contempler. » Bien étonné, il le suivit, Cette gente dame venant à sa rencontre, À pied sans sa monture. L’empereur descendit de cheval, Et la prit alors dans ses bras, L’enlaçant et baisant tout doux. Ce furent là joyeuses retrouvailles Entre le roi et l’empereur Et aussi avec Emaré ; Et ainsi fut-il de la vie de messire Ségramour, 

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That aftyr was emperour: A full gode man was he. A grette feste ther was holde, Of erles and barones bolde, As testymonyeth thys story. Thys ys on of Brytayne layes That was used by olde dayes, Men callys “Playn d’Egarye.” Jhesus, that settes yn Thy trone, So graunte us wyth The to wone In thy perpetuall glorye! Amen. Explicit Emaré.

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Qui devint ensuite empereur : C’était un homme débonnaire. Et l’on fit une grande fête, Avec les barons et les comtes, Ainsi que le dit cette histoire, L’un des lais du pays breton, Que l’on connaissait bien jadis, Comme « La complainte Egaré ». O Jésus, assis sur ton trône, Donne-nous de vivre avec toi Dans ta gloire éternelle ! Amen. Fin d’Emaré.

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Sir Gowther par Jean-Jacques Blanchot

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Introduction Sources manuscrites Le texte de Sir Gowther (ici traduit Messire Gautier) se trouve dans deux manuscrits du XVe siècle  : le Royal MS 17 B 43 de la British Library (fol. 116a-131b) et le MS Advocates 19.3.1 de la National Scottish Library (fol. 11a-28a), où manquent les quatorze premiers vers. Compte tenu de leurs variantes dialectales, les spécialistes situent le texte dans la partie Est des Midlands. Chronologiquement, la version londonienne paraît postérieure à la version écossaise. Elle semble aussi s’adresser à un public plus raffiné en omettant le viol des nonnes et le sac de leur couvent. Peut-être le copiste jugeait-il le forfait trop odieux pour être rapporté sans retenue. Au contraire, la version écossaise ne craint pas d’affirmer son réalisme (« ..The sothe why schuld y hyde ? » v. 189). L’environnement littéraire de Sir Gowther dans l’un et l’autre des manuscrits confirme la différence de perspective déjà évoquée. La collection de la British Library est plus idéaliste avec Les Voyages de Sir John Mandeville, la Vision du Purgatoire de S. Patrick , la Vision de Tundale, et un court poème religieux de William Staunton. L’ensemble écossais apparaît plus didactique et pratique avec le Stans Puer ad Mensam de John Lydgate, guide des bonnes manières à table ; avec la Vie de Notre Dame, d’inspiration hagiographique, qui relate la naissance et la jeunesse du Christ ; avec Sire Isambras, roman chevaleresque qui exalte les valeurs familiales. Dans un manuscrit comme dans l’autre Messire Gautier affirme son originalité et son caractère composite. L’œuvre ne peut être enfermée dans un genre défini : on peut y voir un roman initiatique, un conte hagiographique, un lai traditionnel ou simplement une œuvre d’imagination. Sources littéraires La source la plus souvent citée par la critique est Robert le Diable, roman d’aventures français de 5000 vers, composé au XIIIe siècle. L’histoire dont le roman est issu se trouve dans les Chroniques de Normandie. Une duchesse de Normandie, désespérée de sa stérilité après avoir vainement invoqué

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Dieu, la Vierge et les saints, se tourne vers le Diable. Elle donne naissance à un fils, Robert, qui manifeste très vite sa démoniaque perversité. Il réagit ensuite et manifeste son repentir en sauvant Rome assiégée par les barbares et en refusant honneurs et pouvoir. Il meurt finalement en odeur de sainteté dans un ermitage. On y reconnaît clairement la trame dramatique de Messire Gautier. Robert le Diable a connu en son temps un succès considérable sous les formes les plus diverses, autant en français que dans les autres langues en usage. Le sujet a été ensuite repris par des auteurs plus modernes : la Vie de Robert le Diable (1496) devint à son tour la source d’un vaudeville en 1813, puis d’un opéra de Meyerbeer (Robert le Diable) en 1831. Elle a aussi inspiré un des chapitres des Fiancés de Manzoni. D’autres œuvres médiévales, notamment Tydorel, la Légende de Grégoriu et la Vie de St Alexius présentent quelques analogies avec Messire Gautier, mais ne sauraient être considérées comme des sources. Si l’on admet avec John B.Beston que Messire Gautier fut composé entre 1350 et 14001, on ne peut faire abstraction de la vogue et du développement suivi du mythe arthurien à cette époque. En effet, l’inachèvement de l’œuvre de Chrétien de Troyes et en particulier la frustrante interruption du Conte du Graal, son dernier récit (1182-1191), ont inspiré bon nombre de compositions en vers et en prose. On peut considérer d’abord, que la Première Continuation de Perceval se situe vers 1200. Ensuite se succèdent la ­Deuxième Continuation de Wauchier de Denain (1205-1210), la Troisième Continuation de Manessier et la Continuation de Gerbert de Montreuil vers 1230. Parallèlement, des « romans » ( en prose) ont été écrits dès le début du XIIIe siècle. Le premier est la version en prose du Joseph-Merlin-Perceval, attribuée à Robert de Boron. L’énorme Lancelot-Graal a été composé par étapes succcessives au cours du premier tiers du XIIIe siècle ; il comprend : le Lancelot ; La Queste du Saint Graal ; La Mort le Roi Artu ainsi que L’Estoire del Saint Graal et L’Estoire de Merlin . La même époque voit la diffusion des deux versions du Tristan en prose. Néanmoins, fleurissent à nouveau des œuvres en vers inspirées du monde arthurien, rattachées en particulier au personnage de Gauvain (Le Bel Inconnu, Gliglois, Le Roman 1

  John B. Beston « The Breton Lai in Fourteenth-Century England » in Larry. D. Benson ed. The Learned and the Lewed, Cambridge : Harvard UP, 1974, p. 320.

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Sir Gowther

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d’Yder, Durmart le Gallois, Le Chevalier aux Deux Épées, Le Roman de Fergus, Claris et Laris). La matière de Bretagne passionne encore un nombreux public et cette vogue se poursuivra au XIVe siècle avec Le Roman de Perceforest et le Méliador de Froissard.

L’originalité de Messire Gautier Dans cette perspective, on comprend mieux les traits qui distinguent Messire Gautier de sa source normande. On est d’abord frappé par la brièveté de l’œuvre : Robert le Diable compte 5000 vers, Messire Gautier moins de 800. Si la concision est de règle en passant d’un roman à un lai, elle peut faire craindre une perte de matière ou une simplification outrancière. Il n’en est rien et il semble même que le poème gagne en vigueur ce qu’il a perdu en longueur. On note d’autre part, avec Beston 2, que Messire Gautier appartient à un groupe restreint de quatre lais (Sir Gowther, Sir Launfal, The Erle of Tolous, et Emaré) composés entre 1350 et 1400 et présentant la même structure prosodique : des strophes de douze vers en rime couée alternant deux vers de quatre accents à rimes plates et un vers de trois accents rimant avec les trois autres vers courts de la strophe. Ce trait formel est significatif : il marque l’inscription de ces compositions dans la tradition populaire anglienne, déjà enrichie par la renaissance allitérative, et souligne l’anglicisation du lai breton. On note également la diversité des niveaux de style. Ils évoluent en épousant la thématique du récit et les allitérations expressives accompagnent autant les séquences chevaleresques que les notations les plus réalistes. De cette alternance naît une vivacité familière, un dynamisme narratif et une sorte de sincérité qui assurent l’adhésion de l’auditeur-lecteur et confortent le propos édifiant de cette composition. L’auteur anonyme de Gautier situe son récit dans le cycle breton. L’affirmation la plus précise se trouve à la fin du poème (v. 751-753) : ... This is wreton in parchemeyn, A story bothr gud and fyn Owt off a law of Breteyn...  2

  ibid, p. 320.

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D’autres renvois à une autorité antérieure jalonnent les strophes (« therof seyus clerkus », v. 19 ; « tho testamentys thus thei sey », v. 309 ; « as tho romandys seyd », v. 470 ; « thus this romans told, v. 543). Il y a là, semblet-il, plus que le respect d’un usage. L’histoire édifiante (gud) de Gautier doit être entendue dans son contexte, celui du cycle arthurien (« a law of breyten », v. 28). Le lien explicite est la référence à Merlin (v. 10 et 98), luimême issu d’un démon. L’auteur ne manque pas d’insister sur le caractère extraordinaire de l’événement (« That ferly is to here », v. 12 ; « a selcowgh thyng », v. 13 ; « ferlys that befell », v. 27). Seul, en effet, l’enracinement mythique peut donner crédit au parcours de Gautier, monstre sanguinaire soudain repenti et mort en odeur de sainteté. Le merveilleux arthurien affecte à la fois l’action, les thèmes et les styles. Gautier est l’héritier du duc et de la duchesse d’Autriche. Le duc et la duchesse possèdent jeunesse, richesse et beauté  ; il ne leur manque, quelques années plus tard, que le privilège d’une descendance. Déception, impatience et frustration ébranlent le couple. Désespérée, la duchesse prie Dieu et Marie de lui accorder la grâce d’enfanter « de toute façon » ( v. 66). Il semble que le Malin ait prêté l’oreille, ou que Dieu ait voulu punir cette imprudence, car la pauvre duchesse est très vite abusée par un incube qui prend les traits du duc pour s’unir à elle. Ce subterfuge rappelle évidemment la conception d’Arthur par Uter, transfiguré par Merlin en époux légitime de la belle Ygerne. L’enfant Gautier, présenté comme le demi-frère de Merlin est, comme lui, d’une monstrueuse voracité et d’une miraculeuse précocité. Il ne possède pas, cependant, le don de prophétie de Merlin mais défie la norme par sa force physique. Le décès de son père lui apporte la maîtrise du Duché et il persécute les représentants de la religion autant que les jeunes femmes. Le comble de l’horreur est le viol puis le meurtre des nonnes dans l’embrasement de leur couvent. Il est temps qu’un heureux miracle intervienne. Gautier, pris d’un doute après l’intervention d’un vieux seigneur courageux, obtient de sa mère l’aveu de son origine démoniaque. Sa soudaine conversion tient du prodige. Il se rend humblement à Rome où il se confesse au Pape, dont l’absolution n’est que conditionnelle. Reste l’expiation par ascèse et humilité. Généreusement accueilli par l’Empereur, Gautier soutient son hôte contre les prétensions du Sultan et lui sauve la vie. Dans les trois batailles rangées, Dieu pourvoit miraculeusement à l’équipement de Gautier. Sa blessure à la fin de l’engagement pro-

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voque la chute de la jeune muette, fille de l’Empereur, inspirée par Dieu. Elle ne sort de sa prostration que pour recouvrer la parole et annoncer la réhabilitation de Gautier. Celui-ci, dès lors, connnaît le bonheur terrestre : union avec la jeune fille, remariage de la duchesse–mère, paix intérieure, piété et bonnes œuvres. Après sa mort, d’autres miracles confirment à la fois son pardon et ses éminents mérites. L’action, claire et vigoureuse, suit la chronologie et progresse rapidement. Le théme conjugal accompagne le destin de Gautier : ses parents forment un couple idéal mais stérile ; la transmission du titre et des biens conduit à une crise grave. De même, l’Empereur doit batailler au péril de sa vie, pour défendre sa fille dont le Sultan sollicite impérieusement la main. Gautier l’épouse avec la bénédiction papale, et la mère de Gautier convole en secondes noces avec le comte en charge du duché. On est surpris de ne trouver aucune allusion à la descendance de Gautier. Le thème dominant, toutefois, reste évidemment religieux : la force de la contrition émeut la miséricorde divine : par l’humilité et l’obéissance les pires crimes peuvent être expiés. Mieux même, le pire des pécheurs peut devenir bienfaiteur et bienheureux. L’opposition entre le crime et la vertu trouve son pendant idéal dans l’affrontement entre le Sultan païen et le très chrétien Empereur comme dans le monde contemporain. On ne saurait oublier que la troisième Croisade (1189-1199) est encore présente dans les mémoires avec le sultan Saladin, valeureux adversaire de Frédéric 1er Barberousse, Empereur d’Occident, et de l’emblématique Richard Cœur de Lion. De fait, l’action se situe dans le monde aristocratique : les chevaliers et leurs dames entourent le couple ducal, puis l’Empereur et sa fille ; le Pape et ses cardinaux interviennent personnellement. Les codes de la Cour et des armes sont respectés : tournois et banquets accompagnent les événements les plus heureux. Le poids de la convention aurait pu conduire à un plat didactisme, mais il n’en est rien, car l’auteur s’entend à ménager des surprises (en particulier le rôle et la signification de la jeune fille muette) et à varier les effets stylistiques. À la diction noble s’oppose le réalisme du détail pittoresque ou violent, la simplicité puissante de la parole rapportée ; aux situations convenues les réactions poignantes des personnages en souffrance. Ainsi la duchesse stérile est d’autant plus désespérée de son état que le duc son époux lui annonce sans ménagement une séparation inéluctable. Son imprudence, puis sa duplicité éveillent la sympathie plus que la

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réprobation. Que dire aussi du chagrin profond que partagent Gautier et sa mère après le terrible aveu de celle-ci ? Le pathétique est accentué par l’effet de surprise, car on s’attend davantage à la fureur qu’à la pénitence. À la vérité, c’est la maîtrise des styles qui est le caractère dominant de ce lai. En complément, le texte s’offre fréquemment à une lecture symbolique liée à un ensemble de traditions diverses. L’épisode de la séduction de la duchesse par l’incube évoque le jardin d’Éden et la tentation d’Ève ; en quittant sa victime, le démon dévoile sa pilosité typique. De même, la voracité meurtrière du bébé fait penser à un Petit Poucet à rebours, voire à un Barbe-Bleue en herbe. L’arme que se forge l’adolescent et que lui seul est capable de brandir, le fauchon, n’a rien d’aristocratique, c’est l’attribut du manant révolté, l’instrument de celui qui porte une mort vulgaire. On notera que Gautier, même repenti, refuse d’abord de s’en séparer malgré l’injonction du Pape. Ce n’est qu’après sa réhabilitation qu’il redeviendra un vrai chevalier armé seulement de la lance et de l’épée. Les forfaits dont Gautier se rend coupable correspondent à des pulsions bestiales : viol des jeunes femmes et massacre des chrétiens, clercs ou laïcs. La pénitence qui lui est imposée est triple : errance, mutisme, humilité. Il passe trois nuits au pied d’une colline avant d’être toléré au château et les trois défis du Sultan sont suivis de trois batailles victorieuses. C’est aussi au troisième jour de mort apparente que la fille de l’Empereur ouvre les yeux et communique le message de Dieu. C’est le signe d’une double résurrection. Le chevalier inconnu apparaît aussi sous trois couleurs, typiques du Grand Œuvre alchimique, et le Sultan porte trois lions sur son écu peint de trois couleurs. Gautier au château s’installe au plus bas de l’échelle, sous la table, parmi les chiens de chasse (rappel de sa passion d’antan), dont il partage la nourriture. Qu’on le tienne pour Fou de Cour est surprenant puisqu’il est muet ; en revanche, on soupçonne en lui quelque folie mystérieuse que seule la belle jeune fille comprend, car le mutisme qui les rapproche est en effet dicté par Dieu. La parole sera rendue à la muette pour annoncer l’absolution de Gautier auquel sont rendus les trois privilèges de parler, de manger et de s’amuser. Enfin, les guérisons miraculeuses qui sont attribuées au défunt Gautier sont de trois ordres : la vue est rendue aux aveugles, la parole aux muets et la raison aux déments. Par là, ce lai édifiant plonge ses racines dans diverses cultures et suscite une réflexion plus ample et plus

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profonde. Malgré sa concision, ce conte parvient à recréer un univers mythique qui vivifie l’exemplum proposé et va bien au-delà de la simple hagiographie.

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God, that art of myghtis most, Fader and Sone and Holy Gost,    That bought man on Rode so dere, Shilde us from the fowle fende, That is about mannys sowle to shende    All tymes of the yere! Sumtyme the fende hadde postee For to dele with ladies free    In liknesse of here fere, So that he bigat Merlyng and mo, And wrought ladies so mikil wo    That ferly it is to here.     A selcowgh thyng that is to here, That fend nyeght wemen nere    And makyd hom with chyld; Tho kynde of men wher thei hit tane, For of hom selfe had thei nan,    Be meydon Maré mylde, Therof seyus clerkus, y wotte how; That schall not be rehersyd now,    As Cryst fro schame me schyld. Bot y schall tell yow of a warlocke greytt, What sorow at his modur hart he seyt    With his warcus wylde.     Jesu Cryst, that barne blythe, Gyff hom joy, that lovus to lythe    Of ferlys that befell. A law of Breyten long y soghht, And owt ther of a tale ybroghht,    That lufly is to tell. Ther wonde a Duke in Estryke, He weddyt a ladé non hur lyke    For comly undur kell; To tho lyly was likened that lady clere, Hur rod reyde as blosmes on brere,    That ylke dere damsell.    

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Traduction Dieu qui possèdes suprême puissance, Le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Qui as l’homme racheté, Protège-nous du malfaisant démon Qui rôde, pour s’en prendre à l’âme humaine À tout instant de la vie ! Le démon eut autrefois l’occasion De copuler avec de nobles dames Sous les traits de leurs maris. Ainsi il engendra Merlin entre autres, Causant aux dames de si grandes peines Qu’on avait peine à le croire. C’est bien étrange que d’entendre dire Que le démon coucha avec des femmes Et qu’il leur fit des enfants, Comment il put prendre la forme humaine Lui qui en propre n’en avait aucune, Par Marie, la douce vierge, Dans les livres des savants je l’ai lu. Je ne veux rien en dire maintenant, Que le Christ me pardonne. Mais je vais parler d’un être odieux, Et des maux qu’il infligea à sa mère Par ses actes affreux. Jésus Christ, toi qui fus un gai enfant Donne joie et plaisir à ceux qui aiment Les histoires incroyables. J’ai longtemps parcouru les lais bretons Et j’y ai relevé une aventure Amusante à raconter. Une fois un duc, vivant en Autriche, Épousa une dame sans égale En beauté et joliesse. Du lys elle avait la pure blancheur, De l’églantier fleuri l’incarnat, Cette damoiselle aimée.

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When he had weddyd that meydyn schene And sche Duches withowt wene,    A mangere con thei make; Knyghtus of honowr tho furst dey Justyd gently hom to pley    Here shaftes gan thei shake. On the morow the lordes gente Made a riall tournement    For that lady sake; Tho Duke hym selfe wan stedys ten. And bare don full doghty men,    And mony a cron con crake.     When this turment was y-ses, Tho ryche Duke and tho Duches    Lad hor lyfe with wyn; Ten yer and sum dele mare He chylde non geyt ne sche non bare,    Ther joy began to tyne; To is ladé sone con he seyn, “Y tro thu be sum baryn,    Hit is gud that we twyn; Y do bot wast my tyme on the, Eireles mon owre londys bee”;    For gretyng he con not blyn.     Tho ladé sykud and made yll chere That all feylyd hur whyte lere,    For scho conseyvyd noght; Scho preyd to God and Maré mylde Schuld gyffe hur grace to have a chyld,    On what maner scho ne roghth. In hur orchard apon a day Ho meyt a mon, tho sothe to say,    That hur of luffe besoghth, As lyke hur lorde as he myght be; He leyd hur down undur a tre,    With hur is wyll he wroghtth.     When he had is wylle all don A felturd fende he start up son,

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Quand il eut épousé cette beauté Et fait d’elle, pour sûr, une duchesse Ils firent un grand banquet. Le premier jour, les nobles invités Joutèrent joliment pour s’amuser Et rompirent quelques lances. Le lendemain ces dignes chevaliers Se rencontrèrent en tournoi royal Pour honorer cette dame. Le duc y remporta dix destriers, Il culbuta quelques vaillants champions, Et fracassa plus d’un crâne. Lorsque ce grand tournoi fut terminé Le magnifique duc et sa duchesse Vécurent dans le bonheur ; Mais dix ans après, et peut-être plus, Aucun enfant n’était né de leurs œuvres, Et leur joie diminua ; À sa dame le duc enfin parla : « Tu me parais être quasi stérile, Il convient de nous séparer ; Je perds mon temps à besogner sur toi, Sans héritier est toujours mon royaume. » Il ruisselait de larmes. La dame en souffrance fit triste mine, Son beau teint blanc alors se brouilla, En désespoir d’enfant; Elle pria Dieu et Marie la douce De lui octroyer grâce d’enfanter Quel qu’en fût le procédé. Il arriva qu’un jour dans son verger Elle trouva, en vérité, un homme Brûlant d’amour pour elle, Et qui avait les traits de son mari. Il la fit se coucher au pied d’un arbre Et assouvit son désir. Quand enfin il eut pris tout son plaisir, C’est un diable velu qui se dressa

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   And stode and hur beheld; He seyd, “Y have geyton a chylde on the That in is yothe full wylde schall bee,    And weppons wyghtly weld.” Sche blessyd hur and fro hym ran, Into hur chambur fast ho wan,    That was so bygly byld. Scho seyd to hur lord, that ladé myld, “Tonyght we mon geyt a chyld    That schall owre londus weld.     “A nangell com fro hevon bryght And told me so this same nyght,    Y hope was Godus sond; Then wyll that stynt all owr stryfe.” Be tho lappe he laght his wyfe    And seyd, “Dame, we schall fonde.” At evon to beyd thei hom ches, Tho ryche Duke and tho Duches,    And wold no lengur wonde; He pleyd hym with that ladé hende, And ei yode scho bownden with tho fende,    To God wold losse hur bonde.     This chyld within hur was no nodur, Bot eyvon Marlyon halfe brodur,    For won fynd gatte hom bothe; Thei sarvyd never of odyr thyng But for to tempe wemen yon.    To deyle with hom was wothe. Ylke a day scho grette fast And was delyverid at tho last    Of won that coth do skathe; Tho Duke hym gard to kyrke beyre, Crystond hym and cald hym Gwother,    That sythyn wax breme and brathe.     Tho duke comford that Duches heynde, And aftur melche wemen he sende,    Tho best in that cuntré, That was full gud knyghttys wyffys.

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Devant elle, triomphant, Et qui lui dit : « Je t’ai fait un enfant Qui sera indomptable avant vingt ans Mais saura bien se battre. » Elle se signa et s’enfuit en hâte ; Elle trouva refuge dans sa chambre Aux murs épais et solides. À son seigneur la douce dame dit : « Ce soir il faut que nous fassions un enfant Qui gérera le pays.  « Un ange est venu du haut des cieux Et c’est ce qu’il m’a confié ce soir même De la part de Dieu, j’espère ; Ceci mettra fin à tous nos tracas. » Il serra fort sa femme dans ses bras Et lui dit : « Nous verrons bien. » Le soir venu, ils se mirent au lit, Le magnifique duc et sa duchesse Ne voulurent point tarder; Il se plut à jouir de sa charmante épouse, Qui devait garder l’enfant du démon Jusqu’au terme fixé par Dieu. Cet enfant qu’elle portait n’était autre En fait, qu’un demi-frère de Merlin, Le même diable était leur père ; Ces démons ne faisaient jamais rien d’autre Que de tenter l’esprit des jeunes femmes Au péché de leur céder. Chaque jour elle devenait plus grosse, Et enfin elle accoucha d’un enfant Qui portait le mal en lui. Le duc le fit transporter à l’église, Et baptiser sous le nom de Gautier, Futur fléau de ces lieux. Le duc réconforta sa belle épouse Et ensuite il fit venir des nourrices, Les meilleures du pays, Les épouses de très bons chevaliers.

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He sowkyd hom so thei lost ther lyvys,    Sone had he sleyne three! Tho chyld was yong and fast he wex – The Duke gard prycke aftur sex –    Hende harkons yee: Be twelfe monethys was gon Nine norsus had he slon    Of ladys feyr and fre.     Knyghtus of that cuntré geydyrd hom samun And seyd to tho Duke hit was no gamun    To lose hor wyffus soo; Thei badde hym orden for is son He geytys no more is olde won,    Norsus now no moo. His modur fell afowle unhappe, Upon a day bad hym tho pappe,    He snaffulld to hit soo He rofe tho hed fro tho brest – Scho fell backeward and cald a prest,    To chambur fled hym froo.     Lechus helud that ladé yare, Wemen durst gyffe hym souke no mare,    That yong chyld Gowther, Bot fed hym up with rych fode And that full mych as hym behovyd,    Full safly mey y sweyre. Be that he was fifteen yere of eld He made a wepon that he schuld weld,    No nodur mon myght hit beyr; A fachon bothe of stylle and yron, Wytte yow wyll he wex full styron    And fell folke con he feyr.     In a twelmond more he wex Then odur chyldur in seyvon or sex,    Hym semyd full well to ryde; He was so wekyd in all kyn wyse Tho Duke hym myght not chastyse,    Bot made hym knyght that tyde,

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Le nourrisson les épuisa très vite, Trois d’entre elles en périrent ! Le jeune enfant grandit rapidement, (Le duc fit venir six autres nourrices) ; Eh bien, gentils auditeurs, Avant que douze mois eussent passé Cet enfant avait tué encore neuf De ces belles nobles dames. Les chevaliers du duché s’assemblèrent Pour dire au duc qu’ils n’appréciaient guère De perdre ainsi leurs épouses ; Ils lui demandèrent donc d’exiger Que son fils mît fin à ses habitudes Envers toutes ses nourrices. Sa mère, hélas, en fit alors les frais, Le jour où elle lui offrit le sein, Il le prit si goulûment Qu’il en arracha d’un coup le téton ; En défaillant, elle appela un prêtre Et se réfugia dans sa chambre. Les médecins la guérirent très vite, Mais nulle femme n’osait allaiter, Le tout jeune enfant Gautier. On lui donna dès lors riche pitance Autant qu’il lui plaisait d’en consommer, Mais sans risque cette fois. Avant qu’il ne fût âgé de quinze ans Il se forgea une arme personnelle Trop massive pour tout autre, Un fauchon de fer et d’acier trempé; Figurez-vous qu’il devint si farouche Que tous avaient peur de lui. En moins de douze mois il grandissait Plus vite qu’un autre en six ou sept ans, Et se tenait bien en selle; Il excellait tant en méchanceté Que le duc ne pouvait sévir assez ; Il finit par l’adouber

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With cold brade bronde; Ther was non in that londe    That dynt of hym durst byde. For sorro tho Duke fell don ded; His modur was so wo of red    Hur care scho myght not hyde.     Mor sorro for hym sche myght have non, Bot to a castyll of lyme and ston    Frely then scho fled; Scho made hit strong and held hur thare, Hor men myght tell of sorro and care,    Evyll thei wer bested, For wher he meyt hom be tho way, “Evyll heyle!” myght thei say    That ever modur hom fed; For with his fachon he wold hom slo And gurde hor horssus backus in too –    All seche parellys thei dred.     Now is he Duke of greyt renown, And men of holy kyrke dynggus down    Wher he myght hom mete. Masse ne matens wold he non here Nor no prechyng of no frere,    That dar I heyly hette; Erly and late, lowde and styll, He wold wyrke is fadur wyll    Wher he stod or sete. Hontyng lufde he aldur best, Parke, wodd and wylde forest,    Bothe be weyus and strete.     He went to honte apon a day, He see a nonry be tho way    And thedur con he ryde; Tho pryorys and hur covent With presescion ageyn hym went    Full hastely that tyde; Thei wer full ferd of his body, For he and is men bothe leyn hom by –

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Du plat de sa grande épée glaciale. Aucun des habitants de ce pays N’osait s’offrir à ses coups. De douleur le duc tomba raide mort ; Sa mère souffrait tant de son secret Qu’elle ne pouvait le cacher. Vaincue enfin par son chagrin extrême Dans un château-fort en pierre de taille Dignement elle partit , Elle le fortifia et s’y mura ; Ses hommes voyaient son affliction, Et ils pâtissaient aussi Quand Gautier les rencontrait en chemin « Quelle malédiction ! pouvaient-ils dire, D’être un jour venus au monde » Car de son fauchon il les massacrait Et il brisait le dos de leurs chevaux, C’est bien ce qu’ils redoutaient. Mais lui, devenu duc de grand renom, Il massacrait tous les hommes d’église Où qu’il pût les rencontrer. Il exécrait la messe et les matines Autant que les sermons des Prêcheurs, Je n’ai pas peur de le dire ; À toute heure et en toute circonstance, Il suivait la volonté de son père Partout où il se trouvait. Il aimait la chasse par dessus tout, À découvert ou en forêt profonde, Par les voies et les sentiers. Un jour, alors qu’il se trouvait en chasse, Il vit un couvent non loin de sa route Et s’y rendit aussitôt; La prieure et toutes ses compagnes En procession vinrent à sa rencontre Avec grand empressement ; Elles tremblèrent en le trouvant nu, Car lui et ses hommes les violèrent,

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   Tho sothe why schuld y hyde? And sythyn he spard hom in hor kyrke And brend hom up, thus con he werke;    Then went his name full wyde.     All that ever on Cryst con lefe, Yong and old, he con hom greve    In all that he myght doo: Meydyns maryage wolde he spyll And take wyffus ageyn hor wyll,    And sley hor husbondus too, And make frerus to leype at kraggus And parsons for to heng on knaggus,    And odur prestys sloo; To bren armettys was is dyssyre, A powre wedow to seyt on fyre,    And werke hom mykyll woo.     A nolde erle of that cuntré Unto tho Duke then rydys hee    And seyd, “Syr, why dose thu soo? We howpe thu come never of Cryston stryn, Bot art sum fendys son, we weyn,    That werkus hus this woo. Thu dose never gud, bot ey tho ylle – We hope thu be full syb tho deyll.”    Syr Gowther wex then throo; Hee seyd, “Syr, and thu ly on mee, Hongud and drawon schall thu bee    And never qwycke heythyn goo.”     He gard to putte tho erle in hold And to his modur castyll he wold    As fast as he myght ryde; He seyd, “Dame, tell me in hye, Who was my fadur, withowt lye,    Or this schall thoro the glyde”; He sette his fachon to hur hart: “Have done, yf thu lufe thi qwart!”    Ho onswarde hym that tyde – “My lord,” scho seyd, “that dyed last.”

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Pourquoi tairais-je le vrai ? Ensuite il les enferma dans l’église Et il les fit brûler dedans, hélas ; Pareil crime fit grand bruit. Tous ceux qui avaient donné foi au Christ Jeunes et vieux, il les faisait souffrir Autant qu’il lui plaisait. Il déflorait les filles à marier, Prenait de force les femmes fidèles, Et tuait leurs maris. Il faisait sauter les frères dans les gouffres, Pendait les pasteurs à l’étal des bouchers Et tuait encor d’autres prêtres ; Il aimait beaucoup brûler les ermites, Ou faire griller quelque pauvre veuve, Bref, faire tout le mal possible. Un comte chevronné de ce pays Se rendit à la fin auprès du duc Et dit : « Pourquoi fais-tu cela? Tu ne peux pas être de sang chrétien, Nous pensons que tu es fils d’un démon, Vraie cause de nos souffrances ; Tu fais toujours le mal, jamais le bien, Pour nous, tu es apparenté au diable. » Gautier devint fou furieux Et lui dit : « Sire, si tu mens sur moi Tu seras pendu et écartelé, Tu diras adieu à la vie. » Il fit mettre le seigneur au cachot Et partit pour le château de sa mère De suite, au triple galop ; Il lui dit : « Madame, dites-moi vite Qui était mon père, sans rien cacher, Sinon ce fer vous tuera. » Il posa son fauchon sur sa poitrine : « Parlez, je vous prie, pour l’amour de vous ! » Alors elle répondit : « C’était mon mari qui est mort, dit-elle.

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“Y hope,” he seyd, “thou lyus full fast”;    Tho teyrus he lett don glyde.     “Son, sython y schall tho sothe say: In owre orcharde apon a day    A fende gat the thare, As lyke my lorde as he myght be, Undurneyth a cheston tre”;    Then weppyd thei bothe full sare. “Go schryfe the, modur, and do tho best, For y wyll to Rome or that y rest    To lerne anodur lare.” This thoght come on hym sodenly: “Lorde, mercy!” con he cry    To God that Maré bare,     To save hym fro is fadur tho fynde; He preyd to God and Maré hynde,    That most is of posté, To bryng is sowle to tho blys That He boght to all His    Apon tho rode tre. Sythyn he went hym hom ageyn And seyd to tho erle, withowt leyn,    Tho sothe tale tolde thu mee; Y wyll to Rome to tho apostyll, That he mey schryfe me and asoyll;    Kepe thu my castyll free.”     This old erle laft he theyr For to be is stydfast heyre,    Syr Gwother forthe con glyde; Toward Rome he radly ranne, Wold he nowdur hors ne man    With hym to ren ne ryde; His fauchon con he with hym take, He laft hit not for weyle ne wrake,    Hyt hong ei be his syde. Toward Rome cety con hee seche; Or he come to tho Powpe speche    Full long he con abyde.

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Sir Gowther

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– J’ai bien peur, dit-il, que tu ne me mentes », Et il se mit à pleurer. – Eh bien, mon fils, voici la vérité. Dans notre verger il advint un jour Qu’un démon t’engendra, En tout point identique à mon mari, Sous le vert feuillage d’un châtaignier. » Tous deux pleurèrent amèrement. « Cours à confesse, mère, fais diligence, Moi, je m’en vais à Rome sans tarder Pour y prendre autre leçon.» Alors, soudain lui vint cette pensée : « Pitié, Seigneur ! », ainsi s’adressa-t-il, Au Dieu que porta Marie Pour se sauver de son père le démon ; Il pria Dieu et la douce Marie Qui a pouvoir souverain, D’admettre son âme au divin bonheur Racheté par lui pour tous les Siens Sur le bois de la Croix. Ensuite il retourna à son château Et avoua au seigneur  chevronné : « Tu m’as dit la vérité ; Je vais à Rome rencontrer le Pape Afin qu’il me confesse et qu’il m’absolve ; Veille bien sur mon château. » Laissant maître des lieux le vieux seigneur Qu’il désigna comme son héritier, Messire Gautier s’en alla ; Vers Rome il fit diligence aussitôt, Se refusant cheval et serviteur Toute aide et compagnie. En revanche il emporta son fauchon Mais sans vouloir quiconque menacer, Accroché à son côté. À Rome il parvint finalement, Mais avant de pouvoir parler au pape Bien longtemps il dut attendre.

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As sone has he the Pope con see, He knelys adown apon is kne    And heylst hym full sone; He preyd hym with mylde devocyon Bothe of schryfte and absolyscion;    He granttyd hym is bone. “Whethon art thu and of what cuntré?” “Duke of Estryke, lorde,” quod hee,    “Be tru God in trone; Ther was y geyton with a feynde And borne of a Duches hende;    My fadur has frenchypus fone.”     “Y wyll gladly, be my fey! Art thou Crystond?” He seyd, “Yey,    My name it is Gwother; Now y lowve God.” “Thu art commun hedur, For ellus y most a traveld thedur    Apon the for to weyre, For thu hast Holy Kyrke destryed.” “Nay, holy fadur, be thu noght agrevyd,    Y schall the truly swere At thi byddyng beyn to be, And hald tho penans that thu leys to me,    And never Cryston deyre.”     “Lye down thi fachon then the fro; Thou schallt be screvon or y goo,    And asoylyd or y blyn.” “Nay, holy fadur,” seyd Gwother, “This bous me nedus with mee beyr,    My frendys ar full thyn.” “Wherser thu travellys, be northe or soth, Thu eyt no meyt bot that thu revus of howndus mothe    Cum thy body within; Ne no worde speke for evyll ne gud, Or thu reyde tokyn have fro God,    That forgyfyn is thi syn.”     He knelyd down befor tho Pope stole, And solemly he con hym asoyle,

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Sir Gowther

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Quand il lui fut donné de voir le pape, Sur ses deux genoux il s’agenouilla Et il lui fit hommage. Il lui demanda fort dévotement De l’entendre en confession et absoudre. Le pape y consentit. « D’où nous arrives-tu ? de quel pays ? – Je suis le duc d’Autriche, monseigneur, Par le vrai Dieu sur son trône ;  Là, je fus engendré par un démon Et porté par une belle duchesse ; Mon père compte peu d’amis. – J’aurai grand plaisir à t’aider, ma foi ! Mais es-tu chrétien ? demanda-t-il – Oui, J’ai été nommé Gautier, Et j’aime Dieu. – Tu es venu ici, Sinon j’aurais dû aller jusqu’à toi Afin de t’admonester, Car tu as outragé la Sainte Église. – Saint Père, ne sois plus affligé, Car en vérité je jure D’obéir fidèlement à tes ordres, De faire sans faute ma pénitence, De ne plus nuire aux chrétiens. – Alors enlève et pose ton fauchon ; Tu seras confessé avant que je parte Et absous incontinent. – Non, Saint Père, dit messire Gautier, Je ne puis me séparer du fauchon, Je n’ai pas assez d’amis. – Où que tu ailles, au Nord comme au Sud, Seule la pitance volée aux chiens Te sera autorisée ; Ne dis pas un mot, en bien comme en mal, Avant que Dieu ne te fasse savoir Que ton péché est remis. » À genoux devant la chaire du pape, Il reçut solennelle absolution

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   Tho sarten sothe to sey. Meyte in Rome gatte he non Bot of a dog mothe a bon,    And wyghttly went is wey; He went owt of that ceté Into anodur far cuntré,    Tho testamentys thus thei sey; He seyt hym down undur a hyll, A greyhownde broght hym meyt untyll    Or evon yche a dey.     Thre neythtys ther he ley: Tho grwhownd ylke a dey    A whyte lofe he hym broghht; On tho fort day come hym non, Up he start and forthe con gon,    And lovyd God in his thoght. Besyde ther was a casstell, Therein an emperowr con dwell,    And thedurwarde he soghht; He seyt hym down withowt the yate And durst not entur in ther atte,    Thof he wer well wroght.     Tho weytus blu apon tho wall, Knyghttus geydert into tho hall,    Tho lord buskyd to his saytte; Syr Gwother up and in con gwon, At tho dor uschear fond he non,    Ne porter at tho yatte, Bot gwosse prystely thoro tho pres, Unto tho hye bord he chesse,    Ther undur he made is seytt. Tho styward come with yarde in honde, To geyt hym thethyn fast con he fonde    And throly hym con threyt     To beyt hym, bot he wende awey. “What is that?” tho Emperour con sey.    “My lord,” he seyd, “a mon, And that tho feyryst that ever y sye;

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Sir Gowther

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C’est la pure vérité. À Rome il ne voulut manger rien d’autre Qu’un os tombé de la gueule d’un chien, Et il se mit en route. Il quitta donc cette grande cité Pour gagner un autre lointain pays, C’est ce qu’ont dit ceux qui l’ont vu. Il s’installa au pied d’une colline. Un lévrier lui donnait à manger Chaque jour avant la nuit. Trois nuits il passa gisant en ce lieu, Et chacun de ces jours, le lévrier Lui apportait un pain blanc; Le quatrième jour il ne vint pas, Gautier se leva et alla plus loin, Rempli de l’amour de Dieu. Non loin de là se dressait un château Dans lequel résidait un empereur, C’est là qu’il se dirigea. Il s’assit dehors devant le portail, Et n’osa pas pénétrer plus avant Malgré sa belle stature. Du haut du rempart les trompes sonnèrent, Les chevaliers s’assemblèrent en salle, Le seigneur vint prendre place ; Messire Gautier voulant alors entrer, Ne trouva aucun huissier au portail, Ni de portier à l’entrée, Il se mêla vite à la multitude, Il se rendit à la table d’honneur Et il s’installa dessous. Mais arriva le Maître des Banquets, Pour vite se débarrasser de lui, Sévère et menaçant, Prêt à le frapper, s’il ne partait pas. « Qu’est-ce que cela ? demanda l’empereur, – Un homme, Sire, dit l’autre, Et c’est le plus beau que j’aie jamais vu ;

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Cum loke on hym, it is no lye,”    And thedur wyghtly he wan. Won word of hym he myght not geyt; Thei lette hym sytt and gafe hym meyt.    “Full lytyll gud he can, And yett mey happon thoro sum chans That it wer gyffon hym in penans,”    Tho lord thus onsward than.     When tho Emperowr was seyt and sarvyd And knyghttus had is breyd karvyd,    He sent tho dompmon parte; He lette hit stond and wold ryght non. Ther come a spanyell with a bon,    In his mothe he hit bare, Syr Gwother hit fro hym droghhe, And gredely on hit he gnofe,    He wold nowdur curlu ne tartte. Boddely sustynans wold he non Bot what so he fro tho howndus wan,    If it wer gnaffyd or mard.     Tho Emperowre and tho Emperrys And knyghttys and ladys at tho des    Seyt and hym behelld; Thei gaffe tho hondus meyt ynoghhe, Tho dompe Duke to hom he droghhe,    That was is best beld. Among tho howndys thus was he fed, At evon to a lytyll chambur led    And hyllyd undur teld; At none come into tho hall, Hob hor fole thei con hym call;    To God he hym con yelde.     But now this ylke Emperowre Had a doghtur whyte as flowre,    Was too soo dompe as hee; Scho wold have spokyn and myght noght. That meydon was worthely wroght,    Bothe feyr, curteys and free.

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Venez le regarder, je ne mens pas. » L’empereur vint jusqu’ à lui, Mais pas un mot il ne put en tirer. Ils lui donnèrent alors à manger . « Il n’a pas droit à grand’chose Sinon à ce qui pourrait lui échoir Sans qu’il enfreigne quelque pénitence », Conclut alors le seigneur. Quand l’empereur fut assis et servi, Et que l’écuyer eut tranché son pain, Au muet il en lança ; Celui-ci ne voulut pas y toucher. Vint un épagneul avec un gros os Qu’il tenait dans sa gueule. Messire Gautier le lui arracha Et se mit à le ronger goulûment. Point de courlis ni de caille, Il refusait toute nourriture Autre que ce qu’il pouvait prendre aux chiens, Même rongée ou malpropre. Alors l’empereur et l’impératrice, Les chevaliers et leurs dames à table, L’observaient curieusement ; Ils donnèrent suffisamment aux chiens, Le muet duc se joignit à eux, Et il s’en trouva très bien. Ainsi donc il mangeait avec les chiens, Le soir on lui allouait un réduit Caché derrière un rideau ; À midi, il revenait dans la salle, Il n’ était que Hob-le Fou, à leurs yeux  ; Lui, à Dieu il se fiait. Il se trouva que le même empereur Avait une fille pure et parfaite, Muette comme Gautier ; Elle aurait bien voulu parler, pourtant. C’était une très belle jeune fille, Gracieuse, douce et noble.

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A messynger come apon a dey, Tyll her fadur con he sey,    “My lord wele gretys the; Tho Sawdyn, that is of mykyll myght Wyll wer apon the dey and nyghtt    And bren thi bowrus free,     And sley thi men bot thu hym sende Thi doghttur that is so feyr and heynde,    That he mey hur wedde.” Tho Emperowr seyd, “Y have bot won, And that is dompe as any ston,    Feyrur thar non be feyd; And y wyll not, be Cryst wonde, Gyffe hor to no hethon hownde,    Then wer my bale bredde. Yet mey God thoro Is myght Ageyn to geyt hur spech ryght.”    Tho messynger ageyn hym spedde     To tho Sadyn and told hym soo. Then wakynd ey more wo and wo,    He toke is oste and come nere. Tho Emperowr, doghtty undur schyld, With anodur kepped hym in tho fyld,    Eydur had batell sere. Syr Gwother went to a chambur smart, And preyd to God in his hart    On Rode that boghtt Hym dere, Schuld sende hym armur, schyld and speyr, And hors to helpe is lord in weyr    That wyll susstand hym thare.     He had no ner is preyr made, Bot hors and armur bothe he hade,    Stode at his chambur dor; His armur, is sted was blacke color; He leypus on hors, that stythe in stowr,    That stalworthe was and store; His scheld apon his schuldur hong, He toke his speyre was large and long

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Un messager se présenta un jour, Qui transmit à l’empereur ce message : « Mon seigneur te salue bien; Le sultan, mon très puissant souverain, Te fera la guerre nuit et jour, Incendiera tes demeures, Tuera tes hommes, si tu ne lui donnes Ta fille qui est si noble et jolie, Pour qu’il puisse l’épouser. » L’Empereur lui dit : « Je n’ai qu’une fille, Incapable d’articuler un mot, Mais de plus belle il n’est pas ; Je refuse, par le Christ crucifié, De la donner à un chien de païen, J’en aurais trop de chagrin. Mais puisse Dieu, par sa toute-puissance, Lui restituer la parole un jour. » Le messager repartit Auprès du sultan et fit son rapport, Qui provoqua une ire grandissante Et l’avancée de l’armée. L’empereur, preux chevalier sous les armes, Se battit comme un lion sur le terrain Et l’autre ne céda point . Messire Gautier courut à sa chambre, Et demanda à son Dieu instamment Par le Christ notre Sauveur, Une armure, une lance et un écu, Ainsi qu’un cheval, pour livrer bataille Et soutenir son seigneur. À peine eut-il terminé sa prière Qu’il trouva le cheval comme l’armure, Au dehors, devant sa chambre ; Noirs étaient l’armure et le destrier. Il sauta en selle, fougueux et fort , Vaillant et valeureux; Son écu bien accroché à l’épaule Il saisit sa longue lance solide

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   And spard nodur myre ne more; Forthe at tho yatus on hors he went, Non hym knew bot that meydyn gent,    And aftur hur fadur he fore.     Tho Emperour had a batell kene, Tho Sawden anodur, withowt wene,    Assemuld, as was hor kast; Bot fro Syr Gwother comun were, Mony a crone con he stere    And hew apon full fast; He gard stedus for to stakur And knyghttus hartys for to flakur    When blod and brenus con brast; And mony a heython hed of smott, And owt of hor sadyls, wylle y wott,    Thei tombull at tho last.   He putte tho Sawden to tho flyghth And made tho chasse to it was nyghth,    And sluye tho Sarsyns kene; Sython rode before tho Emperowr. Non hym knew bot that bryghtt in bowr,    Tho dompe meydon schene. To chambur he went, dysharnest hym sone, His hors, is armur awey wer done,    He ne wyst wher hit myght bene. In hall he fond his lorde at meyt; He seytt hym down and made is seytt    Too small raches betwene.     Tho meydon toke too gruhowndus fyn And waschyd hor mowthus cleyn with wyn    And putte a lofe in tho ton; And in tho todur flesch full gud; He raft bothe owt with eyggur mode,    That doghty of body and bon. He seytt, made hym wyll at es, Sythyn to chambur con he ches,    In that worthely won. On tho morne cum a messengere

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Et s’en alla en campagne. Quand à cheval il passa le portail Personne ne sut, sauf la gente fille, Qu’il rejoignait son père. L’empereur avait de rudes soldats Le sultan aussi, à n’en pas douter, Assemblés selon les ordres ; Dès que messire Gautier fut arrivé Il s’employa à décoller les têtes Et à hacher les crânes ; Il fit aussi chanceler les chevaux, Frémir d’horreur le cœur des chevaliers Devant le sang et les cervelles; Mainte tête de païen il trancha Maint homme désarçonna, c’est certain, Et fit choir finalement. Il força le sultan à prendre la fuite Et lui donna la chasse jusqu’au soir, En tuant les Sarrasins ; Puis il alla saluer l’empereur, Inconnu de lui, mais non de la belle, De la si jolie muette. Rentré dans sa chambre, il se désarma : Le cheval et l’armure disparurent Il ne savait où, au juste. Dans la salle il trouva son hôte à table Et il s’installa, retrouvant sa place Entre deux chiens de chasse. La jeune fille prit deux lévriers Et leur lava la gueule avec du vin, L’un fut chargé d’un grand pain, L’autre d’apporter de la bonne viande ; Gautier s’en empara avidement, Rapide et résolu. Installé là, il prit toutes ses aises, Puis il alla dans sa petite chambre Au sein du noble château. Au matin arriva un messager

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Fro tho Sawdyn with store chere,    To tho Emperowr sone he come;     He seyd: “Syr, y bryng yow a lettur: My lord is commun, wyll take hym bettur,    Yesturdey ye slo his men; Todey he is commun into tho feyld With knyghtys that beyrus speyr and schyld,    Thowsandus mo then ten; On the he will avenied be.” “Hors and armour,” than said he,    “Hastly had we thenne.” God sende Syr Gwother thro Is myghth A reyd hors and armur bryght,    He fowlyd thro frythe and fen.     When bothe batels wer areyd, Truly, as tho romandys seyd,    Syr Gwother rode betwene; Mony a sturdy gard he stombull, Toppe over teyle hor horssus to tombull,    For to wytte withowt wene; He hewde insondur helme and schelde, He feld tho baner in tho feld    That schon so bryght and schene; He leyd apon tho Sarsyns blake And gard hor basnettus in too crake;    He kyd that he was kene.     “A, Lord God!” seyd tho Emperowre, “What knyght is yondur so styffe in stowr    And all areyd in red, Bothe his armur and his sted, Mony a hethon he gars to bled    And dynggus hom to tho deyd, And hedur come to helpe me? Anodur in blacke yesturdey had we    That styrd hym wyll in this styd, Dyscomfytt the Sawden and mony a Sarsyn; So wyll yondur do, as y wene,    His dyntys ar heyve as leyde;

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Du sultan, le visage menaçant, Pour informer l’empereur. Il dit : « Sire, je vous apporte un pli ; Mon seigneur est revenu irrité Du massacre de ses hommes ; Il est entré aujourd’hui en campagne Avec tous ses chevaliers sous les armes, Plus de dix mille, au total ; Il désire de toi tirer vengeance. – Vite, mon destrier et mon armure ! Et partons ! » dit l’empereur. Dieu tout-puissant envoya à Gautier Rouge monture et rutilante armure Pour escorter l’empereur. Quand les deux armées se firent face, En vérité, selon tous les romans, Gautier s’interposa entre elles, Il fit chanceler de preux chevaliers, Les renversa aux pieds de leurs chevaux, On le sait, sans aucun doute ; Il fendait d’un coup le heaume et l’écu, Il abattait sur le sol les bannières Qui flottaient si fièrement ; Sans cesse attaquant les noirs Sarrasins Il cassait leurs casques comme des noix ; Il montra toute sa bravoure. « Seigneur, mon Dieu ! s’écria l’empereur Qui est ce chevalier âpre au combat En rouge de pied en cap, En armure rouge, sur cheval rouge, Qui a saigné à blanc plus d’un païen Et roué de coups les autres, Venu ici pour m’apporter son aide ? Hier nous en avions un autre en noir Qui se distinguait aussi Et corrigeait sultan et Sarrasins ; Celui-ci fait de même, je crois bien, Il cogne comme un sourd ;

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His fochon is full styffe of stele – Loke, he warus his dyntus full wele,    And wastus of hom never won.” Tho Emperowr pryckus into tho pres, Tho doghtty knyght with hym he ches,    And byrkons hom flesche and bon. Tho Sawdyn to a forest fled, And his ost with hym he led    That laft wer onslon. Syr Gwother turnyd is brydyll bryght And rode befor is lorde full ryghtt,    To chambur then he hym cheys.     When his armur of wer don, His hors and hit away wer son,    That he wyst not whare. When he come into tho hall, He fond tho Emperour and is men all    To meyt was gwon full yare; Among tho howndus down he hym seytt, Tho meydon forthe tho greyhondus feytt,    And leytt as noghtt ware; Fedde Hob tho fole, for sothe to sey Lyke as sche dyd tho forme dey;    To chambur sython con fare.     Tho Emperour thonkud God of hevun, That schope tho nyght and tho deyus seyvun,    That he had soo sped; Dyscomfyd tho Sawdyn thwys, And slen is men most of prys,    Save thos that with hym fled. “Anturus knyghtus come us too, Aydur dey won of thoo,    Y ne wyst wher thei wer bred; Tho ton in reyd, tho todur in blacke – Had eydur of hom byn to lacke    Full evyll we had ben steyd.”     They pypud and trompud in tho hall, Knyghtus and ladys dancyd all

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Son fauchon a la force de l’acier, Voyez donc comme il porte bien ses coups Pas un ne rate son but. » L’empereur se lança dans la mêlée Avec le concours du preux chevalier, Et ils ferraillèrent dur. Le sultan s’enfuit dans une forêt Où il entraîna aussi son armée, Ce qu’il en restait du moins. Messire Gautier alors tourna bride Et dignement précéda son seigneur, Puis il regagna sa chambre. Après qu’il eut dépouillé son armure, Celle-ci et son cheval disparurent En un lieu qu’il ignorait. Quand il arriva dans la grande salle Il trouva l’empereur et tous ses hommes Déjà là, bien attablés ; Au milieu des chiens il reprit sa place, La belle dépêcha les lévriers, Comme si de rien n’était; Elle nourrit Hob-le-Fou, à vrai dire, Comme elle avait fait le jour précédent ; Puis se retira chez elle. L’empereur remercia Dieu du Ciel Qui a créé la nuit et les sept jours De son heureux succès, D’avoir par deux fois défait le sultan, Et tué la fleur de ses compagnons, Sauf les fuyards de sa suite. « De hardis chevaliers nous ont rejoints, Le premier un jour, l’autre le suivant, J’ignore d’où ils viennent ; L’un est en rouge, l’autre tout en noir, Si l’un d’entre eux nous avait fait défaut Grand mal ç’eût été pour nous. » Ils firent sonner flûtes et trompettes Les chevaliers et leurs dames dansèrent

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   Befor that mynstralsy; Syr Gwother in his chambur ley, He lyst nowdur dance ne pley,    For he was full wery, Bryssud for strokus that he had laghtth When he in tho batell faghtth,    Amonghe that carefull cry. He had no thoght bot of is syn, And how he myght is soule wyn    To tho blys that God con hym by.     Thes lordys to bed con hom bown, And knyghttys and ladys of renown,    Thus this romans told. On tho morne come a messynger And seyd to tho Emperour, “Now is wer,    Thi care mey be full cold; My lord is comun with his powyr, Bot yf thu gyff hym thi doghttur dere    He wyll hampur the in hold, And byrkon the bothe blod and bon, And leyve on lyfe noght won    Off all thi barons bold.”     “Y count hym noght,” quod tho Emperour; “Y schall gare sembull as styff in stour,    And meyt hym yf y mey.” Tho doghtty men that to hym dyd long Anon wer armyd, old and yong,    Be undur of tho dey. Thei leype on hors, toke schyld and speyr, Then tho gud knyght Gwotheyr    To God in hart con prey, Schulde sende hym hors and armur tyte; Sone he had bothe, mylke whyte,    And rod aftur in gud arey.     Hys to commyngus tho dompe meydon had sene, And to tho thryd went with wene,    No mon hit knew bot God, For he fard nodur with brag ne bost,

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Sir Gowther

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Aux accents des ménestrels ; Messire Gautier reposait chez lui Peu enclin à danser ou s’amuser Car il était épuisé, Tout meurtri des coups qu’il avait reçus En se battant si intrépidement Dans cette noire mêlée. Il ne se souciait que de son péché, Comment son âme pourrait mériter Le bonheur des rachetés. Tous les nobles allèrent se coucher Les chevaliers et les dames illustres, Comme le dit ce roman. Au matin arriva un messager Qui dit à l’empereur : « C’est la guerre ! Tu peux en être sûr ; Mon seigneur vient avec toutes ses forces ; À moins que tu ne lui donnes ta fille, Il assiègera ton château, Et il te battra à plate couture ; Il ne laissera vivant pas un seul De tes hardis barons. – Il n’est rien à mes yeux, dit l’empereur ; Je vais réunir mes rudes guerriers, Pour en finir avec lui. » Tous les braves qui lui devaient hommage Furent armés, les jeunes et les vieux, Dès que le jour fut levé. Ils sautèrent en selle sous les armes. Alors le brave chevalier Gautier Pria Dieu, en son cœur, De lui procurer cheval et armure. Il eut bientôt les deux, blancs comme lait, Et suivit, bien équipé. La muette avait vu ses deux sorties Et observa sciemment la troisième ; Dieu seul était au courant, Car Gautier se gardait de se vanter.

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Bot preystely pryckys aftur tho ost,    And foloud on hor trowd. Tho Emperour was in tho voward, And Gowther rode befor is lord,    Of knyghttys was he odde. Tho berons wer to tho dethe dongon And baners bryght in sladus slongon,    With strokus greyt and lowd.     Tho Sawdyn bare in sabull blacke, Three lyons rampand, withowt lacke,    That all of silver schon; Won was corvon with golys redde, Anodur with gold in that steyd,    Tho thryde with aser, y wene; And his helmyt full rychely frett, With charbuckolus stonus suryly sett    And dyamondus betwene; And his batell wele areyd, And his baner brodly dyspleyd;    Sone aftur tyde hom tene.     Tho gud knyght, Syr Gowtheyr, He styrd hym styfly in his geyr,    Ther levyd non doghttear, y wene; Ylke a dyntte that he smotte Throowt steyll helmus it boott,    He felld bothe hors and mon, And made hom tombull to tho gronde; Tho fote men on tho feld con stonde    And then ward radly ranne. Tho Sawdyn for tho Emperourus doghttur Gard Cryston and hethon to dye in slaghttur:    That tyme hym burd wele ban.     To whyle Syr Gwother freschely faghtte Mony a doghtté hors is deythe ther kaghtte,    That he myghtte over reche; All that he with his fawchon hytte Thei fell to tho ground and ross not yette,    Nor lokyd aftur no leyche.

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Sir Gowther

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Alors il piqua des deux prestement Pour rattraper tous les autres. L’Empereur se trouvait dans l’avant-garde, Et Gautier s’était placé devant lui, Fleur de la chevalerie, Car les barons étaient frappés à mort, Et leurs belles bannières abattues, Sous le déluge des coups. Le sultan portait sur un fond de sable Trois incomparables lions rampants Tout étincelants d’argent ; L’un était coloré de gueules rouges Un autre couvert d’or en même place, Le dernier de bleu azur ; Son heaume était richement incrusté D’escarboucles solidement serties Au milieu de diamants. Son armée était très bien équipée, Sa bannière largement déployée ; Mais mal lui en prit bientôt. Messire Gautier, brave chevalier, Se tenait ferme et droit dans son armure, Plus digne jamais n’en fut ; Chacun des coups qu’il portait à l’envi Perçait profondément l’acier des heaumes. Abattant l’homme et le cheval, Il les étalait à plat sur le sol ; Les fantassins tenaient bon un moment Puis ils s’enfuyaient bien vite. Le sultan, pour la fille de l’empereur, Fit se massacrer chrétiens et païens : Et il s’en mordit les doigts. Messire Gautier frappait durement, Et maint robuste cheval succomba Poursuivi et rattrapé ; Tous ceux qu’il atteignait de son fauchon Tombaient et ne se relevaient jamais, Perdus pour les médecins.

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Bot he wold not for yre ne tene No worde speyke, withowt wene,    For dowtte of Godus wreke; If all he hongurt, noght he dyd eytte Bot what he myght fro tho howndus geyt;    He dyd as tho Pwope con hym teche.     Syr Gwother, that stythe in stowre, Rydys ey with tho Emperour    And weyrus hym fro wothe; Ther was no Sarsyn so mykull of strenthe, That durst come within is speyre lenthe,    So doghttey wer thei bothe. With his fachon large and long Syche dyntus on them he dong    Hor lyfus myghtte thei lothe; All that ever abode that becur Of hor deythus meghtt be secur,    He styrd his hondus so rathe.     That dey he tent noght bot is fyght; Tho Emperour faght with all his myght,    Bot radly was he takon, And with tho Sawdyn awey was led; Tho dompe Duke gard hym ley a wed,    Stroke of his hed anon, Rescowyd is lord, broght hym ageyn, Lovyd be God in hart was ful feyn,    That formod bothe blod and bon. Ther come a Sarsyn with a speyre, Thro tho scholdur smott Gotheyr.    Then made the dompe meydon mon;     For sorro fell owt of hur toure, Tho doghtur of tho Emperour,    To whyte withowt wene. A doghtty sqwyer in hur bare; Of all too deyus hoo styrd no mare    Then ho deyd had ben. Tho lord come hom, to meyt was seytt, And tho doghtty knyght, withowt leytt,

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Il refusait, en rage ou en souffrance, De dire le moindre mot, assurément Par peur de déplaire à Dieu ; Bien qu’il eût très faim, il ne mangeait rien Sauf les morceaux qu’il pouvait prendre aux chiens, Sans désobéir au pape. Messire Gautier, brave entre les braves, Chevauchait toujours près de l’empereur Afin de le protéger ; Aucun des plus vigoureux Sarrasins N’osait s’approcher à portée de lance, Tous deux étaient redoutés. Équipé de son gros et grand fauchon Il assénait sur eux des coups si lourds Qu’ils faisaient haïr la vie ; Tous ceux qui voulaient en courir le risque Étaient assurés de trouver la mort, Car il avait la main prompte. Ce jour là, il ne pensait qu’au combat ; L’empereur se battait furieusement Mais, d’un coup, se trouva pris, Enlevé, à la merci du sultan ; Le muet duc lui fit lâcher l’otage: En faisant voler sa tête Il sauva et libéra son seigneur, Tout heureux de jouir de l’amour de Dieu, Qui a uni chair et os. Alors un Sarrasin avec sa lance Parvint à frapper Gautier à l’épaule. La muette en eut chagrin ; De douleur elle chut du haut de la tour, La digne fille de cet empereur, Voilà la vérité vraie. Un brave écuyer la mit à l’abri, Pendant deux jours elle ne bougea pas Inerte comme une morte. Le maître revint pour se restaurer, Et sans retard le brave chevalier

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   That had in tho batell byn, To chambur he went, dyd of is geyre, This gud knyght Syr Gwothere,    Then myssyd he that meydon schene.     Emong tho howndus is meyt he wan; Tho Emperour was a drury man    For his doghttur gent; He gard erlys and barons go to Rome Aftur tho Pope, and he come sone    To hur enterment, And cardynals to tho beryng To assoyle that swett thyng.    Syche grace God hur sentt That scho raxeld hur and rase, And spake wordus that wyse was    To Syr Gwother, varement.     Ho seyd, “My lord of heyvon gretys the well, And forgyffeus the thi syn yche a dell,    And grantys the tho blys; And byddus the speyke on hardely, Eyte and drynke and make mery;    Thu schallt be won of his.” Scho seyd to hur fadur, “This is he That faght for yow deys thre    In strong batell, ywys.” Tho Pope had schryvon Syr Gother – He lovyd God and Maré ther –    And radly hym con kys,     And seyd, “Now art thu Goddus chyld; The thar not dowt tho warlocke wyld,    Ther waryd mot he bee.” Thro tho Pope and tho Emperour asent Ther he weyd that meydyn gent,    That curtesse was and fre. And scho a lady gud and feyr, Of all hur fadur londus eyr;    Beyttur thurte non bee. Tho Pope toke his leyfe to weynde,

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Qui s’était fort bien battu, Alla ôter son armure à la chambre, Puis Gautier, cet excellent chevalier, Languit d’amour pour sa belle. Parmi les chiens il trouva à manger ; L’empereur était très préoccupé De l’état de sa gente fille ; Il envoya tous ses nobles à Rome Chercher le pape afin qu’il vienne vite Présider l’enterrement, Et que les cardinaux aux funérailles, Absolvent aussi la chère petite. Dieu lui accorda la grâce De s’éveiller, puis elle se dressa, Et tint un discours à l’intention De Gautier, assurément. Elle dit : « Le Dieu du Ciel te bénit, Il pardonne ensemble tous tes péchés, Et il t’appelle au bonheur ; Il te permet de parler librement, De manger, de boire et de t’amuser ; Tu es des siens maintenant. » Elle dit à son père : « C’est bien lui Qui s’est battu pour toi pendant trois jours Au plus fort de la mêlée. » Le pape avait absous messire Gautier Pour son amour de Dieu et de Marie. Maintenant il l’embrassa, Et dit : « Tu es enfant de Dieu dès lors, Tu n’as plus besoin de craindre le diable Car il sera écrasé. » Le pape et l’empereur y consentant Gautier épousa la très gente fille, Si gracieuse et si noble. Elle, la généreuse et belle dame, Héritière de tout le patrimoine, Sans égale nulle part. Le pape alors prit congé pour partir,

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With tham he laft his blessyng,    Ageyn to Rome went hee.     When this mangeyre was broght to ende, Syr Gwother con to Estryke wende    And gaff tho old erle all; Made hym Duke of that cuntré, And lett hym wed his modur fre,    That ladé gent and small; And ther he made an abbey And gaff therto rent for ey, “And here lye y schall”; And putte therin monkus blake To rede and syng for Godys sake,    And closyd hit with gud wall.     All yf tho Pope had hym schryvyn And God is synnus clene forgevon,    Yett was his hart full sare That ever he schuld so yll wyrke To bren tho nunnus in hor kyrke,    And made hor plasse so bare. For hom gard he make that abbey And a covent therin for ey    That mekull cowde of lare, For them unto tho wordus end For hor soulus that he had brend    And all that Cryston ware.     And then he went hym hom ageyn, And be that he come in Allmeyn    His fadur tho Emperour was deyd, And he lord and emperowr, Of all Cryston knyghttus tho flowre,    And with tho Sarsyns dredde. What mon so bydus hym for Godys loffe doo He was ey redy bown thertoo,    And stod pore folke in styd, And ryche men in hor ryght, And halpe holy kyrke in all is myght;    Thus toke he bettur reyd.

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Il leur laissa sa bénédiction, Et il retourna à Rome. Quand les festivités eurent pris fin Messire Gautier partit pour l’Autriche, Au vieux comte donna tout ; Il le créa duc de cette contrée Et il lui permit d’épouser sa mère, La fragile gente dame ; En ce lieu, il fonda une abbaye Et lui donna rente perpétuelle, « Ici je reposerai » ; Il y mit des moines en robes noires Pour prier Dieu et chanter les offices, À l’abri de murs solides. Bien que le pape eût confessé Gautier, Et que Dieu lui eût pardonné ses fautes, Son cœur restait douloureux, Parce qu’il avait si perversement Fait brûler les nonnes dans leur église Et rasé leur bâtiment. En leur mémoire il fit une abbaye Ainsi qu’un couvent à elle attaché Lieu de grande piété, Pour elles jusqu’à la fin de ce monde, Pour l’âme des trépassées par le feu Et pour les autres chrétiens. Ensuite il partit pour sa résidence, Et il revint ainsi en Allemagne : Où l’empereur était mort, Il était donc seigneur et empereur, Fleur de tous les chevaliers chrétiens Et terreur des Sarrasins. Toute requête faite au nom de Dieu Il était toujours prêt à l’accorder, Et il soutenait les pauvres, Tout en protégeant le bon droit des riches, Énergique appui de la sainte Église, Pieusement inspiré.

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Furst he reynod mony a yere, An emperour of greyt power,    And whysyle con he wake; And when he dyed, tho sothe to sey, Was beryd at tho same abbey    That hymselfe gart make; And he is a varré corsent parfett, And with Cryston pepull wele belovyd;    God hase done for his sake Myrrakull, for he has hym hold; Ther he lyse in schryne of gold    That suffurd for Goddus sake.     Who so sechys hym with hart fre, Of hor bale bote mey bee,    For so God hase hym hyght; Thes wordus of hym thar no mon wast, For he is inspyryd with tho Holy Gost,    That was tho cursod knyght; For he garus tho blynd to see And tho dompe to speyke, pardé,    And makus tho crokyd ryght, And gyffus to tho mad hor wytte, And mony odur meracullus yette,    Thoro tho grace of God allmyght.     Thus Syr Gwother coverys is care, That fyrst was ryche and sython bare,    And effte was ryche ageyn, And geyton with a felteryd feynd; Grace he had to make that eynd    That God was of hym feyn. This is wreton in parchemeyn, A story bothe gud and fyn    Owt off a law of Breyteyn. Jesu Cryst, Goddys son, Gyff us myght with Hym to won,    That Lord that is most of meyn. Amen        Explicit Syr Gother

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En premier lieu il régna très longtemps Empereur très puissant et redouté, Aussi vigilant que sage ; Quand ensuite il mourut, en vérité, Il fut enterré dans cette abbaye Qu’il avait fait construire ; Il fut homme de grande piété Bien aimé de tout le peuple chrétien ; En son nom, Dieu a produit Des miracles, pour tant de loyauté ; Il repose là dans sa châsse d’or Lui qui pour Dieu tant souffrit. Tout homme qui le prie d’un cœur sincère Peut aussi trouver remède à son mal, Car Dieu le lui a promis ; Ce qu’il a dit mérite le respect Car il fut inspiré par l’Esprit Saint, Lui le chevalier maudit ; Et maintenant il fait voir les aveugles, Il fait parler les muets, grâce à Dieu, Il redresse le bossu, Il redonne la raison au dément Et il accomplit bien d’autres miracles Béni de Dieu Tout-Puissant. Ainsi Gautier retrouve son état, Il fut riche d’abord, puis appauvri, Et riche à nouveau ensuite ; Bien qu’engendré par un démon velu. Grâce finale lui fut accordée Car il était cher à Dieu. Voici donc, écrit sur parchemin, Un conte aussi profitable que beau, Tiré d’un lai de Bretagne. Je prie Jésus Christ, le Fils de Dieu, De nous permettre de vivre avec Lui Le Seigneur Souverain. Ainsi soit-il. Fin de Messire Gautier

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The Erle of Tolous par Marthe Mensah

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Introduction Le Comte de Toulouse a vraisemblablement été composé fin XIVe - début XVe siècle. Il serait inspiré d’un poème français perdu. On possède actuellement quatre manuscrits de ce lai, deux à la Bodleian Library d’Oxford, Bodleian 6922 (Ashmole 61) et Bodleian 6926 (Ashmole 45), un à Cambridge, Ff2.38, et le quatrième à la Cathédrale de Lincoln, Lincoln Cathedral 91 (Thornton). Ces manuscrits datent des XVe et XVIe siècles. L’auteur du poème est inconnu. On a parfois suggéré que ce pouvait être le compositeur de Sir Launfal, un certain Thomas Chestre puisque luimême se donne ce nom aux vers 1039-40 de ce poème, mais rien ne le prouve, certains éléments vont même à l’encontre d’une telle affirmation : différences dialectales entre les deux lais, implication de l’auteur dans son récit, etc. Le poème est écrit en dialecte des Midlands Nord-Est, c’est à dire le dialecte des Midlands Est influencé par celui du Nord où l’empreinte scandinave a été forte. Ces dialectes du Nord ont évolué plus vite que ceux du Sud. Le dialecte des Midlands Nord-Est s’est propagé peu à peu vers le Sud avec la migration de familles des classes aisées des Midlands Est vers la capitale. Le poème comporte 102 strophes de 12 vers en rimes couées (tailrhymes), aab ccb ddb eeb, avec quelques variantes dans cet ordre, strophes 29, 33 38, par exemple. Ces rimes étaient à l’origine celles de la poésie religieuse latine. Elles étaient réservées à des œuvres religieuses de caractère sérieux et semblent à première vue peu appropriées à des récits dont les épisodes se succèdent rapidement. Mais il ne faut pas oublier que ces poèmes étaient destinés à être récités oralement et non à être lus et qu’ils s’adressaient à un auditoire ou, le cas échéant, à des lecteurs « somewhat crude but robust »1, par opposition aux lais écrits en octosyllabes rimant deux à deux qui intéressaient un public plus raffiné. Le rythme marqué de notre poème permettait de mieux en suivre la trame et le déroulement et de les mémoriser plus facilement, d’autant plus que les formules conventionnelles n’en sont pas absentes. Les deux premiers vers de chaque groupe de trois sont en général des octosyllabes, le troisième est un hexamètre. Les derniers vers de chacun de ces groupes riment entre eux et confèrent une certaine unité à la strophe, tant du point de vue rythmique que de celui du contenu. Les enjambements d’une strophe à l’autre sont l’exception. 1

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  Laskaya et Salisbury, voir bibliographie.

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L’harmonie résulte entre autres de l’allitération dont le poète fait grand usage, soit en se servant de formules, procédé courant au Moyen Âge, soit en créant ses propres allitérations. Quelques exemples de formules : v. 128, 173, 190, 198, 267, etc.. Quelques autres vers allitérés : 39, 74, 91, 113, 200, 285, etc… Comme dans de nombreux lais bretons, le récit se situe dans une ville française, Toulouse, et l’intrigue principale, celle de la femme accusée d’adultère, de la femme innocente persécutée à tort, pourrait faire référence à des personnages réels. Il pourrait s’agir de Judith, deuxième femme de Louis le Pieux, IXe siècle, accusée en 830 d’avoir pour amant un certain Bernard, comte de Barcelone et fils de Guillaume de Toulouse. Bernard/ Barnard, une reine/impératrice accusée d ‘adultère, une femme innocente condamnée, un combat judiciaire : voilà beaucoup de ressemblances… Peut-être, mais n’allons pas trop vite, d’autres reines encore furent accusées des mêmes forfaits (Gundeberge, reine des Langobards, VIIe siècle, Gunhild, fille de Canute et future épouse de l’empereur Henri III, XIe siècle, deux épouses de Charlemagne, Suzanne dans la Bible). Toujours est-il que le thème de la fidélité et de la constance dans l’épreuve est au cœur de ce récit. Dame Beaulibon, comme son nom l’indique, est exemplaire à la fois par sa beauté et sa conduite. Elle est celle que tout chevalier rêve de servir, celle qui remet — ou tente de remettre — les autres dans le droit chemin (v.  47-48 et 280-285), mais elle est aussi celle qui demeure désarmée devant les accusations mensongères dont elle est l’objet, illustrant ainsi l’impuissance de la femme au Moyen Age. En face d’elle, nous trouvons l’empereur et plusieurs chevaliers, censés respecter le code de chevalerie et incarner les valeurs morales que l’on attendait de tout chevalier : loyauté, justice, sagesse, vérité, protection des plus faibles, des femmes et de leur honneur entre autres. Comme le soulignent Laskaya et Salisbury (voir bibliographie), dame Beaulibon incarne des vertus similaires à celles du chevalier idéal, et elle va être l’étalon auquel on pourra mesurer les chevaliers du poème, leurs forces et leurs faiblesses. Et c’est là que nous trouvons tout un assortiment d’individus qui se réclament de la chevalerie — du plus noble au plus vil : Barnard, incarnation du parfait chevalier sans peur et sans reproche, l’empereur qui ne respecte pas le droit d’héritage et de propriété, Trylabas et l’importance de la parole donnée que l’on ne respecte pas, les deux compères chargés de protéger l’impératrice pendant l’absence de son mari et qui, en fait, s’emploient à la séduire et vont jusqu’à commettre un meurtre puis à accuser faussement l’impératrice d’adultère, ce que seul l’Empereur est habilité à punir car il est question d’une trahison à la fois publique et privée.

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The Erle of Tolous

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Mais il s’agit d’un « romance » : l’aventure se termine bien, le héros a triomphé des épreuves par sa vaillance et sa constance, la vertu est récompensée, les méchants sont punis et les bons ont droit au bonheur. Le Comte de Toulouse est bien une histoire d’amour et d’honneur chevaleresques, une histoire dans laquelle la médiocrité et la fourberie sont là pour mieux mettre en valeur l’importance de la parole donnée, l’honnêteté, la loyauté et la vertu. Le poème a une orientation didactique et veut convaincre son public de la valeur de la fidélité en amour, de l’importance des valeurs morales et de la grandeur qui émane du parfait chevalier. Le poème est également un clin d’œil sur la vie et la société médiévales. Le clergé côtoie la noblesse, le comte et le chevalier croisent l’abbé et le moine, l’empereur est au sommet de la hiérarchie sociale alors que l’ermite qui demande l’aumône est au plus bas de l’échelle, le marchand, quant à lui, symbolise la bourgeoisie qui s’enrichit par le commerce. Tout un monde qui gravite autour du comte de Toulouse et de l’impératrice, avec ses aspirations, ses qualités et ses imperfections.

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Jhesu Cryste, yn Trynyté, Oonly God and persons thre,    Graunt us wele to spede, And gyf us grace so to do That we may come thy blys unto,    On Rode as thou can blede! Leve lordys, y schall you telle Of a tale, some tyme befelle    Farre yn unknowthe lede: How a lady had grete myschefe, And how sche covyrd of hur grefe;    Y pray yow take hede!     Some tyme there was in Almayn An Emperrour of moche mayn;    Syr Dyoclysyan he hyght; He was a bolde man and a stowte; All Chrystendome of hym had dowte,    So stronge he was in fyght; He dysheryted many a man, And falsely ther londys wan,    Wyth maystry and wyth myght, Tyll hyt befelle upon a day, A warre wakenyd, as y yow say,    Betwene hym and a knyght.     The Erle of Tollous, Syr Barnard, The Emperrour wyth hym was harde,    And gretly was hys foo. He had rafte owt of hys honde Three hundred poundys worth be yere of londe:    Therfore hys herte was woo. He was an hardy man and a stronge, And sawe the Emperour dyd hym wronge,    And other men also; He ordeyned hym for batayle Into the Emperours londe, saun fayle; And there he began to brenne and sloo.    

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Traduction Jésus Christ en trinité, Un seul Dieu et trois personnes, Donne-nous de progresser Et grâce pour y parvenir, Et de ta béatitude jouir, Puisque sur la croix ton sang tu as versé ! Bons Seigneurs, ores vais vous conter Un récit du temps passé Bien loin en pays étranger ; Comment noble dame connut grand malheur, Et comment elle se remit de sa douleur, Ores donc vous prie, oyez ! Il était autrefois en Allemagne Un empereur très puissant Avait nom messire Dioclisian, Preux et intrépide on le disait, Toute la chrétienté le craignait, Tant au combat il était vaillant ; Nombreux ceux qu’il avait dépouillés Et perfidement de leurs terres dépossédés Par force et puissance, Jusqu’à ce qu’un jour, il advint Qu’une guerre éclata, je vous le dis, Entre un chevalier et lui. Ce comte de Toulouse, messire Bernard, L’empereur avait été cruel avec lui Et il était son grand ennemi, L’avait injustement dépouillé De terres produisant trois cents livres de profit, Son cœur en était affligé. Il était homme courageux et fort Vit que l’empereur lui avait fait du tort, Et à d’autres hommes encore ; Se prépara à livrer bataille, Et les terres de l’empereur à envahir ; Commença à brûler et à détruire.

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Thys Emperour had a wyfe, The fayrest oon that evyr bare lyfe,    Save Mary mekyll of myght, And therto gode in all thynge, Of almesdede and gode berynge,    Be day and eke be nyght; Of hyr body sche was trewe As evyr was lady that men knewe,    And therto moost bryght. To the Emperour sche can say: “My dere lorde, y you pray,    Delyvyr the Erle hys ryght.”     “Dame,” he seyde, “let that bee; That day schalt thou nevyr see,    Yf y may ryde on ryght, That he schall have hys londe agayne; Fyrste schall y breke hys brayne,    Os y am trewe knyght! He warryth faste in my londe; I schall be redy at hys honde    Wythyn thys fourteen nyght!” He sente abowte everywhare, That all men schulde make them yare    Agayne the Erle to fyght.     He let crye in every syde, Thorow hys londe ferre and wyde,    Bothe in felde and towne, All that myght wepon bere, Sworde, alablast, schylde, or spere,    They schoulde be redy bowne; The Erle on hys syde also Wyth forty thousand and moo    Wyth spere and schylde browne. A day of batayle there was sett; In felde when they togedur mett,    Was crakydde many a crowne.     The Emperour had bataylys sevyn; He spake to them wyth sterne stevyn

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L’empereur avait une épouse, La plus belle qui ait jamais vécu Hors Marie, grandement prudente Et bonne aussi, en toutes choses bienfaisante, Par ses aumônes et sa vertu, De jour et de nuit aussi ; De son corps, était respectueuse, Comme jamais ne le fut dame que l’on connut, Et au demeurant fort gracieuse. Or donc à l’empereur elle dit : « Mon bon Seigneur, je vous prie, Rendez au comte ses tenures. – Madame, dit-il, oubliez cela ; Jamais ne verrez le jour, Tant que je pourrai chevaucher, Où il retrouvera ses propriétés, Lui briserai la cervelle en premier, Foi de chevalier ! Sur mes terres grande bataille il mène ; Mais à l’affronter je serai à même D’ici à quinze jours ! » Il envoya proclamer aux alentours Que tous les hommes se devaient armer Et contre le comte batailler. À la ronde, il fit proclamer Dans son empire, de tous côtés, Dans les campagnes et les cités, Que tous ceux qui armes pouvaient porter, Arbalète, bouclier, lance ou épée, Devaient être tous fin parés. De son côté, le comte pareillement Avait quarante mille hommes sûrement Armés de lances et boucliers étincelants. On fixa le jour de l’affrontement ; Et quand la mêlée fut engagée, Plus d’un crâne fut fêlé. L’empereur avait sept bataillons, Leur parla d’une voix solennelle,

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   And sayde, so mot he thryve, “Be ye now redy for to fyght, Go ye and bete them downe ryght    And leveth non on lyve; Loke that none raunsonyd bee Nothyr for golde ne for fee,    But sle them wyth swerde and knyfe!” For all hys boste he faylyd gyt; The Erle manly hym mett,    Wyth strokys goode and ryfe.     They reryd batayle on every syde; Bodely togedyr can they ryde,    Wyth schylde and many a spere; They leyde on faste as they were wode, Wyth swerdys and axes that were gode;    Full hedeous hyt was to here. There were schyldys and schaftys schakydde, Hedys thorogh helmys crakydde,    And hawberkys all totore. The Erle hymselfe an axe drowe; An hundred men that day he slowe,    So wyght he was yn were!     Many a stede there stekyd was; Many a bolde baron in that place    Lay burlande yn hys own blode. So moche blode there was spylte, That the feld was ovyrhylte    Os hyt were a flode. Many a wyfe may sytt and wepe, That was wonte softe to slepe,    And now can they no gode. Many a body and many a hevyd, Many a doghty knyght there was levyd,    That was wylde and wode.     The Erle of Tollous wan the felde; The Emperour stode and behelde:    Wele faste can he flee To a castell there besyde.

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Leur dit : « Au nom du Ciel, Ores, soyez prêts à combattre, Allez et écrasez-les pleinement, N’en laissez aucun vivant ; Veillez à ce qu’aucun ne soit racheté Ni pour de l’or ni pour des biens, Mais tuez-les par le poignard et l’épée ! » Nonobstant toute sa superbe, il échoua, Le comte hardiment l’affronta Et de puissants assauts lança. Ils se battirent de tous côtés, Chargeant fort courageusement Maniant lances et boucliers  : Tels des insensés, frappaient vigoureusement Avec haches de guerre et bonnes épées : Dieu, c’était horrible pour qui l’entendait ; Boucliers et hampes s’entrechoquaient, À travers les heaumes, des têtes étaient brisées, Et aussi des hauberts tout déchirés. Le comte lui-même maniait la hache. Une centaine d’hommes tua ce jour-là, Tant il était brave au combat ! Fut tué plus d’un cheval de combat, Plus d’un vaillant baron tomba En ce lieu, baignant dans son sang. Y fut versé tant de sang, Que le terrain en était saturé, Comme s’il avait été inondé. Mainte femme restait éveillée à pleurer Qui avait coutume de dormir en paix Et qui maintenant était affligée. Corps furent abattus et têtes tranchées, Plus d’un vaillant chevalier sacrifié, Qui était preux et effréné. Le comte de Toulouse l’emporta ; L’empereur vit tout cela, S’enfuit très rapidement Dans un château avoisinant

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Fayne he was hys hedde to hyde,    And wyth hym Erlys thre; No moo forsothe scapyd away, But they were slayn and takyn that day:    Hyt myght non othyr bee. The Erle tyll nyght folowed the chace, And sythen he thanked God of hys grace,    That syttyth in Trynyté.     There were slayne in that batayle Syxty thousand, wythowte fayle,    On the Emperours syde; Ther was takyn thre hundred and fyfty Of grete lordys, sekyrly,    Wyth woundys grymly wyde; On the Erlys syde ther were slayne But twenty, sothely to sayne,    So boldely they can abyde! Soche grace God hym sende That false quarell cometh to evell ende    For oght that may betyde.     Now the Emperour ys full woo: He hath loste men and londe also;    Sore then syghed hee; He sware be Hym that dyed on Rode, Mete nor drynke schulde do hym no gode,    Or he vengedde bee. The Emperes seyde, “Gode lorde, Hyt ys better ye be acorde    Be oght that y can see; Hyt ys grete parell, sothe to telle, To be agayne the ryght quarell;    Be God, thus thynketh me!”     “Dame,” seyde the Emperoure,    “Y have a grete dyshonoure;    Therfore myn herte ys woo; My lordys be takyn, and some dede; Therfore carefull ys my rede:    Sorowe nye wyll me sloo.”

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(Souhaitait vivement trouver refuge) Trois comtes l’accompagnant ; Aucun autre n’en échappa, Tous furent occis ou pris ce jour-là, Ce ne pouvait être que cela Le comte jusqu’à la nuit l’ennemi pourchassa, Et puis de son aide Dieu remercia, Dieu qui règne en trinité. Dans cette bataille furent tués Soixante mille hommes, assurément, Du côté de l’empereur, Trois cent cinquante furent capturés De grands seigneurs, indéniablement, Avec de très profondes plaies ; Du côté du comte périrent seulement, Vingt hommes, je dis vrai, Tant ils combattirent vaillamment ! Qu’en aide Dieu leur vienne, Afin que cette querelle déloyale finisse funestement Quoi qu’il advienne. Voilà l’empereur très attristé ; Hommes et terres a perdu, Soupira alors tout éploré ; Jura par Celui qui sur la croix mourut, Que ne lui feraient de bien ni boire ni manger, Jusqu’à ce qu’il soit vengé. L’impératrice lui dit : « Mon bon Seigneur, Il est préférable de vous réconcilier, Pour autant que je puisse juger En vérité, il y a grand danger À vous opposer à cette cause justifiée; Par Dieu, telle est mon idée – Madame, dit l’empereur, J’ai encouru un grand déshonneur C’est pourquoi mon cœur est affligé ; Mes barons sont morts ou prisonniers, C’est pourquoi mon esprit est contristé, Peu s’en faut que de chagrin ne sois anéanti. »

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Then seyde Dame Beulybon: “Syr, y rede, be Seynt John,    Of warre that ye hoo; Ye have the wronge and he the ryght, And that ye may see in syght,    Be thys and othyr moo.”     The Emperour was evyll payde: Hyt was sothe the lady sayde;    Therfore hym lykyd ylle, He wente awey and syghed sore; Oon worde spake he no more,    But held hym wonder stylle. Leve we now the Emperour in thoght: Game ne gle lyked hym noght,    So gretly can he grylle! And to the Erle turne we agayn, That thanked God wyth all hys mayn,    That grace had sende hym tylle.     The Erle Barnard of Tollous Had fele men chyvalrous    Takyn to hys preson; Moche gode of them he hadde; Y can not telle, so God me gladde,    So grete was ther raunsome! Among them alle had he oon, Was grettest of them everychon,    A lorde of many a towne, Syr Trylabas of Turky The Emperour hym lovyd, sekurly,    A man of grete renowne.     So hyt befell upon a day The Erle and he went to play    Be a rever syde. The Erle seyde to Trylabas, “Telle me, syr, for Goddys grace,    Of a thyng that spryngyth wyde, That youre Emperour hath a wyfe, The fayrest woman that ys on lyfe,

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Alors dame Beaulybon répondit : « Sire, je vous exhorte, par saint Jean, De cesser cet affrontement ; Vous avez tort et il a raison, Et vous pouvez le voir clairement Par ceci et d’autres choses également. » L’empereur fut très chagriné ; Ce que disait sa dame était fondé ; En fut très contrarié, S’en fut et soupira fort, Plus un mot ne dit encore, Mais resta étrangement silencieux. Laissons donc l’empereur à ses pensées N’appréciait plus plaisir ni jeu, Tant il était affligé ! Et au comte faisons retour Qui remerciait Dieu avec ardeur De lui avoir envoyé son secours. Le comte Bernard de Toulouse Dans ses prisons fit incarcérer Maint valeureux guerrier. Leur soutira beaucoup de biens, Que Dieu me bénisse, je ne sais combien, Tant leur rançon était élevée ! En détenait un notamment, De tous le plus éminent, Seigneur de plus d’une cité, Messire Trylabas de Turquie, (L’empereur l’affectionnait sincèrement) Un homme de grande renommée. Il advint donc qu’un jour Tous deux au faucon chassèrent Sur les bords d’une rivière. Le comte dit à Trylabas : « Pour l’amour de Dieu, Sire, parlez-moi D’une chose connue à la ronde : Votre empereur aurait une épouse, La plus belle qui soit au monde,

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   Of hewe and eke of hyde. Y swere by boke and by belle, Yf sche be so feyre as men telle,    Mekyll may be hys pryde.”     Then sayde that lord anon ryght, “Be the ordre y bere of knyght,    The sothe y schall telle the: To seeke the worlde more and lesse, Bothe Crystendome and hethynnesse,    Ther ys none so bryght of blee. Whyte as snowe ys hur coloure; Hur rudde ys radder then the rose-floure,    Yn syght who may hur see; All men that evyr God wroght Myght not thynke nor caste in thoght    A fayrer for to bee.”     Then seyde the Erle, “Be Goddys grace, Thys worde in mornyng me mas.    Thou seyest sche ys so bryght; Thy raunsom here y the forgeve, My helpe, my love, whyll y leve    Therto my trowthe y plyght, So that thou wylt brynge me Yn safegarde for to bee,    Of hur to have a syght, An hundred pownde, wyth grete honoure, To bye the horses and ryche armoure,    Os y am trewe knyght!”     Than answeryd Syr Trylabas, “Yn that covenaunt in thys place   My trowthe y plyght thee; Y schall holde thy forward gode To brynge the, wyth mylde mode,    In syght hur for to see; And therto wyll y kepe counsayle And nevyr more, wythowte fayle,    Agayne yow to bee; Y schall be trewe, be Goddys ore,

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Par son apparence et son teint. Je jure par l’Eglise et le livre saint, Si elle est aussi belle qu’on l’a affirmé Grande peut être sa fierté. » Alors ce seigneur dit sans tarder : « Par le code de chevalerie qui est le mien, Je vais vous dire la vérité : Tout le monde chrétien et païen Serait-il plus ou moins exploré, Il n’est rien d’aussi éclatant. Comme neige son teint est blanc, Ses joues plus vermeilles que la rose Aux yeux de qui peut la contempler ; Tous ceux que Dieu a créés  Ne peuvent imaginer ni songer Que de plus belle il pût exister. » Le comte dit alors : « Par Dieu, Ces paroles me mettent larmes aux yeux. Puisque vous dites qu’elle est si belle, Je vous remets votre rançon, Tant que je vivrai, mon aide, mon affection, Et ma fidélité vous promets À condition que me meniez En entière sécurité Afin qu’enfin je la voie Cent livres, et de grands honneurs Pour vous acheter cheval et harnois, Foi de chevalier. » Alors messire Trylabas répondit : « Par cet engagement, en ce lieu Je vous promets fidélité, Notre contrat respecterai, Et prudemment vous mènerai Là où vous pourrez l’admirer; Et tout cela tiendrai secret. Et jamais plus, plus jamais, Contre vous ne serai ; Je serai loyal par la grâce de Dieu,

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To lose myn own lyfe therfore;    Hardely tryste to mee!”     The Erle answeryd wyth wordys hende: “Y tryste to the as to my frende,    Wythowte any stryfe; Anon that we were buskyd yare, On owre jurney for to fare,    For to see that wyfe; Y swere be God and Seynt Andrewe, Yf hyt be so y fynde the trewe,    Ryches schall be to the ryfe.” They lettyd nothyr for wynde not wedur, But forthe they wente bothe togedur,    Wythowte any stryfe.     These knyghtys nevyr stynte nor blanne, Tyll to the cyté that they wan,    There the Emperes was ynne. The Erle hymselfe for more drede Cladde hym in armytes wede,    Thogh he were of ryche kynne, For he wolde not knowen bee. He dwellyd there dayes three    And rested hym in hys ynne. The knyght bethoght hym, on a day, The gode Erle to betray;    Falsely he can begynne.     Anone he wente in a rese To chaumbur to the Emperes,    And sett hym on hys knee; He seyde, “Be Hym that harowed helle, He kepe yow fro all parelle,    Yf that Hys wylle bee!” “Madam,” he seyde, “be Jhesus, Y have the Erle of Tollous;    Oure moost enemye ys hee.” “Yn what maner,” the lady can say, “Ys he comyn, y the pray?    Anone telle thou me.”

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À perdre ma propre vie serai prêt Vous pouvez me croire, par Dieu ! » Le comte répondit courtoisement : « Vous fais confiance comme à un ami, Sans la moindre acrimonie ; Préparons-nous rapidement À entreprendre notre chevauchée Et cette femme contempler : Je jure par Dieu et saint André, S’il en est ainsi et que fidèle vous vous montrez, Alors aurez richesses en quantité. » Ni le vent ni la pluie ne les firent reculer, Mais ils partirent tous deux du même pas, Sans le moindre altercas. Ces chevaliers ne s’arrêtèrent ni ne reculèrent, Avant qu’à la ville arrivèrent Où la souveraine avait résidence Le comte lui-même par grande défiance, L’habit d’un moine a revêtu, Bien qu’il fût de noble naissance ; Ne voulait pas être reconnu. En ce lieu, trois jours demeura Et avec grand plaisir s’y reposa. Or le chevalier un jour songea À tromper le comte bienveillant Et s’y employa sournoisement. En hâte aussitôt s’en fut À la chambre de l’impératrice Et à ses genoux se jeta ; Lui dit : « Que Celui qui l’enfer a vaincu Vous garde de tout danger Si telle est sa volonté !  – Madame, dit-il, par Jésus, Je tiens le comte de Toulouse ; C’est notre plus grand ennemi. Alors la noble dame répondit : – Comment est-il venu, je vous prie, Dites-le moi, incontinent.

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“Madam, y was in hys preson; He hath forgevyn me my raunsom,    Be God full of myght And all ys for the love of the! The sothe ys, he longyth yow to see,    Madam, onys in syght! And hundred pownde y have to mede, And armour for a nobull stede;    Forsothe y have hym hyght That he schall see yow at hys fylle, Ryght at hys owne wylle;    Therto my trowthe y plyght.     Lady, he ys to us a foo; Therfore y rede that we hym sloo;    He hath done us gret grylle.” The lady seyde, “So mut y goo, Thy soule ys loste yf thou do so;    Thy trowthe thou schalt fulfylle, Sythe he forgaf the thy raunsom And lowsydd the owt of preson,    Do away thy wyckyd wylle!     To-morne when they rynge the masbelle, Brynge hym into my chapelle,    And thynke thou on no false sleythe; There schall he see me at hys wylle, Thy covenaunt to fulfylle;    Y rede the holde thy trowthe! Certys, yf thou hym begyle, Thy soule ys in grete paryle,    Syn thou haste made hym othe; Certys, hyt were a traytory, For to wayte hym wyth velany;    Me thynkyth hyt were rowthe!”     The knyght to the Erle wente; Yn herte he helde hym foule schente    For hys wyckyd thoght. He seyde, “Syr, so mote y the, Tomorne thou schalt my lady see;

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– Madame, j’étais en sa prison, Il m’a remis ma rançon, Par Dieu tout puissant, Et tout cela pour l’amour de vous ! Il se languit de vous voir, assurément, Madame, une fois de ses yeux ! De cent livres, il m’a gratifié, Du harnachement d’un fier destrier ; Je lui ai promis, en vérité, Qu’à son aise il vous verrait, Comme il le voudrait. Et ma parole lui ai donné. Madame, il est notre ennemi, C’est pourquoi je suggère de le tuer. Il nous a causé beaucoup d’ennuis ». La gente dame dit : « Sur ma vie, Votre âme est perdue si vous agissez ainsi ; Vous remplirez votre promesse. Puisqu’il vous a remis la rançon Et vous a libéré de prison, Chassez votre intention perverse ! Demain, quand pour la messe la cloche sonnera Dans ma chapelle vous l’amènerez, Et aucun piège n’inventerez ; Là à son aise il me verra Pour tenir votre engagement. Votre parole vous conseille de respecter. Si vous le trompez, soyez assuré, Votre âme sera en grand danger, Puisque vous lui avez fait serment ; Ce serait trahison, en vérité, De lui tendre traîtreusement un guet-apens, Il me semble que ce serait mauvaiseté ! » Le chevalier s’en fut trouver le comte ; En son cœur, il se sentait méprisable À cause de ses menées coupables. Dit : « Sire, je vous le promets, Demain ma dame verrez ;

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   Therfore, dysmay the noght: When ye here the masbelle, Y schall hur brynge to the chapelle;    Thedur sche schall be broght. Be the oryall syde stonde thou stylle; Then schalt thou see hur at thy wylle,    That ys so worthyly wroght.”     The Erle sayde, “Y holde the trewe, And that schall the nevyr rewe,    As farre forthe as y may.” Yn hys herte he waxe gladde: “Fylle the wyne,” wyghtly he badde,    “Thys goyth to my pay!” There he restyd that nyght; On the morne he can hym dyght    Yn armytes array; When they ronge to the masse, To the chapell conne they passe,    To see that lady gay.     They had stonden but a whyle, The mowntaunse of halfe a myle,    Then came that lady free; Two erlys hur ladde; Wondur rychely sche was cladde,    In golde and ryche perré. Whan the Erle sawe hur in syght, Hym thoght sche was as bryght    Os blossome on the tree; Of all the syghtys that ever he sye, Raysyd nevyr none hys herte so hye,    Sche was so bryght of blee!     Sche stode stylle in that place And schewed opynly hur face    For love of that knyght. He beheld ynly hur face; He sware there be Goddys grace,    He sawe nevyr none so bryght. Hur eyen were gray as any glas;

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Ne soyez donc pas consterné. Quand l’heure de la messe sonnera, La conduirai à la chapelle ; Conduite elle y sera. Vous vous tiendrez à côté de l’oriel ; Alors la verrez à votre gré, Celle qui brille par tant de beauté. » Le comte dit : « Je vous tiens pour loyal, Et jamais ne le regretterez, Pour autant qu’il est en mon pouvoir. » De joie son cœur débordait ; « Servez le vin, dit-il avec empressement,  Cela me satisfait pleinement ! » En ce lieu dormit cette nuit-là : Au matin se prépara, Et l’habit d’un ermite enfila ; Lorsque, pour la messe, la cloche sonna, À la chapelle s’en allèrent Pour voir cette noble dame. Il y étaient depuis peu de temps, Pour couvrir vingt miles le temps suffisant, Quand arriva cette gente dame ; Deux comtes l’accompagnaient ; Vêtements somptueux elle portait, Étoffes d’or et pierres précieuses. Quand le comte la vit de ses yeux, Elle lui parut aussi resplendissante Que sur l’arbre les fleurs naissantes ; De tout ce qu’il avait vu, Rien ne l’avait jamais autant ému, Tant son visage était ravissant ! En cet endroit, elle resta, Ouvertement son visage montra, Pour l’amour de ce chevalier. Ce visage de près il contempla, Jura pour l’amour de Dieu, N’en avoir jamais vu d’aussi gracieux. Ses yeux gris comme gemmes [brillaient],

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Mowthe and nose schapen was    At all maner ryght; Fro the forhedde to the too, Bettur schapen myght non goo,    Nor none semelyer yn syght.     Twyes sche turnyd hur abowte Betwene the Erlys that were stowte,    For the Erle schulde hur see. When sche spake wyth mylde stevyn, Sche semyd an aungell of hevyn,    So feyre sche was of blee! Hur syde longe, hur myddyll small; Schouldurs, armes therwythall,    Fayrer myght non bee; Hur hondys whyte as whallys bonne, Wyth fyngurs longe and ryngys upon;    Hur nayles bryght of blee.     When he had beholden hur welle, The lady wente to hur chapell,    Masse for to here; The Erle stode on that odur syde; Hys eyen fro hur myght he not hyde,    So lovely sche was of chere! He seyde, “Lorde God, full of myght, Leve y were so worthy a knyght,    That y myght be hur fere, And that sche no husbonde hadde, All the golde that evyr God made    To me were not so dere!”     When the masse come to ende, The lady, that was feyre and hende,    To the chaumbur can sche fare; The Erle syghed and was full woo Owt of hys syght when sche schulde goo;    Hys mornyng was the mare. The Erle seyde, “So God me save, Of hur almes y wolde crave,    Yf hur wylle ware;

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La bouche et le nez bien dessinés Admirablement en tous points, Du front à la pointe des pieds, De mieux faite il n’en était point, Ni aucune plus agréable à regarder. Par deux fois, elle se retourna, Entre les comtes de fière apparence, Afin que ce comte la regardât. Lorsque d’une voix douce elle parlait, Un ange venu du ciel elle semblait, Si belle était sa contenance ! Son corps élancé, sa taille mince ; Et de superbes épaules et aussi des bras, De plus beaux il n’en existait pas ; Des mains d’une blancheur d’ivoire, Les doigts longs et élégants, Les ongles resplendissants. Quand il l’eut bien contemplée, Cette dame à sa chapelle s’en alla Partit pour entendre la messe ; Le comte de l’autre côté y assista ; Il ne pouvait des yeux la quitter Tant son visage était charmant! Il dit : « Seigneur Dieu tout puissant, Permets que je sois assez méritant Pour être son chevalier servant Et qu’elle n’ait pas de mari. Tout l’or que Dieu a fait N’aurait pas autant de prix ! » Quand la messe se termina, Cette dame, belle et distinguée, À ses appartements s’en retourna Le comte soupira et fut très attristé Quand hors de sa vue elle s’en alla ; De douleur, il était accablé. Il dit : « Sur mon âme, L’aumône lui demanderais assurément, Si tel était son bon vouloir:

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Myght y oght gete of that free, Eche a day hur to see    Hyt wolde covyr me of my care.”

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The Erle knelyd down anon ryght And askyd gode, for God allmyght,    That dyed on the tree. The Emperes callyd a knyght: “Forty floranse that ben bryght,    Anone brynge thou mee.” To that armyte sche hyt payde; Of hur fyngyr a rynge she layde    Amonge that golde so free; He thankyd hur ofte, as y yow say. To the chaumbyr wente that lady gay,    There hur was leveste to bee.

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The Erle wente home to hys ynnys, And grete joye he begynnys    When he founde the rynge; Yn hys herte he waxe blythe And kyssyd hyt fele sythe,    And seyde, “My dere derlynge, On thy fyngyr thys was! Wele ys me, y have thy grace    Of the to have thys rynge! Yf evyr y gete grace of the Quene That any love betwene us bene,    Thys may be our tokenyng.”

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The Erle, also soone os hyt was day, Toke hys leve and wente hys way    Home to hys cuntré; Syr Trylabas he thanked faste: “Of thys dede thou done me haste,    Well qwyt schall hyt bee.” They kyssyd togedur as gode frende; Syr Trylabas home can wende,    There evell mote he thee! A traytory he thoght to doo Yf he myght come thertoo;    So schrewde in herte was hee!

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Si je pouvais ainsi obtenir de cet être charmant, Chaque jour, le bonheur de la voir Cela me guérirait de mon tourment ». Le comte aussitôt à genoux tomba, Pour l’amour de Dieu l’aumône demanda, Dieu qui mourut sur une croix. L’impératrice un chevalier manda : « Quarante florins, sonnants et trébuchants Apporte moi sur le champ. » À cet ermite elle les donna : Une bague de son doigt déposa Parmi cet or si généreusement donné ; Croyez-moi, souvent il la remercia. Cette noble dame à sa chambre s’en alla, C’était son endroit préféré. Le comte s’en retourna à son logis Et grandement se réjouit Quand la bague découvrit ; Son cœur débordait de joie, Maintes fois la baisa Et dit : « Ma douce aimée, Cette bague ornait votre doigt ! Quelle joie pour moi, j’ai le bonheur De posséder cette bague de vous! Si jamais de ma reine j’obtiens la faveur Qu’il existe un amour entre nous Ceci en sera le gage. » Dès que le jour se leva, Le comte prit congé et s’en alla, Dans son pays s’en retourna ; Messire Trylabas grandement remercia : « De ce service que vous m’avez fait Vous serez bien récompensé. » Ils s’embrassèrent en amis ; Messire Trylabas partit chez lui, Qu’il soit maudit ! Il préméditait quelque perfidie S’il pouvait y parvenir Tant il était malfaisant !

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Anon he callyd two knyghtys, Hardy men at all syghtys;    Bothe were of hys kynne. “Syrs,” he seyde, “wythowt fayle, Yf ye wyl do be my counsayle,    Grete worschyp schulde ye wynne; Knowe ye the Erle of Tollous? Moche harme he hath done us;    Hys boste y rede we blynne; Yf ye wyll do aftur my redde, Thys day he schall be dedde,    So God save me fro synne!”     That oon knyght Kaunters, that odur Kaym; Falser men myght no man rayme,    Certys, then were thoo; Syr Trylabas was the thrydde; Hyt was no mystur them to bydde    Aftur the Erle to goo. At a brygge they hym mett; Wyth harde strokes they hym besett,    As men that were hys foo; The Erle was a man of mayn: Faste he faght them agayne,    And soone he slew two.     The thrydde fledde and blewe owt faste; The Erle ovyrtoke hym at the laste:    Hys hedd he clofe in three. The cuntrey gedryrd abowte hym faste, And aftur hym yorne they chaste:    An hundred there men myght see. The Erle of them was agaste: At the laste fro them he paste;    Fayne he was to flee; Fro them he wente into a waste; To reste hym there he toke hys caste:    A wery man was hee.     All the nyght in that foreste The gentyll Erle toke hys reste:

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Il appela aussitôt deux chevaliers, On les disait hommes décidés, Ils étaient tous deux de sa parenté. « Sires, leur dit-il, sûrement, Si vous consentez à suivre mon plan, Grand honneur en aurez ; Connaissez-vous le comte de Toulouse ? Il nous a causé beaucoup de nuisances ; Je vous demande de faire cesser son arrogance ; Si à mon plan vous vous ralliez Ce jour même il aura trépassé Que Dieu me sauve du péché ! » L’un avait nom Kaunters, l’autre Caïn ; Hommes plus corrompus que ces deux-là,  Il n’en existait certes pas; Le troisième était messire Trylabas. Il ne fut pas nécessaire de les supplier Le comte de pourchasser. Sur un pont le rencontrèrent, De coups violents le rouèrent Comme on frappe un ennemi ; Le comte était homme vigoureux, Il lutta durement contre eux Et en tua prestement deux. Le troisième s’enfuit et vite s’essouffla, Le comte à la fin le rattrapa, Lui fendit la tête en trois. Les gens du pays se rassemblèrent Et prestement le pourchassèrent ; Ils étaient bien cent, Le comte fut terrifié en les voyant : Il réussit enfin à s’en dégager Il était soulagé de s’escamper; Se réfugia dans un lieu écarté; En profita pour s’y reposer, Il était très fatigué. Toute la nuit dans cet endroit désert, Le noble comte se reposa;

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   He had no nodur woon. When hyt dawed, he rose up soone And thankyd God that syttyth in trone,    That he had scapyd hys foon; That day he travaylyd many a myle, And ofte he was in grete parylle,    Be the way os he can gone, Tyll he come to a fayre castell, There hym was levyst to dwelle,    Was made of lyme and stone.     Of hys comyng hys men were gladde. “Be ye mery, my men,” he badde,    “For nothyng ye spare; The Emperour, wythowte lees, Y trowe, wyll let us be in pees.    And warre on us no mare.” Thus dwellyd the Erle in that place Wyth game, myrthe, and grete solase,    Ryght os hym levyst ware. Let we now the Erle alloon, And speke we of Dame Beulyboon,    How sche was caste in care.     The Emperoure lovyd hys wyfe Also so moche os hys own lyfe,    And more, yf he myght; He chose two knyghtys that were hym dere, Whedur that he were ferre or nere,    To kepe hur day and nyght. That oon hys love on hur caste: So dud the todur at the laste,    Sche was feyre and bryght! Nothyr of othyr wyste ryght noght, So derne love on them wroght,    To dethe they were nere dyght.     So hyt befell upon a day, That oon can to that othyr say,    “Syr, also muste y thee, Methynkyth thou fadyste all away,

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Il n’avait pas d’autre couvert. Quand vint le jour, tôt se leva Et remercia Dieu qui siège en majesté, D’avoir pu à ses ennemis échapper ; Ce jour là, il chevaucha plusieurs milles, Et fut souvent en grand péril. Alors qu’il allait son chemin, Jusqu’à ce qu’à un beau château, il parvînt, Il fut très heureux d’y demeurer. Il était fait de pierre et de mortier. Ses hommes furent heureux de le voir ; Leur dit : « Réjouissez-vous, mes amis, Ne vous privez de rien. L’empereur, je crois bien, Nous laissera en grande paix Et ne nous combattra plus jamais. » Le comte demeura en cet endroit, Avec fêtes, réjouissances et grande joie, Ainsi que cela lui convenait. Le comte à présent laissons Et de dame Beaulybon parlons Qui était plongée dans l’affliction. L’empereur aimait sa femme, Tout autant que sa propre vie, Même plus, s’il l’avait pu ; Deux chevaliers qui lui étaient chers choisit Pour la garder jour et nuit Qu’il soit loin ou à proximité. L’un d’eux son cœur lui donna, Et finalement l’autre aussi, Tant elle était belle et ravissante ! Aucun ne connaissait de l’autre les sentiments. Cet amour secret les travaillait tant Qu’ils en moururent quasiment. Or donc un jour il arriva, Que l’un à l’autre déclara : « Sire, sur mon salut, Il me semble que vous dépérissez

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Os man that ys clongyn in clay,    So pale waxeth thy blee!” Then seyde that other, “Y make avowe, Ryght so, methynketh, fareste thou,    Whysoevyr hyt bee; Tell me thy cawse, why hyt ys, And y schall telle the myn, ywys:    My trouthe y plyght to thee.”     “Y graunte,” he seyde, “wythowt fayle, But loke hyt be trewe counsayle!”    Therto hys trowthe he plyght. He seyde, “My lady the Emperes, For love of hur y am in grete dystresse;    To dethe hyt wyll me dyght.” Then seyde that othyr, “Certenly, Wythowte drede, so fare y    For that lady bryght; Syn owre love ys on hur sett, How myght owre bale beste be bett?    Canste thou rede on ryght?”     Then seyde that othyr, “Be Seynt John, Bettur counsayle can y noon,    Methynkyth, then ys thys: Y rede that oon of us twoo Prevely to hyr goo    And pray hur of hur blys; Y myselfe wyll go hyr tylle; Yn case y may gete hur wylle,    Of myrthe schalt thou not mys; Thou schalt take us wyth the dede: Leste thou us wrye sche wyll drede,    And graunte the thy wylle, ywys.”     Thus they were at oon assent; Thys false thefe forthe wente    To wytt the ladyes wylle. Yn chaumbyr he founde hyr so free; He sett hym downe on hys knee,    Hys purpose to fulfylle.

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Comme qui serait enterré, Tant votre visage est fané ! » L’autre dit alors : « Je puis l’affirmer, Vous semblez autant vous consumer, Pour quelque raison que ce soit ; Dites-m’en la cause, le pourquoi, Et je vous dirai la mienne, assurément, Je vous en fais serment. – Certes, dit-il, j’y consens, Mais veillez à ce que promesse sincère ce soit ! » A cela, l’autre jura sa foi. Dit : « Je suis en grand abattement Par amour pour ma dame, l’impératrice, À la tombe cela me conduira. » L’autre dit alors : « Sincèrement, Moi aussi, je me consume précisément Pour cette dame si accorte ; Puisque notre amour sur elle se porte Comment améliorer notre triste situation ? Quel est à ce sujet votre opinion ? » L’autre dit alors :  « Par saint Jean, Je ne connais pas de meilleur expédient Que celui-ci, je pense : M’est avis que l’un de nous deux En secret chez elle se rende Et lui demande ses faveurs ; Moi-même chez elle m’en irai. Au cas où son consentement obtiendrais Vous aurez votre part de plaisir. Vous nous prendrez en plein délit : Elle craindra que vous nous trahissiez Et accédera à vos désirs. » Ainsi furent-ils d’accord. Ce triste sire s’en fut alors, De cette dame tester les intentions. Dans ses appartements, très noble la trouva, À ses pieds incontinent se jeta Afin de mettre son propos à exécution.

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Than spake that lady free, “Syr, y see now well be the,    Thou haste not all thy wylle; On thy sekeness now y see; Telle me now thy prevyté,    Why thou mornyst so stylle.”     “Lady,” he seyde, “that durste y noght For all the gode that evyr was wroght,    Be grete God invysybylle, But on a booke yf ye wyll swere That ye schull not me dyskere,    Then were hyt possybyll.” Then seyde the lady, “How may that bee? That thou darste not tryste to mee,    Hyt ys full orybylle. Here my trowthe to the y plyght: Y schall heyle the day and nyght,    Also trewe as boke or belle.”     “Lady, in yow ys all my tryste; Inwardely y wolde ye wyste    What payne y suffur you fore; Y drowpe, y dare nyght and day; My wele, my wytt ys all away,    But ye leve on my lore; Y have yow lovyd many a day, But to yow durste y nevyr say    My mornyng ys the more! But ye do aftur my rede, Certenly, y am but dede:    Of my lyfe ys no store.”     Than answeryd that lovely lyfe: “Syr, wele thou wottyst y am a wyfe:    My lorde ys Emperoure; He chase the for a trewe knyght, To kepe me bothe day and nyght    Undur thy socowre. To do that dede yf y assente, Y were worthy to be brente

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Or donc la dame lui dit : « Sire, je vois bien maintenant Que n’avez pas tout ce que vous souhaitez : J’observe en vous quelque langueur, Dites-moi à présent votre secret, La raison de votre secrète douleur. – Madame, dit-il, cela je n’ose, Par toutes les richesses jamais créées, Par Dieu Tout-puissant et invisible. Mais si, sur un livre vous voulez bien jurer Qu’aucunement ne me trahirez, Alors ce pourrait être possible. » La dame dit alors : « Comment se fait-il Que vous ne me fassiez pas crédit, C’est vraiment horrible. Ici je vous fais serment Que nuit et jour votre secret garderai, Et muette comme la tombe me montrerai. – Madame, je mets ma confiance en vous, Je voudrais que vous sachiez quel tourment En mon cœur, je souffre à cause de vous. Je me languis, nuit et jour seul je suis, Ma raison, ma paix se sont enfuies, Si vous n’ajoutez foi à mes dires. Je vous aime depuis longtemps Mais n’ai jamais osé vous en avertir Mes tourments sont d’autant plus grands ! Si vous ne m’accordez pas vos faveurs, Autant dire que je me meurs, Et ma vie n’a plus aucune valeur. » Alors cette gente dame répondit : « Sire, vous savez bien que je suis mariée, Que l’empereur est mon époux ; En tant que loyal chevalier il vous a choisi Pour me garder de jour comme de nuit Sous votre protection ; Si je consentais à commettre cette action, Je mériterais d’être brûlée

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   And broght in grete doloure; Thou art a traytour in thy sawe, Worthy to be hanged and to-drawe    Be Mary, that swete floure!”     “A, madam!” seyde the knyght, “For the love of God almyght,    Hereon take no hede! Yn me ye may full wele tryste ay; Y dud nothyng but yow to affray,    Also God me spede! Thynke, madam, youre trowthe ys plyght To holde counsayle bothe day and nyght    Fully, wythowte drede; Y aske mercy for Goddys ore! Hereof yf y carpe more,    Let drawe me wyth a stede!”     The lady seyde, “Y the forgeve; Also longe os y leve,    Counsayle schall hyt bee; Loke thou be a trewe man In all thyng that thou can,    To my lorde so free.” “Yys, lady, ellys dyd y wronge, For y have servyd hym longe,    And wele he hath qwytt mee.” Hereof spake he no mare, But to hys felowe can he fare,    There evyll must they the!     Thus to hys felowe ys he gon, And he hym frayned anon,    “Syr, how haste thou spedde?” “Ryght noght,” seyde that othyr: “Syth y was borne, lefe brothyr,    Was y nevyr so adredde; Certys, hyt ys a boteles bale To hur to touche soche a tale    At borde or at bedde.” Then sayde that odur, “Thy wytt ys thynne:

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Et d’endurer grande affliction ; Par vos paroles vous êtes un imposteur Méritant d’être pendu et écartelé, Par Marie, perle de douceur!  – Ah, Madame, dit le chevalier, Pour l’amour de Dieu tout puissant, Ne tenez pas compte de ce que j’ai déclaré ; Gardez-moi votre confiance, Vous mettre à l’épreuve n’ai fait que chercher, Que Dieu veuille me pardonner ! N’oubliez pas, Madame, vous avez promis De garder le secret jour et nuit, Totalement, sans faillir ; Pour l’amour de Dieu je demande pitié ; Si de cela j’ose encore parler, Par un cheval faites moi écarteler. » La dame répondit : « Je vous pardonne ; Aussi longtemps que je vivrai, Cela restera un secret, Mais comportez-vous avec loyauté En toutes choses que vous pouvez, Envers mon Seigneur si bienveillant. – Oui, Madame, me suis mal comporté, Car je le sers depuis longtemps Et il m’a bien récompensé. » Rien de plus ne dit, Mais chez son complice partit, Qu’ils souffrent mille tourments ! Donc, chez son complice partit, Et celui-ci lui demanda sans tarder : « Sire, avez-vous réussi ? » L’autre répondit : « En aucune manière, Depuis que je suis né, mon cher frère, Jamais n’ai été si effrayé; Assurément, c’est peine perdue De lui tenir de tels propos légers À sa table ou dans sa chambre. » L’autre dit : « Vous n’êtes pas assez avisé.

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Y myselfe schall hur wynne:    Y lay my hedde to wedde!”     Thus hyt passyd ovyr, os y yow say, Tyl aftur on the thrydde day    Thys knyght hym bethoght: “Certys, spede os y may, My ladyes wylle, that ys so gay,    Hyt schall be thorowly soght.” When he sawe hur in beste mode, Sore syghyng to hur he yode,    Of lyfe os he ne roght. “Lady,” he seyde, “wythowte fayle, But ye helpe me wyth yowre counsayle,    Yn bale am y broght.”     Sche answeryd full curtesly, “My counsayle schall be redy.    Telle me how hyt ys; When y wott worde and ende, Yf my counsayle may hyt mende,    Hyt schall, so have y blysse!” “Lady,” he seyde, “y undurstonde Ye muste holde up yowre honde    To holde counsayle, ywys.” “Yys,” seyde the lady free, “Thereto my trouthe here to the,    And ellys y dudde amys.”     “Madam,” he seyde, “now y am in tryste; All my lyfe thogh ye wyste,    Ye wolde me not dyskevere; For yow y am in so grete thoght, Yn moche bale y am broght,    Wythowte othe y swere; And ye may full wele see, How pale y am of blee:    Y dye nere for dere; Dere lady, graunt me youre love, For the love of God, that sytteth above,    That stongen was wyth a spere.”

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Moi, je m’en vais la conquérir, J’en donne ma tête à couper. » Il s’écoula alors, je vous le dis, Trois jours certainement et puis Ce chevalier en lui-même pensa : « Que je réussisse ou pas, La constance de ma dame si ravissante, Sera pleinement éprouvée. » Quand il la vit bien disposée, Alla vers elle en soupirant tristement Comme si sa vie ne comptait nullement. « Madame, dit-il, en vérité, Si de vos conseils ne m’aidez, A ma perte je suis condamné. » Elle répondit fort gracieusement : « Mes conseils seront réfléchis, Dites-moi de quoi il s’agit : Quand tenants et aboutissants connaîtrai, Si mes conseils peuvent aider Le feront, que Dieu me garde !  – Madame, dit-il, je l’entends, Il vous faut prêter serment Je présume, pour garder le secret. – Oui, dit la noble dame, J’en prends l’engagement, Et ferais un péché autrement. – Madame, dit-il, ores vous fais confiance, Même si de toute ma vie vous étiez informée, Jamais ne me trahiriez ; À cause de vous, mon cœur est accablé, J’éprouve de grands tourments, Je le jure sans faire serment ; Et vous pouvez constater Combien j’ai le teint décoloré ; Je suis quasiment mort de douleur ; Douce dame, accordez-moi vos faveurs Pour l’amour de Dieu qui règne dans les cieux Dont le corps a été percé d’une lance.

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“Syr,” sche seyde, “ys that youre wylle? Yf hyt were myne, then dyd y ylle;    What woman holdyst thou me? Yn thy kepeyng y have ben: What haste thou herde be me or sene    That touchyth to any velanye, That thou in herte art so bolde Os y were a hore or a scolde?    Nay, that schall nevyr bee! Had y not hyght to holde counsayle, Thou schouldest be honged, wythowt fayle,    Upon a galowe tree.”     The knyght was nevyr so sore aferde Sythe he was borne into myddyllerde,    Certys, os he was thoo. “Mercy,” he seyde, “gode madam! Wele y wott y am to blame;    Therfore myn herte ys woo! Lady, let me not be spylte; Y aske mercy of my gylte!    On lyve ye let me goo.” The lady seyde, “Y graunte wele; Hyt schall be counseyle, every dele,    But do no more soo.”     Now the knyght forthe yede And seyde, “Felowe, y may not spede.    What ys thy beste redde? Yf sche telle my lorde of thys, We be but dedde, so have y blys:    Wyth hym be we not fedde. Womans tonge ys evell to tryste; Certys, and my lorde hyt wyste,    Etyn were all owre bredde. Felow, so mote y ryde or goo, Or sche wayte us wyth that woo,    Hurselfe schall be dedde!”     “How myght that be?” that othur sayde; “Yn herte y wolde be wele payde,

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– Sire, dit-elle, est-ce là votre intention ? Si c’était la mienne, ce serait bien vilain. Pour quelle femme me prenez-vous ? J’ai été confiée à votre protection ; Qu’avez-vous entendu ou vu me concernant Qui ait trait à un manque de discrétion, Que vous soyez si entreprenant Comme si femme légère ou gueuse j’étais ? Non, cela ne sera jamais ! Si je n’avais promis de garder le secret, Pour sûr, vous seriez pendu, À une potence seriez pendu. » Le chevalier n’avait jamais été aussi épouvanté Depuis sa naissance ici-bas, Qu’il ne le fut ce jour-là. « Noble Dame, dit-il, pitié, Je sais bien que je suis à blâmer Et mon cœur en est tout affligé. Madame, ne permettez pas que je sois condamné. Je demande grâce pour mon forfait, Laissez-moi la vie. » La dame répondit : « Volontiers, je vous le promets, Tout cela sera un secret, Mais n’agissez plus ainsi. » Le chevalier alors s’en alla Et dit : « Ami, je n’ai pas réussi. Quel est donc là-dessus votre avis ? Si à mon Seigneur elle rapporte cela Par le ciel, nous sommes morts, Car point ne nous nourrira. Langue de femme jamais ne croiras ; Certes, et si mon seigneur le savait, Tout notre pain aurions mangé. Ami, que j’aille à cheval ou à pied, Avant qu’elle ne nous inflige cette peine, Elle sera morte elle-même. – Comment cela ? dit l’autre. Je serais très satisfait vraiment

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   Myght we do that dede.” “Yys, syr,” he seyde, “so have y roo, Y schall brynge hur wele thertoo;    Therof have thou no drede. Or hyt passe dayes three, In mekyll sorowe schall sche bee:    Thus y schall qwyte hur hur mede.” Now are they bothe at oon assente In sorow to brynge that lady gente:    The devell mote them spede!     Sone hyt drowe toward nyght; To soper they can them dyght,    The Emperes and they all; The two knyghtys grete yapys made, For to make the lady glade,    That was bothe gentyll and small; When the sopertyme was done, To the chaumbyr they went soone,    Knyghtys cladde in palle They daunsed and revelyd, os they noght dredde, To brynge the lady to hur bedde:    There foule muste them falle!     That oon thefe callyd a knyght That was carver to that lady bryght;    An Erleys sone was hee; He was a feyre chylde and a bolde; Twenty wyntur he was oolde:    In londe was none so free. “Syr, wylt thou do os we the say? And we schall ordeygne us a play,    That my lady may see. Thou schalt make hur to lagh soo, Thogh sche were gretly thy foo,    Thy frende schulde sche bee.”     The chylde answeryd anon ryght: “Be the ordur y bere of knyght,    Therof wolde y be fayne, And hyt wolde my lady plese,

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Si nous pouvions accomplir ce dessein. – Oui, Sire, dit-il, ne craignez rien Je l’y conduirai habilement ; Ne soyez inquiet aucunement, Avant que ne s’écoulent trois jours, Elle sera en grand tourment ; Ainsi je la paierai de retour. » Et les voilà d’accord tous deux Pour rendre cette gente dame malheureuse ; Que le diable les assiste ! La nuit ne tarda pas à tomber, Alors se préparèrent au souper L’impératrice et ses hôtes ; Les deux chevaliers bouffonnèrent Et cette dame égayèrent, Elle était gracile et distinguée. Quand le souper fut terminé, Vers les appartements se hâtèrent, Ces deux chevaliers tout de brocart couverts, (Comme si de rien n’était, dansèrent et s’enjouèrent) Pour conduire la dame à son lit ; Que là les choses tournent mal pour eux ! L’un de ces coquins appela un chevalier, Chevalier tranchant était de cette gente dame ; Fils de comte il était ; Beau jouvenceau plein de témérité, Vingt printemps comptait ; Dans le pays nul n’était aussi bien né. « Sire, voulez-vous faire ce que vous dirons ? Un jeu allons nous inventer, Auquel ma dame pourra assister. Vous la ferez tant rire, Que, même si elle était votre ennemie, Elle deviendra votre amie. » Le jeune chevalier répondit aussitôt : « Par l’ordre de chevalerie que je porte Je serais heureux de le faire, Si à ma dame cela devait plaire,

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Thogh hyt wolde me dysese,    To renne yn wynde and rayne.” “Syr, make the nakyd save thy breke; And behynde the yondur curtayn thou crepe,    And do os y schall sayne; Then schalt thou see a joly play!” “Y graunte,” thys yonge knyght can say,    “Be God and Seynte Jermayne.”     Thys chylde thoght on no ylle: Of he caste hys clothys stylle;    And behynde the curtayn he went. They seyde to hym, “What so befalle, Come not owt tyll we the calle.”    And he seyde, “Syrs, y assente.” They revelyd forthe a grete whyle; No man wyste of ther gyle    Save they two, veramente. They voyded the chaumber sone anon; The chylde they lafte syttyng alone,    And that lady gente.     Thys lady lay in bedde on slepe; Of treson toke sche no kepe,    For therof wyste sche noght. Thys chylde had wonder evyr among Why these knyghtys were so longe:    He was in many a thoght. “Lorde, mercy! How may thys bee? Y trowe they have forgeten me,    That me hedur broght; Yf y them calle, sche wyll be adredd, My lady lyeth here in hur bede,    Be Hym that all hath wroght!”     Thus he sate stylle as any stone: He durste not store nor make no mone    To make the lady afryght. Thes false men ay worthe them woo!, To ther chaumbur can they goo    And armyd them full ryght;

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Et même si cela me rendait souffrant De courir sous la pluie et dans le vent. – Sire, hormis vos chausses, dévêtez-vous, Derrière cette tenture là-bas, glissez-vous Et faites ce que je vous dirai ; Un joyeux divertissement alors verrez ! – J’y consens, dit le jeune chevalier, Par Dieu et par saint Germain. » Le chevalier ne pensait pas à malice ; De ses vêtements se dépouilla, Et derrière la tenture se plaça. Ils lui dirent : « Quoi qu’il arrive, Avant d’être appelé point ne sortez » ; Et il leur répondit : « Sires, j’y consens. » Ils se divertirent pendant quelque temps, Nul ne connaissait leur fourberie, Hormis eux-mêmes, assurément, Ils quittèrent la chambre rapidement Et laissèrent le chevalier seul, Et la gente dame. Cette dame était couchée et dormait, À une trahison nullement ne songeait, Car de cela tout ignorait; Ce jouvenceau ne cessait de se demander Pourquoi ces deux chevaliers tant tardaient ; Et beaucoup de questions se posait. « Pardieu ! Comment cela se fait-il ? Je crois qu’ils m’ont oublié, Ceux qui, ici, m’ont amené ; Si je les appelle, elle aura peur, Ma dame, qui repose en son lit, Par Dieu, de toutes choses le créateur. » Il resta donc immobile comme une souche ; Il n’osait bouger ni se lamenter, La dame craignant d’alarmer. Ces fourbes (qu’ils soient maudits à jamais) À leur logis s’en allèrent, Et de pied en cap s’armèrent ;

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Lordys owte of bedde can they calle And badde arme them, grete and smalle:    “Anone that ye were dyght, And helpe to take a false traytoure That wyth my lady in hur bowre    Hath playde hym all thys nyght.”     Sone they were armyd everychone; And wyth these traytours can they gone,    The lordys that there wore. To the Emperes chaumber they cam ryght Wyth torchys and wyth swerdys bryght    Brennyng them before. Behynde the curtayne they wente; The yonge knyght, verrament,    Nakyd founde they thore. That oon thefe wyth a swerde of were Thorow the body he can hym bere,    That worde spake he no more.     The lady woke and was afryght, Whan sche sawe the grete lyght    Before hur beddys syde. Sche seyde, “Benedycyté!” Syrs, what men be yee?”    And wonder lowde sche cryedd. Hur enemyes mysansweryd thore “We are here, thou false hore:    Thy dedys we have aspyedd! Thou haste betrayed my lorde; Thou schalt have wonduryng in thys worde:    Thy loos schall sprynge wyde!”     The lady seyde, “Be Seynte John, Hore was y nevyr none,    Nor nevyr thoght to bee.” “Thou lyest,” they seyde, “thy love ys lorne” – The corse they leyde hur beforne –    “Lo, here ys thy lemman free! Thus we have for they hym hytt; Thy horedam schall be wele quytte:

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Les barons de leur lit tirèrent, Et les prièrent de s’armer, petits et grands. « Préparez vous rapidement, Et un traître perfide aidez-nous à capturer Qui avec ma dame, dans sa chambre, Toute cette nuit a passé. » Chacun fut bientôt armé ; Et avec ces traîtres, s’en allèrent Les barons qui se trouvaient en ce lieu. Droit à la chambre de l’impératrice allèrent, Avec épées et torches ardentes, Flamboyant devant eux, S’en furent derrière la tenture ; Le jeune chevalier, réellement, Y trouvèrent sans vêtements. Un des gredins une épée de combat Dans le corps lui enfonça, Jamais plus il ne parla. La dame se réveilla et prit peur, Lorsqu’elle vit une grande lumière Auprès de son lit. Elle dit :  « Benedicite, Sires, qui donc êtes-vous ? » Pleura et cria fort. Ses ennemis répondirent alors : « Maudite gueuse, sommes venus, Avons découvert tes agissements ! Tu as trahi mon Seigneur, Ton infidélité sera ton malheur, Et ton forfait au loin sera connu ! » La dame répondit : « Par saint Jean, Jamais n’ai été gueuse Et l’être n’ai jamais voulu. – Tu mens, dirent-ils, ta réputation est perdue. » (Lui mirent le cadavre sous les yeux) « Regarde, voici, ton bel amant ! Voilà ce que nous en avons fait, Ta débauche sera bien châtiée,

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   Fro us schalt thou not flee!” They bonde the lady wondyr faste And in a depe preson hur caste:    Grete dele hyt was to see!     Leve we now thys lady in care, And to hur lorde wyll we fare,    That ferre was hur froo. On a nyght, wythowt lette, In hys slepe a swevyn he mett,    The story telleth us soo. Hym thoght ther come two wylde borys And hys wyfe all toterys    And rofe hur body in twoo; Hymselfe was a wytty man, And be that dreme he hopyd than    Hys lady was in woo.     Yerly, when the day was clere, He bad hys men all in fere    To buske and make them yare. Somer horsys he let go before And charyettes stuffud wyth stoore    Wele twelve myle and mare. He hopud wele in hys herte That hys wyfe was not in querte;    Hys herte therfore was in care; He styntyd not tyll he was dyght, Wyth erlys, barons, and many a knyght;    Homeward can they fare.     Nyght ne day nevyr they blanne, Tyll to that cyté they came    There the lady was ynne. Wythowt the cyté lordys them kepyd; For wo in herte many oon wepyd:    There teerys myght they not blynne. They supposyd wele yf he hyt wyste That hys wyfe had soche a bryste,    Hys yoye wolde be full thynne; They ladden stedys to the stabyll,

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Tu ne pourras nous échapper ! » La dame fut vite ligotée, Et dans une prison profonde jetée. Cela faisait peine à voir ! Laissons maintenant cette dame à son malheur, Et allons rejoindre son Seigneur, Qui se trouvait loin d’elle. Une nuit, c’est bien réel, Il eut un songe dans son sommeil L’histoire nous le révèle. Rêva que deux sangliers s’approchaient, Qui sa femme en pièces mettaient, Et en deux la déchiraient ; Lui-même était homme intelligent Et avec ce rêve déduisit Que sa dame était en tourment. Aussitôt que le jour pointa, À tous ses hommes il ordonna De se préparer rapidement, Les sommiers il fit partir devant, Avec charrettes remplies de ravitaillement, Un convoi de douze milles au moins. Son cœur lui disait Que son épouse n’était pas en sécurité. En était très inquiet ; N’eut de cesse de se préparer Avec ses comtes, barons et nombreux chevaliers ; Et chez eux s’en retourner. Nuit et jour, jamais ne s’arrêtèrent Jusqu’à ce qu’à la ville ils arrivèrent, Celle où la dame se trouvait. À l’extérieur de la ville les seigneurs attendaient, Le cœur lourd, plus d’un pleurait, Arrêter leurs larmes ne pouvaient Ils supposaient bien que s’il savait Que son épouse un tel malheur connaissait Bien mince serait sa félicité ; À l’écurie conduisirent les destriers,

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And the lorde into the halle,    To worschyp hym wyth wynne.     Anon to the chaumbur wendyth he: He longyd hys feyre lady to see,    That was so swete a wyght. He callyd them that schoulde hur kepe: “Where ys my wyfe? Ys sche on slepe?    How fareth that byrde bryght?” The two traytours answeryd anone, “Yf ye wyste how sche had done,    To dethe sche schulde be dyght.”     “A, devyll!” he seyde, “how soo, To dethe that sche ys worthy to go?    Tell me, in what manere.” “Syr,” they seyd, “be Goddys ore, The yonge knyght Syr Antore,    That was hur kervere, Be that lady he hath layne, And therfore we have hym slayne;    We founde them in fere; Sche ys in preson, verrament; The lawe wyll that sche be brente,    Be God, that boght us dere.”     “Allas!” seyde the Emperoure, “Hath sche done me thys dyshonoure?    And y lovyd hur so wele! Y wende for all thys worldys gode That sche wolde not have turned hur mode:    My joye begynnyth to kele.” He hente a knyfe wyth all hys mayn; Had not a knyght ben, he had hym slayn,    And that traytour have broght owt of heele. For bale hys armes abrode he bredde And fell in swowne upon hys bedde;    There myght men see grete dele.     On the morne be oon assente, On hur they sett a perlyament

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Et dans la grand salle l’empereur Pour le saluer avec ardeur. À ses appartements aussitôt s’en fut ; Il lui tardait de voir sa noble dame Son épouse bien-aimée. Il appela ceux qui devaient la garder ; « Où est mon épouse ? Dort-elle ? Comment cette gente dame se porte-t-elle ? » Les deux traîtres répondirent alors : « Si vous saviez ce qu’elle a fait, Elle devrait être condamnée à mort. – Que diable ! dit-il, comment cela ? Elle mérite la mort, pourquoi ? Dites-moi, en quoi. – Sire, dirent-ils, que Dieu ait pitié, Messire Antore, le jeune chevalier, Qui était son chevalier tranchant, Avec cette dame a couché Et pour cela nous l’avons tué. Ensemble, nous les avons trouvés. Elle est en prison, en vérité, La loi veut qu’elle soit brûlée, Par Dieu qui nous a rachetés. – Hélas ! dit l’empereur, M’a-t-elle fait ce déshonneur ? Et moi qui l’ai tant aimée ! Pour tout l’or du monde je pensais Que point ne me tromperait ; Ma joie commence à m’abandonner ». De toutes ses forces tira un poignard, N’eût été un chevalier, se serait tué, Et ce traître s’en serait tiré. De douleur les bras étendit Et tomba évanoui sur son lit. Grand tourment alors on put voir ! Le lendemain, tous y consentant, Pour la juger on réunit un parlement

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   Be all the comyn rede. They myght not fynde in ther counsayle Be no lawe, wythowt fayle,    To save hur fro the dede. Then bespake an olde knyght, “Y have wondur, be Goddys myght,    That Syr Antore thus was bestedde, In chaumbyr thogh he naked were; They let hym gyf none answere,    But slowe hym, be my hedde!     Ther was nevyr man, sekurly, That be hur founde any velany,    Save they two, y dar wele say; Be some hatered hyt may be; Therfore doyth aftur me    For my love, y yow pray. No mo wyll preve hyt but they twoo; Therfore we may not save hur fro woo,    For sothe, os y yow say, In hyr quarell but we myght fynde A man that were gode of kynde    That durste fyght agayn them tway.”     All they assentyd to the sawe: They thoght he spake reson and lawe.    Then answeryd the Kyng wyth crowne, “Fayre falle the for thyn avyse.” He callyd knyghtys of nobyll pryce    And badde them be redy bowne For to crye thorow all the londe, Bothe be see and be sonde,    Yf they fynde mowne A man that ys so moche of myght, That for that lady dar take the fyght,    “He schall have hys warison.”     Messangerys, y undurstonde, Cryed thorow all the londe    In many a ryche cyté, Yf any man durste prove hys myght

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Conformément à l’avis général. Ne purent trouver dans ce parlement Aucune loi, quelle qu’elle soit, Pour la préserver du trépas. Alors un vieux chevalier remarqua : « Par Dieu tout puissant, je suis surpris Que Messire Antore se trouvait ainsi, Dans la chambre et sans vêtements ; Pour répondre, nul ne lui laissa le temps Mais, sur ma foi, on le transperça ! Nul autre, je le garantis, Qui chez elle put trouver quelque infamie, Sauf ces deux-là, j’ose l’affirmer ; C’était peut-être par inimitié. C’est pourquoi suivez mon avis, Par amour pour moi, je vous prie. Hormis ces deux, nul ne peut prouver son péché, Nous ne pouvons la soustraire à cette calamité, Croyez-moi, c’est très clair, À moins de trouver dans cette affaire Un homme assez généreux Qui ose se battre contre eux deux. » Tous approuvèrent ces paroles, Estimant que de raison et de droit il parlait. Portant couronne, le roi répondit : « Sois béni pour ton avis. » Il manda de preux chevaliers Et les pria de se tenir tôt prêts, Et dans tout le pays publier Par mer et sur terre S’il se pouvait trouver Un homme de grande vaillance, Qui pour cette dame le fer ose croiser, « Il recevra sa récompense. » Des messagers, je crois le savoir, Proclamèrent dans tout le pays, Dans mainte riche cité, Que si un homme osait prouver sa vigueur

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In trewe quarell for to fyght,    Wele avaunsed schulde he bee. The Erle of Tullous harde thys telle, What anger the lady befell;    Thereof he thoght grete pyté. Yf he wyste that sche had ryght, He wolde aventure hys lyfe to fyght    For that lady free.     For hur he morned nyght and day, And to hymselfe can he say    He wolde aventure hys lyfe: “Yf y may wytt that sche be trewe, They that have hur accused schull rewe,    But they stynte of ther stryfe.” The Erle seyde, “Be Seynte John, Ynto Almayn wyll y goon,    Where y have fomen ryfe; I prey to God full of myght That y have trewe quarell to fyght,    Owt of wo to wynne that wyfe.”     He rode on huntyng on a day, A marchand mett he be the way,    And asked hym of whens he was. “Lorde,” he seyde, “of Almayn.” Anon the Erle can hym frayne    Of that ylke case: “Wherefore ys yowre Emperes Put in so grete dystresse?    Telle me, for Goddys grace. Ys sche gylté, so mote thou the?” “Nay, be Hym that dyed on tree,    That schope man aftur Hys face.”     Then seyde the Erle, wythowte lett, “When ys the day sett    Brente that sche schulde bee?” The marchande seyde sekyrlyke, “Evyn thys day thre wyke,    And therfore wo ys mee.”

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Et pour une juste cause manier l’épée, Il en aurait grand honneur ! Le comte de Toulouse l’entendit : La détresse qui de cette dame s’était emparée, Il en eut grande pitié. S’il était sûr qu’elle disait vrai, Il risquerait sa vie et se battrait Pour cette noble dame. Pour elle nuit et jour il se lamentait, Et en lui-même se disait Que risquer sa vie irait : « Si je peux savoir qu’elle est loyale, Ceux qui l’ont accusée s’en repentiront, S’ils ne cessent leurs détractions. » Le comte dit : « Par saint Jean, En Allemagne je me rends Où j’ai ennemis abondants. Je prie Dieu Tout-puissant De pouvoir me battre pour une juste cause Afin de d’arracher cette femme à ses tourments. » Un jour qu’il allait chassant, Sur son chemin rencontra un marchand Et s’enquit d’où il venait. « Sire, répondit-il, d’Allemagne. » Aussitôt le comte lui demanda Ce que sur cette affaire il savait ; « Pourquoi votre impératrice Connaît-elle de si grands tourments ? Dites-le moi, pour l’amour de Dieu, Est-elle coupable, au nom de Dieu. – Non, par Celui qui sur la croix mourut, et qui l’homme à son image conçut. » Alors le comte demanda sans tarder : « À quand le jour est-il fixé Où elle doit être brûlée ? » Le marchand dit : « En vérité, D’aujourd’hui en trois semaines, Et c’est pourquoi je suis attristé. »

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The Erle seyde, “Y schall the telle: Gode horsys y have to selle,    And stedys two or thre: Certys, myght y selle them yare, Thedur wyth the wolde y fare,    That syght for to see.”     The marchand seyd wordys hende: “Into the londe yf ye wyll wende,    Hyt wolde be for yowre prowe, There may ye selle them at your wylle.” Anon the Erle seyde hym tylle,    “Syr, herkyn me nowe: Thys jurney wylt thou wyth me dwelle Twenty pownde y schall the telle    To mede, y make avowe!” The marchand grauntyd anon; The Erle seyde, “Be Seynt John,    Thy wylle y alowe.”     The Erle tolde hym in that tyde Where he schulde hym abyde,    And homeward wente hee. He busked hym, that no man wyste, For mekyll on hym was hys tryste.    He seyde, “Syr, go wyth mee!” Wyth them they toke stedys sevyn – Ther were no fayre undyr hevyn    That any man myght see. Into Almayn they can ryde: As a coresur of mekyll pryde    He semyd for to bee.     The marchand was a trewe gyde; The Erle and he togedur can ryde,    Tyll they came to that place. A myle besyde the castell There the Emperoure can dwelle,    A ryche abbey ther was; Of the abbot leve they gatt To sojorne and make ther horsys fatt;

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Le comte répondit : « Écoutez, J’ai de bons chevaux à vendre Et deux ou trois destriers ; Certes, si, là-bas, je pouvais facilement les vendre, Avec vous je partirais, Et à ce spectacle assisterais. » Le marchand dit courtoisement : « Si dans ce pays voulez aller, Ce serait dans votre intérêt ; Les vendre à loisir pourriez. » Derechef, le comte lui dit : « Sire, écoutez-moi à présent : Si faire avec moi ce voyage décidez Vingt livres vous compterai En paiement, j’en fais serment. » Le marchand accepta sur-le-champ. Le comte dit : « Par saint Jean J’approuve votre décision. » Le comte alors lui expliqua En quel lieu il devait l’attendre, Et chez lui s’en retourna. Sans que nul ne le sache, s’arma, Car en cet homme avait foi. Dit : « Sire, venez avec moi ! » Prirent sept destriers avec eux – Il n’y en avait pas de plus majestueux Que l’on pût voir ici-bas – Chevauchèrent jusqu’en Allemagne. D’un fier vendeur de chevaux L’apparence avait vraiment. Le marchand était un guide loyal. Le comte et lui ensemble chevauchèrent, Jusqu’à ce qu’à cet endroit arrivèrent. À un mile du château Où l’empereur résidait, Une riche abbaye se dressait. Ils obtinrent l’autorisation de l’abbé D’y séjourner et leurs chevaux engraisser.

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   That was a nobyll case! The abbot was the ladyes eme; For hur he was in grete wandreme,    And moche mornyng he mase.     So hyt befell upon a day, To churche the Erle toke the way,    A masse for to here. He was a feyre man and an hye; When the abbot hym sye,    He seyde, “Syr, come nere: Syr, when the masse ys done, Y pray yow, ete wyth me at noone,    Yf yowre wylle were.” The Erle grauntyd all wyth game; Afore mete they wysche all same,    And to mete they wente in fere.     Aftur mete, as y yow say, Into an orchard they toke the way,    The abbot and the knyght. The abbot seyde and syghed sare; “Certys, Syr, y leve in care    For a lady bryght; Sche ys accusyd – my herte ys woo! – Therfore sche schall to dethe goo,    All agayne the ryght; But sche have helpe, verrament, In fyre sche schall be brente    Thys day sevenyght.”     The Erle seyde, “So have y blysse, Of hyr, methynkyth, grete rewthe hyt ys,    Trewe yf that sche bee!” The abbot seyde, “Be Seynte Poule, For hur y dar ley my soule    That nevyr gylté was sche; Soche werkys nevyr sche wroght Neythyr in dede nor in thoght,    Save a rynge so free To the Erle of Tullous sche gafe hyt wyth wynne,

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Il s’agissait d’une noble cause ! L’abbé était l’oncle de la dame. Pour elle grandement se tourmentait, Et de chagrin se désolait. Or il advint qu’un jour, Le comte s’en fut à l’église Entendre la messe. Il était grand et bien tourné. Quand l’abbé l’aperçut Lui dit : « Sire, approchez. Quand la messe sera terminée, À midi, avec moi, venez manger Si cela vous agrée. » Le comte accepta avec plaisir Avant le repas s’ablutionnèrent Et ensemble déjeunèrent. Après le repas, comme je vous le dis, S’en furent dans un verger L’abbé et le chevalier, L’abbé tristement parla et soupira : « Certes, sire, je vis dans le souci Pour une charmante dame ; Elle est accusée, mon cœur en est marri. Et pour cela est punie de mort Tout à fait à tort ; À moins qu’elle ne trouve secours Par le feu sera brûlée D’ici à sept jours. » Le comte dit : « Par le ciel, Ce me semble, c’est grand pitié d’elle, Si elle est fidèle ! » L’abbé répondit : « Par saint Paul, Je suis prêt à risquer mon âme pour elle, Jamais elle n’a été coupable. Jamais de tels actes n’a osé Ni en action, ni en pensée, Hormis un anneau que gracieusement Au comte de Toulouse elle a donné joyeusement

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Yn ese of hym and for no synne:    In schryfte thus tolde sche me.”     The Erle seyde, “Syth hyt ys soo, Cryste wreke hur of hur woo,    That boght hur wyth Hys bloode! Wolde ye sekyr me, wythowt fayle, For to holde trewe counsayle,    Hyt myght be for yowre gode.” The abbot seyde be bokes fele And be hys professyon, that he wolde hele,    And ellys he were wode. “Y am he that sche gaf the rynge For to be oure tokenynge.    Now heyle hyt, for the Rode!     Y am comyn, lefe syr, To take the batyle for hyr,    There to stonde wyth ryght; But fyrste myselfe y wole hur schryve, And yf y fynde hur clene of lyve,    Then wyll my herte be lyght. Let dyght me in monkys wede To that place that men schulde hyr lede,    To dethe to be dyght; When y have schrevyn hyr, wythowt fayle, For hur y wyll take batayle,    As y am trewe knyght!”     The abbot was nevyr so gladde; Nere for joye he waxe madde;    The Erle can he kysse; They made meré and slewe care. All that sevenyght he dwellyd thare    Yn myrthe wythowt mysse. That day that the lady schulde be brent, The Erle wyth the abbot wente    In monkys wede, ywys; To the Emperour he knelys blyve, That he myght that lady schryve:    Anon resceyved he ys.

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Pour le réconforter et non par péché ; En confession elle me l’a avoué. » Le comte dit : « Puisqu’il en est ainsi, Que le Christ la venge de ses ennemis, Lui qui l’a rachetée par son sang !  Si vous vouliez me promettre, vraiment, De garder le secret fidèlement, Ce pourrait être dans votre intérêt. » Sur de nombreux livres l’abbé prêta serment, Et sur sa profession aussi, promit qu’il garderait le secret Et qu’autrement il serait bien inconscient. « Je suis celui à qui elle a donné cet anneau Pour qu’il soit notre gage d’attachement. Par la sainte croix, veillez à bien le celer !  Je suis venu, noble sire, Afin de me battre pour elle Et céans défendre son droit. Mais d’abord, je veux la confesser, Et si je la trouve sans péché Alors mon cœur sera en joie. Un habit de moine faites-moi donner, Et conduire vers ce lieu où l’on doit la mener Pour être mise à mort ; En vérité, quand je l’aurai confessée, Pour elle je me battrai, Foi de chevalier ! » L’abbé fut on ne peut plus réjoui, De joie la tête quasiment perdit, Et le comte embrassa : Ils se réjouirent et bannirent les soucis, Pendant toute la semaine il resta ici, D’une joie sans faille empli. Le jour où la dame devait être brûlée, Le comte partit avec l’abbé, Portant habit de moine; Sans tarder devant l’empereur alla s’agenouiller, Demandant de pouvoir la dame confesser ; Il y fut aussitôt autorisé.

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He examyned hur, wyttyrly, As hyt seythe in the story;    Sche was wythowte gylte. Sche seyde, “Be Hym that dyed on tree, Trespas was nevyr none in me    Wherefore y schulde be spylte; Save oonys, wythowte lesynge, To the Erle of Tollous y gafe a rynge:    Assoyle me yf thou wylte; But thus my destanye ys comyn to ende, That in thys fyre y muste be brende;    There Goddys wylle be fulfyllyt.”     The Erle assoyled hur wyth hys honde, And sythen pertely he can up stonde    And seyde, “Lordyngys, pese! Ye that have accused thys lady gente, Ye be worthy to be brente.”    That oon knyght made a rees: “Thou carle monke, wyth all thy gynne, Thowe youre abbot be of hur kynne,    Hur sorowe schalt thou not cees; Ryght so thou woldyst sayne Thowe all youre covent had be hyr layne;    So are ye lythyr and lees!”     The Erle answeryd, wyth wordys free, “Syr, that oon y trowe thou bee    Thys lady accused has. Thowe we be men of relygyon, Thou schalt do us but reson    For all the fare thou mas. Y prove on hur thou sayst not ryght. Lo, here my glove wyth the to fyght!    Y undyrtake thys case; Os false men y schall yow kenne; Yn redde fyre for to brenne;    Therto God gyf me grace!”     All that stoden in that place Thankyd God of hys grace,

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Le comte habilement l’interrogea Comme le rapporte l’histoire : Sans faute elle se montra. Dit : « Par Celui qui mourut sur la croix, Il n’y a jamais eu de péché en moi Pour lequel je devrais être mise à mort ; Hormis, je l’avoue, une fois Une bague au comte de Toulouse ai donné : Si vous le voulez, absolvez-moi ; Mais c’est ainsi que se termine ma destinée, Par le feu je dois être brûlée : Que la volonté de Dieu soit. » De sa main le comte l’absolution lui donna, Puis courageusement se releva Et dit : « Silence, mes seigneurs, Vous par qui cette gente dame a été accusée, Vous méritez d’être brûlés. » Un des chevaliers se précipita : « Moine insolent, avec tous tes artifices, Et bien que ton abbé soit de sa parenté, Point ne mettras fin à ses tourments ; Tu aurais dit cela précisément, Si avec elle tout ton couvent avait couché, Tant vous êtes menteurs et pleins de fausseté. » Le comte répondit noblement : « Sire, vous êtes, je pense, celui Par qui cette dame a été trahie. Même si à l’Eglise appartenons, Justiciable vous considérons Pour toutes les accusations que vous avez proférées, Je prouverai qu’à son sujet vous ne dites pas la vérité. Voici mon gant, je vais vous affronter ! Je me bats pour cette cause ; Votre mauvaise foi prouverai, Dans les flammes ardentes brûlerez. Que Dieu tout puissant m’exauce ! Tous ceux qui se trouvaient en ce lieu De sa grâce remercièrent Dieu,

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   Wythowte any fayle. The two knyghtys were full wrothe: He schulde be dedde, they swere grete othe;    But hyt myght not avayle. The Erle wente there besyde And armyd hym wyth mekyll pryde,    Hys enemyes to assayle. Manly when they togedur mett, They hewe thorow helme and basenet    And martyrd many a mayle.     They redyn togedur, wythowt lakk, That hys oon spere on hym brakk;    That othyr faylyd thoo; The Erle smote hym wyth hys spere; Thorow the body he can hym bere:    To grounde can he goo. That sawe that odyr, and faste can flee; The Erle ovyrtoke hym undur a tre    And wroght hym mekyll woo; There thys traytour can hym yylde Os recreaunt yn the fylde;    He myght not fle hym froo.     Before the Emperoure they wente And there he made hym, verrament,    To telle for the noonys. He seyde, “We thoght hur to spylle, For sche wolde not do oure wylle,    That worthy ys in wonnys.” The Erle answeryd hym then, “Therfore, traytours, ye schall brenne    Yn thys fyre, bothe at onys!” The Erle anon them hente, And in the fyre he them brente,    Flesche, felle, and boonys.     When they were brent bothe twoo, The Erle prevely can goo    To that ryche abbaye. Wyth joye and processyon

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Tous, sans aucune exception. Les deux chevaliers étaient fort courroucés: « Il doit mourir », déclarèrent-ils, avec force protestations, Mais cela à rien ne servit. Le comte se retira, Et avec grande magnificence s’arma Pour attaquer ses ennemis. Quand avec rage se rejoignirent, Heaume et bassinet fendirent, Et déchirèrent plus d’une cotte de maille. Droit l’un sur l’autre fonça, Et son épée sur lui l’un brisa ; Mais l’autre le manqua : De sa lance, le comte le frappa, À travers le corps la lui enfonça, À terre l’homme tomba ; L’autre vit cela et s’enfuit rapidement, Près d’un arbre le comte le rattrapa Et sévèrement le blessa. Là ce traître se rendit Et sa défaite au combat admit ; Il ne pouvait lui échapper. Ils se présentèrent devant l’empereur Et là il l’obligea, vraiment, À dire ce qui s’était passé, explicitement ; Il dit alors : « À la tuer nous songions Car elle refusait de faire ce que voulions Elle qui partout noblement se conduit. » Le comte alors lui répondit : « Pour cela, traîtres, vous allez être brûlés Dans ce feu tous deux sans tarder ! » Le comte aussitôt s’en empara Et dans le feu les brûla, Rien il n’en resta. Quand ces deux-là furent brûlés, Discrètement le comte se rendit À cette riche abbaye. En liesse et en procession,

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They fett the lady into the towne,    Wyth myrthe, os y telle may. The Emperoure was full gladde: “Fette me the monke!” anon he badde,    “Why wente he so awaye? A byschoperyke y wyll hym geve, My helpe, my love, whyll y leve,    Be God that owyth thys day!”     The abbot knelyd on hys knee And seyde, “Lorde, gone ys hee    To hys owne londe; He dwellyth wyth the pope of Rome; He wyll be glad of hys come,    Y do yow to undurstonde.” “Syr abbot,” quod the Emperoure, “To me hyt were a dyshonoure;    Soche wordes y rede thou wonde; Anone yn haste that y hym see, Or thou schalt nevyr have gode of me,    And therto here myn honde!”     “Lorde,” he seyde, “sythe hyt ys soo Aftur hym that y muste goo,    Ye muste make me sewrté, Yn case he have byn youre foo, Ye schall not do hym no woo;    And then, also mote y thee, Aftur hym y wyll wynde, So that ye wyll be hys frende,    Yf youre wylle bee.” “Yys,” seyd the Emperoure full fayne, “All my kynne thogh he had slayne,    He ys welcome to mee.”     Then spake the abbot wordys free: “Lorde, y tryste now on thee:    Ye wyll do os ye sey; Hyt ys Syr Barnard of Tollous, A nobyll knyght and a chyvalrous,    That hath done thys jurney.”

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En ramenèrent la dame dans la ville Remplis d’allégresse, je vous le dis, L’empereur de joie était transporté ; « Amenez-moi le moine, dit-il sans tarder, Pourquoi est-il parti ainsi ? Je veux lui donner un évêché, Mon aide, mon affection tant que je vivrai, Par Dieu, ce jour mérite bien cela ! » L’abbé tomba à genoux Et dit : « Mon Seigneur, il est parti Dans son propre pays ; Il vit avec le pape à Rome, Il sera heureux de son arrivée, Cela je peux l’affirmer. – Messire abbé, dit l’empereur, Ce me serait déshonneur. Cessez de tels propos ; Faites vite que je le voie Sinon jamais de biens n’obtiendrez de moi, Et de cela je fais serment. – Mon Seigneur, dit-il, s’il en est ainsi, Si à sa recherche je dois aller, Il vous faut me donner une garantie : Au cas où il aurait été votre ennemi, Aucun mal ne lui ferez, Et alors, sur ma vie, Le quérir je vais aller, Afin que vous deveniez son ami Si tel est votre bon plaisir. – Oui, dit l’empereur avec ravissement, Eût-il tué toute ma famille Je lui ferais bon accueil cependant. » Alors l’abbé parla sans défiance : « Monseigneur, ores vous fais confiance, Ce que vous dites, vous le ferez ; C’est messire Bernard de Toulouse, Un noble et vaillant chevalier Qui a accompli ce haut fait.

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“Now certys,” seyde the Emperoure, “To me hyt ys grete dyshonoure;    Anon, Syr, y the pray Aftur hym that thou wende: We schall kysse and be gode frende,    Be God, that owyth thys day!”     The abbot seyde, “Y assente.” Aftur the Erle anon he wente,    And seyde, “Syr, go wyth mee: My lorde and ye, be Seynt John, Schull be made bothe at oon,    Goode frendys for to bee.” Therof the Erle was full fayne; The Emperoure came hym agayne    And sayde, “My frende so free, My wrath here y the forgeve, My helpe, my love, whyll y leve,    Be Hym that dyed on tree!”     Togedur lovely can they kysse; Therof all men had grete blysse:    The romaunse tellyth soo. He made hym steward of hys londe And sesyd agayne into hys honde    That he had rafte hym froo. The Emperoure levyd but yerys thre; Be alexion of the lordys free,    The Erle toke they thoo. They made hym ther Emperoure, For he was styffe yn stoure    To fyght agayne hys foo.     He weddyd that lady to hys wyfe; Wyth joye and myrthe they ladde ther lyfe    Twenty yere and three. Betwene them had they chyldyr fifteen, Doghty knyghtys all bedene,    And semely on to see. Yn Rome thys geste cronyculyd ywys; A lay of Bretayne callyd hyt ys,

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– Néanmoins, dit l’empereur, Ce m’est grand déshonneur. Incontinent, sire, je vous prie D’aller pour moi le quérir ; Nous nous embrasserons et serons bons amis, Par Dieu, ce jour mérite bien cela ! » L’abbé dit : « Bien volontiers. » Le comte alla aussitôt chercher Et lui dit : « Sire, venez avec moi. Mon Seigneur et vous, par saint Jean, Allez vous réconcilier Et devenir bons amis. » Cela le comte le souhaitait fort. L’empereur alla vers lui Et lui dit : « Mon noble ami, J’oublie contre vous mon irritation, Et vous promets tant que je vivrai aide et affection Par Celui qui est mort sur la croix. » Ils s’embrassèrent amicalement, Et voyant cela tous se réjouirent, Le roman le dit. Régisseur de ses terres il le nomma, Et en sa possession retourna Ce qu’il lui avait pris. L’empereur vécut trois ans seulement. Par un vote, les nobles seigneurs Choisirent le comte à ce moment Et en firent leur empereur, Car au combat était aguerri Pour lutter contre ses ennemis. Il épousa cette dame et en fit sa femme. Ils vécurent dans la joie et le bonheur Durant vingt-trois ans. Ils eurent quinze enfants, Tous de valeureux chevaliers Et beaux à contempler ; On raconte cette histoire à Rome, Un lai de Bretagne on la nomme

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   And evyr more schall bee. Jhesu Cryste to hevyn us brynge, There to have owre wonnyng!    Amen, amen, for charytee!         Here endyth the Erle of Toullous.

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Et toujours le restera. Que Jésus Christ nous conduise en paradis Pour y faire notre demeure ! Amen, amen, par pitié. Ici finit le comte de Toulouse.

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Le Conte du Franklin par Martine Yvernault

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Introduction Les Contes de Canterbury sont tous fondés sur un genre spécifique, qu’il s’agisse du fabliau, de l’exemplum, de la fable animalière, du roman de chevalerie, pour ne citer que quelques genres sur lesquels Chaucer s’appuie afin de construire l’architecture des récits élaborés par ses pèlerins en route pour Canterbury – textes censés respecter les objectifs contenus dans la règle imposée avant le départ par l’Hôtelier  : sentence et solaas (798), l’enseignement et le divertissement. Le Conte du Franklin ne fait pas exception à ces principes de composition puisqu’il emprunte au genre du lai breton. Les Contes de Canterbury se trouvent dans un nombre considérable de manuscrits et d’éditions anciennes comme le texte de Caxton, dont l’édition princeps date de 1478, ou celle de Wynkyn de Worde de 1498. Parmi les nombreux manuscrits on citera, par exemple, Corpus Christi College 98 (Oxford), Ellesmere 29C9, Hengwrt 154, Harley 7333 et Harley 7335 (British Library)1. De même on relève un nombre important d’éditions « modernes » dont celles de Walter W. Skeat, de F.N. Robinson ou bien encore celle, collective, dirigée par Larry D. Benson. Si Chaucer se sert du genre du lai breton, d’autres sources doivent également être mentionnées essentiellement pour leur contenu. Ainsi le Roman de la Rose propose un discours prônant sagesse, mesure, égalité conjugale, en mettant en garde contre les époux dominateurs et jaloux2. Chaucer fait au moins deux emprunts à Boccace. Il utilise, d’une part, l’histoire de Ménédon, au livre IV d’Il Filocolo, qui rapporte l’amour du chevalier Tarolfo épris de la femme d’un autre. L’épisode des rochers n’apparaît pas mais, dans le texte de Boccace, la dame, pour éconduire l’amoureux, lui fait une demande aussi irréaliste : Tarolfo doit transformer la stérilité de la nature hivernale en un luxuriant jardin printanier. Un homme originaire de Thèbes promet d’aider Tarolfo en échange de la moitié de ses biens. Le contrat qui lie l’épouse, Tarolfo et l’homme de Thèbes, fondé sur la parole donnée, est annulé car tous saluent la loyauté de l’époux impliquant la loyauté de tous, chacun déliant l’autre de son engagement3. D’autre part, le Conte du Franklin reprend la cinquième nouvelle, de la dixième journée, du Décaméron, très proche de l’histoire de Ménédon puisque Dianora, l’épouse du riche Gilberto, demande à messire Ansaldo 1   Deux de ces manuscrits, Ellesmere et Hengwrt, font l’objet d’une étude approfondie dans un article récent de Jill Mann [Studies in the Age of Chaucer, 23, 2001]. 2   Roman de la Rose, v. 509-513. 3   Norton, v. 393-403.

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de faire apparaître un jardin verdoyant au mois de janvier. Un contrat engage toutes les parties mais chacun en est finalement dégagé car tous reconnaissent l’honneur et la libéralité de l’époux4. Le lai, dont Michel Zink rappelle la double forme – composition musicale ou conte en vers – puise son contenu dans la matière celtique. Même s’il est inscrit dans l’ensemble des Contes, le Conte du Franklin est bien un lai breton reposant sur une histoire d’amour impliquant l’intervention du surnaturel, plus particulièrement de la magie. Le Prologue du conte est d’ailleurs explicite et donne une sorte de définition qui met en évidence la double forme – narrative ou lyrique – du lai (v. 709-715). C’est un « Franklin » qui propose ce conte. Le Franklin était un opulent propriétaire foncier comme le montre son assez long portrait physique brossé dans le Prologue Général (v. 331-360) : un épicurien amateur de nourriture abondante et riche, arborant une mise soignée comme le prouve la bourse de soie attachée à sa ceinture  ; un homme influent également, exerçant des fonctions juridiques et administratives importantes. Le conte qu’il offre, imité du lai breton, présente des ambiguïtés qui introduisent une distance interprétative par rapport aux contenus de cette forme littéraire. Par exemple, si l’arrière-plan courtois est bien lisible, il semble cependant s’estomper au profit d’un traitement plus pragmatique de l’amour fondé sur le contrat. De même la magie n’est qu’accessoire, elle n’a pas la fonction structurale qu’elle exerce dans la matière celtique et le surnaturel semble s’évanouir, sans réelle justification, pour mettre en avant la problématique du respect de l’engagement, de la parole donnée, de l’équité et de la franchise (trouthe, franchyse, worthinesse, gentillesse). L’essentiel de l’histoire se fonde sur le contrat, plus exactement sur trois contrats qui apparaissent en cascade, c’est-à-dire qu’ils lient les parties entre elles et qu’ils sont aussi liés entre eux. Le premier contrat correspond au mariage unissant Arvéragus et Doriguène. Arvéragus s’engage à ne pas être un époux dominateur et jaloux tandis que Doriguène lui jure fidélité. Le second contrat apparaît lorsque, pendant l’absence de son époux parti pour l’Angleterre, Doriguène rencontre le bel Aurélius qui brûle d’amour pour elle. Afin d’apaiser son tourment, sans pour autant trahir la fidélité jurée à son époux, elle s’engage à l’aimer s’il parvient à faire disparaître les rochers qui hérissent les côtes de Bretagne. Ce contrat –  risqué pour Doriguène – est impossible à réaliser sauf si, le mouvement des marées s’arrêtant, la mer recouvre en permanence les rochers. Le troisième lie Aurélius à un magicien d’Orléans auquel le jeune homme rend visite sur le

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  Décaméron, v. 783-788.

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conseil de son frère. Le magicien, expert en cycles lunaires, fera disparaître les rochers contre la somme de mille livres d’or. Les trois contrats sont apparemment indépendants mais s’enchaînent les uns aux autres à partir du moment où le magicien réussit son illusion. Doriguène doit alors respecter un contrat qui implicitement signifie qu’elle sera infidèle à son époux. Celui-ci l’encourage dans ce sens : « Trouthe is the hyeste thyng that man may kepe » (v. 1479). Devant tant de droiture Aurélius renonce à l’amour de Doriguène mais doit honorer son propre engagement envers le magicien. Celui-ci, ne voulant faire moins qu’un écuyer et qu’un chevalier, efface la dette d’Aurélius. De manière assez ironique le conte exploite le thème de la disparition : absence de l’époux parti pour l’Angleterre, élimination des rochers par l’illusion magique, dissolution des contrats fort contraignants. Ces dénouements parfois incongrus, en tout cas rapides et parfois « acrobatiques », doivent cependant attirer l’attention sur certains aspects du conte. Empruntant clairement au lai breton, le conte fait peu de cas de l’amour et des éléments surnaturels. En revanche, l’accent est mis sur trouthe, terme qui est investi d’un sens moral tout en renvoyant au respect de la parole donnée, particulièrement dans les contrats matériels. L’un des intérêts de ce texte réside dans la pluralité des sens du terme trouthe. Alors qu’au tout début il ne signifie que l’engagement moral entre époux, il se scinde à la fin en deux aspects : la valeur morale pour Aurélius et l’époux, et le respect d’une négociation pour le magicien. Ces variations sur le sens de trouthe enrichissent le traitement de la problématique du contrat et renforcent les pouvoirs du texte, son énergie argumentative et créatrice face aux pouvoirs de la magie proprement dite dont l’invraisemblance n’est en fait pas l’essentiel. Le Conte du Franklin délaisse la matière du lai breton dans lequel il est pourtant ancré. L’amour idéal, les chevaliers vertueux, les opérations magiques cèdent le pas devant des conceptions nettement plus pragmatiques des rapports humains. Lorsque le bel Aurélius, celui-là même qui se languissait pour Doriguène, réfléchit aux échéances (v. 1568 sq.) qu’il pense proposer au magicien, ne sommes-nous pas en droit de conclure que le monde du lai breton n’est plus qu’une forme, une image rémanente renvoyant les derniers feux d’une éthique aristocratique aux prises avec les énoncés pragmatiques d’un monde médiéval de plus en plus mercantile ?

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Thise olde gentil Britons in hir dayes Of diverse aventures maden layes, Rymeyed in hir firste Briton tonge; Which layes with hir instruments they songe, Or elles redden hem for hir plesaunce; And oon of hem have I in remembraunce, Which I shal seyn with good wil as I can. But, sires, by-cause I am a burel man, At my biginning first I yow biseche Have me excused of my rude speche; I lerned never rethoryk certeyn; Thing that I speke, it moot be bare and pleyn. I sleep never on the mount of Pernaso, Ne lerned Marcus Tullius Cithero. Colours ne knowe I none, with-outen drede, But swiche colours as growen in the mede, Or elles swiche as men dye or peynte. Colours of rethoryk ben me to queynte; My spirit feleth noght of swich matere. But if yow list, my tale shul ye here.

THE FRANKELEYNS TALE. Here biginneth the Frankeleyns Tale.

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In Armorik, that called is Britayne, Ther was a knight that loved and dide his payne To serve a lady in his beste wyse; And many a labour, many a greet empryse He for his lady wroghte, er she were wonne. For she was oon, the faireste under sonne, And eek therto come of so heigh kinrede, That wel unnethes dorste this knight, for drede, Telle hir his wo, his peyne, and his distresse. But atte laste, she, for his worthinesse, And namely for his meke obeysaunce, Hath swich a pitee caught of his penaunce,

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Traduction Jadis nos nobles ancêtres bretons Sur maintes aventures firent des lais, Des poèmes rimés en breton de jadis ; Ils les chantaient avec des instruments, Ou bien ils les lisaient juste pour le plaisir ; Et de l’un d’eux il me souvient, Que je vais de mon mieux vous dire. Mais je n’ai, messires, que peu de savoir, Et d’abord je sollicite votre indulgence Car mon style manque d’élégance ; Je ne sais point la rhétorique, Mes mots sont simples et dépouillés. Jamais je n’ai dormi au Mont Parnasse, Ou appris Marcus Tullius Cicéron. Les fioritures de rhétorique je les ignore, Je ne connais que les fleurs ornant les prairies, Ou les couleurs pour peindre et teindre. J’ignore la rhétorique et ses couleurs ; En la matière je n’ai pas compétence. Mais voici mon conte, si vous voulez.

LE CONTE DU FRANKLIN Ici commence le Conte du Franklin En Armorique, aussi nommée Bretagne, Un chevalier s’éprit d’une dame Dont il devint le serviteur ardent ; Devant aucune peine, aucun exploit Il ne recula pour gagner son cœur. C’était la plus belle entre toutes, De plus de si noble lignage Que le chevalier redoutait De lui avouer sa peine et son tourment. Enfin la belle touchée par son mérite, Surtout sensible à son humble service, Prit son tourment en telle pitié

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That prively she fil of his accord To take him for hir housbonde and hir lord, Of swich lordshipe as men han over hir wyves; And for to lede the more in blisse hir lyves, Of his free wil he swoor hir as a knight, That never in al his lyf he, day ne night, Ne sholde up-on him take no maistrye Agayn hir wil, ne kythe hir Ialousye, But hir obeye, and folwe hir wil in al As any lovere to his lady shal; Save that the name of soveraynetee, That wolde he have for shame of his degree.

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She thanked him, and with ful greet humblesse She seyde, ‘sire, sith of your gentillesse Ye profre me to have so large a reyne, Ne wolde never god bitwixe us tweyne, As in my gilt, were outher werre or stryf. Sir, I wol be your humble trewe wyf, Have heer my trouthe, til that myn herte breste.’ Thus been they bothe in quiete and in reste.

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For o thing, sires, saufly dar I seye, That frendes everich other moot obeye, If they wol longe holden companye. Love wol nat ben constreyned by maistrye; Whan maistrie comth, the god of love anon Beteth hise winges, and farewel! he is gon! Love is a thing as any spirit free; Wommen of kinde desiren libertee, And nat to ben constreyned as a thral; And so don men, if I soth seyen shal. Loke who that is most pacient in love, He is at his avantage al above. Pacience is an heigh vertu certeyn; For it venquisseth, as thise clerkes seyn, Thinges that rigour sholde never atteyne. For every word men may nat chyde or pleyne. Lerneth to suffre, or elles, so moot I goon, Ye shul it lerne, wher-so ye wole or noon. For in this world, certein, ther no wight is,

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Qu’en secret elle accepta son amour Et qu’il devienne son seigneur et son époux, Par les liens qui soumettent la femme à son époux. Et pour parfaire leur bonheur à tous deux, Librement il jura sur l’honneur Que jamais de sa vie, de jour ou de nuit, Jamais il n’userait d’autorité, N’irait contre sa volonté, nulle jalousie Ne montrerait et tout à son service Serait comme tout amant sincère, Mais garderait le titre de seigneur Pour que son rang soit préservé. Elle le remercia, et humblement Lui dit : « Bon sire, si noblement, Vous m’offrez tant de liberté, Dieu fasse que jamais de mon fait Guerre ou querelle ne nous sépare. Je veux être votre humble et fidèle épouse – J’en fais ici serment – jusqu’à ma dernière heure. » Ils furent ainsi unis en toute sérénité. Puis-je, messires, dire ceci sans crainte, Des époux se doivent respect mutuel S’ils veulent que longtemps l’union dure. L’amour n’aime guère la contrainte ; Dès qu’elle pointe son nez, le dieu d’amour Bat des ailes, s’envole, c’est fini ! L’amour est aussi libre que l’esprit ; Par nature les femmes aiment la liberté, Répugnent à être sous le joug. La même règle vaut pour les hommes. Observez bien l’amant patient, De sa patience il tire son avantage. Celle-ci est, sans conteste, une grande vertu, Car, si l’on en croit les clercs, elle vainc Ce qui défie la fermeté. On ne peut chicaner, pleurer sur tout. Apprenez la patience sinon, De gré ou pas, vous y serez contraint Car, en vérité, nul être ici bas

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That he ne dooth or seith som-tyme amis. Ire, siknesse, or constellacioun, Wyn, wo, or chaunginge of complexioun Causeth ful ofte to doon amis or speken. On every wrong a man may nat be wreken; After the tyme, moste be temperaunce To every wight that can on governaunce. And therfore hath this wyse worthy knight, To live in ese, suffrance hir bihight, And she to him ful wisly gan to swere That never sholde ther be defaute in here.

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Heer may men seen an humble wys accord; Thus hath she take hir servant and hir lord, Servant in love, and lord in mariage; Than was he bothe in lordship and servage; Servage? nay, but in lordshipe above, Sith he hath bothe his lady and his love; His lady, certes, and his wyf also, The which that lawe of love acordeth to. And whan he was in this prosperitee, Hoom with his wyf he gooth to his contree, Nat fer fro Penmark, ther his dwelling was, Wher-as he liveth in blisse and in solas.

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Who coude telle, but he had wedded be, The Ioye, the ese, and the prosperitee That is bitwixe an housbonde and his wyf ? A yeer and more lasted this blisful lyf, Til that the knight of which I speke of thus, That of Kayrrud was cleped Arveragus, Shoop him to goon, and dwelle a yeer or tweyne In Engelond, that cleped was eek Briteyne, To seke in armes worship and honour; For al his lust he sette in swich labour; And dwelled ther two yeer, the book seith thus.

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Now wol I stinte of this Arveragus, And speken I wole of Dorigene his wyf, That loveth hir housbonde as hir hertes lyf. For his absence wepeth she and syketh,

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N’est à l’abri de l’erreur, en parole ou en acte. La colère, la maladie, les astres, Le vin, la peine, l’humeur changeante, Y mènent souvent, en parole ou en acte. Nul ne peut redresser tous les torts ; L’occasion conseille la prudence À celui qui sait gouverner. Ainsi ce sage et brave chevalier, Pour vivre heureux, a promis patience, Et elle a sagement juré Que jamais elle ne faillirait. Cet accord simple et sage fut conclu : Il était son serviteur et son seigneur, Serviteur en amour, mais maître du mariage ; Il était à la fois serf et seigneur. Serf ? Certes non, un seigneur sans conteste, Car il avait et l’épouse et l’amante, La dame de son cœur et l’épouse légale, Suivant ainsi la loi d’amour. Son bonheur ainsi établi, Il revint avec elle dans son pays, Près de Penmarch où était sa demeure ; Sa vie fut heureuse et paisible. Qui n’a jamais été marié pourrait-il dire La joie, la paix, la plénitude, Les bienfaits quotidiens des époux ? Ce bonheur dura plus d’un an, Jusqu’au jour où notre chevalier, Nommé Arvéragus de Kerru, Voulut partir un an ou deux En Angleterre, aussi nommée Bretagne, Pour conquérir par les armes honneur et gloire. Dans ce projet il jetait toute son énergie ; Il y resta deux ans, dit notre autorité. Cependant laissons Arvéragus Pour Doriguène son épouse Qui aimait son époux plus que tout. Il lui manquait, elle ne cessait de soupirer,

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As doon thise noble wyves whan hem lyketh. She moorneth, waketh, wayleth, fasteth, pleyneth; Desyr of his presence hir so distreyneth, That al this wyde world she sette at noght. Hir frendes, whiche that knewe hir hevy thoght, Conforten hir in al that ever they may; They prechen hir, they telle hir night and day, That causelees she sleeth hir-self, allas! And every confort possible in this cas They doon to hir with al hir bisinesse, Al for to make hir leve hir hevinesse.

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By proces, as ye knowen everichoon, Men may so longe graven in a stoon, Til som figure ther-inne emprented be. So longe han they conforted hir, til she Receyved hath, by hope and by resoun, The emprenting of hir consolacioun, Thurgh which hir grete sorwe gan aswage; She may nat alwey duren in swich rage.

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And eek Arveragus, in al this care, Hath sent hir lettres hoom of his welfare, And that he wol come hastily agayn; Or elles hadde this sorwe hir herte slayn.

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Hir freendes sawe hir sorwe gan to slake, And preyede hir on knees, for goddes sake, To come and romen hir in companye, Awey to dryve hir derke fantasye. And finally, she graunted that requeste; For wel she saugh that it was for the beste.

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Now stood hir castel faste by the see, And often with hir freendes walketh she Hir to disporte up-on the bank an heigh, Wher-as she many a ship and barge seigh Seilinge hir cours, wher-as hem liste go; But than was that a parcel of hir wo. For to hir-self ful ofte ‘allas!’ seith she, ‘Is ther no ship, of so manye as I see,

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Comme toutes les nobles épouses le font. Elle se lamentait, veillait comme en deuil, jeûnait ; Elle ne pensait qu’à le revoir, Au point que le monde ne comptait plus. Ses amis, qui savaient sa peine, Faisaient tout pour la consoler. Ils la raisonnaient, lui répétant Que son tourment n’y ferait rien. Ils ne ménagèrent point leur soutien légitime, Sans répit ils prirent soin de sa peine Afin d’en alléger le poids. Avec du temps, comme chacun sait, On finit par entamer une pierre, Jusqu’à ce qu’un dessin y soit gravé. Ils firent tant pour la consoler Que finalement, mue par espoir er raison, Elle se laissa gagner à la consolation Qui servit de remède à sa profonde peine ; Un tel désespoir ne pouvait durer. Arvéragus, dans ces jours tristes, L’avait rassurée par ses lettres, Lui disant qu’il reviendrait vite ; Sans elles, son chagrin l’aurait tuée. Ses amis voyant sa peine allégée, La supplièrent, pour l’amour de Dieu, De les accompagner en promenade, Afin de chasser ses idées noires. Elle se laissa enfin convaincre Car elle savait que c’était pour son bien. Or son château dominait la mer, Et souvent, avec ses amis, elle marchait Sur la falaise pour changer ses idées. De là elle voyait bateaux et barques Naviguant vers leurs destinations. Mais leur vue ranimait sa peine Car elle se disait souvent : Hélas ! n’y en a-t-il pas un seul

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Wol bringen hom my lord? than were myn herte Al warisshed of his bittre peynes smerte.’

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Another tyme ther wolde she sitte and thinke, And caste hir eyen dounward fro the brinke. But whan she saugh the grisly rokkes blake, For verray fere so wolde hir herte quake, That on hir feet she mighte hir noght sustene. Than wolde she sitte adoun upon the grene, And pitously in-to the see biholde, And seyn right thus, with sorweful sykes colde:

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‘Eterne god, that thurgh thy purveyaunce Ledest the world by certein governaunce, In ydel, as men seyn, ye no-thing make; But, lord, thise grisly feendly rokkes blake, That semen rather a foul confusioun Of werk than any fair creacioun Of swich a parfit wys god and a stable, Why han ye wroght this werk unresonable? For by this werk, south, north, ne west, ne eest, Ther nis y-fostred man, ne brid, ne beest; It dooth no good, to my wit, but anoyeth. See ye nat, lord, how mankinde it destroyeth? An hundred thousand bodies of mankinde Han rokkes slayn, al be they nat in minde, Which mankinde is so fair part of thy werk That thou it madest lyk to thyn owene merk. Than semed it ye hadde a greet chiertee Toward mankinde; but how than may it be That ye swiche menes make it to destroyen, Whiche menes do no good, but ever anoyen? I woot wel clerkes wol seyn, as hem leste, By arguments, that al is for the beste, Though I ne can the causes nat y-knowe. But thilke god, that made wind to blowe, As kepe my lord! this my conclusioun; To clerkes lete I al disputisoun. But wolde god that alle thise rokkes blake Were sonken in-to helle for his sake! Thise rokkes sleen myn herte for the fere.’

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Qui ait mon seigneur à son bord ? Son retour guérirait la douleur de mon cœur. Un autre jour, elle s’assit là pour méditer Et dirigea ses yeux vers le bas. Quand elle vit les rocs noirs et funestes, Son cœur s’emplit d’une intense frayeur, Ses jambes ne la portaient plus. Elle s’assit sans forces sur l’herbe, Contemplant les vagues lamentablement, Et dit dans un pitoyable soupir : « Père éternel, ta providence Guide le monde sans jamais faillir ; Toutes les choses ont un fondement ; Mais, Seigneur, ces rocs noirs diaboliques Qui évoquent un chaos sans nom, Plutôt qu’une création parfaite Que seul un Dieu très sage peut concevoir, Comment justifier une telle confusion ? Cet ouvrage, au sud, au nord, à l’ouest, ou à l’est, Est inutile aux hommes, aux oiseaux, aux bêtes. Pour moi il ne cause que désastres. Seigneur, considère leurs maléfices : Plus de cent mille êtres ont péri Par leur faute, disparus à jamais, Pourtant ils étaient ta création, Tu les as faits à ton image. Tu n’avais alors pour les hommes Qu’amour infini ; comment peux-tu aussi Créer les outils de leur perte, Des outils qui ne servent qu’à détruire ? Je sais bien que la théologie S’emploiera à les justifier, Mais les causes profondes m’échappent. Que Dieu qui fit lever le vent Garde mon seigneur ! C’est ma prière. Je laisse le débat aux théologiens. Que Dieu fasse sombrer ces noirs rochers Jusqu’au fond de l’enfer, qu’il soit sauvé ! Ces récifs terrifiants me déchirent le cœur. »

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Thus wolde she seyn, with many a pitous tere.

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Hir freendes sawe that it was no disport To romen by the see, but disconfort; And shopen for to pleyen somwher elles. They leden hir by riveres and by welles, And eek in othere places delitables; They dauncen, and they pleyen at ches and tables.

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So on a day, right in the morwe-tyde, Un-to a gardin that was ther bisyde, In which that they had maad hir ordinaunce Of vitaille and of other purveyaunce, They goon and pleye hem al the longe day. And this was on the sixte morwe of May, Which May had peynted with his softe shoures This gardin ful of leves and of floures; And craft of mannes hand so curiously Arrayed hadde this gardin, trewely, That never was ther gardin of swich prys, But-if it were the verray paradys. The odour of floures and the fresshe sighte Wolde han maad any herte for to lighte That ever was born, but-if to gret siknesse, Or to gret sorwe helde it in distresse; So ful it was of beautee with plesaunce. At-after diner gonne they to daunce, And singe also, save Dorigen allone, Which made alwey hir compleint and hir mone; For she ne saugh him on the daunce go, That was hir housbonde and hir love also. But nathelees she moste a tyme abyde, And with good hope lete hir sorwe slyde.

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Up-on this daunce, amonges othere men, Daunced a squyer biforen Dorigen, That fressher was and Iolyer of array, As to my doom, than is the monthe of May. He singeth, daunceth, passinge any man That is, or was, sith that the world bigan. Ther-with he was, if men sholde him discryve,

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Telle était sa plainte mêlée de larmes. Ses amis virent qu’elle répugnait À se promener près de la mer ; Ils pensèrent à d’autres endroits. Ils l’emmenèrent près des rivières, des fontaines, Et bien d’autres lieux fort plaisants ; Ils dansaient, jouaient aux échecs, au jacquet. Un beau jour, de bon matin, Dans un jardin tout proche, Où ils avaient fait porter Toutes sortes de provisions, Ils allèrent se distraire tout le jour. C’était le sixième matin de mai, Et les douces averses de mai Avaient teinté de frais fleurs et feuilles ; Et l’art du jardinier avait si bien Arrangé ce jardin en vérité Que l’on n’en vit jamais de plus beau, Si ce n’est le vrai Paradis. Le parfum des fleurs, l’éclat des couleurs Auraient réjoui n’importe quel cœur, À moins de souffrir d’un mal grave Ou d’un profond chagrin, Tant ce jardin était ravissant. Après le déjeuner, ils se mirent à danser, À chanter, tous sauf Doriguène, Toujours hantée par sa peine Car aucun des danseurs N’était son époux, son amant. Il lui fallait pourtant attendre, Espérer, voir enfin sa peine s’éteindre. Parmi ceux qui dansaient ce jour-là Se trouvait un écuyer devant Doriguène. Plus attirant, bien mieux vêtu, À mon avis que le mois de Mai. Il chantait, dansait, les surpassant tous Ici-bas, depuis que le monde est monde. Si l’on devait le décrire, il avait

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Oon of the beste faringe man on-lyve; Yong, strong, right vertuous, and riche and wys, And wel biloved, and holden in gret prys. And shortly, if the sothe I tellen shal, Unwiting of this Dorigen at al, This lusty squyer, servant to Venus, Which that y-cleped was Aurelius, Had loved hir best of any creature Two yeer and more, as was his aventure, But never dorste he telle hir his grevaunce; With-outen coppe he drank al his penaunce. He was despeyred, no-thing dorste he seye, Save in his songes somwhat wolde he wreye His wo, as in a general compleyning; He seyde he lovede, and was biloved no-thing. Of swich matere made he manye layes, Songes, compleintes, roundels, virelayes, How that he dorste nat his sorwe telle, But languissheth, as a furie dooth in helle; And dye he moste, he seyde, as dide Ekko For Narcisus, that dorste nat telle hir wo. In other manere than ye here me seye, Ne dorste he nat to hir his wo biwreye; Save that, paraventure, som-tyme at daunces, Ther yonge folk kepen hir observaunces, It may wel be he loked on hir face In swich a wyse, as man that asketh grace; But no-thing wiste she of his entente. Nathelees, it happed, er they thennes wente, By-cause that he was hir neighebour, And was a man of worship and honour, And hadde y-knowen him of tyme yore, They fille in speche; and forth more and more Un-to his purpos drough Aurelius, And whan he saugh his tyme, he seyde thus:

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‘Madame,’ quod he, ‘by god that this world made, So that I wiste it mighte your herte glade, I wolde, that day that your Arveragus Wente over the see, that I, Aurelius, Had went ther never I sholde have come agayn;

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La plus fière allure que l’on puisse imaginer : Jeune, fort, accompli, riche et sage, Tous l’aimaient et l’estimaient. Bref, pour dire les choses justement, À l’insu de Doriguène, Ce bel écuyer, serviteur de Vénus, Qui se nommait Aurélius, L’aimait plus que toute autre Depuis plus de deux ans, tel était son sort, Mais jamais il n’osait lui avouer son tourment ; Il buvait donc la coupe remplie de peine. Son désespoir était grand, subi en silence ; Seules ses chansons quelque peu révélaient Son chagrin, mais dans une plainte évasive, Il disait qu’il aimait sans retour. Ce sujet lui inspira des lais, Chansons, complaintes, rondeaux et virelais, Disant qu’il n’osait se dévoiler, Mais languissait comme Furie aux Enfers, Et qu’il en mourrait comme Écho Qui n’osait se déclarer à Narcisse. Il n’osait s’y prendre autrement Pour lui révéler sa passion, Si ce n’est qu’à la faveur d’une danse, Où les jeunes gens peuvent se courtiser, Il pouvait lui jeter des regards Qui lui demandaient grâce ; Mais elle ne déchiffrait pas son discours. Pourtant il se trouva, au moment de partir, Parce qu’ils étaient tout proches, Qu’il cultivait la droiture et l’honneur, Et qu’elle le connaissait depuis longtemps Qu’ils se parlèrent et tout doucement Aurélius en vint à son objet. Quand le moment fut opportun, il dit : « Madame, par Dieu notre créateur, Si j’avais su ainsi vous plaire, Le jour même où votre Arvéragus S’embarqua, j’aurais, moi Aurélius, Voulu partir sans espoir de retour,

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For wel I woot my service is in vayn. My guerdon is but bresting of myn herte; Madame, reweth upon my peynes smerte; For with a word ye may me sleen or save, Heer at your feet god wolde that I were grave! I ne have as now no leyser more to seye; Have mercy, swete, or ye wol do me deye!’

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She gan to loke up-on Aurelius: ‘Is this your wil,’ quod she, ‘and sey ye thus? Never erst,’ quod she, ‘ne wiste I what ye mente. But now, Aurelie, I knowe your entente, By thilke god that yaf me soule and lyf, Ne shal I never been untrewe wyf In word ne werk, as fer as I have wit: I wol ben his to whom that I am knit; Tak this for fynal answer as of me.’ But after that in pley thus seyde she:

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‘Aurelie,’ quod she, ‘by heighe god above, Yet wolde I graunte yow to been your love, Sin I yow see so pitously complayne; Loke what day that, endelong Britayne, Ye remoeve alle the rokkes, stoon by stoon, That they ne lette ship ne boot to goon – I seye, whan ye han maad the coost so clene Of rokkes, that ther nis no stoon y-sene, Than wol I love yow best of any man; Have heer my trouthe in al that ever I can.’ ‘Is ther non other grace in yow,’ quod he. ‘No, by that lord,’ quod she, ‘that maked me! For wel I woot that it shal never bityde. Lat swiche folies out of your herte slyde. What deyntee sholde a man han in his lyf For to go love another mannes wyf, That hath hir body whan so that him lyketh?’ Aurelius ful ofte sore syketh; Wo was Aurelie, whan that he this herde, And with a sorweful herte he thus answerde:

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Car il est vain d’être votre servant. Un cœur brisé sera ma récompense. Madame, soyez sensible à ma douleur, De vous dépend mon salut ou ma perte, Je voudrais être à vos pieds, sous la terre ! Je n’ai rien de plus à dire ; Pitié, douce dame, ou bien j’en mourrai ! » Elle posa ses yeux sur Aurélius : « Est-ce là ce qui occupe vos pensées ? Jamais avant je n’avais su votre tourment. Mais, Aurélius, maintenant je le vois. Par Dieu qui me donna l’âme et la vie, Jamais je ne serai infidèle, Que ce soit en parole ou en acte ; Je respecterai toujours mon union, C’est là toute ma réponse. » Et puis comme pour jouer, elle dit : « Aurélius, par Dieu Tout-Puissant, Je veux bien être votre dame, Car je vois quelle peine est la vôtre ; Mais avant, des côtes de Bretagne, Vous devez enlever chacun des rocs Qui entravent le passage des bateaux. Quand vous aurez débarrassé la côte Des rochers, sans qu’il en reste une pierre, Alors vous aurez ma préférence ; J’en fais ici le serment.  – Est-ce là tout ce que je puis attendre ?  – Oui, par Dieu mon créateur, Car je sais que cela ne se peut. Oubliez ces folles pensées. Quel plaisir un homme trouve-t-il À s’éprendre de la femme d’un autre Qui peut l’aimer quand lui le veut ? » Aurélius se mit à soupirer ; À ces mots grande était sa peine ; Le cœur serré, il répondit :

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‘Madame,’ quod he, ‘this were an inpossible! Than moot I dye of sodein deth horrible.’ And with that word he turned him anoon. Tho come hir othere freendes many oon, And in the aleyes romeden up and doun, And no-thing wiste of this conclusioun, But sodeinly bigonne revel newe Til that the brighte sonne loste his hewe; For thorisonte hath reft the sonne his light; This is as muche to seye as it was night. And hoom they goon in Ioye and in solas, Save only wrecche Aurelius, allas! He to his hous is goon with sorweful herte; He seeth he may nat fro his deeth asterte. Him semed that he felte his herte colde; Up to the hevene his handes he gan holde, And on his knowes bare he sette him doun, And in his raving seyde his orisoun. For verray wo out of his wit he breyde. He niste what he spak, but thus he seyde; With pitous herte his pleynt hath he bigonne Un-to the goddes, and first un-to the sonne:

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He seyde, ‘Appollo, god and governour Of every plaunte, herbe, tree and flour, That yevest, after thy declinacioun, To ech of hem his tyme and his sesoun, As thyn herberwe chaungeth lowe or hye, Lord Phebus, cast thy merciable yë On wrecche Aurelie, which that am but lorn. Lo, lord! my lady hath my deeth y-sworn With-oute gilt, but thy benignitee Upon my dedly herte have som pitee! For wel I woot, lord Phebus, if yow lest, Ye may me helpen, save my lady, best. Now voucheth sauf that I may yow devyse How that I may been holpe and in what wyse.

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Your blisful suster, Lucina the shene, That of the see is chief goddesse and quene, Though Neptunus have deitee in the see,

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« Madame, cela est impossible ! Il me faut donc mourir atrocement. » Ayant dit cela, il partit. Puis ses autres amis revinrent Et ils flânèrent dans les allées, Ignorant ce qui s’était passé, Aussitôt ils reprirent leurs jeux Jusqu’à l’heure où pâlit le soleil Privé de lumière par l’horizon, C’est-à-dire à la nuit tombée. Et tous rentrèrent joyeux et contents, Sauf le malheureux Aurélius ! Il repartit le cœur en peine Pensant sa mort inévitable, Sentant son cœur se glacer. Il leva les mains vers le ciel ; Sur la pierre, il tomba à genoux, Fou d’amour, se mit en prière. Sa peine égarait son esprit ; Il ne savait ce qu’il disait ; Le cœur brisé, sa plainte lança Aux dieux, et d’abord au soleil : « Apollon, dit-il, dieu qui règnes Sur les plantes, herbes, arbres et fleurs, Qui selon ta déclinaison Leur accorde à tous leur saison Selon ta place dans le zodiaque, Seigneur Phébus, prends en pitié Le pauvre Aurèle, vois son errance. Las, Seigneur, ma dame me condamne, Je suis innocent, aie pitié ; Par bonté, aide mon cœur perdu ! Toi seul, Phébus, si tu le veux, Tu peux le plus, après ma dame. Laisse-moi t’expliquer comment, En quelle manière, tu peux m’aider. Ta sœur bénie, la belle Lucine, Déesse et reine de la mer, Bien que Neptune soit dieu des flots,

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Yet emperesse aboven him is she: Ye knowen wel, lord, that right as hir desyr Is to be quiked and lightned of your fyr, For which she folweth yow ful bisily, Right so the see desyreth naturelly To folwen hir, as she that is goddesse Bothe in the see and riveres more and lesse. Wherfore, lord Phebus, this is my requeste – Do this miracle, or do myn herte breste – That now, next at this opposicioun, Which in the signe shal be of the Leoun, As preyeth hir so greet a flood to bringe, That fyve fadme at the leeste it overspringe The hyeste rokke in Armorik Briteyne; And lat this flood endure yeres tweyne; Than certes to my lady may I seye: “Holdeth your heste, the rokkes been aweye.”

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Lord Phebus, dooth this miracle for me; Preye hir she go no faster cours than ye; I seye, preyeth your suster that she go No faster cours than ye thise yeres two. Than shal she been evene atte fulle alway, And spring-flood laste bothe night and day. And, but she vouche-sauf in swiche manere To graunte me my sovereyn lady dere, Prey hir to sinken every rok adoun In-to hir owene derke regioun Under the ground, ther Pluto dwelleth inne, Or never-mo shal I my lady winne. Thy temple in Delphos wol I barefoot seke; Lord Phebus, see the teres on my cheke, And of my peyne have som compassioun.’ And with that word in swowne he fil adoun, And longe tyme he lay forth in a traunce.

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His brother, which that knew of his penaunce, Up caughte him and to bedde he hath him broght. Dispeyred in this torment and this thoght Lete I this woful creature lye; Chese he, for me, whether he wol live or dye.

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Est pourtant son impératrice. Tu sais, Seigneur, son seul désir Est que ton feu l’anime, l’embrase, C’est pourquoi elle te suit sans cesse ; Selon Nature, la mer désire Sa course suivre, car elle est reine Et de la mer et des rivières. Je te prie donc, seigneur Phébus, Fais ce miracle, sinon je meurs. Quand tous deux serez opposés, En fait dans le signe du Lion, Prie-la de faire un déluge tel Que de cinq brasses de profondeur Il couvre les plus hauts rocs d’Armor, Et reste ainsi durant deux ans. Je pourrai donc dire à ma dame : « Plus de rochers, faites comme promis. » Phébus, accorde ce miracle, Et que son allure soit la tienne ; Prie ta sœur de régler sa course Sur la tienne deux années durant. Vous resterez bien opposés, La marée de printemps durera nuit et jour, De sorte que vous me permettrez D’accéder à ma bien-aimée. Que chaque roc elle engloutisse Au cœur de ses propres ténèbres Sous la terre, séjour de Pluton, Sinon jamais elle ne sera mienne. Pieds nus je me rendrai à Delphes ; Vois, Phébus, mes yeux pleins de larmes, Prends pitié de mon désarroi. » À ces mots il s’évanouit. Longtemps il resta comme en transe. Son frère, qui connaissait sa peine, Dans ses bras le porta au lit. Plongé ainsi dans le tourment, Laissons là cet homme malheureux. Qu’il vive ou meure, le choix est sien.

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Arveragus, with hele and greet honour, As he that was of chivalrye the flour, Is comen hoom, and othere worthy men. O blisful artow now, thou Dorigen, That hast thy lusty housbonde in thyne armes, The fresshe knight, the worthy man of armes, That loveth thee, as his owene hertes lyf. No-thing list him to been imaginatyf If any wight had spoke, whyl he was oute, To hire of love; he hadde of it no doute. He noght entendeth to no swich matere, But daunceth, Iusteth, maketh hir good chere; thus in Ioye and blisse I lete hem dwelle, And of the syke Aurelius wol I telle. In langour and in torment furious Two yeer and more lay wrecche Aurelius, Er any foot he mighte on erthe goon; Ne confort in this tyme hadde he noon, Save of his brother, which that was a clerk; He knew of al this wo and al this werk. For to non other creature certeyn Of this matere he dorste no word seyn. Under his brest he bar it more secree Than ever dide Pamphilus for Galathee. His brest was hool, with-oute for to sene, But in his herte ay was the arwe kene. And wel ye knowe that of a sursanure In surgerye is perilous the cure, But men mighte touche the arwe, or come therby. His brother weep and wayled prively, Til atte laste him fil in remembraunce, That whyl he was at Orliens in Fraunce, As yonge clerkes, that been likerous To reden artes that been curious, Seken in every halke and every herne Particuler sciences for to lerne, He him remembred that, upon a day, At Orliens in studie a book he say Of magik naturel, which his felawe, That was that tyme a bacheler of lawe,

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Arvéragus, indemne et glorieux, La fleur de la chevalerie, Ainsi que d’autres valeureux, Est là : bienheureuse Doriguène, Tu tiens ton époux dans tes bras, Chevalier fougueux, valeureux, Qui t’aime plus que sa propre vie. Point ne lui viendrait à l’idée Que, pendant qu’il était parti, Un autre peut-être l’ait aimée. Cela n’occupe pas ses pensées, Il danse, joute, s’occupe d’elle ; Laissons-les tout à leur bonheur, Revenons au pauvre Aurélius. La langueur de ce fol amour Le retint au lit deux ans, Voire plus, avant qu’il ne se lève. Il ne trouvait alors aucune paix Qu’avec son frère qui était clerc. Il savait le poids de sa peine Car à personne assurément Aurèle n’eût osé se confier. Il protégeait mieux son secret Que Pamphile épris de Galathée. Sa poitrine paraissait intacte Mais une flèche transperçait son cœur. Et l’on sait bien que mal interne Embarrasse le chirurgien Si l’on ne peut atteindre la flèche. Son frère en secret languissait ; Puis un jour il se rappela Ses jours à Orléans, en France. Les jeunes étudiants recherchent Les livres sur les sciences étranges ; Les coins et recoins ils explorent En quête de savoirs occultes. À la mémoire il lui revint Un livre, à Orléans, là-bas, Traitant de la magie naturelle, Qu’un ami bachelier en droit

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Al were he ther to lerne another craft, Had prively upon his desk y-laft; Which book spak muchel of the operaciouns, Touchinge the eighte and twenty mansiouns That longen to the mone, and swich folye, As in our dayes is nat worth a flye; For holy chirches feith in our bileve Ne suffreth noon illusion us to greve. And whan this book was in his remembraunce, Anon for Ioye his herte gan to daunce, And to him-self he seyde prively: ‘My brother shal be warisshed hastily; For I am siker that ther be sciences, By whiche men make diverse apparences Swiche as thise subtile tregetoures pleye. For ofte at festes have I wel herd seye, That tregetours, with-inne an halle large, Have maad come in a water and a barge, And in the halle rowen up and doun. Somtyme hath semed come a grim leoun; And somtyme floures springe as in a mede; Somtyme a vyne, and grapes whyte and rede; Somtyme a castel, al of lym and stoon; And whan hem lyked, voyded it anoon. Thus semed it to every mannes sighte. Now than conclude I thus, that if I mighte At Orliens som old felawe y-finde, That hadde this mones mansions in minde, Or other magik naturel above, He sholde wel make my brother han his love. For with an apparence a clerk may make To mannes sighte, that alle the rokkes blake Of Britaigne weren y-voyded everichon, And shippes by the brinke comen and gon, And in swich forme endure a day or two; Than were my brother warrished of his wo. Than moste she nedes holden hir biheste, Or elles he shal shame hir atte leste.’

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What sholde I make a lenger tale of this? Un-to his brotheres bed he comen is,

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Occupé par d’autres sujets, Avait écarté sur sa table. Ce livre parlait des phénomènes Produits par les vingt-huit stations Du cycle lunaire, des bêtises Qui, de nos jours, semblent futiles Car la Sainte Eglise notre foi De ces chimères met à l’abri. Dès qu’il se souvint de ce livre, De joie son cœur se mit à battre ; Juste pour lui il murmura : « Mon frère se remettra bientôt Car sans aucun doute des sciences Permettent de créer l’illusion Semblable à celle des magiciens ; On m’a dit que dans les festins, Dans la grande salle, des magiciens Ont fait venir eau et bateau Et ramé autour de la salle. On a cru voir un lion terrible, Des fleurs pousser comme sur une prairie, Une vigne aux raisins rouges et blancs, Ou un château tout en pierres jointes. Puis, tout d’un coup, ils ôtaient tout, Du moins à ce qu’il paraissait. Par conséquent, si je pouvais Trouver quelque ancien d’Orléans Expert en cycles de la lune, Ou autre magie naturelle, Par lui mon frère aurait sa belle. Un clerc habile pourrait faire croire Qu’aux yeux de tous ces rochers noirs, En Bretagne, ont disparu ; Que les bateaux longent la côte, Et cela durant une semaine ou deux. Le mal d’amour serait guéri, La belle devrait s’exécuter, Ou bien elle y perdrait l’honneur. » Pourquoi m’étendre davantage ? Il se rend auprès de son frère ;

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And swich confort he yaf him for to gon To Orliens, that he up stirte anon, And on his wey forthward thanne is he fare, In hope for to ben lissed of his care.

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Whan they were come almost to that citee, But-if it were a two furlong or three, A yong clerk rominge by him-self they mette, Which that in Latin thriftily hem grette, And after that he seyde a wonder thing: ‘I knowe,’ quod he, ‘the cause of your coming’; And er they ferther any fote wente, He tolde hem al that was in hir entente.

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This Briton clerk him asked of felawes The whiche that he had knowe in olde dawes; And he answerde him that they dede were, For which he weep ful ofte many a tere.

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Doun of his hors Aurelius lighte anon, And forth with this magicien is he gon Hoom to his hous, and made hem wel at ese. Hem lakked no vitaille that mighte hem plese; So wel arrayed hous as ther was oon Aurelius in his lyf saugh never noon.

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He shewed him, er he wente to sopeer, Forestes, parkes ful of wilde deer; Ther saugh he hertes with hir hornes hye, The gretteste that ever were seyn with yë. He saugh of hem an hondred slayn with houndes, And somme with arwes blede of bittre woundes. He saugh, whan voided were thise wilde deer, Thise fauconers upon a fair river, That with hir haukes han the heron slayn. Tho saugh he knightes Iusting in a playn; And after this, he dide him swich plesaunce, That he him shewed his lady on a daunce On which him-self he daunced, as him thoughte. And whan this maister, that his magik wroughte, Saugh it was tyme, he clapte his handes two,

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Orléans lui redonne vie, Bien vite il bondit hors du lit, Et déjà il a pris la route, Espérant guérir de son mal. Arrivés en vue de la villle, Tout près, à moins d’une demi-lieue, Un jeune clerc ils rencontrèrent, Flânant tout seul, qui les salua En latin. Ils furent bien surpris Car il savait leur intention. Et avant qu’ils n’aient fait un pas, Il leur expliqua leur affaire. Le clerc breton lui demanda Ce qu’il savait de ceux d’avant ; Les anciens étaient morts, dit-il, Et il les pleurait souvent. Aurèle descendit de cheval, Ils allèrent chez le magicien. En son logis il les reçut Et ils mangèrent tout à leur goût. Une demeure si bien pourvue Aurèle n’en avait jamais vu. Avant souper il lui montra Forêts et parcs pleins de gibier ; Il vit des cerfs aux bois superbes, Jamais on n’en vit d’aussi grands. Il en vit cent la proie des chiens, D’autres sanglants, atteints de flèches. Lorsque la chasse au cerf prit fin, Il vit, au bord d’une rivière, Des fauconniers chassant le héron. Puis une joute de chevaliers sur une plaine. Ensuite le magicien pour lui plaire Lui fit voir sa belle dansant, Il crut que lui aussi dansait. Quand l’auteur de cette magie Vit l’heure, il frappa dans ses mains,

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And farewel! al our revel was ago. And yet remoeved they never out of the hous, Whyl they saugh al this sighte merveillous, But in his studie, ther-as his bookes be, They seten stille, and no wight but they three.

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To him this maister called his squyer, And seyde him thus: ‘is redy our soper? Almost an houre it is, I undertake, Sith I yow bad our soper for to make, Whan that thise worthy men wenten with me In-to my studie, ther-as my bookes be.’

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‘Sire,’ quod this squyer, ‘whan it lyketh yow, It is al redy, though ye wol right now.’ ‘Go we than soupe,’ quod he, ‘as for the beste; This amorous folk som-tyme mote han reste.’

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At-after soper fille they in tretee, What somme sholde this maistres guerdon be, To remoeven alle the rokkes of Britayne, And eek from Gerounde to the mouth of Sayne. He made it straunge, and swoor, so god him save, Lasse than a thousand pound he wolde nat have, Ne gladly for that somme he wolde nat goon.

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Aurelius, with blisful herte anoon, Answerde thus, ‘fy on a thousand pound! This wyde world, which that men seye is round, I wolde it yeve, if I were lord of it. This bargayn is ful drive, for we ben knit. Ye shal be payed trewely, by my trouthe! But loketh now, for no necligence or slouthe, Ye tarie us heer no lenger than to-morwe.’ ‘Nay,’ quod this clerk, ‘have heer my feith to borwe.

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To bedde is goon Aurelius whan him leste, And wel ny al that night he hadde his reste; What for his labour and his hope of blisse, His woful herte of penaunce hadde a lisse.

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En un clin d’œil, plus de spectacle. Pourtant ils n’avaient pas bougé Pendant ce spectacle si beau ; Dans son étude, parmi ses livres, Ils étaient restés tous les trois. Le maître manda l’écuyer : « Notre souper est-il prêt ? Il y a presqu’une heure, je pense, Que j’ai commandé le souper Lorsque ces hôtes honorables Entrèrent là où sont tous mes livres. » « Sire, dit l’écuyer, il est prêt, Quand vous voudrez, dès maintenant. » – Allons donc souper, c’est le mieux, Les amoureux ont besoin de repos. » Après souper ils discutèrent Comment rémunérer le maître Pour enlever tous les rochers De Bretagne, et de la Gironde à la Seine. Il discuta, par Dieu jura Qu’il ne prendrait moins de mille livres, Et encore la somme était juste. Aurèle répondit tout joyeux, « Que sont mille livres pour moi ! Cette vaste terre qu’on dit être ronde, Je la donnerais si elle était mienne ; Le contrat est juste, topons là.  Vous serez payé, je le jure ! Mais que l’affaire ne traîne pas, Demain au plus tard nous partirons.  – Bien, dit le clerc, j’en fais serment. Aurélius alla se coucher, Dormit presque toute la nuit. L’effort conjugué à l’espoir Donna un répit à son cœur.

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Upon the morwe, whan that it was day, To Britaigne toke they the righte way, Aurelius, and this magicien bisyde, And been descended ther they wolde abyde; And this was, as the bokes me remembre, The colde frosty seson of Decembre.

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Phebus wex old, and hewed lyk latoun, That in his hote declinacioun Shoon as the burned gold with stremes brighte; But now in Capricorn adoun he lighte, Wher-as he shoon ful pale, I dar wel seyn. The bittre frostes, with the sleet and reyn, Destroyed hath the grene in every yerd. Ianus sit by the fyr, with double berd, And drinketh of his bugle-horn the wyn. Biforn him stant braun of the tusked swyn, And “Nowel” cryeth every lusty man.

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Aurelius, in al that ever he can, Doth to his maister chere and reverence, And preyeth him to doon his diligence To bringen him out of his peynes smerte, Or with a swerd that he wolde slitte his herte. This subtil clerk swich routhe had of this man, That night and day he spedde him that he can, To wayte a tyme of his conclusioun; This is to seye, to make illusioun, By swich an apparence or Iogelrye, I ne can no termes of astrologye, That she and every wight sholde wene and seye, That of Britaigne the rokkes were aweye, Or elles they were sonken under grounde. So atte laste he hath his tyme y-founde To maken his Iapes and his wrecchednesse Of swich a supersticious cursednesse. His tables Toletanes forth he broght, Ful we corrected, ne ther lakked noght, Neither his collect ne his expans yeres, Ne his rotes ne his othere geres,

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Le lendemain, au point du jour, Ils prirent le chemin de Bretagne, Aurélius et le magicien Ne s’arrêtèrent qu’à l’arrivée, C’était, si l’on en croit les livres, Décembre, saison glaciale. Phébus vieillissait, couleur de laiton, Lui qui, au plus haut de sa course, Dardait ses rayons d’or brûlant, Maintenant dans le Capricorne S’enfonçait pâle et sans éclat. Gelées cruelles et pluies glacées Ont détruit toute la verdure. Janus aux deux barbes près du feu Déguste sa corne de vin Devant un plat de sanglier. « Noël, Noël ! » crie-t-on gaiement. Aurélius fait tout ce qu’il peut Pour bien recevoir le savant, Le supplie de faire diligence Pour le sortir de sa souffrance, Ou de lui percer le cœur d’une épée. Le fin savant fut si touché Que nuit et jour il attendit Le bon moment pour son objet, Pour être clair, pour la magie, Par illusion ou artifice, J’ignore la langue des astrologues, Censée faire croire à tous et à la dame Que de Bretagne les rocs étaient partis, Ou bien engloutis très profondément. Il a enfin trouvé son heure Pour faire sa maudite illusion, Fruit de mauvaise superstition. Il prit ses tables de Tolède, Bien mises à jour, bien précisé, Anni collecti, anni expansi, Les dates et autres instruments

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As been his centres and his arguments, And his proporcionels convenients For his equacions in every thing. And, by his eighte spere in his wirking, He knew ful wel how fer Alnath was shove Fro the heed of thilke fixe Aries above That in the ninthe speere considered is; Ful subtilly he calculed al this.

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Whan he had founde his firste mansioun, He knew the remenant by proporcioun; And knew the arysing of his mone weel, And in whos face, and terme, and every-deel; And knew ful weel the mones mansioun Acordaunt to his operacioun, And knew also his othere observaunces For swiche illusiouns and swiche meschaunces As hethen folk used in thilke dayes; For which no lenger maked he delayes, But thurgh his magik, for a wyke or tweye, It semed that alle the rokkes were aweye.

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Aurelius, which that yet despeired is Wher he shal han his love or fare amis, Awaiteth night and day on this miracle; And whan he knew that ther was noon obstacle, That voided were thise rokkes everichon, Doun to his maistres feet he fil anon, And seyde, ‘I woful wrecche, Aurelius, Thanke yow, lord, and lady myn Venus, That me han holpen fro my cares colde:’ And to the temple his wey forth hath he holde, Wher-as he knew he sholde his lady see. And whan he saugh his tyme, anon-right he, With dredful herte and with ful humble chere, Salewed hath his sovereyn lady dere:

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‘My righte lady,’ quod this woful man, ‘Whom I most drede and love as I best can, And lothest were of al this world displese, Nere it that I for yow have swich disese,

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Comme les distances et les angles, Les formules des mouvements des planètes Pour calculer chaque station. Puis, d’après la huitième sphère, Il sut la distance d’Alnath De la tête fixe du Bélier Censé être dans la neuvième sphère ; Il fit des calculs très savants. La première station établie, Il sut le reste par des rapports, Le lever de la bonne lune, Dans quelle partie du zodiaque. Il sut les stations de la lune En rapport avec ses calculs. Il savait aussi les effets De l’illusion, du mauvais sort Dont se servaient les païens. Il n’attendit pas plus longtemps ; Par magie, une ou deux semaines, Les rochers semblèrent enlevés. Aurélius, toujours inquiet de savoir S’il gagnerait le cœur de sa belle, Guettait nuit et jour le miracle. Quand il ne vit plus les obstacles, Les récifs ayant disparu, Il tomba aux pieds du savant Et dit : « Moi, le pauvre Aurélius, Je vous remercie fort, seigneur, Et dame Vénus, de votre aide. » Ensuite il se rendit au temple Où il pensait voir sa belle. Quand il vit le moment propice, Le cœur battant, très humblement, Sa belle dame il salua : « Noble dame,  dit l’infortuné,  Mon amour fait taire mes craintes, Et vous déplaire serait ma perte Si je ne souffrais tant pour vous

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That I moste dyen heer at your foot anon, Noght wolde I telle how me is wo bigon; But certes outher moste I dye or pleyne; Ye slee me giltelees for verray peyne. But of my deeth, thogh that ye have no routhe, Avyseth yow, er that ye breke your trouthe. Repenteth yow, for thilke god above, Er ye me sleen by-cause that I yow love. For, madame, wel ye woot what ye han hight; Nat that I chalange any thing of right Of yow my sovereyn lady, but your grace; But in a gardin yond, at swich a place, Ye woot right wel what ye bihighten me; And in myn hand your trouthe plighten ye To love me best, god woot, ye seyde so, Al be that I unworthy be therto. Madame, I speke it for the honour of yow, More than to save myn hertes lyf right now; I have do so as ye comanded me; And if ye vouche-sauf, ye may go see. Doth as yow list, have your biheste in minde, For quik or deed, right ther ye shul me finde; In yow lyth al, to do me live or deye; – But wel I woot the rokkes been aweye!’

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He taketh his leve, and she astonied stood, In al hir face nas a drope of blood; She wende never han come in swich a trappe: ‘Allas!’ quod she, ‘that ever this sholde happe! For wende I never, by possibilitee, That swich a monstre or merveille mighte be! It is agayns the proces of nature’: And hoom she gooth a sorweful creature. For verray fere unnethe may she go, She wepeth, wailleth, al a day or two, And swowneth, that it routhe was to see; But why it was, to no wight tolde she; For out of toune was goon Arveragus. But to hir-self she spak, and seyde thus, With face pale and with ful sorweful chere, In hir compleynt, as ye shul after here:

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Que je suis presque à vos pieds mort. Je garderais bien mon secret Mais je dois mourir ou parler : Mon châtiment est inique. Même si ma mort vous laisse froide, Rappelez-vous de votre serment. Repentez-vous par le Très Haut, Avant que je ne meure d’amour. Vous m’avez fait une promesse ; Je ne demande pas un dû Mais votre grâce, ma suzeraine. Vous revient-il, qu’en un jardin, Votre parole avez donnée ? Votre main dans la mienne promis De m’aimer d’amour, disiez-vous, Même si je n’en suis pas digne. Madame, votre honneur compte plus Que de sauver ma propre vie. J’ai respecté votre demande, Si vous voulez le constater. À votre gré, mais la promesse ? Je serai là, vivant ou mort ; Ma vie, ma mort sont entre vos mains, Mais les rochers sont bien partis ! » Il la laissa telle une pierre, Le visage pâle comme la mort. Que n’avait-elle vu le piège ! « Hélas, cela est-il possible ? Je n’aurais jamais pu penser Qu’une telle merveille puisse se faire ! Cela va contre la nature. » Elle revint chez elle affligée, La peur fait hésiter son pas, Elle se lamente pendant deux jours, Se pâme, quelle vision pitoyable ! Mais elle ne pouvait dire la cause, Arvéragus étant absent. Mais à elle-même elle se parla, Le visage blême, désespérée, Telle fut sa plainte, écoutez-la :

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‘Allas,’ quod she, ‘on thee, Fortune, I pleyne, That unwar wrapped hast me in thy cheyne; For which, tescape, woot I no socour Save only deeth or elles dishonour; Oon of thise two bihoveth me to chese. But nathelees, yet have I lever to lese My lyf than of my body have a shame, Or knowe my-selven fals, or lese my name, And with my deth I may be quit, y-wis. Hath ther nat many a noble wyf, er this, And many a mayde y-slayn hir-self, allas! Rather than with hir body doon trespas?

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Yis, certes, lo, thise stories beren witnesse; Whan thretty tyraunts, ful of cursednesse, Had slayn Phidoun in Athenes, atte feste, They comanded his doghtres for tareste, And bringen hem biforn hem in despyt Al naked, to fulfille hir foul delyt, And in hir fadres blood they made hem daunce Upon the pavement, god yeve hem mischaunce! For which thise woful maydens, ful of drede, Rather than they wolde lese hir maydenhede, They prively ben stirt in-to a welle, And dreynte hem-selven, as the bokes telle.

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They of Messene lete enquere and seke Of Lacedomie fifty maydens eke, On whiche they wolden doon hir lecherye; But was ther noon of al that companye That she nas slayn, and with a good entente Chees rather for to dye than assente To been oppressed of hir maydenhede. Why sholde I thanne to dye been in drede?

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Lo, eek, the tiraunt Aristoclides That loved a mayden, heet Stimphalides, Whan that hir fader slayn was on a night, Un-to Dianes temple goth she right, And hente the image in hir handes two, Fro which image wolde she never go.

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« Las, Fortune, de toi je me plains Car tu m’as soudain enchaînée Et je ne puis trouver d’issue, Que la mort ou le déhonneur ; Il me faut choisir l’un ou l’autre, Mais je préférerais mourir Que de me voir déhonorée, Renier mon nom ou ma promesse Et en mourant je serai quitte. De nobles dames, des jeunes filles Ont déjà choisi de mourir Plutôt que de pécher par leur corps. Leurs histoires en sont témoignage. Lorsque trente maudits tyrans Eurent tué Phidon en plein festin À Athènes, ils firent arrêter, Puis mener ses filles nues devant eux Pour assouvir leurs vils instincts ; Ils les firent danser dans le sang De leur père coulant sur les dalles, Dieu les punisse ! Puis terrifiées, Afin d’échapper à leur viol, En cachette elles se jetèrent dans un puits ; L’histoire dit qu’elles s’y noyèrent. Les Messéniens de Lacédémone Cinquante vierges firent venir Pour se livrer à la débauche. Aucune d’entre elles ne survécut ; Toutes ensemble elles préférèrent La mort plutôt que d’accepter Que leur virginité soit prise. Alors pourquoi craindre la mort ? Et ce tyran Aristoclide Lorgnant une fille qui avait nom Stymphalis ; Une nuit, il fit tuer son père. Elle courut au temple de Diane Et prit la statue dans ses bras ; Elle ne voulait pas la lâcher,

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No wight ne mighte hir handes of it arace, Til she was slayn right in the selve place. Now sith that maydens hadden swich despyt To been defouled with mannes foul delyt, Wel oghte a wyf rather hir-selven slee Than be defouled, as it thinketh me.

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What shal I seyn of Hasdrubales wyf, That at Cartage birafte hir-self hir lyf ? For whan she saugh that Romayns wan the toun, She took hir children alle, and skipte adoun In-to the fyr, and chees rather to dye Than any Romayn dide hir vileinye.

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Hath nat Lucresse y-slayn hir-self, allas! At Rome, whanne she oppressed was Of Tarquin, for hir thoughte it was a shame To liven whan she hadde lost hir name?

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The sevene maydens of Milesie also Han slayn hem-self, for verray drede and wo, Rather than folk of Gaule hem sholde oppresse. Mo than a thousand stories, as I gesse, Coude I now telle as touchinge this matere.

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Whan Habradate was slayn, his wyf so dere Hirselven slow, and leet hir blood to glyde In Habradates woundes depe and wyde, And seyde, “my body, at the leeste way, Ther shal no wight defoulen, if I may.”

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What sholde I mo ensamples heer-of sayn, Sith that so manye han hem-selven slayn Wel rather than they wolde defouled be? I wol conclude, that it is bet for me To sleen my-self, than been defouled thus. I wol be trewe un-to Arveragus, Or rather sleen my-self in som manere, As dide Demociones doghter dere, By-cause that she wolde nat defouled be.

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Nul ne put défaire son étreinte, Alors elle fut tuée en ce lieu. Puisque des vierges abhorraient tant Être souillées par de vils hommes, Une épouse doit choisir la mort À l’infamie, me semble-t-il. Que dire de la femme d’Hasdrubal Qui à Carthage se tua ? Lorsque les Romains prirent la ville, Elle saisit ses enfants, sauta Dans les flammes et choisit la mort Plutôt que d’être souillée par un Romain. Lucrèce ne s’est-elle pas tuée À Rome, quand Tarquin la força Car elle considérait honteux De vivre avec un nom sali ? Et les sept vierges de Milet Qui se tuèrent hantées par l’idée Que les Gaulois les forceraient. Bien plus de mille histoires, je crois Pourraient illustrer ce sujet. Quand Habradate fut tué, Sa femme se tua, son sang Coulant dans les plaies béantes De son époux. « Ainsi mon corps, dit-elle, Ne sera pas sali. » Pourquoi donner d’autres exemples Car tant de femmes se sont tuées Plutôt que d’être déhonorées ? Par conséquent mieux vaut pour moi La mort plutôt que l’infamie. Mon époux je ne trahirai point, Ou mourrai de quelque manière, Tout comme la fille de Démotion Qui voulait fuir tout déshonneur.

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O Cedasus! it is ful greet pitee, To reden how thy doghtren deyde, allas! That slowe hem-selven for swich maner cas.

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As greet a pitee was it, or wel more, The Theban mayden, that for Nichanore Hir-selven slow, right for swich maner wo.

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Another Theban mayden dide right so; For oon of Macedoine hadde hir oppressed, She with hir deeth hir maydenhede redressed.

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What shal I seye of Nicerates wyf, That for swich cas birafte hir-self hir lyf ?

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How trewe eek was to Alcebiades His love, that rather for to dyen chees Than for to suffre his body unburied be! Lo which a wyf was Alceste,’ quod she.

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‘What seith Omer of gode Penalopee? Al Grece knoweth of hir chastitee.

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Pardee, of Laodomya is writen thus, That whan at Troye was slayn Protheselaus, No lenger wolde she live after his day.

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The same of noble Porcia telle I may; With-oute Brutus coude she nat live, To whom she hadde al hool hir herte yive.

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The parfit wyfhod of Arthemesye Honoured is thurgh al the Barbarye.

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O Teuta, queen! thy wyfly chastitee To alle wyves may a mirour be. The same thing I seye of Bilia, Of Rodogone, and eek Valeria.’

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Thus pleyned Dorigene a day or tweye, Purposinge ever that she wolde deye.

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Ô Scédase, l’effroi nous saisit En lisant la fin de tes filles : Le suicide pour la même cause. Aussi pitoyable ou bien plus, La fin de la vierge thébaine Dont Nicanor causa la mort. Que dire de cette autre Thébaine Forcée par un Macédonien ? Sa mort racheta sa vertu. Ou de la femme de Nicérate Mourant pour la même raison. Et quelle fidélité fut celle De l’aimée d’Alcibiade ! Sa vie Elle donna pour qu’il ait sépulture. Semblable épouse fut Alceste. Homère dit que la chasteté De Pénélope en Grèce était louée. Et sur Laodamie on lit Qu’à la mort de Protésilas, À Troie, elle refusa de vivre. Portia connut semblable fin : Elle ne put vivre sans Brutus, L’unique maître de son cœur. La fidélité d’Artémise Chez les païens est bien connue. La chasteté de Téuta Est un miroir pour les épouses. Mêmes remarques pour Bilia, Pour Rodogune et Valérie. » Telle fut la plainte de Doriguène Bien décidée à en finir.

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But nathelees, upon the thridde night, Hom cam Arveragus, this worthy knight, And asked hir, why that she weep so sore? And she gan wepen ever lenger the more.

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‘Allas!’ quod she, ‘that ever was I born! Thus have I seyd,’ quod she, ‘thus have I sworn’ – And told him al as ye han herd bifore; It nedeth nat reherce it yow na-more.

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This housbond with glad chere, in freendly wyse, Answerde and seyde as I shal yow devyse: ‘Is ther oght elles, Dorigen, but this?’

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‘Nay, nay,’ quod she, ‘god help me so, as wis; This is to muche, and it were goddes wille.’

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‘Ye, wyf,’ quod he, ‘lat slepen that is stille; It may be wel, paraventure, yet to-day. Ye shul your trouthe holden, by my fay! For god so wisly have mercy on me, I hadde wel lever y-stiked for to be, For verray love which that I to yow have, But-if ye sholde your trouthe kepe and save. Trouthe is the hyeste thing that man may kepe’: – But with that word he brast anon to wepe, And seyde, ‘I yow forbede, up peyne of deeth, That never, whyl thee lasteth lyf ne breeth, To no wight tel thou of this aventure. As I may best, I wol my wo endure, Ne make no contenance of hevinesse, That folk of yow may demen harm or gesse.’

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And forth he cleped a squyer and a mayde: ‘Goth forth anon with Dorigen,’ he sayde, ‘And bringeth hir to swich a place anon.’ They take hir leve, and on hir wey they gon; But they ne wiste why she thider wente. He nolde no wight tellen his entente.

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Mais voilà que le troisième soir Revint le noble Arvéragus. « Pourquoi ces pleurs ? » demanda-t-il. À ces mots, ses pleurs redoublèrent. « Hélas ! dit-elle, à quoi bon vivre ? J’ai promis, me suis engagée »… Mais vous savez tout le détail ; Inutile de tout répéter. Le mari fort gai, amical, Lui fit la réponse suivante : « Est-ce là, Doriguène, tout le mal ?  – Dieu m’est témoin, c’est tout, dit-elle, C’est déjà trop,  Dieu me pardonne. – N’aggravons pas les choses, dit-il : Tout peut s’arranger aujourd’hui. Vous devez tenir votre promesse. Dieu m’est témoin, plutôt mourir Par le poignard, pour tout l’amour Que je vous porte, que vous savoir Indifférente à ce serment. La loyauté prime sur tout. » Il se mit alors à pleurer. « Vous ne devez, sous peine de mort, Jamais, jusqu’au dernier souffle, Dire à quiconque cette aventure. De mon mieux je porterai ma peine ; Elle sera invisible aux autres, Nul ne pourra vous soupçonner. » Il manda écuyer et servante : « Accompagnez ma dame, dit-il, Amenez-la à tel endroit. » Ils prirent congé et s’en allèrent Sans savoir quel était l’objet. Personne ne sut son projet.

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Paraventure an heep of yow, y-wis, Wol holden him a lewed man in this, That he wol putte his wyf in Iupartye; Herkneth the tale, er ye up-on hir crye. She may have bettre fortune than yow semeth; And whan that ye han herd the tale, demeth.

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This squyer, which that highte Aurelius, On Dorigen that was so amorous, Of aventure happed hir to mete Amidde the toun, right in the quikkest strete, As she was boun to goon the wey forth-right Toward the gardin ther-as she had hight. And he was to the gardinward also; For wel he spyed, whan she wolde go Out of hir hous to any maner place. But thus they mette, of aventure or grace; And he saleweth hir with glad entente, And asked of hir whiderward she wente?

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And she answerde, half as she were mad, ‘Un-to the gardin, as myn housbond bad, My trouthe for to holde, allas! allas!’ Aurelius gan wondren on this cas, And in his herte had greet compassioun Of hir and of hir lamentacioun, And of Arveragus, the worthy knight, That bad hir holden al that she had hight, So looth him was his wyf sholde breke hir trouthe; And in his herte he caughte of this greet routhe, Consideringe the beste on every syde, That fro his lust yet were him lever abyde Than doon so heigh a cherlish wrecchednesse Agayns franchyse and alle gentillesse; For which in fewe wordes seyde he thus: ‘Madame, seyth to your lord Arveragus, That sith I see his grete gentillesse To yow, and eek I see wel your distresse, That him were lever han shame (and that were routhe)

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Certains peut-être iront penser Qu’agir ainsi est bien peu sage, Qu’il joue la vertu de sa femme. Patientez avant de la plaindre ; L’issue peut s’avérer meilleure, Jugez à la fin de l’histoire. Notre écuyer du nom d’Aurèle, Si amoureux de Doriguène, Se trouva à la rencontrer Dans la rue la plus animée De la ville, alors qu’elle allait Vers le jardin de sa promesse. C’était aussi sa direction Car il épiait, quand elle sortait Le moindre de ses mouvements. Hasard, fortune ? Toujours est-il qu’ils se croisèrent ; Il la salua courtoisement Et demanda où elle allait. Égarée par la peine, elle dit : « Au jardin, hélas, pour tenir parole, Car mon époux, hélas, me l’a ordonné ! » Aurélius en resta sans voix Et son cœur s’emplit de pitié Pour elle et sa cruelle peine Et pour le noble Arvéragus Qui lui ordonnait loyauté Tant il craignait qu’elle se parjure. Grande pitié il éprouva Envisageant tous les aspects ; Il préféra taire son désir Plutôt que d’agir bassement Contre un homme si noble et droit. Il conclut donc en peu de mots : « Madame, dites à votre maître Que voyant sa grande noblesse, Voyant aussi votre détresse, Qu’il préfère endurer la honte – quelle pitié –

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Than ye to me sholde breke thus your trouthe, I have wel lever ever to suffre wo Than I departe the love bitwix yow two. I yow relesse, madame, in-to your hond Quit every surement and every bond, That ye han maad to me as heer-biforn, Sith thilke tyme which that ye were born. My trouthe I plighte, I shal yow never repreve Of no biheste, and here I take my leve, As of the treweste and the beste wyf That ever yet I knew in al my lyf. But every wyf be-war of hir biheste, On Dorigene remembreth atte leste. Thus can a squyer doon a gentil dede, As well as can a knight, with-outen drede.’

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She thonketh him up-on hir knees al bare, And hoom un-to hir housbond is she fare, And tolde him al as ye han herd me sayd; And be ye siker, he was so weel apayd, That it were inpossible me to wryte; What sholde I lenger of this cas endyte?

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Arveragus and Dorigene his wyf In sovereyn blisse leden forth hir lyf. Never eft ne was ther angre hem bitwene; He cherisseth hir as though she were a quene; And she was to him trewe for evermore. Of thise two folk ye gete of me na-more.

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Aurelius, that his cost hath al forlorn, Curseth the tyme that ever he was born: ‘Allas,’ quod he, ‘allas! that I bihighte Of pured gold a thousand pound of wighte Un-to this philosophre! how shal I do? I see na-more but that I am fordo. Myn heritage moot I nedes selle, And been a begger; heer may I nat dwelle, And shamen al my kinrede in this place, But I of him may gete bettre grace. But nathelees, I wol of him assaye,

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Et que vous ne soyez parjure, Je préfère quant à moi souffrir Mais ne pas briser votre amour. Je vous redonne votre promesse, Vos serments et engagements Que vous m’avez faits jusqu’ici, Et ce depuis votre naissance. Je jure que vous n’aurez jamais Aucun reproche. Je prends congé De celle qui est la plus loyale Des femmes que j’aie pu rencontrer. Mesdames, pensez à vos serments, Souvenez-vous de Doriguène. Un écuyer peut être noble Autant qu’un chevalier, pour sûr. » Elle lui dit merci à genoux Et retourna vers son époux, Lui conta ce que vous savez. Soyez sûrs qu’il en fut content, Mais c’est impossible à décrire. Pourquoi en écrire davantage ? Arvéragus et Doriguène Vécurent ensemble fort heureux. Rien d’autre ne les divisa Et il l’aima comme une reine ; Elle lui fut à jamais fidèle. Sur eux j’arrête mon récit. Aurélius, lui, a tout perdu ; Il maudit le jour de sa naissance : « Hélas, pourquoi ai-je promis Mille livres en pesant d’or bien pur Au magicien ? Que dois-je faire ? Je suis ruiné, c’est évident. Il me faut vendre mon héritage, Mendier mon pain, partir d’ici, sinon Je déshonore tous les miens, Sauf si nous pouvons nous entendre. Je m’en vais donc lui proposer

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At certeyn dayes, yeer by yeer, to paye, And thanke him of his grete curteisye; My trouthe wol I kepe, I wol nat lye.’

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With herte soor he gooth un-to his cofre, And broghte gold un-to this philosophre, The value of fyve hundred pound, I gesse, And him bisecheth, of his gentillesse, To graunte him dayes of the remenaunt, And seyde, ‘maister, I dar wel make avaunt, I failled never of my trouthe as yit; For sikerly my dette shal be quit Towardes yow, how-ever that I fare To goon a-begged in my kirtle bare. But wolde ye vouche-sauf, up-on seurtee, Two yeer or three for to respyten me, Than were I wel; for elles moot I selle Myn heritage; ther is na-more to telle.’

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This philosophre sobrely answerde, And seyde thus, whan he thise wordes herde: ‘Have I nat holden covenant un-to thee?’ ‘Yes, certes, wel and trewely,’ quod he. ‘Hastow nat had thy lady as thee lyketh?’ ‘No, no,’ quod he, and sorwefully he syketh. ‘What was the cause? tel me if thou can.’ Aurelius his tale anon bigan, And tolde him al, as ye han herd bifore; It nedeth nat to yow reherce it more.

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He seide, ‘Arveragus, of gentillesse, Had lever dye in sorwe and in distresse Than that his wyf were of hir trouthe fals.’ The sorwe of Dorigen he tolde him als, How looth hir was to been a wikked wyf, And that she lever had lost that day hir lyf, And that hir trouthe she swoor, thurgh innocence: ‘She never erst herde speke of apparence; That made me han of hir so greet pitee. And right as frely as he sente hir me, As frely sente I hir to him ageyn.

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De le payer par annuités, Le remerciant d’être courtois Je respecterai ainsi ma promesse. » Le cœur bien lourd, il va au coffre Et porta l’or à l’astrologue, Pour une valeur de cinq cents livres, Lui demandant d’être assez bon D’attendre quelque peu pour le reste. Il lui dit : « Maître, j’ose affirmer Que j’ai toujours tenu parole ; Ma dette sera payée, c’est sûr, Même si je dois aller mendier Ma simple chemise sur le dos. Accordez-moi, sur garantie, Un délai deux ou trois ans Pour m’arranger, ou je dois vendre Mon héritage ; voilà le vrai de l’histoire. » Notre astrologue répondit juste, Une fois la requête entendue : « N’ai-je pas tenu notre accord ? – Oui, parfaitement, dit Aurèle. – N’avez-vous pas conquis la belle ?  – Hélas non, soupira-t-il. – Expliquez-vous, si vous pouvez. » Aurélius conta aussitôt L’histoire qui vous est familière ; Point n’est besoin de répéter. « Le noble Arvéragus, dit-il Préférait mourir malheureux Plutôt que sa femme se parjure. » Il dit la peine de Doriguène Qui ne voulait passer pour vile, Et regrettait ce jour funeste Où elle jura naïvement Car elle ignorait la magie. « J’en éprouvai grande pitié. Le mari agit noblement ; De mon côté, j’ai agi de même.

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This al and som, ther is na-more to seyn.’

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This philosophre answerde, ‘leve brother, Everich of yow dide gentilly til other. Thou art a squyer, and he is a knight; But god forbede, for his blisful might, But-if a clerk coude doon a gentil dede As wel as any of yow, it is no drede!

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Sire, I relesse thee thy thousand pound, As thou right now were cropen out of the ground, Ne never er now ne haddest knowen me. For sire, I wol nat take a peny of thee For al my craft, ne noght for my travaille. Thou hast y-payed wel for my vitaille; It is y-nogh, and farewel, have good day:’ And took his hors, and forth he gooth his way.

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Lordinges, this question wolde I aske now, Which was the moste free, as thinketh yow? Now telleth me, er that ye ferther wende. I can na-more, my tale is at an ende.

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Here is ended the Frankeleyns Tale.

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Et voilà le fond de l’histoire. » L’astrologue répondit : « Bien-aimé frère, Chacun a agi noblement, L’écuyer comme le chevalier. À Dieu Tout-Puissant ne plaise Qu’un clerc n’agisse noblement Comme chacun de vous le fit ! Sire, j’efface les mille livres Comme si vous veniez d’apparaître, Et vous ne m’aviez jamais vu. Sire, je ne veux pas un denier Pour payer mon art et ma peine. Vous m’avez copieusement nourri, Cela suffit ; restons-en là. » Puis il monta à cheval et partit. Alors, messires, voici ma question : Qui, selon vous, fut le plus noble ? Répondez-moi sans plus tarder. Mon conte est fini, je me tais. Ici s’achève le Conte du Franklin.

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Il s’agit selon toute vraisemblance de la harpe celtique, plus petite et plus maniable que la harpe classique. Les instrumentistes sont désignés sous le nom de « harpeurs », par opposition aux « harpistes », spécialistes de la harpe classique. Dans la légende du héros irlandais Cuchulainn, par exemple, on rapporte que le harpeur pouvait produire une mélodie différente, pour faire rire, faire pleurer ou pour bercer son auditoire. J’insiste ici sur l’importance d’attribuer un titre au lai ; c’est une étape qui appartient au processus technique de composition (cf. l’article de BullockDavies cité en introduction), qui associe l’aventure au sens de « happening », la mélodie qui la traduit musicalement, et le titre qui la commémore. La référence au passé correspond certes à la nécessité de « remplir » le vers, mais, comme au v. 16, il s’agit également d’indiquer que ces aventures ont un ancrage historique  : le lai breton est conçu pour commémorer et sa substance n’est pas obligatoirement légendaire. On observe ici une variation sur le motif littéraire bien connu de la « rash promise », la promesse présomptueuse à laquelle s’engagent des personnages qui se trouvent ensuite contraints à des choix ou des comportements auxquels ils n’auraient jamais songé, source de péripéties et de tension dramatique. La transgression de la promesse est un pivôt essentiel des contes populaires : voir la légende de Mélusine, dont le mari Raymondin promet de ne jamais chercher à savoir ce qu’il advient d’elle le samedi, ou bien la folle promesse de Dorigène, dans le « Conte du Franklin » de Chaucer, où l’épouse vertueuse pense se débarrasser d’un soupirant en lui assignant une tâche impossible comme condition de sa reddition… tâche qu’il accomplit, bien sûr. Autre motif récurrent, celui de l’enfant de noble naissance, abandonné avec quelques signes identitaires. Le motif renvoie à la pratique bien réelle de l’exposition des enfants non désirés, ou surnuméraires, sur les marches d’une église. Un semblable abandon de nouveau-né se trouve dans le Conte d’hiver de Shakespeare, dans lequel, comme dans ce lai, l’enfant est sauvé, élevé dans l’anonymat, et recouvre son identité à la fois familale et sociale à la faveur d’une heureuse coïncidence. Il s’agit d’un brocart composé d’un tissage de fils d’or et de soie, souvent rebrodé. L’étymologie de «  baudequin  » renvoie à l’italien Baldacco, Baghdad, où était à l’origine tissée cette étoffe. Le motif du manteau protecteur, souvent doté de propriétés magiques, est fréquent dans les contes celtes (voir par exemple The Luck-Child). La broderie peut être une caractéristique d’origine, ou bien ajoutée de façon surnaturelle. Un avatar du motif se retrouve dans le conte de Nathaniel Hawthorne, Lady Eleanore’s Mantle… sans oublier les contes des frères Grimm. J’ai conservé l’expression originale « douze hivers », et non les « douze printemps » auxquels un lecteur francophone aurait été plus habitué, car la naissance de la jeune fille se produit en cette saison et que ses premiers

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jours en sont marqués (voir le v. 149). La coloration surnaturelle du voyage nocturne est renforcée par l’atmosphère froide et potentiellement hostile du paysage hivernal. L’abandon de l’enfant, la suggestion de la stérilité de son existence, le sérieux qui la caractérisent lors de ses premières années, correspondent également davantage à un régime hivernal, en sommeil en quelque sorte, qu’à un régime printanier. On retrouve la symbolique traditionnelle dans les croyances nordiques, germaniques et celtes : le coudrier et son fruit, la noisette, sont des symboles de fertilité. Pour autant, ne pas en déduire que le frêne est associé à la stérilité : voir le frêne Yggdrasil, l’arbre du monde scandinave. On note ici l’illustration par excellence du motif de l’épouse vertueuse telle que la Griselda de Boccace ou la Constance de Chaucer dans le Conte de l’Homme de Loi.

Messire Landeval 12 15-16 35 64 68 76 81

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Un bachelier (qui a donné l’anglais bachelor «  célibataire  »), était un apprenti chevalier ou un jeune chevalier. Ces deux vers, qui donnent l’impression que les chevaliers ne sont attirés à la cour que par les présents qu’ils peuvent recevoir du roi, sont un ajout de l’adaptateur moyen-anglais. Undern tyde est la troisième heure du jour, correspondant à 9h du matin. Les suivantes apportent à Landeval de quoi se laver les mains avant de se présenter devant leur maîtresse. Littéralement « à toi », le discours mélange tutoiement et vouvoiement, comme souvent dans les poèmes moyen-anglais. Un pavillon est une grande tente ronde ou carrée. La fée ne vit pas à demeure dans la forêt, il est même possible qu’elle n’y soit venue que pour rencontrer Landeval. Il ne s’agit pas d’un héron mais d’une forme du mot ern « aigle ». Le h initial était muet ou fort peu prononcé en moyen-anglais, et il est fréquent qu’il soit omis ou qu’au contraire un mot commençant par une voyelle reçoive un h initial, par exemple thou harte pour thou art (v. 222). Cette île d’Amilion est l’île d’Avallon, où Arthur mourant sera recueilli et soigné. Littéralement, « je sue pour l’amour de toi ». L’éditeur du poème interprète l’inversion comme la marque d’une proposition interrogative, je préfère y voir une proposition hypothétique. Landeval exerce la vertu d’hospitalité : non seulement il nourrit les voyageurs pauvres, mais il leur donne des vêtements. Il ne s’agit pas de criminels mais de débiteurs insolvables, qu’il libère en payant leurs dettes. Mot absent du Middle English Dictionary, interprété ici d’après le vers équivalent de Sir Launfal. Gauvain est célèbre parmi les chevaliers de la Table Ronde pour sa courtoisie. Puisqu’il ne veut pas d’elle et qu’il n’a pas non plus de maîtresse en titre, Guenièvre le croit homosexuel. L’accusation est beaucoup plus claire dans le Lai de Lanval. Jeux « de table », danse, et maintenant chasse : le poème passe en revue quelques-uns des divertissements aristocratiques de l’époque.

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notes aux traductions

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Ce supplice consiste à pendre le criminel, puis à l’écarteler une fois mort. ms. And he that I am vnder arest for – L’éditeur met un point d’interrogation à la fin du vers 260. Le sens du vers 261 est clair (« Et celui pour qui je suis arrêté ») mais peu satisfaisant (quel est l’homme à qui he fait référence ?) et donne une phrase syntaxiquement incomplète. Le texte est sans doute corrompu. Je propose de lire her faisant référence à la fée, et je traduis en conséquence. Au contraire de l’éditeur, je n’interprète pas l’inversion comme une question mais comme une marque d’emphase. Le sens de at hys borde n’est pas clair, car le mot bord est polysémique. Il peut s’agir d’une planche, d’une table, de différents types d’objets en bois. Peut-être le roi est-il assis à une table. Littéralement « furent conduits à un livre », c’est-à-dire une Bible, pour prêter serment dessus. Guenièvre a mauvaise réputation dans toute une partie de la tradition arthurienne, où elle ne se contente pas de filer le parfait amour avec Lancelot. Ici le récitant s’adresse directement aux auditeurs, comme aussi aux vers 524-25. Littéralement « ses garants », mais le contexte montre qu’il s’agit de la dame, donc d’un singulier. Littéralement « de celui qui a versé son sang », allusion à la mort du Christ sur la croix. Il s’agit d’une formule de clôture traditionnelle, indépendante des vers qui précèdent.

Sir Orfeo 1

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Le folio 299 du ms. Auchinleck a été coupé, probablement pour dérober une illustration. Harley et Ashmole présentent vingt vers qui forment un prologue. Ces vingt vers se retrouvent dans Auchinleck (f. 261r) au début du Lai Le Freyne. Pour quel poème, Le Freyne ou Orfeo, le prologue fut-il originellement composé ? Pour les deux ? En introduction à un recueil de lais bretons ? Les avis divergent. Le Lai Le Freyne et Sir Orfeo ont vraisemblablement le même auteur. Bliss considère comme corrompus les v. 13 et 14 du manuscrit Auchinleck : In Breteyne bi hold time / Tis layes were wrought, so seith this rime (« En Bretagne aux temps anciens / Ces lais furent composés, dit ce poème »). Il les remplace par trois vers adaptés du manuscrit Harley. Sa manipulation est contestable, mais, son édition étant devenue l’édition de référence, nous adoptons son texte et sa numérotation. our est la contraction du vieil-anglais ahwer, « anywhere ». La fin des vers est restituée d’après le ms. Harley. King Juno. Le titre de king appliqué à une femme suggère qu’elle agit en roi ou se veut égale à un roi. L’initiale ornée est un . Le minuscule écrit à l’intention de l’enlumineur avait une hampe si courte qu’il a été pris pour un . De même, au v. 204, bifor est presque vifor. ympe-tre, « arbre greffé », c’est-à-dire un arbre fruitier d’un verger. Les pommiers jouent un grand rôle dans les légendes celtes. Avallon, « l’Île des Pommiers » (gallois afall « pommier »), est l’île de l’au-delà.

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Les lais bretons moyen-anglais

L’enlumineur a mal interprété, il a dessiné et orné un au lieu du thorn initial. Le ms. a le singulier trompour. Bliss rétablit le pluriel. Le ms. a blifulest. Après explicit, les cinq dernières lignes de la colonne sont laissées vierges. À la seconde colonne (f. 303 rb) commence The Four Foes of Mankind, « Les quatre ennemis du genre humain » (le Diable, la Mort, le Monde, la Chair), poème de sept strophes chacune de seize vers.

Sir Degaré 4 17, 35

Prodige : voir Introduction, § 5. etc . L’étrier favorise la « symbiose » entre l’homme et le cheval : sa perte atteint la dignité chevaleresque. myndyng day : le « jour du souvenir », auquel était associé le rituel décrit 39 (v. 44-6 et 147-8). chastein tre : voir Introduction, § 4. 74 Le viol d’une vierge par un être surnaturel est chose rare dans les romans 109-14 moyen-anglais, qui dépeignent surtout des actes de séduction (enlèvements) opérés par des personages féeriques déguisés en humains ( A. Laskaya et E. Salisbury, o.c.). Ici, au contraire, le chevalier a pris soin de préciser qu’il n’est pas un (vulgaire) mortel (v. 99-100). Selon L. H. Loomis (o.c.), Chaucer s’est inspiré de ce passage dans le Conte de la bourgeoise de Bath (v. 145-50). La défloration ne semble pas avoir altéré la pureté virginale (cf. v. 165 et 168-76 170 , où l’ambiguïté de la formulation peut couvrir l’après autant que l’avant de la conception). Seule indication de maintien d’un contact entre la mère de l’enfant et son 194-5 féerique amant. Toutefois – si on retient l’hypothèse d’un viol fantasmé – les gants pourraient n’être qu’un banal cadeau fait dans le passé à sa fille par le roi : son père idéalisé par elle en prince de l’au-delà ? Ambiguïté de la formulation (voir Introduction, § 6 et note 11). 215-8 Ces vers sont à rapprocher, pour le motif et pour l’expression, de Lay le 219-22 Freine, v. 145-50. Les attributs du chevalier, auxquels il faut ajouter l’écuyer et un second 322 cheval (v. 310-14). 323-4 Il faut avoir fait ses preuves avant de mériter ces attributs. Le combat contre le dragon (v. 369-84) en offrira l’occasion. 327 Sur le symbolisme du chêne, voir Introduction, § 8. Le terme childe commence ici à glisser vers le sens de « jeune apprenti 335 chevalier », « chevalier en herbe », « damoiseau » (voir aussi v. 365, 369). Le glissement s’accentue au v. 386 après le premier exploit. Dans la traduction, on passera simplement de « enfant » (jusqu’ici retenu) à « jeune », le contexte chevaleresque (v. 385-6) étant lui-même suffisamment explicite. 359, 374 Sur le symbolisme du gourdin, voir Introduction, § 8. 394-403 Motif de Cendrillon. 409-20 Tout chevalier de haut mérite et de « noble sang » (tel que le comte) a le pouvoir d’adouber un novice après en avoir éprouvé la valeur. Il est cependant significatif ici que le gourdin (naturel) de Degaré se soit révélé plus efficace que l’épée (fabriquée) de celui qui l’adoube.

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notes aux traductions

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Le terme de Sire, appliqué pour la première fois à Degaré, alternera avec celui de child (bien moins fréquent), qui signifie désormais « (jeune) chevalier » (v. 566, 584, 607). Le souci de renommée (lié à celui de l’honneur), composante essentielle de l’idéal chevaleresque, surgit ici ironiquement dans le cadre d’un pari pascalien. Rituel classique du preux à la veille d’un combat. C’est à l’écuyer qu’il revient d’habiller le chevalier. C’est la déloyauté du roi (cf. v. 541-3), contraire à la tradition chevaleresque, qui vaut à Degaré le soutien de Dieu, dans lequel il a placé sa foi (v. 486). Le jeune chevalier a ici pour lui l’honneur, la bravoure et la force, mais non encore l’expertise (v. 510, 520), lacune compensée par l’intervention de Dieu neutralisant le « mauvais » coup. bare qued. Mot à mot : « le mal nu », euphémisme pour désigner le diable. Cf. note du v. 421. Il manque une syllable forte pour rimer avec bold : d’aucuns pensent à old. Le sens serait alors : « sa vieille mère ». D’autres (French & Hale) préfèrent hold (« gracieuse »), repris par hende au vers suivant. Schleich (1929), pour sa part, suggère to have and hold (« pour la posséder et en jouir »), hypothèse hardie qui revient à mettre encore plus en relief (comme au vers 626) le côté incestueux de l’union (cp. « J’ai fécondé le sein qui me porta », répété à l’envi dans Œdipe-Roi de Sophocle). Combine la thématique du château enchanté et celle du château des dames assiégées par un cruel ennemi : le chevalier hébergé (ou soigné) par les dames vole à leur secours et reçoit en retour présents et marques d’amour. La traduction de kept par « veiller sur » (au double sens de « protéger » et de « prendre soin de ») tente de maintenir l’ambiguïté ironique (voir Introduction, § 7 et note 12). À la veille de son dernier exploit, l’équipement de Degaré est décrit, pour la première fois, avec un luxe de détails et de raffinement. On est loin du gourdin des débuts !

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Au Kardevyle de Launfal correspond Carlile dans Landeval. Il est donc vraisemblable que Kardevyle désigne Carlisle dans le Cumberland, une ville fréquemment mentionnée dans les lais bretons (voir à ce propos A. J. Bliss, Sir Launfal, London, 1960, p. 83, n. 9). Bliss (Sir Launfal, p.  83, n.  17), interprète in playn comme une version tronquée de in playn batele, « en pleine bataille ». Il est plus simple de considérer qu’il s’agit de la locution adverbiale in playn, « en vérité », que nous n’avons pas rendue ici pour ne pas alourdir la traduction. Le terme bacheler désigne un jeune homme célibataire, mais il dénote aussi, dans ce contexte, un statut social : un bacheler est un chevalier au service d’un noble ou d’un roi (cf. MED, s.v.). hym est ici pronom réfléchi, « d’y aller chercher (pour lui-même, Arthur) ». Ainsi que le fait remarquer Bliss (Sir Launfal, p. 84, n. 44), lyke est le plus souvent impersonnel en moyen-anglais, avec le sens de « plaire ». Mais en moyen-anglais tardif, il est parfois employé, comme en anglais moderne, avec le sens d’« aimer ». C’est la ­deuxième interprétation qui a été choisie

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Les lais bretons moyen-anglais

ici : Le contexte montre, en effet que c’est, à l’origine, Launfal qui a conçu de l’inimitié envers la reine, et non l’inverse. Under signifie ici « outre », « en plus de » (cf. OED, s.v., 9c). Une formule fréquente dans les « tail-rhyme romances ». Les parallèles cités par Bliss (Sir Launfal, p. 85, n. 57) tendent à montrer que herte représente non pas le datif de hert, « cœur », mais une déformation de herde, datif de herd, lui-même issu du substantif vieil-anglais hyred, qui peut désigner des groupes divers, « famille », « maisonnée », « cour royale ». Ici, il s’agirait de ne rien cacher à l’auditoire. Nous suivons ici l’interprétation de Bliss (Sir Launfal, p. 87, n. 174), selon laquelle wore est une forme de were. Pour ne pas trahir le secret de Launfal, les chevaliers prétextent ne pas avoir eu le temps de se changer entre leur partie de chasse et le moment où ils se sont mis en route pour Glastonbury. Grey désigne le « gris » ou « petit-gris », la fourrure d’hiver d’un écureuil du nord de l’Europe, très prisée au Moyen Âge. Le sens exact de gro est, en revanche, incertain. Il s’agit manifestement d’un autre type de fourrure précieuse. Notre traduction « vair » n’est qu’un pis-aller. Littéralement, « blanches comme la farine ». Mais l’expression véhicule en français des connotations négatives. Nous proposons d’émender ici kepte en chepe, « affaire », « marché ». Si l’on garde en effet la forme kepte, on obtient une traduction qui n’a guère de sens : « Je n’en ai pas gardé de meilleure (dame ?) ». Deux boissons très prisées au Moyen Âge, composées d’un mélange de vin, de miel et d’épices (voir Bliss, Sir Launfal, p. 91, n. 344 et TLF, s.v. « piment » et s.v. « clairet ».). Voir note au vers 261. Le cheval (sted) ne donne pas de coups. Il faut comprendre under Launfal on his stedes dent. Le terme fachon, du vieux français fauchon, désigne une épée à lame courbe (cf. MED, s.v. fauchon). Littéralement « fort belles en leur chambre ». Il s’agit là d’une formule poétique figée. Le contexte montre qu’on a ici une tournure impersonnelle, sur le modèle de ce que l’on observe habituellement pour like. La Bible. L’usage du verbe record sans complément d’objet direct est surprenant. Il semble qu’on ait là une version tronquée du texte correspondant de Landeval, The kyng lett recorte tho / the sewt and the answer also (329-330), « Le roi demanda que soient rappelés les termes de la plainte et de la défense ». On s’explique mal l’antéposition de l’auxiliaire have, d’autant plus que, dans Landeval, il est placé après le sujet : We have beholde these maidens bright.

Emaré 3

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Il est malaisé de rendre en français le double syntagme verbal allitératif dele and dyghte ; dyghte (ici « régner », « régir », contrôler » est le corollaire de dele (étymologiquement, « distribuer ») : en d’autres termes, le Christ « règne » sur ce qu’il a lui-même « établi » ou « octroyé ». Le pronom anaphorique hyt reprend blys. On notera le décalage stylistique entre l’original et la traduction par le verbe « intercéder » qui, bien que correspondant exactement à [b]ere our arunde

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notes aux traductions

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so bytwene sur le plan sémantique, relève d’un registre beaucoup plus savant ; le poète se contente de demander à la Vierge Marie qu’elle « transmette un message » ; bere peut donc s’assimiler à une forme injonctive (ou subjonctive), bien qu’il semble ici avoir la fonction syntaxique d’un impératif, puisque le second thy, contrairement au premier, est une apostrophe directe à la Vierge. Cette relative enchâssée est une formule fréquemment récurrente dans le lai : peu sémantisée, elle sert surtout à établir une rime (ici avec le dernier vers de la strophe). Il était tentant de traduire menstrelles par le terme français dont il est issu, à savoir « ménestrel ». Cependant, celui-ci ayant un sens sans doute plus précis que le nom anglais qui en est issu, dès le XIIIe siècle, puisqu’il désigne un musicien ou joueur d’instrument itinérant, notamment de violon, nous lui préférons celui de « trouvère » ; en effet, il s’agit avant tout de raconter une histoire, de dire ou de chanter des vers. Certes, notre poète se fait ici le chroniqueur d’un récit plutôt qu’il n’invente, comme les trouvères français, héritiers de la tradition troubadouresque, des formules compliquées d’amour courtois, mais menstrelles est un terme si vague – voire générique –, qu’il en devient difficile à traduire ; « trouvère » contient au moins le sème du « chant », donc de la musique, également contenu dans « menstrel », ce qui n’est pas le cas, par exemple, de « conteur itinérant ». User de ce terme à l’intérieur du genre « lai » peut sembler paradoxal : en effet, ainsi que le rappelle Paul Zumthor, le « dit » est un texte « uniquement ou principalement ‘lyrique’ transmis par la voix sans soutien ni accompagnement mélodique  » (Essai de poétique médiévale, Paris  : Seuil, 1970, p. 480). Cependant, son usage n’est pas trop déplacé ici, puisque notre poète ne parle pas de son propre cas, mais généralise au moyen du possessif her (« leur »). En outre, c’est le verbe speke qui est utilisé dans ce contexte, et non synge, qui ne le sera que dans le dernier vers. La parenthèse, que nous rendons par un tiret, suggère une nuance importante : en effet, l’auteur avertit son lecteur/auditoire que son « chant » narrera une aventure panachée de joies et de peines (notons la parenthèse, qui, en faisant apparaître la tristesse comme présente mais adventice, ou secondaire, semble suggérer que l’auteur se fait une sorte de publicité !). Plus sérieusement, il n’aura pas échappé au lecteur de ce lai que, par delà le merveilleux qu’il inclut, il projette aussi une logique pragmatique de l’existence, faite d’une alternance de joies et de chagrin. Une traduction littérale conférerait à la description une tonalité insolite, voire grotesque : la teneur des images, conventionnelles ou non, a évolué depuis les XIVe et XVe siècles ! Très certainement au sens d’« accomplie » et digne de siéger à la cour. Wyght est utilisé ici dans son sens adjectival, lui-même dérivé de son sens nominal vieil-anglais (« homme ») : se dit donc de quelqu’un qui a les vertus « masculines » d’intrépidité et vaillance. Ici encore petit clivage stylistique entre un vers d’une teneur relativement familière, peut-être l’équivalent ancien de l’anglais moderne « She died on him ». Le gan n’est pas traduisible en français : il s’agit d’un procédé lexicométrique (« cheville ») permettant d’égaliser le nombre de pieds (ou d’accents) à l’intérieur du vers, soit six pieds ou quatre accents. Plus exactement, « grand’salle » ; il y a rarement dans la poésie médiévale de passages vraiment descriptifs ; dans le lai, notamment, les notations

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spatiales demeurent très sommaires, presque symboliques. C’est ainsi que les palais sont généralement réduits à deux mentions qui deviennent vite métonymiques : bower et hall, le premier désignant la chambre (souvent celle des dames), espace intime donc, et le second la grand’salle, espace public par excellence. Fre désigne bien sûr la « noblesse », au propre comme au figuré. Ce contraste insolite pourrait suggérer que tous les personnages ne vont pas évoluer de la manière que l’on croit et que l’avenir de la demoiselle est donc de fait incertain ! En outre, faut-il voir dans curteys et playnge une sorte de lien sémantique, le premier anticipant le second ? Fêtes et réjouissances faisaient après tout partie de l’esprit de cour ! Le sémantisme de ryche n’est pas tout à fait le même que celui du mot contemporain, dans la mesure où il désigne autant le luxe et la luxuriance que la richesse elle-même. L’ancien sens de « franc » en français correspond exactement à celui de fre en anglais, à savoir « noble ». Il est douteux que ce terme suggère quoi que ce soit au lecteur. C’est pour sa connotation mystérieuse que nous l’employons, les autres désignations possibles étant « crapaudine » ou « pierre de crapaud ». Le référent est en fait une pierre brunâtre, peut-être une dent de poisson fossilisée, créditée au XIIIe siècle de pouvoir magiques, et tout aussi utilisée, par broyage et décoction, comme un remède contre la peste bubonique qu’intacte, comme un bijou précieux aux vertus protectrices. Ce vers n’apporte aucune information supplémentaire ; il ne semble servir qu’à égaliser le nombre de vers de cette strophe ou à pourvoir à la rime. Amadas et Ydoine est un roman en vers daté de la fin du XIIe siècle dans lequel le héros éponyme, Amadas, socialement inférieur à celle dont il est épris, perd l’esprit du fait d’un chagrin d’amour. L’usage du substantif senatowres n’est pas clair ici. Dans ce contexte, « sénateur » semble, en français, peu pertinent sinon incohérent.  Cette notation relative aux habits portés par Emaré constitue presque la « note tonale » du lai. Il semble que ce terme, générique en français dans un tel contexte, convienne mieux que « comte » qui, pour être la traduction littérale, ne saurait servir d’hyperonyme, puisqu’il ne désigne qu’un titre de noblesse spécifique. Au sens ancien de « plaisirs », très usité dans la poésie amoureuse jusqu’au XVe siècle, environ (voir Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris : Gallimard, 1964, p. 1444). La confusion entre Dieu, le créateur du monde, et son fils, Jésus Christ, est fréquente dans le roman en vers au Moyen Âge. Ou « Pays de Galles » ? Il est malaisé, du fait de l’absence de caractérisation, de trancher. Il s’agit probablement en fait d’une expression comportant, outre une préposition due peut-être à une erreur, la corruption du mot français « roy ». Il semble que unhende soit un bel exemple d’euphémisme : en effet, il ne s’agit pas tant de discourtoisie que de pure perversité ! Il est difficile de trancher quant à l’interprétation à donner de kepe the qwene whyte as fome : s’agit-il simplement d’une banale comparaison, ou faut-il y voir une métaphore de pureté et de chasteté, qualités dont le bailli serait précisément garant ?

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notes aux traductions

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Il s’agit bien sûr d’une interprétation, come bytwene us two connotant le trouble, la discorde semée entre les deux conjoints. L’expression est au demeurant toujours usitée. Il est presque sûr que l’adjectif ylle n’est ici employé que pour la rime. Est-ce par dépit et jalousie que la reine mentionne la robe, ou faut-il n’y voir qu’un motif stylistique récurrent et structurant ? Cela semble le terme le plus pertinent, puisqu’Emaré prétend que son époux s’est en quelque sorte mésallié en l’épousant. Le verbe signifiait exactement « se marier hors (‘fors’) de son lignage (‘ligner’) ». En fait, il n’en est rien, bien entendu ! Sans doute, littéralement : « tu m’inspires une grande honte », « j’ai honte de toi ». Sans doute un peu paradoxal, eu égard à son état ; faut-il voir dans fayr and bryght un groupe purement conventionnel, ou alors s’appliquant derechef à la fameuse robe ? Issu du verbe ancien français « cheoir » (« revenir à »), ce substantif désignait donc l’ensemble des biens appartenant de droit à quelqu’un de haute naissance. Nous adaptons ici whyte as fome, une traduction littérale pouvant sembler ironique étant donné le contexte ! Sans doute ambigu : il n’est pas sûr qu’il faille y voir le sens actuel de « make merry » (« s’amuser », « se réjouir »). Il veut peut-être simplement que « ses hommes » se divertissent et connaissent l’abondance et le luxe, ce qui serait plus conforme à l’idée de pénitence, en ce qui le concerne, puisqu’il s’exclurait donc de ces « déduits » ! Il n’est pas sûr que ce soit là un concept culinaire médiéval ! Grete ende (parfois noté grece ende) est une énigme lexicale qui a donné lieu à de nombreuses gloses. Les premiers degrés de l’escalier (ancien français « gres »), ou au contraire, l’extrémité finale de ce dernier (« great end » en modernisant), sont les hypothèses le plus souvent retenues. Il s’agit probablement en fait d’une formule narrative sans signifiance spécifique, puisqu’on la retrouve dans d’autres lais.

Messire Gautier 9 31 56 64 71 74

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Ainsi Merlin et Arthur furent engendrés. Saint Thomas d’Aquin lui-même admet cette possibilité, quoiqu’avec réserve (Summa Theologica 1,3,6). Karl Breul (p.118) a proposé cette interprétation. L’OED et le MED suggèrent des localisations vagues. On a retenu ici l’hypothèse la plus convenable. La stérilité, tenue alors pour un déshonneur ou un châtiment, pouvait justifier une séparation. Aucun pacte n’est conclu avec le diable. La seule faute de la duchesse est de s’opposer à la volonté divine en désirant concevoir « à tout prix ». Symboliquement, l’arbre met en relation la Terre et Ciel, le naturel et le surnaturel. Le verger évoque la Tentation au Paradis Terrestre. Le tronc de l’arbre est une image phallique. La pilosité au Moyen Âge est souvent associée à un état primitif, voire bestial ; c’est aussi un des traits distinctifs du Malin, comme le pied fourchu.

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Les lais bretons moyen-anglais

La prédominance de la volonté divine apparaît clairement. Le diable n’est que l’instrument d’une punition. Le père est le même, les mères différentes. Merlin, toutefois, né d’une mère innocente, échappe à l’influence maléfique de son géniteur. Les dents du nourrisson sont évidemment prématurées et soulignent à la fois la croissance surnaturelle du bébé et sa précoce férocité. L’arme forgée par l’adolescent pour son usage exclusif évoque à la fois l’épée du jeune Arthur et l’instrument des manants en rébellion. Bradstok avance que le fauchon ou la faucille était une arme des Sarrasins. Impuissant à contrôler son fils maudit, le duc accorde à Gautier son dernier présent paternel. C’est l’équivalent du baptême reçu à sa naissance. Matines : la première des heures canoniales, office chanté en principe entre minuit et le lever du jour. Gautier est par nature voué au mal, mais non responsable de son état ; en outre, le baptême qu’il a reçu lui offre la possibilité du repentir et d’une éventuelle conversion. La nudité de Gautier le rapproche des bêtes sauvages et marque son refus de la bienséance et des codes de l’aristocratie à laquelle il appartient pourtant. Le viol des nonnes et l’incendie du couvent sont omis dans le manuscrit de Londres. On s’attendait à une réaction plus violente, après la menace proférée au v. 225. Le mensonge de la duchesse confirme le doute qui a saisi Gautier et l’a fait venir. La grâce du baptême semble opérer. Gautier saisit l’occasion qui lui est offerte par Dieu, grâce à son baptême. Le changement radical d’attitude de Gautier vis-à-vis du courageux comte est la première conséquence pratique de sa conversion. La règle catholique précise que le sacrement de pénitence n’est validé que par l’accomplissement rigoureux de la pénitence fixée par le prêtre. La confession est nécessaire mais non suffisante et l’absolution n’est que conditionnelle. Le motif du chien est évidemment lié au thème de la chasse et au registre aristocratique (le lévrier). On n’oublie pas, par ailleurs, la fonction mythique du chien psychopompe, intercesseur entre ce monde et l’au-delà. Dans la tradition celtique, le statut du chien est particulièrement élevé (Cùchulainn). Gautier adulte n’est jamais décrit, sauf ici. Sa force surhumaine et sa prestance auraient pu lui permettre d’accéder aisément à l’intérieur du château, mais il préfère attendre, par humilité. Sa beauté impressionne également le Maître des Banquets (v. 340). L’Empereur perçoit intuitivement la condition du pénitent et saura le nourrir par le truchement des chiens (v. 364). Hob, diminutif de Robert, suggère un rapprochement avec Robert-leDiable. Toutefois ce nom n’était pas rare parmi les humbles et les serviteurs. Le rôle du fou de Cour, en revanche, n’est guère compatible avec le mutisme. Il semble donc que l’Empereur ait eu soin de conférer un statut semi-officiel au pénitent afin de le protéger aussi longtemps que nécessaire. Les trois couleurs portées successivement par Gautier épousent symboliquement son évolution morale. Elles peuvent également être interprétées en termes alchimiques, car le noir, le rouge et le blanc marquent les étapes du Grand Œuvre qui s’accomplit dans la conscience de Gautier. Inverse-

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notes aux traductions

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ment, les splendides couleurs que porte le Sultan ne sont qu’un illusoire décor. La blessure symbolique du héros valeureux mais imparfait constitue un lien de plus avec Robert-le-Diable. Elle fait aussi penser à l’estafilade reçue par Gauvain lors de sa rencontre finale avec le Chevalier vert. On reconnaît là l’Ordre de Saint Benoît, peut-être des Cisterciens.

Le comte de Toulouse 15 17 39 45 131 143

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Il pourrait s’agir de Dioclétien, empereur romain de 284 à 305. Dioclétien avait entrepris une grande réforme administrative, militaire et judiciaire. Il persécuta les chrétiens. Certains manuscrits comportent une virgule après Mary, d’où cette traduction qui nous semble préférable. Marie était symbole de perfection et la comparaison avec Marie, un procédé littéraire dans les romances ; la dame devient l’image de l’âme pure et de la perfection spirituelle. Pour les traîtres. Une guerre ne pouvait être victorieuse que si trois conditions étaient remplies : l’auctoritas principis, autorité du souverain, et non intérêts particuliers, une cause juste, et non agression et convoitise, une intention juste, la défense du bien commun. Il s’agit de saint Jean l’Evangéliste, très populaire au Moyen Âge. La coutume était de rançonner les prisonniers. Plus leur rang était élevé, plus la rançon était importante. Ainsi, la rançon d’un prince était particulièrement élevée, celle de chevaliers n’était pas négligeable non plus. La chasse au faucon était la passion des grands seigneurs au Moyen Âge et nous pouvons donc en déduire qu’ici il s’agit bien de cela. La Bible. Elle sanctionnait le serment. Parmi les règles de ce code se trouvait celle-ci : « Tu ne mentiras point et seras fidèle à la parole donnée  ». Le Moyen Âge accordait une grande importance à la parole donnée. Saint André était très populaire au Moyen Âge. Ses reliques se seraient trouvées à St Andrews, en Ecosse. Un autre manuscrit donne and rested him with wyn, d’où notre traduction. Trylabas a fait serment et le parjure est un crime. Dès le haut Moyen-Âge, l’honneur fait à l’hôte et celui qui revient au maître qui accueille sont attachés à l’offrande du vin. Les yeux gris étaient un critère de beauté. Les autres critères de beauté étaient un teint blanc comme neige, des joues rouges, une taille fine, des doigts fins. Cf. v. 340-343 et 353-357. Whallys bone : il ne s’agit pas de la baleine mais du narval, surnommé licorne des mers, qui possède une unique corne torsadée. Les navigateurs revendaient cet ivoire très cher. Il était de coutume pour les dames d’assister à la messe tous les matins. Jusque vers l’An Mil, les châteaux étaient des fortifications en bois qui ont ensuite été remplacées par des structures en pierre. La Bible. Cf. note au vers 190. C’était le châtiment officiel auquel étaient soumis ceux qui étaient coupables de trahison.

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Il semble qu’il faille lire dans le texte anglais : orde and ende. Le chevalier tranchant découpe et sert la viande pour son seigneur ou sa dame. Le chevalier se doit d’être courtois et sage. Il doit servir sa dame fidèlement en toutes circonstances. Saint Germain d’Auxerre fut envoyé en Angleterre en 429 pour lutter contre le pélagisme et favoriser la diffusion du christianisme. Il vint également au secours des Bretons menacés par une invasion de Saxons et, avec l’évêque Loup de Troyes mit les envahisseurs en fuite en entonnant un Alleluia tonitruant. Nous optons pour cette variante se trouvant dans un autre manuscrit : with swerdes and with torches bright. Variante dans un autre manuscrit : thy loos is lorn, ce qui nous paraît préférable, d’où notre traduction. Il était important de s’assurer que l’on ne manquerait de rien étant donné le peu de possibilités de logement et de nourriture pendant le voyage. L’abbé vient de briser le secret de la confession, mais c’est la vie de sa nièce qui est en jeu. Coutume des chevaliers qui jetaient leur gant pour défier ceux avec qui ils voulaient combattre. Le relever signifiait qu’on acceptait de se battre.

Conte du Franklin 732 751 755 769 865 890 912 1081 1141 1607

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Empryse : exploit chevaleresque. Soveraynetee : ici non pas la domination au sens strict mais le statut de seigneur. So large a reyne : métaphore bien connue renvoyant – par l’image de la bride sur le cou – à la fois au contrôle et à la liberté. Thral : servitude. Purveyaunce : la Providence divine, alors qu’au vers 904, ce terme désigne les provisions, les préparatifs matériels. Disputisoun : terme renvoyant à la disputatio, débat universitaire qui était l’un des fondements de l’enseignement médiéval. The verray paradys : un jardin d’agrément typiquement médiéval, rappel esthétique de l’Eden, illustration du thème de la reverdie. Traunce : transe. État de souffrance extrême provoqué par le mal d’amour qui frappe également Troilus (cf. Troilus and Criseyde, poème narratif de Chaucer en 5 Livres). Tregetoures : illusionnistes, magiciens. Philosophre : terme aux sens multiples, philosophre désigne autant le philosophe, le savant que l’astrologue, le magicien.

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