Pierre Bayle historien, critique et moraliste
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PIERRE BAYLE HISTORIEN, CRITIQUE ET MORALISTE

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Bibliothèque de l’école des hautes études sciences religieuses

Volume

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Hubert Bost

PIERRE BAYLE historien, CRITIQUE ET MORALISTE

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La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-vingt volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences.

Directeur de la collection : Gilbert Dahan Secrétaire de rédaction : Francis Gautier Comité de rédaction : Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jean-Robert Armogathe, Michael Houseman, Alain Le Boulluec, Marie-Joseph Pierre, Jean-Noël Robert

© 2006 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2006/0095/109 ISBN 2-503-52340-4 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Introduction L’œuvre de Pierre Bayle (1647-1706) retient aujourd’hui surtout l’attention des philosophes. Son interprétation pose de redoutables problèmes parce que le philosophe de Rotterdam n’est pas un penseur systématique, parce qu’il papillonne d’un genre littéraire à l’autre, parce que sa critique acerbe de la religion paraît souvent incompatible avec son adhésion au protestantisme qu’il n’a cessé de revendiquer. Faut-il interpréter sa pensée en n’en considérant que la logique interne, ou convientil de l’éclairer à l’aide de sa vie, de ses choix existentiels et de ses engagements ? Si le philosophe peut adopter la première solution, l’historien ne saurait négliger les informations que lui fournit le contexte politico-religieux du second xviie siècle, le regard que Bayle porte sur son temps et sur l’histoire, les jugements critiques et moraux qu’il émet sur ses contemporains et sur l’humanité en général. À l’École illustre de Rotterdam, Bayle a enseigné pendant une douzaine d’années non seulement la philosophie, mais aussi l’histoire. Porté à la spéculation rationnelle, il l’est également à l’examen des faits. Sa formation religieuse l’a profondément marqué, qui le pousse à explorer les ressorts de l’âme humaine, à découvrir la puissance des passions et des préjugés, à rendre compte du poids de l’éducation dans l’élaboration des croyances. Il ne se cantonne cependant pas dans un rôle d’observateur : il juge également, rappelle des principes et défend des idées souvent très originales qu’il juge compatibles avec les convictions de l’Église réformée à laquelle il appartient. Il dénonce la superstition, l’intolérance, la violence, et cherche à en démonter les mécanismes. Cette dynamique de sa pensée, apparue très tôt sous sa plume comme le montre sa correspondance avant ses premières publications, ne relève pas de la seule philosophie au sens courant et actuel du terme. D’ailleurs, si l’on excepte son Cours rédigé à Sedan, Bayle ne s’est jamais coulé dans le moule du discours philosophique stricto sensu. Pour exprimer sa pensée, il recourt à toutes sortes de genres littéraires – le dialogue, la correspondance, l’article de journal, le pamphlet, le dictionnaire – comme s’il fallait contourner ou subvertir sa propension assertorique. Même s’il est qualifié de philosophique, son Commentaire sur le contrains-les d’entrer intègre des considérations de tous ordres, théologique, éthique et historique, et invente de petites fables à visée morale. Bayle veut penser la réalité humaine à l’aide de la seule raison – propos philosophique s’il en est –, mais il étoufferait dans l’étau du pur raisonnement et éprouve le besoin de convoquer toutes sortes de savoirs et de disciplines. Il glane, butine, vagabonde, ce qui fait le charme et la difficulté de son œuvre. Il pense par syllogismes, mais répugne à la ligne droite dans l’écriture. Ses méandres lui permettent de visiter bien des territoires qu’une trajectoire rectiligne l’aurait condamné à ignorer. Son goût du paradoxe, les volutes de sa réflexion qui aime à revenir inlassablement sur certains thèmes, sa volonté de charmer en même temps qu’il cherche à convaincre, font de lui un penseur baroque et inclassable. L’ensemble des études réunies ici entend rendre compte, à l’aide de quelques exemples, de cette pensée fragmentaire et sinueuse qui se refuse au système et préfère toujours les questions aux réponses. On y trouvera des enquêtes qui soulignent l’importance qu’ont eue ses œuvres de jeunesse (Pensées diverses, Critique générale du calvinisme) pour l’élaboration de sa pensée ; le rôle d’animateur de la République des Lettres qu’il a joué au Refuge huguenot à partir du moment où il a inventé une forme originale de journalisme, et l’impact de cette activité sur les mentalités de son 

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temps et sur sa propre maturation ; le poids de ses convictions politiques dans son positionnement face à la révocation de l’édit de Nantes ou à la Glorieuse Révolution ; le caractère central de l’écriture, mais aussi de la lecture dans sa vie ; et quelques-unes des convictions fondamentales qui n’ont cessé de l’animer et en faveur desquelles il s’est battu toute sa vie, comme la liberté de conscience, de pensée et d’expression. Il ne s’agit bien sûr ni de remettre en question le fait que Bayle se considère comme un philosophe, ni d’occulter l’importance qu’ont eue les œuvres de la maturité, après la seconde édition de son Dictionnaire historique et critique (1702). Le but poursuivi est de montrer que cette pensée qui résiste aux étiquettes est traversée de préoccupations qui, loin d’être abstraites, sont toujours en prise avec les défis de son époque : défis éthiques et civiques en particulier, qui, faute d’être relevés, condamnent les peuples à être les marionnettes des clercs ou des puissants. Les hommes étant portés à se conformer aux injonctions de ceux qui crient le plus fort, il faut leur apprendre à s’émanciper des tutelles qui les empêchent d’examiner les faits ou les discours par eux-mêmes. Nul doute que cet effort, auquel Bayle aspire et auquel il ne cesse d’appeler ses contemporains et ses lecteurs, fut celui qui mobilisa son énergie jusqu’à son dernier souffle. En un temps où la question théologico-politique se pose avec une acuité renouvelée et à l’échelle mondiale, il vaut la peine de le relire et de découvrir la surprenante actualité de ses réflexions. La plupart des textes réunis ici ont été publiés dans des revues ou actes de colloques. Tous ont été relus et adaptés afin d’éviter des répétitions, ce qui n’empêche que quelques citations essentielles puissent se trouver dans plusieurs d’entre eux. Les textes transcrits sont cités en respectant l’orthographe de Bayle, mais la ponctuation et l’usage des majuscules ont été modernisés. La bibliographie a été actualisée. Pour éviter de surcharger les notes, les références aux ouvrages de Bayle ont été abrégées – on trouvera la liste des abréviations en fin de volume – et les entrées du Dictionnaire historique et critique parfois allégées des prénoms – les titres complets des articles se trouvent en tête de l’index.

. Pour une approche biographique, je me permets de renvoyer à mon Pierre Bayle, Paris 2006.



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CROYANCE, CRÉDULITÉ, ENTHOUSIASME

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Chapitre I

la critique du mythe astrologique Écoutons Voltaire, historien d’un passé qu’il estime révolu : Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes que les comètes les effrayaient encore en 1680. On osait à peine combattre cette crainte populaire. Jacques Bernouilli, l’un des plus grands mathématiciens de l’Europe, en répondant à propos de cette comète aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la comète ne peut être un signe de la colère divine, parce que cette chevelure est éternelle, mais que la queue pourrait bien en être un. Cependant ni la tête ni la queue ne sont éternelles. Il fallut que Bayle écrivît contre le préjugé un livre fameux, que les progrès de la raison ont rendu aujourd’hui moins piquant qu’il ne l’était alors.

Remarquable coup de chapeau de Voltaire à Bayle : le philosophe de Ferney crédite son devancier de Rotterdam d’une démarche plus scientifique que celle du grand Bernoulli… Bayle, qui sut démonter cette histoire sans queue ni tête de comète présageant les malheurs des hommes aura donc contribué à éclairer les hommes. Dans une culture encore pétrie de magie, dans ce « monde enchanté », pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre que Balthasar Bekker fera paraître en 1691, le philosophe de Rotterdam aura ouvert la voie à la raison qui tord le coup à la superstition. Voltaire n’a pas tort. Dans les Pensées diverses sur la comète publiées en 1682, Bayle prend le prétexte de celle qui est apparue en 1680 pour décortiquer l’opinion ou la croyance selon laquelle les comètes présagent un malheur. Cette croyance, explique-t-il, est fondée sur les récits des poètes qui mentent, sur les témoignages des historiens qui affabulent, et sur les calculs ridicules des astrologues. Il lui oppose un regard critique, autrement dit scientifique : en admettant que les apparitions de comètes aient été suivies de malheurs, rien ne permettrait de dire qu’elles en sont la cause, ou même le signe. On ne se livrera pas ici à un commentaire des Pensées diverses. Le fil directeur de ma lecture se limite à l’examen du rapport entre le mythe et la science. Encore faut-il

. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques, Paris 1957, p. 1001. . Le titre complet de la première édition est : Lettre à M. L. A. D. C. docteur de Sorbonne, où il est prouvé, par plusieurs raisons tirées de la philosophie et de la théologie, que les comètes ne sont point le présage d’aucun malheur ; avec plusieurs réflexions morales et politiques et plusieurs observations historiques, et la réfutation de quelques erreurs populaires, à Cologne chez Pierre Marteau [Rotterdam : Reinier Leers], 1682. La deuxième édition (1683) est intitulée Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680. J’indique le paragraphe, puis la pagination dans l’édition procurée par A. Prat et mise à jour par P. Rétat, 2 tomes, Paris 1984. . Outre les introductions d’A. Prat et P. Rétat mentionnées ci-dessus, voir E. Labrousse, Pierre Bayle, t. I : Du Pays de Foix à la cité d’Érasme, 2e édition Dordrecht 1985 (désormais cité E. Labrousse, Pierre Bayle), p. 179 sqq. ; Ead., « Quelques sources réformées des Pensées diverses », dans Notes sur Bayle, Paris 1987, p. 165-189 ; J.-P. Beaujot – M.-F. Mortureux, « Genèse et fonctionnement du discours : les Pensées diverses sur la comète de Bayle et les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle », Langue française 15 (1972), p. 56-78 ; R. Whelan, The Anatomy of Superstition : A Study of the Historical Theory and Practice of Pierre Bayle, Oxford 1989, notamment p. 124 sqq. ; P.-F. Moreau, « Les sept raisons des Pensées diverses sur la comète », dans Pierre Bayle : la foi dans le doute, O. Abel – P.-F. Moreau éd., Genève 1995, p. 15-30 ; A. McKenna, « Pierre Bayle et la superstition », dans La superstition à l’âge des Lumières, B. Dompnier éd., Paris 1998, p. 49-65.



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Croyance, crédulité, enthousiasme se demander si ce sont là des catégories applicables à Bayle. Je le pense, à condition de définir préalablement l’un et l’autre terme. Le mythe auquel s’attaque Bayle n’est pas à proprement parler un récit structuré, fondateur ou étiologique. Il s’agit d’un discours ambiant, d’un système de croyances plus ou moins implicites dont l’expression emprunte éventuellement aux vocabulaires et aux savoirs de l’histoire, de la science et de la religion, et qui finit par revêtir une forme d’évidence ou de légitimité sociale. Le mythe qui lance la réflexion de Bayle – l’idée selon laquelle les comètes sont signes ou causes de malheurs – ressemble, à cet égard, à ce que Roland Barthes appelait des « mythologies ». Même s’il n’est pas question de faire dire à Bayle que le mythe dont il s’occupe serait un « système sémiologique », il en opère bel et bien le démontage herméneutique. Quant à la science, on peut dire en termes contemporains que, si Bayle n’hésite pas à s’appuyer sur le savoir astronomique de son temps (pré-newtonien, faut-il le rappeler), il n’entend pas que les « sciences dures » confisquent à leur seul profit la rigueur, l’esprit critique et la capacité à déduire des résultats d’hypothèses posées au préalable. Contre une histoire qui flirte avec la fable ou une théologie complaisante avec la superstition, il prétend penser des sciences humaines rigoureuses et cohérentes, épistémologiquement fondées. Cette précision est importante dans la mesure où, s’il existe chez Bayle une forme de positivisme et d’empirisme, ils s’appliquent notamment aux matières qu’il enseigne à Sedan puis à Rotterdam – la philosophie et l’histoire – comme à la théologie, qu’il a étudiée à Puylaurens, Toulouse et Genève. Logicien, amateur de paradoxes, brillant écrivain, Bayle dénonce les évidences sur lesquelles s’appuient ses contemporains. Mais loin de creuser obstinément le même sillon, son discours glisse d’une discipline à l’autre, et s’interroge sur la part de mythe et de science qui compose chacune d’elles : la philosophie, l’histoire, la théologie même peuvent être les vecteurs d’un croire irrationnel ou, au contraire, se poser en instance critique de l’opinion. L’écriture du philosophe est déconcertante. Lui-même explique qu’il écrit sans plan ; il rédige à bâtons rompus, sur le ton de la conversation. Il adresse les Pensées diverses à un « docteur de Sorbonne » (c’està-dire un théologien catholique). Certes, on n’est pas obligé de croire Bayle sur parole, tant sur l’absence de plan que sur la fiction confessionnelle. Reste que le caractère décousu du texte, la rhapsodie lui permet de lancer des remarques sans prétendre établir un système alternatif. On dirait aujourd’hui que sa philosophie est décontructionniste. C’est dire que tout commentateur prend le risque de trahir cette pensée en systématisant des idées qu’à dessein leur auteur n’a pas voulu organiser. Ce risque, je le prendrai en m’efforçant de dégager ce qui se joue, en termes de mythe et de science, à propos de l’histoire, de la philosophie, de la science et de la théologie. Le caractère interdisciplinaire de l’approche de Bayle montre en effet qu’il entend rendre compte d’un phénomène dans toute sa complexité. Chaque discipline obéit à des règles spécifiques, et l’approche critique (ou scientifique) va s’efforcer de démolir la superstition (ou le mythe) à partir des prémisses propres à chacune d’elles. Lorsque Bayle parle d’histoire, il est souvent très ambivalent. D’un côté les historiens « ne se donnent pas la liberté de supposer […] des phenomènes extraordinaires », mais de l’autre la plupart d’entre eux ont « une si grande envie de raporter tous les miracles et toutes visions que la credulité des peuples a autorisées, qu’il ne seroit pas de la prudence de croire tout ce qu’ils nous debitent de ce genre là » (§ 5). Pour Bayle,

. R. Barthes, Mythologies, Paris 1957.

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La critique du mythe astrologique l’histoire est science positive des faits, elle doit mettre en œuvre des procédures qui lui permettent de discerner ce qui s’est vraiment passé et ce qui se raconte. Bayle ne pense pas en termes d’histoire des mentalités ou des représentations. Mais ceux qu’il attaque non plus : ceux-là ne sont pas – pas encore – en mesure de faire la distinction fondamentale entre le fait et la fable, ou, pour le dire dans nos mots, entre le mythe et la science. S’agissant des comètes, il conviendra donc de distinguer entre le fait et l’interprétation : Avec tout cela, monsieur, je ne suis pas d’avis que l’on chicane l’autorité des historiens ; je consens que sans avoir égard à leur credulité, on croye qu’il a paru des cometes tout autant qu’ils en marquent et qu’il est arrivé, dans les années qui ont suivi l’apparition des cometes, tout autant de malheurs qu’ils nous en rapportent. Je donne les mains à tout cela : mais aussi c’est tout ce que je vous accorde et tout ce que vous devez raisonnablement pretendre. Voyons maintenant à quoi aboutira tout cecy. Je vous defie avec toute votre subtilité d’en conclurre que les cometes ont été ou la cause ou le signe des malheurs qui ont suivi leur apparition. Ainsi les temoignages des historiens se reduisent à prouver uniquement qu’il a paru des cometes, et qu’en suitte il y a bien eu des desordres dans le monde ; ce qui est bien eloigné de prouver que l’une de ces deux choses est la cause ou le pronostic de l’autre, à moins qu’on ne veuille qu’il soit permis à une femme qui ne met jamais sa tête à la fenêtre, à la rue Saint Honoré, sans voir passer des carrosses, de s’imaginer qu’elle est la cause pourquoi ces carrosses passent, ou du moins qu’elle doit étre un presage à tout le quartier, en se montrant à sa fenêtre, qu’il passera bien tôt des carrosses. (§ 5 ; I, 33)

On a là une forme d’application du cartésianisme à l’histoire. Seuls peuvent être retenus les faits authentiques, et leur interprétation nécessite des idées claires et distinctes. Tout le reste n’est que poésie, fable, voire tromperie. Les historiens auxquels Bayle a à faire ont bien du chemin à accomplir pour parvenir à un discours rigoureux, c’est-à-dire qui renonce à extrapoler hors de son champ de compétence. Lorsque l’historien parle d’une paix, d’une bataille ou d’un siège, son propos est « décisif » pour autant qu’il ait « fouillé dans les archives et les instructions les plus secretes et puisé dans les plus pures sources de la verité des faits ». Mais lorsqu’il s’autorise des digressions sur l’influence des astres, il ne peut que divaguer : dans ce domaine, « messieurs les historiens n’ont plus aucun caractere autorisant et ne doivent plus étre regardez que comme un simple particulier qui hazarde sa conjecture, de laquelle il faut faire cas selon le degré de connoissance que son auteur s’est acquis dans la physique. Or, sur ce pied là, monsieur, avoüez moi que le temoignage des historiens se reduit à bien peu de chose, parce qu’ordinairement ils sont fort mechants physiciens » (§ 6 ; I, 35). Le recours à la philosophie – au sens général, ici, de réflexion raisonnée – n’est pas évident. Souvenons-nous que Bayle s’adresse à un théologien, pour lequel la philosophie n’est recevable que dans la mesure où elle vient confirmer la tradition. Or la tradition, explique Bayle, est fondée sur la plus mauvaise des bases : le consentement universel des peuples, censé démontrer que Dieu a voulu que tous les hommes croient d’une certaine façon. Dès lors que le théologien se place dans le registre du croire, il prétend récuser le savoir. C’est bien ce que le philosophe doit préalablement combattre : Voulez vous donc que je vous dise en qualité d’ancien amy, d’où vient que vous donnez dans une opinion commune sans consulter l’oracle de la raison ? C’est que vous croyez à quelque chose de divin dans tout cecy […] ; c’est que vous vous imaginez que le

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Croyance, crédulité, enthousiasme consentement general de tant de nations dans la suitte de tous les siecles, ne peut venir que d’une espece d’inspiration, vox populi, vox Dei ; c’est que vous étiez accoutumé par vôtre caractere de theologien à ne plus raisonner dès que vous croyez qu’il y a du mystere, ce qui est une docilité fort loüable, mais qui ne laisse pas quelque fois par le trop d’etenduë qu’on luy donne, d’empiëter sur les droits de la raison […] (§ 8 ; I, 40)

Bayle admet tout à fait que les « principes de piété et de religion » sont d’un ordre différent, et annonce qu’il relèvera aussi le gant sur ce plan. Mais il convient auparavant de fournir « plusieurs raisons fondées sur le bon sens » contre l’influence des comètes. La première des raisons philosophiques contre les comètes considérées comme des présages est d’ordre purement scientifique. Elle recourt à la physique et à la logique qui sont, rappelons-le, deux branches de la philosophie à l’époque de Bayle. Elle sollicite aussi le bon sens : « Il est fort probable qu’elles n’ont point la vertu de produire quelque chose sur la terre » (§ 9). C’est même inconcevable, quel que soit le modèle astrophysique ou le raisonnement auquel on recourt. Les deuxième et quatrième raisons jouent sur le caractère ambivalent de l’influence supposée. Si signe il y avait, sa signification serait indéchiffrable et donc contradictoire : « Si les cometes avoient la vertu de produire quelque chose sur la terre, ce pourroit étre tout aussi bien du bonheur que du malheur » (§ 16). D’autre part, si les comètes ont toujours été suivies de plusieurs malheurs, il n’est pas possible d’affirmer qu’elles en soient le signe ou la cause. Bayle en appelle aux probabilités : Il est aussi probable, veu le train ordinaire du monde, qu’après quelque année que ce soit qu’il nous plairra de designer il arrivera de grandes calamitez sur la terre, en un lieu ou en un autre, qu’il est probable qu’à quelque heure du jour que ce soit qu’un bourgeois de Paris regarde par sa fenêtre sur le pont Saint Michel, par exemple, il voit passer des gens qui passent, et chacun passeroit tout de même encore que le bourgeois n’eut pas regardé par sa fenêtre. Donc aussi la comete n’a aucune influence sur les evenements, et chaque chose seroit arrivée comme elle a fait, quand même il n’auroit pas paru de comete. (§ 23 ; I, 83)

Logique encore et toujours avec la troisième raison, qui consiste à dénoncer le ridicule de l’astrologie. Comme dans la deuxième, c’est le caractère indécidable du signe qui est souligné, dans un registre qui n’est pas dénué d’humour. L’arbitraire du signe linguistique – Bayle parle ici d’un « pur caprice » – sert à démontrer l’absurdité du signe astrologique : L’astrologue vous dira à quel pays et à quelles gens ou à quelles bêtes la comete en veut principalement, et de quelle sorte de maux elle menace. Dans le Belier, elle signifie de grandes guerres et de grandes mortalitez, l’abaissement des grands et l’elevation des petits, des secheresses epouvantables pour les lieux soumis à la domination de ce signe. Dans la Vierge elle signifie des avortemens dangereux, des maltotes, des emprisonnemens, la sterilité et la mort de quantité de femmes. Dans le Scorpion, ce sont outre les maux precedens, des reptiles et des sauterelles innombrables. Dans les Poissons, des disputes sur les points de foi, des apparitions epouvantables dans l’air, des guerres et des pestes, et toûjours la mort des grands. S’il arrive par malheur que les cometes passent par des signes de figure humaine, comme sont les Gemeaux, la Vierge, l’Orion, etc., c’est aux hommes qu’elles s’en veulent prendre. Si elles passent par les signes du Belier, du Taureau, du Cygne, de l’Aigle, des Poissons, c’est aux animaux de cette espece qu’elles en veulent, et si les

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La critique du mythe astrologique signes sont masculins ce sont les males qui en patissent, s’ils sont feminins ce sont les femelles. […] Considerez, je vous prie, monsieur, si ce n’est pas avoir perdu toute honte que de poser des principes de cette sorte. Quoi, parce qu’une comete nous paroit repondre à certaines etoiles qu’il a plû aux anciens d’appeler le signe de la Vierge, pour s’accommoder au fiction poëtiques qui portoient que la justice, ou l’Astræa Virgo, degoutée d’un monde aussi corrompu que le nôtre, s’en étoit envolée dans le ciel, les femmes seront steriles ou feront de fausses couches, ou ne trouveront point de maris ? (§ 17 ; I, 60-64).

Du reste l’astrologie n’a pas seulement du crédit dans le christianisme, elle en jouit également auprès des « infidèles d’aujourd’hui » – autrement dit les mahométans et les païens. Ce constat contredit la conviction que partagent les chrétiens, de la supériorité de leur religion sur les autres. Mais ne plaide-t-il pas en faveur de l’universalité de l’astrologie ? Dieu n’a-t-il pas donné ce signe à toute l’humanité ? Ce serait raisonner à l’envers, répond Bayle, qui redevient logicien. Cela montre simplement que le fait d’être fondées sur l’accord du plus grand nombre ne rend pas les opinions pas plus justes : « L’astrologie, qui n’a jamais peu s’appuyer sur un principe à tout le moins probable, n’a pas laissé d’infatüer la plus grande partie du monde dans tous les siecles » (§ 22). Dans la cinquième raison, l’argument est d’ordre statistique : Si on prend l’histoire generale du monde et qu’on suppute avec soin le bien et le mal qui a été senti par toute la terre dans l’espace de 15 ou 20 ans, on trouvera que l’un portant l’autre, cela est fort semblable au bien et au mal qui a été par tout dans le monde dans l’espace d’autres 15 ou 20 ans, ce qui fait voir que les années qui suivent l’apparition des cometes n’ont rien qui les distingue des autres, et qu’ainsi c’est avec une très grande injustice qu’on se fait fort de l’experience (§ 24 ; I, 85).

Quelques pages plus loin, Bayle compare les années qui ont suivi les comètes de 1665 avec celles qui ont précédé celle de 1652 (§ 35). Si, afin de sauver l’idée d’une influence des comètes, on lui fait observer que la prospérité peut parfois être un châtiment que Dieu envoie à l’homme, Bayle retourne le paradoxe et rétorque que « l’adversité est quelquefois la plus grande grâce qu’il luy puisse faire : de sorte que toute notre dispute ne sera qu’un jeu de mots » (§ 38 ; I, 109). Bref, « il est des malheurs sans cometes et des cometes sans malheurs » (§ 44 ; I, 125). Au fur et à mesure que la démonstration se déroule, implacable à force d’exemples historiques où les guerres et les paix n’ont rien à voir avec quelque manifestation céleste que ce soit, Bayle a élargi sa critique. Il ne s’agit plus seulement de comètes, mais du rapport entre la raison et le sentiment, ou entre l’opinion et la vérité. Que les peuples soient généralement persuadés d’un lien entre les comètes et les événements terrestres n’a, pour le philosophe, aucun poids. Les opinions générales fausses ne manquent pas, et la critique consiste précisément à n’en tenir aucune pour évidente a priori. L’expérience montre d’ailleurs que les hommes se complaisent dans l’erreur, parce qu’ils préfèrent répéter des impressions que les vérifier (§ 46). C’est la raison pour laquelle « il ne faut pas juger en philosophie par la pluralité – on dirait aujourd’hui : la majorité – des voix » (§ 48). Il en va de même au sujet des éclipses, qui font l’objet de superstitions tant chez les anciens que chez les modernes, tant chez les païens que chez les chrétiens. Après avoir invoqué Sénèque et Montaigne, Bayle cite Périclès inspiré par Anaxagore : [Périclès] étoit prêt à faire partir pour une grande expédition la flotte dont il étoit general, lorsqu’une eclipse de soleil epouvanta si fort son pilote qu’il ne savoit plus où

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Croyance, crédulité, enthousiasme il en étoit ni ce qu’il y avoit à faire : Pericles, qui avoit été delivré de toutes ces vaines appréhensions par le philosophe Anaxagoras, étendit son manteau devant les yeux de son pilote et lui demanda s’il trouvoit que ce fût un mal. Non, répondit le pilote. Ce n’est point un mal, reprit Pericles, que le soleil soit eclipsé, car toute la difference qu’il y a entre mon manteau qui te dérobe la lumiere du soleil et le corps qui cause l’eclipse, c’est que celui là est plus grand que mon manteau. Cette reflexion est tellement de la competence de tout le monde, qu’il y a lieu de s’étonner du peu de gens qui la font. (§ 52 ; I, 144)

Cet exemple renforce la thèse que Bayle a défendue à propos des comètes parce que l’éclipse est prédictible, fréquente et observable dans tous les pays. Elle contribue au salutaire désenchantement du ciel : « Si les eclipses sont une suite necessaire et naturelle du mouvement des astres, elles arrivent independemment de l’homme et sans aucune relation à ses merites ou à ses demerites, et par consequent elles arriveroient tout de même, soit que Dieu ne voulust point chatier les hommes, soit qu’il voulust les chatier, de sorte que ce ne peut point étre un signe precurseur de la justice divine » (§ 53 ; I, 147). La définition du signe n’est pertinente que lorsqu’existe une intention de signifier, qu’elle soit humaine ou divine. En l’espèce, pour que les éclipses aient une signification, « il faudroit que Dieu nous les eust données pour signes, ou en nous faisant connoitre que ces maux dependent des eclipses comme leur cause naturelle, ou en nous disant qu’il veut que nous soyons avertis de nos malheurs par le moyen des eclipses. Dieu n’a fait ni l’un ni l’autre, par consequent les eclipses ne sont point des signes » (§ 54 ; I, 149). On a vu que Bayle entendait aussi jouer sur le registre théologique. Avec la dernière citation a été de nouveau posée la question de la révélation que Dieu donne de sa volonté. C’est faire bien peu de cas de la providence que de penser qu’un Dieu infiniment sage ait confié cette volonté à « des astronomes qui n’ont aucune foy, et qui assurément n’exhortent personne à la repentance » (§ 56 ; I, 153). Il en va de même pour les comètes : ceux qui en font des présages divins font faire à Dieu des choses inutiles et impies, voire même proprement démoniaques puisqu’elles sont susceptibles de ramener ou d’entretenir l’idolâtrie sur la terre (§ 57, I, 156). Dans la seconde partie des Pensées diverses, cette réflexion conduit Bayle à développer une audacieuse réflexion, selon laquelle la superstition et l’idolâtrie sont pires que l’athéisme, réflexion qui suscitera l’indignation ou le soupçon de ses coreligionnaires. La méthode à laquelle il recourt paraît finalement très proche des dénonciations des Réformateurs (on pense notamment aux propos de Calvin contre l’astrologie judiciaire). Tandis que l’histoire démontrait par l’examen des faits la sottise du lien entre l’apparition des comètes et les malheurs du monde, tandis que la philosophie déployait sa critique à partir d’arguments tirés de l’expérience – statistique, calcul des probabilités – et du raisonnement sur la notion de signification, la théologie, quant à elle, doit fonder son discours sur ce qui fait autorité pour elle, à savoir l’Écriture sainte. Au Dieu métaphysique de la partie philosophique vient se substituer celui de la révélation, et il s’avère le meilleur allié du critique. Car loin de susciter le repentir de l’homme, croire que Dieu exprime sa colère en envoyant des signes n’a pour effet

. H. Bost, « La superstition pire que l’athéisme ? Quelques réactions aux paradoxes de Bayle dans l’Europe protestante au xviiie siècle », dans Ces Messieurs de la R. P. R. Histoires et écritures de huguenots, Paris 2001, p. 325-347.

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La critique du mythe astrologique que de « fomenter le culte sacrilège des idoles ». Mais surtout, la Bible montre un Dieu exclusif, farouchement opposé à tout ce qui ressemble à toute confusion entre le Créateur et sa création : Jugés un peu […] s’il est possible que le même Dieu, qui declare par ses prophetes que rien ne luy est plus abominable que le culte des idoles ; qui temoigne plus d’indignation contre son peuple lors qu’il sacrifie sur les montagnes et sous le feuillage des arbres que lors qu’il tombe dans le larcin, dans le meurtre et dans l’adultere ; qui commence sa loy par une double defense de servir aucun autre Dieu que lui ; qui, pour donner plus de poids à sa defense, se propose sous l’idée d’un Dieu tout-puissant et jaloux, étendant la punition des rebelles jusqu’aux enfans de la quatrieme generation, et sa bonté pour les Peres obeissans jusqu’aux enfans de la millieme ; […] qui punit l’adoration du veau d’or par le plus funeste de tous les châtimens, puis que ce fut en abandonnant son peuple à servir à l’armée des cieux, par où il s’attire les miseres d’un éxil et d’une captivité lamentable […] ; considerez, monsieur, s’il est possible que le même Dieu qui a fait toutes choses ait fait neanmoins luire dans le ciel des nouveaux astres de tems en tems, pour intimider tous les peuples de la terre et pour les porter infailliblement par là à tous les actes d’idolâtrie que chacun regardoit comme plus propres à expier ses crimes et à desarmer la colere de Dieu, les Gaulois et les Carthaginois par exemple, à sacrifier des hommes en quantité : abomination execrable que Dieu deteste si fort par la bouche de ses prophetes dans le peuple juif, qui à l’imitation de plusieurs autres, faisoit brûler des enfans à la gloire des idoles, et pour laquelle il chastia si exemplairement les roys Achas et Manassé. (§ 71 ; I, 184-185)

Certes, concède Bayle de manière au demeurant assez rhétorique, l’introduction du christianisme a fait faire d’« admirables progrès » à l’humanité. Mais les hommes sont demeurés profondément idolâtres (§ 72 ; I, 187) et « generalement parlant, les chrêtiens sont aussi frappez que les autres hommes de la maladie de se faire des presages de tout » (§ 79 ; I, 201). Ce passage par la discipline théologique permet à Bayle de ne pas s’en tenir à une approche où le savoir scientifique ou le raisonnement philosophique seraient caricaturalement opposés au croire religieux. Pour lui, une vérité religieuse est bel et bien possible, adossée à une révélation dont la dynamique, loin de s’opposer à la critique de certaines croyances, la légitime et l’exige au contraire. Bayle a parcouru les champs de l’histoire, de la science astronomique, de la philosophie et de la théologie pour montrer, sur la base des principes qui régissent chacune de ces disciplines, l’inanité de la croyance selon laquelle les comètes présageraient des malheurs. Mais il n’est pas certain que son objectif premier ait été, comme le croyait Voltaire, de désabuser les hommes. À lire la seconde partie des Pensées diverses, on est tenté de penser qu’il s’est livré à cette enquête dans un but plus anthropologique qu’éthique. Son enquête l’a conduit à un résultat qui, lui aussi, casse un mythe. Il s’agit à présent de l’idée généralement admise selon lequel les hommes se dirigent et agissent en fonction des principes et des valeurs auxquels ils adhèrent. L’observation de Bayle est désabusée, c’est-à-dire à la fois amère et dépourvue d’illusion : Quand on compare les mœurs d’un homme qui a une religion avec l’idée genérale que l’on se forme des mœurs de cet homme, on est surpris de ne trouver aucune conformité entre ces deux choses. L’idée genérale veut qu’un homme qui croit un Dieu, un Paradis, un Enfer, fasse tout ce qu’il croit être agréable à Dieu et ne fasse rien de ce qu’il sait luy être désagréable. Mais la vie de cet homme nous montre qu’il fait tout le contraire.

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Croyance, crédulité, enthousiasme Voulez-vous savoir la cause de cette incongruité ? La voici. C’est que l’homme ne se détermine pas à une certaine action plutôt qu’à une autre par les connoissances générales qu’il a de ce qu’il doit faire, mais par le jugement particulier qu’il porte de chaque chose lorsqu’il est sur le point d’agir. Or ce jugement particulier peut bien être conforme aux idées genérales que l’on a de ce qu’on doit faire, mais le plus souvent il ne l’est pas. Il s’accommode presque toûjours à la passion dominante du cœur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes contractées et au goût ou à la sensibilité que l’on a pour certains objects. (§ 130 ; II, 9-10)

Il apparaît au bout du compte que l’homme, toute créature raisonnable qu’il soit, « n’agit pas selon ses principes » (§ 131 ; II, 11 – voir aussi § 181 ; II, 132). C’est ce constat qui permet à Bayle de s’attaquer au dernier mythe après lequel il en a, à savoir que la religion constituerait le ciment moral de la société (§ 161, 172). Bayle est parti de la critique de l’idée selon laquelle les comètes seraient le présage (le signe ou la cause) de malheurs humains. Sa critique l’a amené à parcourir les divers champs de l’histoire, de la science, de la philosophie et de la théologie. Il a cherché à démontrer, à partir des prémisses propres à chacune de ces disciplines, que le mythe ne pouvait tenir. Mais il a radicalisé et étendu l’usage de l’instrument critique au point d’aborder des questions anthropologiques et théologiques qui ne paraissaient pas contenues dans son propos initial. Le constat selon lequel l’homme n’agit pas selon ses principes, l’affirmation éthico-théologique selon laquelle une société d’athées pourraite exister, qui ne serait pas plus immorale que la société des chrétiens : voici deux « dégâts collatéraux » du laminoir baylien. Il ne s’agit plus simplement de croyances anecdotiques, presque pittoresques, mais des fondements mêmes sur lesquels se bâtissent les sociétés humaines… L’histoire de la réception des Pensées diverses au Refuge huguenot le montre : autant les protestants avaient salué ce qu’ils prenaient, non sans raison, pour une critique subtile du paganisme catholique – une forme élaborée de controverse antipapiste –, autant ils grimacèrent lorsqu’ils virent, notamment à la faveur de l’Addition (1694) et de la Continuation des Pensées diverses (1704), que le propos du philosophe corrodait un mythe véritablement fondateur : celui de la société chrétienne et de sa supériorité. On reste ici sur une question relativement à l’écriture de Bayle. Lorsqu’il prétend écrire sans plan, sait-il en fait où il va et ruse-t-il pour donner à son lecteur l’impression de la conversation à bâtons rompus ? Ou traduit-il le véritable mouvement de la pensée qui se surprend elle-même et élargit progressivement sa sphère d’application en englobant des réalités de plus en plus fondamentales ? Je suis incapable de répondre à cette énigme. Si l’on penche en faveur du premier terme de l’alternative, on verra en Bayle un pédagogue hors-pair, un virtuose de la maïeutique visant à déconstruire par petites touches les mythes sur lesquels s’adossent la culture dans laquelle il baigne ; si l’on privilégie le second terme, on soulignera davantage la maîtrise du dialecticien qui, au fil de la plume, peut improviser les variations que son thème de départ l’amène à explorer.

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Chapitre II

Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? Dans l’article « Kuhlman » du Dictionnaire, Bayle interrompt soudain son exposé et prévient une objection de son lecteur : « Si l’on trouve que je parle de lui trop sérieusement, & trop au long, je souhaite que l’on sache qu’il y a un sérieux qui sur ces sortes de choses est pire que la raillerie ; & il est bon que le monde soit instruit de la variété prodigieuse du fanatisme. C’est un mal plus contagieux qu’on ne le pense. La lecture de Drabicius acheva de perdre Kuhlman. » Cette remarque faite dans le corps d’un article du Dictionnaire nous introduit à l’intérêt que Bayle manifeste à l’égard du fanatisme et aux procédés auxquels il recourt pour inciter son lecteur à adopter une attitude critique : plutôt que de dénoncer à longueur de page, Bayle préfère entrer résolument dans le délire d’un auteur, en rendre compte longuement afin que la construction que celui-ci a échafaudée s’effondre toute seule. Il y a là comme une transposition de l’argument ad hominem auquel Bayle a toujours aimé recourir. Mais l’idée de contagion indique d’emblée qu’il s’agira moins de juger que de soigner, ou, à tout le moins, de prévenir la diffusion du mal par les effets prophylactiques de ses exposés. Pour traiter la question des fanatiques et des faux prophètes dans le Dictionnaire, il convient d’abord de définir le champ sémantique du fanatisme à l’époque où Bayle écrit, puis de considérer l’usage que celui-ci en fait – c’est-à-dire la manière selon laquelle cette notion devient un problème autour duquel se nouent des questions religieuses, historiques, philosophiques et éthiques – pour s’arrêter ensuite sur l’ombre portée de Jurieu. La conclusion cherchera à dégager les principaux résultats de l’étude. I. Brève enquête lexicale Le Dictionnaire de Richelet ne comporte pas d’entrée « Fanatique » ou « Fanatisme » (le mot n’est pas non plus orthographié phanatique). Il définit en revanche l’imposteur : « Trompeur qui en fait acroire. Celui qui accuse à faux » et donne comme exemples : « C’est un franc imposteur » et « L’imposteur ou le Tartufe de Moliere ». On verra plus loin que l’imposture est une notion déterminante pour définir a contrario ce qu’est le fanatisme pour Bayle.

. Voir aussi Dictionnaire historique et critique (désormais DHC), « Kuhlman », rem. K. . Voir, dans un autre contexte, A. McKenna, « Bayle et Port-Royal », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme. Mélanges E. Labrousse, Paris–Oxford 1996, p. 650. . P. Richelet, Dictionnaire françois contenant les mots & les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, à Genève chez Herman Widerhold, 1680.

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Croyance, crédulité, enthousiasme Le Dictionnaire de Furetière traite assez longuement du fanatique, d’une manière qui, dans l’édition de 1727 augmentée par Basnage de Beauval, intègre d’ailleurs la problématique baylienne : Fanatique : Fou, extravagant, aliené d’esprit, entousiaste, visionnaire, qui s’imagine avoir des revelations et des inspirations, qui se croit transporté d’une fureur divine. Il ne se dit gueres qu’en fait de religion. Les Trembleurs sont fanatiques. Les fanatiques qui n’ont ni convulsions, ni extases prophetiques, sont les plus suspects de fourberie. bay[le]. Les fanatiques en se guindant dans la religion des meditatifs & des speculatifs, ont-ils le privilege de fouler aux pieds la puissance ecclesiastique ? boss[uet]. Les Decies qui se devouërent pour l’interet d’une société dont ils alloient n’être plus, me semblent de vrais fanatiques. st. ev[remont]. Ces fanatiques qui contrefont les inspirez, sont des seditieux capables de tout entreprendre, pour executer leurs pretenduës revelations. œ. m. [= œuvres mêlées]. Quand je vois sous ce portique / Ce moine au regard fanatique. boil[eau].

Furetière rappelle l’étymologie : fanatique vient de fanum, temple en latin. Dans son article « Fanatisme », il cite à nouveau Bayle : « Vision, inspiration, imagination, entousiasme. Le fanatisme de ces gens à illumination et à propheties est pernicieux à la religion et à la societé. bay[le]. » Le fanatisme trouve sa source dans le champ religieux. Sous la plume de Bayle, il renvoie presque exclusivement à ce domaine d’origine. Au cours du xviiie siècle, son usage s’élargira progressivement à d’autres champs, notamment le politique. Mais on ne trouve guère, chez Bayle, d’occurrences où le fanatisme serait synonyme du zèle violent et intolérant qu’il combat en d’autres passages. Pour lui, la caractéristique du fanatique est la prétention à être inspiré, qui vaut à celui qui la manifeste d’être dénoncé comme faux prophète. D’autre part, dans le discours de la France « toute catholique » d’après la révocation de l’édit de Nantes, les fanatiques sont tout particulièrement les protestants, ce qui justifie évidemment qu’on les ait réduits au silence. Le titre le plus évocateur est à cet égard celui de l’ouvrage d’un converti, D.-A. Brueys, qui publie en 1692 l’Histoire du fanatisme de notre temps et le dessein que l’on avoit en France de soulever les mécontens des calvinistes (Paris, in 12). On sait que la guerre des camisards (17021704) donna à cet auteur l’occasion de prolonger son travail sous la forme d’une Suite de l’histoire du fanatisme de notre temps, où l’on voit les derniers troubles des Cévennes (vol. 1, Paris 1709 ; vol. 2-3, Montpellier 1713, in 12). Même si Bayle est mort au moment où paraît cette suite, il a bien connu les livres de Brueys et il est vraisemblable que l’épisode de la guerre des Cévennes a ravivé en lui le désir de lutter contre l’identification entre protestants et fanatiques et le besoin de repenser à partir de ce lien qu’il juge intempestif.

. A. Furetière, Dictionaire universel (1re édition La Haye–Rotterdam, 1690). Copié et augmenté par Henri Basnage de Beauval, à La Haye et Rotterdam chez Husson, Johnson, Swart, Van Duren, Le Vier, Van Dole, 1727. Bayle suivait d’assez près cette réédition menée par son ami : voir H. Bots – H. H. M. van Lieshout, Contribution à la connaissance des réseaux d’information au début du xviiie siècle. Henri Basnage de Beauval et sa correspondance à propos de l’« Histoire des ouvrages des savans » (1687-1709), Amsterdam–Maarssen 1984, p. 114, n. 14 (voir aussi p. 158 et 179). . A. Rey dir., Dictionnaire historique de la langue française, Paris 1992, t. I, p. 777.

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Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? II. Fanatiques et faux prophètes dans le Dictionnaire Un parcours des principales occurrences où il évoque fanatiques et faux prophètes de l’histoire montre que Bayle a raffiné son approche au fur et à mesure de sa progression dans l’ordre alphabétique de ses articles, qui est aussi l’ordre chronologique de sa rédaction. Au début du Dictionnaire, Bayle annonce en quelque sorte la couleur. À propos d’Abaris, il laisse tomber un diagnostic où se mêlent un pessimisme général à l’égard de son époque et la critique particulière du millénarisme, dont on sait qu’elle vise indirectement Jurieu : « Je vous répons que notre siécle est aussi dupe que les autres : &, après ce que nous avons vu au sujet d’une explication de l’Apocalypse, qu’on ne nous vienne plus dire, le monde n’est plus gruë ». Bayle parle des adamites d’Amsterdam riches et de bonne famille qu’on vit courir tout nus. Il y en eut « d’assez fanatiques pour monter sur des arbres où ils attendaient vainement que le pain leur tombât du ciel, jusques à ce qu’ils tombent eux-mêmes à demi morts sur la terre ». Leur attente de l’accomplissement de prodiges tels que la manne distribuée au peuple d’Israël dans le désert constitue un symptôme évident de leur fanatisme, qui n’est ici rien d’autre qu’une forme de folie. Tandis que Thomas Müntzer est présenté comme un fanatique combattu par Luther, les anabaptistes sont plutôt qualifiés d’hérétiques, de sectaires et de rebelles. Il y eut, certes, Thomas Schuker qui, en 1527 à Saint-Gall, coupa la tête de son frère en exécution d’un ordre de Dieu. « Vous pouvez croire que la sévérité des edits de bannissement fut redoublée à la vue d’un tel fanatisme ». Mais Bayle insiste plus volontiers sur les décrets barbares et sanguinaires qui furent pris contre les anabaptistes, sur leur soumission au pouvoir et sur leur constance dans le supplice. Il renvoie à Georges Cassander qui rendait hommage à la douceur des mennonites, et au témoignage de van Benning s’adressant à Turenne10. Le pseudo-messie Bar Kochba rusait en paraissant vomir des flammes tandis qu’il proférait des paroles enflammées. « C’est un exemple qui apprend aux souverains combien sont à craindre dans un Etat ceux qui se vantent d’inspiration. Ce fripon-là, en contrefaisant le fanatique, fit prendre les armes à plus de soixante mille hommes, & donna beaucoup de peine au peuple romain11 ». Ici apparaît une première fois l’idée selon laquelle il convient de distinguer entre le fanatique sincère et celui qui en prend l’aspect pour légitimer ses prophéties. De Bernard de Clairvaux, Bayle retient notamment la capacité à retomber sur ses pieds lorsque ses prédictions ne s’accomplissent pas : « Lorsqu’on lui reprocha le mauvais succès de sa croisade, il en fut quitte pour dire que les péchés des croisés

. H. H. M. van Lieshout The Making of Pierre Bayle’s « Dictionaire historique et critique», Amsterdam– Utrecht 2001. Sur le thème du prophétisme, voir J. C. Laursen, « L’antimillénarisme de Bayle : la menace de ceux qui prétendent connaître l’avenir », dans Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, A. McKenna – G. Paganini éd., Paris 2004, p. 193-209. . DHC, « Abaris », rem. H. (« Grue signifie figurativement un niais, un sot, qui n’a point d’esprit, qui se laisse tromper. […] On dit proverbialement : Le monde n’est plus grue. » Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, 1694.) . DHC, « Adamites ». . DHC, « Anabaptistes », rem. A, B. 10. DHC, « Anabaptistes », rem. B, F, G, I. 11. DHC, « Barcochebas », rem. C.

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Croyance, crédulité, enthousiasme avoient empêché l’effet de ses prophéties12 ». Cette adaptation tardive à une réalité qui a démenti ses prévisions constitue, comme on le verra plus loin, une caractéristique de la mauvaise foi du « faux prophète ». « De Sponde se moque de la crédulité de Pardaillan, & raconte que l’on publia à Ingolstad un ecrit contre sa députation, sous le titre d’Incendium calvinianum. Il est d’assez bonne foi, pour avoüer qu’il se trouve des fanatiques dans sa religion, qui inspirent & de grans desseins, & des espérances ruineuses à ceux qui se fient à leurs promesses […]13 ». Comme pour Bar Kochba, c’est par la métaphore du feu qu’est défini le fanatisme (voir aussi, infra, la citation faite à propos de Kotter). Jean Amos Comenius (1592-1671)14 est l’une des grandes figures que le Dictionnaire stigmatise comme fanatique. On peut penser que Bayle a quelque attachement pour lui, comme semble l’indiquer l’emprunt du titre de l’humaniste tchèque, Janua linguarum reserata (1631), détourné en Janua cœlorum reserata (1691)… contre Pierre Jurieu15. Mais il est notoire que, derrière l’attaque qui vise Comenius, se profile précisément la polémique contre les spéculations apocalyptiques et la personnalité irascible de Jurieu16. Il faut citer ici assez longuement les charges retenues contre Comenius : En I. lieu on l’accuse d’un orgueil énorme, & l’on remarque que c’est le défaut ordinaire de ceux qui prétendent avoir part aux inspirations d’Enhaut. Effectivement, cette faveur est d’un si grand prix, qu’il ne faut pas s’étonner que ceux qui se persuadent que Dieu les honore d’une telle distinction, traitent les docteurs ordinaires de haut en bas. Mais en même temps ils se vantent à tort d’être inspirez : car si Dieu leur faisoit ce grand honneur, il ne leur refuseroit pas l’esprit de l’humilité chrétienne ; ils ne concevroient pas une si grande indignation contre ceux qui ne veulent point ajouter foi à leurs rêveries17.

C’est donc d’abord sur le plan moral que Comenius est fustigé puisque l’orgueil contredit la vertu chrétienne. La faute est aggravée par la réaction du faux prophète démasqué : En II. lieu, on l’accuse de s’être principalement mis en colere à cause qu’on l’avoit convaincu de contradiction. Il avoit écrit contre un certain Felgenhaverus, qui débitoit des prophéties toutes semblables à celles de Drabicius : il l’avoit combattu par des raisons toutes semblables à celles qui batoient en ruine les visions de Drabicius ; il s’étoit donc réfuté lui-même par avance, & on n’avoit qu’à le mettre aux prises avec lui-même pour le tourner en ridicule. Cela le piquoit jusques au vif. Et voilà quel est le sort de l’entêtement et de ceux qui deviennent fanatiques à force de se passionner pour certaines choses ; si l’on ose leur reprocher leurs contradictions, ils se mettent dans une colere furieuse18.

12. DHC, « Bernard », rem. F. 13. DHC, « Brocard », rem. C. 14. Sur Comenius, voir notamment P. Bovet, Jean Amos Comenius, un patriote cosmopolite, Genève 1943 ; A. Molnar, « Esquisse de la théologie de Comenius », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 28-29 (1948-1949), p. 107-131, a cherché à réhabiliter Comenius en le dégageant de la vision critique que Bayle avait imposée de lui ; bibliographie dans M. Opocensky, « Comenius », dans Encyclopédie du protestantisme, P. Gisel et al. dir., Paris–Genève 1995, p. 221 sq. 15. Texte dans les Œuvres diverses (désormais OD), t. II, p. 817-902 ; traduction française par E. Labrousse, OD V, 1, Hildesheim 1982, p. 211-554. 16. Voir par exemple le début des Entretiens sur la cabale chimérique : OD III, p. 691. 17. DHC, « Comenius », rem. G. 18. Ibid.

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Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? Mais l’orgueil et la colère ne sont que des aspects secondaires du fanatisme. Plus grave est de prétendre que ses spéculations ou celles de ses inspirateurs donnent la clé de compréhension de l’histoire. Lorsqu’il aborde ce point central, Bayle écrit toujours de manière à laisser entendre que, derrière Comenius, c’est Jurieu et les auteurs de son acabit qu’il dénonce. On verra plus loin comment l’auteur du Dictionnaire organise ses attaques en ne visant Jurieu que rarement de façon explicite, mais de manière à ce que l’ombre de son adversaire se profile en permanence derrière ses propos. Bayle parle encore de Comenius lorsqu’il traite de Drabicius. « Comenius fut plus fin qu’on ne le pense, quand il compila son triolet. On trouve plus de subterfuge dans trois prophetes que dans un19 ». Après l’avoir convaincu de fanatisme, Bayle poursuit son réquisitoire contre Comenius en le montrant calculateur : en se référant à trois auteurs différents, il pouvait, après coup, choisir celui dont les vaticinations correspondaient le mieux à la tournure qu’avaient prise les événements. Pour l’auteur du Dictionnaire, il n’y a pas encore, à l’époque de la rédaction de cet article, de distinction très claire entre le fanatique (qui délire) et le faux prophète (qui calcule). C’est encore le cas, semble-t-il, pour Nicolas Drabicius (ca 1597-1671), ce ministre protestant natif de Moravie qui fut chassé de son pays pendant la guerre de Trente Ans et se réfugia en Hongrie. Drabicius fut rétabli dans son ministère en 1654 grâce à Comenius qui avait traduit ses prophéties en latin. Dans l’article qu’il lui consacre, Bayle affine la critique qu’il lançait à Comenius : l’habileté du « manege prophétique » de Drabicius provient de ce que « les mêmes clauses sont essentielles ou accidentelles aux prophéties de ces gens-là, selon qu’il plait aux événemens d’en décider. C’est là leur grande clef20 ». Les faux prophètes retiennent ou écartent les faits historiques selon qu’ils peuvent ou non les intégrer dans leur vision. Les fanatiques manipulent les événements, mais ils ont moralement le bénéfice du doute dans la mesure où ils peuvent être le jouet de leur propre délire. Les politiques, en revanche, n’ont pas cette innocence : ils savent se servir de l’émotion que suscitent les prophéties. Cette critique de l’utilisation politique du fanatisme, Bayle l’a trouvée chez Naudé21, mais il l’intègre dans sa propre démarche. C’est ainsi par exemple qu’audelà de l’exemple que lui fournit un prince de Transylvanie, il suggère l’avantage que le pouvoir peut retirer de telles prédictions : Il seroit difficile de dire si Ragotski ajoûta foi aux prophéties de Drabicius, ou s’il crut seulement qu’elles lui procureroient la victoire par les dispositions où elles mettroient le peuple. […] Il est très-possible qu’un prince assez éclairé pour se moquer de ces chimeres, forme des projets & de grans desseins conformément aux visions de ces gens-là ; car c’est une très-puissante machine pour amener sur la scène les grandes révolutions, que d’y préparer les peuples par des explications apocalyptiques, débitées avec des airs d’inspiration & d’enthousiasme22.

David Herlicius fit des prédictions astrologiques et des horoscopes. « La prédiction qu’il publia contre les Turcs ne fut pas suivie de l’evenement. » La paix conclue entre l’Empereur et la Porte en 1665 déplaisait aux millénaristes qui « avoient prédit que la

19. DHC, « Drabicius », rem. F. Le « triolet » est la compilation que Comenius fit des prédictions de Drabicius, Kotterus et Christine Poniatovia sous le titre Lux in tenebris (1657, 1666). 20. DHC, « Drabicius », rem. H, n. 23. 21. Voir R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, 2e édition, Genève–Paris 1983, p. 547. 22. DHC, « Drabicius », rem. H.

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Croyance, crédulité, enthousiasme fin de l’empire turc approchoit. Ils fondoient leurs prédictions sur quelques textes de l’Ecriture, & sur des amas de présages qu’ils tournoient à leur fantaisie. Thomasius s’étonne qu’après tant de fausses prophéties qui ont été débitées sur la prétendue prochaine ruine des Ottomans, on ne soit pas plus réservé à prophétiser. Il semble que plus il y a eu de gens qui s’y sont trompez, moins on doive craindre de s’y tromper, puis qu’enfin la parole de Dieu qui ne peut mentir nous a promis le renversement de cette puissante monarchie. C’est donc ce qui enhardit les nouveaux prophètes23 ». Christoph Kotter (1585-1647) est, avec Comenius et Drabicius, le troisième grand fanatique de l’époque moderne contre lequel Bayle déploie sa verve critique. Mais il est traité avec un peu plus d’indulgence – peut-être parce qu’il était originaire de la ville où le philosophe s’est installé. Ce que j’ai dit de Comenius, je le dis aussi d’un fameux théologien de Rotterdam, qui a expliqué les prophéties de l’Ecriture avec une très-hardie prétention d’avoir été inspiré. Je ne prétends point juger de son intérieur, & je consens que l’on croie qu’il n’a point agi contre sa conscience ; mais personne ne doit trouver mauvais que je dise qu’on l’a soupçonné de n’avoir eu d’autre dessein que de soulever les peuples, & de mettre l’Europe en feu. On se fonde sur ce qu’il n’a paru en lui aucun signe de confusion, après que l’événement a démenti ses prophéties de la maniere du monde la plus incontestable24.

Le problème auquel Bayle se heurte ici, comme le montrent ces exemples, est celui de la sincérité possible de certains fanatiques. On conçoit que Bayle s’y arrête si l’on rapporte cette question à sa revendication des droits de la conscience errante. Lié par ce principe, Bayle ne peut vitupérer les fanatiques sans distinction. C’est contre ceux qui utilisent sciemment le fanatisme pour manipuler les foules qu’il se déchaîne. Ainsi Comenius « étoit docte & habile, il raisonnoit de bon sens dans d’autres matieres, il paioit d’esprit dans celles-ci, on ne voioit rien en sa personne qui sentît l’enthousiaste. Cela portoit à croire qu’il n’étoit point persuadé de ce qu’il disoit. Il peut y avoir, & il y a quelquefois, de l’imposture dans les grimaces extatiques ; mais ceux qui se vantent d’inspirations, sans marquer d’ailleurs, ou sur leur visage, ou dans leurs paroles, que leur cerveau est détraqué, sont incomparablement plus suspects de fourberie que ceux qui de tems en tems souffrent quelques convulsions, comme la Sibylle plus ou moins25 ». Dans cet extrait, l’accusation portée contre Comenius est plus redoutable que celle que Bayle retenait contre le Tchèque dans l’article qu’il lui avait consacré quelques mois auparavant. Le thème de l’imposture revient en force à propos de Mahomet, maintes fois qualifié de faux prophète26. Tandis que la plupart des imposteurs laissent croire qu’ils sont inspirés alors qu’ils n’ont pas d’extases, Mahomet se servait de ses crises d’épilepsie afin de passer pour inspiré : « Comme il étoit sujet au mal caduc, & qu’il vouloit cacher à sa femme cette infirmité, il lui fit accroire qu’il ne tomboit dans ces convulsions, qu’à cause qu’il ne pouvoit soutenir la vue de l’ange Gabriel, qui venoit

23. DHC, « Herlicius », rem. F. 24. DHC, « Kotterus », rem. H. Dans la même remarque, Bayle parle des « fourberies » des petits prophètes du Dauphiné et cite l’Histoire du fanatisme où Brueys traite Jurieu de « faux prophète ». 25. DHC, « Kotterus », rem. F. C’est à ce passage que semble se référer l’exemple cité par Basnage de Beauval dans l’article « Fanatique » du Dictionnaire de Furetière (voir ci-dessus p. 18). 26. DHC, « Mahomet », in corp. et rem. H, K, T, Z, DD, PP.

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Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? lui annoncer de la part de Dieu plusieurs choses concernant la religion27 ». La figure de l’imposteur, qui implique une volonté délibérée de tromper, vient alors clairement s’opposer à celle du fanatique, qui peut être sincère et donc le cas échéant victime de ses propres illusions. Certains considèrent « que l’Alcoran est l’ouvrage d’un fanatique : tout y sent le désordre, & la confusion ; c’est un cahos de pensées mal accordantes », et qu’« un trompeur auroit mieux rangé ses doctrines ». Voetius pense que le fondateur de l’islam était un enthousiaste, et même un énergumène28. Bayle, quant à lui, incline à penser « que Mahomet a été un imposteur » car la religion était pour lui un moyen de devenir puissant. Et de poser la question : « Un vrai fanatique eût-il jamais un tel caractere ? 29 » L’opposition entre imposture et fanatisme fait apparaître la culpabilité des manipulateurs au plan moral, comme l’illustre la ruse de Mahomet pour justifier la polygamie : « Voilà comment cet imposteur commençoit par faire le crime, & finissoit par le convertir en loi generale. Cela ne sent point le fanatisme. » La légitimité du soupçon se conforte d’une recherche de critères pour distinguer l’erreur sincère du trucage malhonnête : on verra plus loin, à propos de Jurieu, que Bayle considère la permanence des inspirations et des prophéties comme un critère non de vérité des oracles proférés, mais de sincérité de leur auteur. Les prédictions astrologiques et les horoscopes de Jean-Baptiste Morin donnent à Bayle l’occasion de renouer avec la critique, inaugurée dans les Pensées diverses, de ceux qui prétendent lire dans le ciel les destinées humaines, et de stigmatiser les faiblesses des gouvernants : « La destinée des peuples & des royaumes est entre leurs mains, pendant que la leur dépend des caprices & des visions d’un astrologue30 ». Morin, comme les autres, savait se servir d’échappatoires lorsque ses prédictions ne s’accomplissaient pas. Ce constat vaut à toute la confrérie une exhortation ironique : « Courage, Messieurs les astrologues, vous ne demeurerez jamais courts, puis que vous cherchez un asyle dans les exemples de l’Ecriture. » Mais l’invocation des textes bibliques ne suffit pas à rendre chrétienne une prédiction, bien au contraire. Il y a même une perversion dans la démarche de celui qui prétend dire l’avenir : « De tels prophètes s’engagent presque nécessairement à une démarche antichrétienne, c’està-dire à s’informer curieusement si ceux qu’ils ont menacez sont bien malades, & à s’affliger de leur bon état : car où sont les gens qui n’aiment mieux voir dans le tombeau celui dont ils ont prédit la mort, que de se voir dans l’ignominie d’avoir été faux prophetes ?31 » Bayle s’arrête peu sur Desmarets de Saint-Sorlin, dont il se contente de dire qu’il « devient enfin visionnaire et fanatique » et précise que c’est son Avis du Saint-Esprit au roi qui « porte tous les caracteres du fanatisme32 ». En fait, l’article du Dictionnaire est pour l’essentiel tissé des informations contenues dans Les Visionnaires de Nicole, longuement cité.

27. DHC, « Mahomet », in corp. 28. Ces mots doivent être compris dans leur sens technique, respectivement « animé d’un transport divin » et « possédé du démon ». 29. DHC, « Mahomet », rem. K. 30. DHC, « Morin (Jean-Baptiste) », rem. G. 31. DHC, « Morin (Jean-Baptiste) », rem. I. 32. DHC, « Marests (Jean des) », in corp. et rem. E.

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Croyance, crédulité, enthousiasme De Savonarole, Bayle fait un portrait qui hésite entre les deux catégories opposées de l’imposture et du fanatisme. C’est désormais cette opposition qui commande la compréhension du phénomène prophétique : « Observons que si ce dominicain n’étoit pas un imposteur, il faloit qu’il fut fanatique outré33 ». L’explication du fanatisme, exprimée en termes cartésiens – « c’est pour l’ordinaire une vertu de vapeur, un déréglement des organes, un dérangement de quelques fibres du cerveau » –, le caractérise à nouveau comme un trouble pathologique, mais elle ne parvient pas à rendre compte de son caractère contagieux. L’opposition entre fanatisme et imposture gouverne une double attitude. Le « fanatique » se caractérise par sa sincérité. Il est, si l’on peut risquer cet oxymore, un visionnaire aveuglé. L’imposteur, au contraire, joue à l’inspiré. Il est, à la différence du fanatique, lucide et passablement cynique dans l’utilisation de la crédulité humaine. La dénonciation du premier ne saurait se faire qu’au regard de la vérité historique qui dément ses prophéties. Comme il trompe ses contemporains, celle du second s’adosser à un point de vue éthique. On peut se demander si la sophistication de cette opposition (elle n’apparaît pas dans les premiers articles, et se fait jour au fur et à mesure de la composition du Dictionnaire34) ne recouvre pas chez Bayle l’impérieux besoin de comprendre ce qui, chez Jurieu, motive la spéculation apocalyptique. Cette question ne vise pas à réduire la mise en œuvre de la réflexion philosophique de Bayle à un contentieux personnel, mais à rappeler combien cette dimension a dû galvaniser son énergie dans la tentative pour comprendre. III. Jurieu : l’empreinte et l’émancipation La première grande attaque visant Jurieu35 comme fanatique se trouve dans l’article consacré à Braunbom. Ce protestant allemand est l’auteur d’un livre sur l’explication des prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testaments, annonçant la fin du monde pour 1711. « Il n’y a rien qui anime davantage que d’être assuré qu’une entreprise réussira. […] & pour l’ordinaire, c’est le but & l’intention de ceux qui balotent les nombres de l’Apocalypse, & qui enfin marquent le tems des revolutions, d’encourager les princes à entreprendre la guerre36 ». Dans la remarque suivante – longue de plus de quatre colonnes –, Bayle s’étonne que « le mauvais succès d’un nombre infini de commentateurs de l’Apocalypse n’empêche point que d’autres ne tombent dans la

33. DHC, « Savonarola », rem. M. 34. C’est ce qui hypothèque les résultats, par ailleurs tout à faits intéressants, que J. Solé a obtenus en ne traitant de manière exhaustive que les articles dont les entrées commencent par les lettres A à E, soit un tiers du Dictionnaire. Voir J. Solé, « Religion, et méthode critique dans le “Dictionnaire” de Bayle », dans Religion, érudition et critique à la fin du xviie siècle et au début du xviiie, Paris 1968, p. 71-119, et surtout « Religion et conception du monde dans le “Dictionnaire” de Bayle », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 117 (1971) notamment p. 552-560. 35. Sur le différend qui opposa Bayle à Jurieu et sur la psychologie du théologien, voir E. Labrousse, « Le refuge hollandais : Bayle et Jurieu » et « Note sur Pierre Jurieu », dans Conscience et conviction. Études sur le xviie siècle, Paris–Oxford 1996, resp. p. 201, 210 ; H. Bost, Pierre Bayle, Paris 2006, p. 301-329. 36. DHC, « Braunbom », rem. B.

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Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? même témérité37 ». Il fait longuement référence à l’Accomplissement des prophéties de Jurieu, parle de la « fausseté de ses prophéties ». Bayle semble vouloir réfuter Jurieu de la même façon qu’il s’y était pris dans les Pensées diverses à l’égard de ceux qui croient à l’effet des comètes : il entend comparer les textes aux événements de manière à démontrer que ces derniers infirment obstinément les prétentions des auteurs fanatiques à prédire l’avenir. Dans les articles qui suivront, il procédera plus volontiers par allusion, laissant entendre qu’il vise Jurieu à travers le portrait de tel fanatique ou faux prophète. Ainsi en va-t-il à propos de Charles-Quint qui fut l’objet de prophéties qu’on adaptait pour les lui appliquer. Bayle se souvient d’un oracle qui fut tronqué pour qu’il convienne à l’empereur. Et plus récemment, ajoute-t-il dans un passage rédigé en 1699, il a vu « de fort bonnes gens infatuez de prophéties, qui pendant la derniere guerre, apliquoient tout ce prétendu oracle le mieux qu’ils pouvoient à S. M. B. le roi Guillaume38 ». L’allusion renvoie évidemment à la Glorious Revolution et au rôle d’agent de la volonté de Dieu que Jurieu reconnaissait au stathouder de Hollande devenu roi d’Angleterre. Bayle trouve l’occasion de porter sa plus redoutable attaque contre Jurieu lorsqu’il énonce le cinquième grief retenu contre Comenius : Le principal défaut qu’on lui reproche est le fanatisme : Sed præsertim est Comenius fanaticus, visionarius, et enthousiasta in folio. Il prétendoit que les prophéties de Drabicius devoient servir de tablature à tous les princes de l’Europe. […] Il étoit toûjours alerte sur les événemens de l’Europe afin de les rapporter au systême de ses visions. C’est le propre de ces gens-là, comme on le sait par des éxemples récens, de rajuster les pieces de leurs prédictions selon les nouvelles de la gazette39.

L’ombre de Jurieu plane sur l’allusion. Ce que Bayle fustige tout particulièrement dans les prophéties des fanatiques, c’est leur prétention à dire le sens de l’histoire, quitte à adapter le modèle d’interprétation au gré des circonstances internationales. La plus grave conséquence de cette attitude est la subversion de l’ordre social : « On lui reproche que lui & tels autres fanatiques millenaires n’ont pour but que de soulever les peuples, & qu’il n’oublia rien auprès de Cromwel pour faire qu’il se fît des soulevemens dans la Bohême40 ». Dans la polémique anti-juréenne, le parallèle entre Comenius et Jurieu se précise avec un rapprochement implicite de Cromwell et Guillaume d’Orange (ou de la Great Rebellion et de la Glorious Revolution) et la comparaison tacite – il appartient au lecteur de faire le lien – entre la Bohême et le Refuge huguenot. Les remarques de l’article « Comenius » enfoncent le clou, parlant de « la vanité de ses prophéties » et déplorant la célébrité dont il jouit encore, tant il est vrai qu’« il est difficile de concevoir qu’un homme de réputation puisse survivre long-tems à la

37. DHC, « Braunbom », rem. C, que l’on peut rapprocher de la citation faite ci-dessus, tirée de l’article « Herlicius ». 38. DHC, « Charles Quint », rem. CC. 39. DHC, « Comenius », G. La citation en italique est tirée de l’Antirrheticus (1669) de Samuel Des Marets, qu’une controverse opposa à Comenius au sujet du chiliasme ; voir M. Heyd, « Be sober and reasonable ». The critique of enthusiasm in the seventeenth and early eighteenth centuries, Leiden 1995, p. 34. 40. DHC, « Comenius », rem. C, § v-vi. On a vu que ce risque de sédition était aussi repéré dans la définition du Dictionnaire de Furetière.

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Croyance, crédulité, enthousiasme honte d’avoir servi de promoteur à des prophéties que l’événement avoit confondu d’une maniere qui sembloit faite tout exprès pour les démentir41 ». Après avoir rangé Mahomet du côté des imposteurs plutôt que de celui des fanatiques, Bayle cherche à se doter de critères pour les distinguer : « Une bonne pierre de touche pour connoître si ceux qui se vantent d’inspirations, soit pour débiter de nouvelles prophéties, soit pour expliquer les anciennes, l’Apocalypse par exemple, y procedent de bonne foi, est d’examiner si leur doctrine change de route à proportion que les tems changent, & que leur propre intérêt n’est plus le même qu’auparavant42 ». Bien qu’il ait à son avis « beaucoup de force », cet indice d’imposture n’est pourtant pas un critère infaillible : On lui donneroit trop d’étendue si l’on s’en vouloit servir sans exception contre tous les explicateurs de l’Apocalypse, qui changent leurs hypotheses à proportion que les afaires generales prenent un train diferent. Il se peut faire quelquefois qu’il n’y ait que du fanatisme dans l’inconstance de ces gens-là, & que n’étant point capables de s’apercevoir du mauvais état de leur tête, il n’aient pas moins de bonne foi lorsqu’ils varient, que s’ils ne varioient point. Emploions donc une distinction : disons seulement que ceux qui changent leurs systême apocalyptique selon les nouvelles de la gazette, & toûjours conformement au but general de leurs ecrits, débitent des faussetez, ou sans le savoir, ou le sachant bien. Leur conduite est très-souvent une imposture, mais non pas toûjours43.

Bayle s’aperçoit des limites de la distinction qu’il a établie, parmi les faux prophètes, entre le fanatique qui maintient sa ligne quoi qu’il advienne et l’imposteur qui louvoie selon les événements. La dimension pathologique du phénomène l’amène à reconnaître que les variations pourraient aussi s’expliquer par une intelligence déficiente. Du coup, le jugement implicite contre Jurieu se trouve comme suspendu : après tout, il pourrait bien avoir varié en restant sincère. Le critique ne peut se prononcer pour l’un des termes de l’alternative : soit il est malhonnête, soit il est fou… Dans l’article consacré à Savonarole, la flèche la plus acérée est moins destinée au Florentin qui voyait en Charles VIII « le Cyrus choisi de Dieu, et lui dévoüa tous ses services » qu’à Jurieu, qui sombra dans le même travers en attribuant un rôle messianique à Guillaume d’Orange. Bayle se retient de le souligner trop lourdement, encore qu’il ne peut s’empêcher de préciser : « C’est l’ordinaire de ces faux prophêtes, & nous en avons des exemples qui sont encore plus frais que celui de Drabicius44 ». « Il est bon que le monde soit instruit de la variété prodigieuse du fanatisme. » Cette affirmation de l’article « Kuhlman » citée au début indique bien comment Bayle entendait mettre son insatiable curiosité au service d’une pédagogie critique. Informer, donner à connaître, c’est assurément le meilleur moyen d’éviter les pièges de la crédulité ou de la fascination… encore qu’il soit moins optimiste lorsqu’il constate que les démentis qu’opposent les faits n’ont jamais découragé les fanatiques et les faux prophètes. Et pour cause : pour eux, l’inspiration dont ils bénéficient dépasse

41. DHC, « Comenius », rem. I, K. 42. DHC, « Mahomet », rem. T. 43. DHC, « Mahomet », rem. NN. 44. DHC, « Savonarola ».

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Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? les exigences de la raison. Mais comment faire la part des choses entre croyance et crédulité ? D’autre part, le besoin d’y réfléchir a été ravivé par le phénomène des « petits prophètes » cévenols qui, au moment de la guerre des camisards, ont permis d’alimenter l’idée selon laquelle le protestantisme avait affaire avec le fanatisme. Bayle n’en traite pas volontiers, mais un passage de la Réponse aux questions d’un provincial où il parle des « prétendus fanatiques des Cévennes45 » atteste bel et bien la pertinence de ce rapprochement. En troisième lieu, l’intérêt que Bayle manifeste pour les fanatiques et les faux prophètes doit être rapporté à l’ensemble de sa pensée et de ses centres d’intérêt. Ce thème complexe se trouve à l’articulation de la réflexion qu’il mène sur les causes de l’erreur (précipitation, prévention, passions)46 avec ses deux grands domaines de prédilection que sont l’histoire et la religion : le faux prophète déclare révéler, au nom d’une autorité transcendante, le sens de l’histoire. L’historien n’a guère de mal à démontrer a posteriori que le prétendu inspiré s’est trompé, et la leçon peut toujours servir à qui veut l’entendre. Mais le philosophe, qui médite sur les arcanes de l’âme humaine, ne peut se satisfaire d’un tel constat. Il lui faut aussi s’interroger sur les raisons pour lesquelles la vérité est ainsi bafouée. Or la vérité s’oppose à l’erreur d’une part, au mensonge d’autre part. La démarche que Bayle accomplit au long du Dictionnaire l’amène à préciser progressivement les enjeux de cette distinction : il faut d’un côté dénoncer les erreurs des fanatiques afin qu’elles ne contaminent pas les esprits sains, mais sans mettre en cause les droits fondamentaux de la conscience errante ; de l’autre côté, il faut dénoncer les impostures des menteurs en faisant apparaître les intentions malveillantes et les calculs inavouables qui les animent. À quelle catégorie Jurieu appartient-il ? L’énigme semble résister à l’enquête, peut-être tout simplement parce que la distinction baylienne, pertinente sur le plan moral, échoue à rendre compte des mystères de la psychologie humaine.

45. RQP 115 : OD III, p. 732b. 46. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle, t. II : Hétérodoxie et rigorisme (désormais E. Labrousse, Pierre Bayle II), 2e édition Paris 1996, chap. 3.

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Chapitre III

REGARDS CRITIQUES OU COMPLICES SUR LES HÉRÉTIQUES. DE L’ALPHABET DE PRATEOLUS AU DICTIONNAIRE DE BAYLE Dès avant la période au cours de laquelle il se consacre au Dictionnaire, Bayle a toujours été attiré par la question de l’hérésie et la personne des hérétiques. Il en a maintes fois traité, que ce soit autour de la thématique de la foi et de l’incroyance dans les Pensées diverses sur la comète, de l’erreur dans les Nouvelles Lettres critiques, de la tolérance dans le Commentaire philosophique, ou de la liberté d’expression dans les Nouvelles de la République des Lettres. On sait, grâce aux travaux d’Elisabeth Labrousse, qu’il en a fait évoluer la compréhension en montrant que l’hérétique ne doit pas être perçu comme celui qui refuse perversement la vérité, mais comme un croyant que ses principes empêchent d’y adhérer : « Bayle a distendu le lien qui, traditionnellement, associait l’erreur au péché et il la rapproche, en revanche, de l’ignorance. » Cette approche philosophique et éthique n’a pas empêché l’auteur du Dictionnaire de reprendre à son compte les principaux éléments de condamnation des déviances nées au sein de la famille protestante, telles que l’antitrinitarisme ou l’anabaptisme. Aussi aiguisé que soit son regard sur l’hérésie en général, il reste fidèle – que ce soit sincèrement ou par tactique n’est pas déterminant ici – aux grandes affirmations de l’orthodoxie réformée. Ce constat se vérifie tout au long du Dictionnaire, mais il n’épuise pas le rapport complexe que Bayle entretient avec la question de l’hérésie et la personnalité des hérétiques. En effet, le philosophe de Rotterdam croise ses remarques à ce sujet avec les opinions très sévères qu’il émet à propos du travail des hérésiologues. Voici un exemple qui offre en raccourci la principale attaque qu’il leur adresse : Melchiorites : Secte imaginaire dont Prateolus & le jésuite Gaultier ont grossi leurs catalogues d’hérétiques, le second sur la foi du prémier, & celui ci en copiant mot à mot les paroles de Lindanus. Ils prétendent que le fondateur de cette secte étoit l’anabaptiste Melchior Hofman, dont j’ai parlé en son lieu. Mais l’imprimeur du Pere Gaultier, aiant mis Hosmannus au lieu de Hofmannus, a été cause que Mr Moréri nous a donné un hérésiarque chimérique nommé Melchior Hosman. C’est ainsi que les fautes d’impression multiplient les personnes. S’il avoit lu l’écrivain qu’il cite, il auroit peutêtre évité la faute.

. E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 565, 567. . Je renvoie aux exemples que j’ai donnés dans Un « intellectuel » avant la lettre, le journaliste Pierre Bayle (1647-1706). L’actualité religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687), Amsterdam–Maarssen 1994, p. 203 sq. . DHC, « Melchiorites ». Dans le même esprit, voir l’extrait de « Bezanites » cité p. 37.

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Croyance, crédulité, enthousiasme Les principales cibles de Bayle sont ici Gabriel Prateolus (1511-1588), Guillaume Lindanus (1525-1588) et Jacques Gaultier. On les retrouve en maints autres articles, tantôt en compagnie de Florimond de Ræmond (1540-1602) ou de Maimbourg, tantôt avec Louis Moreri (1643-1680) qui a, de manière presque géniale, offert un concentré d’erreurs, notamment par sa partialité sectaire en matière de phénomènes religieux. Mais, si Moreri incarne l’auteur qui se trompe en tous domaines, Prateolus, quant à lui, fournit la quintessence de ce que Bayle vomit en matière d’approche de l’hérésie. À cet égard, le bref exemple des « Melchiorites » du Dictionnaire est éloquent, qui renseigne moins sur l’attitude de Bayle vis-à-vis des hérétiques que sur le regard qu’il promène sur les auteurs de catalogues d’hérésies : l’étude des hérésies est un élément indispensable à la compréhension de l’histoire du christianisme. Mais ceux qui les débusquent sont si désireux de les dénoncer pour conforter leurs certitudes dogmatiques qu’ils sont prêts, tel le P. Gaultier, à en inventer : « Un jésuite nommé Jacques Gaultier, l’homme du monde qui s’est fait le moins de scrupule de multiplier les sectes protestantes, en a trouvé sept dans les prémieres années du xviie siecle. La premiere est celle des métaphoristes, dont il n’attribue les erreurs qu’à Daniel Chamier. » Or Bayle a en commun avec Prateolus et ses pairs d’une part qu’il cherche à inventorier pour comprendre, à classer par ordre alphabétique, et d’autre part qu’il nourrit un intérêt pour les mouvements ou personnages refusant l’orthodoxie. Cette proximité de méthode et d’intérêt est une apparence qui ne saurait abuser : Bayle est soucieux de déployer une histoire critique débusquant les préjugés doctrinaux qui aveuglent, et c’est ce qui explique que sa critique porte presque plus volontiers sur les hérésiologues que sur les hérétiques. On montrera d’abord les différentes manières dont l’auteur du Dictionnaire utilise la notion d’hérésie. C’est cette diversité qui lui permet, selon les cas, de faire porter l’attention sur les hérétiques ou sur ceux qui les étudient. Dans une deuxième partie, on cherchera à dégager l’arrière-plan philosophique et moral, mais aussi théologique et politique sur le fond duquel se présente la question de l’hérésie et des hérétiques : le rôle de la raison, de la tolérance et de la liberté y sont déterminants, comme la volonté de faire apparaître le jeu politique porté à dénoncer, non sans cynisme parfois, le caractère séditieux de l’hérésie. La troisième partie déploie les trois types de lecture à l’œuvre chez Bayle : celle qui fustige l’utilisation de l’hérésie comme clé des malheurs et des réussites ; celle qui vérifie l’idée pessimiste selon laquelle le fanatisme est le principal moteur des hérésies en ce qu’il génère des prétentions à l’exclusive de la

. Prateolus [Gabriel Dupréau] est en particulier l’auteur d’un De vitis, sectis et dogmatibus omnium hæreticorum qui ab orbe condito, ad nostra usque tempora et veterum et recentium authorum monimentis proditi sunt, elenchus alphabeticus, petit in folio, Cologne, 1569. . Lindanus [Guillaume Damase Van der Linden] était grand inquisiteur des Pays-Bas. Bayle se réfère essentiellement à son Dubitandius, dialogus de origine sectarum hujus sæculi, Cologne, 1571. . Le P. Jacques Gaultier, jésuite, est l’auteur d’une Table chronographique de l’estat du christianisme, plusieurs fois rééditée avec des augmentations (par ex. 5e éd., Lyon, 1633). . Histoire de la naissance, progrez & decadence de l’heresie de ce siecle (1re éd., 1605). Voir B. Dompnier, Le venin de l’hérésie. Image du protestantisme et combat catholique au xviie siècle, Paris 1985 ; Id., « Les marques de l’hérésie dans l’iconographie du xviie siècle », Siècles 2 (1995), p. 77-96 ; J. Solé, Le débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Paris 1985, t. III, p. 1741-1761. . On sait que le Dictionnaire historique et critique est né du désir de Bayle de rectifier de manière systématique les erreurs du Grand Dictionnaire historique de Moreri (1re édition Lyon, 1674). . DHC, « Chamier », rem. G.

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Regards critiques ou complices sur les hérétiques vérité ; celle qui fait apparaître l’importance des facteurs confessionnel et personnel, notamment la révocation de l’édit de Nantes et la polémique avec Jurieu par laquelle Bayle semble avoir fait l’expérience d’une certaine forme d’inquisition. I. L’hérésie, une notion qui fait problème L’examen des catégories sémantiques (hérésie, hérétiques, hérésiarques) montre que l’auteur du Dictionnaire navigue entre un usage courant des mots et un usage second, en recul réflexif. On verra comment et pourquoi cette question sémantique s’arrime très fortement à l’agacement ressenti devant les catalogues d’hérésies. Le lexique de Bayle hiérarchise, par gravité décroissante : hérésiarque (Marcion est qualifié d’hérésiarque puis d’hérétique), hérétique, et hétérodoxe (« Heidanus », rem. A). Dans le Dictionnaire, Bayle s’arrête souvent sur des descriptions de courants réputés hérétiques. Il manifeste un intérêt permanent – et une grande érudition – à l’égard de toutes sortes d’hérésies, que ce soit les « bigarrures curieuses » des premiers siècles de l’Église chrétienne10, des hérésies médiévales11. Il est très attentif aux accusations d’hérésie lancées dans la controverse entre catholiques et protestants12 ainsi qu’aux hérésies internes aux confessions catholique13 et protestante14. Bayle voit bien ce qu’a de problématique, de partial ou de flottant, l’utilisation de la notion d’hérésie. Quiconque taxe son adversaire d’hérétique est partisan, et l’accusation n’a de sens que sur fond d’une revendication d’orthodoxie de la part de celui qui la lance15. La controverse, explique Bayle dans sa « Dissertation sur les libelles diffamatoires », donne à ce mot un caractère d’extrême gravité : « Vous voiez des gens qui s’entre-accusent de dogmes affreux ; ils repliquent & dupliquent, & ils trouvent de plus en plus réciproquement que la doctrine de leur adversaire est abominable ». Cependant, l’accusation d’hérésie est si courante que le sens s’en trouve affaibli. Lorsque des « experts » et des « arbitres initiez à ce langage » examinent le contentieux dogmatique, il apparaît souvent qu’il n’y a que des maladresses d’expression chez les théologiens visés, que « les termes d’hérésie pernicieuse, & semblables, ne signifient chez eux qu’un mauvais choix de paroles ». Il importerait

10. Voir notamment DHC, « Aristote », rem. T ; « Arius » ; « Augustin », rem. G ; « Caïnites » ; « Cerinthus », rem. D ; « Manichéens » ; « Marcionites » ; « Nestorius » ; « Origene », rem. K ; « Pauliciens », rem. A, H ; « Prodicus » ; « Rodon », rem. B, C ; « Vigilantius », rem. C, G. 11. Voir par exemple DHC, « Berenger », rem. H, I ; « Brunus » ; « Savonarola » ; « Tandemus » ; « Turlupins ». 12. DHC, « Aristote », rem. T ; « Augustin », rem. E ; « Bellarmin », rem. L ; « Dryander » ; « Farel », rem. M ; « Junius », rem. F ; « Knox » ; « Luther », rem. E ; « Nestorius », rem. P ; « Nihusius », rem. F ; « Ochin », rem. D, E, K, O, Y ; « Pellisson », rem. D ; « Remond », rem. A, C, D ; « Ruffi », rem. C ; « Savonarola », rem. M ; « Socin », rem. M ; « Vallée », rem. A ; « Vergerius », rem. B. 13. Voir DHC, « Baius », rem. C ; « Erasme », rem. Q ; « Maldonat », rem. E, F ; « Papesse », rem. F ; « Socin (Fauste) », rem. M. 14. Voir DHC, « Amyraut », rem. E ; « Anabaptistes », rem. D, F, G, M ; « Arminius » ; « Blandrata », rem. E, F, I ; « Episcopius », rem. F, H ; « Gentilis », in corp. et rem. D ; « Gribaud » ; « Heidanus », rem. A ; « Lubienietzki », rem. G ; « Milletiere », rem. G ; « Origene », rem. C ; « Rodon », rem. B, C ; « Schutze », rem. A ; « Socin (Marianus) » ; « Socin (Fauste) » ; « Stancarus », rem. K ; « Vorstius (Conrad) », rem. M, N. 15. Voir Supplément du Commentaire philosophique, X : OD II, p. 521 sq.

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Croyance, crédulité, enthousiasme donc, insiste Bayle, que le Dictionnaire de l’Académie française définisse clairement de tels termes, faute de quoi « les langues mêmes deviendront barbares à la plupart des lecteurs »16. S’il est conscient des excès de langage que suscite l’emploi du terme « hérésie » et de ses dérivés, Bayle ne renonce pas pour autant à s’en servir fréquemment pour présenter un homme ou une famille de pensée. Il y recourt généralement en raison de la commodité de cette notion, lorsque c’est comme hérétique qu’un personnage historique est connu. Cette manière de se conformer à la doxa sans adhérer forcément à la vision orthodoxe l’avait déjà amené à prévenir, dix ans plus tôt, les lecteurs du Commentaire philosophique, à propos de l’usage distant qu’il entendait faire du mot hérétique : « J’appelle ainsi en cet endroit tous ceux que les souverains qualifient de ce nom, les voïant diférer de la religion de l’Etat »17. Il arrive à Bayle de reprendre à son compte la charge réprobatrice ou accusatrice que véhicule le qualificatif… quitte à la retourner. Ainsi, à propos de la légende de la papesse, il rappelle l’estime dans laquelle Baronius tenait le travail de Florimond de Ræmond, mais, ajoute-t-il en se référant à l’attitude de ses coreligionnaires, le cardinal « a eu tort d’affirmer que les hérétiques en furent si accablez qu’ils eurent honte d’avoir parlé de cette fable »18 : aujourd’hui encore, des protestants en soutiennent l’historicité, preuve que l’œuvre du conseiller au parlement de Bordeaux ne les a pas réduits au silence… et que les préjugés confessionnels sont, dans l’un et l’autre camp confessionnel, profondément enracinés. Les caïnites, dit Bayle, défendaient d’« abominables dogmes tirés des égoûts des gnostiques »19 ; l’auteur du Dictionnaire parle de « l’infâme secte » des manichéens20 ; il présente les turlupins comme des hérétiques « vilains & infâmes » en raison de leur antinomisme et de leur impudeur21. Dans ces exemples, il est difficile de déterminer si Bayle adhère à ces formules ou s’il se contente de reprendre des lieux communs. On vient de voir qu’il peut aussi parler des protestants en les désignant comme « les hérétiques », de manière à montrer qu’il entre dans la logique de l’auteur qu’il présente22. En revanche, lorsqu’il traite de l’arianisme et de l’antitrinitarisme, il utilise la notion d’hérésie avec moins de recul. Fausto Sozzini est présenté comme le « principal fondateur d’une très-mauvaise secte qui porte son nom »23. Mais pourquoi l’hérésie suscite-t-elle, en général, autant de passion ? Il semble que l’orthodoxie se nourrisse et se conforte de la dénonciation de toutes sortes de dérives,

16. Dissertation sur les libelles diffamatoires, rem. C. 17. Commentaire philosophique, II, vi : OD II, p. 417 (éd. J.-M. Gros, p. 262). 18. DHC, « Papesse », rem. F. Notons au passage qu’à cette époque, le pasteur Elie Benoist manifeste la même liberté, quoiqu’avec un peu moins de subtilité, dans la Préface générale de son Histoire de l’édit de Nantes : « Il y a quelques mots qui m’ont mis dans l’embarras. Ceux de conversion, d’hérésie, d’heretiques, & d’autres semblables ont un tout autre sens dans la bouche d’un reformé que dans celle d’un catholique. Mais il auroit fallu recourir à de perpetuelles circonlocutions si j’avois voulu éviter d’employer quelquefois ces mots au sens où les catholiques les prennent » : E. Benoist, Histoire de l’édit de Nantes, t. I, Delft 1693, sans pagination suivie, f° f3). 19. DHC, « Caïnites ». 20. DHC, « Manichéens ». 21. DHC, « Turlupins ». 22. Voir aussi DHC, « Bellarmin », rem. L. 23. DHC, « Socin (Fauste) » ; voir aussi « Blandrata », rem. F ; « Gentilis » ; « Gribaud » ; sur la distance qu’il conviendrait de maintenir entre le socinianisme et son éponyme, voir J.-P. Osier, Faust Socin ou le christianisme sans sacrifice, Paris 1996. Mais cet écart est totalement inaperçu au xviie siècle.

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Regards critiques ou complices sur les hérétiques réelles ou fictives. Il est même arrivé que, pour instruire le procès d’un théologien, on le soupçonne d’une hérésie qu’il avait combattue : c’est le cas de Stancarus avec l’arianisme24. Un autre exemple, plus célèbre, est celui de Nestorius qui fut « déposé comme hérétique dans le concile d’Ephese en 431 » ; or, à la suite de Du Pin, Bayle doute que l’accusation ait été fondée25. Au xiie siècle, Abélard fut taxé d’hérésie trinitaire alors qu’il ne le méritait pas26. Assez tôt dans le christianisme, l’histoire ecclésiastique a pratiqué l’amalgame. Les Pères de l’Église ont fait preuve d’excès et de confusion lorsqu’ils ont imputé aux hérétiques des extravagances ; faute de prendre le temps de s’instruire, ils ont répété à propos de leurs adversaires hétérodoxes ce que les païens des générations antérieures avaient fait à l’égard des chrétiens27. Par la suite, les erreurs des Pères ont été répétées et amplifiées par les historiens : par exemple, selon le P. Rapin, les carpocratiens (gnostiques) auraient vénéré l’image d’Aristote. On aurait constaté, ajoute le jésuite, un même respect excessif pour Aristote chez les aétiens (ariens) et les antinomiens. Mais Bayle y regarde de près et s’aperçoit que Rapin a mal cité Baronius : tandis que pour celui-ci, les aétiens expliquaient le catéchisme selon la méthode des catégories d’Aristote, Rapin a compris qu’ils « donnaient à leurs disciples les catégories d’Aristote pour catéchisme »28, ce qui a pour effet de caricaturer la position que fustige le jésuite. La distance que Bayle a prise à l’égard de l’histoire ecclésiastique l’arme pour envisager la période récente et la Réformation. On perçoit, sous sa plume, cet effet de recul critique à l’égard de l’usage courant des mots et de l’évidence qu’ils sont censés véhiculer. Ainsi évoque-t-il, à propos du cénacle réuni à Meaux autour de Briçonnet, la persécution qui s’abattit en 1523 sur « ceux qu’on appelloit hérétiques »29. Il doute que Pomponazzi ait mérité de passer pour hérétique et impie parce qu’il avançait que les raisons philosophiques de l’immortalité de l’âme n’étaient pas de bonnes preuves30. D’autre part, la tendance à l’amalgame, qui constitue la matrice de la démarche hérésiologique, a de beaux restes. Ainsi « en France, on appelle sociniens tous ceux qui passent pour incrédules sur les mysteres de l’Evangile, quoi que la plupart de ces gens-là n’aient jamais lu ni Socin ni ses disciples »31. Bayle recourt aussi aux techniques de contre-attaque des controversistes protestants, habitués à récuser les assimilations pratiquées par les auteurs catholiques. Ces derniers cherchent à établir que les protestants ne font que raviver des hérésies apparues et combattues dans l’Antiquité chrétienne. Les catalogues d’hérésies font partie de leur arsenal. Ainsi le projet de Prateolus était-il bien d’étudier les erreurs anciennes afin de montrer qu’elles avaient été reproduites par les novateurs protestants32. Les armes des hérésiologues peuvent être dogmatiques, mais aussi historiques, comme

24. DHC, « Stancarus », rem. K. 25. DHC, « Nestorius ». Sur cet article, voir R. Whelan, The Anatomy of Superstition, op. cit., p. 31-55. 26. DHC, « Abélard », rem. I. 27. DHC, « Caïnites ». 28. DHC, « Aristote », rem. T. 29. DHC, « Farel ». 30. DHC, « Pomponace », rem. G. 31. DHC, « Spinoza » (après rem. U). 32. E. Amann, « Prateolus », Dictionnaire de théologie catholique, t. XII, 2, col. 2786-2688 ; voir aussi H. Busson, La pensée religieuse de Charron à Pascal, Paris 1933, p. 348 sq.

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Croyance, crédulité, enthousiasme chez Maimbourg, auquel le jeune Bayle avait répliqué33, et, auparavant, Florimond de Ræmond qui prétendait montrer que la Réformation protestante constituait par excellence l’hérésie de son temps34. L’expérience traumatique du bâillonnement des protestants français à la Révocation et cette dimension plus ou moins consciente de la pensée de Bayle expliquent que son attention ne se soit pas seulement portée sur les hérétiques, mais qu’elle ait résolument embrassé ceux qui, théologiens ou historiens, en parlaient. L’analyse du discours de ces auteurs face à l’hérésie vise à montrer leurs préventions ou leurs préjugés : « Quiconque prête à des hérétiques tout ce qui se peut avancer de plus fort pour leur hérésie plaide la cause de son cœur ou tombe dans un jugement ridicule ou téméraire »35. Défendant, quant à lui, une approche plus objective, dégagée des a priori doctrinaux, il revendique une pleine liberté d’expression, en l’occurrence le droit pour le critique de montrer ce que les sectes disent pour se justifier ou attaquer l’orthodoxie. S’il leur refuse ce droit, le théologien renonce à prendre à bras le corps les arguments les plus forts de ses adversaires et hypothèque la valeur de sa propre argumentation. De surcroît, il est idiot de brûler les livres hérétiques si l’on autorise ceux qui les réfutent36 : les orthodoxes doivent citer les thèses de leurs adversaires pour s’y opposer, de sorte qu’ils diffusent les idées qu’ils entendent combattre. L’idée selon laquelle leur réfutation sert d’antidote n’est pas suffisante. Une contradiction qui serait amusante si elle n’était aussi tragique persiste chez ceux qui tantôt réclament la censure et tantôt prétendent balayer aisément l’erreur : « Un même auteur vous soutiendra aujourd’hui que la verité n’a qu’à se montrer pour confondre l’hérésie, & demain que si l’on souffrait à l’hérésie d’étaler ses subtilitez elle corromproit bientôt tous les habitants »37. II. L’arrière-plan philosophique L’attitude nuancée de Bayle – sa dénonciation des préjugés des hérésiologues ne fait pas de lui un partisan des hérétiques, loin s’en faut – ne peut être comprise que rapportée au contexte des grandes convictions philosophiques qu’il martèle tout au long du Dictionnaire. Il convient d’abord de découpler la question de l’hérésie des jugements moraux qui lui sont attachés. Il y a, certes, des hérétiques immoraux. C’était le cas des turlupins, déjà mentionnés. Ce grief est également retenu contre Prodicus, adamite, carpocratien et partisan des « copulations en public »38. Mais il y a des hérétiques qui mènent une vie moralement irréprochable. L’un des exemples les plus éloquents en est à coup sûr Origène : « tant de vertus, tant de beaux talens, un motif si plein de zêle,

33. Sur les travaux de Louis Maimbourg, notamment l’Histoire du calvinisme, et sur la critique que Bayle leur a opposée, voir chap. VIII. 34. Voir le titre de son ouvrage indiqué supra, n. 7. 35. DHC, « Erasme », rem. Q. 36. DHC, « Chrysippe », rem. G. Dans les Nouvelles de la République des Lettres, Bayle avait proposé, en juillet 1685, des « Réflexions sur la tolérance des livres hérétiques » qui développaient déjà ces thèmes (OD I, 335s) : voir chap. V. 37. DHC, « Lubienietzki », rem. E ; voir aussi « Acosta », rem. B. 38. DHC, « Prodicus ».

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Regards critiques ou complices sur les hérétiques n’ont pas empêché qu’il ne soit mort hérétique, & que sa mémoire ne soit en horreur à une infinité de chrétiens. Peu de personnes dans la communion de Rome osent douter de sa damnation éternelle. Or combien y a-t-il de docteurs voluptueux & mondains, paresseux & pleins de vices, & en même tems très-orthodoxes, qui reçoivent tous les jours mille & mille bénédictions pour leur fermeté inébranlable dans la vraie foi ? »39 À lire ce passage, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le paradoxe de l’athée vertueux Spinoza et, a contrario, d’évoquer le caractère violent de l’orthodoxe Cyrille d’Alexandrie, auquel Nestorius se heurta40. De telles personnalités illustrent la conscience que Bayle a du fossé qui sépare orthodoxie et orthopraxie. N’est-il pas l’auteur d’un libelle intitulé Nouvelle hérésie dans la morale41 en mars 1694, contre Jurieu qui se targue d’orthodoxie mais se trouve pris en défaut parce qu’il prêche la haine du prochain ? Sur un plan philosophique, la réflexion de Bayle à propos des hérétiques débouche aussi, comme chez Milton avant lui42, sur une apologie de la tolérance et sur le refus des sectarismes. Les chrétiens, qui sont souvent cruels, feraient bien de tirer quelques leçons des comportements tolérants qui eurent cours dans d’autres religions comme le judaïsme ou l’islam. Au sein du judaïsme, les sadducéens jouissaient d’une grande tolérance de la part de la Synagogue puisqu’ils pouvaient pratiquer leur culte publiquement. Ne conviendrait-il pas de laisser s’exprimer les partisans de la tolérance ? La question se pose d’autant plus qu’ils revendiquent aujourd’hui cette tolérance aux seuls plans civil et politique, et non dans le domaine ecclésiastique43. Bayle laisse entendre que « leur » revendication est moins exigeante, mais en fait, il a bien conscience que l’appel à l’autorité politique constitue le meilleur rempart contre l’intolérance religieuse. Averroès est présenté comme un hérétique de l’islam. Les théologiens et juristes musulmans, quoiqu’ils estimaient qu’Averroès méritait la mort, trouvèrent imprudent d’exécuter la sentence : on ne dira pas, pensaient-ils, qu’un hérétique a été condamné, mais qu’un théologien a été mis à mort, ce qui donnera une mauvaise réputation à la religion44. Les mahométans ont été moins sévères pour les chrétiens que ceux-ci pour « leurs » hérétiques45. L’attaque des hérésiologues et le plaidoyer en faveur de la tolérance sont principalement dirigés contre le camp catholique. Mais, si le bilan de la Réformation est positif par rapport aux dérives catholiques, on ne peut guère en dire autant dans le domaine de la tolérance. Bayle n’a sans doute aucun mal à acquiescer au diagnostic de Dirk Coornhert, pour lequel Luther, Calvin et Menno Simmons ont attaqué des erreurs du catholicisme, mais ont « très-mal réussi contre le dogme affreux et impie de la contrainte de conscience »46. Une explication de l’hérésie – mais aussi, plus généralement, de cette intolérance doctrinale qui alimente la rabies theologica47 – tient notamment à la place excessive

39. DHC, « Origene ». 40. DHC, « Rodon », rem. B. 41. OD II, p. 814-816. Voir à ce sujet E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 584. 42. DHC, « Milton », rem. O. 43. DHC, « Saducéens », rem. F. 44. DHC, « Averroës », rem. M. 45. DHC, « Nestorius », rem. E ; « Mahomet », rem. AA ; « Pauliciens », rem. A. 46. DHC, « Koornhert », rem. L. 47. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., chap. 14, et, dans le présent ouvrage, voir chap. XVI.

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Croyance, crédulité, enthousiasme que les théologiens accordent à la raison. C’est à nouveau l’antitrinitarisme qui fournit à Bayle le meilleur exemple de cette dérive. Selon le philosophe, il est, du moins en première analyse, plus confortable de ne croire qu’en des dogmes qui respectent la rationalité : C’est un pesant joug pour la raison que de captiver son entendement à la foi des trois personnes de la nature divine & à celle d’un Dieu homme : on soulage donc infiniment les chrétiens lorsqu’on les délivre de ce joug ; & par conséquent il est croïable qu’on se fera suivre par une foule de peuple si on leur ôte ce grand fardeau. Voilà pourquoi ces transfuges d’Italie transplantez dans la Pologne niérent la trinité, l’union hypostatique, le péché originel, la prédestination absolue, &c.48.

Pourtant, ajoute Bayle, à y regarder de plus près, c’est un mauvais calcul : on admire plus ce qui est sublime, au dessus de la raison. Ailleurs, il affirme que le peuple garde intact ce qu’on lui apprend à propos de la trinité, de l’incarnation, mais les théologiens font des subtilités et suscitent des troubles. Ce sont les professeurs de théologie qui « font naître les hérésies, ou qui élevent ceux qui répandent & qui multiplient l’erreur »49. L’origine des hérésies est double : la propension à vouloir s’éloigner des adversaires et les objections poussées trop loin d’une part, comme on vient de le voir ; la certitude d’être dans la vérité50, qui entraîne le refus de considérer que l’autre puisse revendiquer des droits analogues à ceux que l’on juge légitimes pour soi. Cette dissymétrie entre orthodoxie et hérésie n’est en fait que l’application doctrinale d’une intolérance plus générale que suscite la prétention de chacun à détenir la vérité. On sait que c’est l’analyse de cette disposition humaine qui a amené Bayle à parler des droits de la conscience errante, pour garantir en quelque sorte une symétrie éthique. L’auteur de catalogues d’hérésies réunit dans sa personne les deux caractéristiques qu’on a pu répérer. Prateolus est en quelque sorte poussé à créer son objet, à forcer le trait pour justifier ses choix. Exerçant, fût-ce à distance historique ou géographique, un rôle d’inquisiteur, il est juge et partie. Comme un inquisiteur, il tend à produire des extraits infidèles des auteurs qu’il accuse d’hérésie, ce qui nourrit son catalogue d’hérétiques et justifie son rôle par la gravité ou la variété des erreurs qu’il repère… ou invente51. Barbara, la femme de l’empereur Sigismond, en offre un bon exemple : « Prateolus ne l’oublie pas dans son Catalogue alphabétique des hérétiques : & en cela il se rend très-ridicule ; car elle n’avoit point forgé de nouveaux dogmes, & ne s’étoit point érigée en chef de secte : elle donna dans des impietez communes à tous les tems »52. Ce premier degré de la perversion hérésiologique consiste à monter en épingle un comportement banalement immoral. Abélard est victime, quant à lui, du sort qui s’abat sur un auteur condamné par un théologien dont la réputation d’orthodoxie est inattaquable – Bernard de Clairvaux en l’occurrence : loin de chercher à réévaluer le jugement du concile de Soissons sur la foi des textes, les hérésiologues tendent à aggraver la faute et préfèrent se citer, reproduisant l’erreur sans vérifier à la source la teneur des propos mis en cause :

48. DHC, « Socin (Fauste) », rem. H. 49. DHC, « Stancarus », rem. H. 50. DHC, « Pellisson », rem. D. 51. DHC, « Hochstrat ». 52. DHC, « Barbe ».

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Regards critiques ou complices sur les hérétiques Frere Pierre de Pergame lui attribue d’avoir nié que Dieu fût l’auteur de tous les biens, qu’il fût un Être simple, qu’il fût seul éternel, & que tout fût ou Créateur ou créature. Frere Bernard de Luxembourg lui attribue ces mêmes choses, sur la foi de l’autre. Prateolus a suivi Frere Bernard, & a été copié par le jésuite Gaultier. Belleforêt et Du Haillan ont fait comme Prateolus. Les catalogistes d’hérétiques, nation moutonniere s’il en fut jamais, […] n’ont pas manqué d’adopter les accusations qui tombaient sur la tête d’Abélard53.

Ce procédé vire à la diffamation lorsque des auteurs – notamment les Réformateurs du xvie siècle – sont taxés d’hérésie doctrinale ou morale. Ainsi Calvin et Luther sont accusés de nier l’immortalité de l’âme par Garasse, Lindanus et Prateolus, qui n’hésitent pas à les assimiler en outre aux sociniens italiens54… Quant à Farel, Moreri lui reproche d’avoir renouvelé les hérésies samosaténienne et elkesaïte, Gaultier ment en indiquant que Calvin lui fit quitter Genève, et Prateolus salit plus gravement sa mémoire en assurant qu’il fut surpris dans un lieu de prostitution le Vendredi Saint55. L’ultime étape – réservée, semble-t-il, à la lutte contre les protestants – consiste à inventer de toutes pièces des hérétiques. Ainsi en va-t-il, par exemple, des « melchiorites » mentionnés plus haut, des « farellistes » ou des « bézanites ». Ces derniers forment une « secte imaginaire, qui n’a jamais subsisté que dans la tête de quelques faiseurs de catalogues d’hérétiques ». L’attaque de Bayle contre la fraude historique et théologique est ici tout à fait résolue : On auroit lieu de s’étonner que des écrits aussi absurdes que le sont ces catalogues n’aient pas été supprimés dès leur naissance par les personnes d’autorité […] si l’on ne savoit que ces personnes d’autorité sont bien souvent les moins éclairées & les plus persuadées de la mauvaise maxime qu’on peut se servir indifféremment ou de la fraude, ou de la bravoure, contre l’ennemi […]. Ce qu’il y a de fort sûr est qu’on ne hasarderoit pas une maille si l’on consignoit cent millions pour être donnez à ceux qui pourroient prouver qu’il y a eu au xvie siécle quelques personnes qui, en qualité de disciples de Théodore de Beze, ont fait secte à part. On peut faire le même défi à l’égard d’un trèsgrand nombre d’autres sectes qui remplissent l’Alphabet de Prateolus. Peut-être que la principale cause qui le porta à faire mention de la prétendue secte des Bézanites fut l’envie de donner pour ornement à son ouvrage les médisances que l’on publioit contre Théodore de Beze56.

III. Hérésie et hérétiques dans l’histoire Pourquoi les « faiseurs de catalogues d’hérétiques » sont-ils la « nation moutonnière » dont parle Bayle ? S’ils aggravent si volontiers l’hétérodoxie des auteurs qu’ils présentent, s’ils sont toujours prêts à créer de toutes pièces des hérésies qui leur permettent de vouer aux gémonies ceux qu’ils combattent, c’est d’abord

53. DHC, « Berenger », rem. K. Dans le même ordre d’idées, voir « Stancarus », rem. K. 54. DHC, « Luther », rem. E. 55. DHC, « Farel », rem. M. 56. DHC, « Bezanites ». Pour le prétendu farelisme – il s’agit en fait de l’amplification des calomnies lancées par Caroli –, voir « Farel », rem. M : « Prateolus adopte toutes les fautes & toutes les phrases de Lindanus. Ils nous donnent l’un & l’autre une secte chimerique de farellistes qui n’a jamais existé que dans la tête des faiseurs impertinens de catalogues d’hérétiques ».

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Croyance, crédulité, enthousiasme parce qu’ils utilisent l’hérésie comme un symptôme évident de velléités séditieuses ou comme la clé de lecture des malheurs et des réussites de la chrétienté. C’est ensuite parce qu’ils confortent de cette manière la prétention de l’orthodoxie à détenir la vérité. L’idée selon laquelle l’hérésie fait symptôme de sédition est effectivement attestée chez Prateolus lui-même, auquel il vaut la peine de donner la parole : « On voit que rien n’est plus pestilent dans les choses humaines qu’une doctrine fausse, et que tous les hérétiques sont désireux de sédition, et ne recherchent rien d’autre que fortifier leur erreur par la sédition et le tumulte public »57. La diabolisation politique va de pair avec la dénonciation doctrinale. La conjonction démoniaque du politique et du religieux conforte une explication naïve mais bien commode, selon laquelle les malheurs du temps trouvent leur cause dans le dévoiement des hommes : « C’est une opinion répandue de tous les tems dans le christianisme que le Diable est l’auteur de toutes les fausses religions, que c’est lui qui pousse les hérétiques à dogmatiser »58. On détient là une clé de lecture des malheurs qui surviennent. Cette idée d’une justice immanente s’abattant sur les coupables n’est pas fort éloignée des élucubrations combattues à l’époque des Pensées diverses : Baronius dit que l’hérésie de Vigilance fut la cause de l’invasion des Barbares… Lui « & cent autres écrivains célèbres se sont fait un lieu commun de donner les hérésies pour la cause des plus grands fleaux qui châtient indiferemment les sectateurs de l’erreur & ceux qui l’ont combatue »59. Ce providentialisme naïf peut varier. Tantôt il sera décliné de manière à rendre compte des causes de l’hérésie : par exemple, s’appuyant sur Pie V, Torelli affirme qu’un hérétique est presque toujours coupable de quelque péché énorme60 ; tantôt il servira à expliquer ses conséquences : ainsi Prateolus invoque Irénée qui rapporte la mort de Cérinthe écrasé dans la maison où il avait blasphémé61. Dans le Dictionnaire, Bayle écrit en entrelaçant de manière inextricable des motifs qui relèvent, d’une part, de l’histoire ecclésiastique classique et, d’autre part, des réflexions critiques sur les procès en hérésie que les orthodoxes de tous bords cherchent en permanence à instruire. Ce mélange résulte d’une rencontre, sur ce thème spécifique, de plusieurs attitudes dont la coordination n’est pas évidente : sa propension à vouloir classer par ordre alphabétique, son attirance pour les doctrines curieuses ou originales, son éthique de la liberté de conscience qui passe

57. Elenchus, op. cit., p. 417, cité dans la traduction proposée par M.-M. Fragonard, « Le danger des hérésies : le risque social évalué par les Dictionnaires des hérésies au xvie siècle », dans Protestantisme et révolution. Actes du VIe colloque Jean Boisset, M. Péronnet éd., Montpellier 1990, p. 23-34 (p. 26). Rappelons que la répression des réformés en France au xvie siècle a été scandée par la promulgation d’édits qui combattaient l’hérésie comme un mal à la fois religieux et politique. Ainsi l’édit de Fontainebleau du 1er juin 1540 la définit-il comme un « crime de lèze-majesté divine et humaine, sédition du peuple et perturbation de nostre estat et repos public » (voir N. M. Sutherland, The Huguenot Struggle for Recognition, Yale 1980, p. 333-345). 58. DHC, « Pauliciens », rem. H. 59. DHC, « Vigilantius », rem. G. 60. DHC, « Torelli », rem. A. 61. DHC, « Cerinthus », rem. D. Cette approche permet de comprendre pourquoi, selon l’orthodoxie, il est inconcevable que des hérétiques puissent avoir des martyrs. À propos de la querelle entre Maimbourg, Jurieu et Ferrand à ce sujet, Bayle rappelle le principe d’Augustin selon lequel ce n’est pas la peine mais la cause qui fait le martyr : « Marcionites », rem. E.

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Regards critiques ou complices sur les hérétiques par la reconnaissance du droit de se tromper, sa solidarité confessionnelle avec le camp protestant dont la France toute catholique a fait reconnaître officiellement le caractère hérétique, et enfin son combat personnel contre Jurieu, dont l’ombre de Grand Inquisiteur plane sur bien des remarques. Pour le dire autrement, l’hérésie cristallise des questions qui reviennent obstinément – Qu’est-ce que la vérité, et qu’est-ce que l’erreur lorsque l’on parle de convictions ?, mais aussi : Comment naît une chasse aux sorcières ? – parce qu’elle est au confluent des problèmes que suscite l’approche historique, du questionnement philosophique, des enjeux éthiques et, bien sûr, de l’ébranlement personnel et des blessures existentielles que le conflit avec son frère ennemi a provoqués.

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JOURNALISME ET PHILOSOPHIE DE LA LECTURE

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Chapitre IV

PIERRE BAYLE JOURNALISTE Dans la préface qui ouvre ses Nouvelles de la République des Lettres en mars 1684, Bayle fournit à son lecteur d’importantes informations qui permettent aujourd’hui de comprendre ses motivations et ses objectifs : Cette honnête liberté de l’imprimerie [en Hollande] est sans doute un avantage trèsfavorable au dessein de faire un Journal des sçavans, & c’est ce qui m’a fait le plus admirer que personne n’entreprît cet ouvrage en ce païs-ci. Je me suis trouvé tenté plus d’une fois de l’entreprendre ; mais comme je considerois aussi-tôt qu’il valoit mieux le laisser faire à des gens de plus de loisir & de capacité que moy, & que j’esperois que quelqu’un se mettroit enfin sur les rangs, j’ay surmonté la tentation sans beaucoup de peine. Mais j’avoüe qu’ayant vû le nouveau projet qu’on vient de publier sous le titre de Mercure sçavant, j’ay senti réveiller ma premiere envie parce qu’il m’a semblé qu’il manquoit beaucoup de choses à ce plan. De sorte qu’ayant été excité par un grand homme, dont les conseils me tiendront toûjours lieu de loi, à composer tous les mois une autre sorte de relations, je me suis embarqué dans cette entreprise, & en voici le premier essai.

Bayle mentionne et salue la liberté de presse qui règne aux Provinces-Unies, qui tranche si fortement avec la situation de censure – et de prudente autocensure – dans laquelle se trouvaient les protestants en France. Constatant un manque dans la presse périodique hollandaise, c’est au modèle parisien de journalisme savant qu’il se réfère. Il admet que la tentation du journalisme le travaille depuis longtemps mais reconnaît qu’un projet raté – celui de Blégny et Gaultier – l’a ravivée. On sait que Bayle prendra souvent la plume pour réagir, pour rectifier ou corriger ; dans une certaine mesure, la décision de se faire nouvelliste obéit déjà à ce fonctionnement. Il rend hommage à Pierre Jurieu, ce « grand homme » qui l’a exhorté à franchir le pas et propose, avec assez de modestie, un « premier essai » dont il se déclare par ailleurs être tout prêt à l’amender en fonction des remarques qu’on lui adressera. La présente étude s’efforce de préciser l’idée que se fait Bayle du périodique qu’il a décidé de lancer au printemps 1684, et en décrit le contenu thématique. Une seconde partie est consacrée à l’analyse du discours des Nouvelles relatif aux questions théologiques, mais aussi philosophiques, morales et historiques en rapport

. Cette étude reprend en partie certains résultats de mon livre, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, op. cit. Sur le journal de Bayle, voir aussi E. Labrousse, « Les coulisses du journal de Bayle », Notes sur Bayle, op. cit., p. 25-69 ; H. Bots, « Le Refuge et les “Nouvelles de la République des Lettres” de Pierre Bayle, 1647-1706 », dans La Révocation de l’Édit de Nantes et les Provinces-Unies, H. Bots – G. H. M. Posthumus Meyjes éd., Amsterdam–Maarssen 1988, p. 85-95 ; R. Granderoute, « Nouvelles de la République des Lettres », dans Dictionnaire des journaux (1600-1789), J. Sgard dir., Paris 1991, t. II, p. 940-943 ; E. Labrousse – H. Bost, « Pierre Bayle », dans Dictionnaire des journalistes (1600-1798), J. Sgard dir., Oxford 1999, t. I, p. 58-60 ; J. Charnley, « Le thème religieux dans les Nouvelles de la République des Lettres », dans Journalisme et religion (1685-1785), J. Wagner éd., New York 2000, p. 127-137 ; M. Yardeni, « Journalisme et histoire contemporaine à l’époque de Bayle », dans Repenser l’histoire. Aspects de l’historiographie huguenote des guerres de religion à la Révolution française, Paris 2000, p. 137-161. . NRL, mars 1684, Préface.

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Journalisme et philosophie de la lecture avec la question religieuse autour de laquelle s’est jouée, pour des raisons d’actualité notamment, l’identité intellectuelle du Bayle journaliste. Lorsque Pierre Bayle crée le mensuel dont il assurera la rédaction de mars 1684 à février 1687, il a en tête le modèle du Journal des sçavans parisien, mais également ceux des Acta Eruditorum de Leipzig et des Philosophical Transactions de Londres. Comme dans ces périodiques, l’objet principal de son activité sera la revue des livres récemment parus. Mais Bayle veut établir entre son public et lui une plus grande proximité que celle qu’entretiennent les journalistes savants avec leur lectorat. Quelle que soit sa nationalité, sa famille de pensée, sa religion, Bayle a l’ambition d’impliquer son lecteur dans l’aventure des Nouvelles, de s’adresser à lui. Il se préoccupe de ses attentes et de ses goûts. L’objectivité du journaliste qui prétend faire « plûtôt le métier de rapporteur que celui de juge », la variété des matières abordées et la modulation des niveaux de difficulté des ouvrages présentés doivent permettre au plus large public de trouver son compte dans les recensions proposées. Sur le plan confessionnel, tout en ne dissimulant pas son protestantisme, Bayle s’engage à envisager avec sérénité les querelles confessionnelles – comme d’ailleurs les appartenances nationales et les « sectes » philosophiques. Parler au plus grand nombre, mais leur parler de livres : telle est la gageure que Bayle se propose de relever. Partager des nouvelles sans tomber dans les travers des gazettes. La correspondance du philosophe montre qu’il a depuis toujours le souci de recueillir et de communiquer des informations de toutes sortes. Si, de par sa formation culturelle et sa profession, il privilégie les nouvelles philosophiques, théologiques et religieuses ou encore littéraires, il n’en est pas moins passionné par les découvertes scientifiques. Il manifeste une attention constante aux soubresauts politiques et observe avec vigilance l’évolution des campagnes militaires. Mais à ses yeux, de tels événements relèvent des gazettes : ils sont trop sujets à douter de leur véracité pour qu’un homme de cabinet puisse s’en porter garant. Leur relation suscite toutes sortes de polémiques incompatibles avec l’honnête bienveillance censée régner au sein de la République des Lettres. Il n’en va pas de même avec les recensions d’ouvrages : l’exactitude du résumé et la pertinence du commentaire ne dépendent que du journaliste, qui y joue son crédit intellectuel. Dans le domaine des idées, parce qu’ils relèvent de la discussion rationnelle, les désaccords et les oppositions devraient pouvoir exister sans mettre en péril les conditions de possibilité de la communication. Bayle, on l’a vu, sait ce qu’il ne veut pas faire : début 1684, le libraire Henry Desbordes a lancé, avec l’aide de deux Français, Blégny et Gaultier, un journal intitulé Mercure Sçavant qui, assez vite, s’est fait remarquer par son ton médisant. La tentative a avorté, et Desbordes s’est tourné vers Bayle. Le philosophe rompt nettement avec l’esprit de ce périodique lorsqu’il exprime l’intention de respecter la dignité et la réputation des auteurs. Parce que « République des Lettres » éclaire « Nouvelles », l’information dont son mensuel sera le vecteur ne saurait être confondue avec la rumeur ou le ragot.

. Voir A. McKenna, « La lecture contradictoire des gazettes par le jeune Pierre Bayle », dans Les gazettes européennes de langue française (xviie – xviiie siècles), H. Duranton – Cl. Labrosse – P. Rétat éd., Saint-Étienne 1992, p. 167-175 ; H. Bots, « Un journaliste sur les journaux de son temps », dans La diffusion et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime, H. Bots éd., Amsterdam– Maarssen 1988, p. 203-211.

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Pierre Bayle journaliste Que signifie précisément donner des nouvelles de et à la République des Lettres ? Notons que l’expression qui constitue le titre du périodique de Bayle revient à maintes reprises dans sa correspondance antérieure. Le souci de la transmission des informations littéraires transparaît dans son activité épistolaire, de sorte qu’à certains égards le journal semble être le prolongement ou l’extension de celle-ci. Le philosophe Jean-Robert Chouet l’a bien compris, qui, de Genève (25 mars 1685), écrit à Bayle à propos des Nouvelles : elles « vous délivrent de mon côté (et vous devés mettre cela au rang des avantages que vous en tirés) de plusieurs questions importantes, que je ne manquerois pas de vous en faire sur divers livres nouveaux. Car, comme je m’attends à voir votre jugement dans la Rép[ublique] des Lettres, je crois que je ne dois pas vous attaquer, comme je le ferois sans cela. » Dans le vocabulaire de l’époque, « nouvelles » renvoie bien évidemment à toutes sortes d’informations, mais, chez Bayle, le mot est doublement connoté : d’une part, évidemment, par leur caractère « littéraire » : est littéraire tout ce qui a trait aux auteurs, aux livres, et à lecture ; d’autre part, par une fréquente utilisation des registres sémantique du voyage et de la nourriture : la curiosité de Bayle est à la fois mobilité et appétit, qu’il souhaite faire partager au lectorat le plus vaste possible. La République des Lettres peut se définir à la fois comme un État intellectuel qui transcende les frontières et comme un réseau où doivent circuler les informations littéraires, transmises le plus souvent par la correspondance privée, puis par les périodiques et les nouvelles à la main. L’expression « République des Lettres » porte en elle un idéal moral qui est celui d’une communication – pour ne pas dire une communion – entre les savants, auxquels Bayle associe volontiers les femmes et les hommes passionnés de ces débats culturels. Paul Dibon, s’arrêtant à la dimension politique de la métaphore, définit la République des Lettres comme « un état idéal, certes, mais non point utopique » où les cloisonnements entre disciplines, les discriminations entre savants et amateurs, les oppositions confessionnelles, politiques et nationales, et même les rivalités personnelles sont transcendées par une commune citoyenneté d’ordre supérieur. J’ai montré que l’idéal qui animait Bayle ressemblait dans une certaine mesure à la version sécularisée – et améliorée – d’une église dont tous les membres seraient frères, par-delà leurs différences et leurs divergences. En quoi le philosophe de Rotterdam annonce l’assimilation explicitement faite au siècle suivant entre République des Lettres et « Église invisible » par Christoph August Heumann. En effet, l’entreprise journalistique de Bayle ne se limite pas à la diffusion de « nouvelles ». Inscrite dans la dynamique léguée par l’humanisme, elle entend faire du périodique un vecteur de la communication savante. Non seulement les auteurs doivent être accueillis sans préjugés, mais encore la diversité des matières qui se côtoient est censée favoriser une certaine interdisciplinarité. À une époque où l’honnête homme ressent de plus en plus la difficulté de se tenir au courant de

. Voir R. Whelan, « République des Lettres et littérature : le jeune Bayle épistolier », Dix-septième siècle 178 (1993), p. 655-670. . Voir le chap. VII du présent volume. . P. Dibon, « Les échanges épistolaires dans l’Europe savante du xviie siècle », Revue de Synthèse 3/8182 (1976), p. 31-50 (p. 33). Repris dans Regards sur la Hollande du Siècle d’or, Napoli 1990 . C. A. Heumann, Conspectus Reipublicae litterariae (1718), cité par H. Bots – F. Waquet, La République des Lettres, Paris 1997, p. 19, voir aussi p. 65. Voir également H. Bots – F. Waquet éd., Commercium litterarium. La communication dans la République des Lettres, 1600-1750, Amsterdam–Maarssen 1994.

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Journalisme et philosophie de la lecture l’évolution de toutes les branches du savoir, le journal a l’ambition de satisfaire sa curiosité, voire de lui faire découvrir des disciplines dont il ignorait l’existence. Comme il n’est plus possible de lire tout ce qui se publie, la collecte mensuelle de comptes rendus permet à tout lecteur pressé de se tenir au courant. Quitte à mettre en danger sa crédibilité intellectuelle, Bayle choisit résolument de ne pas s’adresser aux seuls spécialistes, mais d’écrire pour le grand public cultivé : Plusieurs personnes, et surtout à Paris, m’ont puissamment exhorté à ne point faire mon journal uniquement pour les savans. Ils m’ont dit qu’il faut tenir un juste milieu entre les nouvelles de gazettes & les nouvelles de pure science, afin que les cavaliers & les dames, & en général mille personnes qui lisent & qui ont de l’esprit sans être savans, se divertissent à la lecture de nos Nouvelles. Ils m’ont fait comprendre que par ce moyen le débit sera grand par tout ; qu’il faut donc égaier un peu les choses, y mêler de petites particularitez, quelques petites railleries, des nouvelles de roman & des comédies, & diversifier le plus qu’on pourra.

Après une première réaction désapprobatrice – en s’abaissant à présenter des ouvrages sans grand intérêt, Bayle gaspille sa plume, lui écrit Le Moyne en 1684 –, les auteurs ne s’y trompent pas, qui voient dans son journal une tribune et une occasion de toucher un lectorat plus vaste que celui qu’offrent les circuits des libraires. Il apparaît, à la lecture de sa correspondance au cours des années 1684 à 1687, que Bayle a une conscience aiguë du caractère particulier de l’entreprise dans laquelle il s’est lancé et du rôle d’animateur de la République des Lettres qu’elle l’amène à jouer. L’écriture journalistique n’est pas réductible à l’activité épistolaire, et cependant elle partage avec celle-ci l’intention de tisser un lien durable entre l’émetteur des nouvelles et son lecteur ; elle n’est pas non plus à proprement parler celle d’un auteur, puisque le journaliste se veut intermédiaire au service des auteurs, mais, derrière l’exposé des ouvrages présentés perce le style, et donc la personnalité de celui qui n’est pas aussi neutre qu’il peut le laisser croire. Le fait que la rédaction des Nouvelles vient s’ajouter aux activités d’enseignant et d’auteur, le rythme mensuel et le caractère individuel de l’entreprise, la rapidité d’écriture de Bayle donnent à son journal une certaine spontanéité. Les conditions dans lesquelles il est composé interdisent les remords d’auteur et autres tergiversations. Les compléments et autres rectificatifs n’interviennent, le cas échéant, que dans le numéro suivant. Afin de prendre en compte la diversité des attentes de son lectorat, Bayle organise chaque livraison des NRL en deux rubriques : les articles, où il présente longuement les ouvrages, et un catalogue où il se contente d’en donner en quelques lignes un aperçu, quitte à reprendre de manière plus développée dans un numéro ultérieur le résumé de certains titres. Bayle respecte cette présentation dans tous les numéros qu’il publie, sauf dans le dernier (février 1687), la maladie l’ayant empêché de dresser ce catalogue. La diversité que permet ce dispositif alternant analyse de fond et présentation synthétique est renforcée par la variété des disciplines abordées. Les 629 articles et notices de catalogues peuvent être répartis en treize rubriques dont les plus importantes sont les questions religieuses et théologiques (plus de 28 %), l’histoire (presque 18 %), la littérature et les sciences (chacune représentant plus de 9 %).

. On trouvera au chap. V la justification méthodologique de ce classement.

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Pierre Bayle journaliste

éloges - vies

droit

géogr.

morale religion - théologie philosophie

sciences - nature

littérature

histoire

1. Les Nouvelles de la République des Lettres : Importance des thématiques abordées La polarisation des Nouvelles sur les questions religieuses – qu’expliquent à la fois la formation de Bayle et l’actualité de l’époque – constitue une des caractéristiques majeures du périodique. D’une part, la rubrique traitant de cette thématique est de loin la plus considérable. Toute la production livresque en ce domaine y est recensée, qu’il s’agisse de théologie au sens strict, de livres de piété, d’études bibliques ou de patristique, mais également des nombreux ouvrages de controverse entre catholiques et protestants, ou de polémiques internes à chacune des confessions. On y trouve également des livres d’histoire ecclésiastique ancienne ou récente, des études sur le judaïsme, les religions antiques ou exotiques. De plus, d’autres thèmes comme la philosophie, la morale et le droit présentent des ouvrages qui touchent également aux questions religieuses. Si l’on additionne tous les articles et notices de catalogue qui concernent de plus ou moins près la religion, on arrive quasiment à la moitié des items des Nouvelles. Ce chiffre serait même supérieur si l’on tenait compte du nombre de pages qui y sont consacrées.

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Journalisme et philosophie de la lecture

Théologie Église 8,4%

Vie spirituelle

1,7% 7,1%

Bible

2,7%

Pères

7,1%

8,1%

Conflits prot. Conflits cath. Controverse

4,7%

10,5%

Judaïsme Hist. ecclés.

5,4%

Hist. eccl. récente 4,4% 1,4%

13,2%

5,1%

Religions Philosophie* Morale* Droit*

2,7%

17,6%

2. Rubriques de la question religieuse (296 items* sur 629, soit 47 % du corpus total des NRL) Ces calculs statistiques ne sont pas destinés à évacuer la richesse des matières abordées dans les Nouvelles. De trop rares études, consacrées par exemple à la littérature de voyage ou à l’Italie10, ont pu montrer tout l’intérêt qu’il y aurait à étudier le discours journalistique de Bayle en multipliant les approches thématiques. Une enquête sur la vulgarisation des questions scientifiques dans les NRL mériterait à l’évidence d’être menée. Il n’en reste pas moins que le philosophe s’avère avant tout un observateur vigilant de toutes les productions éditoriales qui traitent de questions religieuses, au point que son mensuel en est comme imprégné. En outre, c’est dans ces domaines – avec les « annexes » que constituent les disciplines historiques et philosophiques – que Bayle s’exprime non seulement comme recenseur, mais également comme auteur.

* Rubriques partiellement prises en compte dans le calcul statistique (pour les items traitant aussi de questions religieuses). . J. Charnley, The influence of Travel Literature on the works of Pierre Bayle with particular reference to the Dictionnaire Historique et Critique, Ph. D., University of Durham, 1990 ; Id., Pierre Bayle reader of travel literature, Bern 1998. 10. Voir L. Bianchi, « Le relazioni tra Bayle e l’Italia : i correspondenti italiani di Bayle e le “Nouvelles de la République des Lettres” », dans Pierre Bayle e l’Italia, L. Bianchi éd., Napoli 1996, p. 35-76.

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Pierre Bayle journaliste Quelles sont les grandes lignes du discours journalistique de Bayle à propos des questions religieuses ? Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son parti pris vulgarisateur, l’approche théologique à laquelle se livre Bayle n’est pas exempte d’une certaine technicité, qui manifeste son aisance face aux questions doctrinales. On sait que Bayle a étudié la théologie protestante à Puylaurens et la théologie catholique à Toulouse. Bien qu’il ne soit pas devenu théologien, cette double formation lui donne une maîtrise exceptionnelle dans un domaine où, à cette époque, seuls se risquent les professionnels de la discipline. Son approche des questions doctrinales reste assez traditionnelle. Elle reprend à son compte, en une version modérée, les grandes affirmations de l’orthodoxie calviniste. L’influence de son aîné et collègue Pierre Jurieu, dont les livres font quasiment tous l’objet d’un compte rendu, est manifeste. Globalement, la théologie réformée est beaucoup plus présente que la théologie catholique. La connivence confessionnelle de Bayle, son implantation aux Provinces-Unies, le réseau de ses correspondants huguenots au Refuge l’expliquent, mais aussi sa volonté de compenser le silence de publications comme le Journal des sçavans, qui traitent exclusivement d’ouvrages catholiques. Quoique prudent dans ses commentaires, Bayle n’est pas hostile à l’introduction du cartésianisme en théologie à condition que la raison, qui doit rester un outil, ne prétende pas s’imposer à la foi. Sans s’ériger en apologiste, il défend les valeurs du christianisme lorsqu’il les croit menacées par les innovations d’un Spinoza ou par le rationalisme des sociniens. Bayle s’attarde volontiers sur les études bibliques. Là encore, la matière est visiblement familière à ce fils de pasteur qui a longtemps baigné dans l’univers scripturaire. Mais, s’il évolue avec aisance dans le monde des histoires et des symboles bibliques, Bayle n’en occulte pas pour autant la dimension problématique du rapport au texte. Son intérêt pour les travaux de critica sacra publiés notamment par Richard Simon et Jean Le Clerc le conduit à se démarquer des doctrines de l’inspiration littérale et de l’inerrance des Écritures telles que les défend le Consensus Helveticus (1675). Il lui paraît normal que la Bible soit, à l’instar de tout texte de l’Antiquité, soumise aux analyses historiques et philologiques qui ont été développées grâce aux travaux des humanistes. Le travail exégétique devrait même permettre que savants protestants et catholiques se retrouvent et collaborent à propos de ce qui constitue leur richesse commune. La question ecclésiologique est en revanche plus épineuse. La remise en cause de la tradition et du magistère romain par la Réforme, les accusations de schisme que les auteurs catholiques lancent en direction des protestants interdisent qu’un accord puisse se faire, ne serait-ce que sur une définition commune de l’Église : la controverse happe l’ecclésiologie. Loin de simplifier le contentieux, les prises de position en faveur de la « réunion du christianisme » durcissent le débat en raison du contexte dans lequel elles sont émises : un auteur catholique qui la prône est suspect de chercher à annexer avec plus ou moins de finesse les communautés protestantes, voire à jeter un pieux manteau de paroles sur les violences que l’on commet pour éradiquer les Églises réformées en France ; un protestant qui s’en dit partisan n’est souvent perçu que comme un opportuniste qui prépare son ralliement. Quoique réservé à l’égard de telles initiatives, Bayle n’en affirme pas moins que bien des conflits dogmatiques pourraient être résolus si l’on en posait correctement les termes : on s’apercevrait qu’il y a parfois de simples malentendus sémantiques là où les controversistes

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Journalisme et philosophie de la lecture dénoncent d’irréductibles oppositions. En tout état de cause, l’ecclésiologie est l’un des domaines où s’exprime le plus nettement le pessimisme de Bayle à l’égard des prétendues capacités des chrétiens à vivre conformément à leur idéal de fraternité. Dans les recensions d’ouvrages où se trouve posée l’articulation entre révélation et raison, Bayle s’efforce de distinguer les champs de la théologie et de la philosophie tout en montrant qu’ils ne sauraient être parcourus de manière complètement séparée. Le théologien ne cesse de recourir à la raison, d’abord comme instrument de sa réflexion, mais aussi, plus fondamentalement, dès lors qu’il veut dialoguer avec ceux qui ne partagent pas ses convictions ; de son côté, le philosophe qui aborde la métaphysique est renvoyé aux questions de l’absolu, de la providence et de l’existence du mal, de la nature des idées, de la possibilité du miracle au regard des lois connues de la physique. Le traitement que Bayle réserve aux ouvrages d’Arnauld et Malebranche, à l’époque où ceux-ci polémiquent, est significatif de l’attention qu’il porte en permanence à ce qui, on le sait, deviendra dans les années qui suivent l’une des lignes maîtresses de sa propre réflexion. Si les questions philosophiques se taillent la part du lion dans l’ensemble pris en considération, les matières juridiques sont en revanche réduites à la portion congrue. Le droit n’est cependant pas absent des Nouvelles, notamment dans ses implications religieuses : Bayle sait bien que le droit canon a constitué une pierre d’achoppement dans la rupture entre catholicisme et protestantisme ; d’autre part, la morale n’est pas sans lien avec la loi ; en outre, le statut juridique des réformés que constitue encore, au début de l’entreprise journalistique, l’édit de Nantes, est aussi menacé que précieux. De fait, mainte recension traitant d’histoire religieuse ou d’ecclésiologie, d’éthique, d’histoire ou de questions politiques est parcourue de réflexions qui relèvent du domaine juridique. Quant au droit ecclésiastique proprement dit, il est souvent l’occasion de réflexions anticléricales, même si Bayle refuse de faire des clercs les boucs émissaires coupables de prêcher une morale relâchée. L’étude des Pères de l’Église donne au journaliste l’occasion d’affirmer son option protestante en l’adossant à des bases historico-critiques. Pour lui, la littérature patristique n’est pas investie de l’autorité doctrinale que lui reconnaissent les plumes catholiques. En revanche, elle est passible d’un traitement philologique, littéraire et historique grâce auquel il apparaît que, loin de tenir un discours homogène, les Pères ont, selon les temps et les lieux, développé des sensibilités doctrinales différentes. En outre, on le sait depuis les Pensées diverses, Bayle ne peut concevoir que la vérité, fûtelle religieuse, résulte d’un consensus. L’histoire ecclésiastique ne représente pas moins du quart de la rubrique historique dans les Nouvelles. On ne saurait déduire des quelque trente-cinq articles ou notices qui lui sont consacrés un intérêt particulier de Bayle pour telle époque ou telle question : les ouvrages qu’il recense sont ceux qui paraissent durant les trois années de son activité journalistique. L’Antiquité y est fortement représentée, mais l’histoire médiévale n’est pas absente, ne serait-ce que parce que s’y nouent les rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Cette histoire est évidemment surtout occidentale, quoique nombre de thèmes touchent également à la situation de l’Église d’Orient – comme la querelle iconoclaste, si importante pour la controverse entre catholiques et protestants sur le statut des images. Cette histoire, loin d’être celle d’acteurs qui s’élèveraient au-dessus de la masse par leurs vertus, s’avère au contraire marquée par tous les vices dont l’humanité est capable. Pour Bayle, elle

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Pierre Bayle journaliste vérifie la pertinence de son pessimisme anthropologique. Les historiens eux-mêmes n’échappent pas à la critique, qui démontrent si souvent leur parti pris doctrinal et leur incapacité à prendre de la hauteur. Par exemple, le concile de Constance est célébré comme un salutaire effort pour restreindre les privilèges du pape par les gallicans, tandis que les historiens d’obédience ultramontaine, qui tendent à en nier l’autorité, minimisent la teneur de ses décrets qu’ils jugent intempestifs. Bayle ne dissimule pas ses sympathies protestantes et gallicanes, mais il s’efforce d’aborder les questions avec le recul qu’il appelle de ses vœux chez les historiens dont il présente les travaux. Le traitement de l’histoire religieuse récente confirme cette impression tout en accentuant la difficulté : le manque de recul des historiens est patent, qui trop souvent laissent la controverse instrumentaliser leur savoir. Le grand adversaire est, à cet égard, le père Maimbourg dont Bayle a magistralement critiqué l’Histoire du calvinisme11. La littérature de spiritualité constitue un ensemble disparate de textes relatifs à la vie chrétienne (fêtes, rites), d’ouvrages de dévotion et de sermons, tant catholiques que protestants. Alors qu’elle pourrait être intemporelle, cette production est au contraire traversée par l’actualité. Avant, mais surtout après la Révocation, l’effort des ministres réformés pour consoler et exhorter les fidèles des Églises qu’ils ont dû abandonner pour s’exiler se traduit par une importante production pastorale, qu’il s’agisse de sermons ou de lettres notamment. Là encore, sans être délibérément partisan, Bayle ne peut manquer d’opposer une dévotion catholique du rite, du geste et de la visibilité, à une piété plus intérieure, protestante, qui lui correspond et qui a sa faveur. La morale confirme cette impression. Loin d’être cantonnée à une discipline philosophique abstraite, elle recoupe les options religieuses et donne à Bayle l’occasion, à propos de situations concrètes (le jeu, le mariage), de reprendre à son compte plus ou moins clairement l’opposition entre la « morale relâchée » et le rigorisme vers lequel le porte sa propre sensibilité. Si elles n’occupent qu’une place modeste dans l’ensemble des recensions proposées par les Nouvelles, les religions autres que le christianisme n’en ont pas moins un statut significatif. L’attention que Bayle leur porte n’est pas accidentelle, comme le montre la place qu’elles tiennent dans les Pensées diverses. Le phénomène de la croyance suscite en permanence son intérêt, même s’il n’est pas convaincu que la croyance en Dieu soit universelle. L’approche baylienne du paganisme, ses considérations sur la magie, les oracles, les possessions, sont « désenchantées » : les hommes recourent au surnaturel lorsqu’ils sont incapables de fournir une explication rationnelle des phénomènes dont ils sont les témoins. Mais ces considérations ne sont pas seulement historiques et critiques. Elles ont parfois une dimension polémique, car souvent, sous la plume de Bayle, l’ombre du catholicisme semble apparaître derrière le paganisme. Paradoxalement, l’idéal de la République des Lettres va conduire Bayle à brosser un tableau assez précis des conflits et contentieux qui règnent au sein du christianisme occidental. Par honnêteté intellectuelle, mais aussi au nom d’une volonté de communiquer un savoir transcendant les oppositions, le journaliste relève que les chrétiens s’avèrent incapables de s’accorder sur les doctrines qu’ils devraient partager.

11. Voir le chap. VIII du présent volume.

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Journalisme et philosophie de la lecture Au sein du catholicisme, les tensions sont nombreuses, à l’instar de celle qui oppose les jansénistes et leurs antagonistes, notamment jésuites. L’affaire de la régale illustre l’irréductible opposition entre gallicans et ultramontains. De manière plus anecdotique – mais qui intéresse Bayle au premier chef –, les auteurs catholiques ne parviennent pas à s’accorder sur la tactique à employer à l’égard des protestants : faut-il minimiser le fossé qui sépare les huguenots de l’Église catholique afin que le saut que ceux-ci auront à faire pour « se réunir » leur paraisse aisé ? ou doit-on au contraire brandir la menace de leur perdition afin qu’ils se convertissent de peur d’être damnés ? La plupart du temps, Bayle prend la précaution de citer les auteurs catholiques qu’il recense, de manière à ne pas prendre position dans ces débats qui ne sont pas censés le concerner. Il manifeste néanmoins une tendance gallicane certaine et éprouve de la sympathie pour Port-Royal, qu’il juge victime d’attaques indignes ou ridicules12. Au sein du protestantisme, les conflits ne manquent pas non plus. Certes, les grandes querelles qui ont divisé le calvinisme, comme celle de la grâce universelle autour de la pensée d’Amyraut, semblent aujourd’hui apaisées. Mais le durcissement de l’orthodoxie avec le Consensus Helveticus d’une part, la montée du rationalisme d’autre part – qui se traduit souvent, aux yeux des contemporains de Bayle et notamment de Jurieu, par du « socinianisme », c’est-à-dire un rationalisme radical, montrent que le rôle de la raison dans l’expression théologique protestante est problématique. Si ces conflits internes aux confessions catholique et protestante sont bien attestés dans les Nouvelles, leur poids est relativement faible. Il n’en va, en revanche, pas de même pour la controverse qui oppose les champions des deux confessions. La controverse s’exprime sur des registres divers, allant de l’apologétique sereine à la polémique la plus acerbe ; si elle constitue en elle-même un genre littéraire, où sont passés en revue les points de litige doctrinal ou pratique, elle traverse d’autres disciplines comme l’histoire, la philosophie, la morale ou le droit. Les Nouvelles de la République des Lettres en proposent une approche extrêmement complète, fouillée même si l’on considère que près de 80 articles ou notices de catalogue y sont consacrés à cet ensemble. Les auteurs protestants y sont deux fois plus représentés que leurs antagonistes catholiques. L’approche baylienne des controversistes catholiques subit une nette évolution. Les premières recensions d’ouvrage de cette nature suscitent des critiques très mesurées ; Bayle se pose encore en arbitre, et ne souhaite pas montrer qu’il penche d’un côté plutôt que de l’autre. Mais les dragonnades et la révocation de l’édit de Nantes l’amènent à changer de ton : à quoi bon débattre contradictoirement si le dernier mot appartient à la force ? Bayle reste modéré, mais il somme avec insistance les auteurs catholiques d’admettre que les conversions qu’ils obtiennent, loin de résulter d’arguments théologiques, ne sont que l’effet de la peur et de la violence. Les mois passant, le journaliste s’inquiète du silence gêné des auteurs français à ce propos : ce silence ne risque-t-il pas d’accréditer finalement la thèse officielle selon laquelle les protestants se seraient ralliés sans résistance à l’Église catholique ? La mémoire des horreurs dont ils ont été victimes n’est-elle pas menacée ? Plus que les autres champs de la question religieuse, la controverse est fortement marquée par

12. A. McKenna, « Port-Royal dans les Nouvelles de la République des Lettres », dans Journalisme et religion, J. Wagner éd., op. cit., p. 335-348.

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Pierre Bayle journaliste l’actualité. À propos de ces ouvrages, le journaliste lâche sa plume au fur et à mesure que les mois passent. Il s’interroge sur le lien entre la politique louis-quatorzienne et l’attitude du clergé ; sous le discours mesuré du journaliste – bien plus mesuré, du moins, que celui qu’il adopte dans la France toute catholique13 – perce l’indignation du philosophe et du coreligionnaire qui en appelle à l’opinion publique, tant française qu’internationale. Les controversistes protestants sont très généreusement accueillis dans les pages du périodique : ce sont, pour un certain nombre d’entre eux, des auteurs que Bayle côtoie au sein du Refuge hollandais. Les Nouvelles offrent un véritable résumé des questions controversées depuis la Réforme. Au plan doctrinal : l’eucharistie et notamment la transsubstantiation, le culte et l’invocation des saints, la vénération des images, qui constituent, aux yeux des protestants, des marques d’idolâtrie ; dans le domaine pratique : les indulgences, la confession auriculaire, la censure inquisitoriale, l’entretien de superstitions populaires ; en ecclésiologie : le statut des moines, l’autorité du magistère conciliaire ou pontifical. Il convient de mentionner aussi le problème politique, le catholicisme étant accusé de mettre en péril l’autorité du pouvoir temporel, en particulier par le truchement des jésuites. Là encore, la position de Bayle évolue entre 1684 et 1687. Il se présente d’abord comme l’animateur d’un débat qu’il voudrait serein. Mais l’actualité s’engouffre dans le journal, et son idéal d’impartialité est mis à mal. Bayle temporise d’abord, appelant de ses vœux un examen des violences que fustigent les controversistes protestants. Peu à peu convaincu de l’iniquité des méthodes auxquelles on a recouru pour forcer ses coreligionnaires à se faire catholique, lui-même devient occasionnellement controversiste, guettant les lapsus du Mercure galant et dénonçant l’hypocrisie d’auteurs qui deviennent ses adversaires. C’est, on le voit, de façon conjoncturelle et réactive qu’il élabore progressivement ses théories sur la liberté de conscience et la tolérance religieuse14. Globalement, Bayle apparaît, dans les articles des Nouvelles de la République des Lettres, comme un lecteur critique quoique le plus souvent bienveillant des auteurs qu’il recense. Mais lorsque l’intensité et l’actualité de la question religieuse atteignent leur paroxysme avec la révocation de l’édit de Nantes, il devient un témoin engagé et se métamorphose presque en journaliste d’opinion. Les trente-six livraisons des Nouvelles de la République des Lettres assurées par Bayle constituent un irremplaçable corpus pour analyser ce que fut la production livresque des débuts de la période souvent qualifiée, à la suite de Paul Hazard, de « crise de la conscience européenne ». Les articles que Bayle y a publiés attestent de l’évolution de ses propres idées, de la recherche du ton qui est le sien. Certes, le polémiste en lui ne peut déployer la verve caustique de la France toute catholique, ou le penseur la subtile dialectique du Commentaire philosophique. L’écrivain Bayle a besoin de jouer de plusieurs cordes pour toucher des publics différents. Mais son journal constitue un irremplaçable révélateur du rapport privilégié qu’il a su instaurer entre son public et lui, rapport de proximité et de connivence – non sans pièges de sa part, ni désillusions éprouvées lorsqu’il s’aperçoit que les lecteurs ne sont pas à la hauteur de ce qu’il attendait d’eux – qu’il s’efforcera de maintenir dans

13. Voir le chap. XIII du présent volume. 14. H. Bots, « L’esprit de la république des lettres et la tolérance dans les trois premiers périodiques hollandais », Dix-septième siècle 116 (1977), p. 43-57.

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Journalisme et philosophie de la lecture ses œuvres ultérieures. Le jeu de complicité qui traverse par la suite les remarques du Dictionnaire, la fiction épistolaire de la Réponse aux questions d’un provincial15 ou l’élégante construction dialogique des Entretiens de Maxime et de Thémiste sont, parmi d’autres, des exemples du souci journalistique qui s’est maintenu dans son écriture même après que Bayle eut interrompu la rédaction des Nouvelles.

15. Voir P. Rétat, La remarque baylienne », dans Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières. Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, H. Bots éd., Amsterdam–Maarssen 1998, p. 27-39 ; Id., « Logique et rhétorique : la Réponse aux questions d’un provincial de Bayle », dans Mélanges offerts à Georges Couton, Lyon 1981, p. 455-469.

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Chapitre V

LA BIBLIOGRAPHIE RELIGIEUSE DANS LES NOUVELLES DE LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES L’étude des questions religieuses abordées dans les Nouvelles de la République des Lettres passe par la prise en considération du discours journalistique de Bayle, mais aussi par une approche bibliologique. Celle-ci implique une réflexion préalable sur l’objet lui-même, le journal, ainsi que sur la thématique grâce à laquelle il est possible de catalo­guer les ouvrages recensés. À l’exception de quelques textes écrits par d’autres auteurs, de lettres et de mémoires ou d’articles en provenance de ses correspondants, le philosophe de Rotterdam a assuré la rédaction de la totalité des articles et des notices du catalogue des trente-six livraisons mensuelles entre mars 1684 et février 1687. Les réactions de ses lecteurs montrent que cette unité rédactionnelle n’a guère engendré de lassitude de leur part puisque, très soucieux de plaire à un public qui dépasserait les cercles d’érudits et de sa­vants, Bayle s’est attaché à doser et à diversifier autant que possible les sujets qu’il traitait. Comment évaluer numériquement l’importance respective des matières abordées dans les Nouvelles à partir d’une unité qui soit en correspondance avec l’objet étudié ? En additionnant les 336 articles et les 293 notices des catalogues, on obtient 629 items susceptibles d’être répartis dans les différentes rubriques de cette thématique. Il n’y a pas forcément équivalence entre un item et un titre d’ouvrage : certains titres font l’objet d’abord d’une mention au catalogue, puis d’un ou de deux ar­ticles ; des articles ou des notices mentionnent parfois plusieurs ou­vrages ; enfin, les articles sont parfois consacrés non à des ouvrages mais à des textes d’un genre différent (extraits de lettres ou de mémoires, traduction d’articles d’autres journaux). En fait, ce sont 506 ouvrages différents que Bayle présente dans les pages de son mensuel en trois ans. La ventilation des items se fait dans le cadre de rubriques générales elles-mêmes divisées en thèmes qui permettent d’affiner les résultats du dénombrement. Pour définir ces rubriques, on a recouru aux dictionnaires contemporains afin d’utiliser des termes qui correspondent au vocabulaire de l’époque ainsi qu’à différents travaux d’histoire du livre et de la presse savante hollandaise. Mais tout en s’inspirant de

. Voir sur ce point les explications données dans l’Avertissement en tête du numéro d’août 1684. . Précisions de détail et de méthode dans ma thèse Pierre Bayle et la question religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687), Montpellier III, 1991, vol. 1, p. 18-51 (édition contractée dans Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, op. cit.). . P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit. ; A. Furetière, Dictionnaire universel, 1re édition, op. cit. . F. Furet, « La “librairie” du royaume de France au xviiie siècle », dans Livre et société dans la France du xviiie siècle, G. Bollème – J. Ehrard – F. Furet – D. Roche – J. Roger éd., Paris–La Haye 1965, p. 3-32. . H. J. Reesink, L’Angleterre et la littérature anglaise dans les trois plus anciens périodiques de Hollande de 1684 à 1709, Zutphen 1931 ; H. Bots et al., De « Bibliothèque Universelle et Historique » (1686-1693). Een periodiek als trefpunt van geletterd Europa, Amsterdam, 1981 ; H. Bots – H. H. M. Van Lieshout, Contribution à la connaissance des réseaux d’information au début du xviiie siècle. Henri Basnage de Beauval et sa correspondance, op. cit. ; J. Almagor, Pierre Des Maizeaux (1673-1745), Journalist and English Correspondent for Franco-Dutch Periodicals, 1700-1720, Amsterdam–Maarssen 1989.

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Journalisme et philosophie de la lecture ces travaux, on a opté pour un classement qui émerge le plus possible du document étudié lui-même. Un exemple permet de justifier ce choix : la nomenclature la plus achevée, celle de F. Furet, prévoit une première rubrique intitulée « Théologie et religion » subdivisée de la manière suivante : « A. Écriture sainte, Bible, Interprètes de la Bible ; B. Pères de l’Église, Littérature conciliaire ; C. Théologie et apologétique : 1. Catholique ; 2. Non catholique ; D. Liturgie et dévotion ». Cette grille, pertinente s’il faut appréhender l’en­semble de la production religieuse et théologique imprimée, ne convient pas pour classer le travail journalistique de Bayle : elle ne rend compte ni de l’importance primor­ diale de la controverse entre protestants et catholiques, ni de la littérature suscitée par les débats internes aux deux confessions, ni de la part considérable qu’occupe la théo­ logie réformée dans les Nouvelles. Il s’avère donc plus pertinent d’organiser ces diffé­ rents thèmes selon une logique qui corresponde mieux à la personnalité et à l’identité confessionnelle du rédacteur ainsi qu’à l’époque précise de la parution du mensuel. Pour aborder l’activité journalistique de Bayle dans le domaine religieux sous l’angle des livres qu’il recense, il faut prendre en considération les quelque 256 ouvrages qui constituent à proprement parler la section religieuse des Nouvelles, c’est-à-dire les titres qui touchent de près ou de loin à cette question – étant entendu que, dans le traitement qu’en propose Bayle, les questions théologiques se mêlent à d’autres relevant des domaines connexes mentionnés plus haut. (Il faut toutefois préciser que cet ensemble, soit plus de 50 % des livres recensés dans le journal, constitue, par rapport aux connaissances bibliographiques de Bayle, une sélection selon un double critère d’actualité de l’édition et de disponibilité des ouvrages. En

. Il n’est pas possible de fournir ici la liste des ouvrages pris en compte. On se contentera d’en indiquer les références selon le procédé suivant : chiffre arabe indiquant le numéro de la livraison (1 pour mars 1684, et ainsi de suite jusqu’à 36, février 1687), puis A pour article ou C pour notice de catalogue (un même ouvrage peut faire l’objet de l’un et l’autre dans deux livraisons) et son numéro en chiffres romains. Pour une lecture de cette liste, se reporter à la Table des articles donnée dans le tome I des Œuvres diverses, La Haye 1727, ou au Sommaire des NRL établi dans Pierre Bayle et la question religieuse, op. cit., t. III, annexe I. 1/A.I, A.III, C.V, C.VII, C.VIII, 1/C.IX (3/A.VI), C.XI, C.XII ; 2/A.III, C.I, C.II (4/A.I), C.IV, C.V, C.VI, C.VIII (3/A.II), C.IX (3/A.III), C.X (3/A.VIII), C.XIII, C.XIV, C.XV, C.XVI ; 3/A.I, A.IV, A.V, C.II, C.VI (4/C.II) ; 4/A.III, A.V, A.VI, A.VII, A.VIII, C.III ; 5/A.II, A.III, A.VI, C.I, C.III (6/A.VI), C.IV (6/A.III), C.VII (7/A.II), C.IX ; 6/A.V, C.II (7/A.VII), C.III (9/A.I), C.IV, C.V ; 7/A.IX, A.X, C.I, CIV ; 8/A.X, A.XIII, C.I, C.II, CIII (9/A.IX), C.IV, C.VI, C.VII ; 9/A.X, A.XI, C.II, C.III (10/A.XI) ; 10/A.VI, A.VIII, A.XII, C.II, C.III, C.V ; 11/A.II, A.IX, C.III, C.VI (12/A.III) ; 12/A.V,A.X, C.III (13/A.IX & 16/A.II), C.VI (14/A.VI), C.VII (14/A.VII) ; 13/A.I, A.IV, C.I, C.III, C.VI (14/A.III) ; 14/C.I, C.II, C.III, C.VI, C.X, C.XI, C.XII, C.XIV ; 15/A.II, A.III, A.VI, A.IX, A.XII, C.I, C.V, C.VI, C.XI ; 16/A.IX, C.III, C.IV, C.VI, C.VII ; 17/A.I, A.V, A.VI, A.VII, A.VIII, C.III ; 18/A.III, A.VII, A.IX, C.II, C.IV, C.V, C.VI, C.VII, C.VIII, C.IX ; 19/A.III, A.V, A.VII, C.II, C.III, C.IV, C.VII, C.X (20/A.II), C.XIII ; 20/A.X, C.I, C.III, C.III, C.IV, C.V, C.VI ; 21/A.IV, A.VI, A.VIII, C.I, C.II, C.III, C.IV, C.V, C.VI, C.IX ; 22/A.II, A.III, A.IV, C.I, C.V ; 23/ A.III, A.VI, A.VII, C.II, C.III, C.IV, C.V, C.VII, C.X ; 24/A.I, A.II, A.VII, C.I, C.II, C.IV, C.VII, C.VIII, C.IX, C.X (26/A.I), C.XI ; 25/A.V, A.VI, A.VII, A.IX, C.I, C.II, C.III, C.IV, C.VI (27/A.VI), C.IX ; 26/ A.IV, A.VI, A.VIII, C.II, C.III, C.IV, C.V (29/A.IX), C.VI, C.VIII, C.IX ; 27/A.II, A.IV, A.V,C.I, C.II, C.III (28/A.III), C.V ; 28/A.IV, A.VI, A.VII, A.VIII, C.I (29/A.I), C.III, C.V, C.VIII, C.IX, C.X ; 29/A.II, A.III, A.IV, C.I, C.IV, C.X, C.XI ; 30/A.I, A.IV, A.VI, C.II, C.VII (31/C.III) ; 31/A.IV, A.V, C.II, C.IV, C.V ; 32/A.I, A.IV, A.VII, A.IX, C.IV ; 33/A.III, A.V, A.VI, C.I ; 34/A.I, A.III, A.IV, A.V, A.VII, C.I, C.V, C.VI ; 35/A.I, A.III, A.VI, C.III, i, ii, iii, iv, v, vi, vii, viii, ix, C.IV ; 36/A.II, A.IV.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres effet, comme le montre notre inventaire de la Bibliothèque des NRL, le journaliste ne se réfère pas à moins de 1 890 livres identifiables au long de ses articles durant trois années. Or 916 d’entre eux – soit plus de 48 % – ont un rapport plus ou moins étroit avec des questions théologiques et religieuses, d’histoire ecclésiastique, de métaphysique, de droit canon, etc. C’est dire que l’actualité du livre fait fond sur une connaissance livresque considérable.) Nous envisagerons successivement la provenance géographique des livres religieux présentés par Bayle, puis les réflexions du journaliste sur le livre et sa diffusion, et enfin la présentation des ouvrages ellemême. I. En amont du journal : la provenance des livres 1. L’europe de la librairie dans les Nouvelles Dans la plupart des cas, Bayle indique la ville et le libraire éditeur des ouvrages qu’il présente. Il est possible de donner une idée assez précise de l’origine des livres religieux dont il traite : – Les Provinces-Unies sont, pour d’évidentes raisons de proximité géographique, les mieux représentées, avec 92 livres servis par 42 libraires répartis sur 9 villes : Amsterdam (14 libraires, dont Henry Desbordes – l’éditeur des Nouvelles –, Janssonius a Waesbergios, Henri Wetstein et Abraham Wolfgang), Delft (2 libraires), Dordrecht (1), Franeker (1), La Haye (6, dont Arnoult Leers et Abraham Troyel), Leeuwarden (1), Leyde (9, dont Daniel a Gaesbeeck et Fredéric Lopez), Rotterdam (5, dont Pierre De Graef, la veuve de Henri Godde, Abraham Acher et surtout Reinier Leers, l’éditeur de Bayle), Utrecht (3). Douze de ces libraires hollandais bénéficient d’une promotion supplémentaire dans la mesure où Bayle précise fréquemment que tel ouvrage publié hors des Provinces-Unies « se trouve aussi » chez tel d’entre eux (32 fois pour les livres religieux, dont 6 pour le seul Reinier Leers), tantôt parce que celui-ci l’a importé, tantôt parce qu’il en est le véritable imprimeur. – La France vient en deuxième position avec 53 livres dont la quasi totalité sort des presses parisiennes de 25 éditeurs différents, parmi lesquels se distinguent Claude Barbin (3 titres), François Muguet (3), la veuve Martin et Jean Boudot (4), Étienne Michallet (5) et surtout Sébastien Mabre-Cramoisy (7). Tous ces ouvrages sont bien entendu d’auteurs catholiques. Rares sont les mentions d’éditions provinciales ; tout au plus en compte-t-on une pour pour les villes de Caen, La Rochelle, Lille, Lyon, Rouen. – Le statut de l’Allemagne est tout différent. Dans ce « vaste corps gouverné par un grand nombre de têtes » (août 1686, cat. III : OD I, p. 629 b), l’édition n’est pas centralisée comme en France. On dénombre 47 ouvrages présentés comme provenant d’Allemagne (33 libraires installés dans 18 villes : Altdorf, Augsbourg, Cologne, Emmerick, Freistadt, Francfort-sur-le-Main – 4 libraires différents –, Hambourg, Heidelberg, Helmstedt, Herborn, Iéna, Kiel, Leipzig – 7 libraires –, Mayence,

. Voir H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre, p. 343-561. . Sur les lectures du jeune Bayle, on se reportera à l’ouvrage évocateur quoiqu’incomplet de R. E. Cowdrick, The early reading of Pierre Bayle, its relation to his intellectual development up to the beginning of publication of the « Nouvelles de la République des Lettres », thesis Columbia, Scottdale 1939.

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Journalisme et philosophie de la lecture Nuremberg, Salzbourg, Stuttgart, Wittenberg). Mais une dizaine d’entre eux sont en fait publiés sous une fausse adresse. – La représentation de l’Angleterre est modeste (14, principalement à Londres, avec 12 libraires, mais aussi à Oxford, « e Theatro Sheldoniano ») ; celles de la Suisse (5 : Genève, Bâle et Berne) et de l’Italie (4 : Rome et Venise), plus faibles encore. On compte aussi un ouvrage édité à Bruxelles, un à Liège, un en Finlande. – Les fausses adresses sont fréquentes : la mieux attestée est évidemment « à Cologne chez Pierre Marteau » (12 titres), mais on trouve aussi celles qu’utilise Reinier Leers pour les livres d’Antoine Arnauld, « à Cologne chez Schouten » (4) ou, pour Pasquier Quesnel et certains de ceux de Richard Simon, « à Francfort chez Frédéric Arnaud » (3) ; celles de Bayle lui-même (« à Cantorbery chez Thomas Litwel » pour la France toute catholique, « à S. Omer chez Jean-Pierre Lami » pour le Commentaire philosophique) ; d’autres sont plus typiquement protestantes comme « à Philadelphie, Timothée de Sainte-Foi » ou « Timothée de Saint-Amour ». 2. Les difficultés de l’aprovisionnement La proportion des ouvrages traitant de questions religieuses est comparable à celle que donne un calcul effectué sur l’ensemble des Nouvelles : des ouvrages publiés par Desbordes et Leers sont recensés respectivement 25 et 30 fois ; les publications de 9 autres libraires hollandais sont présentées entre 10 et 16 fois, de même que celles de Mabre-Cramoisy (10) et celles qui paraissent sous la fausse adresse « à Cologne chez Pierre Marteau (15) ; la production de 7 autres libraires hollandais et celle de 9 libraires parisiens apparaît entre 5 et 9 fois. Dans le domaine religieux, Reinier Leers est le mieux représenté non seulement en quantité, mais également du point de vue du prestige ou de l’intérêt des auteurs puisqu’il publie Malebranche, Arnauld et Simon. Cette description traduit la réalité des circuits d’approvisionnement en livres dont dispose Bayle, qui profite en particulier des ouvrages publiés ou importés par son propre éditeur à Rotterdam : entre lui et Reinier Leers s’instaure en effet un échange qui bénéficie aux deux hommes puisque le philosophe fournit plusieurs manuscrits au libraire et corrige parfois des épreuves d’ouvrages qui lui sont fournis dès leur sortie de presse10. On sait cependant qu’en dépit de cette complicité avec Leers comme de la richesse de l’édition hollandaise en général, Bayle est déçu par la relative pauvreté de ce que les libraires lui confient pour compte rendu. Il s’en ouvre à son public deux ans après le début des Nouvelles, déplorant de ne pas être au carrefour international des livres qu’il avait pensé habiter. Il croyait « que la Hollande étoit le pays du monde le plus propre pour cette entreprise », explique-t-il à propos des Nouvelles, mais il n’en est rien car

. Voir H. Bost, Pierre Bayle et la question religieuse, op. cit., t. III, annexe III. 10. O. S. Lankhorst, Reinier Leers (1654-1714), uigever en boekverkoper te Rotterdam. Een Europees “libraire” en zijn fonds, Amsterdam–Maarssen 1983 ; Id., « Le rôle des libraires-imprimeurs dans l’édition des journaux littéraires de langue française (1684-1750) », dans La diffusion et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 1-9 ; « Naissance typographique du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle » dans Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières, op. cit., p. 11 ; voir aussi H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701), 2 vol., Genève 1984, p. 748 sq.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres on ne voit ici que très-peu de livres nouveaux imprimez en France. Il en vient quelquesuns à la dérobée, & qui s’échappent comme par hazard ; on en contrefait aussi quelquesuns, mais ce sont pour l’ordinaire de petits livres, ou presque toûjours des histoires. Pour les livres qui s’impriment en Pologne, en Suede, & en Dannemarc, on ne sait ici ce que c’est. On y sait encore moins ce qui s’imprime en Italie, & en Espagne. Mais ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que nous sommes dans une disette effroïable des livres qui s’impriment en Angleterre, quelque beaux & nombreux qu’ils soient, à nos portes, pour ainsi dire. Les deux foires de Francfort nous fournissent à la vérité bien des choses d’Allemagne, mais il arrive, par une fatalité assez singuliere, que le plus souvent on oublie de nous amener le meilleur11.

Ce diagnostic sévère, où se donne à lire en creux l’idéal du journal que Bayle aurait fait si l’intendance avait suivi – et qui doit être tempéré par l’amélioration notée à la fin des Nouvelles d’août : « Le public doit être averti que nos libraires commencent à profiter de notre derniere Préface » –, montre que le journaliste est largement tributaire d’un approvisionnement des libraires hollandais qui détermine sinon le ton, du moins les orientations de son journal12. II. Réflexions de Bayle sur le livre et sa diffusion Pour Bayle, le livre n’est pas un simple vecteur d’information. La passion que lui témoignage le journaliste trouve certes sa source dans une inextinguible soif de connaissances et de vérité qui ne peut s’apaiser que dans l’acte de lecture13, mais aussi dans l’intérêt qu’il porte aux libraires, aux auteurs et aux bibliothèques. C’est pourquoi les Nouvelles sont émaillées de renseignements relatifs à ce qui entoure la production du livre. Quoique les libraires ne soient pas toujours à la hauteur de ce qu’il attend d’eux (comme l’atteste la critique qu’il leur adresse en mars 1686), Bayle considère que son journal doit offrir au public un maximum d’informations relatives à leurs publications. C’est pourquoi, outre ses articles et notices de catalogues, il indique très fréquemment la sortie de presse d’ouvrages qu’il ne recensera pas forcément. Il peut, à l’occasion, donner un avis commercial : « Je ne conseillerois pas à son libraire d’en envoyer des exemplaires en Hollande, car assûrément personne n’en acheteroit », explique-t-il à propos d’un traité consacré au vocabulaire de la métaphysique et de la scolastique14. Mais il préfère jouer un rôle dynamique. Ainsi, lorsque paraît le projet d’une nouvelle Bible polyglotte, il répercute la demande de collaboration que son instigateur, Richard Simon, émet par le truchement de quatre libraires de Paris (D. Horthemels), Londres (J. de Beaulieu), Francfort (J. D. Zunner) et Rotterdam

11. « Avertissement au lecteur », mars 1686 (OD I, p. 503 s). Pour une mise en perspective historique du diagnostic de Bayle, voir C. Berkvens-Stevelinck, « L’édition et le commerce du livre en Europe » et « L’édition française en Hollande », dans Histoire de l’édition française, t. II : Le livre triomphant (16601830), R. Chartier – H.-J. Martin dir., 2e édition Paris 1990, p. 388-394 et 403-411. 12. Voir E. Labrousse, « Les coulisses du journal de Bayle », Notes sur Bayle, op. cit., p. 35 sq.). 13. Sur l’importance du rapport au livre et à la lecture comme fondement de la pensée de Bayle, voir le chap. VII du présent ouvrage. 14. NRL, mars 1684, art. XIII.

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Journalisme et philosophie de la lecture (R. Leers)15. Tenu au courant par Leers des réactions des donneurs d’avis sollicités, il défend et relance encore le projet trois mois plus tard16. Son attention soutenue à la production des outils de travail, des éditions de textes et des catalogues l’amène souvent à faire le bilan des publications dans le domaine qu’un ouvrage récent lui donne l’occasion d’aborder : à l’occasion de la présentation de la Nova Collectio conciliorum de Baluze, il récapitule la bibliographie des éditions de textes conciliaires17 ; il résume l’histoire de la querelle entre les carmes et les jésuites à propos des Acta Sanctorum lorsque paraît un pamphlet contre le P. Papebroch18 ; il fait le point sur toute l’édition d’un traité de Lactance19 ou sur celle des écrivains de Byzance, essentielle pour la compréhension de l’histoire ecclésiastique d’Orient, qu’il retrace depuis la publication en 1645 des écrits de Jean Cantacuzène20. Dans un même souci de synthèse, Bayle présente régulièrement des compilations, en particulier de Pères de l’Église et de théologiens : la Bibliotheca Anti-Trinitariorum de Chr. Sandius21, le Chartophylax Ecclesiasticus de W. Cave22 (Bayle mentionne à cette occasion neuf auteurs qui se sont livrés au même exercice), la Bibliotheca realis Theologica de M. Lipen23 (avec une réflexion sur les méthodes utilisées dans de tels outils bibliographiques), le Supplementum de Scriptoribus vel Scriptis Ecclesiasticis… de C. Oudin24, la Nouvelle Bibliotheque des Auteurs Ecclesiastiques de L. E. Du Pin25, le Catalogus Auctorum d’A. Tessier26 ; mais aussi le catalogue de la Bibliothèque de Leipzig dressé par J. Feller27 ou celui des jésuites missionnaires en Chine, par le P. Couplet28. En outre, lorsqu’il le juge nécessaire, Bayle propose volontiers la bibliographie ou une brève biographie de l’auteur dont il présente un ouvrage. C’est ainsi qu’il procède par exemple pour G. Leti29, J. A. Scherzer30 ou C. Ziegler31. Les renseignements bibliographiques peuvent également constituer des éléments de contre-attaque confessionnelle : Bayle fait l’état des répliques protestantes à certains écrits de controverse catholiques. Il signale par exemple les différentes réactions suscitées au Refuge par l’Examen des raisons qui on donné lieu à la séparation des Protestans de D.-A. Brueys32 ou énumère toutes les réponses au Renversement de la Morale de Jésus-Christ par les Calvinistes d’Arnauld avant de présenter celle de Jurieu33. Un même souci pédagogique l’anime à propos des rééditions. Bayle

15. NRL, octobre 1684, art. XIII (OD I, p. 154 sq. 16. NRL, janvier 1685, art. IX (OD I, p. 210b). 17. NRL, avril 1684, cat. V. 18. NRL, juillet 1684, art. II. 19. NRL, août 1685, cat. II. 20. NRL, février 1686, cat. V. 21. NRL, juin 1684, art. VIII. 22. NRL, janvier 1686, cat. VII. 23. NRL, février 1686, cat. I. 24. NRL, avril 1686, cat. IV 25. NRL, juin 1686, art. IV 26. NRL, juillet 1686, cat. III. 27. NRL, septembre 1686, art. IV. 28. NRL, octobre 1686, art. IV. 29. NRL, avril 1684, art. IV. 30. NRL, juin 1684, art. VII. 31. NRL, février 1685, art. V. 32. NRL, mars 1684, cat. XII. 33. NRL, novembre 1684, art. XI.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres concentre alors son attention sur les améliorations, les ajouts et les différences avec les précédents tirages. Puis, estimant que le public est au courant du contenu du livre, il s’attache à narrer l’histoire de sa publication. C’est le cas pour l’Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon34 ou pour le Traité de la Nature et de la Grace de Malebranche35. Bayle est également très attentif aux conditions dans lesquelles les livres sont imprimés ou interdits. Affichant son orthodoxie calviniste lorsqu’il parle de doctrine, il n’hésite pas à défendre l’intérêt qu’il y a à disposer d’outils sur tout objet du savoir, y compris l’hérésie. Ainsi explique-t-il, à propos de la Bibliotheca Anti-Trinitariorum déjà mentionnée36 : C’est un malheur qu’on ne sçauroit assez déplorer, qu’il se trouve parmi les chretiens une secte qui nie les mysteres de la Trinité, de l’Incarnation du Verbe, & de la mort de Jesus Christ pour l’expiation des pechez du monde, & qui publie plusieurs livres pour soûtenir ses faux dogmes. Mais ce malheur étant posé, il ne faut pas prendre pour un nouveau mal, de voir que l’on fait un catalogue des livres, & des auteurs qui sont sortis de cette dangereuse secte. Il faut regarder cela comme une partie de l’histoire, & de la science des bibliotheques.

S’il s’intéresse à la censure ecclésiastique des livres – ce dont témoigne son article sur la Disquisitio Academica de Papistarum Indicibus Librorum prohibitorum & expurgandorum de D. Franc37 –, c’est surtout pour en dénoncer l’effet pervers : plus on interdit un livre, et plus le public a envie de savoir ce qu’il contient. C’est pourquoi le journaliste milite en faveur de la liberté d’expression : « Il faut laisser aux sectaires une liberté de contredire, qui soit comme une Lettre de créance aux orthodoxes auprès de leurs paroissiens. Au bout du compte sied-il bien à ceux qui se croient si assûrez de combattre pour la vérité, de se défier si fort de leur cause ? »38 Mais s’il ridiculise la censure française (qui autorise et interdit selon des critères qui semblent apparemment assez arbitraires39), son trait interpelle et met en garde le camp protestant du Refuge : Après tout comme les protestans ne sauroient songer sans rire aux terreurs paniques, & aux peines continuelles des Inquisiteurs de la librairie, qui croiroient leur religion en péril, si pour n’avoir pas bien fouillé dans les poches & dans les valises des passans, on avoit donné permission à quelque livre de contre-bande de se fourrer dans la presse ; comme, dis-je, les protestans se moquent & se glorifient même de toutes ces inquietudes, ils ne doivent pas préparer un semblable divertissement aux sociniens40.

34. NRL, décembre 1684, art. XI. 35. NRL, mai 1685, art. IV. 36. NRL, juin 1684 , art. VIII (OD I, p. 74b). Voir aussi une remarque sur Origène, dont les erreurs ne signifient pas que tout ce qu’il a dit soit faux : NRL, juin 1686, art. VIII. 37. NRL, juillet 1685, art. VI. 38. « Réflexion sur la tolerance des Livres hérétiques », NRL, juillet 1685, art. IX (OD I, p. 335b). 39. NRL, juin 1686, art. III. 40. Ibid.

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Journalisme et philosophie de la lecture III. La présentation des livres D’un point de vue typographique, Bayle utilise toujours les mêmes conventions de présentation : le titre (qui mentionne ou non l’auteur) est en italique, suivi de la ville et de l’éditeur, puis de l’année et du format du livre. Le journaliste précise parfois, on l’a vu, lorsque l’ouvrage se trouve chez tel ou tel libraire hollandais. La présentation du contenu des livres est en revanche très variable. Le journaliste peut en donner une évocation sommaire dans une notice de catalogue ou s’y étendre longuement dans un article ; pour un même titre, il peut aussi combiner l’information de la notice dès la parution du livre et l’étude de fond, un ou deux mois plus tard. Les articles eux-mêmes ne sont pas tous de même nature. Leur point de départ est généralement une note de lecture de l’ouvrage, un « extrait », mais il arrive que le compte rendu objectif dérive en une digression à visée polémique ou pédagogique, ou que s’instaure une discussion critique des thèses de l’auteur. Dans ce jeu dialectique entre la fidélité de l’extrait et la liberté de la digression s’exprime l’idée que Bayle se fait de son rôle de journaliste. Ainsi l’extrait du livre de Nicole, Les prétendus réformés convaincus de schisme, annoncé au catalogue des Nouvelles dès août 1684, es-il différé jusqu’en octobre41. Fort longuement et sur un ton très mesuré, le journaliste s’emploie à relever le défi que constitue pour lui la présentation d’un livre polémique et hostile à la confession protestante. Il en va en effet de la crédibilité de l’idéal de la République des Lettres, censée unir dans une même bonne volonté intellectuelle les savants de tous bords. Bayle cherche donc à atteindre une sorte d’objectivité sans s’interdire cependant de relever les failles d’un raisonnement. Se posant en arbitre du débat entre Nicole et le pasteur Claude, il fait apparaître les points forts et les faiblesses de l’un et l’autre. C’est pourquoi, quelques mois plus tard, il répondra sans ménagement à l’accusation qu’on lui fait d’avoir été partial42. Tout en laissant entendre qu’il pourrait se montrer plus sévère dans un autre cadre que celui du journal, il modère également ses avis à propos des ambiguïtés qu’il décèle dans l’attitude catholique à l’égard du pouvoir politique43. La difficulté n’est pas moins grande lorsqu’il s’agit de présenter le livre d’un coreligionnaire. Dans sa présentation des Préjugez Legitimes contre le papisme où Pierre Jurieu entreprend de réfuter les thèses de Nicole, Bayle s’en tient strictement au contenu du livre et s’interdit tout commentaire44. Il revendique son impartialité et défie même « tous les hommes du monde qui seroient à [s]a place, de toucher avec plus de réserve, ni plus succinctement que j’ai fait, à des matieres si délicates & si odieuses ». Ici encore, le journaliste pense donner des gages de la volonté qu’il affichait lors du lancement des Nouvelles : « […] comme nous n’affecterons pas de parler des livres qui concernent notre religion, nous n’affecterons pas aussi de n’en point parler. Mais quand nous en parlerons, ce sera d’une manière qui ne témoignera pas d’une partialité déraisonnable. Nous ferons plûtôt alors le métier de rapporteur

41. NRL, novembre 1684, art. I (OD I, p. 159-162). 42. « Réflexion sur une Lettre qui a été publiée contre ces Nouvelles », NRL, avril 1685, art. IV (OD I, p. 263 sq.). 43. NRL, juin 1684, art. I (OD I, p. 63b). 44. NRL, avril 1685, art. III.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres que celuy de juge, & nous ferons des extraits aussi fideles, des livres qui seront contre nous, que de ceux qui seront pour nous. »45 L’idéal de la République des Lettres donne un cadre déontologique au journal et contribue à définir la position de son rédacteur, particulièrement délicate lorsque la question roule sur des matières de controverse : en effet, celui-ci « a pour finalité », comme le dit J. Wagner, « de trier, d’amplifier et de répéter les mots que les hommes en tant qu’êtres pensants peuvent s’échanger à l’abri de la mésentente et de la violence »46. Mais cet idéal intellectuel est souvent mis à mal par les auteurs euxmêmes qui, au lieu de faire porter le débat sur les idées qui les opposent, recourent à des attaques ad personam. Très sensible à cette dérive lorsque la polémique dégénère entre des auteurs aussi éminents que Richard Simon et Isaac Vossius47 ou Nicolas Malebranche et Antoine Arnauld48, Bayle n’hésite pas à déplorer cette attitude qui donne à ses yeux une mauvaise image de la communauté savante. Malgré le cadre déontologique qu’il s’est imposé, Bayle garde une certaine liberté de ton. Par exemple, présentant l’Histoire de la Ligue de Louis Maimbourg – dont il a déjà combattu l’Histoire du calvinisme dans sa Critique générale en 1682 –, Bayle s’interroge sur le succès de cet auteur et, parmi les hypothèses qu’il formule, en émet une qui, sous sa plume, est une critique cinglante : Maimbourg « a trouvé le secret de donner à l’histoire l’air du roman, & au roman l’air de l’histoire »49. Cette sévérité ne l’empêche pas d’apprécier le travail de l’ancien jésuite sur la Ligue ou, quelques mois plus tard de rendre compte avec une certaine sympathie des thèses gallicanes qu’il défend dans son Traité historique de l’établissement et des prérogatives de l’Eglise de Rome50. Quoi qu’il en soit, Maimbourg incarne en fait deux attitudes inacceptables : d’une part il pratique le mélange des genres, toujours au préjudice de la vérité historique ; d’autre part, il est pensionné par le roi, ce qui ne lui permet pas de travailler de manière libre et désintéressée. Ce reproche de n’être qu’une « plume vénale » sera également adressé quelques mois plus tard à F. Varillas : dans la préface de son Histoire des révolutions arrivées dans l’Europe en matiere de religion, celui-ci ne se trahit-il pas en exprimant sa reconnaissance à l’archevêque de Paris ? Dès lors, tout son travail, plus controversiste qu’historique, est discrédité. Mais cet exemple n’est qu’un symptôme d’une crise générale de la vérité historique, en sorte que, paradoxalement, Bayle peut même en conseiller la lecture à ses coreligionnaires : Cela ne doit pas prévenir contre cet ouvrage ceux qu’on appelle hérétiques, car ils doivent savoir, s’ils ont du bon sens & un peu d’expérience, que l’on accommode l’histoire à peu près comme les viandes dans une cuisine51.

Perplexe sur les livres d’histoire, Bayle s’interroge aussi sur les raisons pour lesquelles on s’arrache les livres de piété. Comme leur multiplication et leur succès ne rendent guère le monde meilleur, le journaliste a tôt fait de réduire leur publication à

45. Préface, OD I, p. 2a. 46. J. Wagner, Lecture et société dans le “Journal encyclopédique” de Pierre Rousseau (1765-1785). Thèse de doctorat d’État, Université Clermont II, 1987, p. 1273. 47. Voir NRL, avril 1685, art. VII. 48. Voir par ex. NRL, juillet 1685, art VIII ; août 1685, art. III ; avril 1686, art. III. 49. NRL, avril 1684, art III (OD I, p. 27a). Pour une mise en contexte de cette opinion, voir chap. VIII. 50. NRL, mars 1685, art. I. 51. NRL, mars 1686, art. IV. L’attaque est prolongée à l’occasion du compte rendu des Reflexions de G. Burnet sur ce livre de Varillas, en octobre 1686, art. IX.

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Journalisme et philosophie de la lecture la seule dimension commerciale : « puis qu’il se trouve un Libraire qui hazarde cette seconde édition in folio », dit-il, des Œuvres spirituelles de F. Guilloré, « c’est une marque que les Livres de dévotion petits & grands se vendent bien »52. Les lecteurs n’appliquent pas les exhortations de tels livres53, en sorte que « le monde est aussi méchant que jamais, & il y en a même qui soûtiennent qu’il va en empirant ». La vanité des efforts de direction spirituelle est soulignée à propos de la Retraite pour les dames du jésuite : « Apparemment, l’imprimeur sera celui qui en profitera le plus. »54 Or, s’il est presque cynique lorsqu’il traite d’ouvrages de dévotion catholique, Bayle demeure respectueux à l’égard des sermons de pasteurs protestants et attentif à parler des « lettres pastorales » que les ministres réfugiés tentent de faire parvenir à leurs anciens fidèles au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes55. Une comparaison des titres de la « Bibliothèque des NRL » avec la bibliographie des « pastorales » réformées dressée par E. Labrousse56 montre que Bayle mentionne la moitié de ces textes (15 titres sur 31 connus)57. On peut d’ailleurs penser que le journaliste cherche à diffuser le contenu de ces modestes traités non seulement par solidarité huguenote, mais également parce qu’il tente de faire sortir de leur discret anonymat ces écrits qui sont, à l’instar des « feuilles volantes » et « pièces curieuses », condamnés à une diffusion clandestine. Bien qu’il veuille préserver l’idéal de sérénité et d’objectivité qui doit caractériser la République des Lettres, Bayle affirme de plus en plus son protestantisme au fur et à mesure que, les mois passant, il perçoit le risque d’une histoire officielle qui accréditerait l’idée selon laquelle la Révocation s’est déroulée en douceur58. En effet, tandis qu’au début de son entreprise le journaliste trouve que les livres cherchant à pacifier les controverses entre confessions religieuses se multiplient en vain depuis vingt ou trente ans59, la conjoncture l’amène au contraire, deux ans plus tard, à redouter l’inflation des ouvrages catholiques de controverse qui cherchent à justifier théoriquement l’éradication du calvinisme français : « Les livres de cette nature se multiplient tellement en France, qu’ils demanderoient eux seuls tout un journal : la librairie n’y roule plus que sur cela ». Comme journaliste, Bayle cherchera à endiguer l’excès de ce type d’ouvrage en jouant sur le rythme des extraits qu’il en donne60 ; mais comme historien et protestant, il résiste à l’apologie de la politique louis-quatorzienne en rendant scrupuleusement compte des écrits des huguenots du Refuge – il s’attarde longuement sur Les plaintes des protestans de Jean Claude61 – ou en démontant l’argumentation que la pastorale catholique développe ou fait

52. NRL, septembre 1684, cat. IV (OD I, p. 138b). 53. Bayle évoque en septembre 1685 « le destin des Livres de dévotion, c’est-à-dire, d’avoir été bien lûs, sans faire changer de vie, ni de conduite au monde » (OD I, p. 382a). 54. NRL, août 1685, cat. IX (OD I, p. 361a). 55. Voir par exemple NRL, avril 1686, art. VIII. 56. E. Labrousse éd., Avertissement aux Protestans des provinces (1684), Paris 1986, p. 19-24. 57. Voir H. Bost, Pierre Bayle et la question religieuse, ibid., p. 344, n. 47. 58. Voir le chap. XIII du présent ouvrage. 59. NRL, mai 1684, cat. II ; le soupçon face à l’irénisme est encore bien exprimé dans deux articles (III et IV) de décembre1685. 60. Voir la fin de l’art. VI, NRL, mars 1686 (OD I, p. 515). 61. NRL, mai 1686, art IV.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres défendre par un « nouveau converti » tel que Brueys62. Une notice exceptionnelle de son dernier catalogue comprend pas moins de dix ouvrages de controverse ou de pastorale militante, dont tous les auteurs, à une seule exception, sont protestants (Jean Rou, Elie Benoist, Charles Le Cène ou Pierre Jurieu63). Ce risque de voir s’imposer une version officielle de la conversion des protestants français – comme ci ceux-ci n’attendaient que l’ordre de Sa Majesté pour réintégrer le giron catholique romain – pousse aussi Bayle à faire certaines digressions dans lesquelles, quittant le genre objectif de l’extrait, il s’attaque à la propagande du clergé français. Tantôt il emboîte le pas d’un Spanheim pour dénoncer le double langage du catholicisme sur le thème de l’obéissance due au souverain64, tantôt il saisit le prétexte d’une remarque incidente dans un domaine qui ne se rapporte pas directement au thème religieux. Par exemple, à l’occasion de la présentation d’une Méthode pour apprendre facilement la géographie, Bayle dit de son auteur qu’il fait entendre de temps en temps, que les peuples d’Amérique ne sont gueres chretiens qu’en apparence ; mais n’est-ce pas assez pour ceux qui les ont convertis par la force ? Les Mexicains témoignent assez clairement qu’ils ne croient ni la réalité, ni la Trinité. D’où leur vient cette hardiesse sous le joug des Espagnols ? Il y a de l’apparence qu’elle vient de ce qu’ils payent largement les moines qui les instruisent, ceux-ci ayant assez de conscience pour ne pas vouloir exiger de leurs disciples, outre le payement de l’instruction, la contrainte de déguiser leurs sentimens. Ce seroit une usure ou une cherté criante de marchandise que d’exiger ce double salaire. Sur quoi l’un de nos réfugiez disoit l’autre jour, que les dragons ne craignent pas cette usure, puis qu’après s’être fait donner beaucoup d’argent de leur catéchisme, ils veulent encore qu’on leur confesse qu’on le trouve divinement bon65.

Bayle cherche à « suivre » les productions de certains auteurs éminents. C’est la raison pour laquelle il donne une place importante à son collègue et ami Pierre Jurieu, auquel il consacre 16 articles ou notices de catalogue (A/C) pour 10 titres et dont il mentionne 50 fois les travaux ; Simon vient ensuite (16 A/C pour 9 titres, 46 mentions), puis Malebranche (9 A/C pour 5 titres, 41 mentions), Arnauld (7 A/C pour 6 titres, 54 mentions, Bossuet (1 A/C, mais 20 mentions), Leti (5 A/C pour 3 titres et 24 mentions), Maimbourg (4 A/C et titres, 30 mentions), Varillas (7 A/C pour 5 titres, 25 mentions), Vossius (4 A/C pour 3 titres, 26 mentions), Claude (3 A/C et titres, 18 mentions), Nicole (2 A/C pour 1 titre, 20 mentions), Spon (1 A/C et 30 mentions). Ces auteurs, qui sont les plus fréquemment cités, traitent d’ailleurs tous de sujets théologiques, bibliques ou historiques en rapport avec des thèmes religieux. La liste des auteurs traitant de questions touchant à des thèmes religieux abordés dans les Nouvelles est également parlante : les grands noms du catholicisme français du moment y sont présents (A. Arnauld, E. Baluze, J. Boileau, J.-B. Bossuet, J. Crasset, L. Doucin, L. E. Du Pin, L. Ferrand, E. Fléchier, F. Guilloré, L. Maimbourg, J. Mabillon, P. Nicole, P. Quesnel, R. Rapin, R. Simon, L. Thomassin) ainsi que de célèbres « nouveaux convertis », tels D.-A. Brueys ou P. Pellisson-Fontanier. On trouve

62. NRL, août 1686, art. I. Bayle perçoit bien l’intérêt qu’il y a, pour les prélats catholiques, à solliciter la plume des nouveaux convertis pour défendre la politique religieuse de la France : voir, à propos d’Alexandre Vignes et de Brueys, OD I, p. 653a. 63. NRL, janvier 1687, cat. III. 64. NRL, mars 1686, art. VII. 65. NRL, août 1686, cat. VI (OD I, p. 631b).

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Journalisme et philosophie de la lecture également quelques Hollandais (J. Gronovius, A. Heidanus, F. Spanheim, A. Van Dale, A. Paets), Genevois (A. Morus, D. Le Clerc, F. Turrettini), Anglais (G. Burnet, H. Dodwell, J. Goodman, J. Lightfoot, T. Smith, J. Spencer, J. Tillotson) et Allemands (W. Fabricius, J. Feller, J. H. Heidegger, J. Hildebrandt, W. Momma, J. A Osiander, J.Preussius, D. S. Scultet), deux Polonais antitrinitaires (A. Wiszowaty, S. Lubienski). Mais les pasteurs français et auteurs du Refuge huguenot, particulièrement hollandais, sont de loin les plus nombreux : J. Abbadie, P. Allix, C. Ancillon, N. Aubert de Versé, T. Barin, J. Basnage, H. Basnage de Beauval, E. Benoist, C. Brousson, J. Claude, J. Gaillard, F. Gaultier de Saint-Blancard, P. Jurieu, M. de Larroque, Ch. Le Cène, J. Le Clerc, E. Le Moyne, J. Lenfant, E. Merlat, C. Pajon, P. Poiret, Ph. Riboudeau, J. Rou, I. Sarrau, J. Spon, A. Vignes, P. de Villemandy, P. Yvon… La très forte représentation de ces auteurs d’inégale importance manifeste le souci permanent qu’a Bayle de faire connaître au public français une production que les journaux du royaume de France refusent de considérer. Bayle recense essentiellement des ouvrages écrits en français (144, soit 56 %) ou en latin (105, soit 41 %). Il lui arrive occasionnellement de présenter des ouvrages en anglais (3) – qu’il ne comprend pas, mais qu’il se fait traduire ou résumer –, en italien (3) – qu’il lit grâce à ses connaissances de latiniste –, exceptionnellement en néerlandais (1) : l’ouvrage est alors signalé, mais il ne fait l’objet d’aucune présentation. À cet égard, le journaliste est attentif à ne pas creuser un fossé entre ses lecteurs les moins instruits et lui en recourant au latin. Aussi traduit-il les passages et les titres latins qu’il cite66. La seule exception à cette règle que Bayle justifie par une question de bienséance – il s’agit de ne pas choquer les lecteurs « qui n’ont pas l’oreille accoûtumée aux choses dures et sales » – concerne des questions d’anatomie féminine traitées par A. Van Leeuwenhoeck67. Il lui arrive certes d’insérer des mémoires écrits en latin, dont certains concernent des questions religieuses68. Mais il s’agit là d’un effort pour sauver de l’oubli certaines « pièces fugitives » ou « feuilles volantes ». Son travail de diffuseur du savoir s’apparente davantage à l’effort de vulgarisation accompli par Du Pin qui, dans sa Nouvelles Bibliotheque des Auteurs Ecclesiastiques, met la théologie à la portée des femmes et des hommes du monde… « et c’est ce qui déplaît à plusieurs personnes du métier, qui seroient bien-aises, qu’une science qui leur a coûté tant de fatigues, ne fût pas venduë chez Pralard à si juste prix. »69 L’étude bibliographique montre combien le thème religieux est important, primordial même, dans ces Nouvelles de la République des Lettres qu’il marque fortement. C’est par le compte rendu de livres religieux que le journaliste exprime des aspects fondamentaux de son identité intellectuelle et confessionnelle : sa solidarité avec les protestants de France et du Refuge, ses options théologiques strictement calvinistes et cependant ouvertes au dialogue, sa réflexion sur la déontologie historique, un anticatholicisme qui ne vise jamais les hommes mais s’attaque au « papisme » comme système ecclésiologique (papes, magistère, conciles) et dogmatique (transsubstantiation).

66. Voir OD I, p. 336b, 366b. 67. NRL, septembre 1684, art. I ; octobre 1684, art VI, ii. 68. Thèse sur l’origine des carmes (NRL, juillet 1684, art. I) ; bref du pape Innocent XI contre le père Alexandre (octobre 1684, art. VII) ; « Si les Juifs adoraient la tête d’un âne » (août 1685, art. II). 69. NRL, juin 1686, art. IV (OD I, p. 575). André Pralard, qui publie cet ouvrage, est le libraire parisien des auteurs jansénistes.

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La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres Le combat de Bayle pour abattre les frontières entre les citoyens de la République des Lettres donne à son style, en dépit de quelques orages polémiques, un ton d’aménité et de modération susceptible de recueillir les suffrages d’un large public. Son refus des cloisons se traduit également par la souplesse d’une écriture qui, déclinant avec une grande liberté toutes les possibilités que donne la rédaction d’un « extrait », vise à instaurer un dialogue avec les auteurs et le public.

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Chapitre vi

DIFFUSION ET DISCUSSION DU CARTÉSIANISME : L’EXEMPLE DES Nouvelles de la République des Lettres Alors qu’il s’apprête à quitter Sedan dont l’académie de théologie va être fermée – il s’installera à Rotterdam fin octobre 1681 –, Bayle explique à son frère sa disposition d’esprit à l’égard de la pensée de Descartes et de ses épigones. Je regarde, écrit-il, le cartésianisme simplement comme une hypothese ingenieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels, mais du reste, j’en suis si peu enteté que je ne risquerois pas la moindre chose pour soutenir que la nature se reigle et se gouverne selon ces principes là ; plus j’etudie la philosophie, plus j’y trouve d’incertitude : la difference entre les sectes ne va qu’à quelque probabilité de plus ou de moins […] je suis un philosophe sans entetement et qui regarde Aristote, Epicure, Des-Cartes comme des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte selon que l’on veut chercher plutot un tel qu’un tel amusement de l’esprit.

Ce propos illustre bien l’attitude de nombreux penseurs du xviie siècle qui ne ressentent pas l’incompatiblité entre la philosophie classique héritée d’Aristote et les principes des novatores ; ou, s’ils la perçoivent, ils ne la comprennent pas comme on s’est habitué à la faire en histoire de la philosophie. À maints égards, le propre Cours de philosophie de Bayle expose avec un certain recul les différents systèmes des anciens et des nouveaux philosophes. Comme E. Labrousse l’a montré, ce détachement affirmé – qui rompt avec l’engouement antérieur, provoqué par la découverte des principes cartésiens – pourrait bien avoir quelque rapport avec la volonté qu’a Bayle de ne pas se laisser enfermer sous l’étiquette de cartésien. Enfin, on peut être tenté d’y lire l’expression d’une décision de relativisme critique : en revendiquant la liberté d’adopter ou de délaisser telle ou telle « conjecture », Bayle propose de considérer les systèmes philosophiques comme découlant de ce qu’on appelle aujourd’hui des axiomatiques. Leur pertinence n’est pas absolue, elle dépend de leur opérativité, de leur capacité à répondre de façon cohérente aux problèmes qu’ils ont posés. Cependant, Bayle a incontestablement été marqué par Descartes. Il le cite souvent et connaît l’œuvre de ses disciples Regis, Cordemoy, Rohault. Beaucoup de ses remarques et certaines options de plan de son Cours, notamment dans la section

. Pierre Bayle à Jacob Bayle, 29 mai 1681 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, Oxford 2004, p. 244. . Les Nouvelles de la République des Lettres rendent comptent de plusieurs manuels de philosophie dont les auteurs s’attachent à faire la synthèse de systèmes qui paraissent aujourd’hui incompatibles. . Cours, in OD IV, p. 201-520 ; voir W. E. Rex, Essays on Pierre Bayle and religious controversy, La Haye 1965 (notamment II : 3, sur l’eucharistie) ; J.-M. Gros, « Un cours de philosophie vers 1680 », Cahiers philosophiques 41 (1989), p. 75-99 ; J.-P. Pittion, « Notre maître à tous : Aristote et la pensée réformée française au xviie siècle », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 429-443. . E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., chap. ii : « La transposition de la méthode cartésienne en histoire ».

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Journalisme et philosophie de la lecture consacrée à la physique, laissent à penser qu’il a assidûment fréquenté les Principes de philosophie. Comme nombre de ses contemporains, il a perçu l’intérêt que présentait la physique cartésienne et, plus que quiconque, a compris combien la méthode et le doute pouvaient contribuer, sinon à établir la vérité, du moins à débusquer l’erreur. En outre, sous l’influence de Malebranche, l’interrogation s’est élargie au point d’embrasser la délicate question de la « philosophie chrétienne ». Depuis les Objections aux Cogitationes rationales de Poiret – où celui-ci cherchait à appliquer l’idéal cartésien de l’évidence à la théologie – jusqu’aux polémiques de la fin de sa vie contre les « rationaux » Le Clerc, Jaquelot, Bernard, et contre Jurieu, le problème du rapport entre foi et raison n’a cessé de préoccuper Bayle. Le « fidéisme » qu’il affiche tout au long de son œuvre – qu’il soit sincère, prudent ou ironique – atteste à tout le moins que l’ordre du croire est irréductible à celui du savoir. Il n’est pas question de reprendre à nouveaux frais la question du cartésianisme de Bayle. Comme l’ont montré, chacune à sa façon, les synthèses d’E. Labrousse et de G. Mori, cette question renvoie à l’interprétation de toute l’œuvre du philosophe parce qu’elle touche à deux problématiques essentielles chez lui, celle du rapport entre scepticisme et certitude, et celle du rapport entre rationalisme et fidéisme. On considérera les Nouvelles de la République des Lettres en vue d’enrichir indirectement les débats autour de l’interprétation de Bayle à partir de considérations qui, pour paraître secondaires, n’en sont pas moins éclairantes pour saisir la genèse de sa pensée. Porter attention au jeune Bayle et à sa production comme journaliste, c’est mettre l’accent moins sur la pensée de Descartes elle-même que sur sa version simplifiée, celle qu’un auteur est en train d’élaborer et qu’il peut en proposer dans le cadre non spécialisé d’un périodique. Le cartésianisme apparaît alors moins comme système que comme une opinion ou une tendance qui fait débat. Ce n’est pas celui que proposent les auteurs qui se réclament de Descartes, mais ce qu’en comprennent et diffusent les « médiateurs culturels » tels que Bayle, et que des lecteurs non philosophes peuvent recevoir. L’intérêt du journal est qu’il renvoie non à une pensée pure et aux idées les plus affinées, mais à une version vulgarisée de cette pensée. Autrement dit, il sera question non d’une abstraction, d’une histoire idéaliste des idées, mais de débats culturels où les mentalités, les représentations, les forces sociales et les intérêts idéologiques qui traversent le champ du discours interviennent fortement. En second lieu, cette approche fait émerger la figure d’un Bayle volontiers spectateur, ou metteur en scène du débat, peu soucieux d’en devenir acteur. Il se tient en lisière, observe et analyse. Il présente, à la manière d’un enseignant, les avantages et les inconvénients d’une hypothèse – comme il le fait dans son Cours. S’il n’hésite pas à prendre position – on connaît par exemple son hostilité à la théorie des animauxmachines ou sa longue réponse en faveur de Malebranche dans le débat sur le plaisir

. Les Objections datent de 1679. Voir G. Mori, Tra Descartes e Bayle. Poiret e la teodicea, Bologna 1990, p. 111-153. . Voir G. Mori, Bayle philosophe, Paris 1999, notamment p. 74 sqq. . Voir aussi A. McKenna, « Rationalisme moral et fidéisme », et G. Mori, « Interpréter la philosophie de Bayle », dans Pierre Bayle, citoyen du monde. De l’enfant du Carla à l’auteur du Dictionnaire, H. Bost – Ph. de Robert éd., Paris 1999, resp. p. 257-274 et 303-324 ; A. McKenna, « L’Eclaircissement sur les pyrrhoniens, 1702 », dans Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières, op. cit., p. 297-320. . Voir la recension de J. Darmanson, La bête transformée en machine dans les NRL, mars 1684, art. II : OD I, p. 7-10. Sur ce thème qui sera repris dans l’article « Rorarius » du Dictionnaire historique et

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Diffusion et discussion du cartésianisme des sens –, dans bien des aspects du rude débat qui oppose l’oratorien à Arnauld, Bayle se plaît à arbitrer et à débusquer chez l’un et l’autre auteur les faiblesses de raisonnement, ou son originalité. Enfin, le choix de ce corpus permet d’évaluer l’impact du cartésianisme en dehors du champ spécifique de la philosophie : dans le domaine de l’histoire et du savoir historique, avec une attention particulière aux conséquences religieuses de cette application. C’est ainsi qu’apparaissent l’incompatibilité entre un système physique où la substance est soit pensante, soit étendue, et le dogme de la transsubstantiation, ou encore la difficulté – voire le danger – que peut entraîner la décision d’examiner les affirmations de foi avant de les reconnaître pour vraies. J.‑P. Jossua a montré que, chez Bayle, le doute jouait sur les deux registres de la méthode et du scepticisme10. En le situant ici sous la seule enseigne de Descartes – non de Pyrrhon –, on limite la difficulté et on se donne les moyens d’obtenir des réponses plus précises. L’opposition entre rationalisme et fidéisme continue de courir, en filigrane, mais elle n’est pas centrale. On observera quelques effets du cartésianisme d’abord sur des questions d’histoire et de géographie considérées au prisme de la religion – il s’agira en effet de l’histoire des origines telle que la Bible la raconte –, puis, dans le champ théologique, sur des contentieux doctrinaux. I. Histoire sainte et géographie sacrée Sur le plan historique et en relation avec le substrat théologique, les Nouvelles de la République des Lettres proposent trois comptes rendus d’ouvrages qui, s’appuyant sur le récit de la Genèse, permettent à Bayle d’aborder la question de l’histoire et du mythe : la création du monde, la faute et le peuplement de la terre sont tout aussi passibles d’interrogations métaphysiques ou théologiques sur la volonté et la providence divines que de réflexions anthropologiques sur la conception du monde ou la liberté humaine. À l’articulation de ces champs de recherche, on se souvient que le cartésianisme occasionaliste de Malebranche répond à la double exigence de ne pas évacuer Dieu de l’ordre des causalités et de déployer une réflexion scientifique que son intervention ne viendra pas parasiter. Rendant compte d’une réédition du Traité de la nature et de la grâce, Bayle rappelle que, pour l’oratorien, il y a nécessité « que Dieu ait établi des loix générales dans la nature & dans la grâce, parce que l’action de Dieu, devant porter le caractere de ses attributs, doit être digne d’une cause infiniment sage : or elle ne le seroit point si Dieu agissoit par des volontez particulieres ; & elle l’est si Dieu agit par une volonté générale qui ne se prescrive qu’un petit nombre de loix simples & uniformes, & néanmoins très-capables de produire cette infinie

critique, W. van Bunge, « Pierre Bayle et l’animal-machine », dans Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières, ibid., p. 375-388. . « Réponse de l’auteur des Nouvelles de la République des Lettres à l’Avis qui lui a été donné sur ce qu’il avoit dit en faveur du P. Malebranche touchant le plaisir des sens, &c. » : OD I, p. 444-461. Voir A. McKenna, « Pascal et Épicure. L’intervention de Pierre Bayle dans la controverse entre Antoine Arnauld et le père Malebranche », Dix-septième siècle 137 (1982), p. 420-428. 10. Voir J.-P. Jossua, « Doute sceptique et doute méthodique chez Pierre Bayle », Revue des sciences philosophiques et théologiques 61 (1977), p. 221-242, 381-398.

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Journalisme et philosophie de la lecture variété d’effets & d’évenemens que nous admirons dans le monde. »11 Quoique par un cheminement inverse – le Dieu de Calvin décide au contraire de tout ce qui arrive dans ses moindres détails –, ce souci malebranchien de la gloire de Dieu rejoint la sensibilité du philosophe protestant. L’idée selon laquelle Dieu maintient son œuvre – la création continuée – lui semble équilibrée parce qu’elle n’invoque pas de fréquents miracles pour rendre compte des phénomènes inexplicables. C’est tout l’avantage de la « nouvelle philosophie » que d’éviter les explications transcendantes. Bayle le relève clairement à propos du De specificorum remediorum cum corpusculari philosophia concordia de Robert Boyle : Depuis qu’on a fait goûter au monde les principes méchaniques de philosophie, on a inspiré beaucoup de mépris aux personnes de bon sens pour la méthode de nos ancêtres, qui à proprement parler ne faisoient que dire au public en termes mysterieux & magnifiques ce que la plus simple femme savoit déja, qu’il n’y a point de phénomene dans la nature, quelque étrange qu’il puisse être, dont il n’y ait une cause. Les nouveaux philosophes, étant venus là-dessus avec des corpuscules, de grosseur, de figure, d’agitation & de situation differentes, ont répandu beaucoup de lumieres dans l’esprit : il ne faut donc pas s’étonner si on a preféré leur méthode à celle des scholastiques & si on a mieux aimé expliquer les operations de la nature par des causes dont chacun trouve les idées dans sa maison & toutes les machines, petites ou grandes, que de recourir aux notions confuses de qualitez & de facultez, de chaleur & de secheresse12.

Comme philosophe, Bayle est attiré par une méthode en quête des seules relations de causalité. Il fait sienne la maxime cartésienne selon laquelle « il ne faut point examiner pour quelle fin Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel moyen il a voulu qu’elle fust produite »13. Dans ce choix méthodologique se joue l’émancipation par rapport à une explication religieuse du monde, mais aussi la condition de possibilité du combat contre la superstition – on pense bien sûr à l’effort déployé dans les Pensées diverses pour démontrer que les comètes n’ont rien de phénomènes miraculeux. On comprend que ce soit avec un intérêt teinté d’amusement et sur un ton où la courtoisie le dispute à l’humour que Bayle rende compte de l’ouvrage où un pasteur protestant a entrepris de concilier le récit biblique de la création et les théories cosmologiques de Descartes14. Dans Le Monde naissant ou la création du monde, Théodore Barin, qui suppose avec les théologiens orthodoxes que Dieu a créé la matière et qu’il lui a donné diverse formes, entreprend d’en comprendre l’origine en relisant la Genèse. Bayle doute que pareille tentative syncrétiste ait quelque chance de réussir : Ce seroit bien assez pour notre juste satisfaction, si nous pouvions découvrir l’artifice & les loix du mouvement qui ont converti cette masse informe de matiere qu’on nomme chaos en un monde si bien assorti de toutes les pieces necessaires. Il faut avoüer que la narration de Moïse, quelque parfaite qu’elle soit par rapport au degré de connoissance que Dieu nous a voulu donner, n’est pas exacte par rapport à la méthode que nos maîtres prescrivent à tout bon historien. […] Il est d’ailleurs si court qu’il lui a falu moins de papier, pour décrire la construction de tout l’univers, que nos faiseurs de relations n’en

11. NRL, mai 1684, art. IV : OD I , p. 49-51. 12. NRL, octobre 1686, art. VI : OD I, p. 665. 13. Descartes, Les Principes de la philosophie, I, 28 (Œuvres de Descartes, éd. par Ch. Adam et P. Tannery, t.  XI, Paris 1904, II, p. 37). 14. NRL, décembre 1685, art. II : OD I, p. 428-429.

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Diffusion et discussion du cartésianisme mettent à la description du moindre palais. On a plûtôt lû dans Moïse l’histoire de la création du monde que dans Clelie la description d’un vestibule de financier.

Cette remarque fait clairement apparaître une double opposition : d’une part, Bayle est convaincu que le propos de Moïse, traditionnellement considéré comme l’auteur de la Genèse, n’a rien à voir avec les attentes scientifiques contemporaines. Il est vain de lui adresser des questions relatives à l’origine physique des planètes, à la lumière, etc. Moïse « n’a pas eu pour but d’écrire pour satisfaire la curiosité d’un physicien ; quel mal y a-t-il donc que ces messieurs ne trouvent pas dans ses livres tout ce qu’ils voudroient ? » Comme on le verra par la suite, Dieu qui dicte sa révélation dans la Bible n’a pas souhaité y transmettre des connaissances aux hommes, mais leur inculquer des principes de religion. La polysémie et le silence des textes scripturaires sont les indices de cette volonté. Mais d’autre part, l’histoire de la création du monde, si elle n’est pas historique au sens scientifique15, n’est pas non plus romanesque. Autant sa brevitas frustre le savant, autant, comparée aux longues digressions littéraires, elle est un indice de rigueur16. À cet égard, elle est un gage d’exactitude, tant il est vrai que l’incapacité humaine à bien faire la part de la fiction et des faits est un facteur d’erreur. On sait en effet que, depuis la Critique générale en 1681, Bayle déplore et combat cette confusion. Pourtant, les cartésiens considèrent l’auteur de la Genèse comme un allié et une autorité sur laquelle ils peuvent adosser leur système, explique Bayle qui mentionne deux ouvrages rédigés en ce sens17. Quant à lui, Barin n’est pas un sectateur rigoureux. Il cherche plutôt un compromis entre la Genèse et Descartes : Il n’est pas au reste tellement cartésien qu’il ne croie le monde fini et enfermé sous la superficie concave du ciel empyrée, auquel il donne autant de dureté qu’il lui en faut pour résister aux corps enfermez, qui tendent toujours à s’écarter du centre du mouvement, selon les loix méchaniques. Il a bien fait de résoudre cette objection, qui est assûrément forte contre ceux qui ne croient pas que le monde soit infini, car on ne conçoit pas que, sans un miracle continuel, une matiere en mouvement demeure parmi d’autres corps qui lui font obstacle, pendant qu’elle pourroit s’envoler si facilement dans les espaces imaginaires, où rien ne lui résisteroit. Mais en supposant que la derniere partie du monde est fort solide, on satisfait à cette difficulté, pourvû que d’ailleurs on puisse prouver physiquement qu’une matiere que rien ne presse par dessus peut avoir assez de solidité pour résister à une masse énorme d’autre matiere, qui la presse vivement par dessous.

La théorie des tourbillons et des trois éléments de matière permet à Barin de résoudre la classique question de savoir comment la lumière fut créée dès le premier jour tandis que les astres ne le furent qu’au quatrième. Bayle, qui connaît bien la cosmologie cartésienne – elle constitue une partie de l’enseignement qu’il dispense à

15. Dans le lexique du xviie siècle, la science est une histoire naturelle (cf. le sens du mot historien dans la citation). 16. Rappelons que la Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry est une œuvre en dix tomes. 17. Johannes Amerpoel, Cartesius Mosaisans, Leovardiæ [Leeuwarden], pro hæredibus Thomæ Luyrtsma, 1669 ; Claude Mallemans de Messange, L’Ouvrage de la création. Traité physique du monde, à Paris chez la Veuve C. Thiboust & P. Esclassans, 1679.

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Journalisme et philosophie de la lecture l’École illustre de Rotterdam18 –, se délecte d’en présenter l’adaptation « biblique ». Barin, rapporte-t-il avec précision, suppose que Dieu, ayant réduit la matiere aux trois élemens de M. Descartes, assembla un globe de matiere subtile au lieu où devoit être la Terre ; que ce globe, se mouvant sur son centre, détermina la matiere qui le touchoit à suivre le même mouvement; qu’il se forma plusieurs tas de parties héterogenes, qui furent poussées & par dedans & par dehors vers la superficie du globe, où elle formerent diverses croutes, dont les deux dernieres furent l’eau & l’air ; que, pendant que ce petit tourbillon de la Terre se formoit, il s’en forma un autre beaucoup plus grand, qui enferma la Terre dans son enceinte ; & que les parties de ce grand tourbillon devinrent une veritable lumiere, par l’effort continuel qu’elles faisoient de s’éloigner du centre le plus possible. Or, comme la moitié du tourbillon de la Terre étoit incessamment pressé par l’effort des parties du grand tourbillon, il s’ensuit qu’elle en étoit illuminée, pendant que l’autre moitié ne l’étoit pas. Mais la Terre & ses enveloppes se mouvant circulairement, il faloit de toute nécessité que la superficie de ce petit tourbillon fût illuminée successivement, de sorte que, si l’on suppose que ce tourbillon emploïoit 24 heures à faire un tour, on n’aura point de peine à comprendre qu’il fut jour & qu’il fut nuit pour la Terre successivement, dans cet intervalle de 24 heures. Si l’on ajoûte qu’au 4e jour Dieu assembla au centre du grand tourbillon une prodigieuse quantité de matiere très-subtile, qui par son mouvement circulaire augmenta l’effort que toutes les parties faisoient déja pour s’éloigner du centre, on comprendra aisément que le Soleil fut formé le 4e jour & qu’il devint le principe d’une lumiere beaucoup plus vive que celle qui avoit existé les jours précedens.

On peut soupçonner Bayle d’exposer cette théorie qui relaie et amplifie le roman des tourbillons par pur désir de complaire au lecteur. Lui-même n’est guère convaincu : on l’a dit, une telle entreprise n’a guère de pertinence en raison de l’irréductible distinction entre le propos de l’écrivain religieux et celui du philosophe. D’ailleurs, bien vite certaines difficultés apparaissent, qui montrent que le texte biblique n’a pas été écrit dans la perspective descriptive qui caractérise l’approche scientifique : L’auteur a oublié de nous expliquer une objection qui n’est pas petite : c’est qu’il ne semble pas que le Soleil ait dû donner de nouvelles forces à la lumiere ; car s’il avoit pû lui en donner, il auroit eu plus de force qu’elle pour s’écarter du centre ; mais s’il avoit eu plus de force pour s’écarter du centre, il s’en seroit écarté effectivement, & il y auroit repoussé les corps voisins, tant s’en faut qu’il les eût chassez vers la circonference du tourbillon. L’auteur croit que cette circonference est l’étenduë qui separa les eaux d’avec les eaux, & cela même confirmeroit ce que j’ay dit, que Moyse a donné un même nom à des choses très-différentes ; car selon cette hypothese il auroit appellé eau non seulement ce qui compose la mer, mais aussi cette liqueur subtile que les cartésiens nomment second élement.

Bayle sous-entendrait-il que Moïse n’aurait pas de l’eau une idée « claire et distincte » ? C’est peu probable. Il cherche en revanche à montrer que le but de Moïse n’était pas de forger des notions scientifiques. En outre, l’histoire a creusé un écart entre le récit biblique et ses lecteurs, fragilisant toute hypothèse syncrétique qui prétendrait s’appuyer sur des correspondances ou des rapprochements de signifiants.

18. Voir en particulier la troisième section, « Des cieux », de la physique particulière : OD IV, p. 392-426 (et pour Descartes, Principes, III, p. 48 sqq.).

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Diffusion et discussion du cartésianisme Au début de l’article, le journaliste avertissait déjà : « Peut-être aussi que nous ne donnons pas à ses termes les mêmes idées qu’il [Moïse] leur donnoit, & qu’ainsi c’est notre faute si nous trouvons qu’il a donné le même nom à diverses choses. » Bien qu’il n’en soit pas spécialiste, Bayle a conscience de l’importance de la critique biblique que défendent ses contemporains Richard Simon ou Jean Le Clerc. Il s’inscrit en faux contre une lecture littéraliste, peu attentive à la spécificité des genres bibliques et aux époques auxquelles les livres de l’Écriture ont été rédigés. Mais les théories cosmologiques l’intéressent moins que l’histoire humaine, et Bayle aurait souhaité que Barin continuât avec l’histoire de la tentation. La véritable énigme philosophique n’est-elle pas celle de l’origine du mal19 ? Le vrai enjeu de la méthode n’est-il pas la lutte contre l’erreur et ses causes ? Bayle utilise l’approche cartésienne des phénomènes, mais il la déplace, l’adapte et l’applique à ses centres d’intérêt : « au sein même du cartésianisme », notait E. Labrousse, il dédouble « le premier terme de la distinction entre pratique et spéculation […] : à la contemplation de la vérité de raison s’ajoute alors le spectacle infiniment bariolé de la vérité de fait, qui porte sur l’homme concret. »20 La chute, c’est l’explication de l’erreur historique. Les spéculations et fictions de certains théologiens juifs ou chrétiens n’ont fait qu’en amplifier la gravité. Dans sa recension du Serpens iste antiquus seductor d’André Rivin21, Bayle oppose à nouveau le récit biblique aux exigences philosophiques d’une part, à l’imagination romanesque d’autre part : Rivin a entrepris d’étudier la fortune littéraire et religieuse du serpent tentateur. Bien qu’il n’ait peut-être rien oublié de tout ce que les juifs & les chretiens ont dit sur l’histoire de la tentation, cependant on ne trouve rien dans son livre qui soit capable de contenter un philosophe. Il ne s’en faut pas étonner, car de la maniere que Moïse raconte ce funeste évenement, il paroît bien que son intention n’a pas été que nous sçûssions comment l’affaire s’étoit passée, & cela seul doit persuader à toute personne raisonnable que la plume de Moïse a été sous la direction particuliere du S. Esprit.

Il faut souligner la prudence du propos de Bayle. Sa révérence au statut particulier du texte scripturaire lui permet de se prémunir – peut-être avec une pointe d’ironie – contre l’accusation qu’on pourrait lui faire de discréditer la vérité contenue dans la révélation. Cette précaution prise, il est libre de tenir en philosophe des propos qu’un théologien pourrait démentir. Il laisse clairement entendre que le texte biblique ne peut être pris au pied de la lettre, comme un récit historique de ce qui s’est réellement passé. Moïse n’a pas parlé selon les vues de l’historien moderne, et il faut comprendre son récit comme une allégorie. Le mal provient d’un contresens : les commentateurs de l’allégorie lui donnent une explication littérale puérile. Moïse « a coupé trop court le fil de sa narration, Dieu ne voulant pas que nous en sçûssions davantage. » Mais les hommes ne peuvent s’empêcher de broder sur les silences du texte : « Quelque laconique que l’historien [Moïse] ait été, cela n’a point nui à la réputation de nos premiers peres par rapport à la grande science ; les eloges que leurs descendants leur ont donnez de ce côté-là rempliroient un gros volume. » Si la Bible n’obéit pas aux

19. C’est cette histoire des origines-là qui retient de plus en plus son attention : voir R. Whelan, « Pierre Bayle, critique et créateur du mythe des origines », dans Primitivisme et mythes des origines dans la France des Lumières, 1680-1820, Paris 1989, p. 119-128. 20. E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 52. 21. NRL juillet 1686, art. II : OD I, p. 592-594.

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Journalisme et philosophie de la lecture lois du savoir historique par ce qu’elle choisit d’exposer et de taire, du moins choisitelle d’en dire peu, ce qui devrait conjurer les risques d’erreur. Mais ne raconte-t-elle pas précisément là comment le mensonge est né ? Dans le Dictionnaire, Bayle saura tirer la leçon de ce paradigme biblique : Ève, constate-t-il, ne fut même pas capable de redire exactement au serpent ce qu’elle avait entendu de Dieu, & l’on peut dire que c’étoit un mauvais presage pour la mémoire de l’homme. C’étoit apparemment la prémiere fois qu’on redisoit à un autre ce qu’on avoit ouï dire : on y fit bien des changemens ; & l’on étoit encore dans le bienheureux état d’innocence. Se faut-il étonner que tous les jours l’homme pécheur fasse des récits infideles, & qu’un fait ne puisse passer de bouche en bouche pendant quelques heures sans être défiguré22 ?

Ces exemples montrent comment Bayle applique ici la méthode cartésienne : il en retient surtout la première règle et transpose l’analyse des causes de l’erreur liées à l’enfance de l’individu à l’enfance de l’espèce humaine, justifiant de la sorte son intérêt pour l’histoire23. Il ne recherche pas la vérité métaphysique de Descartes, mais lui reste fidèle quant à cette origine de l’erreur24. Une fort longue recension consacrée à l’Atlantica du Suédois Olav Rudbecks25 donne à Bayle l’occasion d’évoquer le peuplement de la terre après l’épisode de Babel. Panachant les arguments bibliques et les références mythologiques d’un côté, les considérations géographiques et climatiques de l’autre, il rend compte de l’ouvrage de telle sorte que l’explication démographique traditionnelle par la dispersion des peuples paraît bien fragile. Non sans allusion à sa propre frilosité, il s’étonne que des terres au climat hostile et si éloignées aient été peuplées : Il est à la verité fort surprenant que de petits pelotons d’hommes & de femmes ayent osé s’engager à des voïages de deux mille lieuës, sans aucune connoissance des chemins & des païs, dans un temps où la surface de la terre ne pouvoit être qu’affreuse, toute couverte de forêts ou de bro[u]ssailles ou d’eaux croupissantes. Mais il faut nécessairement reconnoître quelque chose de divin dans tout ceci, je veux dire qu’il faut supposer que Dieu a poussé les hommes dans une entreprise si rude par des instincts très particuliers.

La raison semble s’incliner devant la révélation : Bayle se montre ici aussi prudent que Rudbecks est audacieux. Car le Suédois ne se contente pas d’invoquer le récit biblique et ses commentateurs juifs ou chrétiens. Son chauvinisme le conduit à revendiquer l’antiquité de sa nation, la localisation de l’Atlantide aux environs d’Upsal, des Îles fortunées – ou, de manière plus attendue, de l’île de Thulé – en Scandinavie. À l’en croire, les Suédois auraient conquis le monde habité, influencé la mythologie et le panthéon grecs, apporté l’écriture grâce aux runes… Et Bayle de conclure, pince-sans-rire : « Si cet auteur, qui est médecin, est capable de ce que nous avons vû, que ne feroit-il pas s’il travailloit à des livres de médecine ? » Le journaliste s’arrête longuement sur cet ouvrage parce qu’il est convaincu du plaisir que son public prendra à lire ces sympathiques extravagances. Mais un autre motif peut l’y avoir incité : Rudbecks n’incarne-t-il pas jusqu’à la caricature cette préoccupation si humaine de tout ramener à soi et aux siens ? Ne fournit-il pas un vivant exemple

22. DHC, « Eve », rem. A. 23. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 57. 24. Descartes, Principes, I, 1, 29, 71 notamment. 25. NRL, janvier 1685, art. VIII, et février 1685, art. I : OD I, p. 205-209 et 217-220.

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Diffusion et discussion du cartésianisme d’erreur historique en train de se commettre ? Bayle a retenu la leçon de Descartes sur les causes de l’erreur inscrites dès l’enfance. En l’appliquant au discours historique, il la radicalise. Dans le Dictionnaire, il fera a contrario de Melchisédek la figure de l’historien idéal, capable de lire les faits sans préoccupation ni préjugé ; or Melchisédek est, dans la Bible, un personnage sans généalogie ni enfance26… Compte tenu de cette attitude, il n’est guère étonnant que Bayle ait consacré le premier article des Nouvelles au De Oraculis Ethnicorum d’Anton Van Dale27. Le début de son compte rendu mérite d’être cité, qui apparaît comme programmatique tant la question de la vérité de la religion s’y trouve mêlée aux exigences de la vérité historique : Il y a peu d’opinions aussi universellement répanduës, tant parmi les sçavans que parmi les ignorans, que celle que l’on attaque dans cet ouvrage, puisqu’on se propose d’y montrer que les oracles du paganisme n’ont point fini au temps de la naissance de notre Seigneur, & qu’ils n’étoient que des fourberies humaines, dont les démons ne se mêloient pas. L’entreprise est assûrément des plus hardies : c’est attaquer presque seul & tout à la fois non seulement les anciens payens qui attribuoient les oracles à leurs faux dieux, mais aussi les chretiens de tous les siecles qui les ont attribuez aux démons. C’est attaquer un parti soûtenu du préjugé favorable de la longue possession, & d’un autre préjugé encore bien plus à craindre, sçavoir que l’opinion commune touchant les oracles fortifie les preuves du christianisme.

En 1682, Bayle s’était clairement prononcé, dans les Pensées diverses, contre des critères de vérité aussi discutables que la persuasion générale des peuples ou l’antiquité d’une opinion28. Son compte rendu du De Oraculis lui offre l’occasion d’y revenir : Il n’y a point de prescription contre la verité : les erreurs, pour être vieilles, n’en sont pas meilleures ; & il seroit indigne du nom chretien d’appuyer la plus sainte & la plus auguste de toutes les veritez sur une tradition erronée. Non seulement cela seroit indigne du nom chretien, mais aussi d’une dangereuse consequence, surtout dans un siecle philosophe comme celui où nous vivons, parce qu’un esprit qui demande des preuves solides & qui verroit qu’on lui en donne de fausses & qu’on les soûtiendroit jusques au bout se formeroit une idée desavantageuse de la crédulité & de la préoccupation des chretiens.

Assurément Bayle a trouvé chez Descartes une philosophie dont l’éthique souligne l’exigence d’honnêteté qui devrait prévaloir en christianisme et dont la critique des préjugés conforte la critique protestante de la tradition. Il y a également trouvé un remède méthodologique : il n’y a de savoir solidement établi que sur la base d’une mise en doute radicale des acquis antérieurs. La « transposition de la méthode cartésienne en histoire » est l’instrument du combat que livre Bayle contre la propension des historiens à se jeter dans le merveilleux et à broder en écrivant, à l’instar de Maimbourg, des histoires romanesques – à moins qu’il ne s’agisse de romans teintés d’histoire29. C’est ainsi par exemple que le nombre

26. DHC, « Usson », rem. F. « L’assimilation du chercheur à Melchisédech, à l’homme sans généalogie, c’est-à-dire sans enfance, n’illustre-t-elle pas d’une manière frappante l’exigence cartésienne ? », interroge pertinemment E. Labrousse, Pierre Bayle II, p. 66. 27. NRL, mars 1684, art. I : OD I, p. 4-7. On sait que l’Histoire des oracles de Fontenelle – également recensée par Bayle en février 1687, art. IV – est largement inspirée de l’enquête de Van Dale. 28. PDC, § 45 sqq., 100. 29. PDC, § 94 ; NRL, avril 1684, art. III : OD I, p. 27.

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Journalisme et philosophie de la lecture des martyrs chrétiens a été artificiellement grossi pour embellir l’épopée des premiers siècles du christianisme. Dans sa présentation des Dissertationes Cyprianicae d’Henry Dodwell30, Bayle établit à son propos une comparaison avec l’enquête scientifique, qui passe par cette mise en doute des vérités établies : Il est arrivé à l’auteur ce qui arriva aux astronomes quand ils se mirent à compter exactement toutes les étoiles. Ils avoient crû sans doute, ce que le vulgaire s’imagine encore aujourd’hui, que les astres que l’on voit durant une belle nuit sont innombrables, mais à peine en trouverent-ils mille vingt-deux dans le firmament après avoir bien contemplé les deux hemispheres. Voilà justement ce qui est arrivé à M. Dodwel à l’égard du nombre des anciens martyrs.

Le savoir historique exige le renoncement à la contemplation et à la fascination. Il oblige à renoncer au narcissisme individuel ou collectif, générateur de toutes sortes de « fraudes pieuses » lorsque l’on sollicite l’histoire dans une perspective apologétique. Mais une telle attitude peut-elle être appliquée aux vérités de foi ? La raison peutelle prétendre s’immiscer dans le domaine de la révélation ? Telles sont les questions auxquelles il convient à présent de s’arrêter. II. Une théologie cartésienne ? C’est au cours de ses études à l’Académie de théologie de Genève que Bayle a découvert la pensée de Descartes : aussi rigoureux soit-il dans la distinction entre philosophie et théologie, il ne lui est pas facile de délaisser le domaine des vérités doctrinales. Sous l’influence de Jean-Robert Chouet et surtout de Louis Tronchin31, il a pu mesurer combien le cartésianisme favorisait la position théologique protestante dans sa polémique avec le catholicisme et la scolastique32. D’une part, la définition de la matière comme substance étendue ruine la distinction aristotélicienne entre la substance et les accidents sur laquelle est basé le dogme de la transsubstantiation. D’autre part, on vient de le voir en histoire, la méthode cartésienne de l’examen offre une singulière analogie avec le refus protestant de l’autorité de la tradition et du magistère33. Concernant le premier de ces aspects, aux frontières de la physique et de la théologie, Bayle vient d’entrer dans l’arène en publiant un Recueil de quelques pieces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes34. Il y édite les actes d’une assemblée où les pères de l’Oratoire, en septembre 1680, renoncent à enseigner la philosophie de Descartes dans leurs collèges : cette nouvelle philosophie attirant la jeunesse, les jésuites en ont pris ombrage. Dès lors, avertit Bayle, le danger apparaît clairement que l’on donne à croire « que l’Eglise catholique & Aristote sont tellement liez qu’on ne peut renverser l’un sans ébranler l’autre ». Suit un Eclaircissement sur le livre de M. de La Ville où le gassendiste Bernier cherche à innocenter les nouveaux philosophes,

30. NRL, mai 1686, art. V : OD I, p. 556-560. 31. M. Heyd, Between Orthodoxy and the Enlightenment. Jean-Robert Chouet and the Introduction of Cartesian Science in the Academy of Geneva, La Haye 1982. 32. Cf. la lettre que Bayle écrit de Genève à son père en septembre 1671: Correspondance de Pierre Bayle, t. I : 1662-1674, Oxford 1999, p. 47. 33. E. Labrousse, « Le paradoxe de l’érudit cartésien Pierre Bayle », dans Notes sur Bayle, op. cit., p. 131. 34. OD IV, p. 109-131. Voir NRL, mars 1684, art. III : OD I, p. 10-11.

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Diffusion et discussion du cartésianisme gassendistes ou cartésiens, de ruiner le mystère de la transsubstantiation35. Bayle y joint, de sa propre plume, une Dissertation où l’on défend contre les péripatéticiens les raisons par lesquelles quelques cartésiens ont prouvé que l’essence du corps consiste dans l’étenduë. Dans l’Avis au lecteur, Bayle estime avoir établi, en publiant cet ensemble de textes, qu’en raison, le dogme eucharistique tridentin est intenable : Il est clair que le concile de Trente a décidé non seulement que le corps de Jésus-Christ est présent par tout où il y a des hosties consacrées, mais aussi que toutes parties de son corps sont pénétrées les unes avec les autres. Il est clair par le livre de M. de La Ville que cette décision est absolument incompatible avec la doctrine qui pose que l’étenduë fait toute l’essence de la matiere. Il est clair par les éclaircissemens de M. Bernier & du P. Mallebranche que la maniere dont ils expliquent la transsubstantiation n’est point celle qui est clairement contenuë dans les paroles du concile. Enfin, il est clair, par la Dissertation du professeur de Sedan, qu’il est aussi impossible que la matiere soit pénétrée, qu’il est impossible que deux choses soient égales lorsque l’une est plus grande que l’autre. Donc il est clair que le concile de Trente a décidé une fausseté quand il a parlé de la présence du corps de notre Seigneur sur les autels36.

Bayle prétend ici parler en philosophe, comme d’ailleurs il le fait dans son Cours lorsqu’il s’applique à montrer que la quantité ne peut être un accident distingué du corps37 : c’est la théorie physique de la matière sur laquelle la théologie catholique s’adosse qui est ici battue en brèche. Dans l’esprit de Bayle – qui se fait un peu plus angélique qu’il ne l’est –, il ne s’agit ni d’alimenter la controverse, ni « d’aigrir les catholiques romains contre les cartésiens de leur communion ». Parce qu’il est physiquement impossible, le dogme tridentin de la présence réelle est un obstacle à la paix de l’Église, et les catholiques devraient y renoncer : Ensuite de cet aveu, on chercheroit une autre maniere de réalité dont les calvinistes ne s’éloigneroient peut-être pas, & en cela les cartésiens pourroient être d’un grand secours à toutes les sectes du christianisme, & quand ce ne seroit que pour cela, l’Eglise romaine doit les ménager. Les expressions fortes dont Calvin s’est servi en parlant de la manducation du corps de notre Seigneur témoignent clairement qu’il n’eût point rompu avec cette Eglise si elle eût laissé le dogme de la réalité dans une notion plus générale que celle où elle l’a renfermé, prétendant que c’est une présence pénétrée et transsubstantiée, & déterminant toutes les suites de cette présence avec la derniere précision, ce qu’il ne faut jamais faire dans les choses mystêrieuses si on veut éviter les schismes38.

La ligne défendue par Bayle n’est donc pas celle d’un rationalisme qui viserait à éclaircir le mystère eucharistique. Elle oscille entre la rigueur philosophique qui démonte une argumentation incompatible avec la raison physique dont elle se réclame et la posture fidéiste qui récuse toute prétention à exposer dans les mots du savoir humain ce qui le transcende. Le second point de rencontre entre cartésianisme et théologie protestante tourne, on l’a dit, autour de la notion d’examen. Passé en Hollande, Bayle ne tarde pas à

35. Sur les débats qui animèrent le catholicisme à ce sujet, J.-R. Armogathe, Theologia cartesiana, La Haye 1971. 36. OD IV, p. 187b. 37. OD IV, p. 287 sq. 38. OD IV, p. 188a.

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Journalisme et philosophie de la lecture constater que ce point divise les protestants entre eux. Depuis quelques années, les tenants de la stricte orthodoxie calviniste y condamnent sans appel les novateurs coccéiens qu’ils amalgament aux cartésiens, précisément parce que la théologie des uns et la philosophie des autres sont fondées sur le droit ou le devoir d’examen39. En effet, la théologie de Cocceius, fondée sur la notion d’alliance plutôt que sur celle des décrets éternels, débouche sur une vision dynamique de la révélation divine : le monde n’est plus la scène passive sur laquelle s’accomplit un dessein divin conçu de toute éternité ; l’histoire réalise en quelque sorte le projet de Dieu qui s’accomplit en elle. Cette conception évolutive s’allie aisément avec la critica sacra, cette exégèse héritée de l’humanisme qui commence à percevoir que les Écritures sont elles-mêmes marquées par l’histoire : les affirmations doctrinales ne sont plus intemporelles mais situées, elles doivent être comprises en fonction du contexte dans lequel elles ont été proférées. Pour leurs adversaires, de telles nouveautés et l’examen critique qu’elles fondent ouvrent la porte au relativisme doctrinal. Ils condamnent le cartésianisme pour la même raison. Bayle est très bien informé de ce débat. Présentant le Collegium considerationum in dogmata theologica cartesianorum de J. A. Osiander40, il explique à ses lecteurs l’opposition qui s’est durcie entre partisans et adversaires de l’introduction de la philosophie cartésienne dans les écoles de théologie : Les uns la trouvent commode pour expliquer les mysteres, d’un air qui s’accorde mieux avec la raison ; les autres disent que ce sont des nouveautez dangereuses qu’il importe d’exterminer avant que les jeunes gens se soient familiarisez avec elles.

La séduction qu’exerce le cartésianisme sur la jeunesse – on a vu qu’elle avait été un paramètre important du contentieux entre jésuites et oratoriens – se retrouve à propos de la Mezalleiva de Christoph Wittich41, que Bayle considère non seulement comme un bon théologien, mais encore comme un « bon philosophe à la moderne ». Dans une lettre à Lenfant datée de la même époque, le journaliste remarque que « Mr Wittichius est fort suivi à Leyde. Il a plus d’auditeurs lui seul que tous les autres ensemble, parce qu’il est l’appui et le rempart de Coccéius et des cartésiens, dont le parti plaît plus aux jeunes gens. »42 Dix ans plus tard, si Bayle parle encore de cette « combinaison qu’on voit en Hollande entre le cocceianisme et le cartesianisme » ; il en récuse désormais la pertinence – on en dira plus loin les raisons : Ce sont deux choses qui n’ont que ceci de commun : c’est que l’une est regardée comme une méthode nouvelle d’expliquer la théologie, & l’autre comme une nouvelle philosophie. Quant au reste, les principes des cocceiens & l’esprit de leurs hypotheses sont entierement éloignez de l’esprit cartésien43.

39. Voir C. Serrurier, Pierre Bayle en Hollande. Étude historique et critique, Lausanne 1912, p. 24 sq. (sur Descartes, p. 29) ; Th. Verbeek, « From “learned ignorance” to scepticism. Descartes and calvinist orthodoxy », dans Scepticism and irreligion in the seventeenth and eighteenth centuries, R. H. Popkin – A. Vanderjagt éd., Leiden 1993, p. 31-45 ; E. van der Wall, « Orthodoxy and scepticism in the early dutch Enlightenment », ibid., p. 121-141 ; Id., « Cartesianism and Cocceianism : a natural alliance ? », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 445-455. 40. NRL, juillet 1684, cat. I : OD I, p. 98. 41. NRL, août 1685, cat. VIII : OD I, p. 360. 42. Pierre Bayle à Jacques Lenfant, 18 janvier 1685 : OD IV, p. 616. Sur la virulence des polémiques suscitées par l’introduction du cartésianisme en théologie, voir aussi DHC, « Andlo ». 43. DHC, « Dresserus (Matthieu) », rem. A.

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Diffusion et discussion du cartésianisme L’antagonisme hollandais fait symptôme d’un problème qui touche à la nature même de la théologie, à la manière qu’a cette dernière de recourir aux outils de la raison, voire de se soumettre à son arbitrage, et aux conséquences d’une telle décision. Le pasteur Isaac d’Huisseau, qui prétendait dépasser le contentieux interconfessionnel en appliquant une méthode inspirée de Descartes aux questions doctrinales, fut déposé de sa charge par son Église pour avoir milité en faveur de la « réunion du christianisme ». C’est qu’en matière de foi, chaque confession revendique l’évidence tant de ses dogmes que des erreurs de ses adversaires. Et Bayle sait qu’il y a loin entre la pétition de principe et sa mise en œuvre : « Il n’y a guere de gens qui ignorent que, pour bien examiner une question, il faut se défaire de tout intérêt de parti & mettre à l’écart tous ses préjugez. On ne cesse de représenter cette maxime à ceux qu’on veut engager à la recherche de la vérité. Rien n’est plus facile de faire cette exhortation, ni rien de plus mal aisé que de la réduire en acte. »44 D’un autre côté, plaquer sur la révélation chrétienne un schéma conçu dans un ordre purement rationnel n’a guère de pertinence. Comme on l’a vu à propos des tentatives de Barin, révélation et raison obéissent à des logiques différentes. Présentant les Réflexions philosophiques et théologiques sur le Nouveau systême de la nature et de la grâce45, Bayle emboîte le pas de son auteur pour conjurer les transpositions hâtives : Il semble que M. Arnaud n’ait pas tort de dire que l’on peut sans inconstance défaire ce que l’on a fait ; car si on ne l’a voulu que pour un temps, il faut de toute nécessité ne pas le conserver toûjours, & c’est la constance elle-même qui veut que l’on le détruise ; de sorte que, généralement parlant, on ne doit pas croire que toute cause qui ruïne son propre ouvrage manque de lumiere ou de fermeté d’esprit. J’avouë que je n’ai jamais pû goûter la raison qu’apporte M. Descartes, pour prouver que la même quantité de mouvement qui a été imprimée d’abord à la matiere subsiste toujours ; c’est, dit-il, que sans cela Dieu ne seroit pas constant. Le P. Pardies, qui n’étoit pas des plus opposez à ce philosophe, n’a pas laissé d’avouër que cette preuve faisoit rire ceux qui avoient quelque teinture de théologie.

Autant le recours du théologien à des arguments présentés comme rigoureusement rationnels mène à des aberrations – dont la transsubstantiation est l’exemple le plus achevé, autant l’application de principes rationnels au domaine de la théologie doit se faire avec circonspection. L’essai d’apologétique que livre Jacques Abbadie, dans son Traité de la vérité de la religion chrétienne46, retient l’attention de Bayle parce qu’il recherche l’équilibre entre le recours à une méthode rationnelle et le maintien des affirmations chrétiennes classiques. La première partie est traditionnelle, où l’auteur s’applique à prouver cette vérité à partir de l’évidence de l’idée de Dieu pour aboutir à la certitude que Jésus-Christ est le messie promis. Pour Abbadie, l’idée de Dieu est fondée dans la nature, dans la société et dans le cœur de l’homme, prouve la nécessité d’une religion en général. Les hommes ayant abusé de la révélation naturelle, une révélation était

44. Ce passage de la Réponse aux questions d’un provincial, III, 9 (OD III, p. 919) est inspiré par l’initiative du pasteur d’Huisseau. Voir R. Stauffer, L’affaire d’Huisseau. Une controverse protestante au sujet de la réunion des chrétiens, Paris 1969. 45. NRL, août 1685, art. II : OD I, p. 346-349. L’ouvrage mentionné du P. Ignace-Gaston Pardies est la Lettre d’un philosophe à un cartésien de ses amis, à Paris chez T. Jolly, 1672. 46. NRL, novembre 1684, art. IX : OD I, p. 172-173.

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Journalisme et philosophie de la lecture nécessaire pour la restaurer. Cette révélation surnaturelle est inscrite dans l’Ancien Testament, qui prouve et annonce la vérité de la religion chrétienne, nouvelle alliance incarnée par Jésus-Christ. C’est dans la seconde partie – partant de l’existence des chrétiens dans le monde, il entend démontrer l’existence de Dieu – qu’Abbadie recourt à une méthode d’inspiration cartésienne : Car, au lieu que dans la premiere on a établi le christianisme par des preuves empruntées de la religion naturelle et de la religion judaïque, on l’établit dans celle-ci par ses propres caracteres. Mais, afin que les incrédules n’ayent aucun lieu de se défier des preuves que l’on employe, on commence par douter de tout, et l’on ne reçoit les veritez qu’à mesure qu’elle deviennent evidentes.

Bayle rend hommage à Abbadie parce qu’il a su s’éloigner « de la méthode ordinaire des auteurs, qui est d’énerver les difficultez de leurs adversaires en les proposant mal tournées & mal poussées ». Mais la force du théologien vient principalement de ce que, dans un domaine aussi rebattu que celui de l’apologétique, il a su parler le langage de son temps : Il semble qu’après tant de livres composez sur la verité de la religion chretienne, on ne puisse plus en imaginer de nouveaux […]. Mais il est pourtant certain que les esprits se rafinent & qu’ils peuvent ou inventer des raisons, ou donner un tour nouveau à celles qui ont déja été employées ; & c’est ce nouveau tour & cette nouvelle application qui fait bien souvent toute la force d’une preuve. A peu près comme l’on dit que la force des machines ne dépend que de la maniere dont on applique le mouvement qui subsistoit déja dans la nature, & qui, selon le sentiment de M. Descartes, est toujours en pareille quantité dans l’univers.

La comparaison est éclairante : en théologie, Bayle n’imagine pas qu’il y ait à dire quoi que ce soit de nouveau. Mais une approche originale, une méthode rigoureuse et soucieuse de répondre aux exigences épistémologiques du temps peut rendre aux dogmes une pertinence que leur répétition dans des formules consacrées leur fait parfois perdre. Peut-on pour autant examiner les dogmes comme on passe la lecture d’un fait historique ou une théorie physique au crible de la critique ? Dans le contexte du débat interconfessionnel, la question revêt une importance capitale, et les partisans catholiques de la voie d’autorité ne se lassent pas d’affirmer que la voie d’examen protestante met la foi en danger. Autant Bayle voit en Descartes un allié objectif de la critique protestante lorsqu’il contribue à la mise en cause des traditions et des habitudes, autant il n’entend pas réduire la voie d’examen – c’est-à-dire la liberté qu’a le croyant de fonder l’expression de sa foi sur une adhésion personnelle aux vérités doctrinales – à un protocole purement rationnel. Dans son compte rendu des Prétendus réformez convaincus de schisme – ouvrage de Nicole contre le pasteur Claude47–, le journaliste s’attache à réfuter cette caricature de l’intuition protestante, quitte à lui administrer une petite leçon de cartésianisme. Poussant jusqu’au bout les principes de l’examen, Nicole a prétendu appliquer la méthode cartésienne à un domaine dans lequel elle n’a guère de pertinence :

47. NRL, novembre 1684, art. I : OD I, p. 159-162. Voir aussi Nouvelles Lettres critiques, 23 : OD II, p. 334 sq. ; DHC, « Nicolle », rem. C.

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Diffusion et discussion du cartésianisme Il a trop consulté ici son M. Descartes, qui luy a appris qu’on agit témérairement, lors même que l’on croit la vérité, si on la croit avant de s’en être convaincu par démonstration. On ne peut pas faire un plus grand abus de la maxime de ce philosophe que de la pousser jusqu’aux matieres de conscience ; & ce seroit même aller contre son esprit, car il vouloit que, dans les choses de pratique, on se déterminât sur la plus grande probabilité.

L’occasion est donnée à Bayle de revenir sur cette question un an et demi plus tard, lorsque Pierre Jurieu publie le Vrai systême de l’Eglise48. Le théologien de Rotterdam a entrepris de dégager la voie d’examen religieuse prônée par les protestants de l’amalgame polémique avec la méthode cartésienne. Bayle relaie l’analyse de Jurieu, qui récuse l’utilisation polémique que Nicole fait du cartésianisme en théologie. Selon Nicole, la voie d’examen suppose un principe de cartésianisme qui ruineroit de fond en comble toutes les religions si on l’appliquoit aux connoissances morales. Ce principe est qu’il ne faut croire que ce que l’on connoit très-distinctement & très clairement, & que pour être légitimement assûré que l’on est parvenu à l’évidence, il faut avoir examiné une chose par tous ses différens côtez, & connu qu’elle ne peut être autrement. L’auteur nous dit qu’une telle condition étant impossible à l’égard de presque tous les hommes, & néanmoins tous les hommes devant être fermement persuadez de leur religion, il s’ensuit que la religion n’est point sujette à ces recherches préliminaires que M. Descartes exige pour les objets purement spéculatifs.

Est-ce à dire que l’on devrait établir un credo minimal, comme Isaac d’Huisseau l’avait imaginé et comme les rationalistes sociniens ou arminiens le souhaitent ? Nullement, car ce parti pris ne fait que reculer le problème de la certitude : Les remontrans croyoient tirer de grands avantages des objections de M. Nicole parce qu’ils croyoient que, pour lui répondre, il faudroit réduire les points de foi à un petit nombre d’articles contenus très-clairement dans la Parole de Dieu ; mais l’auteur fait voir que cette réponse ne guériroit aucun mal, parce que, pour s’assûrer, selon le degré de certitude que M. Nicole demande, que Jésus-Christ est venu au monde, il faut examiner cartésiennement si l’Evangile n’est pas un livre supposé, ouïr sur cela toutes les objections des impies & peser toutes les démonstrations morales sur quoi on appuye la certitude des faits ; […] quand on ne conserveroit qu’un ou deux articles dans son Symbole, on auroit assez d’occupation, s’il faloit s’en assûrer par la methode de M. Descartes.

Jurieu considère que la foi ne relève pas d’un examen de discussion, mais d’un examen d’attention, et abandonne par conséquent à Nicole le terrain sur le premier des deux. Autant dire qu’il revendique pour la foi un espace dans lequel les vérités sont mesurées non en fonction de critères exclusivement rationnels, mais qu’on qualifierait aujourd’hui d’existentiels. Par la suite, Bayle prendra ses distances à l’égard de telles nuances49. Mais pour l’heure, encore pris dans la logique controversiste de son camp confessionnel, il ne fait guère de difficultés pour s’inscrire dans cette logique.

48. NRL, avril 1686, art. I : OD I, p. 525-529. 49. La distinction juréenne, que Bayle semble ici trouver pertinente, sera qualifiée de grotesque après que le conflit aura éclaté entre les deux hommes (voir DHC, « Nicolle », rem. C). Sur les suites du débat autour de cette question, voir [Jean Lévesque de Burigny], De l’Examen de la religion. Édition critique par S. Landucci, Paris–Oxford 1996.

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Journalisme et philosophie de la lecture Elle présente pour lui l’avantage d’utiliser la raison de façon critique dans la polémique interconfessionnelle tout en conservant à l’espace théologique son autonomie, puisque la vérité des assertions religieuses ne dépend pas des règles de la méthode. Il apparaît, au terme de ce parcours, que la « transposition de la méthode cartésienne en histoire » se traduit par une radicalisation éthique du mot d’ordre consistant à débusquer les préjugés50. Quoiqu’à certains égards Bayle en voie également l’intérêt dans le champ de la théologie, il résiste à une application d’une telle méthode à ce domaine. Tout en se montrant solidaire des cartésiens, donc allié objectif des coccéiens, sa position vis-à-vis des disputes qui déchirent les académies de théologie demeure réservée. En effet, le coccéianisme va développer une lecture théologique de l’histoire qui reprend la périodisation traditionnelle des sept âges du monde et renouer avec une lecture prophétique des événements actuels. Or, pour différentes raisons, Bayle va être amené à afficher, à partir de la Glorieuse Révolution d’Angleterre, son hostilité à l’égard des spéculations apocalyptiques de Jurieu. Plus fondamentalement, son refus de rabattre le discours théologique sur la raison amène Bayle à combattre les options des « rationaux ». Dans un texte tardif, il rappelle que l’opposition s’est durcie entre les innovateurs, qui, désireux de « forger des méthodes qui rendissent moins incompréhensibles les dogmes de la religion chrétienne », ont introduit la philosophie de Descartes dans les écoles de théologie de Hollande, et les théologiens « considerez comme la postérité légitime de Calvin, […] qui passent pour les véritables dépositaires de l’orthodoxie ». Les premiers soutinrent à l’université de Franeker une thèse blâmant « ceux qui disent que si la raison nous dictoit quelque chose d’opposé à l’Ecriture, il faudroit plutôt en croire celle-ci, comme si l’Ecriture & la raison pouvoient être opposées, ou que deux choses contraires pussent toutes deux être vraies, ou que ce qui est contraire à la raison pût être véritable ». Contre cette thèse et les positions de Bekker opposées à la magie et au pouvoir des démons, les orthodoxes défendirent le statut supérieur de la religion sur la raison. Bayle semble acquiescer à leur position51 : Il n’y auroit point de principe plus pernicieux à la religion chrétienne que de prétendre qu’il ne faut point croire ce qui surpasse la compréhension de notre esprit, ou ce qui n’est point conforme aux notions de la raison humaine. Effectivement un tel principe n’est capable que de faire considérer l’Ecriture comme un livre que l’on peut interpréter à sa poste, tantôt selon le sens littéral, tantôt par des emblêmes & par des allégories, toujours selon la mesure des idées philosophiques qui nous semblent les meilleures, jamais avec la docilité qui fait plier la raison sous l’autorité de Dieu, qui la convainc qu’encore que Dieu ne nous fasse pas comprendre une chose, il ne laisse pas d’exiger que nous la croïons sur le témoignage de ceux qui l’afirment de sa part.

Mais cette position orthodoxe est-elle vraiment celle de Bayle ? A. McKenna a montré, à propos d’un passage similaire dans l’Eclaircissement sur les pyrrhoniens, que l’humiliation de la raison n’allait pas sans une certaine dose d’ironie : l’auteur du Commentaire philosophique n’a-t-il pas avancé naguère que, selon le principe de la lumière naturelle, l’on ne pouvait soutenir une interprétation littérale de la Bible qui contiendrait l’obligation de faire des crimes ? Il avait alors nettement posé une

50. E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 68. 51. RQP II, 130, « Digression sur les théologiens que l’on nomme rationaux » : OD III, p. 765.

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Diffusion et discussion du cartésianisme instance de critique rationnelle. Cependant, précisait Bayle, c’était « en matière de mœurs principalement », et il ajoutait aussitôt qu’il n’entendait pas soumettre toute l’Écriture à la « juridiction de la lumière naturelle et des principes métaphysiques »52. Il lui semble plus rigoureux et plus prudent de considérer ce point comme indécidable. Il s’ingénie alors à égarer son lecteur dans un labyrinthe d’exigences qui font buter sur des apories : le devoir du philosophe est et reste celui de penser rationnellement ; la raison s’applique aux matières morales, et la théologie elle-même ne saurait se déployer sans recourir à l’outillage conceptuel53. Mais la faible raison humaine n’est pas la Raison souveraine, et l’homme se ridiculise à prétendre réduire la révélation à ce qu’il en comprend ; en outre, la sagesse divine apparaît souvent, ainsi que l’apôtre Paul lui-même l’indique, comme une folie aux yeux des hommes54… Quant aux « rationaux » qui cherchent à résoudre les énigmes de Dieu, ils ne parviennent pas davantage que les orthodoxes à des résultats satisfaisants55. Lorsqu’il renvoie les adversaires dos à dos, retrouvant la posture d’arbitre qu’il affectionne, on peut se demander si Bayle n’a pas tout simplement intégré la prudence de Descartes à propos des matières de révélation : son « fidéisme » serait avant tout méthodologique, basé sur le constat que les matières de foi sortent du champ opératoire de la raison : « Surtout, nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révelé est incomparablement plus certain que le reste ; afin que, si quelque estincele de raison sembloit nous suggerer quelque chose au contraire, nous soyons tous-jours prêts à soûmettre nostre jugement à ce qui vient de sa part. »56 L’attitude de Bayle serait finalement ici cartésienne contre le projet de philosophie chrétienne de Malebranche.

52. CP I, 1 : OD II, p. 367. Cette question est également traitée dans l’Eclaircissement sur les pyrrhoniens, p. 632, qu’a commenté A. McKenna, « L’Éclaircissement sur les pyrrhoniens », op. cit., p. 305. Je diverge toutefois de l’interprétation qu’en donne cet auteur dans la mesure où je ne pense pas que Bayle, qui distingue l’usage éthique et l’usage doctrinal des Écritures, se sente lui-même visé dans la condamnation des « rationaux », fût-ce par ironie. Ce qui le différencie d’eux, c’est la conscience épistémologique qu’il a de l’incompatibilité entre le discours du croire et celui du savoir. 53. Voir par exemple RQP II, 131 : OD III, p. 768a. 54. Eclaircissement sur les pyrrhoniens, p. 642. 55. Voir par exemple RQP II, 131 : OD III, p. 767a. 56. Principes de philosophie, 76, p. 62.

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Chapitre VII

LE LEGO DE BAYLE Dans la Cabale chimérique, Pierre Bayle définit son rôle au sein de la République des Lettres comme celui d’un combattant : « Je prétends avoir une vocation légitime pour m’opposer aux progrès des superstitions, des visions et de la crédulité populaire. » Quelle est la nature de cette vocation et pourquoi utiliser cette notion si connotée religieusement ? Comment Bayle a-t-il tenté d’y répondre ? À ces questions, l’étude de sa pratique et de son éthique de la lecture apportent certains éléments de réponse. Tel est le sujet que l’on se propose de traiter dans la perspective plus générale d’un essai pour comprendre comment s’articulent la croyance, la morale et la pensée chez ce philosophe atypique. Dans la conclusion d’un petit ouvrage sur la pensée de Bayle à propos de la religion, j’ai suggéré que le philosophe de Rotterdam avait opéré une « sécularisation » des valeurs chrétiennes dans le domaine des idées et de l’éthique de la vérité philosophique. Il existe à mon sens un parallèle entre l’exigence évangélique et l’éthique du penseur, une homologie entre les idéaux de la communion des saints et ceux de la République des Lettres, une comparaison possible entre le rôle catéchétique des pasteurs d’une Église et celui d’instituteur que joue l’animateur de la communauté savante. Cette sécularisation est peut-être une clé pour la compréhension de Bayle dans la mesure où, quoi qu’il en soit de la sincérité de sa foi, sa structure de pensée et son mode de communication restent profondément marqués par le christianisme protestant dans lequel il a été élevé. Si l’hypothèse de lecture que constitue cette comparaison est fondée, il n’est guère étonnant que les questions de l’écriture et de la lecture soient au centre de sa démarche philosophique, puisque la théologie protestante qui a marqué la formation intellectuelle de Bayle se structure classiquement autour du principe du sola scriptura. Dans la Préface de son Dictionnaire, Bayle n’hésite d’ailleurs pas à établir explicitement ce lien : « Rien ne m’a semblé plus beau, que d’étendre sur tous les services, qu’on tâche de rendre au public, le même desintéressement qui se doit trouver selon l’Évangile dans les actes de charité. » De sorte que, bien qu’elle soit proférée dans un contexte philosophique et culturel fort différent, la phrase de Schlegel selon laquelle « toute œuvre est une Bible, et chaque public une Église invisible » pourrait s’appliquer à Bayle, non pas tant à la conception qu’il se fait de son œuvre, mais à l’univers mental (du reste largement inconscient) dans lequel il a pratiqué l’écriture et le dialogue avec ses lecteurs. Quel est le statut de la lecture chez Bayle ? Quelle pratique en a-t-il, et quel type de lecture cherche-t-il à susciter chez celui auquel il s’adresse – son lecteur ? Mon hypothèse est que l’on peut parler d’un lego baylien comme on parle habituellement

. Cabale chimérique II, 13 : OD II, p. 681a. . Pierre Bayle et la religion, Paris 1994. . Dans Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, op. cit., p. 195, j’ai déjà comparé la démarche de l’auteur du Dictionnaire (retour aux sources débarrassées de ses légendes) sur le plan de la raison à celui qui animait les Réformateurs protestants du xvie siècle sur celui de la foi. . DHC, Préface de la première édition, p. x. . Kritische Friedrich-Schlegel Ausgabe, vol. 18, 1981, cité d’après P. C. Bori, L’interprétation infinie. L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, Paris 1991, p. 119.

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Journalisme et philosophie de la lecture du cogito cartésien, c’est-à-dire comme d’un fondement épistémologique. La citation du cogito par Bayle dans son Cours de philosophie nous invite d’ailleurs elle-même à prendre ce risque. On peut en effet rappeler, à la suite plusieurs commentateurs que, dans son Cours de philosophie, Bayle y a conjugué l’expression de façon dialogique : cogitas ergo es, tu penses, donc tu es. Or cette dimension dialogique, dont la visée fondamentale est pédagogique, suppose un auditeur, un lecteur. Bayle en effet écrit toujours pour cet autre auquel il s’adresse, cet autre dont il a précisément mission d’assurer l’information, voire l’instruction. Quoiqu’il ait cessé d’enseigner en 1693, Bayle reste fondamentalement un pédagogue soucieux de communiquer du savoir et de la vérité. Dans la mesure où l’écriture et la lecture y suppléent et même multiplient les publics susceptibles d’être atteints par rapport à la confidentialité d’un enseignement académique, l’absence d’auditoire n’est guère un handicap pour lui. C’est ainsi que l’on peut aborder la naissance de la vocation de Bayle à partir de son rapport à la lecture : « Je lis, donc je suis. » Cette étape conduira à relever trois métaphores centrales, celle de la nourriture, celle du voyage et celle de la bibliothèque, et à considérer comment Bayle s’ingénie à transmettre, par l’écriture, un certain nombre d’expériences de lecteur à ses lecteurs. Je conclurai sur ces quelques remarques à partir d’une métaphore étrangère à Bayle, celle du jeu de construction. I. Les métaphores de la lecture 1. La faim et la nourriture S’il faut trouver une origine biographique à la vocation de Bayle, c’est assurément dans sa formation littéraire d’autodidacte : Tantôt je me suis adonné aux langues, tantôt à la philosophie, ensuite à l’histoire, aux antiquitez, à la géographie & aux livres galans, selon que ces diverses matières m’étaient offertes ; & tout cela sans faire qu’éfleurer les choses, arrivant que je suis dégoûté d’un sujet avant d’avoir eu le tems de le connoître.

Elisabeth Labrousse a montré combien ces lectures désordonnées et la carence endémique de livres dont il souffrit avaient suscité en Bayle un appétit forcené de lecture, comme s’il lui fallait rattraper un retard pris dans sa jeunesse, et de quelle manière la décision de rédiger les Nouvelles de la République des Lettres répondait à cette voracité10. Pendant trois ans, ce mensuel essentiellement consacré aux comptes rendus d’ouvrages satisfait en partie sa boulimie littéraire en même temps qu’il lui permet d’instaurer, à propos des livres – donc sur toutes sortes de sujets – un dialogue permanent avec ses lecteurs.

. OD IV, p. 479-481. . E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 129 ; O. Abel, « De l’obligation de croire. Les objections de Bayle au commentaire augustinien du “contrains-les d’entrer” », Études théologiques et religieuses 61 (1986), p. 49 ; J.-M. Gros, « Un cours de philosophie vers 1680 », op. cit., p. 96. . Cours IV, Métaphysique : OD IV, p. 480. . Pierre Bayle à Jacob Bayle, 21 septembre 1671 : Correspondance, t. I, op. cit., p. 67. Voir H. E. Haxo, « Pierre Bayle and his literary taste », Publications of the Modern Language Association of America 33 (1923), p. 823-858 (p. 834 sq.). 10. E. Labrousse, Pierre Bayle I, p. 32-35, 190 ; Id., « Les coulisses du journal de Bayle », dans Notes sur Bayle, op. cit., p. 27.

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Le lego de Bayle La métaphore alimentaire – à la fois faim, goût et nourriture – exprime souvent, sous la plume de Bayle lui-même, ce désir fondamental de lire et de savoir. C’est l’« avidité prodigieuse » de nouvelles qu’il confesse à son frère11 en 1678, à laquelle répond comme en écho, vingt-deux ans plus tard, la lettre dans laquelle il écrit à Jean Rou qu’il est « affamé » de voir publié son travail sur le jésuite Mariana12. Cette métaphore est importante d’abord parce qu’elle est fréquente, ensuite parce qu’elle se trouve sous la plume d’un homme qui mange peu et jeûne souvent13, mais surtout parce qu’il s’avère qu’effectivement, la lecture nourrit sa pensée et son écriture. Les livres de Bayle sont, pour la plupart, des réponses ou des réactions à des ouvrages contre lesquels il s’inscrit en faux ou qu’il veut corriger. Ainsi l’Histoire du calvinisme de Maimbourg engendre-t-elle sa Critique générale ; l’essai peu concluant d’un périodique intitulé Mercure sçavant le détermine à lancer les Nouvelles de la République des Lettres ; le panégyrique de Louis XIV qu’est La France toute catholique de Gauthereau suscite sa réaction dans le pamphlet Ce que c’est que la France toute catholique ; les nombreuses erreurs qui émaillent le Dictionnaire de Louis Moreri l’amènent à concevoir un Dictionnaire historique et critique… La faim d’informations qui conduit Bayle à lire tout ce qui lui tombe sous la main ne l’empêche évidemment pas de déployer son zèle critique. Très tôt, ce grand consommateur de gazettes14 ne se fait guère d’illusions sur le degré de véracité des nouvelles qu’il y puise. Mais au lecteur averti, même le plus tendancieux des écrits est toujours susceptible d’apprendre quelque chose. C’est le principe énoncé dès 1682 dans la Critique générale : Je vous avoue que je ne lis presque jamais les historiens dans la vuë de m’instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour savoir ce que l’on dit dans chaque nation & dans chaque parti, sur les choses qui se sont passées. […] je ne suis pas trop mal fondé de ne chercher dans l’histoire que l’esprit, les préjugez, les intérêts, & le goût du parti dans lequel se rencontre l’historien15.

L’appétit de lecture ne sera donc borné ni par la quantité, ni par la qualité de ce qui s’écrit. En outre, la variété des « mets » à disposition est un gage de plaisir16. C’est ainsi que peut se comprendre le passage de l’Avertissement qui précède la Réponse aux questions d’un provincial, où il invite ses lecteurs à sa table : Les lecteurs peuvent […] se considérer comme des personnes conviées à un repas. Ils se doivent donc mettre peu en peine si selon l’ancienne frugalité campagnarde tout ce qu’on leur donne est de son cru, ou si au lieu des animaux domestiques, & des fruits de

11. Pierre Bayle à Joseph Bayle, 16 juillet 1678 : Correspondance de Pierre Bayle, op. cit., t. III, p. 44. 12. Pierre Bayle à Jean Rou, 8 mai 1700 : OD IV, p. 790. 13. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle, I, op. cit., p. 35 sq., n. 38, qui cite cette remarque de Bayle : « L’on sent je ne sai quelle aversion naturelle pour les grands mangeurs » : DHC, « Darius », rem. B. 14. Voir A. McKenna, « La lecture contradictoire des gazettes par le jeune Pierre Bayle », op. cit., p. 167176. 15. CGM I : OD II, p. 10-11. 16. On sait que, dans le débat qui oppose Malebranche et Arnauld en 1684-1685, Bayle a nettement pris position pour le premier en reconnaissant le lien qui unit plaisir et bonheur chez l’homme : voir sa « Réponse de l’Auteur des Nouvelles de la République des Lettres à l’avis qui lui a été donné sur ce qu’il avait dit en faveur du P. Mallebranche, touchant le plaisir des sens… » : OD I, p. 444-461 ; voir A. McKenna, « Pascal et Épicure. L’intervention de Pierre Bayle dans la controverse entre Antoine Arnauld et le Père Malebranche », op. cit.

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Journalisme et philosophie de la lecture son jardin & de sa vigne, on leur sert ce qu’on a acheté. L’important est que les viandes soient bien aprétées, & que les vins soient bons, &c17.

Bayle semble raconter son propre itinéraire : issu d’un monde rural à l’économie autarcique et qui s’accommode de la pénurie, il s’est adapté, aux Provinces-Unies, à un mode de vie où l’on alimente la réflexion grâce à l’échange, au commerce, au contact avec l’étranger. Cette évolution, que signale le titre même de l’œuvre introduite ici – l’ancien provincial est en situation de donner « réponse aux questions d’un provincial » –, se dira également dans la métaphore du voyage, comme on le constatera plus loin. En recourant à de telles métaphores, Bayle manifeste surtout son attention au goût du lecteur. Par exemple, lorsqu’il s’adresse à Pierre Des Maizeaux, il remarque que seuls les livres touchant aux questions nationales, religieuses, morales ou politiques intéressent vraiment les lecteurs. Il ajoute cependant : Tous les autres sujets dont les gens de lettres remplissent leurs livres sont inutiles au public ; & il ne faut les considérer que comme viandes creuses en elles-mêmes, mais qui contentent néanmoins la curiosité de plusieurs lecteurs selon la diversité des goûts18.

L’attitude qu’il adopte dès les premières livraisons des Nouvelles de la République des Lettres montre que Bayle a très tôt joué cette « diversité des goûts », fût-ce contre le « bon goût », c’est-à-dire qu’il privilégie sciemment la dimension de plaisir que procure la lecture, même si c’est au détriment de la crédibilité que lui apporterait une apparence plus austère et conventionnelle19. 2. Le voyage – la ville Il arrive que la métaphore alimentaire se trouve conjuguée à celle de la ville, comme en 1701 dans la préface à la seconde édition du Dictionnaire : Pour bien corriger un dictionaire, il faudroit se faire une loi de ne le pas augmenter ; car il en va de ces ouvrages comme des villes ou des fruits. On ne donne guère à une ville une belle symmetrie lorsqu’on s’attache beaucoup plus à l’agrandir, qu’à réparer les vieilles maisons. Un tel agrandissement sert plutôt à faire paroître les disproportions & les irregularitez, qu’à les ôter. Et pour ce qui est des fruits, on sait bien qu’il ne meurissent que quand ils cessent de recevoir de nouveaux sucs20.

À l’instar de celle des menus citée plus haut, cette comparaison entre l’urbanisme et le travail sur l’écrit manifeste combien la représentation du monde de Bayle s’est transformée et s’inspire désormais de l’univers citadin et de ses échanges sophistiqués. Mais l’essentiel du trajet effectué n’est probablement pas là : à la fin de sa vie, Bayle confesse que « vingt ans d’étude peuvent produire de grands changemens dans une tête, & font bien voir du païs »21. L’image parle d’elle-même : les voyages bayliens sont mentaux, intellectuels. Ce sont ses lectures qui l’ont fait évoluer : Il n’y a point lieu de douter que certains lecteurs ne jugent qu’il y a dans cet ouvrage un peu trop de citations. C’est un désordre, diront-ils, qui n’est pas moindre que celui des villes où des étrangers sont en plus grand nombre que les bourgeois. Mais qu’importe

17. RQP, Avertissement : OD III, p. 502. 18. Pierre Bayle à Pierre Des Maizeaux, 8 février 1704 : OD IV, p. 836. 19. Voir Un « intellectuel » avant la lettre, op. cit., p. 95-101. 20. DHC, Avertissement sur la seconde édition, p. xiii. 21. CPD (1704), 39 : OD III, p. 241b.

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Le lego de Bayle à des voïageurs qu’un tel désordre paroisse dans un païs, pourvu qu’il n’y trouvent que d’honnêtes gens. Rien n’empêche de comparer la lecture à un voïage22.

Le rapprochement entre voyage et lecture retient d’autant plus l’attention que Bayle, après s’être passablement déplacé entre 1670 et 1681, est devenu fort casanier lorsqu’il s’est fixé à Rotterdam. Est-ce à dire qu’il n’est pas intéressé par l’existence d’autres cultures, d’autres civilisations ? Bien au contraire : la question du rapport entre morale et religion, posée dès 1682 dans les Pensées diverses, atteste de la dimension universelle de sa réflexion, et la fréquence des apologues dans lesquels il met en scène des responsables de pays lointains (en particulier dans le Commentaire philosophique et le Dictionnaire) prouve qu’il ne compte pas se laisser confiner dans un provincialisme qu’il a fui. Mais la lecture est un outil bien plus important à ses yeux que le voyage réel : lorsqu’il recense par exemple l’ouvrage de Baudelot de Dairval précisément intitulé De l’utilité des voyages, Bayle n’est guère attentif à cette utilité et préfère compiler diverses informations, donnant à sa présentation même la forme substitutive du voyage23… Tandis que les récits de voyages décentrent progressivement les lecteurs européens en leur faisant découvrir des civilisations jusqu’alors ignorées24, il peut être intéressant de comparer ici Bayle à cet autre grand historien érudit, son contemporain Jean Mabillon (1632-1707). Le bénédictin accomplit en effet de multiples voyages, mais non pas pour confronter ses croyances à celles de peuples étrangers, ou éprouver des sentiments, ou ressentir la fuite du temps. Mabillon se rend en Bourgogne, en Italie ou en Allemagne dans le but strictement savant de cataloguer des sources susceptibles de servir à l’histoire25. Bayle fait exactement la même chose – à ce « détail » près que lui ne voyage que dans des mondes livresques. D’ailleurs, le journaliste philosophe est presque aussi méfiant à l’égard des récits des voyageurs que vis-à-vis des gazettes : « Tout le monde sçait qu’il n’y a rien de plus incertain que les Relations des voyageurs, car les derniers réfutent toûjours les premiers, & quand on a voulu vérifier sur les lieux, avec quelque exactitude, on a toujours trouvé un grand méconte. »26 En fait, le seul voyage que Bayle aime faire et auquel il souhaite contribuer à servir de guide, c’est bien celui qu’offre la lecture, et dont la bibliothèque représente en quelque sorte l’espace idéal parce qu’à la fois circonscrit et illimité. 3. La bibliothèque L’évocation du problème de l’excès éventuel des citations – qu’excusent les références à la nourriture ou au voyage – conduit à l’idée selon laquelle la lecture est comparable à la construction d’une bibliothèque imaginaire et désordonnée, donc conforme à l’anarchie des lectures sans programme que Bayle a faites dans

22. RQP, Avertissement : OD III, p. 502. 23. NRL, avril 1686, art. V, OD 1, p. 534b. 24. G. Atkinson, Les relations de voyage du xviie siècle et l’évolution des idées, Paris 1924, Genève 1972. On peut citer en particulier les voyages de Jean de Léry, dont le témoignage permet à Bayle de défendre l’idée selon laquelle il existe des sociétés humaines athées (DHC, « Léri ») ; ceux de Jean Chardin, dont le Journal de voyage est longuement recensé dans les NRL en septembre et octobre 1686 (respectivement art. VII et II). D’autres titres figurent dans la « Bibliothèque des NRL » (H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre, op. cit.) à « Voyage » et « Relation de voyage »… Dans la CPD, il invoque également le témoignage de Marc Lescarbot (OD III, p. 311 sq.). 25. Voir B. Barret-Kriegel, Les historiens et la monarchie, t. I : Jean Mabillon, Paris 1988, p. 77. 26. NRL, octobre 1684, art. VI : OD I, p. 144b.

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Journalisme et philosophie de la lecture sa jeunesse. On n’est guère étonné de lire sous la plume du jeune Bayle qu’il aurait volontiers envisagé d’être bibliothécaire : « Une des choses qui me plairoit […] ce seroit la charge de bibliothécaire, ou de quelque bibliothèque publique, ou de la bibliothèque de quelque grand ; car vous avez le temps d’étudier et, sans être riche, dont je ne me soucie pas, vous avez des livres à suffisance. »27 D’autre part, toute sa correspondance, à l’instar de ses grandes productions imprimées (les Nouvelles, le Dictionnaire, la Réponse28) n’est-elle pas une bibliothèque ? Son écriture publique et privée est traversée par une tension bibliographique : elle est pétrie de nouvelles sur les livres qui viennent de paraître de relevés d’errata ou d’éclaircissements sur certains ouvrages, d’informations sur l’état d’avancement de la publication ou la réédition de ses propres écrits. La bibliothèque n’est cependant jamais qu’un outil dont 1’intérêt n’apparaît que pour autant qu’on sache s’en servir : « C’est déjà beaucoup que d’avoir une bonne bibliothèque, mais le principal est de s’en bien servir, soit par l’assiduité au travail, soit par les talens qu’on a reçus de la nature. »29 C’est aussi l’utilisation des bibliothèques qui justifie qu’on dresse des catalogues, des registres, des dictionnaires susceptibles de s’orienter dans l’espace indifférencié du savoir : Tout le monde doit convenir que, si la mémoire n’est pas la principale pièce d’un habile docteur, elle est du moins ce qui contribue le plus à le rendre fort savant. Mais comme c’est un talent de fort difficile garde, il importe beaucoup qu’il y ait de bons gros livres qui soient destinez à la soulager, & à nous épargner la perte incroïable de temps que nous ferions, à chercher dans une bibliothèque les choses que nous voudrions éclaircir30.

Les métaphores alimentaires et celles du voyage montrent, comme l’image de la bibliothèque, à quel point l’écriture de Bayle est rythmée par sa lecture. Qu’il s’agisse d’organiser le savoir, de penser l’histoire ou de transmettre des informations, le philosophe conçoit son travail comme celui d’un intermédiaire qui cherche à diffuser des connaissances auprès du plus large public possible. Bien que son érudition et sa capacité à penser les problèmes soient d’un niveau exceptionnel, il ne lui semble pas déroger lorsque, habitant ce rôle apparemment subalterne, il s’adonne pour les autres, à l’instar d’un journaliste littéraire aujourd’hui, au « métier de lire ». Comme Bernard Pivot à qui j’emprunte cette belle expression, il éprouve en permanence ce souci du lecteur qu’il s’agit à la fois d’informer, de former et de distraire. Il sait que le mélange des genres suscite la curiosité, qu’il faut parfois frustrer l’attente des lecteurs pour aiguiser leur appétit. Il a l’intuition qu’on doit rester soi-même face à ce que l’on présente pour habiter le rôle d’« interprète de la curiosité publique » et qu’il n’y a rien d’abaissant à se faire le « médiateur entre l’ignorance des uns – qui ne demandent qu’à apprendre – et la connaissance des autres – qui ne demandent qu’à transmettre leur savoir »31.

27. Pierre Bayle à Jacob Bayle, 29 mai 1681 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, op. cit., p. 245. 28. R. Whelan, « Le Dictionnaire de Bayle : un cénacle livresque ? », dans Livre et littérature : dynamisme d’un archétype. Littérales (Cahiers de l’Institut de Français 1), Paris X Nanterre 1986, p. 38. 29. NRL, novembre 1686, art. I : OD I, p. 608a. 30. NRL, février 1686, catalogue I : OD I, p. 499b. Je souligne le nous, qui traduit le passage de l’ordre des généralités à celui d’une pratique et d’un souci personnels. 31. B. Pivot, Le métier de lire. Réponses à Pierre Nora, Paris 1990, p. 17, 22, 26 sq.

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Le lego de Bayle II. Le lecteur 1. Bayle lecteur, Bayle et ses lecteurs Quoiqu’elle ne l’épuise pas, cette fonction à la fois modeste et indispensable d’intermédiaire définit bien la « vocation » de Bayle. Il a en permanence le souci de diffuser un savoir critique le plus large auprès du public le plus varié. Mais, si ce rôle ne se modifie pas avec les années ou les recherches sur des genres littéraires différents, ses implications sur la perception de l’acte de lecture vont en revanche évoluer. C’est ainsi que, deux ans après avoir commencé la publication des Nouvelles de la République des Lettres, Bayle déplore que les livres ne lui parviennent pas en quantité suffisante en service de presse et explique : Si j’étois en état de faire toutes les dépenses que demanderoient l’achat & le transport de tous les livres curieux qui sortent de dessous la presse par toute l’Europe, le remède seroit tout trouvé. Je m’engagerois envers le public comme par contract à lever l’obstacle, mais comme je ne suis pas riche, & que je n’ai même pas envie de l’être, je prévois que les choses ne changeront point32.

Il semble alors que le seul obstacle qui s’oppose à une présentation exhaustive des nouvelles parutions soit l’argent. La capacité à lire paraît, elle, illimitée… À moins que la modestie des ressources du journaliste, sans être un vœu formel de pauvreté, constitue une caractéristique de la conception qu’il se fait de son rôle – contre les « plumes vénales » qui gagent leur talent en se mettant au service d’un personnage important. Quoi qu’il en soit, quelques années plus tard, le Bayle auteur du Dictionnaire déplore certes de ne pas disposer d’une bibliothèque qui soit à la hauteur de son projet : Je sai […] que la disette prodigieuse des livres qui m’étoient fort nécessaires accrochoit ma plume cent fois le jour. Il faudrait pour un ouvrage comme celui-ci la plus nombreuse bibliothèque qui ait jamais été dressée : au lieu de cela, j’ai très peu de livres33.

Mais le manque de livres n’est plus un argument définitif. Au contraire, l’éprouver met Bayle en situation de comprendre les lecteurs provinciaux, pressés ou peu aisés – et à travers eux tout lecteur, dans la mesure où la lecture fait toujours fond sur une absence : J’ai considéré qu’un ouvrage comme celui-ci doit tenir lieu de bibliothèque à un grand nombre de gens. Plusieurs personnes, qui aiment les sciences, n’ont pas le moien d’acheter les livres ; d’autres n’ont pas le loisir de consulter la cinquantième partie des volumes qu’ils achètent. Ceux qui en ont le loisir seroient bien fâchez de se lever à tout moment pour aller chercher les instructions qu’ont leur indique34.

Entre la période du journalisme et celle où il rédige le Dictionnaire, Bayle a fait l’expérience de l’impossible totalisation du savoir. Jeune enseignant, il considérait en 1681 avec un pincement au cœur la masse de ce qu’il voudrait pouvoir lire : « On ne saurait considérer sans chagrin qu’on n’a pas seulement assez de vie pour savoir les

32. NRL, mars 1686, Avertissement au lecteur : OD I, p. 504a. 33. DHC, Préface de la première édition, p. iv. 34. DHC, Préface de la première édition, p. v.

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Journalisme et philosophie de la lecture titres des livres qui se font. »35 S’éprouvant comme victime d’un retard culturel radical, il ne pouvait sereinement renoncer à maîtriser le flot de toute cette connaissance. Nos libraires, écrivait-il au même Minutoli quelques mois plus tard, nous ont amené une multitude effroiable de livres de la foire de Francfort : mais bien loin que cela me réjouisse, qu’au contraire j’en suis chagrin ; non pas tant parce qu’il n’est pas possible de les voir tous, quand même on n’auroit rien à faire que cela, que parce que ma profession ne me laisse presque aucun loisir d’étudier pour moi36.

Or, une vingtaine d’années plus tard, il a pris conscience du caractère morcelé et incomplet de tout savoir. À présent, il sait même en jouer. Pendant la rédaction du Dictionnaire, il écrit à Le Duchat, qui dispose d’une excellente bibliothèque, qu’il lui emprunterait volontiers l’un ou l’autre livre s’il le pouvait. Mais, ajoute-t-il, « il m’en manque un si grand nombre, que ce seroit un opéra que d’en vouloir dresser un mémoire »37 : autrement dit, le comble serait que l’inventaire du manque en vienne à se substituer à l’œuvre projetée. La lecture apparaît alors comme un exercice qui requiert un subtil équilibre entre l’information dont il faut disposer et celle à laquelle on renonce afin de penser et d’écrire. Bayle a éprouvé ce problème de manière presque physique : à l’époque où il prépare la deuxième édition de son Dictionnaire, il avoue à Le Duchat qu’il quitte le lieu où il se tient ordinairement pour travailler car, expliquet-il, « je me détourne trop de moment en moment lorsque je suis à portée de courir de livre en livre »38. Dès 1692 lorsqu’il en concevait le projet, il exprimait en termes d’espace ce désir de substituer le texte à la nécessité de se déplacer que le lecteur éprouve parfois : « Comme il est assez naturel de juger des autres par soi-même, il me semble qu’on fait beaucoup de plaisir à un lecteur lorsqu’on lui épargne la peine de sortir de sa place & de chercher dans un autre livre certains petits eclaircissemens qu’il peut souhaiter. »39 Lire, c’est ressentir l’excès et la carence. Il n’y a pas de juste milieu possible. Et c’est la même chose pour l’écriture : ainsi la longueur du Dictionnaire est justifiée, mais on peut soutenir aussi bien qu’il devrait être beaucoup plus court. Ceux qui disent qu’on pourrait retrancher du Dictionnaire une grande moitié sans lui faire du tort n’en disent pas autant que moi. Je passe jusqu’aux deux tiers, & jusqu’aux trois quarts, & au-delà : & si l’on me commandoit d’abréger mon Dictionnaire. […] je le réduirois à un livre à mettre à la poche. […] Les savans […] trouvent superflu dans un ouvrage tout ce qu’ils savent déjà, ou tout ce qu’ils n’espèrent point de tourner un jour à leur profit. Mais ils devroient compatir aux nécessitez des demi savans, & du vulgaire de la République des Lettres. Ils devroient savoir qu’elle est divisée en plus de classes que la république romaine. Chacune a ses besoins, & c’est le propre des compilations de servir à tout le monde, aux uns par un côté, aux autres par un autre40.

35. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 17 septembre 1681 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, op. cit., p. 263. 36. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 9 juillet 1682 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, op. cit., p. 305 sq. 37. Pierre Bayle à Jacob Le Duchat, 7 septembre 1693 : OD IV, p. 691. 38. Pierre Bayle à Jacob Le Duchat, 1er août 1698 : OD IV, p. 765. 39. Projet d’un Dictionnaire critique, p. 609. 40. « Réflexions sur un Imprimé qui a pour titre “Jugement du public…” », 30 septembre 1697 : OD IV, p. 749.

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Le lego de Bayle À nouveau, c’est la démocratisation du savoir qui est en jeu. C’est autour d’elle que Bayle joue avec le thème du « livre absent » qui lui permet d’évoquer, à l’attention d’un correspondant fictif, le contenu d’un livre qu’il traite de manière fragmentée ou allusive41. Son discours apparaît désormais comme creusé et dynamisé par le manque – qu’il s’agisse du manque de livres ou du manque de quelque chose dans le livre – et non plus freiné ou interdit par lui. La lecture est devenue l’inverse de la boulimie dans la mesure où elle joue à la fois sur l’absence et sur la présence du livre dans la relation que tisse, à propos de celui-ci, l’écrivain avec son lecteur. Notons en passant que cette expérience n’est pas sans lien avec celle du croyant protestant dont la théologie réformée de l’époque cherche à dire le mystère ou le paradoxe de la présence absente de Dieu, tant dans la lecture de l’Écriture que dans la célébration du sacrement de la cène42. Cette dialectique entre la présence et l’absence se retrouve tout particulièrement dans le problème de la citation. Le xviie siècle a vu la promotion de la citation comme figure rhétorique. Les citations garantissent au lecteur que l’auteur a lu, qu’il est apte à juger. Le tout pour lui consiste à ne pas sombrer dans la vanité en écrasant sa propre pensée sous un excès de références43. Il y a donc un aspect social de la citation, dont l’usage éclairé procure à l’auteur une légitimité dans le champ de l’écriture. Bayle relève à l’évidence d’une telle analyse. Mais, dans la réflexion qu’il mène autour de la citation, un enjeu épistémologique lui apparaît davantage. Comparant la manière d’écrire d’Épicure à celle de Chrysippe, Bayle défend celui-ci ainsi que les auteurs qui « composent » en citant. Il soutient que le génie n’est pas inconciliable avec la connaissance et la compilation d’autres auteurs, bien au contraire44. La citation est en effet l’acte intermédiaire entre la lecture et l’écriture : à la fois inscription de la lecture dans le discours d’un auteur et vérification de son propos. En citant, l’auteur se fait proche de son lecteur dont il partage le statut : la citation marque que le savoir est à disposition, présenté et organisé, mais elle n’existe que parce que le livre dont elle est tirée est présumé absent de la bibliothèque du lecteur. Ainsi la citation, en tant qu’elle permet de faire parler l’auteur absent, compense l’absence du livre en devenant elle-même livre en réduction. Or, quand il est conçu pour rassembler des connaissances, le livre peut se faire bibliothèque de poche. De sorte que la lecture revient à un jeu de construction où tous les discours écrits connus, du plus bref (la phrase citée) au plus complexe (la bibliothèque idéale qui fait sommation des productions humaines) peuvent s’empiler ou s’emboîter selon une variété infinie de combinaisons. Cette approche résolument plurielle de la lecture explique la difficulté qu’on éprouve à savoir où se trouve exactement ce que pense le philosophe – mais Bayle écrit-il pour communiquer une pensée, ou pour donner à penser ? L’avocat Mathieu

41. Voir P. Rétat, « Logique et rhétorique : la Réponse aux questions d’un provincial de Bayle », op. cit., p. 457 et 465. 42. Voir par exemple RQP 137 : OD III, p. 778-780 (pour la Bible) et RQP 164 : OD III, p. 841-843 (sur la cène). 43. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris 1979, p. 314-318. Cet auteur cite Bernard Lamy qui, dans L’Art de parler (1676), déclare : « Je ne blâme pas toutes les citations […]. Le seul excès en est blâmable. » Bayle connaît ce traité de rhétorique de Lamy qu’il évoque dans sa correspondance avec Minutoli (lettre du 6 février 1676 : Correspondance de Pierre Bayle, t. II, op. cit., p. 312) et à la troisième édition duquel il consacre une notice des Nouvelles de la République des Lettres en novembre 1684. 44. DHC, « Epicure », rem. E.

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Journalisme et philosophie de la lecture Marais exprime à sa manière le désarroi et la perplexité que ressent le lecteur : « Vous me direz, mais qui était donc M. Bayle ? Et à cela je vous répondrai, il avait plusieurs esprits. »45 Son écriture, semblable au « nomade qui lance des razzias sur les terres bien cultivées et repart, insaisissable, dans son désert », conjuguée à son refus de construire un système philosophique, a fait dire à E. Labrousse que la philosophie était pour lui « une sorte de jeu »46. Il semble bien que ce jeu d’écrivain habitant plusieurs personnages s’enracine précisément dans son attitude de lecteur, tant il est vrai que le lecteur est, selon la belle expression de Roland Barthes, ce « contre-héros » qui peut supporter sans se renier les accusations d’illogisme et d’infidélité et trouver le plaisir du texte dans la cohabitation des langages47. Pourtant, de même qu’il n’y a pas de jeu sans règles, la lecture (et l’écriture qui crée l’échange) ne sauraient se concevoir sans une éthique. On retrouve ici le thème de la vocation, déclinée en termes de devoirs moraux qui s’imposent à tout écrivain : « Un auteur qui cherche sa propre gloire préférablement à l’utilité de ses lecteurs est un homme dont on doit craindre les supercheries. »48 À cet altruisme de l’auteur devrait, idéalement, répondre la loyauté – autrement dit, à tout le moins l’absence de préjugés – des lecteurs. Les Nouvelles de la République des Lettres montrent à l’envi la difficulté qu’éprouve Bayle à imposer une déontologie commune au lecteur qu’il est et à ses lecteurs. Les critiques que lui ont attirées son compte rendu d’un livre de Pierre Nicole sont à ses yeux de véritables procès d’intention. Le journaliste se justifie longuement de sa conduite et récuse les accusations de partialité. Mais, ajoute-t-il, il ne lui aurait pas été nécessaire de faire une telle mise au point si tous les lecteurs avoient l’esprit juste & pénétrant, ou si n’ayant pas ces qualitez ils avoient du moins, ou la patience de bien examiner les livres, avant que de condamner les auteurs, ou l’équité de ne point juger des choses qu’ils n’ont ni bien examinées, ni bien comprises. Mais cette patience & cette sagesse n’étant pas moins rares que la justesse & la pénétration, il faut qu’un homme se résolve, ou à se mettre au dessus du qu’en dira-t-on, ou à faire voir son innocence claire & nette49.

Quand, pour ne pas donner prise à l’accusation d’être partial, Bayle habille subtilement ses propos d’un sourire – fût-il grimaçant –, il se heurte encore à l’incompréhension des lecteurs bornés. Comment, en effet, dénoncer les forfaits de la propagande relative à la révocation de l’édit de Nantes sans trahir l’esprit de modération qui doit présider à la rédaction d’un journal ? Comment concilier les exigences de la vérité avec le désir de s’adresser à toutes sortes de lecteurs ? Bayle suppose que les dragonnades ont été inventées par les protestants puisque la doctrine catholique considère comme un devoir de contraindre ceux qui ne veulent pas se convertir de bonne grâce… Les écrivains catholiques ne devraient donc éprouver aucune réticence à admettre les exactions violentes si elles avaient lieu50. Deux mois plus tard, certains lecteurs ayant pris ses remarques au pied de la lettre, le journaliste

45. Journal et Mémoires de Mathieu Marais (1665-1737), édité par M. de Lescure, t. I, Paris 1863, p. 113. 46. E. Labrousse, Pierre Bayle et l’instrument critique, Paris 1965, p. 75. 47. R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris 1973, p. 9. 48. RQP 47 : OD II, p. 591a. 49. NRL, avril 1685, art. IV : OD III, p. 591a. 50. NRL, décembre 1685, art. IV : OD I, p. 433.

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Le lego de Bayle est amené à préciser qu’il avait recouru là « à une petite figure de rhétorique qu’on appelle l’ironie »51. Bayle semble avoir été progressivement désabusé sur les capacités critiques de ses lecteurs : « Le mal est, explique-t-il, & le plus grand desordre, que de cent mille lecteurs, à peine y en a-t-il trois dans quelque siècle que l’on choisisse, qui soient capables du discernement qu’il faut faire lorsqu’il s’agit de juger d’un livre où l’on oppose les idées d’un raisonnement exact & métaphysique, aux opinions les plus communes. »52 Et cependant, ce jugement élitiste n’empêche pas le philosophe de demeurer fondamentalement « démocrate » dans son désir de diffuser le savoir auprès du plus grand nombre, conformément à son idéal resté intact de la République des Lettres. Cet idéal – et son inverse, l’esprit partisan ou borné – sont bien illustrés par les propos que tient Bayle au sujet de Charron. Au risque de passer lui-même, auprès de lecteurs négligents, pour un mécréant, celui-ci savait reconnaître la force d’une interpellation : « La bonne foi avec laquelle ce savant homme représentait toute la force des objections contribua puissamment à faire douter de son christianisme. Il est certain qu’il n’énervait point les difficultés des libertins. » Cette observation et la remarque qu’elle suscite ont une grande importance car, sous la plume de Charron, Bayle retrouve le réquisitoire que lui-même dresse contre le christianisme pratique : alors qu’elle est la seule vraie, la religion chrétienne est déchirée ; elle subvertit l’autorité politique, elle suscite la violence et la haine. Elle justifie la cruauté, le meurtre, la perfidie et la traîtrise. Mais, si le regard de l’historien juge sévèrement le comportement pratique des chrétiens, il n’est pas fondé à remettre en cause le caractère authentiquement révélé de cette vérité que les hommes ont pervertie. Or précisément, ses apologètes croient qu’en attaquant le comportement des chrétiens, c’est le christianisme qu’on vise53. Tout le travail critique que fonde un authentique apprentissage de la lecture consiste à relayer sans feinte les attaques fondées, d’un point de vue rationnel ou moral, contre le christianisme envisagé à partir du comportement des chrétiens censés en témoigner, mais sans simplifier le trait au point de considérer que les chrétiens qui entendent ces attaques et les partagent deviennent nécessairement des « esprits forts ». Il existe donc de mauvais lecteurs. Ils sont au savoir ce que les pécheurs sont à la foi, et la métaphore alimentaire peut à nouveau servir à comprendre où le savoir se pervertit en parti pris : Voilà, ou peu s’en faut, le sort de l’histoire ; chaque nation, chaque religion, chaque secte prend les mêmes faits tout cruds où ils se peuvent trouver, les accommode & les assaisonne selon son goût, & puis ils semblent à chaque lecteur vrais ou faux, selon qu’ils conviennent, ou qu’ils répugnent à ses préjugez. On peut encore pousser plus loin la comparaison, car comme il y a certains mets absolument inconnus en quelques païs, & dont on ne voudroit aucunement à quelque sausse qu’ils fussent, ainsi il y a des faits qui ne sont reçus que d’un certain peuple, ou d’une certaine secte ; toutes les autres les traitent de calomnies & d’impostures54.

Mais le lecteur réel, souvent décevant, n’est pas le seul destinataire du texte écrit. Les livres de Bayle incluent souvent une dimension de dialogue avec un correspondant

51. NRL, février 1686, art. VII : OD I, p. 497. Voir le chap. XIII du présent ouvrage. 52. DHC, « Charron ». 53. DHC, « Charron », rem. K, O, P. 54. NRL mars 1686, art. IV : OD I, p. 510.

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Journalisme et philosophie de la lecture imaginaire qui, lui, garantit une complicité avec l’auteur55. Ce lecteur-là est un alter ego qui comprend les difficultés de l’écriture : ainsi Du Haillan sait que son Histoire de France ne plaira pas à tous, mais se convainc que du moins ceux qui connaissent le prix du travail sauront l’apprécier et en excuser les erreurs. Et Bayle d’acquiescer, reproduisant d’une certaine façon le modèle classique d’une République des Lettres dont il a pourtant cherché à élargir les frontières en l’ouvrant aux curieux : « il n’y a point de lecteurs qui soient plus ardens à critiquer, ni plus téméraires & injustes dans leurs censures, que ceux qui n’écrivent rien. Un auteur a plus de sujet de se promettre quelque support & quelque équité parmi les auteurs que parmi les autres gens qui ne savent point par expérience les diffîcultez du métier »56. Si le dépit de voir les lecteurs incapables de se hisser au niveau d’exigence qu’on avait formulé pour eux ne parvient pas à altérer la « vocation » de Bayle, n’est-ce pas parce que son écriture lui permet toujours de s’adresser à un « lecteur modèle » (pour reprendre l’ éclairante expression d’Umberto Eco57), lecteur qu’elle suscite et ressuscite dans le dialogue ou la correspondance imaginaire qu’invente la plume ? Le lego de Pierre Bayle aura donc cherché à se frayer une voie entre deux exigences : celle de l’instruction, qui correspond à sa vocation intellectuelle, et celle du jeu, qui manifeste le plaisir quasiment jubilatoire né de la vérité découverte et de la complicité entre un auteur et son lecteur. C’est encore ce qu’exprime l’Avertissement de la Réponse aux questions d’un provincial où Bayle dit qu’il a cherché à composer un ouvrage qui tînt le milieu entre ceux qui servent aux heures d’études, & ceux qui servent aux heures de récréation. Le monde, ajoute-t-il, a besoin de plusieurs sortes de livres ; il en faut pour s’occuper, & il en faut pour s’amuser ; & parce qu’il y a des gens qui lors même qu’ils ne lisent que pour délasser leur esprit, souhaitent de rencontrer des choses sérieuses, & qui ne soient pas indignes de la curiosité d’un homme de lettres, il est bon qu’il y ait des livres, qui sans demander beaucoup d’attention, ni sans être destinez à la bagatelle, puissent procurer un délassement instructif58.

2. Le jeu Les métaphores de la lecture que Bayle utilise contribuent à faire de l’acte de lire un élément à la fois central et cependant divertissantde la vie. S’y mêlent une dimension de loisir ou de plaisir avec celle du travail et de l’effort, mais aussi toute la question de la représentation, pour ne pas dire de la mise en scène (comme effort de compréhension, de pensée) du monde. C’est la raison pour laquelle il est légitime de lire, dans l’écriture philosophique de Bayle, une dimension ludique. Encore faut-il avoir préalablement éclairci la question de savoir comment ou si Bayle se distrait.

55. E. Labrousse m’a fait remarquer que ce correspondant imaginaire pourrait bien avoir été incarné dans la réalité par Jacob, le frère aîné avec lequel Pierre Bayle entretint une correspondance riche et précise, quasi idéale. Cette hypothèse donne une dimension existentielle et tragique au rapport dialectique entre présence et absence qui traverse le rapport à la lecture et à l’écriture chez Bayle. 56. DHC, « Haillan », rem. I. 57. Voir U. Eco, Lector in fabula (1979), Paris 1985 ; Id., Les limites de l’interprétation (1990), Paris 1992. 58. RQP, Avertissement : OD III, p. 501. Ce jugement est à rapprocher de la présentation que Bayle fait de la Réponse : c’est « plutôt une lecture d’amusement, qu’une lecture d’érudition » (Pierre Bayle à Mathieu Marais, 4 août 1704 : OD IV, p. 848).

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Le lego de Bayle Bayle n’a guère de loisir – à moins que son travail le soit. Installé depuis quelques mois à Rotterdam, n’écrit-il pas à son père qu’il souhaite disposer d’« un grand loisir pour étudier »59 ? Quatorze ans plus tard, dans la préface de la première édition du Dictionnaire, il se juge sur le même pied : « Divertissemens, parties de plaisir, jeux, & telles récréations, nécessaires à quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont pas de mon fait. »60 Et l’on n’a guère de peine à penser qu’il se sent proche d’un homme comme Jean Daillé : nul doute que, lorsqu’il cite la biographie de ce théologien protestant, Bayle se reconnaît dans celui pour lequel la lecture était le loisir par excellence : C’estoit ses livres & ses études qui faisoient sa principale récréation, & ses plus grandes délices. C’estoit là qu’il se délassoit de son travail avec plaisir, & avec profit tout ensemble. Et il y venoit chercher du repos après les plus pénibles occupations de sa charge ; je dis de celles-là mesme qui consistent à étudier. Car alors il se divertissoit en changeant de lecture […] ; il entremesloit ainsi le sérieux & le délectable, afin de se tenir toujours comme en appétit par cette diversité de mets & de viandes61.

On notera une fois de plus la présence de la métaphore alimentaire… Mais le plaisir pris dans une lecture mise en concurrence avec le jeu et la fête est encore plus évident dans l’anecdote que Bayle raconte à propos de Dante. Nul doute que le philosophe n’a guère de peine à comprendre ce qu’éprouva le poète : Il entra un jour chez un libraire dont la boutique donnoit sur la grande place de la ville. Son dessein étoit de voir quelques jeux publics qui se dévoient célébrer ; mais aïant rencontré un livre qu’il avoit envie de consulter, il s’apliqua à le lire de telle sorte que s’en retournant chez lui, il protesta avec serment qu’il n’avoit rien vu ni ouï de tout ce qui s’étoit fait, & qui s’étoit dit pendant la célébration des jeux62.

Le jeu, c’est aussi la quête : qu’il s’agisse de recherches relatives aux livres anonymes ou pseudonymes63, ou de débusquer la faute, attitude typique du Dictionnaire mais aussi très présente à l’époque de la rédaction des Nouvelles de la République des Lettres. J’ai parlé du lego comme fondement épistémologique de la réflexion chez Bayle et j’ai cherché à montrer comment la posture lectrice de la pensée pouvait trouver son origine dans l’expérience, elle aussi lectrice, de la foi réformée. À partir des remarques faites sur le plaisir et le jeu, je voudrais ajouter pour finir qu’il s’agit peut-être également ici de la grâce. M’autorisant une allusion plus contemporaine, je comparerai l’acte de la lecture à ce jeu de construction et de déconstruction qui a été conçu pour offrir mille et une possibilités à celui qui l’utilise. Quiconque ouvre les œuvres de Bayle – et plus particulièrement son Dictionnaire – se trouve effectivement comme un enfant devant une boîte de Lego, en mesure de créer, à partir du matériau textuel offert, un parcours, un espace, un univers. Le lego baylien, dans cette perspective, est un acte très sérieux parce qu’il représente un fondement de la pensée et parce qu’il transfère dans ce domaine une quête du sens et de la vérité qui a ou qui a eu une dimension religieuse ; mais aussi cet acte gratuit, ludique, par lequel l’écrivain et ses lecteurs complices s’entendent pour rechercher, par le savoir, le plaisir du texte et

59. Pierre Bayle à Jean Bayle, 26 mars 1682 : Correspondance, t. III, p. 287. 60. DHC, Préface de la première édition, p. V. 61. DHC, « Daillé », rem. G ; cf. aussi « Junius (François), fils », rem. C. 62. DHC, « Dante », rem. L. 63. RQP 67 : OD III, p. 628.

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Journalisme et philosophie de la lecture des mondes que celui-ci permet de bâtir. Encore faudrait-il nuancer et rappeler avec Gadamer que, plus qu’une activité (le théologien dirait : une « œuvre »), le jeu est en fait un mode d’être-au-monde64. Peut-être cette précision finale et cette référence un peu sérieuse donne-t-elle quelque crédit à l’idée selon laquelle, en définissant ce lego de Bayle comme le jeu raffiné de lectures et d’écriture emboîtées, on rend compte de quelque chose de cette pensée toujours en déplacement.

64. H. G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris 1976, p. 30.

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Chapitre VIII

HISTOIRE ET CRITIQUE DE L’HISTOIRE : La Critique générale de l’Histoire du CalvinismE de Mr Maimbourg, 1682-1683 Au tribunal de la vérité historique, Louis Maimbourg est cité à comparaître. Il devra répondre des contre-vérités proférées à l’endroit des protestants comme de sa douteuse facilité à dédouaner le parti catholique dans sa récente Histoire du calvinisme : en un mot, le procureur cherchera à démontrer le caractère partial et intéressé d’un travail que la passion et la préoccupation eussent dû épargner. Tel apparaît, au cours de la lecture, le Procès Maimbourg qu’instruit Pierre Bayle dans sa Critique générale. Tel, et pourtant plus complexe, à l’évidence. Certes, le rétablissement d’une vérité relative à l’histoire religieuse du xvie siècle est en jeu. Mais l’ambition du jeune réfugié de Rotterdam est plus étendue ; elle est aussi de prendre parti, en sorte qu’au discours partisan de l’ancien jésuite fasse pièce une contre-lecture des événements considérés. Elle est encore de réfléchir en philosophe de l’histoire, ou en historiographe, sur le discours historique en général ; quitte à faire d’emblée état d’un doute radical à son égard, compte tenu des conditions problématiques de son élaboration et de sa production. Le dossier confessionnel au xvie siècle, la défense de la légitimité huguenote, une réflexion de fond sur les conditions de possibilité de l’histoire : ainsi trois thèmes récurrents s’entrelacent-ils au fil de la Critique générale. Tandis que le premier est celui du Procès Maimbourg proprement dit, les deux autres en diversifient l’horizon tout en s’équilibrant réciproquement : la prise de parti interdit de prétendre à une neutralité illusoire du critique, mais la réflexion fondamentale sur l’histoire empêche le discours partisan de prendre le pas sur les faits, et de se leurrer sur ses prétentions. La Critique générale montre la genèse de la pensée historique et critique de Bayle : elle en annonce le style, la logique et les perspectives. Si en effet le positionnement historiographique de Bayle est mieux connu aujourd’hui – ou si du moins les Lumières ne font plus écran entre son originalité et notre époque –, c’est le penseur de la maturité, le « philosophe de Rotterdam », l’auteur du Dictionnaire qui nous est rendu le plus présent : il est du reste normal que l’on considère le stade final d’une pensée, même si celle-ci est marquée par l’inachèvement, dans la mesure où seul il révèle jusqu’où l’auteur a poussé sa réflexion… et ses apories. Mais certains points de détail méritent d’être approfondis. Ainsi en va-t-il du « jeune Bayle » qui prend place sur le marché intellectuel européen comme protestant, philosophe, critique et

. Je pense bien sûr aux travaux d’E. Labrousse, « La méthode critique chez Pierre Bayle et l’Histoire », dans Notes sur Bayle, op. cit., p. 8-24 ; Pierre Bayle I et II, op. cit. Voir également W. E. Rex, Essays on Pierre Bayle and religious Controversy, op. cit. ; J. Solé, « Pierre Bayle historien de la Réforme », dans Historiographie de la Réforme, Ph. Joutard dir., Paris–Montréal–Neuchâtel 1977, p. 71-80 ; Id., Le débat entre protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Paris 1985, 4 tomes ; R. Whelan, The Anatomy ot Superstition, op. cit. — G. Declercq, « L’Histoire du calvinisme de Louis Maimbourg et sa réception par la critique protestante », dans De la mort de Colbert à la Révocation de l’édit de Nantes : Un Monde Nouveau ? Actes du XIVe colloque du CMR 17, L. Godard de Donville éd., Marseille 1985, p. 199-213, consacre à Bayle quelques pages où l’auteur s’efforce de dégager la conception rhétorique qu’il se fait de l’histoire.

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Dossiers d’histoire religieuse historien : tant sa pensée philosophique que sa foi calviniste ou son approche de l’histoire reçoivent, lors des années de son établissement à Rotterdam, des accents durables, voire définitifs, dont la Critique générale atteste l’émergence précoce. Or, en dépit de ces constantes dans l’œuvre baylienne, il n’est pas sans intérêt de poser la question d’une évolution entre les premiers écrits et la période du Dictionnaire. Une telle question, si elle déborde largement le cadre de la présente analyse, n’est donc pas indifférente à sa problématique. Après avoir rappelé les circonstances de rédaction et le plan de la Critique générale, on s’attachera à dégager successivement les aspects critique (le « Procès Maimbourg », avec les accusations portées à l’auteur et à l’œuvre), militant (justification des protestants et contre-attaque anticatholique) et philosophique (réflexions générales sur le discours historique). I. La Critique générale : rédaction et structure 1. Circonstances de la rédaction de l’ouvrage Bayle, jeune professeur de philosophie, a quitté Sedan lorsque l’Académie où il enseignait depuis 1675 a été fermée, en juillet 1681. Il s’est installé à Rotterdam où l’échevin Adriaan Paets a convaincu le conseil de ville de créer une École illustre, et lui en a fait attribuer la chaire de philosophie tandis que Pierre Jurieu est devenu professeur de théologie. Bayle n’a alors que peu écrit, et rien publié. Outre son Cours de philosophie et les Objections qu’il avait formulées aux Cogitationes rationales de Pierre Poiret en 1679, sa production littéraire se limite à trois manuscrits sedanais. C’est durant ses vacances de Pâques (mai 1682) et en quinze jours que Bayle rédige sa Critique générale de l’Histoire du calvinisme. S’il n’y a pas lieu de douter de ces circonstances de rédaction, compatibles avec la taille de cet in 12 de 339 pages, le volume de la documentation utilisée, la précision du travail donnent à penser que le coup a été longuement mûri, et préparé par de nombreuses notes. En dépit du ton badin et toujours courtois de l’ouvrage, Bayle prend la précaution de ne pas le publier à Rotterdam mais anonymement et sous une fausse adresse : à Villefranche, chez Pierre

. La Lettre à M. L. A. D. C. docteur de Sorbonne, où il est prouvé par plusieurs raisons tirées de la philosophie et de la théologie que les comètes ne sont point le présage d’aucun malheur…, qui sera éditée chez Reinier Leers en mars 1682, sous la fausse adresse classique « à Cologne, chez Pierre Marteau ». Elle sera rééditée l’année suivante sous le titre modifié de Pensées diverses, écrites à un docteur de Sorbonne, à l’occasion de la Comete qui parut au mois de Décembre 1680 : OD III, p. 1-160. La Harangue de Mr le duc de Luxembourg à ses juges, que Bayle ne publia pas, fut éditée par E. Lacoste, Bayle nouvelliste et critique littéraire, Bruxelles 1929 (reproduction photostatique de cette édition : OD V,1, p. 79-92). — La « Dissertation sur l’essence des corps », réponse à l’attaque anti-cartésienne du jésuite Louis de La Ville, figurera par la suite dans le Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de Monsieur Descartes, publié par Bayle à Rotterdam chez Reinier Leers, 1684. — Pour le Système abrégé de philosophie, voir OD IV, p. 201-520. — Les Objectiones in libros quatuor de deo, anima et malo (OD IV, p. 146-161) ont été traduites en français par E. Labrousse : OD V,1, p. 13-77. . Bayle l’atteste à la fin de sa XXIIe lettre – la XXIIIe dans l’édition définitive – lorsqu’il déclare à son correspondant : « Jamais je n’avois tant écrit en l’espace de 15 jours, que je viens de le faire pour vous envoyer cette Critique générale… ». L’« avis au lecteur » qui introduit les Nouvelles Lettres de l’auteur de la Critique générale donne un aperçu de l’importance que Bayle attribuait à la Critique générale : il sait l’attrait qu’exerce la nouveauté sur les lecteurs potentiels, connaît le rôle déterminant de la critique… et s’en méfie : OD II, p. 161-164.

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Histoire et critique de l’histoire Le Blanc (en réalité : à Amsterdam, chez Abraham Wolfgang). Il sort en juillet et connaît bientôt deux rééditions : augmenté en novembre de la même année, l’ouvrage est remanié l’année suivante pour une édition genevoise chez de Tournes. L’on sait que l’anonymat de Bayle est accidentellement levé, que l’ouvrage est condamné et brûlé en place de Grève par la main du bourreau en mars 1683. L’indiscrétion sera par la suite lourde de conséquences puisque, comme Des Maizeaux l’a raconté, Jacob Bayle devait payer de sa vie le forfait littéraire de son frère. 2. Structure et développements de la Critique générale Dans la préface de la première édition de la Critique générale, Bayle a lui-même propos un plan qui rend compte de la progression de l’ouvrage. L’ouvrage est divisé, annonce-t-il, en vingt-deux lettres ; dans les cinq premières, l’auteur ne fait que « battre la campagne », c’est-à-dire qu’il s’en tient à des généralités. Les lettres 6 à 20 contiennent la réfutation de l’ouvrage proprement dite. Les lettres 21 et 22 s’attaquent enfin à « tout ce que monsieur Maimbourg a avancé, pour justifier la conduite que l’on tient en France depuis quelque temps envers ceux de la Religion » (2a). Lors de la deuxième édition, Bayle répartira en vingt-sept lettres et fera deux additions. Une dernière refonte à l’occasion de la troisième édition (1684) présentera l’ouvrage en quatre parties et trente lettres, la dernière rassemblant les deux additions: – 1-5 : « Première partie, contenant quelques considérations générales sur le livre & sur la personne de Mr Maimbourg ». – 6-20 : « Seconde partie, contenant plusieurs remarques particulières, sur divers endroits du Livre ». – 21-23 : « Troisième partie, contenant la réfutation de ce que Mr Maimbourg a dit, pour justifier la persécution que l’on fait aux protestans de France ». – 24-30 : « Quatrième partie, contenant l’examen de quelques points de controverse auxquels ce livre de Mr Maimbourg a donné lieu ». C’est présentée de la sorte que la Critique générale fut éditée dans les Œuvres diverses, II, p. 1-160. Dans cette dernière mouture où elle a plus que doublé de volume par rapport au texte princeps (160 pages in folio, sur deux colonnes, soit environ 1 250 000 signes), le pamphlet n’a pas disparu. Mais il s’est enrichi d’un grand nombre

. « On avoit cherché plusieurs fois à [se] venger sur son frère, mais la conduite sage et prudente de ce ministre l’avoit toujours dérobé aux poursuites de ses ennemis. Mr de Louvois qui s’était offensé de quelques traits de la Critique générale sur la conduite qu’on tenoit à l’égard des réformez ordonna que Mr Bayle le ministre du Carla fût arrêté ». P. Des Maizeaux, La Vie de Mr Bayle (DHC, p. xxxiii). Voir aussi E. Labrousse, Pierre Bayle, I, op. cit., p. 199. Dans Pierre Bayle, p. 282, j’ai cherché à montrer que les sources indiquent que Bayle était visé plutôt en tant qu’auteur des Nouvelles Lettres critiques, mais il n’empêche que la levée de son anonymat reste l’événement déclencheur de cette vengeance. On sait qu’en dépit des démarches que Pierre entreprit et fit faire auprès de Versailles, Jacob mourut au moment même où il eût pu être libéré et se réfugier en vertu des clauses de la Révocation concernant les pasteurs. Comme E. Labrousse (Pierre Bayle I, op. cit., et « Pierre Bayle (1647-1706) face à la Révocation » dans La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, 1685, op. cit., p. 97-105) l’a montré, cet événement eut un retentissement considérable sur la pensée et sur la foi du philosophe de Rotterdam. . Les textes retranchés de la dernière édition ont été maintenus en note dans l’édition des OD, et sont pris en compte dans la présente analyse. Toutes les références dans le présent texte indiquent d’abord en chiffres romains le numéro de la lettre dans l’édition définitive, puis la page et la colonne (a ou b) dans le deuxième tome des Œuvres diverses.

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Dossiers d’histoire religieuse de références, de précisions et de développements. Quant à la forme, une certaine approximation demeure, justifiée par la rapidité de rédaction d’un Bayle qui ne s’est donné d’autre plan que celui d’une lecture cursive du travail de Maimbourg, du moins dans la partie centrale de sa Critique : cette apparente désinvolture stylistique est partiellement conservée après les remaniements qu’il impose à son texte lors des seconde et troisième éditions. C’est qu’il y a un style de controverse, au demeurant souligné par la convention du genre épistolaire, où l’on peut se permettre la répétition d’arguments identiques à propos de questions différentes, le retour en arrière sur un point évoqué et que l’on traite plus en profondeur, la possibilité enfin de laisser de côté certains aspects du texte sans pour autant en créditer l’auteur. Si la forme affecte ce « naturel » de la réponse rapide et spontanée, le fond est d’une rigueur implacable. La logique veut n’être pas prise en défaut, et l’établissement des faits obéit aux principes de la pertinence historique dont les exigences draconiennes ont été posées d’emblée. II. Le Procès Maimbourg 1. Les compétences de Louis Maimbourg Bayle n’a pas fondé sa réfutation de l’Histoire du calvinisme sur des arguments ad hominem. L’essentiel de sa critique porte sur le texte lui-même, ses incohérences, ses inexactitudes, ses mensonges ou ses calomnies. Pourtant, la première partie de la Critique générale est riche en propos sur la vie et l’œuvre du Père Maimbourg. Les considérations qu’on y relève ne sont pas odieuses, et le ton sur lequel elles sont proférées reste civil, quoique souvent très ironique. C’est que, en racontant ce que furent ses démêlés avec Rome, ou sa controverse contre Port-Royal, Bayle ne vise pas tant la personne de Maimbourg que ses compétences en tous domaines. Son effort consiste à montrer, tantôt par allusion, tantôt avec précision, que l’ex-jésuite eût mieux fait de s’abstenir de faire de l’histoire, et plus particulièrement celle du calvinisme; de fait, au bout des cinq premières lettres – et Bayle se charge par la suite

. Sur Maimbourg (1610-1686) que le présent travail ne permet évidemment pas de connaître, on consultera l’article de J. Carreyre dans le Dictionnaire de théologie catholique, Paris 1927, t. IX, 2, col. 1656-1661, qui fournit la liste de toutes les publications du jésuite (voir ci-dessous, n. 10) ; G. Declercq, « Un adepte de l’histoire éloquente, le Père Maimbourg, S.J. », Dix-septième siècle 143/2 (1984), p. 119-132, cerne la personnalité intellectuelle du jésuite et rend compte de son style littéraire de manière d’autant plus intéressante que Bayle lui sert de contrepoint critique. Voir aussi, plus brièvement, l’article de G. Bedouelle, « Les historiens catholiques et la réforme protestante », Revue de théologie et de philosophie 118 (1986), p. 131-144, qui permet de le replacer dans le contexte historiographique du moment. — Rappelons avec E. Labrousse, Pierre Bayle I, op. cit., p. 180, n. 48, que l’Histoire de la décadence de l’Empire depuis Charlemagne (1679) et l’Histoire du luthéranisme (1680) furent mises à l’index en raison de leur gallicanisme. Maimbourg fut sommé de quitter la Compagnie de Jésus par le pape alors que son Histoire du calvinisme était sous presse (1681). Le livre parut chez Sébastien Mabre-Cramoisy en 1682. Louis XIV pensionna l’ancien jésuite et lui offrit une retraite à l’abbaye de Saint-Victor. Bayle moque l’intéressement promonarchique de Maimbourg (voir en particulier Lettre V) et les conditions de son expulsion de son ordre (Lettre VII). . Diagnostic qu’il portera explicitement dans les Nouvelles de la République des Lettres : « Il a renoncé à la suite de l’Histoire du calvinisme. Il a fort bien fait ; & il eût mieux fait encore, s’il ne l’avait jamais commencée » (OD I, p. 30a). Il recense sereinement L’Histoire de la Ligue (1684) dans cet article – d’autant plus volontiers qu’il y lit la culpabilité de la Ligue et une réhabilitation du parti protestant sur certains

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Histoire et critique de l’histoire de faire quelques rappels cinglants –, le lecteur est convaincu de l’incompétence de Maimbourg. Ce discrédit provient en premier lieu des moyens pitoyables et du médiocre résultat de la controverse qu’il mena en chaire contre les jansénistes. Tant comme prédicateur que comme controversiste, Maimbourg fut risible. La thèse est ici que Messieurs de Port-Royal étaient des adversaires intellectuellement bien trop supérieurs pour que celui-ci aie quelque chance de les confondre : « ils l’ont blessé où il est le plus sensible, lui ayant fait voir qu’ils en savoient plus que lui, et plus que sa Compagnie » (IV, 20b). Bayle réitérera ce constat à propos de la paraphrase des Psaumes par Marot : « ce n’est nullement son fort que la critique des versions de l’Ecriture : Mrs de PortRoyal le devroient avoir guéri pour une bonne fois, de l’envie de se signaler par là » (XIV, 61a). Derrière l’ironie se profile l’explication des violentes attaques actuelles contre le calvinisme. Pour Maimbourg en effet, il faut regarder le jansénisme comme une espèce de calvinisme (I, 8b). Cet amalgame est sous sa plume une arme à double tranchant. Dirigée contre les jansénistes, elle est meurtrière, car il sait que rien n’est plus capable « d’exposer les ecclésiastiques de Port-Royal à l’exécration publique que de les faire passer pour des disciples de Calvin » (IV, 21b). Dans un second temps, la haine et l’emportement qu’il nourrit à leur égard sont réorientés contre les calvinistes, qui paient a posteriori pour son échec : « ayant été employé à prêcher contre Messieurs de Port-Royal & ayant très-mal réussi dans ce combat, il est très-naturel de croire qu’il lui en est demeuré un chagrin plein de fiel & d’amertume, qu’il décharge partout où il peut » (I, 8b). Cette présentation d’une ancienne controverse permet à Bayle de marquer deux points décisifs pour juger a priori la valeur historique de l’Histoire du calvinisme : d’une part, Maimbourg a des comptes à régler et un désir de vengeance à assouvir. Partant, il n’est pas en mesure de considérer l’objet qu’il s’est donné sans préjugé ni « préoccupation ». D’autre part, l’amalgame entre jansénisme et calvinisme auquel il se livre hypothèque lourdement la pertinence de ses jugements à l’égard de l’une et l’autre doctrines : en prétendant régler leur compte aux jansénistes par

points –, et son Traité historique de l’établissement et des prérogatives de l’Eglise de Rome & de ses évêques (1685 : NRL mars 1685, art. III). Mais, emboîtant le pas à Jacques Boileau dont il recense les Considérations sur le Traité historique, Bayle ressasse d’anciens reproches : « En examinant ces faits on montre sur tous, ou qu’il rapporte mal, ou qu’il les applique mal, ou qu’il tronque les passages, ou qu’il contredit ce qu’il avoit posé dans ses autres livres, ou qu’il en tire des conséquences absurdes » (NRL avril 1686, cat. III ; OD I, p. 543b). En dépit des critiques essuyées de toutes parts, Maimbourg recevra de Bayle un hommage posthume – non dénué d’ambiguïté – dans le Dictionnaire : « II y a peu d’historiens, parmi même ceux qui écrivent mieux que lui, & qui ont plus de savoir & d’exactitude que lui, qui aient l’adresse d’attacher le lecteur autant qu’il fait. Je voudrois que ceux qui pourroient le surpasser en bonne foi & en lumières, nous donnassent toutes les histoires qu’il eût entreprises, s’il avoit vécu encore vingt ans & qu’ils y semassent les mêmes attraits que lui. Ce ne seroit pas un médiocre bien pour la République des Lettres. » (DHC, « Maimbourg »). Sur l’attitude partagée de Bayle à l’égard de l’œuvre de Maimbourg en général, voir G. Declercq, « Un adepte de l’histoire éloquente », op. cit., p. 124 sq. . Les sermons prononcés en l’église de la rue Saint-Antoine à Paris les 28 août et 4 septembre 1667 n’ont pas été conservés. On les connaît par les réactions des jansénistes. Maimbourg écrivit deux traités : Lettre d’un docteur en théologie à un de ses amis sur la traduction du Nouveau Testament imprimé à Mons, s.l.n.d. (10 novembre 1677) et seconde Lettre. Arnauld répliqua par la Défense de la traduction du Nouveau Testament imprimé à Mons contre les sermons du P. Maimbourg, s.l.n.d in 4. Nicole rédigea aussi une Défense imprimée à Cologne en 1668.

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Dossiers d’histoire religieuse l’écriture de l’histoire, Maimbourg discrédite à la fois son argumentation polémique et sa vision historique (cf. IV, 23b). Le canal employé pour diffuser ses idées – la prédication – offre de surcroît l’occasion à Bayle de forcer le trait. C’est avec complaisance qu’il retourne l’apologie des sermons du jésuite à son désavantage : les éclats de rire que suscitaient ses prestations homilétiques étaient-ils excités par « ses continuelles mommeries », ce qui donnerait du poids à la remarque des jansénistes selon laquelle on allait « au sermon du P. Maimbourg, comme à la comédie » ? Mais la défense de son « apologiste » consiste à prétendre que ceux-ci se mêlaient à l’auditoire et, manquant d’esprit, riaient à contre-temps parce qu’ils ne comprenaient pas les bons mots. N’est-il pas alors plus blâmable encore de bouffonner en chaire – « le lieu du monde où il est le plus malséant de perdre sa gravité » – et de ne trouver à redire qu’à ce contretemps ? (IV, 23a). Disqualifié comme controversiste et prédicateur sur le front janséniste, Maimbourg l’est aussi comme jésuite gallican, notamment en raison de son attachement à la cour louis-quatorzienne. À cet égard, Bayle lui adresse une kyrielle de remarques qui se résument à deux reproches essentiels : – Jésuite, il devait obéissance au pape. Or, couvert par l’autorité royale, il s’est rebellé lorsqu’il a été défroqué. Ce qui n’aurait qu’une importance secondaire pour un protestant, voire même pour un laïc catholique, prend un relief particulier lorsque celui qui désobéit est un ecclésiastique : « Vous & moi, monsieur, ne ferions pas scrupule d’en user ainsi, & nous n’en serions pas fort blâmables. Mais qu’un jésuite, demeurant jésuite, se moque publiquement d’une censure faite sous l’autorité du pape, & qui lie la conscience de la plupart des catholiques, s’en trouvant peu qui osent lire des livres défendus, sans avoir consulté leurs directeurs ; c’est ce qui me paraît violent, & d’une âme la plus hardie, & la plus colère qui fut jamais » (I, 9a). L’argument est repris lorsque, dans la Lettre VII, Bayle examine les circonstances dans lesquelles Maimbourg a été expulsé de la Compagnie. La suspension royale du décret pontifical qui l’excluait est en effet révélatrice d’un étrange état de fait : « les ordres du pape pour une chose purement ecclésiastique sont nuls, à moins que le roi ne les approuve » (VII, 34a). Pourtant, selon les lois de l’Église catholique romaine elle-même, tous ceux qui n’ont pas respecté ce décret et ont continué à considérer Maimbourg comme jésuite ont désobéi. Une telle situation ne manque pas de piquant, puisque ceux qui reprochaient aux jansénistes d’être rebelles au pape « tombent peu d’années après dans une semblable rébellion » (ibid., 34b). – Pensionné par Louis XIV, il n’est plus en mesure de considérer l’histoire récente avec d’autres lunettes que celles de la cour. Tant en ce qui concerne le conflit entre le roi et le pape qu’à propos de la ruine du calvinisme, Maimbourg identifie ses discours aux projets royaux ; au propre comme au figuré, il est à la solde du roi, et Bayle emploie plusieurs fois l’expression de « plume gagée » pour souligner ce statut. Cette attitude partisane hypothèque donc tout travail en histoire récente ; mais elle a aussi des conséquences sur l’histoire ancienne, que Maimbourg s’avère récrire, soit aux fins de règlement de compte personnel, soit en fonction des besoins idéologiques

. La Défense des sermons du Père Maimbourg faite par L. D. S. [exactement : L. D. S. F. pour Louis de Sainte Foy], imprimée à Paris chez François Muguet en 1668, est une auto-défense. Bayle n’en est évidemment pas dupe. Dans le Dictionnaire, il continuera de railler le prédicateur par procuration, en citant un « récit assez facétieux d’un écrivain de Port-Roial » (DHC, « Maimbourg », rem. C).

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Histoire et critique de l’histoire du moment : son Histoire des iconoclastes illustre la première motivation, car « en faisant le zélé contre les hérétiques du quatrième siècle, il se venge des affronts que le Port-Royal lui avoit faits dans une juste défense » (IV, 23b). Quant à la seconde, la soumission opportuniste au parti gallican dans l’affaire de la Régale se donne à lire dans l’Histoire de la décadence de l’Empire depuis Charlemagne et des différends des empereurs avec les papes... : « sachant que l’intention de S. M. étoit d’étendre la régale sur toutes les parties de son royaume, il choisit pour sa tâche annuelle de 1679 les démêlez des papes & des empereurs : ce qui lui fournit un beau champ pour parler de la régale, du droit des investitures, de la dépendance des evêques, &c. » (V, 27a). Cet opportunisme n’est donc pas sans précédent, quoiqu’il atteigne un sommet dans son dernier ouvrage : La grande raison qui a fait que le Père Maimbourg a écrit l’Histoire du calvinisme avec des emportemens si outrez, & si dignes d’un jeune déclamateur, qui s’exerce sur les lieux communs de l’invective, la voici ; c’est qu’il a vu la cour de France déterminée à ruiner le calvinisme en aussi peu de temps qu’il en mettroit à composer son histoire. Il a donc crû qu’il falloit préparer l’apologie de toutes les violences que l’on employeroit pour venir à bout de ce grand dessein, & que, pour bien faire cette apologie, il faloit représenter les calvinistes sous les idées du monde les plus hideuses, toujours prêts à se révolter contre leurs légitimes souverains, & à plonger leur patrie dans les plus lamentables désolations, qui puissent être conçuës par les âmes les plus enragées, les plus infernales, les plus sacriléges… (I, 9a).

À ces critiques adressées au controversiste, au prédicateur, à l’ancien jésuite, au gallican pensionné par le roi, s’ajoutent quelques traits contre le chrétien : Bayle relève l’hiatus entre la douceur qu’il lit dans la morale évangélique et la violence des propos de Maimbourg (« le langage d’un Polypheme altéré de sang »), feignant de trouver surprenant qu’ils soient tenus par un homme qui a appartenu durant 55 ans à une compagnie nommée « la Société de Jésus » (XIII, 59a). Même remarque lorsque Maimbourg s’étonne de l’indifférence de Michel de L’Hospital à propos de sa sépulture (XVI, 67b-68a : sa stupéfaction frise le paganisme) et lorsqu’il juge bizarre la dévotion de Bèze au colloque de Poissy. Mais là, le manque de piété ne lui est pas propre, car l’Église romaine toute entière ne sait plus prier (XVI, 69b-70a). Au bout du compte, il ne reste qu’à enregistrer le glissement moral de Maimbourg au cours des années, car le faux air de profondeur dont il parsème son texte ne dupe personne : « il ne faut point accuser ses livres d’inspirer la dévotion, & il y a beaucoup d’apparence qu’ils plaisent moins aux dévots, qu’à ces personnes de l’un & l’autre sexe qui veulent trouver le bel air partout, & les manières aisées » (XIX, 85a). Une telle superficialité fait ici symptôme de la contagion qu’exerce l’esprit du monde sur l’ancien jésuite. L’ensemble des remarques qui précèdent encadre et fait ressortir la principale critique mise au passif de Maimbourg : les qualités d’historien dont il se targue sont usurpées. L’historien en général, celui des écrits antérieurs à l’Histoire du calvinisme – Bayle les connaît et les cite tous10 – a déjà montré son incapacité à maîtriser sereinement son objet. La Critique générale épingle son habitude de faire des révérences

10. La liste des travaux historiques de Maimbourg permet de constater le succès de librairie que ses œuvres rencontrèrent. On y a ajouté les références des passages de la Critique générale où Bayle cite chacun d’eux afin de faire ressortir la bonne connaissance qu’il a de ces travaux. – Les Sermons contre la Version de Mons (non conservés). Cf. CGM I, 8b ; IV, 21a, 25a ; XXII, 99b ; XXVIII, 132a ; XXX, 158b.

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Dossiers d’histoire religieuse et s’étonne lorsqu’il en omet une (XIX, 84a). Elle se moque de ses prétentions immodestes : « Il semble que son principal but ait été de faire comprendre qu’il ne lui est pas impossible de faire imprimer tous les ans une Histoire de plusieurs siècles & de tous les païs du monde, & d’y employer néanmoins tout le temps & toute l’exactitude nécessaire » (XXX, 158b). Derrière le compliment sur son style (« un certain air de narrer les choses de bonne grâce, & en ton de maître ») se cache un soupçon : « il se pourrait bien que cette agréable & savante variété [...] n’est qu’un fruit de son adresse à faire valoir le peu qu’il sait » (IV, 20a)11. C’est dans un résumé non dénué d’ironie que Bayle lie la gerbe des motivations « historiques » de l’œuvre de Maimbourg : « La Fortune n’ayant pas secondé les bonnes intentions qu’il a toujours eues d’acquérir une glorieuse réputation, ni du côté de la chaire, ni du côté de la critique, ni du côté de la controverse, il chercha un autre emploi à son esprit, & s’avisa de devenir historien. » (IV, 23b). On pourrait ne lire là qu’un coup de griffe en direction de l’adepte de l’« histoire éloquente ». Mais l’incompétence qu’engendre une telle vocation « par défaut », qui pourrait en d’autres circonstances n’inspirer que le sourire, suscite un jugement plus grave lorsque l’on en examine les effets sur l’approche de la Réforme. Car son manque de rigueur amène Maimbourg à reprendre à son compte d’indignes allégations. Ainsi à propos du colloque de Poissy, en va-t-il de ces « vieilles calomnies réfutées mille & mille fois » qu’il « n’a pas eu honte de remettre sur le tapis, comme quelque chose de nouveau, quoiqu’il n’ignore pas les réponses qui ont été faites à ces fables » (XVI, 68b). Et sa faiblesse de controversiste éclate au grand jour lorsque, prétendant réfuter

– Histoire de l’arianisme depuis sa naissance jusqu’à sa fin, avec l’origine et le progrès des sociniens, Paris, 1673, 2 vol. in 4 ou in 12. Rééd. 1675,1678,1682,1683, (1688). Cf. CGM IV, 23b ; V, 28b, 29b ; XIX, 85a ; XXX, 146b, 147a, 148a (× 2). – Histoire de l’hérésie des iconoclastes et de la translation de l’Empire aux Français, Paris, 1674, 3 vol. in 12. Rééd.1675,1678,1679,1683. Cf CGM IV, 19a, 23b (× 2) ; V, 27a, 28b, 29b ; XIII, 55a ; XIX, 85a ; XXII, 102a. – Histoire du schisme des Grecs, Paris, 1677, 2 vol. in 12. Rééd. 1677,1678,1679,1682. Cf. CGM 2e préf, 4b ; I, 9a ; IV, 25b ; V, 25a, 27a ; XXX, 159b. – Histoire des Croisades pour la délivrance de la Terre Sainte, Paris, 1675, 2 vol. in 4. Rééd. 1682,1684. Cf. CGM XVII, 75b. – Histoire de la décadence de l’Empire depuis Charlemagne et des différends des empereurs avec les papes au sujet des investitures et de l’indépendance, depuis la mort de Charlemagne en 814 jusqu’en 1536. Paris, 1679, in 4. Rééd. 1681,1682 (mis à l’index : 23 mai 1680). Cf. CGM XXX, 152b. – Histoire du luthéranisme. Paris 1680, 2 vol. in 4. Rééd. 1681 (mis à l’index : 12 décembre 1680). Cf. CGM I, 7a, 8b, 9a ; IV, 24a, 25a ; V, 27b, 28b ; XVII, 75b ; XVIII, 80a ; XXII, 102a ; XXIII, 110b ; XXV, 118b ; XXVII, 122b, 123b, 124a ; XXX, 146b, 151b, 157 (× 2). À elle seule, l’Histoire du calvinisme fait l’objet de 117 citations ou références au long de la CGM. — Les textes de controverse théologique anti-protestante (La méthode pacifique pour ramener sans dispute les protestans à la vraye foy…, 1670 ; Traité de la vraie Parole de Dieu…, 1671 ; Les véritables principes pour convaincre les Protestans et pour les ramener paisiblement à la foy catholique, 1673 ; Traité de la véritable Eglise de Jésus-Christ, 1674) ne sont pas cités. 11. Bayle reprendra l’idée selon laquelle le succès de Maimbourg est dû à la confusion des genres entre roman et histoire, lorsqu’il recensera, dans les Nouvelles de la République des Lettres, son Histoire de la Ligue : NRL, avril 1684, art. III, déjà cité. Ce n’est pas un compliment pour celui qui « répudie la pure spéculation, le “roman”, pour ne donner véritable droit de cité qu’aux interprétations qui ont des pièces pour caution. S’il n’est pas interdit à l’historien d’avancer des conjectures, du moins doivent-elles être explicitement données pour telles et restent-elles contestables et douteuses tant qu’aucun document n’est venu les appuyer ». E. Labrousse, Pierre Bayle, II, op. cit., p. 57.

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Histoire et critique de l’histoire la Politique du clergé de France12 (cf. XXIII), il ne parvient pas même à contrer l’un des quatre arguments que son auteur expose, en passant sous silence les autres. En fait, le lecteur est invité à n’être pas dupe des faux-semblants : le travail de Maimbourg apparaît d’un bout à l’autre pétri de mauvaise foi : Pour de la bonne foi, je vous avoue que je ne lui en crois pas beaucoup. Ce n’est pas qu’il n’en témoigne en bien des endroits, affectant de reconnoître les fautes du parti qu’il favorise, & certaines choses louables dans le parti contraire. Il fait fort valoir ces traits-là quand il lui échapent, & il fait assez entendre qu’on doit lui en tenir un grand compte. […] Mais tout cela m’est suspect, & je suis fort tenté de croire que ce n’est qu’un artifice & qu’une ruse. Il veut qu’on s’endorme sur sa bonne foi, & qu’on s’imagine que puisqu’il se rend à la raison en certains cas remarquables, par tout ailleurs c’est la même chose. (IV, 20b).

2. Critique interne de l’Histoire du calvinisme Comme l’annonce l’épithète « générale » dont il qualifie sa Critique, le travail que Bayle effectue sur le texte proprement dit n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Dès la première préface, le lecteur est averti que l’« auteur de ces Lettres […] n’ayant pas prétendu réfuter l’Histoire du calvinisme, mais seulement faire quelques réflexions sur les faits qu’elle rapporte, il ne faut pas que le lecteur prenne pour des faits avouez par les protestans, tous ceux dont il semble que cet Auteur demeure d’accord ; […] qu’on ne croye pas que l’auteur reconnoît la vérité des faits dont il ne montre pas la fausseté. Son silence ne doit pas passer du tout pour un aveu… ». Cet avertissement de première page est suffisamment important pour que Bayle le répète dans la seconde préface (3b) et à la fin de la dernière Lettre (XXX, 159a). Il est à l’évidence une précaution oratoire, mais aussi l’indice de l’écriture baylienne, traversée, pour ne pas dire constituée, par de permanentes digressions. Lorsqu’il aborde l’ouvrage lui-même, Bayle n’expose pas sa méthode, mais précise ce qu’elle ne sera pas : « Je ferai quelques remarques puis que vous le voulez ainsi. Mais j’en ferai peu sur la fidélité, ou sur l’infidélité des citations, ou plutôt je n’en ferai aucune sur ce point-là. Je n’opposerai point non plus histoire à histoire, laissant cela à de plus habiles gens que je ne suis, qui d’ailleurs ne me sens pas la patience nécessaire pour feuilleter, & pour confronter beaucoup de volumes » (VIII, 36b ; cf. aussi XV, 63b). Un tel refus de la rectification ou de la comparaison érudite peut étonner qui connaît le goût de Bayle pour la citation avérée ou le fait établi. Comme le paragraphe suivant le montrera, Bayle ne s’en tient d’ailleurs pas au modeste programme qui consisterait à faire « quelques remarques ». L’arsenal bibliographique est sous son coude, et il le sollicitera de plus en plus dans les seconde et troisième éditions, en dépit de l’avertissement de la deuxième préface : « Quoique mon ouvrage se soit accru de la moitié, dans la revue que j’en ai faite, pour une seconde édition, je me suis pourtant tenu renfermé dans les bornes que je m’étois prescrites : je ne suis point entré dans la discussion des faits, ni dans les recherches historiques qui fissent voir notre innocence » (3b). En fait, ce préambule est plus tactique que descriptif ; il

12. De Jurieu, que Bayle ne nomme évidemment pas : La Politique du clergé de France ou entretiens curieux de deux catholiques romains l’un Parisien et l’autre provincial sur les moyens dont on se sert aujourd’huy, pour destruire la religion protestante dans ce royaume, à Cologne [Amsterdam] chez Pierre Marteau, 1680, in 12.

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Dossiers d’histoire religieuse annonce un angle d’attaque démarqué du style de la controverse : c’est avant tout par Maimbourg que l’on réfutera Maimbourg. C’est en relevant les contradictions dans lesquelles il s’enferre que l’on démasquera l’inanité de son Histoire du calvinisme. Il y a les fautes de logique dans le raisonnement. Ainsi, dès l’Épître dédicatoire, Maimbourg s’embrouille dans sa tentative de concilier les faits et la flatterie : comment peut-il dire au roi que le calvinisme est à présent réduit à un état pitoyable « par des ordonnances toutes pleines de sagesse & d’équité, qui lui ôtent ce qu’il avait usurpé contre les edits, & par la grandeur de son zèle qui donne tous les jours mille marques… » ? L’inconséquence est notoire, car les ordonnances pleines de sagesse et d’équité ne nous ont pas fait grand mal, puis qu’au dire de Mr Maimbourg, elles n’ont servi qu’à nous ôter ce que nous avions usurpé contre les edits. Après avoir perdu cela, nous devions être dans l’état où nous étions du tems des edits, c’est-à-dire, selon le témoignage du P. Maimbourg, capables d’en extorquer à main armée, qui nous fussent très-avantageux. Si, non contens de la puissance que nous avions en ce temps-là, nous avions usurpé bien des choses contre les edits, il faloit que nous fussions bien à notre aise. Les ordonnances équitables de S. M. sont venues nous dépouiller de nos usurpations : hé bien, nous voilà comme nous étions au tems de l’edit de Nantes. Jusques-là notre condition n’étoit pas si fort à plaindre : tout ce qu’il faloit faire pour nous réduire à un état presque anéanti, tout languissant, & tendant manifestement à sa fin, restoit encore à exécuter, & c’est ce qu’a fait la grandeur du zèle de notre monarque. Ainsi le zèle a fait tout sans l’équité. Quels embarras, & quelles absurditez dans une très-petite Epitre dédicatoire, que de dire à un grand prince qu’il a exterminé le calvinisme par un zèle destitué d’équité ! (VI, 32a).

Et quel plaisir féroce – mais amer – prend ici Bayle : quand on sait le peu de respect qu’il porte au « zèle », synonyme pour lui de fanatisme, on conçoit qu’il se délecte à détourner le discours de Maimbourg au profit d’une condamnation de la répression anti-protestante menée par le roi : car Maimbourg, feint-il de déplorer, vient de dire à Louis XIV ce que lui, Bayle, pense de sa politique : il a exterminé le calvinisme par un « zèle destitué d’équité ». Pareil exemple illustre bien cet angle d’attaque, car c’est avant tout à la ferveur monarchiste et gallicane que Bayle en a. Ainsi prend-il Maimbourg en défaut de soumission lorsqu’il tente de justifier l’attitude des triumvirs face à Henri IV : « il est tellement préoccupé qu’il ne s’aperçoit pas, qu’il dit des choses contraires aux droits de la majesté souveraine » (XVII, 72b). Même remarque lorsque Maimbourg admet sans sourciller que la justice de Charles IX rendue lors de sa tournée provinciale était systématiquement partisane : « A quoi songe M. Maimbourg, d’avouer cela de si bonne foi ? Ne sacrifie-t-il point par cet aveu l’honneur de la cour de France de ce temps-là, & ne fait-il pas voir manifestement que ce voyage fut une enchainure d’injustices, & de fourberies continuelles ? » (XVII, 78b). Cette dix-septième Lettre est au demeurant truffée de ce genre de remarques ; ainsi Maimbourg se coupe-t-il lorsqu’à la suite du massacre de Vassy, incapable de dépasser l’incompatibilité entre son parti-pris en faveur des Guise et son respect de la monarchie, il découvre sa partialité : le duc se moqua des ordres de la reine, et s’en alla tout droit à Paris où il entra en roi triomphant, aux acclamations de toute la ville. Il n’y a point d’homme sans préoccupation, qui ne reconnoisse, que cette conduite était un crime de leze-majesté, digne du dernier supplice ipso facto. Mais Mr Maimbourg, aveuglé par ses préjugez, en parle bien autrement ; il nomme cette désobéissance & ce crime de félonnie une respectueuse fermeté. Si un huguenot avoit

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Histoire et critique de l’histoire ainsi foulé aux pieds le commandement de son prince (car c’étoit le roi, représenté par la Régente sa mère, qui avoit défendu au duc de Guise d’aller à Paris), l’auteur ne trouveroit point de termes assez infâmes, pour exprimer cette insolence rébelle. (XVII, 72ab)

Les dénonciations de ce procédé, « deux poids, deux mesures », abondent au long du texte, et l’on verra dans la dernière section qu’elles expliquent en partie le profil pyrrhonien de la Critique générale. Au cours de la dernière Lettre enfin, Bayle se complaît à relever l’opportunisme de Maimbourg dans l’affaire de la Régale. À propos du conflit qui opposa Ambroise de Milan et l’impératrice Justine tel que l’expose l’Histoire de l’arianisme, Bayle note que son auteur, qui « ne songeoit pas en ce tems-là à la Régale, nous a raporté ce fait sans l’accompagner d’aucune réflexion, qui nous expliquât pourquoi il étoit permis à saint Ambroise d’établir des evêques contre l’intention du souverain, au lieu qu’aujourd’hui c’est un crime de n’applaudir pas aveuglément à la nomination des prélats qui est faite par Sa Majesté » (XXX, 146b). De telles citations attestent l’existence d’un faisceau d’arguments visant à discréditer la logique de Maimbourg, et dont la suite donnera au demeurant d’autres exemples. Mais au champ spécifique sur lequel le combat est mené – la lecture de l’histoire réformée – s’applique aussi pareille rigueur. Deux exemples en font foi : sur la théologie de Calvin, Maimbourg est pris en flagrant délit de défaut méthodologique. Il juge a priori de la qualité théologique de Calvin, en s’appuyant sur sa formation. Or un tel jugement ne peut se fonder que sur l’analyse des textes eux-mêmes, à laquelle on peut douter que Maimbourg se soit livré (XI, 47a)13. Lorsqu’il est question des massacres de Cabrières et de Mérindol, Maimbourg met tant d’empressement à disculper le Président d’Oppède qu’il en vient à desservir sa cause en la rendant invraisemblable : deux aberrations sont ici dénoncées. D’une part, la conduite apaisante dont Maimbourg crédite d’Oppède est contredite par le procès qui lui fut fait au Parlement de Paris, sur ordre du roi. La remarque de Bayle ne manque pas d’humour : « Je ne trouve rien de plaisant comme de voir le parlement de Paris employer cinquante audiences consécutives à voir si un homme, qui châtie les rebelles les plus criminels qui puissent être, par ordre de son roi, & en exécution d’un arrêt du Parlement, mérite la mort. Ils étoient bien de loisir en ce tems-là nos seigneurs du Parlement. » (XII, 52b). D’autre part, comment justifier l’affirmation selon laquelle les vaudois étaient coupables de rébellion, alors que le précis du plaidoyer du Président – que Maimbourg lui-même fournit – « ne lui fait pas dire un seul mot des ravages commis par ces gens-là, ce qu’il n’eût jamais oublié de faire, s’ils eussent effectivement commis toutes les profanations, & tous les saccages qu’on leur attribue » (XII, 53a) ?

13. À propos de Calvin, Bayle démonte l’argument de Maimbourg selon lequel sa théologie était un « squelette de religion » et retourne la critique en compliment : « c’est une marque qu’il agissoit de bonne foi, & qu’il ne cherchoit pas les expédiens d’attirer & d’attacher les peuples à sa secte par quelque chose qui frapât leurs sens. S’il eût cherché sa gloire ; s’il se fût fait une idée de religion par des vues de politique […], il se fût bien éloigné de cette pauvre idée que l’auteur appelle un squelette » (XI, p. 48a – voir aussi 50a). Sur l’historiographie calvinienne en général, se reporter à J.-R. Armogathe, « Les vies de Calvin aux xvie et xviie siècles », dans Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 45-59.

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Dossiers d’histoire religieuse Ces derniers exemples contribuent à dessiner les contours d’une attaque essentielle : l’historien produit un travail d’interprétation de sources. Or Maimbourg utilise de mauvaises sources (par exemple, les vieilles calomnies) ou n’utilise pas celles qu’il pourrait exploiter (par exemple, pour la théologie de Calvin) ou les utilise mal : dans ce cas, il les traite de manière bornée et partisane, ou incomplète. On citera ici une remarque à propos de la dispute au couvent des cordeliers, à Genève : « Il n’y eut, à ce que dit monsieur Maimbourg, en tout ce temps-là, que deux docteurs qui se présentassent pour disputer contre ses thèses [...]. De ces docteurs qui disputèrent, l’un étoit un fort habile jacobin [...] ; l’autre s’étant fait protestant n’agissoit pas de bonne foi, & ne disputa pas aussi fortement qu’il l’eût pu, afin de laisser l’avantage à son parti ». Dénonçant ce procès d’intention, Bayle pose le problème en historien : « C’est ainsi que Mr Maimbourg le raporte sans aucune preuve, si bien qu’on peut lui dire qu’à moins qu’il ne nous rapporte le certificat de l’abjuration du second docteur, par lequel il paroisse qu’il étoit déjà converti avant la dispute nous ne sommes point obligez d’ajouter foi à cette circonstance [...] » (X, 45a). Un passage tiré de la Lettre XVII déjà citée plus haut nous permettra de conclure sur ce point. À propos d’une émeute à Saint-Médard14, Bayle rapporte la version qu’en donne Maimbourg, à savoir la fureur destructrice des huguenots suivie, malgré la patience des catholiques, de représailles de la part de ces derniers, pourtant vite interrompus par les magistrats. Puis il procède à la dissection du discours, où l’on retrouve la plupart des griefs rencontrés : La partialité est toute visible dans la manière dont il parle de ces deux actions : de la première avec des expressions chaudes, vives, & qui vont dans le détail ; de l’autre, en termes généraux. Outre qu’il nous dit sans preuve que ce sont les huguenots qui commencèrent, ce qui est manifestement suspect de fausseté ; car comme ils étoient les plus foibles & n’avoient pu obtenir encore une permission authentique de s’assembler, & que les catholiques étoient ardens à les poursuivre, animez par le droit de possession, et incomparablement plus forts qu’eux, la présomption est que les calvinistes n’ont pas commencé les émeutes, selon la remarque d’un historien, grand politique [Salluste], que dans toute querelle celui qui est le plus puissant, quoi qu’il ait reçu l’injure, est néanmoins soupçonné de l’avoir faite, parce qu’il a plus de moyens de faire tout ce qu’il veut. Si bien que, sur cette grande probabilité qui me favorise, je suis en droit de penser que monsieur Maimbourg a changé l’ordre, puis que dans un fait si éloigné de la vraisemblance, il n’a point indiqué un fidèle procès verbal qui fît foi que la sédition des huguenots est antérieure à celle des catholiques. De plus, quelle apparence que les magistrats, qui prirent un si grand soin de réprimer les violences des catholiques, à ce qu’on nous dit, n’ayent pas fait un pas, ni pour empêcher les huguenots de faire tous ces épouvantables désordres qu’on leur attribue, ni pour les châtier par les voyes de la justice, quand le trouble fut cessé ? Monsieur Maimbourg ne nous dit pas qu’ils ayent fait ni l’un ni l’autre. Assurément il ne prend point garde qu’à force de vouloir noircir les gens on les justifie ; & pour moi je n’ai point besoin d’aucun autre contre-poison contre son histoire que son histoire même… (XVII, 73a).

14. Le 14 décembre 1561 ; voir, sur cet épisode, N. Weiss, « Lieux d’assemblées huguenotes à Paris avant l’édit de Nantes, 1524-1598 », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 48 (1899), p. 146 sq.

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Histoire et critique de l’histoire Partialité, mensonge, invraisemblance, défaut de source ou manque de preuve, contradiction ; les ingrédients de l’Histoire du calvinisme sont rassemblés pour démontrer la pertinence de la tactique adoptée : combattre Maimbourg sur son propre terrain en mettant à jour ses « filouteries », et le battre avec ses propres exposés. 3. Critique externe de l’Histoire du calvinisme L’efficacité de la critique interne n’empêche pas Bayle de solliciter d’autres auteurs ou d’autres sources que celles qu’utilise Maimbourg. Il produit quelques documents pour contrer son adversaire, mais le procédé reste rare15. Le plus souvent, il recourt à d’autres moyens. On l’a vu, Bayle ne prétend pas réfuter Maimbourg en lui opposant une version protestante de l’histoire. Il se réfère plus volontiers aux écrivains catholiques eux-mêmes, considérant que leur bord confessionnel crédite plus valablement leurs affirmations, soit qu’elles chargent les catholiques, soit qu’elles blanchissent les protestants. Beaucoup d’entre eux sont sollicités (Brantôme, Du Maurier, Varillas, Rapin, Sarpi, Hardouin de Péréfixe, Pallavicin entre autres), mais tout particulièrement Mezerai et de Thou16, que Bayle cite ou auxquels il se réfère explicitement vingt-sept et vingt-six fois respectivement. Il est d’ailleurs persuadé que la seule autorité de ces deux historiens suffirait à contrer Maimbourg, quand l’auteur de l’Histoire du calvinisme n’en donne pas lui-même les instruments : Je ne fais nul doute, que si quelqu’un des nôtres se mêle de réfuter l’Histoire du calvinisme, il ne puisse le faire très-aisément, soit par le moyen de messieurs de Thou, & de Mezerai qui, demeurant bons catholiques, ont eu la force, par une grandeur d’âme extraordinaire, de résister à la violence des préjugez, soit par Mr Maimbourg lui-même, dans les choses qu’il avoue contre son parti & pour le nôtre. (II, 12a).

Sans se livrer personnellement à ce travail de manière systématique, Bayle utilise l’un et l’autre historien. Sur les cinquante-trois références17 qu’il fait à leurs ouvrages, quarante-deux (21 et 21) servent à critiquer l’attitude du parti catholique (l’Église

15. À sept reprises : VI, 32a : lettre du Roi d’Angleterre à l’évêque de Londres ; VIII, 37b : lettre de Pellisson à Le Camus, tirée de La Politique du clergé de France ; XXI, 91a : institution de la Commission de l’édit par Louis XIV ; XXII, l01ab : extrait de l’édit de Saint-Germain, et lettre du roi de France à l’Électeur de Brandebourg ; XXIII, 108b : Remontrance de l’Assemblée du clergé, 1656 ; XXIII, 113a : extrait de la harangue de Du Perron aux Etats ; XXX, 153b : extrait de l’Avertissement pastoral de 1682. — La teneur de ces documents-sources nous renvoie à une conception de l’histoire évidemment datée. Aussi faut-il se souvenir qu’aux yeux de Bayle, « l’historien tient à la fois de l’orateur et du moraliste, il ne s’adresse qu’à des sources littéraires, [… il] ne considère que les événements militaires et politiques et il attribue un rôle démesuré aux individus, monarques, prélats ou favorites » (E. Labrousse, « La méthode critique chez Pierre Bayle et l’histoire », op. cit., p. 450). De fait, c’est le critique plus que l’historien qui fait œuvre originale. 16. Du premier, l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France. Divisé en 6 tomes, à Amsterdam chez Abraham Wolfgang, 1673. Du second, Jac. Augusti Thuani Historiarum sui temporis, Parisiis apud vid. M. Patissonii, 1604 (multiples éditions successives en latin et en français). 17. Mezerai : [II, 12a] ; III, 14a, 17a, 17b ; IX, 41a, 43a ; XIII, 55a ; XV, 65a ; XVI, 67a, 70b ; XVII, 73b, 74a, 76a ; XVIII, 80a, 80a, 82b, 83a, 83a (× 2) ; XXI, 89b ; XXII, 102b ; XXIII, 110a, 111a ; XXV, 118a, 120a ; XXVIII, 132b ; XXX, 148a. De Thou : [II, 12a, 13b, 14a] ; III, 14b, 15a, 15b (× 3), 16a (× 2), 16b, 17a, 17b (× 2), 18a ; XII 53a ; XIII, 58a (× 2), 58b (× 2), 59a ; XV, 65a (× 2) ; XVI, 70a ; XVIII, 82a ; XXIX, 145b. (Références en romain : contre le parti catholique ; références en italique : favorables au parti protestant. Les références entre crochets sont de simples mentions ou rectifications.)

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Dossiers d’histoire religieuse romaine en général, Catherine de Médicis, la Ligue et particulièrement le duc de Guise, la Saint-Barthélemy, le pape, les parlements, etc.). Huit (respectivement 6 et 2) sont à la décharge des protestants (à propos de la conjuration d’Amboise, de la moralité calviniste). Le texte cité ci-dessus et deux rectifications sans enjeu confessionnel constituent le reste de ces références. Un tel recours aux auteurs catholiques souligne, tout au long de la Critique générale, la force de la réfutation de Maimbourg par les protestants. Par exemple, lorsqu’il est question de la moralité des papes, « nous avons cet avantage sur nos adversaires qu’ils ne puisent les accusations qu’ils intentent à nos héros, que dans des auteurs catholiques, au lieu que nous trouvons toutes les infamies des papes & de la cour de Rome dans les annales même de l’Eglise catholique » (XVI 69a). Du coup, on comprend la mise en doute de la certitude historique dans les deux premières Lettres : Bayle y concédait que l’on pouvait, en dépit de son pyrrhonisme, « être persuadé d’un fait, ou d’un dessein, ou d’un motif particulier, lors que tous les partis en conviennent ; lors qu’étant infâme à l’un des partis, il ne laisse pas d’être avoué par ceux à qui il est infâme ; ou bien lorsqu’étant glorieux à l’un des partis, il n’est pas contesté par l’autre » (II, 11b). Son scepticisme pouvait alors paraître excessif ou du moins démobilisateur. En fait, il était tactique, et le recours aux historiens du parti adverse n’aura donc pas seulement pour but de contrer Maimbourg sur son propre terrain. Au-delà de la polémique, il servira ici la prétention d’établir ou de rétablir la vérité historique, alors même que ses conditions de production ont été limitées de manière drastique. III. Bayle, protestant militant Dans la Critique générale – surtout dans sa première édition –, Bayle veille à ne pas se laisser attirer sur les sentiers de la controverse. Son propos se veut avant tout historique et critique, il connaît les pièges du discours auto-justificatif et ne veut pas sacrifier à un genre qu’il sait verrouillé par les impératifs idéologiques du camp que l’on défend. C’est pourquoi il se présente comme un historiographe se dotant d’outils permettant la lecture du discours historique plus que de l’événement lui-même. J’ai voulu montrer comment il mettait en œuvre cette lecture en recherchant d’une part à greffer la question du sens du texte sur la « préoccupation » de celui qui l’énonce, et à en démonter les incohérences d’autre part. Pourtant, l’auteur de la Critique générale n’est pas lui-même sans lieu. En témoigne la première Lettre, qui embrasse l’auteur et son correspondant dans le même parti protestant : « ils nous accusent en France d’avoir le cœur républicain : si nous étions tolérez dans une république, ils nous accuseroient d’avoir du penchant pour la monarchie, réveillant ainsi contre nous les passions & les jalousies les plus délicates des souverains » (I, 9b). Cette solidarité avec le parti protestant, en dépit de proclamations pyrrhoniennes qui ne tardent pas à paraître, signale au lecteur que Bayle n’est pas seulement critique, même s’il l’est d’abord. Bayle va sur ce plan chercher un profil militant en évitant de devenir apologiste. En d’autres termes, se joue ici la distinction entre prendre parti (option) et un « parti pris » (préjugé) : on admettra donc que le calvinisme français n’est pas sans défauts. Mais l’on rétorquera : en premier lieu, que la controverse romaine lui attribue des vices par une erreur de perspective – par exemple, elle identifie le calvinisme et les défauts humains (moraux, politiques) des calvinistes ; en second lieu, que la situation romaine n’est pas brillante dans les domaines où elle-même choisit de porter ses coups. 116

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Histoire et critique de l’histoire 1. Réfutation des thèses anti-protestantes Deux grandes thèses constituent les axes de l’accusation que dirige Maimbourg contre les protestants : la trahison nationale et le libertinage. La question du loyalisme monarchique empoisonne les protestants au xviie siècle, surtout à partir de la première révolution anglaise. E. Labrousse a bien résumé les deux tactiques qu’ils adoptent pour répondre à la double accusation que leurs lancent les controversistes catholiques : l’organisation démocratique de l’Église porte en elle des germes de subversion, et la dimension internationale du protestantisme est un facteur de déloyauté potentielle. Les uns nient ou réduisent à néant le caractère religieux des guerres civiles : « on présente donc les guerres de religion comme ayant été purement politiques, engendrées par les ambitions et les usurpations des Guise : les protestants ont été de fidèles sujets qui ont couru au secours de leur prince en péril et contribué plus que personne à assurer le trône à la glorieuse dynastie des Bourbons ». Les autres admettent que la dimension religieuse n’est pas étrangère aux prises d’armes. Ils les déplorent alors, ou tentent d’en absoudre les chefs pour le xvie siècle. Quant à celles du xviie, ils les jugent inexcusables18. Dans la Critique générale, cette défense « classique » (première manière, avec un emprunt aux condamnations des événements récents) du parti huguenot apparaît à plusieurs reprises. Mais non sans avoir dénoncé préalablement les raisons pour lesquelles une telle suspicion est entretenue à leur égard : il y a en effet concordance entre le projet politique qui vise à anéantir le protestantisme, et une telle opinion qui lui sert de justification. Le travail de Bayle est bien ici de montrer que dans cette collusion réside le véritable sens de la soumission du discours historique au pouvoir : ce n’est pas parce que les protestants ont mérité un châtiment en se rebellant que Maimbourg écrit, mais pour appuyer la répression royale (cf. I, 9b, déjà cité). Comme R. Whelan19 l’a montré, ce constat fait de Maimbourg rien d’autre que le propagandiste du roi ; son travail n’est pas une histoire, mais un discours oratoire, un plaidoyer en faveur de l’élimination des huguenots. En suivant son adversaire sur son terrain, Bayle choisit de défendre l’attitude politique des huguenots lorsqu’elle est cristallisée autour d’un événement (la conjuration d’Amboise) ou de certains individus. Rentrant pour mieux la combattre dans la « logique » ennemie, il cherche à distinguer ce qui, dans l’événement, appartient aux hommes et ce qui revient à la doctrine : « Prenons la chose au pis : avouons que le prince de Condé étoit le chef de cette entreprise, que peut-on induire de si criant contre notre religion ? Et pourquoi s’en prendre à la religion sous prétexte que ceux qui furent employez à exécuter cette affaire, étoient de la religion pour la plupart ? » Le dato, non concesso va permettre d’aboutir au constat selon lequel « la religion n’est là que pur accident » (XV, 64a). On comprend l’intérêt qu’il y a à admettre sans réserve que les protestants ne sont pas exempts de défauts ; cet aveu permet à Bayle de se démarquer du fanatisme qu’il dénonce chez Maimbourg et le crédite d’une

18. E. Labrousse, « Les guerres de religion vues par les huguenots du xviie siècle », dans Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 37-44 (citation p. 40). 19. The Anatomy of Superstition, op. cit., p. 77. R. Whelan apporte ce commentaire à l’analyse baylienne de la « prévention » dont Maimbourg fait preuve : « Maimbourg’s brief to calumniate the Huguenots was then a determining influence in his research. The tenor of the “history” decided in advance, the facts were subordinated to its apologetic purpose. His history of Calvinism may be dismissed as a work bereft not only of scholarship but also of that “probité” necessary to historical composition. » (ibid., p. 78).

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Dossiers d’histoire religieuse objectivité à laquelle son adversaire ne peut prétendre. Mais surtout, il sauvegarde la doctrine en abandonnant les acteurs de l’histoire à leurs responsabilités. Ce sacrifice des acteurs n’est d’ailleurs pas considérable, car il s’insère dans une anthropologie pessimiste, ou du moins sans illusion20. Comme on le verra par la suite, l’Église catholique moins qu’une autre ne peut prétendre à une pureté de comportement qui illustrerait la supériorité de sa doctrine. Même à rester dans le domaine politique, personne n’est abusé par les sentiments religieux des souverains : « Les princes ont beau faire & beau dire, on voit que pour si jaloux qu’ils soient d’amplifier leur religion, ils le sont plus encore d’amplifier leur puissance temporelle » (XVIII, 81a). Reste donc que les calvinistes sont des hommes comme les autres, et que l’appétit du pouvoir les fait tomber dans les mêmes excès… encore qu’à y regarder de plus près, on peut se demander s’ils ne sont pas plus fidèles au pouvoir, ou moins dangereux pour l’État que les catholiques21. Plusieurs arguments consolident cette mise au point : contre Maimbourg, prétendant que les protestants ont usurpé des droits qui n’étaient pas prévus dans les édits, Bayle ironise sur la faiblesse du parti et la détermination agressive de ses adversaires ; compte tenu des circonstances, il n’est pas vraisemblable que les protestants aient pu soutirer des droits supplémentaires. Dans le cas particulier des négociations entre Catherine de Médicis et Coligny, l’argument est différent : Maimbourg lui-même donne ici les armes de sa réfutation, car le penchant qu’elle [la reine] eut pour nous […] justifie nos pères de l’audace que Mr Maimbourg leur reproche, sur ce qu’ils firent leurs exercices publiquement, malgré les edits. S’il vouloit leur faire ce reproche avec quelque couleur, il ne devoit pas nous apprendre, comme il fait, qu’il y avoit une intelligence secrète entre la reine régente & l’amiral ; que la reine avoit promis à l’amiral de favoriser la nouvelle religion […]. Il me semble que quand on a, sous une minorité, la permission du régent & de la régente de faire une chose, on peut la faire très innocemment, quoi que les edits qui la défendent ne soient pas solennellement révoquez par un autre edit. (XVI, 67b).

Cette attitude protestante à l’égard des lois n’est donc pas un signe de rébellion, mais une liberté couverte par l’autorité royale elle-même et conforme à la logique d’une société de privilèges. Ses bénéficiaires en usèrent, mais n’en abusèrent point, comme Bayle le rappelle, invoquant le témoignage que rend Brantôme à l’amiral de Coligny : sitôt l’exercice de la religion accordé par le roi aux huguenots, il mettait bas les armes, sans retenir aucune ville de sûreté (XVIII, 82b). Quant à l’actualité, l’effort de Bayle porte sur deux plans : une analyse de la situation présente et une condamnation de tout acte qui pourrait être assimilé à une désobéissance. Ces deux points doivent être replacés dans l’optique du moment : lucidement, à la suite de Jurieu dans la Politique du clergé de France, Bayle voit poindre la révocation de l’édit de Nantes, contre laquelle il croit encore possible d’opposer des arguments de raison (voir en particulier la Lettre XXI, commentée infra). C’est pourquoi il affirme que l’« on ne peut raisonnablement rien craindre

20. En témoigne l’analyse des motivations religieuses comme paramètres du comportement politique : « l’hérésie et l’orthodoxie ne concourent que par accident à l’amour ou à la haine des sujets pour leur souverain ; c’est à dire que l’on voit également les hérétiques & les orthodoxes affectionnez à leurs princes, selon qu’ils en sont favorisez ou maltraitez » (XIII, p. 55a). 21. Voir CGM XXIII, p. 111b et infra, la contre-attaque sur le parti catholique.

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Histoire et critique de l’histoire de notre parti, en cas de guerre civile ou de minorité ; car on a vu que dans le temps même qu’il avoit parmi nous plusieurs de ces officiers, qui avoient trop pris goût aux guerres civiles22, nous demeurames tout-à-fait fidelles à notre prince » (XXII, 99a). Cette observation le pousse donc à se démarquer, dans la dernière édition de la Critique générale, d’une attitude de « désobéissance non violente ». À propos du synode de Nérac (1672), il déclare : « Je n’en sai point d’autres particularitez sinon que des personnes mal-intentionnées, & corrompues par le clergé, firent donner ces ministres dans un panneau fort grossièrement tendu, qui étoit de faire résoudre qu’on prêcheroit sur les mazures des temples ruïnez. » Pareille évocation était d’actualité, puisque Brousson tentait au Languedoc de promouvoir cette idée au cours de l’été 1683. Bayle ne cache donc pas son hostilité à cette tactique, mais il ne se désolidarise pas pour autant de ses instigateurs. Ou plutôt, il demande que cette attitude ne sanctionne pas l’ensemble du parti : « C’est un fait que je désapprouve extrêmement, mais il ne s’ensuit pas que tout le parti ait mérité pour cela de perdre ses privilèges » (XXII, l00a). Le second défi que relève Bayle se rapporte à la morale individuelle des protestants. Cette question nous occupera moins longtemps, tant il s’avère que la réfutation des calomnies lui paraît facile. Les sources manquent à Maimbourg pour asseoir ses allégations, et l’on perdrait son temps à collationner ses refrains sur ce point. Tout au plus faut-il condescendre ici ou là à rétablir la vérité : « Mr Maimbourg ayant rebatu cent & cent fois le lieu commun du prétendu libertinage de notre Réforme, il est juste que je réponde pour le moins à deux passages de cette nature » (IX, 42a). Significatives sont à cet égard les remarques qu’il fait à propos de Clément Marot ou de Théodore de Bèze. L’un et l’autre n’eussent pas changé de religion s’ils s’étaient satisfaits des vies licencieuses dont Maimbourg les charge (IX, 42ab et XIV, 60b), d’autant que l’austérité et la rigueur calvinistes ont toujours été notoires. Mais plus profondément, c’est toujours le même sophisme à l’œuvre qu’il faut dénoncer : tel homme vit de manière libertine ; or il est calviniste ; donc la doctrine calviniste est condamnable. Contre un tel raisonnement, Bayle pose en des termes presque pauliniens l’hiatus entre l’homme qui agit et l’homme qui croit : Nous voyons tous les jours des gens plongez dans toutes sortes de débauches, & persuadez en même-temps de la vérité de leur religion, pour laquelle ils sont capables de donner des marques de zèle très-difficiles. C’étoit justement le tour d’esprit de Marot : il avoit été frappé de la doctrine de nos Réformateurs, & convaincu qu’elle venoit du Saint Esprit, & que la croyance de l’Eglise romaine le conduiroit en enfer, c’est pourquoi il s’attacha à la nouvelle doctrine : mais son tempérament, & les mauvaises habitudes qu’il avoit contractées à la cour, le suivant par tout, il fût toujours débauché. (XIV, 60b-61a).

Un raisonnement analogue avait été conduit à propos de Condé. L’exemple est d’ailleurs à la frontière entre les deux reproches : l’attitude politique et le comportement moral. « J’avoue qu’on peut aussi reprocher au prince de Condé, chef des protestans, de n’avoir pas été fort chaste, mais, comme je l’ai dejà dit, j’ai bien du penchant à croire qu’il y avoit plus d’ambition que de religion dans son fait » (III,

22. Bayle évoque ici « les mouvements excitez dans le Languedoc par le dernier duc de Montmorency, sous les auspices de feu Mr le duc d’Orléans ». Quelques lignes plus loin, il se réjouit que soit révolue l’époque des « grands seigneurs ambitieux ».

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Dossiers d’histoire religieuse 17a)23. Bayle compte bien être crédité de cette remarque. Il se félicite d’équilibrer son jugement en renvoyant dos à dos les chefs de la Ligue et ceux du parti protestant : « c’est ainsi qu’il faut en user, & je serois bien fâché de vous avoir donné lieu de croire que la préoccupation m’empêche de tenir la balance égale » (ibid.). Reste qu’à cette balance au bout du compte, l’iniquité pèse infiniment plus lourd du côté catholique. À l’heure du bilan, les responsabilités sont disproportionnées : Je consens donc que l’on dise, si l’on veut, que cet illustre chef des calvinistes n’étoit ni un grand religionnaire, ni un grand saint. Mais qu’on me permette aussi de remarquer qu’il n’y a jamais eu de plus insignes scélérats, que ceux qui nous ont persécuté le plus inhumainement. […] On n’a qu’à lire Mr Maimbourg même, & les historiens qui n’ont point écrit en esclaves, pour reconnoître, que les héros de Tacite étoient d’honnêtes gens en comparaison. (III, 18a).

Maimbourg n’échappe pas personnellement à cette répartie ; on a dit plus haut quel tir groupé il devait essuyer à propos de ses options jugées mondaines, cruelles et païennes, ou à tout le moins éloignées de l’évangile. Il est à noter que, dans les Nouvelles Lettres critiques, Bayle reprendra de manière systématique l’analyse de l’hiatus entre l’exemple pacifique de Jésus-Christ et le style emporté des auteurs, tant jansénistes que jésuites, dans la Lettre VI24. 2. La contre-attaque La réhabilitation du protestantisme entreprise par Bayle n’est que l’avers de la médaille. Au revers figurent un grand nombre de critiques à l’égard des catholiques – notamment du clergé – et du catholicisme. Ces critiques n’ont pas pour but de convaincre le lecteur de la fausseté de la doctrine romaine : en ce domaine, Bayle ne s’illusionne pas sur ses chances, conjoncturellement réduites, voire inexistantes. Il ne se veut en outre ni controversiste25, ni apologète. On dirait plus volontiers que, prenant à témoin un lecteur qu’il voudrait débarrassé de préjugés, il suggère aux catholiques de s’appliquer l’exhortation évangélique : « Qu’as-tu remarquer la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? » (Matthieu 7, 3). Cette dialectique de la paille et de la poutre l’amène à montrer que, sur les deux reproches aux protestants adressés (déloyalisme et libertinage), l’état politique et moral du catholicisme est autrement plus délabré et condamnable. Il faut donner une idée de l’envergure des observations que Bayle adresse au monde catholique, car « tout y passe ». À tout seigneur, tout honneur : le pape est visé, ou plutôt l’institution de la papauté. Le conclave est raillé dans son fonctionnement qu’évoquent l’auteur des Mémoires des intrigues de la cour de Rome (l’abbé Pageau) et Amelot de La Houssaye

23. Cet euphémisme adoucit, dans la dernière édition, les expressions plus crues des première et seconde versions : « J’avouë qu’on peut rétorquer les mêmes reproches de paillardises [2e : d’impudicité] contre le prince de Condé… » Voir CGM III, p. 17b, note b et préface de la 3e édition, p. 5b. Les hésitations de Bayle à l’égard d’expressions ou de passages scabreux se retrouvent en un intéressant développement dans les Nouvelles Lettres critiques à propos du passage où Brantôme relatait les exactions du duc de Montpensier : CGM XIX, p. 83b et NLC XIX, p. 291b : la citation du Tartuffe avec laquelle il réplique montre un Bayle décidé à ne pas se laisser impressionner par la pruderie hypocrite de ceux qui lui reprochent de telles citations. 24. OD II, 195b. 25. Du moins dans la première édition. Pour la seconde, voir CGM XXX, p. 152a, cité infra, p. 120.

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Histoire et critique de l’histoire à propos de la nomination d’Altieri en 1670 : le premier dénonce les manœuvres des cardinaux et le second, leur inertie face à une réforme morale. Cette attaque vise à bousculer le dogme de l’infaillibilité d’une Église qui prétend être directement inspirée par l’Esprit Saint : « Comment se persuader qu’un collège qui croit que les bonnes mœurs rendent un homme mal propre au pontificat soit dirigé par l’Esprit de Dieu à choisir un pape ? » (XXVIII, 129b). La question de l’inspiration de l’Église fait déjà l’objet d’une remarque acerbe à propos du cardinal de Lorraine. D’un même geste, Bayle balaie l’objection anti-protestante classique et la retourne contre ses auteurs : Leurs plus fameux écrivains ont employé toute leur éloquence ces années dernières, à montrer que notre Réformation n’est pas un ouvrage du Saint Esprit, parce que nos Réformateurs ont été des gens de mauvaise vie. Nous nions le fait, & ils n’ont plus d’intérêt que nous à nier la conséquence. Car si ce raisonnement est bon, il y a longtemps que l’Eglise romaine est tombée dans l’apostasie. (XVI, 68b-69a. Je souligne).

Bayle rappelle pour marquer le point qu’en effet beaucoup des papes qui ont défilé à sa tête ont eu une conduite scandaleuse. L’infaillibilité de l’Église est aussi dénigrée dans la Lettre XXVII : en recourant aux seuls textes des théologiens catholiques, il est possible d’établir la vanité – d’autant plus ridicule lorsqu’elle s’appuie sur une distinction oiseuse entre pape et Saint-Siège – de cette doctrine : Plus on pénètre dans les mystères de l’Eglise romaine, plus on y découvre un cahos incompréhensible ; & bien en prend aux peuples d’être accoutumez à n’examiner point leur religion & à s’abandonner aveuglément à la conduite d’autrui ; car s’ils pénétroient dans le fond des dogmes, il leur seroit impossible d’être un seul moment en repos. Ils verroient qu’il n’y a nulle raison de croire que le pape soit infaillible, puis que les conciles ne le croyent pas : & s’ils pouvoient se persuader, nonobstant cette raison, que le pape est infaillible, ils verroient néanmoins que l’on peut révoquer en doute ses décisions, puis que l’Eglise ni le pape lui-même n’ont point encore déterminé quelles sont les formalitez nécessaires pour prononcer ex cathedrâ, sans quoi le pape n’est point infaillible. (XXVII, 124b).

La critique de l’idéologie pontificale n’est en fait que la partie la plus visible d’une condamnation – classique en protestantisme – de l’ecclésiologie catholique. L’opposition séculaire entre les autorités respectives de l’Église et de l’Écriture (XVI, 71a ; XXIV, 116b) ou entre les décisions des conciles et celles de la conscience (XXVI, 120b ; XXIX, 137ab), la question globale de l’infaillibilité de l’Église (XXIX, 135136) sont des lieux communs de la controverse, que Bayle résume en un syllogisme marqué au coin de l’identité réformée : Il est impossible que l’Eglise romaine prouve jamais qu’elle est infaillible ; car pour prouver qu’elle est infaillible, il faut nécessairement qu’il y ait dans l’Ecriture quelques passages qui contiennent si clairement cette infaillibilité, que le peuple l’y puisse reconnoître sans l’intervention de l’Eglise. […] Or il n’y a point de passage de cette nature dans l’Ecriture Sainte […] : donc il est impossible que l’Eglise romaine prouve jamais qu’elle est infaillible. (XXIX, 136a).

À l’instar des théologiens réformés26, Bayle révoque en doute le critère de l’ancienneté comme attribut de l’Église. L’autorité des Pères ne permet pas d’asseoir

26. Sur l’ecclésiologie des théologiens réformés contemporains de Bayle, voir R. Voeltzel, Vraie et fausse Eglise selon les théologiens protestants français du xviie siècle, Paris 1956 (voir en particulier les p. 85 sqq.).

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Dossiers d’histoire religieuse une position unique sur les points de controverse (X, 46a). Mais il préfère se cantonner à l’histoire : traduit dans le champ politique, l’argument de l’antiquité n’a pas davantage de pertinence et pourrait se retourner contre ses défenseurs : les catholiques soutiennent en effet que la religion catholique étant sur le trône depuis Clovis, il serait insuportable que l’hérésie s’implantât dans cet État. Mais alors, que dira-t-on de la reine Elisabeth qui s’est assise « avec son hérésie » sur un trône tout aussi anciennement catholique ? Et dans 600 ans, le luthéranisme sera-t-il devenu, par la force de la seule durée, la véritable religion de la Suède et du Danemark ? Si l’on répond que Constantin ou Clovis ont quitté une religion idolâtre pour embrasser celle de JésusChrist, au lieu que la reine Elizabeth avoit quitté la bonne religion pour devenir hérétique […], il n’est donc plus question d’antiquité, & l’on m’accorde que si la reine Elizabeth avoit quitté une fausse religion, pour prendre la bonne, elle seroit aussi louable que Clovis & que Constantin. Or c’est ce qu’elle a prétendu faire. (XX, 86b-87a).

La doctrine catholique est aussi révoquée sur d’autres points de débat traditionnels. En théologie, la polémique eucharistique en constitue un nœud inévitable : l’exposé du dogme n’inspire qu’une certitude, savoir « que l’ancienne Eglise n’a point cru ce que l’on croit aujourd’hui dans la communion romaine » (X, 45b), et l’expression hoc est corpus meus est lue dans un cadre exégétique sans surprise, relativisant la doctrine de la transsubstantiation : les docteurs les plus sincères de la communion de Rome reconnoissent que l’autorité seule de l’Eglise rend l’explication littérale de ces fameuses paroles, préférable à l’explication figurée. D’où il s’ensuit que ces paroles n’ont pas la clarté que l’on s’imagine communément, & que ce n’est pas à cause de leur évidence que l’on croit à la transubstantiation, mais parce qu’il a plu à l’Eglise de choisir, entre les diverses explications qui leur pouvoient être données, celle qui enferme la transubstantiation. (XXVIII, 134b).

Sur ce point comme sur d’autres (l’Immaculée conception et l’Assomption de la Vierge : XXIV, 116b), Bayle ne se prive pas d’enfoncer un coin entre la doctrine officielle et les positions des différentes écoles théologiques, montrant que « l’Eglise romaine est un gouffre qui reçoit tout, c’est à dire qu’elle approuve en même temps mille doctrines opposées les unes aux autres » (XXX, 157a). Mais les pages qu’il leur consacre comme celles au long desquelles il traite de la piété catholique, publique ou privée, visent à établir un diagnostic plus radical : les rites et les pratiques romaines sont des manifestations superstitieuses entachées de judaïsme et de paganisme ; ainsi en va-t-il pour les cérémonies en général (XI, 48a) et leur liturgie (XIV, 62a), les enterrements et les pompes funèbres (XVI, 67b), le respect idolâtre pour certains objets (XVIII, 81b), la prière pour les morts et le culte du Saint Sacrement (XXVIII, 133ab). Le clergé est également visé, que ce soit pour dénoncer le cléricalisme intrinsèque du catholicisme (X, 45ab), ou plus pertinemment, sa mauvaise foi et son hypocrisie, illustrées par la littérature des Assemblées du clergé : tant celle de 1656, dont Bayle cite la Remontrance (XXIII, 108b) que, plus récemment, celle de 1682 dont on connaît l’Avertissement pastoral (VIII, 37b et XXX, 153b) respirent le calcul et la feinte, et cachent mal qu’elles cherchent à piéger les protestants. Il ne reste plus grandchose des vertus d’exemple que les ecclésiastiques sont censés incarner, lorsqu’ont été

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Histoire et critique de l’histoire dénoncés leur laxisme moral (XXVIII, 127b et surtout 133b à propos de la confession auriculaire), leur comportement sexuel (IX, 39ab), leur corruption (IX, 40b, 44a), la faiblesse dont font preuve les évêques de cour à l’égard des plaisirs du siècle (XXII, 102b) et, à tous les échelons de la hiérarchie, le manque de dévotion déjà rencontré. Enfin, Bayle incrimine le rapport douteux, voire coupable, qu’entretient le catholicisme avec le pouvoir. Il demande que l’on prenne au sérieux les implications de la politique ultramontaine, dont la bulle de Paul III fulminée contre le roi d’Angleterre est un éloquent exemple : lue avec rigueur, elle amènerait les catholiques anglais respectueux de l’infaillibilité pontificale à ne pas reconnaître la légitimité des successeurs d’Henri VIII. À la suite de Lessius, le cardinal Du Perron a rappelé en son temps que la doctrine de l’autorité du pape sur le temporel des princes – jusqu’à pouvoir les déposer – était constitutive de la foi catholique ; il faut donc en conclure « qu’un prince ne peut être assuré de la fidélité de ses sujets catholiques » (XXIII, 113b). Ce soupçon, développé à partir de l’Histoire du calvinisme, répond aux deux tendances de Maimbourg. Contre la première, qui vise à blanchir le parti catholique, Bayle établit son caractère foncièrement séditieux (XXIII, 107ab) et met en cause la compatibilité des violences – justifiées par Maimbourg – avec l’esprit évangélique. Citant son adversaire, il dénonce ce même esprit de violence sanguinaire a été cause, qu’on a fait en plusieurs villes de France de grandes réjouissances pour le massacre de la Saint Barthélemi ; que ce massacre fut appelé, en présence du roi d’Espagne, le triomphe de l’Eglise militante, que le même roi n’eut pas plutôt reçu cette agréable nouvelle qu’il dépêcha un courier à l’amirante de Castille pour lui en faire part ; que le courier, étant arrivé au logis de l’amirante, commença à crier dès la porte, nuevas, nuevas, buenas nuevas, todos los luteranos y de los mas principales son muertos y matados en Paris ai très dias, de quoi l’amirante & la compagnie qui souppoit avec lui furent très-aises ; que le pape Grégoire XIII, ayant été averti de cette horrible tuerie par le cardinal de Lorraine, en fit rendre solemnellement grâces à Dieu dans l’eglise de St Louïs, où il se rendit en procession, & y accorda l’indulgence pléniere, & ce qui s’ensuit. (XXIII, 108a ; cf. aussi XVII, 76-77).

La seconde attitude adoptée par Maimbourg concerne l’actualité : elle consiste en une exhortation à l’éradication du calvinisme, adressée au pouvoir. On en a dit le caractère opportuniste. Mais les moyens qu’il préconise ou justifie attirent aussi à leur défenseur une sévère condamnation. Les méthodes des convertisseurs n’ont en effet rien à voir avec l’esprit évangélique (cf. VIII, 37ab). Elles trahissent la légèreté d’un clergé qui, se contentant en la matière d’une approbation extérieure, se montre oublieux de cette antiquité qu’il prétend révérer : L’ancienne Eglise permettait si peu aux faux convertis d’assister à la célébration des mystères qu’elle en excluoit même les catéchumènes les plus dévots. Aujourd’hui, la principale chose que l’on souhaite des hérétiques, c’est qu’ils aillent à la messe : & quoi qu’on ait une certitude morale qu’il n’y ont aucune foi, même après leur abjuration, on ne laisse pas de les y faire aller, ou par menaces, ou par châtimens. (XV, 63b).

Ces censures et ces menaces (X, 29b mais surtout XXX, 149b, 154a), les lectures tendancieuses des édits que prônent les « donneurs d’avis » (XXI, 90a), les appels à la violence (XIII, 59a), montrent à l’envi que la conversion des hérétiques – auxquels on

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Dossiers d’histoire religieuse ne demande qu’une approbation extérieure – n’a d’autre but que politique27, et use de moyens païens. Ainsi, quand Maimbourg prétend que les edits de S. M., soutenus d’une autorité sous laquelle tout plie sans résistance, ouvrent les yeux aux calvinistes, pour découvrir les misères temporelles qui les attendent s’ils n’embrassent la religion de leur souverain, il décrédite leur conversion, & fait connoître à tout homme de bon sens, que ce grand dessein de convertir les hérétiques n’est qu’une pure négociation d’Etat, où le bon Dieu n’a aucune part. (III, 33a).

On retrouve l’accusation de paganisme appliquée à cette politique ecclésiastique quelques lettres plus loin : ce que rapporte Maimbourg au sujet de l’assemblée des états de Saint-Germain « montre que l’on avoit répandu parmi le peuple ces infâmes calomnies, toutes semblables à celles que les payens divulguoient contre les premiers chrétiens ; si bien qu’il se trouve que l’Eglise romaine a doublement imité la conduite des payens contre l’Evangile de Jésus-Christ, 1. en faisant brûler les Réformez. 2. en les accusant de commettre des crimes abominables » (XI, 51a)28. À part sa rigueur logique et historique, cette critique anti-catholique n’a que peu d’aspects inédits. Bayle se contente d’y reprendre des arguments anciens ou récents contre la pratique et le dogme romains. Ce manque d’originalité est un choix littéraire : répétant les lieux classiques de la controverse, Bayle accrédite son “personnage” de militant du protestantisme. Mais dans le même temps, il prévient la critique, car ce n’est pas sur ce plan qu’il faudra juger son travail. On n’est donc pas étonné lorsqu’au cours de la dernière lettre – un ajout de la seconde édition –, il reconnaît son manque de compétence dans cette discipline : Je crains une chose, Mr, que m’étant mêlé de traiter dans cette seconde édition quelques matières de controverse, je ne me sois éloigné des idées ordinaires des controversistes. Si cela est, je déclare que je ne l’ai pas fait avec dessein, mais uniquement à cause que je n’en ai qu’une connaissance très-médiocre. Je n’ai gueres lu de livres de controverse, j’en fait ma confession tout bonnement ; & je m’attens bien que si quelqu’un me fait l’honneur de me répondre, il me dira qu’il n’étoit pas nécessaire que je fisse cet aveu ; qu’il paroît assez que je me suis mêlé d’une chose où j’étois encore fort novice. (XXX, 152a).

La modestie de Bayle n’est probablement pas feinte, mais la simplicité de son aveu paraît relever de l’esquive tactique : ce n’est pas sur les matières de controverse, à l’égard desquelles il se montre détaché, que Bayle attend ses adversaires. À travers elles, il a voulu poser la question de la vérité historique et de la logique du discours.

27. La motivation politique des conversions n’empêche pas que l’on se serve d’arguments religieux radicaux, puisque le pouvoir et l’Église ont partie liée : « Quand les Parlements ont agi comme ils l’ont fait contre les huguenots, ce n’étaient pas comme rébelles qu’ils les faisoient pendre, puis qu’on n’a pas accoutumé de traiter ainsi les rébelles pendant le cours d’une guerre, mais comme hérétiques : d’où paroît le principe de cruauté, dont l’Eglise romaine est animée contre ceux qui ne sont pas dans ses sentiments. » (CGM XII, p. 54a). L’analyse démontre en passant que l’accusation de sédition intentée aux protestants ne tient pas à l’épreuve des faits. 28. Voir aussi CGM XV, p. 66b à propos de la manipulation des députés par le duc de Guise, que Maimbourg approuve ; XXI, p. 96b sur l’édit de Nantes dont la modération évangélique devrait être préférée à l’édit de Juillet ; et XXII, p. 101b, où l’on s’étonne « de l’imprudence du Pere Maimbourg, qui, n’ignorant pas les reproches que l’on fait à sa Compagnie d’avoir renversé la morale de Jésus-Christ, nous étale pompeusement les noires & infâmes maximes de Machiavel ».

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Histoire et critique de l’histoire Et pour lui, ce sont ces questions éthiques et philosophiques, dont dépendent les dites matières, qui méritent de cristalliser le débat. Il n’est pas question de soupçonner la sincérité du militant protestant qu’incarne Bayle dans l’écriture de la Critique générale. Mais il importe de noter que le discours partisan est ici au service d’une cause qui transcende l’esprit de parti : la recherche de la vérité. Du point de vue de la polémique confessionnelle (historique et théologique), l’originalité de l’œuvre réside en la soumission des arguments à cette quête. IV. Bayle philosophe de l’histoire Après avoir traité le procès de Maimbourg historien et la réaction militante de Bayle protestant, on doit à présent envisager l’aspect philosophique tel qu’il paraît à la lecture de la Critique générale. Un principe et une pratique gouvernent ce secteur de la réflexion. Le principe, énoncé dès la première Lettre, est celui du pyrrhonisme. La pratique, qui court tout au long du livre, consiste à élaborer des lois universelles au crible desquelles seront passées les différentes opinions (politiques ou religieuses) débattues. 1. Le pyrrhonisme en histoire Je ne crois en général autre chose, sinon que les protestans de France ont été armez quelque fois ; qu’il y a eu une bataille de Jarnac & de Moncontour, & que certaines autres choses reconnues de tout le monde, se firent en ce tems-là. Ne m’en demandez pas davantage. Furent-ils les derniers à se servir des voyes de fait, & avant que d’en venir là, observèrent-ils plusieurs précautions capables de faire leur apologie ? Je n’en sai rien ; leurs historiens le disent, mais les historiens du parti contraire les démentent. Les catholiques furent-ils de bonne foi à observer les traitez ? Employèrent-ils les voyes de la douceur pour réduire le calvinisme ? Ils ont des historiens qui l’assurent ; mais on s’inscrit en faux contre eux, & on les traite d’imposteurs. Dispute là-dessus qui voudra, pour moi je veux être pyrrhonien ; je n’affirme ni l’un, ni l’autre, & cela me suffit pour ne trouver, dans toutes ces guerres, aucun préjugé légitime contre la divinité de ma religion. (I, 11a).

Le principe ainsi mis en œuvre n’empêchera pas Bayle, on l’a vu, de pénétrer dans l’arène pour prendre part au combat. En fait, les arguments ad litem et les thèmes philosophiques sont souvent solidaires, comme les deux faces d’une monnaie. Le principe pyrrhonien lui permet néanmoins de récuser les prétentions du discours partisan à s’ériger en histoire – « un historien passionné n’est guère croyable » (I, 11b) – et, face aux raisonnements apologétiques, de préserver l’intégrité de la croyance. Il ouvre en outre la porte à une historiographie non dénuée d’ironie, qu’elle s’applique aux discours nationaux ou partisans : « je ne lis presque jamais les historiens dans la vue de m’instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour savoir ce que l’on dit dans chaque nation et dans chaque parti sur les choses qui se sont passées » (I, 10b), ou aux choix personnels de l’auteur envisagé : « Vous voyez, monsieur, que je ne suis pas trop mal fondé de ne chercher dans l’histoire, que l’esprit, les préjugez, les intérêts, & le goût du parti dans lequel se rencontre l’historien » (I, 11b ; cf.  IV, 19a). De telles prémisses méthodologiques paraissent introduire une véritable sociologie politique du discours. Si Bayle est trop peu systématique pour les explorer totalement, du moins montre-t-il là une conscience aiguë de ce que nous appelons la dimension idéologique du discours. Les manifestations de ce pyrrhonisme sont 125

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Dossiers d’histoire religieuse permanentes lors des deux premières Lettres (voir par exemple II, 12-13), mais par la suite, le scepticisme s’applique de plus en plus à l’intérieur du seul discours catholique. Si Bayle expose avec soin les contradictions dans lesquelles Maimbourg se fourvoie, il se plaît aussi à démonter le système de la preuve (par l’antiquité) auquel recourt si volontiers la doctrine romaine. À propos de la doctrine eucharistique, on doit rappeler sa position de retrait dogmatique, dans un passage déjà rencontré : Quand je dis que cela est fort incertain, je ne prétends pas dire que je sois dans le doute là-dessus. Je croi fermement que l’ancienne Eglise n’a point crû ce que l’on croit aujourd’hui dans la communion romaine. Mais le bon sens ne veut-il pas que j’attribue ma persuasion plutôt à mes préjugez, qu’à l’évidence de la chose : & un catholique romain, s’il ne s’aveugle pas lui-même, volontairement, ne doit-il pas juger aussi de lui-même, que la persuasion n’est fondée que sur ses préjugez ; car si elle était fondée sur l’évidence de la chose, comment est-ce que Mr Daillé, par exemple, & le cardinal Du Perron, qui avoient les yeux faits à peu près l’un comme l’autre, voyoient des choses si opposées dans les ouvrages des Pères ? Nous avons tant fait de livres, pour montrer qu’il n’y a rien de si vague et de si incertain que la créance des Pères, que je m’étonne que Mrs les catholiques romains nous osent proposer cette étude, comme un préliminaire essentiellement requis à quiconque veut juger d’un point de foi. Ne voyent-ils pas que plus nos ministres étudient les Pères, plus ils font des livres qui montrent que leur doctrine nous est favorable ? Ne voyent-ils pas eux-mêmes, qu’ils ne sont point d’accord entre eux sur divers points, parce que le pour & le contre se fortifie d’une légion de passages des Pères ? (X, 45b-46a).

On ne peut donc pas s’y tromper : l’herméneutique patristique n’est pas simplement un avatar du conflit des interprétations entre catholiques et protestants. Le flottement du sens justifie d’une part le recours, en dernière instance, à la conscience du croyant. Il conforte d’autre part le scepticisme de l’historien à l’égard du passé – ou du théologien à l’égard de la tradition, ici la différence n’est pas grande – car le monolithe doctrinal du catholicisme romain est lui-même fendillé. Il y a homologie entre le discours du protestant face à la tradition, et celui de l’historien pyrrhonien au regard du passé. Le dogme pur – l’eucharistie, dans le cas présent – n’est au demeurant pas le seul concerné par cette attitude. L’affaire de la Régale n’étant pas loin, l’épineux problème du rapport entre Église et pouvoir politique continue d’opposer gallicans et ultramontains. On a dit plus haut comment Maimbourg lui-même se voit critiqué pour avoir inféodé sa pensée aux intérêts idéologiques de la monarchie dont il s’est fait le valet. Mais, sur l’articulation entre temporel et spirituel, c’est toute l’histoire catholique qui est sujette à caution, comme cherchent à le montrer les Lettres XXIV et XXV : Il n’y a rien qui me divertisse tant, que de voir Mrs de l’Eglise romaine, se réfuter les uns les autres sur les faits les plus illustres. Par exemple, on ne sait pas encore si le pape Honorius a été monothélite ; si le pape a conféré l’autorité royale à Pépin ; s’il a donné l’Empire à Charlemagne ; s’il a dépouillé Léon Isaurique de son autorité ; s’il a présidé à tous les conciles œcuméniques. Il y a un grand nombre d’habiles gens, catholiques à brûler, qui tiennent l’affirmative dans tous ces points, & un grand nombre d’aussi habiles & d’aussi catholiques que ceux-là, qui les nient tous. [...] Le beau jour que cela nous donne, monsieur, pour nous bien moquer de ce prétendu principe immobile & inébranlable, que messieurs de l’Eglise romaine se vantent d’avoir dans la tradition ! (XXIV, 116a).

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Histoire et critique de l’histoire Après avoir établi, sur ce point comme sur d’autres plus théologiques que la tradition est plus encore « nez de cire » que l’Écriture, Bayle conclut avec un sourire : « Bons arguments pour le pyrrhonisme historique » (ibid., 116b). Mais ce pyrrhonisme n’est pas ici le ricanement d’un esprit fort à l’égard de ceux qui affirment leurs certitudes. Il faut prendre garde à ne pas interpréter ses traits comme la manifestation d’un détachement, d’une indifférence vis-à-vis de vérités stables, comme les détracteurs de Bayle en son temps, ou les penseurs des Lumières au siècle suivant, auront tendance à le faire. Car la Critique générale est aussi une authentique recherche de la vérité et, en tant que telle, interpellée par le mensonge et la perversion du sens des mots. Or Bayle pressent que, si l’on peut combattre les assertions fausses par le rétablissement de faits avérés, il est illusoire de vouloir les redresser lorsqu’ils ont été tordus. C’est pourquoi son pyrrhonisme n’est pas sans lien avec une certaine inquiétude, lorsqu’il examine le discours de Maimbourg faisant du duc de Guise un ange tutélaire de la religion : Je dis que ce sont des excès de préoccupation infiniment plus déraisonnables, que les invectives des huguenots, parce que si l’on ôte à ce duc de Guise les qualitez qui peuvent faire un homme grand selon le monde, on lui ôte tout, & qu’il faut vraiment s’aveugler volontairement, pour s’imaginer qu’il ait eu un véritable zèle de religion. Car enfin, ou l’histoire n’a rien de certain, ou il est certain que ce duc avoit résolu le plus grand & le plus effroyable crime qui se puisse commettre, savoir celui de s’emparer de l’autorité royale, & de confiner dans une cellule le roi légitimement régnant. (III, 15b. Je souligne).

Le rapport étroit entre l’histoire passée et l’actualité apparaît alors avec acuité. Ce flottement du sens des mots au gré d’une politique que l’on justifie par tous les moyens se retrouve en effet lorsqu’il s’agit de l’attitude du pouvoir, tant passé que présent, envers les protestants, et l’inquiétude se métamorphose en indignation29 : Maimbourg appelle douceur la conduite de la cour au temps de Catherine de Médicis, alors même que les protestants durent s’exiler, perdirent leurs biens, supportèrent le logement des gens de guerre, furent privés de leurs emplois, virent leurs ministres emprisonnés et leurs temples démolis : « C’est une conduite douce, cela ? N’est-ce pas se moquer du monde que de qualifier ainsi les choses ? » (VI, 31b). Pour les protestants eux-mêmes, mais aussi pour les peuples des pays étrangers qui les accueillent et qui témoignent du sort des réfugiés, la mauvaise foi de tels propos est éclatante. Même le roi d’Angleterre a écrit pour que l’on accueille ces réfugiés. Sa lettre n’est-elle pas « mille fois plus authentique pour faire voir que l’on ne nous traite pas avec douceur, que cent mille volumes composez par des plumes vénales comme celle de Mr Maimbourg, pour faire voir que l’on nous traite doucement ? » (Ibid., 32b). Bayle sait qu’au plan historique, son argumentation est inattaquable. Il peut invoquer des témoignages, produire des documents qui attestent l’existence de la répression. Pourtant, l’efficacité de sa démonstration ne pèse pas lourd face à une politique à laquelle on pourra d’autant plus difficilement résister que la propagande – « cent mille volumes composez par des plumes vénales » – apportera un soutien idéologique sans faille. Cet amer constat d’une vérité bâillonnée explique en partie

29. Il ne la dissimule pas à propos de l’Avertissement pastoral de 1682 : « il faut avoir un grand fond de stoïcité pour ne pas s’en mettre en colère » (CGM XXX, p. 153b).

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Dossiers d’histoire religieuse l’attitude pyrrhonienne qu’il adopte. Une partie seulement, car tant sa tactique critique que ses présupposés philosophiques requièrent de lui ce choix. 2. Les lois universelles De même qu’il n’a pas souhaité opposer une vision protestante de l’histoire à celle que défend Maimbourg – c’eût été verser dans le travers idéologique qu’il combat –, Bayle ne prétend pas faire pièce aux valeurs éthiques ou politiques de l’ancien jésuite en développant un contre-système axiologique. Il doit être entendu qu’en matière de croyance, la vérité que l’on détient n’est jamais qu’une persuasion d’être dans le vrai. Partant, aucune confession ne peut a priori s’arroger un statut supérieur, de sorte que les catholiques « ne mettront jamais aucune certitude dans leur cause, si ce n’est la certitude de leur persuasion ; c’est-à-dire qu’ils ne montreront jamais qu’il est certain, qu’ils ont la vérité chez eux, mais seulement qu’il croyent l’avoir ; & en cela ils n’ont rien de plus que les sectes les plus ridicules » (XIII, 56b). Une théorie politique ou religieuse n’aura donc de pertinence que si elle transcende les conflits : « … la vraye religion, quelle qu’elle soit, ne doit point s’emparer d’aucun privilège de violenter les autres, ni prétendre que les choses qu’elle peut faire innocemment, deviennent des crimes, quand les autres les commettent » (ibid.). Autrement dit, elle doit pouvoir être appliquée indifféremment aux deux partis adverses, ou à deux pays vivant des situations inverses. Des questions telles que le pouvoir des monarques et l’obéissance des sujets ou les statuts respectifs de l’hérésie et de l’orthodoxie sont passibles d’un tel traitement. Le plus fréquemment, c’est l’Angleterre qui sert de contre-exemple et de critère à la validité des thèses30. C’est ainsi que Bayle pousse la logique de la maxime selon laquelle on ne doit « souffrir en France d’autre religion que la catholique, afin que comme il n’y a qu’un Dieu & qu’un roi, il n’y eût aussi qu’une même foi & qu’une seule loi dans le royaume » : si la devise qui identifie roi, loi et foi est vraie, elle doit être défendue en toutes circonstances et pour toutes les monarchies. Or ses défenseurs en France sont les mêmes qui la sabordent ailleurs : Il faut bien que ceux qui nous prônent incessamment ce lieu commun, n’en soient gueres persuadez, puis qu’ils s’efforcent de multiplier en Angleterre la multitude des religions, qu’ils disent qui y sont permises. Pourquoi envoyer tant de missionnaires, & tant de moines déguisez en marquis, pour y planter une religion différente de celle du roi, s’il faut qu’il n’y ait dans un royaume qu’une seule loi & qu’une seule foi ? (XVII, 72a).

La conviction qu’une telle devise est pertinente aboutit logiquement à la persécution de tous les non-conformistes : les catholiques en Angleterre ou en Hollande, les chrétiens en Turquie ou dans les pays d’Orient (cf. aussi XXIII, 104-106). Elle justifie a posteriori les persécutions des premiers chrétiens dans l’Empire romain. Un raisonnement semblable est appliqué à la parabole du festin (Luc 14,15-24), dont l’exégèse augustinienne justifie traditionnellement le recours au bras séculier en matière

30. La comparaison entre les situations française et anglaise, inverses au plan confessionnel, est un lieu commun de la littérature des années 1680, comme l’a montré B. Cottret, « Révocation et prodromes de la tolérance : le parallèle des protestants français et des catholiques d’Angleterre », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 126 (1980), p. 559-566. Un exemple typique au plan historique est fourni par la comparaison de la Conjuration d’Amboise et de la Conspiration des Poudres : Lettre II.

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Histoire et critique de l’histoire de croyance ; les catholiques n’ont pas le monopole de l’Écriture. Les autres chrétiens pourraient donc tout aussi légitimement qu’eux, contraindre d’entrer dans leur communion, et la certitude catholique de constituer la seule doctrine authentiquement chrétienne n’aurait ici aucune prise : Que diroient donc ces Mrs si les Anglois les forçoient d’aller au prêche, & leur alléguoient la parabole de l’Evangile ? Diroient-ils que la contrainte, dont il est fait mention dans la parabole ne doit être pratiquée que par les véritables chretiens ? mais c’est à cause de cela même, répondroient les Anglois, que nous voulons vous contraindre d’aller au prêche. Nous somme la vraye Eglise de Jésus-Christ, c’est elle seule qui peut contraindre d’entrer dans la salle du festin : quant à vous, papistes, faux chrétiens que vous êtes, vous n’avez nul droit de contraindre selon la parabole de l’Evangile. Les catholiques repliqueroient sans doute que les Anglois se persuadent faussement qu’ils sont la vraye Eglise de JésusChrist. Mais c’est vous-mêmes, leur diroient les Anglois, qui vous persuadez faussement que vous êtes la vraye Eglise, & que nous sommes des hérétiques. La conclusion la plus courte sans contredit, seroit de dire que la violence des Anglois seroit injuste. Mais si l’Eglise romaine trouve qu’il y a de l’injustice à se servir de violence contre elle, pourquoi par la maxime, quod tibi fieri non vis, &c. ne reconnoît-elle pas qu’elle est injuste, quand elle se sert de violence contre les autres chretiens, & par conséquent qu’elle prend fort mal le sens de la parabole ? (XXI, 94a)31.

Cette mise en abyme du vrai et du faux était déjà utilisée dans la Lettre précédente, à propos de l’attitude humaine mais insoumise de l’évêque de Lisieux qui s’interposa entre la troupe et les huguenots pour empêcher leur massacre. Bien que l’expression « droit de la conscience errante » ne soit pas encore présente32, Bayle pose les prémisses de ce concept essentiel en parlant des devoirs à l’égard de la conscience : peu importe que l’on soit véritablement ou faussement persuadé de ce que l’on croit : « un homme n’est pas moins obligé d’agir selon les motifs de sa conscience erronée, que selon les motifs de sa conscience bien éclairée. C’est la force de la persuasion qui nous fait agir, & non pas les raisons que nous avons d’être fortement persuadez » (XX, 86a). En vertu du même principe d’universalisation, Bayle a montré dans la treizième Lettre que prôner la répression de l’hérésie revient à faire de l’Europe une boucherie : Si en conséquence de leur persuasion, ils croyent avoir le droit de ruiner les autres sectes, chaque secte doit avoir le même droit, en conséquence de sa persuasion, de ruiner tous ceux qui ne sont pas de son sentiment. […] Il n’y auroit rien de plus propre à faire du monde un sanglant théâtre de confusion & de carnage que d’établir pour principe que tous ceux qui sont persuadez de la vérité de leur religion sont en droit d’exterminer tous les autres, comme ce seroit ramener le genre humain dans cet état de nature dont parlent les politiques… » (XIII, 57a).

Pareille analyse met Bayle en position de théoricien du pouvoir, car elle définit les limites de l’intervention politique : les princes peuvent faire montre de plus ou moins de sévérité ou de tolérance à l’égard des religions en fonction de l’analyse des

31. On sait qu’en 1686, Bayle systématisera cette réflexion sur la parabole du festin et l’obligation religieuse dans le Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrain-les d’entrer. 32. Les véritables développements de cette théorie se trouvent dans le Commentaire philosophique, mais le concept de conscience erronée est attesté pour la première fois dans les NLC IX : OD II, p. 217 sq. Voir en particulier E. Labrousse, « La tolérance comme argument de controverse les Nouvelles Lettres de Pierre Bayle », dans Notes sur Bayle, Paris 1987, p. 177-182.

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Dossiers d’histoire religieuse risques que, selon eux, celles-ci font encourir à la société. Mais ces droits du pouvoir s’arrêtent où commence la sphère de la conscience individuelle, dont l’homme ne rend compte qu’à Dieu seul (cf. XXIII, 105b). Du coup, ce n’est pas tant en « partisan » qu’en philosophe que Bayle se met en condition de juger l’attitude de Louis XIV à l’égard des protestants. Lorsque le monarque ne respecte pas les édits que ses prédécesseurs eux-mêmes ont promulgués, il n’est pas seulement inique envers les protestants : il bouleverse l’ordre théologique et moral d’où lui-même tire sa légitimité : « Quelles que soient les obligations des souverains à l’égard du bien public, & quoi qu’il semble que pour le bien de leur Etat, ils soient dispensez de certains devoirs, dont l’observation est indispensable ordonnée aux autres hommes, il est néanmoins vrai que les plus essentielles obligations d’un prince chretien sont les devoirs d’un homme chretien » (XXII, 98a). Certes, des arguments de défense du protestantisme sont invoqués pour s’opposer à l’imminente révocation de l’édit de Nantes : le loyalisme et la faiblesse des huguenots devraient inciter Louis XIV à maintenir le statu quo (cf. XXI, 97b). Mais quant à la critique de la justice du roi, elle tire sa légitimité de considérations générales dans lesquelles l’appartenance confessionnelle de Bayle n’entre pas de manière déterminante en ligne de compte. On peut considérer comme exemplaire de cette attitude la Lettre XXI où Bayle réfute une à une les cinq prétendues marques de la justice du roi que Maimbourg voudrait célébrer33. La première et la quatrième de ces marques sont en contradiction flagrante avec les termes de l’édit de Nantes : la suppression des exercices est si drastique que l’on ne peut imaginer qu’ils aient été auparavant usurpés. Il y a volonté délibérée de réprimer le protestantisme, dit Bayle qui dédouane partiellement le roi de la responsabilité des mesures qui en découle : « il y a longtemps qu’on a mis dans la tête de S. M. de se défaire des huguenots ; & pour en venir à bout sans violence, on lui a conseillé de se couvrir toujours du manteau de la justice » (90a). L’interdiction des exercices et la démolition des temples qui en découle est injuste car elle représente « la suppression de quelque chose qui nous appartenoit légitimement » (91b). Elle l’est d’autant plus qu’elle se pare d’une affectation de justice. Un semblable constat s’impose à propos de l’abolition des chambres mi-parties : au déni de justice que constitue la violation de l’édit de Nantes s’ajoute le mensonge – on prétend qu’elles « étoient devenues

33. Bayle rappelle, à la suite de Maimbourg, certaines des dispositions anti-protestantes qui préludèrent à la révocation de l’édit de Nantes. Il en ajoute d’autres. Les voici, replacées dans leur ordre chronologique : – interdiction des exercices : à partir de 1661. En 1680, il ne reste plus que la moitié des temples existant au temps de l’Édit ; – suppression des dernières chambres mi-parties : juillet 1679 ; – interdiction aux réformées d’exercer le métier de sages-femmes : février 1680 ; – interdiction de se convertir au protestantisme : juin 1680 ; – exclusion des réformés de tous les postes administratifs, charges, honneurs, etc. : juin 1680 ; – autorisation de se convertir au catholicisme à partir de sept ans, quel que soit le sexe de l’enfant : juin 1681. On ne connaît pas d’exemple d’application de cette mesure ; – obligation d’élever les enfants bâtards dans la religion catholique : janvier 1682. Sur toutes ces dispositions légales prises à la veille de l’édit de Fontainebleau, voir L. Pilatte éd., Édits, déclarations et arrests concernans la Religion P. Réformée, Paris 1885 ; E. Labrousse, « Une foi. Une loi, un roi ? » La Révocation de l’édit de Nantes, Paris–Genève 1985, chap. VIII ; J. Garrisson, L’Édit de Nantes et sa Révocation. Histoire d’une intolérance, Paris 1985, chap. V-VI.

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Histoire et critique de l’histoire l’asyle des scélérats de notre religion » (94b) – et le risque de multiplier à l’avenir les iniquités : dorénavant, « on s’abandonnera au torrent de la passion, pour ne point nous rendre justice, ni dans les procès civils, ni dans les procès criminels » (95a). Les deuxième et cinquième marques de la justice royale sont des viols de la conscience. L’interdiction faite aux catholiques de se convertir au protestantisme (et aux protestants d’y revenir) constitue une ingérence du politique dans le domaine spirituel : « c’est s’emparer de l’empire de la conscience, qui n’appartient qu’à Dieu seul » (91b). Il est en outre absurde d’autoriser l’exercice d’une religion dans un État, et de ne pas laisser tout un chacun libre de la confesser. La déclaration stipulant que les enfants bâtards ne pourront être protestants achève de ridiculiser cette position : n’est-il pas inouï d’en arriver à prendre des mesures qui « favorisent » les enfants illégitimes par rapport aux enfants légitimes ? L’impossibilité dans laquelle les protestants se trouvent d’accéder aux charges, aux fonctions et aux dignités de l’État peut exciper du bon plaisir du roi. Mais, dans la mesure où elle jette les huguenots dans de cruelles alternatives, elle n’est qu’un chantage qui violente aussi les consciences. Enfin, la troisième marque dévoile les contradictions des convertisseurs autant que leur duplicité. Elle consiste en l’interdiction pour les réformées d’exercer le métier de sages-femmes. On sait que cette mesure vise à favoriser les baptêmes « en cas de nécessité », et que les confesseurs ne manquent pas d’exhorter les sages-femmes à abaisser le seuil de la nécessité au maximum. Bayle pose alors l’alternative : si l’enfant baptisé restait protestant, il n’y aurait pas de gain pour la communion romaine et, par conséquent, pas de manifestation de cette justice royale que célèbre Maimbourg. Comme en revanche le baptême crée l’enfant catholique, la mesure est injuste, absurde et hypocrite. L’injustice éclate d’emblée car « Mr Maimbourg n’a pas eu l’assurance de mettre entre les actes de la justice du roi la Déclaration qui donne le pouvoir aux enfans âgez de sept ans de se faire catholiques, ce qui assez clairement reconnoître qu’elle est injuste » ; Bayle ajoute que plusieurs magistrats catholiques lui « ont avoué de bonne foi, qu’ils ne comprenoient rien dans ces conversions faites à l’âge de sept ans, & déclarées valides par les ordres de S. M. » (93ab). Si les auteurs catholiques eux-mêmes admettent, explicitement ou non, la perplexité dans laquelle les plonge la reconnaissance de validité d’une conversion à sept ans, comment ne dénoncent-ils pas l’absurdité des baptêmes récupérateurs, à la naissance ? « Si cette Déclaration est injuste, l’autre le seroit incomparablement davantage, qui confirmeroit le baptême d’un enfant baptisé à la romaine dès le premier jour de sa vie » (ibid.). L’hypocrisie éclate dans l’application « à la rigueur » de cette mesure. Reprenant l’alternative du début, Bayle s’appesantit : « si l’on s’en tient précisément aux termes de la Déclaration, on baptisera seulement nos enfants en cas de nécessité, ce qui ne sauroit nous affoiblir le moins du monde. Il faut donc que, contre la teneur de l’Arrêt, on ait eu l’intention d’incorporer à la religion romaine les enfans des calvinistes qui seroient baptisez par les accoucheurs. C’est déjà un piège, une réservation mentale, une fraude. » Et compte tenu du petit nombre d’enfants naissant en péril de mort, « c’est une seconde réservation mentale, c’est une seconde supercherie » (93b). Ni le critique, ni le militant n’ont désarmé un seul instant. Pourtant, les arguments avancés ont été empruntés au droit – le vocabulaire juridique est ici très riche –, à l’éthique, à la philosophie politique. L’exégèse des cinq marques de la justice royale selon Maimbourg illustre certes l’intrication des trois discours, critique, militant et philosophique. Partant, elle révèle les limites de la typologie proposée dans

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Dossiers d’histoire religieuse cette étude, qui présente successivement et séparément des approches solidaires et complémentaires. Mais elle témoigne aussi de la prise de recul qu’opère Bayle en permanence : dans sa défense d’un calvinisme qu’il juge bafoué au xvie siècle et meurtri au xviie, même si ses motivations sont enracinées dans sa propre histoire et celle de sa communauté, son argumentation brise le processus d’identification à l’objet. L’effet de distance dont témoignent le vocabulaire et la logique mise en œuvre n’a rien de fortuit. Il représente l’effort nécessaire à l’élaboration d’une réflexion sur l’objet de l’histoire et sur ses méthodes. De la même façon, le pyrrhonisme qu’il affiche d’emblée s’avère n’être pas tant la manifestation d’une désillusion, voire d’un dégoût à l’égard des travaux historiques de ses contemporains, que le préliminaire méthodologique par lequel il instaure cette distance. On assiste là aux premiers essais de cette « transposition réfléchie de la méthode cartésienne en histoire »34 en vertu de laquelle la raison et le fait établi priment la croyance ou la prévention. Ce constat ne signifie pas que Bayle élabore un système : tel n’est pas son propos. Au demeurant, ses travaux ultérieurs se chargent de souligner cette tendance anti-systématique. Mais sa réflexion détermine un certain nombre de principes critiques sur lesquels tant l’érudit que le croyant en lui refuseront de transiger. Pierre Bayle n’a pas été le seul à réagir à la publication de l’Histoire du calvinisme de Louis Maimbourg. Jean Rou en avait entrepris le premier une réfutation, qu’il dédia au prince d’Orange ; il disait ne pas se sentir qualifié pour écrire une réfutation complète et se limita à la correction des erreurs historiques de Maimbourg35. Daniel Fetizon, pasteur réformé en Brandebourg depuis 1681, dédia sa réfutation à Bayle qui se chargea de la faire publier ; le ministre met en présence un catholique, Patrice, qui répète les pires accusations contre les protestants (esprit de sédition et républicanisme), que son interlocuteur protestant, Eusèbe, justifie en rappelant que la prise d’armes n’avait d’autre but que la défense de leur religion, de leur vie et des Bourbons ; il invoque l’autorité de Louis XIII, qui reconnut la fidélité protestante, et contre-attaque en évoquant l’attitude douteuse de la Ligue36. Pierre Jurieu organisa la réplique en réécrivant l’histoire du point de vue protestant37 ; comme l’annonce le titre de son ouvrage, il adopte un style apologétique

34. E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 50. Je nuancerai ma remarque par une citation de cet auteur rappelant le primat de l’éthique dans l’attitude baylienne : « Ainsi, plutôt que des règles méthodologiques, ce que Bayle propose à l’historien – et avec lui au philosophe et au théologien – c’est finalement un idéal. Il nous faut nous livrer à l’examen de conscience le plus scrupuleux et cependant tenir pour assuré qu’il est insuffisant et compenser le jeu sournois de nos préventions par un effort en sens inverse » (ibid., p. 101 sq.). 35. Remarques sur l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg, à La Haye chez Adrian Moetjens, 1682, in 12. 36. Apologie pour les réformez, où l’on voit la juste idée des guerres civiles de France et les vrais fondemens de l’edit de Nantes ; entretiens curieux entre un protestant et un catholique, à La Haye chez Abraham Arondeus, 1683, in 12. 37. Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallèle ou Apologie pour les Reformateurs, pour la Reformation et pour les reformez, divisée en quatre parties ; contre un libelle intitulé l’Histoire du Calvinisme par Mr Maimbourg, Rotterdam, 1682, in 4. Les titres changent selon les différentes parties de l’ouvrage. F. R. J. Knetsch, « Pierre Jurieu (1637-1713) face à la Révocation », dans La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, op. cit., p. 107-118 (p. 115) pense que, si Jurieu l’a signé, cet ouvrage est probablement le résultat d’une collaboration d’une élite de théologiens réformés francophones, et n’exclut pas que Bayle en ait fait partie. Je suis très sceptique sur ce dernier point.

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Histoire et critique de l’histoire – mais aussi offensif – dans le cadre duquel il oppose une histoire protestante à la version catholique de Maimbourg. D’autres écrits, moins crédibles en raison du destin ultérieur de leur auteur (Vignes et Rocolles) ou moins spécifiquement historique (Flournoy), complètent la liste de ces ripostes protestantes francophones38. Une comparaison des styles de ces productions montre que Bayle, à la différence des autres controversistes, a su prendre ses distances à l’égard du style polémique et de ses exigences. Il met en œuvre une philosophie de l’histoire qui tranche sur les approches de ses contemporains, en tant qu’elle opère à la fois comme méthodologie historique et comme réflexion fondamentale sur l’histoire. Méthodologique (bien que souvent peu méthodique !), la pensée utilise Maimbourg comme repoussoir ; elle s’interroge sur les conditions auxquelles le fait, la vérité historiques peuvent être établis ; elle appelle l’historien à respecter une déontologie aux termes de laquelle il doit se désengager vis-à-vis de son objet. Fondamentale, la réflexion s’interroge sur les concepts clés de l’histoire dans ses dimensions politiques et religieuses : le pouvoir monarchique et ses limites, l’obéissance des sujets, le statut de la conviction – y compris erronée – dans la croyance, le rapport entre Église et État, la tolérance. L’ensemble de ces thèmes est considérée dans le cadre de lois universelles qui seules leurs donnent une pertinence. La philosophie de l’histoire dont Bayle pose ici les prémisses n’est pas une construction sans ancrage dans la réalité, comme l’attestent la présence et la détermination du discours militant : c’est bel et bien l’injustice, qu’elle ait son origine en Maimbourg pour l’histoire ou en Louis XIV et sa cour pour la répression du protestantisme, qui pousse à réfléchir à l’articulation entre histoire, théologie et politique. Mais si la réflexion baylienne est profondément tributaire de la problématique de la mouvance protestante dont il est issu, l’objectif n’est pas perdu de vue : par delà les attendus du procès Maimbourg et la solidarité calviniste, il s’agit de promouvoir une réflexion générale sur l’histoire. Se joue là une dialectique entre la sphère intellectuelle des idées à défendre et le champ conflictuel de la réalité où ces

38. [Alexandre Vignes], Entretiens de Philalèthe et de Philerene : où sont examinées les propositions contenues dans la Déclaration du clergé du mois de mars 1682., & dans la Thèse du Père Buhi, carmélite, soutenue au mois de novembre 1681., & où sont proposez les moyens justes, & efficaces pour ramener dans le sein de l’Eglise catholique ceux qui en sont séparez, à Cologne [Rotterdam ?] chez Pierre Marteau, 1684, 2 vol. in 12. Les protagonistes sont deux catholiques qui dialoguent sur les moyens de réunir les réformés à la foi catholique ; dans le huitième livre de cet ouvrage, ils rejettent le travail de Maimbourg comme trop partisan et trop fautif pour convaincre qui que ce soit. Bayle recensa l’ouvrage dans les NRL, mai 1684, art. V. Alexandre Vignes abjura et se fit oratorien en décembre 1684. — [Jean-Baptiste de Rocolles], Histoire véritable du calvinisme ou Mémoires historiques touchant la Réformation, opposez à l’Histoire du calvinisme de M. Maimbourg, Amsterdam, 1683, in 12. Cet auteur, « historien superficiel et peu exact » (E. et E. Haag éd., La France protestante) et surtout véritable girouette confessionnelle – né catholique, il changea de religion quatre fois – signa là un travail peu convaincant et dépourvu d’originalité. — [Gédéon Flournoy], Les entretiens des Voyageurs sur la mer, Cologne [Rotterdam ?], 1683, 2 vol. Il s’agit d’un roman dans lequel les voyageurs rient des impostures et des absurdités de Maimbourg. — Sur tous ces ouvrages, consulter E. I. Perry, From Theology to History : French Religious Controversy and the Revocation of the Edict of Nantes, The Hague 1973, p. 12-14.

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Dossiers d’histoire religieuse idées sont battues en brèche. Bayle, qui semblerait avoir préféré le premier monde39, se trouve précipité par les événements dans le second. Il assume cet « exil » et tente de conjoindre les deux domaines en une pensée qui n’en sacrifie aucun. L’articulation du Procès Maimbourg, de la militance protestante et de la philosophie de l’histoire montre comment et pourquoi la pensée de Bayle oscille entre différents styles, tiraillée entre le projet intellectuel et la mobilisation « sur le terrain », mais toujours soucieuse de cohérence et d’unité. L’écriture de l’histoire est un acte vulnérable, mais le risque pris ne saurait servir d’alibi pour la négligence ou la baisse de l’exigence morale. On pressent que Bayle a joué, dans ce livre en particulier, sa personnalité intellectuelle, comme en témoigne l’« Avis au lecteur » des Nouvelles Lettres critiques40. Il n’a pas hésité à se présenter comme un militant. Mais dans le même temps, il a pris de la hauteur, interdisant à son lectorat de le confondre avec les théologiens et les penseurs du Refuge. En combinant l’identité protestante avec la critique d’une certaine conception de l’histoire éloquente, mais aussi avec un questionnement épistémologique sur l’histoire en général, il a fait entendre sa différence. Il est compréhensible que l’originalité de sa démarche n’ait laissé dans l’indifférence ni ses « alliés », ni ses adversaires politiques ou religieux.

39. « Né cinquante ans plus tôt, s’il avait vu le jour au début du xviie siècle et non en son milieu, on peut imaginer Pierre Bayle en pur érudit, sans qu’il soit devenu jamais, selon la formule que Karl Marx emprunta à Renouvier “le premier des ‘philosophes’ au sens du xviiie siècle”. Ses réflexions, ses prises de position, sa militance ont répondu directement aux épreuves d’une histoire personnelle qui ont été aussi celles de dizaines de milliers de réformés français de sa génération. » E. Labrousse, « Pierre Bayle (16471706) face à la Révocation », op. cit., p. 97. 40. « Il arrive aussi quelquefois qu’un auteur qui commence à se produire n’oublie rien pour perfectionner son ouvrage, n’ignorant pas que pour l’ordinaire tout dépend des commencemens, & qu’il est presque impossible de faire revenir le public, quand on en a été méprisé dans les premières tentatives » (OD II, 161a). Tout cet « Avis au lecteur » témoigne à la fois de l’importance qu’attribua Bayle à sa première œuvre de critique historique, et du souci qu’il eut par la suite de ne pas se laisser enfermer dans le styte qu’il y avait adopté.

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Chapitre IX

Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme Jeanne d’Albret fut, dit Bayle au début de l’article qu’il lui consacre dans le Dictionnaire historique et critique, « l’une des plus illustres princesses de son siècle ». La formule a chez lui quelque chose d’un peu conventionnel : après tout, c’est précisément le fait d’être illustre qui vaut à un personnage historique d’entrer dans un dictionnaire. Mais onze pages in-folio plus loin et après lui avoir consacré dixsept longues remarques, riches de dizaines de citations, le philosophe de Rotterdam conclut par un ultime éloge qu’il emprunte à Pierre Matthieu : « Elle vouloit qu’on preferast la seureté de la conscience aux asseurances des honneurs, des grandeurs, & de la vie mesme, & souloit à dire à ceux de son party que les armes ne se doivent poser qu’avec ces trois conditions, ou d’une paix assûrée, ou d’une victoire entière, ou d’une mort honneste. » Entre revendication de la conscience et réflexion sur la guerre et la paix se déploie, sous la plume de Bayle, un portrait haut en couleurs de l’illustre reine, passionnant tant par la synthèse proprement historiographique dont il témoigne que par les réflexions de tous ordres qu’il suscite. La présente étude présente tout d’abord l’article lui-même et sa tonalité, en indique la situation et les sources. Puis l’attention se porte, en plusieurs étapes, sur le portrait de Jeanne d’Albret en reine réformée qui s’en dégage. Sans être hagiographique, le ton qu’adopte Bayle pour évoquer la vie de la reine Jeanne est nettement laudatif. Si pareille faveur n’est pas à proprement exceptionnelle, elle n’est pas non plus courante sous sa plume. Rappelons que les quatre gros in-folios de son Dictionnaire sont nés d’un désir de rétablir une vérité historique trop souvent malmenée à ses yeux, notamment dans le Grand Dictionnaire de Moreri (1re édition 1674), et que la traque des erreurs donne à bien des articles une couleur acerbe, parfois soulignée d’une pointe de raillerie. Or ce n’est pas en réagissant à Moreri que Bayle écrit ici. L’article qu’il construit, à partir des sources qu’il a réunies, vise plutôt à raconter un destin. En outre, le pessimisme de l’historien philosophe – qui s’exerce volontiers tant sur le plan politique que religieux, deux domaines dans lesquels la vie de Jeanne d’Albret fournit une riche matière à réflexion – ce pessimisme n’est pas une grille que Bayle applique systématiquement et cyniquement à toutes les réalités humaines. Il aime aussi à s’étonner de ce qui déjoue les pronostics, des parcours qui s’écartent des voies toutes tracées. La reine de Navarre lui en offre l’occasion tant au plan religieux que politique. Enfin, la célébration de destins féminins exceptionnels est peut-être chez lui le revers de la médaille quelque peu misogyne du célibataire endurci qu’il est devenu. Pour ces diverses raisons, la fascination qu’éprouve Bayle suscite à son tour, chez son lecteur, de la fascination…

. Rappelons que la première édition du Dictionnaire historique et critique date de 1695, et que Bayle en a procuré une seconde en 1702. . Sur Bayle et l’historiographie de la Réforme, on se reportera aux travaux suivants : E. Labrousse, Pierre Bayle II ; J. Solé, « Pierre Bayle historien de la Réforme », op. cit. ; R. Whelan, « Images de la Réforme chez Pierre Bayle, ou l’histoire d’une déception », Revue de théologie et de philosophie 122 (1990), p. 85107 ; M. Yardeni, « Pierre Bayle et l’histoire de France », dans Repenser l’histoire, op. cit., p. 109-117, et le chap. XI du présent ouvrage.

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Dossiers d’histoire religieuse La situation de l’article « Navarre (Jeanne d’Albret Reine de) » dans le Dictionnaire mérite qu’on y porte attention. Sous l’entrée « Albret, famille », Bayle a consacré plus haut un bref article à cette lignée. Il a renvoyé ses lecteurs à ce qu’en dit Moreri et s’est contenté de relever qu’« il ne reste plus de mâle de cette grande maison » depuis qu’en 1678 le marquis Charles Amanieu d’Albret est mort pour une affaire de « galanterie » – son oncle le maréchal César Phébus d’Albret était mort deux ans auparavant. En revanche, l’entrée « Navarre » offre trois importants développements successifs, et justement consacrés à des femmes : celui qui traite de Jeanne d’Albret est comme enchâssé entre ceux qui, sous le même titre « Navarre (Marguerite de Valois, Reine de) », sont consacrés respectivement à sa mère et à sa bru. C’est ainsi que, la chronologie reprenant ses droits sur l’ordre alphabétique, l’histoire de la reine réformée se trouve encadrée par celle de Marguerite d’Angoulême, avec les réflexions qu’inspire son évangélisme, et par celle de la reine Margot dont l’immoralité est vivement fustigée. Pour tout lecteur qui prend connaissance de cette trilogie, le dispositif ne peut manquer de mettre en exergue la piété courageuse et déterminée de Jeanne d’Albret. La bienveillance de Bayle s’explique certainement en partie par une connivence confessionnelle, encore qu’il sache être critique à l’égard de ses coreligionnaires et admiratif devant l’œuvre de penseurs ou d’acteurs catholiques. Elle pourrait bien avoir également pour cause une forme de patriotisme méridional. Exilé à Rotterdam, Bayle aime à se souvenir qu’il est originaire du Pays de Foix, et l’on sait les liens historiques qui unissent les deux terres pyrénéennes. De discrètes mentions en sont les indices : Bayle cite une chanson que la reine chanta « en son langage bearnois » au moment d’accoucher, « Noste Donne deou cap deou pon, adjouda mi en aqueste houre » (rem. D). S’appuyant sur Olhagaray, il rappelle qu’elle sollicita « une vingtaine de ministres bearnois pour prescher en la langue du pays, & quelques Basques pour instruire sa basse Navarre », et précise dans une notule que le Nouveau Testament, le catéchisme et la liturgie furent traduits en basque par Liçarrague (rem. G et m). Ailleurs, il se plaît à relever une bourde géographique de J.-A. de Thou. L’historien a dit de Montgoméry qu’après avoir traversé le comté de Foix, il passa la Garonne à Saint-Gaudens, puis l’Ariège, et marcha vers la Bigorre. Or, raille Bayle, « il ne faut que jetter les yeux sur la moindre carte de France pour voir manifestement que Montgommeri ne pouvoit passer la Garonne qu’après avoir traversé l’Ariège » (rem. L). En fait, Bayle est souvent agacé, et depuis longtemps, par l’ignorance ou l’indifférence des historiens et des géographes à l’égard des provinces méridionales françaises.

. Bayle avait déjà fait état de l’extinction de la maison d’Albret et des circonstances peu glorieuses dans lesquelles le marquis avait été assassiné : Pierre Bayle à Jacob Bayle, 26 novembre 1678, Correspondance, t. III, op. cit., p. 98. . Ce dispositif est encore affiné par la suite, lorsque Bayle mentionne les efforts de Jeanne pour soustraire sa future bru à la corruption de la cour de France. À la figure de Marguerite, princesse dévergondée, s’oppose celle de Catherine de Bourbon, qui fut, à l’égard de sa mère « parfaitement son imitatrice en vertu & en religion ». . Voir Pierre Bayle à Joseph Bayle, 5 juin 1678, Correspondance, t. III, op. cit., p. 37 : Bayle vitupère contre une carte géographique du Pays de Foix par Sanson où les villes sont mal nommées, « ce qui est une negligence punissable en de gens qui se nomment geografes du roy et qui obtiennent mille privileges en veuë des esperances qu’ils font concevoir, de n’epargner aucuns frais pour s’instruire de l’etat des coins et des recoins du monde ».

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Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme Le livre le plus fréquemment cité dans cet article est l’Histoire de Foix, Bearn et Navarre de Pierre Olhagaray, qui réunit dans sa personne deux des caractéristiques qu’on vient de mentionner : il est protestant, qui plus est pasteur, et il est Méridional. Olhagaray a même exercé même son ministère à Mazères, c’est-à-dire en Pays de Foix, et plus précisément dans un village qui se trouve à quelques kilomètres seulement du Carla où Bayle est né. La question des sources mérite qu’on s’y attarde un instant. Celles sur lesquelles Bayle s’est appuyé – en fait, des témoignages ou des travaux – confirme nos impressions générales. Les quelque cent-vingt références fournies attestent que Bayle est allé glaner des informations un peu partout, à l’exception, malheureusement, de Bordenave. En revanche, l’Histoire de Foix, Bearn & Navarre d’Olhagaray, est, avec 25 renvois, l’ouvrage le plus fréquemment cité. On trouve des renvois aux mémoires ou chroniques de Brantôme, de Duplessis-Mornay, d’Agrippa d’Aubigné, de Monluc ; aux grands classiques historiographiques tels que l’Histoire de Henri le Grand d’Hardouin de Péréfixe, à Brantôme, à l’Abrégé chronologique de Mezeray, à de Thou. Bayle recourt parfois à des auteurs qu’il juge assez mauvais historiens comme Varillas ou Maimbourg, mais qui, dans son dispositif argumentatif, lui servent à étayer certaines de ses affirmations. Les historiens protestants ou théologiens réformés s’adonnant aux travaux historiques viennent grossir les rangs confessionnels des mémorialistes huguenots Duplessis-Mornay ou Agrippa d’Aubigné. L’Histoire ecclésiastique attribuée à Théodore de Bèze, est, avec 14 mentions, le second ouvrage le plus cité après celui d’Olhagaray. Bayle se réfère également à La Popelinière, à l’Histoire de l’édit de Nantes d’Elie Benoist, et même à Pierre Jurieu… Un décompte sommaire permet de constater que plus de 50 renvois sont fait à des travaux dont les auteurs, soit comme acteurs et témoins, soit comme historiens, affirment nettement leur confession protestante. De ce constat, deux conclusions provisoires peuvent être tirées, qui, malgré leur caractère apparemment contradictoire, ont l’une comme l’autre une certaine pertinence : d’une part, lorsqu’il aborde l’histoire de Jeanne d’Albret, Bayle est fortement influencé par l’historiographie religieuse de son « camp » confessionnel. D’autre part, il n’est jamais captif des sources qu’il utilise dans la mesure où sa méthode consiste à lire les historiens entre les lignes et non comme de fidèles chroniqueurs. Quant au schéma théologique qui sous-tend la vision de certains des auteurs chez qui il puise son information, on verra qu’il est tout à la fois utilisé et subverti. Considéré d’un point de vue strictement historiographique, le corps de l’article est une notice biographique dont l’intérêt, sur le plan des prises de position religieuses de Jeanne d’Albret, tient surtout aux sources auxquelles Bayle a puisé. Mais, comme toujours dans le Dictionnaire, de longues remarques infrapaginales recèlent les développements et les considérations qui retiennent l’attention. Il est possible d’en extraire le portrait que Bayle dresse de Jeanne d’Albret en reine réformatrice. Quoique fatalement réducteur, l’exercice permet de faire émerger certaines de lignes de force du discours baylien que ses nombreux développements, anecdotes et digressions risquent de masquer. Je le ferai en abordant successivement la foi de

. Bayle connaît l’existence de ce classique depuis longtemps. Dans une lettre à son frère cadet, il écrit : « Au reste, je me souviens d’avoir veu à Paris parmi des vieux bouquins une vieille histoire du pays de Foix in 4° composée par un nommé Ologaray. C’estoit apparemm[en]t un homme de Mazeres » (Pierre Bayle à Joseph Bayle, 25 avril 1978 : Correspondance, t. III, op. cit., p. 32).

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Dossiers d’histoire religieuse Jeanne, sa politique et diverses considérations morales. Évidemment, ces trois aspects sont intimement liés et les isoler a quelque chose artificiel, mais, si Bayle entrelace ces motifs, il n’en voit pas moins clairement qu’il s’agit de questions d’ordres différents. En outre, Bayle pratique une forme non compartimentée d’écriture de l’histoire. Ses réflexions philosophiques, les considérations psychologiques, voire même, par moments, les méditations éthiques, traversent son discours : non pas qu’il confonde l’histoire avec d’autres disciplines, mais parce que le propos de son Dictionnaire est d’être tout à la fois historique et critique. Le premier volet du triptyque consacré à Jeanne d’Albret reine réformatrice concerne sa foi. L’intérêt qu’éprouve Bayle pour l’énigmatique question de l’histoire de la foi, tant communautaire qu’individuelle, s’explique par son propre itinéraire spirituel. Né dans la confession réformée, d’un père pasteur, il a suivi des études de théologie. Il s’est converti au catholicisme qu’il a abjuré quelques mois plus tard. En redevenant huguenot, il est tombé sous le coups des lois antiprotestantes et a dû s’exiler. De cette expérience lui est restée comme une fascination pour les changements confessionnels et les conversions. D’un point de vue narratif, cet intérêt se traduit par un fort contraste entre le personnage de Jeanne avant et après sa conversion. Bayle rappelle que, lorsqu’elle résidait à Fontainebleau, elle s’était montrée religieusement plus tiède que son mari. Étant jeune et belle, explique-t-il à la suite de Brantôme, Jeanne « aymoit bien autant une danse qu’un sermon » ; c’était encore le cas lorsque le couple retourna dans ses États. Mais la donne s’inverse bientôt et, tandis qu’Antoine « renonça tout-à-fait au calvinisme & en devint le persécuteur, […] elle en fit une profession ouverte & s’en déclara la protectrice, avec tout le zêle imaginable » (323s). Bayle s’appuie alors sur l’Histoire ecclésiastique de Bèze (ou à lui attribuée, mais Bayle renvoie à Bèze) pour rappeler que Catherine de Médicis s’efforçait de lui faire imiter la conduite de son mari. C’est la fermeté confessionnelle de la jeune femme qu’il met en scène : « A quoi finalement elle feit ceste response que plustost que d’aller jamais à la messe, si elle avoit son royaume & son fils en la main elle les jetteroit tous deux au fond de la mer pour ne luy en estre en empeschement, ce qui fust cause qu’on la laissa en paix de ce costé. » L’utilisation de cette source partisane donne le ton d’un article où la reine de Navarre est constante dans sa foi réformée tandis qu’autour d’elle ses adversaires paraissent ondoyants ou violents. Une autre citation de l’Histoire ecclésiastique confirme que Bayle recourt à Théodore de Bèze, lorsqu’il mêle religion et morale, afin d’établir un contraste presque manichéen entre la pureté de la persévérance de Jeanne et la bassesse des comportements de ceux qui l’entourent. Antoine de Bourbon a quitté le camp réformé et veut contraindre Jeanne à en faire autant. Maltraitée à la cour, elle prend le chemin du Béarn mais, Monluc la poursuivant, elle se fait escorter par Audaux. Théodore de Beze nous aprend une circonstance qui fait voir l’animosité de Monluc exprimée en des termes qui sentent plus le soldat qu’un gentilhomme raisonnable. Je raporterai un peu au long les paroles de l’historien, car elle contiennent un bel eloge de cette reine : « Dieu suscita aux paovres affligés pour son nom … entre autres aydes trois dames, dont la mémoire doit estre recommandable à jamais pour les grandes charités qu’elles exercerent. L’une & la prémiere fut la royne de Navarre verifiant par effect le dire du prophete, que les roynes seroient les nourrissieres de l’Eglise de Dieu, combien

. Sur la résistance de Jeanne aux pressions qu’exerce sur elle Catherine de Médicis en 1561, voir aussi l’article « Henri IV », rem. L, où se trouve déjà la même citation.

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Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme que pour lors elle fust bien menacée & intimidée quelque royne qu’elle fust en toutes les sortes, voire jusques à luy faire entendre qu’elle seroit divorcée par le pape, privée de son royaume & de tous ses biens, & condamnée pour le moins à perpetuelle prison. Quoy plus? Monluc enflé de la victoire obtenue contre Duras, & ayant oublié qu’il estoit un petit champignon accreu en peu de temps, osa bien dire publiquement qu’il esperoit qu’ayant achevé en Guienne, le roy luy commanderoit d’aller en Bearn, où il avoit fort grande envie d’essayer s’il faisoit aussi bon coucher avec les roynes qu’avec les autres femmes, parole vrayement digne d’un tel homme, mais trop indigne d’une telle royne & princesse, laquelle Dieu reservoit dès lors à la conservation de ses pauvres enfans, en choses plus grandes encores, comme elle a montré depuis jusques à la mort, se pouvant bien dire à bon droict que ce a esté une perte très precieuse au monde, & l’une des plus accomplies roynes & princesses en bon esprit, pieté, & toutes rares vertus qui ayent jamais esté ».

Plusieurs points retiennent ici l’attention. En citant Bèze, Bayle entrelace la réprobation sur le plan des mœurs et la critique des propos de soudard. Le procédé est habile : d’une part Bayle ne répugne pas de temps à autre à quelque complaisance gauloise – ne faut-il pas soutenir l’intérêt du lecteur ? –, d’autre part, il n’est pas fâché de mettre en scène une violence militaire qui se trouve être aussi une violence catholique. Serait-ce que, dans les articles qui traitent des guerres de religion, Bayle se montrerait partisan ? Il est à la vérité plus subtil : loin de passer sous silence les exactions d’un baron Des Adrets par exemple, il les stigmatise au contraire, mais s’efforce de les attribuer au tempérament personnel de ce chef de guerre, qui d’ailleurs continua ses méfaits après sa conversion au catholicisme. En revanche, disposer d’un exemple de résistance “non-violente” protestante à une violence catholique lui convient tout-à-fait. En laissant la parole à Bèze, Bayle donne à son portrait de Jeanne une forte connotation religieuse. La répartition des rôles est habile. D’un côté, ses propres assertions restent « historiques et critiques », c’est-à-dire, en l’occurrence, exemptes d’interprétation providentialiste. Mais grâce à l’appareil des citations, il conserve, à l’attention de ses lecteurs protestants – et notamment ses coreligionnaires du Refuge huguenot – un schéma théologique sous-jacent. On verra que ce schéma informe discrètement l’analyse politique du philosophe. Attentif, aux questions de conversion, Bayle l’est ici d’autant plus que la question confessionnelle croise celle du gouvernement. La question protestante au xvie siècle ne se limite pas, en France, à celle d’une option confessionnelle. Les réformés plantent et dressent des Églises, mais ils composent également un parti. Dans l’article consacré à Henri IV, Bayle a déjà expliqué, citant Hardouin de Péréfixe, que Jeanne d’Albret s’était déclarée la protectrice des huguenots en 1569 et qu’elle était venue à La Rochelle avec son fils qu’elle « dévoüa délors à la défense de cette nouvelle religion ». D’autre part, comme l’évocation du comportement de Monluc à l’égard de Jeanne l’a montré, point d’approche religieuse chez Bayle sans que le propos soit traversé par des considérations tant politiques que morales. Mais lorsqu’on aborde la question politique avec l’enjeu confessionnel en

. Rem. I. Bayle cite l’Histoire ecclesiastique, Livre IX (dans l’éd. 1882, p. 243) ; le prophète évoqué est Esaïe 49, 23 ; les deux autres dames sont Mmes d’Assier et de Biron. . Voir l’article « Beaumont ».

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Dossiers d’histoire religieuse point de mire, on trouve sous sa plume une réflexion d’une grande originalité. La reine, explique-t-il, était prise dans l’étau entre l’Espagne et la France. Et d’ajouter : Il y a dans la vie de cette princesse deux choses qui tiennent du prodige; l’une, qu’elle ait eu assez de courage pour abolir la messe dans ses Etats ; l’autre, que cela lui ait si bien réüssi, que les réglemens qu’elle fit contre le papisme ont subsisté ou en tout, ou en partie jusques à l’expédition que Loüis XIII fit en personne dans le Bearn l’an 1620. Je crois bien qu’une Amazone, la brave Penthesilée, auroit osé abolir une religion qu’elle auroit cru fausse, mais en ces siecles-là on ne savoit pas ce que notre Jeanne d’Albret ne pouvoit pas ignorer ; on ne savoit pas que les peuples dont on ruine les autels ont des directeurs de conscience qui les animent à la révolte & qui trouvent cent moïens de former des conspirations contre la vie des rois. S’il est surprenant que la reine de Navarre ait été assez intrépide pour ne craindre pas de tels périls qu’elle connoissoit très-bien, il est encore plus surprenant qu’elle se soit maintenue, environnée qu’elle étoit de deux puissans princes, le roi d’Espagne d’un côté, le roi de France de l’autre, tous deux remplis d’une cruauté contre les sectaires qui a peu d’exemples, tous deux animez & encouragez par les fortes sollicitations de la cour de Rome.

La comparaison avec la reine des Amazones fait de Jeanne d’Albret non seulement une souveraine à la trempe exceptionnelle, mais encore une authentique guerrière. Bayle cite d’ailleurs à la marge en latin le passage de l’Énéide où Virgile évoque Penthésilée : « Penthésilée, terrible, entraîne ses bataillons d’Amazones aux boucliers échancrés, parmi ses milliers de compagnes elle brûle comme une flamme, son baudrier d’or agrafé sous le sein qu’elle a découvert, en guerrière ; contre des hommes une vierge ose se battre. »10 Reprenons les deux sujets d’étonnement qu’énonce Bayle. Le premier, « qu’elle ait eu assez de courage pour abolir la messe dans ses Etats », est exprimé d’une manière volontairement équivoque ; il peut être lu de plusieurs manières. Comme le courage de Jeanne tient du « prodige », les amateurs de lecture providentielle de l’histoire et autres disciples de Bèze n’hésiteront pas à y lire la confirmation d’une volonté divine qui se serait manifestée à travers la reine de Navarre. Nul besoin de préciser que cette interprétation n’a pas la faveur de Bayle, en conflit depuis plusieurs années avec son collègue Pierre Jurieu précisément sur cette question du rapport entre Dieu et l’histoire. Néanmoins, comme une partie de ses sources s’inscrivent dans cette logique, il en laisse courir le fil rouge y compris dans son propre texte. Mais le courage est avant tout une qualité personnelle, et c’est bien sur le tempérament hors du commun de la reine que Bayle entend attirer l’attention. On notera d’ailleurs qu’il lui arrive d’assurer la liaison entre ces deux lectures, théologique et psychologique, des phénomènes historiques, et d’inciter les partisans de la première à considérer l’importance de la seconde. Ainsi, parlant des Réformateurs, Bayle remarque-til que « le tempérament est presque toûjours le prémier & le principal motif dans les personnes qui font ici-bas l’œuvre de Dieu » avant d’insinuer : « Quelques-uns prétendent qu’il fut nécessaire que Luther, que Calvin, que Farel fussent chauds, coleres, bilieux ; car sans cela, dit-on, ils n’eussent pas surmonté la résistance. »11 Bayle ne contredit donc pas frontalement la lecture religieuse de l’histoire, mais il

10. Énéide, I, 490 cité dans la traduction de Jacques Perret, Paris 1991, p. 66. 11. DHC, « Farel », rem. C.

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Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme insiste sur les « causes occasionnelles » que sont les paramètres humains pour la laïciser en douceur. L’autre sujet d’étonnement de Bayle est la longévité de la réforme religieuse établie par Jeanne : « que cela lui ait si bien réüssi, que les réglemens qu’elle fit contre le papisme ont subsisté ou en tout, ou en partie jusques à l’expédition que Loüis XIII fit en personne dans le Bearn l’an 1620 ». Certes, s’il avait eu connaissance des travaux de Christian Desplat sur l’édit de Fontainebleau en 159912, Bayle n’aurait pas été aussi affirmatif ! Mais ce qui lui importe, c’est surtout que la souveraine ait été en mesure de résister, tant sur le plan politique que religieux, aux pressions des couronnes de France et d’Espagne. C’est également – et la remarque, bien qu’incidente, ne saurait passer inaperçue – le rôle nuisible, pour ne pas dire maléfique, du clergé dont elle a su déjouer les menées : « les peuples dont on ruine les autels ont des directeurs de conscience qui les animent à la révolte & qui trouvent cent moïens de former des conspirations contre la vie des rois ». Il s’agit ici à la fois d’une contre-attaque visant à retourner l’accusation de sédition traditionnellement lancée contre les protestants et d’une mise en cause du clergé qui, en France, des évêques aux curés en passant par les juristes « donneurs d’avis », n’eurent de cesse de faire révoquer l’édit de Nantes. Quoique peu porté à ressasser de vieilles rancœurs, Bayle se montre ici amer et désabusé, convaincu que l’absence de séparation entre pouvoir politique et hiérarchie catholique a été fatale au protestantisme français. Ce qui, rétrospectivement, tient du prodige, c’est qu’une petite principauté ait réussi, avec de modestes moyens, à imposer et à maintenir le culte réformé alors que dans le royaume de France cette confession ne parvint pas à résister durablement aux coups de boutoir des assemblées du clergé. Pour Bayle, le « prodige » est évidemment d’autant plus grand que le trône de Navarre est occupé par une femme. Il est d’ailleurs intéressant, de ce point de vue, de noter certains points communs entre les articles que l’auteur du Dictionnaire a consacrés à Jeanne d’Albret et à Elisabeth d’Angleterre. Bayle n’établit pas lui-même de comparaisons entre elles, de sorte qu’il ne peut être considéré comme le précurseur de celles que fit Nancy Roelker entre l’Église réformée de Béarn et l’Église anglicane sous Elisabeth13. Mais les deux souveraines n’en partagent pas moins des destins comparables. Elisabeth aussi « balança entre les deux religions, & choisit enfin la réformée »14. Elle aussi fut une souveraine exceptionnelle, elle aussi dut gouverner habilement parce qu’elle était coincée entre l’Espagne et la France. Enfin – et ce point servira de transition pour aborder l’aspect moral de la question –, Elisabeth promit et ne tint pas ses promesses : Elle s’engagea à conserver le papisme, qui étoit alors la religion dominante, & cependant elle l’abolit peu après. […] On ne sauroit dire jusques à quel point la médisance a répandu son plus noir venin sur cette reine. Cela étoit inévitable, vu les édits sévéres qu’elle fut contrainte d’exécuter par raison d’Etat contre les papistes. Quelques-uns perdirent la vie, un grand nombre d’autres soufrirent ou les rigueurs de la prison, ou les incommoditez de l’exil.

12. C. Desplat, « Édit de Fontainebleau du 15 avril 1599 en faveur des catholiques du Béarn », dans Réforme et révocation en Béarn, H. Bost éd., Pau 1986, p. 223-246. 13. N. L. Roelker, Jeanne d’Albret reine de Navarre (1528-1572), Paris 1979, p. 263. 14. DHC, « Elisabeth », rem. F.

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Dossiers d’histoire religieuse Et Bayle ajoute à ce propos (rem. L) : « Les protestans d’Angleterre avouent la dette, ils ne nient point le fait ; mais ils soutiennent que les attentats des papistes contre le gouvernement & contre la reine méritérent ce châtiment. » Le traitement des deux sections précédentes et cette dernière citation permettent d’aborder une question qui travaille la réflexion et l’écriture de Bayle : Peut-on régner chrétiennement ? Un premier élément indirect de réponse se trouve dans certaines réflexions faites sur le caractère de Jeanne. Bayle est en effet convaincu de l’importance du « tempérament » des acteurs historiques (y compris, on l’a vu, dans l’explication de la Réforme) et du rôle majeur que jouent l’éducation et la culture. Ainsi l’âme bien trempée de Jeanne n’a-t-elle pas grand-chose à voir avec la providence. En même temps, son tempérament et l’éducation religieuse reçue de sa mère peuvent expliquer sa résistance à la souffrance – « elle fit paroître pendant les douleurs de l’enfantement un courage & une force extraordinaire » –, et, plus important, son intelligence et sa prudence : « Elle devint reine de Navarre par la mort de son pere le 25 de mai 1555, & eut aussi bien que son mari beaucoup d’indulgence pour la religion réformée ; & il y a beaucoup d’aparence qu’ils n’eussent guere tardé à la professer publiquement, si les menaces du roi de France & celles que le cardinal d’Armagnac leur faisoit de l’indignation du pape ne les eussent tenus en bride ». Par-dessus tout, elle manifeste un courage exceptionnel. Cependant, certaines décisions qu’elle prend contredisent ses propres engagements, d’où la question du lien moral entre politique et religion : Elle quitta ses Etats l’an 1568, pour aller joindre les chefs de ceux de la Religion. Elle s’aboucha à Cognac avec le prince de Condé son beau-frere, et lui présenta son fils le prince de Navarre qu’elle voua, tout jeune qu’il estoit, à la deffence de la cause, avec ses bagues et joyaux, lesquels depuis furent pour ayder aux frais de l’armée, & elle escrivit aux princes estrangers ; & s’estant retirée à La Rochelle, elle manda en Angleterre à la reyne un ample discours des désolations de la France & de ses grandes miseres, la priant d’avoir compassion de tant de peuple oppressé sans cause, au milieu du royaume de France, & croire qu’elle n’estoit portée à prendre les armes qu’avec une grande & extreme necessité. Ce fut par le sieur de Chastelier qu’elle luy escrivit du 15 octobre 1568. Les catholiques de Bearn profitérent de son absence, & avec les secours qu’ils reçurent de Charles IX s’emparérent de presque tout le païs ; mais le comte de Montgommeri qu’elle y envoia reprit les places, & y restablit pleinement l’autorité de la reine. Il fit mourir quelques chefs de la rebellion, quoi qu’ils eussent obtenu promesse de vie en capitulant. La reine ne voulut pas que cet article de la capitulation fût observé, & en cela elle fut sans doute blâmable, & donna lieu à Monluc de faire bien du carnage au Mont de Marsan. Si quelque chose la pouvoit excuser, ce soit de dire qu’en ce tems-là le violement des capitulations étoit si fréquent qu’il ne passoit que pour un jeu.

Le passage en italique est une citation d’Olhagaray. Dans l’évaluation de ce manquement à la parole donnée, Bayle joue le rôle de l’historien narrateur avant d’endosser celui de l’historien critique des sources. Si l’on n’avait recueilli, expliquet-il, que des témoignages partisans et hostiles à Jeanne d’Albret – à l’instar de Louis Dorléans – pour l’accabler, il n’y aurait pas lieu de juger que l’épisode soit authentique. Mais Du Plessis-Mornay, qui réfute Dorléans sur d’autres points, se tait sur celui-là ; de Thou l’atteste, et l’historien protestant La Popelinière l’admet. Quant à Agrippa d’Aubigné, il « biaise & chicane un peu, mais on s’aperçoit aisément qu’il n’est guere persuadé que ses détours soient valables » (rem. L). Bayle applique ici un principe qu’il avait établi dès la Critique générale de l’histoire du calvinisme, selon 142

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Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme lequel un fait a davantage de chance d’être avéré s’il est admis par ceux qui n’ont pas intérêt à reconnaître qu’il s’est produit : « L’on peut quelquefois pousser la certitude de l’histoire jusqu’à quelque détail. Par exemple, l’on peut être persuadé d’un fait, ou d’un dessein, ou d’un motif particulier lors que tous les partis en conviennent ; lors qu’étant infame à l’un des partis, il ne laisse pas d’être avoué par ceux à qui il est infame ; ou bien qu’étant glorieux à l’un des partis, il n’est pas contesté par l’autre. »15 En l’occurrence, Bayle admet sans tergiverser que Jeanne a manqué à la parole donnée. Or, on le voit, il lui trouve immédiatement une circonstance atténuante : il était courant alors de violer les armistices. Puisqu’il est ici question de morale politique, rappelons qu’à d’autres moment Bayle exprime une grande amertume à l’égard des souverains qui, loin de respecter les édits qu’ils ont signés, les considèrent comme des « bagatelles »16. Ce reproche pourrait bien affleurer ici, encore que l’auteur du Dictionnaire distingue évidemment les négociations faites dans l’urgence et les textes solennels. Restons dans le domaine de la politique, mais en faisant jouer la question morale en rapport avec l’habileté et l’intelligence du prince (ou de la princesse). La venue de Jeanne à Paris pour le mariage de son fils – et donc sa mort – inspirent à Bayle une réflexion extrêmement originale : Si elle eut toute la vigueur qu’il faloit avoir pour venir à bout des séditions de ses sujets & pour triompher des forces que la cour de France lui avoit envoiées, elle n’eut pas assez de prudence pour découvrir la trahison qu’on lui dressoit sous la belle proposition du mariage du prince son fils avec la sœur de Charles IX. Elle y donna les mains & vint à Paris, & y fut empoisonnée, croit-on [ce « croit-on » renvoie à d’Aubigné et à Olhagaray], pendant qu’elle travailloit aux préparatifs des noces. Ce fut le 10 de juin 1572 qu’elle décéda : elle couroit sa quarante-quatrieme année. Cette mort ne pouvoit venir que très-à-propos pour cette princesse, qui auroit été inconsolable si elle eût vu la journée de la Saint Barthelemi, & entendu les reproches qu’on lui eût pu faire d’avoir été cause innocente de la perte de tant de braves gens par le malheur qu’elle avoit eu de donner dans le panneau.

Si Jeanne possédait d’après Bayle tout l’art de gouverner, elle manqua, en cette fatale occasion, de « prudence », autrement dit de cette capacité de prêter à ses adversaires des intentions malveillantes, de cette méfiance qui permettent aux politiques de survivre. Du coup, ce qui est une faiblesse politique s’avère une qualité morale, par laquelle la reine de Navarre se trouve dédouanée, innocentée de son « imprudence ». Loin d’être coupable, elle se retrouve victime. Elle est en outre excusable de s’être trompée, et Bayle s’efforce d’éviter l’anachronisme de ceux qui ont beau jeu de juger parce qu’ils connaissent l’issue de l’histoire. Ainsi Mezerai prétend-il que « si Dieu n’eût aveuglé ceux de la religion, ils eussent facilement aperçu les couteaux qu’on aiguisoit pour égorger ». Cette assertion, que Bayle reproduit à la marge, lui est doublement insupportable : théologiquement, parce qu’elle fait de la Saint-Barthélemy le résultat d’une décision providentielle de Dieu ; historiquement, parce qu’elle se permet de critiquer a posteriori les acteurs du temps qui ne disposaient pas des informations que l’historien peut confortablement recueillir après-coup.

15. Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg (1683) : OD II, p. 11. 16. Commentaire philosophique, I, vi.

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Dossiers d’histoire religieuse Bayle s’efforce au contraire de considérer les événements du point de vue de celle qui les vivait : Elle n’eut point trouvé d’assez fortes consolations dans la réponse qu’elle eût pu faire, qu’il n’étoit point vraisemblable que la méchanceté de Catherine de Médicis fût si étendue, ni que Charles IX, jeune prince dont l’emportement n’avoit point de bornes, fût capable d’une dissimulation si longue, si profonde, si artificieuse ; & qu’après tout il faloit que le piege ne fût point grossier, puis que les lumieres de l’Amiral de Coligni y avoient été trompées.

Jeanne d’Albret est présentée comme une souveraine d’un caractère exceptionnel, dont la réussite tant politique que confessionnelle est d’autant plus admirable qu’elle est une femme et qu’elle est réformée. Finalement, lorsqu’elle est insuffisamment politicienne, c’est parce que sa vertu est supérieure à celle de son entourage… Notons pour terminer une particularité qui, tout anecdotique et fausse qu’elle soit, n’est pas sans intérêt dans la mesure où elle illustre la volonté que Bayle a de défendre le cas échéant la mémoire de la souveraine. Une remarque est consacrée à la réfutation d’une rumeur invraisemblable selon laquelle Jeanne se remaria en secret, après la mort d’Antoine, avec un gentilhomme qui aurait été le père d’Agrippa d’Aubigné, le grand-père de Mme de Maintenon17. Bayle n’a qu’à rétablir la chronologie pour « réfuter invinciblement ce conte » (rem. Q) : D’Aubigné naquit en 1550 alors qu’Antoine mourut en 1562… Cette histoire à dormir debout colportée par les Galanteries des rois de France18 n’a évidemment pas le moindre intérêt, sinon qu’elle attribue à Jeanne une décision matrimoniale qui sera justement celle de Louis XIV épousant la marquise de Maintenon. Sans être aussi catégorique, Bayle écarte également une autre tradition orale selon laquelle Jeanne se remaria clandestinement avec l’approbation de ses ministres auxquels elle confessa ne pouvoir vivre dans l’abstinence. Rien ne vient appuyer cette tradition, que Bayle croit fausse, non sans avoir remarqué – ou plus exactement « fait remarquer » par un avocat qu’il aurait consulté sur ce point – que, s’il en avait été ainsi, cela ne constituerait pas un vice moral mais une caractéristique du tempérament de Jeanne : sa décision n’aurait rien eu de répréhensible dans la mesure où la reine ne se serait servi que « des remedes permis ». Or, autant ce scepticisme de bon aloi est typique de l’attitude de Bayle, autant l’on est surpris de le voir revenir sur ce point quelques années plus tard, dans la Réponse aux questions d’un provincial (1703) pour donner du crédit à cette rumeur : On ne parle de cela dans l’article Navarre […] que comme d’une tradition incertaine ou fausse ; mais depuis peu un fort honnête homme, & qui a beaucoup d’esprit, m’a assûré, en joignant à son récit un grand nombre de circonstances, qu’il est certain que Jeanne d’Albret épousa en 2e noces à petit bruit le comte de Goion qui fut tué à la Saint Barthelemi ; qu’elle en eut un fils qu’un seigneur de la maison d’Albret fit élever incognito sur les frontieres d’Espagne ; que ce fils étant repassé en Guienne se maria avec la fille d’un cabarétier, dont il eut un fils qui fut ministre à Bourdeaux, & pere de

17. M. Lazard fait état de cette rumeur dans son Agrippa d’Aubigné, Paris 1998, p. 8. 18. Ouvrage édité en 1694 à Bruxelles et l’année suivante à Cologne, attribué à Claude Vanel par Barbier et Quérard.

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Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme Mr Goion aussi ministre à Bourdeaux, & qui mourut à Amsterdam quelques années après la révocation de l’Edit de Nantes19.

Selon cette tradition20, le pasteur Simon de Goyon, mort en 1670 après cinquante ans de ministère dont trente-cinq au service de l’Église de Bordeaux, aurait donc été le petit fils de Jeanne d’Albret. Son fils Isaac (1630- ?) fut effectivement pasteur de Bordeaux avant de choisir de s’exiler en Hollande à la Révocation21. On peut regretter que la sagacité de Bayle ait été, sur le tard, prise en défaut et qu’il ait colporté ce conte sur la foi d’un témoignage qui, pour être celui d’un honnête homme, n’en était pas moins extrêmement fragile ! Mais si l’on est attentif au contexte dans lequel reparaît cette anecdote, on s’aperçoit qu’elle vient confirmer la conviction qu’avait exprimée Bayle dans le Dictionnaire, conviction non pas tant d’historien que de moraliste : « On accorde que de deux maux il faut éviter le pire, & qu’il vaut mieux se mesallier, ou en secret comme fit la mere d’Henri IV, ou publiquement, que de faire l’amour d’une maniere illegitime. » Quoi qu’il en soit de la véracité de ce témoignage, il ne remet nullement en question le portrait de Jeanne d’Albret brossé dans les colonnes du Dictionnaire. Tandis qu’aujourd’hui l’incontinence sexuelle serait plus facilement attribuée aux hommes, Bayle, comme nombre de ses contemporains, la rapporte spontanément aux femmes. J’ai parlé de misogynie au début de cette étude ; il se pourrait que son propos témoigne plus simplement d’une méconnaissance des femmes en général, voire d’une peur de l’autre sexe que son célibat n’a probablement pas guéri… Pour étonnante qu’elle soit, l’erreur de Bayle n’en est pas moins significative : elle révèle combien, à ses yeux, la reine de Navarre appartient à l’histoire des protestants français, une histoire qui trouve, par-delà l’épisode traumatique de 1685, sa continuation au Refuge, notamment hollandais. Pour Bayle la reine de Navarre fut une femme à la vertu irréprochable. Bien qu’il ne l’affirme pas expressis verbis, il laisse entendre que cette pureté de mœurs est lié à sa confession religieuse. Elle fut aussi une souveraine forte, et les réformés français – dont Bayle – qui peignent la fresque historique des conflits politico-religieux du xvie siècle la considèrent comme un modèle tant sur le plan politique que militaire. En faisant mieux que Penthésilée, elle montre que la fermeté et la bravoure ne sont pas réservées aux hommes. En montrant qu’il fut jadis possible qu’un royaume soit gouverné à la genevoise, peut-être Jeanne ravive-t-elle, dans le souvenir de ceux que la révocation de l’édit de Nantes a privés de leur liberté ou de leur patrie, la nostalgie d’un âge d’or religieux ?

19. RQP 94 : OD III, p. 689. L’éditeur des OD précise : « Celui qui a fait ce récit à M. Bayle est un nommé M. Boyd, auteur d’un petit ouvrage intitulé Essais sur la providence. Il est de Bordeaux, & il a connu très particulierement Mr Goion de qui il tenoit les particularitez qu’il a racontées à M. Bayle. » 20. La France protestante des frères Haag, t. 5, p. 349, s’étonnait déjà « que Bayle ait pu si légèrement accueillir ce tissu d’absurdités ». 21. Je remercie Ph. Chareyre des renseignements qu’il m’a fournis sur les Goyon, tirés du cédérom de P. L. Coyne, Dictionnaire des familles protestantes de Bordeaux, Bordeaux 2000.

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Chapitre X

l’historiographie des guerres de religion Bayle n’a jamais consacré un livre à l’histoire des guerres de religion, mais la question des conflits politico-religieux du xvie siècle affleure dans bien des pages de son œuvre. Aborder ce thème impose leur lecture, pour deux raisons. D’une part, du point de vue historiographique (au sens premier d’écriture de l’histoire), l’approche baylienne marque une étape dans la subversion du genre. D’autre part, si l’on considère l’œuvre du philosophe de Rotterdam – notamment sa réflexion sur l’histoire –, on s’aperçoit de l’importance qu’ont eues les guerres de religion françaises du xvie siècle non seulement pour la compréhension qu’il a de la Réforme – de son essor, de son échec –, mais aussi pour sa vision de l’histoire de France. Philosophe de formation, Bayle enseigne naturellement la philosophie à l’École illustre de Rotterdam mais aussi l’histoire depuis 1681. Cette double compétence influence significativement sa production écrite. Les deux disciplines n’en sont cependant pas affectées de manière symétrique : l’histoire est un matériau à partir duquel travaille le philosophe. En histoire, Bayle est plus volontiers historiographe (au sens actuel du mot) qu’historien. Il s’arrête aux méthodes des historiens, observe leurs présupposés ou préjugés ; mais il ne cesse pas d’être philosophe, c’est-à-dire de réfléchir à l’histoire comme destinée humaine, aux enjeux moraux et politiques des événements qu’il considère. Quand il « fait de l’histoire », il est davantage porté à rectifier des erreurs de fait ou à mettre un doute des approches qu’à proposer une approche historique originale. Bayle est un auteur inclassable. S’il n’est pas historien, il n’est pas non plus un écrivain au sens classique du terme : il n’a produit ni théâtre, ni poésie, ni roman. Philosophe ? On ne peut lui refuser ce titre, à condition toutefois de préciser qu’il démonte les systèmes plus qu’il n’en élabore. Bayle est un homme de lettres, selon l’expression du temps, expression qui annonce la figure de l’intellectuel du xxe siècle et dont il faut prendre au sérieux le caractère à la fois pluriel et vague. La diversité des genres littéraires dont il s’inspire constitue l’indice d’une écriture qui toujours surprend, prend le lecteur à contrepied, saute d’un domaine à l’autre : Bayle serait aujourd’hui un partisan de la déconstruction et un chantre de la transdisciplinarité. Et cependant, des thèmes récurrents traversent son œuvre, qui manifestent la permanence de certaines préoccupations. C’est dans cette dialectique de diversité générique et de continuité thématique que son approche des guerres de religion doit être envisagée. On verra que l’emprunt à des genres littéraires variés n’empêche pas une certaine unité de style, et que, inversement, la continuité thématique ne va pas sans évolution.

. Voir E. Labrousse, « Les guerres de religion vues par les huguenots du xviie siècle », dans Historiographie de la Réforme, op. cit., p. 37-44. . J. Solé, « Pierre Bayle historien de la Réforme », op. cit. ; R. Whelan, « Images de la Réforme chez Pierre Bayle, ou l’histoire d’une déception », op. cit. . M. Yardeni, « Pierre Bayle et l’histoire de France », op. cit.

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Dossiers d’histoire religieuse Les guerres de religion du xvie siècle apparaissent, chez Bayle, comme un point de cristallisation de sa pensée au carrefour des disciplines qu’il sollicite en permamence. En tant qu’événement, elles provoquent la curiosité de l’historien qui cherche à comprendre ce qui s’est passé ; elles suscitent également la réflexion méta-historique de celui qui s’interroge sur les motivations de l’historien et sur la valeur de ses résultats. Elles posent la question philosophique du rôle de la guerre dans les rapports humains et confirment le cas échéant la pertinence d’un certain pessimisme anthropologique. Mais les guerres qui ensanglantèrent la France au xvie siècle sont aussi des guerres civiles, ce qui pose la question de la part du religieux, voire du théologique, dans les conflits qui opposent les sujets d’un même État. Bayle est un partisan de la monarchie absolue car, d’après lui, seul un pouvoir politique fort peut conjurer le risque d’une guerre civile. Il se fait une certaine idée de ce que devrait être la religion chrétienne et discute le comportement des chrétiens à l’aune de cette idée. Comme guerres « de religion », elles renvoient à la controverse interconfessionnelle, versant idéologique du conflit entre protestants et catholiques. Comme guerres civiles, elles offrent une leçon au politique désireux d’instaurer la paix dans son royaume. En effet, la réflexion de Bayle, loin de s’élaborer dans un contexte neutre et pacifié, se déploie au moment où l’un des camps jadis en opposition – le sien – se voit privé de tous ses droits religieux. La révocation de l’édit de Nantes (1685) est toujours plus ou moins le point de fuite de ses réflexions. On s’efforcera ici de démêler en partie l’écheveau du discours de Bayle sur les guerres de religion, ou du moins de montrer que son approche transdisciplinaire et son écriture déconstructrice lui permettent de combattre certaines évidences qu’il juge redoutables. Seront successivement envisagés divers aspects de son discours historiographique, qu’on adossera chaque fois à l’un ou l’autre de ses textes : le caractère paradigmatique de la déconstruction dans la Critique générale de l’histoire du calvinisme de Mr Maimbourg ; la question de l’actualité et le caractère partisan de l’historien dans les Nouvelles de la République des Lettres ; la réflexion philosophique – tant morale que politique – à partir du Dictionnaire historique et critique ; l’approche critique des préjugés dans la Réponse aux questions d’un provincial. Le titre même du premier ouvrage qu’il consacre à la Réforme en France, et partant aux guerres de religion, met Bayle non en position d’historien mais de critique. Il ne propose pas une vision, mais une réaction polémique à celle d’un adversaire. Dans la Critique générale de l’histoire du calvinisme de Mr Maimbourg, Bayle veut déjouer le piège d’un double affrontement : entre historiens qui se battraient sur des faits, entre croyants de confessions opposées qui se disputeraient sur leur interprétation. Aussi bien Bayle se situe-t-il d’emblée à un niveau méta-historique : Je n’opposerai point […] histoire à histoire, laissant cela à de plus habiles gens que je ne suis, qui d’ailleurs ne me sens pas la patience nécessaire pour feuilleter, & pour confronter beaucoup de volumes.

Considéré à la lumière de son œuvre postérieure, ce choix tactique peut faire sourire : Bayle s’avérera au contraire un redoutable lecteur, attentif aux contradictions factuelles ou intellectuelles dans lesquelles sombrent si facilement les auteurs. S’il renonce ici à affronter Maimbourg sur son terrain, c’est qu’il entend s’arrêter aux

. Voir les chap. VIII et XI du présent ouvrage. . CGM VIII : OD II, p. 36 ; voir XV, p. 63.

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L’historiographie des guerres de religion conditions de production du discours historique. Mais l’absence d’exhaustivité n’est pas sans danger. Dans une controverse entre auteurs – et tout particulièrement dans cette forme littéraire de guerre de religion qu’est la controverse interconfessionnelle –, il est convenu qu’un argument non récusé est un point marqué. Or Bayle n’entend pas que les questions passées sous silence soient mises au crédit de son adversaire : L’auteur de ces lettres […] n’ayant pas prétendu réfuter l’Histoire du calvinisme, mais seulement faire quelques réflexions sur les faits qu’elle rapporte, il ne faut pas que le lecteur prenne pour des faits avouez par les protestans tous ceux dont il semble que que cet auteur demeure d’accord ; […] qu’on ne croye pas que l’auteur reconnoît la vérité des faits dont il ne montre pas la fausseté. Son silence ne doit pas passer du tout pour un aveu.

L’enjeu de la Critique générale n’est pas seulement ou d’abord historique. Il est aussi – et on serait tenté de dire : déjà, compte tenu de ce qui suit – éthique et politique. Parler des guerres de religion impose de réfléchir à ce qu’est la guerre et à ce qu’est la religion. Face à l’ouvrage de Maimbourg, il convient de s’interroger sur ce que signifie faire l’histoire du calvinisme. Et, parce que le contexte est loin d’être indifférent, il faut se demander ce que signifie écrire une histoire du calvinisme au moment où les Églises réformées sont menacées de disparition par la politique royale : une telle histoire, en un tel moment, n’est-ce pas la continuation des guerres de religion par d’autres moyens, et la préparation idéologique de l’éradication définitive des adversaires confessionnels ? Ce qui disqualifie Maimbourg aux yeux de Bayle, c’est sa manière plus que discutable d’accommoder les faits. À cet égard, le philosophe de Rotterdam est tenté de prôner le pyrrhonisme historique. Il est même prêt à renvoyer dos à dos les champions des deux camps confessionnels : Je ne crois en général autre chose, sinon que les protestans de France ont été armez quelquefois ; qu’il y a eu une bataille de Jarnac & de Moncontour, & que certaines autres choses reconnuës de tout le monde se firent en ce tems-là. […] Les catholiques furent-ils de bonne foi à observer les traitez ? Employerent-ils les voyes de la douceur pour réduire le calvinisme ? Ils ont des historiens qui l’assûrent ; mais on s’inscrit en faux contre eux, & on les traite d’imposteurs. Dispute là-dessus qui voudra, pour moi je veux être pyrrhonien. Je n’affirme ni l’un, ni l’autre, & cela me suffit pour ne trouver, dans toutes ces guerres, aucun préjugé légitime contre la divinité de ma religion.

Mais Bayle fait porter l’accent sur l’opportunisme de Maimbourg sur et son instrumentalisation de l’histoire. L’ex-jésuite est un valet. S’il a écrit son Histoire du calvinisme sur un ton si emporté et avec tant d’outrances, « c’est qu’il a vû que la cour de France déterminée à ruiner le calvinisme en aussi peu de temps qu’il en mettroit à composer son histoire. » Au-delà du cas personnel de Maimbourg, c’est l’usage de l’histoire dont il est ici question : loin de n’être que l’établissement objectif de faits, elle apparaît comme une entreprise de diabolisation de l’adversaire confessionnel en vue de justifier une stratégie de répression religieuse. La rhétorique de Maimbourg consiste à présenter

. CGM, Préface, puis p. 3 et XXX, p. 159. . CGM I, p. 11. . Ibid., p. 9. Citation complète au chap. VIII, p. 105.

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Dossiers d’histoire religieuse les calvinistes comme des hérétiques, puis à montrer que ceux-ci, irrespectueux de l’autorité de l’Église, sont également portés à s’insurger contre celle du roi. Les hérétiques sont des rebelles, ce que démontre leur prise d’armes. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel doivent s’unir afin de conjurer le danger que représentent les calvinistes, hérétiques et rebelles. Bayle entend démonter cette rhétorique de l’amalgame parce qu’elle fait violence à l’histoire, mais aussi parce qu’elle constitue un mensonge tant au plan politique que religieux. Son propos n’est pas seulement déontologique ou éthique : il connaît la teneur de la politique louis-quatorzienne et ne se fait guère d’illusion sur le sort qui, à court terme, attend ses coreligionnaires restés en France. En analysant la tactique de Maimbourg, en dénonçant le caractère orienté de l’Histoire du calvinisme, il milite, avec les moyens dont il dispose, c’est-àdire sa seule plume, en faveur de ses coreligionnaires. On retrouve ce caractère d’écrivain engagé dans les Nouvelles de la République des Lettres – le mensuel que Bayle publie à partir de mars 1684. Maimbourg vient de publier une Histoire de la Ligue, et le journaliste s’interroge sur les raisons de son succès : Si l’on demande d’où vient cette avidité pour les histoires de M. Maimbourg, je ne sçaurois répondre autre chose, si ce n’est qu’on en trouve la lecture fort divertissante, soit à cause de la diversité des événemens qu’il y entremêle, soit parce qu’il a trouvé le secret de donner à l’histoire l’air du roman, et au roman l’air de l’histoire, ce qui n’est pas un don médiocre, soit enfin parce que chacun a son goût, & que le je ne sai quoi s’est mêlé de la partie.

Ce succès est aussi redoutable qu’inexplicable. Mais, s’agissant de la Ligue, Bayle en viendrait presque à s’en féliciter. En Bayle, le journaliste semble faire la leçon à l’auteur de la Critique générale : [Maimbourg] déteste tous ces horribles emportemens, & il faut avoüer de bonne foi qu’il n’épargne pas plus les Ligueurs que s’il avoit à faire à des huguenots, comme dans son Histoire précédente. Il ne faut plus tant se plaindre du traitement qu’il nous a fait. Comment auroit-il eu des égards pour nous qui sommes des etrangers, puisqu’il n’en a point pour les enfans de la maison10 ?

Ce qui frappe ici, c’est le « nous » qui signe l’appartenance de Bayle au camp réformé. Dès la préface des Nouvelles, le journaliste avait certes annoncé sa couleur confessionnelle, mais ici, il choisit de s’impliquer et de ne pas s’en tenir au personnage de recenseur impartial. Bayle s’ingénie à chercher dans le texte de Maimbourg des éléments favorables aux réformés, proposant à son lecteur une herméneutique du lapsus de l’auteur qu’il recense : Mr Maimbourg ne se borne pas à bien fulminer contre la Ligue ; il rend justice au roi de Navarre dans une chose qui est tout-à-fait glorieuse à notre parti. C’est qu’il remarque fort exactement que ce prince ne se voulut point servir des occasions favorables que la Providence de Dieu lui offroit de rendre la pareille aux catholiques […] durant les confusions qui suivirent le massacre de messieurs de Guise11.

Entre les lignes, comme par inadvertance, le jésuite vient de reconnaître qu’Henri de Navarre sut répondre à la cruauté catholique par une certaine grandeur. Ce motif

. NRL avril 1684, art. III : OD I, p. 27. 10. Ibid., p. 29. 11. Ibid. Je souligne.

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L’historiographie des guerres de religion se retrouvera plus loin dans les Nouvelles à propos de la Vie de Gaspard de Coligny, l’amiral s’étant montré capable de pardonner à un assassin12. Ici, c’est sur le plan de l’humanité que Bayle fait « parler » Maimbourg. Ailleurs, le propos est plus franchement politique, et l’argument selon lequel les huguenots seraient des rebelles en puissance est retourné en direction de la noblesse catholique : On trouvera cent autres choses dans cette histoire favorables à ceux de la religion. Par exemple M. Maimbourg n’en fait point le fin ; il avouë nettement & expressément que les princes & les seigneurs catholiques de l’armée ne reconnurent le roy de Navarre pour roy après l’assassinat de Henri troisieme qu’à condition qu’il se feroit instruire dans six mois ; qu’il rétabliroit l’exercice de la religion catholique dans tous les lieux d’où elle auroit été bannie, &c. N’est-ce pas la preuve formelle de ce que nous objectons à messieurs les catholiques, qu’ils ne se croient obligez d’obéïr à leur souverain qu’autant de temps qu’il est de leur religion ? Mais ce qu’il y a de plus favorable à notre parti dans cette Histoire est que M. Maimbourg fait voir manifestement que les François catholiques ne fussent jamais sortis de leur rebellion si Henri IV n’eût abjuré notre créance ; ce qui est le plus fâcheux reproche que l’on puisse faire au parti romain13.

Bayle a résolument opté pour un ton militant. Il conclut son article par une sorte de leçon de morale. Dans une certaine mesure, Bayle tente de se persuader lui-même que le protestantisme français est encore en sursis : Au reste l’on nous assûre qu’il a renoncé à la suite de l’Histoire du calvinisme. Il a fort bien fait ; & il eût mieux fait encore, s’il ne l’eût jamais commencée. C’étoit bien à un homme qui avoit dessein d’écrire contre la Ligue, à reprocher aux huguenots leur manque de fidélité. Nous aurions sujet de lui rendre graces de son dernier livre, si ceux qui veulent ruïner la religion reformée en France avoient le loisir de considerer qu’il prouve manifestement que nous sommes nécessaires à l’Etat, afin d’empêcher les catholiques d’abandonner les dogmes où ils sont peu à peu rentrez. Car s’ils étoient seuls en France, ils seroient moins orthodoxes sur l’obéïssance qui est dûë aux souverains. Nous les tenons en haleine de ce côté-là. Ainsi la tolerance des huguenots est nécessaire au bien de la monarchie14.

Cet extrait témoigne de l’importance qu’a la dimension politique dans la réflexion de Bayle. Il estime avoir démontré l’innocence des huguenots dans le déclenchement des guerres de religion. Mais il va plus loin, et, reprend à son compte l’argument d’Henri Basnage de Beauval15 selon lequel la pluralité religieuse est un gage de paix civile. Assumer la nécessité du pluralisme religieux, fût-ce comme un pis-aller – ce que faisait l’édit de Nantes au plan politique –, c’est participer au désarmement civil des antagonistes. Inversement, écrire à propos des guerres de religion en vue de démontrer qu’un camp a raison et l’autre tort revient à cultiver le germe de l’hostilité qui les a engendrées. On n’est donc guère étonné de lire, quelques mois plus tard, le jugement sévère que porte Bayle sur l’Histoire des révolutions arrivées dans l’Europe en matiere de religion de François Varillas. Cet auteur, explique le journaliste, « se

12. Ibid., p. 511. 13. Ibid. Je souligne. 14. Ibid., p. 30. 15. H. Basnage de Beauval, Tolérance des religions, à Rotterdam chez Henry De Graef, 1684 (reprint New York–London 1970) – voir notamment p. 77. Dans la réédition procurée par Y.-Ch. Zarka, Les fondements philosophiques de la tolérance, t. II : Textes et documents, Paris 2002, p. 275.

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Dossiers d’histoire religieuse propose de les attaquer du côté de la politique, & de montrer que tous ceux qui se sont ingerez depuis plus de 300 ans d’enseigner ou de prêcher contre l’ancienne religion ont agi pas des motifs purement humains & souvent criminels, & que ceux qui les ont appuyez de leur crédit & de leurs armes l’ont fait pour exciter dans toutes les contrées d’Europe des révolutions qui leur donnassent occasion ou prétexte de les usurper ». Et il ajoute, sèchement : « Il seroit bien mal-aisé d’avoir un dessein plus controversiste & plus missionnaire que celui-ci »16. On est alors en mars 1686. Entre-temps, l’édit de Nantes a été révoqué et le sort des huguenots a été scellé. Interdits en France, un grand nombre d’entre eux ont abjuré, souvent sous la contrainte. D’autres ont émigré, clandestinement. Ni les arguments religieux, ni les considérations politiques n’ont eu le moindre poids. Quant au rôle de l’histoire, il s’est révélé aussi idéologique et partisan que Bayle le redoutait à propos de Maimbourg : Voilà, ou peu s’en faut, le sort de l’histoire ; chaque nation, chaque religion, chaque secte prend les mêmes faits tout cruds où ils se peuvent trouver, les accomode & les assaisonne selon son goût, & puis ils semblent à chaque lecteur vrais ou faux selon qu’ils conviennent ou qu’ils répugnent à ses préjugez. On peut encore pousser plus loin la comparaison, car comme il y a certains mets absolument inconnus en quelques païs, & dont on ne voudroit aucunement à quelque sausse qu’ils fussent, ainsi il y a des faits qui ne sont reçus que d’un certain peuple, ou d’une certaine secte ; toutes les autres les traitent de calomnies et d’impostures17.

La Critique générale et les Nouvelles de la République des Lettres illustrent la concurrence des genres littéraires auxquels Bayle recourt pour développer ses idées et défendre ses idéaux. L’ouvrage polémique et l’article de journal concourent sans rivalité afin de dénoncer un usage pervers de l’histoire et militent, chacun à sa façon, en faveur d’une étude désintéressée des phénomènes. Conscient de l’impact spécifique qu’a chaque genre littéraire, Bayle déploie une vraie stratégie d’écriture. Lorsqu’intervient la révocation de l’édit de Nantes, il joue même sur trois registres : le traitement journalistique de l’actualité avec les Nouvelles, le pamphlet avec la France toute catholique – qui met lui-même en scène trois scripteurs – et la réflexion de fond avec le Commentaire philosophique18. L’interdiction du protestantisme dans le royaume de France à partir de 1685 et la Glorieuse Révolution d’Angleterre en 1688 modifient les données du problème. Dans l’Avis aux Réfugiés, Bayle – s’il en est l’auteur – critique durement toute velléité de soulèvement contre le roi de France et la justification théologique du recours à la résistance armée qui tente ses coreligionnaires, lecteurs assidus de l’Ancien Testament. À partir des années 1690, Bayle dénonce l’orangisme de son ancien collègue Jurieu, et plus généralement tout ce qui est susceptible d’alimenter la controverse catholique. En se rangeant derrière Guillaume III monté sur le trône d’Angleterre, les protestants prennent le risque de confirmer a posteriori la justesse des attaques catholiques et d’apparaître comme le parti de l’étranger. À l’argument civique s’ajoute une considération théologique : dangereuse pour l’image des réformés, la justification religieuse de la prise d’armes est aussi inacceptable, comme l’est, depuis le Commentaire philosophique, celle de toute coercition en matière de conscience :

16. NRL mars 1686, art. IV : OD I, p. 510. 17. Ibid. 18. Sur cette orchestration, voir le chap. XIII du présent ouvrage.

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L’historiographie des guerres de religion Le grand Dieu des armées n’inspira point aux juifs le courage de se soulever lorsqu’il voulut délivrer son peuple de cet esclavage [à Babylone]. Il ne voulut point se servir de leurs armes victorieuses, comme il auroit pû le faire aisément, en quelque petit nombre qu’ils fussent, pour les ramener en leur patrie ; il mit seulement au cœur de leur souverain de publier un edit qui leur accordoit ce qu’ils souhaitoient. […] Feuilletez tant qu’il vous plaira les livres historiques que vous croïez canoniques, vous y trouverez à chaque page des rois idolâtres & profanateurs des choses saintes ; vous y trouverez même de cruels persécuteurs des fideles, mais pas une seule guerre civile excitée pour ce sujet, ni pas un prophete, pas un souverain sacrificateur qui ait dit au peuple qu’il pouvoit se soulever contre son roi19.

Pour modeste qu’en soit la place, il n’est pas possible ici de traiter exhaustivement des guerres de religion dans le Dictionnaire historique et critique. L’éclatement des propos à la faveur de la répartition alphabétique des articles accentue la dimension méta-historique de l’approche baylienne et universalise la portée de ses allusions aux conflits qui déchirèrent la France au xvie siècle. Tout comme la Critique générale prenait prétexte de l’ouvrage de Maimbourg pour réfléchir sur l’histoire et sur son écriture, le Dictionnaire est certes historique, mais surtout critique : il rectifie et réfléchit. Il invite à prendre du recul par rapport aux événements, non d’abord pour leur donner sens, mais surtout pour en dénoncer le caractère absurde ou scandaleux. Donnons-en un exemple, tiré de l’article « Macon ». Après avoir rapporté les horreurs commises dans cette ville dès 1562, Bayle se demande dans quelle mesure il est bon de faire mémoire d’épisodes aussi odieux. Comme historien, il sait combien l’établissement des faits est important : lui-même a ferraillé, en 1685, pour dénoncer les euphémismes de la propagande catholique à propos des dragonnades, des conversions forcées, du viol des consciences. Mais comme sujet du royaume de France, il n’ignore pas que les édits de pacification, y compris l’édit de Nantes, insistaient sur le devoir civique consistant à oublier les exactions passées pour que la vie commune soit à nouveau possible20. Et le chrétien est révolté par le contre-témoignage que constitue la violence guerrière perpétrée au nom même de la vérité évangélique : Pour l’honneur du nom françois & du nom chrétien, il seroit à souhaiter que la mémoire de toutes ces inhumanitez eût été abolie & qu’on eût jetté au feu tous les livres qui en parloient. Ceux qui semblent trouver mauvais qu’on fasse des histoires parce, disent-ils, qu’elles n’apprennent aux lecteurs que toutes sortes de crimes, ont à certains égards beaucoup de raisons par rapport à l’histoire des guerres sacrées. Elle paroît extrêmement propre à nourrir dans les esprits une haine irreconciliable ; & c’est un de mes plus grands étonnemens que les François de différente religion aient vêcu après les edits dans une aussi grande fraternité que celle que nous avons vue, quoi qu’ils eussent éternellement entre les mains les histoires de nos guerres civiles, où l’on ne voit que saccagemens, que profanations, que massacres, qu’autels renversez, qu’assassinats, que

19. Avis aux réfugiez : OD II, p. 618. 20. « Premièrement, […] la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusques à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédens et à l’occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenuë. […] Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveller la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » : Édit de Nantes, art. 1 et 2.

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Dossiers d’histoire religieuse parjures, que fureur. […] Ne peut-on donc pas me dire qu’il semble que j’aie dessein de réveiller les passions & d’entretenir le feu de la haine en répandant par-ci par-là dans mon ouvrage les faits les plus atroces dont l’histoire du xvie siecle fasse mention : siecle abominable, & auprès duquel la génération présente pourroit passer presque pour un siecle d’or, quelque éloignée qu’elle soit de la veritable vertu21 ?

Bayle paraît souscrire à l’idée selon laquelle, d’un point de vue civique, il est dangereux de remâcher les querelles du passé. C’est pourquoi il ne s’attarde guère sur la Saint-Barthélemy : chacun sait ce qui s’est passé lors des « vêpres parisiennes », et son Dictionnaire n’a pas vocation à en reprendre le récit. Il importe cependant que certains gardent la mémoire de ces événements tragiques : pour cet érasmien qui semble méditer l’adage « dulce bellum inexpertis », les gouvernants, les responsables ecclésiastiques et les « théologiens remuans » feraient bien de méditer sur les conséquences de ces guerres avant de prendre le risque d’en faire éclater de nouvelles. Bayle ne se fait pas d’illusion sur la sagesse humaine. L’esprit de parti prend généralement le dessus, et, quand un responsable politique cherche un compromis susceptible d’éviter le carnage, il s’attire la plupart du temps l’inimitié des deux camps prêts à s’opposer. Ce fut notamment le cas du chancelier Michel de L’Hospital, dont la politique pacifiste ne recueillit l’appui ni des protestants ni des catholiques : Beaucoup de calvinistes, qui avoient plus de zêle que de conoissance du monde, condamnérent toujours la conduite de ce Chancelier. Ils vouloient qu’il se déclarât hautement et fortement le protecteur de leur Cause ; mais eût-il pu conserver son poste trois mois de suite s’il ne se fût pas ménagé ? […] Les harangues qu’il prononça pour inspirer un esprit de tolerance le rendirent fort suspect aux catholiques, et fort odieux à la cour de Rome22.

Il n’en reste pas moins que la caricature dans laquelle se complurent les acteurs du temps est un mal qui guette aussi les historiens. Dans l’article qui lui est consacré, le baron Des Adrets est présenté comme un homme animé d’un désir de vengeance à l’égard du duc de Guise. Bayle mentionne les pillages de ce chef de guerre protestant, rappelle qu’il « répandit l’épouvante » et qu’il « usa de cruelles représailles » lors de la première guerre de religion. Mais il condamne la tentation historiographique d’un Moreri ou d’un Maimbourg, qui consiste à excuser les cruautés catholiques perpétrées à Orange comme des représailles à celles du cruel baron. Une telle attitude relève soit de l’« ignorance crasse », soit d’une « mauvaise foi prodigieuse » car, explique-t-il, on sait bien « que les cruautez exercées à Orange précédérent celles de Des Adrets »23. Pour Bayle, il n’est donc pas question de nier l’horreur et les exactions. En revanche, prétendre ingénument les expliquer par la confession religieuse de celui qui les commet relève d’une grande naïveté. Le philosophe est en effet convaincu qu’il existe un fossé entre les valeurs auxquelles hommes adhèrent et le comportement qu’ils adoptent. Il existe toutefois des exceptions, et Bayle n’omet pas de mentionner, sur un ton admiratif, l’action politico-religieuse de Jeanne d’Albret, qui « ne se contenta point d’établir dans ses Etats la religion réformée, elle y abolit aussi le papisme, et se saisit des biens des ecclésiastiques, et les destina à l’entretien des ministres et

21. DHC, « Macon », rem. C. 22. DHC, « Hospital », rem. D, H. 23. DHC, « Beaumont », rem. C. Déjà dans la Critique générale, Bayle avait dénoncé la partialité de Maimbourg pour qui l’initiative de la violence est toujours le fait des protestants (CGM XVII : OD II, p. 75).

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L’historiographie des guerres de religion des ecoles ». Cette souveraine fut aussi une croyante fidèle, qui « ne démentit point au dernier moment de sa vie la constance qu’elle avoit toûjours montrée pour sa religion, et qui avoit résisté aux tentations les plus fortes, aux importunitez les plus opiniâtres qu’on ait jamais vues. »24 Cette attitude digne d’éloges contraste avec celle de ses sujets catholiques, qui fomentèrent une conspiration contre elle. Longtemps après la polémique qui l’a opposé à Maimbourg, Bayle n’omet donc pas de relever les exemples qui contredisent l’amalgame entre protestantisme et sédition pratiquée par son adversaire. Dans la Réponse aux questions d’un provincial, Bayle pousse la réflexion sur l’insoluble question du rapport entre le caractère absolu de la foi et la nécessité du compromis politique. Cet écrit est composé de lettres qui lui permettent, à travers le dialogue avec un correspondant fictif, d’amener son lecteur à réfléchir à ses propres présupposés. Au chapitre lxiii, Bayle réagit à un sonnet de 1609 dans lequel un huguenot prétend que « La paix est un grand mal, la guerre est un grand bien, / La paix est nostre mort, la guerre est notre vie, / La paix nous a espars, la guerre nous rallie, La paix tue les bons, la guerre est leur soutien. / Paix est propre au meschant, la guerre au vray chrestien. / A celuy donc qui a d’un bon repos envie / Et qui veut recouvrer sa liberté ravie, / La guerre est nécessaire, & la paix ne vaut rien. » Bayle réagit d’abord contre une interprétation simpliste, qui consisterait à décontextualiser le sonnet : Ceux qui parloient de la sorte, me demandez-vous, & qui se donnoient par excellence la qualité d’evangéliques, étoient-ils chretiens ? N’étoient-ils pas plutôt de vrais cannibales ? Mais je vous demande à mon tour, ceux qui les forçoient à se servir de ces maximes & qui les réduisoient à la cruelle nécessité de haïr la paix & d’aimer la guerre, étoient-ils chretiens ? N’étoient-ils pas plutôt de vrais Turcs25 ?

Pour Bayle, la question est politiquement complexe, et toute simplification condamne à l’erreur ou au mensonge. L’historien doit s’efforcer de comprendre que la responsabilité des désordres est à tout le moins partagée entre ceux qui appellent à la guerre et ceux qui les y acculent. Puis il complète le sonnet dont il avait délibérément interrompu la citation. Elle confirme la nécessité d’une interprétation nuancée : « Je ne suis toutesfois de la paix ennemi, / Je suis du bien public zélateur & amy, / J’ay en horreur les maux qui regnent sur la terre ; / Mais j’ose maintenir que nous estant pipez / Plusieurs fois par la paix, & par guerre eschappez, / Pour establir la paix, qu’il faut faire la guerre » (616). Le scandale de son correspondant fictif – qui lui ressemble fort – devant l’apologie du conflit armé n’a certes pas a être évacué : Rien ne vous indigne autant contre l’auteur du sonnet que de voir qu’il se passionne pour des guerres civiles de religion ; car que de simples particuliers prennent les armes pour établir les articles de leur foi, c’est une chose, dites-vous, aussi opôsée à l’esprit de l’Evangile que conforme à l’esprit de l’Alcoran, & jamais la guerre n’est plus détestable que lors qu’on l’allume dans le sein de sa patrie26.

24. DHC, « Navarre (Jeanne de) ». Voir le chap. IX du présent ouvrage. 25. RQP 63 : OD III, p. 615. 26. Ibid., p. 617.

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Dossiers d’histoire religieuse Mais la position inverse est bien plus courante, et Bayle constate que c’est le propre de ceux qui veulent se rendre maîtres de l’Etat de dire qu’ils doivent être nécessairement injustes en certaines choses afin de pouvoir être justes dans des occasions plus importantes27.

Il convient donc, pour saisir le phénomène des guerres de religion dans sa complexité, de comprendre que la politique obéit à de tout autres lois que la morale et la religion : François I & Henri II faisoient brûler dans leur roïaume les sectateurs de Luther & de Calvin, & leur rendoient des services infinis en Allemagne & en Suisse. Louïs XIII faisoit la guerre à ses sujets de la religion, & les haïssoit de toute son ame ; mais les secours qu’il envoïa aux protestans étrangers & les alliances qu’il fit avec eux furent le principal instrument de leur grandeur & de leur prospérité28.

Au plan anthropologique, Bayle opte résolument pour une position pessimiste : les idéaux religieux n’entrent guère en ligne de compte dans les choix politiques. Bien plus, les hommes n’agissent que rarement en fonction des préceptes moraux qu’ils revendiquent comme leurs valeurs. Si tel était le cas, ni les juifs ni les chrétiens ne se seraient autorisés de faire la guerre au nom de leur foi. Bayle évoque l’Ancien Testament et les guerres que menèrent les juifs : Les juifs ne manquoient pas de la ressource ordinaire aux autres nations. Ils ont eu des chefs belliqueux & conquérans, ils entendoient aussi bien que leurs voisins le métier des armes, & ils inspiroient à leurs enfans une aversion prodigieuse pour les autres peuples ; & bien loin que la religion leur pût donner des scrupules là-dessus, […] au contraire elle les autorisoit à faire la guerre d’une façon impitoïable, & cela quelquefois afin de venger une injure qui avoit été faite à leurs ancêtes il y avoit quatre cens ans29.

Et de s’interroger : « L’esprit du christianisme fournit-il de telles avances pour maintenir l’état temporel de la république contre des voisins inquiets ? » Or ce constat désabusé au sujet des lois de la politique rebondit au plan éthique. Même une société qui se prétend chrétienne contredit ses maximes au nom de son droit à se défendre. Non sans lien avec le paradoxe lequel une société entièrement composée de vrais chrétiens ne pourrait se maintenir, Bayle constate que les valeurs de virilité inculquées aux garçons démontrent que la préférence est donnée à l’agressivité sur la douceur évangélique : Le soin que l’on a dans les familles chretiennes d’apprendre aux enfans les veritez de l’Evangile & de leur inspirer du zèle pour la religion n’est point ce qui rend propres les mâles au métier de la guerre & à repousser les injures d’un ennemi. Cette éducation au contraire les y rendroit mal propres, & si on élevoit les garçons comme les filles, ils seroient à-peu-près aussi poltrons qu’elles ; car ils ne se feroient point une honte de trembler & de se cacher à la vuë d’une épée nuë. Voici donc ce qui les dispose à la hardiesse & au combat. On fomente en eux l’esprit de vengeance, & de jalousie, & de vanité qu’ils reçoivent de la nature ; on les caresse & on les comble d’éloges s’ils savent bien se défendre & donner plus de coups qu’ils n’en reçoivent. On les gronde, on les méprise, on les menace s’ils se laissent mal-traiter, & on leur ordone de tirer raison de

27. Ibid. 28. RQP 121 : OD III, p. 744 s. Sur le modèle « laïque » qui découle de ces considérations, voir H. Bost, Pierre Bayle, op. cit., p. 491. 29. RQP III, 27 : OD III, p. 976.

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L’historiographie des guerres de religion l’injure. On admire en leur présence les actions de courage, & on couvre d’infamie les actions de lâcheté, c’est-à-dire le défaut de ressentiment pour une action. […] Cette conduite des peres ruïne tout le fruit des instructions du Catéchisme par raport à la morale de Jésus-Christ30.

L’approche des guerres de religion que propose Bayle est liée à sa propre évolution. Renonçant à en faire à son tour l’histoire, il les a d’abord envisagées d’un point de vue historiographique. Mais, loin de le cantonner au rôle d’observateur, cette option méta-historique l’a conduit à prendre position sur les conditions dans lesquelles on écrit l’histoire, sur les valeurs que l’on charrie avec elle, sur les objectifs qu’on assigne au rappel d’un conflit religieux et civique. À travers Maimbourg, Bayle voulait dénoncer le comportement de l’historien « plume vénale » au service d’une idéologie politique. Tout en prônant l’impartialité et en refusant de répondre sur le même registre que son adversaire, il s’est retrouvé dans l’arène. Son implication a des raisons circonstancielles : ce n’est pas l’objet étudié, les guerres de religion, mais le contexte dans lequel on en écrit l’histoire, qui l’a conduit à prendre parti. Après la Révocation, Bayle privilégie une réflexion plus générale sur les rapports entre guerre et religion, c’est-à-dire, en fait, sur la contradiction entre les idéaux moraux et religieux d’une part, et les rapports de force entre partis ou États d’autre part. Les guerres de religion apparaissent alors comme un cas particulier, particulièrement tragique parce qu’il déchire une nation et une religion par l’intérieur, des conflits humains. Cette conviction explique que le philosophe de Rotterdam ait accommodé son traitement de ces guerres selon des genres littéraires si variés : du texte polémique au journal, de la petite remarque distillée dans un article anodin du formidable Dictionnaire au dialogue épistolaire de la Réponse, sa pensée à la fois pacifiste et pessimiste prend différentes formes, et la diversité des genres concourt à en augmenter l’impact potentiel.

30. RQP III, 28 : OD III, p. 982.

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Chapitre XI

L’HISTOIRE DES ÉGLISES RÉFORMÉES DE FRANCE DANS LE DICTIONNAIRE Quel rapport Bayle entretient-il avec le passé des Églises réformées de France, c’est-à-dire la communauté confessionnelle à laquelle il n’a cessé d’appartenir depuis qu’il est revenu en son sein ? Quoi qu’il en soit des relations complexes qu’il a entretenues avec le « protestantisme » et, plus généralement, avec la foi chrétienne, Bayle a réservé un traitement particulier à l’histoire des huguenots français. Analyser l’ensemble des principaux articles du Dictionnaire historique et critique traitant des personnalités protestantes françaises ou en rapport étroit avec l’histoire des Églises réformées de France aide à comprendre comment son auteur a perçu cette histoire et comment il en a concilié la mémoire avec les principes de ce qui allait devenir les prémisses de la pensée des Lumières. On ne peut redire ici combien la question de l’écriture de l’histoire, celle du christianisme en général et celle de la Réforme en particulier, a accompagné Bayle durant toute son œuvre. Tout au plus rappellera-t-on ici que l’une de ses premières publications, la Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg (1682), s’appliquait à réfuter une historiographie partisane et à réfléchir sur les conditions de possibilité d’une histoire rigoureuse  ; que de nombreux articles des Nouvelles de la République des Lettres (1684-1687) étaient consacrés à l’examen de questions qui touchaient de plus ou moins près l’histoire des huguenots français et les menaces qui pesaient sur leur existence  ; que l’Avis aux Réfugiés (1690) – qui, s’il n’était pas de Bayle, fut vraisemblablement patronné par lui – manifestait l’intérêt constant du philosophe pour ses coreligionnaires et compatriotes. On se souviendra également de l’importance qu’a eue sa propre identité de réformé : son statut de fils et frère de pasteur, sa conversion au catholicisme et son retour dans la religion protestante avec l’exil qui s’ensuivit, l’enseignement dans une académie de théologie à Sedan, les conséquences de la rétorsion qui s’abat sur son frère Jacob, les attaques dont il fait l’objet à Rotterdam de la part de Jurieu, sont autant d’indices de la place qu’occupe la question huguenote dans sa vie. Il reste que le Dictionnaire historique et critique ne consacre qu’une place modeste à l’étude du protestantisme et des protestants français, et ceci en dépit du jugement des auteurs du xviiie siècle qui considéraient que cette place était excessive.

. E. Labrousse, « La méthode critique chez Pierre Bayle et l’Histoire », dans Notes sur Bayle, p. 8-24 ; J. Solé, « Religion et vision historiographique dans le “Dictionnaire” de Bayle », dans Religion, érudition et critique à la fin du xviie siècle et au début du xviie, op. cit. (à partir de la p. 166) ; Id., « Pierre Bayle historien de la Réforme », op. cit. ; R. Whelan, « Images de la Réforme chez Pierre Bayle, ou l’histoire d’une déception », op. cit.. . Voir le chap. VIII du présent ouvrage. . H. Bost, Pierre Bayle et la question religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres (16841687), op. cit., et Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, op. cit. . Voir E. R. Briggs, « Bayle ou Larroque ? de qui est l’Avis important aux Réfugiés de 1690 et de 1692 ? », dans De l’humanisme aux Lumières : Bayle et le protestantisme français, op. cit., p. 509-524. . P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au xviiie siècle, Paris 1971, p. 310 sq. ; C. Mervaud, Voltaire et Frédéric II : une dramaturgie des Lumières, 1736-1776, Oxford 1985, p. 369.

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Dossiers d’histoire religieuse Le but du Dictionnaire n’est d’ailleurs pas de faire connaître plus particulièrement ce secteur d’histoire. Toutefois, en raison des approches souvent partiales que la controverse a favorisées, l’histoire des Églises réformées tombe naturellement sous le coup de la vigilance critique du chasseur d’erreurs qu’est Bayle. Il est donc possible de procéder à une lecture sélective des articles et des remarques dans lesquels Bayle a noté des points relatifs à cette histoire. On proposera ici une sorte de reconstitution baylienne de l’histoire des Églises réformées françaises aux xvie et xviie siècles pour déboucher sur quelques considérations relatives au ministère pastoral et à l’idéal évangélique. L’exercice a quelque chose d’artificiel puisqu’il consiste à démonter l’organisation alphabétique du Dictionnaire pour mettre bout à bout des éléments d’origines disparates et de statuts divers. Il permet néanmoins de créer un ensemble assez cohérent qui ressemble à la conception que Bayle a de ce passé. I. L’évangélisme et les débuts de la Réforme en France Bayle ne s’étend guère sur l’évangélisme français du premier xvie siècle. Guillaume Briçonnet ne fait l’objet d’aucun article, mais le cénacle de Meaux réuni autour de son évêque comme creuset d’une réforme interne à l’Église catholique est évoqué à propos de Jacques Lefèvre d’Étaples, et bien situé dans le corps de l’article consacré à Farel : Briçonnet, dit Bayle, « avait quelque inclination à la réforme, et dans cette vue il fit venir dans son diocese quelques personnes qui avoient goûté les nouvelles opinions ». Le soutien de Marguerite de Navarre à la cause de l’évangélisme de Meaux est soigneusement rappelé : « Elle pancha beaucoup vers ce que l’on apelloit les nouvelles opinions, et protégea ceux qui furent persécutez pour cette cause ». Bayle souligne la convergence inhabituelle des historiographies protestante (Bèze) et catholique (Florimond de Ræmond) à ce propos. Une histoire circule sur les dernières heures de Jacques Lefèvre d’Étaples, qui se serait reproché de ne pas avoir choisi le camp de la vérité. Ce récit fait l’objet d’une évaluation mesurée : « Il est difficile de douter de ce récit, et difficile de n’en douter pas ». S’il était avéré que Lefèvre ait émis de tels regrets, un historien tel que Bèze s’en serait emparé. Lefèvre a plutôt adopté une attitude mixte. Ses travaux bibliques lui avaient valu l’hostilité de la Sorbonne et de Noël Béda en particulier, mais ne l’amenèrent pas à se séparer de l’Église catholique. Il prit ses distances vis-à-vis d’excès commis dans le camp réformateur allemand, « mais au fond de l’ame il n’étoit guere papiste ». À la modération de Lefèvre d’Étaples s’oppose la fougue de Farel qui fit parfois preuve d’un « zele un peu trop bouillant ». Chez lui, la lutte contre les superstitions et les abus ecclésiastiques ne connaissait pas de demi-mesure. Bayle s’arrête longuement sur le mariage que Farel contracta à la fin de sa vie, tant pour récuser l’argument d’une « incontinence » qu’afin de démontrer qu’il est vain de faire prononcer un vœu de célibat. Le caractère de Farel, qui avait davantage besoin de bride que d’éperon, conduit Bayle à faire quelques réflexions sur les Réformateurs en général : « Le tempérament est presque toûjours le premier et le principal mobile dans les

. DHC, « Navarre (Marguerite de) » 1, rem. F ; « Berquin ». . DHC, « Fevre », rem. A, G.

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire personnes mêmes qui font ici-bas l’œuvre de Dieu. Quelques-uns prétendent qu’il fut nécessaire que Luther, que Calvin, que Farel, que quelques autres fussent chauds, coleres, bilieux ; car sans cela, dit-on, ils n’eussent pas surmonté la résistance. » Dans l’article qu’il consacre à Luther, Bayle semble reconnaître la pertinence de ce type de justification, mais il en indique les possibles effets pervers : c’est déjà pour lui une manière de mettre en cause la conception d’un Dieu qui « manipulerait » les acteurs humains en fonction de ce tempérament. Jean Calvin, « l’un des principaux Réformateurs de l’Eglise au xvie siècle », suscite un ample article où sont passés en revue de nombreuses questions sur sa vie et beaucoup d’aspects de son œuvre. Ses pérégrinations jusqu’à la seconde installation genevoise sont retracées avec précision. Bayle connaît l’œuvre calvinienne et en souligne l’importance tant au plan théologique qu’ecclésial10. Il suit généralement la biographie du Réformateur dressée par Bèze et réfute méthodiquement les calomnies qui, depuis Bolsec, ont été répandues sur les mœurs de Calvin. Théodore de Bèze est présenté comme « l’un des principaux piliers de l’Eglise Réformée » du xvie siècle. Bayle souligne sa formation humaniste, le rôle qu’il a joué dans l’établissement du courant réformé en France, en particulier grâce à ses interventions au Colloque de Poissy et sa modérature du synode national de La Rochelle. Il émet de nettes réserves sur les théories béziennes relatives à la répression des hérétiques par le magistrat. D’abord parce que ces théories peuvent se retourner contre le camp qui les défend lorsque celui-ci devient minoritaire. Ensuite parce que le De Hæreticis a magistratu puniendis que Bèze écrivit contre Castellion après la mort de Servet est aujourd’hui encore allégué contre les protestants lorsqu’ils se plaignent des persécutions dont ils sont l’objet11. S’il est critique à l’égard de Bèze sur ce point, Bayle se montre en revanche soucieux de récuser les accusations des historiens catholiques sur la moralité de Bèze et la portée de ses poèmes de jeunesse, comme celles des polémistes, sur sa théologie et son attitude politique12. À travers ces trois exemples, on voit combien, comme le note Jacques Solé, « Bayle tient à séparer les premiers prédicateurs du protestantisme du libertinage »13. L’apologiste de la moralité protestante se double d’un historien, car Bayle connaît bien les étapes de l’installation de la Réforme en France, ses espoirs et ses échecs. Or ce processus ne fait guère l’objet de développements généraux, mais seulement de notations parsemées dans différents articles. Dans celui de Calvin est rappelée la réception houleuse du discours de Nicolas Cop à la Toussaint 1533 et la répression qui s’ensuivit. L’affaire des Placards de 1534 n’y figure en revanche pas. Mentionnée

. DHC, « Farel », rem. C, I. . « Personne ne doute que la providence ne sache choisir les moiens les plus efficaces pour parvenir à ses fins; mais comme les mauvaises qualitez des hommes sont plus propres en certains tems que leurs vertus à l’exécution des décrets de Dieu, ce seroit très-mal raisonner que de conclure que la violence et l’emportement sont fort louables, sous prétexte que la corruption du monde a besoin d’être durement traitée » (DHC, « Luther », rem. T). 10. Dans la remarque qui développe ce point, Bayle souligne particulièrement l’importance des commentaires bibliques de Calvin sur lesquels l’avis de Richard Simon est plutôt favorable : DHC, « Calvin », rem. M. 11. DHC, « Beze », rem. F. 12. DHC, « Beze », rem. T, U, X, CC, DD. 13. J. Solé, « Religion et vision historiographique ». op. cit., p. 166 sq.

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Dossiers d’histoire religieuse en divers autres endroits14, elle est présentée comme la cause du premier grand revers de la cause réformée à la cour de François Ier : les efforts de Marguerite de Valois pour que son frère favorise la Réforme eussent pu être couronnés de succès « si l’extravagance de quelques écervelez qui affichérent des Placards l’an 1534 ne l’eût aigri à un tel point qu’il devint ensuite un ardent persécuteur du luthéranisme »15. II. Politique et Providence Les remarques du Dictionnaire relatives à la répression du courant réformateur sont assez nuancées. Bayle en fait cependant, à propos du roi François Ier, deux qui sont importantes. La première, à double détente, consiste à dégager le monarque de la critique adressée par Davila. L’historien des guerres civiles françaises blâme François Ier d’avoir été trop indulgent envers les luthériens – le mot renvoyant ici tant à Briçonnet et à ses acolytes qu’aux premiers partisans de Calvin. Mézerai, que Bayle cite longuement, a bien montré que ce reproche ne tenait guère. Mais la répression qui fut alors organisée vaut à François Ier le seul reproche que Bayle adresse jamais à un roi : il n’y a rien de plus détestable que d’emploier les supplices contre ceux qui ne se séparent d’une religion que par la crainte d’offenser Dieu, et qui dans tous le reste se comportent en très-bons sujets ; il n’y a rien de plus raisonnable que de laisser à Dieu seul l’empire de la conscience.

Une remarque médite sur les avantages que François Ier, qui réprimait le courant évangélique dans son royaume, accorda aux protestants de l’étranger, tant les réformés genevois que les luthériens réunis dans la ligue de Smalkalde. Bayle invite avec finesse et prudence son lecteur protestant à ne pas se réfugier trop commodément dans une explication idéaliste ou providentialiste de cette attitude : Comme il est plus conforme aux principes de la religion et de la piété, de reconnoître le doigt de Dieu, je veux dire une influence particuliere de la providence, dans l’établissement de la réforme, j’aprouve ceux qui en jugent ainsi ; mais je ne saurais m’empêcher de dire qu’il y a des gens de bon sens, qui croient que la seule concurrence de Charles-Quint et du roi de France étoit plus que suffisante, pour fournir aux Protestants les moiens de se maintenir.

Au-delà du cas particulier, Bayle précise qu’il s’agit là d’une explication générale, « une des plus fréquentes scênes de la grande comédie du monde. C’est ainsi que de tout tems les souverains se sont joüez de la religion : ils joüent à ce jeu-là encore aujourd’hui, ils persécutent chez eux ce qu’ils font triompher en d’autres païs autant qu’il leur est possible. »16 Le danger que Bayle dénonce ici est celui qu’entraîne toute lecture qui tend à annexer Dieu à sa cause. C’est une tendance bien connue de l’auteur des Pensées diverses qui, dès 1682, y raillait la prétention des camps nationaux ou religieux de faire parler les comètes et autres météores en leur faveur. Ainsi Bèze a-t-il tort de

14. DHC, « Melanchthon », rem. F, N ; cf. aussi « Farel », sub fin., « Marot », rem. K. 15. DHC, « Navarre (Marguerite de) » 1, in corp. Une note marginale donne, à propos du luthéranisme, une précision sémantique qui permet de mesurer le souci de Bayle de ne pas faire d’anachronisme : « On appeloit ainsi en France ce qui depuis fut nommé le calvinisme. » 16. DHC, « François I », rem. O, P.

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire croire ou de faire croire que le gel des blés la veille du supplice de Louis de Berquin en 1529 exprimerait la colère de Dieu17. C’est là un travers dans lequel les controversistes donnent souvent, qui jugent que les chrétiens orthodoxes prospèrent en raison de leur vraie foi et que les hérétiques sombrent dans le malheur parce qu’ils sont dans l’erreur. La faiblesse et la fausseté de ce lieu commun, explique Bayle, c’est que tous y recourent, « c’est une selle à tous chevaux »18. Il suggère peut-être même, avec une douceur très pédagogique, d’en finir avec toute explication transcendante de l’histoire humaine. III. Recherches des compromis et guerres de religion Tandis que les Églises réformées sont plantées et dressées, qu’elles se dotent d’une liturgie et d’une discipline inspirée par le modèle genevois, la violence couve. Lorsqu’éclatent les guerres de religion, Bayle est soucieux de montrer qu’il faut renoncer à opposer les camps confessionnels pour disculper l’un et charger l’autre. Des partisans de la négociation politique cherchèrent, dans l’un et l’autre camp, à éviter ou à dépasser les antagonismes. La figure de Michel de L’Hospital s’impose ici, qui déploya ses efforts pour éviter l’affrontement armé. Le chancelier est présenté comme un serviteur du royaume qui voulut explorer des voies d’accommodement – comme par exemple l’édit de Romorantin en mai 1560 – et consentit, pour le bien de la paix, à être critiqué tant par les catholiques que par les protestants : « C’est le destin ordinaire de ceux qui cherchent un tempérament entre les prétentions de deux partis opposez : ils ne contentent ni l’un ni l’autre. Mais cet inconvénient est quelquefois un moindre mal que ne le seroit de s’accommoder à la passion de l’un des partis, et il y a bien des conjonctures où le plus grand bien que l’on puisse faire est de séparer les desavantages afin que chacun y ait sa part. » Le chancelier fut en effet tour à tour blâmé par les protestants pour son manque d’audace et par les catholiques pour sa trop grande tolérance à l’égard de leurs adversaires19. En 1561, la situation était assez favorable aux protestants. Catherine de Médicis savait qu’il lui fallait composer avec eux20. Le colloque de Poissy fut, pour Théodore de Bèze qui était accompagné de Nicolas Des Gallars, l’occasion de défendre les positions réformées et de manifester son habileté puisqu’il « ne se laissa jamais surprendre aux artifices du cardinal de Lorraine ». En déclarant, à propos de la controverse eucharistique, que le corps de Jésus-Christ « est esloigné du pain et du vin, autant que le plus haut ciel est éloigné de la terre », Bèze suscita une sorte de scandale et fut accusé de blasphème. Mais cette accusation était complètement hypocrite : les participants catholiques n’avaient pas lieu de s’étonner de cette position et leur émotion était sûrement feinte :

17. DHC, « Berquin », rem. A. 18. DHC, « Milletiere », rem. G. 19. DHC, « Hospital », rem. D : « Beaucoup de calvinistes, qui avoient plus de zêle que de conoissance du monde, condamnérent toujours la conduite de ce Chancelier. Ils vouloient qu’il se déclarât hautement et fortement le protecteur de leur cause ; mais eût-il pu conserver son poste trois mois de suite s’il ne se fût pas ménagé ? », et rem. H : « Les harangues qu’il prononça pour inspirer un esprit de tolerance le rendirent fort suspect aux catholiques, et fort odieux à la cour de Rome ». 20. DHC, « Marot », rem. S ; « Soubise », rem. B.

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Dossiers d’histoire religieuse Les prélats du colloque de Poissi ne pouvoient pas ignorer que les ministres enseignent que l’humanité de Jesus-Christ est toujours en Paradis à la main droite de Dieu, et qu’elle ne peut point être présente en plus d’un lieu à la fois ; et ils ne devoient pas attendre que Theodore de Beze n’osât point exposer les sentimens de son parti : ils n’ont donc pas dû se scandaliser de son expression […] la foi, ni la divinité, ne peuvent pas être plus blessées par la comparaison que Beze allégua, que par l’exposition la plus simple de la doctrine des protestans21.

À l’issue du colloque, Michel de L’Hospital obtint pour les protestants une tolérance significative, même si elle était limitée. En 1562, il conçut l’édit de Janvier qui « permettoit [aux protestants] les assemblées et bien d’autres privileges ». Le royaume de France fut près de basculer dans le camp réformé car « il n’eût pas été difficile alors de faire embrasser la profession de l’Eglise réformée à Catherine de Médicis »22. Malheureusement, la maladresse d’Antoine de Bourbon, qui se laissa tromper et abandonna son camp, empêcha que cette évolution ne se fasse. Lorsque s’enclenche la spirale des guerres de religion après le massacre de Wassy – qui fut prémédité par le duc de Guise et le cardinal de Lorraine désireux de casser l’édit de Janvier –, Michel de L’Hospital réprouve les projets militaires des partis protestant et catholique. Bayle le dépeint comme un homme qui préféra la disgrâce en 1568 plutôt que d’être compromis dans les perversions de la cour. Il semble avoir été proche de la doctrine réformée et, en tout état de cause, « son testament est une preuve que son cœur n’étoit point papiste »23. L’article consacré au baron Des Adrets présente ce chef de guerre protestant comme un homme redoutable par sa détermination. Bayle explique qu’il était animé d’un désir de vengeance à l’égard du duc de Guise et parle de ses pillages, du fait qu’il « répandit l’épouvante », qu’il « usa de cruelles représailles » lors de la première guerre de religion. Dans le même temps, l’auteur du Dictionnaire règle quelques comptes avec l’historiographie partisane de Moreri et de Maimbourg. Ce dernier s’arrange pour présenter les cruautés catholiques perpétrées à Orange comme des réponses à celles du baron Des Adrets, ce qui est « ou une ignorance crasse, ou une mauvaise foi prodigieuse ; car les historiens les moins suspects de partialité pour ceux de la religion avouent ingénument que les cruautez exercées à Orange précédérent celles de Des Adrets »24. François de Beaumont s’étant par la suite converti au catholicisme et ayant alors plutôt mal réussi dans ses entreprises militaires, il compara les troupes huguenotes dont il lui fallait réfréner l’ardeur et les soldats catholiques qui manquaient d’enthousiasme. Bayle, qui cite l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné, récuse ses propos : Avec les huguenots, disait le baron, j’avois des soldats ; depuis je n’ai eu que des marchands, qui ne pensent qu’à l’argent ; les autres estoient serrez de crainte sans peur, soudoyez de

21. DHC, « Beze », rem. H ; « Gallars » ; sur la soumission aux autorités que les réformés n’auraient pas assez prônée à Poissy, cf. « Sainctes », rem. E. 22. DHC, « Hospital », rem. F ; cf. aussi « Soubise ». 23. DHC, « Guise (François) », rem. D ; « Hospital », rem. H. 24. DHC, « Beaumont », rem. C. On se souvient que, déjà dans la Critique générale, Bayle relevait ce désir de vengeance comme l’élément explicatif du comportement du baron et récusait l’idée selon laquelle sa violence serait à rapporter au calvinisme. Bayle dénonçait aussi la partialité de Maimbourg qui présentait toujours les premières violences comme celles des protestants (CGM XVII : OD II, p. 75). Sur l’économie générale de cette première réflexion historiographique, voir le chap. VIII du présent ouvrage.

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire vengeance, de passion, et d’honneur. Je ne pouvois fournir de rennes pour les premiers ; ces derniers ont usé mes esperons. Franchement, ces raisons-là sont bien foibles ; et il suffiroit, pour les réfuter invinciblement, de renvoyer les lecteurs à ce grand nombre de combats généraux et particuliers où les troupes protestantes ont été battues. Quoi donc, les soldats papistes n’étoient-ils pas soudoyez de vengeance et de passion ? N’avoientils pas les oreilles perpétuellement battues des exhortations de leurs prêtres, qui leur recommandoient la vengeance des eglises pillées et profanées ? […] Faloit-il user plus d’éperons à leur égard, que de rênes pour les huguenots ? Beaux contes que tout cela : les Monlucs, et les Tavanes, et plusieurs autres chefs du même parti, font voir que le baron Des Adrets ne s’en devoit prendre qu’à lui-même25.

L’effort de Bayle consiste à éviter que la responsabilité et la violence des guerres de religion reposent sur le seul camp réformé. C’est la raison pour laquelle il prend encore soin, à la remarque suivante, de rappeler contre Brantôme que les protestants furent « les prémiers à condamner l’humeur cruelle de ce baron. » Jeanne d’Albret, fille de Marguerite de Navarre, accomplit en Béarn la Réformation ecclésiastique que sa mère avait souhaité entreprendre. Bayle la peint comme une souveraine fidèle aux principes de sa foi en dépit de son mari Antoine de Bourbon qui avait déçu les espérances du camp réformé en un soutien de sang royal. Jeanne d’Albret « ne se contenta point d’établir dans ses Etats la religion réformée, elle y abolit aussi le papisme, et se saisit des biens des ecclésiastiques, et les destina à l’entretien des ministres et des ecoles. » Bayle n’omet pas de parler de la rébellion et même d’une conspiration que ses sujets catholiques fomentèrent contre elle, manière d’instruire à charge contre le camp romain le dossier de la soumission aux autorités politiques. Il présente la princesse comme une croyante qui « ne démentit point au dernier moment de sa vie la constance qu’elle avoit toûjours montrée pour sa religion, et qui avoit résisté aux tentations les plus fortes, aux importunitez les plus opiniâtres qu’on ait jamais vues. »26 On peut penser que ce portrait spirituel de la reine Jeanne, placé à Navarre et non à Albret (l’article existe, qui traite surtout du lignage de cette famille au xviie siècle) entre celui de sa mère et celui de sa bru, doit, dans l’esprit de Bayle, contraster avec celui de cette dernière : tandis que « la vertueuse Jeanne d’Albret »27 représente la rigueur morale, politique et confessionnelle, la reine Margot est dépeinte comme une femme débauchée dont l’« attachement extrême au Catholicisme, de quoi elle donna de très-fortes preuves dès l’enfance, ne lui servit de rien par rapport aux bonnes mœurs »28. L’opposition entre les deux tempéraments est trop visible pour ne pas avoir été délibérée. Elle semble avoir été conçue comme une apologie vivante du protestantisme et une attaque indirecte du catholicisme. Le Dictionnaire ne contient pas d’article sur l’amiral de Coligny – alors qu’il y en avait un dans Moreri et que Bayle en propose un sur chacun des Guises – dont la figure n’est évoquée que par le biais de son précepteur, Nicolas Berauld, et celle de

25. DHC, « Beaumont », rem. H. Sur la violence des prêches catholiques, cf. aussi « Guise (Henri) » 1, rem. E, G ; « Macon », rem. C. 26. DHC, « Navarre (Jeanne de) ». Comme pour Lefèvre d’Étaples ou Berquin, on note l’importance que Bayle, avec toute son époque d’ailleurs, accorde aux derniers moments de la vie, qui donnent en quelque sorte une clé de compréhension a posteriori de toute l’existence passée. C’est encore le cas pour Alexandre Morus à propos duquel les Menagiana rapportent un mot d’esprit du maréchal de Gramont (« Morus », rem. N). Voir aussi, sur Jeanne d’Albret, le chap. IX du présent ouvrage. 27. L’expression figure dans « Sainte-Aldegonde », M. 28. DHC, « Navarre (Marguerite de) » 2.

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Dossiers d’histoire religieuse son assassin, Besme, qui cependant « ne méritoit point de place dans ce Dictionnaire, si ce n’est qu’il y a beaucoup de gens, qui, après avoir conu quelqu’un par quelque crime très-énorme, souhaitent de savoir ce qu’il devint après cela, et de quel genre de mort il périt »29. Les mentions de la Saint-Barthélemy sont volontairement allusives : Bayle juge que tout le monde en connaît le déroulement30. Il dénonce cependant les fanatiques qui ont commis une ode à la louange du massacre ou ont cherché à le justifier31. IV. L’édit de Nantes : réflexions sur les conditions de la paix civile L’édit de Nantes n’est guère évoqué dans l’article consacré à Henri IV. Bayle y parle surtout de la paix de Vervins, qui fut signée avec l’Espagne le mois suivant (2 mai 1598), signalant que « depuis ce jour-là jusques à sa mort le roiaume fut exemt de guerres civiles et de guerres étrangeres » à l’exception de l’expédition lancée en 1600 contre le duc de Savoie. Dans son Histoire de l’hérésie, Varillas attribuait la rédaction de l’édit de Nantes à Daniel Chamier. Bayle en doute, tout en reconnaissant le rôle politique éminent que ce pasteur, qui « n’étoit pas moins dans son parti ministre d’Etat que ministre d’Eglise », joua dans la discussion précédant la promulgation de l’édit32. De l’article consacré à Michel de L’Hospital se dégage une leçon générale à propos des guerres de religion. La philosophie politique de Bayle, loin d’être bouleversée par l’évocation historique au point de remettre en question l’absolutisme monarchique qu’il a toujours défendu, se trouve renforcée. Contre l’opinion très partagée selon laquelle les parlements aurait été le rempart contre la tyrannie, Bayle considère qu’ils sont impliqués dans l’apparition des conflits : la Ligue les influençait beaucoup trop pour qu’ils soient en mesure d’exercer un contre-pouvoir équilibré. Derrière ces remarques se profile évidemment la critique des thèses monarchomaques reprises par Jurieu depuis ses Lettres pastorales : C’est ici que je dois examiner en peu de mots un discours que l’on entend à toute heure, et qui fait considérer comme un principe de misere, la suppression du droit qu’ont eu autrefois les parlemens, de rejeter les edits qui leur paroissoient injustes. C’étoit une digue, dit-on, qui empêchoit que le peuple ne fût submergé sous le pouvoir arbitraire du monarque. […] Or voilà le côté foible ; car il est aisé de prouver que la France n’a jamais été si désolée, et si malheureuse, que lors que les parlemens jouissoient le plus de l’autorité de rejeter les edits et les ordonnances du prince sous Charles IX, et sous Henri III. Il est aisé de prouver que l’exercice de cette autorité fut la principale source des miseres du roiaume depuis l’an 1562 jusqu’à l’an 1594.

29. DHC, « Berauld (Nicolas) », rem. A, C – on trouve aussi une mention de Coligny à propos du mariage des filles de Diane de Poitiers (« Poitiers », rem. G) ; « Beme ». 30. En particulier « Henri IV », in corp. ; « Navarre (Marguerite de) » 2 ; « Gontaut (Armand de) », rem. D, E ; « Guise (François) », rem. A ; « Poitiers », rem. Q ; « Soubise », rem. F. Sur la Saint-Barthélemy, voir aussi le chap. X du présent ouvrage. 31. Respectivement « Caurres » ; « Charpentier », rem. A. 32. DHC, « Chamier », rem. C, D. Sur Chamier et sa participation aux négociations de l’édit de Nantes, voir H. Bost, Ces Messieurs de la R. P. R., op. cit., p. 47-52.

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire C’est sur les parlements, qui refusaient d’enregistrer ou enregistraient de mauvaise grâce les édits de pacification, que retombe en dernière analyse la responsabilité des troubles, des pillages et des profanations d’églises. Michel de L’Hospital incarne une certaine sagesse politique puisqu’il exigea toujours du peuple une obéissance et une soumission totale au souverain, conditions impératives de la paix. Mais le ministre sut équilibrer cette exigence en s’adressant également au roi pour lui redire sans cesse « que l’autorité roiale ne le dispense point d’une soumission absolue à la justice, et qu’elle n’a nul droit, ni nul privilege, de contrevenir à la raison, à l’équité, à sa parole, etc. »33 Sans qu’il soit possible de développer ici ce point, on peut noter que cette attitude correspond très largement à celle que préconisait Calvin et que défendirent la majorité des théologiens réformés français durant le xviie siècle34. Bayle, qui a maintes fois exprimé sa fidélité à ces principes, ne manque pas ici l’occasion de les rappeler avec conviction. Le rôle du parti protestant durant les guerres de Rohan (1620-1629) n’est qu’anecdotiquement évoqué à propos de deux théologiens réformés qui enseignaient alors à l’Académie de Montauban et qui prirent des options politiques opposées : Michel Béraud justifia la prise d’armes du duc de Rohan, ce qui lui valut une remontrance du commissaire du roi au synode national de Charenton en 1631 et d’être censuré par ce synode35. John Cameron, quant à lui, « s’étant déclaré trop ouvertement contre le parti qui prêchoit la guerre civile, se fit beaucoup d’ennemis, parmi lesquels se trouva un brutal, qui lui donna tant de coups, qu’il le laissa presque mort. […] Voilà ce que Cameron gagna à prêcher l’esprit de moderation dans une ville que les émissaires du duc de Rohan animoient à la prise d’armes. »36 Le théologien se retira à Moissac où il devait mourir quelque temps plus tard. V. La vie des Églises réformées de France Bayle aborde assez souvent la vie des institutions ecclésiales réformées, en particulier les consistoires et les synodes37, surtout au xviie siècle. Il évoque la

33. DHC, « Hospital », rem. K, L. 34. Voir M.-E. Chenevière, La pensée politique de Calvin, Genève–Paris 1937 ; A. Galland, Les pasteurs français (Amyraut, Bochart, etc.) et la royauté de droit divin de l’Édit d’Alais à la Révocation (1629-1685), Paris 1929 ; E. Labrousse, « The Political Ideas of the Huguenot Diaspora (Bayle and Jurieu) », dans Church, State and Society under the Bourbon Kings of France, R. M. Golden éd., Lawrence (Kansas) 1982, p. 222-283. 35. DHC, « Berault », rem. B. L’article qui lui est consacré dans La France protestante des frères Haag, t. II, p. 185s, établit que ce n’était pas Michel Béraud mais son fils Pierre qui était visé par cette censure du synode. 36. DHC, « Cameron », rem. C. 37. Bayle connaît l’édition des actes des synodes français par J. Quick, Synodicon in Gallia reformata, London, 1692 : cf. DHC, « Amyraut », rem. E. Un certain nombre de synodes nationaux sont évoqués, notamment à l’occasion de la mention des députations et des modératures synodales des pasteurs : Paris 1559 : « Yse », rem. A ; La Rochelle 1571 : « Beze », et « Yse », rem. A ; Nîmes 1572 : « Beze », in corp., rem. T ; Vitré 1588 : « Yse », rem. A ; Gap 1603 : « Chamier », in corp., et « Ferrier », rem. A ; Castres 1626 : « Blondel », in corp. – cf. aussi rem. B, G ; Charenton 1631 : « Amyraut », rem. C ; Alençon 1637 : « Croi » ; Charenton 1645 : « Garissoles » ; Loudun 1659 : « Daillé », in corp. et rem. E, et « Eustache » ; La Rochelle 1571 : « Morus ». — Quelques indications sur les synodes provinciaux figurent également comme ceux d’Ile de France : « Blondel », rem. A, et « Claude », rem. C ; de Normandie : « Bosc », rem. E ; d’Anjou : « Amyraut », rem. G ; du Bas-Languedoc : « Claude » ; du Dauphiné : « Yse », rem. B. Bayle mentionne le rôle que jouaient les synodes provinciaux qui agréaient les proposants et les nommaient ; il

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Dossiers d’histoire religieuse Discipline38 et la Confession de foi des Églises réformées39, mais les informations qu’il fournit sont, dans la plupart des cas, destinées à préciser tel aspect auprès de lecteurs censés déjà savoir de quoi il retourne. Une notable exception à cette attitude figure dans l’article consacré à Moyse Amyraut qui aurait été « de la table » au dernier synode national (Loudun, 1659) : Si tous ceux qui liront ce livre étoient des François de la Religion, cette remarque seroit superflue ; mais elle ne le sera pas à l’égard des autres lecteurs. Il y avoit ordinairement dans nos synodes de France quatre personnes qui formoient ce qu’on appelloit la table. L’une de ces quatre personnes étoit le président de la compagnie (on l’appelloit le modérateur), les trois autres étoient l’adjoint au modérateur, le sécrétaire, et celui qui recueilloit les actes40.

L’usage de l’adjectif possessif (« nos synodes ») mérite d’être relevé, par lequel Bayle signifie formellement son appartenance aux Églises réformées de France. La plus importante des activités du protestantisme à la fin du xvie siècle et au long du xviie fut assurément la controverse avec le catholicisme41. Bayle mentionne certaines des conférences qui opposaient les champions des deux camps – quoique les protestants aient compris sur le tard qu’il ne fallait pas donner dans ce panneau42 : celles de Béraud en 1593 et 1598 contre Du Perron43 ; de Chamier contre le père Coton44 en 1600 ; la grande démonstration menée par Jean Daillé dans son Traité des Pères de l’Eglise en 1631 pour établir que la référence à ces derniers ne pouvait fonder la vérité

rapporte également les censures prononcées contre Béraud au synode national de Charenton (1631) – cf. supra –, contre Ferrier au synode national de Privas (1612) : « Berauld » ; « Ferrier », rem. C ; les tracas de Cameron au synode de Tonneins (1614), les attaques dirigées contre lui par le synode du Poitou – jugées sans fondement par le synode national d’Alès 1620 (« Cameron », rem. A, G) ; le débat entre Amyraut et Garissoles sur l’imputation du péché d’Adam au synode de Charenton, 1631 (« Garissoles », rem. A) ; le rôle du synode de Charenton 1645 dans l’abjuration et la déposition de La Milletière (« Milletiere ») ; les démarches des synodes provinciaux contre Alexandre Morus, déboutés par le synode national de Loudun (1659) et les consignes du synode d’Ile de France à propos de la prédication (« Morus », rem. G, I). 38. Bayle évoque « la faction de Jean Morel [i.e. Morély], qui proposoit l’introduction d’une nouvelle Discipline » et que Bèze combattit au synode national de Nîmes (1572) : « Beze », in corp. Il développe longuement l’idée selon laquelle la danse comporte des dangers pour la moralité et que la Discipline a eu tout à fait raison d’en condamner la pratique. Il cite assez longuement Lambert Daneau dont le Traité des danses développe les mêmes principes que l’Institution de la femme chrétienne du catholique Juan Luis Vivés : « Sainte-Aldegonde », rem. M. 39. Bayle rectifie Moreri en indiquant que Théodore de Bèze n’est pas l’auteur de la Confession de foi des Églises réformées de France (« Beze », rem. T) ; il se réfère à celle-ci – la Confession de foi de La Rochelle – comme à celle des Suisses – la Confession helvétique postérieure – pour préciser un point de doctrine (« Rotan », rem. E). 40. DHC, « Amyraut », rem. S. 41. Pour l’ensemble de ces questions, voir E. Kappler, Conférences théologiques entre catholiques et protestants en France au xviie siècle, thèse dactylographiée, 2 vol., Université de Clermont, 1980 ; J. Solé, Le débat entre protestants et catholiques de 1598 à 1685, op. cit. 42. DHC, « Claude », rem. G : à l’époque où Jean Claude était pasteur de Charenton, tant lui que ses collègues « regardoient comme des piéges toute proposition de Dispute ou de Conférence ». 43. DHC, « Berault », rem. A ; « Rotan » rem. B (Rotan, qui se préparait à abjurer, s’était entendu en 1593 pour laisser la victoire à Du Perron. Michel Béraud dut le remplacer au pied levé). 44. DHC, « Chamier », rem. E. Bayle consacre la remarque suivante aux célèbres Panstratiæ catholicæ en quatre volumes in-folio où ce théologien « traite doctement les controverses des protestants et des catholiques romains, et s’attache particulierement à réfuter Bellarmin ».

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire catholique45 ; le traité d’Eustache répondant à l’interpellation catholique « où était votre Église avant Luther ? »46 ; les conférences de Mestrezat qui triompha des pères Véron et Regourd, ses réponses fermes à Richelieu47 ; les écrits de controverse lancés entre les années 1660 et 1685 contre Claude par Arnauld, Nicole et le P. Nouet48, et le rôle de ce pasteur dans la conférence qui l’opposa à Bossuet autour de la conversion de Mlle de Duras en 1678 ; enfin, l’interminable opposition entre la « voie d’autorité » catholique et la « voie d’examen » protestante49. Bayle mentionne aussi les députations organisées par les assemblées politiques, les requêtes présentées au cours du xviie siècle par des pasteurs mandatés par leur synode50. De nombreux écrits furent rédigés pour défendre le principe du maintien de l’édit de Nantes. Beaucoup, qui prenaient la forme d’une requête adressée au roi, n’avaient aucune chance de lui être présentés. Bayle mena lui-même une enquête auprès des députés réfugiés pour savoir si celle de 1680 avait été présentée, mais ses interlocuteurs n’étaient plus en mesure de clarifier ce point51. La révocation de l’édit de Nantes est moins traitée pour elle-même qu’évoquée à propos d’autres sujets52. Une remarque sur David Ancillon est significative de la volonté qu’a l’auteur du Dictionnaire de ne pas ressasser les heures sombres de cette histoire. Après avoir déploré la perte de la bibliothèque du pasteur messin pillée à la Révocation et épilogué sur cette « chose bien lugubre, que de voir qu’il ne faut qu’un jour pour défaire ce qui a été fait avec mille soins, mille peines, et mille dépenses, pendant plusieurs années », Bayle s’efforce de tourner la page : « Perdons, s’il est possible, le souvenir de la malheureuse et funeste révocation de l’edit de Nantes, qui a été accompagnée de tant d’injustices. »53 Il y revient néanmoins ici ou là, en particulier à propos du pasteur Claude qui fut « distingué » de ses collègues puisque, tandis que tous ceux-ci disposaient de quinze jours pour quitter le royaume, il n’eut que vingt-quatre heures. Le rappel de ce traitement d’exception est pour Bayle l’occasion de souligner que le pasteur de Charenton obéit respectueusement à cet ordre54. VI. Anticléricalisme latent et idéal pastoral L’histoire des Églises réformées de France telle que Bayle se la représente et la présente aux lecteurs de son Dictionnaire est profondément influencée par le fait

45. DHC, « Daillé ». 46. DHC, « Eustache », rem. A (son ouvrage s’intitule Response à la demande que Rome nous fait : où estoit votre Eglise avant Luther, et quels estoient ses pasteurs, Genève, 1649, 1652 : voir E. et E. Haag dir., La France protestante, 2e éd., Paris 1888, t. VI, p. 179) ; R. Voeltzel, Vraie et fausse Église selon les théologiens protestants français du xviie siècle, op. cit., p. 86 sq., a montré que l’interpellation était classique. 47. DHC, « Mestrezat », rem. D, E. 48. DHC, « Claude », rem. B, D. 49. DHC, « Nicolle », rem. C ; « Pellisson », rem. D. 50. Par exemple DHC, « Bosc » ; « Chamier », rem. D ; « Eustache ». 51. DHC, « Athenagoras », rem. C. Il doit s’agir de requêtes différentes de celles que le marquis de Ruvigny put encore présenter au roi, probablement en 1681 : voir S. Deyon, Du loyalisme au refus. Les protestants français et leur député général entre la Fronde et la Révocation, Lille 1976, p. 138-145. 52. Voir par exemple le rappel des dragonnades dans « Mahomet », rem. N. 53. DHC, « Ancillon », rem. D. 54. DHC, « Claude », rem. E ; cf. aussi « Daillé », rem. F ; « Langle », rem. A.

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Dossiers d’histoire religieuse que les articles sont, pour la quasi totalité, consacrés à des personnalités, ce qui ne favorise pas les considérations d’ensemble ou les exposés doctrinaux de synthèse55. Bayle est en outre assez fortement tributaire de la grande tradition de controverse – bien qu’il reste critique à son égard – à travers laquelle il voit le catholicisme, et des meurtrissures que la Révocation lui a laissées tant au plan personnel qu’à celui de la communauté huguenote. Enfin, le fait que beaucoup des articles consacrés à des pasteurs et théologiens soient inspirés par des mémoires ou des biographies assez hagiographiques56 accentue encore l’impression qu’il y a un fossé entre les spiritualités catholique et protestante. Une lecture générale du Dictionnaire montre que Bayle fait fréquemment des réflexions sur les « abus ecclésiastiques » et les transgressions morales du clergé au xvie siècle. Il reprend à son compte l’opposition convenue entre le clerc catholique et le pasteur protestant, opposition qui ne fait que retourner l’attaque polémique contre les Réformateurs accusés d’avoir bouleversé les règles du célibat dans l’Église parce qu’ils voulaient se marier57. Il se félicite de ce que la polémique ait dû battre en retraite concernant les mœurs de Calvin et qu’elle renvoie désormais « au pays des fables » les calomnies que Bolsec avait répandues sur ce Réformateur58. Bayle se plaît généralement à faire l’éloge de la piété59, de l’éloquence60 et de l’érudition, ou encore des compétences théologiques des pasteurs du xviie siècle61. L’idéal pastoral tel que Bayle se le représente est assez bien exprimé à propos de David Ancillon qui sut éviter les pièges et les artifices de son siècle et préféra étudier, se reposer et se retirer dans la solitude : « C’est là le modele sur quoi tous les ministres de l’Evangile devroient se régler. Ils ont tous choisi la bonne part comme Marie. » D’autres font comme Marthe et se soucient des affaires du monde et des intrigues. Ceux qui cherchent à être introduits auprès des puissants devraient profiter de la possibilité qui leur est donnée de reprendre ces derniers sur leur amour des richesses de ce monde, alors qu’ils sollicitent plutôt des faveurs. Or « ce n’est point le devoir d’un pasteur, de procurer à ses brebis un plus fort attachement aux biens de la terre : il doit plutôt les en détacher, et combattre leur cupidité et leur ambition »62. Le ministère de Charles Drelincourt fait également l’objet d’un éloge appuyé, ce qui permet au lecteur de se figurer les principales activités du pasteur protestant : « La

55. Voir toutefois, pour le baptême : DHC, « Bucer », rem. G ; pour la cène, « Beze », rem. H ; « Bucer », rem. I. 56. C’est le cas par exemple pour les pasteurs Ancillon, Du Bosc, Daillé et Drelincourt. La principale source d’information de Bayle pour Calvin est sa Vie par Bèze. 57. DHC, « Bucer », rem. E ; « Farel », rem. I, et surtout « Launoi », rem. E. 58. DHC, « Calvin », rem. Q. 59. DHC, « Ancillon » ; « Claude » ; « Drelincourt » ; « Ferri » ; « Langle ». 60. DHC, « Ancillon » ; « Bosc » ; « Claude » ; « Daillé » ; « Faucheur » ; « Ferri » ; « Langle » ; « Larroque » ; « Morus ». 61. DHC, « Ancillon » ; « Berault » ; « Blondel » ; « Chamier », rem. E ; « Croi » ; « Drelincourt »; « Marests » ; « Mestrezat » ; « Rodon ». 62. DHC, « Ancillon », rem. F. Bayle n’est pas prisonnier du tableau que brosse du pasteur la Vie d’Ancillon. Cette figure de pasteur idéal lui sert à critiquer indirectement les ministres, à commencer par Jurieu, qui s’avèrent incapables de répondre aux exigences morales de leur vocation : « savant, éloquent, sage, pieux, modéré, charitable, dispensant la censure avec douceur ou avec vigueur, selon l’urgence des cas, pratiquant ce qu’il prêchoit, occupé uniquement aux fonctions de son ministere, sans se mêler, comme tant d’autres, de ce qui n’est convenable qu’aux séculiers, ni tenir sa maison ouverte aux délateurs et aux nouvellistes » (in corp.).

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire bénédiction de Dieu, qui se répandit sur son mariage par une fécondité non commune, ne se répandit pas moins sur son ministere. Ses prédications étoient fort édifiantes ; il étoit incomparable dans la consolation des malades ; et il s’emploioit avec un grand fruit aux affaires de son Eglise, et même à celles des autres troupeaux, sur lesquelles il ne manquoit jamais d’être consulté quand elles étoient importantes. »63 On retrouve le même respect pour un pasteur à la fois excellent théologien et d’une grande richesse humaine lorsque Bayle parle de Jean Claude. Dans ce cas – c’était également vrai à propos d’Ancillon –, il est patent que Bayle oppose la figure de Claude à celle de Jurieu qui incarne à ses yeux un dévoiement du ministère pastoral : « Sa mort affligea tout le parti, et fut d’autant plus sensible aux personnes sages, qu’il n’y avoit guere que lui qui fût capable de redresser les égaremens où quelques plumes téméraires précipitoient les esprits crédules, et de balancer la faction de ces gens. »64 Bayle souligne volontiers l’éloquence des prédicateurs dont il dresse la biographie, mais il ne dédaigne pas, à l’occasion, de rappeler que les fidèles n’y trouvaient pas toujours leur compte. Ainsi John Cameron est présenté comme un orateur trop disert et brouillon – « outre que ses prédications duroient deux heures, il se jettoit à travers champs sur des matieres où l’on n’entendoit rien, et qu’il sembloit débiter en enthousiaste ; il se déboutonnoit en prêchant, il étaloit son mouchoir sur lui comme une serviette, et se découvroit la tête de tems en tems » – qui supporta en outre fort mal d’apprendre que son auditoire ne l’écoutait qu’en s’ennuyant profondément65. Mais l’éloquence protestante n’est pas la même que celle du catholicisme, et la prédication protestante peut déconcerter l’auditeur catholique66. Ainsi les prédications de Claude convenaient-elles à ses auditeurs car elles avaient « un grand ordre, une profonde théologie, beaucoup de grandeur et de majesté, une éloquence mâle, un raisonnement solide ». Et Bayle d’ajouter perfidement : « Ceux de la religion ne font nul cas de ces ornemens mondains, et de cette rhétorique effeminée dont les prédicateurs de l’autre parti se parent. »67 Alexandre Morus semble bien pourtant avoir donné dans ce travers, puisque le synode de l’Ile de France interdit en 1675 de se livrer à des jeux d’imagination et de mots dans l’exposition de la Parole de Dieu68…

63. DHC, « Drelincourt ». 64. DHC, « Claude ». 65. DHC, « Cameron », F. 66. Ainsi Gilles Ménage, de passage à Caen, alla-t-il écouter Pierre Du Bosc dont on lui avait assurément vanté les qualités d’orateur. Il lui sembla « étrange de voir un prédicateur en chaire avec un chapeau sur la tête » (« Bosc », rem. I). On sait que le pasteur n’ôtait son chapeau que pour la célébration des sacrements, les mariages et les consécrations. Il le gardait en chaire et le levait quand il parlait de Dieu ou du Christ : voir M.‑E. Richard, La vie des protestants français de l’Édit de Nantes à la Révolution (15981789), Paris 1994, p. 31. 67. DHC, « Claude », rem. G. Bayle parle de l’érudition des sermons de Mestrezat dont la théologie était sublime, de la netteté de ceux de Daillé. Les prédications de Drelincourt étaient édifiantes. Ferry et Le Faucheur excellaient en chaire, et ce dernier composa un traité sur la prédication (« Daillé », rem. E ; « Drelincourt » ; « Faucheur », rem. A, C ; « Ferri » ; « Mestrezat », rem. F). J’ai montré dans Pierre Bayle (voir p. 33-34, 101-102 et 352-353) que le philosophe était un piètre auditeur de sermons, depuis ceux de son père durant son enfance jusqu’à ceux des pasteurs de Rotterdam, en passant par les grands orateurs entendus à Charenton. 68. DHC, « Morus », rem. I. Ce pasteur avait une « manière inimitable de prêcher [qui] consistoit en certaines saillies d’imagination, qui contenoient des allusions ingénieuses, et je ne sai quel air de paradoxe fort capable de surprendre l’auditeur, et de le tenir toujours attentif. »

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Dossiers d’histoire religieuse Tous les pasteurs sont néanmoins bien loin d’incarner l’idéal pastoral selon Bayle, qui peut parfois retrouver des accents provinciaux pour exprimer ses critiques. Les pasteurs qui ont la charge d’une communauté prestigieuse ou qui sont connus par leurs ouvrage de piété ou de controverse sont tout particulièrement observés. La réputation internationale des pasteurs de Charenton, qu’un grand nombre de gens considèrent comme « de vivantes images des Apôtres, qui pour rien au monde ne se voudroient servir d’artifices et de dissimulations »69, suscite un authentique scandale lorsque ces ministres ne sont pas à la hauteur de la morale qu’ils prêchent. Ce fut le cas de Jean Daillé, qui se rendit coupable de mensonges et de subterfuges. Car le prestige qui émane de Charenton a son revers : les pasteurs qui y exercent leur ministère sont plus que d’autres susceptibles de sombrer dans un certain autoritarisme. Ainsi Daillé s’emporta-t-il contre Des Marets : « On attribue cette colere à la présomption qu’il avoit conçue en se voiant ministre de la capitale ; comme si un pasteur de cette Eglise devoit jouïr des privileges d’une petite papauté. »70 VII. Violence et idéal évangélique Bayle est également sévère à l’égard des pasteurs qui ont spéculé sur l’Apocalypse et tenu des propos millénaristes, et plus généralement contre tous ceux qui recherchent ou se laissent fasciner par les miracles71. S’il n’accable pas ceux qui ont abjuré la confession protestante – on sait que son propre itinéraire spirituel permet à Bayle de comprendre de l’intérieur le douloureux travail du doute72 –, il ne se démarque pas non plus des accusations de traîtrise, d’immoralité ou de prévarication qui ont été lancées respectivement contre Jérémie Ferrier, Matthieu de Launoi et Jean-Baptiste Rotan73. Les abjurations donnent lieu à une violence et au dénigrement que Bayle stigmatise dans l’un et l’autre camp. Après avoir renié la foi réformée, Ferrier fut pourchassé par la « populace » de Nîmes, sa famille et ses biens furent attaqués, ce qui valut à dix-sept personnes la condamnation à mort prononcée par la chambre de l’Édit de Castres. Ce comportement fanatique est injustifiable, mais les propos diffamatoires de Ferrier le sont tout autant : le pasteur apostat prétendit que ces misérables avaient été poussés à le tuer par les pasteurs qui leur auraient promis le Paradis pour son assassinat74. Ce cas

69. DHC, « Daillé », rem. L. Beaucoup des pasteurs auxquels Bayle consacre un article ont exercé leur ministère à Charenton : Ancillon, Des Marets, Claude, Daillé, Drelincourt, Mestrezat, Morus. 70. DHC, « Daillé », rem. L. Alexandre Morus est également présenté comme un pasteur qui suscitait des troubles là où il était nommé, que ce soit à Genève, à Middelburg ou à Charenton : « Morus », rem. A, F, I. 71. DHC, « Ferri », rem. F ; cf. aussi « Yse », rem. A, « Brocard ». Il y aurait une étude thématique intéressante à faire sur le miracle dans le Dictionnaire de Bayle. On se contentera ici d’indiquer l’unique allusion, polémique envers Jurieu, qu’il fait sur la guerre des Cévennes : « Constance », rem. B. 72. Cf. DHC, « Weidnerus », rem. A. Les laïcs qu’étaient Jean de Sponde et Paul Pellisson-Fontanier, et dans une moindre mesure, Théophile Brachet de La Milletière, sont épargnés. 73. DHC, « Ferrier », rem. B ; « Launoi », rem. A ; « Rotan ». 74. DHC, « Ferrier », rem. D : « Ce dernier trait a tout l’air d’une imposture, et d’une atroce calomnie. Les autres peuvent devenir suspects par ce moien, et en tout cas rien de tout cela ne sauroit tirer à conséquence contre la doctrine et l’esprit de tout le parti. On sait assez qu’en aucun païs, qu’en aucune sorte de religion, sa populace mutinée ne garde point de mesures. Ferrier reconnoît lui-même que les juges de la Religion opinerent au suplice de 17 de ces mutins. » En se référant à cet article comme à « Weidnerus », rem. A et

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire particulier donne à Bayle, retrouvant sa thématique du Commentaire philosophique de 1686, l’occasion de méditer sur la spirale de la violence verbale qui précipite et force la conversion dans une espèce particulièrement perverse de dragonnade : Comme il y a un Compelle intrare, Contrain-les d’entrer, il y a tout de même un Compelle exire, Contrain-les de sortir. Représentez-vous un ecclésiastique qui se soit fait un puissant ennemi entre ses confreres, il pourra fort bien arriver que malgré lui on le rendra hérétique, et qu’on le forcera à passer dans une autre communion : il se verra d’abord accusé d’hétérodoxie ; puis on dira qu’il entretient de secretes intelligences avec l’ennemi ; qu’il est pensionnaire, mal intentionné contre l’Etat et capable d’infecter l’Eglise75.

La victime d’une telle cabale rejoindra l’autre Église, vérifiant les soupçons de ses adversaires qui seraient désolés s’il n’en allait pas ainsi. Ici encore, Bayle sait d’expérience de quoi il parle, ayant eu à essuyer les accusations de Jurieu auprès du consistoire de l’Église de Rotterdam. Les controverses divisent la chrétienté à tous les niveaux. Quoique Bayle éprouve depuis longtemps à leur égard une certaine lassitude – on y répète toujours les mêmes arguments et la mauvaise foi est grande chez tous les antagonistes –, il ne traite pas sur le même plan celles qui naissent du refus du catholicisme, qu’il tend à légitimer, et celles qui sont nées au sein du protestantisme76. Parmi ces dernières, Bayle juge sévèrement les adversaires réformés qui se sont affrontés, au long du xviie siècle, dans la querelle de la grâce universelle. Quelques décennies après, la vanité d’un tel débat et des violences verbales qu’il a suscitées apparaît dans toute son ampleur. Il n’est que de voir à quoi s’est réduite l’« espece de guerre civile » que la réflexion de Moyse Amyraut suscita chez les théologiens protestants de France ou, dans une moindre mesure, le débat provoqué par la théorie de la non-imputation du péché d’Adam soutenue par Josué de La Place77. Bayle mentionne aussi la querelle qui s’installa, à partir de 1642, entre Voetius et Des Marets sur l’affiliation de protestants à une confrérie de la Vierge, ainsi que celle qui opposa ce dernier à Serarius sur le millénarisme78. Il évoque celle, inachevée lors de la première édition du Dictionnaire, qui met aux prises Jurieu et Elie Saurin79. On voit que la critique des Églises réformées qui s’épuisèrent en de telles querelles fait fond sur un refus de les idéaliser80.

« Sponde », rem. C, on peut risquer un parallèle avec les accusations lancées à Toulouse en 1761 contre Jean Calas par le capitoul David de Beaudrigue, visant à accréditer l’idée que le père de famille protestant avait le « devoir » de tuer son fils plutôt que de le laisser changer de religion. 75. DHC, « Ferrier », D. 76. Par exemple la controverse eucharistique entre Luther et Zwingli, à laquelle le colloque de Marbourg (1529) ne trouva pas d’issue. Bayle en parle du point de vue de Bucer, insatisfait et de la position trop réaliste du premier, et de la théorie du second qui « laissoit un peu trop de vuide, et ne pouvoit point remplir les idées que l’Ecriture et l’ancienne tradition impriment dans nos esprits » : « Bucer », rem. I. (Il n’est pas question de cette controverse dans l’article « Luther » et il n’y a pas d’article consacré à Zwingli – alors qu’il y avait un article « Zuingle » dans Moreri et que Bayle en consacre un à Bullinger.) 77. DHC, « Amyraut », rem. E ; cf. aussi « Croi » ; « Garissoles », rem. A. 78. DHC, « Marests », rem. H, I. 79. DHC, « Rodon », rem. B. Sur cette querelle, qui commença en 1691 et ne devait se clore qu’en 1697, voir l’article « Saurin », rem. G, du Nouveau Dictionnaire historique et critique de J.-G. de Chauffepié, Amsterdam–La Haye–Leyde, 1756. 80. Bayle évoque la conviction de Cameron selon laquelle il restait nécessaire de réformer l’Église réformée : « Cameron », rem. A.

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Dossiers d’histoire religieuse Convaincu de la vanité de la plupart des querelles théologiques, Bayle ne reste pas pour autant indifférent à leur contenu qu’il présente de manière plus ou moins développée selon qu’il les pense connues ou non du public. Un principe sous-tend ses remarques, qui est l’incompatibilité entre la violence et l’évangile. Ce principe stigmatise la coercition qui s’est abattue sur les protestants de France, mais il sert aussi à dénoncer les violences ou leur justification en provenance du camp protestant81. Bayle n’est pas favorable aux irénistes qui prônent la « réunion du christianisme »82 : dès avant la révocation de l’édit de Nantes, il récusait ce rapprochement qui n’était que manœuvre lorsque la tentative était catholique, ou mise en scène d’un ralliement lorsque la proposition émanait d’un protestant. En revanche, il rappelle sans se lasser que l’évangile exige la modération et la tolérance de ceux qui s’en réclament. Il y a là une leçon que certains ont su tirer d’hommes de paix tels que Bucer ou Grotius83. Les rapprochements courtois entre des pasteurs protestants et des ecclésiastiques catholiques, fussent-ils superficiels, rappellent l’existence d’une aristocratie des esprits qui surent se manifester un respect mutuel : ainsi, bien qu’il fût considéré comme le fléau des controversistes catholiques, Drelincourt « étoit aimé dans l’autre parti » ; Richelieu et Mazarin appréciaient l’esprit et les manières d’Amyraut, qui eut une « dispute douce et honnête » avec l’évêque de Chartres. Bayle mentionne ici ou là l’amabilité des échanges entre Mestrezat et un prédicateur de carême, entre Du Bosc et l’évêque de Châlons, ou encore l’accueil que réservèrent les jésuites et le recteur de Cambrai au pasteur Claude en route pour l’exil84. Le cas de Paul Pellisson-Fontanier est assez particulier. Son passage au catholicisme et son activité de responsable de la Caisse des conversions sont élégamment passés sous silence « car les plaintes et les railleries des protestants là-dessus sont conues de tout le monde ». Lorsqu’il évoque les conversions financées, Bayle préfère souligner la modération qui dirigeait cette politique plutôt que de revenir sur ce que lui même qualifiait en son temps de foire d’âmes : Pellisson « eût voulu que la grande affaire des conversions eût été toujours conduite selon la route qui avoit été suivie depuis plusieurs années, sans aucun recours à ces dragonnades, qui seront éternellement l’horreur des honnêtes gens, de quelque nation, et de quelque religion qu’ils soient. »85 Les dix années qui se sont écoulées depuis la Révocation ont amené Bayle à délaisser le terrain de la polémique directe : il préfère insister sur la nécessité de maintenir la paix entre les chrétiens.

81. DHC, « Montauban », rem. A ; « Beze », rem. F ; « Ferrier », rem. D ; « Sainte-Aldegonde », rem. L. 82. Il n’y a pas d’article consacré à Isaac d’Huisseau dans le Dictionnaire. Ce pasteur est néanmoins mentionné dans « Rodon », rem. B. Cf. aussi « Amyraut », rem. I ; « Yse », rem. A ; « Ferrier ». 83. « […] les protestans et les catholiques s’accorderoient aisément sur cette matiere [i. e. les bonnes œuvres] pourvu qu’on voulût bannir les chicanes des scholastiques et les animosités de parti » : « Bucer », rem. K. 84. DHC, « Amyraut », rem. C, D, P (cf. aussi rem. M, N, O) ; « Bosc », rem. B (cf. aussi rem. A) ; « Claude », rem. E ; « Drelincourt » ; « Mestrezat », rem. F. 85. DHC, « Pellisson ». La lettre de Pellisson indiquant à Mgr Le Camus qu’il fallait marchander les conversions selon le niveau social des personnes gagnées à la foi catholique (12 juin 1677) avait été publiée par Jurieu à la fin de sa Politique du clergé de France (Amsterdam 1680). Bayle, qui n’a sans doute aucune envie de s’aligner sur la dénonciation de Jurieu, préfère saisir l’occasion de plaider pour la modération et contre la violence. Inversement, la charge contre le fanatisme de Jurieu contenue dans « Kotterus », rem. H, sollicite l’appréciation de Pellisson. Voir le chap. II du présent ouvrage.

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L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire Ces quelques considérations et citations permettent de conclure en faisant deux ordres de remarques. Lorsqu’il se penche sur le passé des Églises réformées de France, Bayle se montre – comme dans tout autre domaine – surtout soucieux d’établir ou de rétablir la vérité historique. Il y a assurément là un élément qui explique le caractère tantôt apologétique du protestantisme et tantôt polémique envers le catholicisme : la volonté de contrebalancer une vision historiographique que Bayle juge gravement déséquilibrée. La lutte est menée sur des fronts très divers : contre les fausses hérésies86, les fraudes pieuses et les accusations diffamatoires, les « préoccupations » des auteurs, pour débouter l’accusation de sédition lancée contre les protestants87. On peut distinguer deux niveaux de lecture de l’histoire des Églises réformées de France dans l’expression de la pensée de Bayle. Il y a tout d’abord l’historien et philosophe qui s’adresse à tous, et qui se soucie des lecteurs qui n’appartiennent pas à son groupe ecclésial. C’est à leur attention que Bayle semble parfois se faire l’apologiste du protestantisme français. Il veut porter témoignage d’une communauté confessionnelle, conserver la mémoire de ses principaux représentants en les incorporant à l’histoire générale de la pensée. Le mouvement d’intégration de ces personnalités protestantes dans le Dictionnaire est l’acte intellectuel par lequel sa pensée résiste à la désintégration du protestantisme français. Ici prévaut la dimension historique et existentielle du Dictionnaire – qui fait fond sur le principe philosophique selon lequel la vérité ne peut qu’être minoritaire. Ce premier objectif intéresse évidemment aussi les protestants français, en particulier ceux du Refuge. Mais à ceux-ci, Bayle adresse un message spécifique. Il combat chez eux une certaine tendance à la bonne conscience et à une idéalisation du passé. Il veut certes entretenir la mémoire du passé protestant français, mais ne souhaite en aucune façon contribuer à la création d’un mythe. À cet égard, si la solidarité confessionnelle de Bayle continue de s’exprimer dans le Dictionnaire – il parle de « la Confession de foi de l’Eglise réformée où je suis né, et dont je fais profession »88 –, elle est beaucoup plus retenue que dans la Critique générale de 1682. Le fait que les protestants soient intégrés à l’histoire générale peut même les aider à se détourner d’une histoire sainte, de l’idée d’une race élue et séparée. Le Dictionnaire leur propose l’écho d’une histoire révolue, dont il faut se souvenir sans la ressasser ni la répéter. Là se donne à lire un aspect critique du Dictionnaire, dans la mesure où le lecteur réfléchissant sur l’histoire – et le cas échéant son histoire – est invité à ne pas s’abandonner aux facilités d’une autosatisfaction mélancolique. Du point de vue de la réception historiographique de cet ensemble au Refuge89, on peut se demander si l’un des effets les plus importants du Dictionnaire n’aura

86. Voir DHC, « Bezanites » ; Farel est particulièrement gâté par les auteurs catholiques : il est accusé de sabellianisme et d’arianisme par Caroli, d’être samosaténien et elcesaïte (c’est-à-dire ébionite) par Gaultier, et il a droit à sa secte, les “farellistes” : « Farel », rem. L. Voir aussi celle des “métaphoristes” à propos de « Chamier », rem. G. Voir le chap. III du présent ouvrage. 87. DHC, « Amyraut », rem. Q ; « Beze », rem. GG ; « Bosc », rem. H ; « Cameron », rem. C. Dans « Images de la Réforme », op. cit., p. 89, R. Whelan parle avec justesse d’une « “contre-image” du protestantisme » que Bayle oppose à la vision polémique des controversistes catholiques. 88. « Eclaircissemens sur certaines choses répandues dans ce Dictionnaire », observation générale et préliminaire. 89. Celle-ci diffère de la réception théologique des idées de Bayle, sur laquelle on se reportera à l’ouvrage de P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique, op. cit., p. 15-60 et 153-180.

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Dossiers d’histoire religieuse pas été de brosser une peinture éclatée, alphabétique et non narrative, de ce passé. Il y a certes de multiples anecdotes et récits dans les articles qui ont été mentionnés au long de cette étude. Mais il n’y a pas de synthèse globale, de « grand récit » qui donnerait prise au mythe – comme par exemple dans l’Histoire de l’édit de Nantes d’Elie Benoist. L’exigence éthique du témoignage est même rendue modeste par le sentiment pyrrhonien qu’une histoire religieuse est chose quasi impossible. Parlant de la Réforme en France, Bayle déclare en effet : « Je conois des gens qui souhaiteroient des histoires de cette importante révolution qui n’eussent pas été composées, ni par un catholique romain, ni par un protestant. Ils s’imaginent que l’intérêt de parti et le zêle pour sa propre cause, plus encore la haine pour l’autre religion, engagent un ecrivain à exaggérer, ou à supprimer, ou à exténuer, ou à déguiser les choses selon qu’elles peuvent servir ou nuire à l’honneur de son parti. »90 On peut faire l’hypothèse que ce modèle baylien de l’histoire a passablement inspiré certains auteurs du Refuge. Il n’est que de mentionner Erman et Reclam, dont les Mémoires se réfèrent abondamment à Bayle91, ou de rappeler la volonté exprimée par Antoine Court de ne pas revenir aux controverses de l’orthodoxie réformée92, pour constater la prégnance des idéaux moraux et intellectuels de Bayle sur ses successeurs. Il faut souhaiter qu’une étude systématique soit conduite sur cette réception de Bayle dans les Refuges huguenots. Elle offrirait un utile contrepoint à la présente enquête.

90. DHC, « Remond », rem. D. 91. Voir J. P. Erman – P. C. F. Reclam, Mémoires pour servir à l’histoire des réfugiés françois dans les États du roi, Berlin 1784, t. III, p. 326 sq. 92. Voir A. Court, Le Patriote français et impartial, édition critique par Otto H. Selles, Paris 2003. Sur l’influence de Bayle, p. 125-133, et O. H. Selles « Antoine Court, disciple de Bayle ? », dans Pierre Bayle, citoyen du monde, H. Bost – Ph. de Robert éd., Paris 1999, p. 159-183.

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Chapitre XII

UN EXEMPLE D’« HISTOIRE IMMÉDIATE » : LA GLORIEUSE RÉVOLUTION D’ANGLETERRE Il existe plusieurs façons d’étudier l’attitude de Bayle face à la Glorieuse Révolution d’Angleterre. La première, qui s’impose avec une certaine évidence, consiste à examiner sa position du point de vue du Refuge hollandais dans lequel il vivait : contrairement à la majorité des réfugiés qui voyaient en Guillaume une sorte de sauveur du protestantisme, un homme providentiel, Bayle a voulu souligner les dangers de l’orangisme pour les protestants français : c’est tout l’effort de l’Avis aux Réfugiés de 1690 – qu’il soit de Daniel de Larroque ou de lui n’importe pas : l’essentiel est ici que cet Avis défend sa position politique – que d’avertir les Français, de les inciter à faire preuve du loyalisme monarchique traditionnel s’ils veulent conserver quelque chance de retourner au royaume de France un jour prochain. Cette approche, voie royale pour la connaissance des attitudes politiques et philosophiques du Refuge hollandais dont Bayle a été l’un des grands animateurs, n’interdit pas d’emprunter certains chemins de traverse, ne serait-ce que pour dégager sa perception de l’événement sur le vif, étant mises entre parenthèses les considérations tactiques et le conflit qu’elles suscitèrent. En examinant la correspondance du philosophe, on peut recueillir certains renseignements sur sa manière d’appréhender l’événement dans son actualité. Faut-il parler d’histoire immédiate ? De fait, cette correspondance constitue un témoignage sur ce qui est retenu et raconté, passé sous silence parce qu’évident, ou tu parce que jugé inintéressant. Mais Bayle, dans ses relations épistolaires. n’a nullement la prétention d’écrire l’histoire des événements dont il témoigne. D’autre part, il est possible de replacer la Glorieuse Révolution dans le contexte plus large d’une pensée qui réfléchit volontiers sur l’exercice du pouvoir, les lois de la politique, les coups d’État. Faut-il parler d’une philosophie politique ? L’expression serait excessive, dans la mesure où Bayle n’a pas l’intention de mettre en système les idées qu’il défend. Les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la Glorieuse Révolution sont bien connues. On sait qu’à la mort de Charles II en février 1685, son frère Jacques II lui succède sur le trône. Le nouveau souverain mène une politique impopulaire par l’hostilité qu’il manifeste envers le Parlement, les faveurs qu’il accorde aux catholiques, dans un contexte de pénurie alimentaire. Toléré dans la mesure où il est âgé de soixante-deux ans et parce que ses héritières légitimes sont mariées à des princes protestants, Jacques II ne l’est plus lorsque naît en juin 1688 son fils JacquesEdouard, auquel il s’empresse de faire administrer le baptême catholique. La classe politique, Whigs et Tories confondus, se tourne alors vers son gendre, l’époux de la princesse Marie, le stathouder des Provinces-Unies Guillaume d’Orange. Celui-ci traverse la mer du Nord en novembre 1688 avec une armée importante, mais surtout avec le soutien populaire que lui garantissent ses déclarations en faveur des libertés parlementaires et de la religion protestante. Jacques II bat en retraite. En janvier

. Pour un historique minutieux des péripéties de la Glorieuse Révolution et de ses suites, P. RapinThoyras, Histoire d’Angleterre, t. XI, nouvelle édition, La Haye 1759. État de la question historique et historiographique dans B. Cottret, La Glorieuse Révolution d’Angleterre. 1688, Paris 1988.

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Dossiers d’histoire religieuse 1689, la Convention constate la vacance du trône et offre la couronne à Guillaume et Marie. Le Bill of Rights est adopté, qui établit l’autorité du Parlement et garantit les droits de la personne. De février 1689 à février 1691, Guillaume III installe le gouvernement anglais, et organise la coalition européenne contre la France. Il déclare la guerre à la France en mai 1688, signe l’alliance avec les Provinces-Unies – dont il est toujours stathouder – et avec l’Empire en décembre. Il débarque en Irlande en juin 1690, et vainc Jacques II à La Boyne en juillet. Les troupes jacobites sont défaites, coupées de leurs bases arrières françaises après les victoires de Cork et Kinsale. Mais la marine française bat la flotte anglaise à Beachy Head. En février 1691, Guillaume revient en Hollande. Lors des états généraux, il reçoit à La Haye un grand nombre de princes allemands. Mais il doit se rendre dans le Hainaut, car les troupes françaises assiègent Mons. Tels sont les principaux épisodes qui scandent la période durant laquelle la correspondance de Bayle doit être analysée pour en faire émerger sa perception de l’événement. La correspondance de Bayle témoigne de l’intérêt du philosophe pour les événements anglais. Il n’est pas surprenant que les lettres adressées à des correspondants résidant en Grande-Bretagne soient relativement pauvres en renseignements, puisque ceux-ci sont plus au fait de la question que lui. C’est le cas tant de la relation épistolaire avec Gilbert Burnet, évêque de Salisbury que de celle avec son cousin Jean de Bayze, qui sert comme officier de l’armée anglaise en Irlande. En revanche, Bayle partage avec ses amis continentaux toutes sortes de nouvelles, y compris les plus anecdotiques, à propos de la situation anglaise et de ses conséquences sur la scène européenne. Les pasteurs Lenfant à Heidelberg, puis à Berlin, et Constant à Coppet, et surtout le professeur Minutoli à Genève, sont ses interlocuteurs privilégiés. La première indication fournie par Bayle au sujet de l’expédition de Guillaume se trouve dans une lettre à Jacques Lenfant, datée du 12 octobre 1688. Lenfant, compagnon d’étude de Joseph, le jeune frère de Bayle, est pasteur à Heidelberg au moment de l’invasion du Palatinat par les troupes de Louvois. Il devra d’ailleurs se réfugier à Berlin. Bayle s’inquiète des ravages que provoque l’armée française. Il pense en particulier à « ce qu’auront à craindre de nouveau ceux qui avoient cherché là un asyle », les réfugiés. Mais les préparatifs de l’embarquement de Guillaume semblent devoir contrebalancer les alarmes nées de l’invasion du Palatinat. Bayle se

. Voir E. Labrousse, Inventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle, op. cit. . Le ministre anglican Gilbert Burnet, ayant acquis la confiance de la princesse Marie lors de son exil en Hollande, fut nommé évêque de Salisbury le 31 mars 1689. D’après l’Inventaire, on n’a conservé que deux lettres de Bayle à Burnet, qui datent respectivement du 11 juillet 1689 et du 1er janvier 1690. Dans la première, le philosophe félicitait l’évêque pour sa nouvelle charge et lui recommandait Abel Boyer (OD IV, p. 636). La seconde, qui contenait des vœux de nouvel an, sollicitait un emploi pour son cousin Jean de Bayze : J. L. Gerig – G. L. van Roosbroeck, « Unpublished letters of Pierre Bayle. III. A Letter of Bayle to Bishop G. Burnet », Romanic Review 23 (1932), p. 117-119. . Jean de Bayze était le cousin germain de Bayle ; réfugié en Angleterre, il semble avoir demandé à Bayle de l’introduire auprès de Burnet. Mais celui-ci, accablé par « la foule d’affaires qu’il a eues pendant une révolution si mémorable », ne paraît pas avoir pris connaissance du billet que le philosophe avait rédigé à cette intention. Dans sa lettre du 13 février 1689, Bayle exhorte Jean de Bayze à faire preuve de patience à l’égard de « ces messieurs de cour » : L. P. Courtines, « Bayle and his english correspondents : four unpublished letters », Romanic Review 27/2 (1936), p. 105-106. . Pierre Bayle à Jacques Lenfant, 12 octobre 1688 (OD IV, p. 632-633).

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La Glorieuse Révolution d’Angleterre montre bien informé lorsqu’il en parle à son correspondant, et anticipe même sur les résultats de l’expédition maritime : Nous verrons, sans doute, bien-tôt quelque grand evénement. Les forces qu’on a mises en mer, & qui ont déjà fait voile pour la plupart vers l’isle voisine, sont prodigieuses.

En Hollande, chacun attend de cette entreprise une victoire qui annulera les succès militaires français au Palatinat. On sait que les semaines à venir seront difficiles à passer, et Bayle, en dépit de l’optimisme qui règne dans l’entourage du stathouder, assure Lenfant de sa sympathie : Ceux qui souffrent déjà, ou qui sont prêts à souffrir, ne laisseront pas en attendant ces grandes révolutions, de passer de mauvaises heures. Je puis vous protester que je sens leurs épreuves fort vivement parmi les allégresses publiques que l’on goûte déjà par avance en ces quartiers.

Dans une lettre de mai 1689 à David Constant, Bayle porte un regard favorable, mais d’un engouement mesuré, sur le débarquement de Guillaume, la fuite de Jacques II, le couronnement de Guillaume et Marie. Il suppose que le pasteur de Coppet a, comme lui-même, admiré « l’heureuse Révolution qui est arrivée dans les affaires générales, au grand avantage des protestans », mais il ajoute immédiatement « & même des catholiques qui ont été nos plus cruels persécuteurs ». Pour le philosophe, pas question de ne voir dans ce que lui-même appelle une « révolution » une simple redistribution des cartes favorables à la confession protestante : si la très catholique maison d’Autriche se montre bien disposée envers Guillaume et favorable à la tournure que prennent les événements, c’est bien qu’au plan de la politique internationale, elle peut se réjouir de voir renaître une forte opposition anglaise à la France. Cette analyse se trouve confirmée trois mois plus tard : à Lenfant, qui réside maintenant à Berlin, Bayle parle d’une lettre écrite par l’empereur au prince d’Orange, dont un résumé a été donné dans les gazettes. Léopold Ier y loue Guillaume de s’être rendu en Angleterre pour abolir les lois pénales promulguées contre les catholiques, sans faire de tort à la couronne d’Angleterre… Des Maizeaux, l’éditeur de ces lettres, a raison, bien sûr, de corriger : Bayle fait dire à la lettre de l’empereur plus qu’elle ne contient. La lettre date en fait du 26 octobre 1688, Léopold y reconnaît l’intégrité et l’équité de Guillaume ; il lui propose le modèle de la paix de Munster, et se cite en exemple : il admet les protestants aux fonctions militaires. Cette lettre ne justifie donc pas l’entreprise du prince d’Orange, contrairement à ce que Bayle laisse entendre ; mais que la lettre à Lenfant lui fasse dire cela n’est pas étonnant ; il y a aux ProvincesUnies comme une fièvre protestante favorable à l’orangisme : Les espérances que nous concevons ici pour la liberté du Palatinat & le rétablissement prompt de l’édit de Nantes pour le moins sont si vives que l’on siffleroit un homme qui oseroit en parler comme d’un peut-être.

Cette dernière remarque est très éclairante. Elle illustre bien la situation inconfortable dans laquelle Bayle lui-même se trouve, qui s’essaie à une lecture

. Pierre Bayle à David Constant, 8 mai 1689 (OD IV, p. 635). . Pierre Bayle à Jaques Lenfant, 13 janvier 1689 (OD IV, p. 633). . Ibid. . Le traité de Westphalie (1648) étendait les principes de la paix d’Augsbourg aux calvinistes, garantissait la devotio privata et le jus emigrandi des fidèles appartenant à d’autres confessions que celle du prince : G. Parker, La Guerre de Trente Ans, Paris 1987, p. 270-283.

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Dossiers d’histoire religieuse objective de l’histoire immédiate, tandis qu’alentour le Refuge bruit des espérances les plus folles. Il voudrait analyser les alliances, montrer 1’intérêt des Habsbourg à voir croître la puissance anglaise, et ses coreligionnaires ne voient dans la Glorieuse Révolution que l’indice quasi surnaturel, le signe céleste de leur délivrance, de leur retour d’exil. Il est malaisé, en pareille circonstance, de garder la tête froide et de ramener l’événement à ses justes proportions. À Vincent Minutoli, son correspondant régulier à Genève, Bayle confie indirectement en quoi consiste cette difficulté10. Leur ami commun, le médecin Dominique Beddevole, ne lui donne plus de ses nouvelles depuis qu’il est en Angleterre (il est le médecin de Guillaume). Comment lui reprocher son silence ? L’Angleterre est à présent le grand théâtre du monde : on y est si fort occupé de tant de grands objets, & présents réellement, & par l’anticipation des conjectures, qu’on y peut facilement oublier les autres païs. Je sens l’effet des grandes révolutions de l’Europe ; je le pardonne à autrui.

Mais pour un authentique citoyen de la République des Lettres, il y a lieu de se repentir d’une telle attitude. Se préoccuper de cette actualité, c’est, d’une certaine manière – bien que l’on ne puisse pas faire autrement – trahir sa vocation d’intellectuel : Je vois tous les gens de lettres de ma connoissance se plaindre, aussi bien que moi, que les nouvelles remplissent si fortement l’esprit, qu’on ne songe plus qu’à des gazettes & à des lardons, & qu’on se repaît de ces viandes-là plutôt que de s’occuper à de fortes & à de solides études.

L’actualité politique exerce une sorte de fascination sur lui, mais Bayle voudrait s’en dégager pour se consacrer à des matières moins triviales et moins susceptibles de provoquer un enthousiasme qui met en péril l’équilibre de la raison. Dans une lettre de décembre 1690 au même Minutoli11, Bayle revient sur la conjoncture internationale ; son correspondant genevois l’avait longuement entretenu de la guerre du Piémont. On connaît l’importance de ce front militaire pour le protestantisme, puisqu’il concerne la réinstallation des vaudois dans leurs vallées, entreprise durant l’année précédente12. Aussi incompréhensible qu’il soit, 1e retrait des armées françaises des postes piémontais dont elles avaient pris possession ne doit pas étonner, répond Bayle. Depuis Hannibal, l’histoire montre que les nations ne savent pas profiter de leurs avantages militaires. Cent fois durant l’été il s’est servi de cette leçon historique pour rassurer son entourage : Minutoli est invité à ne pas s’inquiéter car, en dépit de la supériorité qu’elles traduisent, la domination maritime française et la victoire de Fleurus remportée contre les troupes de la ligue d’Augsbourg n’inciteront pas les Français à s’attaquer à l’Angleterre et à la Hollande.

10. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 6 octobre 1689 (OD IV, p. 637). 11. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 5 décembre 1690 (OD IV, p. 645). 12. Les vaudois du Piémont étaient rentrés dans leurs vallées grâce à l’appui de Guillaume III (Glorioso rimpatrio). Ils étaient pourchassés par les dragons français. Mais le duc Victor Amédée abandonne l’alliance avec la France et se tourne vers l’Angleterre. Il fait la paix avec les vaudois restants, qui rejoignent ses troupes contre les Français : voir B. Peyrot, G. Tourn et al., La Glorieuse rentrée des vaudois du Piémont, Morges 1989, passim. Le rôle de Minutoli dans l’historiographie vaudoise doit ici être rappelé : il est le premier auteur de l’Histoire de la Glorieuse Rentrée publiée en 1710, comme l’a établi T. Pons, « L’autore della “Histoire de la Glorieuse Rentrée” », Bolletino della Società di Studi Valdesi 124 (1968), p. 56-82.

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La Glorieuse Révolution d’Angleterre Bayle a reçu des nouvelles d’Angleterre. Celles-ci confirment le projet d’un voyage de Guillaume en Hollande, mais précisent que le souverain a été retardé le temps de régler certains points relatifs à la situation anglaise : Encore que le jour du départ du roi ne soit pas encore fixé, on tient le voïage infaillible. & […] Sa Majesté en a donné part au Parlement.

C’est le procès de l’amiral Herbert, comte de Torrington, qui a suscité ce retard. Accusé de haute trahison dans le cadre de la guerre navale menée contre la France, Torrington a cherché à se justifier en produisant des pièces parmi lesquelles des ordres signés du comte de Nottingham, lui enjoignant de ne pas se battre. Cette affaire retient effectivement le nouveau souverain jusqu’à la fin de l’année 1690. Après qu’il eut été absous par le conseil de guerre qui le jugeait, l’amiral est néanmoins destitué de sa charge par le roi. Bayle remarque que la Gazette de France a changé de ton lorsqu’elle parle du roi Guillaume ; elle le traite à présent sur un ton plus mesuré. Puis, passant à la situation en Transylvanie, Bayle note que le comte Thököly a été défait par Louis-Guillaume de Bade à Essek. Il compare les rapports qui existaient auparavant entre Jacques II et la France, et ceux de Thököly avec la cour ottomane : les deux puissances ont offert patentes, titres et protections à ces deux hommes, en pure perte de temps et d’argent. Au début 1691, Bayle donne à Minutoli13 les nouvelles fraîches qu’il a reçues d’Angleterre par le libraire genevois de Tournes, rencontré chez Leers à son retour de Londres. Grâce à lui, Bayle a su que Guillaume a été retardé dans son voyage « par la découverte d’un nouveau complot, pour lequel on a arrêté Mylord Preston, passant en France ». Il explique que le théologien Guillaume Sherlock, qui a enfin prêté serment, a jugé bon d’écrire un livre pour justifier cette prestation. Mais le livre de Sherlock, quoique bien accueilli à la cour, a déplu aux non jureurs dont plusieurs, furieux d’avoir été abandonnés et combattus par leur ancien partisan, ont entrepris de le réfuter. Le docteur anglican s’est justifié en considérant que la providence divine dépasse tout droit et toute loi : autrement dit, explique Bayle, la révolution présente a des caractères de ces missions extraordinaires de Dieu, où on n’étoit pas obligé d’observer le Décalogue, & moins encore les lois humaines.

Le roi Guillaume est donc illégitime. Mais comme le théologien s’est toujours battu « pour la supériorité des rois, & pour leur non-dépendance du peuple », sa prise de position a été bien reçue, et sera vraisemblablement récompensée. L’anecdote du serment de Sherlock illustre précisément la question du rôle de la divine providence dans la Glorieuse Révolution, et de la justification a posteriori que l’on cherche à construire. Guillaume ayant débarqué en Hollande, Bayle se désole14 de n’avoir pas beaucoup d’informations à transmettre : on sait que le débarquement a eu lieu sans beaucoup d’éclat le 5 février, que les feux d’artifice prévus pour la fête ont été mal vus à cause du brouillard ; on sait encore qu’autour des états-généraux réunis à La Haye, le prince a reçu un grand nombre de potentats allemands, mais rien n’a filtré d’important. Tout au plus apprend-on

13. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 22 janvier 1691 (OD IV, p. 649). 14. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 11 mars 1691 (OD IV, p. 652).

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Dossiers d’histoire religieuse qu’on a diné, ou joué, là ou là, qu’on a été à Honslaeryck ; qu’on a chassé ; qu’on s’est promené en carosse ; & tout le monde augure bien de ce silence, par rapport aux grandes affaires.

La présence du duc de Bavière, électeur catholique, prouve à l’opinion publique et à Rome que les protagonistes de La Haye n’ourdissent pas un complot contre l’Église romaine, contrairement à ce que la France voudrait faire accroire afin de faire exploser la Ligue d’Augsbourg. Bayle a d’ailleurs déjà fait état de cette campagne le mois précédent15 : il parle d’un pamphlet intitulé La Mascarade de La Haye qui contient des reproches malhonnêtes de lâcheté & de bassesse à 1’empereur & aux princes d’Allemagne, de ce qu’ils ont envoïé, ou sont venus en personne baiser la pantoufle à un homme si au dessous d’eux.

Au moment où il « croïoit régaler les princes d’une grande partie de chasse à Loo », Guillaume apprend que les troupes françaises assiègent Mons. Écrivant à Minutoli fin mars16, Bayle lui raconte l’anecdote qui circule, témoignant de l’humour du souverain : après avoir reçu l’information, il aurait dit aux princes en riant, que le roi de France lui venoit faire une visite, &. qu’il le voulait recevoir comme il faut, & leur demanda s’ils ne voulaient pas l’y accompagner pour la réception, à quoi ils s’offrirent de bon cœur, sur quoi on but au bon succès.

La lecture de sa correspondance nous informe sur l’attention que Bayle a accordée à la Glorieuse Révolution d’Angleterre lors même qu’elle se déroulait. On peut faire ici trois remarques : – Bayle est très informé, par les gazettes dont il est un grand consommateur, mais également par les voyageurs qui rentrent d’Angleterre, comme le libraire Samuel de Tournes. On sait que le philosophe est lui-même très friand de nouvelles de toutes sortes. Mais en s’informant, il accomplit également un devoir de citoyen de la République des Lettres : il récolte des informations susceptibles d’intéresser ses correspondants ici et là. – Par rapport à la « grande histoire », les informations relayées par Bayle sont souvent de second plan. Le récit fidèle des détails ou anecdotes glanés en divers lieux ne signifie évidemment pas qu’on perde de vue l’essentiel. Mais ses correspondants comme Minutoli sont, autant que Bayle, informés des événements importants. Aussi la correspondance privée s’attache-t-elle à émailler l’information fondamentale que tous lisent dans les gazettes – même s’ils dépouillent la presse avec d’infinies précautions – pour lui donner du relief. – L’attention portée aux événements d’Angleterre, à cette île devenue « le grand théâtre du monde », ne va pas sans poser quelques problèmes. Bayle se sent tiraillé entre sa mission purement intellectuelle, volontairement coupée du monde et de sa fureur, et l’irrépressible besoin de savoir ce qui se passe. L’intensité historique est telle que ses confrères sont dans le même cas que lui, suspendus aux nouvelles ou mobilisés par l’événement. C’est en 1690 que paraît l’Avis aux Réfugiés. Comme Jurieu acquiert un an plus tard la conviction que Bayle en est l’auteur, les hostilités s’ouvrent entre les deux

15. Pierre Bayle à Vincent Minutoli, 26 mars 1691 (OD IV, p. 653). 16. Sur l’Avis aux Réfugiés, voir W. E. Rex, Essays on Pierre Bayle and religious controversy, op. cit., p. 225.

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La Glorieuse Révolution d’Angleterre anciens amis. Bayle est mobilisé par sa propre défense. Il doit se justifier ; il doit également établir que le projet de paix perpétuelle imaginé par un certain Goudet, dont Minutoli lui distillait les parties dans ses lettres, n’est pas un complot démobilisateur dirigé contre l’orangisme, dont lui, Bayle, serait plus ou moins l’instigateur17. À partir de ce moment, l’attitude politique, favorable ou défavorable, à l’égard de la Glorieuse Révolution devient un enjeu interne au Refuge hollandais. Les implications théologiques de ce conflit, l’influence des idées qu’on y débat pour les Lumières constituent des éléments suffisamment connus18 pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder. En revanche, il est possible de replacer l’approche ponctuelle de la Glorieuse Révolution que pratique Bayle avec ses correspondants, dans le contexte plus large de sa pensée philosophique. Nous pouvons ainsi établir avec assez de précision ce qu’il entend par « Révolution », et montrer son rôle particulier dans le cadre général de sa vision politique. S’agissant de la Glorieuse Révolution stricto sensu, on remarque d’abord que le Dictionnaire ne contient ni article sur Guillaume ou Marie, ni sur Charles II, ni sur Jacques II. Ce silence sur les protagonistes des événements anglais ne doit être imputé ni à la prudence, ni à une tentative de dissimulation ; on sait que la décision de consacrer un article à tel ou tel personnage dépend de bien des paramètres, comme, entre autres, les erreurs du Moreri, la volonté d’exhumer une célébrité inconnue, ou encore le prétexte pour traiter un sujet. Mais les vies de deux autres souverains anglais donnent à Bayle l’occasion d’exposer ses vues sur les révolutions. Considérons tout d’abord une remarque de l’article consacré à Edouard IV19. Dans le corps de l’article, le philosophe note qu’à la mort du souverain, le 13 avril 1483, une concurrence acharnée eut lieu pour l’accession au trône : On ne vit jamais de plus fréquentes ni de plus sanglantes révolutions. […] Jamais aussi l’Angleterre n’avoit produit de plus grands hommes qu’en ce tems-là, capables de former & d’exécuter une entreprise importante, courageux, intriguans, rusez au souverain point. Il est ordinairement funeste à un Etat d’être fécond de cette manière ; & aparemment les révolutions n’eussent pas été moins fréquentes en ce païs-là au siècle suivant, si ces grans hommes y eussent laissé des successeurs.

Dans la remarque, Bayle s’explique : C’est-à-dire si après leur mot il se fût trouvé en Angleterre quelques seigneurs aussi ambitieux, aussi intrépides, & aussi capables de soutenir habilement un complot que ceux-là l’avoient été. Car voilà les principes & les ressorts des révolutions. Ne les cherchez point dans l’inconstance du peuple : quelque muable qu’il soit, il se tiendra coi, si quelque force extérieure ne l’agite, si ses tribuns, si ses démagogues, si de grans seigneurs ne le remuent par l’activité de leurs intrigues ambitieuses […]. Je ne prétends point nier qu’une autre cause n’ait contribué à faire cesser en Angleterre au xvie siècle les translations de la couronne contre l’ordre de la succession qui avoient été si fréquentes dans le xve. Cette autre cause fut la supériorité de génie & de courage de ceux qui régnèrent ou de leurs ministres. Otez ces deux causes, vous comprendrez

17. Sur l’affaire Goudet et les tracas qu’elle occasionne à Bayle, voir P. Des Maizeaux, La Vie de Mr Bayle, p. lii-lv ; H. Bost, Pierre Bayle, op. cit., p. 332-347. 18. Pour une analyse du débat d’idées au Refuge, W. E. Rex, Essays on Pierre Bayle, op. cit., p. 216 sq. ; E. Labrousse, Pierre Bayle I, ibid., p. 201-234. Pour replacer ce débat dans l’évolution de la pensée politique moderne, voir P. Ory éd., Nouvelle histoire des idées politiques, Paris 1987, p. 51-55. 19. DHC, « Edouard IV », rem. O.

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Dossiers d’histoire religieuse aisément que ces translations auroient dû se faire plus souvent au xvie siècle qu’au xve ; car ces sortes de révolutions sont comme les faux miracles dont le premier est plus facile à établir que les suivans. Dès qu’on est venu à bout de persuader une fable miraculeuse, on en établit une autre avec moins de peine. […] Disons la même chose sur les infractions des loix de la succession à la couronne. Le premier exemple est plus difficile à établir que les suivans ; mais dès qu’il est établi, voilà une brèche qui ne se ferme qu’à la longue : c’est pourquoi pour peu qu’on se hâte on la trouve toute ouverte à l’établissement d’une seconde infraction, qui fait encore la brèche plus large qu’elle n’était, de sorte qu’un troisième usurpateur y passe plus aisément que les deux autres, & ainsi de suite.

Cette remarque nous informe sur l’usage du mot « révolution » chez Bayle. Proposons-en une définition synthétique, dans ses mots : la « révolution » est une translation de la couronne contre l’ordre de la succession rendue possible par l’ambition, l’intrépidité des usurpateurs. A contrario, elle n’est pas un mouvement populaire, car le peuple se tient tranquille lorsqu’on ne vient pas l’agiter. On retrouve exactement la même idée dans l’Avis aux Réfugiés20. Mais immédiatement se pose le problème du discours qui enrobe le coup d’État lui-même : dès que la première révolution a eu lieu, une sorte d’enchaînement est susceptible de se produire, à moins que le pouvoir s’établisse de manière plus forte et plus durable. Aussi la légitimation du coup d’État en est-elle un ingrédient essentiel. Car, si le peuple n’est jamais l’instigateur de la révolution, il faut néanmoins l’amener à la trouver favorable. Pour en assurer la réussite, il faut qu’une intelligente propagande l’ait précédée : C’est le destin des révolutions. Il faut les aider par mille écrits suposés & par de fausses alarmes jettées dans l’esprit des peuples. Sans cela de mille il n’en réussiroit pas deux21.

L’importance de la justification de la révolution a priori ou a posteriori apparaît très nettement dans une remarque de l’article « Elisabeth ». Bayle a rappelé que, bien qu’elle se soit engagée « à conserver le papisme qui étoit alors la religion dominante », elle l’interdit cependant peu après. Il estime que « cette conduite a rendu peut-être un très-grand service à la religion protestante dans la fameuse Révolution de 1688 ». Voici pourquoi : Une promesse solennelle faite à tout un peuple, & confirmée par serment, est une barrière qu’on ne peut guère violer sans commettre sa réputation. On a donc lieu de croire qu’un prince lié par une telle promesse la gardera, quand ce ne seroit que pour éviter la flétrissure de la renommée : mais si l’on voit qu’en certains cas, par un privilège spécial des matières de religion, une grande reine ait manqué à une promesse de cette nature sans qu’elle ait cessé de passer pour une héroïne & pour la merveille de son siècle, on n’ose plus s’assurer des bons effets que la crainte d’encourir le blâme d’avoir faussé son serment est capable de produire. Ainsi les Anglois ont pu se persuader que Jacques II ne craindroit pas les mauvaises suites d’un manquement de parole en matière de religion, & qu’il espéreroit que sa mémoire n’en souffriroit pas plus de préjudice que celle d’Elisabeth, dont il ne feroit que suivre les traces. N’ayant donc point lieu de s’assurer sur son serment, ils ont travaillé de bonne heure à l’empêcher d’imiter leur

20. Même idée dans l’art. « Gardie », rem. C, et dans l’Avis aux Réfugiés, OD II, p. 602a. 21. DHC, « Vespasien », rem. E. Cf. aussi « Gardie », ibid., et Avis aux Réfugiés, ibid.

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La Glorieuse Révolution d’Angleterre héroïne. Voila comment il y a des choses qui servent en plusieurs manières, & pour le présent & pour l’avenir. En général, on peut assurer qu’il n’y a rien qui n’ait ses usages dans un Etat22.

Tout sert en politique. Et Bayle renvoie en marge à l’article « Dolabella », où il précise que « tout a ses usages dans le monde : les galanteries de la femme de MarcAntoine rendirent un grand service à la patrie, elles furent cause qu’il renversa tous les desseins d’un tribun factieux »23. Ce qui reste ici anecdotique, le « chercher la femme » des coups d’État, est énoncé sous forme de théorème à propos de Mucie, qui avait trompé Pompée avec Jules César : « Voilà presque toujours la chaîne des plus grandes révolutions. Faites-en l’analyse, vous les réduirez à un adultère. »24 Il ne faut peut-être pas prendre ce constat au pied de la lettre. Une certaine dose de misogynie interfère dans l’analyse politique. Néanmoins, voir dans l’adultère une origine fréquente des coups d’État, c’est pour Bayle renoncer à être dupe des justifications idéalistes que se trouvent les usurpateurs. Il n’affirme pas que les révolutions aient toujours de mauvaises motivations : la tyrannie existe bel et bien ; mais ceux qui renversent ou tentent de renverser les tyrans ne sont pas des saints. Il ne prétend pas non plus amalgamer toutes les révolutions politiques, les englober dans une même critique : il en est de plus défendables que d’autres, en particulier quand la faiblesse du parti légitime est telle que l’on pourra éviter que le sang ne soit versé25 : la Révolution d’Angleterre est au bénéfice de cette nuance de jugement. L’attitude de Bayle confronté à la Glorieuse Révolution d’Angleterre peut se décomposer en plusieurs facettes qui constituent toute une mosaïque. Comme protestant et comme voisin, Bayle est intéressé, pour ne pas dire captivé par l’événement ; comme protestant du Refuge, il est inquiet de la menace qu’un soutien massif de ses coreligionnaires fait peser sur leurs chances de retour en France ; comme croyant, il refuse d’écouter le chant des théologiens et des ministres pour lesquelles la divine providence agit par le truchement de Guillaume : on pense bien sûr au Jurieu des Lettres pastorales26, mais aussi à Jacques Abbadie27. Comme philosophe, il refuse de s’illusionner sur les motivations des coups politiques ; comme moraliste, il condamne l’idée selon laquelle la fin justifie les moyens ; mais il sait, parce qu’il a lu Machiavel et Naudé, que ce principe gouverne la prise du pouvoir. Chez Bayle, le regard est toujours à la fois historique et critique, objectif et pessimiste. La Glorieuse Révolution d’Angleterre n’échappe pas à cette règle.

22. DHC, « Elisabeth », rem. I. 23. DHC, « Dolabella ». 24. DHC, « Mucie », rem. D. Voir aussi Pensées diverses : OD III, p. 142-143. 25. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle II, p. 505, qui se réfère à « Guise (Henri de) », rem. D. 26. Voir R. Howells, « Introduction », dans P. Jurieu, Lettres pastorales, Hildesheim 1988. 27. Voir R. Whelan, « Between two worlds : the political theory of Jacques Abbadie (1656-1727) », Lias 14 (1987), l, p. 101-117 et 2, p. 143-156.

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UNE ÉTHIQUE DE LA TOLÉRANCE, ENTRE OBÉISSANCE ET LIBERTÉ DE CONSCIENCE

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Chapitre XIII

L’ÉCRITURE IRONIQUE ET CRITIQUE d’un contre-rÉvocationnaire « Ses réflexions, ses prises de position, sa militance ont repondu directement aux épreuves d’une histoire personnelle qui ont été aussi celles de dizaines de milliers de réformés français de sa génération », écrivait E. Labrousse à propos de Bayle, lors du tricentenaire de la révocation de l’édit de Nantes. Outre son impact considérable sur l’évolution du philosophe puisqu’elle provoque la délitescence de la théodicée providentialiste héritée du calvinisme, la Révocation suscite en lui un très profond sentiment d’injustice. Bayle éprouve alors non seulement de l’horreur face à l’iniquité dont ses coreligionnaires sont victimes, mais aussi du dégoût devant le manteau de paroles et de silences dont on tente de couvrir la répression. Désarmé mais résolu, il manifeste son « ardeur militante » en déployant une stratégie d’écriture contrerévocationnaire dont l’objectif est de s’interroger sur les exigences d’une éthique de la parole. Car, en dépit de l’aspect désordonné et presque accidentel de ses écrits, Bayle poursuit un but que ses mises en scène littéraires permettent d’apercevoir. Ici, un choix caractéristique est le recours à trois genres littéraires différents : le journal, les Nouvelles de la République des Lettres, qu’il a créé en mars 1684 ; le pamphlet, Ce que c’est que la France toute catholique sous le régne de Louis le Grand, qu’il publie en mars 1686 ; l’essai théorique, le Commentaire philosophique dont les deux premières parties sortent de presse en octobre. Ces trois écrits sont en réseau. Ils se renvoient l’un à l’autre. Même si le lecteur ignore que leur auteur est commun, il apprend, grâce à la lecture de l’un, l’existence des autres : les Nouvelles annoncent la France toute catholique et le Commentaire philosophique ; La France toute catholique annonce le Commentaire qui ne manque pas de renvoyer au pamphlet. Ces trois textes défendent la même cause et reprennent les mêmes tropes. Mais ils puisent leur force de persuasion dans leur mode d’argumentation différencié et dans l’originalité de leur ton spécifique. Si le pamphlet et l’essai sont rendus nécessaires par le caractère limité de la réplique que Bayle peut donner à partir des Nouvelles, ce sont ces dernières qui,

. E. Labrousse, « Pierre Bayle face à la Révocation », dans La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, op. cit., p. 97. . E. Labrousse, Pierrre Bayle I, p. l99s ; J.-P. Jossua, Pierre Bayle ou l’obsession du mal, Paris 1977, passim. . E. Labrousse, Pierrre Bayle I, op. cit., p. 214. . Voir, pour d’autres écrits : J.-P. Beaujot – M.-F. Mortureux, « Genèse et fonctionnement du discours. Les Pensées diverses sur la comète, de Bayle », op. cit. ; P. Rétat, « Logique et rhétorique : la Réponse aux questions d’un provincial de Bayle », op. cit. ; R. Zuber, « L’écriture comique de La France toute catholique », dans La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, op. cit.., p. 165-79. . NRL mars 1686, cat. iii : OD I, p. 522. Voir aussi allusions OD I, p. 542 et 554. . NRL août 1686, cat. ii : OD I, p. 629 ; novembre 1686, cat. iii : OD. I, p. 698 ; allusions OD I, p. 523. . Bien que ce Commentaire ne soit pas encore publié, les deux huguenots que Bayle met en scène dans La France toute catholique en ont eu connaissance : OD II, p. 354 (p. 84 sq.). Le chiffre entre parenthèses renvoie à l’édition procurée par E. Labrousse, Paris 1973. . OD II, p. 357 (p. 48). Le chiffre entre parenthèses renvoie à l’édition procurée par J.-M. Gros sous le titre De la tolérance. Commentaire philosophique, Paris 1992.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience par la progression de la détermination qu’elles montrent, indiquent la visée à long terme de Bayle. Autrement dit, la lecture en réseau permet de rendre compte de la stratégie contre-révocationnaire de l’écriture baylienne. I. La France toute catholique Dans son pamphlet, Bayle met en scène un chanoine dévot qui, ayant reçu la lettre virulente d’un protestant ulcéré par la Révocation, se tourne vers un autre huguenot réfugié à Londres et en appelle à son arbitrage. Cette fiction permet de s’adresser tout à la fois au public protestant du Refuge qui se reconnaît dans l’indignation du « libelle violent » et au public catholique modéré français, progressivement amené par la « réponse » à prendre position. En dépit de la notable différence de ton entre les discours des deux huguenots, Bayle construit son pamphlet de manière à ce que plusieurs des motifs introduits violemment par le premier épistolier soient repris par le dernier, avec d’autant plus de force que celui-ci reste calme. On pense aux tactiques d’obtention de l’aveu mises en œuvre dans les commissariats : un premier policier hurle et frappe le suspect. Il est relayé par un acolyte qui joue l’apaisement et la compréhension. Le suspect baisse alors la garde et avoue. Bayle offre une version non violente de cette maïeutique : en l’absence de conclusion du chanoine, c’est le lecteur qui est pris dans la dynamique de l’aveu et amené à se substituer au chanoine, comme l’y invite l’apostrophe finale du pamphlet : « Songés-y, monsieur, et y faites songer les autres. » Dans la stratégie discursive que Bayle met en place pour réagir à la Révocation, La France toute catholique remplit un premier rôle : la convention épistolaire lui permet de s’exprimer avec une vigueur, voire un excès, qu’il s’interdit de pratiquer dans son mensuel. C’est ainsi qu’il se réfère aux Dissertationes Cyprianicae de l’érudit anglais Henry Dodwell, qui établit que les martyrs de l’Église primitive ont été infiniment moins nombreux qu’on le laisse généralement à penser, pour défendre l’idée extrême selon laquelle le chrétien « étoit moins malheureux sous les empereurs païens » que le huguenot français aujourd’hui. Or les Nouvelles présenteront, deux mois plus tard, cet ouvrage de Dodwell sur un ton beaucoup plus retenu et sans s’autoriser cette comparaison entre les premiers chrétiens et les protestants ; la seule allusion à l’actualité est inspirée par l’attitude de Cyprien se retirant prudemment de Carthage pour que l’ordre y revienne : « grande leçon contre certains esprits chagrins qui voudroient que l’on bravât éternellement les ordres du prince dès qu’ils s’en prennent aux privilèges de la religion et qu’il ne fût jamais permis à un pasteur de céder à la tempête »10. La France toute catholique constitue également une réponse intellectuelle et non violente à l’écrasement des huguenots français : il s’agit de faire en sorte que, fûtce dans un théâtre imaginaire, se parlent encore des hommes que la répression a conduits à se haïr mutuellement. Dans cette lutte des armes de l’esprit contre celles de la force brute, de la plume contre l’épée, Bayle ne nourrit guère l’illusion de pouvoir faire rapporter l’édit de Fontainebleau. Les métaphores guerrières qu’il utilise ne font qu’illustrer, parfois de manière dérisoire, le combat de l’intellectuel désarmé. Ainsi Bayle veut-il croire que les auteurs catholiques qui se demandent « s’ils continueront

. Voir E. Labrousse, « Pierre Bayle (1647-1706) face à la Révocation », op. cit., p. 97-105. 10. NRL mai 1686, art. v : OD I, p. 558.

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L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire de nier ou s’ils confesseront les logémens et les violences des soldats […] ont déjà senti que les écrivains protestans leur livrent de terribles atteintes ». À défaut de l’aveu attendu d’eux, « ils essuieront plus de coups de plume que les persécuteurs mêmes »11. Le grief est résumé : « Votre communion se trouve toujours sur ses deux piez, qui sont la mauvaise foi et la violence »12. Ne pouvant agir sur la seconde, Bayle cherche à démonter les mécanismes de la première, autrement dit la corruption du langage : « vous faites tant de livres pour prouver qu’il est juste de faire entrer par force dans l’Eglise ceux qui n’y veulent pas entrer de bon gré, et […] cependant vous ne voulez pas avouer que vous avez emploié la force »13. C’est le huguenot modéré qui, posément, apporte la preuve de la mystification sémantique : Je vois, monsieur, que vous vous faites un grand honneur de votre modération de stile, par opposition, ditez-vous, à celui que nous avons contracté dans nôtre hérésie funeste. Mais, si l’Eglise vous a apris un autre langage, d’où vient qu’elle ne vous aprend pas à traiter doucement par vos actions les autres chretiens ? Sans mentir ceci est considérable. L’Eglise vous aprend d’un côté à forcer les gens par les prisons, les banissemens, l’enlevement des enfans, la dissipation des biens livrez aux dragons, le dernier supplice même, à entrer dans son giron, et puis après elle vous met dans la bouche et au bout de la plume des paroles douces comme du miel. Permettez-moi de vous dire que ce langage ne vous sied pas bien14.

Ainsi, réfléchir sur le langage, dernier rempart de la vérité éthique aussi bien qu’historique, constitue le seul acte susceptible d’être posé face à l’injustice. Quoiqu’il mesure sa tragique impuissance, le philosophe reste un protestant « dans toute la force du mot », en tant qu’il se révolte contre cet état de choses15. II. Le Commentaire philosophique Le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrain-les d’entrer dénonce l’exégèse littérale de l’exhortation contenue dans la parabole des invités à la noce (Luc 14, 16-24). Bayle développe la question des droits de la conscience errante qu’il avait déjà défendus dans ses Nouvelles Lettres critiques en mars 168516. II veut démontrer que la recherche de la vérité n’est possible que dans un cadre tel que les protagonistes bénéficient des mêmes garanties. La défense de cet « argument de réciprocité »17 se fera donc sur un plan philosophique, c’est-à-dire sur un terrain commun à toute l’humanité. Ce souci d’universalité explique que le Commentaire s’ouvre sur une référence à Adam18. Il justifie également l’option pédagogique de Bayle : celui-ci puise ses exemples non seulement dans l’histoire de l’Église19, mais

11. OD II, p. 353 (p. 8ls). 12. OD II, p. 339 (p. 38). 13. OD II, p. 353 (p. 40 sq.). 14. OD II, p. 354 (p. 82). 15. E. Labrousse, Pierre Bayle I, op. cit., p. 255. 16. Voir Lettre IX, OD II, 217-28 ; voir à ce sujet E. Labrousse, « La tolérance comme argument de controverse : les Nouvelles Lettres de Pierre Bayle », dans Notes sur Bayle, op. cit., p. 177-182. 17. J. Kilcullen, Sincerity and Truth. Essays on Arnauld, Bayle and Toleration, Oxford 1988, p. 87. 18. OD II, p. 369 (p. 90 sq.). 19. Voir OD II, p. 405 sq.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience aussi dans un parallèle entre les situations contemporaines d’Espagne et d’Angleterre. Bien plus, il compare le christianisme et l’islam20, et surtout, revient fréquemment sur les missions évangélisatrices en Inde, en Chine ou en Terre Australe, pour imaginer ce que donnerait l’inverse21. Tous ces apologues que suscitent ses hypothèses n’ont d’autre but que de « dépaïser un peu messieurs les convertisseurs »22 en les amenant à envisager leurs certitudes sous un point de vue différent. Il s’agit de sortir, par la vertu du raisonnement, du cercle vicieux d’une position dominante qui, parce qu’elle dispose d’une légitimité, prétend détenir la vérité et l’imposer « par le fer et par le feu »23. En fait, cette position est dangereuse non seulement pour les victimes, mais encore pour la vérité elle-même, en tant qu’elle est menacée dans son expression. Au viol des consciences s’ajoute celui du vocabulaire, soit par sottise, « parce qu’il nous plaît de donner de beaux noms à ce qui nous apartient et des noms infâmes à ce qui convient aux autres »24, soit par perversité : « En un mot chacun disposera du dictionnaire à sa fantaisie, en commençant par s’emparer de cette hipothese, j’ai raison & vous avez tort ; ce qui est jetter le monde dans un cahos plus affreux que celui d’Ovide. »25 Le lexique est une arme dans la bouche de qui a le pouvoir de décréter la vérité. Or là encore, la seule arme qu’on puisse opposer à cette attitude, c’est le discours ou le raisonnement. Il existe une congruence entre le mal et son remède, et ce qui aurait dû s’imposer à l’esprit des convertisseurs reste pertinent pour ceux qui démasquent leurs procédés : « La fausseté doit-elle être combatuë par d’autres armes que celles de la vérité ? Combatre des erreurs à coups de bâton, n’est-ce pas la même absurdité que de se batre contre des bastions avec des harangues et des silogismes ? »26 Le vrai combat devrait être un débat, et les souverains devraient y envoyer des théologiens et non des soldats, bourreaux, huissiers, sergents et autres satellites. Or Bayle sait bien que, sur le plan des idées et des valeurs, le discours catholique s’est embourbé dans une contradiction dont il ne peut sortir : Voilà l’embarras où sont les docteurs de la communion romaine. Leurs conciles ont commandé la persécution à outrance ; cependant, beaucoup d’auteurs n’osent blâmer les princes qui gardent quelque modération ; et ceux qui tiennent le sens littéral du précepte contrain-les d’entrer sont forcez de reconnoître en plusieurs rencontres qu’il est plus selon l’esprit de l’Eglise de ne pas contraindre par les peines temporelles27.

Bien qu’il soit énoncé de manière apparemment rationnelle, l’argument de réciprocité a une nette connotation évangélique : « Il ne faut point oublier, rappelle Bayle se référant à Matthieu 7, 2, la défense d’avoir double poids et double mesure, ni que de la même mesure, dont nous mesurons les autres, nous serons mesurez. »28

20. Voir OD, II, p. 362, 406. 21. Voir OD II : CP I, V, VI. Bayle recourait déjà à ce trope dans La France toute catholique : OD II, p. 350 sq. (p. 71-74). 22. OD II, p. 357 (p. 50). Voir le chapitre XIV du présent ouvrage. 23. OD II, p. 425 (p. 292) ; sur la dimension éthique de la démarche, voir O. Abel, « De l’obligation de croire », op. cit., p. 49. 24. OD II, p. 397 (p. 192). 25. OD II, 42l (p. 279 sq.). Voir aussi CP I, vi : OD II, p. 384 (p. 145) : l’édit de Nantes et autres promesses solennelles « ne sont que des bagatelles pour les rois ». 26. CP II, v : OD II, p. 412 (p. 245). 27. CP II, iii : OD II, p. 405 (p. 2l9). 28. OD II, p. 420.

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L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire En fait, l’éthique baylienne de la parole est fortement inspirée par l’idéal nonviolent du Sermon sur la Montagne, tant il est vrai que « le principal caractère de Jésus-Christ et la qualité […] dominante de sa personne a été l’humilité, la patience, la débonnaireté »29. On s’explique alors que Bayle s’acharne moins sur la violence et la cruautés humaines – elles sont après tout le résultat trop connu de l’état pécheur de l’humanité – que sur la torsion imprimée par les clercs au langage rédempteur de cet évangile : les convertisseurs discréditent « toutes les plus belles maximes de la morale chrétienne [qui] deviennent dans leur bouche des sornettes et des ironies de farceur, ou un vain galimatias »30. III. Les Nouvelles de la République des Lettres La lecture de son mensuel permet de replacer l’écriture de Bayle dans le contexte plus large d’une méthode et de valeurs qui dépassent l’impact événementiel de la Révocation. En donnant une vision diachronique du débat intérieur qui l’agite, elle approfondit la perspective dans laquelle ses écrits contre-révocationnaires peuvent être lus comme un tout. Dès la préface du premier numéro (mars 1684), Bayle insistait sur son désir de proposer un journal qui transcendât les clivages nationaux ou religieux. Dans la République des Lettres, les hommes devraient pouvoir dialoguer entre eux et échanger des idées en laissant de côté leurs intérêts particuliers et leurs préjugés31. Lorsqu’il signale, au catalogue de septembre 1685, les Réflexions générales sur le livre de M. de Meaux […] intitulé Exposition de la doctrine catholique sur les matières de Controverse – ouvrage du pasteur Gaultier de Saint-Blancard –, Bayle, pour sauvegarder son rôle d’arbitre, recourt à l’ironie : C’est apparemment une médisance des protestans d’avoir dit que ceux de l’Eglise romaine ont crû que ce seul livre de M. de Meaux convertiroit tous les huguenots de France et qu’on auroit qu’à le leur montrer pour les faire revenir en foule. Il faudroit bien mal connoître les choses pour s’imaginer qu’un livre, quelque bon qu’il soit, puisse faire changer de religion à tout un peuple dans un siècle comme celui-ci32.

Le procédé est habile puisqu’il permet au journaliste de se tenir à distance et d’afficher une certaine sérénité à l’égard des jugements tant de l’opinion catholique que de l’opinion protestante. Tout en paraissant accuser son propre « parti » de dénigrement, Bayle laisse entendre que l’argumentaire catholique, même déployé par le plus célèbre prélat du royaume, ne saurait convaincre des protestants que seule la violence pourrait déloger de leur position. S’il est encore possible, à la veille de la Révocation, d’afficher l’objectivité qui sied au journaliste, la situation se complique nettement deux mois plus tard. Rendre compte des Réflexions sur la cruelle persécution que souffre l’Eglise Réformée de

29. CP I, iii : OD II, p. 373 ; la citation est suivie de plusieurs autres références bibliques que Bayle interrompt en notant qu’« il faudroit copier presque tout le Nouveau Testament si l’on vouloit apporter toutes les preuves qu’il fournit de la bonté, de la douceur et de la patience qui font le caractère essenciel et distinctif de l’Evangile ». 30. CP, Préface : OD II, p. 366 (p. 80). 31. Voir H. Bots, « Le refuge et les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle (1647-1706) », dans La Révocation de l’édit de Nantes et les Provinces-Unies, op. cit., p. 85-95 ; H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre, op. cit. 32. NRL, septembre 1685, cat. VII : OD I, p. 381.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience France33 de Jurieu constitue un défi lancé à l’idéal de la République des Lettres. Aussi, tandis qu’il continue d’incarner l’arbitre soucieux d’écouter impartialement les deux camps, Bayle réfléchit déjà au sens des mots et à la valeur des témoignages : Jamais peut-être on n’avoit vû entre les auteurs une diversité aussi bizarre que celle qui se rencontre présentement entre les catholiques et les réformez qui écrivent sur les conversions de France. Les premiers soutiennent qu’elles se font toutes par les voyes de la douceur et de la charité chrétienne, et font sur cela des exclamations et des panegyriques continuels ; les autres soûtiennent qu’elles s’extorquent ou par la voye de l’achat, ou par celle des menaces ; et qu’en dernier lieu on y a employé une armée de 50 mille hommes qui, à la tuerie prés, ont commis tous les desordres qu’ils ont accoutumé de commettre lors qu’ils vivent à discretion dans un païs ennemi.

Bien informé de la dragonnade organisée dans le midi de la France depuis l’été 168534, Bayle n’en fait état qu’avec prudence, estimant que ses Nouvelles ne sont pas le lieu adéquat pour dénoncer ce procédé. Il conseille « aux lecteurs de ne pas se précipiter dans leur jugement » et ajoute : « Tout homme sage doit aller bride en main sur ces matières et ne croire ni les relations des catholiques, ni celles des réformez qu’après une mûre considération de toutes les circonstances. » La déontologie des Nouvelles justifie cette circonspection : Il faut attendre que le temps éclaircisse les faits douteux et voir si Messieurs les prélats de France ne dissiperont point, par de bonnes apologies, les plaintes que l’on répand par toute l’Europe. Comme la République des Lettres est un etat d’abstraction et de précision entre les diverses sectes de théologie et de philosophie, il sera de notre devoir de rendre compte au public sincerement et fidelement des livres qu’on publiera pour le clergé.

Bayle n’est pas dupe des justifications que l’on donnera de ce qu’il appelle déjà l’« histoire de la destruction des protestans de France »35. Mais en tant que journaliste, il estime nécessaire de pouvoir confronter les deux discours antagonistes, réservant pour d’autres écrits le réquisitoire qu’il rumine vraisemblablement déjà. Surtout, il se convainc que son lecteur saura percevoir la part d’ironie qui, sous l’apparence de prudence, l’amène à se prononcer sur la nature de la répression et sur la gravité des discours qui l’occultent. Du strict point de vue de la logique, les porte-parole du catholicisme ne devraient pas éprouver de difficultés à reconnaître que le recours au bras séculier pour obtenir les conversions des protestants est conforme à leur doctrine. Aussi, lorsque le nouveau converti Brueys évoque pudiquement « les derniers moyens dont on s’est servi pour les obliger à renoncer à leur schisme » dans sa Défense du culte extérieur de l’Eglise catholique, Bayle n’hésite pas, de façon d’ailleurs très courtoise, à retirer brutalement le voile de l’hypocrisie : M. Brueys eût extrêmement obligé le monde s’il eût désigné plus particulierement ces derniers moyens qui ont eu tant d’efficace et s’il eût avoué en galant homme que

33. NRL, octobre 1685, art. IV : OD I, p. 412. 34. L’article mentionne, à la suite de Jurieu, « ce qui s’est passé en Guienne durant la croisade de M. de Bouflers » (ibid., p. 413). 35. Voir NRL, octobre 1685, cat. III : OD I, p. 403.

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L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire ces moyens ont été de bons régimens de dragons, dont le nom seul effraïe un pauvre bourgeois quand il s’imagine qu’il sera livré à leur discretion36.

Plus que jamais résolu à obtenir que le camp catholique assume sa responsabilité idéologique dans la politique religieuse qui a abouti à la Révocation, Bayle se pose en héraut d’une opinion européenne désireuse de clarté : Tous les etrangers attendent avec la derniere impatience qu’il plaise aux écrivains françois de prononcer ce terrible ouï et de faire l’aveu sincere des logemens de soldats. Au fond on ne doit pas se faire un épouvantail si horrible de cet ouï et de cet aveu car […] il ne contient rien qui ne dérive comme de source des principes enseignez et pratiquez de temps immémorial dans l’Eglise catholique, apostolique et romaine.

Le procès en cours tourne bel et bien autour du langage : l’obtention de l’aveu et la dénonciation des contradictions en sont les deux axes. Personne n’est dupe des efforts déployés par les auteurs catholiques pour adoucir la présentation de la réalité. À la pudeur de Brueys s’ajoute bientôt celle du père Héliodore dont l’ouvrage, De l’obligation de revenir à l’union de l’Eglise, est recensé en janvier 1686. Dans le compte rendu qu’il en fait, Bayle stigmatise le flottement sémantique qui permet de masquer la réalité : [Le P. Héliodore] monte en chaire et leur [les protestants] fait un long sermon, où il leur dit, entre autres honnêtetez, que la bonté infinie du Seigneur n’a jamais agi avec tant de force et avec tant de douceur, pour les arracher d’entre les mains des ministres, et que c’est par l’inspiration du S. Esprit que le roi a fait démolir leurs temples du Démon où les ministres criminels de ce méchant Maître les avoient enchantez par leurs charmes. Il les assûre que la charité ardente du prince qui les a retirez du danger, quoi qu’ils ayent senti quelque mal quand il les a arrachez comme par force et presque malgré eux, mérite beaucoup de reconnoissance. Voilà 3 ou 4 mots qui ont bien coûté à dire. Ce quelque mal, ce comme par force, ont été apparemment de bien durs morceaux pour l’auteur ; et dans le fond on s’étonnera de la licence qu’il s’est donnée. C’est trop s’avancer, pour un capucin, que de faire ces petits aveus. Pourquoi se contredire si visiblement ? Ne se souvenoit-il plus de ces paroles, la bonté infinie du Seigneur n’a jamais agi avec tant de force et avec tant de douceur ? Quoi qu’il en soit, ceci donnera quelque espérance aux protestans que leurs adversaires s’approcheront peu à peu du terrible ouï dont nous parlâmes dans les Nouvelles de l’autre mois37.

La critique de Bayle est soutenue par une disposition typographique qui, faisant ressortir les citations du capucin, montre qu’il se contredit tout seul ; le journaliste se contente de relever la contradiction qui frappe tout ce discours officiel désireux de légitimer religieusement le recours à la force mais incapable d’en assumer les conséquences. Et la sommation de l’aveu revient, lancinante, afin qu’au déni de justice ne s’ajoute pas la dénégation des faits. Dans la mesure où les auteurs catholiques semblent fausser le jeu, comme leur silence en témoigne, le personnage d’arbitre est de plus en plus difficile à tenir et l’idéal de la République des Lettres risque, sur ce point, de vaciller. Bayle va donc choisir d’autres canaux pour lancer ses contre-attaques en termes vifs ; ce seront le pamphlet de mars et l’essai d’octobre. Aux Nouvelles est réservé le travail de sape, modeste, mais régulier et tenace.

36. NRL, décembre 1685, cat. I : OD I, p. 442. 37. NRL, janvier 1686, art. VII : OD I, p. 473.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Bien qu’il impose des précautions oratoires, le genre journalistique permet de rester incisif. Lorsqu’il rend compte de l’Histoire du pontificat de S. Grégoire le Grand de son vieil ennemi Louis Maimbourg, Bayle secoue l’ancien jésuite qui a prétendu, dans une épître dédicatoire postérieure à la Révocation, « que le roi a trouvé l’art de contraindre sans violence, selon l’esprit de l’Evangile, de rentrer dans l’Eglise catholique les protestans ». Seule l’incise laissant entendre qu’il s’agit d’une opinion générale et non celle du journaliste vient tempérer l’altercation : « Qui ne s’emporteroit, dit-on, contre un écrivain qui ose soûtenir qu’on ne s’est servi que de voies douces pour ruïner la religion réformée en France ? N’est-ce point écrire avec une mauvaise foi la plus criminelle qui se puisse voir ? »38 Le journaliste paraît alors vouloir prendre du recul, de sorte que le lecteur peut croire un instant qu’il va défendre Maimbourg et ses collègues. En fait, sous le plaidoyer s’annonce un réquisitoire ironique et implacable : d’une part, peut-être ces auteurs désirent-ils ne s’appuyer que sur les rapports officiels des intendants du roi ? D’autre part, les termes de douceur et de sévérité étant relatifs, il est possible que la détermination des convertisseurs les rende insensibles à la cruauté des moyens auxquels on recourt pour parvenir à ses fins. Reste alors aux Maimbourg et consorts à choisir leur système de défense : la naïveté bornée ou l’« inclémence » caractérisée39… Bayle ne s’arrête pas là : au risque d’être pesant, il tient à préciser que ces remarques sont des railleries. Les réserves qu’il avait émises à propos d’un jugement trop hâtif lors de sa recension du livre de Jurieu ont en effet été prises au pied de la lettre par quelques lecteurs. Certains protestants se sont scandalisés de la mollesse de son ton, tandis que des catholiques n’en supportaient la « feinte modération ». Le journaliste renvoie dos à dos les uns et les autres en invoquant sa liberté d’écriture : Je me suis borné en cet endroit-là à une petite figure de rhétorique qu’on appelle l’ironie et j’ai crû qu’il me seroit bien permis de m’en servir puisque Socrate, le plus sage et le plus illustre de nos patriarches, et le divin Platon, le plus célebre de ses disciples, s’en servoient ordinairement dans les matieres les plus relevées40.

La référence à l’ironie socratique et son désir de « corriger l’obstination des ces auteurs, qui ne veulent pas convenir de ce que l’on a fait en dernier lieu et qui, par là, obscurcissent […] à notre posterité l’histoire » montrent que Bayle a franchi une étape : l’idéal de la République des Lettres passe certes par un souci de modération et un effort de sérénité, mais l’impartialité ne saurait couvrir le mensonge. L’écriture ironique et critique reste le seul procédé par lequel le journaliste peut faire apparaître la contradiction entre le discours et la réalité. C’est à cette tâche qu’il se consacre régulièrement dans les numéros suivants des Nouvelles. Tout en continuant à rendre compte des ouvrages les plus divers, Bayle est particulièrement attentif au risque de désinformation de ses contemporains et de dévoiement de la vérité historique. En mars, le catalogue annonce La France toute catholique et indirectement le Commentaire philosophique, mais, à propos de l’Instruction pour les nouveaux catholiques de Louis Doucin, il raille également

38. NRL, février 1686, art. VII : OD I, p. 496 (je souligne l’incise). On se souvient que, dans la Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg, Bayle était déjà extrêmement attentif à la fraude sémantique du jésuite (cf. CGM VI : OD II, p. 31). 39. Ibid., p. 497. 40. Ibid., p. 497 sq.

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L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire l’« ardeur incroyable » dont l’Église romaine « témoigne pour faire des convertis » : une autre petite figure de rhétorique, la gradation, sert ici à dénoncer la méthode qui consiste à convertir de force et à ne se préoccuper de l’enseignement religieux qu’après : l’Église catholique « employe les promesses et les menaces, les dragons et les cuirassiers, les prisons et les cloîtres, l’exil et l’enlevement des enfans, en un mot elle y employe jusqu’aux instructions »41. C’est en mai 1686 que la contre-attaque prend toute son ampleur, au long d’un important article consacré aux Plaintes des protestans cruellement opprimez dans le royaume de France éditées sous la responsabilité du pasteur Jean Claude : l’inventaire des mensonges s’est allongé. Or, quoiqu’il ne se fasse aucune illusion sur la folie de l’humanité, et plus particulièrement sur celle de son siècle, Bayle juge qu’il y va, au regard de l’histoire, de son devoir de réfuter point par point ces mensonges : Car où en seroit-on d’ici à quarante ans, lors qu’on liroit les livres dediez au roi qui assûrent positivement qu’il n’a ruïné le calvinisme que par les voyes charitables d’une douceur paternelle ? […] Il importe donc beaucoup à ceux de la Religion, pendant que les choses sont toutes fraîches, de garantir la réalité des évenemens et de la défendre contre toutes les entreprises des flateurs et des empoisonneurs de l’histoire42.

L’écriture s’offre dès lors comme un antidote à cet empoisonnement de la vérité historique, antidote dont l’efficacité passe par une prise à témoin de l’opinion. Bayle débusque l’aveu sous la forme du lapsus. Ainsi le Mercure Galant de février « avoue que le roy s’est servi de son autorité pour faire réussir son pieux dessein, […] mais qu’il a sû tempérer la severité par la douceur et que les cruautez et les barbaries inouïes dont les Lettres pastorales des protestans se plaignent n’ont été autre chose qu’un logement de gens de guerre à l’ordinaire ». Bayle s’empare de cet euphémisme et réitère son exigence, mais sans illusion sur l’issue du combat :

Voilà nos gens bien près du terrible ouï et, après ce premier pas le plus difficile à extorquer, on en fera sans doute quelques autres avec le temps. Cet auteur avoue le logement des gens de guerre à l’ordinaire ; un autre dira bientôt apparemment que, lors qu’un hérétique se convertissoit, on donnoit ses dragons aux opiniâtres, de sorte qu’il y avoit tel homme qui avoit chez lui cinquante soldats, ce qui passe un peu l’ordinaire. Mais il y a lieu de douter que le scandale du public diminue de beaucoup par la confession qu’on voit ici car, pour un qui avoue, il y en a mille qui nient43.

Conscient du danger que représente l’inflation des écrits de controverse pour l’idéal de la République des Lettres et attentif au goût du public, Bayle perçoit que « plusieurs personnes d’esprit commencent à s’ennuïer de ce manège »44. Le procès qu’il instruit ne saurait cependant s’arrêter à cet obstacle. Lorsqu’en août 1686 il rend compte de la Réponse aux Plaintes des protestans qu’oppose Brueys au livre de Claude, Bayle décortique le discours du nouveau converti pour en faire apparaître les failles logiques et rhétoriques, allant et venant entre le dit et le non-dit de cette Réponse. Ainsi, à propos des méthodes utilisées pour ruiner les protestants, Brueys dit bien que les grâces accordées aux convertis sont des moyens « doux & bien-faisans »,

41. Ibid., p. 522. 42. NRL, mai 1686, art. IV : OD I, p. 555. 43. Ibid. Un second aveu sera tiré du Mercure Galant dans les Nouvelles de juillet, art. viii : OD I, p. 602. 44. NRL, juin 1686, cat. V : OD I, p. 587. La troisième notice du catalogue de janvier 1687, qui présente dix ouvrages traitant de ces sujets, témoigne de la persévérance mêlée de lassitude qui anime encore Bayle deux mois avant d’arrêter la rédaction des Nouvelles.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience mais il ne dit pas comment on doit qualifier la privation d’emploi, la destruction des temples et le logement des gens de guerre ; il dit que l’amour-propre « fait trouver rudes » ces moyens du second genre, mais il tait – « il devoit dire » – que c’est aussi par amour-propre que les convertis trouvent « doux et agréables […] les bienfaits dont on gratifie leur changement ». Il reconnaît les dragonnades, mais passe sous silence des déclarations comme celle « qui défend aux huguenots de vendre leur bien et celle qui les soûmet aux galeres s’ils s’en vont hors du royaume ». Bayle n’a guère de difficulté à feindre ici la compréhension : Il faut le lui pardonner, parce qu’ayant avoué d’ailleurs qu’on s’est servi du logement soldats, il n’auroit sçû éviter que les lecteurs ne se fissent une idée très odieuse de violence s’il leur eût fait voir d’autre côté cet ordre de ne point s’enfuir. Or il rempliroit fort mal son dessein si les lecteurs pouvoient trouver dans son livre qu’on a usé de beaucoup de violence45.

Apparaissent nettement deux sortes de perversions du langage. La première tourne autour du silence sélectif : on tait ce qu’il est gênant d’admettre. La seconde consiste à faire flotter le sens des mots : Brueys y recourt également lorsque, sur la base des seuls édits et déclarations, il « prétend que c’est abuser des termes que d’appeller persecution ou violence ce qu’on a fait aux prétendus réformez » et défie les pasteurs de citer en exemple une condamnation exclusivement motivée par un délit religieux. Pour Bayle, c’est là se payer de mots : « Il faut qu’il dise cela à la faveur de quelque équivoque » car, si c’est comme fugitifs ou relaps et non « pour le fait de religion seulement » que les huguenots sont condamnés, le même raisonnement devrait être appliqué aux persécutions encourues par les premiers chrétiens. Enfin, Bayle n’a aucun mal à montrer la contradiction dans laquelle se trouve Brueys puisque ce dernier finit sa réponse par une adresse aux nouveaux convertis auxquels il « fait assez clairement excuse des violences qu’ils ont souffertes en quelques endroits »46. L’artifice apologétique de Brueys ainsi démonté, Bayle justifie la longueur inhabituelle de son article en rappelant l’intention rectificative qui l’anime depuis quelques mois déjà : Je me suis étendu en réflexions dans cet extrait plus qu’à l’ordinaire parce que l’envie j’aurois qu’on examinât si exactement de part et d’autre l’histoire de la dernière persecution que notre posterité n’eût point de peine à démêler les faits véritables d’avec ceux qui ne le sont point m’a porté à donner quelque avis sur ce qui manque aux apologies de cette affaire.

Lorsqu’il présente le Traité de l’unité de l’Eglise47 du père Thomassin, Bayle décline toujours son plaidoyer pour la vérité des mots dans les deux registres de l’histoire et de l’éthique évangélique. Pour cette dernière, c’est encore par l’ironie, cette élégance du désespoir, qu’il dénonce le flottement sémantique : C’est sans doute une merveilleuse prérogative de la charité chretienne. Elle fait toutes mêmes choses que l’injustice et que la haine sans cesser d’être la plus grande des vertus : sunt superis sua jura. Oter à un homme son bien, sa patrie, sa liberté, ses enfans, est une

45. NRL, août 1686, art. I : OD I, p. 613. 46. Ibid., p. 614. 47. NRL, novembre 1686, art. V : OD I, p. 688.

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L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire dureté bien violente selon le langage humain ; mais selon le stile de l’Eglise, ce sont des actes d’amour48.

Pour l’histoire, Bayle procède en deux temps. D’une part, il rappelle le cynique calcul des empereurs qui promulguaient des lois cruelles pour permettre aux prélats d’intercéder en faveur des victimes, et donc de passer auprès d’elles pour charitables ; il s’agit là d’un vrai « maquignonage de la Parole de Dieu ». D’autre part, puisque ses thuriféraires veulent présenter Louis XIV comme un monarque patient et compréhensif, il prend à nouveau à témoin le public des lecteurs : On soûtient que les édits du roi qui ont converti tous ses sujets protestans ont été beaucoup plus doux que ceux des anciens empereurs … les exils ont été très rares ; les confiscations des biens, jusqu’à présent inouïes ; les châtimens corporels, encore plus inconnus : la majesté, la sagesse, la charité du prince, le respect et l’amour des sujets, et une surabondance des grâces du Ciel ont suppléé à tout cela. Combien y aura-t-il de lecteurs qui trouveront dans ses paroles le sophisme a non sufficienti enumeratione partium à cause qu’on n’y a point compris le logement des gens de guerre, avoué depuis long-tems par mille écrivains catholiques49 ?

Pour peu qu’il se souvienne des efforts déployés par Bayle depuis des mois afin que soit proféré le « terrible ouï » assumant les procédés de coercition et de rétorsion utilisés contre les huguenots français – efforts décourageants puisque « pour un qui avoue, il y en a mille qui nient » –, le lecteur pris à témoin et alerté par l’exagération du journaliste ne peut que tirer lui-même la conclusion qui s’impose : le discours catholique, enserré dans les mailles de son propre intérêt, est hypothéqué par ses contradictions. Animateur de la République des Lettres, Bayle aura tout fait pour que la sérénité de son journal ne pâtisse pas des indignations suscitées par la Révocation. Il temporise, puis il délègue à d’autres « personnages » que le nouvelliste la signature des dénonciations les plus virulentes ou les plus fondamentales. Mais l’idéal de modération qu’il défend risque de n’être plus qu’une coquille vide de sens s’il interdit de relever, ne serait-ce qu’en termes modérés et courtois, le mensonge ou le silence sur des faits qui appartiennent à l’histoire. Aussi les Nouvelles sont-elles prises à leur tour dans la spirale de l’écriture contre-révocationnaire. Qu’il emprunte les voies du réquisitoire dans le pamphlet, celles du raisonnement dans l’essai philosophique ou celle de la patience dans le journal, Bayle s’efforce, en historien, d’établir l’existence des violences religieuses (contre leur dénégation ou leur euphémisme) ; en polémiste, de montrer qu’elles sont conformes à la logique de la doctrine catholique ; en moraliste chrétien, de prouver qu’elles sont antinomiques avec l’évangile50. Contre la désinformation générale, il cherche à rectifier, soit de manière progressive et anecdotique comme dans les Nouvelles, soit en modulant indignation et modération comme dans la France toute catholique, soit enfin en prenant la question à sa racine, comme dans le Commentaire. Ce triple effort passe

48. Ibid., p. 688. 49. Ibid., p. 689. 50. Sur ce point et à propos de l’interaction entre la France toute catholique et le Commentaire philosophique, voir J.-M. Gros, « La parabole de la zizanie chez Pierre Bayle », Cristianesimo nella storia 26 (2005), p. 297-319.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience par la diversification des personnages qu’il joue soit comme auteur, soit comme relais d’autres discours, fictifs ou réels. Ce procédé est un élément important de sa stratégie contre-révocationnaire. Le philosophe pressent que les opinions du public peuvent exercer une influence sur les décisions des cours et du clergé. Il lui faut donc inventer un réseau de textes de provenances et de tons différents, susceptibles de donner aux valeurs qu’il défend une crédibilité qu’elles n’auraient pas acquise s’il s’était cantonné au rôle de journaliste. Grâce à ce réseau qui mystifiera plus d’un lecteur – « en fait de livres anonymes ou pseudonymes, le public se trompe souvent [et] je sai par expérience que tous 1es ecrits d’un homme ne se ressemblent point », confessera-t-il plus tard51 –, sa parole prend du volume et s’impose, bien que toujours désarmée. La diversité de ses textes fait diversion auprès du public sensible à l’humanisme, à la modération ou à 1a revendication de dignité qui s’y donnent à lire. Ainsi, semblant relayer l’opinion d’un public varié, Bayle contribue à créer les conditions d’émergence d’une opinion publique capable à son tour d’un regard critique.

51. La Cabale chimérique, II, v : OD II, p. 663.

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Chapitre xiv

Conversion et coercition : les apologues du Commentaire philosophique Partons, dit Bayle, d’un constat simple, et énonçons l’impératif éthique qui en découle : Tout homme aïant éprouvé qu’il est sujet à l’erreur & qu’il voit ou croit voir en vieillissant la fausseté de plusieurs choses qu’il avoit crues véritables, doit être toûjours disposé à écouter ceux qui lui offrent des instructions, en matiere même de religion. Je n’en excepte pas les chretiens, & je suis persuadé que s’il nous venait une flote de la Terre Australe, où il y eût des gens qui fissent connoître qu’ils souhaiteroient de conferer avec nous sur la nature de Dieu & sur le culte que l’homme lui doit, aïant apris que nous avons sur cela des erreurs damnables, nous ne ferions pas mal de les écouter, non seulement parce que ce seroit le moïen de les désabuser des erreurs où nous croirions qu’ils seroient, mais aussi parce que nous pourrions profiter de leurs lumières, & que nous devons nous faire de Dieu une idée si vaste & si infinie que nous pouvons soupçonner qu’il augmentera nos connoissances à l’infini, & par des dégrez & des manieres dont la variété sera infinie.

Le devoir de chercher la vérité, et, partant, de combattre l’erreur, s’applique à tous les hommes. Il s’impose indépendamment de la doctrine annoncée, quelle qu’elle soit. Les « peuples de la terre Australe, [qui] seroient dans l’obligation d’écouter nos missionnaires en vertu de la seule proposition que les missionnaires leur feroient en général, qu’ils viennent pour les désabuser de leurs erreurs de religion » sont dans la même situation que nous – autrement dit les chrétiens d’Europe – à l’égard de leurs éventuels missionnaires : « l’obligation des peuples austraux ne pourroit pas être fondée sur ce que nos missionnaires leur apporteroient la vérité » ; à l’évidence, elle se fonde « sur un principe qui regarde universellement tous les hommes, savoir qu’il faut profiter de toutes les occasions que l’on trouve d’étendre nos connoissances, par l’examen des raisons qu’on peut proposer contre nous, ou pour l’opinion des autres ». Ce principe de réciprocité donne la clé de la perspective qu’ouvre Bayle. En renversant, par hypothèse, le schéma habituel fondé sur la pratique missionnaire chrétienne en terre lointaine, en imaginant « les autres » venir « chez nous » pour les mêmes raisons que « nous » envoyons des missionnaires chez « eux », le philosophe entend démontrer que la légitimité de toute mission, de toute prédication, de toute tentative de conversion se fonde non du côté de celui qui prétend détenir la vérité, mais du côté de celui qui la cherche. De ce fait, la question de la vérité doctrinale, de l’orthodoxie, se trouve suspendue.

. OD II, p. 377. .Une bonne mise en perspective théologico-philosophique de cette problématique a été élaborée par J.‑L Solère, « Le droit à l’erreur. Conversions forcées et obligation de conscience dans la pensée chrétienne », dans De la conversion, J.-C. Attias dir., Paris 1997, p. 295-314.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience La démarche si originale et si déconcertante du Commentaire philosophique de Pierre Bayle trouve sa source dans un événement bien connu : la révocation de l’édit de Nantes qui, en 1685, interdit l’exercice de la « religion prétendue réformée » dans le royaume de France. On sait que cette décision de Louis XIV a été précédée et sera suivie de dragonnades, c’est-à-dire du logement des gens de guerre chez les huguenots récalcitrants, et de manœuvres tant ecclésiastiques que politiques pour obtenir la conversion définitive de tous à la religion catholique. Bayle, qui s’est installé à Rotterdam en 1681 après la fermeture de l’Académie de théologie de Sedan, a plusieurs raisons de s’intéresser à la question : – personnellement, il a vécu une conversion au catholicisme et un retour à la foi de ses pères ; relaps, il a donc dû quitter le royaume et partir à Genève ; – fils et frère de pasteur, il entend se placer aux côtés de ses coreligionnaires. Dès 1682, sa Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg puis ses Nouvelles Lettres critiques expriment cette solidarité. Comme il est inatteignable aux Provinces-Unies, on s’est emparé, par mesure de rétorsion, de son frère qui est mort en prison à Bordeaux quelques semaines avant la Révocation ; – au Refuge hollandais, il voit arriver les huguenots qui, transgressant l’interdiction de sortir du royaume, ont décidé de s’exiler pour pouvoir conserver leur liberté religieuse. J’ai montré comment Bayle avait modulé sa réaction à la Révocation : il endosse différents personnages, du plus modéré et patient qu’est le journaliste dans les Nouvelles de la République des Lettres, au plus virulent et polémique, le pamphlétaire de La France toute catholique. Le Commentaire philosophique joue sur un troisième registre, celui de la réflexion fondamentale. L’amertume et la révolte y sont canalisées dans une écriture qui se veut raisonnable et rationnelle, à vocation universelle. S’il indique clairement ce choix d’une méthode rationnelle, le titre complet de l’ouvrage renseigne aussi sur l’objectif de Bayle : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, contrain-les d’entrer ; où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte ; et où l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, et l’Apologie que saint Augustin a faite des persécutions. L’objet de la réflexion est la contrainte, autrement dit le moyen. La conversion apparaît ici comme le but de ceux qui considèrent que la violence est licite pour l’obtenir, dans la mesure où ce résultat relève de la mission même de l’Église. À l’instar de saint Augustin, opportunément republié à l’occasion, qui justifiait le recours au bras séculier pour vaincre la résistance des donatistes, la propagande catholique légitime les méthodes coercitives et violentes utilisées pour convertir les protestants français. Dans l’un et l’autre cas, on sollicite la parabole des invités à la fête racontée en Luc 14, 16-24 : les invités s’étant récusés l’un après l’autre, invoquant toutes sortes de prétextes, le maître demande à son serviteur de ramener à son festin les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. Puis,

. Plusieurs études consacrées à la question de la conversion dans ce contexte particulier se trouvent dans le recueil La conversion au xviie siècle, Marseille 1983. . Voir le chap. XIII du présent ouvrage. . [Philippe Dubois-Goibaud], Conformité de la conduite de l’Eglise de France pour ramener les protestans avec celle de l’Eglise d’Affrique pour ramener les donatistes à la foi catholique, Paris [1685].

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire comme il reste encore de la place, il lui ordonne de ramener tout le monde : « Et ceux que tu trouveras, contrains-les d’entrer, afin que ma maison soit remplie. » Ce que Bayle conteste et combat, c’est le discours idéologique et la pratique politique qui se traduisent par le déni de la liberté religieuse de chacun. Il n’envisage pas la conversion en tant qu’expérience religieuse, mais d’un point de vue sociopolitique. Le philosophe de Rotterdam entend démontrer par différents biais – chaque chapitre s’ouvre sur un syllogisme dont il s’agit d’établir la vérité – que le sens littéral de la parabole est une aberration, car en aucune manière le Christ et l’Évangile n’ont pu exhorter à recourir à la force pour convertir qui que ce soit. L’originalité de cette approche apparaît nettement lorsque l’on considère les trois apologues qu’imagine Bayle pour poser le problème. La première mise en scène vise à prouver que, prise au pied de la lettre, la parabole évangélique fournirait aux non chrétiens « un sujet légitime et raisonnable de défendre l’entrée et le séjour de leurs États aux prédicateurs », ce qui serait absurde puisque, de l’aveu de ses défenseurs, l’évangile est destiné à toute l’humanité. Entrons dans la fiction baylienne : « Supposons que les missionnaires du pape se présentent aujourd’hui pour la première fois au royaume de la Chine, afin d’y prêcher l’Evangile » – l’hypothèse n’a somme toute rien d’audacieux puisque le seul paramètre qui varie par rapport à l’évangélisation réelle de l’Orient, c’est sa période –, mais, ajoute Bayle – et c’est là qu’il faut faire preuve d’imagination –, supposons que ces missionnaires « soient assez sincères pour répondre nettement aux questions qu’on leur fera ». Représentons-nous un peu leur premiere conversation : Que l’empereur de la Chine au milieu de son conseil fasse venir ces bons peres, & qu’il leur demande d’abord d’où vient qu’ils ont entrepris ce long voïage. Ils répondront sans doute que c’est pour annoncer la véritable religion que Dieu lui-même a révélée par son fils unique, & là-dessus ils diront cent belles choses sur la pureté de la morale de Jésus-Christ, sur la félicité qu’il promet à ses fideles & sur le tort qu’on fait à la Divinité dans les religions païennes. Il pourroit bien arriver que ce prince leur répondroit, comme fit notre Ethelrede aux moines que S. Grégoire le Grand envoïa dans ce pays-ci, que ce qu’ils venoient de dire étoit beau pourvû qu’il fût vrai, et que de bon cœur il y acquiesceroit, s’il ne trouvoit plus de certitude dans ce qu’il tenoit de ses ancêtres ; qu’il consentoit que tous ceux qui la trouveroient véritable en fissent ouverte profession. Mais supposons que le conseil de la Chine s’avise de faire cette question aux missionnaires : Quels ordres avez-vous pour ceux qui après avoir ouï cent fois vos sermons, ne voudront pas vous croire ? & que ces moines, dans la sincérité que nous leur avons supposée d’abord, répondent : Nous avons reçû commandement de la part de notre Dieu qui s’est fait homme de contraindre à se faire chretiens tous les opiniâtres, c’est-à-dire tous ceux qui après nos instructions refuseront de se faire batiser ; & en conséquence de cet ordre notre conscience nous oblige, dès que nous en aurons le pouvoir & qu’il n’y aura pas à craindre un plus grand mal, de chasser à coups de bâton dans les églises chrétiennes tous les Chinois idolâtres, de les emprisonner, de les réduire à l’aumône, d’en pendre quelques-uns pour l’exemple,

. Les passages bibliques sont cités dans la traduction de David Martin, contemporaine de Bayle. . Commentaire philosophique, chap. V : « Quatrieme réfutation du sens littéral, par la raison qu’il fournit un prétexte très-plausible et très-raisonnable aux infideles de ne laisser entrer aucun chretien dans leur païs, & de les chasser de tous les lieux où ils les trouvent ».

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience de leur enlever les enfans, de les abandonner à la merci du soldat, eux, leurs femmes & leurs biens. Si vous en doutez, voilà l’Evangile ; voilà le commandement clair & net, Contrain-les d’entrer : c’est-à-dire emploie toutes les violences les plus propres à venir à bout de la résistance opiniâtrée des hommes.

Au plan littéraire, l’effet recherché est clair : le lecteur est promené d’Europe en Chine, mais aussi en terre australe, et de là en Europe. Il ne sait plus où il est, mais avec un peu d’imagination il peut se figurer la scène. En revanche, cet embryon de dialogue met la vraisemblance à mal puisqu’il suppose que les missionnaires répondraient franchement aux demandes de leurs interlocuteurs. Bayle l’admet : « On conçoit aisément que la sincérité que je suppose à ces missionnaires est une chimere ». Il balaie l’objection, car elle fait partie des hypothèses de son raisonnement. Ayant compris ce qui attendrait les Chinois non convertis, les conseillers de l’empereur lui suggéreront de chasser les missionnaires chrétiens « comme des pestes publiques ». En les laissant prêcher, l’empereur prendrait le risque du plus grand désordre et laisserait s’introduire dans son royaume « la semence perpétuelle du carnage et de la désolation des villes & du plat païs ». La dégradation de la situation est aisément prévisible : Au commencement ils ne feront que prêcher, qu’instruire, que flater, que promettre un Paradis, que menacer d’un Enfer, ils persuaderont beaucoup de monde, & il arrivera qu’ils auront dans toutes les villes & dans tous les ports plusieurs sectateurs ; & alors, ou par les secours étrangers, ou même par les seules forces de ceux qui les suivent, ils commenceront leurs violences dans tous ceux qui voudront persévérer dans leur ancienne religion. Ceux-ci n’auraient garde d’endurer qu’on les vexe dans les lieux où ils pourront se défendre ; ainsi on viendra aux mains de tous côtez, et on se tuera comme des mouches, & tout autant de chretiens qui mourront dans le combat, voilà tout autant de martirs, au dire des missionnaires, attendu qu’ils auront perdu la vie en exécutant l’ordre précis & formel de Jésus-Christ, Contrain-les d’entrer. Où est l’ame assez papale ou monachale pour ne pas frissonner d’horreur à la vue de ces affreuses désolations ?

Les missionnaires ne seraient pas les seules victimes. Si la contrainte religieuse est légitime, il serait absurde qu’elle ne s’applique qu’au peuple – « à l’égard d’un pauvre petit bourgeois, artisan & païsan, dont la conversion n’est que peu importante par raport à l’amplitude de l’Eglise » – et qu’elle épargne les souverains « dont l’exemple & l’autorité est si utile pour fomenter une religion ». Après avoir converti une partie de la population, les missionnaires avertiraient donc l’empereur de leur intention de ne plus lui obéir si lui-même ne se convertit pas ; ils le menaceraient de faire venir « des croisades de l’Occident pour lui ôter sa couronne » et de reconnaître un roi chrétien. Bref, après avoir inversé le rapport de forces en leur faveur, ils feraient tout pour le forcer à se convertir. Quand l’empereur combattrait et vaincrait ces sujets rebelles, quand il leur extorquerait un serment de fidélité, il ne pourrait jamais être certain de leur loyauté. Il saurait que, pour eux, « la loi du christianisme légitimeroit le vol, le meurtre, la révolte quand cela seroit utile à la religion, elle autoriseroit aussi l’infidélité dans les sermens ».

. OD II, p. 377 sq. Le monarque dont Bayle évoque l’attitude est en fait Éthelbert († 616), roi du Kent. . Ibid.

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire Quoique vite avorté, ce premier dialogue permet de pointer quelques éléments dont plusieurs se retrouveront dans les suivants. On note tout d’abord chez Bayle une volonté de mettre en scène sa critique de l’interprétation augustinienne du compelle intrare, et, à travers elle, sa réflexion sur le rapport entre violence et religion. Le moment narratif, celui où l’on passe du raisonnement logique (syllogisme) au récit (apologue), c’est précisément l’organisation de la conversion des peuples. Pour le philosophe, cette mise en scène doit à la fois dépayser le lecteur et le toucher : la réflexion sur la contrainte ne saurait se limiter à des passes d’armes théoriques, elle doit se nouer à la vie concrète, à l’histoire humaine. On constate ensuite que Bayle travaille sur plusieurs niveaux de conditionnel. Il émet une hypothèse, et suppose au besoin sa réciproque « dépaysante ». D’un tel dispositif, le lecteur retire l’impression que, plus il est embarqué dans la fiction, plus il est paradoxalement près de la réalité – du moins de celle que le philosophe veut faire toucher du doigt. Ce qui devient le plus difficile à supposer dans l’apologue, c’est que les moines soient sincères, autrement dit, qu’ils ne calculent pas les effets néfastes de leur aveu. Au plan des contenus, Bayle critique le particularisme et l’exclusivisme chrétien au nom d’une idée rationnelle et infinie de Dieu. Son universalisme – cohérent avec le projet global du Commentaire philosophique – l’amène à reprendre le thème des droits de la conscience errante déjà développé dans les Nouvelles Lettres critiques. Mais surtout il insiste sur le fait qu’opposer les droits de la vérité à ceux de l’erreur mène à une impasse. L’effet « exotique » vise à traiter des dragonnades anti-protestantes en France sans que le lecteur soit emprisonné par son identité confessionnelle et ses convictions : d’où l’amalgame délibéré entre conversion au christianisme et passage forcé, à l’intérieur du christianisme, d’une confession à une autre. Bayle n’a aucune raison de prendre à son compte la distinction catholique entre la répression contre ceux qui sont dans l’Église et les païens. Le deuxième apologue évoque l’histoire du christianisme10. Il met en scène des députés de l’Église primitive qui se plaignent au ministre de l’empereur romain des persécutions dont ils sont l’objet. Le représentant de l’empereur ne comprend pas que les chrétiens s’estiment victimes d’un traitement inique : Messieurs, de quoi vous plaignez-vous ? On vous traite comme vous nous traiteriez, si vous étiez à notre place […]. Votre Dieu vous a commandé expressément de contraindre à le suivre tout venant ; que feriez-vous donc, si vous aviez la force en main, que faire mourir tous ceux qui ne pourroient pas se résoudre à trahir les lumieres de leur conscience pour adorer votre Dieu crucifié ?

Postulant toujours des chrétiens sincères, Bayle imagine leur réponse : Il est vrai, Monseigneur, que si nous étions les plus forts, nous ne laisserions personne au monde qui ne se fît batiser ; mais en cela paroîtroit notre charité pour le prochain ; nous voïons qu’on se damne éternellement si l’on ne suit pas notre religion ; nous serions donc bien cruels de n’emploïer pas la contrainte. Mais nous ne ferions pas

10. Chap. IX : « Huitieme réfutation du sens littéral, par la raison qu’il rend vaines les plaintes des premiers chretiens contre les persécutions païennes ».

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience cela cruellement comme font les païens envers nous ; nous ferions perdre des procès à ceux qui ne voudroient pas se convertir, nous leur ferions des chicanes, nous les empêcherions d’avoir des assemblées de religion ; et si cela ne leur rendoit pas la vie assez triste, nous envoierions des soldats chez eux qui les ruineroient, qui les batroient ; nous les empêcherions de s’enfuïr ; si nous les attrapions fuïant, nous les enverrions aux galeres, nous mettrions les femmes & les enfants en sequestre ; en un mot il ne leur resteroit que l’un de ces deux partis à prendre, ou de traîner leur vie dans la misere d’un cachot, ou de se faire batiser : mais pour les tuer, jà à Dieu ne plaise ; peut-être que quelquefois les soldats, outre-passant l’ordre, leur donneroient tant de coups qu’ils en mourroient ; mais cela seroit rare, et peu aprouvé11.

L’allusion aux dragonnades est transparente. Il convient de relever ici le procédé par lequel Bayle parvient simultanément à raisonner et à dénoncer. Il met dans la bouche des chrétiens un résumé de l’idéologie de la conversion par contrainte, idéologie qui excipe du bien de celui qu’on violente pour justifier des mauvais traitements qu’on lui inflige ; non seulement la sincérité des chrétiens frise alors la stupidité – tenir ce discours, c’est à l’évidence appeler sur soi la répression du pouvoir politique –, mais elle trahit leur hypocrisie, puisque les morts, inévitables lorsqu’on recourt à de tels procédés, sont pudiquement présentées comme des dégâts collatéraux. À la différence du premier exemple, cette dénonciation indirecte de la conversion par contrainte fait un détour non par l’espace mais par le temps : on passe du dépaysement exotique au déphasage antique. Le résultat escompté est le même. Bayle considère d’ailleurs que l’exemple de la Révocation et du discours qui l’accompagne est plutôt modéré : On voit que bien loin d’empoisonner la réponse, je la réduis aux termes les plus honnêtes & les plus modérez que nos adversaires puissent souhaiter, puisque je la dresse sur le plan de la persécution de France, le modele, selon eux, le plus régulier & le plus chrétien qui s’étoit vû encore de la contrainte évangélique. Il ne tiendroit qu’à moi de régler cette réponse sur l’Inquisition, sur les croisades de S. Dominique, sur les bûchers de la reine Marie, sur les massacres de Cabrieres & de Mérindol, & des vallées de Piémont, sur les suplices de François I & de Henri II, & sur la S. Barthelemi ; mais j’adoucis les choses autant qu’il m’est possible12.

Que répliquerait le ministre de l’empereur à ce plaidoyer ? En campant ce personnage, Bayle laisse parler son érastianisme : tout partisan de la liberté de conscience qu’il est, il estime que l’autorité politique a le devoir d’organiser l’espace social du point de vue religieux. Mais de surcroît, le païen en remontre aux chrétiens sur le plan moral : une variation de plus sur le thème, souvent traité par Bayle depuis les Pensées diverses sur la comète, selon lequel les hommes n’agissent pas conformément à leurs croyances et que la pureté doctrinale ne garantit en rien la vertu morale13. Laissons résonner l’ironie du propos : Sans mentir, messieurs (diroit-il sans doute), vous êtes d’admirables gens ; vous contez pour une grande charité de ne faire pas mourir tout d’un coup, mais de rendre un homme misérable pour fort long-tems, soit qu’il se résolve à pourrir dans un cachot, soit qu’il ait la foiblesse de faire semblant de croire ce que sa conscience lui montre comme une impiété détestable. Allez, allez, messieurs, outre que cette prétenduë charité

11. OD II, p. 388 sq. 12. OD II, p. 389. 13. PDC, § 136.

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire ne vous empêcheroit pas de faire comme nous faisons, c’est-à-dire d’inventer de cruels suplices, lors que vous jugeriez que le tems & les lieux le demanderoient (car votre maître ne vous commande qu’en général de contraindre, & c’est à vous à choisir la maniere de contrainte que vous croïez la meilleure ; celle des chicanes & des logemens de soldats, quand vous la croïez plus propre que les massacres & que les inventions les plus exquises des bourreaux, & ceci quand vous le croïez plus utile que les amendes, les chicanes & l’insolence de la soldatesque). Outre cela, dis-je, je vous trouve drôles de vous glorifier d’une rusée politique, qui est la vraie cause pourquoi vous n’en voulez pas au sang de vos sujets ; c’est que vous êtes bien-aises de n’en diminuer pas le nombre, afin d’être toûjours puissans temporellement, & de vous vanter d’avoir plus fait sans suplices que les autres par les suplices. Prenez-le comme il vous plaira ; nous ne serons pas assez sots, si nous pouvons l’empêcher, pour vous laisser venir à l’état où vous feriez tant de désordres ; résolvez-vous donc à soufrir. L’empereur mon maître doit ce sacrifice au repos public de son siecle et de toute la postérité, dont vous seriez le fléau14.

Plus le dialogue progresse, moins il est vraisemblable que les chrétiens soient en mesure de reprendre la parole. Pourtant, jouant sur le caractère fictif et paradigmatique de son dialogue, Bayle le poursuit. Les chrétiens font valoir d’une part que le recours à la violence ne serait qu’accidentel dans leur méthode : Nous tâcherions d’abord par nos instructions de persuader nos véritez, nous nous servirions des voies les plus douces & les plus caressantes ; mais si nous avions le malheur de rencontrer des esprits malicieux & obstinez, qui se roidissent contre les lumieres de la vérité que nous ferions briller à leur esprit, alors malgré nous, mais par une charitable mordacité, nous ferions faire par force ce qu’ils n’auroient pas fait volontairement, & nous aurions même la charité de n’exiger pas d’eux qu’ils avoüassent qu’ils signent par force ; ce seroit un monument de honte pour eux & pour leurs enfans, & pour nous aussi ; nous les obligerions de signer qu’ils font tout cela volontairement.

D’autre part, ils avancent que leur recours à la violence est fondé sur leur rapport exclusif à la vérité : Il ne s’ensuit pas de ce que nous avons le droit de contraindre, que vous l’aïez aussi : nous parlons pour la vérité, et à cause de cela il nous est permis de faire violence aux gens ; mais les fausses religions ne possedent pas ce privilége : ce qu’elles font est une cruauté barbare ; ce que nous faisons est divin, & une sainte charité.

Même remarque de Bayle qu’à l’étape précédente : la seule réponse vraisemblable du ministre de l’empereur serait « cent coups d’étriviere qu’il feroit donner par ses estafiers aux députez, sans préjudice de l’amphithéâtre où il les enverroit périr au premier jour ». Mais le dialogue philosophique a, sur la reconstitution historique, une supériorité que lui confère son idéalité même. Supposons donc, suggère Bayle, le ministre « assez flegmatique pour ne se mettre pas en colere d’ouïr tant d’absurditez ». Il répondrait tout simplement à ses interlocuteurs qu’ils se trompent sur la possession de la vérité : Mes bonnes gens, vos maximes n’ont que ce défaut qu’elles sont mal apliquées ; il n’y a que la religion de mon maître qui puisse parler ainsi, parce qu’elle est la véritable. Je vous promets de sa part qu’il ne maltraitera que les opiniâtres d’entre vous ; faites-

14. OD II, p. 389.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience vous instruire & convertissez-vous, vous éprouverez les effets de sa clémence ; mais autrement votre opiniâtreté armera justement son bras, & avec justice, au lieu que si vous usiez de violence contre la religion établie depuis si long-tems, vous tomberiez dans une injustice effable15.

Cette réponse a une double portée. D’une part, elle renvoie au caractère subjectif de la vérité au plan philosophique ou religieux : la vérité, c’est ce que je crois vrai. La logique qui prétend reconnaître à la vérité des droits différents de ceux de l’erreur mène au dialogue de sourds. Au plan politique en revanche – c’est ce qui explique l’érastianisme –, il existe bel et bien une vérité : c’est le discours du maître, l’idéologie légitimée par le pouvoir. Reste l’argument du caractère accidentel de la violence dans le processus de conversion. Bayle fait répondre aux chrétiens par « un homme ennemi de toute persécution, et qui aurait quelque habitude avec l’esprit de raisonnement » : Au reste ce que vous dites me paroît rare, que ce n’est que par accident que vous feriez de la peine ; car puis que votre maître vous ordonne de contraindre les gens de vive force à entrer dans son parti, il faut que votre but soit non seulement de faire chretiens ceux que vous avez persuadez, mais aussi ceux qui demeureront convaincus que votre religion est fausse ; mais si votre fin directe se porte à ceux-là, il faut qu’elle enferme naturellement & directement les moïens qui vous y conduisent, savoir la force & la violence ; & ainsi ce n’est plus par accident que vous vexez le monde, mais par une suite très-nécessaire et très-naturelle de votre projet16.

Ici encore, le débat se déroule sur le plan du strict raisonnement. La question des contenus doctrinaux de la religion a été laissée de côté. Ce qui compte, c’est l’articulation entre la religion et la politique, le désordre potentiel qu’amène une nouvelle idéologie, voire sa tentative de mainmise sur le pouvoir politique. Bayle montre que convertir un peuple est un acte politique, qu’on le veuille ou non. À cet égard il critique, en protestant, la dérive constantinienne du christianisme, dérive qu’on croit généralement césaropapiste et qui s’avère plutôt théocratique. En philosophe, et non sans lien avec Bodin ou Hobbes, il justifie la puissance politique émancipée de la tutelle cléricale. La troisième mise en scène vise à démontrer un principe simple : la tolérance doit être générale à l’égard des juifs et des mahométans17. Pour comprendre la démarche de Bayle, il convient de replacer ses propos dans leur contexte historique en se souvenant que le discours chrétien – tant protestant que catholique – considère, à partir d’une lecture simplifiée des épîtres pauliniennes, que les juifs étaient à l’origine le peuple élu mais que ce privilège a été en quelque sorte transféré aux chrétiens. Quant aux musulmans, ils sont en quelque sorte des hérétiques d’un genre particulier, qui reconnaissent le statut particulier du Christ mais récusent l’idée qu’il soit le fils de Dieu et qui, à une révélation jugée parfaite par les chrétiens, ajoutent celle, inauthentique aux yeux de ceux-ci, de Mahomet. Lorsque les théologiens chrétiens du xviie siècle parlent du judaïsme ou de l’islam, ils ne les pensent pas forcément

15. Ibid. 16. Ibid. 17. IIe partie, chap. VII : « Septieme objection. On ne peut nier la contrainte au sens littéral sans introduire une tolérance générale. Réponse à cela, & que la conséquence est vraie, mais non pas absurde : examen des restrictions de quelques demi-tolérans ».

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire comme des religions différentes, mais plutôt des déviances par rapport à la vérité de la religion chrétienne. Là encore, si la question de la vérité est déterminante, la violence religieuse est inévitable : la vérité est une, elle ne se négocie ni ne se partage. Dans la logique catholique présentée par Bayle, les juifs, les musulmans et les protestants ont en commun d’appartenir à la même famille et d’en être les enfants rebelles. Comme la terre dans la cosmologie précopernicienne, le catholicisme – et plus largement le christianisme, et en définitive toute religion – fait tourner le monde autour de lui. Le principe que Bayle entend établir est donc que « la tolérance doit être générale à l’égard des juifs et des mahométans » : Premierement pour ce qui regarde les juifs, on est persuadé même dans les païs d’Inquisition, comme en Italie, qu’ils doivent être tolérez. On les tolere dans plusieurs Etats protestans, & tout ce qu’il y a de gens raisonnables ont horreur du traitement qu’on leur fait en Portugal & en Espagne. Il est vrai qu’il y a beaucoup de leur faute ; car pourquoi y demeurent-ils sous l’aparence de chretiens, & avec une profanation horrible de tous les sacremens, puis qu’ils peuvent aller ailleurs professer hautement le judaïsme ? Mais cette faute n’excuse point les loix cruelles des Espagnols, & encore moins l’exécution rigoureuse de ces loix18.

Bayle s’efforce de juger chaque famille de pensée religieuse selon son propre système de valeur. Ainsi le seul grief qui peut être retenu contre les juifs est la dissimulation, l’hypocrisie. Rappelons que la devotio privata et le jus emigrandi sont les deux limites au principe, considéré comme « normal » dans l’Europe religieuse du xviie siècle, de l’obligation religieuse imposée par l’État. Les juifs devraient donc s’exiler pour confesser publiquement leur foi… Cette concession de Bayle est tout de suite relativisée puisque la « faute » des juifs est sans commune mesure avec la cruauté des lois qui les persécutent. D’autre part, la situation des juifs en Espagne paraît, de manière surprenante, plus enviable que celle des huguenots en France : eux n’ont pas le droit de s’exiler au Refuge, et, quand ils le font, c’est au risque de leur vie ou de leur liberté. L’exposé de la situation des musulmans donne lieu à l’un des paradoxes que Bayle aime ciseler, suivi d’une de ces théâtralisations auxquelles son lecteur est désormais accoutumé : Pour ce qui est des mahométans, je ne vois pas qu’ils soient plus indignes de tolérance que les juifs ; au contraire ils le sont moins, puisqu’ils tiennent Jésus-Christ pour un grand prophete ; & ainsi s’il prenoit fantaisie au mufti d’envoïer en chretienté quelques missionnaires, comme le pape en envoie dans les Indes, & que l’on surprît ces missionnaires turcs s’insinuant dans les maisons pour y faire le métier de convertisseurs, je ne pense pas qu’on fût en droit de les punir ; car s’ils répondoient les mêmes choses que les missionnaires chretiens répondroient dans le Japon en pareil cas, savoir que le zele de faire connoître la vraie religion à ceux qui l’ignorent & de travailler au salut de leur prochain dont ils déplorent l’aveuglement les a engagez à leur venir faire part de leurs lumieres, & que sans avoir égard à cette réponse, ni les ouïr dans leurs raisons, on les pendît, ne seroit-on pas ridicule de trouver mauvais que les Japonnois en fissent autant ? Puis donc qu’on blâmeroit horriblement les Japonnois, il faut convenir qu’il ne faudroit pas maltraiter ces missionnaires du mufti, mais les faire entrer en conférence avec des prêtres, ou des ministres, afin de les détromper. Que si on ne pouvoit pas en

18. OD II, p. 419 sq.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience venir à bout, & qu’ils protestassent qu’ils mourroient plutôt que de désobéïr à l’ordre de Dieu & du grand Prophete, il se faudroit bien garder de les faire mourir ; & pourvû qu’ils ne fissent rien contre le repos public, je veux dire contre l’obéïssance duë au souverain dans les choses temporelles, ils ne mériteroient pas seulement l’exil, ni eux ni ceux qu’ils auroient pu gagner par leurs raisons ; car autrement les païens eussent bien fait de chasser & d’emprisonner les apôtres et ceux qu’ils avoient convertis à l’Evangile. Il ne faut pas oublier la défense d’avoir double poids & double mesure, ni que de la même mesure dont nous mesurerons les autres, nous serons mesurez19.

Ce passage mérite d’être attentivement examiné. Tout d’abord, les musulmans ont sur les juifs l’avantage de reconnaître le Christ pour un grand prophète. L’argument n’a guère de poids aux yeux de Bayle, mais il le jette en pâture à ceux de ses lecteurs qui ne parviennent pas à se libérer de la question de la vérité. Ensuite et surtout, voilà les missionnaires musulmans qui font en Europe le même travail que les missionnaires chrétiens en Asie. À qui les interroge, ils répondent exactement ce que diraient les chrétiens en pareille situation. Selon Bayle, on pourrait conférer avec eux, disputer de manière contradictoire, mais certainement pas les tuer ou même les exiler, à condition qu’ils se soumettent à la loi temporelle. Les leçons tirées des deux précédents apologues ressortent ici : le principe de réciprocité tout d’abord, puisque ce que les musulmans demandent n’est pas autre chose que ce que l’on demande aux Indiens ou aux Japonais, et avec le même type d’argument ; le principe de cohérence historique ensuite : prôner la persécution des non chrétiens aujourd’hui reviendrait à justifier celle des chrétiens de l’Antiquité. Tout philosophique que soit son commentaire, Bayle n’hésite pas ici à citer la Bible, renvoyant d’une part aux prescriptions vétérotestamentaires sur la justesse des poids et des mesures (Lévitique 19, 35, Deutéronome 25, 13), et d’autre part au Sermon sur la Montagne (Matthieu 7, 1-2) : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. Car de tels jugements que vous jugerez, vous serez jugés ; et de telle mesure que vous mesurerez, on vous mesurera réciproquement. » Dès lors que les porte-parole d’une religion sont convaincus de détenir la vérité, Bayle estime qu’ils ne devraient pas faire obstacle à ceux qui pensent ou croient différemment. Ils devraient être confiants dans les capacités de triompher qu’ils ont naturellement s’ils sont dans le vrai et si, par voie de conséquence, leur action est conforme à la volonté divine : Plût à Dieu que les infideles voulussent faire échange de missions & de tolérances, & convenir que nos missionnaires auroient toute permission de prêcher & d’instruire dans leur païs, pourvû que leurs missionnaires obtinssent dans nos Etats une faculté pareille ! La religion chretienne trouveroit de grands avantages ; les prédicateurs païens & mahométans ne gagneroient rien chez nous, & les nôtres pourroient faire beaucoup de fruits chez les nations infideles. Et nous serions bien blâmables, si nous entrions dans une telle défiance de nos raisons que nous crussions que pour les bien soutenir contre les missionnaires turcs, ou chinois, il faudroit en venir aux prisons & aux suplices. Voilà la bonne opinion qu’on a dans les religions persécutantes, de ce qu’elles doivent être la pure vérité que Dieu nous a révélée ; on ne croit pas qu’elle soit capable de rien faire

19. OD II, p. 420.

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire toute seule ; on lui donne pour adjoints les bourreaux & les dragons, adjoints qui se passent bien de la vérité, puisque tout seuls et sans elle il font ce qu’ils veulent20.

Bayle énonce ou rappelle les droits de la conscience. La politique ne doit pas prendre le pas sur la liberté religieuse, et seule l’instruction des populations devrait être permise. Dans le parallèle entre islam et christianisme, le premier se montre bien plus tolérant : Or si dans le cas le moins favorable, comme dans l’envoi des missionnaires dans un païs où il n’y a point de Turcs, je dis qu’ils ne doivent pas être punis d’aucun châtiment temporel ; à plus forte raison sont-ils dignes de tolerance dans les pays où on les trouve établis, & dont on s’empare par conquête. Ainsi je tiens qu’à moins que des raisons de politique le demandassent, comme elles demandent quelquefois, que l’on chasse les nouveaux sujets de sa propre religion, les princes chretiens qui prennent des villes sur les Turcs n’en doivent pas chasser les mahométans, ni les empêcher d’avoir des mosquées ou de s’assembler dans des maisons. Tout ce à quoi il faut travailler, c’est à les instruire, mais sans violence & sans contrainte. On leur doit cela non seulement par respect pour cette loi éternelle qui nous montre, quand on la consulte attentivement & sans passion, que la religion est une affaire de conscience qui ne se commande pas, mais aussi par reconnoissance de ce qu’ils ont conservé aux chretiens de leur Empire la faculté d’exercer leur religion. Je doute fort qu’on leur rende la pareille ; le pape ne laisseroit jamais en repos l’empereur & les Vénitiens, s’ils y laissoient les Turcs dans leurs conquêtes, & la cour impériale n’a pas besoin d’être poussée à la persécution par celle de Rome : elle y est désormais trop bien stilée pour avoir besoin d’aide làdessus21.

Les trois apologues du Commentaire philosophique permettent à Bayle d’exposer ses convictions et de dénoncer la trahison de l’évangile dont les convertisseurs se rendent coupables. Dans le mensuel qu’il rédige à la même époque, les Nouvelles de la République des Lettres, Bayle traite à plusieurs reprises du même sujet22. Les réflexions du journaliste historien fournissent un intéressant contrepoint à la démarche du philosophe. Trois motifs retiendront particulièrement l’attention : la honte historiographique, la mauvaise foi herméneutique et la rhétorique de la prétention à la vérité. Bayle éprouve de la honte quand il considère le comportement de ses coreligionnaires. La remarque des Pensées diverses selon laquelle les hommes ne vivent pas selon les principes auxquels ils prétendent adhérer montre qu’il cherche à comprendre comment une religion de la charité a pu, dans l’histoire, déployer tant de violence contre ceux qui s’opposaient à elle. Paradoxalement, l’islam, dont l’idéologie est violente, se comporte de facto de manière plus tolérante à l’égard de ceux qui ne partagent pas ses convictions. En prétendant transmettre l’évangile, les chrétiens l’ont défiguré. À la différence des philosophes des Lumières qui s’en amuseront, Bayle en ressent une profonde amertume. En témoigne ce qu’il dit dans les Nouvelles de la République des Lettres à propos de Tertullien. En énonçant la « divine maxime » qui résume le génie du christianisme, son auteur dresse par anticipation le réquisitoire des chrétiens :

20. Ibid. 21. Ibid. 22. Voir H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, op. cit.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Ce n’est pas à la religion à contraindre la religion, c’est une chose qu’il faut embrasser volontairement & non par force, ce beau sentiment feroit honneur au christianisme si plusieurs Peres qui ont vêcu sous des empereurs chrétiens n’avoient adopté une maxime toute opposée, de sorte que qui compareroit les principes sur lesquels les chretiens ont raisonné en differens tems feroient la plus cruelle satyre du monde contre eux ; car ce seroit faire voir qu’ils perdoient de vûë les plus sensibles véritez dès que leur intérêt temporel souffroit qu’ils les oubliassent23.

Les Nouvelles relatent une anecdote qui illustre cette honte historiographique. Les missionnaires portugais qui débarquèrent en « Éthiopie orientale » (l’actuel Mozambique) s’y comportèrent d’une manière exactement opposée à la sincérité que Bayle leur prête dans les apologues du Commentaire philosophique : La première action que firent ces Portugais fut de s’emparer de Sofala, par une supercherie d’autant plus criminelle qu’ils tromperent un roi More qui les avoit reçûs fort civilement. On dit que les chretiens des premiers siecles cachoient leurs principaux dogmes aux payens, mais je crois que présentement ce qu’il faut surtout cacher aux infideles, c’est l’histoire du christianisme ; car il y a bien de l’apparence que si ces bons Indiens & Japonnois savoient comment les chretiens se sont traitez les uns les autres pendant mille ans, & comment ils ont traité les sauvages de l’Amerique, ils ne laisseroient pas mettre le pied dans leur païs à un chretien. Mais par bonheur ce sont des gens qui ne savent point notre histoire24.

On trouve dans les Nouvelles un troisième exemple de cette honte. Si les jésuites sont tolérés en Orient, explique Bayle, ce n’est pas pour leur prédication mais en raison de leurs connaissances en astronomie et en médecine. Ce qui ne signifie pas, ajoute le journaliste, qu’il faille projeter sur les hommes politiques orientaux les travers dénoncés chez les chrétiens européens : Il faut prendre garde de ne pas trop attribuer le faux esprit du christianisme aux infidelles de l’Orient. Il s’en faut bien que la honteuse maxime de la contrainte de conscience les ai autant gâtez qu’elle a gâté le plus grand nombre des chretiens ; ainsi ne nous imaginons pas que toutes les religions soient faites comme celle qui domine dans l’Occident, & qu’elles soient incapables de tolerer ceux qui les accusent d’être fausses25.

On ne comprend la colère de Bayle au sujet de la conversion que si on la rapporte d’une part, bien évidemment, aux dragonnades, mais d’autre part et peutêtre surtout au discours qui les justifie, et les justifie à coup de versets bibliques. Cette herméneutique de mauvaise foi doit être replacée dans le contexte du débat tactique qui oppose deux sensibilités catholiques : pour certains théologiens, il convient de minimiser l’importance du fossé confessionnel qui sépare les protestants des catholiques ; il faut leur dire que les abus dénoncés ont été réparés, que l’Église catholique est la seule vraie et que le saut à faire n’est pas considérable. Pour les autres, se trouver en dehors de l’Église catholique revient à être irrémédiablement damné. Or cette seconde logique a prévalu. Si elle n’explique pas les dragonnades, du moins les

23. Nouvelles de la République des Lettres, juin 1686, art. iv : OD I, p. 576. 24. NRL, octobre 1685, cat. II : OD I, p. 402. 25. NRL, octobre 1686, art. IV : OD I, p. 664. Dans un sens analogue, voir également l’article « Japon » du Dictionnaire historique et critique.

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire couvre-t-elle idéologiquement de ses contorsions herméneutiques : le mal est infligé pour le plus grand bien de celui qui le subit. Et ce bien est indiscutable, puisqu’il s’agit du salut éternel… La perspective de la damnation justifie opportunément cette soidisant charité, jusqu’au moment où l’on en dévoile la visée politique d’une part, et où, d’autre part, on rappelle – ce que la dramatisation tente d’occulter – qu’une âme violée qui n’adhère qu’en apparence, qui abjure entre deux soldats, qui se convertit et communie par contrainte, n’est pas sauvée selon les critères mêmes de ceux qui préconisent ces méthodes26. C’est alors que, aussi fictifs soient-ils, les apologues du Commentaire philosophique sonnent plus vrai que les mises en scène des conversions. Bayle lui-même a dénonce leur facticité : Il est certain que ce qui s’est fait en France où tout à la fois les dragons & les missionnaires jouoient leur jeu, les uns en saccageant les maisons, les autres en prêchant la controverse, étoit une bigarrure qui sentoit plus le théatre ou les spectacles du carnaval qu’une action de gens sensez27.

On a noté, au long des trois mises en scène par Bayle, son effort constant pour dégager son lecteur de tout particularisme euro-chrétien. L’universalisme que Bayle lui oppose et qu’il appelle de ses vœux n’a rien d’un mondialisme interreligieux. Il n’est que la condition de possibilité d’une approche rationnelle de la conversion. Il ne s’agit pas de réduire la foi à une argumentation, mais d’en réguler l’expression dans une culture donnée et dans le choc des cultures, en édictant des normes applicables à l’ensemble de l’humanité. C’est la raison pour laquelle Bayle délocalise ses récits, et défocalise ses personnages. Le fait que les missionnaires soient tantôt chrétiens et tantôt non, que la scène se déroule ici en Europe, là en Asie ou ailleurs, empêche le lecteur de s’installer dans une posture, dans un décor, de s’identifier durablement avec tel type de personnage. La vérité doctrinale ne peut plus servir de point fixe. Si elle a quelque prétention à l’universalité, l’herméneutique biblique devrait déboucher sur une politique de la conversion elle-même universelle. Donc applicable quelle que soit la situation : aussi bien lorsqu’on est en position d’envoyer des missionnaires que d’en recevoir ; aussi bien quand le pouvoir politique est favorable à sa croyance que quand il la persécute. En refusant cette réciprocité structurelle, les chrétiens manifestent un manque de confiance en leur propre vérité : un manque de foi. Si Bayle refuse d’aborder de front la question de la vérité, c’est parce qu’elle empêche de comprendre que l’enjeu essentiel du débat est relationnel et non métaphysique. La question de la vérité ne disparaît cependant pas de son horizon. Il n’en discute pas la teneur, mais en examine les présupposés. Le « j’ai raison » religieux est une affirmation absolue (à la différence de la même affirmation politique ou philosophique) puisqu’elle renvoie à une transcendance. De ce fait même, il devrait s’accompagner d’une confiance absolue dans la destinée de sa cause. Or il n’en est rien. Ceux-là même qui se prétendent soutenus par leur Dieu sont violents et malhonnêtes à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs convictions. L’utilisation des miracles fournit un bon exemple de la violence idéologique à laquelle recourent les convertisseurs : le miracle prouve en quelque sorte qu’on est du côté de la vérité. La revendication de la puissance divine qui, prétend-on, s’exerce

26. Bayle parle ailleurs de conversions « à huit francs la pièce » (NLC : OD II, p. 229-231) et, dans les NRL, de « foire d’âmes », de « maquignonnage de la Parole de Dieu » (voir ci-dessus, p. 199). 27. CP III, vi : OD II, p. 450 – je souligne.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience en pareilles circonstances, mérite d’être étudiée car elle résulte souvent d’une fraude pieuse. Ainsi Bayle ne voit-il, derrière un miracle qu’on lui a rapporté, rien d’autre qu’un louche argument de conversion : Il n’y a qu’onze ans que ce miracle s’est fait au royaume du Perou. C’est ordinairement dans le Nouveau Monde qu’arrivent ces choses, soit parce qu’elles y sont plus necessaires qu’ailleurs à cause que le christianisme n’y est pas encore bien établi, soit parce qu’on les croit plus aisément quand elles viennent de loin28.

Ailleurs, il soupçonne les hagiographes de faire du zèle et les prend en flagrant délit de contradiction. Saint François-Xavier aurait, dit-on, composé en japonais et traduit en chinois un traité sur les mystères de la vie de Jésus-Christ. Mais dans une lettre, le missionnaire se plaignait de ne pas savoir le japonais… comment concilier ces deux affirmations ? Cet aveu d’ignorance du japonais ne pose-t-il la question générale du miracle ? Il est difficile d’accorder cela avec ce nombre prodigieux de miracles du premier ordre qu’on lui fait faire ; car si Dieu lui avoit conféré le don des miracles dans un degré si éminent, afin qu’à l’exemple des Apôtres il convertît tous les payens à la foi de l’Evangile, il ne lui eût pas refusé le don des langues, le plus utile de tous. Et quelle apparence qu’un homme qui ressuscite les morts & qui d’une seule parole dessale les eaux de la mer soit obligé d’aprendre le japonois par les regles de la grammaire comme le moindre écolier ; le japonois, dis-je, dont il souhaitoit ardemment l’intelligence par les plus fortes raisons du monde29 ?

Depuis les Pensées diverses sur la comète, Bayle avait débusqué ces prétendus signes célestes et autre manifestations providentielles que les convertisseurs invoquent pour démontrer que Dieu est de leur côté30. La persécution qui s’est abattue sur les protestants français au moment de la Révocation montre que le clergé est loin de pouvoir se targuer d’être l’instrument de la volonté divine. Ses arguments ont fait long feu, à l’instar de l’Exposition de la doctrine de l’Eglise catholique de Bossuet. Les protestants qui prétendaient que les catholiques ont cru que cet ouvrage suffirait à convertir les huguenots de France ont été bien médisants, ironise le journaliste : « Il faudroit bien mal connoître les choses pour s’imaginer qu’un livre, quelque bon qu’il soit, puisse faire changer de religion à tout un peuple dans un siecle comme celuici. »31 Quelques mois plus tard, évoquant ceux qui nient les dragonnades en France, il remarque, toujours sur le même ton, que ce qu’il y a de plus mortifiant pour ces écrivains est que ces derniers expédiens ont converti plus de monde en deux ou trois mois que les livres de controverse & les sermons n’en avoient pû convertir en tout un siecle. […] Il est certain que cela fait un peu honte aux lettres ; mais d’un autre côté c’est un grand honneur pour la communion de Rome d’avoir ruïné la Réformation en France par le ministere de gens ignares & non lettrez, qui n’avoient manié que le sabre32.

28. NRL, octobre 1684, cat. II : OD I, p. 156. 29. NRL, octobre 1686, art. IV : OD I, p. 663. 30. Voir le chap. I du présent ouvrage. 31. NRL, septembre 1685, cat. VII : OD I, p. 381. 32. NRL, février 1686, art. VII : OD I, p. 497.

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Conversion et coercition : les apologues du Commentaire Ainsi les conversions forcées, qu’accompagnent la mauvaise foi et la fraude providentialiste, continuent-elles de symboliser la honte du christianisme. On est loin de ce que cette religion aurait dû susciter. Ce constat désabusé contraste avec le dialogue ouvert et confiant auquel appelait le Commentaire : « Ceux qui aiment la vérité pour elle-même ne refusent pas de s’instruire des dogmes d’une autre religion par la crainte de les trouver plus raisonnables que ceux qu’ils tiennent de leur nourrice. »33

33. NRL, février 1686, art. VI : OD I, p. 495.

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Chapitre XV

ENTRE DROIT ET RELIGION : Obligation de conscience et obéissance civile Que la pensée de Pierre Bayle constitue un détour nécessaire pour une réflexion sur le rapport entre droit et religion à l’Âge classique paraît évident. Mais l’angle par lequel il convient de prendre le problème ne l’est pas : on croule en quelque sorte sous les possibilités qui s’offrent, chacune passible d’un traitement spécifique : – Bayle lecteur et compilateur propose, des Nouvelles de la République des Lettres au Dictionnaire historique et critique, un important matériau sur les hommes qui ont, par leur pensée ou leur action, animé dans l’histoire le débat politique et philosophique. Il se fait alors relais, passeur qui informe et diffuse, mais aussi qui intervient dans les débats, discute le bien-fondé des doctrines, en évalue la pertinence. – Loin de rester du ressort des spéculations abstraites, la question du jus circa sacra retentit de manière très pratique dans la pensée de Bayle. Elle fait écho aux persécutions religieuses de la communauté huguenote française et se trouve, à ce titre, en lien direct avec ses propres réflexions sur la tolérance et la liberté de conscience. – Elle est en étroite relation avec son attitude politique, fidèle au loyalisme monarchique, et avec le substrat théologique, le calvinisme, auquel s’adosse ce loyalisme. Il ne saurait être question d’envisager ici systématiquement tous ces aspects, qui se trouveront de fait plus évoqués que traités. Les mentionner d’entrée aide néanmoins à garder présente à l’esprit l’idée selon laquelle Bayle aborde les questions qui l’intéressent avec un souci éthique et pragmatique mais sans esprit de système, et qu’il ne touche au droit que lorsqu’il lui semble en percevoir les enjeux pratiques. Parlant des matières bénéficiales du droit canon, Bayle, alors âgé de vingt-huit ans, écrit à son frère Jacob : « Ces sortes de sujets me plaisent si peu que je [ne] lirois pas aucun » ouvrage qui leur soit consacré « quand bien même toute espèce de livre me manqueroit ». Il ne faudrait pas étendre ce dégoût à toutes les questions juridiques, mais Bayle dénonce ici un caractère oiseux qui lui paraît souvent présent dans la réflexion juridique quand elle n’est pas arrimée à la réalité de la vie sociale. Par son approche inductive des questions, il ressemble au portrait de Samuel Sorbière qu’il brosse en 1703 : Je ne sai si, sous prétexte qu’il a traduit en françois, & comblé de loüanges le traité de cive du fameux Hobbes, son bon ami, & le grand patron de la puissance absolue, l’on pourroit juger qu’il embrassa tout de bon ce systême politique ; mais il y a bien de l’aparence que les confusions où étoit alors la Pologne, & le souvenir des malheurs où la France avoit été plongée depuis quelque tems, par le mépris de l’autorité roïale, faisoient beaucoup plus d’impression sur lui que les argumens de Hobbes.

D’autre part, on ne saurait trop insister sur le pessimisme anthropologique, qui constitue une clé de la pensée de Bayle. La thèse théologique du péché originel, si clairement affirmée par Augustin et fortement reprise au sein de la tradition calviniste,

. Pierre Bayle à Jacob Bayle, 27-28 juillet 1675 (Correspondance, t. II, Oxford 2001, p. 260 sq.). . RQP 69 : OD III, p. 621a.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience marque profondément sa lecture de l’histoire et son analyse des motivations humaines. L’organisation du pouvoir ne saurait résulter pour lui d’une réflexion théorique sur le meilleur système de gouvernement. Elle doit au contraire découler du constat pratique de l’omniprésence de la violence dans l’histoire des hommes. Lorsqu’il s’agit de réfléchir à un modèle de rapports entre religion et État, entre obligation de conscience et obéissance civile, la pente de Bayle est moins d’espérer un mieux que de se garantir contre le pire : « Telle est […] la condition du genre humain qu’il n’y a pas à choisir entre le bien & le mal, mais entre le mal & le pire. » On exposera d’abord, à l’aide de deux recensions publiées dans les Nouvelles de la République des Lettres en 1684 et 1685, les caractéristiques de l’approche baylienne du jus circa sacra. On montrera ensuite, à partir d’exemples tirées des Nouvelles Lettres critiques et du Commentaire philosophique, comment la position de Bayle qu’on connaît – notamment sa défense acharnée des droits de la conscience errante – s’arrime aux questions juridiques, politiques et morales qu’elle jouxte, et comment la conscience historique de Bayle joue toujours, en ces matières, un rôle critique déterminant. Enfin, en partant de certains articles du Dictionnaire historique et critique, on illustrera comment Bayle assume l’héritage philosophique d’auteurs tels que Bodin, Grotius ou Hobbes. Dans les citations où Bayle s’exprime à propos d’autres penseurs, on esquivera la question de savoir si Bayle interprète ou non justement ceux-ci : à travers les auteurs qu’il présente, c’est sa pensée que l’on cherche ici à dégager. Bayle recense le De Jure civitatis d’Ulrich Huber dans les Nouvelles de la République des Lettres à l’automne 1684. Huber, qui s’oppose aux habitudes des juristes, entend – à la suite de Grotius qui a opéré cette distinction – découpler la politique et le droit public universel : La difference consiste en ce que le droit public a pour but d’attribuër légitimement à tous les ordres de l’Etat le pouvoir qui leur est dû & d’observer la justice dans toutes sortes d’administrations. Mais le but de la politique est de procurer le bonheur public, & par conséquent d’enseigner ce qui est utile. Le droit public est par sa nature éloigné de toute iniquité, quoi qu’en dise Thomas Hobbes dans son traité Du Citoyen & dans son Leviathan, où il a tâché de montrer que les injustices & pernicieuses maximes de l’art de régner qui sont en usage dans le monde sont fondées dans le droit & dans la nature même de la société. La politique peut bien exclure, & doit même exclure les fraudes de Machiavel ; mais il est presque impossible qu’elle ne s’écarte quelquefois de l’honnête.

Autrement dit, le droit est par définition du côté de l’ordre et de la justice, tandis que la politique, même lorsqu’elle n’est pas corrompue, doit composer avec la réalité. La science pratique ne peut revendiquer la pureté des principes de la science théorique. À propos du pouvoir du prince dans les questions religieuses, Huber distingue « l’intérieur de l’Eglise » – c’est-à-dire la confession de foi, l’assemblées des fidèles, la

. DHC, « Bourgogne », rem. A. . NRL, septembre 1684, art. VI : OD I, p. 127-129. . Ibid., p. 127a.

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Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile condamnation des scandaleux et des hérétiques – qui « ne dépend point de l’autorité séculiere » de « l’administration extérieure » qui en dépend : […] un souverain peut accorder l’exercice public à ceux de sa religion & défendre aux autres les assemblées publiques & solemnelles, mais non pas de s’assembler absolument pour servir Dieu à leur maniere, & d’avoir des livres & des docteurs. Bien moins peut-il les punir en leurs corps ou en leurs biens pour la profession de leur créance.

On pressent l’importance qu’une telle affirmation va prendre lorsque Louis XIV aura révoqué l’édit de Nantes : même si, dans le dernier article de l’édit de Fontainebleau, la devotio privata est garantie, on sait que les dragonnades empêchent de fait les huguenots récalcitrants d’en bénéficier. Or il est clair que Bayle suit Huber dans la distinction entre d’une part le caractère officiel du culte, sur lequel le souverain exerce légitimement son autorité, et ce qui, d’autre part, ressortit à la conscience individuelle, absolument hors de toute juridiction temporelle puisqu’elle est sous l’autorité directe de Dieu seul. Tout un secteur de la vie chrétienne doit rester en dehors du pouvoir politique. Huber récuse Eraste « qui a soûtenu que l’Eglise n’a point le droit d’excommunier », et Hobbes « qui attribuë tellement aux princes chretiens la décision des points de foi qu’il soûtient que les sujets sont obligez d’y souscrire sans être responsables de rien, & que c’est aux princes à répondre devant Dieu de la fausseté des dogmes, s’il y en a ». Le second compte rendu des Nouvelles de la République des Lettres qui doit être mentionné ici est celui du Traité du pouvoir absolu des souverains d’Elie Merlat pendant l’été 1685. Le pasteur français, qui écrit au Refuge, développe la théorie de l’absolutisme monarchique le plus radical, avec pour conséquence un devoir de loyalisme de la part de tous les sujets, même persécutés. Bayle considère que sa position est typique du protestantisme. Il est de fait que le xviie siècle réformé français est marqué par un calvinisme qui se veut si respectueux de la monarchie qu’il la considère comme intouchable. L’absolutisme monarchique des protestants découle théologiquement d’une conception monarchiste de la divinité, et politiquement de la conviction selon laquelle seul un pouvoir fort peut faire pièce à l’influence du clergé catholique et empêcher la persécution. Les protestants n’ont rien à gagner à reprendre les thèses monarchomaques ou contractualistes qui ont servi à l’époque des guerres de religion. Quel qu’ait été le rôle de Bayle dans la rédaction et la publication de l’Avis aux réfugiés en 169010, on sait que ce texte exprime sa conviction profonde : si les

. Ibid., p. 128b. . Ibid., p. 128b. Les Nouvelles de la République des Lettres présentent la position inverse lorsque Bayle rend compte du De Clerico retinente de Caspar Ziegler (février 1685, art. v : OD I, p. 225-226). Ziegler, grand défenseur du Code Justinien, soutient que seuls les souverains ont le droit de promulguer des lois dans les affaires ecclésiastiques. . NRL, août 1685, art. VII : OD I, p. 352-354. . Voir A. Galland, Les pasteurs français (Amyraut, Bochart, Merlat, etc.) et la royauté de droit divin, op. cit. ; W. J. Stankiewickz, Politics and religion in Seventeenth Century France. A Study of Political Ideas from the Monarchomachs to Bayle, Berkeley 1960 ; E. Labrousse, « La doctrine politique des huguenots, 1630-1685 », dans Conscience et conviction, op. cit., p. 81-88. À propos de l’ouvrage de Merlat, voir mon étude cosignée avec D. Poton sur « Élie Merlat ou la fin d’un monde », dans H. Bost, Ces Messieurs de la R. P. R., op. cit., p. 149-174. 10. Voir la mise au point d’E. R. Briggs, « Bayle ou Larroque ? De qui est l’Avis important aux réfugiés de 1690 et de 1692 ? », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 509-524.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience huguenots veulent conserver la moindre chance de revenir en France, ils ne doivent pas donner prise à l’argument catholique selon lequel l’hérétique est aussi, presque par nature, un séditieux. Il leur faut apprendre à ne pas changer d’attitude selon les circonstances, et montrer qu’il sont restés attachés à leur patrie. Chez Merlat, c’est le point de vue théologique qui est déterminant. L’ordre de la création a fait que tous les hommes naissaient égaux, mais le péché a rendu nécessaire le pouvoir politique et la domination des uns sur les autres : Dieu qui tira la lumiere des ténebres, s’est servi de l’ambition de quelques hommes pour tirer les autres d’un desordre, où ils se seroient égorgez mutuellement, & […] cette ambition a produit le gouvernement civil, dont l’autorité a dû être proportionnée à la malice, ou à l’inconstance particuliere des peuples ; de sorte que par une dispensation admirable de la providence, le pouvoir des princes est devenu absolu, lors que la ferocité ou l’humeur volage des sujets ont été telles qu’ils auroient bien-tôt troublé le repos public, si on ne les eût tenus de court sous le frein d’une puissance sans bornes11.

Merlat développe ensuite une casuistique qui n’est pas fondamentalement différente de celle qu’Ulrich Huber mettait en œuvre. Il distingue l’essence et les accidents de la religion. La première ne dépend pas du prince et chacun ne doit ici obéir qu’aux lumières de sa conscience ; les seconds – « les cérémonies, l’ordre du gouvernement & autres choses semblables » – sont en revanche du ressort de la puissance séculière. L’obéissance au souverain est donc requise en toute question qui ne relève pas de l’essence de la religion. Mais comment le chrétien doit-il réagir lorsque le prince, abusant de son pouvoir, empiète sur la sphère de la conscience ? La question n’est nullement théorique, si l’on se souvient que l’ouvrage de Merlat sort de presse deux mois avant la Révocation, dont maints signes avant-coureurs font redouter l’imminence. Merlat, dit Bayle, veut qu’on obéisse au roi sans aucun mouvement de révolte, quoi qu’il en vienne aux moïens les plus violens, & qu’on ne se porte jamais à la moindre resistance extérieure, autre que celle que pourroit produire le refus de blesser directement sa conscience, par des actes de religion contraires à la piété qu’on professe12.

La seule forme de désobéissance envisageable consiste dans le martyre. Merlat adosse sa réflexion à des textes bibliques. C’est notamment le cas pour le fondement du droit, fortement inspiré de Romains 13 : L’éminence de celuy qui regne tire après soi un pouvoir sans bornes, comme il paroît non seulement par les idées de la roïauté que l’on trouve dans l’Ecriture, mais aussi par la qualité de législateur qui convient aux rois, & par l’adoration civile qu’on doit leur rendre13.

Bayle connaît trop l’histoire, tant politique qu’ecclésiastique, pour ne pas voir que cette théorie du pouvoir absolu pose quelques problèmes. Mais le chrétien ne tergiverse pas : « le parti le plus glorieux & le plus honnête pour une religion, & par conséquent le plus utile […] est celui que l’auteur soûtient. » Et le journaliste n’hésite

11. OD I, p. 352-353. Bayle utilise l’italique comme convention typographique de la citation. Son usage correspond ici à des phrases de Merlat. 12. Ibid., p. 353a. 13. Ibid., 353b.

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Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile pas à préciser que là réside la définition protestante du rapport au pouvoir, contre les théories monarchomaques – « ce qu’ont écrit Buchanan, Milton, & quelques autres plumes venales pendant la tirannie de Cromwel »14 – pour lesquelles il est concevable et même nécessaire, en certaines circonstances, de se soulever contre un prince. Bayle restera fidèle à cet absolutisme, qui convient à son pessimisme. Mais, s’il jugeait pertinente la distinction entre droit et politique, s’il tendait, à la suite de Huber, à considérer que le droit ne peut être injuste, le combat juridique mené contre les huguenots français va se charger de lui faire perdre ses illusions. C’est dans la huitième des Nouvelles Lettres critiques, « Où il est parlé de quelques arrêts contre ceux de la religion », que Bayle réfléchit au droit en matière religieuse et à sa perversion15. Le droit l’intéresse moins en tant que tel que dans son articulation avec la politique. C’est l’usage que le prince en fait qui lui importe. Pour un souverain qui veut régner en gloire, la majesté réside dans la force et non dans la ruse : « L’air de grandeur est mieux imprimé dans les qualitez du lion que dans celles du renard »16. Or les arrêts pris contre les huguenots (destructions de temples, conversions possibles dès sept ans) sont des ruses, qui manifestent des méthodes « obliques ». L’arrêt qui ordonne la destruction d’un temple où un relaps a été reçu à la communion est plus pervers encore car, tandis que le but des lois est qu’on y obéisse, l’objectif du législateur est ici qu’on la transgresse : le clergé souhaite plus ou moins discrètement que les assemblées accueillent des relaps afin d’obtenir la destruction des temples. En effet, les catholiques « ne nient pas que le dessein de la cour soit de ruïner les huguenots & que tous les arrêts qui se publient contre eux […] tendent à cette fin ». Un juriste qui donnerait le « Code catholique de Louïs le Grand avec des commentaires » dresserait, explique Bayle, « un entassement prodigieux d’obliquitez »17. Dans la Lettre suivante, connue comme celle où il expose pour la première fois sa théorie des « droits de la conscience errante », Bayle s’explique sur le paradoxe apparent selon lequel le droit du roi peut être illégitime : il y a lieu de distinguer entre le droit qui, quand il s’applique au roi, signifie « le pouvoir de faire une chose sans en pouvoir être châtié » – car les rois ne sont justiciables qu’au tribunal de Dieu –, et le droit en tant qu’il dit si cette chose est ou non juste : La souveraine puissance que Dieu a conférée aux rois est telle qu’ils peuvent faire mille choses injustes sans que leurs sujets ayent droit de leur en faire rendre raison. Cette puissance est effectivement un droit, & je n’ai parlé qu’avec l’Ecriture en lui donnant ce nom là, puis que nous lisons au chapitre 8 du premier livre de Samuël, que ce grand prophete voulant avertir les Israëlites de l’oppression à laquelle ils seroient sujets sous un roi, leur aprend que le droit du roi seroit de commettre plusieurs injustices. Il n’entendoit

14. Ibid., 354b. L’effort est permanent, sous la plume des réformés français du xviie siècle, pour repousser l’amalgame avec les régicides anglais de la Great Rebellion. Voir par exemple DHC, « Amyraut », rem. Q. Voir aussi E. Labrousse, « Les idées politiques du Refuge : Bayle et Jurieu », dans Conscience et conviction, op. cit., p. 159-191. 15. Nouvelles lettres de l’auteur de la Critique générale de l’Histoire du calvinisme : OD II, p. 161-335. Lettre VIII, p. 208-217. 16. OD II, p. 209b. 17. OD II, p. 216-217. Parallèlement à cette réflexion générale, Bayle enfonce le clou dans son pamphlet Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand (dans l’édition procurée par E. Labrousse, Paris 1973, p. 52 sq.).

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience pas que le roi gouvernant ainsi feroit un usage légitime de sa puissance ; il avertissoit seulement le peuple que le roi seroit au dessus des loix, & ne seroit responsable qu’à Dieu de l’usage de son pouvoir18.

L’absolutisme monarchique est donc confirmé, jusque dans ses fondements théologiques. Mais il se trouve comme déniaisé par la référence à 1 Samuel 8 : le lecteur de la Bible sait que, contrairement à Dieu dont le pouvoir est juste, le roi reste un homme dont l’étendue du pouvoir ne garantit en aucune façon sa justice. Lorsque les Nouvelles Lettres critiques paraissent, en mars 1685, le diagnostic sur Louis XIV est d’une parfaite actualité : J’ai dit que le roi de France, par le privilége de sa souveraineté, pouvoit disposer à la fantaisie de ses biens, & de ses faveurs ; j’ai appelé cela son droit ; mais j’ai dit aussi que l’usage de ce droit n’étoit pas toûjours légitime. Non seulement cette distinction est fondée dans la parole de Dieu, mais aussi dans les auteurs profanes qui ont écrit avec le plus d’exactitude, comme on peut le voir dans le chapitre 4 du troisieme livre de Jure Belli & Pacis, où le savant Grotius a ramassé plusieurs beaux passages qui décident clairement cette question19.

Cette opposition entre légalité juridique et légitimité morale est caractéristique de Bayle. Elle ne renie pas le cadre théologique de départ, quoiqu’elle s’en émancipe en insistant sur l’humanité du monarque. Mais l’auteur des Nouvelles Lettres critiques ne s’arrête pas à cette opposition parce qu’il n’entend pas en rester à la seule dimension politique du droit. Il en pousse la définition en direction de la philosophie et de la religion, lui restituant en quelque sorte sa pertinence pour tout un chacun. Il entend justifier ce que ses adversaires appellent son paradoxe impie, selon lequel « si la véritable religion a droit de faire une chose, la fausse religion l’a pareillement » (ibid.). Pour lui, toutes les erreurs où l’on est de bonne foi ont le même droit sur la conscience que l’orthodoxie, soit que l’on ait embrassé ces erreurs un peu trop légerement, soit qu’on les ait fait passer par l’examen le plus rigoureux dont on est capable20.

Partant des mêmes prémisses que Merlat – notamment la distinction entre l’essence et les accidents de la religion –, Bayle, au lieu d’aboutir à une quasi sanctification du politique, sacralise la conscience individuelle et lui restitue une capacité de décision qu’aucun pouvoir, fût-il tyrannique, ne saurait lui retirer. Du coup, la conscience se trouve, vis-à-vis des choix qu’elle est libre de faire, dans la même position de responsabilité que le monarque dont il avait été dit qu’il relevait du seul tribunal de Dieu : Encore que les erreurs déguisées en véritez acquierent tous les droits de la vérité, il ne s’ensuit pas que l’exercice de ces droits soit toûjours une chose innocente. On rendra conte un jour à Dieu de tout ce que l’on aura fait, en conséquence des erreurs que l’on aura prises pour des dogmes véritables21.

Ce développement démontre le caractère imprescriptible des droits qu’ont les protestants à exercer leur religion. Loin de la spéculation abstraite, Bayle poursuit

18. OD II, p. 218a. 19. OD II, p. 218ab. 20. OD II, p. 226b. 21. OD II, p. 226b.

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Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile un but pratique : fonder en droit la liberté religieuse, quand bien même elle passerait par la bigarrure confessionnelle d’un État. Il y a urgence, comme en témoigne le ton polémique de certaines expressions : Je me suis fort étendu sur cette question […] afin de montrer à ceux de l’Eglise romaine le droit inaliénable que nous avons, aussi bien que le reste des hommes, de faire profession des doctrines que nous croïons conformes à la vérité. Ce droit inaliénable renferme tous les moïens honnêtes de répandre nos sentimens, d’avoir des docteurs & des ministres, & d’écrire contre ce que nous appellons des erreurs. D’où paroît l’injustice véritablement anti-chretienne, qui a poussé l’Eglise prétenduë catholique à persécuter les réformez. Je ne pense pas qu’on puisse mieux représenter cette injustice qu’en montrant […] que les hommes ne sont obligez d’obéïr à la vérité qu’à condition qu’elle se présente à eux sous la forme de la vérité22.

Tel est, chez Bayle, le seul et véritable jus circa sacra : celui qui régit la soumission nécessaire de la conscience à la vérité reconnue comme telle, et qui affranchit par conséquent de toute autre tutelle en la matière. La conscience est ici souveraine, à l’instar d’un roi qui n’aura à répondre de ses actes que devant Dieu. Au lendemain de la Révocation, la question se déplace. Il faut dénoncer l’iniquité d’une politique où sont bafouées les valeurs fondamentales de la religion qui ne saurait se passer de la conviction. Il faut également réfléchir à nouveau sur la perversion des rapports politico-religieux qu’illustre la suppression du protestantisme en France : – Perversion par la justification biblique de la répression. C’est tout l’objet du Commentaire philosophique que de montrer que les paroles de Jésus, le compelle intrare, ne sauraient en aucune façon justifier la violence ou légitimer la répression ; – Perversion par incursion du politique dans le champ de l’essence de la religion puisqu’il n’entend plus en régir seulement les accidents (l’organisation extérieure) ; – Perversion par dénégation dans le discours du clergé qui, ayant parfaitement perçu que les méthodes employées pour convertir les protestants sont incompatibles avec la douceur évangélique, s’efforce d’en minimiser la violence23 ; – Perversion par dénégation dans le discours politique, puisque le dernier article de l’édit de Fontainebleau, qui respecte le principe de la devotio privata24, est en fait bafoué par la pratique des dragonnades. Contre les justifications et la propagande louis-quatorzienne, Bayle pose à nouveaux frais la question du rapport entre droit et religion. Il entend montrer que le « droit naturel », loin d’être mis à mal ou dépassé par la révélation chrétienne, est confirmé par elle. Toute interprétation des Écritures qui amènerait à violer un principe raisonnable du droit est fausse : selon le principe de la lumière naturelle,

22. OD II, p. 227a. 23. Voir le chap. XIII du présent ouvrage. 24. « Pourront […] lesdits de la R. P. R. [religion prétendue réformée] en attendant qu’il plaise à Dieu les éclairer comme les autres, demeurer dans les villes et lieux de nôtre royaume, païs et terres de notre obéïssance, et y continuer leur commerce et jouïr de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés, sous prétexte de ladite R. P. R. à condition, comme dit est, de ne point faire d’exercice, ni de s’assembler sous prétexte de prières ou de culte de ladite Réligion […] » (Édit de Fontainebleau, octobre 1685, art. XI). C’est dans la non application de cet article que se trouve « la mauvaise foi la plus criante », explique Bayle dans La France toute catholique, op. cit., p. 56.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux »25. Bayle retrouve ici la notion d’essence ou de nature de la religion – ce qui, avec Merlat, avait été posé comme le domaine dans lequel aucune contrainte ne peut légitimement s’exercer : La nature de la religion est d’être une certaine persuasion de l’ame par raport à Dieu, laquelle produise dans la volonté l’amour, le respect & la crainte que mérite cet Etre suprême, et dans les membres du corps les signes convenables à cette persuasion […]. Donc si l’on veut agir selon la nature des choses, & selon cet ordre que la droite raison, & la souveraine raison que Dieu même doit consulter, on ne doit jamais se servir, pour l’établissement de la religion, de ce qui n’étant pas capable d’un côté de persuader l’esprit, & d’imprimer dans le cœur l’amour & la crainte de Dieu, est très-capable de l’autre de produire dans les membres du corps des actes externes qui ne soient point le signe d’une disposition religieuse d’ame, ou qui soient le signe opposé à la disposition intérieure d’une ame26.

Pour Bayle, on le voit, même Dieu n’est pas libre de modifier la vérité et la nature des choses27. Il est soumis aux lois éternelles. Dans le domaine de la morale, l’évangile tire sa pertinence de sa conformité à la loi naturelle28 : Je dis […] que l’Evangile étant une regle qui a été vérifiée sur les pures idées de la droite raison, qui sont la regle primitive & originale de toute vérité & droiture, c’est pécher contre la regle primitive elle-même, ou ce qui est la même chose, contre la révélation intérieure & muette, par laquelle Dieu aprend à tous les hommes les premiers principes, que de pécher contre l’Evangile29.

L’évangile a, dans le domaine éthique, un statut comparable à celui de tout principe du droit positif : il donne des critères de l’action valables pour autant que ceux-ci respectent la lumière naturelle. Le devoir du prince soucieux de maintenir la paix est de chasser de ses États quiconque pervertit le sens de l’évangile en s’en servant pour renverser les bornes préétablies qui séparent le vice et la vertu : Les droits de la conscience, qui sont directement ceux de Dieu même, l’y engagent, entant que l’ordre nécessaire & immuable veut qu’on éloigne, autant que faire se peut, toutes les circonstances qui mettent l’homme dans une occasion prochaine & dans un péril presque inévitable de trahir sa conscience & son Dieu30.

25. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ “Contrain-les d’entrer”, où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, I, i : OD II, p. 367 (édition J.-M. Gros, Paris 1992, p. 85). 26. CP I, ii : OD II, p. 371b ; éd. Gros, p. 100. 27. E. Labrousse, Pierre Bayle II, op. cit., p. 257-289 ; G. Mori, « L’“athée spéculatif ” selon Bayle : permanence et développements d’une idée », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 600 sq. ; Id., Bayle philosophe, op. cit., p. 13-53. 28. Voir M. Turchetti, « La liberté de conscience et l’autorité du magistrat au lendemain de la Révocation. Aperçus du débat touchant la théologie morale et la philosophie politique des Réformés : Pierre Bayle, Noël Aubert de Versé, Pierre Jurieu, Jacques Philipot et Elie Saurin », dans La liberté de conscience (xviexviie siècles), H. R. Guggisberg – F. Lestringant – J.-C. Margolin éd., Genève 1991, p. 289-367 (p. 305314). 29. CP I, iii : OD II, p. 372b ; éd. Gros, p. 103. 30. CP I, v : OD II, p. 379b ; éd. Gros, p. 129.

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Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile Il s’agit de poser d’un point de vue philosophique, c’est-à-dire en raison, les limites de la puissance politique dans le champ de la croyance. Mais il s’agit aussi, dans la mesure où la démonstration s’organise autour de l’exégèse d’un passage de l’évangile de Luc, d’en dire en régime chrétien, les implications. Le politique et le théologique se trouvent convoqués dans une question de droit, mais de droit naturel et non de droit positif : il ne s’agit pas d’une spéculation juridique mais d’une réflexion d’envergure universelle sur la justice et la tolérance qui en découle31. Il est injuste de punir les protestants si c’est à des ordres injustes qu’ils ont désobéi. Ici Bayle se garde bien d’appuyer sa démonstration sur le texte de droit positif qui régissait leur statut. Il lui oppose le fondement rationnel de tout droit en pareille matière, qu’il déploie en syllogisme : Je ne m’amuserai pas à citer l’Edit de Nantes, ni tant d’autres promesses solemnelles, car ce ne sont que des bagatelles pour les rois ; promesses, sermens, edits, ce ne sont que des pis-aller dont ils se servent à propos, & qu’ils souflent comme des toiles d’araignée dès qu’ils en ont tiré quelque utilité ; je remonte à ce raisonnement primitif et essenciel : Toute loi qui est faite par un homme qui n’a point droit de la faire, & qui passe son pouvoir, est injuste ; car, comme dit Thomas d’Aquin, pour qu’une loi soit juste, il faut, entre autres choses, que celui qui la fait ait autorité de la faire, & qu’il ne passe point son pouvoir ; Or est-il que toute loi qui oblige à agir contre sa conscience est faite par un homme qui n’a point d’autorité de la faire, & qui passe son pouvoir. Donc toute telle loi est injuste32.

Pour établir la mineure du syllogisme, Bayle précise son raisonnement. Toute loi vient soit de Dieu, soit des hommes qui s’organisent en société. Dans le premier cas, comme la conscience est « la voix et la loi de Dieu » en chaque homme, violer la conscience revient à haïr ou à mépriser Dieu, ce que Dieu ne peut demander. Si ce sont les hommes qui établissent cette loi, le pacte social ne peut jamais les amener à abdiquer entre les mains d’un autre un pouvoir qu’ils ont reçu sans pouvoir en disposer : Jamais les hommes qui ont formé des sociétez & qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d’un souverain n’ont prétendu lui donner droit sur leur conscience ; ce serait une contradiction dans les termes ; car pendant qu’un homme ne sera pas fou à lier, il ne consentira point qu’on lui puisse faire commandement de haïr son Dieu, & de mépriser ses loix clairement & nettement signifiées à la conscience, & intimement gravées dans le cœur33.

Bayle termine ce chapitre en récusant les théologiens selon lesquels les rois pourraient ordonner à leurs sujets d’avoir telle ou telle religion. Il invoque l’autorité de Grotius, qui lui-même s’est appuyé sur Origène et Jean Chrysostome et même sur

31. Voir E. Labrousse, « Note à propos de la conception de la tolérance au xviiie siècle » et « Note sur la théorie de la tolérance chez Pierre Bayle », dans Notes sur Bayle, op. cit., resp. p. 111-123 et 173-176 ; « Conviction et tolérance », dans Conscience et conviction, op. cit.., p. 277-291 ; et surtout Pierre Bayle II, IVe partie. 32. CP I, vi : OD II, p. 384ab ; éd. Gros, p. 145 sq. 33. CP I, vi : OD II, p. 384b ; éd. Gros, p. 147.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Galien pour rappeler que « de toutes les coûtumes, il n’y en a point de plus difficiles à quiter que celles des dogmes de religion »34. Dans le Dictionnaire historique et critique apparaissent de nombreux auteurs qui ont fourni à Bayle certains des concepts grâce auxquels il aborde la question du rapport entre les champs du politique, du juridique et de la religion. Bayle a trouvé notamment chez Bodin, Grotius et Hobbes des outils théoriques qui lui ont permis d’étayer sa propre approche de l’obéissance civile et de l’obligation de conscience. Bodin eut le mérite de prendre position, aux états généraux de Blois, contre les partisans d’une contrainte qui aurait forcé tous les Français à professer le catholicisme. Il n’était pas absolutiste, mais refusait les théories monarchomaques. Sa position médiane, explique Bayle, lui valut l’inimitié de beaucoup. Bodin, en effet, se déclara assez librement contre ceux qui soûtenoient que l’autorité des monarques est illimitée, mais il ne laissa pas de déplaire aux esprits républicains. Je croi que ce fut, entre autres raisons, parce qu’il soutint d’un côté, qu’il y avoit dans l’Europe quelques monarques absolus ; & de l’autre, qu’il n’appartient pas à un des sujets en particulier, ni à tous en général, d’attenter à l’honneur ni à la vie de tels monarques, soit par voie de fait, soit par voie de justice, quand même ils auroient commis toutes les meschancetez, impietez & cruautez qu’on pourroit dire. Ce sentiment ne paroît pas bien lié avec le dogme qu’il avoit aussi soutenu, que la puissance de ces monarques a des bornes, & qu’ils sont obligez de régner selon les loix ; mais, après tout, on peut connoître dans l’une & dans l’autre de ces doctrines, qu’il avoit à cœur le bien public, la paix & la tranquillité de l’Etat35.

Bodin soutint successivement ces théories pour conjurer deux risques différents : celui de la tyrannie et celui des séditions. Les variations de conjoncture l’ont amené, au nom du bien public, à défendre par des doctrines différentes un même idéal qu’il ne perdait pas de vue. Il fallait tempérer l’autorité du roi quand les flatteurs ou les créatures d’Henri III « proposoient des choses d’où pouvaient naitre de grands abus, à la charge & à l’oppression du peuple ». Il fallait au contraire restaurer cette autorité dans toute sa majesté lorsque la France était « pleine de factions & déchirée par des guerres civiles qui firent éclorre une infinité de manifestes & d’autres livres où l’on sappoit les loix les plus essentielles et les plus fondamentales du gouvernement »36. Même s’il fauta en faisant partie de la Ligue après la mort d’Henri III, Bodin eut raison, sous le règne du dernier Valois, de s’en tenir à cet idéal du bien public et de rechercher la paix de l’État. Autant l’article « Grotius » se révèle pauvre en remarques de philosophie politique, autant celui que Bayle consacre à Hobbes donne de nombreuses informations. Bayle résume ainsi son intérêt pour Hobbes en une présentation succincte de l’argument du Léviathan :

34. CP I, vi : OD II, p. 386b ; éd. Gros, p. 154. Bayle renvoie au De Jure belli ac pacis II, xx, 50. 35. DHC, « Bodin ». 36. DHC, « Bodin », rem. Q. Dans le même sens, Bayle admire l’équilibre politique du chancelier Michel de L’Hospital qui devait concilier le devoir « de recommander très-fortement aux sujets la soumission & l’obéissance » et celui « de recommander vivement & incessamment au prince, que l’autorité roïale ne le dispense point d’une soumission absolue à la justice, & qu’elle n’a nul droit, ni nul privilège de contrevenir à la raison, à l’équité, à sa parole, &c. » : DHC, « Hospital », rem. L (cf. aussi rem. D et K).

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Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile Le précis de cet ouvrage est que sans la paix il n’y a point de sûreté dans un Etat, & que la paix ne peut subsister sans le commandement, ni le commandement sans les armes ; & que les armes ne valent rien si elles ne sont mises entre les mains d’une personne ; & que la crainte des armes ne peut point porter à la paix ceux qui sont poussez à se battre par un mal plus terrible que la mort, c’est-à-dire, par les dissensions sur les choses nécessaires au salut37.

Comme à propos de Bodin, Bayle retient avant tout que ce sont la paix et la sûreté de l’État qui constituent le nœud de la question. On retrouve ici le souci déjà rencontré dans la remarque sur Sorbière : toutes les considérations sur les qualités et défauts respectifs des systèmes politiques sont rapportées à la capacité que ces systèmes ont ou non d’assurer la paix. Le raisonnement, qui se déploie en remontant la chaîne des conditions de possibilité, retient Bayle par son pragmatisme : les armes sont nécessaires au commandement, qui n’est efficace que s’il est unifié ; lui seul peut garantir la paix ; seule la paix peut procurer la sûreté de l’État. La limite de ce dispositif, où la force légitime est concentrée entre les mains d’un seul, est atteinte avec ce que Bayle appelle ailleurs le fanatisme, mais qui peut être incarné dans la religion lorsqu’un clergé maîtrise ou domine le pouvoir : le caractère absolu des exigences du salut, auxquelles dès lors toute question politique se trouve soumise puisque la mort n’est pas l’objet qui suscite la plus grande peur. Dans une remarque précédente, Bayle rappelle ce que fut l’absolutisme de Thomas Hobbes, qui enseigna que l’autorité des rois ne devoit point avoir de bornes ; & qu’en particulier l’extérieur de la religion, comme la cause la plus féconde des guerres civiles, devoit dépendre de leur volonté. Il y a des gens qui croient qu’à ne considérer que la théorie, son systême est très-bien lié, & très-conforme aux idées qu’on se peut former d’un Etat bien affermi contre les troubles. Mais, parce que les plus justes idées sont sujettes à mille inconvéniens quand on les veut réduire en pratique, c’est-à-dire quand on les veut commettre avec une horrible cohue de passions qui regne parmi les hommes, il n’a pas été mal aisé d’appercevoir bien des défauts dans le systême politique de cet auteur. Il pouvoit répondre que le systême opposé enferme, même dans la théorie, un principe nécessaire de confusion & de rébellion38.

Dans cette citation comme dans la précédente, le cadre théologique s’estompe et laisse place à une théorie beaucoup plus « sécularisée » que chez Merlat. L’absolutisme ne se justifie plus par un ordre de la création dont l’ordre politique reproduirait, en réduction, l’agencement. Le roi n’est plus d’abord le lieutenant du Créateur, mais le garant d’une paix qu’assure sa force armée. On délaisse ici la dimension quasi sacrée dont le revêtait la théologie du pouvoir absolu. Bayle admet tout à fait que les thèses de Hobbes sont discutables et qu’on peut leur opposer de grandes difficultés. Mais il devance l’argument : Quant aux inconvéniens qui pourroient naître des suppositions de Hobbes mises en pratique, […] ce n’est pas l’endroit par où il les faut combattre ; car le systême opposé

37. DHC, « Hobbes », rem. F. Sur cette théorie, voir L. Foisneau, « Obéissance politique et mortalité humaine selon Hobbes », dans Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, L. Foisneau dir., Paris 1997, p. 283-305. 38. DHC, « Hobbes », rem. E.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience n’a-t-il pas dans la pratique plusieurs inconvéniens ? Qu’on fasse ce qu’on voudra, qu’on bâtisse des systêmes meilleurs que la République de Platon, que l’Utopie de Morus, que la République du Soleil de Campanella, &c. : toutes ces belles idées se trouveroient courtes & défectueuses, dès qu’on les voudroient réduire à la pratique. Les passions des hommes, qui naissent les unes des autres dans une variété prodigieuse, ruïneroient bientôt les espérances qu’on auroit conçues de ces beaux systêmes39.

Cette évaluation de l’absolutisme, de ses avantages et de ses inconvénients, se fait selon une logique qu’il est arrivé à Bayle d’utiliser en théologie à propos de la doctrine augustino-calviniste de l’élection40. De fortes objections peuvent être faites au système de la prédestination comme à l’absolutisme, mais les alternatives – théologique ou politique – qu’on propose de lui substituer ne sont pas plus convaincantes. Dès lors, il est de bonne méthode de ne pas changer d’avis : c’est l’argument de rétorsion. Ces deux théories ont un autre point commun : l’une et l’autre insiste sur la corruption de l’homme, que ce soit en termes de péché chez Augustin et Calvin, ou de violence et de passion chez Hobbes. Elles ont de ce fait, aux yeux de Bayle, l’avantage du réalisme ; elles disent la vérité de l’histoire humaine. Des théologies qui supposent l’homme capable de s’amender et de collaborer à son salut, comme des systèmes politiques qui l’imaginent vivant dans une démocratie où il s’avérerait altruiste et doux, lui paraissent également utopiques. Elles sont traversées par un idéalisme qui, à terme, engendre la violence. Contre les censeurs qui voudraient l’entraîner sur le terrain des pures idées et qu’il parle « comme on parleroit dans l’Utopie de Thomas Morus, ou dans la République de Platon », Bayle dit clairement son intention de penser en historien réaliste : « Je répete […] que je n’ai jamais aspiré à cette exactitude de langage & que j’ai accommodé mon stile à l’état corrompu du monde »41. Sur les rapports entre le droit et la religion qui s’organisent dans la vie politique, Bayle se réclame ouvertement de Grotius et de Hobbes. Mais cet héritage est moins revendiqué à partir de considérations théoriques que sur la base de ses connaissances historiques et de ses convictions théologiques. La violence de l’humanité corrompue doit être neutralisée, et elle ne peut l’être que par un pouvoir fort. En outre, les conflits religieux des xvie et xviie siècles ont montré que le clergé, lorsqu’il tient en ses mains la réalité du pouvoir, fait prendre à la société d’énormes risques car la légitimité est mise en péril par l’invocation de valeurs absolues, transcendant le pacte social. L’absolutisme royal est une réponse « anticléricale » au danger théocratique qui menace toujours l’État. Cette théorie politique, qu’on dirait aujourd’hui conservatrice, va de pair, chez Bayle, avec la plus audacieuse des thèses sur la liberté de conscience. La liberté est elle aussi absolue et souveraine, ce qui conduit Bayle à défendre les droits de la conscience, même errante. La conscience est « sanctuarisée », hors d’atteinte de tout autre pouvoir que celui de Dieu. Et si droits de la conscience il y a, qui transcendent ici toute impératif d’obéissance civile, il n’est pas inutile de rappeler que ces droits sont d’abord des devoirs vis-à-vis de soi-même et de Dieu.

39. DHC, « Hobbes », rem. E. 40. Voir NRL, août 1686, art. iv : OD I, p. 619s ; DHC, « Arminius », rem. E. 41. NLC IX : OD II, 218b.

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Chapitre xvI

Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire La question de la tolérance a pris chez Bayle, on le sait, un tour crucial au moment où la révocation de l’édit de Nantes manifestait au dernier degré l’intolérance antiprotestante du royaume de France. De nombreux articles des Nouvelles de la République des Lettres, le pamphlet Ce que c’est que la France toute catholique et surtout le Commentaire philosophique portent, chacun dans son style, la marque de cette blessure existentielle et philosophique. Dix ans plus tard, la cicatrice reste visible : cette question continue de hanter la réflexion de Bayle, et l’on repère à mainte reprise sous sa plume des motifs qui rappellent ceux du Commentaire philosophique. Mais le Dictionnaire historique et critique a l’ambition d’embrasser l’histoire humaine dans sa totalité. Les articles qui en traitent, ou telles remarques de ces articles, montrent la volonté qu’a le philosophe de ne pas enfermer son approche dans son propre vécu, et de tirer des leçons éthiques de si tuations les plus diverses. Il convient donc de ne

. Pour une approche philosophique générale et une mise en perspective historique, voir E. Labrousse, Pierre Bayle II, chap. 18-19 ; « Introduction » à H. Basnage de Beauval, Tolerance des religions, New York–London 1970 ; J. Delumeau, « La difficile émergence de la tolérance », dans La Révocation de l’Édit de Nantes et le protestantisme français en 1685, R. Zuber – L. Theis éd., Paris 1986, p. 359374 ; M. Péronnet éd., Naissance et affirmation de l’idée de tolérance, Montpellier 1988 ; B. Cottret, « Tolérance ou liberté de conscience ? Épistémologie et politique à l’aube des Lumières (1685-1688) », Études théologiques et religieuses 65 (1990), p. 333-350 ; M. Turchetti, « La liberté de conscience et l’autorité du magistrat au lendemain de la Révocation », op. cit. ; E. Labrousse, « Conviction et tolérance », dans Conscience et conviction, op. cit., p. 277-291 ; H. Bots, « Le plaidoyer des journalistes de Hollande en faveur de la tolérance (1684-1750) », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 547-559 ; B. de Negroni, Intolérances. Catholiques et protestants en France, 1560-1787, Paris 1996 ; T. Wanegffelen, L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (xvie-xxe siècle), Paris 1998 ; M. Grandjean – B. Roussel éd., Coexister dans l’intolérance. L’édit de Nantes (1598), Genève 1998 ; N. Piqué – G. Waterlot éd., Tolérance et réforme. Éléments pour une généalogie du concept de tolérance, Paris 1999 ; G. Saupin – R. Fabre – M. Launay éd., La tolérance. Colloque international de Nantes, Rennes 1999 ; Y.-Ch. Zarka – F. Lessay – J. Rogers dir., Les fondements philosophiques de la tolérance, t. I : Études ; t. II : Textes et documents, Paris 2002. . Voir le chap. XIII du présent ouvrage. . Sur la question de la tolérance dans l’œuvre de Bayle, voir notamment E. Labrousse, « Note à propos de la conception de la tolérance au xviie siècle », « Note sur la théorie de la tolérance chez Pierre Bayle » et « La tolérance comme argument de controverse : les Nouvelles Lettres de Pierre Bayle », dans Notes sur Bayle, op. cit., resp. p. 111-123, 173-176, 177-182 ; J.-M. Gros, « Sens et limites de la théorie de la tolérance chez Bayle », dans Pierre Bayle, la foi dans le doute, O. Abel – P.-F. Moreau éd., op. cit., 1995, p. 65-86 ; L. Bianchi, « Libre pensée et tolérance, Pierre Bayle et Guy Patin », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme, op. cit., p. 611-621 ; A. de Lange, « La question de la tolérance chez Pierre Bayle », dans Histoire du libéralisme en Europe, Ph. Nemo – J. Petitot éd., Paris 2002 ; P. Bayle, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, éd. E. Labrousse, Paris 1973 ; P. Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique, éd. J.-M. Gros, Paris 1992 ; P. Bayle, Supplément du Commentaire philosophique, éd. M. Pécharman : Les fondements philosophiques de la tolérance, t. III, Paris 2002.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience pas s’appuyer sur les données issues de la lutte contre-révocationnaire pour saisir la spécificité du Dictionnaire à propos de la tolérance. Il est préférable de recueillir, à l’aide d’un dépouillement systématique, les arguments que propose le Dictionnaire et d’en évaluer l’importance en considérant notamment leur fréquence. Cette enquête n’aboutit pas à un « système » de la tolérance, à une théorie générale et exhaustive : on le sait, rien n’est plus étranger à la démarche de Bayle. Mais elle fait apparaître les principales lignes de force de sa réflexion. La question se pose en termes pessimistes : l’intolérance est le comportement vers lequel l’homme, porté à la violence, tend le plus souvent ; la tolérance représente l’exception. Ce constat se vérifie dans trois champs : – celui des relations entre individus, dont la forme la plus élaborée est la République des Lettres. Lorsque les hommes se comprennent, ou du moins lorsqu’ils acceptent d’être dans le différend ou la divergence sans violence, on peut parler de tolérance au sens humaniste du terme. – Plus complexe est l’espace de la tolérance ecclésiastique et théologique. Dans ce domaine les hommes sont renvoyés à un absolu, au nom duquel il considèrent a priori la tolérance comme une faiblesse. Depuis le Commentaire philosophique, Bayle s’efforce, sans jamais contester son caractère impératif, de montrer pourquoi la croyance ne peut se permettre de dépasser certaines bornes, sauf à se contredire elle-même. – Enfin, Bayle est particulièrement attentif au champ des relations civiques, quel que soit le régime politique selon lequel elles sont organisées. La question de la tolérance politique se pose en termes de liberté d’opinion, notamment lorsqu’il s’agit de réguler le religieux : faire coexister plusieurs confessions ou n’en admettre qu’une, telle est par exemple l’alternative dans laquelle sont inévitablement placés les souverains. On abordera successivement deux « nouages » de la tolérance : entre l’approche humaniste et l’approche théologique d’une part, entre l’approche théologique et le questionnement politique d’autre part. L’objectif est de faire apparaître l’interpénétration entre l’éthique individuelle et l’éthique communautaire dans la philosophie de Bayle : comment une pente individuelle, humaine, trop humaine, se répercute, à travers son idéologisation religieuse, et cause des dégâts sociaux et politiques. I. L’expression la plus achevée de l’intolérance humaine est la rabies theologica ou, si l’on préfère, l’odium theologicum. Sous couvert de lutte pour la vérité, les champions de la controverse polémiquent à outrance, considérant que le caractère absolu des matières qu’ils traitent les contraint de soutenir leurs positions sans céder sur quoi que ce soit. Parmi les nombreux exemples de disputes confessionnelles qu’il donne, Bayle s’attarde particulièrement sur celles qui divisent un même camp : le christianisme antique au moment de la crise nestorienne, le catholicisme autour de Port-Royal, le calvinisme avec les thèses d’Arminius puis celles d’Amyraut, l’orthodoxie luthérienne. C’est d’ailleurs dans les luttes fratricides des luthériens allemands qu’il puise ses exemples les plus parlants. À propos de Joachim Mörlin,

. C. Secretan, « Tolérance et communication intellectuelle dans les Pays-Bas au Siècle d’or », dans Commercium litterarium (1600-1750). La communication dans la République des Lettres, H. Bots – F. Waquet éd., op. cit., p. 23-34 ; H. Bots – F. Waquet, La République des Lettres, op. cit.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire qualifié de « sectateur rigide de Luther », Bayle va jusqu’à considérer que la rage théologique a atteint son point culminant : Il n’y a presque point eu de siecle ou les disputes des théologiens aient été plus fréquentes qu’elles le furent au temps de notre Morlin. Mettons à part les grandes disputes des catholiques romains & des protestans : considérons seulement le luthéranisme. Bon Dieu ! quelles divisions ne vit-on pas entre les théologiens de ce parti-là, & avec quelle chaleur, & quelle aigreur ne furent-elles pas soutenues ?

L’orthodoxie luthérienne semble avoir dépassé en agressivité tout ce que l’histoire a connue, au point que « tout ce que l’Afrique & l’Asie ont produit d’esprits ardens n’étoient que flegme en comparaison de ces docteurs germaniques ». Mörlin allait jusqu’à s’opposer à l’enterrement des fidèles qui étaient allés écouter les sermons de son adversaire, le théologien Osiander, et refusait de baptiser leurs enfants : « Se peut-il voir une prévention plus énorme que celle-là, & un zêle plus furieux ? » Henri Alting fut, quant à lui, la victime de cette violence religieuse. À Schorndorf, constate Bayle, « les ministres luthériens exerçoient contre lui le dogme de l’intolérance ». Il remarque que, paradoxalement, la proximité géographique et confessionnelle jouent contre la tolérance. En matière religieuse, il semble qu’on supporte mieux une franche divergence qu’une variation de nuance. Les adversaires d’Alting auraient « mieux observé le droit d’hospitalité envers un marchand du Palatinat ou même envers un professeur calviniste d’un païs très-éloigné qu’envers un professeur d’Heidelberg. Le Palatinat étoit voisin du Wirtemberg : les professeurs de Tubingue & ceux d’Heidelberg se choquoient de tems en tems par des theses & par des écrits polémiques ». Mais cette « source de haine théologique & professorale », si elle explique l’intolérance qu’Alting eut à endurer, ne l’excuse en aucune façon. Le fait d’être rescapé des persécutions catholiques – il était « échapé du milieu des flames papales » – aurait dû lui valoir la bienveillance de ceux qui l’accablèrent : « l’injure que l’ennemi commun lui avoit faite lui devoit servir d’une puissante recommandation si sa foi ne différoit de celle de Wirtemberg qu’en des choses non essentielles ». Mais c’est précisément sur ce point qu’insistent les champions de la rabies theologica stigmatisés par Bayle : il n’y a pour eux aucun point secondaire, sur lequel il serait concevable de tolérer la moindre variation. Pour le philosophe, « si l’on avoit à se haïr & à se persécuter pour la religion, on devroit attendre que l’on fût comme les peuples d’Egypte, les uns au service d’un dieu, & les autres au service d’un tout autre dieu » ; or en fait, « les promoteurs des guerres ecclésiastiques supposent toujours que les différends sont d’une extrême conséquence. C’est une gangrene, disent-ils, c’est la sappe des fondemens de la religion. » C’est ainsi qu’Alting fut combattu par des luthériens de la secte des précisistes : « La voilà fort bien caractérisée : on y coule le moucheron, on y engloutit le chameau ; on y ouvre la porte à des disputes qui ne servent qu’à l’armement des profanes & des libertins. » Cette critique, directement inspirée de Matthieu 23, 24, montre combien, aux yeux de Bayle, un tel comportement est antinomique avec l’idéal évangélique dont ils se réclament.

. DHC, « Morlin », rem. C. . DHC, « Alting », rem. E. . DHC, « Alting », rem. G.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience La même remarque s’impose à propos de Jean Makowski, qui disputait contre les jésuites et les sociniens : [Maccovius] avoit frappé à tort & à travers sur l’hétérodoxe & sur l’orthodoxe, & il s’étoit fait frapper de tous les deux. Voilà les fruits de la dispute : les chiens au grand collier s’imaginent qu’ils voient le loup par-tout dès qu’on ne donne pas dans toutes leurs hypotheses ; & si c’est un confrere qui s’en écarte, il laissent là l’ennemi commun & se ruent sur le compagnon d’œuvre comme sur un traître.

Eppendorf, lui, aurait souhaité rester neutre entre les factions que la Réformation de Luther excita en Allemagne. « Il se représente comme un homme qui cherchoit à vivre à l’abri de la tempête & qui ne sachant pas bien encore de quel côté étoit la justice, attendoit que le tems fît voir plus clair dans cette affaire. » Pour être sage et raisonnable, un tel irénisme s’avéra intenable : Ce fut en vain qu’il espera de se tenir sur le rivage, spectateur tranquille des émotions de cette mer. Il se trouva plus exposé à l’orage que s’il eût été sur l’une des flottes. C’est là le destin inévitable de ceux qui veulent garder la neutralité pendant les guerres civiles soit d’Etat soit de religion. Ils sont exposez à l’insulte des deux partis à la fois ; ils se font des ennemis sans se faire des amis, au lieu qu’en épousant avec chaleur l’une des deux causes ils auroient eu des amis & des ennemis.

Bayle mesure l’infranchissable fossé qui sépare la raison humaine – « elle nous fait regarder la tranquillité de l’ame & le calme des passions comme le but de tous nos travaux & le fruit le plus précieux de nos plus penibles méditations » – et l’expérience qui amène à constater que « selon le monde il n’est point de condition plus disgraciée que celle des ames qui ne veulent point s’abandonner au flot des factions, ni de condition moins incommode que celle des hommes qui hurlent avec les loups & qui suivent le torrent des passions les plus agitées ». Les promesses des Béatitudes ne s’appliquent décidément pas aux hommes et à leur histoire : « Beati pacifici, dit l’Ecriture, bienheureux les pacifiques. Cela est très-vrai quant à l’autre monde ; mais dans celui-ci ils sont misérables : ils ne veulent point être marteau, & cela fait que continuellement ils sont enclume à droite & à gauche. » Le processsus d’apparition de l’intolérance est aisé à repérer. Il vient, comme on l’a vu, d’une incapacité ou d’un refus de faire la part des choses, d’établir une hiérarchie entre les vérités essentielles et les vérités secondaires. En principe, Bayle admet que la recherche de la vérité mérite que l’on combatte pour elle : « Avouons que la plus petite vérité est digne, absolument parlant, d’être proposée, & qu’il n’y a point de fausseté, pour si peu considérable qu’elle soit, dont il ne vaille mieux être guéri que d’en être imbu ». Mais il ne conçoit pas qu’une cause, aussi sacrée soit-elle, mobilise les hommes au point de les empêcher de considérer les conséquences parfois dramatiques de leurs choix : Lors que les circonstances des tems & des lieux ne souffrent pas que l’on propose des nouveautez, vraies tant qu’il vous plaira, sans causer mille desordres dans les universitez, dans les familles, dans toute la république, il vaut cent fois mieux laisser les choses comme elles sont que d’entreprendre de les réformer. Le remede seroit pire que le mal : il faut se conduire comme à l’égard de certaines malades à qui l’on ne sauroit

. DHC, « Maccovius », rem. A. . DHC, « Eppendorf », rem. C.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire faire prendre des médecines sans remuer plusieurs mauvaises humeurs dont l’agitation est plus pernicieuse que la coagulation10.

Les moyens dont dispose l’intolérant pour imposer ses vues sont variés, et toujours à peu près les mêmes. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se distinguent pas par leur loyauté. Pour discréditer l’adversaire, on jette sur lui toutes sortes de soupçons, qui n’ont souvent rien à voir avec le sujet du litige. C’est ainsi qu’Anaxagore fut accusé d’impiété : « C’est presque toujours le prémier mobile de cette espece de procès : on se veut venger de quelqu’un ou se délivrer de quelque obstacle d’autorité & de fortune : & on appelle à son aide les passions du peuple par le faux semblant des intérêts du bon Dieu. »11 On invente à son adversaire des fautes imaginaires, des déviances, des hérésies ; on tronque les citations de ses textes : Voilà le manege perpetuel de l’odium theologicum. Cette passion, qui a formé depuis long-tems un proverbe, trouve des hérésies par-tout où elle souhaite d’en trouver ; elle fabrique des extraits si artificieux & si propres à gendarmer le peuple qu’elle transforme en hérésies pernicieuses ce qui n’est pas seulement hétérodoxe quand il est considéré avec ses principes, avec ses restrictions & avec ses applications.

Pour l’amoureux de la précision qu’est Bayle, ce comportement ressortit à la catégorie du péché, du moins au regard des idéaux de la République des Lettres. En témoigne cette réflexion où l’image biblique des balances faussées12 illustre la tromperie des hommes : Ce n’est pas la seule injustice qu’on remarque dans les personnes possédées de cette passion : la duplicité de poids & de mesures est une autre iniquité qui les accompagne. Demandez-leur la censure de leurs promoteurs & de leurs chiens au grand colier : ils font la sourde oreille, ou bien ils vous paient de galimatias. C’est alors que la charité souffre tout, qu’elle excuse tout13.

Les droits qu’on reconnaît à la position combattue sont différents de ceux que l’on revendique pour la sienne : « Dans les disputes de religion chacun est juge & partie ; car on n’examine point les raisons de son adversaire après s’être revêtu d’un esprit sceptique & pyrrhonien : on croiroit commettre un crime si l’on se mettoit en cet état ; on examine donc étant bien persuadé que la religion que l’on professe est la véritable. »14 Toute modération, toute tentative pour parvenir à une positition consensuelle est suspecte. À propos d’Heidanus, taxé d’arminianisme pour cette raison, Bayle déplore que les positions iréniques fassent systématiquement l’objet des critiques des intolérants : Voilà l’un des plus fâcheux inconvéniens qui accompagnent les disputes de religion. Ceux qui par tempérament ou par une connoissance exacte des véritables intérêts de l’Eglise cherchent à réunir les esprits & ne parlent pas de couper les membres malsains deviennent suspects d’hétérodoxie. Les esprits chauds, les bilieux, les emportez, les

10. DHC, « Arminius », rem. E. 11. DHC, « Anaxagoras », rem. K. 12. On sait que la métaphore des doubles balances apparaissait déjà dans le Commentaire philosophique, II, vii (voir ci-dessus, p. 210). 13. DHC, « Baius », rem. C. Sur la propension à créer des hérésies pour combattre les adversaires, voir le chap. III du présent ouvrage. 14. DHC, « Pellisson », rem. E.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience zélateurs qui ont toujours à la bouche leurs principiis obsta & la maxime qu’il faut étouffer le mal dans le berceau décrient les gens modérez & les rendent odieux au peuple ; & cela fait que plusieurs ne pouvant pas se mettre en colère abandonnent néanmoins l’extérieur de la modération : ils aiment mieux faire un peu de violence à leur nature & à leur conscience que de passer pour de lâches prévaricateurs. Les esprits chauds savent que leurs médisances produiront ces effets-là, & ainsi ils les sement à tour de bras & par les maisons & en chaire, sans nul scrupule15.

La violence se diffuse plus aisément que le calme. L’intolérance nourrit l’agitation et, laissant de côté toute notion de prudence, pratique sans scrupule la manipulation des foules. C’est ainsi que, selon Étienne de Courcelles, « la maison du frere aîné d’Episcopius fut pillée par la canaille d’Amsterdam sous le faux prétexte qu’un certain nombre d’arminiens y entendoient la prédication ». Bayle en tire la même morale qu’à propos d’Heidanus et d’Arminius : Voilà les suites inévitables des disputes de théologie lors que l’esprit de modération ne les retient pas enfermées dans l’enceinte des auditoires & lors qu’on allarme & qu’on effarouche la multitude. Ce qui doit apprendre une chose qu’on ne pratiquera jamais, c’est qu’il n’en faut venir là que dans les cas d’une extrême nécessité. Ce doit être l’ancora sacra des anciens, cette ancre que l’on emploïoit que dans le dernier péril16.

Les armes de l’intolérance sont, on le voit, souvent étrangères au débat. Lorsqu’il en est question, la mauvaise foi est de rigueur puisqu’il importe avant tout de ne céder sur rien : Maudit effet de l’entêtement ! Un homme qui s’est engagé une fois dans une hypothèse & qui en fait sa marote n’épargne ni le sacré ni le profane pour la soutenir & pour se tirer d’une objection. Il aime mieux qu’il en coûte quelque chose à l’Ecriture que de souffrir qu’on le voie sans replique, & pourvu que ses sentimens soient à couvert de l’insulte, peu lui importe que les ecrivains sacrez déchéent de leur crédit17.

L’intolérance théologique vise à contraindre l’adversaire de se soumettre, de reconnaître au moins extérieurement son erreur, de rentrer dans le rang. Mais comme elle ne parvient pas toujours à ses fins, elle s’inverse alors, engendrant l’exclusion : « Je dirai ici sans avoir en vue aucun fait particulier que comme il y a un compelle intrare, contrain-les d’entrer, il y a un compelle exire, contrain-les de sortir. » Le processus qui mène à cette excommunication est aisé à décrire : Représentez-vous un ecclésiastique qui se soit fait un puissant ennemi de ses confreres, il pourra fort bien arriver que malgré lui on le rendra hérétique & qu’on le forcera à passer dans une autre communion : il se verra d’abord accusé d’hétérodoxie ; puis on dira qu’il entretient de secretes intelligences avec l’ennemi ; qu’il est pensionnaire, mal intentionné contre l’Etat & capable d’infecter l’Eglise ; on le rendra si odieux que ses parens même n’oseront le voir ; il sera contraint, voiant que son ministere n’est plus en édification, de chercher ailleurs de l’emploi.

La violence théologique est comparable à celle qu’exerce le bras séculier ; même inversée, elle rappelle au philosophe les pires souvenirs : « Voilà une espéce de dragonnade, non pas pour contraindre d’entrer, mais pour contraindre de sortir. »18

15. DHC, « Heidanus », rem. A. 16. DHC, « Episcopius », rem. A. 17. DHC, « Nihusius », rem. E. 18. DHC, « Ferri », rem. D.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire Faut-il donc ne nourrir aucun espoir de voir les hommes mettre bas les armes, ou à tout le moins proportionner leur agressivité à l’importance des matières qu’ils défendent ? À la rabies theologica s’opposent deux contre-modèles. L’un est celui qu’offre la République des Lettres, au sein de laquelle le conflit existe, mais où il reste cantonné au seul domaine des idées : Cette République est un état extrémement libre. On n’y reconnoît que l’empire de la vérité & de la raison ; & sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les peres contre leurs enfans, les beux-peres contre leurs gendres […]19.

La tolérance dont les citoyens de la République des Lettres font preuve ne saurait donc consister en une démission, ou une indifférence. Au contraire, Bayle ne cesse d’insister sur les vertus du débat contradictoire, sur le devoir de débusquer les erreurs de fait ou de raisonnement. Il loue les auteurs qui, à l’instar de Chrysippe, ont l’honnêteté de présenter les arguments de leur adversaire sans chercher à les exténuer20. Une telle attitude demande beaucoup de courage, car quiconque l’adopte est bientôt soupçonné d’adhérer secrètement aux positions qu’il prétend combattre. C’est notamment le cas des objections philosophiques aux mystères de la révélation. Évoquant Charron, qui, « après avoir proposé fidèlement les objections des athées, les réfute solidement », Bayle parle de sa propre expérience : Mais voici ce qui déplait aux auteurs vulgaires, & même à de grands auteurs qui ont plus d’esprit & de science que de bonne foi. Ils voudroient que l’on fît toujours paroitre sous un équipage languissant & ridicule les ennemis de la bonne cause, ou que pour le moins on opposa à leurs fortes objections une réponse encore plus forte. La sincérité s’oppose au premier parti ; & la nature des matieres rend quelquefois l’autre impossible. Il y a long-tems que je suis surpris de voir que l’on regarde comme prévaricateurs ceux qui se proposent de grandes difficultez & qui les réfutent foiblement. Quoi ! vous voudriez que sur des mysteres qui surpassent la raison, les réponses d’un théologien fussent aussi claires que les objections d’un philosophe ? De cela même qu’un dogme est mystérieux & très-peu compréhensible à la foiblesse de l’entendement humain, il résulte nécessairement que notre raison le combattra par des arguments très-forts & qu’elle ne pourra trouver d’autre bonne solution que l’autorité de Dieu21.

Mais l’idéal de la République des Lettres est loin de rallier les suffrages des savants, dont le tempérament batailleur prend généralement le dessus. Le sachant, Thomas Reinesius « avoit souvent refusé la charge de professeur parce qu’il craignoit d’avoir des collegues insupportables ». Il était alerté par son collègue Gaspar Hoffman qui « lui avoit écrit que depuis trente ans il se trouvoit exposé aux criailleries & aux médisances de ses envieux, & qu’il avoit eu à soutenir de rudes assauts. Reinesius lui répondit que la jalousie de certains esprits mal tournez le persécutoit aussi, & qu’il restoit si peu de véritable amitié au monde & si peu d’équité & d’ordre dans la République des Lettres que pour éviter l’orage il s’étoit tenu caché la meilleure partie de sa vie. » Là encore, Bayle n’entend nourrir aucune illusion sur les vertus des savants : les malheurs dont Reinesius se plaignait semblent être le lot commun des savants :

19. DHC, « Catius ». 20. DHC, « Chrysippe », F. 21. DHC, « Charron », rem. P.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience L’histoire de leur vie & leurs lettres témoignent presque toûjours qu’ils ont été engagez dans des querelles chagrinantes, où la jalousie, la calomnie, l’emportement, les satires, l’esprit de faction, la fraude & mille autres passions honteuses répandoient tout leur venin. Il semble que les gens de lettres sont ceux qui conspirent davantage contre leur propre repos & contre celui de leur prochain22.

L’autre contre-modèle possible est incarné par les rares théologiens qui, à l’instar de Philippe Mélanchthon, ont su relativiser l’importance des divergences et établir une hiérarchie des vérités. Mélanchthon « eût sacrifié beaucoup de choses au bien de la paix », dit Bayle qui précise : « Cela parut principalement dans l’ouvrage qu’il composa touchant les choses indifférentes, & qui fut si mal reçu de la faction d’Illyricus. »23 Mais de ce fait on le blâmait d’avoir un penchant pour le pyrrhonisme. Bayle n’en disconvient d’ailleurs pas, mais, loin de faire de ce penchant une tare, il en exprime la vertu : Je croi qu’on outre les choses ; mais je croi aussi que Melanchthon n’étoit pas exempt de doutes, & qu’il y avoit bien des matieres sur quoi son ame ne prononçoit point cela est ainsi & ne peut être autrement. Il étoit d’un naturel doux & pacifique, & il avoit beaucoup d’esprit, beaucoup de lecture & une science très-vaste. Voilà des qualités de tempérament & des qualités acquises dont le concours est pour l’ordinaire une source d’irrésolution. Un grand génie, soutenu d’un grand savoir, ne trouve guere que le tort soit tout d’un côté ; […] [Melanchthon] demeuroit dans un sens froid qui laissoit agir son génie sur le pour & sur le contre ; & comme il aimoit la paix & qu’il déploroit les desordres que le schisme avoit fait naître, il étoit plus disposé à juger plus favorablement de plusieurs doctrines que les esprits chauds prenoient pour un fondement de la rupture & qu’il eût voulu qu’on eût tolérées afin de faciliter la réunion24.

Le praeceptor Germaniae, lassé des luttes interminables qu’il avait endurées, attendait la mort notamment parce qu’elle le délivrerait des persécutions théologiques : « Sa modération n’étoit propre qu’à être sa croix. Il se trouva comme une brebis au milieu des loups ; personne ne s’accommodoit de sa douceur ; elle l’exposoit à toutes sortes de médisances & lui ôtoit les moïens de répondre au fou selon sa folie. »25 « Je souhaite de mourir, disoit Melanchthon, prémierement afin de jouïr de la vision béatifique, secondement afin d’être délivré de la haine implacable des théologiens. »26 En distinguant les questions essentielles des adiaphora, Mélanchthon s’opposait à la tendance générale qui consiste à tout mettre sur le même plan : Il s’éleve très-souvent des contestations parmi les théologiens : on s’y échauffe comme s’il s’agissoit du capital de la religion, & l’on ne se souvient pas qu’on traite de bagatelle ce que les prédecesseurs avoient regardé comme une dispute de la derniere conséquence27.

Dans une certaine mesure Bayle peut se reconnaître en Mélanchthon qui « croioit qu’on pouvoit errer par de bons motifs ». C’est ainsi qu’il était en désaccord avec Calvin mais reconnaissait que ce dernier puisse penser autrement que lui :

22. DHC, « Reinesius », rem. B. 23. DHC, « Melanchthon », rem. E. 24. DHC, « Melanchthon », rem. I. 25. DHC, « Melanchthon », rem. G. 26. DHC, « Strigelius », rem. F. 27. DHC, « Schutze », rem. A.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire Il ne laissoit pas de se trouver réuni avec ce docteur de Geneve dans cette maxime qu’entre deux opinions il faut toujours faire choix de celle qui est plus conforme à l’Ecriture & aux intérêts du Créateur. Le parfait accord qui étoit entre eux à l’égard de cette these fut cause de leur discorde ; car, en exécution de cette maxime, Calvin embrassa l’hypothese de la nécessité & Melanchthon celle de la liberté. L’un crut que le souverain empire de Dieu sur toutes choses & les droits d’une providence digne de l’Etre infini demandoient une prédestination absolue. L’autre crut que la bonté & la sainteté & la justice de l’Etre suprême demandoient quelque contingence dans nos actions. Voilà le principe de l’un & de l’autre. Ils tendoient au même but, savoir la plus grande gloire de Dieu, mais ils y tendoient par des chemins différens. Devoient-ils pour cela cesser de se reconnoître pour freres & pour compagnons d’œuvre dans la vigne du Seigneur28.

Cette tolérance, aux antipodes de l’attitude en faveur de laquelle optent généralement les théologiens, amène Bayle à dénoncer les excès des différends théologiques. Non seulement les antagonistes sont en contradiction avec la sagesse qui devrait régler les relations entre savants, mais ils discréditent la cause qu’ils prétendent défendre. L’on ne sauroit se scandaliser assez de voir que les disputes de la grace produisent une division si envenimée dans les esprits. Chaque secte impute à l’autre d’enseigner des impiétez & des blasphêmes horribles, & pousse l’animosité jusques aux dernieres bornes : & néanmoins c’est sur de telles doctrines que l’on devroit pratiquer le plus promptement une tolérance mutuelle. On pardoneroit l’intolérance à un parti qui prouveroit clairement ses opinions & qui répondroit aux difficultez nettement, catégoriquement & d’une maniere convaincante ; mais que des gens qui sont obligez de dire qu’ils n’ont point de meilleure solution à donner que des secrets impénétrables à l’esprit humain & cachez dans les thrésors infinis de l’immensité incompréhensible de Dieu ; que de telles gens, dis-je, fassent les fiers, lancent la foudre de l’anathême, bannissent, pendent, c’est ce qui paroît inexcusable. Melanchthon étoit plus humain. Il ne croioit pas que ceux qui nient la liberté fussent indignes de l’éloge de bons serviteurs de Dieu, il les excusoit sur l’obscurité de la matiere & sur la bonté de leurs motifs29.

L’hésitation des croyants qui passent d’une confession à l’autre pourrait conduire à penser que la solution se trouve dans le catholicisme, qui récuse la voie d’examen et impose la vérité par la voie d’autorité. L’exemple de Puccius n’invite-t-il pas à aller dans ce sens ? Ce personnage méritoit quelque support des inquisiteurs à cause du beau prétexte qu’il leur fournissoit de déclamer contre le principe des protestants. Puccius rentrant dans le giron du catholicisme après avoir cherché maître dans tous les partis qui s’en étoient séparez & après avoir sondé le gué en France, en Suisse, en Angleterre, en Pologne, est une preuve parlante, peuvent dire les controversistes, que dès que l’on abandonne le principe de l’autorité pour se jetter dans la voie de l’examen, on ne peut donner fond nulle part. On voltige de part & d’autre, & enfin si l’on veut trouver quelque asssiete ferme, l’on fait comme la colombe de Noé, l’on rentre dans l’arche30.

28. DHC, « Synergistes », rem. B. 29. DHC, « Synergistes », rem. B. 30. DHC, « Puccius », rem. B.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Loin d’en être convaincu, Bayle souligne au contraire la faiblesse de cette option, qui n’est en définitive qu’une version plus ou moins élaborée de la loi du plus fort – contre laquelle il a milité dans le Commentaire philosophique – ou de l’idée selon laquelle la vérité se tient du côté du plus grand nombre – erreur combattue dès les Pensées diverses : « Mais au fond ce n’est qu’un feu de paille ; car la voie de l’autorité conduit nécessairement les particuliers à être mahométans en Turquie, paiens dans la Chine, & toujours de la religion nationale. » II. Jusqu’à présent, on a considéré les conséquences interpersonnelles de l’intolérance telle qu’elle se manifeste dans les conflits théologiques. On a noté les effets ruineux sur l’image qu’elle donne du christianisme, et l’on a entrevu les troubles et les violences qu’elle peut susciter. Mais qu’en est-il lorsque s’opère une véritable collusion du religieux et du politique ? On va voir comment, d’après Bayle, l’intolérance idéologique fait ici symptôme d’une double trahison, par l’Église de ses idéaux et par le politique de sa vocation. Il convient en premier lieu de noter que le destin des politiques désireux de favoriser la paix civile n’est guère plus heureux que celui des théologiens du compromis. Face au portrait de Mélanchthon se propose celui de Michel de L’Hospital, figure du conseiller avisé : C’est le destin ordinaire de ceux qui cherchent un tempérament entre les prétentions de deux partis opposez : ils ne contentent ni l’un ni l’autre. Mais cet inconvénient est quelquefois un moindre mal que ne le seroit de s’accommoder à la passion de l’un des partis, & il y a bien des conjonctures où le plus grand bien que l’on puisse faire est de séparer les desavantages afin que chacun y ait sa part31.

Pour Bayle, une Église qui demande l’aide du politique ou qui se laisse contaminer par la logique du pouvoir a perdu son âme : L’Eglise divisée en factions & en cabales tout comme les républiques ; en factions, disje, qui triomphent ou qui succombent tout comme dans les républiques, non pas à proportion que les causes sont bonnes ou ne le sont pas, mais à proportion que l’on peut mieux, ou que l’on peut moins se servir de toutes sortes de machines, une telle Eglise est sans doute un objet de compassion, un sujet de gémissement32.

On ne peut s’empêcher de lire dans ce diagnostic une transcription des critiques qu’adressent les théologiens huguenots à leurs homologues catholiques lorsque ceux-ci prétendent que la prospérité et la puissance de l’Église sont des preuves de sa vérité : la force et le succès ne devraient jamais être pris pour des critères de vérité. On passe de la déploration à la dénonciation lorsque l’Église, ayant assimilé cette logique politique au point d’en faire son mode de fonctionnement, considère les fidèles comme ses sujets et viole leur conscience : C’est attribuer à l’Eglise un pouvoir qu’elle n’a pas que de prétendre qu’elle peut traiter tous ceux qui la quittent comme les Etats humains traitent les rebelles. L’Eglise ne peut avoir que des sujets volontaires & ne peut jamais exiger un serment dérogatoire à la loi de l’ordre qui veut qu’on suive en tout tems & en tout lieu les lumieres de la conscience : & par conséquent ceux qui pour obéir à ces lumieres rompent la foi qu’ils lui ont donnée doivent être comparez à ceux qui préférent les sermens primitifs &

31. DHC, « Hospital », rem. D. 32. DHC, « Golius », rem. K.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire absolus aux sermens postérieurs & conditionnels ; car ce seroit une impiété que de s’engager à un formulaire de croiance sans présupposer qu’il est bon ; & ainsi tous les sermens par où l’on s’engage à l’Eglise sont conditionnels ; mais l’engagement aux lumieres de la conscience est naturel, essentiel & absolu33.

Cette trahison se résume en un mouvement simple mais tragique : l’Église qui fut persécutée devient persécutante lorsqu’elle accède au pouvoir. C’est au demeurant un comportement qui ne lui est pas propre. Mais, si les hérésiarques de l’Antiquité n’agissaient pas différemment, l’Église officielle ou catholique semble toujours avoir poussé les persécutions plus loin que ne le faisaient ses adversaires. Ainsi de l’arianisme : Cette secte a été tour-à-tour persécutrice & persécutée. On ne peut nier que les orthodoxes n’aient été les agresseurs : car nous avons vu que Constantin emploia la peine du banissement contre les principaux chefs de l’arianisme & qu’il menaça de mort tous ceux qui ne jetteroient pas au feu les écrits de l’hérésiarque ; mais il est certain que Constantius son fils, & Valens, qui firent monter sur le trône l’arianisme, traitérent plus rigoureusement les orthodoxes que Constantin n’avoit traité les ariens. À cela près, il semble, généralement parlant, que ceux-ci aient eu plus de tolérance que ceux-là ; & c’est une these que le Commentateur philosophique a entrepris de prouver dans le Supplement de son ouvrage. Il se sert entre autres raisons de ce qu’au tems que Recarede extirpa l’arianisme dans l’Espagne, les évêques catholiques étoient en beaucoup plus grand nombre que les évêques ariens, quoi que depuis près de deux cens ans la religion arienne fût la dominante. C’est un préjugé puissant qu’on n’inquiétoit gueres les catholiques34.

La trahison des idéaux évangéliques par les chrétiens discrédite l’Église. Évoquant la répression dont les chrétiens furent victimes au Japon – « les violences des Japonois ont bien grossi le martyrologe » –, Bayle souligne férocement la différence, pour ne pas dire l’opposition entre le christianisme primitif, avant la collusion constantinienne, et le christianisme devenu religion d’État : Sans prendre la liberté de rechercher les raisons que la sagesse de Dieu peut avoir de permettre dans un temps ce qu’elle ne permet pas dans un autre, l’on peut dire que le christianisme du xvie siecle n’a pas eu droit d’esperer la même faveur & la même protection de Dieu que le christianisme des trois prémiers siecles. Celui-ci étoit une religion benigne, douce, patiente, qui recommandoit de se soumettre à leurs souverains & n’aspiroit pas à s’élever sur les thrônes par la voie des rebellions ; mais le christianisme qui fut annoncé aux Infideles au xvie siecle n’étoit plus cela : c’étoit une religion sanguinaire, meurtriere, accoutumée au carnage depuis cinq ou six-cens ans. Elle avoit contracté une très longue habitude de se maintenir & de s’agrandir en faisant passer au fil de l’épée tout ce qui lui résistoit. Les buchers, les bourreaux, le tribunal effroiable de l’Inquisition, les croisades, les bulles qui excitoient les sujets à se rébeller, les prédicateurs séditieux, les conspirations, les assassinats des princes étoient les moiens ordinaires qu’elle emploioit contre ceux qui ne se soumettoient pas à ses ordres. Se devoit-elle promettre la bénédiction que le ciel avoit accordée à l’Eglise primitive, à l’Evangile de paix, de patience & de douceur35 ?

33. DHC, « Gregoire I », rem. E. 34. DHC, « Arius », rem. I. 35. DHC, « Japon », rem. E.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Cette diatribe contre un christianisme missionnaire discrédité rappelle le passage du Commentaire philosophique dans lequel Bayle avait imaginé le dialogue qu’auraient des missionnaires chrétiens sincères – ils diraient donc qu’ils ont l’intention de s’emparer du pouvoir, de fomenter des troubles et de forcer les consciences – et les représentant d’un souverain chinois ou japonais36. Dans l’apologue du Commentaire comme dans la réflexion du Dictionnaire, Bayle assène la même idée : par son intolérance foncière, le christianisme s’est déconsidéré. Au plan moral et religieux, il se montre en contradiction avec les principes même de son fondateur ; au plan politique, il représente un tel danger pour l’ordre public que n’importe quel prince avisé ne peut que l’empêcher de se répandre dans ses États. Le seul pouvoir politique qui a intérêt au maintien et à l’extension du christianisme, fût-ce par la force, est celui qui se revendique lui-même comme chrétien. La dimension idéologique de cette collusion entre l’Église et le pouvoir éclate lorsque, dans les controverses, des arguments non théologiques prennent manifestement le pas sur les enjeux religieux. Dans le combat que les réformateurs suisses menèrent contre les anabaptistes, Bayle montre que le poids économique du mercenariat joua un rôle déterminant : Les Suisses ne repoussent point l’ennemi avec des troupes auxiliaires ou soudoiées, mais en se rangeant eux-mêmes sous le drapeau ; & l’un des fonds de leur subsistance est la permission qu’ils donnent de lever du monde chez eux pour le service des étrangers. Il importe donc à leur souverain que tous les sujets soient propres aux armes & aiment la guerre. Voilà pourquoi les anabaptistes ne leur conviennent pas, gens qui ne veulent blesser ni tuer personne & qui entant qu’en eux est intimident les plus belliqueux ; car ils inspirent des scrupules de conscience sur l’effusion du sang humain & sur les passions inséparables du métier des armes37.

Cette justification de la guerre ne convainc pas Bayle, qui se situe résolument dans la tradition pacifiste érasmienne. Érasme aimait la paix, et en connaissait l’importance, note Bayle qui précise : Une des plus belles dissertations que l’on puisse lire est celle d’Erasme sur le proverbe Dulce bellum inexpertis. Il y fait voir qu’il avoit profondément médité les plus importans principes de la raison & de l’Evangile, & les causes les plus ordinaires des guerres. Il fait voir que la méchanceté de quelques particuliers & la sottise des peuples produisent presque toutes les guerres ; & qu’une chose dont les causes sont si blâmables est presque toûjours suivie d’un très-pernicieux effet. Il prétend que ceux que leur profession devroit le plus engager à déconseiller les guerres en sont les instigateurs38.

L’expression de l’intolérance chrétienne atteint son point culminant avec le débat sur le droit des magistrats à punir les hérétiques. Ce prétendu droit, que lui reconnaissent des auteurs tant catholiques que protestants – ici la frontière confessionnelle n’a guère de consistance – est en fait un devoir de punir ceux que l’Église aura condamnés. Ce soi-disant respect de l’autorité politique cache mal qu’il est en fait une tentative de mainmise cléricale : au nom de Dieu, on prétend dicter au magistrat son devoir. Pour la confession réformée, la position la plus radicale est assumée par Théodore de Bèze qui, dans son traité de Hæreticis a magistratu

36. Voir le chap. XIV du présent ouvrage. 37. DHC, « Anabaptistes », rem. L. 38. DHC, « Erasme », rem. U.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire puniendis, réplique aux critiques que Sébastien Castellion avait émises à la suite du supplice de Michel Servet : « Castalion traita la these générale de la tolérance ; Beze lui soutint que les magistrats doivent punir les hérétiques. » Outre que cette thèse lui paraît odieuse, Bayle considère que ses défenseurs manquent de cette forme d’intelligence et de recul critique que pourrait leur donner l’histoire : il se peut que la « crainte du dernier supplice » impose le silence aux sceptiques et garantisse les apparences de l’unité doctrinale de la confession ; mais il en va du dogme qui autorise cette pratique comme de l’invention des bombes & des carcasses, & de toutes sortes de machines de guerre. Ceux qui s’en servent les prémiers en retirent de grands avantages ; & pendant qu’ils sont les plus forts, cela va le mieux du monde ; mais quand ils sont les plus foibles, on les accable de leurs propres inventions39.

Bayle est surpris qu’Érasme ait défendu ce principe. Ce lecteur avisé des Pères de l’Eglise ne pouvait ignorer que ceux-ci avaient, pendant les premiers siècles du christianisme, récusé pareille idée. Il ne s’agit nullement d’ôter quelque pouvoir au prince, explique Bayle, au demeurant peu suspect à cet égard, puisque le domaine concerné est celui de la conscience, qui n’appartient qu’à Dieu : On ne pretendoit point pour cela ôter aux princes le droit du glaive qu’ils tiennent de Dieu : on vouloit seulement dire que ce droit ne s’étend pas sur les erreurs de la conscience, & que les souverains n’ont pas reçu de Dieu la puissance de persécuter les religions.

Quant à Pierre Jurieu, non seulement il attend du magistrat la répression des hérésies, mais il dénonce ses adversaires : « d’où vient que depuis quelques années un ministre de Hollande a tâché de rendre odieux les tolérans, par la raison qu’ils ôtoient aux souverains un des plus beaux droits de leur majesté ? ». La riposte de Bayle, cinglante, se fait en deux temps. D’une part ce comportement prouve à nouveau que les chrétiens sont plus intolérants que les païens en pareille situation : N’est-ce pas être plus malin & plus injuste que les païens ne l’étoient contre les Peres de la primitive Eglise, auxquels ils ne reprochoient point ce prétendu attentat sur les droits des souverains, ou ce prétendu crime d’Etat ?

D’autre part, Jurieu prétend défendre un principe général alors qu’il ne protège que des intérêts particuliers : pour montrer l’illusion de ce ministre, il suffit de lui demander pourquoi il ôte aux rois catholiques le droit du glaive par rapport aux protestans ? Pourquoi se croit-il permis ce qu’il blâme dans les autres comme un crime de leze-majesté ? Je parle pour la vérité, dira-t-il ; mais sa prétention est celle de tout le monde.

Le pasteur Jean Claude († 1687), qui stigmatisait chez Augustin « l’approbation des loix pénales en matiere de conscience », aurait été censuré par le synode des Églises wallonnes des Provinces-Unies, qui a condamné la proposition selon laquelle « le magistrat n’est point en droit d’employer son autorité pour abattre l’idolatrie & pour empêcher les progrès de hérésie » – autrement dit qui accorde au magistrat le droit, donc le devoir, de poursuivre et de punir les hérétiques. Le revirement d’Augustin peut surprendre, mais il s’explique : l’évêque d’Hippone « changea d’opinion à cause que les loix de l’Empereur avoient fait cesser un schisme ». Mais comment comprendre

39. DHC, « Beze », rem. E.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience ce qui se passe aujourd’hui ? L’opportunisme du synode wallon a quelque chose d’indécent, et Bayle ne dissimule pas son écœurement : Les ministres réfugiez ont changé de sentiment lors que la ruïne de leurs Eglises par l’autorité du souverain étoit encore toute fraîche & que la plaie étoit encore toute sanglante. Si on leur avoit demandé, pendant que les édits de persécution ne cessoient de pleuvoir sur le parti, ce qu’ils pensoient de la conduite d’un souverain qui assujettit à diverses peines ceux de ses sujets qui ne demandent que la liberté de prier Dieu selon les lumieres de leur conscience, ils auroient répondu qu’elle est injuste ; & dès qu’ils se sont vus en d’autres païs, ils ont prononcé anathême sur ceux qui condamnent l’usage des loix pénales contre les errans. Cela doit servir d’exemple de l’instabilité des choses humaines : il y a bien à moraliser là-dessus40.

L’opposition entre Bayle et ses adversaires est irréconciliable parce que ceux-ci privilégient la cause au nom de laquelle ils se battent tandis que le philosophe s’arrête à la légitimité de l’action, qui ne peut être établie que si elle est universalisable, donc applicable à l’adversaire combattu. L’histoire du pasteur arminien Jean Grevius en fournit un bon exemple. Déposé de sa charge et banni parce qu’il refusait d’adhérer aux canons de Dordrecht, il refusa son exil, ce qui lui valut d’être condamné à la prison à perpétuité : il se considérait en conscience plus obligé de travailler au salut des fidèles dont il avait la charge que de respecter la sentence qui l’avait banni. Tandis que la posture classique consisterait à dénoncer chez Grevius un double manquement, à l’orthodoxie religieuse d’une part, à l’autorité politico-judiciaire d’autre part, Bayle souligne au contraire la dimension archétypique de la situation, et s’empresse de comparer la décision de Grevius au choix que font, au moment où il écrit, certains pasteurs huguenots : On ne le peut regarder que comme un parfaitement honnête homme, qui remplissoit ses devoirs. J’en prends à témoin ceux qui soutiennent que les ministres qui retournent en France afin d’instruire en secret les réformés malgré les édits du prince font une très-belle action. Notez en passant que le principe de l’intolérance est la destruction de la maxime Quod tibi fieri non vis, alteri ne fecerit. Vous punissez un tel, & vous blâmez ceux qui font la même chose41.

La remarque vise évidemment Jurieu, grand pourfendeur d’hétérodoxes et partisan de l’intolérance doctrinale : il soutient un pasteur comme Claude Brousson qui prêche au « Désert » malgré l’interdiction qui frappe l’exercice public du culte réformé en France, mais il condamnerait Grevius dont le souci et les motifs d’agir sont les mêmes. Revenons au cœur de la question, à savoir le droit – ou le devoir – qu’exerce ou non le magistrat de punir les hérétiques. Dans l’article consacré à Claude de Sainctes, qui était « favorable au dernier supplice des hérétiques », Bayle montre d’une part que l’attitude consistant à refuser l’intolérance est la seule cohérente, tant politiquement que théologiquement ; et d’autre part que les partisans de la position intolérante combattent leurs adversaire selon les méthodes et avec la mauvaise foi qu’on a décrites dans la première partie :

40. DHC, « Augustin », rem. H. 41. DHC, « Grevius », rem. A.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire Il faut bien que les raisons des tolérans soient pressantes puis que ceux qui ont emploié toutes les souplesses de leur esprit & tous les artifices de leur plume pour y répondre ont été contraints de recourir à la malhonnêteté & de reconnoître que l’on ne doit pas étendre les loix pénales jusqu’au dernier supplice des hérétiques. Leur malhonnêteté s’est montrée en ce qu’ils ont tâché de persuader que les tolérans sont fauteurs des sociniens, qu’ils sont mal intentionnez contre le gouvernement & qu’ils ôtent aux puissances souveraines l’un des plus beaux droits dont Dieu les ait revêtues. C’est un procédé tout-à-fait lâche & inique42.

En pratiquant l’amalgame entre tolérance (ici, le refus du dernier supplice des hérétiques), hérésie (ici, l’antitrinitarisme) et subversion politique, les intolérants, non seulement se comportent de façon immorale, mais en outre ils prennent le risque de se priver d’un argument important, puisque les sociniens protestent contre tous les bûchers, et pas seulement ceux qui ont fait périr des antitrinitaires comme Servet ou Gentilis. La question politique ou politico-ecclésiastique du sort réservé aux hérétiques renvoie à celle, philosophique ou éthico-philosophique, de la vérité : ceux qui défendent la vérité ont-ils des droits supérieurs à ceux qui sont dans l’erreur ? Comme il est impossible de définir la vérité selon des critères universels et indiscutables, Bayle défend, depuis les Nouvelles Lettres critiques (IX) et le Commentaire philosophique, les « droits de la conscience errante » : quelqu’un qui erre de bonne foi a le droit de penser et de croire selon ce que lui dicte sa conscience. Bayle rappelle souvent cet axiome éthique dans le Dictionnaire : Ceux qui croient qu’il faut convertir le monde à une nouvelle doctrine & détruire le mensonge régnant doivent demander qu’on les écoute & qu’on ne leur fasse point de violence ; ils sont donc injustes s’ils demandent qu’on violente ceux qui sont d’une autre opinion, qu’on les dépouille de leurs biens, qu’on les empêche de parler & de se montrer. […] Il faut consentir qu’on accorde aux autres ce qu’on demande pour soimême ; car chacun se vante de soutenir l’intérêt de la vérité43.

La pratique de la torture renvoie, par un biais différent, aux mêmes problèmes. À propos de Jean Grevius qui avait écrit un traité sur la « question », Bayle constate que son usage est universel, mais qu’y recourir ne nécessite pas de la justifier : « Les souverains qui l’autorisent & qui ordonnent même qu’elle fasse une partie de la pratique criminelle n’imposent pas aux particuliers la nécessité de croire qu’elle soit juste. » Les traités des savants qui dénoncent les abus et les injustices de la torture permettent de distinguer entre l’obéissance requise au souverain et une adhésion aveugle à tout ce qu’il dit ou ordonne. Ceci doit apprendre à certains esprits persécuteurs que c’est sans raison qu’ils harcelent leurs ennemis sous prétexte qu’on n’approuve pas ou tous les usages de son païs, ou tous les principes de ceux qui gouvernent. La soumission des sujets demande bien que l’on obéisse aux magistrats, mais non pas qu’on croie qu’ils agissent toujours justement & qu’entre deux usages ils n’aient choisi quelquefois le pire. Il est même

42. DHC, « Sainctes », rem. F. 43. DHC, « Geldenhaur », rem. F ; voir aussi « Ruffi », rem. A.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience permis d’écrire pour représenter respectueusement les abus afin de porter le souverain à les réformer44.

Prêcher la tolérance, n’est-ce pas ouvrir la porte à de nouvelles religions, donc à de nouvelles erreurs ? N’est-ce pas pécher par naïveté, croire sur parole ceux qui, au départ, émettent des demandes modestes et se révèlent progressivement désireux de s’emparer du pouvoir et des consciences ? Il est certain que l’un des prétextes de ceux qui s’opposent aux nouvelles religions est de dire qu’il ne se faut point fier à l’humilité qui éclate dans les demandes respectueuses qu’elles font d’abord d’être simplement tolérées : que c’est le langage d’un homme qui veut entrer en renard, & régner comme un lion ; & qu’elles ont un zèle qui ressemble extrêmement à l’ambition. Un particulier qui est ambitieux se contentera au commencement d’être avancé cinq ou six pas ; peu après il demandera le double, & il voudra égaler les principaux, & enfin les surpasser. Il semble qu’une nouvelle secte s’estimera très-heureuse si elle obtient seulement la liberté de conscience ; mais au bout de quelques mois cela ne lui suffira point ; elle voudra être admise à quelques charges, & puis à la moitié du gouvernement, & enfin être la maîtresse, & ne voudra point accorder aux autres ce qu’elle en avoit obtenu par grace.

À ce danger qu’il ne sous-estime pas, Bayle répond en renvoyant les théologiens chrétiens partisans de l’intolérance à leurs propres principes : Ceux qui prennent à la lettre le commandement de Jésus-Christ Compelle intrare, contrain-les d’entrer, s’imaginent que rien n’est plus juste que cette conduite ; mais on leur fait voir qu’ils se trompent lourdement, & qu’ils exposent le christianisme à la juste exécration de toute la terre45.

En définitive, le combat de Bayle pour la tolérance est un combat contre le catholicisme : non pas tant contre la doctrine chrétienne telle qu’elle est élaborée par les conciles, tel ou tel dogme jugé absurde ; mais cette confusion du théologique et du politique, qui n’affecte d’ailleurs pas seulement l’Église de dénomination catholique. Le catholicisme, en ce sens, est l’intrusion d’un pouvoir coercitif, voire violent, dans le domaine de la conscience individuelle et des convictions personnelles. L’opposition entre l’esprit originel du christianisme et cette dérive est formellement exprimée à propos de Coornhert, qui ne cessoit de dire que Luther, Calvin & Mennon avoient attaqué vivement une infinité d’erreurs des catholiques romains, mais qu’ils avoient très mal réussi contre le dogme impie & affreux de la contrainte de conscience ; & qu’au lieu de le combattre de la bonne maniere, ils l’avoient plutôt affermi, chacun l’aiant mis en pratique par-tout où il avoit pu devenir le maître, chacun aiant créé un nouveau Papat par l’érection d’une Eglise schismatique qui condamnoit toutes les autres. Ils ont, disoit-il, encouragé le papisme par ce moien à continuer sa méthode ; & non seulement ils n’ont rien gagné contre ses maximes persécutantes, mais aussi ils ont introduit les confusions & les schismes en retranchant la liberté de prophétiser. Quant à lui il soutenoit qu’il ne faut haïr personne & que tous les gens pieux & qui par la foi en Jésus-Christ tâchent de se

44. DHC, « Grevius », rem. B. La remarque suivante donne une série de références sur la torture, avec un renvoi au Commentaire philosophique. 45. DHC, « Braun », rem. B.

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Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire rendre ses imitateurs sont de bons chrétiens & que les magistrats doivent tenir pour de bons sujets tous les habitants pacifiques46.

Cette opposition est également exprimée à propos de John Milton. Bayle s’arrête longuement au raisonnement que le penseur anglais a développé dans son traité De la vraie religion, de l’hérésie, du schisme, de la tolérance & des meilleurs moiens qu’on puisse emploier pour prévenir la propagation du papisme47. Pour lui, la défense de la tolérance s’adosse à une certaine confiance dans la providence divine. Dieu n’a pu vouloir que ses ouvriers dans sa vigne si laborieux, & si zêlez, & qui souffrent très-souvent plusieurs maux pour la conscience, soient abandonnez à des heresies mortelles & à un sens reprouvé, eux qui ont imploré l’assistance de son saint Esprit en tant de rencontres. Il est plus croiable que, n’aiant donné à aucun homme le don d’infaillibilité, il leur a pardonné leurs erreurs & s’est contenté benignement des pieux efforts avec lesquels ils ont examiné toutes choses sincerement & selon la regle de l’Ecriture & sous la direction celeste telle que leurs prieres ont pu obtenir.

Un protestant qui, « au lieu de les tolerer en charité », persécuterait ceux qui penseraient différemment de lui serait donc infidèle aux principes de l’évangile. Pour Milton, la tolérance doit bénéficier à tous de la même manière, elle doit autoriser l’expression par chacun de sa foi, notamment lors de réunions publiques et par le truchement de l’imprimerie. Cela dit, ajoute Bayle, Milton montre que le papisme doit être entierement privé du bénéfice de la tolérance, non pas entant que c’est une religion, mais entant que c’est une faction tyrannique qui opprime toutes les autres. Il montre aussi que le moien le plus efficace d’en empêcher l’augmentation dans l’Angleterre est d’y tolérer toutes sortes de protestans & en général toutes autres sectes dont les principes ne favorisent ni le vice ni la sédition.

Milton appartiendrait-il à cette catégorie d’auteurs qui revendiquent pour eux des libertés qu’ils refusent à leurs adversaires ? Bayle ne le pense nullement. Emboîtant le pas au penseur anglais, il estime au contraire que la tolérance ne peut se déployer que dans un espace où la liberté de penser est reconnue à tous. En ce sens, il n’y avoit personne qui eut plus de zêle que lui pour la tolérance ; car ceux qui n’en excluent pas le papisme, & qui par conséquent la limitent beaucoup moins que lui, ne sont pas comme il le semble ses plus fideles sectateurs. Ceux-ci par un excès d’amitié pour la tolérance sont intolérans au dernier point à l’égard des sectes persécutrices : & comme le papisme est de tems immémorial le parti qui persécute le plus & qu’il ne cesse de tourmenter le corps & l’ame des autres chrétiens par tout il le peut faire, c’est principalement à son expulsion que concluent les tolérans les plus outrez48.

Ces réflexions suscitées par les positions de Coornhert et de Milton sont comme la clé de voûte de la tolérance baylienne. Consubstantielle au christianisme évangélique, la tolérance s’avère inconciliable avec le catholicisme – étant bien entendu, il convient de le répéter, que le paradigme catholique fonctionne dans le christianisme luthérien ou réformé, comme dans la plupart des religions… Bayle s’efforce de ne pas nourrir

46. DHC, « Koornhert », rem. L. 47. On True religion, haeresie, schism, toleration. And what best means may be us’d against the growth of Popery (mars ou avril 1673). 48. DHC, « Milton », rem. O.

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Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience d’illusions à l’égard de la capacité humaine à l’adopter, mais il ne cesse de l’appeler de ses vœux : cet idéal en rupture avec l’axiologie de son temps est seul compatible avec les exigences de la foi évangélique et de la raison philosophique. Tout part du caractère non négociable de la vérité d’une part, et de la violence native de l’homme d’autre part. Ces deux facteurs expliquent l’intolérance fondamentale qui caractérise les relations humaines. Si le second relève simplement de la catégorie du péché (le mal en l’homme), le premier ne peut être condamné, mais seulement les excès auxquels il donne lieu. Pour éviter que l’intolérance ne débouche sur la guerre (guerre civile, guerre religieuse, polémique aux effets parfois tragiques), il faudrait que les hommes apprennent deux choses : 1° à hiérarchiser leurs vérités : toutes n’ont pas la même valeur, peu d’entre elles méritent que l’on se sacrifie pour elles, aucune ne justifie qu’on donne la mort ; 2° à reconnaître à l’adversaire le droit d’errer, c’està-dire, au bout du compte, exactement le même droit qu’on revendique pour soimême. Cette proposition, dont les Lumières finiront par imposer une version d’ailleurs souvent plus frileuse, n’a rien d’évident au moment où Bayle l’énonce. La plupart de ses contemporains pensent qu’il fait ainsi le lit du scepticisme, du socinianisme ou de l’athéisme. Cette proposition, Bayle l’émet comme en creux. Il pointe beaucoup plus les excès des hommes qu’il n’élabore un système éthique. Les lignes de son éthique apparaissent néanmoins de manière claire à travers les exemples qu’il présente. Cette proposition, Bayle l’émet de manière désillusionnée. Théoriquement, la tolérance aurait dû tout particulièrement s’épanouir dans deux groupes : l’Église chrétienne à cause de l’idéal évangélique, et la communauté des savants en raison de l’idéal de la République des Lettres. Or l’une et l’autre génèrent une intolérance extrême. L’inlassable combat idéologique de Bayle, tant comme chrétien que comme citoyen de la République des Lettres, fait penser à la devise du Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Cette proposition, Bayle la déploie de manière à la fois individuelle et sociale, religieuse et politique. La liberté de conscience ne se partage pas. Elle transcende les particularités de l’histoire personnelle et de la culture dans laquelle tout homme est inscrit, les options ou héritages confessionnels, les régimes politiques. C’est la raison pour laquelle Bayle ne condamne un système religieux ou philosophique, un régime, que dans la mesure où il prétend faire main basse sur cette liberté qui caractérise à ses yeux la vocation de l’humanité. Cette proposition, Bayle la veut universelle. Déjà le Commentaire était philosophique en ceci que, basé sur des principes rationnels, il devait permettre de déboucher sur des normes valables en toute circonstance. Cette option a été maintenue dans le Dictionnaire. Bayle entend réfléchir sur les mœurs humaines sans parti-pris, et exercer sa liberté critique à l’égard de toute l’histoire. L’appartenance confessionnelle ou nationale ne doit pas interférer dans les prises de position. Or, on l’a vu, les deux champs dans lesquels Bayle puise la majorité de ses exemples sont justement ceux qui le touchent, et qui provoquent la désillusion : le christianisme et la République des Lettres. Cette dimension d’autocritique est constitutive de l’effort déployé pour penser et mettre en œuvre la tolérance : elle implique préalablement de se laisser déloger de la certitude d’avoir raison.

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Bibliographie M. Yardeni, Repenser l’histoire. Aspects de l’historiographie huguenote des guerres de religion à la Révolution française, Paris 2000. Y.-Ch. Zarka – F. Lessay – J. Rogers dir., Les fondements philosophiques de la tolérance, t. I : Études ; t. II : Textes et documents, Paris 2002. R. Zuber – L. Theis éd., La Révocation de l’Édit de Nantes et le protestantisme français en 1685, Paris 1986.

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Références des publications « Histoire et critique de l’histoire chez Pierre Bayle. La Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr. Maimbourg, 1682-1683 », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 70 (1990), p. 69-108. « Pierre Bayle et la Glorieuse Révolution d’Angleterre », dans Protestantisme et Révolution, M. Péronnet éd., Montpellier 1990, p. 75-88. « Le “lego” de Pierre Bayle », dans Pierre Bayle : la foi dans le doute, O. Abel – P.‑F. Moreau éd., Genève 1995, p. 87-105. « L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire », dans De l’Humanisme aux Lumières : Bayle et le protestantisme. Mélanges Elisabeth Labrousse, M. Magdelaine – M.-C. Pitassi – R. Whelan – A. McKenna éd., Oxford 1996, p. 665-678. « Les faux prophètes dans le Dictionnaire de Bayle : fanatiques ou imposteurs ? », dans Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières. Le Dictionaire historique et critique de Pierre Bayle, H. Bots éd., Amsterdam–Maarssen 1998, p. 235-249. « Regards critiques ou complices sur les hérétiques. De l’Alphabet de Prateolus au Dictionnaire de Bayle », dans Pierre Bayle, citoyen du monde. De l’enfant du Carla à l’auteur du « Dictionnaire, H. Bost – Ph. de Robert éd., Paris 1999, p. 199-213. « L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire de Bayle », dans La vie intellectuelle aux Refuges protestants, J. Häseler – A. McKenna éd., Paris 1999, p. 227-252. « La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle », dans Journalisme et religion (1685-1785), J. Wagner éd., New York 2000, p. 91-110. « Pierre Bayle et la critique du mythe astrologique », dans Mythe et science, A. Dettwiler – C. Karakash éd., Lausanne 2003, p. 3-15. « Bayle entre droit et religion. Obligation de conscience et obéissance civile » (inédit). « Diffusion et discussion du cartésianisme chez Bayle. L’exemple des Nouvelles de la République des Lettres » (inédit). « Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme. La synthèse historiographique du Dictionnaire de Bayle », dans Jeanne d’Albret et sa cour (1528-1572), Ph. Chareyre – E. Berriot-Salvadore – C. Martin-Ulrich éd., Paris 2004, p. 441-456. « Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire de Bayle », Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte 16 (2004), p. 137-159. « Pierre Bayle et l’historiographie des guerres de religion », dans La mémoire des guerres de religion : la concurrence des genres historiques (xvie-xviiie siècles), J. Berchthold – M.-M. Fragonard dir., Genève 2006. « Conversion et coercition : les apologues bayliens du Commentaire philosophique », dans Convertir – Se convertir, J. Borm – B. Cottret – J.-F. Zorn dir., Paris 2006, p. 69-85.

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Abréviations des œuvres de Bayle CGM DHC OD CPD EMT NRL PDC RQP SCP

Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg Dictionnaire historique et critique Œuvres diverses Continuation des Pensées diverses Entretiens de Maxime et de Thémiste Nouvelles de la République des Lettres Pensées diverses sur la comète Réponse aux questions d’un provincial Supplément du Commentaire philosophique

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INDEX Articles du Dictionnaire historique et critique « Abaris », 19 « Abelard (Pierre) », 33n « Acosta (Uriel) », 34n « Adamites », 19n « Albret (famille) », 136, 165 « Alting (Henri) », 231 « Amyraut (Moïse) », 31n, 167n, 168, 168n, 173n, 174n, 175n, 221n « Anabaptistes », 19n, 31n, 240 « Anaxagoras », 233 « Ancillon (David) », 169n, 170n « Andlo (Petrus ab) », 80n « Aristote », 31n, 33n « Arius », 31n, 239 « Arminius (Jacques) », 31n, 228n, 233 « Athenagoras », 169n « Augustin », 31n, 242 « Averroës », 35n « Baius (Michel) », 31n, 233 « Barbe », 36n « Barcochebas », 19n « Beaumont (François de) », 139n, 154, 164n, 165n « Bellarmin (Robert) », 31n, 32n « Beme », 166n « Beraud (Nicolas) », 166n « Berault (Michel) », 167n, 168n, 170n « Berenger (Pierre) », 31n, 36n « Bernard (saint) », 20n « Berquin (Louis de) », 160n, 163n « Bezanites », 29n, 37n, 175n « Beze (Theodore de) », 161n, 164n, 167n, 168n, 170n, 174n, 175n, 241 « Blandrata (George) », 31n, 32n « Blondel (David) », 167n, 170n « Bodin (Jean) », 226n « Bosc (Pierre Du) », 167n, 169n, 170n, 171n, 174n, 175n « Bourgogne (Philippe duc de) », 218n « Braun (George) », 244 « Braunbom (Frederic) », 24, 25n « Brocard (Jacques) », 20n, 172n « Brunus (Jordanus) », 31n « Bucer (Martin) », 170n, 173n, 174n « Bullinger (Henri) », 173n « Caïnites », 31n, 32n, 33n 257

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Index « Calvin (Jean) », 161, 170n « Cameron (Jean) », 167n, 168n, 171n, 173n, 175n « Catius », 235 « Caurres (Jean Des) », 166n « Cerinthus », 31n, 38n « Chamier (Daniel) », 30n, 166n, 167n, 168n, 169n, 170n, 175n « Charles Quint », 25n « Charpentier (Pierre) », 166n « Charron (Pierre) », 97n, 235 « Chrysippe », 34n, 235 « Claude, ministre de Charenton », 167n, 168n, 169n, 170n, 171n, 174n « Comenius (Jean Amos) », 20n, 25 « Constance, ville d’Allemagne », 172n « Croi (Jean de) », 167n, 170n, 173n « Daillé (Jean) », 99n, 167n, 169n, 169n, 170n, 171n, 172n « Dante », 99n « Darius », 89n « Dolabella (Publius Cornelius) », 185 « Drabicius (Nicolas) », 21 « Drelincourt (Charles) », 170n, 171n, 174n « Dresserus (Matthieu) », 80n « Dryander (Jean) », 31n « Edouard IV », 183 « Elisabeth, reine d’Angleterre », 141n, 142, 184-185 « Epicure », 95n « Episcopius (Simon) », 31n, 234 « Eppendorf (Henri d’) », 232 « Erasme », 31n, 34n, 240 « Eustache (David) », 167n, 169n « Eve », 71n « Farel (Guillaume) », 31n, 33n, 37n, 140n, 161n, 162n, 170n, 175n « Faucheur (Michel Le) », 170n, 171n « Ferri (Paul) », 170n, 171n, 172n, 234 « Ferrier (Jeremie) », 167n, 168n, 172n, 173n, 174n « Fevre d’Etaples (Jaques Le) », 160n « François I », 162n « Gallars (Nicolas Des) », 164n « Gardie (Pontus de La) », 184n « Garissoles (Antoine) », 167n, 168n, 173n « Geldenhaur (Gerard) », 243 « Gentilis (Jean Valentin) », 31n, 32n « Golius (Jaques) », 238 « Gontaut (Armand de) », 166n « Gregoire I », 239 « Grevius (Jean) », 242-244 « Gribaud (Matthieu) », 31n, 32n « Grotius (Hugo) », 226 258

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Articles du Dictionnaire historique et critique « Guise (François de Lorraine duc de) », 164n, 165, 166n « Guise (Henri de Lorraine duc de) », 165, 185 « Haillan (Bernard de Girard) », 98n « Heidanus (Abraham) », 31, 234 « Henri IV », 138n, 166n « Herlicius (David) », 22n, 24n « Hobbes (Thomas) », 226-228 « Hochstrat (Jaques) », 36n « Hospital (Michel de L’) », 154n, 163n, 164n, 167n, 226n, 238 « Japon », 212n, 239 « Junius (François) », [1] 31n « Junius (François) », [2] 99n « Knox (Jean) », 31n « Koornhert (Theodore) », 35n, 245 « Kotterus (Christophle) », 22n, 174n « Kuhlman (Quirinus) », 17, 26 « Langle (Jean Maximilien de) », 169n, 170n « Larroque (Matthieu de) », 170n « Launoi (Matthieu de) », 170n, 172n « Leri (Jean de) », 91n « Lubienietzki (Stanislas) », 31n, 34n « Luther (Martin) », 31n, 36n, 161, 173n « Maccovius », 232 « Macon », 153, 154n, 165n « Mahomet », 22, 23n, 26n, 35n, 169n « Maimbourg (Louis) », 107n, 108n « Maldonat (Jean) », 31n « Manichéens », 31n, 32n « Marcionites », 31n, 38n « Marests (Jean Des) », 23n « Marests (Samuel Des) », 170n, 173n « Marot (Clement) », 162n, 163n « Melanchthon (Philippe) », 162n, 236 « Melchiorites », 29, 30 « Mestrezat (Jean) », 169n, 170n, 171n, 174n « Milletiere (Theophile Brachet sieur de La) », 31n, 163n, 168n « Milton (Jean) », 35n, 245 « Montauban », 174n « Morin (Jean-Baptiste) », 23n « Morlin (Joachim) »,, 231 « Morus (Alexandre) », 165n, 167n, 168n, 170n, 171n, 172n « Mucie », 185n « Navarre (Jeanne de) », 135-145, 154n, 165 « Navarre (Marguerite de) », [1] 136, 160n, 162n « Navarre (Marguerite de) », [2] 136, 165n, 166n « Nestorius », 31n, 33n, 35n 259

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Index « Nicolle (Pierre) », 82n, 83, 169n « Nihusius (Barthold) », 31n, 234 « Ochin (Bernardin) », 31n « Origene », 31n, 34n « Papesse (Jeanne la) », 31n, 32n « Pauliciens », 31n, 35n, 38n « Pellisson (Paul) », 31n, 36n, 169n, 174n, 233 « Poitiers (Diane de) », 166n « Pomponace (Pierre) », 33n « Prodicus », 31n, 34n « Puccius (François) », 237 « Reinesius (Thomas) », 236 « Remond (Florimond de) », 31n, 176n « Rodon (David de) », 31n, 35n, 170n, 173n, 174n « Rorarius », 70n « Rotan (Jean Baptiste) », 168n, 172n « Ruffi (Antoine de) », 31n, 243n « Saducéens », 35n « Sainctes (Claude de) », 164n, 242-243 « Sainte-Aldegonde (Philippe de Marnix, seigneur du Mont », 165n, 168n, 174n « Savonarola (Jerôme) », 24n, 26, 31n « Schutze (Jean) », 31n, 236 « Socin (Fauste) », 31n, 32n, 35n « Socin (Marianus) », 31n « Soubise (Jean de Parthenai, seigneur de) », 163n, 164n, 166n « Spinoza (Benoit de) », 33n « Sponde (Jean) », 173n « Stancarus (François) », 31n, 32n, 36n « Strigelius (Victorin) », 236 « Synergistes », 237 « Tandemus », 31n « Torelli (Pomponio) », 38n « Turlupins », 31n, 32n « Usson, château d’Auvergne », 77n « Vallée (Geoffroy de La) », 31n « Vergerius (Pierre Paul) », 31n « Vespasien, empereur », 184n « Vigilantius », 31n, 38n « Vorstius (Conrad) », 31n « Weidnerus (Paul) », 172n « Yse (Alexandre d’) », 167n, 172n, 174n

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Noms de personnes Abbadie Jacques, 66, 81, 82, 185 Abel Olivier, 9n, 88n, 192, 229n Abélard Pierre, 33, 36 Acher Abraham, 57 Adam, 168n, 173, 191 Agrippa d’Aubigné Théodore, 137, 142-144, 164 Albret César Phébus d’, 136 Albret Charles Amanieu d’, 136 Alexandre Noël, 66n Allix Pierre, 66 Almagor Joseph, 55n Altieri Émile (futur pape Clément X), 121 Alting Henri, 231 Amann Émile, 33n Ambroise de Milan, 113 Amelot de La Houssaye Nicolas, 120 Amerpoel Johannes, 73n Amyraut Moyse, 52, 168n, 173, 174, 230 Anaxagore, 13, 233 Ancillon Charles, 66 Ancillon David, 169, 170, 172n Antoine de Bourbon, 138, 144, 164 Aristote, 35, 69, 78 Armagnac Georges d’, cardinal, 142 Arminius Jacob, 230, 234 Armogathe Jean-Robert, 79n, 113n Arnauld Antoine, 50, 58, 60, 63, 65, 71, 81, 89n, 107n, 169 Assier, Mme d’, 139n Atkinson Geoffroy, 91n Attias Jean-Christophe, 201n Aubert de Versé Noël, 66 Audaux, 138 Augustin, saint, 38n, 202, 217, 228, 241 Averroès, 35 Bade Louis-Guillaume, margrave de, 181 Baluze Étienne, 60, 65 Bar Kochba, 19, 20 Barbara de Celye, 36 Barbier Antoine-Alexandre, 144n Barbin Claude, 57 Barin Théodore, 66, 72-75, 81 Baronius César, 32, 33, 38 Barret-Kriegel Blandine, 91n Barthes Roland, 10, 96 Basnage Jacques, 66 Basnage de Beauval Henri, 18, 22n, 66, 151, 229n 261

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Index Baudelot de Dairval Charles-César, 91 Bavière Maximilien II Emmanuel, duc de, 182 Bayle Jacob, 69, 88n, 92n, 98n, 105, 136n, 159, 202, 217 Bayle Jean, 78n, 99n, 138, 159, 202 Bayle Joseph, 89, 136n, 137n, 178 Bayze Jean de, 178 Beaujot Jean-Pierre, 9n, 189n Beaulieu Jean de, 59 Beaumont des Adrets François, 139, 154, 164, 165 Béda Noël, 160 Beddevole Dominique, 180 Bedouelle Guy, 106n Bekker Balthasar, 9, 84 Bellarmin Robert, 168n Belleforest François de, 37 Benoist Elie, 32n, 65, 66, 137, 176 Béraud Michel, 167, 168 Béraud Pierre, 167n Berauld Nicolas, 165 Berkvens-Stevelinck Christiane, 59n Bernard de Clairvaux, 19, 36 Bernard de Luxembourg, 37 Bernard Jaques, 70 Bernier François, 78, 79 Bernoulli Jacques, 9 Berquin Louis de, 163, 165n Besme (Yanowitz, dit), 166 Bèze Théodore de, 37, 109, 118, 137-140, 160-164, 168n, 170n, 240-241 Bianchi Lorenzo, 48n, 229n Biron, Mme de, 139n Blégny Nicolas de, 43, 44 Bodin Jean, 208, 218, 226, 227 Boileau Jacques, 18, 65, 107n Bollème Geneviève, 55n Bolsec Jérôme, 161, 170 Bordenave Nicolas de, 137 Bori Pier Cesare, 87n Bossuet Jacques-Bénigne, 18, 65, 169, 193, 214 Bost Hubert, 14n, 24n, 29n, 43n, 55n, 56n, 57n, 58n, 64n, 70n, 87n, 90n, 91n, 105n, 141n, 156n, 159n, 166n, 171n, 176n, 183n, 193n, 211n, 219n Bots Hans, 18n, 43n, 44n, 45n, 53n, 54n, 55n, 193n, 229n, 230n Boudot Jean, 57 Boufflers Louis-François, duc de, 194n Bovet Pierre, 20 Boyd, 145n Boyer Abel, 178n Boyle Robert, 72 Brantôme Pierre de Bourdeille, abbé de, 115, 118, 120n, 137, 138, 165 Braunbom Frédéric, 24 262

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Noms de personnes Briçonnet, Guillaume, 33, 160, 162 Briggs Eric R., 159n, 219n Brousson Claude, 66, 118, 242 Brueys David-Augustin, 18, 22n, 60, 65, 194, 195, 197, 198 Bucer Martin, 173n, 174 Buchanan George, 221 Bullinger Heinrich, 173n Burnet Gilbert, 63n, 66, 178 Busson Henri, 33n Calas Jean, 173n Calvin Jean, 14, 35-37, 72, 79, 84, 107, 113, 114, 140, 156, 161, 162, 167, 170n, 228, 236, 237, 244 Cameron John, 167, 171, 173n Campanella, Tommaso, 228 Caroli Pierre, 37n, 175n Carreyre Jean, 106n Cassander Georges, 19 Castellion Sébastien, 161, 241 Catherine de Bourbon, 136n Catherine de Médicis, 112-113, 116, 118, 127, 138, 144, 163, 164 Cave William, 60 Cérinthe, 38 Chamier Daniel, 30, 166, 166, 168 Chardin Jean, 91n Chareyre Philippe, 145n Charlemagne, empereur, 126 Charles II, roi d’Angleterre, 177, 183 Charles VIII, roi de France, 26 Charles IX, roi de France, 112, 142, 143, 144, 166 Charles-Quint, 25, 162 Charnley Joy, 43n, 48n Charron Pierre, 97, 235 Chartier Roger, 59n Chauffepié Jaques-Georges de, 173n Chenevière Marc.-E., 167n Chouet Jean-Robert, 45, 78 Christine Poniatovia, 21n Chrysippe, 95, 235 Claude Jean, 62, 64, 66, 82, 168, 169, 171, 172n, 174, 197, 241 Clovis, roi des Francs, 122 Cocceius Johannes, 80 Coligny Gaspard de, 118, 144, 151, 165, 166n Comenius Jan Amos, 20-22, 25 Compagnon Antoine, 95 Condé Louis Ier, prince de, 117, 118, 120, 142 Constance II, empereur romain, 239 Constant David, 178, 179 Constantin, empereur romain, 122, 239 263

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Index Coornhert Dirk, 35, 244, 245 Cop Nicolas, 161 Cordemoy Louis-Géraud de, 69 Coton Pierre, 168 Cottret Bernard, 128n, 177n, 229n Couplet Philippe, 60 Courcelles Étienne de, 234 Court Antoine, 176 Courtines Leo Pierre, 178n Cowdrick Ruth Elizabeth, 57n Coyne P. L., 145n Crasset Jean, 65 Cromwell Oliver, 25, 221 Cyrille d’Alexandrie, 35 Cyprien de Carthage, 190 Cyrus II le Grand, 26 Daillé Jean, 99, 126, 168, 170n, 171n, 172 Daneau Lambert, 168n Dante Alighieri, 99 Darmanson Jean, 70 David de Beaudrigue, 173n Davila Enrico Caterino, 162 Declercq Gilles, 103n, 106n De Graef Henry, 151n De Graef Pierre, 57 Delumeau Jean, 229n Desbordes Henry, 44, 57, 58 Descartes René, 69-74, 77, 78, 81, 83-85 Des Gallars Nicolas, 163 Des Maizeaux Pierre, 90, 105, 179, 184n Des Marets Samuel, 25n, 172, 173 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 23 Desplat Christian, 141 Deyon Solange, 169n Diane de Poitiers, 166n Dibon Paul, 45 Dodwell Henry, 66, 78, 190 Dominique, saint, 206 Dompnier Bernard, 30n Dorléans Louis, 142 Doucin Louis, 65, 196 Drabicius Nicolas, 20-22, 25, 26 Drelincourt Charles, 170, 171n, 172n, 174 Dubois-Goibaud Philippe, 202n Du Bosc Pierre, 170n, 171n, 174 Du Haillan Bernard Girard, 36, 98 Du Maurier Louis Aubery, 115 Du Perron Jacques Davy, 115n, 123, 126, 168 264

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Noms de personnes Du Pin Louis Ellies, 33, 60, 65, 66 Duplessis-Mornay Philippe, 137, 142 Dupréau Gabriel : voir Prateolus Duranton Henri, 44n Duras Marie de, 169 Duras Symphorien de Durfort, sire de, 139 Eco Umberto, 98 Edouard IV, roi d’Angleterre, 184 Ehrard Jean, 55n Elisabeth Ire, reine d’Angleterre, 122, 141, 184 Épicure, 65, 95 Episcopius Simon, 234 Eppendorf Henri d’, 232 Érasme, 240, 241 Eraste ou Erastus (Thomas Lieber, dit), 219 Erman Jean-Pierre, 176 Ésaïe, 139n Éthelbert, roi du Kent, 204n Eustache David, 169 Ève, 76 Fabre Rémi, 229n Fabricius Wilhelm, 66 Farel Guillaume, 36, 140, 160, 161, 175n Feller Joachim, 60, 66 Ferrand Louis, 38n, 65 Ferrier Jérémie, 168n, 172 Ferry Paul, 171n Fetizon Daniel, 132 Flacius Illyricus Matthias, 236 Fléchier Esprit, 65 Flournoy Gédéon, 133 Foisneau Luc, 227n Fontenelle Bernard Le Bovier de, 77n Fragonard Marie-Madeleine, 38n Franc Daniel, 61 François Ier, roi de France, 156, 162, 206 François-Xavier, saint, 214 Furet François, 55n, 56 Furetière Antoine, 18, 22n, 53n Gadamer Hans Georg, 100 Gaesbeeck Daniel, 57 Gaillard Jacques, 66 Galien, 226 Galland Auguste, 167n, 219n Garasse François, 36 Garissoles Antoine, 168n Garrisson Janine, 130n 265

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Index Gaultier Abraham, 43, 44 Gaultier Jacques, 29, 30, 36, 175n Gaultier de Saint-Blancard François, 66, 193 Gauthereau, 89 Gentilis Jean-Valentin, 243 Gerig John L., 178n Gisel Pierre, 20n Godard de Donville Louise, 103n Godde, veuve de Henri, 57 Golden Richard M., 167n Goodman John, 66 Goudet, 183 Goyon Isaac de, 144, 145 Goyon Simon de, 144, 145 Gramont Antoine de, maréchal, 165n Granderoute Robert, 43n Grandjean Michel, 229n Grégoire le Grand, pape, 203 Grégoire XIII, pape, 123 Grevius Jean, 242-244 Gronovius Jacob, 66 Gros Jean-Michel, 69n, 88n, 189n, 199n, 224n, 226n, 229n Grotius Hugo, 174, 218, 222, 225, 226, 228 Guggisberg Hans R., 224n Guillaume le Taciturne, 246 Guillaume III, stathouder de Hollande puis roi d’Angleterre, 25, 26, 132, 152, 177183, 185 Guilloré François, 64, 65 Guise Charles de, cardinal de Lorraine, 121, 123, 163 Guise François, duc de,112, 113, 124n, 127, 154, 164 Guise Henri, duc de, 116, 117, 150 Haag Émile et Eugène, 133n, 145n, 167n, 169n Hannibal, 180 Hardouin de Péréfixe Paul-Philippe, 115, 137, 139 Haxo Henry E., 88n Hazard Paul, 53 Heidanus Abraham, 66, 233, 234 Heidegger Johann Heinrich, 66 Héliodore de Paris, le P., 195 Henri II, roi de France, 156, 206 Henri III, roi de France, 151, 166, 226 Henri IV, roi de France, 112, 139, 142, 143, 145, 150, 151, 166 Henri VIII, roi d’Angleterre, 123 Henri II d’Albret, 142 Herbert Arthur, comte de Torrington, 181 Herlicius David, 21 Heumann Christoph August, 45 Heyd Michael, 25n, 78n 266

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Noms de personnes Hildebrandt Joachim, 66 Hobbes Thomas, 208, 217-219, 226-228 Hofman Melchior, 29 Hoffman Gaspar, 235 Honorius Ier, pape, 126 Horthemels Daniel, 59 Howells Robin, 185n Huber Ulrich, 218-221 Huisseau Isaac d’, 81, 174n Innocent XI, pape, 66n Jacques II, roi d’Angleterre, 127, 177-179, 183, 184 Jacques-Edouard Stuart, 177 Jaquelot Isaac, 70 Jean Cantacuzène, 60 Jean Chrysostome, 225 Jeanne d’Albret, 135-145, 154, 165 Jésus-Christ, 79, 81-83, 109, 120, 124, 129, 157, 163, 164, 171n, 191, 193, 202-204, 208-210, 214, 223, 244 Jossua Jean-Pierre, 71, 189n Joutard Philippe, 103n Jules César, 185 Jurieu Pierre, 19-21, 24, 25, 31, 35, 37n, 38, 39, 42, 48, 49, 60, 65, 66, 70, 83, 104, 111n, 118, 132, 137, 140, 152, 159, 166, 170n, 171, 172n, 173, 174n, 182, 185, 194, 196, 241 Justine, impératrice romaine, 113 Kappler Émile, 168n Kilcullen John, 191n Knetsch F. R. J., 132n Kotter Christoph, 20, 22 Kuhlman Quirinus, 17 Labrosse Claude, 44n Labrousse Elisabeth, 9n, 20n, 24n, 27n, 29, 35n, 43n, 59n, 69, 70, 75, 76n, 78n, 84n, 88, 89n, 96, 98n, 103n, 105n, 106n, 110n, 115n, 117, 117n, 129n, 130n, 132n, 134n, 135n, 147n, 159n, 178n, 183n, 185n, 189, 190n, 191n, 219n, 221n, 224n, 225n, 229n Lacoste Edmond, 104n Lactance, 60 La Milletière Théophile Brachet de, 168n, 172n Lamy Bernard, 95n Landucci Sergio, 83n Lange Albert de, 229n Lankhorst Otto S., 58n La Place Josué de, 173 La Popelinière Lancelot-Voisin de, 137, 142 Larroque Daniel de, 177, 219n Larroque Matthieu, 66 Launay Marcel, 229n 267

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Index Launoi Matthieu de, 172 Laursen Jean-Claude, 19n La Ville Louis de, 78, 79, 104n Lazard Madeleine, 144n Le Camus Étienne, 115n, 174n Le Cène Charles, 65, 66 Le Clerc Daniel, 66 Le Clerc Jean, 49, 66, 70, 75 Le Duchat Jacob, 94 Leers Arnoult, 57 Leers Reinier, 57-58, 60, 104n, 181 Le Faucheur Michel, 171n Lefèvre d’Étaples Jacques, 160, 165n Le Moyne Étienne, 46, 66 Lenfant Jacques, 66, 80n, 178, 179 Léon III l’Isaurien, empereur, 126 Léopold Ier, empereur, 179 Léry Jean de, 91n Lescarbot Marc, 91n Lessay Franck, 229n Lessius Léonard, 123 Lestringant Frank, 224n Leti Gregorio, 60, 65 Lévesque de Burigny Jean, 83n L’Hospital Michel de, 109, 154, 163, 164, 166, 167, 226n, 238 Liçarrague Jean de, 136 Lightfoot John, 66 Lindanus (Guillaume Damase Van der Linden, dit), 29, 30, 36, 37n Lipen Martin, 60 Lopez Fredéric, 57 Lorraine, cardinal de : voir Guise Charles de Louis XIII, roi de France, 132, 140, 141, 156 Louis XIV, roi de France, 62, 89, 106n, 108, 112, 113, 115n, 124, 130, 133, 144, 195, 197, 199, 202, 219, 221, 222 Louvois François Michel Le Tellier, marquis de, 105n, 178 Lubienski Stanislas, 66 Luc, évangéliste, 128, 191, 202, 225 Luther Martin, 19, 35, 36, 140, 156, 161, 169, 173n, 231, 232, 244 Mabillon Jean, 65, 91 Mabre-Cramoisy Sébastien, 57, 58, 106n Maccovius : voir Makowski Jean Machiavel Nicolas, 124n, 185, 218 Mahomet, 22, 23, 25, 26, 208 Maimbourg Louis, 30, 33, 38n, 51, 65, 77, 89, 103-120, 123-134, 137, 148-155, 157, 164, 196 Maintenon, Mme de (Françoise d’Aubigné-Scarron, dite), 144 Makowski Jean, 232 Malebranche Nicolas, 50, 58, 61, 60, 63, 65, 70, 71, 79, 85, 89n 268

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Noms de personnes Mallemans de Messange Claude, 73n Marais Mathieu, 95-96, 98n Marc-Antoine, 185 Marcion, 31 Margolin Jean-Claude, 224n Marguerite de Navarre, 136, 160, 162, 165 Marguerite de Valois, 136, 143, 165 Mariana Juan de, 89 Marie, mère de Jésus, 122 Marie, sœur de Marthe, 170 Marie Ire Stuart, reine d’Angleterre, 206 Marie II Stuart, reine d’Angleterre, 177, 178, 183 Marot Clément, 107, 118 Marthe, sœur de Marie, 170 Martin David, 203n Martin Henri-Jean, 58n, 59n Martin, veuve, 57 Marx Karl, 134n Matthieu, évangéliste, 120, 192, 210, 231, 232 Matthieu Pierre, 135 Maynier d’Oppède Jean, 113 Mazarin, cardinal, 174 McKenna Antony, 9n, 17n, 19n, 44n, 52n, 70n, 71n, 84, 85n, 89n Melchisédek, 77 Mélanchthon Philippe, 236-238 Ménage Gilles, 171n Merlat Elie, 66, 219, 220, 222, 224, 227 Mervaud Christiane, 159n Mestrezat Jean, 169, 171n, 172n, 174 Mezerai François-Eudes de, 115, 137, 143, 162 Michallet Étienne, 57 Milton John, 35, 221, 245 Minutoli Vincent, 94, 95n, 178, 180-183 Moïse, 72-75 Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 17, 120n Molnar Amedeo, 20n Momma Wilhelm, 66 Monluc Blaise de, 137-139, 142, 165 Montaigne Michel de, 13 Montgoméry Gabriel de Lorges, comte de, 136, 142 Montmorency Gaston, duc de, 119n Montpensier Louis, duc de, 120n More Thomas, 228 Moreau Pierre-François, 9n, 229n Morel ou Morély Jean, 168n Moreri Louis, 29, 30, 36, 89, 135, 154, 164, 165, 173n, 183 Mori Gianluca, 70, 224n Morin Jean-Baptiste, 23 Mörlin Joachim, 230-231 269

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Index Mortureux Marie-Françoise, 9n, 189n Morus Alexandre, 66, 165n, 168n, 171, 172n Mucie, 185 Muguet François, 57, 108n Müntzer Thomas, 19 Naudé Gabriel, 21, 185 Negroni Barbara de, 229n Nemo Philippe, 229n Nestorius, 32, 35 Nicole Pierre, 23, 62, 65, 82, 83, 96, 107n, 169 Nottingham Daniel Finch, comte de, 181 Nouet Jacques, 169 Olhagaray Pierre, 136, 137, 137, 142, 143 Opocensky Milan, 20n Oppède : voir Maynier d’Oppède Jean Origène, 34, 61, 225 Orléans Gaston, duc d’, 119n Ory Pascal, 183n Osiander Andreas, 231 Osiander Johann Adam, 66, 80 Osier Jean-Pierre, 32n Oudin Casimir, 60 Ovide, 192 Paets Adriaan, 66, 104 Paganini Gianni, 19n Pageau, abbé, 120 Pajon Claude, 66 Pallavicin Sforce, 115 Papebroch ou Papenbroeck Daniel, 60 Pardaillan, 20 Pardies Ignace-Gaston, 81 Parker Geoffroy, 179n Paul, apôtre, 85, 220 Paul III, pape, 123 Pécharman Martine, 229n Pellisson-Fontanier Paul, 65, 115n, 172n, 174 Penthésilée, reine des Amazones, 140, 145 Pépin le Bref, roi des Francs, 126 Périclès, 13, 14 Péronnet Michel, 38n, 229n Perret Jacques, 140n Perry Elizabeth I., 133n Petitot Jean, 229n Peyrot Bruna, 180n Pie V, pape, 38 Pierre de Pergame, 37 Pilatte Léon, 130n 270

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Noms de personnes Pintard René, 21n Piqué Nicolas, 229n Pittion Jean-Paul, 69n Pivot Bernard, 92 Platon, 196, 228 Poiret Pierre, 66, 70, 104 Pompée, 185 Pomponace ou Pomponazzi Pierre, 33 Pons Teofilo, 180n Popkin Richard H., 80n Posthumus Meyjes Guillaume H. M., 43n Poton Didier, 219n Pralard André, 66 Prat André, 9n Prateolus (Gabriel Dupréau, dit), 29, 30, 33, 36, 37, 38 Preston Richard Graham, Lord, 181 Preussius Joannes, 66 Prodicus, 34 Puccius François, 237 Pyrrhon, 71 Quérard Joseph, 144n Quesnel Pasquier, 55-56, 65 Quick John, 167n Ræmond ou Rémond Florimond de, 30, 34, 39, 160 Ragotski Sigismund, prince de Transylvanie, 21 Rapin René, 33, 65, 115 Rapin-Thoyras Paul, 177n Recarede Ier, roi des Wisigoths, 239 Reclam Pierre Chrétien Frédéric, 176 Reesink Henriette, 55n Regis Pierre-Sylvain, 69 Regourd Alexandre, 169 Reinesius Thomas, 235 Renouvier Charles, 134n Rétat Pierre, 9n, 44n, 53n, 95n, 159n, 175n, 189n Rex Walter E., 69n, 103n, 182n, 183n Rey Alain, 18n Riboudeau Philippe, 66 Richard Michel-Edmond, 171n Richelet Pierre, 17, 55n Richelieu, cardinal de, 169, 174 Rivin André, 75 Robert Philippe de, 70n, 176n Roche Daniel, 55n Rocolles Jean-Baptiste de, 133 Roelker Nancy L., 141 Roger Jacques, 55n Rogers John, 223n 271

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Index Rohan Henri, duc de, 167 Rohault Jacques, 69 Rotan Jean-Baptiste, 168n, 172 Rou Jean, 65, 66, 89, 132 Roussel Bernard, 229n Rudbecks Olav, 76 Ruvigny Henri de Massué, marquis de, 169n Sainctes Claude de, 242 Saint-Évremond Charles de, 18 Salluste, 114 Sandius Christoph, 60 Sanson Nicolas, 136n Sarpi Paolo, 115 Sarrau Isaac, 66 Saupin Guy, 229n Saurin Elie, 173 Savonarole Girolamo, 24 Scherzer Johann Adam, 60 Schlegel Friedrich, 87 Schuker Thomas, 19 Scudéry Madeleine de, 73n Scultet Daniel Séverin, 66 Secretan Catherine, 230n Selles Otto H., 176n Sénèque, 13 Serarius Nicolaus, 173 Serrurier Cornelia, 80n Servet Michel, 161, 241, 243 Sgard Jean, 43n Sherlock Guillaume, 181 Sigismond de Luxembourg, empereur, 36 Simmons Menno, 35, 244 Simon Richard, 49, 59, 61, 63, 65, 75, 161 Smith Thomas, 66 Socin : voir Sozzini Fausto Socrate, 196 Solé Jacques, 24n, 30n, 103n, 135n, 147n, 159n, 161, 168n Solère Jean-Luc, 201n Sorbière Samuel, 217, 227 Sozzini Fausto, 32, 33 Spanheim Frédéric, 65, 66 Spencer John, 66 Spinoza Baruch, 35, 49 Spon Jacob, 66 Sponde Jean de, 20, 172n Stancarus François, 32 Stankiewickz Wladislaw Józef, 219n Stauffer Richard, 81n 272

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Noms de personnes Sutherland Nicola Mary, 39n Tacite, 120 Tavannes Gaspard de Saulx, sire de, 165 Tertullien, 211 Tessier Antoine, 60 Theis Laurent, 229n Thököly Imre, 181 Thomas d’Aquin, 225 Thomasius Jacob, 21 Thomassin Louis, 65, 198 Thou Jacques-Auguste de, 115, 136, 137, 142 Tillotson John, 66 Torelli Pomponio, 38 Tourn Giorgio, 180n Tournes Samuel de, 105, 182 Tronchin Louis, 78 Troyel Abraham, 57 Turchetti Mario, 224n, 229n Turenne Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de, 19 Turrettini François, 66 Valens Flavius, empereur romain, 239 Van Benning, 19 Van Bunge Wiep, 71n Van Dale Antoine, 66, 77 Vanderjagt Arjo, 80n Van der Linden Guillaume Damase : voir Lindanus Van der Wall Ernestine, 80n Vanel Claude, 144n Van Leeuwenhoeck Anton, 66 Van Lieshout Helena H. M., 18n, 19n, 55n Van Roosbroeck Gustav Leopold, 178n Varillas François, 63, 65, 115, 137, 151, 166 Verbeek Theo, 80n Véron François, 169 Victor Amédée II, duc de Savoie, 180n Vigilance, 38 Vignes Alexandre, 65n, 66, 133 Villemandy Pierre de, 66 Virgile, 140 Vivés Juan Luis, 168n Voeltzel René, 121n, 169n Voetius Gisbert, 173 Voltaire, 9, 15 Vossius Isaac, 63, 65 Waesbergios Janssonius, 57 Wagner Jacques, 43n, 52n, 63 Wanegffelen Thierry, 229n Waquet Françoise, 45n, 230n 273

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Index Waterlot Ghislain, 229n Weiss Nathanaël, 114n Wetstein Henri, 57 Whelan Ruth, 9n, 33n, 43n, 75n, 92n, 103n, 117, 135n, 147n, 159n, 175n, 185n Wiszowaty Andreas, 66 Wittich Christoph, 80 Wolfgang Abraham, 57, 105 Yardeni Myriam, 43n, 135n, 147n Yvon Pierre, 66 Zarka Yves-Charles, 151n, 229n Ziegler Caspar, 60, 219n Zuber Roger, 189n, 229n Zunner Jean-David, 59 Zwingli Huldrych, 173n

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TABLE DES MATIÈRES Introduction . ............................................................................................................................................................... 5 –I– Croyance, crédulité, enthousiasme Chapitre I La critique du mythe astrologique ................................................................................................ 9 Chapitre II Les faux prophètes dans le Dictionnaire : fanatiques ou imposteurs ? . .............................................................................................................. 17 Chapitre III Regards critiques ou complices sur les hérétiques. De l’Alphabet de Prateolus au Dictionnaire . ..................................................................... 29 – II – Journalisme et philosophie de la lecture Chapitre IV Pierre Bayle journaliste . ....................................................................................................................... 43 Chapitre V  La bibliographie religieuse dans les Nouvelles de la République des Lettres .............................................................. 55 Chapitre VI Diffusion et discussion du cartésianisme : l’exemple des Nouvelles de la République des Lettres .............................................. 69 Chapitre VII Le lego de Bayle ........................................................................................................................................... 87 – III – Dossiers d’histoire religieuse Chapitre VIII Histoire et critique de l’histoire : la Critique générale de l’Histoire du calvinisme de Mr Maimbourg ............................................................. 103 Chapitre IX Jeanne d’Albret, amazone de la Réforme ....................................................................... 135 Chapitre X L’historiographie des guerres de religion . ....................................................................... 147 Chapitre XI L’histoire des Églises réformées de France dans le Dictionnaire . .............. 159 275

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Chapitre XII Un exemple d’« histoire immédiate » : la Glorieuse Révolution d’Angleterre ................................................................................. 177 – IV – Une éthique de la tolérance, entre obéissance et liberté de conscience Chapitre XIII L’écriture ironique et critique d’un contre-révocationnaire ........................... 189 Chapitre XIV Conversion et coercition : les apologues du Commentaire philosophique .............................................................. 201 Chapitre XV Entre droit et religion : obligation de conscience et obéissance civile ............................................................... 217 Chapitre XVI  Intolérance, tolérance et liberté de conscience dans le Dictionnaire

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Bibliographie ....................................................................................................................................................... 247 Références des publications .................................................................................................................. 254 Abréviations des œuvres de Bayle ................................................................................................... 255 Index ........................................................................................................................................................................... 257 Table des matières .......................................................................................................................................... 275

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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES Déjà publié : vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 136 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 2-503-50865-0 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l’Antiquité orientale 250 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 2-503-50898-7 vol. 107 J.-L. Achard L’essence perlée du secret. Recherches phiolologiques et historiques sur l’origine de la Grande Perfection dans la tradition ‘rNying ma pa’ 342 p., 155 x 240 mm, 1999, PB, ISBN 2-503-50964-9 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-50965-7 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karåma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 fig., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-50965-7 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe. L’invention des origines, Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240 mm, 2000, PB, ISBN 2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses (France, xvie-xixe siècles) 468 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 2-503-51193-7

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vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 18401905) xviii + 386 p., 155 x 240 mm, 2001, PB, ISBN 2-503-51194-5 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d’un concept transversal aux religions du Livre 336 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 2-503-51349-5 vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze iv + 460 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 2-503-5134-9 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 180 p., 155 x 240 mm, 2002, PB, ISBN 2-503-52205-X : vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambigües x + 170 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 2-503-52176-2 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 352 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 2-503-52204-1 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas xvi + 208 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 2-503-51534-7 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux viii + 128 p., 155 x 240 mm, 2003, PB, ISBN 2-503-51428-6 vol. 120 F. Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 2-503-51588-6 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion xii + 380 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 2-503-51587-8 278

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vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes viii + 184 p., 155 x 240 mm, 2004, PB, ISBN 2-503-51589-4 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d’Amon hors de Thèbes Recherches de géographie religieuse xii + 664 p., 38 ill., 155x240, 2005, PB, ISBN 2-503-51427-8 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, F. Schmidt (dir.) De la cuisine à l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditerranée ancienne xviii + 458 p., 155 x 240 mm. 2005, PB ISBN 2-503-51739-0 vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant viii + 216 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 2-503-51829-X vol. 126 (série Histoire et prosopographie de la Section n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 252 p., 5 fig., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 2-503-51904-0 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) L’historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 300 p., 155 x 240 mm, 2005, PB, ISBN 2-503-52019-7 vol. 128 (série Histoire et prosopographie de la Section n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 400 p., 155 x 240 mm, 2006, PB, ISBN 2-503-52341-2

En préparation : vol. 130 (série Histoire et prosopographie de la Section n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale

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