Positivismes: Philosophie, sociologie, histoire, sciences
 2503508103, 9782503508108

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POSITIVISMES

DE DIVERSIS ARTIBUS COLLECTION DETRAVAUX DE L' ACADEMIE INTERNATIO NALE D'HISTOIRE DES SCIENCES

COLLECTION OF STUDIES FROM THE INTERNATIONAL ACADEMY OF THE HISTORY OF SCIENCE

DIRECTION EDITORS

EMMANUEL

ROBERT

POULLE

HALLEUX

TOME 39 (N.S. 2)

BREPOL S

UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES - UNIVERSITE D'UTRECHT

POSITIVISMES PHILOSOPHIE, SOCIOLOGIE, HISTOIRE, SCIENCES

Actes du colloque international 10-12 decembre 1997 Universite Libre de Bruxelles sous le patronage du Comite national de Logique, Histoire et Philosophie des Sciences de Belgique

Edites par ANDREE DESPY-MEYER ET DIDIER DEVRIESE

BREPOLS

Illustration couverture: Promethee Huile sur toile de Jean Delville, 1907, 360 x 250 © ULB, Bibliotheque des Sciences humaines

© 1999 Brepols Publishers, Turnhout

Imprime en Belgique D/1999/0095/19 ISBN 2-503-50810-3 All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

«le pense que l'on se rendra compte que malgre toute la science positive accumulee, nous vivons dans la phase la plus anarchique et la plus obscure qui soit au point de vue de ['organisation theorique de la societe (. ..) la voie a suivre est franchement, nettement du cote exact... »

ERNEST SOLVAY

1912

REMERCIEMENTS

Le colloque "Positivismes - XIXe-xxe siecles. Philosophie, Sociologie, Histoire et Sciences" s'est tenu les 10, 11 et 12 ctecembre 1997 a l'Universite lib re de Bruxelles, dans le cadre des manifestations " Solvay et son temps ", organisees par l'Universite libre de Bruxelles. Il a beneficie du patronage du Comite national de Logique, d'Histoire et de Philosophie des Sciences. Le colloque etait organise conjointement par l'Unite de recherche "Histoire des sciences et des idees ", Departement des Archives, Universite libre de Bruxelles et l'Institut de Recherche sur l'histoire et la culture (OGC), Universite d'Utrecht. Il a beneficie du soutien du Ministere de la Politique scientifique belge, du Ministere de l'Education de la Recherche et de la Formation de la Communaute fram;aise de Belgique et du Fonds national de la recherche scientifique de Belgique, ainsi que du Musee des Sciences et des Techniques (Parentville-Charleroi). Les organisateurs et editeurs du present volume tiennent a adresser leurs remerciements chaleureux aux orateurs du colloque et expriment aussi leur reconnaissance aux auteurs des articles rassembles ici, qui ont accepte de coucher sur le papier les fruits de leur reflexion. Nous souhaitons dire aussi notre gratitude aux institutions qui, par leur soutien actif, ont permis la tenue de ces journees, ainsi qu'aux editeurs, sans qui ces lignes ne pourraient etre lues aujourd'hui. Enfin, nous souhaitons rappeler le role ingrat mais essentiel de l' equipe logistique, cheville ouvriere du colloque et de ses Actes. Les actes du Colloque sont edites grace a l' Academie internationale d'Histoire des sciences et au Comite national de Logique, d'Histoire et de Philosophie des sciences de Belgique (Pr. Robert Halleux). Comite scientifique : Andree Despy-Meyer (ULB), Didier Devriese (ULB), Dr. Hubert Galle (ULB), Dr. Pierre Alain Gevenois (ULB), Pr. Pierre Gillis (Universite de Mons), Pr. Robert Halleux (Universite de Liege), Pr. Jean-Jacques Heirwegh (ULB), Dr. John Krige (CRHST- Cite des Sciences, Paris), Pr. Marco Mostert (Universiteit Utrecht), Dr. Pasquale Nardone (FNRS-ULB), Gregoire Wallenborn (FNRS-ULB). Les index qui figment en fin de volume ont ete elabores par Henri Kowalski (ULB), avec la rigueur qui lui est coutumiere.

INTRODUCTION

ANDREE DESPY-MEYER ET DIDIER DEVRIESE

Les journees consacrees aux " positivismes " sont nees - indirectement d'un constat deja ancien: on s'est trop peu pench6 sur l'histoire "intellectuelle" des institutions academiques et on a longtemps neglige d'inscrire celle-ci dans son contexte economique, politique et social. En outre, on a peu tenu compte de l'inftuence qu'exerce un" courant de pensee" sur ces divers domaines, influence materialisee par !'action d'individus, eux-memes souvent regroupes en "spheres d'inftuence ". Aujourd'hui l'historiographie contemporaine a comble bien des lacunes en ces matieres ; de nombreuses etudes encore partielles - rendent a l'histoire des idees son statut de matiere historique a part entiere. II serait vain d'en citer ici des exemples, ils abondent dans les champs de l'histoire de la philosophie, des sciences, ou encore de l'histoire. Ce constat est a la source du colloque sur les " Positivismes " inscrit dans les manifestations " Ernest Solvay et son temps ". Ce volume d' Actes rassemble la majeure partie des communications presentees lors du colloque qui s'est tenu a l'Universite de Bruxelles du 10 au 12 decembre 1997. Dans une volonte d'eclairer le lecteur sur les motivations qui ont preside a I' organisation de ces journees, tout comme d'en justifier l'agencement, il y a lieu d'expliciter le choix de notre theme. Ernest Solvay (1838-1922), celebre pour sa spectaculaire reussite industrielle (la soude Solvay), mais aussi pour son mecenat scientifique, ses propres travaux ou encore son activite politique et sociale, est certainement l'une des " grandes figures " du Pantheon beige. Mais si notre propos etait, certes, de livrer une etude d'ensemble qui faisait defaut jusqu'a aujourd'hui, il visait aussi a demystifier le personnage ... et le theme se pretait merveilleusement a une etude pluridisciplinaire 1 . Toutefois, lil ne reside pas la premiere justification du colloque. Ernest Solvay avait fait de la science son ideal absolu, une 1. A Despy-Meyer et D. Devriese (eds), Ernest Solvay et son temps, Bruxelles, 1997.

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science qui representait !'instrument de comprehension des phenomenes naturels et sociaux - et s' eleverait enfin au rang de seule pensee "legitime ", pour incarner parfaitement et completement la Raison. Cette confusion entre rationalite et science, cette conviction que toute question adressee a l'humanite trouverait reponse par la marche de la Science illustre assez bien le courant appele scientisme - souvent confondu avec le Positivisme. Si Ernest Solvay ne se reclama pas explicitement du positivisme, ffit-ce indument, le terme " positif" devait neanmoins apparaitre ici et fa dans ses travaux personnels et lui-meme fut souvent decrit comme un porte-ftambeau de ce courant de pensee2. Ainsi s'effectue le premier rapprochement avec le OU les positivismes. Le deuxieme rapprochement tient aux liens que Solvay entretenait avec l'Universite libre de Bruxelles. Cette derniere, fondee en 1834 par les milieux liberaux et francs-mac;ons, affirmait son anticlericalisme mais n'etait pas antireligieuse. A la fin du XIXe siecle, elle se reclamait au moins autant du spiritualisme rationaliste de Guillaume Tiberghien que du positivisme d'Hector Denis3 . Par ailleurs, cette fin de siecle fut marquee par deux mouvements apparemment depourvus de lien. D'une part, une crise grave eclatait a l'U.L.B. dans les annees 1890, qui voyait s'opposer deux mouvements, l'un conservateur d'inspiration spiritualiste, l'autre progressiste materialiste. Ce conftit aboutit a la creation d'une "Universite nouvelle de Bruxelles " qui se reclama explicitement du positivisme 4 . D'autre part, la lente professionnalisation de la science se manifesta notamment par la construction des premiers laboratoires modernes, entre autres dans le domaine des sciences medicales. Si Ernest Solvay en fut l'un des inspirateurs et le principal mecene, !'influence exercee par le Dr Paul Heger y fut des plus sensibles : ce dernier, physiologiste, se reclamait explicitement de Claude Bernard, de ses conceptions deterministes des phenomenes naturels et de l'absolue necessite de verification experimentale des hypotheses scientifiques. Cette demarche scientifique fut souvent assimilee a un positivisme - bien que son promoteur a l'ULB, Paul Heger, s'en defendit5. Aux yeux d'Ernest Solvay pourtant, la fondation d'instituts scientifiques 2. Idem, passim, en particulier I. Stengers, "La pensee d'Ernest Solvay et la science de son temps", p.149-165; J-J. Heirwegh et M. Peeters," Le 'Tableau de chevet' d'Ernest Solvay: un pantheon personnel", p. 167- 194. Voir aussi Jes travaux personnels d'Ernest Solvay dont on trouvera une bibliographie quasi exhaustive dans Notes, Lettres et Discours d'Ernest Solvay, vol. I et II, Bruxelles, 1929. 3. On verra !'article de M. Peeters, "Aspects des grands courants de la philosophie en Belgique", dans Ernest Solvay et son temps... , p. 71-90 et la these de P. Daled, L'Universite fibre de Bruxelles et la religion. Spiritualisme et materialisme au XIX" siecle, Bruxelles, 1998. 4. Voir A. Despy-Meyer, "Un laboratoire d'idees: l'Universite nouvelle de Bruxelles 18941919 '', dans G. Kurgan-van Hentenryk (ed.), Laboratoires et reseaux de diffusions des idees en Belgique, Bruxelles, 1994 qui renvoie aussi a ses travaux anterieurs sur le sujet. 5. Voir notamment A. Despy-Meyer et D. Devriese, "Paul Heger, maitre d'oeuvre des Instituts d'enseignement et de recherche en science medicale voulus par Ernest Solvay a Bruxelles (18911895) ", dans De Toga om de Wetenschap, Gewina, n° thematique 16 (Rotterdam, 1993), p. 90103; A. Despy-Meyer, D. Devriese et I. Sirjacobs, "Solvay et Heger: de la !Morie a la pratique de la physiologie ", dans Ernest Solvay et son temps... , p. 195-208.

INTRODUCTION

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mettant en oeuvre cette methode ne pouvait qu'illustrer une politique et une science "positives " 6 . Ces quelques elements tres brievement evoques illustrent bien l'enchevetrement de notions et d'idees allegrement confondues sous le terme de " positivisme ".Ace titre, ils sont exemplaires des glissements qui s'operent, a l'epoque deja, et dont la confusion est encore entretenue aujourd'hui. S'inscrivant - consciemment ou inconsciemment- dans une pensee qui n'est qu'un lointain avatar du positivisme historique, et en cela tres loin de la pensee d' Auguste Comte, Ernest Solvay fait neanmoins echo a la pensee comtienne. Son obsession de l'unite et plus precisement de " !'unification rationnelle et positive " 7 temoigne d'une volonte de creer des ponts entre les disciplines, volonte a laquelle nous ne pouvons pas demeurer insensibles, que l'on interprete cette pensee comme !'expression d'un genie ou comme un refus des acquis de la science de son temps et de sa progressive specialisation8 . La pensee d'Ernest Solvay, les mouvements d'idees developpes a l'Universite libre de Bruxelles et peut-etre leur conjonction, nous ont conduit a modifier notre demarche initiale, qui devait etre consacree au positivisme en sociologie et en sciences, les sessions consacrees a la philosophie et a l'histoire devant en livrer les principes, le contexte d'emergence et les evolutions. Or, il nous est apparu d'emblee que le terme meme de" positivisme" etait extremement reducteur. En effet, et ceci pris a titre d'exemple, en quoi le positivisme historique, le scientisme de la fin du x1xe siecle et le positivisme logique du Cercle de Vienne sont-ils lies ? Cette appellation recouvre-t-elle une notion veritablement commune a des disciplines telles l'histoire et la sociologie ? Le positivisme a-t-il engendre une epistemologie durable et est-elle encore d'application aujourd'hui? Ne faut-il pas distinguer avec plus de precision le positivisme de l'utilitarisme ou encore de la tradition empiriste ? Ces questions - et bien d'autres - nous ont suggere une redefinition de l'intitule du colloque, desormais a:ffecte de la marque du pluriel. Ce pluriel s'illustre a travers quelques themes. Ainsi, la volonte de (re)donner a la pensee comtienne sa dimension proprement philosophique - en rehabilitant ici la notion de systeme philosophique et en evitant de ne faire du positivisme qu'une etape de l'histoire de la philosophie ; de tenter de cerner quelques-uns de ces " glissements de sens " evoques plus haut, qui se manifestent notamment par la reduction de toute "valeur de verite" a I' expression des resultats et des methodes de la science contemporaine. Le positivisme est-ii reductible a cette 6. A. Despy-Meyer et V. Montens, "Le mecenat des freres Alfred et Ernest Solvay", dans Ernest Solvay et son temps... , p. 221- 245. 7. I. Stengers, "La pensee d'Ernest Solvay et la science de son temps", dans Ernest Solvay et son temps .. ., p. 149. 8. D. Devriese et G. Wallenborn, "Ernest Solvay, un homme de systeme ", dans P. Marage et G. Wallenborn (eds), Les Conseils Solvay et les debuts de la physique moderne, Bruxelles, 1995, p. 3-22.

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definition d'une " doctrine qui se reclame de la seule connaissance des faits, de !'experience scientifique, qui affirme que la pensee ne peut atteindre que des relations et des lois et non des choses en soi " ? Les debats crees au nom de la pensee comtienne au sein meme d'une discipline - au x1xe siecle deja, tout comme aujourd'hui - de meme que la question de la transmission du savoir scientifique sont a mettre en question. La fortune de la " pensee positive " est envisagee sous bien des angles, ainsi des confusions introduites par des termes aux acceptions differentes mais a la forme commune : l'on songe notamment au(x) positivisme(s) logique(s). 11 y a lieu de traiter la question sous un angle a la fois philosophique et historique: qu'en est-il de l'actualite du positivisme comtien, en ce incluse l'actualite des notions de progres et de rationalite, telles que definies par Comte lui-meme? Ces questions restent d'actualite en sociologie, a laquelle Comte assignait une place centrale : cette " physique sociale ", qu'il croyait pouvoir definir comme "l'etude positive des lois fondamentales des phenomenes sociaux ". Toutefois, le principe d'assimilation aux sciences de la nature serait mis en cause - et l'on pense a l'ecole allemande qui refusa le modele universe! et legitime de " ce qui " serait scientifique. La question du statut de !'interpretation, en particulier, reste au coeur de ce debat. Quant a l'histoire - a la fois matiere et discipline - on se doit d'evoquer la fascination exercee par la " philosophie positive ,, sur les historiens du temps ; fascination nee face a une theorie qui leur proposait a la fois une philosophie de l'histoire et une histoire de la connaissance. Mais qui parmi les historiens se reclama du positivisme ? Or, la discipline historique nous fournit de nombreux exemples des confusions nees autour de ce terme, dues a la (mauvaise) comprehension de la pensee comtienne elle-meme mais aussi et surtout a l'emploi confus et parfois contradictoire du mot " positiviste ", designant par exemple des ecoles qui refusaient fermement... le positivisme pour sa propension a definir des lois de developpement de la societe. Voici proposes quelques-uns uns des themes qui ont fait l'objet d'une communication au colloque sur les " Positivismes" et d'un article dans le present volume. Ces textes s'accompagnent des comptes rendus des discussions, qui, nous l'esperons, nourriront eux aussi de futurs debats et pistes de recherches. Si l'on condamne parfois les colloques et conferences - per~us comme une demonstration satisfaite de la " sphere academique " - la lecture de nos discussions temoigne d'une richesse de pensee qui a entraine de veritables prises de risques, l'emission d'hypotheses hardies, la confrontation de points de vue contradictoires, favorisees par le cotoiement des disciplines en presence. Nous souhaitons que les textes qui suivent en donnent un refiet assez fidele. La lecture retrospective des journees consacrees aux " Positivismes " nous autorise a exprimer une pensee rejouissante : celle de rendre grace au Positivisme de sa ffcondite, si l'on en prend la mesure aux debats qu'il suscite encore aujourd'hui.

PREMIERE PARTIE

POSITIVISME ET PHILOSOPHIE

LE PROBLEME DU POSITIVISME AUJOURD'H UI

ISABELLE STENGERS

" Positivisme "est l'un de ces termes qui, aujourd'hui, ont des usages desesperement multiples, et n'appartiennent plus a personne. Ce qui signifie qu'il ne peut y avoir desormais de " bonne definition " du positivisme, sauf a lutter contre l'histoire dont nous sommes, d'une maniere ou d'une autre, les heritiers. Et done, toute ressemblance partielle entre mon traitement de ce terme avec une definition "technique", celle d' Auguste Comte par exemple, serait l'effet, sinon du hasard, en tout cas d'un recouvrement partiel de problemes. Car c'est a partir du probleme que me semble designer ce terme aujourd'hui pour nous que je vais me situer. " Pour nous " a beaucoup de sens, et le plus pertinent, ici, est sans doute celui qui d6signe le" nous" de la communaute academique de l'Universite de Bruxelles, organisatrice de ce colloque. " Scientia vincere tenebras '', telle est notre devise, celle qui figure sur nos murs et sur notre papier a lettre. Meme s'il ne s'agit pas d'une affirmation factuelle mais d'un appel a un avenir qui engage le present, une telle devise affirme une confiance qui fleure bon son positivisme. Tel est done le probleme que je vais traiter. Nous qui heritons de cette devise, comment pouvons-nous en devenir les heritiers? Comment pouvons-nous la considerer autrement que comme le temoignage d'un passe mart, inerte, qui n'aurait plus rien a nous dire? Comment pouvons-nous eviter d'en rire ou de la renier ? Autrement dit, comment pouvons-nous en accepter le defi? " Scientia vincere tenebras " se compose de trois termes, dont la signification est largement indeterminee. Et pourtant nous avons !'impression de savoir ce que, composes de la sorte, ils signifient. Je propose a titre d'hypothese que cette impression constitue une marque du positivisme en tant qu'il est notre probleme, c'est-a-dire en tant qu'il est alors capable de caracteriser aussi bien ceux qui adherent a cette devise que certains de ceux qui s 'en jugent quitte. Dans cette hypothese, apprendre a resister a ce " positivisme par defaut ", sus-

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ceptible de reunir ceux qui se croient en opposition, passe par l'epreuve d'une mise en indetermination active des termes : qu 'est-ce que la " scientia " ?, comment entendre une "victoire"? Et surtout que designent aujourd'hui les " tenebres " ? La question que je veux poser est done : si nous choisissons de la prolonger, de nous en faire les heritiers, qu'exige de nous, aujourd'hui, la devise de l'Universite Libre de Bruxelles (et de son homologue neerlandophone)?

La vignette galileenne Que "savons-nous bien ", lorsque nous entendons "scientia vincere tenebras " ? La premiere reference, veritable reftexe conditionne, nous porte probablement vers une vignette historique : Galilee condamne par Rome, cette Rome qui, selon le chant traditionnel des etudiants de l'ULB, Le Semeur, " tremble et chancelle devant la verite ". Et une premiere explicitation de la devise se propose alors quant a la victoire et aux tenebres. Car la science de Galilee, proposant de mettre le Soleil au centre du systeme des planetes dont ferait partie la Terre, ne permet evidemment pas d'assimiler l'ancien systeme geocentrique aux tenebres, ni non plus d'ailleurs de renvoyer aux tenebres l'ancien accord entre le texte revele et la doctrine astronomique a propos du mouvement du soleil. " Eppur si muove " : ce murmure que la vignette historique prete a Galilee dit bien la signification de la victoire de la science Sur Jes tenebres. C'est le refus de l'Eglise d'entendre l'astronome, c'est la condamnation de Galilee, qui ont rendu les tenebres perceptibles dans l'acte meme ou ils tentaient d'opacifier la lumiere des faits. Mais les faits resistent a la condamnation. Quoi que vous me forciez a reconnaitre, " la Terre continuera a tourner ", vous ne la vaincrez pas, elle, vous ne pourrez annuler le fait qu' elle tourne. La pensee libre, la scientia, s'identifie done en meme temps que Jes tenebres, car c' est par rapport aux faits que leur opposition s' articule. Ce sont les faits qui donnent a ceux qui savent les reconnaitre le pouvoir de faire reculer ceux qui, les refusant pour une raison ou une autre, s'annoncent " tenebres ". Ceci, je l'ai dit, est une vignette historique qui n'a d'autre utilite que de preciser les traits attribues aux" faits" dans I' opposition a laquelle nous fait penser notre devise entre science et tenebres. Le premier de ces traits est le pouvoir, pouvoir de transcender la speculation, de s'imposer a tous - qu'ils soient philosophes adherents aux arguments d'Aristote sur l'immobilite de la Terre OU representants de la foi revelee - et de leur imposer le choix de se soumettre, d'abandonner leurs raisons, sauf abasculer du cote des tenebres. Le second trait est moins explicite, mais il est Jui aussi contenu dans la vignette. Penser a Galilee, c' est penser au fondateur de la science moderne du mouve-

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ment, qui va bientot reussir a reunir sous la meme loi les corps qui tombent vers le sol et les planetes qui tournent autour du Soleil. Les faits sont done egalement promesse d'une demarche ffconde. Celui qui les respecte sera recompense car le progres passera par lui. Le propre d'une vignette, ce qui lui permet de se maintenir a travers les dementis ou les nouveaux modes de narration issus du travail des historiens, est I' ensemble des generalisations dont elle est source. Je vais commenter trois de ces generalisations. La premiere tient aux faits, qui sont ici associes a un pouvoir de type lumineux. Car c'est bel et bien la lumiere qui rend perceptible le caractere tenebreux de ce qui lui resiste. La seconde tient au progres, ici associe aun tri entre ce qui serait de l'ordre du pur cognitif - la Terre tourne, Galilee a raison - et ce qui serait de l'ordre du culturel - I' ensemble des jugements de valeur qui etaient auparavant associes a la centralite de la Terre, et qui vont devoir se reformuler en se purifiant de toute pretention cognitive s'ils ne veulent pas basculer du cote des tenebres. Enfin, la troisieme est I' opposition correlee entre "science" et "opinion", avec la separation, on "croyait "/nous "savons ", et savons aussi, que notre savoir n'est pas absolu, qu'apres Galilee qui pensait encore en cercles est venu Kepler, Newton, Einstein ... Une consequence caracteristique de cette triple generalisation doit etre soulignee. Elle n'a pas les moyens de distinguer entre ce qui serait respectivement de l'ordre du "culturel" et de l'ordre de l"' opinion". Que la Terre ait ete implicitement consideree comme immobile pour des raisons de bon sens, qu'elle ait ete jugee telle a la suite d'une elaboration philosophique qui aurait envisage son mouvement, ou que son immobilite centrale ait communique avec une pensee affirmant la centralite des significations humaines, importe peu. Le pouvoir de tri attribue au fait astronomique renvoie l'ensemble dans l'indifferencie dont il s'agit de faire son deuil. C'est la meme caracteristique que l'on retrouve dans le grand theme freudien de la blessure narcissique apportee par le progres du savoir. Avec le mouvement de la Terre, le " principe de realite " blesse le narcissisme humain, qui portait les hommes a se penser au centre de l'univers. Freud est fidele a la vignette galileenne en ce que c'est la blessure, et l'eventuelle resistance a la blessure, qui constituent pour lui les categories maitresses. Ce qui est blesse, ce qui croyait, se pensait ou se cultivait auparavant, sont confondus sous le meme jugement: c'est ce qui est appele a s'incliner sauf a etre disqualifie en tant que " resistance ". Et c'est encore ce pouvoir souverain du tri que nous retrouvons aujourd'hui lorsque des scientifiques sans doute bien intentionnes se promeuvent gardiens scrupuleux de la separation entre les savoirs issus des sciences et ce qui, pour eux, releve de I' etiquette generale de "culture". On n'entendra pas, dans leur protestation, la demande que soit reconnu leur "droit d'auteur" scientifique. La question du respect du droit d'auteur fait partie des categories de la culture. Ce qui doit etre respecte est la separation, pour eux decisive, entre une con-

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naissance qui, au fond, n'a pas de veritable auteur, dont la signification est "hors culture " - ce qu'il y a a retenir de Galilee est que la Terre tourne be! et bien - et ce contre quoi cette connaissance s' est detachee, et qui entreprend de la contaminer. Tenebres d' autant plus redoutables que, au lieu de se manifester de maniere perceptible par le refus ou la resistance, elles entreprennent de polluer cette lumiere qu'elles ne peuvent supporter. Ceux qui, aujourd'hui, maintiennent la devise "scientia vincere tenebras" comme si sa signification allait de soi adherent, me semble-t-il, a cette triple generalite. Ils peuvent bien reconnaitre que la production scientifique ne nait pas pure de toute culture - nous savons bien aujourd'hui que l'origine de la mecanique Celeste newtonienne ne peut probabJement pas etre separee des convictions de Newton alchimiste. Mais ils affirmeront que si Newton est neanmoins le digne pere de la mecanique celeste, c'est parce que lui-meme etait parfaitement conscient de ce qui donnait sa valeur scientifique ason oeuvre, ce qui l'a d'ailleurs mene a garder ses convictions secretes et a ne proposer publiquement que Jes arguments susceptibles de convaincre n'importe quel humain competent, quelle que soit sa culture. Correlativement, ils preteront une attention scmpuleuse a la non confusion entre histoire et progres. Le progres, en tant que tel, ne fait pas d' his to ire. Ainsi, l' oeuvre de Newton et des mathematiciens astronomes qui l'ont suivi peut, a loisir, etre comprimee dans Jes formules mathematiques utilisees aujourd'hui par leurs successeurs. L'histoire, lorsqu'elle confere son epaisseur a la narration, est liee aux obstacles, croyances, ecrans et brouillards, qu'ils soient d'origine psychologique, culturelle, metaphysique OU religieuse. C' est l'histoire des resistances et de la victoire contre Jes resistances qui se raconte, un peu comme c' est la resistance qu' oppose un conducteur au courant electrique qui produit chaleur et lumiere. Cependant mon projet est de tenter de penser le positivisme en tant que probleme et non d'utiliser cette etiquette pour" denoncer" ceux qui associeraient progres des sciences et victoire contre Jes tenebres. Ce qui signifie que je ne peux me borner a renvoyer la vignette galileenne au cimetiere des ideologies, OU a prendre le parti d'un maintien dans la memoire du Newton alchimiste oublie par ses descendants. Je veux accepter l'idee que quelque chose est be! et bien arrive, qui a donne a la separation entre " cognitif" et " seulement culture!" sa plausibilite. Je veux done d'abord reconna'itre que, pour ceux qui sont engages dans des pratiques scientifiques de type theorico-experimental, ii est somme toute difficile de ne pas etre "positivist e " au sens que je viens de decrire. Bien sur, ils pourront temoigner de ce que la science qu'ils pratiquent n'a rien de "pur '', qu'elle est pleine de jugements de valeur, de priorites liees a la mode OU aux imperatifs economiques, OU bureaucratiques. Neanmoins, ii sera difficile a beaucoup d'entre eux de parler de ces impuretes autrement que comme "defauts ". Ils ne sont pas nai:fs, ils ne croient pas que la production scientifique puisse etre " separee" du monde OU elle se produit. Neanmoins, ii leur sera difficile de celebrer cette non-separation, de Jui conferer un sens posi-

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tif. Ils " ne croient plus" a la science en tant que vecteur de progres. Neanmoins, lorsqu'ils pensent au progres de leur science, c'est toujours en reference a sa seule dynamique, au tri dont ils ont, vaille que vaille, herite entre ce que l'on pouvait penser et ce que, desormais, on sait. ..

Un sourire barbu Comment " ne pas etre positiviste " tout en reconnaissant la puissance des mots, des separations, des mises en perspective que j 'ai associes a ce terme ? Comment, aussi, reformuler les exigences d'une " scientia " a laquelle, sur un mode non positiviste, nous pourrions en appeler, et par rapport a quelles tenebres? Car la derision, voire le cynisme, quanta ce qu'est cense poursuivre une institution comme la notre constituent somme toute des positions de repli un peu trop confortables. Et qui font bon marche, au nom d'une lucidite desenchantee, du poids que devraient faire peser sur nous ceux qui supposent de l'Universite que "la au moins, on pense ". Lorsque je rencontre l'expression de cette confiance, je n'ai pas envie de ricaner. C'est un certain sentiment de honte alors ressenti, qui me force a tenter de depasser la parole pauvre du " nous ne crayons plus". Si le positivisme, tel que je le caracterise, a pour trait principal de separer production scientifique et "culture", s'agit-il, pour lui resister, de favoriser une culture de la rencontre et de l'echange? Peut-etre, mais en sachant alors que ni rencontre ni echange ne sont affaire de bonne volonte. Telle est pour moi la lei:;on inoubliable de cette rencontre organisee par l"' action parallele " mise en scene par Robert Musil dans le chapitre 72, intitule " La science sourit dans sa barbe, ou : premiere rencontre circonstanciee avec le Mal " de L'homme sans qualite 1• On y voit des scientifiques voisiner avec de "beaux esprits " reunis par Diotime pour apporter a la raison scientifique le supplement d'ame qui, parait-il, lui manque. Et Musil evoque le petit sourire que dissimule le scientifique dans sa barbe. " Quoiqu'ils sourissent, gardons-nous bien de croire que ce filt avec ironie. Tout au contraire, c'etait leur fac;:on d'exprimer la veneration et l'incompetence dont on a deja parle. Mais gardons-nous aussi d'en etre dupes. Dans leur subconscient, pour user d'un terme devenu courant, OU, pour mieux dire, dans leur etat general, c'etaient des hommes chez qui grondait, comme le feu sous le chaudron, une certaine tendance au Mal 2 " Robert Musil est l'un des produits les plus extraordinaires d'une Vienne ou le positivisme a pu pendant un temps se constituer comme une " culture ". 11 ecrivit sa these a propos des idees d'Ernst Mach, le physicien-philosophe qui 1. R. Musil, L'homme sans qualite, Paris, 1973. 2. R. Musil, op. cit., p. 470.

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ISABELLE STENGERS

servit de reference a ceux qui allaient former le Cercle de Vienne avant de porter le" neo-positivisme " aux Etats Unis, mais L'Homme sans qualite fait passer a la limite la question du positivisme. Musil y pose de front le probleme de ce que Snow allait, bien plus tard, appeler " les deux cultures ", mais il le pose sur un mode qui interdit de s'attarder a des difficultes anecdotiques portant sur les contenus. Ce n'est pas que les "beaux esprits" aient du mal a comprendre ce que peuvent bien signifier l'entropie ou I' ADN. C'est que la neutralite affichee par ces contenus sent un peu le soufre. "Si l'on considere ... quelles vertus permettent les grandes decouvertes, on (ne) trouve (... ) rien, precisement, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands transposes dans le domaine intellectuel et metamorphoses en vertus. Sans doute, ces vices sontils affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais !'element de Mai originel, comme on pourrait le nommer, survit a cette transformation, etant apparemment indestructible et eternel, tout au moins aussi eternel que les grands ideaux humains, puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux ideaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connait la maligne tentation qui vous vient a I' esprit devant un beau grand vase de cristal, a l'idee qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? "3 . 11 faut, je crois, prendre au serieux la proposition de Musil, rendant visible la jouissance qui, ecrit-il, "parasite la verite" lorsque la science " chasse les tenebres ", lorsque cette Terre que l'on croyait centre d'un monde stable devient miserable bolide, planete insignifiante tournant autour d'une etoile elle-meme insignifiante. Jouissance que Freud n'avait pas relevee lorsqu'il avait parle de la blessure narcissique de la verite : la blessure est du cote de ceux dont l'ideal subit un croc-en-jambe, pas de celui, Freud lui-meme notamment, qui a construit les moyens de faire se casser le nez a cet ideal. Et ce n'est pas la vie universitaire qui dementira cette proposition : seul le cloisonnement des departements empeche de voir a quel point les " faits ,, elabores par l'un d'entre eux les menent a poursuivre tranquillement et implicitement la construction des moyens de faire un croc-en-jambe ace qui, pourtant, est souvent presuppose par un autre. En fait, s'il est une position qui mette en risque celui ou celle qui la tente au sein de l'espace universitaire, c'est bien celle qui chercherait a construire la coherence d'ensemble affirmee par !'ensemble des savoirs universitaires disjoints. Je rappellerai ici la deception que les scientifiques ont fait subir aux grandes ambitions d'Ernest Solvay. Ces ambitions relevaient de ce que l'on peut appeler le " grand positivisme ". Comme Wilhelm Ostwald, Ernst Haeckel, ou Herbert Spencer, Solvay tentait de produire une coherence qui organise la multiplicite des sciences et serve de guide enfin rationnel a I' ordre social. Ces auteurs de " grands recits " situant le progres social dans le prolongement 3. R. Musil, op. cit., p. 473.

LE PROBLEME DU POSITIVISME AUJOURD'HUI

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des principes expliquant l'apparition de la vie et des humains a partir de la matiere se presentaient aussi comme reformateurs des sciences, demandant meme a la mieux etablie d'entre elles, la physique, d'abandonner son principe primordial, le principe d'inertie : pour eux, ce principe condamnait en effet a l'absurde toute possibilite de comprendre comment la matiere a produit la vie. Solvay a en vain essaye d'interesser les physiciens et chimistes de son epoque, essaye d'inspirer le programme de recherche des physiologistes dont il finan