Travail vivant et théorie critique. Affects, pouvoir et critique du travail. 9782130786870, 2130786871

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Travail vivant et théorie critique. Affects, pouvoir et critique du travail.
 9782130786870, 2130786871

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Travail vivant et théorie critique

SOUFFRANCE ETTHÉiRIE COLLECTION DIRIGÉE PAR Christophe Dejours et Francis Martens

« Boîte de Pandore », « Péché originel », les mythes fondateurs prennent acte de la souffrance liée à notre condition. Ils la renvoient le plus souvent à la démesure des humains. Mais il est des souffrances — insidieuses ou vives - qui apparaissent proprement inhumaines : l'homme n'y est plus qu'objet dans un scénario qui l'anéantit. Les tragédies médiatisées, les grands sursauts de charité, donnent après coup l'illusion de conjurer le destin. Mais, une fois le pathos dissipé, tout s'abîme dans l'oubli - sauf peut-être le rappel que la solidarité a toujours pour vocation la lutte contre la souffrance. Violences politiques, désespoirs privés, destructions en tout genre, méritent qu'on s'y arrête pour penser. Pardelà l'indignation ou la plainte, il s'agit de reprendre les questions soulevées par la réalité de la souffrance pour examiner la place qui devrait leur revenir dans la théorie en sciences humaines et sociales. Comprendre ce qui arrive, pour ne pas s'y résigner.

Sous la direction de ALEXIS CUKIER

Travail vivant et théorie critique Affects, pouvoir et critique du travail

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ISBN 978-2-13-078687-0 ISSN 2103-4893 Dépôt légal — 1™ édition : 2017, mare © Presses Universitaires de France/Humensis, 2017 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Introduction P a r ALEXIS CUKIER

[...] il faut remplacer l'économie politique du travail mort, c'est-à-dire du capital et de la propriété, par une économie politique du travail vivant, partout où la nécessité de l'émancipation humaine est en jeu, et ce afin d'approcher d'une forme d'organisation raisonnable du bien commun 1 .

L'examen des évolutions sociales récentes conduit à replacer le travail au centre de nos préoccupations éthiques et politiques. L'analyse des métamorphoses du taylorisme et du fonctionnement des modèles de production postfordistes dans une économie aujourd'hui centrée sur les services et en cours de financiarisation, ainsi que le regain d'intérêt pour les diverses formes de la 1. Oskar Negt, «Travail et dignité humaine», L'Espace public oppositionnel., Paris, Payot, «Critique de la politique», 2007, p. 190.

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souffrance au travail et pour les enjeux politiques d'un droit du travail et d'une protection sociale en cours de démantèlement, renouvelle la critique du procès, de l'organisation et de la division du travail dans les sociétés capitalistes. Dans les domaines de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie, de nouvelles recherches montrent comment l'examen minutieux de l'expérience du travail, et des dynamiques affectives et de pouvoir qui s'y jouent, peut actualiser l'analyse de l'aliénation du travail et la remettre au cœur de la théorie critique de la société. Pourtant, le désintérêt, voire le déni du «travail subjectif et vivant1 » — comme l'exprimait déjà Karl Marx — et le refus de la thèse de la centralité du travail traversent toujours une bonne partie des théories critiques contemporaines, qu'elles se réfèrent par exemple à Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jùrgen Habermas ou Judith Buder. Elles ne parviennent pas, dans l'ensemble, à assumer la spécificité d'une théorie du travail par rapport à une théorie générale de l'action et de la coopération. Et elles sont en difficulté quand il s'agit d'articuler les normes spécifiques de la critique du travail — en termes de souffrance, d'injustice, de métier empêché, d'inégalités, etc. - avec les normes plus générales de l'autonomie, la reconnaissance, la justice, l'émancipation, la démocratie. Du point de vue de l'hypothèse de la 1. Voir par exemple, en lien avec la catégorie critique d'aliénation, Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Les Editions sociales, 2011, p. 791.

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centralité du travail1, il n'est pas satisfaisant de parler de «la reconnaissance au travail» ou de «l'autonomie au travail » sans disposer d'une théorie spécifique du travail vivant et pas seulement de la coopération en général; ni non plus d'employer des conceptions de l'État, de l'émancipation, de la démocratie qui ne sont pas construites à partir de l'analyse du travail. Pourtant, s'il est vrai, comme le pensaient par exemple Marx et John Dewey 2 , et comme le soutient aujourd'hui dans l'optique de la psychodynamique du travail Christophe Dejours, que «le travail, en tant que travail vivant, est le terme qui conceptualise le lien entre la subjectivité, la politique et la culture 3 », alors il convient pour le moins d'interroger, sinon d'envisager de refonder la théorie critique à partir d'une réactualisation du paradigme du travail vivant. On objectera que ce n'est pas de l'aliénation du travail vivant, mais de la domination du « travail mort » — capital, propriété, machines — que nous souffrons le plus aujourd'hui. Et qu'y compris dans l'entreprise, la permanence de l'approche gestionnaire, posttaylorienne, du travail - décomposition des gestes de métier, transfert des savoir-faire et de l'activité de planification de l'exécution au management, intensification de la prescription, etc. — 1. Voir Christophe Dejours et Jean-Philippe Deranty, «The centrality of work », CriticalHorizons, 2010, n° 11. 2. Voir Emmanuel Renault, «Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? », Actuel Marx, 2011, n° 49, et « Dewey et la centralité du travail», Travailler, 2012, n° 28. 3. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, p. 177.

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nécessite plus que jamais de passer, comme Marx en son temps, de la catégorie d'aliénation à celle d'exploitation pour fonder la théorie critique. Mais Marx n'a jamais abandonné l'analyse de l'aliénation du travail vivant, qui culmine dans les « Grundrisse», mais court de l'examen du travail aliéné dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 à sa conception des rapports entre procès de travail et procès de valorisation dans Le Capital. On redécouvre aujourd'hui avec les analyses empiriques des incidences psychosociales du management participatif par objectif, de l'évaluation individualisée, des normes qualité totale, etc., que «l'organisation scientifique du travail» non seulement produit, mais aussi présuppose une instrumentalisation de la subjectivité des travailleurs, une enrégimentation du « travailler1 » au service de la production et de la valorisation capitalistes. La critique de cette domination du «travail mort» sur le «travail vivant», pour reprendre l'opposition des « Grundrisse », requiert de ne pas en rester à une approche du travail comme emploi, salariat ou même comme rapport social : il faut entrer dans la « boîte noire » du travail, et produire une théorie du travail vivant. A la lumière de ce concept, plusieurs oppositions pourraient bien s'avérer caduques au sein de la théorie critique. Il n'est peut-être pas nécessaire, par exemple, d'opposer les analyses foucaldiennes de l'anatomie politique des corps dans la discipline productive, qui montrent comment la «discipline majore les forces du corps (en termes économiques d'utilité) et diminue ces 1. IbUL, p. 20.

mêmes forces (en termes politiques d'obéissance)1 », et les analyses marxiennes du despotisme d'usine et plus généralement de l'aliénation comme dépossession du travail vivant, qui rendent compte du fait que «les conditions objectives du travail acquièrent, face au travail vivant, une autonomie de plus en plus gigantesque, qui se manifeste par leur extension même, et que la richesse sociale se présente face au travail comme puissance étrangère et dominatrice dans des proportions de plus en plus fortes 2 ». Et il ne paraît plus souhaitable de choisir, à titre de principe organisateur de cette aliénation, entre les analyses sociologiques de la dégradation du travail et des processus de déqualification (deskilling) mis en œuvre par le management, d'une part, et d'autre part des « jeux sociaux » et des « accommodements » par lesquels les travailleurs se ménagent des marges d'autonomie au sein de l'entreprise managériale de «production du consentement» 3 . Si bien qu'enfin il devient possible de mettre l'examen du travail vivant - et ce qu'il implique concrètement: «des gestes, des savoirfaire, un engagement du corps, la mobilisation de l'intelligence, la capacité de réfléchir, d'interpréter et de réagir

1. Michel Foucault, Surveiller et Punir; Paris, Gallimard, 1975, p. 140. 2. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», op. cit., p. 791. 3. Voir respectivement : Harry Braverman, Labor and Monopolj Capital. The Dégradation of Work in the Twentieth Century, New York, Monthly Review Press, 1998 (1974) et Michael Burawoy, Manufacturing Consent. Changes in the Labor Process Under Monopolj Capitalism, Chicago, Chicago University Press, 1979.

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à des situations », c'est-à-dire aussi « le pouvoir de sentir, de penser et d'inventer 1 » au travail — au fondement d'une conception de la centralité du travail permettant d'articuler les analyses de l'individu, de la société et de la politique que produisent les théories critiques. Mais qu'impliquerait pour la théorie critique contemporaine de considérer le travail vivant comme un concept cardinal, un thème d'analyse privilégié, voire une norme centrale de la contestation des institutions contemporaines de travail et de la société ? Et de quelle manière conduire l'analyse conjointe des inégalités et de la souffrance au travail, des dynamiques affectives et des rapports de pouvoir dans l'entreprise, de l'exploitation et de l'aliénation, tout en éclairant les possibles réels d'émancipation que d'autres formes de travail et de vie permettraient de développer ? C'est à ces questions que les textes réunis dans cet ouvrage collectif, en s'appuyant sur des recherches en cours dans les domaines de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie, contribuent à répondre. Dans cette introduction, on trouvera d'abord un état des lieux des recherches récentes sur les dynamiques affectives et les rapports de pouvoir au travail, qui examine particulièrement les conceptions spinoziste, psychanalytique et phénoménologique du corps qu'elles emploient. Sont ensuite examinés l'héritage et l'actualité du concept de travail vivant - en insistant particulièrement sur sa genèse chez Marx, ses interprétations chez 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 20.

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Michel Henry et Antonio Negri, et son renouvellement du point de vue de la psychodynamique du travail chez Dejours — pour éclairer les enjeux psychiques, sociaux et politiques auxquels se confrontent les théories critiques.

THÉORIE DES AFFECTS ET CONCEPTION CRITIQUE DU TRAVAIL

La perte d'influence des courants structuralistes en philosophie et fonctionnalistes en sociologie a sans nul doute contribué ces dernières décennies en France au regain d'intérêt pour l'analyse de l'expérience du travail, et des dynamiques affectives et rapports de pouvoir qui permettent d'en rendre compte. Mais c'est manifestement à partir de l'essor de la psychologie du travail, et notamment du renouvellement du diagnostic psychopathologique et de l'étiologie sociale de la souffrance au travail - somatique, psychique, sociale — que la critique des incidences subjectives de l'organisation néomanagériale du travail (en termes notamment d'individualisation, de pathologie de l'isolement, d'anesthésie morale ou d'apathie politique) s'est le plus directement installée dans le champ de la théorie critique. Des travaux récents ont ainsi cherché à réactualiser à partir de ce diagnostic les catégories critiques d'aliénation, de domination, d'hégémonie, de servitude volontaire, et ont pu proposer, par exemple, de mettre en dialogue les analyses de la nouvelle organisation productive ou de la nouvelle division internationale du travail du care, avec les théories de la «production 11

biopolitique1 » ou du «capitalisme émotionnel 2 ». Plus généralement, la théorie critique s'est intéressée à nouveau à la fonction centrale des dynamiques affectives et des rapports de domination dans le procès, l'organisation et la division du travail et au sein des rapports sociaux de classe, de race et de sexe aujourd'hui. Dans ces analyses, la réactualisation de la thèse de la centralité psychique, genrée, épistémique, sociale et politique du travail implique donc un renouvellement de l'analyse de la fonction du corps et des affects dans les rapports de pouvoir et de domination. Mais sur quelles conceptions du corps ces analyses critiques du travail s'appuient-elles : s'agit-il du corps biologique, du corps pulsionnel, du corps vécu ? Plus particulièrement, de quoi les « émotions » dans les « émotions prescrites au travail» ou le «travail émotionnel» sontelles le nom ? Et les approches vitalistes, psychanalytiques, phénoménologiques, de l'affectivité peuvent-elles être articulées à toutes fins utiles pour comprendre l'expérience contemporaine du travail et ce qu'elle nous dit des rapports de pouvoir dans nos sociétés ? C'est à partir de ces questions que le travail en vue de cet ouvrage a été engagé3. On s'en tiendra ici à la présentation des trois conceptions du corps et de l'affectivité 1. Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012. 2. Eva Dlouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Le Seuil, 2006. 3. Cet ouvrage s'inscrit dans le prolongement du colloque « Pouvoir, travail et affectivité : quelles théories du corps pour la critique sociale?», Sophiapol, 8-9 février 2013, université Paris-OuestNanterre, et dans le cadre des recherches en cours au sein de l'ANR

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qui demeurent les principales voies d'entrée dans les travaux récents à ce sujet : l'approche spinoziste, à partir des désirs, l'approche psychanalytique, à partir des pulsions, et l'approche phénoménologique, à partir de la subjectivité. La théorie spinozienne des affects, du corps et de la puissance d'agir a été plusieurs fois employée ces dernières décennies pour « compléter » la critique marxienne du capitalisme, et plus spécifiquement pour saisir les dynamiques affectives à l'œuvre dans le néolibéralisme, d'une part, et dans les dynamiques d'émancipation, d'autre part1. La théorie de l'imitation des affects (imitatio affectus2) a ainsi pu être convoquée par les économistes André Orléan et Frédéric Lordon pour reconstruire une genèse de l'Etat, de la valeur et de la monnaie, ou pour expliquer les dynamiques affectives à l'œuvre dans le travail financier 3 . C'est le cas par PhiCenTrav («Approches philosophiques de la centralité du travail», Cerphi/Crephac/Sophiapol, 2015-2017). 1. Même s'il n'y est pas directement question de néolibéralisme, ces lectures héritent de l'interprétation de Spinoza dans Antonio Negri, L'Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir che^ Spinoza, Paris, Amsterdam, 2007. Pour une analyse des rapports entre Marx et Spinoza du point de vue d'une théorie critique de l'aliénation plus attentive au travail vivant, voir Franck Fischbach, La Production des hommes, Paris, Puf, 2005. 2. Voir Baruch Spinoza, Éthique, traduction de B. Pautrat, Paris, Points, « Points essais », 2010, Éthique III, proposition 27 et suiv. 3. Voir notamment Frédéric Lordon et André Orléan, « Genèse de l'État et genèse de la monnaie : le modèle de lapotentia multitudinis », in Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les Sciences sociales. De l'économie des affects à la puissance de la multitude, Paris, Amsterdam, 2008 ; Frédéric Lordon, Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002 ;

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exemple dans l'ouvrage caractéristique de cette approche qu'est Capitalisme, désir et servitude, dans lequel Frédéric Lordon propose de « penser à nouveaux frais l'exploitation et l'aliénation» à partir du lieu «où l'anthropologie spinoziste des passions croise la théorie marxiste du salariat 1 ». L'auteur s'appuie sur la conception spinozienne du conatus, du désir et de la puissance d'agir pour définir le pouvoir managérial et financier comme un art d'« embarquer d'autres puissances dans la poursuite de son désir 2 » et envisager le rapport de domination salariale comme «l'ensemble des pratiques de la colinéarisation3» du désir des salariés par ceux du patron. Cette conception du «pouvoir du capital d'amener les puissances d'agir salariales à son entreprise 4 » pose cependant de nombreux problèmes, dont le moindre n'est pas de chercher à faire rentrer la complexité des expériences contemporaines du travail dans le cadre d'une théorie binaire du pouvoir — «Voilà la vérité effective bipolaire du pouvoir: il fonctionne à la crainte et à l'amour 5 » qui ne laisse finalement de place ni au travail vivant ni aux rapports sociaux. La théorie spinozienne des affects de Y Éthique est également employée, en lien avec la conception du pouvoir du Traité de l'autorité politique, en et André Orléan, L'Empin de la valeur. Refonder l'économie, Paris, Le Seuil, 2011. 1. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 13. 2. Ibid., p. 19. 3. Ibid., p. 86. 4. Ibid., p. 64. 5. /fe/.,p. 87.

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des moments centraux de l'argumentation de Commonwealth de Michael Hardt et Antonio Negri. Il s'agit notamment de penser la production du commun — présentée comme l'enjeu politique central des sociétés capitalistes contemporaines — à partir de la conception spinozienne de l'amour1 ; les «luttes contre le régime biopolitique de la production sociale », à partir de l'analyse de l'indignation dans l'Ethique2 ; ou le projet démocratique, à partir de l'affirmation d'une correspondance entre pouvoir d'affecter et pouvoir d'être affecté 3 . Et c'est encore à partir de la conception spinozienne des rapports entre puissance, droit et valeur que les auteurs proposent d'expliquer comment, dans le capitalisme contemporain, «la valeur doit faire référence à l'activité vitale dans son ensemble: l'incommensurabilité et le débordement du travail productif traversent tout le tissu biopolitique dans son entier 4 ». Cependant, au moment d'aborder l'analyse de la fonction des « corps productifs » dans la « biopolitique », c'est à la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty et à la «phénoménologie des corps de Foucault 5 », que les auteurs, dans cet ouvrage, ont finalement recours. C'est dans la reprise de la théorie des affects et de la puissance d'agir de Baruch Spinoza — quoique cette reprise soit le plus souvent indirecte, par la médiation 1. p. 411 2. 3. 4. 5.

Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, op. cit., sq. Ibid., p. 312 sq. Ibid., p. 49\. Ibid., p. 413. Ibid., p. 54.

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de la théorie de Lev S. Vygotski1 - par la clinique de l'activité d'Yves Clot qu'on trouve l'usage de la théorie spinozienne la plus attentive à la réalité de l'expérience du travail. La clinique de l'activité développe le fil conducteur critique du «travail soigné» à partir du concept d'activité comme développement du pouvoir d'agir, que Clot définit parfois explicitement en rapport à la définition des affects dans YEthique \ «Par Affect, j'entends les affections du Corps qui augmentent ou diminuent, aident ou répriment, la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections 2 . » Plus précisément, ce qui intéresse la clinique de l'activité est l'effort d'autoaffection 3 à l'œuvre dans l'activité, considérée comme l'élément moteur de la subjectivité au travail: «La subjectivité est sans doute moins une disposition constitutive du sujet que le pouvoir d'être affecté dont chacun dispose plus ou moins en fonction de son histoire singulière. C'est son incomplétude qui rend le sujet disponible au développement de l'activité et non une puissance d'agir autochtone 4 .» Dès lors, la critique de l'organisation du travail peut se dire dans 1. Yves Clot, «Vygotski avec Spinoza, au-delà de Freud », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2015/2, tome 140. 2. Baruch Spinoza, Ethique, op. cit., livre III, définition 3, p. 213. Voir par exemple Yves Clot, Travail et pouvoir d'agir, Paris, Puf, 2008, p. 12. 3. Rappelons que pour Spinoza «l'effort pour développer la puissance d'agir n'est pas séparable d'un effort pour porter au maximum le pouvoir d'être affecté » (Ethique, op. cit., livre V, proposition 39). 4. Yves Clot, Travail etpouvoir d'agir, op. cit., p. 27.

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les termes d'une « désaffection » du travailleur dans son activité : Vivre au travail c'est donc pouvoir y développer son activité, ses objets, ses instruments, ses destinataires, en affectant l'organisation du travail par son initiative. L'activité des sujets se trouve au contraire désaffectée lorsque les choses, en milieu professionnel, se mettent à avoir entre elles des rapports qui leur viennent indépendamment de cette initiative possible. Paradoxalement, on agit alors sans se sentir actif. Mais cette désaffection diminue le sujet, le déréalise, non sans effet quant à l'efficacité même de son action, au-delà des effets sur sa santé1. À cette désaffection de l'activité s'oppose alors la perspective de l'émancipation comme développement du « pouvoir d'agir de l'individu sur le milieu de travail2 » par l'intermédiaire de la réappropriation collective du «genre» et du «style» professionnels. Cette conception des affects permet ainsi de diagnostiquer les entraves de l'organisation du travail à l'augmentation du pouvoir de l'individu de s'autoaffecter par l'intermédiaire d'autrui et du milieu de travail3 — ce en quoi consiste finalement le « travail vivant » pour la clinique de l'activité. Et c'est autour de cette conception de l'autoaffection par la 1. Ibid., p. 7. 2. Ibid., p. 30. 3. Voir notamment Yves Clot et Dominique Lhuilier (dir.), Agir en clinique du travail, Paris, Erès, 2010.

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médiation du monde social que se jouent les réappropriations convergentes de Vygotski et de Spinoza par la clinique de l'activité, mais aussi, comme le note Clot, le dialogue conflictuel entre les théories spinozienne et freudienne du rapport entre affects et pouvoir1. Une autre voie empruntée par la psychologie du travail pour penser le travail vivant est celle de la psychanalyse, et plus précisément de l'articulation proposée par la psychodynamique du travail entre théorie des pulsions et théorie du travail. Comme le rappelle Dejours dans Travail vivant, le corps ici en question n'est donc pas le corps biologique, mais le corps qui correspond au niveau de la pulsion comme «le représentant psychique des stimuli issus de l'intérieur du corps et parvenant à l'âme 2 ». Est 1. « Avec Spinoza, au-delà de Freud, la perspective vygotskienne s'en remet davantage à la vitalité transindividuelle du conflit pour développer la puissance d'agir, qu'à l'inertie des valeurs pour la "civiliser"» (Yves Clot, «Vygotski avec Spinoza, au-delà de Freud», art. cit., p. 219). Dans une perspective freudienne, on répondra que la thématique de la Kulturarbeit permet cependant de dépasser cette lecture de la sublimation dans les termes d'une valorisation sociale statique : « La sublimation est un concept qui comprend unjugement de valeur. En fait, elle signifie une application à un autre domaine où des réalisations socialement plus valables sont possibles. [...] Toutes les activités qui organisent ou affectent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une pulsion loin de son but destructeur originel» [Sigmund Freud, «Lettre à Marie Bonaparte », citée dans Ernest Jones, La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, tome III : Les dernières années de sa vie (1919-1939), Paris, Puf, 2006, p. 521], Voir le commentaire de ce texte du point de vue de la psychodynamique du travail dans Duarte Rolo, Mentir au travail, Paris, Puf, 2015, p. 99 sq. 2. Sigmund Freud, «Pulsions et destins des pulsions», Œuvres complètes, tome XIII, Paris, Puf, 2005, p. 169. Voir l'analyse du point

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en cause ici le « corps érotique », concerné par « le rêve, le fantasme, le désir, la souffrance, le plaisir, l'amour, et plus largement, les affects qui, incontestablement, passent par le corps et mobilisent le corps 1 ». C'est cette conception du corps érotique, pulsionnel, qui constitue le fondement théorique de l'approche du travail vivant par Christophe Dejours. La psychodynamique du travail s'est développée à partir d'une articulation entre approche psychosomatique (la clinique du corps malade) et psychanalytique de la souffrance au travail2, et en premier lieu d'une clinique des troubles psychiques liés au travail répétitif sous contrainte de temps 3 . Elle a conduit à proposer une théorie générale du travail articulée à la théorie psychanalytique de la sexualité dans la mesure où la découverte par Sigmund Freud de «l'exigence de travail» ('Arbeitsforderung*) imposée au psychisme par la pulsion de vue de la théorie de la double centralité (de la sexualité et du travail) dans Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, Paris, Puf, 2009, p. 48 sq. 1. Christophe Dejours, Le Corps d'abord. Corps biologique, corps érotique et sens moral, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2003, p. 10. Au sujet des rapports entre corps biologique et corps pulsionnel, voir également Christophe Dejours, Le Corps entre biologie et psychanalyse, Paris, Payot, 1986. 2. Voir Christophe Dejours et Isabelle Gernet, Psychopathologie du travail, Paris, Masson, 2012. 3. Christophe Dejours, Travail, usure mentale. Essai de psychopathologie du travail. Nouvelle édition augmentée, Paris, Bayard, 2000. 4. « La pulsion nous apparaît [...] comme une mesure de l'exigence de travail qui est imposée à l'animique par suite de sa corrélation avec le corporel» (Sigmund Freud, «Pulsions et destins des pulsions», art. cit., p. 169).

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permet de rendre compte de l'engagement de la subjectivité au travail. Ainsi, « le réel du travail se fait connaître comme une expérience affective», celle de l'échec du travailleur devant la résistance du réel, qui requiert un travail de soi sur soi pour le surmonter : L'invention de la solution permettant au sujet de surmonter l'obstacle que le monde oppose à sa maîtrise, se mute en exigence de travail, entendue cette fois comme exigence d'un travail psychique interne de «développement», de « progrès » dit Freud, de remaniement de l'architecture psychique et corporelle. C'est au prix de ce travail (Arbeit) que naissent les habiletés professionnelles, et elles ne peuvent naître dans cette transformation de soi dont l'endurance face à l'expérience de l'échec est à proprement parler le génie1. C'est à partir de cette expérience affective de la résistance du réel au travail qu'il est possible de comprendre les formes de souffrance au travail aujourd'hui en recrudescence 2 . De la souffrance normale liée à cette résistance du réel, il convient en effet de distinguer des formes de souffrance pathologiques, provoquées notam1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, op. cit., p. 62. 2. Au sujet du diagnostic clinique et de l'étiologie sociale des pathologies de surcharge (troubles musculo-squelettiques, lésions par efforts répétitifs, lésions d'hypersollicitations, karôshi, bum-oui), affections posttraumatiques, violences pathologiques, pathologies cognitives, harcèlements au travail, voir la préface de Christophe Dejours, Travail, usure mentale, op. cit., notamment p. 19-31.

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ment par des formes d'organisation managériales fondées sur la peur, le mensonge, l'individualisation et le déni du rapport au travail. Celles-ci déstabilisent les formes de défenses individuelles (par exemple, le refoulement) ou collectives (par exemple, la mise en scène du rapport au danger) traditionnellement mises en œuvre par les travailleurs pour contrôler la souffrance normale au travail et pour « vivre ensemble, affronter la résistance du réel, construire le sens du travail, de la situation et de la souffrance1 ». Ce faisant, ces formes d'organisation du travail attaquent ce que l'auteur nomme la «rationalité pathique» des individus, au sens de «ce qui, dans une action, une conduite ou une décision, relève de la rationalité par rapport à la préservation de soi (santé physique et mentale) ou à l'accomplissement de soi (construction subjective de l'identité) » 2 . Plus encore, cette transformation de la théorie freudienne de VA rbeitsforderung permet de montrer que « c'est par la médiation de la souffrance au travail que se forme le consentement à participer au système 3 ». En effet, ces dispositifs managériaux (notamment l'évaluation individualisée et les normes de qualité totale) peuvent conduire les travailleurs à adopter d'autres formes spécifiques de défense individuelle (notamment la « restriction de la conscience intersubjective4») ou collective (notamment «l'idéologie défensive 1. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de Finjustice sociale, Paris, Le Seuil, 1999, p. 148-149. 2. Ibid., p. 113.

3. Ibid., y?. 16.

4. Voir notamment ibid., p. 162 sq.

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du réalisme économique1 ») qui soutiennent la tolérance à la compétition économique et à l'injustice. Cette voie, ouverte par la psychodynamique du travail, d'une articulation entre théorie psychanalytique des pulsions, clinique psychosomatique et théorie du travail, outre qu'elle a donné lieu à des interventions cliniques et études empiriques spécifiques2, a également renouvelé l'analyse des formes de souffrance et de défense spécifiques aux travailleurs et aux travailleuses — en s'articulant alors avec la théorie sociologique des rapports sociaux de sexe et la théorie du care3 - , et a permis de mettre en relief l'importance du phénomène de la souffrance éthique, liée à l'expérience de participer à des actes qu'on réprouve face à des formes d'organisation du travail encourageant le mensonge ou la manipulation4. Elle a donné lieu à des discussions importantes dans le domaine de la philosophie sociale, et elle a renouvelé l'approche 1. Voir notamment ibid., p. 128 sq. 2. Voir par exemple Marie Pezé, Le Deuxième Corps, Paris, La Dispute, 2002 ; Christophe Demaegt et Duarte Rolo, « Dire ce à quoi l'on tient dans le travail. Enjeux éthiques du travail de soin psychiatrique», Nouvelle Revue de psychosociologie, 2013/1, n° 1 5 ; Christophe Dejours, Le Choix. Souffrir au travail n'est pas une fatalité, Paris, Bayard, 2015. 3. Voir notamment Pascale Molinier, L'Énigme de la femme active. Egdisme, sexe et compassion, Paris, Payot, 2003, et Le Travail du care, Paris, La Dispute, 2013. 4. Voir notamment Duarte Rolo, Mentir au travail, op. cit. L'auteur y développe notamment une discussion serrée des rapports entre sublimation et reconnaissance (chapitre V), ainsi que de la catégorie critique de servitude volontaire (chapitre VT), du point de vue de la psychodynamique du travail.

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par la théorie critique de l'expérience du travail, mais aussi des catégories de souffrance sociale et d'aliénation1. Enfin, l'influence de l'approche phénoménologique du corps et de l'affectivité sur la critique contemporaine du travail, pour être souvent implicite et indirecte, n'en a pas moins été structurante pour un ensemble conséquent de recherches, notamment dans le domaine de la sociologie. On sait qu'Edmund Husserl ne ménagea pas de place spécifique au monde du travail dans sa phénoménologie du monde de la vie, et que les analyses sociophénoménologiques du « monde du travail » chez Alfred Schùtz ou du pratico-inerte et de la rareté au fondement de la réification par le «système des machines» chez Jean-Paul Sartre, par exemple, n'ont pas insisté sur la dimension corporelle et affective de l'expérience du travail. C'est le plus souvent par des médiations plus indirectes que la sociologie du travail et la philosophie sociale ont hérité de l'approche phénoménologique de la subjectivité : par exemple, la théorie de Y habitas de Bourdieu, la théorie de la reconnaissance d'Axel Honneth, ou la théorie du « travail émotionnel » d'Arlie Hochschild.

1. Voir notamment Christophe Dejours, «Aliénation et clinique du travail », Actuel Mary:, 2006, n° 39, «Nouvelles aliénations»; JeanPhilippe Deranty, « What is work ? Key insights from the psychodynamics of work», ThesisEleven, 2009, vol. 98, et «Work as transcendental experience: Implications of Dejours's recent writings for social and political theory», Critical Horizons, 2010/2, n° 11 ; ainsi que les usages philosophiques de la psychodynamique du travail dans Jean-Philippe Deranty et Nicholas Smith (dir.), New Philosophies of Labor. Work and the Social Bond, Leyde/Boston, Brill, 2011, et Emmanuel Renault, Soufrances sociales. Philosophie,psychologie etpolitique, Paris, La Découverte, 2008.

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On sait ce que la théorie bourdieusienne de l'habitas, comme «systèmes de schèmes de perception, d'appréciation et d'action permettant d'opérer des actes de connaissance pratique 1 », doit à la phénoménologie, et notamment aux analyses du schéma corporel dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, selon lesquelles « s'habituer à un chapeau, à une automobile ou à un bâton, c'est s'installer en eux, ou inversement, les faire participer à la voluminosité du corps propre 2 ». Comme l'ont montré de nombreux commentateurs, il y a bien dans le fonctionnement de ces schèmes « quelque chose comme un sujet », décrit en partie de manière phénoménologique3. On a moins souvent remarqué cependant à quel point ce soubassement phénoménologique de la théorie de Yhabitus fondait la description bourdieusienne des situations de travail. C'est le cas par exemple dans «La double vérité du travail», qui commence par expliquer que «les travailleurs peuvent concourir à leur propre exploitation par l'effort même qu'ils font pour s'approprier leur travail4», renvoyant ainsi à sa théorie de la méconnaissance objective, fondée en l'occurrence sur 1. Pierre Bourdieu, Méditationspascaliennes, Paris, Points, « Points essais », 2003, p. 166. 2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 168. 3. Voir Laurent Perreau, «Quelque chose comme un sujet. Bourdieu et la phénoménologie sociale», in Michel de Fornel et Albert Ogien (dir.), Bourdieu. Théoricien de la pratique, Paris, Editions de l'EHESS, 2001, et François Héran, «La seconde nature de Yhabitus : tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revuefrançaise de sociologie, 1987, n° 28, p. 385-416. 4. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 292.

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l'accord entre organisation du travail, attentes collectives à l'égard du poste, et habitus des travailleurs. Cependant, l'analyse de la « violence douce » du management moderne, et des « nouvelles stratégies de manipulation - enrichissement des tâches, encouragement à l'innovation et à la communication, "cercles de qualité", évaluation permanente, autocontrôle - qui visent à favoriser l'investissement dans le travail1 », les considère comme des réponses organisationnelles permettant de pallier le désajustement entre les habitus des travailleurs et les objectifs des entreprises. Le geste critique s'appuie donc sur une analyse des discordances, dans l'expérience du travail, entre «l'histoire objectivée dans les choses sous forme de structures et de mécanisme (ceux de l'espace social ou des champs)» et «l'histoire incarnée dans les corps, sous forme d'habitus»2. Les critiques d'inspiration bourdieusienne de l'organisation managériale du travail et les études des évolutions de la condition ouvrière3 — comme du reste une grande partie des enquêtes sur la souffrance sociale initiées par La Misère du monde — héritent, le plus souvent implicitement, de cette conception phénoménologique des rapports entre corps et pouvoir. De manière similaire, les travaux sociologiques liés à la théorie honnethienne de la reconnaissance — qui entretient des relations complexes, mais structurantes, 1. Ibid., p. 295. 2. Pierre Bourdieu, « L a double vérité du travail», Méditations pascaliennes, op. cit., p. 217. 3. Voir par exemple Danièle Linhart, avec Barbara Rist et Estelle Durand, Perte d'emploi,perte de soi, Paris, Erès, 2009, et Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.

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avec l'approche phénoménologique de la subjectivité1 — invitent à une radicalisation de l'analyse des paradoxes de la subjectivité dans les sociétés capitalistes, au-delà des indications d'Honneth au sujet de Finstrumentalisation de la reconnaissance dans le monde du travail contemporain2. Ainsi, comme le propose Stefan Voswinkel, le « travail subjectivisé » du monde de l'entreprise contemporain peut désigner à la fois « les exigences croissantes portant sur la subjectivité, la responsabilité individuelle et l'autonomie personnelle » et ce qui, tout en étant la cible de ces tentatives d'instrumentalisation, y est irréductible : les « revendications des travailleurs pour leur travail » et le rapport subjectif au travail dans lequel ceux-ci « attendent des espaces de jeu pour l'expression de leur propre responsabilité et la possibilité d'une réalisation de soi» 3 . De même, on peut montrer que l'analyse du rôle du « travail émotionnel» et des «règles de sentiments» 4 dans 1. Voir notamment Jean-Philippe Deranty, Beyond Communication. A CriticalStudy ofAxelHonneth'sSocialPhilosophj, Leyde/Boston, Brill, 2009, et «The theory of social action in Merleau-Ponty and Honneth», in Miriam Bankovsky (dir.), Récognition Theory and Contemporaty French Moral and Political Philosophy: Reopening the Dialogue, Manchester, Manchester University Press, 2012. 2. Voir Axel Honneth, « La reconnaissance comme idéologie », « Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l'individuation » et « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche », in Axel Honneth, La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2008. 3. Stefan Voswinkel et al., «L'admiration sans appréciation. Les paradoxes de la double reconnaissance du travail subjectivisé», Travailler, 2007, n° 18, p. 72. 4. Arlie Hochschild, «Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale», Travailler; 2003, n° 9, p. 19-49.

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l'organisation managériale des métiers de services initiée par Arlie Hochschild dans The Managed Heart, s'appuie sur une conception des sentiments — appréhendés comme « des formes de préparation à l'action1 » - fort proche des analyses de la Phénoménologie de la perception de MerleauPonty. Demeure le fait que les théories du travail explicitement fondées sur une conception phénoménologique du corps, des affects et de la subjectivité sont rares, et n'ont pas conduit à des programmes de recherche clairement délimités. La tradition phénoménologique recèle pourtant des ressources importantes pour penser le travail vivant, comme le montrent par exemple le concept d'« activité subjectivante » au travail, construit par le sociologue Fritz Bohle et la psychologue Brigit Milkau à partir de la théorie merleau-pontyenne de la perception2, et surtout — nous y reviendrons — la «phénoménologie du travail» développée par Michel Henry, qui propose d'articuler directement théorie du corps et critique du capitalisme à partir d'une lecture phénoménologique de l'œuvre de Marx 3 . Dans cette perspective phénoménologique très spécifique, qui fait de la subjectivité « l'essence

1. Arlie Hochschild, The Managed Heart. Commercialisation of Human Feelings, Berkeley, University of California Press, 2003, p. 56. 2. Fritz Bôhle et Brigit Milkau, De la manivelle à l'écran. Uévolution de l'expérience sensible des ouvriers lors des changements technologiques, Par Eyrolles, 1998. 3. Pour une présentation synthétique, voir Richard Sobel, « Phénoménologie du travail, ontologie de la vie et critique radicale du capitalisme. Réflexions à propos du statut de l'interprétation de Marx par Michel Henry», Cahiers tféconomie politique, 2009/1, n° 56.

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de la manifestation »> du monde, le travail apparaît fondamentalement comme la mise en œuvre de cette force de manifestation : « Prises dans ce pouvoir les choses sont d'entrée de jeu ce qu'elles se découvrent être sous l'action du travail vivant : des matières pour être informées par sa force vivifiante, des instruments de cette force, ses prolongements déjà façonnés, eux aussi, et informés par elle 1 .» Le travail vivant doit alors être compris comme l'expression de la « Corpspropriation originelle du Corps et de la Terre au sein de la Vie», comme «la mise en œuvre des pouvoirs du corps subjectif et ainsi une des formes premières de la culture » 2 . Dans cette perspective vitaliste, le capitalisme peut dès lors être critiqué en tant qu'il contient et altère cette manifestation de la vie et, plutôt que d'en faire le lieu de l'éveil et du développement de ces pouvoirs, transforme le travail en un processus aliénant, qui rend impossible la réalisation de la puissance de la vie en l'homme. Qu'ils mobilisent le terme de «travail vivant» ou non, ces usages contemporains des approches spinozienne, psychanalytique et phénoménologique du corps et de l'affectivité permettent, chacun à sa manière, d'envisager une réactualisation du paradigme marxien du «travail subjectif et vivant », dans lequel la théorie critique part de l'expérience du travailleur afin d'analyser les dynamiques affectives et les rapports de pouvoir en elle exprimés. Pour envisager les diverses voies d'une telle reconstruc1. Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 135. 2. Ibid, p. 84.

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tion, il convient à présent d'examiner la genèse de ce paradigme chez Marx.

À PARTIR DE MARX : L'ALIÉNATION DU TRAVAIL VIVANT

La notion marxienne de «travail vivant» (lebendige Arbeit) ne se résume pas aux analyses de la « dialectique du travail vivant et du travail mort 1 » dans les « Grundrisse », mais peut être considérée comme une ligne directrice de l'ensemble de l'œuvre de Marx 2 . Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, si ce terme n'est pas employé, c'est bien déjà à partir de la vie du travailleur que l'aliénation est expliquée et critiquée. Rappelons que dans le premier cahier ce sont l'« activité vitale » (Lebenstàtigkeii) de l'individu et la « vie générique » (Gattungsleben) de l'être humain qui sont dépossédées dans le travail aliéné3. La conception de «la vie» comme activité permet ainsi à Marx de dépasser le sensualisme de Ludwig Feuerbach : par son travail, l'être humain peut transformer intentionnellement et librement les conditions subjectives et objectives de son activité (en cela, il est un «être générique»). L'aliénation consiste de ce 1. Michel Henry, Marx. Une philosophie de l'économie, Paris, Gallimard, «Tel», 2009, p. 278. 2. Pour une lecture de l'ensemble de l'œuvre de Marx au prisme du concept de travail vivant, voir Laurent Baronian, Marx and Living Labour, Londres, Roudedge, 2013. 3. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007, p. 122.

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point de vue en ceci que cette « activité libre » est dépossédée et transformée en simple moyen de la subsistance et de la possession 1 . Ainsi, la misère ouvrière dans le capitalisme ne met pas seulement l'ouvrier dans la dépendance du capitaliste, elle inverse la finalité de «la vie productive » {produktives Leberi) de l'être humain : le travailleur participe à la production d'un monde dont il est aussitôt privé si bien que «son corps propre non organique, la nature, lui est soustrait 2 ». Cette articulation théorique entre l'inscription du travail dans le processus vital de l'être humain et l'appréhension de l'aliénation comme une dépossession de cette activité vitale que devrait pouvoir mettre en œuvre le travail constitue l'intuition fondamentale d'où pourra émerger le concept de travail vivant. Plus encore, cette articulation théorique permet également de décrire et critiquer quelque chose d'essentiel dans le capitalisme: si la vie, du point de vue du travailleur, se caractérise par des besoins qui nécessitent de travailler pour les satisfaire, elle est aussi, cette fois du point de vue du capital, une marchandise: «son existence, sa vie, deviennent, y compris physiquement, une marchandise», de telle sorte que, pour le capitaliste, le travailleur constitue «un capital vivant» 3 . Si bien que le troisième cahier montre finalement qu'en 1. Comme l'exprime Marx dans le troisième manuscrit, se référant alors à la thématique de la « soif d'avoir » dans la Philosophie der Tat de Moses Hess, « l'ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder » {ibid., p. 180). 2. Ibid, p. 123. 3. Ibid., p. 131.

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transformant les objets des besoins en moyens de subsistance, le capitalisme transforme l'activité vitale en «la vie de la propriété privée, du travail et de la capitalisation 1 ». C'est pourquoi, dans son commentaire des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 — qui anticipe certes largement sur les écrits ultérieurs de Marx - , Gérard Granel peut affirmer que dans le mode de production du capitalisme et de la grande industrie «le travail vivant n'est donc plus que le carburant de l'augmentation du travail mort en lui-même 2 ». C'est l'examen de ce travail mort qui permet à Marx, dans les « Grundrisse», de thématiser plus directement le concept de travail vivant. Le terme de «travail vivant» apparaît d'abord dans les « Grundrisse» à titre de mesure économique, comme le travail concret des individus en tant qu'il constitue le pendant de l'argent dans la balance monétaire : « Le temps de travail passé contenu dans un quantum déterminé d'or doit nécessairement augmenter ou baisser par rapport au temps de travail vivant actuel \gegenwàrtige 1. Ibid., p. 149. Au sujet des rapports entre besoin, vie et travail dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, voir Stéphane Haber, « " L e naturalisme accompli de l'homme": travail aliéné et nature », in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, Paris, Puf, «Actuel Marx confrontation», 2 0 0 8 ; et dans la perspective d'une interprétation de l'aliénation comme « désobjectivation » impliquant centralement «la perte des objets vitaux», voir Franck Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, notamment p. 156-157. 2. Gérard Granel, «Un cours de Gérard Granel: "Le travail aliéné dans les Manuscrits de 1844"», Cahiers philosophiques, 2008/4, n° 116.

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lebendige Arbeit[x. » Mais si Marx transforme le «travail direct» (qui, dans la théorie ricardienne du «travail incorporé», désigne le temps de travail et l'habileté de l'ouvrier, et est distingué du «travail indirect», autrement dit les moyens de production) en « travail vivant », c'est précisément pour s'opposer à la thèse absurde - celle de la conception contemporaine du «capital humain» — selon laquelle «tous les membres du corps seraient du capital, puisque aussi bien chacun d'entre eux a besoin non seulement d'être développé, mais d'être nourri, reproduit par l'activité, le travail, pour pouvoir fonctionner comme organe 2 ». Or le capital n'est pas une chose, mais un rapport, et mieux encore un procès, historiquement défini; et le travail n'est pas seulement ce qui se réalise dans un produit disponible pour un travail ultérieur, mais il est une activité déterminée, qui prend une forme spécifique dans le procès de production propre aux sociétés capitalistes. Le qualificatif « vivant » vise donc précisément ce qui, dans le travail, échappe à la conception abstraite et réifiante que le capitalisme se fait du travail, exprimée aujourd'hui dans les théories économiques néoclassiques et les conceptions gestionnaires du travail. Et le terme de « travail vivant » a pour fonction de montrer que le travail ne peut en aucun cas être réduit à son usage par la valorisation capitaliste et à sa conception par la théorie spontanée du 1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse», op. cit., p. 93. 2. Ibid., p. 220.

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capitalisme, dans la mesure où il demeure toujours aussi un travail concret, une production de valeur d'usage1. C'est ainsi que se construit dans les « Grundrisse » l'opposition entre «travail vivant» et «travail mort», qu'on retrouve également dans le chapitre «Procès de travail et procès de valorisation » du Capital : En transformant l'argent en marchandises qui servent d'éléments matériels pour former un nouveau produit, ou servent comme facteurs du procès de travail, en incorporant la force de travail vivant à leur objectivité de choses mortes, le capitaliste transforme de la valeur, c'est-à-dire du travail passé, objectivé, mort, en capital, c'est-à-dire en valeur qui se valorise elle-même, en ce monstre animé, qui se met à «travailler», comme s'il avait le diable au corps2. Du point de vue du capital, la séparation entre « travail vivant» et «travail mort» est en effet la condition du procès de valorisation : le travail produit de la valeur en agissant « comme vie fécondante sur l'objectivité du capital qui ne fait qu'exister et qui est donc une objectivité morte 3 ». Mais du point de vue des travailleurs, dans la « relation du travail objectivé et du travail vivant », le travail consiste précisément à abolir cette séparation entre conditions subjectives (la capacité de travail) et objectives 1. Voir notamment ibid., p. 226. 2. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, Puf, «Quadrige», 1993, p. 219. 3. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», op. cit., p. 259.

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(les conditions de travail) de l'activité. Cette contradiction entre deux points de vue irréconciliables — celui du procès de la valorisation et celui du procès de travail — traverse donc la notion de travail vivant ; et c'est ce qui en fait la valeur heuristique et critique1. Ainsi, la thématique de l'aliénation peut-elle se dire à présent dans les termes du travail vivant, et alors se rapprocher de la thématique ultérieure de la réifïcation ( Verdinglichung) : comme le note Franck Fischbach, « le concept de réifïcation commence par exprimer quelque chose de la réalité» d'un point de vue strictement marxien, dans «le fait que le capitaliste paye l'équivalent d'une quantité de travail objectivé et mort en échange de l'usage qu'il fait du travail vivant 2 ». Autrement dit, le travail vivant désigne à la fois le travail concret, effectif, impliquant une activité physique du travailleur à partir de la matière du travail passé et dans un monde social déterminé, et en même temps ce que le procès de production du capitalisme désobjective, instrumentalise, cherche à réduire à une pure force de travail. Pour comprendre le détail de l'argumentation marxienne — qui confronte le lecteur à des expressions apparemment contradictoires telles que «la puissance de travail vivante dans son indigence subjective et insubstantielle de travail vivante3 » —, il convient finalement de distinguer entre trois niveaux 1. Voir à ce sujet Franck Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, op. cit., p. 163. 2. Ibid., p. Ml. 3. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse», op. cit., p. 419.

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d'analyse1 du travail vivant : 1) le niveau du procès de travail: comme « condition générale du métabolisme de l'homme et de la nature2 », le travail vivant est le travail réel, concret et incarné, ce dont les moyens, conditions et produits sont dépossédés par la classe des capitalistes ; 2) le niveau de laforce de travail: le travail vivant y est le « facteur subjectif du procès de travail, la force de travail en action3 », et à ce titre constitue une marchandise animée pour le capitaliste, dont la dépense permet de ressusciter «le travail mort» et de transmettre de la valeur aux marchandises4 ; 3) le niveau du travail comme rapport social : la division sociale du travail force les travailleurs à instrumentaliser leur travail vivant au service du capitalisme, si bien que le travail « appartient au travailleur pour ce qui est de la souffrance, de l'effort, alors qu'elle appartient au capitaliste en tant que substance qui crée et multiplie la valeur5 ». Les analyses du Capital permettent du reste de distinguer plus clairement que celles des « Grundrisse » entre la «force de travail» et le «travail vivant»: la première est « le résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d'un être humain 6 », ce qu'achète le capitaliste; 1. Nous suivons ici les distinctions d'Emmanuel Renault dans « Comment Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? », art. cit., p. 24-26. 2. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 207. 3. Ibid., p. 233 4. Ibid, p. 219. 5. Karl Marx, Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867. Le Capital. Livre /, Paris, Les Editions sociales, 2010, p. 131. 6. Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 188.

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tandis que le «travail vivant» est «la force de travail en action1 », c'est-à-dire le travail du point de vue de l'activité du travailleur. Ce travail vivant, concret et incarné, «se présente face à la madère naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s'approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie 2 [...]». Autrement dit : la force de travail est le travail abstrait, une marchandise dans le procès de valorisation, et le travail vivant est le travail concret, une activité dans le procès de production. La conception marxienne du travail vivant a certes manifestement un caractère techniciste : il est conçu essentiellement comme un face-à-face avec la matière et les produits du travail passé, qui alors « ne fonctionnent plus que comme facteurs objectifs du travail vivant 3 ». Mais Marx est également attentif à sa dimension expérientielle, subjective : dans le travail vivant, le travailleur «modifie aussi sa propre nature» et «développe les potentialités qui y sont en sommeil, et soumet à sa propre gouverne le jeu de forces qu'elle recèle» 4 . Plus encore, au-delà de cette réinterprétation naturaliste de la conception hégélienne du travail comme Bildung, Marx s'intéresse à la dimension corporelle, sensible et affective du travail vivant, et notamment à l'effort que doit 1. 2. 3. 4.

Voir notamment ibid., p. 199 et p. 232. Ibid., p. 200-201. Ibid., p. 205. Ibid., p. 200.

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faire le travailleur pour s'approprier le travail prescrit: « Outre l'effort des organes au travail, il faut une volonté conforme à ce but, s'exprimant dans une attention soutenue pendant toute la durée du travail, d'autant plus indispensable que celui-ci enthousiasme moins le travailleur par son contenu propre et son mode d'exécution, et qu'il peut donc moins en jouir comme du jeu de ses propres forces physiques et intellectuelles1.» Contre les interprétations du travail vivant comme pure force de travail abstraite ou comme pure possibilité créative résistant à la domination du capital2, on peut donc voir dans ces analyses marxiennes une véritable conception de ce qu'est le travail concret. Il s'agit de l'activité individuelle du travailleur dans le procès de travail, qui du point de vue du capitaliste, de l'économiste et du gestionnaire constitue une marchandise, un «facteur» de production et un instrument, mais du point de vue du travailleur consiste en une confrontation physique aux obstacles du réel, une épreuve de son intelligence, un rapport affectif et pratique au monde social. Ainsi, s'il y a lieu de faire de «la subordination du travail vivant à la reproduction élargie du travail cristallisé 3 » un fil directeur critique important au sein des écrits de Marx, il paraît illégitime de réduire le travail 1. Idem. 2. Ces deux pôles se retrouvent par exemple respectivement dans Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et Fagir, Paris, La Quatrième Génération, 2012, et Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Bourgois, 1979. 3. Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l'agir, op. cit., p. 111.

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vivant — comme le fait notamment la «critique de la valeur» — au «travail vivant abstrait1 », à la dépense de force de travail. Pour Marx, le travail en acte ne peut pas se réduire effectivement au travail en puissance, et le travail vivant désigne cette activité du travail irréductible à sa fonction dans le procès de valorisation capitaliste. C'est finalement en raison de cette distinction maintenue entre les points de vue du capitaliste et du travailleur sur le travail que Marx emploie ce terme de « travail vivant » : il désigne le travail réel, sensible et concret, qui est aliéné par le procès de valorisation du capitalisme, mais qui tout aussi bien ne peut y être absolument assimilé. C'est dans cette optique que des théories plus récentes, examinant plus directement que Marx l'analyse des dynamiques affectives et des rapports de pouvoir qui se jouent dans l'expérience du travail, ont pu interpréter et réactualiser cette notion de «travail vivant» pour en faire le fondement de la critique de l'organisation contemporaine du travail, et à partir d'elle de l'ensemble des sociétés capitalistes aujourd'hui.

POUR UNE RÉACTUALISATION DU PARADIGME DU TRAVAIL VIVANT

Parmi les réactualisations du concept marxien de travail vivant en vue du renouvellement de la théorie critique, on peut distinguer trois voies : celle d'une radicalisation de sa fonction dans la conceptualité mar1. Ibid., p. 107.

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xienne, celle d'un nouvel usage dans le cadre d'une théorie de la spécificité du capitalisme contemporain, et celle d'une refondation du concept à partir d'une nouvelle théorie du travail. La première approche consiste à inscrire le concept de travail vivant dans une interprétation phénoménologique de l'œuvre de Marx : ce fut la voie empruntée par Michel Henry dans Marx. Une philosophie de l'économie, et prolongée dans Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe. Dans cette perspective, le terme de travail vivant désigne la réalisation des puissances subjectives du corps, que la division sociale du travail et la spécialisation professionnelle empêchent en pratique1, et que la science économique qui ne s'intéresse qu'au travail abstrait nie en discours2 : Défini par la vie, l'individu se présente comme une force et c'est cette force qui est au principe de l'univers économique tout entier. Dans un tel univers cette force s'appelle «travail». La nature de celui-ci ne peut donc se comprendre qu'à partir de celle de la force dont il n'est qu'un autre nom : comme elle, il est subjectif et vivant, ayant son siège dans la vie et ne pouvant se produire qu'en elle. C'est à ce titre seulement qu'il est réel. Travail subjectif, travail vivant, travail réel sont des termes équivalents 3. 1. Voir notamment Michel Henry, Marx. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, p. 272-273. 2. Voir notamment Michel Henry, «Marx: une philosophie méconnue de la subjectivité», Contretemps, 2006, n° 16, p. 167. 3. Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe, op. cit., p. 111.

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Plus précisément, le concept marxien de travail vivant doit alors se comprendre dans le cadre de l'« interprétation de la vie comme immanence » et de « l'interprétation de l'économie comme aliénation de la vie » 1 développées selon l'auteur dans l'ensemble de l'œuvre de Marx. La théorie ontologique marxienne — centrée dans cette optique sur la centralité de l'individu et de sa « vie monadique», déterminée par des besoins qui ne constituent pas des limites, mais au contraire des réalisations des potentialités subjectives de l'individu — devient donc le principe de la critique de l'économie politique. Sa découverte principale est que «la "réalité" économique se propose d'abord comme aliénation de la vie 2 ». Dès lors, le travail vivant n'est pas seulement la mesure ontologique de la théorie de la valeur, mais aussi le critère normatif de la critique de la « substitution, dans l'économie, de la chose à la vie 3 », c'est-à-dire de la réification: «La réification des relations individuelles dans les rapports économiques, l'autonomisation de ces derniers, détermine dans la subjectivité vivante une mutation qui l'affecte au plus profond d'elle-même, dans sa téléologie propre 4 ...» Parce que le travail n'est plus l'activité de l'individu cherchant à satisfaire ses besoins, mais un moyen de subsistance et une marchandise, la production chosifie le travail vivant. C'est dans cette perspective que Michel Henry peut faire de «la dialectique essen1. 2. 3. 4.

Voir p. 67 et p. 70. Ibid., p. 69. Ibid., p. 77. Ibid., p. 79.

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tielle chez Marx du travail mort et du travail vivant1 » non seulement la clé de voûte de l'ensemble de sa lecture phénoménologique de la théorie économique de Marx, mais aussi le cœur de sa théorie critique : « La dialectique du travail mort et du travail vivant - le fait que le second, par son étreinte, retient le premier dans l'être - constitue le motif ultime de la critique du capitalisme2. ». Autrement dit: la critique de l'aliénation se dit désormais dans les termes d'une dévitalisation du travail vivant. C'est cette ligne d'argumentation que radicalisera ensuite Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe, en dénonçant « l'empire de la mort » de « l'univers technico-économique » du capitalisme comme du socialisme soviétique : « la subjectivité — le travail vivant — se trouve progressivement éliminée du procès réel de la production tandis que la part en lui du dispositif instrumental objectif ne cesse de grandir», ce qui conduit à un « dépérissement de la force subjective de travail dans un procès livré à une objectivité croissante»3. C'est cependant sur le versant phénoménologique plutôt que sur le versant critique, et indépendamment de son interprétation de la conceptualité marxienne, que les analyses de Michel Henry paraissent aujourd'hui les plus fructueuses pour une théorie contemporaine du travail vivant. C'est le cas, notamment, de son analyse, déjà évoquée, de 1. ML, p. 274. 2. Ibid., p. 278. 3. Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d'une catastrophe, op. cit., p. 161.

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l'activité technique comme effort de « corpspropriation» du monde fondant l'expérience subjective du travail1. Une deuxième approche consiste à réactualiser le concept marxien de travail vivant dans le cadre d'une théorie du capitalisme contemporain : c'est la voie empruntée par Negri depuis sa lecture des « Grundrisse » dans Marx après Marx jusqu'à ses ouvrages avec Hardt, notamment Multitude et Commonmalth. Le principe général de cette lecture réside dans le diagnostic du passage à une nouvelle période du capitalisme, qu'on peut qualifier de «capitalisme cognitif» et dans lequel le «travail immatériel » — la production du savoir, de l'information, de la communication, ainsi que des relations linguistiques, émotives et sociales — jouerait un rôle dominant. Dans cette perspective, le « travail vivant » est considéré dans les faits comme le moteur principal de la production 2 , et dans la théorie comme le concept pivot permettant d'articuler la théorie marxienne du capitalisme et la théorie foucaldienne de la biopolitique, permettant de concevoir que «le travail et la valeur sont devenus bio1. Voir à ce sujet la discussion dans la perspective de la psychodynamique du travail dans le deuxième tome de Travail vivant {op. cit., p. 25-27) ainsi que dans Christophe Dejours, «Travail et phénoménologie de la vie », /«Jean-Marie Brohm et Jean Leclercq (dir.), Michel Heniy, Lausanne, L'Âge d'homme, «Les dossiers H», 2009. Voir également Eric Hamraoui, «Travail vivant, subjectivité et coopération: aspects philosophiques et institutionnels», Nouvelle Revue de psychosociologie, 2013/1, n° 15. 2. Voir à ce sujet la synthèse dans Carlo Vercellone et Antonio Negri, «Le rapport capital/travail dans le capitalisme cognitif», Multitudes, 2008/1, n° 32.

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politiques, au sens où la vie et la production tendent à se confondre 1 ». Le concept de travail vivant ne désigne alors plus seulement l'engagement de la vie dans le travail aliéné par le procès de valorisation capitaliste, mais aussi la création de la vie par le travail dans le capitalisme contemporain, le fait qu'à présent « la production immatérielle est biopolitique2». Dans cette perspective de la « production biopolitique », le travail vivant internalise la contradiction entre les tendances émancipatrices et aliénantes du capitalisme : d'un côté, il « crée non seulement des biens matériels, mais des relations sociales concrètes et des formes de vie 3 », s'affïrmant ainsi comme une activité politique productrice de «commun»; mais de l'autre, sa centralité en fait un nouveau cheval de Troie de la logique parasitaire du capitalisme: «À mesure que la vie tend à être entièrement investie par des actes de production et de reproduction, la vie sociale elle-même devient une machine productive 4 .» C'est pourquoi, pour Negri, cette nouvelle forme de «travail vivant» à l'œuvre dans la production biopolitique devient un enjeu politique direct : c'est autour de l'appropriation de puissance de production du commun détenue par le travail vivant que s'affronteraient aujourd'hui la logique aliénante du capitalisme et la dynamique émancipatrice de la démocratie. 1. Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l'âge de l'empire, Paris, 10/18, 2004, p. 182. 2. Ibid., p. 180. 3. Ibid., p. 121-122. 4. Ibid, p. 182.

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Cette interprétation singulière s'appuie chez Negti sur une lecture — développée en détail dans Marx après Mary: — des passages des « Grundrisse» consacrés au travail vivant, au «travail comme subjectivité, comme source, potentiel de toute la richesse», qui deviennent dans cette perspective «une phase centrale de l'analyse marxienne»1 dans son ensemble. L'analyse se concentre autour de l'argument marxien selon lequel le «travail vivant, existant comme abstraction des moments cités de son effectivité réelle», constitue d'une part un «complet dépouillement, l'existence purement subjective du travail, démunie de toute objectivité», et doit être considéré d'autre part «non pas comme étant luimême valeur, mais comme la source vivante de la valeur » ; si bien que «ces thèses à tous égards contradictoires» selon lesquelles «le travail est, d'un côté, la pauvreté absolue en tant qu'objet, de l'autre, la possibilité universelle de la richesse en tant que sujet et qu'activité, sont la condition l'une de l'autre et découlent de l'essence du travail» 2 . Pour Negri, cette dialectique du travail vivant peut être lue en des termes - inspirés de l'opéraïsme - directement politiques : « Il n'y a pas d'autre source de richesse et de pouvoir» que le travail vivant, qui en définitive, en tant qu'il est défini comme production de valeur d'usage, «n'est rien d'autre que le côté radical de l'opposition ouvrière » 3 . C'est sur la base de 1. Ibid., p. 130. 2. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», op. cit., p. 256. 3. Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, op. cit., p. 132.

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cette interprétation politique des « Grundrisse» qu'on peut comprendre l'affirmation de l'ouvrage Multitude selon laquelle le double caractère du travail vivant est le moteur de l'activité politique de transformation sociale : Le travail vivant a ainsi un double aspect : d'une part, il se présente comme pauvreté absolue dans la mesure où il est dénué de toute richesse, mais d'autre part Marx voit dans la pauvreté l'épicentre de l'activité humaine, la figure de la possibilité générale et par conséquent la source de toute richesse. Nous sommes fondamentalement une possibilité, une capacité productive générale. Avec le paradigme de l'immatériel, la subjectivité du travail se définit de plus en plus par ce double caractère de pauvreté et de possibilité. La richesse qu'elle crée est dérobée et cet acte est à l'origine de son antagonisme. Et pourtant, elle ne perd pas sa capacité à produire de la richesse, dans laquelle réside sa puissance. C'est dans cette combinaison d'antagonisme et de puissance que se forge une subjectivité révolutionnaire1. Au-delà de ces thèses spécifiques — et dont nous nous en tiendrons à remarquer qu'elles ne laissent pas de poser de nombreux problèmes quand elles se confrontent à la réalité empirique du travail — et des concepts corrélatifs de «capitalisme cognitif», de «travail immatériel», de « production biopolitique », cette deuxième voie conduit finalement à ce qu'on peut appeler une politisation du concept de travail vivant. Comme l'a montré Oskar Negt 1. Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. ..,op. cit., p. 186.

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dans Arbeit und Menschliche Wiirde — particulièrement dans les sections de cet ouvrage traduites en français dans L'Espace public oppositionnel, dont est extraite la citation en exergue de cette introduction —, le concept de travail vivant met en effet la théorie critique devant la nécessité d'opposer à «l'économie politique du travail mort, du capital et de la propriété», une «économie politique du travail vivant» et donc de construire l'espace théorique d'une « économie politique du travail » capable de rendre compte de cet antagonisme : «Je parle du champ de bataille de deux économies, au sein duquel le travail vivant et les individus eux-mêmes sont réduits à l'état de simples objets de manipulation, tout en souhaitant mettre en évidence l'existence de matériaux bruts propres à édifier un bien commun raisonnable, bien que ces matériaux soient actuellement dispersés et localisés dans des zones périphériques1.» C'est dans cette perspective qu'on peut comprendre la portée politique des recherches contemporaines sur les dynamiques affectives et les rapports de pouvoir à l'œuvre dans l'expérience du travail, qu'elles se disent déjà explicitement, ou non, dans les termes du travail vivant. Enfin, une troisième voie consiste à élaborer, indépendamment de la conceptualité marxienne, une nouvelle théorie du travail vivant, et à en développer les implications psychiques, sociales et politiques. C'est la voie empruntée par Dejours dans les deux tomes de Travail vivant, qui développent le diagnostic critique selon lequel « les nouvelles formes de domination dans la cité ont été 1. Oskar Negt, L'Espace public oppositionnel, op. cit., p. 190-191.

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d'abord expérimentées dans le monde du travail1 » sur la base d'une définition du travail vivant, élaborée à partir de la conception ergonomique du travail, comme écart entre travail réel et travail prescrit : Travailler, c'est combler l'écart entre le prescrit et l'effectif. Il faut le répéter, le travail se définit comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce qu'il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu'il s'en tient scrupuleusement à l'exécution des prescriptions 2 Cette définition contient les principaux éléments de la théorie dejourienne du travail vivant: «le zèle», c'est-à-dire la mobilisation de l'intelligence dans le travail ; le « réel du travail » qui prend la forme de la résistance du monde à la mise en œuvre des prescriptions ; «l'épreuve du réel» qui, du fait de cette résistance, implique toujours «un sentiment d'impuissance ou d'angoisse, voire d'irritation, de colère ou de déception, de découragement» et nécessite pour la surmonter la mise en œuvre d'une intelligence corporelle, affective ; si bien que dans le travail vivant, «c'est toujours effectivement que le réel du travail se manifeste d'abord au sujet 3 ». Pour penser cette dimension essentiellement 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, op. cit., p. 11. 2. Ibid., p. 25-26. 3. Ibid., p. 27.

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affective du travail vivant, Christophe Dejours recourt, nous l'avons vu, à la théorie freudienne de la pulsion et de YArbeitsforderung, en ajoutant à la «subversion libidinale » l'examen spécifique de la « subversion poïétique », qui désigne l'acquisition progressive de la sensibilité corporelle et de l'endurance affective, des compétences pratiques et des formes de défense subjectives nécessaires à l'invention de solutions face à l'expérience de l'échec auquel confronte toujours le travail. Mais il fait également usage de la conception phénoménologique de la « corpspropriation », réactualisée pour penser les processus de subjectivation au travail : comme le formule le deuxième tome de Travail vivant, «la corpspropriation suppose que le sujet soit habité par la souffrance du travailler, de la résistance et des dérobades du monde à son pouvoir et sa maîtrise1 ». C'est à partir de cette approche du travail vivant comme expérience affective et surmontement du sentiment d'impuissance, comme «capacité à tolérer en soi l'expérience du réel, de sa résistance à la maîtrise2», que la psychodynamique du travail propose d'appréhender également la centralité éthique, sociale et politique du travail. Dans cette perspective, l'enjeu éthique fondamental du travail vivant est celui de la conjuration de la violence. Les thèses de la subversion poïétique et de la double centralité - de la sexualité et du travail — permettent ainsi de montrer que si la genèse de la violence doit être cherchée d'abord 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 27. 2. Ibid., p. 39.

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dans les destins pulsionnels de la sexualité infantile (saisis au prisme de la théorie de la séduction de Jean Laplanche1), le travail ne doit pas être considéré seulement comme une voie de sortie possible pour l'excitation, mais aussi comme une expérience de remaniement de l'ensemble de l'économie des pulsions. Alors, les stratégies de défense (individuelles ou collectives, fondées sur le déni ou la reconnaissance du réel) face à la souffrance au travail sont également structurantes pour comprendre l'activation ou la conjuration de la violence ainsi que les phénomènes de consentement ou de révolte face à la domination2. Cette conception du travail vivant éclaire de ce fait également la centralité sociale du travail : l'enjeu fondamental est alors celui des rapports entre reconnaissance et sublimation. D'un côté, la psychodynamique montre comment les dynamiques de la reconnaissance et de la santé mentale s'articulent spécifiquement dans la sphère du travail, par la médiation non seulement de l'identité comme le postulent la plupart des théories philosophiques de la reconnaissance, mais aussi de « la production du sens qu'elle confère au vécu du travail3». Sous la forme spécifique des jugements d'utilité et de qualité, c'est-à-dire du constat et de la gratitude en rapport à la 1. Voir Christophe Dejours, Travail vivant, tome I: Sexualité et travail, op. cit., p. 102 sq, ainsi que Le Corps d'abord, op. cit. 2. Voir à ce sujet les chapitres V, VI, VII de Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, op. cit., ainsi que Christophe Dejours (dir.), Conjurer la violence. Travail, violence et santé, Paris, Payot, 2007. 3. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 107.

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contribution des individus à l'organisation et à l'œuvre du travail, la reconnaissance ne concerne pas les capacités génériques de la personne, mais la participation de son travail à l'œuvre de la société. C'est pourquoi les dénis de reconnaissance au travail concernent fondamentalement le déni de la réalité du travail, comme c'est le cas dans les pathologies de l'isolement liées à l'organisation néomanagériale du travail : la « non-reconnaissance (par les autres qui se soumettent à la loi du silence et de l'obéissance à la domination managériale) de la qualité et de la véracité du rapport qu'un sujet entretient avec le réel1 ». Cette non-reconnaissance constitue une forme d'« aliénation sociale», au sens spécifique de l'occultation de l'expérience du réel au travail par une organisation du pouvoir qui en favorise la dénégation dans le monde du travail comme dans l'ensemble de la société. Enfin, cette approche du travail vivant permet d'éclairer certaines dimensions de la centralité politique du travail : ce qui est en jeu ici est le sens spécifique de l'émancipation et de la démocratie au prisme d'une conception critique du travail. Dans la perspective de Dejours, ces deux dimensions sont intrinsèquement liées : le concept de travail vivant permet, en reconnaissant au « travail le pouvoir de générer des liens de coopération, du vivre-ensemble ou, mieux encore, des arts de vivre », de préciser le potentiel démocratique du travail, tout en montrant comment les dimensions individuelle et collective de l'émancipation peuvent s'y articuler à condi1. Christophe Dejours, « Aliénatipn et clinique du travail », Nouvelles Aliénations, Puf, 2006, n° 39, p. 129.

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tion que l'organisation du travail permette au travailleur de « transcender une existence individuelle pour rejoindre le cours du développement du monde humain1 ». Alors, c'est à partir du développement de la «déontique du faire » (la délibération collective sur les normes du travail) et de la «déontique institutionnelle» (l'influence sur le gouvernement de l'entreprise) au travail2 — aujourd'hui déstructurées par les dispositifs néomanagériaux —, et notamment en renforçant la participation des travailleurs à l'élaboration doctrinale de l'entreprise et à la « coopération transverse» avec les destinataires du travail et les institutions politiques3, que l'émancipation et la démocratie non seulement au travail, mais dans l'ensemble de la société, peuvent être conçues et renforcées. C'est dans la perspective d'un dialogue entre ces trois voies d'une réactualisation du concept de travail vivant pour renouveler la théorie critique contemporaine qu'on propose de lire les analyses de la critique immanente du travail (chapitre I), du traitement sociologique des émotions au travail (chapitre II), de l'articulation entre théories des pulsions, théorie du travail et théorie critique (chapitre III), de la puissance mortifère du travail salarié en régime capitaliste (chapitre IV), et de l'articulation entre théories du travail vivant et théories de la biopolitique (chapitre V), réunies dans cet ouvrage collectif 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 177. 2. Voir ibid., chapitre VIII : « Déontique du faire et démocratie ». 3. Voir la conclusion de Christophe Dejours, Le Choix. Souffrir au travail n'est pas unefatalité, op. cit., notamment p. 214-217.

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PRÉSENTATION DU PARCOURS DE L'OUVRAGE

Les cinq chapitres de cet ouvrage — au croisement des domaines de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie — portent sur les principes méthodologiques, les notions fondamentales et les implications théoriques d'une conception critique du travail, centrée sur les dynamiques subjectives et les rapports de pouvoir qui s'y jouent, et élaborée dans la perspective du paradigme du travail vivant. Dans le premier chapitre — « Héritages et actualité de la critique immanente du travail » —, Emmanuel Renault ouvre son analyse par le constat que l'examen du travail joue toujours un rôle mineur dans les discussions philosophiques liées au projet d'une critique sociale du présent. Il existe cependant des ressources philosophiques fructueuses pour contribuer au développement de la critique sociale à partir d'une conception du travail : celles de la critique immanente du travail, élaborée notamment par Karl Marx et John Dewey. Le chapitre analyse ainsi tout d'abord les différents courants de la critique du travail dans les socialismes du X I X e siècle et du début du XXe siècle, et la manière dont ils permettent, à la différence des traditions libérales et herméneutiques, d'éclairer les enjeux normatifs spécifiques du travail. Il montre ensuite ce que cette critique immanente du travail peut apporter à l'analyse des rapports de pouvoir, en insistant notamment sur la distinction marxienne entre domination personnelle, domination comme rapport social et domination impersonnelle. Il examine enfin l'apport de cette perspective à l'analyse des enjeux subjectifs de 52

l'expérience du travail, au niveau intersubjectif de la reconnaissance au travail et au niveau intrasubjectif des enjeux psychiques du travail. Ce premier chapitre se conclut par la démonstration de l'actualité de cette critique immanente, et de l'articulation étroite qu'elle permet d'établir entre l'organisation objective et l'expérience subjective du travail, qui est particulièrement éclairante à l'heure de l'entreprise néolibérale. Cette analyse de l'héritage et de l'actualité de la critique immanente du travail dans le domaine de la philosophie permet ainsi de présenter le cadre historique, épistémologique et conceptuel d'une théorie critique fondée sur l'analyse du travail vivant. Dans le deuxième chapitre — «Quels statuts des émotions au travail?» - , Aurélie Jeantet examine la manière dont les émotions sont convoquées dans la sociologie contemporaine du travail, à la fois en tant que l'acte de travailler engage toujours subjectivement les individus et en tant que le capitalisme requiert de plus en plus certaines émotions comme leviers d'implication et d'adhésion des travailleurs et comme services à vendre à des consommateurs. Cependant, l'auteure montre que dans la plupart de ces approches les émotions sont considérées essentiellement comme des effets du travail et des instruments des stratégies des organisations, mais plus rarement comme des outils, savoir-faire, produits et composantes de l'activité des travailleurs, et presque jamais comme des leviers de résistance. Si bien que le chapitre examine finalement l'opportunité critique offerte par le caractère imprévisible et rebelle des émotions, qui peuvent certes 53

s'exprimer de manière pathologique lorsque c'est la santé mentale qui est touchée, mais qui peuvent aussi mener à la mobilisation et à la contestation critique. L'auteure montre ainsi qu'en reliant l'individu aux autres et à son activité, en pointant ce qui y compte vraiment, les émotions expriment quelque chose d'essentiel de l'activité et de la subjectivité au travail, si bien que leur analyse permet de s'opposer à la vision réductrice et instrumentalisée que les sociétés capitalistes en véhiculent. Cet examen critique du traitement des émotions dans la sociologie du travail permet ainsi de dégager la perspective d'une approche spécifiquement sociologique du travail vivant. Dans le troisième chapitre — «Théorie du travail, théorie des pulsions et théorie critique : quelle articulation ? » —, Christophe Dejours examine le problème de la conception du corps requise pour fonder la théorie critique sur l'analyse du travail vivant. Il montre que l'élaboration d'une telle théorie du corps nécessite de surmonter deux difficultés théoriques : celle de la distinction entre corps biologique et corps érotique (ou pulsionnel), et celle de la mise en rapport des thèses de la centralité de la sexualité au regard de la vie subjective et de la centralité du travail au regard de l'accomplissement de soi. Le dépassement du « paradoxe de la double centralité» par la psychodynamique du travail permet ainsi de résoudre de nouvelle manière le problème — traditionnellement formulé depuis la première génération de l'école de Francfort dans les termes du rapport entre marxisme et psychanalyse — de l'articulation entre théorie du travail et théorie des pulsions. C'est dans cette 54

perspective que ce chapitre commence par présenter et reconstruire les principaux concepts discutés et élaborés par la théorie dejourienne du travail vivant : « agir expressif » et « corps érotique », « corpspropriation » et « subversion poïétique», «inconscient amential» et «sexual», «défenses» contre la souffrance au travail et rôle de ces défenses dans la santé mentale, la reconnaissance, le consentement et la servitude volontaire. Il envisage ensuite les incidences sociales et politiques de cette théorie du travail vivant, en examinant notamment la manière dont elle éclaire les processus de sublimation et de coopération, de délibération collective et d'agir démocratique au travail. Cette analyse de la conception du corps au fondement de la psychodynamique du travail constitue à la fois une présentation synthétique de la théorie du travail vivant élaborée par l'auteur et une discussion des remaniements qu'elle propose pour la théorie critique. Dans le quatrième chapitre, «Le travail à mort», Bertrand Ogilvie analyse les différentes dimensions de la puissance mortifère du travail salarié en régime capitaliste. D'une part, le système de production industriel organise la mort — mort rapide des «accidents du travail », mais aussi mort lente de la dégradation de la santé des travailleurs ainsi que de la destruction de l'ensemble de la planète et de ses habitants. D'autre part, la mise à mort, sous la forme industrielle des camps de concentration et des exterminations de masse, révèle une histoire — celle de l'esclavage notamment — et une logique mortifères, dissimulées mais structurantes dès le début de l'ère capitaliste. C'est dans cette perspective spécifique que 55

l'auteur propose de revisiter une tradition théoriquement disparate mais qui peut être définie par son opposition à la valorisation anthropologique, éthique et politique du travail vivant: celle de la critique du travail comprise comme projet consistant à libérer les êtres humains du travail. Le chapitre commence par orchestrer un débat entre l'anatomie politique des corps et la biopolitique de Foucault, d'une part, et la psychodynamique du travail de Dejours, d'autre part. Il montre que ce débat met en jeu la définition même du travail et l'interprétation de sa centralité, dont l'auteur défend qu'elles ne peuvent être découplées de la logique mortifère du capitalisme. C'est finalement la fonction positive du travail du point de vue de la démocratie et de l'émancipation qui doit alors être contestée, et remplacée par une réhabilitation de ce qui, dans l'agir, résiste à la logique destructrice du travail salarié. Cette analyse constitue à la fois une discussion critique de la psychodynamique du travail et une élaboration de la notion de «travail à mort» comme l'envers négatif de la théorie du travail vivant. Dans le cinquième et dernier chapitre — « Travail, vie, pouvoir : le travail vivant face aux théories de la biopolitique » —, Jean-Philippe Deranty propose de discuter les apports de la psychodynamique du travail du point de vue de la philosophie sociale et politique. Le chapitre commence par examiner le paradigme du travail vivant, dans la version qu'en a élaborée Dejours, puis dans son approche initiale par Marx. Il compare ensuite ce paradigme du travail vivant à un autre paradigme qui a mis récemment la vie au centre de sa réflexion: celui du « biopouvoir » et de la « biopolitique », initié par Foucault, 56

dont l'analyse ne porte pas sur la manière dont la vie individuelle est mobilisée par le travail, mais sur les formes modernes du pouvoir, qui contrôlent, produisent ou détruisent la vie. L'auteur montre qu'il convient cependant de distinguer entre plusieurs versions de la théorie biopolitique, dont les rapports avec le paradigme du travail vivant diffèrent. Si une approche métaphysique de la biopolitique (comme chez Roberto Esposito et Giorgio Agamben) s'avère définitivement irréconciliable avec l'approche matérialiste, historiciste et empiriste du travail et de la politique à l'œuvre dans le paradigme du travail vivant, il n'en est pas de même de la thématique de la biopolitique chez Foucault, qui au contraire permet de le compléter dans la perspective d'une théorie matérialiste du pouvoir moderne, et de la théorie de la production biopolitique de Hardt et Negri, avec qui il partage l'intérêt pour l'enjeu politique de la production du commun. Cette analyse de la théorie du travail vivant dans ses rapports avec la théorie de la biopolitique permet ainsi de vérifier son caractère de paradigme pour la philosophie sociale et politique. Ce chapitre conclusif achève ainsi de préciser les termes de la discussion que cet ouvrage collectif propose d'ouvrir: celle des principes, concepts et implications d'un renouvellement de la théorie critique à partir d'une réactualisation du paradigme du travail vivant.

Chapitre I

Héritages et actualité de la critique immanente du travail PAR EMMANUEL RENAULT

Les discussions philosophiques actuelles sur les modèles de critique sociale donnent peu d'importance au travail. Que l'on cherche à fonder la critique sociale sur des normes transcendantes par rapport au contexte comme chez John Rawls ou au contraire sur l'explicitation du sens commun comme chez Michael Walzer, ou bien encore que l'on tente de dépasser l'alternative entre les modèles rationalistes et herméneutiques au moyen d'un modèle de critique immanente, en s'appuyant sur des attentes normatives non encore satisfaites bien que déjà structurantes, comme chez Axel Honneth, jamais la question du travail n'est centrale et n'exige un modèle critique spécifique. Cela ne signifie certes pas que le 59

travail ne puisse être pris en compte dans ces modèles, mais que lorsqu'il l'est, c'est généralement d'une manière partielle et non spécifique. D'une manière partielle parce que la critique du travail se focalise sur le salaire comme moyen de distribution des richesses, comme chez Nancy Fraser, sur l'emploi comme statut, comme chez Honneth, ou comme condition d'exercice de la liberté hors du travail, comme chez Amartia Sen, sans jamais saisir ensemble les différents enjeux dont le travail comme emploi et comme activité est porteur. D'une; manière non spécifique parce que jamais l'on ne rend compte des enjeux normatifs et des dynamiques sociales; et subjectives spécifiques qui structurent l'expérience du travail1. ; Cet état de fait s'explique sans doute par des dynamiques internes au champ de la philosophie politique. Les débats qui s'y sont développés depuis quatre décennies ont été fortement orientés par la Théorie de lajustice de Rawls qui entendait la justice sociale comme une distribution équitable de biens premiers en faisant disparaître la question de la production des biens à distribuer du domaine des questions normatives clignes de considération. Quant à ceux qui ont contesté ce paradigme distributif, ils se sont centrés sur les biens irréductiblement sociaux, et donc non distribuables, en les concevant soit 1. Pour une analyse critique de la littérature philosophique sur le travail, on peut consulter Jean-Philippe Deranty et Emmanuel Renault, « Arbeit als Ort von Ungerechtigkeit und Herrschaft. Die Grenzen der zeitgenôssischen politischen Philosophie», Deutsche Zeitschriftfur Philosophie, 2012, vol. 30, n° 4, p. 573-592.

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comme des valeurs partagées (dans la critique communautariste de la justice), soit comme des conditions intersubjectives de l'individualité (comme dans les théories de la reconnaissance), ce qui de nouveau laissait hors champ les questions liées aux activités instrumentales productrices de biens et services. Ces dynamiques internes au champ philosophique prolongent des dynamiques politiques de plus longue durée qui ont conduit, de différentes manières, à remplacer l'exigence d'un travail moins dominé et plus satisfaisant par celle de la redistribution des richesses et des biens sociaux fondamentaux. Comme l'a rappelé Bruno Trentin dans La Cité du travail, la problématique de la transformation des rapports de pouvoir et de la socialisation des connaissances sur les lieux de production était centrale dans plusieurs courants importants du socialisme du XIX e siècle et du début du X X e siècle. Ce n'est qu'ultérieurement, sous le double effet du fordisme et du socialisme dit «réel», que le socialisme a abandonné son projet d'émancipation et de démocratisation du travail pour se réduire à un projet d'administration publique des protections sociales dans lequel la justice sociale est réduite à la redistribution équitable des ressources disponibles. Que ce soit dans sa version réformiste ou dans sa version révolutionnaire, la gauche a ainsi abandonné le projet d'une transformation du mode de production capitaliste pour un projet de 1. Bruno Trentin, ha Cité du travail. IJ: fordisme et la gauche, traduit de l'italien par J. Nicolas, Paris, Fayard, «Poids et mesures du monde», 2012.

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transformation du mode de distribution des richesses. L'idée rawlsienne selon laquelle la justice, entendue comme distribution équitable des biens premiers, est la vertu principale des sociétés, hérite de cette transformation en même temps qu'elle s'efforce de lui conférer un fondement normatif. Elle est représentative d'un type de critique sociale qui devait s'avérer incapable de rendre compte politiquement des enjeux des nouvelles formes de dominations au travail et des nouvelles formes d'injustice au travail qui sont propres à l'époque néolibérale. Et c'est précisément parce qu'on éprouve aujourd'hui la nécessité d'une prise en charge politique de ce genre de problèmes que le modèle rawlsien et la manière dont la discussion sur les modèles de critique sociale est conduite peuvent sembler insatisfaisants. Différentes raisons conduisent en effet à penser que le travail devrait redevenir l'un des principaux objets de la critique sociale et que la critique du travail devrait reposer sur une conception critique du travail1 capable, d'une part, de rendre compte de ce qu'il y a de spécifique dans les relations sociales et les attentes subjectives qui structurent l'expérience de travail, et, d'autre part, d'aborder les situations de travail à partir des enjeux normatifs qui leur sont propres. L'objectif de ce texte est de faire 1. Pour reprendre un concept utilisé par Axel Honneth dans l'un de ses premiers textes, «Travail et agir instrumental. À propos des problèmes catégoriels d'une théorie critique de la société» (1980), Travailler,; 2007, n° 18, p. 17-58 (voir également la traduction du même texte dans Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, «Théorie critique», 2013).

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apparaître l'intérêt d'une telle conception critique du travail sur le plan historique aussi bien que sur celui de l'analyse de l'expérience du travail et sur celui de la critique du travail. Dans un premier temps, on cherchera à faire ressortir les grandes caractéristiques d'une critique du travail que l'on trouve dans différentes familles des socialismes du X I X E siècle et du début du X X E siècle. L'objectif sera double : premièrement, exhumer une critique du travail qui a été décisive dans l'histoire politique des deux derniers siècles, deuxièmement, montrer que cette critique immanente du travail constitue une alternative à ce que l'on entend aujourd'hui par critiques libérales et herméneutiques du travail. Sur cette base, on se demandera, dans un deuxième temps, comment la question du pouvoir doit être prise en compte dans une telle conception critique du travail, et dans un troisième temps, comment peuvent être analysés les enjeux subjectifs de l'expérience du travail.

1. L E MODÈLE CLASSIQUE DE LA CRITIQUE DU TRAVAIL

Il semble que du socialisme des canuts, tel qu'on le lit dans L'Écho de lafabrique1 jusqu'au Guild Socialism et aux auteurs qui s'en inspirent, comme John Dewey, Karl 1. Sur L'Echo de la fabrique, voir Ludovic Frobert (dir.), « L'Écho de lafabrique ». Naissance de lapresse ouvrière à Lyon, Lyon, ENS Editions, 2010.

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Polanyi, Karl Korsch et Otto Bauer, en allant jusqu'à Simone Weil et en passant par Karl Marx 1 , l'approche du travail est fondée sur trois grandes thèses communes. La première est que le travail n'est pas une activité sociale comme les autres et qu'il est trop central dans nos existences pour que son organisation soit abandonnée aux capitalistes, aux experts ou aux aléas du marché et de la concurrence. La seconde est que cette activité sociale n'est pas normativement neutre, mais chargée d'enjeux normatifs spécifiques. La troisième est que le travail est un enjeu politique décisif sur le plan stratégique aussi bien que programmatique. Chacune de ces thèses peut être entendue en des sens différents. La première caractéristique générale de cette approche du travail tient au fait qu'elle élabore une critique des conditions de travail et de l'organisation du travail qui adopte le point de vue de leurs conséquences sur ceux qui travaillent. Ainsi, L'Écho de lafabrique décrit sans cesse la manière dont la subordination des fabricants (ou ouvriers) aux négociants (à la fois donneurs d'ordres et fournisseurs de matière première) prend la forme de différents rapports de dépendance qui donnent lieu à diverses souffrances, humiliations et injustices. De même, Marx prend soin de distinguer soigneusement ce qui relève des interactions marchandes et des interactions propres aux lieux de travail, en soulignant notamment, dans un passage célèbre, que «la physionomie des per1. Sur le Guild Socialism et son influence, ainsi que sur l'appartenance ambiguë de Marx à la tradition socialiste, voir Bruno Trentin, La Cité du travail Lefordisme et la gauche, op. cit.

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sonnages1 » change lorsqu'on passe de la signature d'un contrat de travail entre personnes juridiquement libres et égales, à la réalité d'une subordination salariale qui se matérialise dans la discipline de fabrique ainsi que dans les différents dispositifs de surveillance et de contrôle qui assurent l'extorsion du surtravail. Faire sortir de son invisibilité sociale et politique le monde social du travail, faire apparaître au grand jour la spécificité des problèmes qui s'y posent, c'est l'un des objectifs les plus explicites de L'Écho de la fabrique, et ce sera encore celui de Y Enquête ouvrière, lancée par Marx en 1880, de même que, de façon plus évidente encore, celui de Weil 2 . La deuxième caractéristique générale de cette approche du travail tient au fait qu'elle considère le travail comme une activité chargée d'enjeux normatifs spécifiques et non pas comme une simple activité technique ou une pure dépense de force de travail. Ainsi, 1. « Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu'il semble, s'opérer une certaine transformation dans la physionomie de nos dramatispersonae. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit parderrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l'air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose: à être tanné» (Karl Marx, Le Capital, Paris, Puf, 1993, chap. 4, p. 198). 2. Voir les textes réunis dans Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, et tout particulièrement, «Expérience de la vie d'usine ».

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L'Echo de la fabrique s'efforce de mettre en lumière les injustices spécifiques qui sont liées à l'expérience du travail ouvrier. La critique des conditions et de l'organisation du travail s'y développe également au nom d'une exigence de liberté sous la double forme de la défense des formes d'autorégulation collective propres au système des prud'hommes, et sous la forme d'une aspiration à l'émancipation intellectuelle. C'est un trait commun à différents courants socialistes que de soutenir que l'organisation capitaliste du travail ne doit pas seulement être transformée en fonction d'une exigence de justice, mais aussi en fonction d'une exigence d'émancipation1. Dans les années qui suivent la crise de 1929, on retrouvera ces idées, qui naissent avec la question sociale dans les années 1830 et 1840, sous la plume d'un auteur comme John Dewey. Que l'on ne puisse accéder à une véritable liberté tant que l'on est soumis à une dure discipline sur le lieu de travail, c'est-à-dire dans la plus grande partie de notre vie sociale, ou encore, que les promesses de la démocratie ne puissent se réaliser sans remise en cause du rapport gouvernant/gouverné dans l'entreprise, voilà en effet ce qui fonde la défense deweyenne de la «démocratie industrielle2». Bien entendu, au sein de ces divers socialismes, de nombreuses divergences existent quant à savoir comment rendre plus juste et plus libre le 1. Ce point a été souligné par Jacques Rancière, notamment dans La Parole ouvrière, Paris, La Fabrique, 2007 (avec Alain Faure) et La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard/Pluriel, 2012. 2. Sur ces questions, on pourra se reporter à Emmanuel Renault, «Dewey et la centralité du travail », Travailler, 2012, n° 28, p. 125-148.

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travail. Mais il ne s'agit que de modulations sur un même thème: le travail doit être critiqué en fonction de ses enjeux normatifs propres, en fonction d'exigences de justice et d'exigences de liberté spécifiques1. La troisième caractéristique de ces approches du travail tient au fait qu'elles voient dans le travail un enjeu politique décisif, et cela de deux points de vue différents : d'une part, du point de vue des dynamiques politiques pouvant conduire aux transformations sociales espérées, d'autre part, du point de vue des idéaux politiques visés. Karl Marx souligne ainsi que l'expérience du travail est à l'origine de dynamiques de résistance et de mobilisation collectives. Si le prolétaire accède à un point de vue critique sur l'ordre existant, c'est notamment parce qu'il subit dans toute sa violence, par la domination au travail, l'irrationalité du mode de production capitaliste. Et c'est parce que la grande industrie est également le lieu d'une socialisation à grande échelle de sa révolte qu'elle rend possible des mobilisations collectives2. On ne souligne pas assez cette centralité politique du travail chez Marx, qui est également chez lui une centralité du syndicat, 1. Pour une exploration des spécificités des enjeux de justice et d'autonomie liés au travail, voir Jean-Philippe Deranty et Emmanuel Renault, « Arbeit als Ort von Ungerechtigkeit und Herrschaft. Die Grenzen der zeitgenôssischen politischen Philosophie », art. cit., et Emmanuel Renault, «Identité et autonomie au travail», Travailler, 2013, n° 30, p. 125-145. 2. Nous avons développé ce point, contre les interprétations réduisant Le Capital à une théorie de l'impuissance ouvrière, dans Emmanuel Renault, « Le problème de la résistance ouvrière dans Le Capitah, Les Études philosophiques, 2015, vol. 154, n° 4, p. 513-526.

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sans doute parce qu'elle a été recouverte par la centralité politique du parti qui, chez Lénine, va de pair avec l'abandon de la critique du travail au profit de l'apologie de l'organisation scientifique du travail1. De même que Marx affirmait que «le travailleur se tient d'emblée audessus du capitaliste, puisque ce dernier est enraciné dans ce procès d'aliénation et trouve en lui son absolue satisfaction, tandis que le travailleur, parce qu'il en est la victime, se trouve d'emblée à l'inverse dans un rapport de rébellion et le perçoit comme un processus d'asservissement [Knecbtungsprocess]2 », de même, il affirmait contre Ferdinand Lassalle, que le syndicat, et non le parti, devait être le centre de la vie politique : « Tous les partis politiques, quels qu'ils soient, n'enthousiasment la masse ouvrière que pendant un certain temps, momentanément. Les syndicats, par contre, conquièrent les masses de façon durable, eux seuls sont capables de représenter un vrai parti ouvrier et d'opposer un glacis à la puissance du capital 3 .» Quant à Dewey, il soulignait dans les années 1930, par exemple dans l'article «The need for a new party», que le travail doit rester au centre des délibérations collectives parce que ce que s'y joue constitue la principale des préoccupations de larges couches de la population. C'est ce qui le conduisait à militer, contre le Parti démocrate et le New Deal, pour la création d'un 1. Au sujet du rapport complexe de Lénine à Taylor, voir Robert Linhart, Lénine, les Paysans, Taylor, Paris, Le Seuil, 2010. 2. Karl Marx, Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867..., op. cit., 2010, p. 132. 3. Revue Volkstaat, 1869,17 ; cité par Bruno Trentin, La Cité du travail, op. cit., p. 223.

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nouveau parti qui soit susceptible de contribuer à des dynamiques politiques de politisation à partir des problèmes spécifiques auxquels les travailleurs et les chômeurs sont confrontés, tout en luttant contre leur désintérêt grandissant pour le débat démocratique1. La deuxième manière de conférer une importance politique centrale au travail consiste à soutenir que les objectifs visés par le socialisme, à savoir une société juste et démocratique, dépendent essentiellement de la transformation des rapports de travail. L'argument classique selon lequel la démocratie reste formelle sans transformation du travail ne concerne pas seulement les conditions matérielles d'un plein exercice des droits reconnus sur le plan du droit positif. Il concerne également le travail comme vecteur de reconnaissance sociale et comme lieu d'apprentissage des compétences morales et intellectuelles. Dewey soulignait ainsi en 1916 dans Démocratie et éducation que c'est dans le travail plus que dans tout autre espace de socialisation que se joue la constitution des dispositions morales et intellectuelles que présuppose un plein exercice de la citoyenneté. Mais dans l'idéal politique socialiste, le travail n'est pas seulement la condition de la justice et de la démocratie hors du travail. Cet idéal est également porteur d'une extension des exigences de justice et de démocratie à l'ensemble de la société, y compris au travail. Cette 1. On trouvera une bonne présentation des positions politiques de Dewey à cette époque dans la présentation par Guillaume Garreta de la traduction française de Liberalism and SocialAction (1935), /«John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, Paris, Climats, 2014, p. 14-58.

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extension est solidaire, d'une part, d'une transformation des exigences de justice économique de telle sorte qu'elles ne s'appliquent plus seulement à la distribution et à la consommation, mais aussi à la production1. Et elle est solidaire, d'autre part, d'un modèle de démocratie participative entendu comme processus de démocratisation des différentes modalités de la participation à la vie sociale2. Ces différents traits font ressortir l'unité d'une approche du travail partagée par des auteurs en apparence très différents tant par leurs orientations politiques que par leurs projets théoriques. Ils formulent un type de critique du travail dont on peut dire qu'il relève d'un modèle de critique immanente du travail, dans laquelle l'idée d'immanence doit être entendue en un double sens : au sens de l'immanence des normes de la critique à l'objet critiqué et au sens de l'immanence de l'opération critique elle-même à son objet 3 . D'une part, la critique du travail part des enjeux normatifs spécifiques du travail. D'autre 1. Sur ce déplacement des exigences de justice, voir Robert E. Lane, The Market Expérience, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 314-336. 2. On peut considérer que Dewey est l'un des premiers à avoir pensé la démocratie en ces termes ; voir Emmanuel Renault, « Une conception pragmatiste de la démocratie ? », in Christophe Bouton et Guillaume Le Blanc (dir.), Capitalisme et démocratie. Autour de l'œuvre d'Axel Honneth, Lormont, Le Bord de l'eau, 2015, p. 325-342 ; ainsi que Emmanuel Renault, « En quoi le travail échappe-t-il aux théories de la justice ? », in Alexis Cukier et Emmanuel Renault (dir.), Enjeux politiques du travail\ revue Travailler; n° 36, 2016. 3. Sur cette conception de la critique immanente, voir Emmanuel Renault, «Théorie critique et critique immanente», Illusio, 2013, n° 10-11, p. 257-278.

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part, elle cherche à épouser les dynamiques critiques qui émergent du travail. En tentant de se faire l'écho des expériences négatives liées au travail et de se faire l'organe des revendications ouvrières, elle s'efforce de leur donner une formulation politique tout à la fois fidèle et cohérente. On peut penser qu'une telle critique immanente du travail ne doit pas seulement chercher à exprimer et à prolonger les dynamiques critiques qui peuvent surgir de l'expérience du travail, mais aussi identifier les facteurs qui peuvent contribuer à en favoriser le développement ou au contraire à l'entraver. Or, ces facteurs sont d'une double nature. D'une part, ils relèvent des rapports de pouvoir spécifiques qui gouvernent la mise au travail et le contrôle de l'activité de travail. D'autre part, ils tiennent aux enjeux psychiques spécifiques du travail.

2 . TRAVAIL ET DOMINATION

Le fait que le travail soit pris dans des rapports de pouvoir va de soi si l'on entend le travail au sens du travail salarié puisque ce dernier est défini par une relation de subordination. Mais en quoi consistent ces rapports de pouvoir ? La subordination au travail fait intervenir différents types de domination qu'il importe de distinguer les uns des autres plutôt que de les subsumer hâtivement par un concept trop univoque de pouvoir ou de domination. Sur ce point encore, on peut prendre appui sur Marx 1 . 1. La discussion des rapports entre pouvoir et domination évoque un débat entre Foucault et Marx, mais Foucault n'a pas

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Dans Le Capital, Marx éclaire l'expérience de la domination au travail d'un triple point de vue, et c'est à chaque fois de la domination en un sens différent qu'il s'agit. Tout d'abord, l'expérience de la subordination salariale, telle qu'elle s'actualise dans l'entreprise, prend la forme d'une relation sociale de domination au sens où la domination, comme chez Max Weber, est définie comme une interaction où certains partenaires d'interaction ont la capacité de se faire obéir en vertu de la docilité des autres partenaires1. De fait, le salarié est structurellement soumis à des ordres et à des prescriptions, et tout ce qui chez Marx renvoie à la discipline de fabrique et aux dispositifs de contrôle, de surveillance et de punition, relève de la domination entendue en ce sens webérien de la capacité d'un ordre à être obéi. L'expérience de la subordination salariale est également une expérience de la domination en un autre sens possible du terme domination. En ce qu'elle renvoie à la nécessité de vendre sa force de travail pour survivre, la subordination salariale renvoie en effet à la domination au sens du rapport social de domination, de l'inégalité structurelle entre des groupes sociaux et de l'assignation toujours conçu son analytique du pouvoir comme une alternative et il lui est arrivé de présenter l'analyse marxienne du travail dominé comme un modèle méthodologique, comme dans l'article «Dans les mailles du pouvoir», Dits et écrits (1954-1988), Paris, Gallimard, 1994, tome IV, p. 86-189. Sur la question des rapports entre travail et domination chez Marx, on peut consulter Emmanuel Renault, Marx et la Philosophie, Paris, Puf, 2014, chap. 9. 1. Max Weber, Économie et société, Paris, Pion, 1971, t. 1, p. 95-96 et p. 285-289.

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des individus à des positions hiérarchisées dans l'espace social 1 . La domination entendue en ce sens évoque Pierre Bourdieu davantage que Weber. Le terme de domination ne désigne plus un rapport de pouvoir analysable sur le plan microsociologique de la logique des interactions, mais un rapport social dont la production et la reproduction doivent être analysées sur le plan macrosocial. Mais il ne s'agit pas là de deux échelles d'analyse de la domination incommensurables l'une à l'autre. Le rapport social de domination fournit en effet une part de l'explication de l'obéissance du salarié aux ordres et aux prescriptions : il ne serait pas si docile s'il n'était pas obligé de travailler pour survivre. En outre, le rapport social de domination ne constitue pas seulement une contrainte qui pèse sur l'existence de l'ouvrier, mais aussi une dimension de son expérience du travail : la subordination salariale est vécue comme un aspect de sa condition d'ouvrier qu'il lui faut accepter à moins d'entreprendre de transformer ce rapport social. Marx suggère en outre que l'expérience de la subordination salariale renvoie à la domination encore en un autre sens : au sens d'une domination impersonnelle de

1. «Je n'ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s'agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d'intérêts et de rappor classes déterminés. Mon point de vue, d'après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports et de conditions dont il reste socialement le produit, quoi qu'il puisse faire pour s'en dégager [...] » (Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 6).

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l'activité de travail par les conditions de travail et le savoir technologique qui est inscrit en elles. C'est notamment en ce sens, qui n'est plus ni webérien ni bourdieusien et que l'on pourrait dire adornien, que Marx souligne dans les « Grundrisse» que dans le capitalisme la domination cesse de prendre la seule forme des rapports de dépendance personnels 1 . Cette domination impersonnelle n'agit pas seulement hors du lien de travail, dans les interactions marchandes régies par la norme abstraite de la valeur. Elle est également à l'œuvre sur le lieu de travail où elle prend une forme spécifique: celle d'une domination par des savoirs étrangers et par des technologies qui organisent et rythment l'activité. Karl Marx affirme à ce propos dans Le Capital que la machine est le véritable maître du travailleur et que son émancipation suppose la réappropriation des savoirs qui organisent le travail2. Marx suggère donc que l'analyse des rapports de pouvoir qui spécifient les relations sociales de travail suppose l'usage d'une conception différenciée de la domination 1. « Désormais, les individus sont dominés par des abstractions, alors qu'auparavant ils dépendaient les uns des autres » (Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse», Paris, Les Editions sociales, 1980, tome I, p. 101). 2. « La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces natu-relles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître» (Karl Marx, Le Capital. Œuvres, trad. J. Roy, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1965, t. 1, p. 956).

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articulant différents concepts de la domination : la domination comme relation personnelle ou capacité à être obéi, la domination comme rapport social assignant des individus à des positions sociales hiérarchisées dans le cadre d'un rapport social de classe, et une conception de la domination par des mécanismes impersonnels qui, de l'intérieur de l'activité de travail, soumettent le salarié à un rythme et des objectifs auxquels il souhaiterait pouvoir échapper. Ces distinctions sont utiles d'un point de vue analytique comme d'un point de vue politique. D'un point de vue analytique, elles mettent en lumière les limites de toute tentative visant à appréhender le travail à partir d'une conception univoque du pouvoir ou de la domination. Dans le travail, c'est un ensemble complexe de dominations qui est à l'œuvre, où interviennent premièrement des processus de mise au travail, deuxièmement une technologie d'incitation et de punition, de contrôle et de surveillance, et troisièmement des dispositifs d'organisation de l'activité elle-même. Les distinctions marxiennes sont utiles d'autre part parce qu'elles permettent d'identifier différents pièges politiques à éviter : celui consistant à penser que le travail cesse d'être dominé dès que les rapports sociaux de classe ont été modifiés (comme on l'a affirmé dans le socialisme dit «réel»), et celui consistant à croire que la question du contrôle des fonctions de direction et de gestion par les travailleurs peut atteindre ses objectifs sans transformation des modalités techniques de l'organisation du travail et sans réappropriation collective des savoirs qui commandent les pouvoirs (réappropriation face à laquelle la 75

plupart des projets autogestionnaires ont reculé). Identifier ces pièges comme tels fait également apparaître toute la difficulté des défis à relever pour s'engager sur la voie de la subversion de la division entre gouvernants et gouvernés dans l'entreprise.

3 . L E S ENJEUX PSYCHIQUES DU TRAVAIL

Une conception critique du travail se doit de rendre compte des facteurs sociaux qui peuvent favoriser ou faire obstacle au développement des dynamiques critiques fondées dans l'expérience du travail. Pour en rendre compte, l'analyse des différents types de domination pesant sur le travail est indispensable. Le refus de la domination constitue en effet l'une des sources motivationnelles les plus fondamentales de la critique du travail 1 . En outre, les processus d'intériorisation et de naturalisation de la domination ainsi que les effets des discours de légitimation de la domination constituent de puissants obstacles au développement des dynamiques de critique susceptibles d'émerger de l'expérience du tra1. Que la résistance à la domination soit l'un des enjeux fondamentaux de l'expérience du travail, c'est un point qui a été souligné de différentes manières par des études sociologiques, anthropologiques ou politologiques. Voir notamment Michael Burawoy, Manufacturing Consent: Changes in the Labor Process Under Monopoly Capitalisai, Chicago, University of Chicago Press, 1979; Randy Hodson, Dignity at Work, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; et Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l'heure de la société des services, Paris, FNSP, 2007.

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vail. L'analyse des rapports de pouvoir et des formes de la domination ne permet cependant d'affronter qu'une partie des difficultés. En effet, les facteurs qui sont susceptibles de porter ou entraver ces dynamiques critiques ne relèvent pas seulement des processus sociaux qui traversent l'expérience du travail. Ils relèvent également de processus subjectifs spécifiques et ces processus se distribuent à leur tour sur le double plan de ce qu'on peut appeler l'intersubjectivité et l'intrasubjectivité, à savoir des enjeux de reconnaissance d'un côté, et des enjeux psychiques de l'autre. Les sentiments d'injustice, qui ne sont pas rares dans les situations de travail ou de perte de travail, ont en effet des potentiels pratiques et cognitifs propres qui renvoient respectivement aux dynamiques pratiques de la résistance ou de la fuite face à l'insupportable, et à la mise au jour de l'illégitimité de situations naturalisées par routinisation et justifiées par des principes de légitimation institutionnels. Or, ces sentiments d'injustice ne se fondent pas tant sur des principes de justice abstraits, que les individus parviendraient à mobiliser adéquatement en fonction des problèmes qu'ils rencontrent au travail1, que sur des attentes de reconnaissances particulières qui s'expliquent 1. C'est la thèse défendue en définitive par François Dubet, Valérie Caillet, Régis Cortéséro, David Mélo et Françoise Rault, dans Injustices. L'expérience des inégalités au travail, Paris, Le Seuil, 2006, ce qui les conduit notamment à relativiser l'importance des attentes de reconnaissance dans les expériences de l'injustice au travail. Pour une conception alternative des rapports entre sociologie de l'injustice et théorie de la reconnaissance, voir Emmanuel Renault, « Théorie de la reconnaissance et sociologie de l'injustice», in Yann Guillaud et

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par les spécificités de l'expérience du travail : volonté d'être reconnu comme un individu ayant son mot à dire sur l'organisation du travail, volonté de voir reconnues la réalité et la valeur de son travail1. Les expériences du déni de reconnaissance au travail peuvent avoir deux types de conséquences. Elles peuvent conduire à la critique et à la revendication collective contre ce qui dans l'organisation du travail fait obstacle à la reconnaissance. Mais pour que de telles dynamiques critiques se développent, il faut qu'un certain nombre de conditions soient remplies qui de nouveau font entrer la reconnaissance en jeu. Les expériences du déni de reconnaissance peuvent en effet enclencher des dynamiques psychosociales qui sapent les conditions individuelles ou collectives de la critique et de la mobilisation en conduisant à l'adaptation résignée aux situations injustes plutôt qu'à la résistance. Une reconnaissance substitutive, interne au collectif de travail, de même que des soutiens intersubjectifs hors du travail sont requis pour qu'un individu ne s'impute pas la responsabilité de son échec à faire reconnaître la réalité et la valeur de ce qu'il fait ou de ce qu'il a à dire par la hiérarchie. Par ailleurs, les relations de reconnaissance qui soudent les collectifs de travail sont une condition sine qua non pour que des individus puissent espérer que les injustices qu'ils subissent Jean Widmer (dir.), Le Juste et l'Injuste. Emotions, reconnaissance et actions collectives, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 51-76. 1. Sur la problématique de la reconnaissance au travail, voir Philippe Bernoux, Mieux-être au travail: appropriation et reconnaissance, Toulouse, Octarès, 2015, et Emmanuel Renault, « Reconnaissance et travail », Travailler, 2007, n° 18, p. 119-135.

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individuellement dépassent leur cas individuel et qu'elles puissent devenir l'objet de luttes collectives. A quoi bon critiquer les injustices dont on est l'objet si l'on sait que personne ne nous soutiendra et que la prise de risque inhérente à toute revendication finira par se retourner contre nous ? Les processus subjectifs qui traversent l'expérience du travail relèvent par ailleurs de dynamiques intrasubjectives qui relèvent non plus de la logique psychosociale de la constitution intersubjective du rapport à soi, mais de l'économie psychique des pulsions et des défenses. De même que l'expérience du travail est sous-tendue par des enjeux de reconnaissance spécifiques, qui se surajoutent aux enjeux de reconnaissance propres aux interactions ordinaires et à l'exigence de voir ses droits fondamentaux reconnus dans toutes les institutions, de même, le sens de l'expérience du travail resterait partiellement incompréhensible sans prise en compte des enjeux psychiques liés à une dialectique spécifique du plaisir et de la souffrance. L'expérience du travail est toujours une expérience de l'attention et de l'effort en vue de prévenir les erreurs, de la répétition et de la contrainte. Elle comporte toujours une part de pénibilité qui peut être compensée par la satisfaction liée à l'exercice de facultés corporelles et intellectuelles, par la réussite de la transformation du travail prescrit en travail réel, ou par la reconnaissance provenant des collègues ou de la hiérarchie. Mais cette pénibilité ne peut jamais être annulée, de sorte que l'activité de travail s'accompagne d'un travail psychique de transformation de la pénibilité en satisfaction dont le résultat n'est jamais garanti. 79

Ce travail peut s'engager dans les voies les plus différentes, de la valorisation ou de la sublimation de la souffrance d'une part, au déni et à l'identification à sa propre souffrance d'autre part. Ce travail psychique donne lieu à la mobilisation de défenses spécifiques contre la souffrance, et la dimension collective de l'activité de travail explique la constitution de défenses collectives qui, tout comme les défenses individuelles, peuvent à leur tour emprunter différentes voies, dont celles du déni collectif (comme par exemple le déni collectif de la souffrance des patients dans certains collectifs de travail médicaux) ou de l'identification collective à la souffrance (comme par exemple la valorisation virile de la prise de risque dans certains métiers dangereux), sources de consensus sociaux aussi illusoires que délétères1. La prise en compte des enjeux psychiques de l'expérience du travail est décisive aussi bien sur un plan descriptif et explicatif que sur un plan politique. D'une part, elle permet d'identifier de puissants obstacles à la critique de l'injustice et de la domination au travail et elle fournit une explication de différentes formes de consentement à la domination. Comme l'a montré Christophe Dejours, les dynamiques d'affects qui sont à l'œuvre dans l'expérience du travail permettent de comprendre des phénomènes paradoxaux comme la banalisation de l'injustice sociale et la prévalence de la servitude volontaire dans l'entreprise néolibérale, et elles permettent également d'identifier plus précisément ce qui revient au travail dans 1. Sur toutes ces questions, voir la synthèse effectuée par Pascale Molinier, Les Enjeux psychiques du travail\ Paris, Payot, 2008.

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des conduites extrêmes comme le suicide sur le lieu de travail1. Sur un plan politique, la prise en compte de stratégies collectives de défense conduit notamment à relativiser la pertinence des tentatives visant à concevoir la critique immanente du travail sur le modèle de ce qu'on peut appeler une critique herméneutique, à savoir les tentatives qui reviennent à fonder la critique du travail sur les normes par l'intermédiaire desquelles un collectif de travail définit la valeur du travail. Cette démarche, qui était celle d'Alasdair Maclntyre, s'est diffusée dans différents secteurs de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie du travail, en réaction avec la remise en cause des métiers par les impératifs de rentabilité propres au capitalisme néolibéral2. Le fait que les défenses contemporaines du métier aient une forte dimension réactive ne suffit sans doute pas à les identifier à des défenses

1. Voir notamment Christophe Dejours, Souffrances en France: la banalisation de l'injustice sociale, Paris, Le Seuil, 2014 et Christophe Dejours (dir.), Observations cliniques en psychopathologie du travail, Paris, Puf, 2010. 2. Pour une illustration de l'application de la démarche de Maclntyre au travail, voir Russell Keats, « Anti-perfectionism, market économies and the right to meaningful work », Analyse and Kritik, 2009, n° 1, p. 121-138. Pour une illustration de l'importance donnée à la problématique du métier en sociologie du travail, voir Florence Osty, Le Désir de métier. Engagement, identité et reconnaissance au travail, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2010. En psychologie du travail, c'est surtout chez Yves Clot qu'une grande importance est donnée aux normes de métier ; voir notamment Yves Clot, Le Travail à cœur: pour en finir avec lesrisquespsychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.

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réactionnaires d'une phase révolue de l'organisation du travail. En effet, une référence à des principes normatifs analogues aux normes de métier est sans doute nécessaire si l'on souhaite rendre compte de l'importance que jouent, dans l'expérience du travail, les attentes liées à l'«appropriation du travail 1 », au «vrai boulot 2 » et au « travail qui fait sens 3 ». Mais la vigilance devrait rester de mise afin de distinguer, au sein des normes de métier, d'une part, ce qui relève de principes normatifs permettant d'identifier ce qui fait d'une pratique professionnelle un bien ou de distinguer en elle ce qui relève d'un bien à protéger et à promouvoir, et ce qui, d'autre part, relève au contraire «d'idéologies défensives de métier 4 », c'est-àdire de normes fondées sur le déni des aspects pénibles du métier et sur la légitimation acritique des pratiques problématiques à l'égard de collègues du même métier, d'autres corps de métier, ou des destinataires d'un service. Nous avons commencé par attirer l'attention sur la diversité des modes de thématisation et de critique de la domination au travail dans l'histoire des socialismes. Ajoutons qu'il aurait également été possible d'insister 1. Philippe Bernoux, Mieux-être au travail: appropriation et reconnaissance, op. cit. 2. Alexandra Bidet, UEngagement dans le travail. Qu'est-ce que le vrai boulot?, Paris, Puf, 2011. 3. Sur cette problématique, voir notamment Ruth Yeoman, Meaningful Work and Workplace Democrac/. A Philosophy of Work and a Politics ofMeaningfulness, Londres, Palgrave, 2014. 4. Sur ce concept, voir Pascale Molinier, Les Enjeux psychiques du travail, op. cit., p. 216-220.

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davantage sur le fait que l'injustice et la souffrance au travail y sont souvent mises en avant, de L'Écho de la fabrique1 jusqu'à Polanyi qui défend le rôle des syndicats et des conseils ouvriers dans le processus de planification socialiste au motif qu'eux seuls possèdent une connaissance de cet élément essentiel de l'économie qu'est la souffrance au travail2. Prendre en compte conjointement les formes de domination et les enjeux subjectifs du travail n'est donc pas une démarche si nouvelle. Mais elle peut prétendre à une actualité toute particulière à l'heure où l'entreprise néolibérale développe des formes de domination au travail dans lesquelles la mobilisation de la subjectivité des salariés joue un rôle déterminant3. Le recours à des théorisations différenciées des processus sociaux et subjectifs qui traversent l'expérience du travail est indispensable pour tous ceux qui veulent aujourd'hui rendre compte des spécificités de l'expérience du travail 1. Emmanuel Renault, « Mépris et souffrance dans L'Echo de la fabrique», in Ludovic Frobert (dir.), «L'Écho de lafabrique». Naissance de la presse ouvrière à Lyon, op. cit., p. 87-110. La question de la souffrance au travail joue également un rôle chez Marx (voir à ce sujet Emmanuel Renault, Souffrances sociales, Paris, La Découverte, 2008, p. 130-132), mais pas celle de la justice. 2. Le syndicat « n'est donc pas seulement, comme on l'a souvent remarqué, un organe de vision d'ensemble extérieur de la force de travail en tant que moyen de production, mais c'est aussi un moyen de vision globale interne de cet élément tout à fait différent de l'économie: la souffrance au travail» («Nouvelles considérations sur notre théorie et notre pratique», Essais de Karl Polanyi, Paris, Le Seuil, 2002, p. 332). 3. Sur ce point, voir Jean-Philippe Deranty, «Travail et expérience de la domination dans le néolibéralisme contemporain », Actuel Marx, 2011, n°49, p. 73-89.

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et des relations sociales de travail, de même que pour tous ceux qui veulent faire usage d'une conception critique du travail susceptible d'être à la hauteur de ses ambitions : produire une critique du travail adaptée aux spécificités contemporaines des relations sociales de travail et de l'expérience subjective et sociale du travail.

Chapitre II

Quels statuts des émotions dans le travail ? PAR AURÉLIE JEANTET

Cette contribution a pour objectif de se pencher sur les manières dont la sociologie envisage, ou pourrait envisager, les émotions et en quoi cela peut être utile à l'analyse du travail. Dans la théorie sociologique, qu'elle soit explicitement «critique» ou non, les émotions apparaissent encore aujourd'hui de manière marginale et annexe, et sont souvent enfermées dans des explications causalistes qui en restreignent la portée. Les émotions sont alors considérées comme des effets des organisations et parfois aussi comme des causes des comportements. Dans cette dernière perspective, ces émotions sont soit, le plus souvent, déviantes ou néfastes, comme dans certaines approches psychologisantes du phénomène du harcèlement, soit elles sont valorisées, soit encore elles sont simplement constatées en tant que 85

ressort motivationnel ou stratégique, comme dans la sociologie des organisations. D'une manière ou d'une autre, nous sommes alors placés face à des individus sociaux possédant une psyché simplifiée et mécaniste. Dans la première perspective (qui n'est pas exclusive de la première), les émotions sont considérées comme des effets (généralement délétères) des mécanismes productifs. Ce statut d'output accordé aux émotions se rencontre dans beaucoup d'analyses qui dénoncent les conditions de travail et d'exploitation, notamment dans les organisations contemporaines « modernes » et gestionnaires. Dans tous les cas, la boîte noire du travail, en tant qu'activité, reste intacte, dans le sens où elle continue à être considérée comme rationnelle et non émotionnelle. Ce ne serait pas l'activité qui solliciterait ou entraînerait des émotions particulières, mais ce serait les individus eux-mêmes, dans leur soif naturelle de pouvoir ou dans leur penchant altruiste, ainsi que les organisations qui seraient atteintes, pour ainsi dire, des mêmes qualités et des mêmes travers. En réalité, les émotions sont bien évidemment partout dans le champ du travail, et non pas simplement au début ou en fin de course. Elles traversent les situations de travail, l'activité, les relations, le rapport au travail entretenu jour après jour... Cette prégnance de la vie affective, que nul ne saurait contester, encourage donc à laisser entrer les émotions à l'intérieur des théories sociologiques du travail1, ce qui constitue un pari. 1. Il ne s'agit donc pas d'appeler à une sociologie des émotions, comme cela s'est développé et institutionnalisé aux États-Unis. D

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Longtemps les émotions ont été considérées comme non sociologiques, relevant préférentiellement du domaine de la psychologie (affects), de la psychanalyse (pulsions) ou encore de la philosophie et des sciences politiques (passions). Malgré l'inclusion des émotions dans la définition des faits sociaux proposée par Emile Durkheim («des manières d'agir, de penser et de sentir»), a surtout été retenue du père fondateur de la sociologie la nécessité de distinguer cette dernière absolument des autres disciplines des sciences humaines et sociales, et tout particulièrement de la psychologie. Et l'interdit s'est redoublé dans les sciences du travail par le fait que les organisations productives, leur objet d'étude, se pensent elles-mêmes à partir du mythe de la rationalité, ce qui passe par l'évacuation, voire le déni, de l'affectif. Les entreprises sont ainsi structurées à partir de l'idée qu'elles sont essentiellement rationnelles, qu'il leur serait possible et souhaitable de n'obéir qu'à une logique instrumentale, reléguant le «facteur humain» à un risque de dysfonctionnement (l'erreur humaine) qui devrait et pourrait être réduit à une part congrue. Aujourd'hui, certains travaux font penser que les émotions constituent, en France, un objet émergent de semble plus intéressant et pertinent d'examiner les émotions dans un champ particulier, le travail, aux côtés d'autres concepts opérants qui ont fait leur preuve dans le champ (comme les savoir-faire, l'opposition réel/prescrit, les logiques professionnelles, la division du travail, etc.), plutôt que de favoriser l'émergence d'une sousdiscipline supplémentaire qui se trouverait à son tour scindée en autant de sous-champs que sont le travail, la famille, l'espace public, les mouvements sociaux, etc.

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la sociologie du travail. Le dossier «Les émotions dans le travail», paru en 2002 dans la revue interdisciplinaire Travailler^, a été précurseur d'une vague d'intérêt qui s'est peu à peu manifestée dans la recherche française en sciences sociales (sociologique, anthropologique, historique, géographique, psychologique). Cet intérêt s'est intensifié progressivement depuis le tournant des années 2010 2 , diffusant aussi au sein des organisations productives et de leurs intervenants, au point que d'aucuns parlent de « tournant émotionnel », ou d'« affective tunr3 ». De plus en plus de chercheurs se sont emparés de la notion d'émotion pour analyser ce qui se passe dans le champ du travail — et aussi dans d'autres champs comme les médias, l'espace public, l'art, etc. Pour l'instant, cependant, ces travaux apparaissent hétérogènes et éclatés, se référant, le plus souvent d'une manière très 1. Angelo Soares (coord.), dossier «Les émotions dans le travail», Travailler, 2002, n° 9, p. 9-132. 2. Citons, en sociologie, la parution du livre de Fabrice Fernandez, Samuel Lézé et Hélène Marche, Le Langage social des émotions. Etudes sur les rapports au corps et à la santé, Paris, Economica, 2008 ; le colloque « Emotions : pratiques et catégorisations sociales » à l'université Paris-Ouest-Nanterre en 2010 ; mon article sur « Émotions » dans le Dictionnaire du travail [Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement, Arnaud Mias (coord.), Dictionnaire du travail, Paris, Puf, «Quadrige», 2012, p. 234-240]; le colloque «Émotions et travail: quels apports des sciences sociales?» au CNAM en 2014; ou encore le dossier consacré à cette question dans La Nouvelle Revue du travail [Sabine Fortino, Aurélie Jeantet et Albena Tcholakova (coord.), «Émotions au travail. Travail des émotions», NRT, 2015, n° 6 (https://nrt.revues.org/2068)]. 3. Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Le Seuil, «L'ordre philosophique», 2013.

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implicite, à des conceptions différentes des émotions et de leurs rôles. Alors comment avancer dans cette investigation? peut-être en précisant d'abord la manière dont les émotions prennent sens dans une perspective sociologique. Sera admis comme essentiel le double caractère relationnel et corporel des émotions — qui ne seront pas ici nettement distinguées des termes de sentiments ou d'affects. «L'émotion n'est pas un fait psychique et interne, mais une variation de nos rapports avec autrui et le monde lisible dans notre attitude corporelle», écrivait le philosophe phénoménologue Maurice Merleau-Ponty1. Il est important en effet de retenir le fait que l'émotion est « éprouvée » dans un corps : l'accélération du rythme cardiaque, la production d'hormones, etc., sont des phénomènes physiologiques directement rattachés au plaisir, à la peur, etc. Et il importe également de retenir que l'émotion se déploie au sein d'une situation sociale : elle est contextuelle, dépendante des situations et donc de l'évaluation que l'on en fait, et elle participe de cette évaluation et de cette situation elle-même. Car lorsque des émotions sont manifestées dans la sphère sociale, elles sont actives, agissant sur les relations sociales et transformant la situation. Ainsi, les émotions nous relient, de multiples façons, au monde. Le caractère relationnel des émotions fait signe vers leur caractère social. Car les émotions sont normées, modelées, travaillées, régulées. Le fait — déjà pointé par 1. Maurice Merleau-Ponty, Gallimard, 1996, p. 109.

Sens et non-sens (1945),

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Paris,

Durkheim, Marcel Mauss ou encore Norbert Elias que les émotions sont socialement déterminées pose d'emblée la question de l'aliénation. Du moins si l'on suppose, comme le veut le sens commun, des émotions qui seraient naturellement libres, devraient théoriquement être spontanées et relèveraient idéalement de l'intime et de la singularité propres à chacun. Pourtant, pas plus que nos actions et nos pensées, les émotions ne sauraient échapper au déterminisme social, culturel et économique, et notamment à un façonnement par l'idéologie et la structure capitalistes qui prévalent dans nos sociétés. Le constat d'un tel déterminisme peut conduire à poser les termes d'un débat qui opposerait authenticité et aliénation, expression et oubli de soi... ce qui appelle un certain nombre de précautions. D'abord, parce qu'il est aisé de qualifier trop vite d'aliénées certaines émotions, qui correspondent aux émotions de certains. Les émotions aliénées désignent ainsi généralement celles des dominés. Ce problème peut être illustré par le cas des prostituées qui sont habituellement considérées comme ne pouvant pas choisir «librement» ce métier et encore moins y prendre parfois du plaisir, à l'instar de ce qu'expérimentent tous les autres travailleurs, jusque dans les chaînes de montage. Les paroles de certaines témoignent du contraire ? Les émotions qu'elles expriment alors, par exemple à l'occasion d'entretiens avec des sociologues, des journalistes ou des travailleurs sociaux, ne sont la plupart du temps interprétées que comme signe supplémentaire de leur aliénation. L'ordre social intervient sur leur capacité et leur légitimité à 90

éprouver, et in fine à exister (voir les mouvements abolitionnistes), en confisquant leurs paroles et leurs affects. Par contraste, cette mise en doute de l'authenticité des émotions vise en revanche rarement les métiers plus nobles situés en haut de l'échelle sociale. L'inauthenticité et l'aliénation seraient ainsi celles des «autres» 1 , dont les émotions sont singulières, atypiques, dominées. Plus généralement, les sociétés capitalistes réservent un sort particulier aux émotions, comme on va le voir, ce qui a des incidences qui ne doivent pas être négligées. Au point qu'il convient de regarder de plus près, sous le prisme sociologique, de quelles manières les organisations considèrent et travaillent les émotions et quelle place les émotions occupent effectivement dans la sphère du travail. Autrement dit, il s'agit d'examiner comment les organisations mobilisent, instrumentalisent ou évacuent les émotions, et en quoi la normalisation et la distribution des émotions organisent et hiérarchisent à leur tour les groupes sociaux et participent des rapports sociaux. Le propos développé ici cherchera ainsi à répondre aux interrogations suivantes : que peut apporter la sociologie à l'étude des émotions dans la sphère du travail? Et, à l'inverse, en quoi les émotions questionnent-elles la discipline sociologique ? Comment s'y prend la sociologie ? Et qu'est-ce que la prise en compte des émotions permet de révéler du travail, des rapports sociaux, de la domination et des conditions d'émancipation? L'article interroge de la sorte les potentialités heuristiques et 1. Patricia Paperman a écrit de belles pages au sujet des émotions et sentiments « particuliers », dans C'are et sentiments, Paris, Puf, 2013.

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critiques offertes par les concepts d'émotion et de travail émotionnel1. Il vise une réflexion sur les conceptions du sujet et du social que ces perspectives suggèrent, en questionnant les différents statuts accordés aux émotions; dans l'analyse sociologique du travail. Ainsi, au fil de l'article, se dessinera une tentative de catégorisation du statut des émotions en sociologie. Dans un premier temps sera considérée l'approche dominante qui conçoit les émotions comme des effets (du travail, des organisations, du management). D'autres manières seront ensuite envisagées qui permettent de renouveler l'éclairage que la question des émotions peut apporter pour l'analyse et la critique du travail : les émotions comme outils de travail, savoir-faire, biens à produire, comme travail, également. Pour finir, on considérera les émotions en tant qu'elles peuvent être instrumentalisées au sein d'une idéologie et de dispositifs de démultiplication du pouvoir capitaliste, qui seront opposés aux émotions comme occasions de résistance et parfois même d'émancipation.

1. L'APPROCHE SOCIOLOGIQUE DOMINANTE : LES ÉMOTIONS COMME EFFETS DU TRAVAIL DANS LES ORGANISATIONS

La sociologie du travail, en fournissant une critique des conditions de travail et d'exploitation, s'efforce de 1. Le concept émane des travaux d'Arlie Hochschild, dans The Managed Heart. Commercialisation of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983.

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mettre au jour leurs effets délétères sur les individus. Après s'être tournée vers le corps puis vers la subjectivité des travailleurs, l'étude des transformations organisationnelles et de leurs impacts, tant individuels que collectifs, peut en effet de moins en moins ignorer la dimension affective. Il s'agira ici d'examiner les apports et limites de cette approche qui consiste à considérer les émotions comme des effets. Classiquement, depuis Karl Marx, puis Michel Foucault, la dénonciation des conditions capitalistes d'exploitation (pénibilité physique, discipline arbitraire et excessive, etc.) repose sur des analyses faisant une certaine place au corps des travailleurs. Dressage, mise au travail, usure, contraintes, etc., les corps sont malmenés dans des univers de machines et de procédures qui les subordonnent. Les stratégies et les ruses pour se libérer du joug de ces contraintes qui font du corps un instrument sont diverses : freiner ou perruquer, « s'approprier» et personnaliser son espace de travail, dans une tentative de conciliation toujours un peu vaine, s'endurcir et ne plus sentir, braver le danger et exposer à la galerie sa force ou son habileté, développer dans l'activité un style singulier, rompre la monotonie des cadences, quitter son poste sous divers prétextes, y compris dans des cas extrêmes en se blessant volontairement ou en piquant une crise de nerf... Les corps aliénés se rebellent, mais ils souffrent et s'usent aussi et surtout. Si les métiers manuels et physiques continuent à être numériquement importants, y compris en France et malgré les délocalisations, les caractéristiques du travail de bureau opèrent, avec la tertiarisation, un déplacement 93

dans les conceptions du travailleur. Il s'agit de plus en plus également de mettre des intelligences au service de la production. Ce sont donc des corps dociles qui s'accompagnent d'esprits bien faits et dévoués. Dans l'entreprise, les cadres, cette catégorie professionnelle qui s'est tellement étendue au cours du XXE siècle, deviennent la référence. Les exigences des organisations en termes d'adhésion à la «culture d'entreprise», à ses «valeurs » et à ses objectifs se diffusent petit à petit chez l'ensemble des travailleurs. De sotte que, en plus du corps, avec les formes contemporaines de management, c'est aussi, pour paraphraser Danièle Linhart, la subjectivité des salariés qui est exploitée. Celle-ci tend à être mobilisée et manipulée par les organisations du travail, en vue d'obtenir toujours plus de la force de travail. Par « subjectivité » (parfois qualifiée de «subjectivité collective», dans une acception fort éloignée de la psychanalyse) sont entendues ici les croyances, valeurs et convictions profondes des individus, issues de leur socialisation commune. La transformation, voire la production de cette subjectivité1, est censée garantir une motivation, une adhésion, une attente de reconnaissance et de réalisation personnelle, une docilité, une soumission volontaire et un autocontrôle. Cette subjectivité n'est pas encore l'affectivité, mais 1. Certains auteurs vont jusqu'à appréhender ce mouvement comme la production d'un nouveau sujet: la construction d'un rapport à soi ou d'un self (Richard Senett), de sentiments (sentiments « froids », Eva Illouz), d'une intimité (Isabelle Berrebi-Hoffmann), et de pathologies mentales (la dépression comme « fatigue d'être soi » chez Alain Erhenberg), dans une correspondance et une adaptation au régime capitaliste.

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son instrumentalisation repose sur la manipulation de certaines émotions, notamment la peur et le narcissisme (comme l'a montré la sociologie clinique1). Et, effectuée au prix d'une dissonance et d'une «perte de soi», cette instrumentalisation génère à son tour des affects négatifs liés à la souffrance, au mal-être, à la dépression. Ces approches en termes de subjectivité rejoignent ici les analyses qui, sans reprendre ce même vocable, pointent, à partir de la sociologie, de la psychologie et de l'ergonomie, l'énorme coût de cet assujettissement. Par d'autres chemins, via des disciplines et des théories très diverses, nombreuses et même majoritaires aujourd'hui sont les recherches qui en viennent à mettre en relief les effets délétères et souvent dramatiques de l'organisation du travail et des formes de management contemporaines. L'intensification du travail, les plans sociaux et les restructurations, etc., ces phénomènes sont abondamment décrits, expliqués et dénoncés, et leur analyse converge vers le constat de l'importance des effets pathogènes chez les travailleurs, effets qui vont par exemple se traduire, dans les interviews, par la présence d'émotions pénibles et par l'expression d'une « charge émotionnelle ». La notion d'« exigences émotionnelles», liées à des situations de tension, apparaît par exemple à partir de 2011, suite au rapport Gollac 2 , dans

1. Notamment Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de l'excellence (1991), Paris, Le Seuil, 2007, ou Hélène Weber, Du ketchup dans les veines. Pratiques managériales et illusions: le cas McDonald's, Paris Érès, 2011. 2. Michel Gollac et Marceline Bodier, Mesurer lesfacteurs psychosociaux de risque au travailpour les maîtriser; rapport au Collège d'expertise

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les questionnaires chargés de mesurer les risques psychosociaux (RPS). De manière plus diverse et nuancée, colère, tristesse, stress, culpabilité, peur, dépression, honte, impuissance, etc., font partie des nombreux affects «négatifs» rencontrés au travail. On le voit, ce sont le plus souvent des émotions critiques, au sens d'une « crise » : elles ne sont mentionnées que dans la mesure où elles sont exacerbées, à vif, qu'elles rendent la vie difficile pour le sujet et qu'elles contrarient la production. .. en même temps qu'elles compliquent le travail du sociologue. Si le sociologue évoque ces émotions, c'est qu'il estime qu'il ne peut, ni ne veut, rester sourd face aux cris parfois de détresse exprimés par son terrain. Mais il ne sait pas toujours bien quoi en faire. D'autant que, pour être juste, il faudrait aussi évoquer les émotions positives comme l'enthousiasme, le plaisir, la fierté, le rire, etc., qui, au-delà des discours convenus, portent parfois les travailleurs, de façon centrale ou mineure, dans un rapport dynamique et ambivalent. En outre, les thèmes du plaisir au travail et de la souffrance au travail ont une connotation et une résonance politiques fortes. Ceux qui, comme Christophe Dejours 1 , ont contribué à rendre visible et audible la souffrance au travail dans le débat public, se font accuser tantôt de sombrer dans le misérasur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la demande du ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé, avril 2011. 1. Christophe Dejours, Travail, usure mentale (1980), Paris, Bayard, 2000.

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bilisme, tantôt d'individualiser et de dépolitiser la question du travail. Ceux, plus rares, qui, à l'instar de Michel Lallement1, centrent leur analyse sur le plaisir au travail, sont suspectés d'adopter un regard superficiel tombant dans le panneau de la façade professionnelle et/ou de défendre la thèse libérale et patronale du bonheur au travail. Il n'est donc pas simple et anodin de mettre les émotions au centre de son analyse. Finalement, ce que l'on rencontre bien davantage, ce sont des analyses qui se passent en fait aisément des émotions dans leur argumentation, mais qui les évoquent quand même, en passant, car elles pointent quelque chose qui ne saurait être tu. Les émotions rapportées par les sociologues contribuent ainsi à donner la mesure de l'ampleur et de la gravité des problèmes du travail et de son organisation aujourd'hui. Leur évocation vient renforcer et parfois compléter les analyses développées. Le potentiel critique de l'analyse sociologique des émotions en tant qu'effets du travail apparaît donc important. Seulement, que faire, en tant que sociologue, de ces constats? Les analyses sociologiques semblent achopper sur cet objet qui résiste et embarrasse, cet objet risqué qui brûle les doigts, cet objet-frontière qui interroge le partage entre disciplines. On perçoit, à la lecture des ouvrages et des articles sociologiques, une limite assez vite atteinte au traitement des émotions. Cette limite est d'ordre épistêmologique et disciplinaire, mais aussi politique. Les effets affectifs et psychiques 1. Michel Lallement, L'Age dufaire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Le Seuil, 2015.

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des organisations productives, dès lors qu'ils pourraient éventuellement se révéler pathologiques - et l'on sait combien les frontières entre normal et pathologiques sont floues —, sortent du domaine de compétences des sociologues pour occuper celui des psychologues et des médecins. La sociologie, mal outillée, passe alors la main. Mais comme il est impossible de ne pas mentionner ces affects, étant donné les enjeux sociaux et la portée critique d'un tel constat, alors elle mentionne cette souffrance, ce vécu subjectif, ces effets pathogènes, comme un reste, un résidu de l'analyse. N'ayant pas pu être intégré au sein de l'argumentation, celui-ci se trouve soit mentionné exclusivement à travers des extraits d'entretien, soit apparaît, dans les textes académiques comme dans les rapports de recherches, dans un paragraphe conclusif, lorsque ce n'est pas encore plus modestement et marginalement en note de bas de page. Parfois, cependant, ce cantonnement de la question affective comme élément mineur de l'analyse est rendu difficile par le fait que l'objet du travail convoque les émotions de manière franche et directe. Bien que difficile, la tâche de minoration n'est pas impossible, comme en témoignent par exemple maints travaux sur l'hôpital, ce que le lecteur perçoit dans la distance à l'objet dont ils font preuve, adoptant un langage objectivant et désaffectivant. Mais à force d'étudier ces métiers que l'on pourrait qualifier de sensibles ou d'affectés, et de les étudier au plus proche des acteurs, par le recours à des techniques d'enquête de type ethnographique notamment, la digue prend l'eau. C'est ce qui explique que l'on trouve des ouvrages, récents, qui ont eu pour ambition d'abor98

der plus directement la question des émotions. Notons cependant que ces ouvrages ont la caractéristique d'être presque toujours collectifs, regroupant sous la forme d'une succession de contributions plusieurs recherches disparates qui traitent, chacune à sa manière, la question de la souffrance, de la subjectivité, des émotions... mais généralement de manière secondaire et dans l'aprèscoup. On peut également remarquer que si ces études peuvent prendre pour objet des métiers assez divers, majoritairement dans les services (téléopérateurs, policiers.. .) elles portent le plus souvent sur les métiers de soin (infirmières, aides à domicile, psychologues...) 2 ou liés à la mort (croque-mort)3. C'est le rapport au corps, à la douleur, à la maladie, aux enjeux de vie et de mort, qui convoque des analyses en termes d'émotions, via l'anthropologie, la sociologie de la santé, la sociologie de l'action publique, et beaucoup plus rarement, doit-on bien admettre, à partir de l'étude du travail. Même si ces analyses vont parfois rencontrer la question du travail, le travail n'en constitue pas l'entrée : ce n'est pas l'attention au travail — au travail commun, banal — qui fait se tourner vers les émotions. Et là encore, l'émotion est davantage traitée comme un effet, voire une réaction (la compassion face à la maladie, la tristesse face à la mort, la peur

1. Maire Buscatto, Marc Loriol, Jean-Marc Weller (dir.), Au-delà du stress au travail, Toulouse, Érès, 2008, et I. Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de l'intime, Paris, La Découverte, 2009. 2. Fabrice Fernandez, Samuel Lézé et Hélène Marche, Le Langage social des émotions. Études sur les rapports au corps et à la santé, op. cit. 3. Julien Bernard, Croquemort. Une anthropologie des émotions, Paris, Métailié, 2009.

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face à la violence, etc.), bien qu'un effet, cette fois-ci, du travail (et non des organisations), et que le travail, individuellement et collectivement, doit prendre en charge, très concrètement. Et cette prise en charge, ce travail en terrain sensible, se déployant vers des situations où les émotions sont vives, convoque nécessairement les émotions des travailleurs. Les travailleurs sont ainsi affectivement mis à l'épreuve des émotions qu'ils ont à traiter. Les concepts de règles de sentiments et de travail émotionnel (élaborés par Arlie Hochschild, voir infra) sont alors très souvent mobilisés, aux côtés d'autres traditions théoriques. Parallèlement, quelques ouvrages sociologiques ont porté tout à fait centralement sur une émotion ou sur un aspect de cette souffrance au travail dénoncés par les analyses du travail et des organisations. De préférence aux termes de souffrance, émotions ou affects, ces ouvrages utilisent des termes du sens commun, comme typiquement celui de « stress ». Le stress est alors entendu non pas dans un sens strictement physiologique, mais comme une notion indigène prise, comme il se doit, avec un certain recul. Ce recul est opéré par la dénaturalisation de la notion en montrant son caractère de « construction sociale ». C'est le cas par exemple de l'intéressant ouvrage de Marc Loriol sur la fatigue professionnelle1. Le problème est qu'on a parfois du mal à savoir si ces termes renvoient à quelque chose de réel... Parce que le parti pris est d'analyser la construction sociale de ces catégo1. Marc Loriol, Le Temps de lafatigue. La gestion sociale du mal-être au travail\ Paris, Anthropos, 2000.

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ries, la question ne se pose pas de savoir à quelle souffrance ou à quels sentiments celles-ci se rapportent précisément. Un certain scepticisme peut même transparaître à travers le fait que la question de l'éprouvé se trouve paradoxalement évacuée. C'est l'une des limites du constructivisme lorsqu'il frôle le relativisme sociologique, ce qui ne retire rien à l'utilité de telles analyses, mais en restreint toutefois très nettement la portée critique. Le risque résiderait alors, si l'on tire un peu les choses, dans le fait que cela conduise à opérer une disqualification des travailleurs eux-mêmes, de leurs mots et de leurs maux. On a donc dans ce type d'analyses constructivistes une réflexion sur les effets des émotions, mais dans un sens purement rhétorique : on demeure au niveau des discours et des représentations. Les émotions, en tant que catégories, nous apprennent effectivement bien des choses sur la manière dont la société dans son ensemble et dans ses sous-ensembles se structure et se pense, en passant par la manière dont les individus expriment leur mal-être, puisant dans les représentations sociales un lexique qui constitue un « prêt-à-penser » et à nommer, voire un « prêt-à-éprouver ». Et les effets de ces processus de normalisation gagnent à être appréhendés en tant qu'ils résultent d'une idéologie historiquement et socialement située, qui s'applique aux émotions. On retrouve alors la thèse d'une subjectivité formatée, y compris dans ses émotions, qui servirait la machine productive, et qui a été si bien illustrée dans l'ouvrage Les Sentiments du capitalisme d'Eva Illouz1 (voir 1. Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Le Seuil, 2006.

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infrri). Effets, donc, d'un processus de normalisation, les émotions sont à leur tour, par un effet circulaire, les causes de comportements qui, le plus souvent, confortent le système. Le désir de réussite et la peur de se tromper ou de mal faire, le goût du challenge et de la performance, l'excitation du jeu, la soif de reconnaissance et l'égocentrage, la recherche d'accroissement de son pouvoir et la perversité... Autant de traits de la personnalité et de manifestations émotionnelles qui favorisent un investissement, voire un surinvestissement dans le travail. Certes, c'est incontestable, il existe des valeurs auxquelles correspondent certains affects qui sont favorisés selon les époques et les sociétés. Mais n'est-ce pas donner beaucoup de poids à des normes émotionnelles qui peinent finalement à rendre compte des situations diverses et nuancées des travailleurs ? Trop souvent enfermées dans un schéma causaliste, les émotions gagneraient à être prises en considération en tant que telles, comme véritable objets d'examen empirique et d'attention théorique en soi, et non uniquement pour illustrer des thèses déjà là, que ce soit les émotions comme effets néfastes du travail ou les émotions comme causes des formes organisationnelles et des problèmes professionnels. L'entrée des émotions comme effets, malgré des apports importants, ne permettant pas de faire des émotions un véritable objet sociologique, il faut donc envisager d'autres entrées. Mais ce n'est pas non plus du côté des émotions comme causes des problématiques professionnelles que le regard mérite d'être orienté, car ainsi qu'on va l'envisager brièvement, cette entrée souffre du 102

même défaut et simplifie encore davantage la question. Comme on pouvait s'y attendre, ce sont surtout les émotions comme effets qui sont le prisme à travers lequel les sociologues les appréhendent, l'analyse des émotions comme causes exprimant davantage un prisme psychologique1. Cependant, il est arrivé que des sociologues aient cru déceler des causes émotionnelles à certains comportements sociaux au travail, concevant alors les émotions comme moteur de l'action... Mais lorsqu'ils l'ont fait, ce n'est sans doute pas ce qu'ils ont le mieux réussi. C'est alors une psychologie rudimentaire, simpliste et universalisante qu'ils ont brossée. Une seule émotion était ainsi pointée comme dominant toutes les autres et généralement comme étant commune à tous les individus. Citons pour illustrer cela les analyses d'un Michel Crozier 2 chez qui la soif du pouvoir et le désir de l'autonomie, qui peuvent s'entendre dans leur tonalité émotionnelle, constituent implicitement le principe explicatif de l'ensemble des stratégies déployées par les acteurs au sein des organisations. La tendance, commune, que l'on retrouve chez de nombreux auteurs, à expliquer les comportements par une seule et unique 1. Analyses psychologiques ou psychologisantes, comme dans certaines explications du harcèlement (Marie-France Hirigoyen) qui voient dans certaines émotions (liées typiquement à la perversité, au plaisir de voir les autres en piètre posture) une explication du harcèlement, lequel génère à son tour chez la personne victime des émotions liées, à l'opposé, au manque de confiance en soi, à la dévalorisation, etc. 2. Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.

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émotion aboutit ainsi à une conception très restreinte de la subjectivité et de l'affectivité, à une « réduction utilitariste» des émotions, comme le note Jean-Hugues Déchaux 1 . Parfois, pis, on a affaire à deux psychologies, correspondant aux dominés et aux dominants. Pour exemple, la fameuse peur du changement (de tout changement, quel qu'il soit) ou encore l'inclination pour la paresse seraient toujours celles des subordonnés, les dirigeants se caractérisant au contraire par le goût de l'effort et du risque maîtrisé. Sans parler de ce qui a pu être énoncé à propos des différences hommes/femmes, les premiers étant considérés comme plus rationnels et les dernières comme plus émotives, ce qui expliquerait et justifierait leur affectation au sein des métiers relationnels et à moindre responsabilité. Nous avons montré de quelle manière les émotions sont, en sociologie, avant tout considérées comme des effets néfastes du travail et de son organisation. La prise en compte des émotions permet de renforcer la critique à l'égard des modes contemporains de management et des rapports sociaux qui traversent les organisations, en affinant et en précisant, à un niveau plus micro qui rend compte du travail réel, une dénonciation déjà bien étayée. On pourrait citer pour exemples le sentiment de précarité des ouvriers des chaînes de montage étudiés par Stéphane Beaud et Michel Pialoux2, les sentiments 1. Jean-Hugues Déchaux, «Intégrer l'émotion à l'analyse sociologique de l'action», Terrains/Théories, n° 2, 2015. 2. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retours sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.

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d'injustice de maints professionnels (les postiers face aux réformes touchant à la fois les principes de gestion des ressources humaines et le traitement des usagers), la peur de nombre de travailleurs subordonnés, comme les aides à domicile face aux mauvais traitements de leurs maîtres... Bien que ces analyses soient importantes, la critique, si elle s'affine, ne s'en trouve toutefois pas renouvelée pour autant. Sans doute serait-il pertinent de faire éclater le schéma causaliste qui restreint la portée critique des émotions. Car non seulement une telle perspective ne fait qu'illustrer une critique déjà consistante et constituée par ailleurs, non seulement les émotions n'y sont pas traitées comme un véritable objet sociologique, mais, qui plus est, elle manque d'autres dimensions de la question, et notamment comment pourrait être fait un usage positif des émotions au travail (pour souder un collectif, pour travailler de façon pertinente, pour résoudre un problème, pour critiquer une organisation défectueuse, etc.). C'est ce que nous allons désormais proposer en considérant d'autres manières de considérer le statut des émotions.

2 . LES ÉMOTIONS COMME OUTIL, SAVOIR-FAIRE, PRODUIT ET TRAVAIL

Les émotions ne sont pas uniquement l'une des modalités des effets du travail, loin s'en faut, ce sont aussi des outils de travail. Nous mobilisons sans cesse des émotions dans la vie de tous les jours, et a fortiori au travail, pour évaluer une situation, pour résoudre un 105

problème, pour prendre une décision... Trop isoler la cognition à l'œuvre dans les modes opératoires est une manière de souscrire à la dichotomie, erronée mais si prégnante, entre rationalité et émotion, alors même qu'il a été clairement démontré que la raison n'est rien sans émotion 1 . Ceux qui s'intéressent de près à l'activité, dans le sens du travail réel, ne manquent ainsi pas de constater le rôle essentiel des émotions comme moyen de mener à bien, et même de mener au mieux les tâches confiées 2 . Un moyen indispensable mais souvent implicite et invisible, ce qui n'est pas sans poser problème. Les métiers relationnels illustrent de manière particulièrement nette cette mobilisation indispensable des émotions. En particulier dans les métiers du care, on ne peut prétendre prendre bien soin d'autrui sans être affecté par celui-ci (chez les travailleurs sociaux3 ou les aidessoignantes 4 ). Entrer en relation, c'est faire preuve d'empathie. Celle-ci n'est pas à proprement parler une émotion, puisque l'empathie peut nous faire ressentir aussi bien la tristesse que la joie, selon la personne avec qui l'on communique. Elle est un vecteur émotionnel et, à ce titre, elle joue un grand rôle dans de nombreuses situations. En tant qu'il permet de ressentir des émotions, 1. Antonio Damâsio, L'Erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995. 2. Yves Clot, Travail etpouvoir d'agir, Paris, Puf, 2008. 3. Natalie Benelli et Marianne Modak, «Analyser un objet invisible: le travail de care », Revue française de sociologie, 2010/1, vol. 51, p. 39-60. 4. Pascale Molinier, Le Travail du cote., Paris, La Dispute, 2013.

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cet éprouvé conduit à une meilleure compréhension de la situation de la personne dont on prend soin ou que l'on sert (chez les coiffeurs1 ou les guichetiers2 par exemple). L'empathie est donc un mode de relation et un mode de connaissance, susceptible de revêtir une dimension éthique et politique. Elle s'apprend et se développe, d'abord au cours de la socialisation primaire — ce qui explique que les femmes, incitées et habituées, enfants, à se sentir plus concernées par autrui, occupent davantage les métiers qui l'exigent (selon une division sexuelle du travail émotionnel). Puis l'apprentissage émotionnel se poursuit au cours de la socialisation professionnelle : de l'empathie, il en faut ni trop, ni trop peu, et le collectif peut y aider en apportant soutien et règles (par exemple chez les croque-morts 3 ou les infirmières4). Cette perspective se distingue donc bien des émotions comme effets car elle ne se borne pas à constater que le travail provoque des émotions, mais elle porte attention à ce que les travailleurs font de ces émotions et à la manière dont ils peuvent même mobiliser sciemment et tactiquement des émotions pour parvenir à un travail adapté, pertinent, de qualité. On passe du subi à l'actif et au créatif. Les émotions seraient ainsi quelque chose «en

1. Diane Desprat, « Une socialisation au travail émotionnel dans le métier de coiffeur », La Nouvelle Revue du travail,\ 2015, n° 6. 2. Aurélie Jeantet, « L'émotion prescrite au travail », Travailler, 2003/1, n° 9, p. 99-112. 3. Julien Bernard, Croquemort. Une anthropologie des émotions, op. cit. 4. Michel Castra, «Travail émotionnel et compétence relationnelle en soins palliatifs », in Florent Schepens (dir.), Le Soignant et la Mort, Toulouse, Erès, 2013.

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plus» de la force et de l'intelligence au sens classique (elles sont même en réalité une composante de l'intelligence), elles constituent un ingrédient essentiel du travail. La présence des émotions en tant qu'outil de travail, si elle se vérifie dans les métiers relationnels, est certainement vraie dans tout travail, même si des recherches sur les émotions mobilisées dans l'activité restent à mener dans des métiers où l'on s'y attend moins. Par exemple, des professionnels qui ne sont pas à proprement parler dans les métiers de la relation, mais qui travaillent à destination d'un public, comme les artistes du spectacle vivant, composent aussi avec leurs propres émotions et avec celles qu'ils suscitent et qu'ils perçoivent dans le public, si centrales dans leur métier (amusement, admiration, ennui, etc.). Pour prendre un autre exemple, dans certains métiers où la vigilance importe, des vigiles aux ouvriers de surveillance des installations nucléaires, en passant par les conducteurs de trains1, le trouble ou la gêne diffuse, toute désagréable que puisse être parfois cette émotion qui se situe à la limite de la sensation, est pourtant extrêmement utile. Les travailleurs doivent apprendre à vivre avec, à la détecter, à l'évaluer et à l'interpréter correctement afin d'éviter un danger. Notons que, contrairement à la peur, sur laquelle ils travaillent pour la cantonner, voire l'occulter, ces travailleurs, souvent des hommes, doivent travailler avec ces 1. Gabriel Fernandez, Franck Gatounes, Patrick Herbain et Pierre Vallejo, Nous, conducteurs de trains, Paris, La Dispute, 2003; Sabine Fortino, «La mise au travail des émotions», Terrains/Théories, 2015, n° 2.

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émotions. Cette distinction entre travailler sur et avec ses émotions renvoie à deux postures différentes. Dans le travail sur; l'idéal réside dans la maîtrise et la contention émotionnelle. Dans le travail avec, les émotions sont reconnues par les travailleurs comme des alliées, des outils. Les travailleurs se donnent alors les moyens de faire coopérer cognition et émotion, de développer leurs savoir-faire et de se réaliser professionnellement. Mais ils acceptent alors aussi d'être affectés, de travailler au risque et au gré des émotions, ce qui peut être difficile, surtout au sein d'un collectif viriliste et, qui plus est, dans des organisations rigides. Les émotions, en tant qu'outils indispensables au travail, font donc à leur tour l'objet d'un travail. Car un outil, on s'en sert, mais pas seulement: on le fabrique et on l'entretient, aussi. Les émotions sont ainsi travaillées, façonnées, pour rendre possible l'accomplissement de son métier, pour le réaliser au mieux. Et aussi pour se préserver. Hochschild a, la première, proposé le concept de travail émotionnel\ au sens d'« emotional labour1 », mais dans une acception particulière et même assez étroite. Pour elle, il s'agit du travail réalisé pour produire, transformer ou réprimer une émotion à la demande et sous 1. Il nous semble, comme à Hochschild, indispensable de distinguer le travail sur ses émotions effectué dans la vie courante (« émotion work», comme le fait d'être triste à un enterrement même si l'on est d'humeur à rire), de celui, «emotionallabour», qui est effectué au sein d'un rapport social de production, quel qu'il soit. Et cela, à nos yeux, pour trois raisons principales : du fait des enjeux subjectifs que revêt le travail, de la répétition et de la durée de cette sphère de la vie sociale, et du rapport de pouvoir qui le structure.

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le contrôle d'un employeur. Nous proposons d'élargir l'acception de ce concept pour inclure le travail émotionnel non attendu par l'employeur, mais indispensable à l'effectuarion du travail1. Cela permet de rendre compte de toutes les situations où les travailleurs doivent faire quelque chose de certaines émotions suscitées par le travail, selon une double logique : productive (on a évoqué l'exemple de l'empathie, citons aussi celui des ouvriers du bâtiment qui dénient leur peur pour pouvoir continuer à monter sur des échafaudages2) et pathique (par exemple, rire pour ne pas sombrer 3 ). En outre, si les émotions sont indubitablement des moyens, il nous faut considérer que ce sont parfois aussi des fins du travail. Hochschild considère ainsi les émotions en tant a^objets produits par le travail. L'un des apports de la fameuse sociologue américaine est en effet d'avoir conceptualisé les émotions comme des produits qui ont une certaine valeur et que l'on peut dès lors vendre sur un marché, devenant ainsi la finalité 1. Aurélie Jeantet, notice «Émotion», in Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement, Arnaud Mias (coord.), Dictionnaire du travail, op. cit. 2. Christophe Dejours et Damien Cru, «Les savoir-faire de prudence dans les métiers du bâtiment. Nouvelle contribution de la psychopathologie du travail à l'analyse des accidents et de la prévention dans le bâtiment », Les Cahiers médico-sociaux, Genève, 1983, n° 3, p. 239-247. 3. Hélène Marche, «Le travail émotionnel et l'expérience du cancer: un détour par les usages sociaux du rire», in Fabrice Fernandez, Samuel Lézé, et Hélène Marche (dir.), Le Langage social des émotions. Études sur les rapports au corps et à la santé, p. 105-147.

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même (ou l'une des finalités) du travail1. Les émotions que le travail doit viser à produire peuvent être celles du travailleur lui-même (amabilité, déférence, serviabilité, voire servilité) ou celles du client, ou usager, patient, malade, etc. (le fait de se sentir reconnu, bien traité, rassuré ou encore estimé). Il est sans doute pertinent d'élargir les destinataires de ce travail émotionnel en incluant les collègues, subordonnés et supérieurs. Le cas des secrétaires personnelles, si bien étudié par Josiane Pinto 2 , illustre parfaitement combien le travail de cellesci est aussi composé des émotions qu'elles doivent produire dans leur entourage professionnel et en particulier chez leur patron. Pour accomplir cette tâche, les travailleurs peuvent se contenter de travailler leur expression faciale et leurs intonations pour simuler les émotions attendues (ce que Hochschild nomme le «jeu superficiel»). Mais, pour s'économiser, ils sont incités à ressentir vraiment les émotions qu'ils montrent (le «jeu en profondeur» 3 ). La critique sociale à laquelle mène le constat d'un travail émotionnel prescrit chez une part si importante de la population active est triple. Premièrement, on peut critiquer le coût subjectif de ce travail, qui a déjà été évoqué dans la partie sur les émotions comme effets. Hochschild précise que ce travail est usant etpeut être aliénant. 1. Arlie Hochschild, «Emotional life on the market frontier», Annual Review ofSociology, 2011, vol. 37, p. 21 -33. 2. Josiane Pinto, « Une relation enchantée. La secrétaire et son patron», Actes de la recherche en sciences sociales, 1990, vol. 84, n° 1, p. 32-48. 3. Arlie Hochschild, TheManagedHeart.,.,op. cit., p. 37-55.

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D'une part, car il conduit à une tension du fait de marges de manœuvre extrêmement faibles : des prescriptions parfois très standardisées et codifiées difficiles à appliquer et antinomiques avec les objectifs (exemple typique des téléopérateurs qui doivent produire le sentiment d'un traitement personnalisé chez leurs clients alors qu'ils sont contraints de lire un script). D'autre part, le travail émotionnel est usant et aliénant lorsqu'il produit des émotions dissonantes avec celles qui sont plus spontanément éprouvées (l'infirmière qui doit afficher de la compassion alors qu'elle éprouve du dégoût). Ce brouillage peut toucher le rapport de soi à soi, en allant jusqu'à ne plus savoir ce qu'on éprouve vraiment et aboutir ainsi à une forme d'étrangeté à soi-même. La deuxième critique est celle de l'absence ou très faible reconnaissance du travail émotionnel, qui conduit à réfléchir aux rapports sociaux, notamment de sexe, et à la division émotionnelle du travail1. Troisièmement, on peut également critiquer les normes et l'idéologie qui prévalent et qui modèlent les émotions. On pense surtout à la manipulation et à l'instrumentalisation des émotions (notamment en termes d'attentes affectives de reconnaissance), et aux possibilités qu'ouvrirait une reconnaissance des émotions dans le champ des organisations. Ces perspectives critiques seront développées dans la prochaine partie. Mais avant cela, pour être juste, il faut cependant admettre que le travail émotionnel n'est pas toujours et 1. Aurélie Jeantet, « Travail émotionnel », in Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (dir.), Dictionnaire des inégalités, Paris, Armand Colin, 2014.

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par essence ni aliénant ni déconsidéré1. Il suffit de quitter l'exemple des métiers féminins et dévalorisés des services et de penser aux cas des comédiens et des thérapeutes pour percevoir qu'il peut même être épanouissant. Sans pouvoir ici développer, pointons que quatre éléments conditionnent cette possibilité : la formation (assez poussée et permanente), les occasions de retrait et de récupération, la (relative) reconnaissance et enfin l'autonomie (ces professionnels participent à la définition des émotions qu'ils produisent et à la manière d'y parvenir). D'outil et savoir-faire — ce qui apparaît lorsqu'on regarde de près l'activité —, jusqu'au travail émotionnel, entendu de manière plus ou moins large, en passant par l'objet produit et vendu sur un marché, les émotions peuvent être envisagées sous des statuts divers, qu'elles occupent dans les faits simultanément, et qui éclairent chacun différemment le métier, l'activité, les travailleurs, les conditions d'aliénation ou d'émancipation, et la société, les rapports sociaux qui la structurent et son idéologie. A un niveau plus macrologique, concevoir l'émotion comme un produit à vendre, par exemple, conduit à questionner et à renouveler les manières d'appréhender nos sociétés, leur fonctionnement économique et leurs valeurs. On se trouve alors face à des logiques qui s'imbriquent dans une idéologie sur laquelle il va falloir maintenant se pencher, à la fois pour mieux comprendre le système qui structure les organisations productives, et à la fois pour considérer si les émotions sont condamnées 1. Arlie Hochschild, « Can emorional labour be fun ? », InternationalJournal ofWork Organisation andEmotion, 2009, vol. 3, n° 2, p. 112-119.

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à y être pour l'essentiel agies et instrumentalisées et | quelles conditions elles peuvent aussi être, à l'inverse^ actives et même constituer des leviers pour y résister. ••i j 3 . IDÉOLOGIE ET INSTRUMENTALISATION

I

DES ÉMOTIONS

J

Dans nos sociétés tertiarisées, on assisterait, selon Hochschild, à une « marchandisation des émotions», à l'avènes ment d'un « capitalisme émotionnel»1. Ces expressions désignent l'idée d'une société où ce qui relevait auparavant d'une logique désintéressée se rattacherait de plus en plu$j dorénavant à la logique marchande, où les émotions! seraient de moins en moins spontanées, mais calculées;; Cette tendance d'une omniprésence des émotions est aussi' dépeinte, mais différemment, par les termes de «société des affects 2 », qui serait caractérisée par une domination, voire une tyrannie des émotions, et qui toucherait toutes les sphères (médiatiques, politiques, etc.). Au-delà à la fois de l'idéalisation probable du passé et de la dramatisation opérée par de telles critiques, l'émotion aujourd'hui est indéniablement, en elle-même, un élément isolable et elle possède une valeur, elle est une valeur. Mais quelle valeur ? Cette omniprésence témoigne-t-elle d'une réelle valorisation ou plutôt, à l'inverse, d'une dévalorisation des émotions ? 1. Arlie Hochschild, «Éthique du care et capitalisme émotionnel», in Carol Gilligan, Arlie Hochschild et Joan Tronto, Contre l'indifférence des privilégiés, Paris, Payot, 2013, p. 69-98. 2. Frédéric Lordon, La Société des affects, op. cit.

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Tout un chacun peut constater que les émotions dans les entreprises, qui étaient si malvenues, semblent aujourd'hui susceptibles d'y occuper une place. Présentes au sein des discours et de la «culture d'entreprise», dans les attentes à l'égard des salariés, elles font l'objet d'un investissement et d'une instrumentalisation. Par « instrumentalisation des émotions», nous désignons la démarche active de convocation de certaines émotions, voire d'un affect unique, au détriment d'autres. Ces émotions instrumentalisées ont aussi la caractéristique d'être utilisées comme des moyens en vue d'une fin qui leur est extérieure et hétéronome. Enfin, les émotions ainsi prescrites sont octroyées au prix d'un détournement, d'un mensonge. Cette tromperie réside précisément dans ce qui fonde la distinction entre les émotions instrumentalisées et les émotions-outils. Expliquons-nous. Dans la conception des émotions comme outils, les émotions font partie du sens, et souvent du but, du travail : faire en sorte que l'autre se sente bien, comprendre ses besoins, le divertir, etc. Au contraire, dans l'instrumentalisation des émotions, le but est défini sans avoir recours aux émotions, en dehors d'elles, par une rationalité instrumentale (vendre, convaincre, produire). Et cette rationalité se revêt des atours d'une rationalité affective. Ainsi en est-il des discours sur le bonheur des travailleurs émis par les directions et services de communication de certaines entreprises1. Ainsi en est-il également du management 1. Emmanuelle Savignac, « Le bonheur au travail : entre idéologie managériale et aspiration des acteurs», Cahiers d'ethnologie de lu France, MSH, 2009, 23, p. 23-36.

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par l'affect analysé par exemple par Gabrielle Schutz1 lorsqu'elle étudie, dans le milieu des hôtesses d'accueil, la manière dont leurs supérieures se lient affectivement avec elles dans le seul but de pouvoir obtenir le maximum de disponibilité et de flexibilité. Ou encore, ainsi en est-il du goût du jeu et de l'envie de gagner attisés chez les téléopérateurs étudiés par Duarte Rolo 2 : leurs managers organisent, sur la scène même des plateaux des call centers, des jeux et des concours qui convoquent ces émotions juvéniles... pour compromettre les travailleurs qui se ridiculisent et dévoilent leur cupidité et la malhonnêteté dont ils ont dû faire preuve pour gagner en devenant les meilleurs vendeurs. Cela permet de leur soustraire une docilité et une coopération qui seraient sinon difficiles à obtenir. Cette instrumentalisation traduit l'exercice d'une emprise, d'une loyauté obtenue par une déliaison (aux autres, à ses valeurs), qui peut être pensée en termes d'aliénation. Le processus de normalisation des émotions est le fait de grandes institutions qui édictent des valeurs et des normes : la famille, l'école, les médias, l'État et les partis politiques, les religions, les entreprises. Au sein de ces dernières, ce qui constitue un phénomène récent est que le travail de normalisation s'est spécialisé et a été rendu conscient au point que certains, les managers et les communicants, occupent des fonctions qui sont spécifique1. Gabrielle Schutz, «Mobiliser par l'affect. Contraintes et ressources de l'encadrement intermédiaire de prestations de services peu qualifiés», Sociologie du travail, 2012, vol. 54, n° 1, p. 70-91. 2. Duarte Rolo, Mentir au travail, Paris, Puf, 2015.

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ment dévolues à la mobilisation, au façonnage et à l'instrumentalisation des émotions. C'est en vertu d'un éloignement vis-à-vis des pratiques productives (physiques, gestionnaires, rhétoriques, logiques) et d'une protection déployée contre les émotions (distanciation, déni, cynisme, etc.) que ces professionnels construisent une légitimité pour élaborer des normes émotionnelles que d'autres sont censés suivre. Bien sûr, leurs propres univers professionnels sont autant traversés par les émotions que les autres, mais le travail de normalisation qu'ils opèrent à destination des émotions des autres ne les prend pas en compte. Chez les cadres, le travail émotionnel est double et clivé : il s'exerce à l'égard de leurs propres émotions, qui prend la forme d'un système défensif viril, et à l'égard des émotions de leurs subordonnés, à travers l'exercice d'une domination. À la fois on assiste à une transposition de certaines normes émotionnelles des classes dominantes aux classes dominées (la maîtrise, la retenue) 1 , et à la fois on observe deux manières (au moins) de concevoir les émotions, selon la position qu'on occupe et celle d'autrui dans l'échelle hiérarchique. C'est ainsi, comme on l'a dit, qu'est attribuée aux classes dominées la «peur du changement» alors que les dominants auraient « le goût du risque ». Ce sont toujours les émotions des autres qui sont perçues de 1. Citons l'exemple des travailleuses du care, à qui il est interdit (formations, injonctions, contrôle, sanctions) de s'attacher aux personnes âgées dont elles s'occupent dans les EHPAD alors que cette familiarité conditionne la qualité du travail (soin, bons traitements) et le rapport subjectif au travail (plaisir).

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manière négative, voire aliénée (dans un schéma très binaire, avec des «bonnes» et des «mauvaises» émotions, qu'il faudrait «gérer»). Les managers, les communicants et les journalistes auraient pour mission de produire et de modifier les émotions chez les destinataires de leurs discours et des dispositifs plus ou moins sophistiqués qui les relaient (formations, coaching, entretiens, stages, fêtes, etc.). Dans cette logique, la production de normes émotionnelles apparemment claires, simples et de bon sens, à défaut d'être cohérentes, n'est possible qu'à condition de laisser de côté son propre rapport aux émotions et d'évacuer certaines questions éthiques que pose la mobilisation des affects au travail. Ces questions font puissamment écho à l'ouvrage d'Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme. Elle y montre que la diffusion de la culture «psy», y compris dans les entreprises, conduit à un brouillage des frontières (entre privé et professionnel et entre masculinité et féminité), et incite les organisations, et les hommes, à faire plus de place aux émotions. Elle va jusqu'à écrire qu'est accordée «à la vie émotionnelle une place centrale dans l'entreprise1 ». Sans souscrire à ce constat, nous sommes toutefois d'accord avec l'idée que s'est formé un « ethos communicationnel2» requérant l'usage d'émotions dans les relations de travail et notamment dans le management. Aussi, le rapprochement opéré par Illouz (à la manière d'un Max Weber s'agissant de Vethos protestant et de l'esprit du capitalisme) entre cet ethos communica1. Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, op. cit., p. 37-38. 2. Ibid., p. 50.

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tionnel qui se développe dans les organisations et celui qui régule les relations intimes n'est pas dénué d'intérêt. Se formerait un même ethos qui, dans la sphère privée, procède d'un rapport aux émotions désormais caractérisé par la décontextualisation, l'objectivation, l'écriture et le calcul (autrement dit par la « gestion ») : Le capitalisme a redéployé les cultures, dans le domaine des émotions, en sentimentalisant le moi économique et en rattachant plus étroitement les émotions à l'action instrumentale 1 . Le problème est que cette thèse relève d'une conception très réductrice de ce qu'est la «vie émotionnelle» dans les entreprises. D'ailleurs, Illouz elle-même éprouve la nécessité, au cours de son ouvrage, d'introduire une distinction entre des émotions «chaudes», qui nous lient aux autres, et des émotions «froides», dont on ne comprend pas clairement ce dont il s'agit: «Communiquer revient à suspendre ou à mettre entre parenthèses le ciment émotionnel qui nous lie aux autres 2 .» Pour ma part, je serais ici plus radicale, doutant que la vie émotionnelle puisse être simplement «suspendue» ou «mise entre parenthèses»: le vernis émotionnel de la communication organisationnelle va en réalité de pair avec un déni des émotions, accentuant les rapports sociaux et créant des situations de tensions et de souffrance dans le rapport à l'activité. Les dégâts 1. Ibid., p. 51. 2. Ibid., p. 75.

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sur le lien social et sur la santé mentale sont plus importants que ce que l'auteure suppose. Des questions demeurent donc, qui soulèvent des contradictions dans l'argumentation et la thèse de la sociologue. Les émotions « froides » sont-elles effectivement des émotions ? Peut-on légitimement pader d'une « sentimentalisation » des organisations, et du fait que les émotions y seraient dorénavant «centrales», alors que maintes émotions continuent à y être proscrites ? Sans aucun doute, la thèse d'Illouz est plus juste lorsqu'elle dépeint les transformations du rapport aux émotions dans l'intimité du couple et de la famille (où il faut «gérer» efficacement ses enfants, «réussir son divorce», etc.), que dans l'analyse des transformations de ce qui se passe dans les entreprises, où l'auteure en est restée à une étude des discours (managériaux, communicationnels). Mais n'a-t-on pas à faire, finalement, à des discours sur les émotions} des émotions instrumentalisées, calculées, sontelles encore, en elles-mêmes, des émotions ? Les normes émotionnelles, édictées dans ces discours, exercent certes un pouvoir coercitif, mais elles échouent souvent. Et, surtout, ces normes sont insuffisantes à rendre compte des émotions effectivement éprouvées. Le monde du travail, selon nous, demeure pris dans un idéal de maîtrise émotionnelle, et si les émotions sont convoquées, ce sont des émotions sélectionnées et ce dans un but stratégique. On est loin d'une « émotionnalité» qui serait désormais autorisée, voire acceptée dans sa diversité. Cette configuration est donc antinomique avec ce que sont, par définition, les émotions : plurielles, imprévues, ambivalentes. 120

4 . ÉMOTIONS ET RÉSISTANCE

Face aux processus de normalisation, d'exploitation et d'instrumentalisation des émotions, qui les réduisent jusqu'à parfois les falsifier et les aliéner, s'oppose le surgissement d'émotions imprévues, plurielles, clandestines, rebelles. Ce sont alors des émotions de résistance contre le projet capitaliste, contre l'enfermement et l'arrêt mortifères. C'est que les émotions sont partout et échappent toujours en partie aux tentatives d'emprise et d'instrumentalisation, de même qu'elles nous échappent et qu'elles s'échappent. Échappant aux projets de conformation volontaristes et rationnels, elles s'échappent aussi de soi, d'une intériorité fermée et figée. Non pas en vertu du fait qu'elles seraient totalement libres et spontanées, ce qui n'a pas de sens : elles constituent un espace possible de liberté et d'invention, mais elles ne sont pas plus libres et spontanées qu'elles ne sont entièrement et définitivement déterminées. Tout en étant socialement construites, régulées et situées, elles sont ouvertes et labiles. Hochschild, à qui l'on doit l'expression de « règles de sentiments» («feeling rulesx »), le reconnaît elle-même en évoquant cette expérience que nous faisons régulièrement lorsque nous éprouvons des émotions qui ne collent pas avec ce qu'exigerait la situation : 1. Arlie Hochschild, «Emotion work, feeling rules, and social structure», The AmericanJournal ofSociology, 1979,vol. 8 5 , n ° 3 , p. 551575. Traduction française : «Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, 2003, n° 9, p. 19-49.

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Une règle de sentiment établit un plancher, des murs et un plafond symbolique, délimitant l'espace de mouvement et de jeu à l'intérieur de limites. C o m m e d'autres règles, les règles de sentiment peuvent être suivies sans enthousiasme ou audacieusement transgressées 1 .

Cette citation pourrait toutefois faire accroire que la transgression serait intentionnelle. Si cela peut arriver, l'expérience la plus courante est au contraire que les émotions nous échappent ou, pour le dire autrement, deviennent pour ainsi dire le sujet de nos actes à notre place, à notre insu et contre notre gré. Ce qui nous fait dire à certains moments que nous avons agi «sous le coup de la colère» ou que nous avons été «débordés» par nos sentiments. Les émotions ont le pouvoir de nous surprendre et de nous relier aux autres, de nous reconnecter à nous-mêmes, de nous rappeler le rapport singulier que chacun entretient avec son travail. Qu'elles soient plaisantes ou déplaisantes, elles échappent nécessairement à la prescription et aux desseins d'enfermement et de réduction en vertu du fait qu'elles sont toujours relationnelles et mouvantes. En cela, l'émotion « ne ment pas ». On peut se mentir à son sujet, elle peut être mal interprétée, mais elle dit quelque chose du lien qui nous unit au monde et à soimême. Il en résulte qu'elle pointe les véritables enjeux et problèmes du travail : être attentif aux ressentis recentre sur ce qui compte vraiment. Elle est une « force motrice et liante», réalisant un travail de «sélection et d'assem1. Ibid., p. 38.

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blage d'éléments en une totalité organisée», indique Louis Quéré 1 commentant John Dewey, ce qu'exprime autrement le psychologue Nico Frijda 2 , désignant un travail de mise en cohérence. Les émotions ont le pouvoir de relier ce qui a précisément et puissamment été délié par les injonctions productives paradoxales, par le cynisme, l'individualisation et la défiance instaurés par le management. Elles dirigent l'attention vers d'autres aspects du travail que ceux qui sont mis en avant et en discours par la «culture d'entreprise». L'enthousiasme ou la fierté ne jaillissent pas là où ils sont censés résider, mais le plus souvent ailleurs. La gêne, pour peu qu'on y prête attention, peut indiquer des lieux de défaillance institutionnelle et éthique, et être susceptible de nourrir la critique. L'émotion ne saurait être tue une fois pour toutes, elle se transforme, ne se trouve pas où on l'attend et surgit là où on ne l'attend pas. Contre le dessein de figer l'émotion, de la stabiliser, rappelons l'idée de mouvement, contenue dans l'étymologie même du mot émotion. Prendre l'émotion pour ce qu'elle est, mouvement et relation, c'est donc tout le contraire du projet capitaliste contemporain, qui se dit tourné vers les émotions, mais qui ne peut en réalité qu'être dérangé par celles-ci. Précisons : en quoi l'éprouvé, les émotions vécues peuvent-ils être une résistance ? On peut envisager trois 1. Louis Quéré, «Le travail de l'émotion dans le jugement pratique », Institut Marcel-Mauss/CEMS, Occasional Papers, 6 avril 2012. 2. Nico Frijda, «Emotion experience», Cognition and Emotion, 2 0 0 5 , 1 9 (4), p. 19.

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destins possibles des émotions au travail qui sont trois formes de résistance. La première manière de concevoir les émotions, ce sont les émotions clandestines, non prévues, qui s'opposent au prescrit. En se laissant affecter, en éprouvant, il y a une perméabilité au monde qui ne peut être convoquée ni par une volonté interne ni par une volonté externe. Laisser advenir ses émotions, c'est se réapproprier son activité, permettre des résonances avec son histoire, avec d'autres événements et expériences sédimentés. C'est constater l'écart entre le prescrit et le réel, première étape pour contester le prescrit lorsqu'il ne « colle » pas. C'est, à la place de l'individualisation et de la vulnérabilisation, permettre le «partage social des émotions1 » et, par là, renforcer les alliances et les collectifs de travail. Mais les émotions ne sont pas toujours de cet ordre. Il y a aussi, qui constituent le deuxième type de résistance, les émotions de souffrance, toutes celles qui expriment et accompagnent un malaise. Ce sont des effets du travail, mais aussi d'autres situations problématiques. Elles peuvent aller jusqu'à l'impossibilité de travailler: refus, maladie, invalidité, jusqu'à la destruction du sujet lui-même dans les cas de suicide. Elles peuvent être considérées comme des formes de résistance ultime et individuelle, qui revêt une dimension collective dans les cas de multiplication des suicides dans des services donnés, dénonçant parfois une organisation du travail pathogène, non sans effets sur ceux qui restent. Une troisième sorte possible d'opposition est offerte 1. Bernard Rimé, Le Partage social des émotions, Paris, Puf, 2009.

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par les émotions de résistance constituée, au sens fort et organisé : certaines situations de travail ou modes organisationnels suscitent des émotions d'indignation, des sentiments d'injustice. Ces émotions peuvent dépasser le plan individuel car émanant de l'expérience, commune à d'autres, elles peuvent renvoyer les unes aux autres, se retrouver similaires à celles de collègues. C'est ainsi que se constituent des «cultures émotionnelles» propres à certains métiers, et cette ressemblance peut rassembler et même lier puissamment. Ces émotions sont susceptibles de déboucher, comme l'ont bien montré les sciences politiques et la sociologie des mouvements sociaux, sur des mobilisations collectives et revendicatives 1 . On renoue ici encore avec la racine du mot émotion, qui a aussi donné le terme d'« émeute ». C'est en ces trois sens que les émotions offrent une possibilité de résistance et une occasion d'émancipation. Comme le dit Francis Farrugia, qui pointe les deux directions dans lesquelles elles se déploient, du côté de l'ordre social ou contre lui: «Émotions et sentiments contribuent à insérer l'acteur dans un ordre social et à renforcer cet ordre, mais ils peuvent aussi produire de la transgression et de l'émancipation2. » Les émotions ne sont pas seulement un « rouage », mais aussi un « grain de sable » 1. Christophe Traïni (dir.), Émotions... mobilisation ! Mobilisation /, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009. 2. Francis Farrugia, « Socio-anthropologie de la connaissance », SociologieS.introduction au dossier « Émotions et sentiments, réalité et fiction», mis en ligne le 1 er juin 2010, consulté le 8 janvier 2016 (http://sociologies.revues.org/3140), p. 6.

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qui peut constituer une menace susceptible de gripper la machine capitaliste. Mais la clandestinité dans laquelle demeurent globalement tenues les émotions limite ces occasions d'émancipation. Le fait que la place des émotions au travail soit si réduite frelate le plaisir et développe de manière dramatique les effets individualistes et autodestructeurs des émotions de souffrance. L'accroissement des pathologies liées au travail pourrait sans doute être contré par une modification substantielle des manières d'envisager les émotions. Il reste donc, en guise de conclusion, à envisager les conséquences qu'entraînerait la reconnaissance de la présence massive des émotions dans les organisations et dans l'expérience du travail.

5 . CONCLUSION

Notre thèse est que la dimension affective du travail, qui inclut le fait de travailler avec ses émotions, si elle était davantage reconnue, amènerait in fine à révolutionner les organisations productives. IM temporalité des émotions, leur dynamique propre (toujours à la fois sociales et singulières) nécessiteraient par exemple de pouvoir négocier les coopérations, les délais, les manières de travailler... là où ces modalités sont de plus en plus formalisées et rigides selon le modèle capitaliste et gestionnaire. Reconnaître que les émotions sont un ingrédient fondamental et inhérent à l'acte de travailler, reconnaître l'importance du travail émotionnel réalisé, la complexité des savoir-faire constitués, l'exposition 126

massive à des «charges émotionnelles» d'un très grand nombre de travailleurs constituent des enjeux sociaux, sanitaires, organisationnels et politiques. Une telle reconnaissance amènerait d'une part à une meilleure considération et rétribution de beaucoup de métiers dévalorisés, comme dans le secteur du care. D'autre part, au-delà de cette conséquence sociale, c'est toute l'échelle des métiers, des hiérarchies, des sexes, qui pourrait être questionnée et remise à plat. Car il faut insister sur le fait que ce «coût» émotionnel n'est pas un simple « risque psychosocial » pouvant être réduit en modifiant les seules conditions de travail. Ces émotions et ce travail émotionnel s'avèrent, dans bien des cas, inévitables, contrairement à ce que voudrait faire penser l'optique de la « prévention des RPS ». Elles font en effet partie intégrante du travail et, même si les conditions de travail importent aussi (temps et espaces de récupération, degré d'autonomie, existence de collectifs vivaces, etc.), c'est le travail tel qu'il est organisé et pensé dans les sociétés capitalistes qui est en cause. Autoriser et s'autoriser de penser et de vivre les émotions au travail se heurtent aux normes émotionnelles qui assignent aux dirigeants, aux classes supérieures et aux hommes une maîtrise émotionnelle, voire un déni de leurs émotions. Et qui les incitent, dans la lignée de ce qu'ils expérimentent eux-mêmes, à imposer aux autres, leurs subordonnés, une instrumentalisation de leurs émotions qui les délient, les coupant de leurs pairs et du sens de leur travail. Reconnaître l'importance des émotions au travail est donc indissociable du remplacement d'une conception 127

instrumentale du travailpar une conception plus expressive, multidimensionnelle et plus juste, en vertu de laquelle le travail est engageant subjectivement et affectivement, nous mobilisant corps et âme. Le travail émotionnel n'est pas un travail en surface, comme l'indiquait déjà Hochschild sans toutefois aller jusqu'au bout de ce que cela impliquait. Les émotions ne doivent pas être réduites à celles qui s'expriment et se manifestent publiquement, ainsi que le font généralement les sociologues. Le travail émotionnel est aussi un travail psychique et nous modifie, jusque dans nos rapports aux autres. Les émotions jouent notamment un rôle déterminant dans les rapports sociaux. Reconnaître les émotions au travail impliquerait ainsi de dépasser les assignations de genre et de classe, en autorisant plus d'empathie, de sensibilité et de réflexivité dans les postes masculins et de direction, et en incitant moins les femmes à l'oubli de soi et les dominés à la honte de soi. Cela ne manquerait pas d'avoir des incidences tant dans la proposition d'alternatives et dans la résistance au sein des organisations, que dans la transmission des normes de genre aux générations futures. Nous n'avons donc pas fini d'exploiter toutes les potentialités critiques des émotions.

Chapitre III

Théorie du travail, théorie des pulsions et théorie critique : quelle articulation ? PAR CHRISTOPHE DEJOURS

Le travail vivant engage le corps. Mais quelle conception du corps k théorie critique doit-elle élaborer ? Rares sont les philosophes qui se sont préoccupés du corps au point d'en faire une exigence théorique pour penser le politique. Certes, Jean-Jacques Rousseau a accordé au corps un statut spécifique, et Maurice Merleau-Ponty, dans son anthropologie philosophique et politique, a exploré systématiquement ce qui revient irréductiblement au corps. Mais — comme par exemple Hannah Arendt — la plupart ont congédié le corps comme une préoccupation nuisible à l'élaboration d'une pensée politique. Et quand aujourd'hui de nouvelles approches philosophiques accordent au corps une place essentielle, 129

comme les théories du care, c'est avant tout au soin et au souci du corps qu'elles consacrent leurs analyses, et il ne semble pas qu'on puisse y trouver une théorie du corps qui ne réduirait pas ce dernier au corps biologique. Dans les sciences du travail, il n'y a pas de théorie du corps. Que l'on se penche sur la médecine du travail, l'hygiène industrielle, la toxicologie, l'épidémiologie ou l'ergonomie, le corps auquel il est fait référence est toujours le corps biologique. En psychologie du travail aussi, la pensée, les affects, les émotions sont rapportés à une conception biologique du corps, ou exceptionnellement à un corps plus complexe dont la conception est cependant, au mieux, donnée par prétérition. Comment le corps peut-il acquérir une place spécifique dans les relations entre clinique et théorie critique ? A l'origine, les recherches cliniques que j'ai engagées partaient de la psychanalyse pour explorer les problèmes soulevés par deux frontières : d'un côté, entre psychanalyse et sciences de la vie : le terrain clinique de mise à l'épreuve de la psychanalyse était celui des maladies du corps et de la psychosomatique ; de l'autre, entre psychanalyse et sciences sociales : le terrain clinique étant celui du travail et de la psychopathologie du travail. Les recherches en psychosomatique et en psychanalyse ont été menées de façon complètement séparée des recherches en psychodynamique du travail. Non seulement parce que les discussions impliquaient deux communautés scientifiques radicalement coupées l'une de l'autre, mais aussi parce que ces recherches faisaient surtout surgir des contradictions théoriques considérables, dont on ne voyait pas bien comment elles auraient pu 130

être surmontées. C'est très tardivement qu'il a été possible d'établir la cohérence conceptuelle entre les deux champs : quand le paradoxe de la double centralité a pu être résolu. Par paradoxe de la double centralité, on désigne la centralité du travail au regard de la construction de l'identité, de l'accomplissement de soi et plus largement de la santé mentale, d'une part ; la centralité de la sexualité au regard de ce que Freud désigne par le terme de Seelenleben (vie d'âme), c'est-à-dire de la vie subjective, d'autre part. Cette vie subjective implique également la construction de l'identité, de l'accomplissement de soi ainsi que de la santé mentale. Or il n'y a qu'un seul centre ! La résolution du paradoxe de la double centralité passe, précisément, par la théorie du corps qui devient, de ce fait, un élément crucial du programme théorique consistant à tenir ensemble les deux pôles traditionnels de la théorie critique depuis les débuts de l'école de Francfort: sexualité et travail ou psychanalyse et marxisme.

1. LA RÉFÉRENCE AU CORPS EN PSYCHOPATHOLOGIE

Les investigations cliniques en psychosomatique, dans le champ des états limites et des psychoses conduisent à la conclusion qu'au fondement de l'identité il y a la façon dont le corps est habitable et habité. Le corps qui est engagé dans l'expressivité, dans «l'agir expressif » (c'est-à-dire la façon dont la motricité — gestique, mimiques, etc. — est mobilisée au service de 131

l'intelligibilité d'un message adressé à l'autre), ce corps! qui est aussi celui des affects — le corps qui s'éprouve soimême comme vivant — n'est pas donné à la naissance. Différent du corps biologique, ce deuxième corps est bâti à partir du corps biologique par le truchement des relations avec l'adulte, selon une construction qu'on désigne sous le nom de subversion libidinale de l'ordre biologique au profit de l'ordre érotique. Et ce deuxième corps — corps subjectif, corps pulsionnel — est désigné sous le nom de corps érotique. Ce que les cliniciens confrontés aux pathologies graves constatent, c'est que ce deuxième corps est grevé d'agénésies partielles, de parésies, de limites ou d'amputations qui résultent de conflits importants entre l'enfant et l'inconscient de l'adulte. Or ces amputations des pouvoirs du corps, qui rendent le corps partiellement inhabitable, font le lit des pathologies lourdes mais aussi de déficits dans les capacités à établir et à maintenir des relations avec l'autre, voire des difficultés à contenir les motions violentes contre l'autre, à aimer l'autre, à se faire aimer de l'autre et à s'aimer soi-même. La référence à la genèse du deuxième corps permet d'éviter l'angélisme quant à la folie d'une part, mais aussi la candeur quant à la constitution du sujet moral d'autre part : même chez ceux qui ne sont pas réputés fous, il y a des amputations non négligeables du corps érotique, qui limitent les pouvoirs du corps d'éprouver affectivement le rapport au monde et à l'autre1. 1. A ce sujet, dans la perspective d'une troisième topique et de ce que j'appelle l'inconscient «amendai», voir Christophe Dejours, Le

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2 . L A RÉFÉRENCE AU CORPS DANS LA THÉORIE DU TRAVAIL

Le statut du corps en psychodynamique du travail est resté longtemps aussi allusif que dans les autres sciences du travail, jusqu'à ce que soit abordée la discussion1 avec la phénoménologie matérielle de Michel Henry, et à travers lui avec la théorie de l'aperception immédiate de Maine de Biran 2 . La phénoménologie du corps de Michel Henry accorde effectivement au travail une place éminente qui a permis de formuler de manière précise les rapports entre le corps et le réel, c'est-à-dire ce qui se fait connaître à celui qui travaille par la résistance du monde à la maîtrise. De ce fait, c'est toute la question de l'intelligence au travail au niveau individuel qui est reformulée grâce au concept de «corpspropriation 3 » du monde. Il est alors possible de montrer comment c'est le corps tout entier qui est impliqué dans la familiarisation avec le réel, sans laquelle l'intuition des solutions pour surmonter le réel ne peut tout simplement pas se former. Mais dans le même

Corps entre biologie et psychanalyse, Paris, Payot, 1986, puis Le Corps, d'abord. Corps biologique, corps érotique et sens moral, Paris, Payot & Rivages, 2001. 1. Christophe Dejours, «Subjectivité, travail et action», La Pensée, 2001, n° 328, p. 7-19. 2. Voir notamment Maine de Biran, «De l'aperception immédiate» (1807), Œuvres, tome IV, Paris, Vrin, 1995; Michel Henry, Philosophie etphénoménologie du corps. Essai sur l'ontologie biranienne (1965 Paris, Puf, «Épiméthée», 1987. 3. Voir Michel Henry, Marx, une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, et La Barbarie, Paris, Grasset, 1987.

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temps où elle s'exerce dans le corps à corps avec le réel, l'intelligence du corps subjectif est capable de révéler à la subjectivité elle-même de nouveaux registres de sensibilité qui n'existaient pas avant le travail. Par cette médiation (aperception médiate externe) peuvent être gagnés de nouveaux pouvoirs qui accroissent le corps érotique, ce qu'on peut comprendre comme une subversion poïétique du corps biologique par le travail. Une autre voie s'ouvre pour la conquête ou la reconquête du corps ; par l'autre extrémité donc, opposée à celle qui a été évoquée précédemment sous le nom de subversion libidinale dans la rencontre du corps de l'enfant avec les soins de l'adulte. De ce fait, la qualité du travail bien fait passe irréductiblement par la formation de nouvelles habiletés qui impliquent un remaniement du corps érotique. Ce remaniement, toutefois, n'est possible que si le travail — poïésis — est suivi et parachevé par un travail de soi sur soi, une perlaboration — «Durcharbeitung" ». L'expérience du réel, dans la mesure où elle nécessite d'acquérir de nouvelles habiletés, fait surgir une exigence de travail («Arbeitsanforderung») qui est imposée au psychisme, du fait de ses relations avec le corps. On retrouve ici la définition de la pulsion par Freud 2 . Le travail-^oi^rir, c'est-à-dire la gestion du déca1. Voir notamment Sigmund Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration» (1914), La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 2007. 2. Sigmund Freud, «Triebe und Triebschicksale » (1915), Gesammelte Werke, tome X , Francfort, Fischer Verlag, 1946 ; traduction française : « Pulsions et destins de pulsions », Œuvres complètes, tome XIII, Paris, Puf, 1988, p. 163-188.

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lage entre le travail prescrit et le travail effectif, n'est donc possible que s'il est relayé par un ttavail-sirbeit, qui accroît les pouvoirs du corps et la subjectivité. En d'autres termes, le travail recèle un potentiel de transformation de la subjectivité — d'émancipation — qui est en cause dans le débat ouvert par Jean-Philippe Deranty lors d'un colloque à Sydney en 2011, dans le cadre du programme de recherches «Work and self development » 1 . Ainsi les pesanteurs biologiques et les impasses des relations entre l'enfant et l'adulte ayant conduit aux amputations du corps érogène peuvent-elles être subverties au profit de l'ordre érotique par la « corpspropriation» du réel du travail. Le travail vivant, au principe duquel se trouve la corpspropriation, est une deuxième chance pour remanier l'architecture du corps érotique et le rendre habitable.

3 . CORPS ÉROTIQUE ET CORPS PULSIONNEL

Mais de quels corps parlons-nous ? Et quelle est son incidence sur la théorie critique ? La théorisation du corps érotique soulève d'épineux problèmes quant à la constitution du sujet moral, en raison des parésies, des agénésies, des dysmorphies dont il est plus ou moins 1. Voir Jean-Philippe Deranty, «Expression and coopération as norms of contemporary work», Jean-Philippe Deranty et Nicholas Smith (dir.), New Philosophies of Labour. Work and the Social Bond, Leyde/Boston, Brill, 2012.

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gravement grevé : autant d'amputations qui, non seulement limitent l'habileté au travail, mais encore rétrécissent la capacité d'éprouver affectivement la vie en soi, d'abord, et d'accéder à la subjectivité de l'autre, ensuite. Ces amputations, susceptibles d'affecter la capacité d'empathie1, ne doivent pas être considérées seulement comme un manque ou un déficit: elles sont aussi au départ des conduites moralement les plus préoccupantes, de la perversion sexuelle au meurtre, en passant par le viol, la pédophilie, la violence contre les enfants, et plus largement par les conduites psychopathologiques. Sans omettre, parmi ces conduites, celles qui relèvent de la maltraitance contre soi-même : conduites à risque, scarifications, autoagressions et automutilations, toxicomanies, suicide. Les problèmes soulevés par les amputations du corps érotique ne concernent pas que les sujets atteints de maladies patentes, mais aussi les êtres humains ordinaires, chez qui elles se traduisent de façon non pathologique, dans l'ombre, sous différentes formes de conduites injustes ou cruelles, ou sous la forme particulière de la dépendance affective et de ce qu'elle génère dans le registre de l'emprise et de la soumission: la fameuse « Bemàchtigungstrieb2 » — pulsion 1. Voir à ce sujet Alexis Cukier, «Pouvoir et empathie. Philosophie sociale, psychologie et théorie politique », thèse de doctorat de philosophie soutenue à l'université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense sous la direction de Stéphane Haber, 2014. 2. Voir notamment Sigmund Freud, «Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie » (1905), Gesammelte Werke, tome V, Francfort, Fischer Verlag, 1999; traduction française: «Trois essais sur la théorie sexuelle», Œuvres complètes, tome VI, Paris, Puf, 2006.

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d'emprise ou pulsion de puissance, si bien commentée par Jacques Derrida1. Mais le terme est ici pris dans une acception limite. La pulsion d'emprise est peut-être moins une pulsion qu'une compulsion à exercer un pouvoir tyrannique sur l'autre, qui est le rejeton des agénésies du corps érotique et constitue une limitation extrêmement sérieuse dans la constitution du sujet moral. L'usage du terme de pulsion nécessite qu'on accorde davantage d'attention à ce que la référence au corps implique pour la théorie critique. A savoir qu'au-delà des amputations du corps, le corps érotique dûment constitué est, quant à lui, d'abord et avant tout un corps pulsionnel. Qu'est-ce à dire ? Si la pulsion est ce qui caractérise le deuxième corps, et si la pulsion est ce par quoi se manifeste le sexuel, alors il convient d'accorder à la sexualité ce qu'implique la thèse freudienne de la centralité du sexuel. Or la sexualité freudienne est d'abord et avant tout une sexualité infantile, dont Freud précise qu'elle fait de l'enfant un pervers polymorphe : au départ, chaque pulsion engage une zone érogène particulière, et est d'abord une pulsion partielle. Ce qui suppose que cherchant sa satisfaction sexuelle pour son propre compte, elle ne tient pas l'autre, ni soi-même, pour un objet total. La pulsion est plutôt vectorisée, originairement, vers un objet qu'elle traite comme une chose, vers l'autre comme un moyen d'atteindre la satisfaction et non comme un 1. Jacques Derrida, «L'impossible au-delà d'une souveraine cruauté» in René Major (dir.), Etats généraux de la psychanalyse, Paris, Éditions Aubier, 2003, p. 177-180.

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objet à respecter ou à honorer. Plus encore — et c'est sans doute ce qui est le plus dérangeant — la pulsion est impertinente et insolente vis-à-vis du moi lui-même, vis-à-vis de l'autoconservation, et peut mettre en péril le moi pour atteindre la jouissance. Il y a dans le sexuel un principe de déliaison qui est au service de la recherche de toujours davantage d'excitation, laquelle est au principe de la sensualité qui s'éprouve dans le corps. C'est ce qui a été magistralement étudié par Jean Laplanche, dans ce qu'il désigne sous le terme de « sexual1 ». Le « sexual », c'est précisément le principe de déliaison qui génère l'excitation et qui, tendanciellement, est vectorisé vers le déchaînement, l'excès, au mépris des conséquences pour l'autre comme pour le moi, et qui peut aller jusqu'au meurtre. Prenant appui sur la rivalité entre frères pour l'amour de l'adulte, Laplanche va jusqu'à remettre en cause la fameuse pulsion de mort du Freud de 1920 dans un article, «La soi-disant pulsion de mort: une pulsion sexuelle2», où il avance l'idée d'une pulsion sexuelle de mort. Autrement dit, la pulsion sexuelle est foncièrement égocentrique et amorale tant vis-à-vis de l'autre que vis-à-vis de soi-même. Ou encore : la pulsion sexuelle n'est pas empathique et ne le sera jamais. Tenir compte du corps dans la théorie critique, c'est donc d'abord 1. Voir notamment les textes à ce sujet dans Jean Laplanche, Sexual. La sexualité élargie au sensfreudien, Paris, Puf, 2014. 2. Jean Laplanche, « La soi-disant pulsion de mort : une pulsion sexuelle », Entre séduction et inspiration : l homme, Paris, Puf, 1999.

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reconnaître un principe amoral à l'intérieur même de la Seelenleben, qui réside dans l'inconscient sexuel refoulé.

4 . L E S DÉFENSES

Les défenses — les mécanismes de défense pour rester dans le vocabulaire freudien, les stratégies de défense si l'on élargit la référence à la clinique du travail — ne sont pas pulsionnelles, mais sont des formations du moi dont l'origine est dans l'autoconservation, relayée ou incarnée par le moi, dans ce que Freud désigne comme les intérêts du moi 1 . Le moi souffre, sous différentes formes, des conflits venant des pulsions qui menacent sa cohésion et sa stabilité. Et c'est contre cette souffrance, dont la forme principale est l'angoisse, que sont dressées les défenses. Or l'analyse des défenses montre qu'elles ont toutes en commun d'atténuer la conscience — au sens conventionnel du terme — de ce qui fait souffrir. Pour être plus cohérent avec la métapsychologie, il faudrait dire que les défenses engourdissent le fonctionnement préconscient, c'est-à-dire la forme noble de la pensée incarnée ; de cette pensée qui, traversée et travaillée par l'inconscient, est une pensée mobilisée par le corps subjectif dont il a été question plus haut. En termes métapsychologiques, le modèle de la pensée préconsciente est la perlaboration de l'expérience du corps. En termes 1. Voir à ce sujet « Intérêt du moi », in Jean Laplanche et JeanBertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967, p. 205.

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phénoménologiques, la pensée préconsciente corres-i pond à cette pensée qui est au principe de « l'essence de la manifestation » — comme l'exprimait Michel Henry — dont le corps est la condition immanente. Les défenses ont toutes en commun de rétrécir la capacité de penser, d'anesthésier la souffrance par l'engourdissement du pouvoir de penser. La psychodynamique du travail a étudié précisément ce que la servitude volontaire, et le consentement à apporter son concours à des actes que moralement l'on réprouve, doit aux stratégies de défense.

5. SYNTHÈSE PARTIELLE

La référence au corps dans la théorie critique implique donc de soutenir d'abord les conséquences des agénésies du corps qui sont au départ de la psychopathologie, ensuite les incidences du corps érotique dûment constitué qui est au principe de la pulsion. Il s'agit de deux foyers d'immoralité au sein de l'être humain. S'appuyer sur la psychanalyse freudienne et sur la psychodynamique du travail pour penser une anthropologie philosophique donne effectivement de l'être humain une idée désenchantée qui s'oppose à celle de Rousseau aussi bien qu'à celle d'Axel Honneth. Il convient, avec Hannah Arendt par exemple ou, plus récemment, Michel Terestchenko, de critiquer cette anthropologie apophatique. C'est l'enjeu de mon débat avec Axel Honneth: malgré mes arguments, il maintient sa récusation de la centralité de la sexualité et campe sur les positions 140

d'Erich Fromm et de Karen Homey autrefois critiquées par Theodor Adorno 1 . Le passage par les défenses apporte donc une couche supplémentaire aux raisons de douter d'une moralité inhérente à la nature humaine. Mais alors, comment concevoir la formation d'une volonté commune d'émancipation, d'agir ensemble pour entrer en lutte contre l'injustice et la souffrance ? Et à quelles conditions est-il possible que se forme une volonté d'entrer en lutte contre l'organisation du travail au lieu d'y consentir, voire d'en jouir ? La réponse est univoque : le vivre-ensemble et la formation de l'autonomie morale ne peuvent procéder que d'une limitation du pulsionnel (et du compulsionnel). Les formes de limitation sont certes étudiées par certains auteurs, mais de manière restrictive et insuffisante. D'une part ne sont envisagées que les limitations des interdits sociaux, des institutions et du droit. En réalité, la plupart d'entre eux pensent la société comme si elle était faite exclusivement d'individus adultes, ce qui est anthropologiquement faux. De la psychanalyse et de la théorie sexuelle nous tenons que l'enfant pervers polymorphe demeure vivace au fond de tout être humain, tout au long de sa vie. D'autre part, la plupart des auteurs, des philosophes aux juristes en passant par les anthropologues et les sociologues, n'ont de théorie ni de la sexualité, ni 1. Au sujet de la défense de la « psychanalyse radicale » contre les « révisionnistes néofreudiens », voir Theodor W. Adorno, La Psychanalyse révisée, suivi de Jacques Le Rider, L'Allié incommode, Paris, Éditions de l'Olivier, 2007.

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du corps. C'est pourquoi ils n'envisagent de limitation des passions humaines que sous la forme de l'interdit ou d'une politique pénale répressive. Si au contraire on se réfère à la théorie du corps et à la théorie des pulsions, on comprend qu'avant même la question du vivre-ensemble en société se trouve posée celle de la limitation des pulsions, de telle sorte que le moi puisse se développer et conserver une certaine stabilité. C'est donc en se penchant d'abord sur ce qui s'oppose à la déliaison opérée par le sexual, c'est-à-dire sur la liaison de l'excitation, qu'on peut trouver des voies non exclusivement répressives pour « dompter les pulsions », comme l'exprimait Freud par exemple dans L'Avenir d'une illusion Le domptage des pulsions par les défenses est bien évidemment ce que Freud a le plus en vue. Mais nous avons vu que les défenses ne sont pas propices au développement du sens moral, contrairement à ce que pense le sens commun. J e n'aborderai pas ici la conception freudienne du sens moral, qui passe essentiellement par la référence à la deuxième topique et plus précisément par la genèse du surmoi. Cette discussion critique a été largement synthétisée, en particulier par Christophe Demaegdt 2 dans sa thèse, qui appuyait la critique de la conception freudienne sur la théorie de la séduction généralisée de Laplanche et sur la psychodynamique du travail. 1. 2011, 2. Paris,

Sigmund Freud, L'Avenir d'une illusion, Paris, GF-Flammarion, p. 98. Christophe Demaegdt, Actuelles sur le traumatisme et te travail, Puf, 2016.

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Je m'en tiendrai à ce détour par les défenses parce qu'elle ouvre des voies qui méritent d'être explorées dans la perspective de la théorie critique. En effet, les défenses, comme l'a montré Anna Freud 1 , ont toutes en commun de rétrécir le moi. Mais parmi les défenses, il en est une en particulier qui mérite d'être examinée de près parce que, précisément, c'est la seule dont l'usage ne se fait pas au détriment du moi, mais au profit de son élargissement, non pas au détriment de la pulsion mais au profit du développement de son potentiel, à savoir: la sublimation.

6 . SUBLIMATION ET COOPÉRATION

La sublimation n'est pas une désexualisation de la pulsion. Elle est plutôt marquée par le renoncement à la satisfaction sexuelle de la pulsion, ce qui n'est pas du tout la même chose. De ce fait, il serait nécessaire de faire un détour par l'analyse du concept de renoncement qui revient souvent sous la plume de Freud. Le renoncement à la satisfaction sexuelle (Befriedigungsver^icht) est une opération particulièrement difficile pour le moi, et Freud hésite. Il dit même parfois qu'il n'y a jamais de véritable renoncement, mais seulement une satisfaction substitutive2, et évoque la possibilité d'un renoncement 1. Anna Freud, Le Moi et les Mécanismes de défense, Paris, Puf, 2001. 2. Freud écrit, dans sa correspondance avec Sândor Ferenczi : «Je vais te dire un grand secret, on ne renonce jamais à rien, il n'y a que du troc » (cité par René Roussillon, « Désir de créer, besoin de

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en échange d'un dédommagement. Mais la théorie de la sublimation et du renoncement est inachevée chez Freud, au point que pour nombre d'auteurs la sublimation est un concept limite de la psychanalyse, une sorte d'horizon se situant pour l'essentiel au-delà de la psychanalyse. Ce n'est pas mon point de vue, et je pense au contraire que la clinique du travail permet d'étoffer la théorie de la sublimation et de lui accorder une place essentielle du point de vue subjectif comme du point de vue social. Elle est décisive dans la formation du moi et de la subjectivité, par le truchement de la « corpspropriation » du réel du monde qui ouvre — comme je l'ai évoqué précédemment — sur la subversion poïétique au profit de l'accroissement du corps érotique et de l'accomplissement de soi; c'est-àdire sur l'émancipation au niveau individuel. Mais la sublimation est également essentielle dans la formation du lien social. Dans la théorie sociale qu'il présente dans «Psychologie des masses et analyse du moi» 1 , Freud pose que le lien social est de nature libidinale. La psychodynamique du travail plaide plutôt en faveur du travail comme origine du lien social. Elle pose que si les êtres humains s'efforcent de faire société, c'est d'abord et avant tout parce qu'ils ont la volonté de coopérer dans le travail, parce que travailler ensemble est une nécessité vitale.

créer, contrainte à créer, capacité de créer », Symbolisatiott et processus de création : sens de l'intime et travail de l'universel dans Fart et la psychanaly Paris, Dunod, 1998, p. 158-171). 1. Sigmund Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), Œuvres complètes, tome XVI, Paris, Puf, 2010.

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Cependant, la coopération ne va pas de soi. Elle résulte au contraire d'un processus complexe où l'on retrouve le clivage entre le prescrit et l'effectif, mais cette fois non plus seulement au niveau du décalage entre tâche et activité, mais entre organisation du travail prescrite et organisation du travail effective ; ou encore, pour être plus précis, entre coordination et coopération. La coopération repose sur la capacité des travailleurs à élaborer collectivement des règles de travail qui impliquent la contestation des prescriptions, des procédures, et plus largement des ordres, pour leur opposer et leur substituer des formes de travail collectif qu'ils inventent euxmêmes. L'exécution stricte des ordres, en effet, conduit à la paralysie du procès de travail : les ordres, pour être efficients, doivent être interprétés, traduits par ceux qui les reçoivent. Or, pour parvenir à une interprétation partagée par les membres d'un collectif, il faut en passer par une délibération collective qui, au moyen des consensus et des arbitrages, aboutit à des accords normatifs et, au-delà, à la formation de règles de travail. C'est ce que l'on désigne sous le nom d'activité déontique, ou de «déontique du faire» 1 . L'investigation rigoureuse de la dynamique déontique montre que toute règle de travail est le résultat d'un compromis, issu d'une discussion rationnelle permettant de traiter les conflits de rationalité qui traversent le travail : rationalité instrumentale et stratégique, rationalité axiologique, et rationalité pathique, 1. Voir à ce sujet Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, chapitre VIII, «Déontique du faire et démocratie ».

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c'est-à-dire rationalité par rapport à la protection de soij et à l'accomplissement de soi. i De sorte qu'en fin de compte toute règle de travail issue de la délibération rationnelle est toujours en mêmei temps une règle qui traite la question de l'efficacité productive et une règle qui organise le respect mutuel, la prévenance, l'entraide, le savoir-vivre et le vivreensemble. De surcroît, l'espace de délibération collective qui est au départ de l'activité déontique constitue un espace où il est nécessaire de développer les aptitudes à parler et à témoigner de son travail devant les autres, et à écouter la parole des autres sur leur expérience du réel du travail. Cet espace de parole et d'écoute est sans doute celui où se développe l'empathie professionnelle. On ne peut examiner plus longuement ici les réquisits de la parole et de l'écoute sur le travail, qui n'est pas seulement partage émotionnel. Au contraire, l'empathie professionnelle repose non seulement sur l'utilisation du langage, mais encore sur le maniement de concepts. On rejoint ici la question examinée par Patrick Pharo dans son analyse du «paradigme de la compréhension du sens1 », où précisément il réinterroge la notion d'Einfohlung chez Husserl, qu'on traduit généralement par « intropathie» ou «empathie». Force est alors de reconnaître que l'empathie professionnelle, qui est au départ de l'activité déontique et de la formation du vivre-ensemble dans le travail, n'est pas générée directement par le corps. Elle suppose au contraire une médiation incontournable par 1. Voir Patrick Pharo, L'Injustice et le Mal, Paris, L'Harmattan, 1996.

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une abstraction qui convoque le maniement des concepts permettant de rendre compte de l'expérience du réel du travail, et de pedaborer ce qui, s'éprouvant affectivement sur le mode pathique de la souffrance, parvient à la subjectivité par le truchement de la « corpspropriation » du monde. L'empathie professionnelle ne peut commencer que quand des concepts sont à disposition pour mettre en partage les modalités singulières de la « corpspropriation » spécifiques à chaque individu. Dans le monde du travail, l'exercice de l'activité déontique, qui n'est autre que l'exercice de la démocratie in statu nascendi, repose effectivement sur l'empathie professionnelle, qui n'est donc pas un partage émotionnel, mais une activité d'évaluation du rapport au réel du monde médiatisé par un « travailler», un travail vivant dont font l'expérience non seulement les autres, mais aussi bien soi-même. Cet espace de délibération offert à l'activité déontique est, en raison de sa structure même, l'espace fondamental où se joue la dynamique de la reconnaissance. N'est pas en cause ici une reconnaissance mutuelle entre les êtres, mais une reconnaissance du rapport que chacun entretient avec le réel, une reconnaissance du faire et non une reconnaissance de l'être. Il s'agit d'un autre point de discussion avec la théorie de Honneth, dans la mesure où, ici, la reconnaissance est seconde par rapport à la connaissance. En effet, sans mise en visibilité, sans mise en intelligibilité, sans connaissance du travailler de l'autre et de moi-même, il ne peut pas y avoir de reconnaissance ; ici, on ne peut reconnaître que ce qui est d'abord connaissable ou déjà connu. Autrement dit, l'empathie professionnelle est alimentée par le corps via 147

la « corpspropriation », mais elle ne se matérialise que sii elle peut se saisir de concepts. L'empathie professionnelle, comme réalité subjective et intersubjective, ne peut se matérialiser qu'en faisant place à des concepts qui empruntent, nolens volens, à une théorie du corps, d'une part; à une théorie du travail, d'autre part. Sans ces concepts, l'expérience du travail est intransmissible. Or il ne s'agit pas là d'un détail. Si elle n'est pas transmissible, l'expérience du réel ne peut contribuer, au mieux, qu'à l'accroissement individuel de la subjectivité, à l'émancipation individuelle. En revanche, la transmission est nécessaire pour qu'advienne la reconnaissance de l'expérience du faire. Le dédommagement du renoncement à la satisfaction sexuelle de la pulsion n'est ici rien de moins que le plaisir d'apporter sa contribution à l'élaboration du vivre-ensemble. Il s'agit d'une forme fondamentale de ce que Freud désignait par le terme de « Kulturarbeit » - travail de culture qui constitue la forme naissante de l'émancipation, collective cette fois.

7 . CONCLUSION : THÉORIE DU TRAVAIL, THÉORIE DES PULSIONS ET CRITIQUE SOCIALE

On voit que le travail peut générer le meilleur: l'accroissement de la subjectivité et la production du vivre-ensemble. Mais il peut générer le pire. C'est le cas lorsque les voies de l'émancipation à partir de la « corpspropriation » et de la déontique du faire sont barrées par des méthodes d'organisation du travail délétères, comme celles qui s'abattent aujourd'hui sur le monde du travail. 148

Toute l'organisation du travail est toujours, en même temps qu'une méthode de division du travail social, une méthode de domination. L'impact de l'organisation du travail ne se limite pas au sort fait au travail et aux travailleurs. Le monde du travail est au contraire le théâtre des opérations d'expérimentation des nouvelles formes de la domination. Ce qui se joue à travers l'évolution des méthodes d'organisation du travail engage la société et au-delà le devenir de la civilisation. C'est ce qu'on désigne sous le nom de centralité politique du travail. Le travail ne peut pas être neutre vis-à-vis de la démocratie: ou bien il contribue à entretenir et développer l'exercice de la démocratie, ou bien il la détruit. Mais il ne faudrait pas oublier — parce qu'on en est rendu à ce niveau du politique - que le travail, via la sublimation, est et sera toujours le moyen le plus puissant de dépasser par le haut les risques qui sont indéfectiblement associés à la pulsion et à la compulsion. C'est pourquoi, de mon point de vue, si l'on veut penser une théorie critique qui n'ignore pas que l'origine de la violence est dans chaque être humain et non à l'extérieur de lui, il est nécessaire de produire et une théorie du travail et une théorie du corps.

Chapitre IV

Le travail à mort PAR BERTRAND OGILVIE

Il est difficile de penser la multiplicité des activités individuelles et sociales humaines, dans l'espace et dans le temps, sous la catégorie générale de «travail». Les XIX E et XXE siècles ont vu naître en Europe, puis s'étendre au reste de la planète (non sans que demeurent des hétérogénéités locales et d'autres plus difficiles à caractériser au sein des sociétés industrielles elles-mêmes) un paradigme de l'activité nommé « le travail », au singulier, c'est-à-dire en fait la forme du «travail salarié» propre au système dont Karl Marx a inauguré l'analyse en le nommant capitalisme. Cette forme a eu tendance à englober toutes les autres et à se faire passer à la fois pour un fait et une valeur, une nécessité et un projet. Mais en dehors de cette ère et de cette extension géographique à tendance globalisante, il n'est pas possible de parler de travail en général, 151

et d'ailleurs les langues de ces autres pays et de ces autres temps ne possèdent pas un mot seul pour désigner les activités des êtres humains, mais plusieurs, qui insistent soit sur la pénibilité, la souffrance de l'opération, soit sur l'identité ou le statut qu'elle procure (par exemple, le passage à l'âge adulte), soit sur la transformation du monde, ou de la nature, spécifiée dans une multiplicité d'arts et de métiers, soit encore sur la transformation de soi. On ne peut s'étendre ici sur la complexité et la richesse de cette variété d'accentuations. Ce qui est frappant en tout cas, c'est la double révolution qu'a subie cette constellation multiple depuis le XIX E siècle. D'une part, l'unification violente dans le champ homogène du «travail salarié», condition de la «révolution industrielle», des dimensions éparses des activités humaines, accompagnée de l'assignation tout aussi brutale à cette activité devenue paradigmatique du «travail» d'une fin unique, essentiellement économique, mais aussi psychique, celle de la production, de la rentabilité et de la croissance, de la réussite comparative, de la mesure. D'autre part, l'explicitation politique du rapport entre «le travail» ainsi conçu comme entité autonome et la mort. Ce rapport, à beaucoup d'égards difficile à penser — l'ensemble de notre arsenal conceptuel, tant religieux que moral, s'y refuse - se donne à voir selon deux modalités qui en forment comme deux moments : celui de l'ordinaire et celui de la crise. D'un côté apparaît dans le courant du XIX E siècle, tant dans les écrits des médecins (Louis René Villermé, par exemple) que des philanthropes et des inspecteurs du travail un tableau général de la nouvelle organisation du 152

travail salarié comme facteur de dégradation de la santé des travailleurs — affectés, épuisés et affamés — ainsi que comme lieu de dangers, source d'un taux considérable et endémique d'«accidents du travail». Cette organisation du travail combine donc à la fois la mort lente et la mort rapide et fait apparaître globalement le système de production industriel comme une machine de mort dont les effets, pour être combattus de manière significative par de multiples lois concernant l'hygiène et la santé d'un côté, la définition de règles de sécurité de l'autre, ne peuvent être considérés comme des accidents dans la mesure où ils dépendent entièrement d'une logique de la production qui est essentielle au système. Les luttes sociales, luttes ouvrières souvent sanglantes d'ailleurs, n'ont cessé de faire reculer ces facteurs de mort, appuyées sur la menace d'un autre système possible, qui a cessé en apparence d'être «utopique» pendant un demisiècle. Depuis la disparition de cette menace (dans ses dimensions à la fois réelles et fantasmées) avec la chute du mur de Berlin en 1989, la dynamique du système a retrouvé son cours et tend à rejoindre peu à peu les standards de ses débuts, ou plus précisément des procédures à la fois plus complexes et plus raffinées dans la violence de l'expropriation, en fonction des innovations technologiques, mais affrontées à des héritages de luttes sociales qui se recomposent de manière imprévisible1. On sait 1. C'est aujourd'hui un lieu commun que d'affirmer, non sans arguments, le retour à l'intransigeance des débuts du capitalisme, tant dans les pays anciennement développés que dans les nouvelles puissances émergentes. Cette appréciation est largement due à l'émotion

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désormais que cette dimension mortifère de la production capitaliste (c'est-à-dire du travail salarié), étendue au globe entier, est également une logique de la destruction, lente, en profondeur, et irréversible, de l'ensemble de la planète et de ses habitants. A ce nouveau défi, le capital s'efforce de répondre selon ses moyens propres en transformant cette question « écologique » globale en un nouveau marché rentable, mais qui ne peut que rencontrer ses limites dans la mesure où les critères de la rentabilité, non négociables, ne peuvent que courir en vain à la poursuite des effets de destructivité sans pouvoir ni les rattraper ni les dépasser. D'un autre côté, dans les camps d'extermination de la Seconde Guerre mondiale, dont certains (Auschwitz et Dachau) portaient inscrite sur le fronton d'entrée la formule énigmatique et composite « Arbeit macht frei» (d'inspiration sans doute luthérienne), s'est noué de manière spectaculaire et extrême ce rapport entre le travail et la mort. Ces camps sont devenus de pures machines de mort, lieu d'un travail industriel de production de la mort, accompagné à la marge par une exploitation pire qu'esclavagiste intégrée au régime industriel général de l'Allemagne de l'époque. Selon la remarque de Theodor Adorno 1 , la mort après cet épisode historique a changé provoquée par la «casse» systématique des «acquis» des luttes dont on voit qu'ils n'avaient rien de définitif. Mais il faut certainement nuancer ce propos et approfondir la question de ce qui reste encore mobilisable du droit social, de ce qui peut en rejaillir d'inédit, et de ses échos ou répliques possibles même dans des pays très éloignés de ses territoires d'origine, comme la Chine, l'Inde... 1. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003,

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de sens pour l'ensemble des populations engagées dans ce conflit mondial ; dans une optique voisine mais différente, il y a peut-être lieu de dire que le travail a non pas changé de sens, mais au contraire laissé venir sur le devant de la scène l'une de ses dimensions à peine dissimulée, présente depuis son apparition au début de l'ère capitaliste. Ce qui change inévitablement de sens, c'est le discours sur le travail qui ne peut pas ne pas tenir compte de cette connivence profonde entre la transformation des corps humains à la vie riche d'imprévisibilité en travailleurs et la transformation de ces derniers en morts-vivants, et en corps bientôt morts comptabilisables à partir de leur mort inéluctable, violente ou statistique1. Jusqu'au XIX e siècle, la mort était ce qui venait mettre un terme aux activités des vivants ; elle n'est plus désormais cet événement extérieur, tragique et inéluctable, mais ce qui accompagne et rythme de l'intérieur le travail des populations selon une «Mourir aujourd'hui», p. 445-451. Sur la portée générale de cet événement historique dans tous les secteurs de l'existence sociale, on lira la mise au point très synthétique, discutant les travaux de Giorgio Agamben, par Bernard Aspe et Muriel Combes, «Retour sur le camp comme paradigme biopolitique », Multitudes, mars 2000, n° 1, « Biopolitique et pouvoir ». 1. Pour d'autres éléments d'analyse à partir d'une perspective différente, voir Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976, chapitre «Le travail et la mort», p. 67-73. Il n'est pas question ici de faire du camp d'extermination le paradigme ou le chiffre caché de la société industrielle, nouvelle figure théologique du Mal. Mais il importe de reconnaître qu'il en constitue une des virtualités, dominée ou dominante selon les rapports de forces en présence, et dans différents secteurs, économiques ou politiques, notamment dans les entreprises coloniales, entre lesquels il constitue une permanente tentation qui fait lien, voire, momentanément, système.

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logique intolérable : contester son inéluctabilité, c'est projeter de s'affranchir du travail lui-même.

1. S E LIBÉRER DU TRAVAIL

C'est la conscience de cette articulation puissante et dramatique qui est à l'origine d'un courant de pensée important depuis le XIX E siècle, mais qui n'a cessé d'aller en s'amplifiant, depuis le pamphlet du gendre de Marx - et inspiré par les notes de son beau-père —, Paul Lafargue, intitulé Le Droit à la paresse, jusqu'aux œuvres respectives de Gunther Anders, André Gorz, Oskar Negt, Alexander Kluge, Anselm Japp, Robert Kurz, Pierre Naville, Jean-Marie Vincent, pour n'en citer que quelques-unes1. On peut évoquer brièvement ce qu'ont de commun leurs problématiques : leur critique inlassable

1. Voir notamment : Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, Allia, 2011 ; Gunther Anders, L'Obsolescence de l'homme, tome 2 : Sur la destruction de la vie à Fépoque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, « Ivrea », 2011 ; André Gotz,Adieux auprolétariat, Paris, Galilée, 1980 ; Oskar Negt, Lebendige Arbeit, enteignete Zeit. Politische und kulturelle Dimensionen des Kampfes um Se Arbeit s%eit, Francfort, Campus Verlag, 1987; Oskar Negt et Alexander Kluge, Geschichte und Eigensinn, tome I : Geschichtliche Organisation der Arbeitsvermôgen, Francfort, Suhrkamp, 1993 ; Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003 ; Anselm Jappe et Robert Kurz, Les Habits neufs de l'empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Paris, Lignes/Léo Sheer, 2003 ; Pierre Naville, De laliénation à la jouissance. Le nouveau Léviathan, I, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1957, et Vers l'automatisme social? Problèmes du travail et de l'automation, Paris, Gallimard, 1963; JeanMarie Vincent, Critique du travail. Lefaire et l'agir, Paris, Puf, 1987.

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des conditions de l'exploitation ne s'achève pas dans le projet d'une amélioration des conditions de travail, ni même dans celui d'un basculement significatif de l'attribution de ses revenus qui soient restitués au travailleur au prix d'un bouleversement du régime de la propriété, mais elle dépasse le projet d'une libération du travail vers une libération du travailleur de lui-même et en lui-même. Il ne s'agit plus de libérer le travail, mais de se libérer du travail, c'est-à-dire de toucher à la figure du travailleur pour en contester la valeur de paradigme anthropologique. Cette forme de la critique du travail doit être rappelée afin de recontextualiser les tendances à la fois romantiques et ascétiques d'une descendance de la théologie protestante, relayée dans la période moderne par la pensée de Hegel, qui voit dans le travail en général la matrice de la relation de l'être humain au monde, constitutif de son sentiment du réel, donc de lui-même, moteur de son devenir et de son identité. Il serait trompeur et excessif de voir dans cette orientation critique à l'égard du travail, si peu que ce soit, un flirt avec les thématiques de «la fin du travail»1. Au contraire. Remettre en question sa valeur de paradigme exclusif ne consiste pas à dénier son existence et sa « centralité », ni même sa pérennité sur laquelle il serait imprudent de se 1. Telles qu'elles se développent dans les travaux de Jeremy Rifkin, The End of Work : The Décliné of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era ; trad. fr. La Fin du travail. Ou comment l'Europe se substitue peu à peu à tAmérique dans notre imaginaire, Paris, La Découverte, 1996 ; ou de Dominique Méda, Le Travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995 (rééd. Paris, Flammarion, «Champs», 1998).

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prononcer, mais à s'interroger sur le « cercle » dont il serait le «centre». De quel dispositif le travail est-il le centre ? De quel autre pourrait-il ne plus l'être dans un avenir postcapitaliste ? Quelle complexité interne, distinguant le faire de l'agir, l'acte de l'activité, l'œuvre de l'ouvrage, et du désœuvrement, etc., en serait dévoilée ? Le travail décentré, découvrant en lui plusieurs centres ou dimensions, et se découvrant comme inclus dans un autre dispositif dont il ne serait plus non plus le centre s'inscrirait plutôt dans la perspective qui était celle de Georges Canguilhem commentant Georges Friedmann : Ce qui a échappé aux psychologues de l'enquête Hawthorne c'est que les ouvriers ne tiendraient pour authentiquement normales que les conditions de travail qu'ils auraient d'euxmêmes instituées en référence à des valeurs propres et non pas empruntées, c'est que le milieu de travail qu'ils tiendraient pour normal serait celui qu'ils se seraient fait euxmêmes, à eux-mêmes, pour eux-mêmes. Tout homme veut être sujet de ses normes. L'illusion capitaliste est de croire que les normes capitalistes sont définitives et universelles, sans penser que la normativité ne peut être un privilège. Ce que Friedmann appelle «la libération du potentiel de l'individu» n'est pas autre chose que cette normativité qui fait pour l'homme le sens de sa vie. L'ouvrier est un homme ou du moins sait et sent qu'il doit aussi être un homme. Comme le dit Friedmann, quoiqu'en un sens un peu différent: « L'homme est un1.» 1. Georges Canguilhem, «Milieu et normes de l'homme au

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Être le « sujet de ses normes » : voilà un mot d'ordre qui n'affiche sans doute pas la radicalité de ses conséquences possibles, mais la référence à « l'illusion capitaliste» ne laisse pas de doute sur ce dont il pourrait être question si on laissait aux ouvriers la possibilité de nommer et de décider de leurs conditions d'existence. Il n'est pas certain qu'ils ne demanderaient que du travail, ni même qu'ils en demanderaient. Peut-être formeraient-ils l'idée que leur existence se déroule dans un autre horizon, qui dépasse largement les réflexions des sages expérimentateurs de l'enquête Hawthorne qui cherchèrent entre 1927 et 1939 à définir les conditions d'une entreprise à visage humain, rentable néanmoins et peut-être même plus. La formule «l'homme est un» est faussement simple et trompeusement banale : si Canguilhem la cite, en soulignant qu'il en fait une lecture propre, c'est qu'elle peut vouloir dire aussi que cette unité n'est que l'autre nom d'une hétérogénéité qui refuse en son sein une hiérarchie entre des instances et des privilèges qui donnent au «travailleur» le pas sur «l'individu sans détermination a priori » qui se réserve le droit d'inventer un sens inédit à sa vitalité et une orientation singulière à son activité. L'unité désigne ici l'immanence d'une multiplicité revendiquée contre l'exclusivité de YHomo faber. L e travail est la forme que prend pour l'homme l'effort universel de solution du conflit. Les normes du travail ont travail», Cahiers internationaux de sociologie, 1947, vol. 3, p. 120-136; réédité dans Œuvres complètes, tome IV, Paris, Vrin, 2015, p. 306 sq.

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donc inévitablement un aspect mécanique mais ne sont des normes que par leur rapport à la polarité axiologique de la vie, d o n t l'humanité est la prise de c o n s c i e n c e . L'œuvre de Friedmann contribue à la restitution de leur signification authentique aux normes du travail. E n quoi elle nous apparaît profondément philosophique 1 .

Nous sommes ici sur le fil du rasoir: à voir dans le travail cette activité universelle polarisée à partir de la vie (entendue, il est vrai, en un sens qui n'oublie pas ses conditions matérielles de possibilité), on se dirige vers, ou l'on reste dans les parages de la philosophie ; mais si l'on fait intervenir ici de manière plus affirmée les dimensions de la variabilité historique de ces conditions et la conflictualité profonde qui agite les sujets individuels et les collectifs, on se tourne au contraire plutôt vers le politique et vers l'action. Malgré leur date, on fera remarquer que ces réflexions de 1947 sont encore d'avantguerre et ne libèrent pas en elles toute la radicalité dont elles sont porteuses.

2 . BIOPOLITIQUE ET PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL

C'est notamment dans l'œuvre de Michel Foucault (par le biais du concept de biopolitique, ou encore à travers l'indication de l'importance « capitale » — c'est le cas de le dire — du concept de population) que cette radi1. Ibid., p. 306. 160

calité déjà présente chez Marx va se développer au XXE siècle. Karl Marx a démonté les rouages de l'exploitation capitaliste, Foucault a cherché à comprendre ce que les sujets de cette exploitation devaient être pour qu'elle soit possible : ils doivent devenir les sujets d'une population qui cessent d'être fallacieusement représentés et de se représenter à eux-mêmes comme les membres d'un peuple souverain. Ces sujets sont alors des sujets/ objets participant à leur soumission à partir du dressage disciplinaire auquel ils sont confrontés et qui transforme insensiblement l'univers de lois, de règles, de règlements toujours discutables et négociables, ouvertement imposés, en un monde de normes qui semblent surgir de la nécessité des choses même et qui en deviennent indiscutables, illusoirement naturelles. Ils sont précisément ce que nous appelons aujourd'hui des travailleurs, des salariés, des employés, conçus dans le travail, élevés par le travail, habitués au travail, comme à la seule forme de vie, de subsistance pensable. Le travail est considéré comme réalité et comme valeur, indissolublement, et donc aussi comme le contraire du vol, de la jouissance, de l'oisiveté, ces deux derniers termes sortant littéralement du champ des réalités pensables (alors qu'elles étaient objets privilégiés dans l'univers théologique médiéval, par exemple), tandis que les comportements qui y sont liés ne peuvent plus faire l'objet d'analyse ayant trait à l'économie ou à la psychologie, sinon dans des œuvres marginales comme celles de Georges Bataille ou de Jacques Lacan. En ce qui concerne le vol, l'appropriation sans travail, on sait, notamment depuis Marx, que c'est en lui que s'origine le capitalisme: on comprend la raison pour laquelle ce 161

dernier en fait l'impossible absolu, le tabou civilisationnel par excellence, quitte à le refouler dans les marges de la littérature, ou dans la littérature marginale, même si celle-ci prouve par son audience la puissance du retour du refoulé1. L'employé ne peut être autorisé à imiter le geste qui inaugure le système dont il est la victime et qui, par un processus de négation de la négation (le voleur volé), en enrayerait la bonne marche. La psychodynamique du travail, développée de manière décisive par Christophe Dejours à la suite des premières avancées de l'ergodynamique d'Alain Wisner, constitue, volens nolens, un approfondissement décisif de l'édifice foucaldien, dans la mesure où elle lui apporte le point de vue d'une micro anatomopsychologie du comportement de l'être humain saisi par le travail. Elle en démontre la validité dans le détail, au niveau d'une clinique, en faisant apparaître la structure même qui est celle du sujet d'une population-, c'est celle du «sujet travailleur», qui vit dans son corps et dans l'arraisonnement même de sa sexualité, selon les trois dimensions propres à son statut — individuel, vivant, subjectif — la confrontation de son engagement psychophysique avec les exigences d'un système d'organisation du travail capitaliste, «rationalisé» par Charles Taylor et radicalisé au tournant du XXI e siècle par le néolibéralisme. Tournant à la fois massif et mortel 2 . 1. Voir l'œuvre de Maurice Leblanc, par exemple, ou plus près de nous les films mettant en scène de spectaculaires «casses» de banques, noyau inépuisable de l'industrie hollywoodienne. 2. « Le massacre des masses et le contrôle individuel sont deux

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Entre ces analyses de Foucault et celles de la psychodynamique du travail, il me semble qu'il n'y a pas « complémentarité », comme le dit Jean-Philippe Deranty, mais plutôt quelque chose comme une synthèse disjonctive : la convergence et l'entrecroisement fructueux des analyses 1 repartent dans des directions diamétralement opposées, puisqu'elles font apparaître une historicité du tournant biopolitique du salariat qui conteste donc toute anthropologisation ahis torique et toute finalité qui voudraient voir dans le travaille, vecteur essentiel de la formation et de la réalisation d'une essence humaine en général. En remplissant et confirmant de manière extrêmement détaillée et formidablement heuristique le programme de recherches de Foucault, Dejours met donc lui-même en difficulté sa propre orientation anthropologique de départ. L'avènement de l'ère du travail est aussi celui d'un « homme nouveau », comme ont tenté de le qualifier, renouvelant un thème d'origine chrétienne, les mouvements politiques, artistiques et intellectuels de tout bord en réaction contre la modernité, et non l'expression d'un homme éternel, introuvable2. caractéristiques profondes de toutes les sociétés modernes» (Michel Foucault, «Foucault étudie la raison d'État», texte n° 272 dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1979). 1. Les suicides au travail sont la pointe extrême de la biopolitique, selon la formule foucaldienne « faire vivre et laisser mourir » [voir notamment Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, et IIfaut défendre la société. Cours au Collège de France {1975-1976), Paris, Gallimard, 1997] que je rectifierai en « faire vivre à mort et laisser mourir en masse ». 2. Au sein d'une littérature très abondante, on peut lire et regarder Jean Clair (dir.), Les Années 1930. La fabrique de «l'homme

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C'est un trait constant de la philosophie politique que de substituer à ce qui se passe réellement dans l'histoire (la succession de modes de fonctionnement de communautés humaines cherchant et trouvant dans différentes représentations d'elles-mêmes des moyens de se légitimer, de se dissoudre ou de se critiquer) une construction spéculative logique prenant la forme d'une progression ou d'une avancée (selon un schéma désormais scolaire qui remonte aux débuts de l'âge classique : d'abord les individus, ensuite la communauté prenant conscience d'elle-même; on en avait un exemple quelques pages plus haut dans la phrase de Canguilhem : « Le travail est la forme que prend pour l'homme l'effort universel de solution du conflit [...] »). Dans notre cas, cette inversion typique produit une sorte d'illisibilité du processus à analyser : on peut en trouver un exemple frappant dans une citation de Pierre Rosanvallon, tirée de Pour une histoire conceptuelle du politique, utilisée par Dejours dans son argumentation : Le politique tel que je l'entends correspond à la fois à un champ et à un travail. Comme champ il désigne le lieu où se nouent les multiples fils de la vie des hommes et des femmes, celui qui donne son cadre d'ensemble à leur discours et leurs actions. Il renvoie aux faits de l'existence d'une «société» qui apparaît aux yeux de ses membres comme formant un tout qui fait sens. En tant que travail, le politique qualifie le processus par lequel un groupement nouveau», coédition Gallimard-musée des Beaux-Arts du Canada, 2008.

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humain, qui ne compose en lui-même qu'une simple «population», prend progressivement le visage d'une vraie communauté. Il est de la sorte constitué par le processus toujours litigieux d'élaboration des règles explicites ou implicites du participable et du partageable qui donne forme à la vie de la cité1. Ce que nous fait comprendre l'histoire récente du capitalisme telle qu'elle est analysée par Foucault comme par Dejours, qui en montre dans le détail la violence croissante, c'est au contraire un déplacement profond qui conduit de communautés différenciées à une population mondiale tendanciellement homogénéisée, le politique étant toujours présent, pour le meilleur et pour le pire, comme ensemble des modalités de domination. Cette radicalisation néolibérale, Dejours la conçoit clairement comme momentanément triomphante et comme articulée à l'un des destins possibles de l'organisation du travail, à l'opposé de celle qu'il souhaite. Toutefois, cette lucidité critique sur la période contemporaine s'accompagne chez lui de la croyance en une équivalence des destins pour un capitalisme qui pourrait tout aussi bien se réguler que se déréguler, selon la bonne «volonté» des instances ou des hommes politiques. Cette croyance s'appuie précisément sur l'univocité de sa notion de travail, processus conflictuel sans doute, mais de toute éternité symétrique, c'est-à-dire toujours 1. Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Le Seuil 2003, p. 12, cité dans Christophe Dejours Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, p. 193.

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susceptible de changer de sens, de se renverser. C'est pourquoi il nous semble nécessaire de défendre au contraire l'idée d'une hétérogénéité, ou d'une plurivocité de cette notion, habitée par une contradiction à dominante, soulignant qu'il n'y a «travail» que salarié, que sous la forme de l'organisation capitaliste et de la radicalisation néolibérale qui lui succède et la perfectionne, toute autre activité sociale et individuelle propre à d'autres contextes historiques, économiques, sociaux et culturels nécessitant d'autres appellations. Les plus courantes sont l'artisanat, le métier, la profession, ou l'activité, la transformation, la tâche, l'œuvre, etc., qui renvoient à d'autres époques et qui n'offrent d'ailleurs une image positive que d'un point de vue rétrospectif, idyllique et mélancolique. C'est la thématique du «métier» qui recueille chez Dejours, comme chez d'autres sociologues du travail 1 , la charge positive d'une «bonne essence » inhérente au travail, dissimulée sous ses conditions historiques d'effectuation. On est alors conduit au problème de la nomination des espèces du genre « travail ». Aristote a légué l'opposition praxis/poïésis, travail de transformation de soi, travail sur soi/travail productif, travail hors de soi, sur la nature, la matière. Mais cette opposition propre à une société antique dominée par l'opposition production/ reproduction, qui en recoupe une autre — esclavage/ 1. Même quand ils sont les plus intransigeants dans leur analyse de la structure en quelque sorte « irrécupérable » du travail capitaliste : voir Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorisme à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Érès, 2015.

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politique —, ne convient pas pour des sociétés organisées à partir du couple salariat/résistance, dans la mesure où le système des activités apparaît non plus comme une réponse à des besoins subjectifs, commandés donc par des sujets, éventuellement échangistes ou contractants, mais comme un système collectif, historique sinon naturel, en tout cas asubjectif, et donc inapte à être décrit en termes de « travail » individuel, mais plutôt en termes de «processus» 1 . D'où l'anomalie de la terminologie freudienne, qui introduit du travail (Arbeit) partout où a lieu du processus, anomalie dont on serait tenté de penser qu'elle ne peut s'expliquer que par la prégnance, paradoxale au cœur de la théorie de l'inconscient, de l'idéologie protestante de la conscience de soi, de l'effort volontaire et du dépassement de soi, en fin de compte du capitalisme lui-même. Mais la prédominance du terme d'Arbeit en allemand sur tous les autres mots désignant l'activité sous toutes ses formes affaiblit la connotation subjectiviste, intentionnelle, qui reste attachée au « travail » français : l'usage freudien s'origine alors plutôt dans le vocabulaire scientifique de son temps et véhicule plus facilement qu'en français l'idée d'un processus asubjectif2. 1. Sur ce point, voir l'article très important de Laurence Kahn, « Car à présent tout est processus... », Libres Cahiers pour la psychanalyse, 2006/2, n° 14, p. 157-179. 2. L'usage très courant chez Freud de la notion d'Arbeit dans plusieurs substantifs composés provient de la thermodynamique où elle signifie un transfert mécanique ordonné d'énergie entre un système et le milieu extérieur. On peut comparer avec l'expression complexe que l'on trouve chez Pascal de « raison des effets » : ici

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La question de la centralité du travail pose des problèmes analogues de pertinence de paradigme. Cette métaphore suppose qu'il y a lieu de penser la subjectivité à partir du paradigme du cercle et non de l'ellipse par exemple. Or, même la topique freudienne discrédite la validité de la métaphore circulaire au profit d'une subjectivité aux contours plastiques, amibienne plutôt que circulaire. La double centralité du travail1, ou peutêtre la triple centralité (la libido, que Freud privilégie, le travail, que lui préfère Dejours comme facteur du lien social, et la résistance au travail, que j'ajouterai pour mon compte) recouvre alors plutôt une idée de conflit 2 . Développer la dimension de la résistance implique toujours la question de savoir dans quelle mesure elle s'affranchit de ce à quoi elle résiste et dans quelle mesure elle reste liée au même horizon, tension qui conduit de la déontique au refus du travail, mais anime aussi chacun des deux termes à l'intérieur de luimême. aussi ce terme d'« effets » ne désigne pas de simple faits produits par une cause, leur raison, mais un rapport abstrait permettant d'établir une liaison entre plusieurs phénomènes présentant une apparence énigmatique parce qu'ils constituent des ensembles complexes et paradoxaux. Par exemple, on parlera de la « raison des effets » d'une machine comme le levier, ou la vis d'Archimède. Le rêve, le symptôme appartiennent bien à cette sorte de phénomènes. 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Travail et sexualité, Paris, Payot, 2009. 2. On n'insistera pas sur le fait que le paradigme de la circularité et du centre, propre à un monde précopernicien, doit vraisemblablement être profondément remis en cause.

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3 . UN TRAVAIL DÉMOCRATIQUE ?

Il s'agirait au contraire de montrer que le fait de nommer du seul terme de « travail » l'ensemble de ces activités et d'y introduire à égalité toutes les caractéristiques psychosociales, articulées de manière complexe, qui sont propres au «métier» (donc au modèle individuel artisanal, quitte à superposer dans un second temps les autres caractéristiques collectives, d'abord en général, puis propres au système capitaliste), empêche de penser ce qui fait la caractéristique du travail capitaliste : d'être un système de reprise en main de l'activité productrice des individus qui domine, jusqu'à un tendanciel effacement, toutes les caractéristiques du «métier» 1 pour 1. L'idée de métier est complexe. L'histoire du mot mériterait un long développement : elle va du rituel religieux au travail manuel (« les gens de boutiques [commerçants] et de métiers [ouvriers] ») en articulant à la fois la fonction subalterne, mais reconnue de par la possession d'une maîtrise et d'une habileté. La notion trouve dans la modernité son illustration et sa synthèse la plus développée dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) de Denis Diderot. Instituée au plus au niveau en 1794 dans le Conservatoire national des arts et des métiers (créé parallèlement à l'École polytechnique et à l'École normale supérieure), elle survit dans l'hagiographie républicaine (le philosophe Alain en fait grand usage) tout au long du XIXe et du x x e siècle, associée à la représentation d'une grande compétence et d'un accomplissement de soi («l'amour du métier»), jamais complètement détachée de l'activité de l'artisan individuel, même si elle est transposée dans la fabrique et même dans le travail à la chaîne. C'est cet usage qui prévaut aussi chez certains sociologues. Ce n'est que très tardivement (milieu du XXe siècle) qu'elle se vide de son sens et devient l'équivalent d'un emploi, d'un «travail». On dira ici qu'elle désigne à la fois une réalité et sa représentation, ou mieux une représentation

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transformer cette activité en pur (ou presque pur) «travail». C'est ce que Marx appelait le «travail abstrait», considérant que c'était là l'une de ses principales découvertes. Le capitalisme n'est pas un système productif dans lequel la dimension d'infini, de destructivité indéfinie serait un accident contrôlable, maîtrisable et régulable, mais un système de production dont l'essence même consiste à transformer toutes choses en marchandises, et dont la destructivité ne peut donc être interrompue. Celle-ci ne peut être que ralentie par des rapports de forces qui l'y contraignent, du moins aussi longtemps qu'ils bénéficient d'une situation favorable qui leur permet de résister localement à la domination. Quelle différence doit-on penser entre une régulation et un ralentissement ? Dans le premier cas, il s'agit d'une amélioration d'un mécanisme visant à modifier son régime de croisière, dans l'autre il s'agit d'imposer par la force ou la violence un système d'obstacles qui entravent une progression sans entretenir l'illusion qu'on en changera pour autant la logique et le cours x . de la réalité induite par elle-même ou par son fantasme. C'est une manière que des individus ont de donner un sens à leur tâche, que ce sens soit réel ou imaginaire, ou les deux, ou que cette tâche ait effectivement par elle-même le sens qu'ils lui donnent, ou qu'elle ne l'ait que parce qu'ils la lui confèrent pour la rendre vivable. 1. Cela ne signifie pas qu'il y ait lieu de voir dans le capitalisme une nouvelle figure théologique du Mal. Il n'est que la configuration particulière d'un rapport de forces instable, d'une guerre dont l'issue est imprévisible - même si l'on est trop habitué au triomphe réitéré de l'autre —, d'un horizon qui n'est pas une fatalité mais une condition générale (le «Malencontre» de La Boétie...). Mais il nous semble nécessaire d'insister sur la puissance de cette logique pour éviter de

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En ce sens, il faudrait considérer l'expression qui revient sans cesse sous la plume de Dejours, de « travail de métier », comme un oxymore, une contradiction dans les termes. En réalité, il invente un concept caché, jamais formulé comme tel, qu'on pourrait nommer «le travail démocratique» (le travail comme lieu politique générateur de délibération et de débats — mais le débat suffitil ?), en y incluant toutes les ambiguïtés qui sont celles de la démocratie formelle. Cela le conduit à faire l'impasse sur les réquisits fondamentaux du « travail » au sens capitaliste (l'exploitation, le vol, et un certain régime de la propriété, chez lui jamais discuté) et de se donner comme tâche de penser des modalités de travail qui permettent de «conjurer la violence 1 » et de construire ce qu'on pourrait appeler un capitalisme à visage humain, dans lequel la valeur de chaque individu serait reconnue et s'engouffrer dans la gestion honteuse et bien-pensante dont le néanmoins grand livre de Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale (Paris, Fayard, 1995) offre l'exemple accompli. Voir un point de vue critique sur ce travail dans Muriel Combes, «Le travail: un nouveau débat pour de vieilles alternatives», {Futur antérieur; 1996/2, n° 35-36, vol. 2), remarquable article dont on peut citer cet extrait : « Si la société salariale est en train de s'effriter, comment pourrait-elle en même temps fournir un paradigme, comme le dit Castel, pour la réorganisation de la société ? On remerciera Castel de préciser qu'elle n'est un tel paradigme que pour ceux qui restent attachés aux valeurs de la social-démocratie. Ce n'est que pour ceux-là, en effet, que le partage du travail, prôné par Castel comme par à peu près tous ceux qui croient vouloir "changer la société", sera le moyen de reconstruire la "citoyenneté sociale" et la solidarité. » 1. Voir Christophe Dejours (dir.), Conjurer la violence. Travail violence et santé, Paris, Payot, 2007.

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dans lequel le processus de « travail » pourrait retrouver sa dimension originaire, perdue : celle d'un processus de réalisation de soi et de célébration de la vie. Hormis le fait que l'on ne voit pas dans l'histoire de l'humanité de moment et de configuration socio-économique où l'activité humaine ait joué à plein et collectivement un tel rôle (sinon dans des récits fabuleux), on ne peut que rester sceptique devant la difficulté épistémologique qu'il y a à construire une organisation sociale à partir de caractéristiques anthropologiques, au lieu de voir dans les organisations sociales des systèmes de sélection de virtualités faibles1 qui confèrent aux individus des traits conformes à la fonction qui leur est assignée. Dans l'histoire, les sujets sont construits plutôt que donnés et l'anthropologie ne peut être qu'une phénoménologie des effets et non une science des causes. Cette méthode, qui était celle des théoriciens du droit naturel, apparaît plutôt comme une idéologie justificatrice que comme une 1. On entend ici par virtualité faible une configuration comportementale, individuelle ou collective, c'est-à-dire transindividuelle, qui n'a pas les caractéristiques d'une potentialité qui ne demanderait qu'à se développer ou d'un trait qui s'exprimerait, mais qui ne se détermine que dans la mesure où elle fait l'objet d'une sélection environnementale qui lui donne son contour au fur et à mesure qu'elle se déploie, il s'agit d'une présence/absence qui permet de comprendre que les configurations culturelles et psychiques ne sont pas des invariants anthropologiques, mais qu'on peut justement les comparer comme des variantes situationnelles. On peut trouver des exemples simples dans le langage, l'enfance, la folie : voir le chapitre VII des Structures élémentaires de la parenté (Paris, Puf, 1949) de Claude Lévi-Strauss, « L'illusion archaïque », qui décrit le phénomène sans donner le concept. Le « travail» est un autre exemple.

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science des causes ou des structures. Ce qui dans le travail constitue une dimension qui n'est pas irréductible à la production, mais qui conduit à accomplir la subjectivité est justement ce qui est dominé, presque effacé de la configuration du travail salarié en régime capitaliste. C'est ce que montre de plus en plus la clinique du travail, partout dans le monde, en faisant apparaître notamment que ce qui est déterminant, c'est la production d'une obéissance et d'une soumission aux normes plus qu'un développement de la productivité et de la qualité du produit. Par ailleurs, le travail industriel, et plus encore le travail propre aux services, aux activités commerciales de management, ces innombrables emplois aux contours de moins en moins définis peut difficilement être présenté comme des « métiers » susceptibles de favoriser un développement de l'essence humaine. Comme l'écrit Dejours, à propos de l'articulation entre la coordination prescrite (l'organisation du travail prévue par le patronat) et la coopération effective (l'activité déontique par laquelle les travailleurs se saisissent de la tâche et la rendent possible par leurs initiatives de compromis) : «Depuis le début de la tradition taylorienne, les organisations du travail sont essentiellement ]je souligne| consacrées à la division sociale et technique du travail, assignant à chacun des tâches, des attributions et des prérogatives limitées1.» Or, c'est cet «essentiellement» qui est décisif. Là où la psychodynamique veut voir une articulation en fin de compte harmonieuse, ou en tout cas susceptible d'évoluer 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 33.

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de la conflictualité à l'équilibre d'un travail conforme à un idéal démocratique, entre ces deux dimensions, la réalité du travail capitaliste a montré et montre toujours un déséquilibre et une dissymétrie qui fait que l'une (l'activité déontique) s'exerce toujours sous la domination et au profit exclusif de l'autre. C'était la leçon de l'analyse de Robert Linhart dans L'Établi1 : quand le patronat doit choisir entre la productivité et la domination, il choisit toujours la domination. Cette leçon est rappelée sans cesse aujourd'hui : par exemple, par la bouche d'une « chef de service dans la fonction publique » : « C'est l'obéissance aux ordres qui compte, pas les priorités du terrain2.» Cette domination triomphe sans partage quand le capitalisme découvre dans le jeu financier international un moyen d'enrichissement qui vient surdéterminer les critères comptables de la productivité et conduit sans cesse à la fermeture des entreprises rentables et à la mise à l'écart des employés les plus compétents ; ce qui constitue l'une des sources majeures du phénomène éminemment symptomatique des suicides au travail. C'est alors qu'on est tenté de déplacer l'accentuation de nombre de formules de la psychodynamique. Par exemple, là où on lira que «le réel du travail n'est pas seulement le réel du monde objectif, il est aussi le réel du monde social 3 », on dira : le réel du travail (capitaliste) est avant tout le réel du monde social qui tend à effacer le 1. Robert Linhardt, L'Établi, Paris, Minuit, 1978. _ 2. Lise Gaignard, Chroniques du travail aliéné, Paris, Editions d'une, 2015, p. 66. 3. Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., p. 32.

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réel du monde objectif. Ou encore, quand on lira : « travailler ce n'est jamais uniquement produire : c'est aussi et toujours vivre ensemble1 », on dira plutôt : travailler (au sens capitaliste), c'est toujours vivre — et mourir ensemble, plus encore que seulement produire. Si l'activité déontique, et sa charge politique potentielle, est indéniable et constitue bien la clé du «tâcher», du «métier», elle ne l'est pas, ou plus, du «travailler», s'il n'y a en effet de « travailler » que dans le contexte du salariat capitaliste. Mais l'a-t-elle jamais été? Cette question historique ne peut être abordée ici. On maintiendra, en effet, que cette dimension déontique est bien celle qui permet de trouver dans les conditions d'effectuation du travail capitaliste la fêlure qui permet parfois d'introduire le coin de la révolte. Mais cette éventualité, aussi rare que difficile, nous renvoie aux propos de Spinoza à la fin de YÉthique, avec lesquels consonnent les formules désabusées de Dejours lui-même, à la fin du dernier chapitre du tome 2 de Travail vivant : «L'heure n'est point au rendez-vous avec une politique du travail [...] 2 », et «Pour que les grands serviteurs de l'État et les gouvernements portent une politique du travail, il faudrait qu'ils fussent informés de ces principes et qu'ils en fussent convaincus [...] 3 » ; et on pourrait ajouter ici que si tel était le cas, ils ne seraient plus grands serviteurs de l'État, ni gouvernants. «Compte tenu de ce qui s'est joué dans le champ du travail depuis trente ans, il faudrait opérer pour cela un 1. Ibid., p. 34. 2. Ibid., p. 209. 3. Ibid., p. 208.

véritable tournant tout aussi spectaculaire que l'a été le tournant néolibéral. Un tel tournant n'est possible que s'il est appuyé par un débat d'ampleur nationale 1 .» Or, il n'est pas certain que la force nécessaire à un tel tournant, celui d'un renversement de domination à plusieurs niveaux, soit celle d'un « débat ». Ici encore l'économie de la question de la violence aboutit forcément à une aporie, celle de l'idéal « démocratique ». « Un remaniement politique aussi considérable paraît aujourd'hui bien improbable. Peut-être sera-t-il effectivement impossible. Mais alors la décadence de notre culture et de notre société ne pourra être enrayée 2 .» On est tenté de partager ce constat, provisoire, d'impuissance, mais sans y voir la décadence d'une culture, qui, pour être une culture du « travail », ne nous semble pas mériter qu'on la sauve de ses propres excès congénitaux. Conformément aux derniers mots du chapitre, il nous semble aussi qu'en attendant des jours meilleurs, il y a toujours quelque chose à « faire ». « Contentons-nous de faire réfléchir, n'essayons pas de convaincre », selon la formule de Georges Braque que Christophe Dejours place en exergue du premier tome et cite à nouveau à la fin du dernier chapitre du second. C'est bien ce que permettrait de faire une ultime série de remarques qui, au prix d'un pas de côté, veulent tenter d'apporter un angle de vue un peu différent sur cette question du travail.

1. Ibid. 2. Ibid.

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4 . C E QUI RÉSISTE AU TRAVAIL

Il s'agirait de retrouver la radicalité de la formule de Canguilhem: «Tout homme veut être sujet de ses normes.» Cette radicalité apparaît aussitôt que, réintégrant cette question « anthropologique » dans un contexte historique précis, celui des premières décennies du XXI e siècle, on la pose à partir d'un autre point de vue en effectuant une mise au point inversée. Porter son attention sur ceux qui ne travaillent pas, mais aussi sur ce qui ne travaille pas dans l'activité du travailleur lui-même, ce qui en lui échappe ou reste étranger au « travail », permet de remettre en question les catégories attachées à cette anthropologie sans doute progressiste, mais encore trop spéculative, pour obliger à en trouver d'autres qui permettent de dire la rupture politique imposée par ces situations singulières inédites. Jean-Luc Nancy et Fernand Deligny, chacun dans leur style et avec leur vocabulaire propre, mais dans l'ignorance l'un de l'autre, ont promu l'usage de deux termes qui viennent compliquer et contester le vocabulaire de la pratique ou de la praxis tel qu'il fonctionne d'Aristote à Marx et Hannah Arendt. Il s'agit du faire et de l'agir1, qui se complètent chez Deligny du croire et du 1. Voir Jean-Marie Vincent, Critique du travail Le faire et l'agir; op. cit., p. 87-89 et p. 158-162 par exemple. L'usage de ce couple varie notablement de Vincent à Deligny et à Nancy. Mais le point commun réside dans la mobilisation du terme d'agir, par opposition au faire qui renvoie globalement à la sphère classique de la production socialement finalisée et donc organisable. L'agir permet de désigner ce qui, dans les activités humaines, excède cette instrumentation au

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craindreChez Jean-Luc Nancy, le contexte est celui d'une réflexion rétrospective sur la question « Que faire?», qui pour être le titre des livres successifs de Nikolaï Tchernychevski puis de Lénine n'en a pas moins le statut de paradigme d'une rationalité projective et instrumentale, tant politique que technicienne, sur laquelle Jacques Derrida, peu de temps avant Nancy, s'interrogeait déjà sous le titre : « Que faire - de la question que faire2?» Nancy souligne l'irrépressible déplacement que cette question type a subi dans la période contemporaine :

profit de la présence ou de l'absence d'un monde qui apparaît alors comme l'horizon possible de comportements inédits, renvoyant à la métamorphose plus qu'à la transformation du monde tel qu'il est, à l'idée de le faire être autre, au Veràndern de la XI e thèse sur Feuerbach, ouvrant, peut-on dire, sur un monde autre plus encore que sur un autre monde, ou sur un autre sens déjà là comme commun autant sinon plus qu'à venir comme communisme. Cet agir articule fermement la révolution à l'utopie plus qu'à la stratégie politique, même si, à l'extrême limite, chez Deligny, cette altérité se donne comme dénuée de sens (humanité sans langage) et comme nous mettant au défi d'assumer jusqu'au non-sens comme partie intégrante d'un horizon humain profondément remanié. 1. Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L'Arachnéen, 2007, dans lequel se trouve réédité Le Croire et le Craindre, initialement Paris, Stock, 1978. 2. Question déjà abordée par Derrida dans un séminaire de 1974, tenu à l'occasion de la préparation à l'agrégation pour traiter le thème au programme, «Théorie et pratique», à paraître chez Galilée, et reprise vingt ans plus tard, en 1994, durant un débat avec Alain Mine organisé à la Sorbonne par l'association Le Nouveau Monde, dans Penser ce qui vient. Actes du débat, Paris, Éditions Nouveau Monde, 1994.

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Si « que faire ? » s'était ordonné jusque-là tantôt à la visée d'une fin ultime, tantôt à la détermination de moyens judicieux, c'est maintenant le faire lui-même qui subit une inflexion sans doute aussi caractéristique que celle qui l'avait fait sortir au grand jour de l'histoire et de la pensée. L'affaire du faire ne se joue plus seulement sur le registre du projet ni sur celui de la militance (la question a précisément surgi entre-temps du sens de l'action militante qui sacrifie ses acteurs). Elle ne se joue donc plus dans la perspective d'un ajustement au moins tendanciel des moyens aux fins. Il faut au contraire reconnaître au faire une espèce inédite de distinction. À la déhiscence entre théorie et pratique puis à la volonté d'en réduire l'écart dans l'effectuation du projet succède une interrogation sur le faire luimême 1. Après avoir évoqué la X I e thèse sur Feuerbach et souligné que le projet de transformer le monde au lieu de seulement l'interpréter permettait plusieurs lectures possibles dont l'une, s'appuyant sur le terme allemand de 1/eràndern, faisait entendre que le fait d'ouvrir vers un autre monde n'était pas la même chose que de s'engager à mettre en œuvre l'application de moyens dans le même monde — et s'opposait un peu comme transformation (lecture classique, militante) et métamorphose (lecture plus littéraire ou poétique, osons même : plus politique) —, Nancy ajoute : 1. Jean-Luc Nancy, «Que faire ?», Bulletin de la sociétéfrançaise de philosophie, avril-juin 2012, 2, p. 10.

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Il en résulte que le faire impliqué n'est pas le même : dans la première lecture, c'est une production, unepoïésis conçue à partir des règles de l'art (par exemple, l'action du prolétariat en tant que réalisation de la fécondité du négatif) ; dans la seconde lecture, c'est un agir, un geste qui tient de luimême sa forme autant que sa force. Il ne s'applique pas au monde, il fait plutôt monde à la manière dont le geste — la touche, la patte et la palette - d'un peintre fait le monde qui est le sien. Mais c'est alors d'une praxis qu'il s'agit, et la production, l'œuvre ne vaut que pour autant qu'elle manifeste cette praxis, c'est-à-dire ce faire non transitif qui en faisant se fait plutôt qu'il ne fait quelque chose1. Infidèle à son propre élan, Nancy retombe donc de Vagir à la praxis. La question ici est en effet bien celle d'un faire intransitif qui ne peut être pensé simplement comme une praxis. Laissons de côté la référence artistique, qui nous entraînerait dans d'autres développements : l'agir ici désigne un geste non finalisé suscité par une rupture, un décrochement, plutôt qu'aimanté par un but, même si dans le cours de la vie les deux dimensions peuvent s'entremêler encore, peut-être même s'étayer l'une l'autre. Mais leur ressort est profondément autre. On peut penser ici justement à ceux qui, dans le monde du «travail», ne travaillent pas: pas seulement les chômeurs victimes de la réorganisation du travail, encore pris dans les rets du travail, mais ceux qui se sont trouvés et placés dans une situation de rupture qui les a conduits à devenir comme des présences muettes, accusatrices, 1. Ibid., p. 11.

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expressions d'un autre monde pensable, et qu'on appelle les « précaires ». A leur sujet, Patrick Cingolani écrit : « Ce n'est pas seulement le capital qui a mis le salariat en crise, c'est également la dynamique historique de révolte contre la subordination portée par le mouvement social égalitariste et antibureaucratique des années i 9 6 0 1 . » Un intérêt de cet aspect de la crise de la société salariale est le caractère socialement diffus de son support. Ni l'instabilité d'une main-d'œuvre juvénile rétive aux promesses du compromis fordiste, ni la volonté «d'arracher du temps pour une vie autre 2 » n'étaient circonscrites à de petits groupes militants. Or, les facteurs qui ont favorisé cette crise, en particulier l'allongement massif des scolarités, n'ont pas cessé de jouer au cours des décennies suivantes. D'où aujourd'hui, en particulier chez les jeunes, un type de sensibilité face au travail fait d'un «désir de réalisation» ou d'«accomplissement» et d'une «défiance à l'égard des formes de contrôle disciplinaire» 3 . Les précaires sont embarqués dans une perspective singulière qui est celle de savoir ce qu'ils font d'euxmêmes : étant empêchés de faire quelque chose, ils veulent surtout être autres. Ce décentrement des précaires qui, plus ou moins consciemment, font passer leur être avant leur faire et déploient une activité, un agir qui ne correspond plus aux finalités du régime d'exploitation commun aboutit à des comportements (qui sont parfois 1. Patrick Cingolani, Révolutionsprécaires. Essai sur l'avenir de Fémancipation, Paris, La Découverte, 2014, p. 90. 2. Ibid., p. 32. 3. Ibid, p. 37-38.

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des révoltes) d'occupation d'espaces, de création de lieux qui ne sont pas le point de départ ou de rassemblements de revendications classiques, mais qui constituent des occasions, suivies ou non d'effets, de naissances de nouvelles subjectivités rendues étrangères à la domination1. Avec un autre vocabulaire, Nancy dit finalement la même chose: «Sous le nom de "communisme", Bataille introduit une autre déhiscence, qu'on pourrait dire de sens inverse à la précédente : non plus entre la visée théorique et la possibilité pratique, mais entre une effectivité déjà donnée et irréductible et une progression pragmatique qui doit étendre les possibilités de son affirmation2. » Cette «affirmation» n'est pas discursive et thétique au premier abord, elle ne correspond pas à une stratégie qui cherche les voies de sa réalisation, elle ne relève pas du faire. Elle a lieu d'abord et n'épuise pas son avoir lieu dans la délivrance de son sens. Elle garde en réserve 1. Voir Judith Buder, «So what are the demands ? And where do they go from here ? », Tidal. Occupy Theory Occupy Strateg), mars 2012, n° 2. Traduit sur le site Raison-publique.fr, «Alors, quelles sont les revendications ? Et que vont-ils faire maintenant ? », mercredi 30 mai 2012 (www.raison-publique.fr/article535.html) au sujet d'Occupy Wall Street; Judith Butler «For and against precarity», décembre 2011 (www.e-flux.com/wp-content/uploads/2013/05/ 7.-Butler_Precarity.pdf ?b8c429) ; ainsi que Jacques Rancière, « Entretien avec Jacques Rancière » dans Deutsche Zeitschrift fur Philosophie, à paraître en 2016. Pour un point de vue opposé, dans la plus pure tradition stalinienne, voir Thomas Frank, « Occupy Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », Le Monde diplomatique, janvier 2013. 2. Jean-Luc Nancy, « Que faire ? », art. cit., p. 9.

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l'énigme de son histoire, celle d'une souffrance et d'un intolérable qui se refusent à la catégorisation conventionnelle, elle est donnée avant que de se laisser nommer, et contournant les pièges d'un faire bien tempéré, elle persiste dans un agir plastique, «toujours variable1 ». Le faire implique une finalité, un projet, un rapport fin/moyens, une prévisibilité, des objectifs, une articulation théorie/pratique ainsi que sa double interprétation: effectuation et fictionnalité régulatrice, métis des Grecs, compromis ou maintien de la tension de l'idéal régulateur comme horizon: maintien de l'exigence d'une révolution, d'une transformation... Avec l'agir, il est question de «rendre autre», de l'irruption d'un autre cadre, d'un autre monde, d'un autre paradigme, d'une forme, ou d'une force tenue de soi-même : « volonté de puissance», pour reprendre l'analyse de François Zourabichvili, concept plastique de recréation instantanée, sans rapport moyens/fin, sans projet, d'une autre configuration qui ait la puissance d'exister. Cette puissance qui se veut elle-même relève d'une activité non transformatrice, qui refuse le diktat, l'impératif de la transformation, mais qui soit entièrement consacrée au laisser être d'une présence à soi, puissance, souveraineté (Bataille), capable, par elle-même, de produire des effets imprévisibles par sa seule capacité à faire entrevoir un autre monde, une autre dimension, dans un certain 1. Voir François Zourabichvili, «A propos de la volonté de puissance comme principe plastique», Conséquence, 2015, n° 1, p. 107-120.

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rapport avec l'utopie. Un tel agir intransitif a lieu plutôt qu'il ne fait quelque chose. Mais le faire et l'agir, dans le cours de la vie active, ne sont pas séparés : l'œuvre elle-même, l'œuvre produite, le résultat du travail, de la production recèle et révèle cette dimension en elle pour peu qu'on prête attention non à ce qui est accompli, réalisé, produit, mais au fait que la production ait lieu, peu importe comment ni pour quoi, ni pour qui 1 . L'objectif ultime, la finalité du résultat s'éloigne et ne se donne plus à entrevoir que comme une forme confisquée qui ne peut se faire passer pour la finalité authentique d'aucun faire. Le faire entre en crise et se replie sur lui-même, apparaissant comme une gesticulation parodique et grotesque ou bien comme une torture endurée en vain pour la pure fantaisie d'un Baal international2. 1. Dans le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes, cette dimension est particulièrement sensible et soulignée d'un point de vue à la fois esthétique et critique : l'ouvrier à la chaîne, incorporé en elle, est en proie à une gesticulation pure qui efface tendanciellement sa finalité productrice : on ne sait plus ce que produit cette chaîne. Mais cette gesticulation dans un premier temps absurde se retourne en son contraire, en une puissance critique. Telle est aussi la portée du geste machinal, ou encore de la démarche, de la posture, de l'allure ou de l'écriture de tout un chacun, à la fois parfaitement inutiles, contingentes, et en même temps marques, traces d'une singularité, signatures d'une présence irréductible, dont la fonction critique est d'autant plus puissante qu'elle est muette et ne prête en aucun cas au commentaire qui l'annulerait. 2. Voir l'enquête impressionnante sur les suicides et les conditions de travail dans les usines chinoises, Jenny Chan, Xu Lizhi et Yang, La machine est ton seigneur et maître, traduction C. Izoard et A. Léger, Marseille, Agone, 2015. La question du travail ne peut

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Par contraste, de manière plus singulière encore — on ne peut ici que l'évoquer - , le comportement des enfants dits « autistes » a suggéré à Fernand Deligny l'idée qu'une anthropologie se limitant à l'analyse du faire comme pivot de l'humain, ce faire que tout nous pousse à croire et qu'il y a lieu au contraire de craindre pour que l'agir se déploie, n'était rien d'autre que la face savante d'une idéologie de la libre entreprise1. Sans doute la « centralité du travail», qui se défait sous nos yeux, reste pour un temps encore l'indispensable grille de lecture de l'aventure du travail, à condition de ne pas se laisser entraîner jusqu'à hypostasier son exclusive en une nouvelle théorie de la nature humaine. Mais c'est du côté de la folie 2 , de l'art, de l'errance dans les interstices de la société productive et consumériste que se trouvent les éléments de compréhension d'une activité rester inchangée à une période où le produit fabriqué a basculé définitivement d'un statut ambigu d'objet situé entre la consommation et le besoin à une pure fonction totalement créatrice de «besoins nouveaux»: les exemples, à l'échelle planétaire, sont suffisamment nombreux et évidents pour qu'on ne les mentionne pas... 1. De Fernand Deligny, outre Le Croire et le Craindre, déjà cité, voir Les Détours de l'agir ou le Moindre Geste, Paris, Hachette, 1979. Ces ouvrages, depuis longtemps disparus, ont tous été republiés dans Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L'Arachnéen, 2007. Un très riche commentaire déployant ces différentes catégories, orienté plus particulièrement dans le sens d'une réflexion sur l'art, « Deligny et le parti pris des choses » a été publié fin 2015 par Pierre Macherey sur son site (philolarge.hypotheses.org/1699). 2. « [...] l'Homme, peut-être plus visible chez les anormaux dont la raison fêlée laisserait voir la pulpe» (Fernand Deligny, Adrien Lomme, Paris, Gallimard, 1958, p. 116).

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sans fin, sans foi ni loi, sans substance et sans sujet, mais non sans feu ni lieu. C'est ce qui permet d'admettre que les révoltes ne se produisent pas où on les attend et qu'elles ne surgissent pas d'une sage réflexion sur la justice 1 qui nous permettrait de retrouver le confort d'imaginer un capitalisme raisonnable et tempéré, comme on s'est représenté par exemple les Trente Glorieuses, qui reposaient en fin de compte toujours sur du travail à mort, sur de l'intolérable relégué dans différents « continents noirs 2 ».

1. Voir Bertrand Ogilvie, «L'exclusion n'est-elle qu'une injustice ? », in Julia Christ et Florian Nicodème (dir.), L'Injustice sociale. Quelles voies pour la critique ?, Paris, Puf, 2013. 2. Voir Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des Trente Glorieuses, Paris, La Découverte, 2013 (rééd. 2015).

Chapitre V

Travail, vie, pouvoir : le travail vivant face aux théories de la biopolitique PAR JEAN-PHILIPPE DERANTY

Pour nombre de chercheurs en philosophie et en sciences sociales aujourd'hui, l'approche psychologique du travail que Christophe Dejours a développée au long de ses écrits joue un rôle qu'on peut qualifier de paradigmatique. La psychodynamique du travail est destinée au départ à fournir des réponses aux problèmes spécifiques, notamment épistémologiques et méthodologiques, que soulève l'intervention clinique dans les milieux de travail. Mais l'originalité et la richesse de ses concepts et analyses, et la fécondité de ses conclusions, produisent une vision de la vie sociale d'une ampleur théorique telle que ce modèle a pu être mis à profit par des chercheurs dont les buts sont extérieurs à la clinique. La psychodynamique 187

du travail offre une perspective nouvelle, une approche méthodologique et une batterie de concepts originaux, pour aborder les questions auxquelles se consacrent des disciplines qui étudient la vie sociale sous d'autres points de vue, notamment la philosophie sociale et la philosophie politique. Cette capacité de l'approche psychodynamique à étendre ainsi sa zone d'influence théorique au-delà de sa sphère de spécialisation initiale tient à son objet même : le travail, et à la thèse fondamentale qu'elle avance à son propos : la centralité du travail, qui touche non seulement les vies individuelles mais aussi bien la vie en commun. L'approche psychodynamique du travail met en forme et donne une cohérence théorique forte à une intuition qui paraît encore fondamentale pour beaucoup de théoriciens du social et du politique : le travail est un type d'expérience et de relation sociale privilégié, et il possède, au-delà de ses dimensions économiques spécifiques, une portée plus générale, du fait de son impact sur les vies subjectives et de son importance pour la vie sociale. L'influence de la psychodynamique du travail dans le champ théorique, au-delà de la clinique, reflète ainsi l'impact du travail dans la vie sociale et la politique, au-delà de l'économique. Le concept dans lequel se cristallise cette approche théoriquement si féconde est celui de travail vivant1. Sous ce concept-paradigme se tiennent les notions-clés, les thèses fondamentales et les options méthodolo1. Voir notamment Christophe Dejours, Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, et tome II : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009.

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giques qui, ensemble, définissent la spécificité de cette approche. La première section du chapitre définit succinctement les réquisits conceptuels et méthodologiques essentiels de ce paradigme du travail vivant. Cette caractérisation est élargie, dans la deuxième section, à la référence à Karl Marx, puisqu'on peut montrer que c'est chez lui déjà qu'un grand nombre des intuitions essentielles qui forment le cœur du paradigme du travail vivant ont été pour la première fois posées. Le paradigme du travail vivant, par son originalité et sa fécondité, contient la promesse d'un traitement novateur de questions sociales et politiques majeures. Les écrits de Dejours font déjà nombre de propositions importantes en ce sens. Le présent chapitre souhaite contribuer à l'exploration de cette voie nouvelle en prenant un biais comparatif et critique. En effet, dans le champ de la philosophie sociale et politique contemporaine, le paradigme du travail vivant se voit confronté à un paradigme proche, mais distinct, lequel, du fait même de cette proximité et de cette distinction, a toutes les chances de constituer une alternative forte. Ce paradigme, issu des travaux de Michel Foucault, est celui qui s'articule autour des notions de biopouvoir et de biopolitique, et qui forme le cœur de nombreux programmes de recherches actuellement. Le paradigme du travail vivant met bien sûr la notion de vie au cœur de la réflexion. L'intuition fondamentale inspirant ce paradigme, qui définit la spécificité de l'approche méthodologique qui s'y rattache, est l'idée selon laquelle il faut envisager les problèmes sociaux et politiques du point de vue des sujets vivants, dont la vie 189

individuelle est mobilisée et mise en jeu pour le meilleur et pour le pire et de manière privilégiée dans le travail. De ce point de vue, la vie en commun, la vie sociale et son auto-organisation dans la politique, apparaît avant tout comme une mise en commun d'efforts individuels. Les efforts individuels se donnent certes pour but immédiat de soutenir les vies individuelles, chacune respectivement pour soi, mais ils ne prennent sens qu'en référence à la vie collective puisque chaque effort individuel est adressé à autrui, répond à des besoins d'autrui et rend possible la survie et le maintien de la vie en commun. De ce point de vue, donc, la base de la vie en commun, la colonne vertébrale du monde de la vie est la division du travail. Dès lors, les questions sociales et politiques maintiennent toujours un lien conceptuel, à chaque fois à déterminer, avec l'activité de travail et l'organisation du travail. Le paradigme biopolitique met lui aussi la vie au centre de la réflexion, mais d'une manière bien différente. Son intuition de base est que le pouvoir moderne se définit comme pouvoir sur la vie, pouvoir de promouvoir et même de produire la vie, et inversement pouvoir de retirer et détruire la vie. Mais il y a bien des façons de caractériser ce pouvoir sur la vie et le champ des théories biopolitiques se caractérise en effet par sa grande dispersion. Dans les sections qui suivent les deux premières, j'explore donc les proximités et les différences entre paradigme du travail vivant et paradigme biopolitique selon leurs différentes articulations. J e distingue trois branches différentes, entées sur l'intuition biopolitique : d'abord la branche mère, à savoir l'hypothèse biopolitique telle qu'elle fut initialement formulée par Foucault ; 190

ensuite une première extension, avec les théories biopolitiques rattachées à une description de l'économie moderne comme production biopolitique ou biocapitalisme ; et enfin la branche métaphysique, développée par les philosophes italiens Roberto Esposito et Giorgio Agamben. Comme on va le voir, selon les déclinaisons du paradigme biopolitique, ce dernier peut confirmer et compléter le paradigme du travail vivant, ou bien au contraire se poser en alternative incompatible. Un tel éventail de possibilités apporte une perspective intéressante pour identifier les apports de la psychodynamique à la philosophie sociale et à la philosophie politique contemporaines.

1. L E TRAVAIL VIVANT, CATÉGORIE CENTRALE DE LA PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL

Le cœur du modèle psychodynamique développé par Christophe Dejours est formé par la conjonction de deux grandes séries de thèses. La première se rapporte à la psychanalyse et concerne la vulnérabilité psychologique essentielle de l'être humain, non pas seulement dans sa dépendance vis-à-vis d'autrui, mais d'abord vis-à-vis de soi-même, du fait des tendances profondes de l'inconscient qui agissent constamment contre les intérêts propres du moi. La seconde se rapporte à l'analyse ergonomique de l'activité de travail qui met en évidence, d'abord la profondeur de l'investissement physique, affectif et cognitif des agents dans la réalisation des tâches, et ensuite l'importance de la 191

délibération au sein des collectifs de travail. À l'intersection de ces deux grandes séries de thèses, on aboutit à la définition du travail vivant, telle que la donne par exemple le premier volume du livre éponyme : [...] l'ensemble des processus qui, partant de la poïésis [le travail de production à des fins économiques], s'achève par YArbeit Pe travail sur soi auquel le travail de production force tout travailleur]

Le travail vivant désigne d'abord l'investissement de la subjectivité, de la vie subjective tout entière, dans les tâches productives. Dans le cas où l'environnement social et professionnel est favorable, cet investissement subjectif permet un développement du moi et une émancipation par rapport à soi. Les activités du travail de production, de la poïésis, par les difficultés multiples qu'elles contiennent (de la pénibilité physique à la complexité cognitive en passant par les difficultés de l'endurance psychologique et corporelle) représentent toujours une forme d'affront et de défi à la vie subjective. Lorsque le sujet surmonte ces défis, il déploie par là même de nouveaux registres personnels d'appréhension de soi-même, il fortifie son identité, la perception et la maîtrise de soi. En retour, ces développements de la sensibilité et des forces du moi permettent une ouverture vivifiante aux mondes extérieur, physique et intersubjectif. C'est cela 1. Christophe Dejours, Travail vivant, tome I: Travail et sexualité, op. cit., p. 185. J'ajoute dans cette citation les explications entre crochets.

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que désigne le terme d'Arbeit, emprunté à la manière paradigmatique dont Freud utilise ce sème de la langue allemande pour désigner les différents processus psychiques par lesquels le moi acquiert une maîtrise de luimême à partir des défis de la pulsion ou d'expériences traumatisantes1. Le travail est vivant donc au sens où il permet à un sujet humain de se prendre en main et de se développer dans sa vie propre, dans sa vie psychique qui est intimement liée à la vie de son corps. Le travaiVpoïésis comporte une seconde contrainte structurelle, à savoir qu'il est toujours accompli en relation à d'autres individus, du point de vue même de la réalisation des tâches. Le travail individuel comporte une dimension collective intrinsèque. Dans le collectif de travail, le sujet doit apprendre à composer avec autrui, à débattre des raisons techniques et morales qui doivent guider l'activité productive. L'aspect collectif du travail force l'individu à transcender son point de vue egocentré. Cette seconde contrainte fait que le travail a également une partie dirigée vers autrui, autrement dit une dimension éthique. Ici, le travail est vivant au sens où il peut rendre le sujet sensible à la vie subjective des autres individus. On peut dire que le travail vivant est travail d'une vie individuelle sur elle-même en rapport à d'autres vies individuelles. C'est par là que le travail vivant qui engage la vie individuelle ouvre également la possibilité d'une vie en commun. Dans le second volume de Travail vivant, Dejours explore les différents axes le long desquels vie individuelle 1. Non ibid., p. 175-177.

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et vie commune sont liées autour du travail, jusqu'au moment politique. Pour lui, le travail ouvre la possibilité à la vie individuelle de participer à la création d'un monde humain, c'est-à-dire une vie en commun qui respecte et même favorise les vies individuelles. Le travail permet à l'individu de participer et proposer ses propres œuvres au monde de la culture. L'émancipation individuelle, qui est la prise en charge de soi par soi, l'accession à la responsabilité de soi envers soi, se joint alors à l'émancipation plus classiquement collective. Le collectif de travail est ainsi pour Dejours le lieu social privilégié où les individus peuvent apprendre les vertus démocratiques, où la vie individuelle se prépare à la vie en commun 1 . Ici, le travail est vivant au sens où il est type d'expérience, de relation sociale, et qu'il indique le genre de lieu institutionnel par où les individus peuvent apprendre à contribuer à une vie en commun, une vie collective. Cela s'entend d'abord en un sens politique classique, au sens de la formation de la cité où les vies individuelles organisent leur vie en commun, mais aussi en un sens plus général encore, qu'on peut nommer civilisationnel, au sens où le travail apprend aux individus à respecter la vie subjective en général. Il est évident que tous ces sens positifs du concept de travail vivant sont à entendre de manière normative et non pas descriptive. Ces différents sens désignent les conditions auxquelles le travail peut devenir le vecteur de 1. Voir notamment Christophe Dejours, Travail vivant, tome II : Travail et émancipation, op. cit., chapitre VIII, «Déontique du faire et démocratie ».

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développement des vies individuelles et de la vie en commun. Mais dans les faits bien sûr, dans la réalité des sociétés existantes, le travail est organisé de telle sorte que justement ce qui fait de lui un vecteur de vie est endommagé, dénié, voire parfois détruit. L'image positive s'inverse alors en négatif. Le concept devient un outil diagnostique et critique. Les différents aspects du travail vivant que l'analyse normative aura permis de caractériser doivent alors être mobilisés dans des études diagnostiques, voire même des pronostics et des conseils thérapeutiques qui envisagent les multiples dimensions de situations sociales et politiques dégradées.

2 . L E TRAVAIL VIVANT, CATÉGORIE CENTRALE DE LA PENSÉE DE MARX

Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, la notion centrale au fondement des analyses célèbres sur l'aliénation est la notion de travail comme activité vitale, comme « vie qui engendre la vie1 ». Karl Marx adopte le mode de raisonnement qu'avait élaboré Ludwig Feuerbach afin de refonder sur des bases naturalistes le programme hegélien d'un dépassement des dualismes ontologiques et épistémologiques. Au centre de cette refondation, Feuerbach défend l'idée selon laquelle la spécificité d'un être vivant se manifeste dans le type d'activité par quoi cet être se maintient dans son être, 1. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduit, traduit et annoté par Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 122-123.

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autrement dit, la spécificité de son activité vitale. En étudiant les objets propres à un être vivant, et les modes de relation entre cet être et ses objets, on définit l'essence de cet être 1 . Adoptant ce mode de pensée, le jeune Marx considère le travail comme l'activité privilégiée à travers laquelle les êtres humains répondent aux exigences de leur être spécifique2.

1. Jean-Philippe Deranty, «Feuerbach's theory of objectrelations », SouthernJournal ofPhilosophy, 2015, n° 53, p. 286-310. 2. Franck Fischbach a raison de noter que, pour le jeune Marx, il y a de nombreux types d'activité en dehors du travail permettant aux êtres humains de pleinement faire fleurir leur humanité, mais il n'empêche que le travail joue un rôle privilégié, jouit d'une centralité par rapport aux autres types d'activité (voir Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 203). D'abord en un sens négatif, au sens où la domination du travail étant la cause majeure de l'aliénation, c'est par l'émancipation du travail que l'émancipation « omnilatérale » (de toutes les capacités expressives) pourra se produire. Mais le travail est aussi central pour le jeune Marx en un grand nombre de sens positifs. Lorsque Marx parle d'« activité pratique», il a explicitement en vue le travail [ibid., p. 121). Cette activité pratique est ce qui permet à l'homme de survivre en produisant les objets nécessaires, de faire de la nature son «corps propre» (ibid, p. 122). C'est pourquoi il le désigne constamment comme son «activité vitale». Certaines formes d'activité, notamment la connaissance scientifique, peuvent directement participer à l'activité vitale qu'est le travail (ibid., p. 123). C'est cette combinaison qui fait de l'industrie «le livre ouvert des forces essentielles humaines» (ibid., p. 152). D'autres formes d'activité ne sont pas directement liées au travail dans leur exercice immédiat (manger, boire, acheter des livres, aller au théâtre, etc., ibid., p. 180). Mais au-delà de la condition négative notée plus haut, ces activités ont pour condition positive l'existence d'un cadre social véritablement humain, lequel ne peut venir au jour que « par le travail» puisque ce dernier est la seule activité productive ayant la puissance de transformer la nature immédiate en nature

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Selon cette perspective, dans le travail l'homme met en œuvre, et par là donne réalité, à sa capacité à se rapporter à ses objets sous un point de vue qui marque sa spécificité ontologique par rapport aux autres êtres vivants. Pour penser cette spécificité, le jeune Marx continue d'emprunter les schèmes développés par Feuerbach. Selon ce dernier, dans les espèces non humaines, les actes et les visées d'objet par un individu ne sont que des instanciations inconscientes de l'universel de l'espèce, de sorte que l'individu et l'espèce restent séparés l'un de l'autre. Par contraste, dans le cas de l'être humain les affections, les intentionnalités et les actions individuelles se rapportent de manière potentiellement intentionnelle à l'universel de l'espèce. La référence à autrui représente un arrière-plan implicite structurel, sur lequel se déploient les capacités individuelles de chacun, arrière-plan que l'individu ressent implicitement et qu'il peut réaliser pour soi explicitement, par exemple et de manière éminente dans la connaissance scientifique. C'est aussi par la réalisation effective de cette dimension universelle, lorsque des types d'affectivité ou d'intentionnalité sont mis en œuvre par une multitude d'individus — au niveau de l'espèce et en un sens extensif donc —, qu'une capacité humaine fait la démonstration de tout son potentiel, par exemple comme intelligence collective. Comme ces réalisations collectives des modes humains de l'affectivité ou de la cognition sont contenues implicitement en chacune des formes individuelles, elles sont aussi accessibles en droit et en principe à tout « humanisée », c'est-à-dire un monde accueillant pour les multiples façons qu'a la vie humaine de s'exprimer (ibid., p. 155).

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individu humain. Il y a ainsi un lien d'identité structurel entre rapport aux objets et rapport à l'espèce. C'est ce que le jeune Marx désigne par l'expression directement empruntée à Y Essence du christianisme, « prendre sa propre humanité comme objet 1 ». Kad Marx donne une tournure pragmatique à cette conception feuerbachienne de la réalisation des capacités humaines, faisant du travail le type d'expérience privilégié par où celles-ci peuvent acquérir leurs dimensions «universelles» 2 . Le travail conçu de cette façon « engendre la vie » au sens où il est le garant d'une réalisation effective de ce qu'est une vie humaine dans sa spécificité ontologique. Comme le travail libre est le type d'expérience et d'activité par quoi un individu humain peut développer et manifester ses capacités proprement humaines, aussi bien du point de vue de ses propres attributs individuels que de sa relation à ses congénères, inversement, un travail aliéné impacte au plus profond de l'être, détruit la vie en ce qu'elle peut être une vie non seulement organique, mais une vie proprement humaine. Comme Stéphane Haber l'a montré 3 , l'aliénation chez Marx a 1. Karl Marx, Manuscrit économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 123. 2. Au sujet de l'influence de Bruno Bauer et Moses Hess sur ce tour pragmatique donné aux intuitions feuerbachiennes, voir Emmanuel Renault, «Travail aliéné et philosophie de la pratique», in Gérard Duménil, Michael Lowy, Emmanuel Renault, Lire Marx, Paris, Puf, 2009, p. 129-149. Voir également Jean-Christophe Angaut, «Un Marx feuerbachien ? », in Emmanuel Renault (dir.), JJre les manuscrits de 1844, Paris, Puf, 2008, p. 51-70. 3. Notamment dans Stéphane Haber, L'Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, Puf, 2007.

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deux sens, qui tous deux impliquent la référence à la catégorie de vie humaine : il y a une aliénation en un sens objectif, par quoi la concrétion des actions individuelles en un système de production déterminé donne naissance à des formes institutionnelles qui se retournent contre la vie individuelle et la vie en commun comme des puissances étrangères ; et l'aliénation a un sens subjectif, au sens où elle dénote des attaques contre la vie subjective, qui l'affaiblissent et la rendent malade, notamment en pervertissant ou détruisant les relations que la vie humaine doit maintenir avec le monde et ses objets. L'aliénation en ce sens est Selbst-Entfremdung, aliénation de soi. On trouve donc déjà chez le jeune Marx, exprimés dans le langage anthropologisant de la philosophie postidéaliste, les équivalents des intuitions fondatrices du paradigme du travail vivant. Mais cette centralité multifonctionnelle de la notion de travail vivant chez Marx n'apparaît pas que dans sa période feuerbachienne de jeunesse. La notion continue de jouer un rôle central dans les textes de la maturité. C'est d'abord une notion décisive dans la matrice conceptuelle permettant de critiquer le système capitaliste. Karl Marx développe une conception rénovée de l'aliénation objective où le nœud central est celui de la capture du travail vivant par les structures qu'il a lui-même produites en tant qu'il est pris dans le système du salariat. Dans ces textes, le travail vivant est une catégorie qu'on peut qualifier d'épistémologique et d'objective, et qu'il faut mobiliser afin de décrire le fonctionnement structurel du système économique en place. Ce dernier consiste, en son cœur, 199

en l'appropriation du travail vivant, à savoir la capacité à créer des valeurs d'usage, sous la forme d'une marchandise soumise à un propriétaire qui l'a acquise comme une valeur d'échange. Les analyses de la survaleur, du surtravail et du surcapital reposent toutes sur l'ambiguïté du travail, qui est donc «travail vivant» du côté des agents, «travail abstrait» traité comme marchandise dans l'échange avec les capitalistes et qui se transforme en «travail mort» dans le procès de production capitaliste. Mais, dans les textes de la maturité, le travail vivant n'est pas seulement une catégorie économique objective. Dans les « Grundrisse » et Le Capital., la notion désigne toujours aussi la spécificité ontologique de l'être humain comme être qui réalise son être par et dans le travail, comme accomplissement spécifique de ses « forces vitales », comme « la nature spécifique de son processus vital » 1 . Et Marx conserve les dimensions psychologique et sociologique déjà relevées dans les textes de jeunesse. Il continue d'utiliser systématiquement le concept de « travail vivant » en arrière-plan normatif parce qu'en lui la vie de l'individu humain, en tant que vie proprement humaine, est en jeu. Ces dimensions générales sont maintenant adossées à des considérations d'ordre «ergonomique» qui font plus directement le lien entre txzvail-poiésis et tiavail-Arbeit. Ainsi, la catégorie centrale de «force de travail» présente-t-elle typiquement cette double face, catégorie épistémologique objective d'un 1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse», Paris, Les Éditions sociales, 2011, p. 284.

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côté, catégorie «ergonomique», voire phénoménologique, de l'autre. Les textes de la maturité définissent explicitement YArbeitskraft comme «mise en mouvement» des forces vitales, «du corps propre, des bras, des jambes, de la tête et des mains» 1 . La capacité de travail est «capacité de l'individu vivant», qui «occasionne la dépense d'un quantum déterminé de muscle, de nerfs, de cerveau humain» 2 . C'est à partir de là que peuvent se développer les idées déjà rencontrées — et qui se retrouvent donc de manière éparse dans les textes de la maturité - selon lesquelles, d'une part, dans le travail vivant l'être humain se transforme dans son identité en même temps qu'il se reproduit dans son existence, que par là il transforme le monde et qu'il le transforme avec les autres ; et d'autre part, de manière critique, qu'une société émancipée d'individus émancipés nécessite une émancipation du travail. On citera seulement comme illustration particulièrement impressionnante le passage des « Grundrisse» où Marx corrige la définition restreinte du travail comme sacrifice (ou, dira-t-on plus tard, comme utilité négative), et qui rassemble la plupart des dimensions du travail vivant : 1. Marx Karl, Le Capital. Livre I, Paris, Puf, 1993, p. 199. 2. Ibid., p. 192. Voir également dans la section «Le caractère fétiche de la marchandise et de son secret » : « Car, premièrement, quelle que soit la variété des travaux utiles ou des activités productives, c'est une vérité physiologique qu'il s'agit là de fonctions de l'organisme humain, et que chacune de ces fonctions, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense de cerveau, de nerf, de muscle, d'organe sensoriel, etc., de l'être humain» (ibid., p. 82).

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Mais Adam Smith semble tout aussi peu avoir l'idée que surmonter des obstacles puisse être en soi une activation de la liberté [Betdtigung der Freiheiî\ [...], puisse donc être la

réalisation

de

soi,

l'objectivation

du

sujet

[die

Selbstvermrklichung, Vergegenstàndlichung des Subjekls\, et par là même liberté réelle, dont l'action, précisément, est le travail. Sans doute a-t-il raison de dire que le travail dans ses formes historiques, esclavage, servage, salariat, apparaît toujours c o m m e un travail rebutant, toujours c o m m e un travail forcé imposé de l'extérieur, en face duquel le nontravail représente la «liberté» et «le bonheur». Cela vaut doublement : pour ce travail contradictoire ; et ce qui y est lié, pour le travail qui ne s'est pas encore donné les conditions subjectives et objectives (ou encore qui les a perdues par rapport à l'état pastoral ou à d'autres états, etc.) afin que le travail soit travail attractif [en français dans le texte], réalisation de soi de l'individu; L e travail de la production matérielle ne peut acquérir ce caractère que : 1) si son caractère social est posé ; et 2) s'il revêt un caractère scientifique tout en étant un travail universel, c'est-à-dire s'il est effort de l'être humain [...], non en tant que force de la nature dressée d'une façon déterminée, mais en tant que sujet qui n'apparaît pas seulement au sein du procès de production sous sa forme naturelle, sous la forme enracinée dans sa nature, mais c o m m e activité qui règle toutes les formes de la nature [...] A d a m Smith considère le travail d'un point de vue psychologique, selon le plaisir ou le désagrément qu'il procure à l'individu. Mais au-delà de cette relation affective à son activité il est encore bien autre chose — en premier lieu il est pour d'autres puisque le pur sacrifice de A ne serait d'aucune utilité à B ; en second lieu,

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0 s'agit d'un rapport déterminé de l'individu à l'objet qu'il façonne et à ses propres dispositions au travail. C'est une

activité positive, créatrice On pourrait multiplier les citations des « Grundrisse», et du Capital, qui déclinent les différentes dimensions attachées à la notion de travail vivant. En prenant inspiration de ces textes et en faisant retour vers ce qui a déjà été dit dans la première section, on peut résumer sous une forme synthétique quatre grandes dimensions du travail vivant chez Marx — individuelle, anthropologique, sociale et politique —, qui anticipent substantiellement le concept de travail vivant redécouvert par Dejours. Le travail vivant est d'abord l'activité productive d'individus qui mobilise leurs ressources physiques, intellectuelles et émotionnelles. Le travail est donc vivant d'abord en un sens indirect et d'un point de vue très basique, au sens où il représente une dépense des ressources subjectives d'un être humain vivant. Une dimension essentielle qui s'ajoute à cela et que Marx note déjà est celle du déplaisir et de la souffrance, ce qui est bien connu à partir de tous ses textes sur la souffrance ouvrière, mais aussi du plaisir. En un autre sens, le travail est vivant dans la mesure où il est dépense de vie qui engendre la vie, prise cette fois en un sens normatif, c'est-à-dire au sens où il permet à la vie humaine de se développer dans ses potentialités. La condition pour que ce développement ait lieu est que le 1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», op. cit., p. 569-572. Traduction modifiée.

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travail soit vivant en tant que tel, en tant qu'activité, qu'il soit effectivement «activité positive, créatrice». En tant qu'il permet aux êtres humains de développer leurs potentialités spécifiques, le travail vivant a donc aussi une dimension anthropologique. Le travail vivant a également des dimensions sociales irréductibles, que celles-ci soient posées comme telles, pour elles-mêmes, dans un système de coopération sociale émancipé, ou de manière inversée, comme dans le système capitaliste. Au niveau local, le travail vivant se déploie dans un collectif de travail, c'est l'aspect de la coopération technique 1 . Au niveau général, il a un caractère social du fait que le travail satisfait les besoins d'autrui. Ce sens est essentiel et rejoint la dimension anthropologique car il insiste sur le fait que le travail est une structure inévitable de la vie de l'espèce humaine, représente une véritable «nécessité», puisqu'il est le moyen par lequel l'espèce humaine satisfait ses besoins et se reproduit comme espèce. Les dimensions psychologiques, aussi significatives soient-elles pour l'individu, sont d'une certaine manière secondes vis-à-vis de cette nécessité brutale du travail. Avant d'être le moyen de la réalisation de soi des individus, le travail est vivant en ce qu'il permet aux vivants de rester vivants, par la création de valeurs d'usage. Du point de vue du travail vivant, la société est avant toute chose une division du travail, une organisation spécifique de la coordination des travaux individuels aux fins de la reproduction réciproque des individus. 1. Voir Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., chap. 13.

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De ces dimensions découlent enfin les dimensions éthique et politique du travail vivant: une société qui traite le travail vivant comme moyen pour le bénéfice d'une minorité est une société oppressive, et l'émancipation des individus passe par une émancipation du travail. Cette émancipation du travail ne se limite pas à la structure de l'organisation sociale qui donne son sens social au travail, mais concerne le procès du travail lui-même, le travail vivant en tant qu'activité de travail1.

3 . L'OBJECTION BIOPOLITIQUE : FOUCAULT

Le «paradigme du travail vivant» apporte une perspective particulièrement riche pour aborder les questions sociales et politiques. Il permet notamment d'allier une perspective descriptive critique (la critique de l'organisation sociale du travail) à une perspective subjective et normative qui prend en compte la phénoménologie de la souffrance sociale et les modalités de l'action individuelle et de l'action collective. Les écrits des deux penseurs du travail vivant que nous avons cités, Marx et Dejours, démontrent par l'exemple qu'une conception de la vie sociale comme organisation collective du travail vivant des individus peut répondre à un grand nombre de 1. «Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, enrichir et promouvoir l'existence du travailleur» (Friedrich Engels et Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Les Editions sociales, 1967, p. 57).

questions spécifiques de la théorie sociale et de la théorie politique. Toutefois, il n'est pas établi a priori que les questions les plus importantes de la théorie sociale et de la théorie politique puissent toutes être adéquatement traitées à travers ce paradigme. En particulier, on ne voit pas immédiatement quel type de réponse déterminée la perspective du travail vivant donnerait aux questions portant sur la nature du pouvoir, la façon dont le pouvoir s'organise en institutions distinctes, la manière dont il s'applique aux sujets, comment il se justifie et s'impose aux individus et aux groupes de la vie en commun. On pourrait soutenir de manière semble-t-il convaincante que ce n'est pas prioritairement en tant qu'ils travaillent que les sujets sont sujets du pouvoir, participant au pouvoir ou assujettis au pouvoir. D'un point de vue analytique, citoyenneté et participation à la division du travail pourraient raisonnablement être maintenues à part l'une de l'autre. Elles peuvent être liées de multiples façons bien sûr, mais on pourrait semble-t-il raisonnablement soutenir qu'on ne peut définir la citoyenneté, ou inversement la souveraineté de l'État sur ses sujets, à partir du travail vivant. On pourrait soutenir que le travail est bien un objet du pouvoir, mais seulement un objet parmi d'autres, à côté des autres objets contrôlés, normés, assujettis, disciplinés par le pouvoir. Et ce n'est pas à partir de la catégorie de travail vivant, pourrait-on alors ajouter, qu'on peut rendre compte de la nature et des opérations du pouvoir. Si l'on considère ce type d'objection à partir du champ de la théorie politique contemporaine, le paradigme du travail vivant semble être en butte à un paradigme alter206

natif particulièrement puissant, celui du biopouvoir et de la biopolitique. Les objections en provenance de ce paradigme risquent d'être particulièrement dévastatrices du fait du recoupement conceptuel partiel entre les deux approches, à savoir la centralité du concept de vie. Du point de vue des approches biopolitiques, il est exact de mettre en avant la vie des individus et des populations comme objets premiers du pouvoir. Mais dans une telle configuration, le travail ne représente qu'une dimension particulière, un objet parmi d'autres, à côté de beaucoup d'autres, certains sans doute plus significatifs. Le pouvoir doit effectivement être défini comme pouvoir sur la vie, mais il n'est pas sûr du tout que cette vie soit équivalente à la vie dans ou par le travail, encore moins comme la vie du travail. Toutefois, la vision biopolitique du pouvoir est développée dans des approches différentes les unes des autres, largement incompatibles entre elles, qui représentent des défis distincts pour le travail vivant. Certaines de ces approches peuvent en fait compléter, plutôt que contredire, la perspective du travail vivant. Ces confrontations ne permettent pas de résoudre la question épineuse du rapport entre travail vivant et théorie de la souveraineté, mais elles apportent des éléments initiaux qui font signe vers la possibilité d'élaborer une telle solution. Il faut commencer à la source du paradigme biopolitique, à savoir la fin du premier volume sur l'histoire de la sexualité de Foucault. Or, justement, la perspective du travail vivant et la perspective foucaldienne déployée dans ce livre peuvent s'accorder. E n effet, lorsque

Foucault soutient que la vie devient l'objet central de la politique moderne, la première occurrence de cette hypothèse se situe à l'intérieur d'un cadre qui fait directement référence aux exigences du système capitaliste1. Le diagnostic critique qu'il élabore et résume par le terme de biopouvoir décrit la société moderne comme une société où les mécanismes de la domination sociale visent principalement à mettre au travail la population de la manière la plus productive possible. Selon lui, les technologies modernes du pouvoir mobilisent les nouveaux savoirs afin d'établir un dressage optimal des corps des individus et un contrôle scientifique des populations. Les sujets du pouvoir moderne sont les individus et les populations considérés dans leurs forces vitales en tant qu'ils peuvent contribuer à la production de survaleur, 1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 185-186. Voir aussi la conférence sur la médecine sociale, tenue un an après la publication du livre : « Le capitalisme, qui se développe à la fin du XVine siècle et au début du XIXe siècle, a d'abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s'effectue pas seulement par la conscience ou par l'idéologie mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c'est le bio-politique qui importait avant tout... le corps humain en tant que force de travail [...] » (Michel Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, p. 210). Voir également une conférence de 1976, « Les mailles du pouvoir » : « Le pouvoir doit s'exercer sur les individus en tant qu'ils constituent une espèce d'entité biologique qui doit être prise en considération, si nous voulons précisément utiliser cette population comme machine pour produire, pour produire des richesses, des biens, produire d'autres individus» (ibid., p. 1012). Voir aussi le cours de 1976, in Michel Foucault, Ilfaut défendre la société, Paris, Le Seuil, 1997, p. 216-219.

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en tant qu'un surtravail peut être extirpé d'eux. Le thème du biopouvoir chez Foucault, en tout cas dans son apparition première, fait ainsi fond implicitement sur la thèse selon laquelle c'est en tant qu'elle est la vie d'individus travaillant, et que la vie des populations est la vie de populations travaillantes, que ces dernières sont devenues l'objet de prédilection du pouvoir et qu'inversement elles sont devenues le thème de revendication privilégié des luttes contre le pouvoir. Une analyse critique des disciplines, des mécanismes de savoir et de pouvoir émergeant à l'époque moderne, conduite à partir de la thématique biopolitique foucaldienne, ne représente donc pas nécessairement une objection, mais au contraire peut constituer un complément possible à une critique politique utilisant la catégorie de travail vivant comme ligne conceptuelle 1 . Cette complémentarité ne se situe pas seulement au niveau du scénario de généalogie historique, mais également au niveau des linéaments d'une théorie du pouvoir moderne, en tant que la théorie de la biopolitique comme domination et discipline des corps travaillant ouvre une perspective nouvelle permettant d'analyser 1. Stéphane Haber propose le même type de rapprochement, mais il a en vue la fécondité possible de l'hypothèse foucaldienne de la biopolitique pour une analyse critique du néocapitalisme comme biocapitalisme. Nous nous penchons sur ce rapprochement possible dans la section suivante. Voir Stéphane Haber, « Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault », Actuel Marx, 2012, n° 51, p. 59-72 (repris dans Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013).

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les formes modernes de «ségrégation et hiérarchisation sociale, agissant sur les forces respectives des uns et des autres, garantissant des rapports de domination et des effets d'hégémonie1 ». Autrement dit, elle ouvre la voie d'une théorie matérialiste du pouvoir moderne, qui tient son originalité précisément du fait qu'elle est centrée sur l'idée de la capture de la vie des individus et des populations, mais celles-ci considérées du point de vue de leur capacité à être mises au travail.

4 . BIOPOLITIQUE ET BIOCAPITALISME

La thèse foucaldienne du biopouvoir telle qu'elle est présentée dans l'ouvrage de 1976 fait explicitement référence à cette nécessité systémique à laquelle doit répondre le capitalisme: assurer les conditions de la reproduction des individus et des populations dans leurs capacités vitales afin d'obtenir une extraction maximalisée du surtravail. Deux autres approches biopolitiques se sont développées à partir de Foucault en continuant de maintenir une référence centrale à Marx : la biopolitique des multitudes et la critique du biocapitalisme. Selon les perspectives distinctes de chacune de ces approches, le paradigme du travail vivant apparaît de manière légèrement différente, mais dans chaque cas l'approche biopolitique du rapport entre travail, vie et pouvoir complète plutôt qu'elle ne remplace le paradigme du travail vivant. 1. Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 185.

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Dans le paradigme des multitudes, la référence au travail vivant continue d'être essentielle. Le terme représente davantage que la catégorie de base de l'ontologie sociale. Il permet d'abord de décrire les modes effectifs de production de la richesse sociale, et par contrecoup de préciser les caractéristiques de l'exploitation capitaliste contemporaine 1 . Selon Antonio Negri, Michael Hardt et d'autres auteurs proches de ce mode de pensée 2 , le mode de production contemporain doit être décrit comme «production biopolitique», à savoir production de l'homme par l'homme, selon toutes les dimensions qui constituent la vie de l'être humain dans sa spécificité ontologique. Le paradigme nouveau permettant de comprendre la réalité de la production, qui remplace le paradigme industriel, est celui du travail immatériel, qui comprend le travail cognitif et le travail émotionnel : selon ce paradigme, la production est maintenant à penser non plus dans les catégories d'objets matériels à comptabiliser par unité, mais selon les catégories de la production et consommation en commun de tout ce qui est nécessaire aux vies humaines, affects, pensées, symboles, images, liens sociaux, modes de communication et formes de vie ; en bref, tout ce qui fait la vie de l'être humain dans sa spécificité. C'est bien

1. Voir Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, 10/18, 2000, p. 354-363 ; Multitude. Guerre et démocratie à l'âge de l'empire, Paris, 10/18,2006, p. 174-186 ; et Commonmalth, Paris, Stock, 2012, p. 183198. 2. Voir notamment, en France, Yann Moulier-Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Editions Amster dam, 2007.

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le travail vivant comme travail produisant et reproduisant la vie des individus dans leur individualité et dans leur spécificité ontologique qui compte, même si ce paradigme n'inclut pas la perspective phénoménologique individuelle, qui est essentielle pour concevoir le travail vivant. Du point de vue critique, l'exploitation capitaliste apparaît selon ce point de vue comme une expropriation extrinsèque de ces productions de la vie en commun, une force qui exploite de l'extérieur, en parasite, les formes de vie individuelle et collective et les formes de la coopération effective. La production biopolitique, la production par les êtres humains de leur propre vie en commun est de fait autonome par rapport aux structures économiques capitalistes et leurs institutions ; par sa simple effectivité, la production biopolitique menace ces dernières puisque celles-ci dépendent d'une production effective dont la logique leur est radicalement étrangère. Elle «est au cœur des nouvelles formes de crise de la production et du contrôle capitalistes1 ». Dans ce modèle, le travail vivant continue d'être un principe non seulement normatif, mais aussi critique et politique. On peut dire que dans la pensée des multitudes le travail vivant fonctionne également comme concept-paradigme. En contraste avec la thèse de la production biopolitique, d'autres critiques du capitalisme contemporain considèrent que le capitalisme n'est pas uniquement expropriation de l'extérieur des formes de vie qui s'organisent entre elles à leur propre niveau d'immanence, mais 1. Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, op. cit., p. 199.

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encore qu'il institue et organise de l'intérieur l'exploitation de la vie 1 . Pour ces diagnostics du capitalisme comme biocapitalisme, ce n'est plus la vie de l'individu travaillant qui est l'objet privilégié du pouvoir, mais la vie comme lieu ultime de la valorisation, que ce soient la vie des êtres humains sous toutes ses dimensions, de la naissance à la mort en passant par la vie des corps consommant et désirant, ou la vie en général, au-delà de la vie humaine. La vie devient la nouvelle frontière du capitalisme, le secteur où de nouveaux filons de survaleur peuvent être détectés, voire fabriqués. Les secteurs industriels emblématiques de ce biocapitalisme sont les industries pharmaceutiques et biotechnologiques qui introduisent les techniques industrielles et commerciales dans l'exploitation des éléments constitutifs du vivant et renouvellent selon une logique spéculative les phénomènes de la procréation, de la qualité de vie, de la santé et de la guérison, de l'amélioration esthétique, et même du repoussement, voire du dépassement de la mortalité elle-même. On voit que dans ces cas-là le travail n'apparaît plus que comme un objet secondaire du biopouvoir. Du point de vue des diagnostics du biocapitalisme, les paradigmes du travail vivant et de la production biopolitique restent prisonniers d'un préjugé « travailliste » obsolète qui les empêche de voir la réalité des logiques de valorisation les plus actuelles. 1. Melinda Cooper, Life As Surplus : Biotechnolog) and Capitalism in the Neoliberal Era, Washington, University of Washington Press, 2008 ; Kaushik Sunder Rajan, Biocapital: The Constitution ofPostgenomic Life, Durham, Duke University Press, 2006. Voir aussi Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital, aliénation, op. cit.

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Mais il faut se demander ce qui dans les descriptions du capitalisme comme biocapitalisme est effectivement politique, en quoi une théorie critique du biocapitalisme est une théorie biopolitique. L'approche par le travail vivant ne nie pas qu'une multitude d'objets en dehors du travail puisse exiger un regard critique et une intervention politique. Mais la question politique est différente du diagnostic critique. La difficulté politique correspond aux questions suivantes : qui exerce un pouvoir sur qui, au nom de quoi, comment ce pouvoir est-il imposé ? L'approche par le travail vivant implique une perspective d'ontologie sociale fondamentale, l'idée que la vie en commun est avant toute chose une vie de production et de reproduction des vies individuelles en commun, que sa colonne vertébrale est donc la division sociale du travail. En retour, cette intuition de base débouche sur l'idée selon laquelle le pouvoir que la vie en commun sécrète et qui permet à certains individus, à travers les mécanismes légaux et institutionnels, de diriger et contrôler les volontés, les actes et les dires des autres individus, ce pouvoir est ancré dans la domination sur le travail des individus gouvernés. Une telle perception de la vie en commun n'exclut pas que le système de la production et de la reproduction de la vie en commun porte sur de nombreux objets au-delà du travail. Mais cette perspective du travail vivant ajoute que les caractéristiques spécifiques de ce système productif sont portées par une organisation du pouvoir social qui, au bout du compte, s'ancre dans la domination sur le travail et par le travail. 214

Une telle perspective n'est pas nécessairement en contradiction avec les diagnostics critiques du biocapitalisme. Elle peut se trouver complétée par eux d'un point de vue descriptif. En retour, elle permet de leur demander comment ils opèrent le passage du diagnostic critique à la théorie politique, comment ils expliquent l'origine du pouvoir d'exploiter la vie et comment ce pouvoir pourrait être contré dans ses dérives. La référence à une théorie du capitalisme comme système n'apporte pas par ellemême de réponse satisfaisante. Pour la perspective du travail vivant, une fois l'éveil aux problèmes de la vie en commun réalisé, quels que soient les objets en question, c'est la question du pouvoir de certains sur les autres et des justifications de ce pouvoir qui se pose, et cette question implique nécessairement l'organisation de la division du travail. Une transformation de la vie en commun doit également impliquer une transformation des relations de pouvoir autour du travail. Les objets de la vie en commun qui nécessitent une transformation de la vie en commun ne sont pas forcément liés de manière directe à la domination par le travail : il en est ainsi, pour prendre un autre exemple décisif, des questions liées aux conditions environnementales de la reproduction de la vie en commun. Mais toute transformation sociale nécessite une remise à plat des formes du pouvoir social et la domination par le travail est nécessairement liée, de manière plus ou moins directe, à ces problèmes.

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5. LA BIOPOLITIQUE COMME THÉORIE MÉTAPHYSIQUE DE LA MODERNITÉ

L'objection la plus forte à l'utilisation du paradigme du travail vivant pour traiter des questions de pouvoir provient plutôt de ce qu'on peut appeler les versions « métaphysiques » de la biopolitique, dont les représentants exemplaires sont Giorgio Agamben et Roberto Esposito. Leurs approches diffèrent considérablement entre elles, mais elles peuvent être prises ensemble ici pour le type d'objection commune qu'elles adressent au travail vivant, du point de vue de la méthode et sur le fond. Selon les deux philosophes, la biopolitique constitue l'élément central d'une métaphysique mortifère qui formerait le cœur du projet de la «modernité» et dont on verrait l'expression historique dans les génocides de l'histoire contemporaine. Cette vision métaphysique les conduit à désigner le camp d'extermination nazi comme le paradigme à partir duquel doit être pensé le pouvoir moderne. Dans cet exemple historique extrême, la vérité du pouvoir serait mise au jour, d'un pouvoir qui, au nom même de la vie, destine les individus à la mort. Pour Agamben, cette dialectique sinistre est ancrée dans la logique même du pouvoir souverain comme capacité à s'excepter à ses propres lois 1 . Appliquée aux sujets, cette logique se traduit en une forme d'inclusion à la communauté politique qui maintient les individus dans un état d'exclusion suspensive qui peut être rendue effective à 1. Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Le Seuil, 1998.

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tout moment, avec pour conséquence pratique ultime la mort. L'objet réel du pouvoir souverain n'est pas le citoyen muni de ses droits, mais l'être humain réduit à sa pure mortalité. Même s'il diffère significativement des réflexions d'Agamben, le paradigme de l'immunité développé par Esposito vise à rendre compte de la même dialectique délétère qui fait que plus le pouvoir se «biologise», prend la vie comme son objet ultime, et plus le pouvoir est pensé sur le modèle du biologique, il est enclin à s'engager dans des pratiques d'exclusion, de sélection et finalement de destruction des formes de vie qui sont considérées comme indignes de la vie 1 . Comme chez Agamben, la modernité correspondrait à la venue au jour historique, sous les formes d'une réalisation dans les faits de plus en plus conséquente, d'une structure ontologique qui définirait le pouvoir dans son essence. Du point de vue de telles approches, la perspective du travail vivant doit apparaître extrêmement naïve et mal adaptée. Cette perspective recommande qu'on étudie les formations sociales et politiques à partir du point de vue des agents, pour partie au moins du travail d'analyse, en mettant l'accent sur le fait que les individus sont impliqués dans la vie sociale d'abord en tant qu'ils y apportent leur contribution personnelle par leur travail. Mais pour les approches biopolitiques tout juste citées, les logiques d'organisation du pouvoir 1. Roberto Esposito, Bios. Biopolitics and Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004.

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définissent le sens social et politique des vies individuelles dans le dos de ces dernières, ou par en dessous, car ce sens est construit à partir de formes d'appréhension des mondes naturels et sociaux qui au bout du compte renvoient à des schèmes métaphysiques. Ces logiques d'organisation de la vie sociale qui donnent leur cadre aux vies individuelles sont bien immanentes à l'activité des agents, mais ne peuvent être découvertes depuis leur point de vue. Elles doivent être reconstruites dans des généalogies à la fois historiques et conceptuelles, dont Foucault a donné l'exemple pour la façon dont il applique ce type de schème au détail empirique, mais dont le modèle ultime se trouve chez Martin Heidegger. Du point de vue de ces reconstructions, le travail n'est qu'un objet subordonné; c'est la vie biologique des individus qui représente le pôle conceptuel central, le foyer autour duquel se construit le soubassement métaphysique des sociétés contemporaines. De ce point de vue, le rapprochement suggéré entre l'hypothèse du biopouvoir et l'approche marxiste ne tient pas, ce que l'évolution ultérieure de Foucault confirmerait. Ces objections méthodologiques ont un pendant normatif apparemment dévastateur. Ignorer la détermination métaphysique en dernière instance des activités humaines conduit, dans cette perspective, à accorder une valeur de guide normatif indiscuté à des formes de vie, des types d'activité existants, dont rien ne nous assure qu'au bout du compte, dans leur logique profonde, ils ne sont pas destructeurs, de notre vie ou de celle d'autrui, ou encore des environnements naturels. Il faut faire le 218

détour de la reconstruction généalogique pour éviter de répéter dans notre présent des crimes récents auxquels nous sommes toujours reliés par la métaphysique qui continue d'agir dans nos organisations sociales et politiques profondes. Du point de vue du travail vivant, ces approches métaphysiques de la biopolitique paraissent extrêmement idéalistes dans leurs présupposés méthodologiques et bien peu respectueuses de l'histoire empirique. Elles partent d'une définition essentialiste du politique comme production toujours potentiellement destructrice de la vie. Puis elles interprètent l'histoire contemporaine comme l'accomplissement progressif d'une destinée contenue déjà tout entière dans ce contenu conceptuel. Au philosophe est réservé l'accès à ce contenu secret que l'histoire aura tragiquement révélé, destin tragique que l'humanité (occidentale) sera condamnée à répéter tant qu'elle n'aura pas entendu le langage alternatif que seul le philosophe est en mesure d'articuler. Une telle manière de faire semble reposer sur une méthode de démonstration circulaire où le conceptuel et l'historique se justifient réciproquement. On avouera un scepticisme certain face à cette présomption des philosophes à se réserver l'accès privilégié à la vérité de l'époque (et même de toutes les époques en ce qui concerne la « civilisation occidentale »), et face au dédain pour la complexité du réel qu'implique leur ontologisation du social et du politique. De même, il nous paraît douteux que Foucault, qui rejetait l'utilisation des universaux en histoire et prônait une approche résolument empirique dans la reconstruction généalogique, 219

se serait reconnu dans ces visions grandioses des pouvoirs de la philosophie1. Par contraste, l'approche du travail vivant se caractérise par ses présupposés matérialiste, historiciste et empiriste. Lorsqu'elle fait du travail le pôle central de l'ontologie sociale, c'est en un sens formel minimal, comme structure de base de la reproduction sociale. Ce présupposé basique demande à chaque fois à être élaboré et documenté en fonction des structures historiques spécifiques d'une époque ou d'une société donnée 2 . Notamment, il faut pour chaque constellation historique reprendre à nouveaux frais la description des médiations qui conduisent de l'organisation sociale du travail aux formes institutionnelles du pouvoir et à ses justifications symboliques, et à partir de là, qui signalent les voies possibles d'émancipation du travail, des individus et de la société. Comme ce texte aura tenté de le montrer, bien plus qu'une série d'objections rédhibitoires, un tel travail de recherche peut recevoir des thématiques biopolitiques, corrélées à une lecture spécifique de Foucault, un renfort et des compléments théoriques particulièrement féconds.

1. Une telle critique a également été formulée, mais de l'intérieur du champ biopolitique, par Thomas Lemke, Biopolitics. An Advanced Introduction, New York, New York University Press, 2011. 2. On peut raisonnablement considérer que c'est justement la méthode adoptée par Marx, qu'il formalise dans les célèbres pages méthodologiques réunies en introduction aux « Grundrisse». Voir Jean-Philippe Deranty, «Cartographie critique des objections à la centralité du travail», Travailler, 2013, vol. 2, n° 30, p. 17-47.

Les auteurs

Alexis Cukier est docteur en philosophie, chercheur associé au laboratoire Sophiapol (Université Paris-OuestNanterre-La Défense), directeur du programme «Travail et démocratie» au Collège international de philosophie. Il est l'auteur, notamment, avec Fabien Delmotte et Cécile Lavergne (dir.), d'Emancipation. Les métamorphoses de la critique sociale, Paris, Éditions du Croquant, 2013; avec Vincent Chanson et Frédéric Monferrand (dir.), La Réijication. Histoire et actualité d'un concept critique, Paris, La Dispute, 2014. Christophe Dejours est professeur de psychologie, titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au CNAM et directeur de recherche au Laboratoire Psychologie Clinique, Psychopathologie et Psychanalytique (Université René-Descartes, Paris V). Il est l'auteur, notamment, de Travail, usure mentale. Essai de psychopathologie du travail, édition revue et augmentée, Paris, Bayard, 2008 ; Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, et tome II :

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Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009 ; Le Choix. Souffrir au travail n'est pas une fatalité., Paris, Bayard, 2015. Situations du travailParis, Puf, 2016. Jean-Philippe Deranty est professeur au département de philosophie de l'université Macquarie à Sydney en Australie, et éditeur de la revue Critical Horions. Il est l'auteur, notamment de, avec Danielle Petherbridge, John Rundell et Robert Sinnerbrink (dir.), Récognition, Work, Politics: New Directions in French Critical Theoiy, Leyde/Boston, Brill, 2007 ; Beyond Communication. A Critical Study of Axel Honneth's Social Philosophj, Leyde/ Boston, Brill, 2009 ; avec Nicholas Smith (dir.), New Philosophies of Labour: Work and the Social Bond, Leyde/ Boston, Brill, 2012. Aurélie Jeantet est maîtresse de conférences en sociologie à l'université Sorbonne-Nouvelle-Paris III, membre de l'équipe « Genre, travail, mobilités » du laboratoire CRESPPA. Elle est l'auteure, notamment, de «L'émotion prescrite au travail», Travailler, n° 9, 2003; « "À votre service !" La relation de service comme rapport social», Sociologie du travail, 2003, vol. 45, n° 2 ; notice « Émotion », in Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement, Arnaud Mias (dir.), Dictionnaire du travail, Paris, Puf, « Quadrige », 2012. Bertrand Ogilvie est professeur de philosophie à l'université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis, membre du laboratoire des logiques contemporaines de la philosophie (LLCP). Il est l'auteur, notamment, de «Travail et ontologie de la résistance », in Jean-Claude Aguerre, Bertrand Ogilvie, Pierre-Michel Menger, Pascal Michon, Les Contradictions du travail à l'ère du global, Paris, Synesthé222

sie Éditions, 2008 ; La Seconde Nature du politique. Essai d'anthropologie négative, Paris, L'Harmattan, «Philosophie en commun», 2012 ; L'Homme jetable. Essai sur l'exterminisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012. Emmanuel Renault est professeur de philosophie à l'université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, et membre du laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques (Sophiapol). Il est l'auteur, notamment, de Souffrances sociales. Sociologie, psychologie et politique, Paris, La Découverte, « Armillaire », 2008; avec Gérard Duménil et Michael Lowy, Lire Marx, Paris, Puf, Quadrige, 2009 ; Marx et la Philosophie, Paris, Puf, «Actuel Marx confrontations », 2014.

Table des matières

Introduction, par Alexis Cukier Théorie des affects et conception critique du travail. A partir de Marx : l'aliénation du travail vivant Pour une réactualisation du paradigme du travail vivant Présentation du parcours de l'ouvrage CHAPITRE I - HÉRITAGES ET ACTUALITÉ DE LA CRITIQUE IMMANENTE DU TRAVAIL 1. Le modèle classique de la critique du travail 2. Travail et domination 3. Les enjeux psychiques du travail CHAPITRE II - QUELS STATUTS DES ÉMOTIONS DANS LE TRAVAIL? 1. L'approche sociologique dominante : les émotions comme effets du travail dans les organisations 2. Les émotions comme outil, savoir-faire, produit et travail 3. Idéologie et instrumentalisation des émotions. . . .

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4. Émotions et résistance 5. Conclusion CHAPITRE III - THÉORIE DU TRAVAIL, THÉORIE DES PULSIONS ET THÉORIE CRITIQUE : QUELLE ARTICULATION P. 1. La référence au corps en psychopathologie 2. La référence au corps dans la théorie du travail. . 3. Corps érotique et corps pulsionnel 4. Les défenses 5. Synthèse partielle 6. Sublimation et coopération 7. Conclusion: théorie du travail, théorie des pulsions et critique sociale CflAPITRE IV - LE TRAVAIL À MORT 1. Se libérer du travail 2. Biopolitique et psychodynamique du travail 3. Un travail démocratique? 4. Ce qui résiste au travail CHAPITRE V - TRAVAIL, VIE, POUVOIR : LE TRAVAIL VIVANT FACE AUX THÉORIES DE LA BIOPOLITIQUE 1. Le travail vivant, catégorie centrale de la psychodynamique du travail 2. Le travail vivant, catégorie centrale de la pensée de Marx 3. L'objection biopolitique : Foucault 4. Biopolitique et biocapitalisme 5. La biopolitique comme théorie métaphysique de la modernité Les auteurs

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SOUFFRANCE ETTHÉiRIE COLLECTION DIRIGÉE PAR Christophe Dejours et Francis Martens DANS LA MÊME COLLECTION Natacha BORGEAUD-GARCIANDIA, Dans les failles de la domination Marie-Edith CYPRIS, Mémoires d'une transexuelle Christophe DEJOURS, Florence BÈGUE, Suicide et travail: que faire ? Christophe DEJOURS, Observations cliniques en psychopathologie du travail Christophe DEMAEGDT, Actuelles sur le traumatisme et le travail Julien DUMESNIL, Art médical et normalisation du soin Jean-Louis FEYS, Quel système pour quelle psychiatrie ? Valérie GANEM, La désobéissance à l'autorité Henri GOLDMAN, Le rejetfrançais de l'islam Ari GOUNONGBÉ, Fatigue de la compassion Pascale GUSTIN, Le temps des naissances en souffrance Susan HEENEN-WOLFF (dir.), Homosexualités et stigmatisation Danièle PIERRE, Comment la souffrance se dit en rêve François RASTIER, Apprendre pour transmettre Didier ROBIN, Violence de l'insécurité Didier ROBIN, Dépasser les souffrances institutionnelles Karl-Leo SCHWERING, Corps d'outrance. Souffrance de la maladie grave à l'hôpital Daniel ScHURMANS, L'homme qui souffre

Hélène TESSIER, Rationalisme et émancipation en psychanalyse : L'œuvre de Jean Laplanche Djemila ZENEIDI, Femmes/fraises. Import/export

Cet ouvrage a été composé par I G S - C P (16)

Achevé d'imprimer en mars 2017 sur rotative numérique Prosper par Soregraph à Nanterre (Hauts-de-Seine). N° d'impression : 15751 Imprimé en France L'imprimerie Soregraph est titulaire de la marque Imprim'vert" depuis 2004.